Title : Noa Noa
Author : Paul Gauguin
Charles Morice
Release date
: March 1, 2004 [eBook #11646]
Most recently updated: December 26, 2020
Language : French
Credits : Produced by Carlo Traverso, Lucas Laurent and the Online Distributed Proofreading Team
Produced by Carlo Traverso, Lucas Laurent
and the Online Distributed Proofreading Team.
This file was produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
Paul GAUGUIN et Charles MORICE
Noa Noa
_Téhura, j'inscrirai ton nom d'ébène et d'or
A l'aile du poème, à l'heure de l'essor,
Car mon désir séduit par ta belle pensée
A bien souvent tenté la longue traversée
Vers toi. Voix des Secrets, parfum vivant des bois.
Que les yeux pleins du feu des soleils d'autrefois
Reflètent leur clarté sur cette heure morose
Dans le rêve de vengeresse apothéose
Qu'a rêvé ton coeur sans savoir qu'il l'a rêvé!
Et que debout au seuil du temple retrouvé,
Attestant la forêt, la mer et la montagne,
Et Hina dont le geste amoureux t'accompagne,
Et Taaroa, Dieu des Dieux, qui t'inspira,
Tu te dresses devant les tiens, ô Téhura
Des jours anciens, dans leur mémoire illuminée,
O triste et belle comme fut leur destinée!_
(Lecteur, sous les yeux de qui l'oeuvre tahitienne de Paul Gauguin passa peut-être inaperçue—tant on a peu de temps, à Paris et ailleurs, pour penser à soi, à son propre développement, à ses plus profitables plaisirs!—elle est là, je t'y ramène: le point de vue est en elle, des songeries que voici.) Dans ces toiles gonflées encore des souffles lointains qui nous les apportèrent, vivantes d'une vie à la fois élémentaire et fastueuse, c'est la sérénité de l'atmosphère qui donne à la vision sa profondeur, c'est la simplification des lignes qui projette les formes dans l'infini, c'est du mystère que l'intarissable lumière, en le désignant, irradie, révélant: une race.
Si distante de la nôtre, qu'elle te semble, dans le genre humain, une espèce différente de toutes, à part, exceptionnelle. Dans la nature éternellement en fête qui lui fait un cadre de luxuriance, avec le frisson glorieux de ses grandeurs anciennes, avec les marques fatales de sa présente agonie, avec sa religion recherchée dans ses origines et poursuivie jusque dans les conséquences qui l'amènent à l'orée du christianisme: une race, dite par un esprit, le mieux fait, ou l'unique, pour la comprendre et pour l'aimer, par les procédés artistiques les plus voisins de ce luxe extraordinaire en sa simplicité, luxe animal et végétal où le prodige de l'éclat n'égale que le prodige de l'ombre installée au fond de cet éclat même.
Vois, par exemple.
Des formes féminines, nues; dorées, bronzées, de colorations à la fois sombres et ardentes. Le soleil les a brûlées, mais il les a pénétrées aussi. Il les habite, il rayonne d'elles, et ces formes de ténèbres recèlent la plus intense des chaleurs lumineuses. À cette clarté, l'âme, d'abord, te semble transparente de créatures promptes au rire, au plaisir, hardies, agiles, vigoureuses, amoureuses, comme autour d'elles les grandes fleurs aux enlacements audacieux,—de ces filles indolentes et turbulentes, aimantes et légères, entêtées et changeantes, gaies le matin et tout le jour, attristées, tremblantes dès la fin du soir et toute la nuit: or, la lumière éblouit comme elle éclaire. Le soleil dévoile tous les secrets, excepté les siens. Ces obscurs foyers vivants de rayons, les Maories, sous des dehors de franchise, d'évidence, gardent peut-être aussi, dans leurs âmes, des secrets. Déjà, entre la majesté architecturale de leur beauté et la grâce puérile de leurs gestes, de leurs allures, un écart avertit.
Vois plus loin.
En effet, la Maorie a tôt oublié les terreurs de la nuit pour la volupté d'être, dans la fraîcheur brillante du matin, et d'aller, et de s'ébattre, insoucieuse, libre dans la caresse de l'air, de l'herbe, du bain. Sa vie s'éveille avec la belle humeur de la terre et du soleil. Le plaisir est la grande affaire, et l'amour n'est que plaisir. Puis, elle danse, elle se couronne de fleurs, elle chante, elle rit, elle joue, et puis elle aime encore, à l'ombre des pandanus, et puis, elle rit encore, et tout n'est que plaisir. Et la mer est là, dont elle préfère le blanc rivage aux fourrés de la forêt, la mer jolie avec ses récifs de coraux, la mer vivante avec sa voix infinie qui accompagne sourdement l'iméné*, la mer reposante qui baise de ses brises les brûlures de l'amour et du soleil. Et l'amour n'est que plaisir, et tout n'est que plaisir, même le travail: l'occasion d'une promenade en mer ou sur la montagne, la gloriole de montrer sa force ou son adresse, le douceur d'obliger un ami,—le travail, plaisir des hommes qu'ils partagent avec les femmes et dont la nature a, d'avance, fait les frais. Et la sagesse, encore, est un jeu, le plaisir des vieillards, aux veillées—aux veillées où la peur, aussi, amuse (tant, du moins, que le soleil n'a pas quitté l'horizon et qu'on est à plusieurs), par des récits fantastiques, préludes aux prochains cauchemars et qui relèvent d'un peu de religieuse horreur le délice accompli du jour,—bien que déjà, durant la sieste, l'aile noire des Tupapaüs ** ait effleuré le front des dormeuses.
* Ce mot, mais ainsi orthographié, appartient à la langue maorie,
et signifie: chant de joie.
** Incubes et succubes, esprits des morts, génies errants.—Les
u
et les
ü
, dans les mots de la langue maorie, se prononcent
ou
.
Près de la case en bois de bourao, à distance du rivage que la matinée tropicale maintenant embrase, la forêt commence et de l'ombre fraîche tombe des premiers manguiers. Des hommes, des femmes, tanés, vahinés , sont là, groupés, épars, debout et affairés, assis ou couchés et déjà reposant. On boit, on bavarde, on rit.
Au loin, la mer, égayée de barques indolemment vites, que des jeunes gens dirigent, tantôt à la rame, tantôt par de simples déplacements du corps; et leurs paréos * bleus et blancs, et leurs poitrines cuivrées, et le jaune rouge du bois des barques, font avec l'azur du ciel et le vert et l'orange des flots une harmonie large et gaie, que rythment l'éclair blanc des dents aux fréquente éclats de rire et la frange blanche de la mousse des vagues.
* Ceinture: unique vêtement.
Sur le bord, malgré la chaleur, deux soeurs, qui viennent de se baigner, s'attardent en de gracieuses attitudes animales de repos, et parlent amours d'hier, de demain. Une querelle: un souvenir.
—Eh! quoi? tu es jalouse?
Au fond de l'anse, un jeune tané, admirable dans l'équilibre de sa force et la justesse de ses proportions, tranche à coups de hache un tronc d'arbre. Sur une barque, disposant les éléments d'une brève traversée, et se penchant, à genoux, le dos horizontal, les bras étendus, sa vahiné nue jusqu'aux hanches, les seins pendants, lourds et fermes et frémissants, garde, en dépit de la posture, une incontestable élégance.
Là bas vers l'intérieur, dans la maison maorie, ouverte, une femme, assise sur ses jambes, devant la porte, le coude au genou, les lèvres enflées de colère, seule au moins depuis cinq minutes, au moins pour cinq minutes encore, boude, sans que nul ni elle-même sache pourquoi, peut-être pour le plaisir.
L'heure de la sieste a passé, l'heure d'incendie, l'heure morte.
Le crépuscule vite tombe, et de partout sourd une agitation d'immense volière, dans les demi-ténèbres que la lune cisèle.
On va chanter, on va danser.
Les hommes s'accroupissent au pied des arbres. Les femmes, dans l'espace libre, comme dévêtues de blanc, remuent en cadence leurs jambes solides, leurs fortes épaules, leurs hanches et leurs seins, et les dernières lueurs du jour et les premières lueurs de la lune les poursuivent. La voix des hommes—orchestre de ce ballet—est monotone, grave, presque triste. Il se mêle des frémissements de peur aux trémoussements des femmes et à leur mimique invitant l'amour, qui va venir avec la nuit—avec la nuit tragique, où le démon des morts veille et rôde, et tout à l'heure se dressera, les lèvres blêmes et les yeux phosphorescents, près de la couche où les fillettes tôt nubiles ne dorment point paisibles, parce que les défunts reviennent—défunts amants ou défunts dieux.
NOA NOA: odorant.
La majesté silencieuse de la Forêt accueille le pèlerin en route vers l'Aroraï, la montagne qui touche le ciel.
Nulle vie animale, point d'envols et de chants, et rien qui bondisse et rien qui rampe. Mais quelles harmonies dans les parfums qui grisent l'artiste voyageur! Que de beaux bruits dans l'éclat polychrome des feuilles, des fruits, des fleurs!
Ses yeux, où demeure l'éblouissement des splendeurs humaines contemplées à nuits, à journées pleines, ses yeux, repus de sensualités si chastes d'être si naïves, évoquent parmi ce triomphe végétal la Femme qui serait l'âme de la Forêt, l'Eve dorée, aux membres robustes et souples, aux jambes lisses, fortes, rondes, comme ces lianes, des cheveux drus, comme la mousse, des lèvres où fleurit la sève de l'églantier, deux fruits mûrs sur la poitrine, l'Eve dorée, reine enfant et déesse sauvage, sous le dais somptueux des frondaisons, sur le tapis des herbes, des feuilles amoncelées.
Dans l'extase de cette vision, à pas lents il traverse les clairières rares, les hauts fossés, les ruisseaux, gravit les pentes roides, s'aidant des mains, heureux de l'effort, aux parois de rochers, aux branches d'arbres,—jusqu'à ce qu'un glissement furtif sollicite non pas sa crainte vers l'anfractuosité profonde où luit le blanc ruban d'une source au delà d'un bouquet bas et large,—vers la grotte fraîche où bruit doucement la Source— Papemoë —la Source Mystérieuse : et c'est, soudaine, la présence réelle!
Un jeune être, penché, perché sur d'imperceptibles degrés taillés par le temps dans le mur stratifié de la montagne que la forêt habille de pourpre, un bel être nu boit dans sa main, à la source mystérieuse, à la source sauvage comme lui. Et l'artiste frémit dans son âme devant cette apparition qui lui révèle la vie secrète, le secret vivant de la Forêt, de la Montagne, de l'Ile.
Mais la jeune fille, avertie par la complicité fraternelle, autour d'elle, des choses qui lui dénoncent le témoin, se détourne, voit, et d'un essor léger s'efface sur le rideau des feuilles et des ramures qui s'entr'ouvrent à sa fuite, et se referment silencieusement, impénétrablement.
La Source mystérieuse continue sa plainte, pure comme une voix de femme. Parmi les senteurs vives dont est chargé l'air, s'exhale et domine, enivrant, l'esprit même, l'esprit parfumé de l'Ile Heureuse: NOA NOA.
Matamua!
Il fut un temps, il fut, très jadis, un temps de gloire nationale et de féodalité, d'importance sociale, de richesse publique et privée,—il fut, dans la nuit ancienne, un temps de Dieux et de héros.
Matamua!
Alors la race autochtone régnait sur les Iles et les Eaux réjouies d'adorer les Atuas * universels, et Taaroa, leur père, et Téfatou, le roi de la terre, et Hina, déesse de la lune. Alors les prêtres sanglants prélevaient sur la vie généreuse la dîme essentielle du Sacrifice. Alors les femmes étaient honorées, plus d'une ayant été choisie pour le baiser divin, et maintes traditions attestaient que les mères de la race lui avaient mérité, au prix d'elles-mêmes et de rituels massacres dans le temple ouvert au sommet de l'Ile, l'origine céleste: au prix de massacres rituels qui ne devaient, à travers les âges, point cesser, afin que ne cessât point la Race.
* Les grands dieux
Mais les âges s'écoulèrent, et, un jour, l'homme blanc apparut, l'ennemi des Dieux. Il interdit les sacrifices, et bientôt l'on vit la race forte dégénérer, s'étioler. Et bientôt elle ne sera plus.
A ses derniers survivant les missionnaires chrétiens s'efforcent de faire une âme et une chair chrétiennes; et les marchands leur enseignent le travail forcé, lucratif, le négoce; et les magistrats leur récitent le Code Napoléon; et les arbitres de l'élégance leur montrent à porter des faux-cols, des gants, des habits, des corsets, des robes.
Les Maories écoutent, subissent les nouveaux maîtres, et semblent leur obéir. Mais dans ces yeux résignés persiste, invincible, le rêve vers Matamua , et chaque jour, par nombreuses théories nostalgiques, les Maories s'en vont la bas où sont les aïeux, dans la main de ténèbres des Dieux reniés, des Dieux qui se contentaient, jadis, de quelques gouttes de sang, et qui prendront tous, maintenant qu'on leur refuse tout.
Car la race entière périra pour avoir transgressé le serment des
Mères.
Non, les missionnaires n'ont pas conquis au Christ l'âme maorie. Ils l'ont seulement, cette âme, amollie et troublée, et chez les femmes leur influence, plus active que sur les hommes, a eu le singulier effet d'exalter, aux dépens du rude et bon roi de la Terre, leur culte pour la divinité féminine, Hina, la Lune, la déesse du mensonge et de la pitié. C'est à Hina que le plus volontiers elles font les honneurs du passé, en des fêtes au clair de la lune, célébrées par les baisers, les chants et les danses, et cette légende:
_Hina disait à Téfatou:
—Faites revivre l'homme quand il sera mort.
Le Dieu de la terre répondit à la Déesse de la lune:
—Non, je ne le ferai point revivre. L'homme mourra; la végétation mourra ainsi que ceux qui s'en nourrissent; la terre mourra, la terre finira, elle finira pour ne plus renaître.
Hina répondit:
—Faites comme il vous plaira. Moi, je ferai revivre
la lune.
Et ce que possédait Hina continua d'être. Ce que possédait
Téfatou périt et l'homme dut mourir._
Ce goût de la pitié, qui n'était pas dangereux tant qu'il s'équilibrait par la pratique auguste du sacrifice où les hommes apprenaient à savourer l'extase de l'héroïsme, elles-mêmes les femmes sentent ce qu'il a, solitaire, de mortellement équivoque.—Mais rien de plus ne leur reste de Matamua , et elles se repaissent de ce vestige.
Rien de plus,—et leur beauté, et leur âme, inaltérables.
La jeunesse éternelle des éléments s'affirme, avec les caractères de leurs diverses essences, plus nécessairement en la Maorie qu'en toute autre femme. La légèreté versatile de l'air est dans sa pensée, dans ses sentiments, dans sa parole. La profondeur agitée de l'eau est dans son regard. Ses pieds solides tiennent à la terre aussi fortement que les racines des arbres. Le feu solaire flambe dans ses sens. Il en résulte un être singulier, puéril et majestueux, sculptural en ses rares instants d'immobilité, aux yeux très candides et très aigus, avec un charme unique, indéfinissable, peut-être impénétrable, et que les voyageurs s'accordent à désigner, renonçant à le définir: le charme maorie .
Je vois l'artiste, devant cet être, s'efforçant de lui dérober ses secrets. Je le vois contemplant cette enfant énigmatique, et pourtant nue dans son âme comme dans son corps, malgré, non pas aucune ruse, mais l'extrême mobilité de sa fantaisie qui précipite et brouille perpétuellement le kaléidoscope de ses pensées, unité nuancée d'une succession de contradictoires caprices qu'on croirait simultanés, tant des uns aux autres le passage est rapide. Je le vois poursuivant sa passionnante chasse au mystère et faisant parler le silence. Il sent peser sur cette jeune vivante l'ombre du vieux passé. Il cherche dans ce visage, où la chaleur du sang permet à peine aux souvenirs personnels de s'inscrire, les traces de cet insondable passé que la fécondité de la terre n'a pas permis aux aïeux de Téhura de fixer sur le sol par de durables monuments: car les végétaux ont lentement et sûrement repris à la pierre, dont le domaine est dans la nuit de la terre, la surface du sol, qui leur appartient*. La Maorie se laisse posséder, elle ne se livre pas. Toujours au bord du dernier mot elle se tait, au bord du seul mot qui eût tout dit, et son incompréhensible sourire intervient avec le silence, réservant l'intime vérité hors des prises humaines. Et la certitude ne sera jamais. Non plus la lassitude: avec le sourire, voici que tout l'être s'est renouvelé, sollicitant à de nouvelles études, gaiement, la curiosité jamais émoussée.
* Il convient d'ajouter que "l'expansion coloniale" de l'occident civilisateur a vivement achevé l'oeuvre des végétaux.
Peu à peu, dans les recherches de l'artiste, le type d'une Eve dernière s'informe, physique et comme végétale, le robuste jaillissement d'un jeune arbre dans l'aboutissement épuisé d'une hérédité longue, avec la consécration de l'antiquité fabuleuse qui fait le fond de ses regrets et de son orgueil, avec le sceau de ce vieux, de cet insondable passé où rêvent ses instincts, ses plaisirs, ses terreurs. Elle a dans Jadis son orient et rien ne naîtra d'elle, idole et prêtresse d'un culte défunt.
Parahi té Maraë : la réside le Temple.
Car le Temple, lieu ouvert et le sommet de la montagne que touchent les pieds des Dieux, est lui-même un vivant. Ici, lui seul: à son contact meurt la nature, de terreur ou d'amour, et les cimes des grands arbres s'inclinent au seuil de l'enceinte aride.
Lieu de grandeur et d'horreur; nudité des rites mortuaires; là coula le sang humain: et des têtes de morts, témoignages sculptés sur la barrière qui cerne le Temple, précisent.
Vue de ce sommet, la vie—en bas, dans les jardins du rivage, si gaie, tout le jour—n'apparaît plus vraie qu'en ses heures nocturnes, alors que les rieurs de midi se taisent et frissonnent.
Est-ce du Temple qu'ils descendent avec la nuit, les Tupapaüs, les esprits malfaisants, et qu'ils s'en vont, quand les épouvantements de l'ombre les raniment, chuchoter d'étranges paroles aux oreilles des jeunes filles?
Est-ce l'héréditaire effroi des crimes sacrés, est-ce la mort des Dieux eux-mêmes, qui marque de tant d'âpre tristesse le lieu où fut leur Temple? Qui sait? Mais là règne la mort et de là elle rayonne sur l'Ile.
Est-ce le remords des meurtres ou le regret des Dieux, est-ce le regret des Dieux ou la peur de les suivre dans la tombe noire où l'oubli les relègue, est-ce le danger d'hier ou celui de demain qui livre aux larves du mal les douces nuits de l'Ile Heureuse?
Est-ce sur le sommet où réside le Temple que Téfatou répondit aux insidieux conseils d'Hina:
—L'homme mourra!
* * * * *
Deux jeunes femmes, deux Tahitiennes aux beaux visages graves et naïfs, contemplent une Autre femme, de stature doucement surhumaine et portant à l'épaule un Enfant qui, d'un geste câlin, repose sa tête sur la tête de sa mère. Autour des deux têtes la divine auréole. Derrière les spectatrices aux mains jointes, se tient un ange parmi les fleurs, riche, calme, lui-même une royale fleur.
— la orana, Maria , disent-elles: "Je vous salue, Marie."
Et la nature est, toute, une prière, de suavité, de luxuriance, qui reflète le sourire de la Vierge, un sourire où s'épanouissent ensemble le plaisir et la piété,—le majestueux et le mutin de la Déesse et de la femme, telles que ces âmes naturelles peuvent à travers celle-ci concevoir celle-là, telles qu'elles les adoraient, jadis, toutes deux, dans la tendre Hina:
—la orana, Hina.
* * * * *
Ainsi, par la souple arabesque qui va des premiers étonnements à la compréhension, et qui comporte un état spirituel de ferveur docile et lucide, tu vois que cette oeuvre, et, en elle deviné, son objet, sont, l'une, un rite de joie rythmé de tremblement, comme, l'autre, l'occasion d'être heureux sans espérance.
Lecteur, c'est le point de vue—il fallait le dire—de ce livre; l'objet de l'oeuvre écrite est celui de l'oeuvre peinte, en l'oeuvre peinte perçu, puis littérairement (selon, toutefois, et comme le prescrivait le fait de la collaboration, des procédés déjà vérifiés par l'expérience de maints auteurs* et sans prétentions à de la nouveauté) désigné.
* Toutefois, je dois noter que la simple alternance de la prose et des vers a suffi pour rebuter plusieurs éditeurs; ils affirment qu'il n'y a pas de lecteurs pour ce genre d'écrire. Je conserve les autographes où ces commerçants ont consigné leur unanime opinion,—documents, dont je ne m'exagère pas la valeur, pour l'histoire littéraire de mon temps.
Le héros, humain, des passions, reste le peintre.
—Mais ne nous ment-il pas? et pourquoi le croire? Qui nous donnera la certitude qu'elle soit vraiment, l'île lointaine où nous ne sommes pas allés, cette terre délicieuse et condamnée? Dans le même décor un autre, sans doute, eût entendu d'autres paroles….
—Par quelle fausse indépendance d'esprit, au lieu d'écouter la seule voix qui s'élève, quêterais-tu en des résonances qui n'ont pas vibré les termes absents d'une comparaison vaine?
—… Un autre eût éteint aux premiers plans l'incendie tropical pour en réserver les flammes à l'illumination des fonds, laissant sur ce rideau clair cette humanité fauve s'agiter, fantomale, ou s'immobiliser dans la majesté de son ample statuaire, morte: morte, en effet, ou qui bientôt—vous le dites—le sera, grande race épuisée par l'antiquité de son sang et les mollesses d'un climat trop clément, ou atteinte, peut-être, aux sources de sa vie par le poison latin…. Un autre, fidèle à la gloire du type occidental de la beauté, nous eût caché le charme dangereux de la Vénus dorée, si robuste (ou si grossière?) et qui viole nos habitudes éprises de faiblesse gracieuse, d'élégance maladive, de noblesse affiliée…. Un autre, curieux seulement de vérité….
—Et, chacun selon sa loi propre, tous mentiraient également à ton désir, si tu prétends usurper leur rôle au service de cette Vérité, qui n'est pas , en soi, qui n'a lieu que dans nos âmes, et qui varie avec elles.
—Soit, et je sais que deux paires d'yeux ne virent jamais identique la même réalité. Encore est-il des limites à l'interprétation de l'art. Ici, je sens qu'elles sont franchies. Il y a plus d'invention que d'imitation, plus d'arbitraire despotisme que de fidélité, et j'ai, dès lors, le droit de discuter le caprice qui groupe des fantasmagories de songes sous cette étiquette: Tahiti!
—Non.
L'interprétation artistique n'a d'autres limites que les lois de l'harmonie.
Si, les regards sur l'objet qui suscite son émotion, l'artiste produit une oeuvre harmonique en chacune de ses diverses parties comme en son ensemble, cette oeuvre est l'expression très fidèle et très vraie de cet objet par cet artiste, si vaste qu'entre le modèle et la copie tu constates l'écart. L'écart peut être plus ou moins évident, mais il est toujours. Car il n'y a pas art s'il n'y a pas transposition. Même celui qui croit copier, s'il est un artiste, transpose, puisque c'est colorées par sa vision personnelle que nous apparaissent les choses par lui "copiées",—et tu avoues qu'un autre, son égal en mérite et avec le même scrupule d'exactitude, nous les montrerait autrement colorées. Il arrive que l'interprétation la plus lointaine soit la plus vraie: défie-toi de tes yeux, passant, et songe que l'artiste a fait un long effort pour tâcher de pénétrer au secret profond des choses.
On n'a jamais rien pris à la nature avec les mains, que pour combler les cuisines et les herbiers, les ménageries et les musées d'histoire naturelle. Les choses ainsi dérobées à la nature—seules réalités objectives, pourtant, sur lesquelles tous les témoins soient d'accord—entre nos mains s'altèrent, se transforment vite et nous font peu d'honneur. Quel Diogène a dit des lions volés au désert que nous sommes leurs domestiquer et non pas leurs propriétaires? et la mort ne tarde pas à nous les reprendre. Elle ne les reprendra pas au peintre qui sut les peindre, c'est lui le seul dompteur.
La Nature ne nous livre que des Symboles: le sens qu'elle prend en nous, la sensation, le sentiment, l'idée que nous avons d'elle. Nous ne la possédons que par ce détour et c'est de ces fictions qu'est faite notre réalité. Mais le substrat, le prétexte de ces fictions, est inépuisable, eucharistique: nous pouvons communier tous à sa richesse infinie; pour tous diversement, pour chacun pleinement, la Nature est toujours significative.
Or, l'Art— qui est dans la Nature —participe à ce divin caractère Comme elle, contemplé, il rayonne. Selon la variété des esprits il se multiplie. Le musicien peut susciter le peintre, comme les murmures de la forêt ont suscité le musicien.
L'Art réalisé peut être pour moi la Nature : elle a, seulement, déjà pris dans une âme conscience de soi.
De Tahiti son peintre rapporte des feuilles de tamaris où se seraient flétries les belles syllabes de ce mot? une poignée de sable? une femme vivante? le soleil? le rêve qu'il en eut, avec ses yeux, avec son esprit, avec son coeur: Tahiti recréée par son intelligence et sa sensibilité, telle qu'au cours de deux années de travail heureux il parvint à la comprendre, puis à la transcrire dans un art rigoureusement harmonique, riche de rappels, d'échos, d'analogies, de correspondances. Ce paysage te garantit l'authenticité de ce visage et ce rocher te jure que voici bien la mer. L'"invention", dont tu te défies, c'est l'âme de l'oeuvre, le souffle de sa vie, le mouvement qui fait l'unité supérieure de ses éléments, la chaleur fluide qui manquerait aux feuilles coupées. Cette invention , qui procède à l' imitation de la Nature , la grande inventrice! fut influée d'elle dans l'esprit de l'artiste. Voici de l'eau qui ne tarira pas, voici des feuilles qui seront toujours vertes. Voici Tahiti, délicieuse et condamnée, comme elle est.
Voici Tahiti VRAIE, c'est à dire: FIDÈLEMENT IMAGINÉE.
Une querelle encore, je la devine, et pour en finir avec ces préliminaires (qui touchent parfois au fond):
—Après le droit de transposition il faudrait légitimer, plus délicat, le droit de parti-pris. On ne contesterait que, dans cette rencontre de deux—dirai-je?—" sociétés ", la nôtre et "celle" de Tahiti, le peintre donne à la sauvagerie tahitienne ses préférences et le suffrage, solennellement, de son admiration. De quoi, permettez, rire, sans plus davantage s'attarder à ce jeu d'un goût rare.
—Au prix seulement d'une intime et entière familiarité avec l'objet de son oeuvre l'artiste peut faire sa révélation: point de telle union sans sympathie profonde. Et, à cet objet, sans l'élan d'une sympathie première ou quelque pressentiment, l'artiste fût-il jamais venu? Sympathies, admirations, même préférences, pour la beauté du décor, au moins, enchanté: tu les comprends. Que sur cette scène merveilleuse, et parce que le visage des acteurs est moins pâle que le tien, banal ou vil soit le drame joué, tu le décides? Hésite! Souffre qu'un autre ait d'autres pensées, fondées en études et en méditations. Cet autre-ci, las de décadence occidentale, s'est épris des grandes floraisons végétales et humaines de là bas; il a donné son respect aux splendeurs d'autrefois, sa piété à l'agonie présente.
Je ne le défends pas. Je sens, par lui peut-être et par son oeuvre, comme lui. Et rêverais-je devant cette occasion d'être heureux sans espérance—le thème—d'enchaîner à l'opération d'un art celle d'un autre art et une seconde à la première épiphanie, si je n'étais, moi aussi, épris de cette sauvagerie fastueuse et de toute cette beauté vivante dans la symphonie peinte—et vivante dans ma pensée?
Mais!…
Est-il, autrement que par les lignes colorées, communicable, ce paradis? Par de là l'abord si facile des êtres, l'énigme réfugiée au fond des yeux! Et ce sourire: comme le dédain de mentir pour cacher un Secret qui, même proféré, ne saurait perdre son caractère fatal de Secret! Ainsi la Forêt tahitienne, elle aussi, néglige de se garder: ni serpents ni fauves et sa splendeur invite, mais c'est sa splendeur même, c'est sa miraculeuse splendeur qui la défend, polychrome et multiforme éblouissement qui voile d'éclat le mystère des fonds….
—Attends! intervient le Peintre: je t'aiderai à deviner. Je tâcherai que les tableaux te content leur histoire, la mienne, là bas, sans que les récits à l'oeuvre prétendent ajouter rien, que: soulever les franges d'infini qui relient entre eux les épisodes du poème, afin de te conduire, par le corridor de l'espace et du temps, à travers les souvenirs où se décompose en circonstances le rêve total.
Ecoute donc.
Mais n'oublie pas que tout artiste sincère est l'élève de son modèle.
Ainsi ai-je voulu faire, moi-même: je tenais le pinceau, les Dieux
Maories dirigeaient ma main.
Et prends garde: l'abord n'est pas si facile! Elle est épaisse, l'ombre qui tombe du grand arbre, et l'antre est formidable, qu'il masque. Elle est bien subtile et très fugace, bien fière et très savante, l'Eve dorée, et je n'ai pas inventé le mélange d'horreur et de joie qui fait le charme maorie.—Mais sais-tu, sans incertitude, sans regrets de jadis et terreurs de futur, sais-tu si la joie serait?
—Dites, qu'avez-vous vu?
"Dites, qu'avez-vous vu?"
Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de traversée, soixante-trois jours de fiévreuse attente, nous aperçûmes des feux bizarres qui évoluaient en zigzags sur la mer. Sur un ciel sombre se détachait un cône noir à dentelures.
Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti.
Quelques heures après, le petit jour s'annonçait, et, nous approchant avec lenteur des récifs, nous entrions dans la passe et nous mouillions sans avaries dans la rade.
Le premier aspect de cette partie de l'Ile n'a rien d'extraordinaire, rien, par exemple, que se puisse comparer à la magnifique baie de Rio de Janeiro.
C'est le sommet d'une montagne submergée aux jours anciens des déluges. L'extrême pointe seule dominait les eaux: une famille s'y réfugia, y fit souche,—et les coraux aussi grimpèrent, entourant le pic, développant avec les siècles une terre nouvelle. Elle continue à s'étendre, mais elle garde de ses origines un caractère de solitude et de réduction que la mer accentue de son immensité.
A dix heures du matin, je me présentai chez le gouverneur, le nègre
Lacascade, qui me reçut comme un homme d'importance.
Je devais cette honneur à la mission que m'avait confiée-je ne sais trop pourquoi—le gouvernement français. Mission artistique , il est vrai; mais ce mot, dans l'esprit du nègre, n'était que le synonyme officiel d'espionnage, et je fis de vains efforts pour le détromper. Tout le monde, autour de lui, partagea son erreur, et, quand je dis que ma mission était gratuite, personne ne voulut me croire.
La vie, à Papeete, me devint bien vite à charge.
C'était l'Europe—l'Europe dont j'avais cru m'affranchir!
—sous les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, l'imitation, grotesque jusqu'à la caricature, de nos moeurs, modes, vices et ridicules civilisés.
Avoir fait tant de chemin pour trouver cela, cela même que je fuyais!
Pourtant, un événement public m'intéressa.
En ce temps-là, le roi Pomaré était mortellement malade, et, chaque jour, on s'attendait à la catastrophe.
Peu à peu, la ville avait pris un aspect singulier.
Tous les Européens, commerçants, fonctionnaires, officiers et soldats, continuaient à rire et à chanter dans les rues, tandis que les naturels, avec des airs graves, s'entretenaient à voix basse autour du palais. Dans la rade, un mouvement anormal de voiles orangées sur la mer bleue, avec le fréquent et brusque étincellement argenté, sous le soleil, de la ligne des récifs: c'étaient les habitants des îles voisines, qui accouraient pour assister aux derniers moments de leur roi,—à la prise de possession définitive de leur empire par la France.
Des signes d'en haut les avaient avertis: car, chaque fois qu'un roi doit mourir, les montagnes se tachent de plaques sombres sur certains versants, au coucher du soleil.
Le roi mourut, et fut, dans son palais, en grand costume d'amiral, exposé aux yeux de tous.
Là je vis la reine. Maraü, tel était son nom, ornait de fleurs et d'étoffes le salon royal.—Comme le directeur des travaux publics me demandait un conseil pour ordonner artistement le décor funéraire, je lui indiquai la reine qui, avec le bel instinct de sa race, répandait la grâce autour d'elle et faisait un objet d'art de tout ce qu'elle touchait.
Mais je ne la compris qu'imparfaitement, à cette première entrevue. Déçu par des êtres et des choses si différents de ce que j'avais désiré, écoeuré par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race vaincue, de réalité foncière et de beauté primitive sous le factice et désobligeant placage de nos importations, j'étais en quelque sorte aveugle. Aussi ne vis-je en cette reine, d'un âge déjà mûr, qu'une femme ordinaire, épaisse, avec de nobles restes. Quand je la revis, plus tard, je rectifiai mon premier jugement, je subis l'ascendant de son "charme maorie". En dépit de tous mélanges, le type tahitien était, chez elle, très pur. Et puis, le souvenir de l'aïeul, le grand chef Tati, lui donnait, comme à son frère, comme à toute sa famille, des dehors de grandeur vraiment imposants. Elle avait cette majestueuse forme sculpturale de là bas, ample à la fois et gracieuse, avec ces bras qui sont les deux colonnes d'un temple, simples, droits, la ligne horizontale et longue des épaules, et le haut vaste se terminant en pointe,—construction corporelle qui évoque invinciblement dans ma pensée le Triangle de la Trinité.—Dans ses yeux brillait parfois comme un pressentiment vague des passions qui s'allument brusquement et embrasent aussitôt la vie alentour,—et c'est ainsi peut être, que l'Ile elle-même a surgi de l'Océan et que les plantes y ont fleuri au rayon du premier soleil….
Tous les Tahitiens se vêtirent de noir, et, deux jours durant, on chanta des iménés de deuil, des chants de mort. Je croyais entendre la Sonate Pathétique.
Vint le jour de l'enterrement.
A dix heures du matin, on partit du palais. La troupe et les autorités, casques blancs, habits noirs, et les naturels dans leur costume attristé. Tous les districts marchaient en ordre, et le chef de chacun d'eux portait le pavillon français.
Au bourg d'Aruë, on s'arrêta. Là se dressait un monument indescriptible, qui formait avec le décor végétal et l'atmosphère le plus pénible contraste: amas informe de pierres de corail reliées par du ciment.
Lacascade prononça un discours, cliché connu, qu'un interprète traduisit ensuite pour l'assistance française. Puis, le pasteur protestant fit un prêche. Enfin, Tati, frère de la reine, répondit,—et ce fut tout: on partait; les fonctionnaires s'entassaient dans des carrioles; cela rappelait quelque "retour de courses."
Sur la route, à la débandade, l'indifférence des Français donnant le ton, tout ce peuple, si grave depuis plusieurs jours, recommençait à rire. Les vahinés reprenaient le bras de leur tanés, parlaient haut, dodelinaient des fesses, tandis que leurs larges pieds nus foulaient lourdement la poussière du chemin.
Près de la rivière de la Fatüa, éparpillement général. De place en place, cachées entre les cailloux, les femmes s'accroupissaient dans l'eau, leurs jupes soulevées jusqu'à la ceinture, rafraîchissant leurs hanches et leurs jambes irritées par la marche et la chaleur. Ainsi purifiées, elles reprenaient le chemin de Papeete, la poitrine en avant, les deux coquillages qui terminent le sein pointant sous la mousseline du corsage, avec la grâce et l'élasticité de jeunes bêtes bien portantes. Un parfum mélangé, animal, végétal, émanait d'elles, le parfum de leur sang, et le parfum de la fleur de gardénia— tiaré —qu'elles portaient toutes dans les cheveux.
— Téïné mérahi noa noa (maintenant bien odorant), disaient-elles.
… La princesse entrait dans ma chambre, et j'étais sur mon lit, souffrant, vêtu seulement d'un paréo. Quelle tenue pour recevoir une femme de qualité!
Ia orana , Gauguin, me dit-elle. Tu es malade, je viens te voir.
—Et tu te nommes?
—Vaïtüa.
Vaïtüa était une vraie princesse, si toutefois il en est encore depuis que les Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. Le fait est, pourtant, qu'elle arrivait là en très simple mortelle, pieds nus, une fleur odorante à l'oreille, en robe noire. Elle portait le deuil du roi Pomaré, de qui elle était la nièce. Son père, Tamatoa, malgré les inévitables contacts avec les officiers, les fonctionnaires, malgré les réceptions chez l'amiral, n'avait jamais voulu être qu'un royal Maorie, gigantesque batteur d'hommes dans ses moments de colère, et, aux soirs d'orgie, célèbre minotaure. Il était mort. Vaïtüa, prétendait-on, lui ressemblait beaucoup.
Avec l'insolence de tout Européen qui vient de débarquer, casqué de blanc, dans l'Ile, je regardais, un sourire sceptique aux lèvres, cette princesse déchue.
Mais je voulus être poli.
—C'est aimable à toi d'être venue, Vaïtüa. Veux-tu que nous prenions ensemble l'absinthe?
Et du doigt je lui montrais, par terre, dans un coin de la chambre, une bouteille que précisément je venais d'acheter.
Simplement, sans manifester ni ennui ni satisfaction, elle s'avança vers l'endroit désigné et se baissa pour prendre la bouteille. Sa légère robe transparente se tendit, dans ce mouvements, sur ses reins,—des reins à porter un monde! Oh, certes, c'était bien une princesse! Ses aïeux? des géants fiers et braves. Sur ses larges épaules la tête était fortement plantée, dure, orgueilleuse, féroce. Je ne vis d'abord que ses mâchoires d'anthropophage, ses dents prêtes à déchirer, son regard oblique d'animal cruel et rusé, et, malgré un très beau et noble front, je la trouvai tout à fait laide.
—Pourvu qu'elle ne vienne pas s'asseoir sur mon lit! Jamais une si faible menuiserie ne nous supporterait tous deux….
C'est justement ce quelle fit.
Le lit craqua, mais résista.
Tout en buvant, nous échangions quelques mots. La conservation, toutefois, ne parvenait pas à s'animer. Elle finit par languir, et le silence s'établit.
J'observais la princesse à la dérobée, elle me regardait du coin de l'oeil, et le temps passait, et la bouteille filait. Vaïtüa buvait bravement.
Elle fit une cigarette tahitienne et s'allongea sur le lit pour fumer. Ses pieds caressaient d'un geste machinal, continu, le bois d'extrémité; sa physionomie s'adoucissait, s'attendrissait sensiblement, ses yeux brillaient, un sifflement régulier s'échappait de ses lèvres—et j'imaginais, à l'écouter, le félin qui ronronne en méditant quelque sanglante sensualité.
Comme je suis changeant, je la trouvais maintenant tout à fait belle, et quand elle me dit, de la saccade dans la voix: "Tu es gentil," un grand trouble m'envahit. Décidément la princesse était délicieuse….
Elle se mit à réciter une fable, sans doute pour me faire plaisir, une fable de la Fontaine—souvenir de son enfance, chez les soeurs qui l'avaient instruite: La Cigale et la Fourmi .
La cigarette était toute partie en fumée.
—Tu sais, Gauguin, fit la princesse en se levant, je n'aime pas ton
La Fontaine.
—Comment? Notre bon La Fontaine!
—Peut être est il bon , mais ses morales sont laides. Les fourmis…. (et sa bouche exprimait le dégoût). Ah! les cigales, oui! Chanter, chanter, toujours chanter!
Et fièrement elle ajouta, sans me regarder, les yeux enflammés et s'adressant loin:
—Quel beau royaume était le nôtre, quand on n'y vendait rien! Toute l'année on chantait… Chanter, toujours! Donner, toujours!…
Et elle s'en alla.
Je remis la tête sur l'oreiller, et longtemps je caressai du souvenir ces syllabes:
— Ia orana , Gauguin.
Cet épisode, que je retrouve dans ma mémoire avec la mort de Pomaré, y a laissé plus de traces que l'événement et le cérémonial publics.
Eux-mêmes, les habitants de Papeete, tant les naturels que les blancs, ne tardèrent pas à oublier le défunt. Ceux qui étaient venus des îles voisines pour assister aux royales obsèques partirent, encore une fois la mer bleue se sillonna de mille voiles orangées, et tout rentra dans l'ordre habituel.
Il n'y avait qu'un roi de moins.
Avec lui disparaissaient les derniers vestiges des traditions anciennes. Avec lui se fermait l'histoire maorie. C'était bien fini. La civilisation, hélas!—soldatesque, négoce et fonctionnarisme—triomphait.
Une tristesse profonde s'empara de moi. Le rêve qui m'avait amené à Tahiti recevait des faits un démenti brutal. C'était la Tahiti d'autrefois que j'aimais. Celle du présent me faisait horreur.
A voir, pourtant, le persistante beauté physique de la race, je ne pouvais me persuader qu'elle n'eût rien, nulle part, sauvegardé de sa grandeur antique, de ses moeurs personnelles et naturelles, de ses croyances, de ses légendes. Mais, les traces de ce passé, s'il a laissé des traces, comment les découvrir, tout seul? les reconnaître, sans indication? Ranimer le feu dont les cendres mêmes sont dispersées?
Si fort que je sois abattu, je n'ai pas coutume de quitter la partie sans avoir tout tenté, et "l'impossible", pour vaincre.
Ma résolution bientôt fut prise: je partirais de Papeete, je m'éloignerais du centre européen.
Je pressentais qu'en vivant tout à fait de la vie des naturels, avec eux, dans la brousse, je parviendrais, à force de patience, à capter la confiance des Maories—et que je Saurais.
Et, un matin, je m'en allai, dans la voiture qu'un officier avait gracieusement mise à ma disposition, à la recherche de "ma case".
Ma vahiné m'accompagnait: Titi elle se nommait. Sang mêlé d'anglais et de tahitien, elle parlait un peu le français. Elle avait mis, pour cette promenade, sa plus belle robe; le tiaré à l'oreille, son chapeau, en fils de canne, orné, au dessus du ruban, de fleurs en paille et d'une garniture de coquillages orangés, ses cheveux noirs et longs déroulés sur ses épaules, fière d'être en voiture, fière d'être élégante, fière d'être la vahiné d'un homme qu'elle croyait important et riche, elle était ainsi vraiment jolie, et toute sa fierté n'avait rien de ridicule, tant l'air majestueux sied à cette race. Elle garde, d'une longue histoire féodale et d'une interminable lignée de grands chefs, le pli superbe de l'orgueil.—Je savais bien que son amour, très intéressé, n'eût guère pesé plus lourd, dans des esprits parisiens, que la complaisance vénale d'une fille. Mais il y a autre chose dans la folie amoureuse d'une courtisane maorie que dans la passivité d'une courtisane parisienne—autre chose! Il y a l'ardeur du sang, qui appelle l'amour comme son aliment essentiel et qui l'exhale comme son parfum fatal. Ces yeux-là et cette bouche ne pouvaient mentir: désintéressés ou non, c'est bien d'amour qu'ils parlaient…
La route fut assez vite parcourue. Quelques causeries insignifiantes. Paysage riche et monotone. Toujours, sur la droite, la mer, les récifs de corail et les nappes d'eau qui parfois s'élevaient en fumée, quand se faisait trop brusque la rencontre de la lame et du roc. A gauche, la brousse avec une perspective de grands bois.
A midi, nous achevions notre quarante cinquième kilomètre et nous atteignions le district de Mataïéa.
Je visitai le district et je finis par trouver une assez belle case, que son propriétaire me céda en location. Il s'en construisait une autre, à côté, pour l'habiter.
Le lendemain soir, comme nous revenions à Papeete, Titi me demanda si je voulais bien la prendre avec moi:
—Plus tard, dans quelques jours, quand je serai installé.
Titi avait à Papeete une terrible réputation, ayant successivement enterré plusieurs amants. Ce n'est pas là ce qui m'eût éloigné d'elle. Mais, demi-blanche, et malgré les traces de profondes caractéristiques originelles et très maories, elle avait à de nombreux contacts beaucoup perdu de ses "différences" de race. Je sentais qu'elle ne pouvait rien m'apprendre de ce que je désirais savoir, rien me donner du bonheur particulier que je voulais.
—Et puis, me disais-je, à la campagne, je trouverai ce que je cherche et je n'aurai que la peine de choisir.
D'un côté, la mer; de l'autre, la montagne, la montagne béante: crevasse énorme que bouche, adossé au roc, un vaste manguier.
Entre la montagne et la mer s'élève ma case, en bois de bourao.
Près de la case que j'habite, il y en a une autre: faré amu (maison pour manger).
Matin.
Sur la mer, contre le bord, je vois une pirogue, et dans la pirogue une femme demi-nue. Sur le bord, un homme, dévêtu de même. A côté de l'homme, un cocotier malade, aux feuilles recroquevillées, semble un immense perroquet dont la queue dorée retombe et qui tient dans ses serres une grosse grappe de cocos. L'homme lève de ses deux mains, dans un geste harmonieux, une hache pesante qui laisse, en haut son empreinte bleue sur le ciel argenté, en bas son incision rose sur l'arbre mort où vont revivre, en un instant de flammes, les chaleurs séculaires jour à jour thésaurisées.
Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune métallique me semblaient les traits d'une écriture secrète, religieuse, d'un vieil orient. Elles formaient sensiblement ce mot sacré, d'origine océanienne, A T U A—Dieu—de Taäta ou Takata ou Tathagata qui, à travers l'Inde, rayonna partout. Et je me remémorais, comme un conseil de mysticisme opportun dans ma belle solitude et dans ma belle pauvreté, ces paroles du Sage:
_Aux yeux de Tathagata, les plus splendides magnificences des rois et de leurs ministres ne sont que du crachat et de la poussière;
A ses yeux, la pureté et l'impureté sont comme la danse des six nagas;
A ses yeux, la recherche de la voie de Buddha est semblable à des fleurs._
Dans la pirogue la femme rangeait quelques filets.
La ligne bleue de la mer était fréquemment rompue par le vert de la crête des lames retombant sur les brisants de corail.
Soir.
J'étais allé fumer une cigarette, sur le sable, au bord de la mer.
Le soleil, rapidement descendu sur l'horizon, se cachait à demi déjà derrière l'île Moréa, que j'avais à ma droite. Les oppositions de lumière découpaient nettement et fortement en noir, sur les ardeurs violettes du ciel, les montagnes, dont les arrêtes dessinaient d'anciens châteaux crénelés.
Est-ce sans motifs que des visions féodales me poursuivent devant ces architectures naturelles? Là bas, ce sommet a la forme d'un Cimier gigantesque. Les flots, autour de lui, qui font le bruit d'une foule immense, ne l'atteindront jamais. Debout parmi les splendeurs en ruines, le Cimier reste seul, protecteur ou témoin, voisin des cieux. Je sens qu'un regard caché plonge, du haut de cette tête, dans les eaux où fut engloutie la famille des vivants après qu'ils eurent commis le péché de la tête: et de la fissure vaste où serait la bouche je sens fluer l'ironie ou la pitié d'un sourire sur les eaux où dort le passé..
La nuit tomba vite. Moréa dormait.
* * * * *
Le silence! J'apprenais à connaître le silence d'une nuit tahitienne.
Je n'entendais que les battements de mon coeur, dans le silence.
Mais les rayons de la lune, à travers les bambous également distants entre eux de ma case, venaient jouer jusque sur mon lit. Et ces clartés régulières me suggéraient l'idée d'un instrument de musique, le pipeau des Anciens, que les Maories connaissent et qu'ils nomment vivo . La lune et les bambous le dessinaient, exagéré: tel, c'est un instrument silencieux, tout le jour durant; la nuit, dans la mémoire et grâce à la lune, il redit au songeur les airs aimés. Je m'endormis à cette musique.
Entre le ciel et moi, rien, que le grand toit élevé, frêle, en feuilles de pandanus, où nichent les lézards.
J'étais bien loin de ces prisons, les maisons européennes!
Une case maorie ne retranche point l'homme de la vie, de l'espace, de l'infini…
Cependant je me sentais, là, bien seul.
De part et d'autre, les habitants du district et moi, nous nous observions, et la distance, entre nous, restait entière.
Dès le surlendemain, j'avais épuisé mes provisions. Que faire? Je m'étais imaginé qu'avec de l'argent je trouverais tout le nécessaire de la vie. Je m'étais trompé. Franchi le seuil de la ville, c'est à la nature qu'on doit s'adresser pour vivre, et elle est riche, elle est généreuse, elle ne refuse rien à qui va lui demander sa part des trésors dont elle a d'inépuisables réserves dans les arbres, dans la montagne, dans la mer. Mais il faut savoir grimper aux arbres élevés, il faut pouvoir aller dans la montagne et en revenir chargé de fardeaux pesants, savoir prendre le poisson, pouvoir plonger, arracher dans le fond de la mer le coquillage solidement attaché au caillou,—il faut savoir, il faut pouvoir!
J'étais, donc, moi, le civilisé, singulièrement inférieur, dans la circonstance, aux sauvages. Et je les enviais. Je les regardais vivre, heureux, paisibles, autour de moi, sans plus d'effort qu'il n'est essentiel au quotidien des besoins,—sans le moindre souci de l'argent: a qui vendre, quand les biens de la nature sont à la portée de la main!
Or, comme, assis, l'estomac vide, sur le seuil de ma case, je songeais tristement à ma situation, aux obstacles imprévus, peut-être insurmontables, que la nature crée, pour se défendre de lui, entre elle et celui qui vient de la civilisation,—j'aperçus un indigène qui gesticulait vers moi en criant. Les gestes, très expressifs, traduisaient les paroles, et je compris: mon voisin m'invitait à dîner. D'un signe de tête je refusai. Puis, également honteux, je crois, et d'avoir subi l'offre de l'aumône et de l'avoir repoussée, je rentrai dans ma case.
Quelques minutes après, une petite fille déposait devant ma porte, sans rien dire, des légumes cuits et des fruits, proprement entourés de feuilles vertes, fraîches cueillies. J'avais faim. Sans rien dire non plus, j'acceptai.
Un peu plus tard, l'homme passa devant ma case, et, en souriant, sans s'arrêter, me dit. sur le ton interrogatif:
— Païa ?
Je devinai: "Es-tu satisfait?"
Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de l'apprivoisement réciproque.
"Sauvages!" Ce mot me venait inévitablement aux lèvres, quand je considérais ces êtres noirs, aux dents de cannibales. Déjà, pourtant, j'entrevoyais leur grâce réelle, étrange… Cette petite tête brune aux yeux placides, contre terre, sous des touffes de larges feuilles de giromon, ce petit enfant qui m'étudiait à mon insu, un matin, et qui s'enfuit quand mon regard rencontra le sien…
Ainsi qu'eux pour moi, j'étais pour eux un objet d'observation, un motif d'étonnement: l'inconnu de tous, l'ignorant de tout. Car je ne savais ni la langue, ni les usages, ni même l'industrie la plus initiale, la plus nécessaire.—Comme chacun d'eux pour moi, j'étais pour chacun d'eux un sauvage.
Et, d'eux et de moi, qui avait tort?
J'essayais de travailler: notes et croquis de toutes sortes.
Mais le paysage, avec ses couleurs franches, violentes, m'éblouissait, m'aveuglait. J'étais toujours incertain, je cherchais, je cherchais…
C'était si simple, pourtant, de peindre comme je voyais, de mettre, sans tant de calcul, un rouge près d'un bleu! Dans les ruisseaux, au bord de la mer, des formes dorées m'enchantaient: pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile toute cette joie de soleil?
Ah! vieilles routines d'Europe! timidités d'expression de races dégénérées!
Pour m'initier au caractère si particulier d'un visage tahitien, je désirais depuis longtemps faire le portrait d'une de mes voisines, une jeune femme de pure extraction tahitienne.
Un jour, elle s'enhardit jusqu'à venir voir dans ma case des photographies de tableaux, dont j'avais tapissé un des murs de ma chambre. Elle regarda longuement, avec un intérêt tout spécial, l'Olympia .
—Qu'en penses-tu? lui dis-je. (J'avais appris quelques mots de tahitien, depuis deux mois que je ne parlais plus le français.)
Ma voisine me répondit:
—Elle est très belle.
Je souris à cette réflexion et j'en fus ému. Avait-elle donc le sens du beau? Mais que diraient d'elle les professeurs de l'Ecole des Beaux-Arts!
Elle ajouta tout à coup, après ce silence sensible qui préside à la déduction des pensées:
—C'est ta femme?
—Oui.
Je fis ce mensonge! Moi, le tané de la belle Olympia !
Pendant qu'elle examinait curieusement quelques compositions religieuses des Primitifs italiens, je me hâtai, sans qu'elle me vit, d'esquisser son portrait.
Elle s'en aperçut, fit une moue fâchée, dit nettement:
— Aïta (non)!
et se sauva.
Une heure après, elle était revenue, vêtue d'une belle robe, le tiaré à l'oreille.—Coquetterie? Le plaisir de céder, parce qu'on le veut, après avoir résisté? Ou le simple attrait, universel, du fruit défendu, se le fût-on interdit soi-même? Ou, plus simple encore, le caprice, sans autre mobile, le pur caprice dont les Maories sont si coutumières?
Je me mis sans retard au travail, sans retard et avec fièvre. J'avais conscience que mon examen de peintre comportait comme une prise de possession physique et morale du modèle, comme une sollicitation tacite, pressante, irrésistible.
Elle était peu jolie, selon nos règles d'esthétique.
Elle était belle.
Tous ses traits concertaient une harmonie raphaëllique par la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui sait mettre dans une seule ligne en mouvement toute la joie et toute la souffrance, mêlées.
Je travaillais en hâte, me doutant bien que cette volonté n'était pas fixe, en hâte et passionnément. Je frémissais de lire dans ces grands yeux tant de choses: la peur et le désir de l'inconnu; la mélancolie de l'amertume, expérimentée, qui est au fond du plaisir; et le sentiment d'une maîtrise de soi, involontaire et souveraine . De tels êtres, s'ils se donnent, semblent nous céder: c'est à eux-mêmes qu'ils cèdent. En eux réside une force contenue de surhumaine—ou peut-être de divinement animale essence.
* * * * *
Maintenant, je travaillais plus librement, mieux.
Mais ma solitude m'était à charge.
Je voyais bien des jeunes femmes, dans le district, bien des jeunes filles à l'oeil tranquille, de pures Tahitiennes, et quelqu'une d'entre elles eût volontiers peut-être partagé ma vie.—Je n'osais les aborder. Elles m'intimidaient vraiment, avec leur regard assuré, la dignité de leur maintien, la fierté de leur allure.
Toutes, pourtant, veulent être "prise", prises littéralement ( maü , saisir), brutalement, sans un mot. Toutes ont le désir latent du viol: c'est par cet acte d'autorité du mâle, qui laisse à la volonté féminine sa pleine irresponsabilité—car, ainsi, elle n'a pas consenti—que l'amour durable doit commencer. Il se pourrait qu'il y eût un grand sens, au fond de cette violence, d'abord si révoltante. Il se pourrait aussi qu'elle eût son charme, sauvage. Et j'y rêvais bien; mais je n'osais.
Et puis, on disait de plusieurs qu'elles étaient malades, malades de ce mal que les Européens apportent aux sauvages comme un premier degré, sans doute, d'initiation à la vie civilisée..
Et quand les vieillards me disaient, en me montrant l'une d'elles:
— Maü téra (prends celle-ci), je ne me sentais ni l'audace ni la confiance nécessaires.
Je fis savoir à Titi que je la recevrais avec plaisir.
Elle vint aussitôt.
L'essai me réussit mal, et je pus apprécier, à l'ennui que j'éprouvai dans la compagnie de cette femme habituée au luxe banal des fonctionnaires, quels réels progrès j'avais faits déjà dans la bonne Sauvagerie.
Au bout de quelques semaines, nous nous séparâmes pour toujours, Titi et moi.
De nouveau, seul.
La mer, qui heurte aux récifs ses vagues déferlantes, la mer approfondit, ne trouble pas la paix du soir, et la vie alentour, et la vie dans la case, dans la case en bois de bourao, tait ses bruits, et la nuit tombe, rapide, l'immense rideau d'un théâtre infini, toile sombre illustrée d'étoiles.
Plaintifs tous deux, près et loin, mon coeur et le vivo chantent.
C'est du rivage, là bas où l'anse brusque ses contours, que me vient la mélancolique musique: à quoi songe-t-il, le musicien sauvage, et vers qui s'en vont ses plaintes? A qui songe-t-il, sauvage aussi, ce coeur blessé, et dites pour qui, dans cette solitude tant désirée, il précipite ses battements?
Dans la solitude tous deux, près et loin, mon coeur et le vivo chantent.
La lune insidieuse et confidentielle rit à travers les bambous bien alignés de ma case, Hina, la lune! et rythme aux caprices de sa clarté la musique, là bas, qui me vient du rivage, et l'on dirait—ces bambous, la lune—dans la nuit pleine de souvenirs, dans le silence, l'instrument et la mélodie.
Dans le silence tous deux, près et loin, mon coeur et le vivo chantent.
Ah! ce n'est pas un passant qui chante au loin sur le vivo sa chanson: c'est mon coeur! C'est mon coeur qui se souvient au clair de la lune, au clair de la lune qui filtre à travers les bambous de ma case sa clarté mélodique, accompagnement des mots autrefois dits et des danses dansées.
En moi tous deux, mon coeur et le vivo chantent.
Mais que s'en aille loin de moi mon coeur vers la mer, et que les souvenirs cèdent aux espérances vers la mer dont les bruits autour de l'Ile sont les murs bénis, impénétrables, de mon exil, et que je tende mes mains à l'espace plein de promesses!
Loin tous deux, loin tous deux, mon coeur et le vivo chantent.
_Chante, vivo tahitien, Chante la chanson du matin! Chante gaîment, c'est chanter bien.
Ma vahiné, dans les bois,
Comme l'arbre frémissant,
Avec l'aube dans les bois
J'irai chanter en dansant.
Chante, vivo tahitien!
Puis, sur le bord de la mer,
Comme les flots agités,
Puis, sur le bord de la mer
En dansant j'irai chanter.
Chante la chanson du matin!
Tu crois dormir et je vois
Tes yeux briller dans les fleurs.
Tu crois dormir et je vois
Tes dents luire sur les flots.
Chante gaîment, c'est chanter bien!
Viens, je chanterai pour toi
Des chants clairs comme le jour.
Viens! je danserai pour toi
La douce danse d'amour.
Chante, vivo tahitien!
A l'ombre des pandanus
Tu sais qu'il est bon d'aimer,
A l'ombre des pandanus
Et sur le bord de la mer._
_Même la fleur de ses cheveux languit, et midi brûle Sur la mer dont l'eau lasse et lente avec langueur ondule Et miroite, et midi brûle dans les bois, et midi Brûle dans les cases. Pas un souffle. L'air engourdi, Pesant, sec, est fait de chaleur condensée et solide.
Tout semble mort. L'Ile est déserte, comme le ciel vide, Et dès longtemps a cessé l'agitation du port.
Tout dort. Sauf le soleil et ses chiens de flammes, tout dort.
Téhura dort, nue et seule sur sa couchette étroite. La fenêtre est close de rideaux lourds, mais sa peau moite s'étoile de points d'or fauve dans la demi-clarté, Et Téhura dort, à l'abandon, avec volupté.
Soudain, elle tremble, frissonne et frémit tout entière: L'esprit des morts veille! Téhura sent sur ses paupières Passer le vent de l'aile affreuse des Tupapaüs.
Puis le cauchemar s'évanouit et des songes doux Conduisent la dormeuse à la porte crépusculaire De la sieste. Elle entr'ouvre ses yeux: la fureur solaire Est apaisée, on renaît, on respire—et Téhura Se lève et vers la vie et vers l'amour tend ses beaux bras._
_Voici le Soir qui vient dans la pourpre et l'or, ivre D'amour. C'est l'heure fraîche où se reprend à vivre Le peuple enfant, joyeux d'un avenir de nuit.
Et toute l'Ile, sur les rivages, au bruit Du vivo, des chansons, des rires assemblée, S'agite, folle, bavarde, bariolée,—Les femmes, le tiaré à l'oreille, les plis Du paréo tendus sur leurs reins assouplis, Le torse libre, aux tons de bronze et de bitume,—Et la mourante ardeur du couchant se rallume Aux brusques éclairs d'or qui sillonnent leur chair.
Le vent de l'éternel été s'endort dans l'air Vespéral. Le soleil, vieilli, vaincu, recule Devant la jeune lune au bord du crépuscule Se dressant, radieuse, et leurs feux, un moment, Sur la crête des flots qui dansent, mollement S'entrebaisent—et sur la tête solitaire De l'Aroraï, temple et sommet de la terre, D'où le rideau des bois dérobe à tous les yeux La gloire, la douleur et le secret des Dieux._
_Dans la nuit du monde
En gémissant
Les Tupapaüs font des rondes
En gémissant
Et leurs yeux sont rouges du sang
Des innocents.
Ouh ouh ouh
Les Tupapaüs
Aux yeux fous
Quand on dort
Ils entrent dans les cases
Sans ouvrir les portes
Et ce sont des morts
Qui parlent à voix basse
Et des mortes
A voix d'épouvante,
A voix basse,
Morts amoureux des vivantes
Qui laissent les filles lasses,
Mortes affamées
D'être aimées,
Qui laissent les garçons pâmés.
Ouh ouh ouh
Les Tupapaüs
Et ce sont dans la nuit d'orage
—Malheur à nous si tu les nommes!—
Les Indicibles des vieux âges
Qui viennent torturer les hommes
Impies,
Les Ineffables des époques accomplies,
Avec de grands visages roux,
Les orbites pleines de flammes,
Les dents longues comme des rames,
Et la foudre dit leur courroux:
Mais pour eux, ils ne parlent pas.
La Peur
Avertit qu'ils sont là
Et les montre,
Et la Douleur,
Quand les monstres
Impitoyables
Nous mordent au coeur,
Hurle le nom des Ineffables:
—Malheur à moi! malheur à toi!—
Les Atuas!
Ouh ouh ouh
Puis la nuit s'achève,
Bien longue, si brève!
Et les démons
Que l'aube irrite
Prennent la fuite
Vers les monts._
Vivo tahitien, chanson du vent sur les roseaux, vivo!
Telle, dans le navire du voyage, la chanson du vent sur les flots, vivo!
Telle, aussi claire, aussi obscure, la chanson du sauvage sur le chalumeau, vivo!
Tu interroges:
Je t'écoute sans répondre, accoudé à l'infini, le menton dans la main, les regards au large, réfléchissant dans mon âme le soleil déjà réfléchi par la mer—réfléchissant.
Et que te répondre? Je suis triste, mais je sens les ailes de l'espérance s'épanouir en moi comme deux grandes fleurs. Tu m'inquiètes, mais tu me charmes.—Attends encore, chante encore…
Impatiences agitées parmi l'indolence de l'étendue, promesses d'escale en escale démenties, vous voilà qui fusez en réalité d'autres ivresses, d'autres que les rêvées, en joies inconnues, à fonds sourds d'amertumes, où s'étonne et s'égare mon désir.
Pourtant je vous ai voulus et je vous ai cherchés, flots, ô forêts, ô fleurs folles d'être vivantes, et toi, race dorée: ton âme, une fleur belle aussi, vaste, odorante, généreuse, je l'ai désirée comme une renaissance. Mais tu te gardes de moi, tu gardes ton mystère.
Me le diras-tu, un jour?
—Ah! peut-être à l'ombre du manguier colossal!
Ma race aussi fut grande, et elle affirmait, simplement, par des oeuvres, la vertu de son coeur et de sa tête. La gloire fleurissait comme dans son jardin dans les yeux de mes ancêtres, ayant au trésor de leur pensée son germe inépuisable.
Bien que le divin soleil—de qui tout est venu, à qui tout retournera—ne leur prodiguât pas ses plus vives flammes, on était heureux à l'ombre des maisons élevées par mes très anciens ancêtres: chaque jour une fête, délicieuse ou tragique, fleurant la bonne odeur du sang et de l'amour, et aux moindres soins de la vie la Beauté présidait, sans qu'on épargnât rien pour l'atteindre et pour la retenir.
Mais les avares héritiers de ces Magnifiques, avec la passion de l'extase héroïque et du sacrifice, perdirent l'art de séduire la Beauté. Ils entassèrent dans des coffres solides les richesses conquises par les vaillants des vieux jours et, sans honte, se réduisirent, pour le quotidien de vivre, à de faux semblants d'honneur et d'amour, ainsi qu'aux produits anonymes, hideux et durables, de quelle industrie! Ils furent sans tristesse, trouvant dans leur sottise-même, dans les complications vaines de leurs destinées et dans les mensonges dont était tissée leur pensée, des motifs de rire inconnus jusqu'alors. Autour d'eux, pourtant, la terre s'attrista.
Dans un climat où les vraies fleurs ne jaillissent guère que du cerveau des hommes, il n'y eut plus de fleurs puisque l'humanité n'en produisait plus, et puisqu'elle avait caché celles de jadis dans l'herbier dur des coffres, Et quand je voulus, pour les rafraîchir et les renouveler, et pour qu'à leur aspect s'allumât dans tous les yeux le désir d'un autre printemps, les agiter dans l'air, ces fleurs de passé, et dans la lumière, je vis qu'elles avaient été corrompues et changées, ô momies devenues! déshonorées par la nuit, ô dérisoires fleurs maintenant de papier! par la nuit poudreuse des coffres-forts,—et que mes contemporains sont avares et jaloux de pourriture actuelle destinée à la purification prochaine du feu—de qui tout est venu, à qui tout retournera—pourriture actuelle et future cendre…
Flots, ô forêts, ô fleurs folles d'être vivantes…
Est-ce le passé qui me poursuit? Dans mes yeux l'empreinte est-elle ineffaçable, des choses subies?—Les revoilà!
C'est de toutes habitudes fuies et de vieux désespoirs, c'est de haines et d'amours abolies, c'est de mes propres fautes, fanées! et des torts de chacun, ah! fanés! c'est de tout le passé que sont faits les fantômes accroupis aux pierres du nouveau chemin. Jusqu'aux remords vrais, avec des airs, empruntés, de regrets, évoquant les visages aimés, laissés, et leurs larmes! Jusqu'aux triomphes sanglants, ces gestes de menteuse gloire, et ce qu'il en reste de cicatrices à l'orgueil! Et la lassitude! Et les lassitudes! Et ce dégoût final d'entendre et de voir qui fit qu'en partant on crut s'évader: tout le passé ressuscite à ces dehors connus, usés, caducs, rancis, de fausses joies et de vains labeurs,—ici!
Une ville! Argent, Bureaux: une ville! Casernes, Tavernes, Hôpitaux,
Prisons: une ville! Filles: une ville!
Et la sereine antiquité du ciel sur tout cela, du ciel où j'ai vu luire aux profondeurs le reflet d'un secret perdu,—sur les habitudes, sur les mensonges, sur les turpitudes, ici comme là bas!—Et, ici comme là bas, j'aurai l'effroi de voir, par les fenêtres du matin, après le jour et la nuit, après la veille et le sommeil, après le lucre et le stupre, des mains de servantes, indolemment, par les fenêtres du matin, dans la rue agiter avec les linceuls du jour et de la nuit la poussière des sept péchés.
Flots, ô forêts, ô fleurs folles d'êtres vivantes, et toi, race dorée: ton âme, une fleur belle aussi, vaste, odorante, généreuse, je l'ai désirée comme la seule vengeance!
Me diras-tu ton mystère, un jour?
—Ah! loin de la ville, peut-être dans le libre rire des pêcheurs dorés! Ah! loin de la ville, peut-être dans le libre baiser des amantes dorées, au bord de la mer!
Loin de la ville, vers la mer! Vers la mer où mourront les rumeurs de la ville et du passé! Vers la mer, où, dans le soir, un vivo sauvage chante doucement!
Mais, hâtons-nous, le chant aussi du vivo va mourir, et la voix de la ville et du passé le menace: elle monte, elle couvre a demi déjà la chanson grêle du vivo, la chanson frêle du bord de la mer.
Que triste le vent gémit dans l'arbre, dans les branches noires et mortes de l'arbre dont les racines maudites sont en moi, dans l'arbre de la ville et du passé!
Vengeance et renaissance! Liberté! Future vigueur, ô vivo!
O vivo: ignorer tout ce que tu ne sais pas .
Ne m'interroge plus.
Quand tu m'auras enseigné ta toute-sciente ignorance je pourrai te répondre: tu m'auras dit ton secret.
Je viens à toi, docile, ô maître d'ignorance et de simplicité, et le sourire n'est pas loin de mes lèvres. Mais j'ai peur que la ville se lève et marche tout entière derrière moi, contre toi,—j'ai peur de t'apporter la ville! et de jeter moi-même ses ténèbres entre le bonheur et moi, entre toi et ma douleur.
Le chant du vivo allait se mourant, dans la nuit, sur le rivage, et avec lui la voix de mes souvenirs allait se mourant, dans mon âme, sur le bord du temps,—et les plus récentes images s'effacèrent les premières parmi les bruits confus du navire en voyage, du navire d'adieux et d'espérance.
On n'entendait plus qu'à peine le vivo, dans la nuit, sur le rivage, plus loin, et, plus loin aussi dans mes souvenirs, j'avais dépassé le navire, avec mon âme remontant le fleuve du temps—et ce furent les lieux quittés, l'appareil riche des sordidités sociales, et tout mon désespoir.
Le vivo n'était maintenant, dans la nuit, sur le rivage, qu'un souffle très léger, moins ouï que ressouvenu,—et soudain ce furent, par delà le passé mûr, les jours de ma jeunesse, cette autre belle sauvagerie, tôt étiolée dans l'atmosphère lourde des villes, sans que, longtemps, renonçât l'espérance.
Et puis le vivo se tut; dans la nuit tahitienne seul vibrait le vent, ouvrant larges sur la mer ses ailes,—et les voix de mon âme aussi se turent, et je me sentis perdu, doucement, perdu, amoureusement, dans le silence de la nature et de moi-même, seul à seule avec l'immensité verte et bleue—qui ne te répondra pas si tu la questionnes!—seul dans un présent d'éternité, sans avenir ni passé, sans plus d'espérance ni de désespoir.
Mes voisins sont devenus pour moi des amis. Je m'habille, je mange comme eux. Quand je ne travaille pas, je partage leur vie d'indolence et de joie, traversée de brusques passages de gravité.
Le soir, au pied des buissons touffus que domine la tête échevelée des cocotiers, on se réunit par groupes où se mêlent les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants. Les uns sont de Tahiti, les autres, des Tongas, d'autres encore, des Marquises. Les tons mats de leurs corps font une belle harmonie avec le velours des feuillages, et de leurs poitrines cuivrées sortent de vibrantes mélodies qui s'atténuent en s'y heurtant aux troncs rugueux des cocotiers. Ce sont les chants tahitiens, les iménés .
Une femme commence: sa voix s'élève, comme un vol d'oiseau, et de la première note atteint aux cimes de la gamme, puis, par de fortes modulations, s'abaisse et remonte et définitivement plane, tandis qu'autour de celle-ci les voix des autres femmes à leur tour s'envolent, pour ainsi dire, et la suivent, et l'accompagnent, fidèlement. Enfin, tous les hommes par un cri guttural et barbare, un seul, terminent en accord dans la tonique.
Quelquefois, pour chanter et pour causer, on s'assemble dans une sorte de case commune. On débute alors par une prière; un vieillard la récite d'abord, consciencieusement, et toute l'assistance la reprend en refrain. Puis on chante, ou bien on conte des histoires pour rire. Le thème de ces récits est très ténu, presque insaisissable; ce sont les détails brodés sur cette trame, subtile par sa naïveté-même, qui amusent.
Plus rarement, on disserte sur des questions sérieuses, on fait des propositions sages.
Voici celle que j'entendis, un soir, et qui ne laissa pas de me surprendre:
—Dans notre village, disait un vieillard, on voit par ci par là, des maisons qui tombent en ruines, des murs délabrés, des toits pourris, entr'ouverts, où l'eau pénètre quand par hasard il pleut. Pourquoi? Tout le monde a le droit d'être abrité. Ce n'est pas le bois, ce n'est pas le feuillage qui manquent pour confectionner des toitures. Je propose que nous mettions notre travail en commun pour construire des cases spacieuses et solides à la place de celles qui sont devenues inhabitables. Nous y donnerons tous successivement la main.
Tous les assistants, sans exception, applaudirent:—Cela est bien!
Et la motion du vieillard fut votée à l'unanimité.
" Voilà—pensai-je en rentrant, ce soir-là, chez moi—un peuple prudent et bon.
Mais, le lendemain, comme j'allais aux informations, m'enquérant d'un commencement d'exécution des travaux décidés la veille, je m'aperçus que personne n'y pensait plus. La vie quotidienne avait repris son cours, et les cases signalées par le sage conseiller restaient en ruines comme devant.
A mes questions on ne répondit que par des sourires évasifs.
Pourtant, le froncement des sourcils soulignait de significatives lignes ces vastes fronts rêveurs.
Je me retirai, plein de pensées en désordre, mais avec le sentiment que je recevais de mes sauvages une grande leçon. Certes, on avait eu raison d'applaudir à la proposition du vieillard. Peut-être avait-on raison aussi de ne point donner de suites à la résolution prise.
Pourquoi travailler? Les Dieux sont là, qui prodiguent à leurs fidèles les biens de la nature.
— Demain?
— Peut-être! et, quoi qu'il arrive, le soleil se lèvera demain comme il s'est levé aujourd'hui, bienfaisant et serein.
Est-ce là de l'insouciance, de la légèreté, de la versatilité? Serait-ce—qui sait!—de la plus profonde philosophie?-Prends garde au luxe! Prends garde d'en contracter le goût et le besoin sous prétexte de prévoyance….
La vie se fait meilleure chaque jour.
J'ai fini par comprendre assez bien la langue maorie, je la parlerai bientôt sans difficulté.
Mes voisins—trois, très proches, et les autres, nombreux, de distance en distance—me regardent comme des leurs.
Au contact perpétuel du caillou, mes pieds se sont durcis, familiarisés au sol. Mon corps, presque constamment nu, ne souffre plus du soleil.
La civilisation s'en va de moi, peu à peu.
Je commence à penser simplement, à n'avoir que peu de haine pour mon prochain,—mieux: à l'aimer.
J'ai toutes les jouissances de la vie libre—animale et humaine. J'échappe au factice, à la convention, à l'habitude. J'entre dans le vrai, dans la nature. Avec la certitude d'une suite de jours pareils au jour présent, aussi libres, aussi beaux, la paix descend en moi, je me développe normalement et je n'ai plus de préoccupations vaines.
Un ami m'est venu.
Il m'est venu de lui-même, et je puis avoir, ici, la certitude qu'il n'a obéi, en venant à moi, à aucun bas mobile d'intérêt.
C'est un de mes voisins, un jeune homme très simple et très beau.
Mes images coloriées, mes travaux dans le bois l'ont intrigué, mes réponses à ses questions l'ont instruit. Pas un jour qu'il ne vienne me regarder peindre ou sculpter…
Après si longtemps, j'ai plaisir encore au ressouvenir des sentiments vrais et réels que j'éveillais dans cette nature vraie et réelle .
Et le soir, quand je me reposais de ma journée, nous causions. Il me faisait des questions de jeune sauvage curieux des choses européennes, surtout des choses de l'amour, et plus d'une fois ses questions m'embarrassèrent.
Mais ses réponses étaient bien plus naïves encore que ses questions.
Un jour, je lui mis dans les mains mes outils et un morceau de bois: je voulais qu'il s'essayât à sculpter. Interloqué, il me considéra d'abord en silence, puis il me rendit le bois et les outils en me disant, avec simplicité, avec sincérité, que, moi, je n'étais pas comme tout le monde, que je pouvais des choses dont les autres hommes étaient incapables, que j'étais utile aux autres .
Je crois bien que Jotéfa est le premier homme au monde qui m'ait tenu ce langage,—ce langage de sauvage ou d'enfant, car il faut être l'un des deux, n'est-ce pas, pour s'imaginer qu'un artiste soit—un homme utile .
Il arriva que j'eus besoin, pour mes projets de sculpture, d'un arbre de bois de rose. Je voulais un fût plein et large.
Je consultai Jotéfa.
—Il faut aller dans la montagne, me dit-il. Je connais, à un certain endroit, plusieurs beaux arbres. Si tu veux, je te conduirai. Nous abattrons l'arbre qui te plaira et nous l'apporterons à nous deux.
Nous partîmes de bon matin.
Les sentiers indiens, à Tahiti, sont assez difficiles pour un Européen, et aller dans la montagne exige, même des naturels, un effort auquel ils ne se décident pas sans nécessité.
Entre deux montagnes qu'on ne pourrait gravir, deux hautes et droites murailles de basalte, se creuse une fissure où serpente l'eau parmi des blocs de rochers. Les infiltrations ont détaché du flanc de la montagne ces blocs pour livrer passage à une source; la source, en devenant ruisseau, les a poussés, cahotés, puis entreposés un peu plus loin: le ruisseau les y reprendra, plus tard, quand il se fera torrent, et les roulera, les charriera jusqu'à la mer. De chaque côté de ce ruisseau, fréquemment accidenté de véritables cascades, un semblant de chemin à travers des arbres pêle-mêle, arbres à pain, arbres de fer, pandanus, bouraos, cocotiers, hibiscus, goyaviers, fougères monstrueuses, toute une végétation folle et s'ensauvageant toujours davantage, s'emmêlant, se nouant, en un fouillis toujours plus inextricable à mesure qu'on remonte vers le centre de l'Ile.
Nous allions, tous les deux nus, avec le paréo blanc et bleu à la ceinture, la hache à la main, traversant maintes fois le ruisseau pour profiter d'un bout de sentier que mon guide semblait percevoir par l'odorat plutôt que par la vue, tant les herbes, les feuilles et les fleurs, en s'emparant de l'espace, jetaient sur le sol de splendide confusion.
Le silence était complet, on dépit du bruit plaintif de l'eau dans les rochers, un bruit monotone, une plainte si douce, si faible,—accompagnement de silence.
Et dans cette forêt, dans cette solitude, dans ce silence, nous étions deux,—lui, un tout jeune homme, et moi, presque un vieillard, l'âme défleurie de tant d'illusions, le corps lassé de tant d'efforts, et cette longue, et cette fatale hérédité des vices d'une société moralement et physiquement malade!
Il marchait devant moi, dans la souplesse animale de ses formes gracieuses d'androgyne. Et je croyais voir en lui s'incarner, palpiter, vivre toute cette splendeur végétale dont nous étions investis. D'elle en lui, par lui, se dégageait, émanait un puissant parfum de beauté.
Etait-ce un homme qui marchait là, devant moi? Etait-ce le naïf ami que m'avait donné l'attraction mutuelle du simple et du composé? N'était-ce pas plutôt la Forêt elle-même, la Forêt vivante, sans sexe—et tentante?
Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la différence entre les sexes est bien moins accentuée que dans nos climats. Grâce à nos artifices de ceintures et de corsets, nous avons réussi à faire de la femme un être factice, une anomalie que la nature elle-même, docile aux lois de l'hérédité, nous aide, sur le tard des races, à compliquer, à étioler, et que nous maintenons avec soin dans un état de faiblesse nerveuse et d'infériorité musculaire, en lui épargnant les fatigues, c'est à dire les occasions de développement. Ainsi modelées sur un bizarre idéal de gracilité—auquel nous restons, quant à nous, pratiquement, étrangers—nos femmes n'ont plus rien de commun avec nous, ce qui ne va peut-être pas sans de grades inconvénients moraux et sociaux.
A Tahiti, l'air de la mer et de la forêt fortifie tous les poumons, élargit toutes les épaules, toutes les hanches, et les rayons du soleil et les graviers de la plage n'épargnent pas plus les femmes que les hommes. Ils font ensemble les mêmes travaux, avec la même activité ou la même indolence. Quelque chose de viril est en elles, et, en eux, quelque chose de féminin.
Cette ressemblance des sexes facilite leurs relations, et la nudité perpétuelle, en écartant des esprits la préoccupation dangereuse du mystère, le prix qu'il prête aux "hasards heureux" et ces couleurs furtives ou sadiques de l'amour chez les civilisés, donne aux moeurs une innocence naturelle, une parfaite pureté. L'homme et la femme, étant des camarades, des amis autant que des amants, sont presque sans cesse, pour la peine comme pour le plaisir, associés, et la notion même du vice leur est interdite.
Pourquoi, et par cette atténuation même des différences sexuelles, dans l'ivresse des lumières et des parfums, s'évoquait-elle tout à coup chez un vieux civilisé, cette notion redoutable, avec le prestige du nouveau, de l'inconnu?
La fièvre me battait les tempes et mes genoux fléchissaient.
Mais le sentier était fini; pour traverser le ruisseau, mon compagnon se détourna, et, dans ce mouvement, me présenta la poitrine: l'androgyne avait disparu. C'était bien un jeune homme qui marchait devant moi, et ses yeux calmes avaient la limpide clarté des eaux.
La paix rentra aussitôt en moi.
Nous fîmes halte, un instant, et j'éprouvai une jouissance infinie, une jouissance de l'esprit plutôt que des sens, à me plonger dans l'eau fraîche du ruisseau.
— Toë toë (c'est froid), me dit Jotéfa.
—Oh non! répondis-je.
Et cette exclamation qui, dans ma pensée, correspondait, pour la conclure, à la lutte que je venais de livrer en moi-même contre toute une civilisation pervertie, au sursaut révolté de l'âme qui choisit entre la vérité et le mensonge, éveilla dans la forêt de sonores échos. Et je me dis que la Nature m'avait vu lutter, qu'elle m'entendait, qu'elle me comprenait: maintenant, à mon cri de victoire elle répondait, avec sa grande voix, qu'elle voulait bien, après l'épreuve, m'accueillir au rang de ses enfants.
Nous reprîmes notre route, et je m'enfonçai vivement dans le fourré, vivement et passionnément, comme si j'eusse espéré ainsi pénétrer au coeur-même de cette immense nature maternelle et me confondre avec ses éléments vivants.
Mon compagnon allait toujours son pas égal, les yeux toujours tranquilles. Il n'avait rien soupçonné, je portais seul le fardeau d'une mauvaise pensée.
Nous arrivions au but.
Les murs escarpés de la montagne s'étaient peu à peu évasés, et, derrière un rideau d'arbres profond, s'étendait une sorte de plateau, bien caché; mais Jotéfa connaissait l'endroit et m'y avait conduit avec une étonnante certitude.
Une dizaine d'arbres de bois de rose étendaient là leurs vastes ramures.
Nous attaquâmes à la hache le plus beau de tous, et il fallut le sacrifier tout entier pour lui dérober une branche convenable à mon projet.
Je frappais avec joie, je m'ensanglantais les mains avec la rage heureuse, l'intense plaisir d'assouvir en moi je ne sais qu'elle divine brutalité. Ce n'est pas sur l'arbre que je frappais, ce n'est pas lui que je pensais abattre. Et pourtant j'aurais volontiers écouté chanter ma hache sur d'autres troncs encore quand celui-ci fut à terre.
Et voici ce que je croyais entendre ma hache me dire dans la cadence des coups retentissants:
Coupe par le pied la Forêt tout entière! Détruis toute la Forêt du Mal, Dont les sentences furent jetées en toi par des souffles de mort, jadis! Détruis en toi l'amour de Toi-même! Détruis et arrache le mal, comme, en automne, on coupe avec la main la fleur du lotus.
Oui, bien détruit, bien fini, bien mort, désormais, le vieux civilisé. Je renaissais,—ou plutôt en moi prenait vie un autre homme, un autre, pur et fort.
Cet assaut cruel serait le suprême adieu de la civilisation: du mal. Et ce dernier témoignage des instincts dépravés qui sommeillent au fond de toutes les âmes décadentes exaltait, par le contraste, jusqu'à la sensation d'une volupté inouïe la simplicité saine de la vie dont j'avais fait, déjà, l'apprentissage. L'épreuve intérieure serait celle de la maîtrise. Je respirais avidement la pureté splendide de la lumière. Un autre homme, oui: j'étais dès lors un bon sauvage, un vrai Maorie.
Et nous nous en retournâmes, Jotéfa et moi, à Mataïéa, péniblement et paisiblement, portant notre lourd poids de rose: noa noa!
Le soleil n'était pas encore couché quand nous arrivâmes devant ma case, bien fatigués.
Jotéfa me dit:
—Païa?
Je lui répondis:
—Oui!
Et, dans le fond de mon coeur, je me répétai pour moi-même:
—Oui!
Je n'ai pas donné un coup de ciseau dans cette branche de bois de rose sans respirer, chaque fois plus fort, le parfum de la victoire et du rajeunissement: noa noa!
Par la vallée du Punaru—la grande fissure qui divise Tahiti en deux parts—on parvient au plateau de Tamanoü. De là, on peut voir le Diadème, l'Oroféna, l'Aroraï,—le centre de l'Ile.
On m'en avait parlé bien souvent comme d'un lieu merveilleux, et je formai le projet d'aller, seul, y passer quelques jours.
—Mais, la nuit, que feras-tu?
—Tu seras tourmenté par les Tupapaüs!
—Il n'est pas bon d'aller déranger les Esprits de la montagne… Il faut que tu sois fou!
Je l'étais probablement, en effet, car cette inquiète sollicitude de mes amis tahitiens ne faisait que surexciter ma curiosité.
Avant l'aube, une nuit, je m'orientai donc vers l'Aroraï.
Près de deux heures durant, je pus suivre un sentier qui longeait la rivière de Punaru, Mais ensuite je fus, à plusieurs reprises, obligé de traverser la rivière. De chaque côté, les murailles de la montagne s'élevaient, toutes droites, appuyées jusqu'au milieu de l'eau, comme sur des contre-forts, sur d'énormes quartiers de rochers.
Force me fut, en définitive, de continuer mon voyage en pleine rivière. J'avais de l'eau tantôt jusqu'aux genoux, tantôt jusqu'aux épaules.
Entre les deux murailles, qui, d'en bas, m'apparaissaient étonnamment hautes et très resserrées à leur sommet, le soleil, en plein jour, pointait à peine. A midi, dans le ciel ardemment bleu, je distinguais le scintillement des étoiles.
Vers cinq heures, le jour baissant, je commençais à me préoccuper de l'endroit où je passerais la nuit, quand j'aperçus, à droite, un hectare de terrain presque plat, où poussaient pêle-mêle les fougères, les bananiers sauvages et les bouraos. J'eus la chance de trouver quelques bananes mûres. A la hâte, je fis un feu de bois pour les cuire et ce fut mon repas.
Puis, tant bien que mal, au pied d'un arbre sur les basses branches duquel j'avais entrelacé des feuilles de bananier pour m'abriter en cas de pluie, je me couchai.
Il faisait froid et ma traversée dans l'eau me laissait grelottant.
Je dormis mal.
Mais je savais que l'aube ne tarderait pas et que je n'avais rien à craindre des hommes ni des animaux. Il n'y a ni carnassiers ni reptiles, à Tahiti. Les seuls "fauves" de l'Ile sont des porcs qui, lâchés dans la forêt, s'y sont multipliés en pleine sauvagerie. Tout au plus pouvais-je craindre qu'ils vinssent m'écorcher les jambes; je passai à mon poignet la corde de ma hache.
La nuit était profonde. Impossible de rien distinguer, sauf, tout près de ma tête, une sorte de poussière phosphorescente qui m'intriguait singulièrement. Je souris en pensant aux contes des Maories sur les Tupapaüs, ces esprits méchants qui s'éveillent avec les ténèbres pour tourmenter les hommes endormis. Leur capitale est au coeur de la montagne, que la forêt environne d'éternelles ombres. Là, ils pullulent, et leurs légions s'accroissent sans cesse des esprits de tous les morts.
Malheur au vivant qui se risque dans les lieux infestés par les démons!…
Et j'étais ce téméraire.
Aussi mes rêves furent-ils assez agités.
J'ai su, depuis, que cette poussière lumineuse émane de petits champignons d'une espèce particulière; ils poussent, dans les endroits humides, sur les branches mortes, comme celles qui m'avaient servi à faire du feu.
Le lendemain, au petit jour, je me remettais en route.
La rivière de plus en plus accidentée, ruisseau, torrent, cascade, dessinait des sinuosités étrangement capricieuses et semblait parfois revenir sur elle-même. Le sentier me manquait sans cesse, et c'était souvent des mains qu'il fallait m'aider pour avancer, passant de branche en branche à la force des poignets en touchant à peine et rarement le sol.
Du fond de l'eau, des écrevisses d'une taille extraordinaire me regardaient, semblant me dire: Que viens tu faire ici?-et des anguilles séculaires fuyaient à mon approche.
Tout à coup, à un détour brusque, j'aperçus, dressée contre la paroi du rocher qu'elle caressait, plutôt qu'elle ne s'y retenait, des deux mains, une jeune fille, nue. Elle buvait à une source qui jaillissait silencieusement de très haut dans les pierres. Quant elle eut fini de boire, lâchant le rocher, elle prit de l'eau dans ses mains, et se la fit couler entre les seins. Puis—je n'avais pourtant fait aucun bruit—comme une antilope peureuse qui, d'instinct, devine, évente l'étranger, elle pencha la tête, scrutant le fourré où je me tenais immobile. Mon regard ne rencontra pas le sien. A peine m'eut-elle aperçu qu'aussitôt elle plongea, en criant ce mot:
—Taëhaë (féroce)!
Précipitamment je regardai dans la rivière: personne, rien—qu'une énorme anguille qui serpentait entre les petits cailloux du fond.
Non sans difficulté ni fatigue, je parvins enfin tout près de l'Aroraï, le sommet de l'Ile, la montagne formidable et sacrée.
C'était le soir, la lune se levait, et, en la regardant qui enveloppait mollement de ses lueurs légères le front rude du mont, je me rappelai la fameuse légende:
Paraü Hina Téfatou (Hina disait à Téfatou)…
la légende très ancienne que les jeunes filles récitent volontiers, le soir, à la veillée, et à laquelle pour théâtre elles assignent le lieu même où j'étais.
Et je crus voir:
Une tête puissante d'homme divin, la tête du héros à qui la Nature a conféré l'orgueil conscient de toutes ses forces, un glorieux visage de géant, brisant les dernières lignes de l'horizon, et comme au seuil du monde; une femme caressante et faible saisit doucement le Dieu aux cheveux et lui parle:
—Faites revivre l'homme quand il sera mort…
Et les lèvres courroucées, mais non cruelles, du Dieu vont s'ouvrir pour répondre:
—L'homme mourra .
PAPÉMOË [Source mystérieuse.]
_Le grand Arbre autrefois fier de sa frondaison, L'Arbre mort maintenant, vert seulement de lierre, Jette d'un geste aigu l'ombre inhospitalière D'un écueil sur la mer de glèbe et de gazon.
O matin! L'Amour darde ses traits de lumière Aux hommes endormis parmi la fenaison Et la voix des enfants enchante la clairière Mais l'Arbre humilié désole l'horizon.
Chant des oiseaux et leur rythmique ondoiement d'ailes! Hymne du moissonneur aux semences fidèles!
Tout est beauté, tout est bonté, tout est clarté; Le ciel rit doucement à la plaine infinie D'où monte comme un vaste arôme d'harmonie—Mais l'Arbre mort se dresse, et tout est dévasté._
_Par ici, bûcheron, avec ta hache claire! Viens accomplir l'oeuvre d'amour et de colère!
Avec l'amour et la colère de l'acier Frappe au pied le grand Arbre, ô jeune justicier!
Avec l'assentiment des Dieux et de ta force Abats le géant mort sous sa stérile écorce!
Brise les rameaux secs! Romps les flancs vermoulus! Frappe le coup suprême au coeur qui ne bat plus!
Eblouis du plein jour la foule ténébreuse Des démons accroupis dans la carcasse creuse!
Ils jetteront sur toi des cris horribles: ris, Car un Dieu est dans ta main droite, de leurs cris!
Et s'ils prennent pour t'attendrir des voix touchantes Poursuis ta tâche et plus haut qu'eux toi-même chante!
Avec l'amour et la colère de l'acier Détruis l'Arbre funeste, ô jeune justicier!
Et que l'infini vibre et que le ciel s'atteste Au vaste et circulaire élan bleu de ton geste!_
_Au premier coup que triste on entendit gémir Dans l'Arbre de passé la voix du souvenir Vibrant du loin des jours à l'émoi des murmures! Et que pâlit la nue à travers les ramures S'entrechoquant comme des bras décharnés, noirs, Dans la folie et la fureur du désespoir! Et que perdit l'éclat gai de sa robe verte Le gazon où tombait la multitude inerte Des menus rameaux morts, au premier choc brisés! De pesants relents soudain volatilisés Chargeaient l'air, et dans le ciel s'éveillait l'orage. Mais le bûcheron bûcheronnait avec rage, Une chanson légère aux dents et une fleur, Et sa hache était, dans la surhumaine ampleur De l'effort, l'aile d'un ange qui font des nues. Du faîte jusqu'en les profondeurs inconnues Où son orgueil des anciens temps fut implanté Tout l'Arbre frémissait sous les coups répétés. Ce n'était maintenant dans le mort titanique Que l'unique rumeur pathétique et panique Du million de cris des monstres dont ses flancs Se peuplèrent et qui dardaient leurs yeux sanglants, Avec des plaintes et des menaces rugies, A l'entaille toujours par la hache élargie. Cris rauques de la haine, aigres cris de la peur:
Malheur! Meure le profanateur!
C'est ici notre empire et la Nuit.
Arrière! Nous sommes ce qu'on fuit,
Les vers nourris de sang corrompu,
Gorgés toujours et jamais repus,
Les désirs rampants au fond des coeurs,
Tout ce qu'on cache et tout ce qu'on fuit,
Les larves obscènes de la Nuit,
Toute la Haine et toute la Peur,
Tout ce qu'on fuit et tout ce qu'on cache!
Arrière! Arrière! Epargne l'horreur
Du soleil aux larves de la Nuit!
Crains-nous, la Haine! Crains-nous, la Peur!
Malheur! Meure le profanateur!
_Et des griffes grinçaient sur l'acier de la hache. Mais le bûcheron bûcheronnait sans rien voir, Sans rien entendre, simple et faisant son devoir. Soudain cessèrent les cris et, magicienne, Une voix seule, belle en sa grâce ancienne, Délicieusement, mélancoliquement, Chanta ces vers sur un rythme triste et charmant:
Je fus touché par les années
Avant que par ta main cruelle!
Vois: les sévères destinées
M'ont meurtri de leurs fortes ailes.
Vois: la fin de l'Arbre est prochaine
Et le crime était inutile,
Vois: c'est un mourant que ta haine,
Enfant sacrilège, mutile.
Vois! la pitié du temps oublie
Le vieux, l'unique, le suprême
Témoin de forêts abolies:
O fils de l'aube, fais de même!
J'étais la bonté de la terre
Aux jours heureux de tes ancêtres,
Ecoute le vieux solitaire
Demander grâce aux nouveaux maîtres.
Ecoute et vois: mille ans de gloire
Consacrent mes tremblantes branches.
Respecte les ramures noires
Comme les chevelures blanches.
Tes pères à mon ombre auguste
Sont nés. Jeune homme à la main rude.
Du fond de leur tombeau ces justes
Maudissent ton ingratitude.
Mon abri leur fut tutélaire
Quand les nuages étaient sombres;
Dans la chaleur des heures claires
Ils aimaient dormir à mon ombre.
L'amour y commença le rêve
Que la science y vint poursuivre
Et c'est aux sources de ma sève
Qu'ils ont bu l'ivresse de vivre.
Car l'homme à l'arbre qu'il torture
Doit la paix, la force et la joie.
C'est moi le mât et la toiture!
C'est moi dans l'âtre qui flamboie!
J'attire sur moi la tempête
Et, Muse tour à tour et Mire,
J'inspire les chants du poète
Et l'air guérit que je respire.
Le vent dans ma tête sonore
A rendu d'illustres oracles,
Et le crépuscule et l'aurore
Y font encore leurs miracles.
Sonne l'heure, soit! je succombe.
Mais je veux une fin sublime:
Les Dieux m'ont destiné pour tombe,
Creusé par la foudre, un abîme!
La Hache se levant et retombant toujours Répondait gravement à coups égaux et lourds:
Périsse la Mort et vive la Vie!
Non pas la pitié, mais l'horreur t'oublie:
Retourne à la nuit, messager d'effroi,
Car l'odeur du mal émane de toi.
Car tu n'as plus rien de l'aïeul splendide
Qui verdoyait clair sur le ciel limpide,
Debout dans sa grâce et dans sa vigueur,
Somptueux bouquet d'une seule fleur.
On le vénérait, lui, l'Ancien, le Sage!
Ses rameaux puissants, sur le paysage
A leur ombre sûre au loin abrité,
Avec la fraîcheur versaient la bonté.
Quel Dieu malfaisant, par quelle nuit morne,
Dressa ton opprobre, ô fatale borne
Que la peur signale et signe le deuil,
Aux lieux où fleurit tant de juste orgueil!
Il ne sort de toi que bruits de mensonges.
Des exhalaisons putrides de songes
Empoisonnent l'air que tu respiras.
La haine et la peur ont crispé tes bras.
La haine et la peur suintent dans tes plaies.
Tu blesses le jour et tu nous effraies
Comme une menace et comme un affront
Dont nous portons tous le stigmate au front.
Périsse la Mort et vive la Vie!
Tu tins trop longtemps la plaine asservie
A l'autorité d'un passé nié
Par ton propre spectre, Arbre humilié.
On tremble à ton ombre, à ton ombre on n'ose
Pas vivre, l'homme est devenu morose,
L'amante mendie en vain des baisers
Et les frères ont été divisés.
Et plusieurs ont clos leur maison, de crainte
Que ton ombre entrât par la porte sainte
Et soufflât la mort sur les purs flambeaux
Que l'amour allume entre les berceaux.
Tu ne tiens debout que par l'artifice
Des démons, ô leur funeste complice,
Qui vont aiguiser, la nuit, s'évadant,
Sur l'enfant qui dort leur griffe et leur dent.
Mais moi, pénétrant dans ta pourriture,
Je délivrerai l'homme et la nature
De l'Arbre stérile et des vils esprits.
Le mort et le mal sont en toi: péris!
Afin que l'espoir dans les coeurs renaisse!
Afin qu'il y ait une autre jeunesse,
De nouvelles fleurs, encore un été,
Et que l'Amour règne avec la Beauté!
Périsse la Mort et vive la vie!
Je frappe et je suis sourde. Pleure, crie,
L'oeuvre est faite! L'aube a vaincu la nuit
Et l'Arbre de la Science est détruit._
_Dans la plaine et les monts, dans la mer et les îles, Et bien loin au fond des sept lieux dans l'au delà, Quand sur sa base enfin le géant oscilla, Un cri vibra de joie et d'attente fébriles;
Et quand, laissant dans l'air l'écho râlé d'un glas, Il accabla le sol de sa grandeur stérile, La tempête fondit sur le mort et de mille Promptes flèches de foudre et de sang le cribla:
Cependant que du tronc fuyait la foule affreuse Des démons expirants dont les voix douloureuses Clamaient vers la clarté:—Le Dieu Pan est vivant!
Et que du pied de l'Arbre une source soudaine Jaillissait, radieuse, amoureuse, sereine, Et déjà s'y mirait l'or du soleil levant._
_Source cimmérienne! Eau lustrale! Eau divine! Source de vérité, ton éclat m'illumine. Source de volupté, tes conseils sont les vrais. Je t'écoute et ta voix m'enseigne les Secrets, Source mystérieuse, eau divine, eau lustrale!
Voici que sur tes bords l'antique pastorale Refleurit, libre et calme et gaie.—O je boirai Pour purifier mon coeur à ton flot sacré! Ta fraîcheur sur mon front, sur mes mains sur mes lèvres. Pour les guérir du feu des maléfiques fièvres! Ta fraîcheur sur mes yeux afin qu'ils puissent voir La vie ancienne réfléchie en ton miroir, La vie humaine au soleil jeune épanouie, La vie heureuse, la vie humaine, la Vie! Voici.—Par groupes et par couples, librement, Groupes rieurs, couples graves, d'amis, d'amants, Foulant de pas égaux et lents l'herbe odorante. Ils vont, foyers vivants de lumière vibrante, Et fastueusement vêtus de seul soleil, A la source, qui rit son frais rire vermeil Et s'enivre d'être claire comme la joie, Baigner leurs corps où l'or pourpré du sang flamboie.
Et l'aurore médite au front du Dieu pensif, Solidement assis dans son orgueil massif, Majestueux monceau de siècles et de pierres Qui dresse à l'horizon son horreur familière Pour rappeler à l'homme aisément oublieux Qu'il se souvienne de faire leur part aux Dieux Et leur offre à cueillir la fleur de son extase. Car cette ardeur inextinguible qui l'embrase Lui vient d'eux et vers eux doit retrouver son cours Selon la loi de bienfaisante parabole Qui régit les destins, les amours et les jours. Ainsi l'aurore sur le front dur de l'idole Inscrit en s'y jouant l'éternelle leçon:—Si de ton propre sang libéral échanson Tu nous le verses dans la coupe de tes veines Le vin débordera toujours la coupe pleine Et ta gloire sera le prix de ta vertu; Il tarira dans ton coeur avare si tu Refuses de payer la rançon légitime.
Et soudain—gloire à toi, radieuse victime!—Des orbites du Dieu un éclair jaillissant Rouge frappe à la tête et couronne de sang Un jeune homme, entre tous le plus beau. Il frissonne Dans la lumière divine qui l'environne, Il se lève, et tous voient de son front, de son coeur Rayonner les traits du soleil intérieur Qui dans l'intime orgueil du juste le désigne Avant qu'un Dieu le montre et le proclame digne.
Et de la tête éblouissante du Témoin, Sur la plaine et la mer et les îles, au loin, Jusqu'au fond des sept cieux tumultueux naguère, A l'infini se propage l'âme en lumière Qui demain hors du nombre et du temps vibrera Dans le midi profond des yeux de Taora. Et tous les vivants sur cette grande figure Admirent la splendeur de leur gloire future, Et la nécessité heureuse de la mort Exalte la joie et l'amour au coeur des forts. L'élu est acclamé, l'idole est saluée. Puis une extase tendre et du ciel influée Jette aux bras des amants les amantes tandis Que l'âme élémentaire de ce paradis, La Fontaine Voluptueuse et Véridique Chante aux Dieux réjouis son sublime cantique.
Iméné! C'est partout l'odeur et la couleur Du sang! C'est partout la beauté du sang vainqueur! C'est lui qu'on voit, c'est lui qu'on sent, c'est lui qu'on touche, C'est lui qui rit dans les blessures et les bouches, Impatient d'agir, empressé de s'offrir, Ivre de sacrifice autant que de plaisir, Et ses effluves font sur la nature comme Un rideau d'or roux qu'elle tient des mains de l'homme. C'est partout la chaleur du sang qui fuse et luit! Il arrose la terre et saigne dans les fruits. Il décore la mer et c'est lui qui s'allume Aux roses des coraux, épanouis d'écume. Et son odeur, avec la sieste, avec le soir, De la fontaine où les femmes viennent s'asseoir, Dénouant les plis frais de l'onde sur leurs hanches, S'exhale et largement dans la brise s'épanche Et se mêle au senteurs amères du santal._
_O nouvelle beauté de l'Autrefois vital! O sur ce bord de l'infini marchant sans peine, Simple, vivre la vie ancienne, heureuse, humaine! O libre, sans souci de demain et d'hier, Se donner! Se donner comme l'eau, comme l'air! Mirer le monde en soi, rayonner dans les choses, Avoir pour âme l'âme héroïque des roses!
Ah, source d'Autrefois qui chantes, je t'entends, Source mystérieuse, eau divine des temps, Et maintenant que sur la plaine et sur mon âme L'Arbre maudit ne verse plus son ombre infâme—Remords et désirs, mots et fumée—occident—Je viens à toi, l'esprit calmé, le coeur ardent, Déjà riche de tes bienfaits. Mère, ô Nature, Pour t'offrir fièrement l'âme que tu fis pure.
O Rêve oriental de Vivre! O donne-moi Asile au jardin clair du Nouvel Autrefois, Dans la patrie où j'ai choisi ma destinée. Au bord des flots où cette âme réelle est née, Où, dans la vérité et dans la volupté, Tout est beauté—tout est bonté—tout est clarté._
Depuis quelque temps, je m'étais assombri. Mon travail s'en ressentait. Il est vrai que beaucoup de documents essentiels me faisaient défaut; je m'irritais de me voir réduit à l'impuissance en face des plus passionnants projets d'art.
Mais c'est la joie surtout qui me manquait.
Il y avait plusieurs mois que je m'étais séparé de Titi, plusieurs mois que je n'entendais plus ce babil puéril et chantant de la vahiné me faisant sans cesse, à propos des mêmes choses, les mêmes questions, auxquelles je répondais invariablement par les mêmes histoires.
Et ce silence ne m'était pas bon.
Je me décidai à partir, à entreprendre autour de l'Ile un voyage dont je ne m'assignais pas d'une façon précise le terme.
Tandis que je faisais mes préparatifs—quelques paquets légers pour les besoins de la route—et que je mettais en ordre mes études, mon voisin et propriétaire, l'ami Anani, me regardait avec des yeux inquiets. Après de longues hésitations, des gestes commencés, inachevés, et dont la signification très claire m'amusait et me touchait tout à la fois, il se décida enfin à me demander si je me disposais à m'en aller.
—Non, lui dis-je, je vais faire une promenade de quelques jours seulement. Je reviendrai.
Il ne me crut pas et se mit à pleurer.
Sa femme vint le rejoindre et me dit qu'elle m'aimait, que je n'avais pas besoin d'argent pour vivre parmi eux, qu'un jour, si je voulais, je pourrais reposer pour toujours— là : elle me montrait, près de sa case, un tertre, décoré d'un arbrisseau.
Et j'eus tout à coup le désir de reposer pour toujours— là . Du moins personne, l'éternité durant, ne viendrait m'y déranger…
—Vous autres, Européens, ajouta la femme d'Anani, vous êtes étranges! Vous venez, vous promettez de rester, et quand on vous aime vous partez! C'est pour revenir, assurez-vous; mais vous ne revenez jamais.
—Eh bien! je puis jurer, moi, que mon intention est de revenir, cette fois . Plus tard (je n'osai mentir), plus tard, je verrai.
Enfin on me laissa partir.
M'écartant du chemin qui suit le bord de la mer, je prends un étroit sentier, à travers un fourré profond. Le sentier me conduit assez loin dans la montagne, et j'atteins, au bout de quelques heures, une petite vallée dont les habitants vivent à l'ancienne mode maorie.
Ils sont heureux et calmes. Ils rêvent, ils aiment, ils sommeillent, ils chantent,—ils prient, et il ne semble guère que le christianisme ait pénétré jusqu'ici. Je vois distinctement, bien qu'en réalité elles aient depuis longtemps disparu, les statues de leurs divinités. Statues d'Hina, surtout, et fêtes en l'honneur de la déesse lunaire! L'Idole, d'un seul bloc, a dix pieds d'une épaule à l'autre et quarante pieds de hauteur. Sur la tête elle porte, en forme de bonnet, une pierre énorme, de couleur rougeâtre. Autour d'elle on danse selon les rites d'autrefois— matamua —et le vivo varie sa note, claire et gaie, mélancolique et sombre, selon la couleur des heures …
Je continue ma route.
A Taravao—le district le plus éloigné de Mataïéa, à l'autre extrémité de l'Ile—un gendarme me prête son cheval, et je file sur la côte est, peu fréquentée des Européens.
A Faoné, petit district qui précède celui, plus important, d'Itia, je m'entends interpeller par un indigène:
—Hé! l'homme qui fais des hommes! (il sait que je suis peintre…) Haëré maï ta maha! (Viens manger avec nous: la formule tahitienne de l'hospitalité).
Je ne me fais pas prier, tant le sourire qui accompagne l'invitation est engageant et doux.
Je descends de cheval. Mon hôte prend la bête par la bride et l'attache à une branche, sans aucune marque de servilité, simplement et avec adresse.
Et nous entrons ensemble dans une case où sont réunis des hommes et des femmes, assis à terre, causant et fumant. Autour d'eux, des enfants jouent et bavardent.
—Où vas-tu? me demande une belle Maorie d'une quarantaine d'années.
—Je vais à Itia.
—Pour quoi faire?
Je ne sais quelle idée me traversa l'esprit, ou peut-être disais-je bien le but réel, secret jusqu'alors pour moi-même, de mon voyage:
—Pour y chercher une femme, répondis-je.
—Il y en a beaucoup à Faoné, et des jolies. Tu en veux une?
—Oui.
—Eh bien! si elle te plaît, je vais t'en donner une. C'est ma fille.
—Est-elle jeune?
—Oui.
—Est-elle jolie?
—Oui.
—Est-elle bien portante?
—Oui.
—C'est bien, va me la chercher.
La femme sortit.
Un quart d'heure après, et tandis qu'on apportait le repas—maïoré, bananes sauvages et crevettes—elle rentra, suivie d'une jeune fille qui tenait un petit paquet à la main.
A travers la robe, en mousseline rose très transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons se dressaient, drus, à la poitrine. C'était une grande enfant, élancée, vigoureuse, d'admirables proportions. Mais je ne reconnus pas sur son beau visage le type que, jusqu'alors, j'avais vu partout régner dans l'Ile. Sa chevelure aussi était exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil, tout cela faisait une orgie de chromes.-On me dit qu'elle était originaire des Tongas.
Je la saluai, elle sourit et s'assit à mon côté.
—Tu n'as pas peur de moi? lui demandai-je.
— Aïta.
—Veux-tu habiter ma case, toujours?
— Eha (oui).
—Tu n'a jamais été malade?
— Aïta.
Ce fut tout.
Le coeur me battait, pendant que la jeune fille, impassible, rangeait à terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m'étaient offerts. Je mangeai de bon appétit, mais j'étais préoccupé, troublé profondément. Cette enfant, d'environ treize années (dix-huit ou vingt ans d'Europe) me charmait et m'intimidait, m'effrayait presque. Que pouvait-il se passer dans cette âme? Et c'était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat où j'avais tous les avantages, mais si hâtivement conçu et conclu!
Peut-être—pensais-je—la mère a-t-elle ordonné, exigé. Peut-être est-ce un marché qu'elles ont débattu entre elles…
Je me rassurai en reconnaissant dans la physionomie de la jeune fille, dans ses gestes, dans son attitude, les signes très nets d'indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race. Et ma confiance fut entière et inébranlable quand, après l'avoir bien étudiée, je vis en elle l'expression, claire jusqu'à l'évidence, de sérénité qui accompagne toujours chez les êtres jeunes une action honorable, louable.—Mais le pli moqueur de sa bouche, du reste bonne et sensuelle, tendre, m'avertissait que tous les dangers de l'aventure étaient pour moi, non pour elle…
Je n'oserais dire qu'en franchissant le seuil de la case je n'avais pas le coeur serré d'une étrange et très poignante angoisse.
L'heure du départ était venue. Je montai à cheval.
La jeune fille suivit derrière. Sa mère, un homme, deux jeunes femmes—ses tantes, disait-elle—suivirent aussi.
Nous revenions à Taravao, à neuf kilomètres de Faoné.
Après le premier kilomètre, on me dit:
— Parahi téié (ici arrête-toi).
Je descendis de cheval et nous pénétrâmes tous les six dans une grande case proprement tenue, presque riche,—des richesses de la terre: de jolies nattes sur du foin.
Un ménage encore jeune et d'une extrême bonne grâce y habitait. Ma fiancée s'assit à côté de la femme et me la présenta:
—Voici ma mère.
Puis, en silence, on versa dans un gobelet de l'eau fraîche, dont nous bûmes tous à la ronde, gravement, comme s'il se fût agi de quelque rite d'une religion familiale.
Après quoi, celle que ma fiancée venait de désigner comme sa mère me dit, le regard ému, les paupières humides:
—Tu es bon?
Je répondis, non sans trouble, après avoir fait mon examen de conscience:
—Je l'espère.
—Tu rendras ma fille heureuse?
—Oui.
—Dans huit jours, qu'elle revienne. Si elle n'est pas heureuse, elle te quittera.
Je consentis du geste. Le silence se fit. Il semblait que personne n'osât le rompre.
Enfin nous sortîmes et, de nouveau à cheval, je repartis, toujours suivi de mon escorte.
Chemin faisant, nous rencontrâmes plusieurs personnes qui connaissaient ma nouvelle famille. Elles étaient déjà informées de l'événement, et, en saluant la jeune fille, elles lui disaient:
—Eh! quoi? Tu est maintenant la vahiné d'un français? Sois heureuse.
Un point m'inquiétait. Comment Téhura (ainsi se nommait ma femme) avait-elle deux mères?
J'interrogeai donc celle qui, la première, me l'avait offerte:
—Pourquoi m'as tu menti?
La mère de Téhura me répondit:
—Je n'ai pas menti. L'autre aussi est sa mère, sa mère nourricière.
A Taravao, je rendis au gendarme son cheval, et là se produisit un incident désagréable. La femme du gendarme, une Française, sans malice, mais sans finesse, me dit:
—Comment! vous ramenez avec vous une "gourgandine"?
Et ses yeux furieux déshabillaient la jeune fille, qui opposait une indifférence altière à cet injurieux examen.
Je regardai, un instant, le spectacle symbolique que m'offraient ces deux femmes: la floraison nouvelle et la saison stérile, la foi et la loi, la nature et l'artifice. C'étaient aussi deux races en présence, et j'eus honte de la mienne. Je souffris de la voir si petite et si intolérante, si incompréhensive,—et je m'en détournai vite pour réchauffer et réjouir mon regard à l'éclat de l'autre, de cet or vivant que j'aimais déjà.
Les adieux de famille se firent à Taravao, chez le Chinois, qui là vend de tout, des liqueurs frelatées et des fruits, des étoffes et des armes, des hommes et des femmes, et des bêtes.
Nous primes, ma femme et moi, la voiture publique, qui nous déposa, vingt-cinq kilomètres plus loin, à Mataïéa-chez moi.
Ma femme était peu bavarde, à la fois rieuse et mélancolique, surtout moqueuse.
Nous ne cessions guère de nous étudier, réciproquement, mais elle me demeurait impénétrable et je fus vite vaincu dans cette lutte.
J'avais beau me promettre de me surveiller, de me dominer, pour rester un témoin perspicace, mes nerfs n'étaient pas longs à l'emporter sur les plus déterminées résolutions,—et je fus en peu de temps, pour Téhura, un livre ouvert.
A mes dépens, en quelque sorte, et sur ma propre personne, je vérifiais ainsi le profond écart qui sépare une âme océanienne d'une âme latine, et particulièrement d'une âme française. L'âme maorie ne se livre pas tout de suite. Il faut beaucoup de patience et d'étude pour arriver à la posséder. Encore, même alors qu'on croit la connaître à fond, vous déconcerte-t-elle brusquement par les "sautes" les plus imprévues. Mais, tout d'abord, c'est l'Enigme elle-même, ou plutôt une série indéfinie d'énigmes. Au moment où l'on croyait la saisir, elle est loin, inaccessible, incommunicable, enveloppée de rire et de changement. Puis, quand elle veut, elle se rapproche, pour échapper encore dès qu'on lui laisse voir la moindre apparence de certitude. Et, pendant qu'intrigué de ses dehors vous cherchez sa vérité intime sans penser à jouer un personnage, elle vous examine avec une tranquille assurance, du fond de son perpétuel rire et de cette insouciante légèreté, moins réelle qu'apparente, peut-être.
Pour mon compte, je renonçai tôt à des calculs qui m'empêchaient de jouir de ma vie. Je me laissai vivre, simplement, attendant de la suite des jours, avec confiance, les révélations que les premiers instants me refusaient.
Une semaine s'écoula ainsi, pendant laquelle je fus d'une "enfance" qui m'était à moi-même inconnue.
J'aimais Téhura et je le lui disais, ce qui la faisait rire: elle le savait bien!
Elle semblait, en retour, m'aimer, et ne me le disait point:—mais quelquefois, la nuit, des éclairs sillonnaient l'or de la peau de Téhura….
Le huitième jour—il me semblait que nous venions d'entrer pour la première fois ensemble dans ma case—Téhura me demanda la permission d'aller voir sa mère, à Faoné. Chose promise.
Je me résignai tristement, et, nouant dans son mouchoir quelques piastres pour qu'elle pût payer les frais du voyage et porter du rhum à son père, je la conduisis à la voiture publique.
J'eus le sentiment d'un adieu sans retour.
Les jours qui suivirent furent pénibles. La solitude me chassait de ma case et les souvenirs m'y rappelaient. Je ne pouvais fixer ma pensée à aucune étude…
Une semaine encore s'écoula, et Téhura revint.
Alors commença la vie pleinement heureuse. Le bonheur et le travail se levaient ensemble, avec le soleil, radieux comme lui. L'or du visage de Téhura inondait de joie et de clarté l'intérieur du logis et le paysage alentour. Elle ne m'étudiait plus, je ne l'étudiais plus. Elle ne me cachait plus qu'elle m'aimait, je ne lui disais plus que je l'aimais. Nous vivions tous deux si parfaitement simples!
Qu'il était, bon, le matin, d'aller nous rafraîchir dans le ruisseau voisin,—comme faisaient, j'imagine, au Paradis, le premier homme et la première femme!
Paradis tahitien, navé navé fénua ,—terre délicieuse!
Et l'Eve de ce paradis se livre de plus en plus, docile, aimante. Je suis embaumé d'elle: noa noa! Elle est entrée dans ma vie à son heure. Plus tôt, je ne l'aurais peut-être pas comprise, et plus tard, c'eût été bien tard. Aujourd'hui, je la comprends comme je l'aime, et par elle je pénètre enfin dans des mystères qui, jusqu'ici, me restaient rebelles. Mais, pour l'instant, mon intelligence ne raisonne pas encore mes découvertes, je ne les classe pas dans ma mémoire. C'est à ma sensibilité que Téhura confie tout ce qu'elle me dit. C'est dans mes sensations et dans mes sentiments que je retrouverai, plus tard, ses paroles inscrites. Elle me conduit ainsi, plus sûrement que je n'y pourrais parvenir par toute autre méthode, à la pleine compréhension de sa race,—par l'enseignement quotidien de la vie.
Et je n'ai plus conscience des jours et des heures, du mal, du bien. La bonheur est si étranger au temps qu'il en supprime la notion. Je sais seulement que tout est bien, puisque tout est beau.
Et Téhura ne me trouble pas du tout, quand je travaille ou quand je rêve. D'instinct, alors, elle se tait. Elle sait très bien quand elle peut me parler sans me déranger,—et nous causons d'Europe et de Tahiti, et de Dieu, et des Dieux. Je l'instruis. Elle m'instruit.
Je fus obligé d'aller pour un jour à Papeete.
J'avais promis de revenir le soir même; mais la voiture que je pris me laissa à moitié route, je dus faire le reste à pied et il était une heure du matin quand je rentrai.
En ouvrant la porte, je m'aperçus avec un serrement de coeur que la lumière était éteinte. La chose n'avait pourtant rien de surprenant; nous ne possédions, pour le moment, que très peu de luminaire, et la nécessité de renouveler notre provision avait compté parmi les motifs de mon absence. Mais je tressaillis d'une brusque sensation d'appréhension, de défiance, que je pris pour un pressentiment: sûrement, l'oiseau s'était envolé…
Vite, je frottai des allumettes et je vis…
Immobile, nue, couchée à plat ventre sur le lit, les yeux démesurément agrandis par la peur, Téhura me regardait et semblait ne pas me reconnaître. Moi-même, je restai quelques instants dans une étrange incertitude. Une contagion émanait de la terreur de Téhura. J'avais l'illusion qu'une lueur phosphorescente coulât de ses yeux au regard fixe. Jamais je ne l'avais vue si belle, jamais surtout d'une beauté si émouvante. Et puis, dans ces demi-ténèbres, à coup sûr peuplées, pour elle, d'apparitions dangereuses, de suggestions équivoques, je craignais de faire un geste qui portât au paroxysme l'épouvante de l'enfant. Savais-je ce qu'à ce moment-là j'étais pour elle? si elle ne me prenait pas, avec mon visage inquiet, pour quelqu'un des démons et des spectres, des Tupapaüs dont les légendes de sa race emplissent les nuits sans sommeil? Savais-je, même, qui elle était, en vérité? L'intensité de l'effroi qui la possédait, sous l'empire physique et moral de ses superstitions, faisait d'elle un être si étranger à moi, si différent de tout ce que j'avais pu voir encore!
Enfin elle revint à elle, m'appela, et je m'évertuai à la raisonner, à la rassurer, à lui rendre confiance.
Elle m'écoutait, boudeuse, puis avec une voix où les sanglots tremblaient:
—Ne me laisse plus seule ainsi, sans lumière…
Mais, la peur à peine endormie, la jalousie s'éveille:
—Qu'as-tu fait à la ville? Tu es allé voir des femmes, de celles qui vont au marché boire et danser, et qui se donnent aux officiers, aux matelots, à tout le monde…
Je ne me prêtai pas à la querelle, et cette nuit fut douce,—une douce et ardente nuit, une nuit des tropiques.
Téhura était tantôt très sage et très aimante, tantôt très folle et très frivole. Deux être contraires—sans compter beaucoup d'autres, indéfiniment variés—en un, qui se démentaient mutuellement et se succédaient à l'improviste avec la plus étourdissante rapidité. Elle n'était pas changeante, elle était double, et triple, et multiple: l' enfant d'une race vieille .
Un jour, l'éternel juif-colporteur—il écume les îles comme les continents—arrive dans le district avec une boîte de bijoux en cuivre doré.
Il étale sa marchandise; on l'entoure.
Une paire de boucles d'oreilles circule de mains en mains. Tous les yeux de femmes brillent, toutes la désirent.
Téhura fronce les sourcils et me regarde. Ses yeux me parlent très clairement. Je fais semblant de ne pas comprendre.
Elle m'attire dans un coin:
—Je la veux.
Je lui fais observer qu'en France cette niaiserie n'aurait aucune valeur, que c'est du cuivre .
—Je la veux!
—Mais quoi? Payer vingt francs une pareille saleté! Ce serait folie.
Non.
—Je la veux!
Et, avec une volubilité passionnée, les yeux pleins de larmes:
—Allons! tu n'auras pas honte de voir ce bijou aux oreilles d'une autre femme? Déjà un tel parle de vendre son cheval pour offrir la paire de boucles à sa vahiné!
Je ne peux me résigner à cette sottise. Je refuse pour la seconde fois.
Téhura me regarde encore, fixement, sans plus rien dire, et pleure.
Je m'éloigne, je reviens, je donne les vingt francs au Juif-et le soleil reparaît.
Deux jours après, c'était dimanche. Téhura fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés au soleil, et finalement frottés d'huile parfumée; la belle robe, un de mes mouchoirs à la main, une fleur a l'oreille,—les pieds nus: elle part pour le temple.
—Et les boucles? lui dis-je.
Téhura fait une moue de dédain:
— C'est du cuivre !
Et, en éclatant de rire, elle franchit le seuil de la case et s'en va, brusquement redevenue grave.
A l'heure de la sieste, dévêtus, simples, nous sommeillons, ce jour-là comme les autres jours, côte à côte,—ou nous rêvons. Peut-être, dans son rêve, Téhura voit-elle briller d'autres boucles d'oreilles.
Moi, je voudrais oublier tout ce que je sais et dormir toujours….
Dieu sait quel jour de l'année—il faisait beau, ce qui ne distingue pas un jour dans l'année tahitienne—nous nous mîmes en tête, un matin, d'aller visiter des amis qui avaient leur case à dix kilomètres, à peu près, de la nôtre.
Partis à six heures, nous fîmes à la fraîche le chemin, assez, vivement, puisque nous étions arrivés à huit heures.
On ne nous attendait pas: grande joie, et, les embrassades terminées, on se mit, pour nous faire fête, en quête d'un petit cochon. Le meurtre fut accompli. Au cochon deux poules furent ajoutées. Une superbe pieuvre prise le matin-même, quelques taros et des bananes complétèrent le menu d'un repas copieux et appétissant.
Je proposai, pour attendre midi, d'aller aux grottes de Mara, que j'avais bien souvent vues de loin sans que jamais encore l'occasion se fût offerte de les visiter.
Trois jeunes filles, un jeune garçon, Téhura et moi, toute une petite bande joyeuse, nous eûmes bientôt brûlé l'étape.
Du bord de la route, on prendrait la grotte, presque entièrement cachée par des goyaviers, pour un simple accident du rocher, une fissure un peu plus nette que les autres. Mais écartez les branches, laissez-vous glisser d'un mètre en hauteur: plus de soleil, on est dans une sorte de caverne, dont le fond suggère l'idée d'une petite scène de théâtre, au plancher très rouge, distante, en apparence, d'une centaine de mètres. Sur l'une et l'autre parois, d'énormes serpents semblent s'allonger avec lenteur pour venir boire à la surface du lac intérieur: ce sont des racines qui se font jour dans les crevasses du roc.
—Si nous prenions un bain?
On me répond que l'eau est trop froide; puis, de longs conciliabules à l'écart, et des rires qui m'intriguent.
J'insiste: enfin, les jeunes filles se décident, quittent leurs légers vêtements, et les paréos à la ceinture, nous voilà tous à l'eau.
Ce n'est qu'un cri général:
—Toë toë!
L'eau clapote et ses bruits se répercutent en mille échos qui répètent: toë toë!
—Viens-tu avec moi? dis-je à Téhura en lui montrant le fond.
—Tu es fou? Là bas, si loin! Et les anguilles? On ne va jamais là.
Et ondulante, gracieuse, elle se jouait sur le bord, comme une jeune personne très fière de savoir si bien nager. Mais moi aussi, je sais très bien nager, et, quoiqu'il m'en coûtât un peu de m'aventurer tout seul, je me dirigeai vers le fond.
Par quel étrange phénomène de mirage semblait-il s'éloigner de moi à mesure que je m'efforçais de l'atteindre? J'avançais toujours et, de chaque côté, les grands serpents me regardaient avec ironie. Un instant, je crus voir flotter une grosse tortue; la tète émergea même de l'eau, et je distinguai deux yeux brillants et fixes qui me défiaient.—Folies! pensai-je: les tortues de mer ne séjournent pas dans l'eau douce. Pourtant (suis-je donc devenu vraiment un Maorie?) j'ai des doutes et peu s'en faut que je frissonne. Qu'est-ce maintenant que ces ondulations larges, silencieuses, là, devant moi? Les anguilles!—Allons, il faut secouer cette impression paralysante de la peur!
Je me laissai couler à pic pour toucher le fond. Mais il me fallut remonter sans y être parvenu. Du bord, Téhura me crie:
—Reviens!
Je me retourne, et je la vois très loin, toute petite… Pourquoi la distance dans ce sens va-t-elle aussi à l'infini? Téhura n'est plus qu'un point noir dans un cercle lumineux.
Rageusement je m'obstine. Toute une demi-heure je nage: le fond m'apparaît toujours aussi loin!
Un point de repos, un petit plateau, quelconque, et au-delà encore un trou béant qui va… où cela? Mystère que je renonce à approfondir.
Et je l'avoue enfin: j'ai vraiment peur.
Il me fallut une grande heure pour atteindre le but.
Téhura seule m'attendait. Ses compagnes, indifférentes, étaient parties.
Téhura fit une prière, et nous sortîmes de la grotte.
Je tremblais encore un peu—de froid. Mais au grand air j'achevai de reprendre possession de moi, surtout quand Téhura, avec un sourire où je crus démêler de la malice, me demanda:
—Tu n'as pas eu peur?
Effrontément, je lui répondis:
—Nous autres Français, nous n'avons jamais peur.
Téhura ne manifesta ni pitié ni admiration. Mais je m'aperçus qu'elle m'épiait du coin de l'oeil pendant que j'allais, à quelques pas de là, lui cueillir des tiaré odorantes pour les planter dans la brousse de ses cheveux.
La route était belle, la mer, superbe. En face de nous, Moréa dressait ses mornes altiers et grandioses.
Qu'il fait bon vivre! Et de quel vaillant appétit on dévore, au retour d'un bain de deux heures, le petit cochon savamment préparé qui vous attend au logis!
Une grande noce eut lieu à Mataïéa,—la vraie noce, la noce religieuse et légale, que les missionnaires s'efforcent d'imposer aux Tahitiens convertis.
J'y fus invité, et Téhura y vint avec moi,
Le repas fait, à Tahiti—comme ailleurs, je crois—le fond de la fête. A Tahiti, du moins, on déploie dans ces solennités le plus grand luxe culinaire. Petits cochons rôtis sur des cailloux chauds, incroyable abondance de poissons, maïoré, bananes et goyaves, taro, etc.
La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé, que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs.
Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là.
La jeune fille—l'institutrice de l'endroit, une demi-blanche—prenait pour époux un authentique Maorie, fils du chef du district de Punaauïa. Elle avait été élevée dans les "écoles religieuses" de Papeete, et l'évêque protestant, qui s'intéressait à elle, s'était personnellement entremis pour conclure ce mariage, que plusieurs trouvaient un peu hâtif.—Là bas, ce que missionnaire veut, Dieu le veut…
Toute une heure durant, on mange, on boit—beaucoup.
Après quoi commencent les discours. Ils sont nombreux. On les récite avec ordre et méthode, et c'est un concours d'éloquence très curieux.
Puis vient la question importante: quelle des deux familles donnera un nouveau nom à la mariée? Cet usage national, qui date de toute antiquité, constitue une prérogative précieuse. très enviée, très disputée. Il n'est pas rare que le débat, sur ce point, dégénère en bataille.
Il n'en fut rien, ce jour-là. Tout se passa gaiement, paisiblement. A vrai dire, la tablée était pas mal ivre. Ma pauvre vahiné elle-même (je ne pouvais la surveiller), entraînée par l'exemple, sortit de là ivre-morte, hélas! et ce ne fut pas sans peine que je la ramenai au logis….
Au centre de la table, trônait la femme du chef de Punaauïa, admirable de dignité. Sa robe en velours orangé, prétentieuse et bizarre, lui donnait vaguement l'air d'une héroïne de foire. Mais la grâce incorruptible de sa race et la conscience de son rang prêtaient à ces oripeaux je ne sais quelle grandeur. Dans cette fête tahitienne, aux fumets des mets, aux odeurs des fleurs de l'Ile, la présence de cette femme majestueuse, d'un type très pur, ajoutait, me semblait-il, un parfum plus fort que les autres et dans lequel ils s'exaltaient tous.
A son côté se tenait une aïeule centenaire, affreuse de décrépitude et que la double rangée intacte de ses dents de cannibale rendait encore plus horrible. Elle s'intéressait peu à ce qu'on faisait autour d'elle, immobile, rigide, presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le style d'une lettre latine, parlait à mes yeux pour elle et me contait son histoire. Ce tatouage là ne ressemblait en rien à ceux des sauvages: il était sûrement fait de main européenne .
Je m'informai.
Autrefois, me dit-on, les missionnaires, sévissant contre la luxure, signaient certaines femmes d'un signe d'infamie, d'un "sceau de l'enfer",—ce qui les couvrait de honte: non point à cause du péché commis, mais à cause du ridicule et de l'opprobre d'une telle "marque de distinction".
Je compris, ce jour-là, mieux que je n'avais jamais fait, la défiance des Maories vis-à-vis des Européens, défiance qui persiste aujourd'hui encore, toute tempérée qu'elle est, du reste, par les généreux et hospitaliers instincts de l'âme océanienne.
Que d'années entre l'aïeule marquée par le prêtre et la jeune fille mariée par le prêtre! La marque reste, indélébile, attestant la défaite de la race qui la subit et la lâcheté de la race qui l'infligea.
Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conformé. Fureur des parents, qui demandent la séparation. Le jeune homme s'y opposa:
—Puisque nous nous aimons, qu'importe? N'est-il pas dans nos usages d'adopter les enfants des autres? j'adopte celui-ci.
Mais pourquoi donc l'évêque s'était-il tant remué pour hâter la cérémonie du mariage? On en jasa. Les mauvaises langues insinuaient que … Il y a des mauvaises langues même à Tahiti.
NAVÉ NAVÉ FÉNUA [Terre délicieuse.]
Dans cette âme peu à peu dégagée de solennelles erreurs sous l'afflux des joies, divines d'être, par la constance de leurs changements qui suivent l'heure, toujours les mêmes, la lumière s'est faite et la simplicité. Et d'un progrès ininterrompu je m'élève jusqu'à ma vérité intime: déjà je l'entrevois, et c'est celle de l'absolu.—Ainsi, d'un geste large de rames, puis d'ailes, d'élément en élément plus fluides, ainsi, avec une lenteur ample, ainsi retourner à l'infini, et vers lui d'abord franchir l'ombre, puis s'éclairer et puis luire de lui, jusque'enfin la minute où le temps, brusquant la tangence, s'abîmera, simplifié, dans l'immense, et laissera la parcelle lumineuse regagner le foyer primitif.
Ou bien au bord de la mer, ou bien sous les premières ramures de la forêt, je m'assieds, seul parfois, plus souvent près de moi celle dont les jambes fortes et lisses sont comme les jeunes troncs de deux cocotiers vigoureux, celle dont les lèvres savent les noms des Dieux, le mien et rire,—et nous vivons, dans la lumière, simplement.
Quand elle est sérieuse, quand on me croirait songeur,—en effet, nous réfléchissons, tous deux: moi (comme jadis sur les flots du voyage, mais avec une joie que j'ignorais alors) la lumière du soleil; elle, le rayonnement dont il emplit mes yeux. Notre simplicité s'épanouit dans la lumière. Elle nous dit tout ce qu'il importe de connaître, au présent.
Pourtant il nous arrive de frissonner, quand nous sentons que nos âmes viennent d'être visitées par le reflet d'un Secret perdu, d'un des suprêmes secrets que possédaient les aïeux de Téhura: plus près que nous du Grand Coeur, ils ignoraient tout de ce que nous savons. Car le Soleil, par delà les laborieuses et mal sûres opérations de la raison, aux aïeux de Téhura révélait le mystère et le motif de vivre. A nous il enseigne, en nous il éveille la vie seulement, lumineuse et simple. Au moins, c'est la vraie! l'horizontal domaine de l'instant où je m'agite, dans ma chair heureuse et dans mon esprit ébloui. A me contenter de ce domaine et à bien jouir de lui, je mériterai d'atteindre une station plus haute, horizontale elle aussi, et, de stations en stations, ascendantes toutes et chacune horizontale, à l'infini où sont tous les secrets je retournerai.
De ce sommet de la Terre Délicieuse, que j'ai pitié, quand ces ressouvenirs m'importunent, aux compliqués soucis d'avenir où se fatigue l'importance citadine et d'Europe, sans éclat, que celui, morne, du métal, sans richesse, que celle-là, creuse, et la rime des monnaies, vile fanfare de temps qui passe, de temps passé, sans que rien, hors cette ritournelle, ait marqué l'affre ou le délice du passage. Comme elle a perdu le sens de l'éternité, l'Europe ignore le présent. L'activité des hommes s'y consume dans la préoccupation de l'insaisissable demain, et, quand ils ont un peu de répit, le passé, qu'ils n'ont pas vécu sous les seules espèces vitales du présent, ressuscite, aigri de rancunes, dans leur pensée brûlée de regrets. Regrets et remords, espoirs et désirs: ils furent et ils seront. Ils ne sont jamais.
Moi, maintenant, dans la Terre Délicieuse, vraiment Moi maintenant, je vénère les menues péripéties quotidiennes et leur signification profonde. Avec simplicité je jouis de la lumière pendant qu'elle brille. Moi, maintenant, je sais vivre.
Non pas le jugement des autres m'intéresse, ni eux le mien: mais vois-tu l'ombre balancée du tamaris sur le seuil de ma case? Qu'il est heureux et beau! Qu'il est riche! Qu'il est généreux! Comme il partage la joie qu'il me donne!
Non pas ce que je ferai, ce soir, ni l'échéance de demain; non plus les fameuses Questions proposées à l'inquiétude publique.—Je regarde un sein de femme, je l'admire et j'y trouve de graves enseignements, je l'écoute, et docile j'obéis, s'il commande.
Et je sais de même quelle science émane d'une tête tremblante de vieillard et de la bouche fraîche d'un enfant qui rit.
Et je sais que cette science est toute la science, tout l'art et toute la vie.
Par elle, on comprend ce qui est, on aime ce qui est: l'enfant, dans l'enfant. Pourquoi l'homme futur?
Par elle, on touche à l'éternel, qui n'a pas d'avenir,—et par cette science de joie et d'amour qui fleurit dans tes jardins, ô Terre Délicieuse, j'ai connu le bonheur et je me suis guéri du mal occidental d'espérer.
_C'est printemps! C'est matin! C'est fête!
Viens! Que fais-tu, songeur, seul au seuil de ta porte!
—J'écoute chanter dans ma tête
Le refrain d'une chanson morte.
Plus de lumière, plus de bruit.
Ferme les yeux: le ciel est tout de noir tendu.
—Non! je vois luire dans la nuit
Le reflet d'un rayon perdu.
Dans mes yeux et dans ma pensée
La trace n'est pas effacée
De la grande aurore passée.
Sur les vagues et dans le vent
Plus haut que la voix des vivants
La voix des morts vibre souvent.
Flots, ô forêts, ô fleurs folles d'être vivantes, Vous êtes l'épanouissement du passé. L'épanouissement des germes entassés
Dans les profondeurs des tombes ferventes.
Et toi, race dorée, ô radieuse encore!
Le dernier reflet d'un rayon perdu
Mêle un charme fané à tes gloires d'aurore,
Et j'ai bien souvent, hélas! entendu
Dans l'iméné des soirs, dans ta voix jeune et forte,
Le refrain mourant d'une chanson morte.
Extases de la vie, amours, clartés, parfums, Réalités plus belles que toutes rêvées,
Vous êtes les fleurs de jardins défunts:
Elles furent d'un sang héroïque abreuvées
Qui ne coulera plus—Chansons mortes! Rayons perdus!
Douceurs, violences, gravités, caprices, tant de fois à la fois changeante, et toujours la même: elle a ses raisons.
C'est l'harmonie, contrastée et constante, de la fraîcheur abandonnée de la vie au matin charmant, et des précautions et des terreurs dont le soir plein de menaces veut être accueilli.
C'est la pirogue, sur les vagues, montant et redescendant sans cesse, avec une élégance parfaite jusqu'en ses évolutions les plus vites.
C'est le sage, c'est l'humain rire, car il n'est jamais loin des larmes, d'un enfant.
C'est le jeu, assujetti à la logique des vents—mais nous ignorons leurs lois—de l'ombre longue, souple et déliée des rameaux du pandanus, de l'ombre pyramidale et plane des fougères légères, sur le gazon indéfiniment bercé, dans ce jeu atténué, de la nuit au jour.
C'est le temps, aux approches de l'éternité, concevant le désir des multiples actions simultanées, essentielles, et qui s'évanouit, épris du Toujours, aux ardentes couleurs de la Passion, car elle est impérieusement Présente.
C'est la gamme, d'un doigté de vertige parcourue et reparcourue, et se résolvant en comme un seul accord de tout,—de tous les sentiments, de toutes les sensations qui font le prix de la vie, et c'est la morsure dans le baiser, et c'est la blessure dans l'ivresse de la victoire.
C'est l'Ile Heureuse, c'est la Terre Délicieuse—
Et c'est Téhura.
Moi, maintenant vraiment Moi, franc d'exil et le fils adopté de la Mère Délicieuse, je sais bien des choses,—et je sais comment il convient d'honorer la Lune,—(après le Soleil, Dieu suprême et l'essence inaltérable des Grands Dieux)—comment il convient de peindre son image et de la sculpter, afin que les hommes aiment la Déesse, la redoutent et lui rendent hommage.
Elle est diverse, mais belle également dans sa fureur et dans sa tendresse.
Il faut célébrer d'abord Hina la Chasseresse: Hina du sang et de la mort.
Dans la nuit effrayante des fourrés, où rampent les lianes rousses,—Elle habite.
Le jour ne viole jamais cette retraite et nul bruit de la vie ne vibre de là, nul bruit, même alors que la Déesse bondit, prend sa course et s'emporte à travers les halliers. Elle est taciturne, et, sous ses pieds cruels, la terre épouvantée se tait.
Si tu regardais longtemps au fond de l'ombre, Elle est là.
Tu verrais, à mesure que la clarté du ciel déserterait tes yeux, dans la nuit des fourrés, la forme épouvantable et grandiose luire.
Une lumière propre émane d'Elle; d'une lumière inféconde, qui brille sans produire de chaleur et qui n'éclaire que ses pas, dans la nuit effrayante, dans la nuit des fourrés, Hina des Bois rayonne.
Regarde longtemps.
Elle est là:
Furieuse, roulant du feu sous ses paupières, Et serrant de ses deux lourdes mains de guerrière Contre son ventre qu'il déchire un louveteau, Nue, avec ses cheveux pour somptueux manteau, Chaste, avec sa chevelure voluptueuse, Hina des Bois, monstrueuse et majestueuse, Ivre d'orgueil, de rage et de douleur, Hina La Chasseresse! Hina du sang et de la mort!—L'effort tend ses nerfs, gonfle ses veines. Farouche, Affreuse, le front bas, de l'écume à la bouche, Et les dents longues qui broient à vide: mais vois Quel sublime incendie allument dans les bois Les éclairs roux de sa profonde chevelure! Mais sur sa gorge vois comme la ligne est pure De ses deux seins de femme, au carnage étrangers, De ses deux seins de femme, harmonieux, légers, Et qui jurent, Amour, que ta divine joie A sa source au coeur de cette bête de proie!
Fête à Hina la bienveillante et la bonne! Fête à Hina de la vie et de l'amour!
Sous les ramures du manguier vaste qui masque l'ouverture de la grande ravine—aux deux bords s'étage l'Ile, forêts et puis jardins et le rivage—les jeunes hommes, aux doigts le vivo, se sont assis.
Au dessus, les hauts lieux menaçants tonnent, où Taaroa veille.
Par groupes, devant les jeunes hommes et là même où fut, splendeur de nuit des temps, l'image en pierre sculptée, gigantesque, d'Hina,—par groupes, immobiles, sans vêtements, le bronze de la peau luisant, et les yeux, aux dernières lueurs du crépuscule,—se tiennent les jeunes filles.
Et tous, en attente, les jeunes hommes, les jeunes filles, se taisent, religieusement.
Soudain, au cri clair d'une voix de femme d'abord, que tôt poursuivent les notes aiguës du vivo, les danseuses s'abandonnent au jeu sacerdotal de la danse d'amour. Elles s'abandonnent, les danseuses, en chantant, et la Déesse, qui se plait à leur hommage, les exalte, les enivre du soir et de leur beauté.
Le rythme du vivo et des chants se précipite.
Une odorante chaleur humaine se mêle aux senteurs intenses des cassolettes végétales exhalant leurs adieux aux ardeurs de la journée finissante: on respire, âcre et forte, l'odeur de la vie, dans ce cercle fermé, où la fête s'affole, lascif et mystique vertige, dans cette atmosphère dangereuse d'un inabordable monde, où la fête s'affole.
La fête s'affole! Les chants peu à peu ont cessé, et même les notes du vivo. Mais la danse, fidèle au rythme progressif que tous entendent dans le silence, mais la danse plus vite tourne, toujours plus vite tourne, et les pieds qui volent et les seins qui tressautent gardent une démente cadence. Dans le rire muet des bouches, dans le rire qui s'oublie, qui s'éternise au pli des lèvres crispées, les dents larges luisent plus vives que les prunelles. Une férocité sensuelle se trahit aux appels des bras impérieusement tendus, aux lubriques essors brusques des jambe,—tant qu'enfin, rapide, la nuit tombe, la nuit pleine de soupirs et de cris.—
De telles nuits pourrait renaître le Passé, avec sa sauvagerie féconde, avec ses Dieux réels qui sont nés de telles nuits, avec les justes privilèges de la prostitution sainte et du délire héroïque.
Et j'en crois cette folie religieuse et cette fureur amoureuse: Hina de l'amour et Hina de la mort sont bien la seule et la même Déesse, monstre au mufle de fauve avec des seins de femme.
J'écoute mes pensées, dans la nuit maintenant pleine, maintenant calme, en marchant sur le rivage, parmi l'air tout chargé encore d'effluves humains et végétaux. Les fleurs sont mortes, foulées aux pieds des amants. Je hume voluptueusement ce puissant arôme, ce dictame concerté par la mort et l'amour.
Sans hâte, je regagne ma case. Déjà l'orient se colore, et, là haut, comme une émeraude immense, la Forêt, dans une apothéose verte, brille confusément de tous ses feuillages receleurs d'éternelles clartés, jusqu'à mi-côte de l'Aroraï, la cime nue, solitaire, triste,—où Taaroa veille.
_A l'ombre du manguier colossal, à mi-voix, Adressant leurs regards à l'orient des eaux, Dolentes d'avenir et fières d'autrefois, Tandis que leurs amants jouaient sur les roseaux Assemblés du vivo des airs dolents et fiers, Les amantes ont dit l'hymne d'espoir amer.
Quand toutes les chansons seront chantées,
Touts les baisers, bus, déçus tous les voeux,
Quand les jardins clairs de l'Ile enchantée
Ne fleuriront plus parmi nos cheveux,
Quand auront fini l'ombre et la lumière
Sur nos fronts leurs jeux légers et joyeux,
Et quand le dernier avec la dernière
Auront au soleil fermé leurs doux yeux,
Endormis dans la terre maternelle,
Nous ne connaîtrons pas d'autres destins:
Nos corps seront tous confondus en elle,
En elle nos coeurs à jamais éteints.
Mais des ardeurs anciennes de nos âmes
Un vaste foyer s'allumant soudain
Illuminera d'un halo de flammes
La Terre des Dieux, l'Ile des Jardins.
Puis, l'Esprit de la merveille déserte,
Epave d'aurore en la nuit du temps,
L'empoignant par sa chevelure verte,
La lancera dans les cieux éclatants.
Et les cieux loueront la nouvelle étoile
Aux trois feux d'or, d'émeraude et d'azur.
Toutes les ailes et toutes les voiles
S'orienteront à son nimbe pur.
Et longtemps, longtemps l'étoile splendide
Sur les mers où fut Tahiti luira.
Mais sa place, un jour, au ciel sera vide,
Et le monde, qui l'aimait, pleurera.
Alors l'astre, avec un cri de victoire,
Au sommet des cieux prenant son essor,
Eblouira l'infini de sa gloire
Aux trois feux d'azur, d'émeraude et d'or.
—Qui sait, maintenant, où le sort l'entraîne,
Astre errant qu'habite un peuple de morts?
—Va! son but est beau, sa course est certaine,
Car il est guidé par le Forts des Forts!
Car Taaroa, le Maître Sublime,
Gouvernant les bonds de l'astre éperdu,
Est, comme autrefois, assis sur la cime
Où fuma le sang qui lui était dû!
A l'ombre du manguier colossal, à mi-voix.._
Le soir, au lit, nous avons de longs entretiens, longs et, souvent, très sérieux.
Maintenant que je peux comprendre Téhura, en qui dorment et parfois rêvent ses aïeux, je m'efforce de voir et de penser par cette âme d'enfant et de retrouver en elle les traces du lointain passé, bien mort, socialement, mais qui persiste en de vagues souvenirs.
J'interroge, et toutes mes questions ne restent pas sans réponses.
Peut-être les hommes, plus directement asservis à notre conquête ou séduits à notre civilisation, ont-ils oublié. Les Dieux d'autrefois se sont gardé un asile dans la mémoire des femmes. Et c'est un émouvant spectacle que Téhura me donne, quand, à ma suggestion, peu à peu se réveillent dans sa pensée les divinités nationales en secouant les artificiels voiles où les missionnaires protestants ont cru les ensevelir. En somme, l'oeuvre des catéchistes est très superficielle. Leur action, particulièrement sur les femmes, a mal répondu à l'espoir qu'ils en avaient conçu. Leur enseignement est comme une faible couche de vernis qui s'écaille et cède vite à la moindre atteinte adroite.
Téhura va au temple, régulièrement, et pratique des lèvres et des doigts la religion officielle. Mais elle sait par coeur, et ce n'est pas un petit bagage, les noms de tous les dieux de l'Olympe maorie. Elle connaît leur histoire, elle m'enseigne comment ils ont créé le monde, comment ils le gouvernent, comment ils aiment à être honorés. Quant aux rigueurs de la morale chrétienne, elle les ignore ou ne s'en soucie, et, par exemple, ne songe guère à se repentir d'être la concubine—comme ils disent—d'un tané.
Je ne sais trop comment elle associe dans ses croyances Taaroa et
Jésus. Je pense qu'elle les vénère tous les deux.
Au hasard des circonstances, elle m'a fait un cours complet de théologie tahitienne. En retour, je tâche de lui expliquer selon les connaissances européennes quelques phénomènes de la nature.
Les étoiles l'intéressent beaucoup. Elle me demande comment on nomme en français l'étoile du matin, celle du soir, et les autres. Elle a peine à comprendre que la terre tourne autour du soleil….
Elle me nomme les étoiles dans sa langue, et pendant qu'elle parle je distingue, à la propre clarté des Astres, qui sont les Divinités elles-mêmes, les formes sacrées des Maîtres maories de l'air et du feu, des Iles et des eaux.
Les habitants de Tahiti, aussi haut qu'on puisse remonter dans leur histoire, ont toujours possédé des connaissances assez étendues en astronomie. Les fêtes périodiques des Aréoïs—membres d'une société secrète, à la fois religieuse et militaire, qui régna sur les Iles et dont je vais avoir l'occasion de parler—étaient fondées sur les évolutions des astres. Les Maories semblent même n'avoir pas ignoré la nature de la lumière lunaire. Ils supposaient que la lune est un globe sensiblement pareil à la terre, habité comme elle, riche en productions analogues aux nôtres.
Ils évaluaient à leur manière la distance de la terre à la lune:—La semence de l'arbre Ora fut apportée de la lune sur la terre par un pigeon blanc. Il lui avait fallu deux lunes pour atteindre le satellite, et quand, après deux autres lunes, il retomba sur la terre, il était sans plumes.—Cet oiseau est, de tous ceux que connaissent les Maories, celui qui passe pour avoir le vol le plus rapide.
Mais voici la nomenclature tahitienne des étoiles. Je complète la leçon de Téhura à l'aide d'un fragment de très ancienne écriture, trouvé dans la Polynésie.*
* Voir les écrits de Morenhout. Cette sorte de précis de théologie polynésienne est publiée en français par nous, sauf erreur, les premiers.
Est-il trop audacieux d'y voir l'ébauche d'un système raisonné d'astronomie plutôt qu'un simple jeu d'imagination?
_Roüa—grande est son origine—dormait avec sa femme, la Terre Ténébreuse.
Elle donna naissance à son roi, le Sol, puis au Crépuscule, puis à la
Nuit.
Alors, Roüa répudia cette femme.
Roüa—grande est son origine—dormait avec la femme dite
Grande-Réunion.
Elle donna naissance aux reines des cieux, les Etoiles, puis à l'étoile Tahiti, étoile du soir.
Le roi des cieux dorés, le seul roi, dormait avec sa femme Fanoüi.
D'elle est né l'astre Taüroüa_ (Vénus), _l'étoile du matin, le roi Taüroüa, qui donne des lois à la nuit et au jour, aux autres étoiles, à la lune, au soleil, et sert de guide aux marins.
Taüroüa fit voile à gauche, vers le nord, et là, dormant avec sa femme, il donna naissance à Etoile-Rouge, cette étoile qui brille, le soir, sous deux faces.
Etoile-Rouge, volant dans l'ouest, prépara sa pirogue, pirogue du grand jour, qui cingla vers les cieux. Il fit voile au lever du soleil.
Réhoüa s'avance dans l'étendue. Il dort avec sa femme, Oüra Tanéïpa.
D'eux sont nés les rois Gémeaux, en face des Pléiades._
Ces Gémeaux sont assurément les mêmes que nos Castor et Pollux.
Cette première version de la Genèse polynésienne se complique de variantes qui ne sont peut-être que des développements.
_Taaroa dormait avec la femme qui se nomme Déesse du Dehors (ou de la mer).
D'eux sont nés les nuages blancs, les nuages noirs, la pluie.
Taaroa dormait avec la femme qui se nomme Déesse du Dedans (ou de la terre).
D'eux est né le Premier Germe.
Est né ensuite tout ce qui croît à la surface de la terre.
Est né ensuite le brouillard des montagnes.
Est né ensuite celui qui se nomme le Fort.
Est née ensuite, celle qui se nomme la Belle ou l'Ornée-pour-plaire.
Mahoüi* va lancer sa pirogue.
* Ce Mahoüi semble se confondre arec Taaroa, ainsi que ce Roüa qui
créa les étoiles. Ce sont peut-être les noms divers du même dieu.
Il s'assied dans le fond. A son côté droit pend l'hameçon, attaché à la ligne par des tresses de cheveux.
Et cette ligne qu'il tient dans sa main, et cet hameçon, il les laisse descendre dans les profondeurs de l'univers pour pêcher le grand poisson (la terre).
L'hameçon a mordu.
Déjà se montrent les axes, déjà le Dieu sent le poids énorme du monde.
Téfatou (le Dieu de la terre et la terre elle-même), pris à l'hameçon, émerge de la nuit, encore suspendu dans l'immensité.
Mahoüi a pêché le grand poisson qui nage dans l'espace et qu'il peut à présent diriger selon sa volonté.
Il le tient dans sa main.
Mahoüi règle, en outre, le cours du soleil, de telle sorte que le jour et la nuit soient d'égale durée._
Je demandai à Téhura de me nommer les Dieux:
—_Dormait Taaroa avec la femme Ohina, Déesse de l'air.
Sont nés d'eux l'Arc-en-ciel, le Clair-de-la-lune, puis les nuages rouges, la pluie rouge.
Dormait Taaroa avec la femme Ohina, Déesse du sein de la terre.
Est né d'eux Téfatou, le génie qui anime la terre et qui se manifeste par les bruits souterrains.
Dormait Taaroa avec la femme dite Au-delà-de-toute-terre.
D'eux sont nés les Dieux Téirii et Roüanoiia.
Puis Roo, qui sortit du ventre de sa mère par le côté.
Et de la même femme naquirent encore la Colère et la Tempête, les
Vents Furieux, et aussi la Paix, qui les suit.
Et la source de ces esprits est dans le lieu d'où sont envoyés les
Messagers._
Mais Téhura convient que ces filiations sont contestées. Voici la classification la plus orthodoxe.
Les Dieux se divisent en Atuas et Oromatuas.
Les Atuas supérieurs sont tous fils et petits-fils de Taaroa.
Ils résident dans les cieux.—Il y a Sept Cieux.
Taaroa et sa femme Féii Féii Maïtéraï eurent pour fils: Oro (le
premier des Dieux après son père et qui eut lui-même deux fils, Tétaï
Mati et Oüroü Tétéfa), Raa (père de Tétoüa Oüroü Oüroü, Féoïto,
Téhémé, Roa Roa, Téhu Raï Tia Hotoü, Témoüria), Tané (père de
Peüroüraï, Piata Hoüa, Piatia Roroa, Parara Iti Mataï, Patia Taüra,
Tané Haériraï), Roo, Tiéri, Téfatou, Roüa Noüa, Toma Hora, Roüa Otia,
Moë, Toüpa, Panoüa, Téfatou Tiré, Téfatou Toütaü, Péuraï, Mahoüi,
Harana, Paümoüri, Hiro, Roüi, Fanoüra, Fatoühoüi, Rii.
Chacun de ces dieux a ses attributions particulières.
Nous connaissons déjà les oeuvres de Mahoüi, de Téfatou…
Tané a pour bouche le septième ciel—et cela signifie que la bouche de ce Dieu, qui a donné son nom à l'homme, est l'extrémité du ciel par où la lumière commence à éclairer la terre.
Rii sépara les cieux et la terre.
Roüi gonfla les eaux de l'océan, rompit la masse solide du continent terrestre et le divisa en ces innombrables parties qui sont les Iles actuelles.
Fanoüra, de qui la tête touchait aux nues et les pieds au fond de la mer, et Fatoühoüi, autre géant, descendirent ensemble à Eiva—terre inconnue—pour combattre et détruire le cochon monstrueux qui dévorait les hommes.
Hiro, Dieu des voleurs, faisait avec ses doigts des trous dans les rochers. Il délivra une vierge que des géants retenaient dans un lieu enchanté: d'une seule main il arracha les arbres qui cachaient au jour la prison de la vierge, et le charme fut rompu…
Les Atuas inférieurs s'intéressent particulièrement à la vie et au travail des hommes, sans partager leurs habitations.
Ce sont: les Atuas Maho (Dieux-Requins), patrons des navigateurs; les Pého, Dieux et Déesses des vallons, patrons des agriculteurs; les No Té Oüpas Oüpas, patrons des chanteurs, des comédiens et des danseurs; les Raaoü Pava Maïs, patrons des médecins; les No Apas, Dieux auxquels on faisait des offrandes afin d'être protégé par eux contre les maléfices et les enchantements; les O Tanoü, patrons des laboureurs; les Tané Ité Haas, patrons des charpentiers et des constructeurs; les Minias et les Papéas, patrons des couvreurs; les Matatinis, patrons des faiseurs de filets.
Les Oromatuas sont les Dieux domestiques, les Lares.
Il y a les Oromatuas proprement dits et les génies.
Les Oromatuas punissent les fauteurs de querelles, maintiennent la paix dans les familles. Ce sont: les Varna Taatas, âmes des hommes et des femmes morts dans chaque famille; les Eriorios, âmes des enfants morts en bas âge et de mort naturelle; les Poüaras, âmes des enfants qu'on tuait à leur naissance et qui revenaient dans le corps des sauterelles.
Les génies sont des divinités supposées, ou plutôt sciemment imaginées par l'homme. A tel animal, à tel objet, sans motif apparent, sinon réel, de choix, il attribue le sens divin, et, dès lors, il le consultera dans toutes les circonstances importantes: un arbre, par exemple.—Il y a peut-être là une trace de la métempsycose indienne, que les Maories ont très probablement connue. Leurs chants historiques et leurs légendes abondent en fables où l'on voit les grands Dieux revêtir la forme des animaux et des plantes.
Après les Atuas et les Oromatuas viennent, au dernier rang de la hiérarchie céleste, les Tiis.
Ces fils de Taaroa et d'Hina sont très nombreux.
Esprits inférieurs aux Dieux, étrangers aux hommes, ils sont, dans la cosmogonie maorie, intermédiaires entre les êtres organiques et les êtres inorganiques, défendant contre les usurpations de ceux-là les droits et prérogatives de ceux-ci.
Voici leur origine.
Dormait Taaroa avec Hina, et d'eux naquit Tii.
Dormait Tii avec la femme Ani ( désir ), et d'eux sont nés: Désir-de-la-nuit, messager des ténèbres et de la mort; Désir-du-jour, messager de la lumière et de la vie; Désir-des-Dieux, messager des intérêts célestes; Désir-des-hommes, messager des intérêts humains.
Sont nés ensuite: Tii-de-l'intérieur, qui veille sur les animaux et sur
les plantes; Tii-du-dehors, qui garde les êtres et les choses de la mer;
Tii-des-sables, et Tii-des-rivages, et Tii-des-terres-mouvantes;
Tii-des-rochers et Tii-des-terres-solides.
Sont nés plus tard encore: Evénement-de-la-nuit, Evénement-du-jour,
Aller et Revenir, le Flux, le Reflux, le Donner et le Recevoir-le-plaisir.
Les images des Tiis étaient placées aux extrémités des maraës (temples) et limitaient l'enceinte des terres sacrées. On en voyait sur les rochers, sur les rivages, et ces idoles avaient la mission de marquer la limite entre la terre et la mer, de maintenir l'harmonie entre les deux éléments, de conjurer leurs empiètements réciproques. Des voyageurs modernes ont encore pu voir, dans l'Ile de Pâques, quelques statues de Tiis. Ebauches colossales, participant des formes humaines et des formes animales, elles attestaient une conception particulière de la beauté et une réelle adresse dans l'art de tailler la pierre, d'en superposer les blocs architecturalement, avec des combinaisons originales, ingénieuses, de couleurs.
L'invasion européenne et le monothéisme ont détruit ces vestiges d'une civilisation qui eut sa grandeur. Aujourd'hui, quand les Tahitiens se mêlent d'édifier un monument décoratif, ils réalisent des miracles de mauvais goût—dans le genre du tombeau de Pomaré. Ils ont perdu leur sens natif, et dont pourtant il furent si richement doués, de l'accord nécessaire des créations humaines avec la vie animale et végétale qui constitue leur cadre et leur décor. A notre contact, à notre école , ils sont vraiment devenus des "Sauvages", dans l'acception que l'occident latin prête à ce vocable. Restés beaux eux-mêmes comme des chefs-d'oeuvre de l'art, ils se sont (nous les avons) stérilisés au moral; au physique aussi.
Il existe quelques traces de maraës. C'étaient des parallélogrammes interrompus par des ouvertures: trois côtés consistaient en murs de pierre de quatre à six pieds; une pyramide moins haute que large formait le quatrième. En tout, cent mètres de largeur, environ, et quarante de longueur.—Les images des Tiis décoraient cette architecture sommaire.
La lune tient une place importante dans les spéculations métaphysiques des Maories. On a déjà dit que de grandes fêtes se célébraient, jadis, en son honneur. Hina est souvent invoquée dans les récits traditionnels des Aréoïs.
Mais son concours à l'harmonie du monde, son rôle est plutôt négatif que positif.
Cela apparaît clairement dans l'inquiétant dialogue-plus haut cité—d'Hina et de Téfatou.
De pareils textes offriraient une belle matière aux exégètes, s'il s'en trouvait pour commenter la Bible océanienne. Ils y verraient d'abord les principes d'une religion fondée sur l'adoration des forces de la nature,—trait commun à toutes les religions primitives. La plupart des dieux maories sont, en effet, les personnifications des divers éléments. Mais des regards attentifs—et que ne distrairait pas, que ne dépraverait pas le désir de démontrer la supériorité de notre philosophie sur celle de ces "peuplades", ne tarderaient pas à découvrir en de telles légendes des traits intéressants et singuliers.
J'en veux signaler deux—et je me contenterai de les indiquer. Aux savants appartient le soin de vérifier ces hypothèses.
C'est, avant tout, la netteté avec laquelle se désignent et se distinguent les deux seuls et universels principes de la vie, pour ensuite se résoudre en une suprême unité. L'un, âme et intelligence, Taaroa, est le mâle; l'autre, en quelque sorte la matière et le corps du même Dieu, est la femelle; c'est Hina. A elle va tout l'amour des hommes, à lui leur respect.—Hina n'est pas le nom de la lune seulement: il y a aussi Hina-de-fair, Hina-de-la-mer, Hina-de- l'intérieur ; mais ces deux syllabes ne caractérisent que les parties inférieures de la matière. Le soleil et le ciel, la lumière et son empire, toutes les parties nobles, à ainsi parler, de la matière—où plutôt encore tous les éléments spirituels de la matière sont Taaroa. Cela est catégoriquement formulé en plus d'un texte, où l'on reconnaît la définition de l'esprit et de la matière.—Or, que signifierait, si nous en restions à cette définition, la proposition fondamentale de la Genèse maorie:
Ne faut-il dans cette proposition constater la croyance initiale en l'unité de substance, comme, dans la définition et le départ de l'esprit et de la matière, l'analyse des manifestations doubles de cette substance unique? Pour rare que soit un tel pressentiment philosophique chez des Primitifs, il ne s'en suit pas qu'on en doive récuser l'évidence. On voit bien que, dans l'action du Dieu qui créa le monde et qui le conserve, la théologie océanienne observe deux termes: la cause génératrice et la matière fécondée, la force motrice et l'objet mû, l'esprit et la matière; on voit bien aussi que, dans le parallélisme constamment sous-entendu de l'esprit lumineux avec la matière sensible qu'il vivifie, il faut reconnaître, à travers les unions successives de Taaroa aux diverses représentations d'Hina, l'influence perpétuelle et variée du soleil sur les choses, et, dans les fruits de ces unions, les modifications que la lumière et la chaleur ne cessent de faire subir à ces mêmes éléments. Mais, une fois le phénomène accompli en vue duquel les deux courants universels s'étaient rejoints,—dans le fruit la cause génératrice et la matière fécondée, dans le mouvement la force motrice et l'objet mû, dans la vie l'esprit et la matière s'unissent et se confondent: et l'univers, aussitôt crée, n'est que la coquille de Taaroa!
En second lieu, selon les conclusions du dialogue de Téfatou avec Hina, l'homme et la terre périssent, tandis que la lune et l'espèce qui l'habite se perpétuent. Si nous nous rappelons qu'Hina représente la matière,—en qui, selon le proverbe scientifique, "tout se transforme et rien ne périt,"-nous penserons que le vieux sage maorie, l'auteur de cette légende, en savait là-dessus autant que nous. La matière ne périt pas, c'est à dire qu'elle ne cesse pas d'avoir ses qualités sensibles . L'esprit, au contraire, et cette "matière spirituelle", la lumière, subissent des intermittences: il y a la nuit, il y a la mort, où se ferment les yeux, de qui semblaient irradier les clartés qu'ils réfléchissaient.—L'esprit, ou la plus haute manifestation actuelle de l'esprit, c'est l'homme: " L'homme mourra… Il mourra pour ne pas revivre… Et l'homme dut mourir. "—Mais quand l'homme et la terre, ces fruits de l'union de Taaroa avec Hina, auront péri, Taaroa, lui, est éternel, et nous sommes avertis que la matière, Hina, continuera d'être: c'est donc, avec nécessité, qu'éternellement en présence l'Esprit et la Matière, la lumière et l'objet qu'elle s'est déjà réjouie d'éclairer, seront sollicités par le désir mutuel d'une nouvelle union, d'où naîtra un nouvel "état" de l' évolution infinie de la vie.
L'évolution!… L'unité de substance!… Qui se fût attendu à rencontrer, dans la pensée de ci-devant cannibales, les témoignages d'une si haute culture? J'ai pourtant conscience de ne rien ajouter à la vérité.
Il est vrai que Téhura ne se doutait guère de ces abstractions; elle s'obstinait à voir dans les étoiles filantes des tupapaüs errants, des génies en détresse. Dans le même esprit que ses ancêtres, et comme ceux-ci pensaient que le ciel est Taaroa en personne, que les Atuas nés de Taaroa sont à la fois des Dieux et des corps célestes, elle attribuait aux étoiles la sensibilité humaine. Je ne sais en quoi ces imaginations poétiques gêneraient les progrès de la science la plus positive. Je ne sais jusqu'à quel point la science la plus élevée les réprouverait…
A d'autres points de vue, et pour en finir avec le dialogue de Téfatou et d'Hina, il serait susceptible d'autres interprétations.—Le conseil de la lune, qui est femme, serait le conseil dangereux de la pitié aveugle, de la faiblesse sentimentale: la lune et les femmes, expressions (dans la conception maorie) de la matière, ignoreraient que la mort seule garde les secrets de la vie.—La réponse de Téfatou serait l'arrêt rigoureux, mais prévoyant et désintéressé, de la sagesse suprême qui sait que les manifestations individuelles de la vie actuelle devront s'évanouir devant un plus grand être, pour qu'il vienne, et se sacrifier à lui, pour qu'il triomphe.
Bien plus bas, mais avec une portée poignante encore, cette réponse aurait le sens d'une prophétie nationale: un grand esprit des anciens jours aurait étudié, mesuré la vitalité de sa race, pressenti dans son sang des germes de mort, sans plausible salut, sans possible renaissance, et il disait: Tahiti mourra, elle mourra pour ne pas renaître .
Téhura parlait avec une sorte de religieux effroi de cette secte, ou société secrète, qui avait gouverné les Iles à l'époque féodale: la société des Aréoïs.
A travers les discours confus de l'enfant, je démêlai les souvenirs laissés par une institution redoutable, singulière, je devinai une tragique histoire, pleine de crimes augustes, mais difficile à pénétrer, et défendue des curieux par la vertu d'un secret bien gardé.
Quand Téhura m'eut dit à ce sujet ce qu'elle savait, je m'informai de toutes parts.
Voici l'origine légendaire de l'illustre Société.
Oro, fils de Taaroa, et, après son père, le plus grand des Dieux, résolut un jour de se choisir une compagne parmi les mortelles.
Il la voulait vierge et belle, ayant le dessein de fonder avec elle, dans la foule des hommes, une race supérieure à toutes et privilégiée.
Il traversa donc les Sept Cieux et descendit sur le Païa, haute montagne de l'Ile de Bora-Bora, où habitaient ses soeurs, les Déesses Téouri et Oaaoa.
Oro, en jeune guerrier, ses soeurs, en jeunes filles, tous trois ainsi déguisés partirent pour un voyage d'exploration dans les Iles, afin de tâcher d'y découvrir la créature digne du baiser divin.
Oro saisit l'arc-en-ciel, en posa sur le sommet du Païa une extrémité et l'autre sur la terre: ainsi le Dieu et les Déesses traversaient les vallées et les flots.
Fastueux et charmants, dans les différentes Iles, où on s'empressait de les accueillir, les voyageurs donnaient des fêtes merveilleuses auxquelles accouraient toutes les femmes.
Et Oro les considérait.
Mais son coeur s'emplissait de tristesse, car le Dieu se faisait aimer et il n'aimait pas. Il n'arrêtait longtemps son regard sur aucune des filles de l'homme, ne voyant en pas une les vertus et les grâces qu'il avait rêvées.
Et, après bien des jours consumés en vaines recherches, il se disposait à retourner aux cieux, quand il vit, à Vaïtapé, dans l'île de Bora-Bora, une jeune fille étrangement belle qui se baignait au petit lac d'Avaï Aïa.
Elle était de haute stature et tous les feux du soleil brûlaient et brillaient dans la splendeur de sa chair, tandis que tous les enchantements de l'amour sommeillaient dans la nuit de ses cheveux.
Oro, charmé, pria ses soeurs d'aller parler pour lui à la jeune fille.
Et il se retira, en attendant le résultat de leur ambassade, sur le sommet du Païa.
Les Déesses, en abordant la jeune fille, la saluèrent, louèrent sa beauté, et lui dirent qu'elles venaient d'Avanaü, district de Bora-Bora.
—Notre frère te fait demander si tu consens à être sa femme.
Vaïraümati—ainsi se nommait la jeune fille-examina les étrangères attentivement et leur dit:
—Vous n'êtes point d'Avanaü. Mais n'importe. Si votre frère est un chef, s'il est jeune, s'il est beau, qu'il vienne: Vaïraümati sera sa femme.
Téouri et Oaaoa remontèrent sans tarder au Païa pour apprendre à leur frère qu'il était attendu.
Aussitôt Oro, replaçant l'arc-en-ciel comme la première fois, redescendit à Vaïtapé.
Vaïraümati avait préparé pour le recevoir une table chargée des plus beaux fruits et un lit fait des étoffes les plus rares et des nattes les plus fines.
Et sous les tamaris et les pandanus, dans les bois et au bord de la mer, gracieux et forts tous les deux, tous les deux divins, ils s'aimaient. Chaque matin, le Dieu remontait au sommet du Païa; chaque soir, il en redescendait pour aller dormir avec Vaïraümati.
Nulle autre fille des hommes ne devait, désormais, le voir sous les apparences mortelles.
Et toujours, entre le Païa et Vaïtapé, l'arc-en-ciel abaissé lui servait de passage.
Or, bien des lunes avaient lui et s'étaient éteintes depuis que, dans les Sept Cieux désolés, on ignorait la retraite d'Oro. Deux autres fils de Taaroa, Orotéfa et Oürétéfa, prenant à leur tour la forme humaine, partirent à la recherche de leur frère. Longtemps ils errèrent sans le trouver à travers les Iles. Enfin, abordant à Bora-Bora, ils aperçurent le jeune Dieu, assis avec Vaïraümati, à l'ombre du manguier sacré.
Ils furent émerveillés de la beauté de la jeune femme et voulurent lui témoigner leur admiration en lui offrant quelques présents. Orotéfa se métamorphosa donc en truie et, Oürétéfa, en plumes rouges; puis, reprenant aussitôt la forme humaine, bien que la truie et les plumes persistassent, ils s'approchèrent des deux amants, ces présents dans la main.
Oro et Vaïraümati accueillirent avec joie les deux augustes voyageurs.
La nuit-même, la truie mit bas sept petits, desquels on réserva le premier pour une destination ultérieure; le second fut sacrifié aux Dieux; le troisième, consacré à l'hospitalité et offert aux étrangers; le quatrième fut nommé: Cochon de l'hécatombe en l'honneur de l'amour: le cinquième et le sixième durent être gardés, pour multiplier l'espèce, jusqu'à la première portée. Enfin, on rôtit le septième tout entier, sur des cailloux chauds—à la mode maorie ainsi divinement inaugurée—et on le mangea.
Les frères d'Oro retournèrent dans les cieux.
Quelques semaines ensuite, Vaïraümati dit à Oro qu'elle allait être mère.
Alors, Oro prit le premier des sept cochons, celui qu'on avait mis à part, et se rendit à Raïatéa, au grand maraë, temple du Dieu Vapoa.
Là il rencontra un homme nommé Mahi, à qui il remit le cochon en disant:
— Maii maitaï oé téinéi boüaa (prenez et gardez bien ce cochon).
Et le Dieu ajouta avec solennité:
—C'est le cochon sacré. Dans son sang sera teinte la ceinture des hommes qui viendront de moi. Car, en ce monde, je suis père. Ces hommes seront les Aréoïs. A vous, j'accorde leurs prérogatives et leur nom. Pour moi, je ne puis rester davantage ici.
Mahi alla trouver le chef de Raïatéa et lui conta l'aventure. Mais, ne pouvant garder le dépôt sacré sans être l'ami du chef, il ajouta:
—Mon nom sera le vôtre et votre nom sera le mien.
Le chef consentit et ils prirent en commun le nom de Tara-manini.
Cependant, Oro, étant revenu auprès de Vaïraümati, lui annonça qu'elle aurait un fils et lui ordonna de le nommer Hoa Tabou té Raï (l'ami sacré des cieux).
Puis il dit:
—Les temps sont accomplis et je dois te quitter.
Se changeant alors en une immense colonne de feu, il s'éleva dans l'air, majestueusement, jusqu'au dessus du Périréré, qui est la plus haute montagne de Bora-Bora. Là, son épouse éplorée et le peuple saisi d'étonnement cessèrent de le voir.
Hoa Tabou té Raï fut un grand chef et fit beaucoup de bien aux hommes. A sa mort, il fut ravi au ciel, où Vaïraümati elle-même prit rang parmi les Déesses.
Oro pourrait bien être quelque Brahmine errant, qui apporta dans les Iles de la Réunion—quand? …—la doctrine de Brahma (dont j'ai déjà signalé des traces dans la religion océanienne).
A la clarté de cette doctrine, le génie maorie s'éveilla. Les esprits capables de comprendre se reconnurent entre eux et s'associèrent, pour pratiquer—à l'écart, naturellement, du vulgaire—les rites ordonnés. Plus éclairés que les autres hommes de leur race, ils prirent bientôt en main le gouvernement religieux et politique des Iles, s'arrogèrent d'importantes prérogatives et fondèrent une féodalité très forte qui fut, dans l'histoire de l'Archipel, la période la plus glorieuse.
Bien qu'ils ne semblent pas avoir connu l'écriture, les Aréoïs étaient vraiment savants. Ils passaient des nuits entières à réciter, mot à mot, scrupuleusement, d'antiques "Paroles des Dieux" dont le texte, maintenant fixé, ne pourrait être traduit qu'au prix d'un travail assidu de plusieurs années. Ces paroles des Dieux, dont ils étaient les dépositaires uniques, auxquelles il ne leur était permis d'ajouter que des commentaires, donnaient aux Aréoïs la sécurité d'un centre intellectuel, l'habitude de la méditation, l'autorité d'une mission surhumaine, un prestige enfin qui courbait autour d'eux toutes les têtes.
Il y a, dans notre moyen âge féodal et chrétien, des institutions, et le lecteur les nomme, analogues à celle-là; je n'en sais point de plus simplement formidable que cette compagnie religieuse et guerrière, ce concile permanent et en armes, rendant des arrêts au nom des Dieux, détenant la toute-puissance, disposant de la vie et de la mort.
Les Aréoïs enseignaient que les sacrifices humains sont agréables aux Dieux et sacrifiaient eux-mêmes, dans les maraës, tous leurs enfants sauf le premier-né: ce rite sanglant était symbolisé par les sept cochons de la légende, qui sont tous mis à mort, sauf le premier, le "cochon sacré".
Ne nous hâtons pas de crier à la sauvagerie. Cette obligation barbare, à laquelle tant d'autres peuplades primitives se sont soumises, avait des causes profondes, d'ordre social, d'intérêt général. Chez des races très prolifiques, comme fut autrefois la race maorie, le développement illimité de la population menaçait son existence-même, nationale et privée. Sans doute, la vie, dans les Iles, était facile, et il ne fallait pas à chacun beaucoup d'industrie pour y trouver le nécessaire. Mais le territoire, très restreint, et qu'environnait la mer immense, la mer infranchissable aux frêles pirogues, se fût bientôt dérobé sous les pieds d'un peuple sans cesse multiplié.
La mer n'eût plus donné assez de poisson, la forêt assez de fruit. La famine n'eût pas tardé, qui a toujours eu, et dans tous les pays du monde, pour conséquence l'anthropophagie.—Pour s'épargner le meurtre de l'homme, les Maories se résignèrent au sacrifice de l'enfant. Remarquons-le, du reste, l'anthropophagie avait déjà pénétré dans les moeurs quand les Aréoïs intervinrent: c'est pour la combattre en en détruisant les causes et c'est à un peuple d'anthropophages qu'ils imposèrent l'infanticide. On peut donc dire, bien que le côté sinistrement comique de l'observation soit de nature à réjouir quelque vaudevilliste, que l'infanticide constituait un notable adoucissement des moeurs. Il fallut, sans doute, aux Aréoïs, une extraordinaire énergie pour réaliser ce progrès; ils n'y parvinrent qu'en se grandissant, aux yeux du peuple, de toute l'autorité des Dieux.
L'infanticide fut, en outre, pour la race, un moyen puissant de sélection. Ce terrible droit d'aînesse, qui était le droit-même à la vie, maintint dans le peuple l'intégrité de la force, en le préservant des produits maladifs d'un sang épuisé. Elle nourrit aussi, dans tous ces enfants de la jeunesse, le sens d'une fierté inaltérable. C'est celte force première et c'est la dernière fleur de cette fierté que nous admirons encore dans les produits suprêmes d'une grande race expirante.
Enfin, le spectacle constant, la fréquentation assidue de la mort était un austère et vivifiant enseignement. Les guerriers y apprenaient le mépris de la douleur et la nation tout entière y trouvait le bénéfice d'une intense émotion qui la défendait contre l'engourdissement tropical, qui la suscitait des langueurs de la sieste perpétuelle. Le fait historique est que, du jour où fut abrogée la loi du sacrifice, les Maories commencèrent à décliner et finalement perdirent toute vitalité morale et toute fécondité physique.—Si cela n'est pas la cause de ceci, du moins la coïncidence reste inquiétante.
Et peut-être, plus haut encore, les Aréoïs avaient-ils compris la vertu profonde, la nécessité symbolique du Sacrifice…
Dans la société des Aréoïs, la prostitution était une obligation sacrée. Nous avons changé cela. Non point qu'à Tahiti, depuis que nous l'avons comblée des bienfaits de notre civilisation, la prostitution ait cessé: elle prospère. Mais elle n'est plus ni obligatoire ni sacrée. Elle est, simplement, sans excuse et sans grandeur.
La dignité ecclésiastique se transmettait de père en fils, et l'initiation commençait dès l'enfance.
La Société était divisée, à l'origine, en douze loges, qui avaient pour grands maîtres les douze premiers Aréoïs. Puis venaient des dignitaires de second ordre et enfin des apprentis. Les divers grades se distinguaient par des tatouages particuliers, aux bras, aux côtés du corps, aux épaules, aux jambes et aux chevilles.
* * * * *
Du loin d'autrefois, du Matamua des Aréoïs, cette scène maorie: l'intronisation d'un roi.
Le nouveau chef sort de son palais, revêtu d'ornements somptueux, entouré des principaux de l'Ile, précédé des Maîtres Aréoïs, qui portent dans leurs cheveux les plumes les plus rares.
Il se rend avec son cortège au maraë.
En l'apercevant, les prêtres, qui l'attendaient sur le seuil, proclament à grand bruit de trompettes et de tambours que la cérémonie commence.
Puis, entrant avant le roi dans le temple, ils placent une victime humaine, morte, devant l'image du Dieu.
Le roi et les prêtres récitent et chantent ensemble des prières; après quoi, le prêtre arrache à la victime les deux yeux. Il offre l'oeil droit au Dieu et l'oeil gauche au roi: celui-ci ouvre la bouche comme pour avaler l'oeil sanglant, mais le prêtre le retire aussitôt et le joint au reste du corps.*
* On ne peut méconnaître le sens symbolique de ce rite, claire interdiction de l'anthropophagie.
On place ensuite la statue du Dieu sur un brancard sculpté que portent les prêtres. Le roi, assis sur les épaules de deux chefs, suit l'idole jusqu'au rivage, accompagné des Aréoïs comme au départ. Tout le long du chemin, les prêtres ne cessent de sonner de la trompette et de battre du tambour en dansant.
La multitude marche derrière, silencieuse et respectueuse.
A l'anse du rivage se balance la pirogue sacrée, décorée, pour cette solennité, de branches vertes et de fleurs. On y introduit d'abord l'idole. Puis, on ôte au roi ses vêtements, et les prêtres le conduisent dans la mer, où les Atuas Mao (les Dieux-Requins) vont le caresser et le laver dans les flots.
Ainsi consacré une seconde fois par le baiser de la mer, sous les regards du Dieu, comme il l'a été une première fois par le Dieu lui-même dans son temple, le roi monte dans la pirogue sacrée, où le grand prêtre lui ceint autour des reins le maro oüroü et autour de la tête le taoü mata , les bandeaux de la souveraineté.
Debout à l'avant de la pirogue sacrée, le roi se montre au peuple.
Et le peuple, à cette vue, rompant enfin son long silence, fait retentir de toutes parts le cri solennel:
— Maëva Arii! (Vive le Roi!)
Quand le tumulte de ce premier mouvement d'allégresse a cessé, on place le roi sur le lit sacré où, tout à l'heure, était l'idole, et on reprend le chemin du maraë, à peu près dans le même ordre processionnel qu'on a observé pour en venir.
Les prêtres portent l'idole. Les chefs portent le roi. Les prêtres ouvrent la marche avec leur musique et leur danse.
Le peuple vient derrière. Mais maintenant, s'abandonnant à sa joie, il ne cesse de crier:
—Maëva Arii!
L'idole est solennellement rétablie sur l'autel.
Ici se termine la fête religieuse. La fête populaire va commencer.
Comme il a communié avec les Dieux dans leur temple, comme il a communié avec la nature dans la mer, le roi va communier avec son peuple.*—Le roi, couché sur des nattes, va recevoir le dernier hommage du peuple .
* Il est à craindre que les missionnaires (qui nous ont conservé ces traditions) aient légèrement, dans un but qu'on devine, calomnié sur ce point comme sur tant d'autres les ancêtres de leurs ouailles. Mais, à travers ce qu'il a de brutal, de grotesque et même de répugnant, on conviendra peut-être que ce rite suprême ne manque pas d'une singulière beauté.
Hommage frénétique; d'un peuple sauvage.
C'est toute une foule exprimant son amour pour un homme, et cet homme est le roi. C'est le dialogue, grandiose jusqu'à l'horreur et jusqu'à l'épouvante, d'un homme et de la foule.
Demain, il sera le maître, il disposera à son gré des destinées assujetties à la sienne et tout l'avenir est à lui. La foule n'a qu'une heure!
Des hommes et des femmes, entièrement nus, entourent le roi en dansant des danses lascives, et s'efforcent de toucher certaines parties de son corps de certaines parties du leur. Il ne parvient pas toujours à éviter les contacts, à se préserver des souillures. Et l'épilepsie populaire grandit, devient furieuse. Toute l'Ile douce vibre d'affreux cris: dans le soir qui tombe, l'apparition fantastique d'une multitude folle, aux geste forcenés.
Mais tout à coup les sons de la trompette et du tambour sacerdotaux retentissent.
Fin de l'Hommage, fin de la fête; signal de la retraite. Les plus délirants obéissent, tout s'apaise; un brusque silence, absolu, s'est fait.
Le roi se lève et rentre dans son palais, accompagné de sa suite, solennellement, majestueusement.
PARAHI TÉ MARAË [Là réside le Temple]
_Passant, l'âme divine anime jusqu'aux lieux
Où s'accomplirent les ineffables mystères.
Comme Hina est la lune et, Téfatou, la terre,
Passant! le Temple vit, passant! le Temple est Dieu.
Or, plus d'un sage a vu s'ouvrir sur les hauts lieux
Des bouches que la soif de notre sang altère:
Garde-toi des sommets qu'on croirait solitaires,
Toute cime est un Temple et tout Temple est un Dieu.
O passant! garde-toi de marcher sur la terre
Où s'épancha le vin rouge et noir des mystères,—
Tu sentirais dans tes talons la dent d'un Dieu.
Car, tandis qu'en nos coeurs le culte pur s'altère,
Un Temple indestructible habite les hauts lieux,
Et les Dieux éternels y rêvent, solitaires._
_Sommet d'horreur de l'Ile Heureuse, là réside
Le Temple, lieu vivant, ouvert, sauvage, avide.
Là sont les pieds des Dieux qui supportent le poids
Des cieux, là vient mourir la richesse des bois,
Tout en haut de l'Aroraï, cimier des cimes,
Là s'égouttait le sang, autrefois, des victimes
Où les vivants communiaient pieusement,
Et ce rite était cher aux Atuas cléments
Qui, gouvernant selon leur sagesse profonde,
Autrefois! l'effroyable expansion des mondes,
Pardonnaient à la vie en faveur de la mort.
Alors l'Ile était riche, et le peuple était fort,
Et connaissait l'amour, et connaissait la joie.
Qui buvait, au sommet d'où le soleil flamboie
Et rayonne sur l'univers, le flux vital
De la douleur. Splendeur d'autrefois féodal!
Alors Otahiti riait dans la lumière.
Fille franche des eaux, délicieuse et fière.
Qu'illustraient de son sang les sacrificateurs,
Quand, de toute l'ardeur du ciel, sur les hauteurs
Sublimes, Taora, que sa gloire contemple,
Entretenait la flamme homicide du Temple
Où venaient les héros allumer leur vertu.
Or, voici que le cri des victimes s'est tu,
Et voici que partout, dans les langueurs de l'Ile,
Coeurs de mâles et flancs de femmes sont stériles.
La prudence, la peur et l'épargne ont tari
Le sang dont le sommet sacré n'est plus fleuri
Et qui stagne aux longs bords des siestes énervantes.
Et la vieille Forêt, dont la sève fervente
Prodigue éperdument ses flots insoucieux—
Palmiers fins dont le front frémit au bord des cieux,
Tamaris, hibiscus, fougères gigantesques,
Lianes sinuant leurs souples arabesques.
L'arbre de rose et le manguier qui chargent l'air
D'un faste d'ombre et de parfum, l'arbre de fer,
Le santal odorant dont l'écorce étincelle,
Et toute la Forêt généreuse, où ruisselle
En nappes d'ombres par les lourdes frondaisons
Et s'évapore en amères exhalaisons
La puissante liqueur de l'éternelle vie,
La Forêt douloureuse et la Forêt ravie,
Où la nature naît, meurt et renaît sans fin,—
Dénonce et blâme avec le tumulte divin
De l'amour la folie et le crime de l'homme,
Qui, de ses pâles jours lâchement économe,
Et corrompu d'orgueils interdits aux mortels,
S'empoisonne du sang qu'il dérobe aux autels!
_Vers la cime à jamais déserte et diffamée,
Où ne s'exhale plus la féconde fumée
Du sang, vers le lieu mort ou régnèrent les Dieux,
Où l'homme pria, seuls font les arbres pieux,
De leurs rameaux légers agités par la brise,
Un geste d'encensoir vaste qui s'éternise.
Vers le rivage ému de frissons argentés
Rit et chante, aime et dort toute une humanité
Puérile, ingénue, oublieuse, frivole,
Rayonnante au soleil, comme les vagues molle.
Et jouissant du jour tant qu'il luit.—Iméné!
Glas de la vie! Echo du passé profané!
Chant immémorial de gaîté démentie
Par la menace de très haut appesantie!_
_Les Dieux sont mort, et Tahiti meurt de leur mort.
Le soleil autrefois qui l'enflammait l'endort
D'un sommeil désolé d'affreux sursauts de rêve,
Et l'effroi du futur emplit les yeux de l'Eve
Dorée: elle soupire en regardant son sein,
Or stérile scellé par les divins desseins.
Les Dieux sont morts.—Mais quand, sur son char de ténèbres,
Le Soir, pourpre d'amours et de meurtres célèbres,
Apparaît, pourchassant le Soleil furieux.
Du fond de leur tombeau se relèvent les Dieux
Qui, sur la cime, en un formidable concile,
Durant toute la nuit demeurent, immobiles,
Les bras dardés vers la mer. Et, du haut du mont,
Par milliers vers la grève essaiment les démons,
Tupapaüs, esprits des morts, larves cruelles,—
Qui, dans l'étroite case, en repliant leurs ailes,
Vers la couchette où la peureuse ne dort pas,
Se glissent, froids frôleurs, et chuchotent tout bas:
C'est l'heure des Dieux, c'est soir des Dieux, c'est Soir!
Viens: pour les servir c'est toi qu'ils ont élue.
C'est soir de la mort et de l'amour, c'est Soir!
Viens: pour les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
Tu n'iras plus danser au bord de la mer,
Cueillir en chantant la fleur des lauriers-roses,
Baigner l'or de ton corps à l'or de la mer,
Fondre ton rêve au vague rêve des choses.
Tu ne dormiras plus sous les pandanus,—
Nous allons te saisir entre nos mains creuses:
Les vivants qui t'aimaient sous les pandanus
Ont-ils su féconder ta chair amoureuse?
Ton sang est condamné! Le temps est venu
Où l'homme doit mourir pour ne pas revivre!
Il a trahi ses Dieux: le temps est venu
Où dans la nuit de la mort il doit les suivre—
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Couve à nouveau l'oeuf de l'éternel mystère,
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Partage à de plus grands que l'homme la terre.
Et comme une femme était, au premier jour,
De qui procéda la vie et l'espérance,
Qu'une femme aussi se lève, au dernier jour.
De qui vienne la mort et la délivrance.
Tu n'échapperas pas à l'amour des Dieux!
Ils te possèderont dans ta juste joie,
Téhura, glorieuse amante des Dieux,
Ou tu seras dans ton désespoir leur proie!
C'est l'heure des Dieux, c'est soir des Dieux, c'est Soir!
Viens: pour les servir c'est toi qu'ils ont élue.
C'est soir de la mort et de l'amour, c'est Soir!
Viens: pour les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
Et l'enfant voit dans sa terreur le sanctuaire
Antique, l'appareil des rites mortuaires,
L'autel, le prêtre rouge, et l'oeil phosphorescent
Des démons, et les Dieux au geste menaçant,
Et sa race au grand coeur d'autrefois, qui succombe
Et gravit humblement les rampes de la tombe
Où l'appellent les Dieux qu'elle a mis en oubli:
Sommet d'horreur de l'Île Heureuse, là réside
Le Temple, lieu toujours vivant, toujours avide._
L'enfant voit—et déjà les temps sont accomplis.
L'homme est mort. Il est mort pour ne jamais renaître.
Les Îles et les Eaux servent un autre maître,
Meilleur, et dont les yeux sont des foyers d'amour
Et de joie,—et l'enfant, qui s'étonne du jour
Nouveau, songe qu'elle est morte,—et la mort est douce
Comme la sieste, au bord de la mer, sur la mousse.
* * * * *
_L'Aroaï tonnait dans la nuit du déluge,
Inaccessible et seul, phare, temple, refuge,
Parmi l'horreur de l'épouvantable marée,
Et, lui dédiant leurs âmes désespérées,
Quelques uns, les meilleurs de tes fils, race impie,
Race oublieuse du vrai chemin de la vie,
Atteignirent la Cime et purent voir encore
Sur l'abîme des eaux se lever les aurores.
Bientôt recommença la coutumière extase:
Lumière! Amour! Bientôt le seuil fleuri des cases
Sonna du rire clair des enfants. L'Ile Heureuse
Respirait à nouveau la lumière amoureuse,
Et du sommet sacré les Dieux veillaient sur elle.
Car elle fut durant de longs âges fidèle,
Et, gravissant aux jours marqués la cime rude,
Aux Invisibles de la haute solitude
Les générations longtemps, selon le rite,
Versèrent le flots des libations prescrites.
Vint le crime et vint la peine.
Ceux qu'on oublie,
Les Dieux se sont vengés sur ta gloire, abolie,
Race défaite, race réduite et captive,
Et tu ne mires sur l'enchantement des rives
Que l'indolence d'un sourire nostalgique
Où le ressouvenir de ta grandeur tragique,
Écrit en traits d'inaltérable orgueil, demeure.
Qu'attends-tu, sachant la fatalité de l'heure
Et que les Dieux trahis ignorent l'indulgence?
Ah! reconquiers ton vieil honneur dans leur vengeance!
Hors du temps lâche qui lentement te décime,
Bondis jusque vers l'éternité de la Cime
Qui tonne encore comme en la nuit de l'antique
Désespoir, et plus haut que le flux méphitique
De l'injure, de l'esclavage, de la honte,
Retourne à tes Dieux, race expirante: remonte!_
Ces derniers vers, hier l'actualité , aujourd'hui l'Histoire les souligne d'une singulièrement émouvante coïncidence.
La fière race maorie n'a pas attendu nos conseils pour se résoudre à l'héroïsme du suicide, et si elle ne remonte pas, littéralement, à la Montagne du Sacrifice, si elle accepte le mode, plus moderne, de la fusillade, c'est tout de même à la mort qu'elle va, pour l'amour de son propre et national idéal, et c'est donc à ses Dieux qu'elle retourne.
Tel, du moins, l'exemple de grandeur que donna au monde—mais la presse là-dessus soigneusement fit le silence—la population de Raïatéa, l'une des Iles-sous-le-vent.
Les spécialistes qui dirigent notre "expansion coloniale", ayant décidé d'annexer à nos possessions océaniennes ce petit groupe d'îles, usèrent d'abord, humainement, des moyens diplomatiques. Mais ils commirent une lourde faute en confiant ce soin au nègre qui gouvernait Tahiti, Lacascade.
Celui-ci envoya à Raïatéa un messager, qui réussit, par la ruse, à amener sur la plage le chef de l'île, accompagné de chefs subalternes. A peine étaient-ils en vue que, du navire de guerre qui attendait à distance le résultat de cette première tentative, on dépêchait à terre des embarcations armées, tandis que, sur le navire-même, on braquait en sourdine les canons.
Les indigènes, qui ont la vue très perçante, conçurent de ces manoeuvres quelque défiance, et se retirèrent en bon ordre. Les troupes de débarquement furent reçues à coups de fusil et obligées de retourner à bord au plus vite. Plusieurs matelots et un enseigne expièrent la maladresse de Lacascade et de son messager.
A quelque temps de là, un des spécialistes dont nous parlions, M. Chessé, s'étant fait fort de venir à bout des révoltés par la simple persuasion, le gouvernement l'en crut. Cela coûta une centaine de milliers de francs à la Colonie, capital dépensé en de nombreux envois de messagers aux différents chefs insoumis et en une infinité de petits cadeaux aux femmes indigènes: ballons rouges, boites à musique, etc.
Ces moyens de séduction n'ayant produit aucun résultat, il fallut recourir aux armes.
Le feu commença le 1er janvier 1897.
Il devait durer, les montagnes pouvant cacher les Maories pendant longtemps.
—Pourquoi ne voulez-vous pas être, comme ceux de Tahiti, gouvernés par les lois françaises?—demandait-on à un indigène quelques jours avant l'action.
—Parce que nous ne sommes pas à vendre, parce que nous nous trouvons très bien comme nous sommes, et parce que nous voulons rester nos maîtres. Nous savons, du reste, par l'exemple de Tahiti précisément, en quoi consistent les bienfaits de votre civilisation. A peine installés, vous prenez tout, la terre et les femmes, et sous prétexte d'ivrognerie, de vol, vous nous envoyez en prison pour nous donner, sans doute, le goût des vertus dont vous parlez beaucoup et que vous ne pratiquez pas. Et les amendes! et les papiers timbrés! et les impôts! et les gendarmes! et les fonctionnaires!….
—Mais qu'espérez-vous?
—Rien. Nous savons que nous serons vaincus. Qu'importe! Si nous nous rendions, les principaux de nos chefs seraient envoyés à Nouméa, au bagne, et comme, pour un Maorie, la mort loin de la terre natale est ignominieuse, nous préférons mourir chez nous. Ce n'est pas nous qui avons provoqué les troubles, mais il n'y aura pas de repos durable tant que Maories et Français seront côte à côte. Il faut donc nous tuer tous. Vous n'aurez plus alors à vous disputer qu'entre vous. Pour nous, nous n'avons d'autre recours que la fuite quotidienne dans la montagne.
Le Conteur parle
Depuis une quinzaine de jours, les mouches, rares auparavant, abondaient et devenaient insupportables.
Et tous les Maories de se réjouir: les bonites et les thons allaient monter des bas-fonds. Les mouches annonçaient la saison de la pêche, la saison du travail. Mais n'oublions pas qu'à Tahiti le travail est un plaisir.
Chacun vérifiait la solidité de ses lignes, de ses hameçons. Femmes et enfants, avec une activité insolite, s'employaient à traîner des filets, ou plutôt de longues barrières en feuilles de cocotier, sur les bords du rivage, sur les coraux qui garnissent le fond de la mer, entre la terre et les récifs. On parvient à prendre ainsi certains petits poissons dont les thons sont friands.
Quand les préparatifs furent achevés, ce qui ne demanda pas moins de trois semaines, on lança à la mer deux grandes pirogues accouplées, garnies à l'avant d'une très longue perche, susceptible d'être relevée vivement au moyen de deux cordes fixées à l'arrière: la perche est pourvue d'un hameçon et d'un appât; quand le poisson a mordu, il est aussitôt tiré de l'eau et emprisonné dans l'embarcation.
Nous prîmes la mer (j'étais—naturellement—de la fête) un beau matin et nous eûmes vite franchi la ligne des récifs. Nous nous aventurions, maintenant, assez loin au large. Je vois encore une tortue, la tète hors de l'eau, qui nous regarde passer.
Tous les pécheurs étaient d'humeur joyeuse et ramaient vivement.
Nous arrivons à un endroit où la mer est très profonde et qu'on nomme le Trou aux Thons , en face des Grottes de Mara *. C'est là, dit-on, que ces poissons, la nuit, vont dormir, à des profondeurs inaccessibles au requins.
* Le mot mara se retrouve dans la langue des bouddhistes, où il signifie mort et, par déduction, péché .
Un nuage d'oiseaux de mer plane au dessus du trou, épie les thons. Dès qu'un poisson apparaît à la surface, les oiseaux se laissent tomber à la mer avec une inconcevable rapidité, puis remontent, un lambeau de chair au bec.
Ainsi, partout, dans la mer et dans l'air, et jusque sur nos pirogues, de toutes parts on médite le carnage ou on l'accomplit.
Comme je demandais à mes camarades pourquoi ils ne filaient pas une longue ligne à fond dans le Trou aux Thons, il me fut répondu que c'était impossible: lieu sacré.
—Là réside le Dieu de la mer.
Je pressentais une légende, j'obtins sans peine qu'on me la contât.
Roüa Hatou, espèce de Neptune tahitien, dormait au fond de la mer, dans cet endroit.
Un Maorie fut assez imprudent pour y aller pêcher, et, son hameçon s'étant accroché aux cheveux du Dieu, le Dieu s'éveilla.
Furieux, il monta à la surface pour voir qui avait en l'insolence de troubler son repos, et, quand il sut que le coupable était un homme, il décida aussitôt que toute la race humaine, pour expier l'impiété d'un seul, périrait.
Du châtiment, pourtant—mystérieuse indulgence—fut excepté précisément l'auteur du crime.
Le Dieu lui ordonna d'aller, avec toute sa famille, sur le Toa Marama *, qui, d'après les uns, est une île ou une montagne, et, d'après les autres, une pirogue, une "arche".
* Toa Marama signifie "Le guerrier de la Lune". Cette étymologie donne à penser que la maléfique Hina fut pour quelque chose, selon les croyances populaires, dans le cataclysme du déluge.
Quand le pêcheur et sa famille se furent rendus au lieu dit, les eaux de la mer commencèrent à monter. Elles couvrirent peu à peu jusqu'aux sommets les plus élevés, et firent périr tous les vivants, à l'exception de ceux qui s'étaient réfugiés sur (ou dans) le Toa Marama.
Plus tard, ils repeuplèrent les Iles.*
* Cette légende est une des nombreuses explications maories du déluge.
Nous dépassâmes donc le Trou aux Thons, et un homme fut désigné par le patron des pirogues pour enfoncer la perche dans la mer et jeter l'hameçon.
On attendit, de longues minutes durant. Aucun thon ne venait mordre.
Ce fut le tour d'un autre rameur, et, cette fois, un superbe thon mordit, fit ployer la perche. Quatre bras vigoureux soulevèrent l'arbuste en tirant les cordes à l'arrière, et le thon parut à la surface. Mais aussitôt un gros requin bondit sur les vagues: quelques coups des terribles dents, et nous n'avions plus, au croc de l'hameçon, qu'une tête coupée.
Le patron me fit signe. Je jetai l'hameçon.
Au bout de très peu de temps, nous pêchions un thon énorme.—J'entendis, sans trop y prendre garde, mes voisins rire entre eux et chuchoter.—Assommé à coups de bâton sur la tête, l'animal, frémissant des spasmes de l'agonie, s'agitait dans la pirogue, et son corps, transformé en miroir brillanté de facettes, jetait les éclairs de mille feux.
Une seconde fois, je fus aussi heureux.
Décidément, le Français portait chance! Mes compagnons me félicitaient joyeusement, protestant que j'étais un homme de bien, et moi, tout glorieux, je ne disais pas non.
Mais, dans le concert des louanges, je distinguai, comme lors de mon premier exploit, des chuchotements et des rires inexplicables.
La pêche continua jusqu'au soir.
Quand la provision de petits poissons amorces fut épuisée, le soleil allumait de flammes rouges l'horizon et dix magnifiques thons surchargeaient la pirogue.
On se prépara au retour.
Pendant qu'on mettait tout en ordre, je demandai à un jeune garçon le sens des paroles échangées tout bas et des rires qui avaient accueilli mes deux captures. Il refusa de me répondre. Mais j'insistai, sachant combien peu le Maorie possède de force de résistance, comme il se rend vite quand on le presse énergiquement.
Mon interlocuteur finit par me confier que, si le poisson est pris par l'hameçon à la mâchoire inférieure—et mes deux thons avaient été pris ainsi—cela signifie infidélité de la vahiné pendant l'absence du tané.
Je souris, incrédule.
Et nous revînmes.
La nuit, aux tropiques, tombe vite. Il s'agit de la devancer. Vingt-deux alertes pagaies plongeaient et replongeaient ensemble dans la mer, et les rameurs, pour s'exciter, criaient en cadence. Un sillage phosphorescent s'ouvrait derrière nos pirogues.
J'eus la sensation d'une fuite folle: les redoutables maîtres de l'océan nous poursuivaient; autour de nous bondissaient, comme des troupeaux fantastiques, aux formes infinies, les poissons effrayés et curieux.
Deux heures après, nous approchions de l'entrée des récifs.
La mer y déferle furieusement, et le passage est dangereux à cause de la lame. Ce n'est pas une manoeuvre aisée que de bien présenter le devant de la pirogue à la barre. Mais les indigènes sont adroits et, avec un vif intérêt, non sans un peu de crainte aussi, je suivis l'opération, qui s'exécuta parfaitement.
Devant nous, la terre s'éclairait de feux mouvants—flammes de torches énormes que fournissent des branches sèches de cocotiers. Et le spectacle était admirable: sur le sable, au bord des flots illuminés, les familles des pêcheurs nous attendaient. Quelques figures se tenaient assises, immobiles, d'autres couraient le long du rivage en agitant les torches; les enfants sautaient ça et là et on entendait de loin leurs cris aigus.
D'un puissant élan, la pirogue s'éleva sur le sable.
Aussitôt on procéda au partage du butin.
Tous les poissons furent déposés à terre, et le patron les divisa en autant de parts égales qu'il y avait eu de personnes—hommes, femmes, enfants,—pour concourir à la pêche aux thons et à la pêche aux petits poissons-amorces.
Cela fit trente-sept parts.
Sans perdre de temps, ma vahiné prit la hache, fendit le bois, alluma le feu, tandis que je faisais un peu de toilette et que je me couvrais à cause de la fraîcheur de la nuit.
De nos deux parts, l'une fut cuite, et Téhura garda la sienne crue.
Puis elle m'interrogea longuement sur les divers incidents de la pêche et je satisfis avec complaisance sa curiosité. Elle s'égayait de tout, contente et naïve, et je l'observais sans rien lui laisser voir de mes secrètes préoccupations. Au fond de moi, une inquiétude sans plausibles causes s'était éveillée et ne voulait plus dormir. Je brûlais de faire à Téhura une question, une certaine question … et j'avais beau me dire: A quoi bon? je me répondais à moi-même: Qui sait?
Vint l'heure du coucher, et, quand nous fûmes tous deux étendus côte à côte, je dis tout à coup:
—Tu as été bien sage?
—Oui.
—Et ton amant d'aujourd'hui, était-il à ton goût?
—Je n'ai pas eu d'amant.
—Tu mens! le poisson a parlé.
Téhura se leva et me considéra fixement. Son visage était empreint d'un caractère inouï de mysticisme et de majesté, d'une grandeur étrange, inconnue et que je n'aurais jamais attendue de sa physionomie naturellement enjouée, de ses traits presque puérils encore.
Une atmosphère nouvelle venait de se créer dans notre petite case: je sentais que Quelqu'un d'auguste venait de se lever entre nous . Oui, malgré moi, je subissais l'ascendant de la Foi, j'attendais l'avertissement d'en haut, et, tout en faisant un rapide et pénible retour sur la stérile vanité de notre scepticisme comparé aux certitudes ardentes d'une croyance et fût-ce d'une superstition quelconque, je ne doutais pas que l'avertissement ne dût venir.
Téhura, doucement, alla s'assurer que notre porte était bien close, et, revenue au milieu de la chambre, fit à haute-voix cette prière:
_Sauvez-moi! Sauvez-moi!
Il est soir, il est soir des Dieux!
Veillez près de moi, ô mon Dieu!
Veillez sur moi, ô mon Seigneur!
Gardez-moi des enchantements et des mauvais conseils;
Gardez-moi de la mort subite,
De souhaiter le mal et de maudire;
Gardez-moi des querelles pour le partage des terres.
Que la paix règne autour de nous!
O mon Dieu, gardez-moi contre les guerriers furieux!
Gardez-moi contre celui qui erre en menaçant,
Qui se plaît à faire peur.
Contre celui dont les cheveux sont toujours hérissés!
Que moi et mon esprit nous vivions,
O mon Dieu!_
Ce soir-là, certes, avec Téhura, moi aussi j'ai prié.
Sa prière finie, elle s'approcha de moi et me dit, les yeux pleins de larmes:
—Il faut me battre, beaucoup me frapper.
Et devant l'expression profonde de ce visage, et devant la beauté parfaite de cette statue vivante, j'eus la vision de la Divinité elle-même que Téhura venait d'invoquer.
Que mes mains soient à jamais maudites si elles osaient se lever sur un chef-d'oeuvre de la nature!
Ainsi, nue, les yeux calmes dans les pleurs, elle me semblait revêtue du manteau de pureté jaune-orangé, du manteau jaune-orangé de Bhixu.
Elle répéta:
—Il faut me battre, beaucoup me frapper, sinon tu seras courroucé longtemps et tu seras malade.
Je l'embrassai.
Et maintenant, l'aimant sans défiance et autant que je l'admirais, je murmurais en moi-même ces paroles du Bouddha: "Oui, c'est par la douceur qu'il faut vaincre la violence, par le bien, le mal, par la vérité, le mensonge."
Cette nuit fut divine comme tant d'autres, plus que toutes les autres,—et le jour se leva radieux.
Dès la première heure, belle-maman nous apporta quelques cocos frais.
Du regard, elle interrogeait Téhura. Elle savait .
Avec un jeu très fin de physionomie, elle me dit:
—Tu as péché, hier. Tout s'est bien passé?
Je répondis:
—J'espère recommencer bientôt.
Il me fallut revenir en France. Des devoirs impérieux de famille me rappelaient.
Adieu, terre hospitalière, terre délicieuse, patrie de liberté et de beauté!
Je pars, vieilli de deux ans, rajeuni de vingt ans, plus barbare qu'à l'arrivée et bien plus instruit .
Oui, les sauvages ont enseigné bien des choses au vieux civilisé, bien des choses de la science de vivre, ces ignorants, et de l'art d'être heureux. Surtout, ils m'ont fait me mieux connaître moi-même, ils m'ont dit ma propre vérité.
—Etait-ce là ton Secret, monde mystérieux? O monde mystérieux d'être la Toute Clarté, tu as fait en moi la lumière, et j'ai grandi dans l'admiration de ton antique beauté, qui est la jeunesse immémoriale de la Nature. Et je suis devenu meilleur d'avoir compris et d'avoir aimé ton âme humaine,—une fleur qui achève de fleurir et dont personne, désormais, ne respirera plus l'odeur.
Quand je quittai le quai, au moment de prendre la mer, je regardai pour la dernière fois Téhura.
Elle avait pleuré plusieurs nuits durant. Lasse maintenant, et triste toujours, mais calme, elle se tenait assise sur la pierre, les jambes pendantes, effleurant de ses pieds larges et solides l'eau salée.
La fleur qu'elle portait, le matin, à son oreille, était tombée sur ses genoux, fanée.
De distance en distance, d'autres, comme elle, regardaient, fatiguées, muettes, mornes, sans pensées, la lourde fumée du navire qui nous emportait tous, bien loin, pour jamais, amants d'un jour.
Et de la passerelle du navire, avec la lorgnette, longtemps encore, tandis que nous nous éloignions, il nous sembla lire sur leurs lèvres ces vieux vers maories:
_Vous, légères brises du sud et de l'est, Qui vous joignez pour vous jouer et vous caresser au-dessus de ma tête, Hâtez-vous de courir ensemble à l'autre Ile. Vous y trouverez, assis à l'ombre de son arbre favori, Celui qui m'a abandonnée. Dites-lui que vous m'avez vue en pleurs.
Téhura, j'inscrirai ton nom d'ébène et d'or .
I. Point de vue
II. Le Conteur parle
III. Vivo
IV. Le Conteur parle
V. Papémoë
VI. Le Conteur parle
VII. Navé navé fénua
VIII. Le Conteur parle
IX. Parahi té Maraë
X. Le Conteur parle
XI. Le Conteur achève son récit