The Project Gutenberg eBook of Les Demi-Vierges

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Title : Les Demi-Vierges

Author : Marcel Prévost

Release date : March 1, 2004 [eBook #11747]
Most recently updated: December 26, 2020

Language : French

Credits : This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***

  

Marcel Prévost

Les Demi-Vierges

Préface

Pendant que cette étude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me présentèrent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touchèrent vivement. Les voici, aussi nettement formulées qu'il m'est possible :

1º Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vièrges, une certaine catégorie de jeunes filles, une minorité, évidemment. Le danger d'une observation pratiquée sur une minorité, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'étende imprudemment à la majorité. Vous avez pu tomber sur un lambeau phylloxéré d'une vigne saine .

2º Même si cette contamination est réelle, même si elle a quelque étendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorité. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste à peu près intact. Pourquoi s'acharner à le détruire, accroître le gâchis social où nous vivons?

***

De ces deux objections, la première surtout a quelque force.

Mais il me semble que c'est aussi y répondre que de prévenir le lecteur, de le mettre en garde contre une généralisation téméraire, -- de circonscrire, de définir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliquée.

Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parlé, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus spécialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie à Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baigné par les eaux cythéréennes, mais touchant aussi, par de longues frontières, sans cesse franchies, à la bourgeoisie riche, à l'aristocratie qui s'amuse. Les caractéristiques de ce monde? C'est que les idées religieuses et morales n'y sont jamais des idées directrices. On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe supérieur, infaillible, mais au nom des convenances, de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la société des hommes.

Tel est, à mon sens, le monde restreint où le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'à l'état d'exception. La généralisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait :

"Toutes les jeunes filles du monde à Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles françaises."

Pour les jeunes filles françaises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus répandu à l'étranger qu'en France: je ne serais même pas surpris qu'elle fût chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la poésie qu'on voudra, nous avons la vérité sur le flirt. Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.

***

Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, même dans le monde Parisien, d'une minorité, quel besoin de publier cette misère? N'y a-t-il pas plus de danger à la divulguer d'à la tenir secrète?

Non; parce que le mal tend à s'accroître, et s'accroît rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait être autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence à se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, élégante, fêtée: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveauté. Pour la fillette d'honnête bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collégien.

Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux mères: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les élever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-à-dire de recommencer, pour elles, à vivre de la vie des jeunes filles, de grâce, ne les associez pas à votre vie mondaine, ne les habituez pas à vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'éducation, la famille sérieuse; néanmoins un pensionnat bien dirigé vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte à tous les livres, à tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!

-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la résignation. Croyez-vous sérieusement qu'une jeune fille soit bien armée contre les épreuves de la vie parce qu'elle est renseignée comme un carabin sur certains mystères? Nous sommes renseignés, nous autres, et cela ne nous empêche pas de faire parfois de sots mariages."

Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chrétien, qui est le nôtre jusqu'à nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fondé sur la conception de virginité, de l'intégrité absolue de l'épousée. (Le remariage est hors de cause: la femme chrétienne qui se remarie est censée avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chrétienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irréductible. Or l'éducation moderne des jeunes filles tend de plus en plus à développer le type demi-vierge. Il faut donc changer l'éducation de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chrétien périra. Voilà, en deux lignes, le résumé de mon opinion.

***

Je n'ajoute qu'un mot. Ayant raconté les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, écrite ou parlée, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralité, a dit Balzac, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral à la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."

Marcel Prévost.


LES DEMI-VIERGES

PREMIÈRE PARTIE

I


Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et écrivait vivement un télégramme bleu, sa mère, Mme de Rouvre, étendue tout près d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosée de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit à lire.

Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- était un de ces meubles en acajou foncé, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence à adopter. De même, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce goût d'outre-Manche, amusant et un peu faux, où se réfugie l'élégance moderne, blasée, pour les avoir trop vus, sur les purs et délicieux styles français du siècle dernier. C'étaient des chaises en bâtons courbés, laquées de blanc ou de vert pâle, des fauteuils larges à l'excès, en acajou marqueté de bois des îles, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crêpe léger à grandes fleurs orangées, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, étendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fraîchement tondu d'un parc britannique.

Et l'appartement, comme sa décoration, témoignait d'un goût résolu de modernité, informé des commodes d'hier, décidé à les utiliser. C'était le second étage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a doté récemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kléber, tout près de la place de l'Étoile: quinze fenêtres de façade, la superficie d'un vaste hôtel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcée, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi indépendant, ouvrant sur la longue galerie parallèle à la façade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour intérieure de la maison, se montait à l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque étage et en doublait l'étendue.

Maud de Rouvre ne déparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combiné la moderne élégance. Malgré des hanches rondes et un buste épanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grâce tombante des épaules, la petitesse de la tête pâle, couronnée de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transparaître, sous la patine, le roux lumineux du métal. Ces lourds cheveux bruns, relevés à la japonaise, découvraient un front étroit, souligné par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux médiocrement grands, mais d'un éclat bleu incomparable; et le nez encore était charmant, mince d'en haut, élargi aux narines, avec ce léger relèvement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et décide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublée de dents merveilleuses, mais plutôt arrondie que fendue, avec des lèvres où un médecin curieux de stigmates dégénérescents eût noté les plis verticaux, à peine perceptibles. Et il eût sans doute rapproché cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient à la tête presque sans lobe.

Mais qui sait ? Peut-être ces légères inharmonies, rompant la monotonie de la beauté féminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appât de mystère par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimées. Celle-ci, penchée sur le blotter de maroquin, couvrant d'une longue écriture rapide le carré de papier, fixait invinciblement le regard, qui eût glissé peut-être, avec indifférence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crêpe gris, à ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fraîcheur de camélia de sa peau, et on ne savait quoi d'indécis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtième année à peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage mûr, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barré d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de définitif, d'achevé, d'un peu désabusé même dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hésiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins où, depuis longtemps, son coupé la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de créole.

Rien ne ressemblait moins à Maud que cette pauvre mère valétudinaire, en ce moment étendue sur la chaise longue, le visage angoissé" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombé de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait été belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en témoignaient, au temps où François de Rouvre, gentilhomme girondin en quête de fortune, débarqué à Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'épousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beauté, nulle trace ne demeurait à présent, dans ce corps réduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plissé, bouffi, raviné, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duègne à laquelle peu d'Espagnoles échappent, la quarantaine venue. Déchue de sa grâce, il lui demeurait, au milieu même des souffrances, la frivolité, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un goût persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorées, et il fallait l'autorité despotique de Maud pour l'empêcher de vêtir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se négligeait à l'excès, gardait jusqu'au soir le vêtement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce fût mardi, son jour de réception, elle traînait encore, à deux heures après midi, roulée dans une vieille robe de chambre brune à rubans havane, point peignée, point lavée, sous la farine qui lui blanchissait les joues.


Maud achevait son télégramme, le signait, le datait, -- 4 février 1893; -- puis, mouillant légèrement son doigt, elle le passait sur la lisière gommée, et traçait l'adresse.

-- A qui écris-tu ? demanda la mère.

-- A Aaron. Il passe toute l'après-midi à son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.

Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:

-- Et qu'est-ce que tu lui veux, à ce vilain bonhomme ?

-- Je veux une loge à l'Opéra, demain, pour la première... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal reçu mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet réparera tout, et nous le verrons arriver à cinq heures, faisant des grâces.

Maud garda quelque temps le télégramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:

-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.

Mme de Rouvre se récria:

-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les curés, les bonnes soeurs, les communautés religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre était pour un usurier francfortais, et marié, encore ! Mme de Chantel, pour la première fois où elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ça... Nos mardis sont assez suivis !

Maud laissait parler sa mère avec un sourire moitié triste, moitié ironique.

-- Oui, très suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministère seulement; trop de monde des réceptions ouvertes. Des attachés de cabinet comme Lestrange, des secrétaires députés comme Julien, le résidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ça qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mère.

-- Et Mme Ucelli ?

-- Oh ! celle-là !

-- Comment, celle-là ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...

-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.

-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre après un silence.

-- Paul, ce n'est pas sûr; il y a aujourd'hui une discussion importante au Sénat sur le privilège de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.

-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mère rencontrent ici un sénateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...

-- Un directeur de grande société financière catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.

-- Et un gentleman accompli, un homme de sport très en vue, comme Hector...

-- Ils auront lieu d'être satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...

-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister à une de leurs réceptions, là-bas, en Poitou, à Vézeris !

Maud se leva et pressa le bouton électrique voisin de la cheminée.

-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel reçoivent à Vézeris ! c'est peut-être des gens très nuls et très ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus calé dans la contrée.

Mme de Rouvre répondit:

-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet été, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos après-midi de bezigue... Nos promenades côte à côte, dans les pousse-pousse...

-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez très bon ménage, toutes les deux.

Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisément, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau écervelé qu'était sa mère avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'était la mère de Maxime de Chantel.

"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exagération; chacune d'elles a la même maladie avec des accidents différents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mystérieux. Pourquoi ai-je plu à Maxime, moi ?"

Debout contre la cheminée, elle évoquait les quatre journées que Maxime de Chantel était venu passer près de sa mère, à Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter à elle, malgré lui et presque sans qu'elle y aidât. Brusquement, il était parti, il s'était enfui dans la solitude de Vézeris, où il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel à Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mère qui voulait consulter un médecin à la mode.


-- ... Mademoiselle désire ?...

C'était la femme de chambre, appelée par le coup de sonnette de Maud.

-- Tenez, Betty, faites porter ça au télégraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifère. On commence à étouffer, ici.

-- Bien, mademoiselle.

-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-même Mlle Jacqueline à son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider à servir le thé au salon.

-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?

-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me préviendrez.

-- Même s'il y a du monde ?

-- Même s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, à cette heure-là.

-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant péniblement sur son séant.

-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.

-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?

-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.

-- Et elle s'appelle ?

-- Duroy... Etiennette Duroy.

Mme de Rouvre réfléchit un instant:

-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.

-- Tu ne te rappelles jamais rien, répliqua Maud.

Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenêtre; elle regarda, dans l'avenue légèrement feutrée de neige malgré un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levées, les passants emmitouflés qui pressaient le pas.

La femme de chambre, demeurée sur le seuil du petit salon, demanda:

-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?

-- Non, répondit Maud.

-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !

-- Maman ?

-- Il n'est pas nécessaire que je me presse, n'est-ce pas ?

-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'à ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prévenir.

-- Bon. Allons, Betty, votre bras.

Elle s'en allait par le grand salon, appuyée sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et traînante. Avant de sortir, elle se retourna:

-- Maud !

-- Quoi, mère ?

Elle rejoignit Mme de Rouvre, tâchant de brider son énervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassée de ce qu'elle avait à dire.

-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...

-- Oui... Eh bien ?...

-- Eh bien... J'ai oublié de te dire: j'ai écrit. On l'apportera ce soir.

Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:

-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se maîtrisant, quel besoin avais-tu ?...

-- Besoin, non, évidemment, répliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en même temps. Nous n'en sommes pas à compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?

Maud ne répliqua pas; tandis que sa mère s'éloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts étaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminée. Betty se montra de nouveau:

-- Mademoiselle ?

-- C'est cette dame, déjà ?

-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.

Maud frappa de la main le marbre de la cheminée:

-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?

-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas où était Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est allé, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.

Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.

-- Eh bien ! prévenez-le que je l'attends ici.

Restée seule, elle se regarda dans la glace de la cheminée, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la première fois de la journée, être vue par un homme, fût-ce un frère ou un vieil ami.

Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans à peine, vêtu avec une extrême recherche, à la façon d'un élégant de 1830. Il était grand, musclé et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage à méplats nets, à menton étroit, à lèvres fines, à nez rigide, eût été dure, presque menaçante, sans la clarté de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indécision, des yeux de femme.

Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchanté d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, élégant, l'homme qu'elle aime.

Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, cérémonieusement.

-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?

D'un coup d'oeil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin...

-- Non... Personne... fit Maud à demi-voix.

Alors il l'attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l'étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.

Ils se séparèrent tout frémissants.

Maud, un peu de rose sur sa peau pâle, revint à la glace de la cheminée, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d'acajou, la regardait.

Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.

-- Maud !... Maud chérie !... murmura le jeune homme.

Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant à peine les lèvres, elle dit:

-- Je t'aime.

De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indécise auréole de virginité qui l'enveloppait tout à l'heure, quand elle écrivait à côté de sa mère, s'était effacée. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par où se trahissent les vierges qui ont pâmé une fois sous les caresses.

Julien répondit:

-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passé de mauvaises heures depuis notre dernière rencontre, chez les Reversier.

Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rassérénés; elle questionna:

-- Le jeu, encore ?...

-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voilà ma nuit.

Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincée à la taille comme une robe: il en sortit à demi, pour les faire voir à Maud, un tas de billets de banque chiffonnés ensemble.

-- Rue Royale ? demanda Maud.

-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.

-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est égal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...

Suberceaux fit un geste d'indifférence.

-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus à plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empêche de penser.

Elle lui prit la main, souriant:

-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?

-- Ah ! vrai, je le voudrais, réplique le jeune homme en retirant brusquement sa main.

Mais aussitôt:

-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !

Maud l'interrogea des yeux; il reprit:

-- Vous me faites du chagrin... Vous n'êtes plus à moi... Je ne vous sens plus à moi.

Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit où tout à l'heure ils s'étaient enlacés comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.

-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.

Suberceaux, peu à peu dompté et calmé, baissait la tête.

-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'êtes venue !

Il avait dit ces derniers mots très bas, comme s'il avait peur d'être entendu de celle même à qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plissé, son joli visage altéré comme lorsque sa mère lui avait parlé de l'aigrette en vieux strass.

Julien était déjà près d'elle, et l'implorant:

-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, à moi, ce souvenir-là... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et après on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je béniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !

Elle demeurait accoudée à la table de la cheminée, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupée:

-- La dernière fois surtout... la dernière fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil à toi... Il était resté l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit fermé... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrît ce lit et je ne m'y suis pas couché, jusqu'à ce que cette odeur fût tout partie... Et tu ne veux plus !...

Elle se retourna lentement:

-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te reçois pas ici autant qu'il te plaît ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empêche de rester dans ma chambre ? Ma mère a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dressés.

-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir à moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dressés, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'épée... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mère a les yeux bandés, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gêne tout de même de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?

-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !

-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.

Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.

-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodités des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?

Julien murmura tristement:

-- Je ne t'ai jamais eue.

-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donné de moi tout ce que je pouvais te donner...

Il supplia:

-- Dis-moi seulement que tu reviendras.

-- Où cela ?

-- Rue de la Baume. Chez moi...

Elle eut un geste d'impatience:

-- Encore !... Je t'ai déjà dit que je suis guettée, surveillée... cette misérable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'exècre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis sûre, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princière. Tu ris ? Je ne suis pas fille à m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutée, au moins.

-- Je changerai d'appartement.

-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi à moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, plus que jamais , il faut que je me surveille.

Julien questionna, surpris:

-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?

-- Peut-être, fit Maud.

Il devint très pâle et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'être calme:

-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?

-- Oui, répondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez être... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.

Julien fit signe qu'il écoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifférents l'un à l'autre.

-- Eh bien ! dit Maud, voilà, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il  a longtemps), nous avons rencontré aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle était avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'années, assez jolie, mais tout à fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...

Elle s'interrompit:

-- On a sonné, il me semble ?

-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, déjà ?

-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la connaître, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...

-- La fille de Mathilde Duroy ?

-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.

-- Oh ! passion !...

-- Non ? On disait que vous aviez été l'initiateur.

-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-là ! répliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est égal, si vous permettez, je préfère ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?

-- Elle a été à Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mère, très honnêtement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous étions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.

La face sournoise de Joseph apparut à la porte du salon:

-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.

-- Je vous quitte, fit Suberceaux.

-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.

Et reconduisant jusqu'à la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:

-- Venez... Il sera là... Je veux que vous veniez.

Plus bas, quand il eut passé le seuil, elle lui redit par l'entre-bâillement de la porte:

-- Je t'aime !


II

La visiteuse était déjà introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.

En voyant Maud venir à elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:

-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...

Mais Maud l'embrassa joyeusement.

-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-là, Tiennette, et me parler comme à la pension !

Etiennette, les joues animées par une réaction de contentement, rendit les baisers.

-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui hésitais à venir... J'avais peur d'être mal reçue, figure-toi !

-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? répondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-même.

-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit à bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...

Maud sourit:

-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?

-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui ça ?

-- Mais... les Le Tessier... L'aîné, Paul, celui qui est sénateur depuis l'an passé, était lié avec ce député de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?

-- M. Asquin ? demande Etiennette.

Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:

-- C'était mon père. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.

-- Ah ! c'était ton père ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta mère, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.

-- M. de Suberceaux était le secrétaire de papa... Il...

Elle s'arrêta court, ressaisie par sa timidité de tout à l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:

-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.

-- Oh ! je pense bien, répliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affichée avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est égal, fit-elle après un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon père l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre frère. Il aurait dû laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est même pas revenu à la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle était si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.

Mlle de Rouvre répondit sérieusement:

-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.

D'un de ces gestes mutins et câlins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque à genoux:

-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la première fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?

-- Je ne t'en veux pas, répliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espère que c'est pour me demander de te servir.

Etiennette rougit:

-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai déjà subi tant d'avanies à cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amène. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez près pour être sûre d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dépendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu où j'ai vécu...

-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?

Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifférente.

-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le répéter, je te dis cela à toi)... M. Le Tessier.

-- Hector ?

-- Non... son frère... le sénateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...

-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'épouse !

Etiennette sourit tristement:

-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.

-- A cause de sa fortune ?

-- Non. Je crois que mon défaut d'argent ne l'arrêterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas être le beau-frère de Suzanne du Roy.

"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."

-- Pauvre chérie ! dit-elle tout haut.

-- Il me reste donc, continua Etiennette du même ton résigné, à être sa maîtresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu égoïste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre à voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une bêtise... je ne peux pas me décider à franchir ce pas-là. Suis-je née avec un tempérament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donné le goût de la régularité ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sûre de finir honnête, car ce n'est pas facile, va! partie d'où je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre indépendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien à moi, de me suffire.

Elle s'arrêta un instant, quêtant du regard l'approbation de Maud.

-- Continue, fit celle-ci. C'est tout à fait curieux ce que tu me dis là.

-- Alors, voilà, poursuivit Etiennette... J'ai passé par le Conservatoire, tu sais, après Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfège. Donner des leçons de piano, ça rapporte trop peu et trop péniblement. J'ai donc appris à jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste à Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agréable. Je me suis fait un répertoire de chansons 1830... on est à cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.

-- Certainement cela plairait, s'écria Maud, séduite aussitôt par le côté artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre à anglaise, manches à gigot, crinoline; tu chanterais du Loïsa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.

Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si aisé que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songé: une fête champêtre à Chamblais, leur admirable propriété, sur la ligne du Nord... Mais, décidément, présentées par des célibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilité ! -- Il faut tout au rien, ma chère, en ces matières, il me semble... Et ce n'était pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes à la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandée. Alors j'ai pensé à toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant à nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui était de bonne noblesse, aurait pu nous faire fréquenter le meilleur monde. Il a préféré perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous traînons le boulet de ce passé-là, même après le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames étrangères, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariée, je t'en réponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irréprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre à ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaieté de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fête ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y réfléchir... Tu avais déjà une jolie voix à Picpus. Elle doit être tout à fait posée maintenant. -- Oui, répondit Etiennette... Elle est assez agréable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?

Le piano était tout proche. Elles fouillèrent ensemble dans les cartons.

-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.

C'était une romance de Chaminade, intitulée l'Anneau d'argent .

-- Peux-tu m'accompagner ?

-- Oui, fit Maud.

Elle s'assit au piano et préluda, tandis qu'Etiennette, appuyée d'une main au piano, penchée sur la musique, chantait:

Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné
Garde en son cercle étroit vos promessesse encloses...

La voix était d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleuré par un archet; l'artiste la ménageait, la conduisait en musicienne experte.

Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements éclatèrent derrière les jeunes filles; une voix féminine, puissamment timbrée, cria, accentuant le mot  l'italienne:

-- Brava ! brava !... Tout à fait bien !

-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.

L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras à Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'était pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur étrange, l'accompagnait.

-- Mlle Cécile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, sciasciona mia , ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est à Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siècle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa cortina.

Maud tendit la main:

-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.

-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant à Etiennette qui cachait le bas de sa figure derrière son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. E quanto è carina ! N'est-ce pas, Cécile ? On dirait un angiolo de Sienne.

Mlle Ambre dit simplement:

-- Oui, madame est très jolie et chante très bien.

Maud présenta:

-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.

-- Vous êtes au théâtre, mademoiselle ?

-- Non, madame... pas encore.

-- Nous la ferons connaître, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.

-- Oh ! cara ! la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?

-- Nous y songions, répliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.

-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moitié de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, Cécile. E come bèn accommodato !... Gosto inglese...

Elles se mirent à parler italien, Mme Ucelli faisait admirer à son amie le goût singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, à mi-voix, disait à Etiennette:

-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'exècre, à cause de Julien qui a été obligé un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma chérie. Ah ! c'est un vrai tempérament, celle-là, une âme à deux sexes également impérieux. Elle m'exècre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conférence avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter à la soirée, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.

-- Tu es un amour, répliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !

Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie légère des rideaux de vitrage.

-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure façon de m'être agréable... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppressé, va ! Et puis, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, peut-être, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta mère... mettre une pièce de l'appartement à ma disposition de temps en temps ?

-- Mais tout l'appartement si tu veux, chérie. D'autant que maman étant souffrante et ne bougeant guère de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment maîtresse de maison, maintenant, c'est moi qui mène tout.

-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son hésitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin à mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.

-- Julien ?

-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?

-- Oh ! me compromettre, répliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.

-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit traité d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.

Elles rejoignirent, les bras enlacés, Mme Ucelli et Mlle Ambre.

-- Excusez-moi, chère madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...

-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succès... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimité.

Etiennette remercia et salua.

-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain à la Walkyrie, n'est-ce pas ?

Etiennette répondit:

-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premières.

-- Oh ! vous n'iriez point, vous, cara , répliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme à une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... Che peccato ! ... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-être M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.

La porte du grand salon s'ouvrait, poussée par le valet de pied, ganté de blanc, qui n'annonça pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fanée et usée, très correct, s'avançait en souriant.

-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?

Il baisa les mains. Mme Ucelli s'écria:

-- Ah ! signore Lucca ! Voilà qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fantôme.

Etiennette prenait congé et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la cheminée.

La cheminée était en marbre blanc, de style néo-grec, presque nue, décorée d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un brûle-parfums, et de deux sveltes vases où trempaient deux orchidées. Dans l'âtre une grosse bûche brûlait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.

Presque aussitôt, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage à une dame âgée, accompagnée de deux jeunes filles habillées pareil, assez jolies, l'air anémique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud présenta:

-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'intérieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?

-- Est-ce que M. Lestrange ne connaît pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.

-- Non, lui répondit Lestrange à demi-voix. Je ne vois que certaines spécialités.

-- Comment va votre chère mère ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.

-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons guère avant cinq heures, je crois.

-- Et Jacqueline ?

-- Jacqueline est allée à son cours de littérature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait être rentrée. Vous allez la voir.

Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:

-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honoré, où un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?

-- Aux demoiselles et aux messieurs, chère madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.

-- Mêlés ?

-- Mêlés. Le cours est mixte.

-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre là quelques notions de morale.

-- On ne vous laissera pas entrer, birbante ; vous avez une trop mauvaise réputation auprès des mères de famille; vous compromettez les demoiselles.

-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.

Maud changea la conversation:

-- Qui va à l'Opéra, demain, pour la Walkyrie ?

-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.

Mme de Reversier déclara:

-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la Walkyrie soit un spectacle convenable pour mes filles.

On se récria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part à la discussion, donnèrent leur avis.

-- Mais, demanda Lestrange à Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, à ce que je vois, quel inconvénient y a-t-il à vous mener voir la pièce ?

-- Il y a l'inconvénient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les bêtises que vous nous dites en particulier, à ma soeur, à moi, à Jacqueline, à nous toutes ?... Hein, répondez ? Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ?

-- Je regarde vos lèvres, fit Lestrange, et je penses à des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.

Madeleine de Reversier sourit:

-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman écoute. Elle se méfie de vous, vous savez.

-- Oh ! votre maman est très raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.

-- Non, c'est le thé.

La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gâteaux. Derrière lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fête... Les femmes l'embrassèrent; elle serra la main de Lestrange. C'était une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mère, en plus fin, plus dégagé, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours à demi cachés par les paupières qui semblaient lourdes d'une langueur de volupté, des formes déjà mûres, des seins et des hanches d'épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient à chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un être extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.

Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:

-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traité le jeune maître, aujourd'hui ?

Jacqueline baissa les paupières et répondit, sur un ton comique d'innocence:

-- De l'amour dans le mariage, madame.

-- Voilà un beau sujet; qu'en disait-il ?

-- Oh ! je vous referais son discours mot à mot.

Elle se leva, sauta derrière une chaise avec une grâce de bergeronnette, et commença, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitué par deux éléments, aussi étroitement unis en lui que le sont l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau... Ces éléments sont la tendresse et la (un temps, il ménage son effet)... et la sensualité. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos mères vous berçaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualité..."

-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !

-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualité, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisée à définir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaître l'appel généreux de l'être humain vers la beauté, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maître fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit à l'oreille: 'Ils ont le toucher si développé !"

Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mère, qui semblait avoir oublié les sévères principes énoncés l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.

-- E un fiore... pèro un fiore !

Maud reprit son sérieux:

-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le thé. Madeleine et Marthe vont t'aider.

Elles s'y mirent toutes les trois, les deux têtes châtaines et la tête rousse penchées autour de la table, les souples tailles courbées en jolies révérences quand elles offraient la tasse. C'était une mode nouvelle de servir, à Paris, le thé fait à même chaque tasse, dans une coupe surmontée d'une petite passoire en porcelaine. On admira.

-- C'est vous, Maud, qui avez découvert cela ?

-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporté cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.

-- Vous avez de la chance, fit naïvement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne nous donnent jamais rien.

-- Ah ! s'écria Maud joyeusement, les voilà... tous les deux... C'est gentil...

Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, étaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.

Mme Ucelli, en leur tendant la main, répéta:

-- Tous les deux ! Un jour de Sénat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidèle... Peccato ! il faut cette enchanteresse de Maud !

-- Nous espérions bien, chère madame, répliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collègue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'était pas prêt pour mon interpellation, on a levé la séance.

Il parlait d'une voix forte et égale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu épaisse, sa face fraîche, sa barbe carrée, blonde mêlée de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de sécurité, de sérénité.

Son frère lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la même carrure de lutteur, allégie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.

-- Quant à M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidèle des mardis de Rouvre.

-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop bêtes.

-- On en trouve même une qui a trop d'esprit, mademoiselle, réplique Hector à demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.

Lestrange avait isolé dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.

-- Décidément, cara , je renonce à voir Mme de Rouvre.

-- Oh !restez, chère madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera désolée.

Mais l'Italienne avait des courses et des visites à faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivée des Chantel, n'insista plus.

-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promène? demanda Paul Le Tessier après la sortie des deux femmes.

-- C'est une Niçoise, répliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.

-- Jolie recommandation !

Le cercle s'était resserré autour de la cheminée, tous se sentant maintenant en intimité plus étroite. Mais les apartés continuèrent. Mme de Reversier recommandait à Paul une oeuvre de bienfaisance à laquelle elle voulait intéresser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries à Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, à demi-voix.

-- Pourquoi cette convocation spéciale aujourd'hui ? demanda-t-il.

-- Nous attendons la première visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais à votre présence pour décorer notre salon, voilà tout.

-- Dieu ! que je suis flatté ! Et qui attendons-nous ?

Maud sourit. Hector insinua:

-- Un mari ?

Elle ne répondit pas à la question, elle dit seulement, après un temps:

-- Êtes-vous un ami, Hector ?

Le jeune homme fut touché par le ton sérieux de la question.

-- Certes, dit-il, ma chère enfant... Mon frère a été plutôt l'ami de votre père; mais moi, je vous ai connue toute petite...

Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait à ce retour sur le passé, il se maîtrisa aussitôt et plaisanta:

-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.

-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, répliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher à me faire tu tort.

Il protesta du geste.

-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-être besoin de vous...

Les éclats de rire l'interrompirent. On écoutait Jacqueline. Elle disait:

-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le même coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche mélancoliquement, par devoir, en détournant la tête: l'eau tombe où elle peut. Avec les jolies femmes un peu mûres, il plaisante, il dit des bêtises, il s'amuse à leur arracher des petits cris, à les chatouiller avec son jet, à leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de littérature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...

Elle s'interrompit:

-- Chut ! Taisons-nous... On a sonné... Ce sont les raseurs.

Avant qu'on n'ouvrît la porte, déjà elle était assise près de la table à thé, sérieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.

Le domestique, cette fois, annonça:

-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.

Un peu cérémonieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent échangées. Jacqueline souffla à l'oreille de Marthe:

-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son garçon et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !

Certes, l'entrée des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes élégants, ces femmes pimpantes, habillées par Doucet, chapeautées par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel étaient vêtus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui enténèbrent chaque année les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taillé, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surannée de la redingote en drap uni, de l'étroite cravate noire nouée sous le col rabattu.

-- C'est égal, répondit Marthe de Reversier à Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.

Elle aussi avait raison? Accoutrés en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et sèche, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque entièrement les cheveux à peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur imprévue, à la fois innocents et passionnés, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les mêmes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins émaciée, sa pâleur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidité s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'ancêtre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nouée en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa mère et de sa soeur, évoquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.

-- Monte prévenir maman qu' ils sont arrivés, dit Maud à l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.

-- Bon. Je la sanglerai moi-même, s'il le faut, répliqua la petite en s'esquivant.

Un silence assez froid s'était répandu dans le salon après l'arrivée des Chantel. Maud avait près d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de gêne. Jeanne, à côté de sa mère, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort pâle, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se forçait à regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient à Maud, invinciblement à Maud, qui lui avait distraitement serré la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beauté renouvelée, recréée dans ce cadre choisi par elle, orné par elle, à ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait osé là-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux forestière, hausser jusqu'à elle une pensée de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, épanouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.

Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avisé, informé des dessous de ce monde aux moeurs commodes où il fréquentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette cheminée et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer à la comédie ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derrière la façade de luxe... Maud lasse de la société où elle vit, résolue à se caler dans le monde par un mariage solide... Le provincial emballé à fond de train, prêt à sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... même leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgré leur tempérament d'aventuriers... Beau sujet de pièce ! Heureusement, je n'y suis qu'un indifférent spectateur !" Il se réjouit de la neutralité promise à Maud tout à l'heure: "Spectateur indifférent... et j'en suis bien aise."

Maxime, à présent, s'oubliait tout à fait, ne détachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.

-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-là ne m'est pas inconnu.

Mme de Rouvre entrait. Elle était vêtue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait,  l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'échancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass étincelait.

-- Pourquoi as-tu laissé maman mettre ça ? dit à voix basse Maud à Jacqueline, qui suivait sa mère.

-- Ah ! fit la petite, j'ai essayé; mais si tu crois que c'est facile !

A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'était levée; éclairée d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrassèrent et se mirent à causer aussitôt, l'absence oubliée, leur verbiage de malades raccordé au passé, tout naturellement:

-- Oh ! chère amie... comment allez-vous ? votre genou ?

-- Hélas ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai passé ma journée étendue. Mais vous ? votre épaule ?

-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai découvert les pilules du docteur Levert...

Elles s'assirent dans un coin, chacune pressée de parler, n'écoutant point l'autre, toute à la confidence de ses misères.

Hector s'était rapproché de Maud:

-- Comment les appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annoncé.

-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.

-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.

Maud demanda vivement:

-- Vrai ? Où cela ?

-- Au régiment. Il y a huit ans. Il a été mon sous-lieutenant, à Châlons, quand j'étais volontaire dans les dragons.

-- En effet. Il a passé par Saint-Cyr et est resté trois ans officier... Il a dû donner sa démission à la mort de son père pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?

-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'étais pas un dragon tellement éminent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'état de reconnaître qui que ce soit. Dois-je me rappeler à lui ?

Maud réfléchit un instant:

-- Vous n'avez pas oublié votre promesse ?

-- Non... Même, si je puis vous servir en quelque chose ?

-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui où vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !

-- Pour le moment, répliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison à son ancien cavalier. Regardez !

En effet, Maxime, le visage ravagé, les traits crispés, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.

-- Je vais le calmer, fit Hector.

Il profita du remous causé par l'entrée du peintre Valbelle -- grand garçon athlétique, teint coloré, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.

-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, à Châlons. Monsieur Hector Le Tessier.

L'ironie légère dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase échappa à Maxime. Sa figure se détendit, s'éclaircit. Il sera la main d'Hector.

-- Ah ! monsieur, je suis enchanté... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?

-- 83, rectifia Hector.

-- 83... Vous êtes des Deux-Sèvres ?

-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, à la fidélité de votre mémoire, l'excellent officier que vous étiez.

-- J'aimais beaucoup mon métier, déclara Maxime, la voix timbrée d'un peu de tristesse.

Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les réunissait à dix ans de distance.

-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a été officier pendant trois ans, il a connu à peu près deux mille recrues... Il doit en avoir rencontré plus d'une dans la vie, depuis.

-- Oh ! le vilain arithméticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent être amis. Voilà.

-- J'accepte l'augure, madame, déclara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps à Paris, j'espère qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon frère et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la grâce de dîner au cabaret avec nous, demain ?

Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sincère; tous deux, à parler du passé, revivaient un peu cette première jeunesse irrevivable, déjà regrettée, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste à la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant à des façons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge à bandeaux; le romancier "féministe" Henri Espiens, méridional chevelu, têtu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scandé par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laissée dans l'antichambre.

Maud attira Jacqueline à l'écart:

-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?

-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amitié entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des alliés contre nous.

-- Oh ! je suis sûre d'Hector.

-- Et de Paul ?

-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.

Elle fit, du doigt, signe à Paul de les rejoindre.

-- Beau sénateur, lui dit-elle d'un ton enjoué, vous aurez manqué aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.

Paul sourit:

-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoyée.

-- Allons donc ! La petite cachottière ! Elle ne me l'a pas dit.

-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assuré que vous étiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.

-- Et moi, j'ai promis de la faire débuter ici et de convoquer tout Paris à ses débuts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous êtes un heureux sénateur ?

-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'opérette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un père.

-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?

-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets à peine ébauchés, mais dont le succès me tient au coeur.

Paul visa Maxime, du regard.

-- Lui ?

-- Oui. Hector est mon allié. Et vous ?

-- Moi aussi, bien sûr...D'autant qu'il ne sera pas à plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...

Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperosé, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgré la coupe anglaise de sa vêture, le gardénia rouge de sa boutonnière, malgré le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On présenta pompeusement:

-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.

Le gros homme saluait à droite et à gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.

-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Opéra...

-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle déposa l'enveloppe sur une console.

On s'était dispersé dans les deux salons, suivant l'élection des affinités. Espiens avait attiré Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire étouffé, tout de suite suivi d'un arpège jeté sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isolée près de Suberceaux, lui parlait à voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui écoutait indifférent, les yeux à une ébauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accrochée au mur. Autour de la table à thé, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, à la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite créole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la réplique aux deux hommes:

-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous êtes poli.

-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la poésie... l'amour... enfin, tout à fait votre type.

-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.

-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis bête... Je suis sûre qu'il n'y a pas de costume du tout.

-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est très convenable, on en met autant qu'on veut.

-- Bien sûr, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite à M. Valbelle, si j'avais le type.

A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."

Dora, après réflexion, objecta:

-- Maman ne voudra jamais.

-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner à l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.

C'était la dame de compagnie de Dora, célèbre dans un certain monde de fêteurs parisiens pour sa docilité et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussitôt et ne bougeait que lorsqu'on venait la réveiller.

La petite Calvell méditait. Enfin elle proféra cette réponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:

-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.

Maxime, qu'Hector avait laissé seul après s'être fait présenter à sa soeur Jeanne, regardait, écoutait; et il se demandait: "Est-ce que je rêve ? Suis-je né dans un monde à part ? est-ce là les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie à voix basse... Ces gestes de frôlement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui résonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirté... Nous avons flirté... C'est un flirt de ma fille..." Voilà les gens qui entourent Maud... Voilà ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"

Maud ne lui avait pas encore adressé la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche à son gré des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son étonnement irrité; elle vint à lui, tout droit:

-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.

Et elle recula vers l'angle du salon, forçant le jeune homme à l'y suivre.

-- Je pense, répondit Maxime très grave, que ma solitude de Vézeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.

Malgré lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait goûtée, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, à ces hommes élégants, brillants, causeurs aisés, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.

-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner à Vézeris ?

-- Oui. J'ai accompagné ma mère à Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers à rien ici: je repartirai pour Vézeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: même quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en être absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons mystérieux, est plus près de mon coeur.

-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupières.

Maxime reprit, s'exaltant peu à peu au son de sa propre voix:

-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, à leur image, voyez-vous. J'ai le même coeur que mes bergers, immobiles d'un crépuscule à l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois éprouvées leur seul ressouvenir suffit à combler ma pensée durant de longs mois... Ici, on éprouve vite et peu; la parole est rapide et brève comme la sensation; moi, je suis lent à parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.

-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte là (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'intéresser autant.

-- Vous êtes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis même pas assez maître de moi pour vous cacher cette émotion ! Tout ce qui me rappelle une chose passée... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma présence ici, après des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...

Maud l'interrompit:

-- Je ne les ai pas oubliés, moi non plus.

Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effrayée de leur flamme.

"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les lèvres de Maxime, elle dit tout haut, de façon à être entendue:

-- Il faut venir à l'Opéra demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? Où est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !

Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se réfugier auprès de son frère. On rit un peu.

-- Comment l'avez-vous apprivoisée ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.

-- Je lui ai parlé de vous, monsieur.

Tout de suite, cette âme neuve avait requis la curiosité d'Hector. Il la devinait si différente des petites âmes, fripées sous leur masque de virginité, qu'il guettait à travers les salons de Paris, non par goût de débauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme spécial de collectionneur. Il l'avait questionnée doucement, paternellement presque, lui parlant de ce frère qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bientôt sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassurés. D'une voix paisible, atténuée, comme ouatée par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse là-bas, sans fêtes, sans compagnes, -- élevée par sa mère, enseignée par Maxime.

-- Oh ! chérie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.

-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que décidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous êtes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?

-- Je dîne avec vos amis, mademoiselle, répondit Maxime, mécontent que Maud eût brisé l'entretien, tout à l'heure.

-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, après dîner, voilà tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?

Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.

Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il était près de sept heures, tout le monde prit congé.

Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:

-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre méchante humeur de tantôt. Vous avez été convenable.

-- C'est lui ? demanda dédaigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.

-- Oui.

-- Il a l'air bien provincial.

Maud dit sèchement:

-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...

-- Que moi ?

Maud répliqua:

-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici après les autres. A demain.


III


Non, déclara Hector Le Tessier (il achevait de dîner avec son frère et Maxime, au restaurant Joseph), le monde où nous nous sommes rencontrés hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire à des plaisanteries louches, répondre sur le même ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-là. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres échantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents à l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au théâtre, à Aix, à Trouville, qui fait de l'hydrothérapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez représentés tous les degrés de l'échelle sociale entre la grisette et l'héritière des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien préfet de l'Ordre moral: intérieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au Vésinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a été fort bien élevée... Non, ce n'est aucunement du monde mêlé, du demi-monde. Ce ne sont pas des déclassées. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui fréquentent ce salon, que la petite Dora, bien née d'ailleurs, et une certaine Cécile Ambre, dont le masque eût fait rêver Baudelaire, mais qu'on reçoit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous connaîtrez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me déplaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.

Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues précautions:

-- Voilà Hector à cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est inépuisable.

Maxime, qui avait peu parlé pendant le repas et qui ne fumait point, répondit:

-- Mais je le trouve très intéressant.

Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secrètes anxiétés de son coeur ! De cette visite de la veille, il était sorti bouleversé et ensorcelé. Maud si belle, qui avait eu des mots si pénétrants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouvée irréprochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes frôleuses, dont le titre et la vêture de vierges rendaient les discours, les allures plus déconcertants ? Elles étaient les soeurs, elles étaient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur répondait, pensait d'accord avec leur pensée, peut-être !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de colère contre ces gens, contre ce Paris qui peut-être avaient souillé l'âme blanche de la femme élue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aimée depuis avec l'ardeur concentrée des âmes fortes où la solitude, l'absence, loin de les abolir, échauffent les passions... Mais peut-être aussi Maud, parmi ces impuretés, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur à lui, Jeanne, que rien n'avait choquée, la veille... Oh ! le cruel mystère ! Comment, comment être sûr ?... Il écoutait Hector avec une sorte d'attention contractée, le désir d'apprendre et la peur de savoir.

Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les généralités, le verbe aisé, alerte, causeur de salon et de dîner, habitué à la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son frère aîné interrompait la conférence par quelque incise d'amicale et paterne ironie.

-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est passé à Paris, depuis une quinzaine d'années, des événements -- deux événements graves, deux "kracks", dirait mon frère -- dont vous n'avez même pas senti le contre-coup le plus amorti là-bas, dans votre terre de Vézeris, mon cher, au milieu de vos étalons, de vous chiens et de vos faisans...

-- Et c'est ? demanda Maxime.

-- Premièrement, le krack de la pudeur. Notre époque est comparable à la décadence latine ou à la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues à la table des Médicis, elles n'ornent pas leur cou d'emblèmes générateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se gêne pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pièces ne les mène-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le théâtre, ce n'est que des paroles... Il y a, à Paris, dans le monde, des professionnels de la défloration, des hommes à l'affût de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La première leçon est donnée aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'été, les promiscuités de la ville d'eaux ou de la plage permettront au déflorateur professionnel de mettre à son oeuvre la dernière main.

-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commencé par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.

-- Non, reprit Hector. Le déflorateur n'épouse guère, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout à ce qu'il épouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.

Le garçon entrait, sonné par Paul qui réclama l'addition. Hector attendit qu'il fût sorti pour continuer:

-- Le second krack que je vous dénonçais tout à l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot à sa fille, c'est-à-dire six mille francs de rente, c'est-à-dire rien, pas même de quoi louer un coupé au mois... Donc jamais la jeune fille n'a dépendu de l'homme à ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conquérir, -- l'amour -- les mères les laissent apprendre l'amour le plus tôt possible, par dévouement maternel...

Contre ce mot de dévouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:

-- Mais si, par dévouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce dévouement. A mon sens, l'altération universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux mères de la génération présente. Jadis la vierge était élevée dans un cloître, généralement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au sérieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'hôte sur l'immoralité des couvents ? Elle sortait de là pour se marier avec un homme qu'elle connaissait à peine, mais que l'accord des parents avait élu: donc les luttes d'intérêt (presque toutes les discordes conjugales) étaient évitées. Le mari était vraiment l'initiateur , chance considérable d'être aimé ! D'autre part, issue du cloître le plus aristocratique de Paris, la fiancée trouvait dans le ménage le plus modeste un accroissement de confortable et d'élégance. On était à l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques  hystériques de cette heureuse génération, quelques Jane de Simerose trouvèrent brusque et désagréable la surprise de l'alcôve, crièrent à la trahison et au viol. Elles crièrent si fort qu'elles persuadèrent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupirât: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le résultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du cloître, mais elle s'habitue, dès quinze ans, à la large aisance que ses parents mirent quarante ans à conquérir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la théorie de l'amour: elle la fortifie d'expériences préparatoires, pour plus de sûreté. Et c'est le marié, maintenant, à qui l'alcôve nuptiale ménage des surprises.

Les trois convives restèrent quelque temps silencieux. Le garçon rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:

-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport à corriger et je veux monter à cheval demain matin. Vous allez à l'Opéra, je crois, monsieur de Chantel ?

-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre frère m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma mère à la sortie.

-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, répliqua Hector... Et même, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la Chevauchée .

Ils vêtirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le sénateur trouva son coupé. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glacé sur l'emplacement vide de l'ancien Opéra-Comique. Une mince couche de neige dure, cirée par les semelles des passants, vernissait le sol; les clartés du gaz, les feux des globes électriques luisaient fixement, dans l'air condensé. C'était, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.

-- Montez-vous dans mon coupé ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai à l'Opéra.

-- Non, fit Hector. Deux minutes de footing nous feront du bien. Va-t'en à tes rapports, sénateur.

Tandis que le coupé virait, Hector et Maxime gagnèrent le boulevard. Hector avait allumé un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pensée bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.

-- Vous rêvez, mon lieutenant ? questionna Hector.

Maxime s'arrêta net, comme un cheval sous un coup de caveçon. Ses traits maigres, tendus plus qu'à l'ordinaire, ses yeux dont l'arrière-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache dénonçaient le trouble de ses nerfs.

-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parlé tout à l'heure des jeunes filles qui fréquentent Mlle de Rouvre et même de sa soeur dans des termes qui m'ont affligé. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens à vous le dire...

-- Mais, mon cher, réplique Hector, je n'ai pas même prononcé le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?

Déjà Maxime condamnait sa brusquerie.

-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, très large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant à marcher... Pensez combien je suis désemparé ici, ignorant Paris, mal fait à votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers à l'air des visages pour juger les âmes, comme à l'aspect du ciel pour prévoir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis sûr que vous valez d'être mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?

-- Mais certainement, mon cher Maxime, répliqua Hector, touché.

Il pensait: "Voilà des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc à Vézeris ?"

-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Opéra par la chaussée d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité l'envie et la calomnie. Vous entendrez médire d'elle, je vous en préviens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup séduit, n'est-ce pas ?... Voilà pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir réfléchi. La première, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, à qui l'on n'ait prêté, sinon des amants, du moins des camarades à de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la médisance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout à l'heure, au balcon des loges, revêtent si peu de corps tout à fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honnêtes pâtissent de la déshonnêteté des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est à peu près impossible de savoir si une jeune fille est honnête, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a défailli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans témoins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de méfiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, réservée ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.

Ils avaient atteint la cour de l'Opéra, en segment de cercle, que bordent les rues Glück et Halévy; ils arpentaient lentement ce coin isolé dont le silence désert, demi-obscur, contrastait avec le frémissement lumineux des équipages, les attelages piaffant déjà le long des trottoirs.

"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle eût été contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."

Maxime murmura, comme pour lui-même:

-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?

-- Les demi-vierges ? Elles épouseront des barons en "toc", d'importants industriels guettés par la faillite, des hommes splendides, rongés de maladies mortelles, toutes sortes de maris de façade qui s'écroulent un mois ou un an après la noce, car c'est un étrange châtiment de ces petites trompeuses d'être leurrées presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honnête homme et seront des épouses modèles, doublées (pour leur mari) de maîtresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme à Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.

-- Lequel ?

-- Une petite oie blanche, née et nourrie dans un coin de province.

Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:

-- A moins de rencontrer une fille supérieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caractère d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.

Hector eut la récompense de cette phrase aussitôt, à voir s'éclairer le visage de Maxime; il surprit l'ébauche d'un geste, aussitôt réprimé, pour lui prendre la main et la serrer.

"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce garçon comme un médecin avec un malade ? Si je lui disais la vérité, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la vérité, la sais-je moi-même ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut être heureux avec elle, quoique trompé, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"

La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.

-- Nous entrons ? demanda Hector.

-- Si vous voulez.

Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une sûreté d'habitué à travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clarté sur les marbres, cette foule bruissante et parée, il sentit confusément tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le péril, chez l'adversaire.

"Une femme poursuivie là, prise là, n'est point celle qu'il me faut."

En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgré tout gauchi par sa solitude, contre la société alerte, aisée de la Ville, la rancune de la province, même intelligente, contre Paris.

"Vais-je donc lier ma vie, tout à l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement rêvé ?"

Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgré tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la première fois, avec l'énergie exaltée qui animait toutes ses décisions: "Je la veux..."

Quelques minutes après, tous deux pénétraient dans la loge. Aaron, affairé et obséquieux, en sortit au même instant: ils n'y trouvèrent que les deux mères et les trois jeunes filles. Maud quitta aussitôt sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.

"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'être des fous !"

Vraiment, ce soir, Maud éblouissait: de ses cheveux noirs, touchés de roux, à ses pieds, dont les souliers découvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis près d'elle, sur le canapé rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse à le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumières, lamé d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du même ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'échancrure du col, laissant à peine deviner la naissance des seins: mais l'épaule droite montrait sa rondeur presque nue, l'étroite épaulette attachée par une simple agrafe, une turquoise ancienne taillée en scarabée. Dans la lumière factice des lampes à incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint éclatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, torturé, jaloux... et heureux... et il s'avouait à lui-même: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"

Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volonté de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'être là, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il éprouvait, se traîner à ses pieds et crier dans la poussière: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis à vous ! Je crois en vous !"

Et il avait douté d'elle, tout à l'heure ! Il avait accueilli un instant le soupçon qu'elle donnât à un autre des droits sur cette intangible beauté !... Il exécrait maintenant ce soupçon comme un sacrilège.

Maud, tout en parlant de choses qui étaient loin de leur pensée, de la pièce, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de désir. Et malgré tout, elle s'enorgueillissait de sa conquête inattendue, soudaine, point pareille aux autres.

Elle avait, de quelques mots, conté sa journée; elle acheva le récit en disant:

-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?

Il ne lui confessa point qu'il avait, dès le matin, passé sous ses fenêtres, à cheval, avant la promenade au Bois où il essayait de couper sa fièvre, de secouer son inquiétude par une galopade furieuse. Il dit seulement:

-- J'ai monté à cheval avant le déjeuner; j'ai déjeuné à l'hôtel des Missionnaires, près de Saint-Sulpice, où je suis descendu avec ma mère et Jeanne... Après, j'ai fait quelques courses, une visite à un ancien camarade de régiment, et...

Il s'interrompit:

-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous intéresse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journée, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pensée...

Maud se leva en souriant:

-- Voici les musiciens à l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle à Le Tessier qui lui rendait sa place.

Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure où, sous l'éclat atténué des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un décor de féerie, il sentit que sa destinée se nouait mystérieusement, par un sortilège comparable à ceux qui, dans le drame, fixaient la destinée des héros. La salle n'était pas si noyée d'ombre qu'il n'y reconnût les visages rencontrés la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli décolletée jusqu'à la taille, répandant sa poitrine sous les yeux de l'énigmatique Cécile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombrée d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, frôlant de sa barbe pâle la nuque grêle de Madeleine; et surtout, à l'orchestre, se retournant impatiemment, à chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, étrangement élégant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignorée et périlleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volonté comme une bête de sang, puis l'éperonna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les embûches, les précipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en était sûr, pensaient à lui , voulaient l'attirer, le garder.

"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."

Auprès de Maud, tandis que Jacqueline échangeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage mystérieux que Londres venait d'envoyer à Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la scène. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magnétisme d'un fluide intérieur. C'étaient l'émotion de cette entrée subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si différents, par leur vêtement, par leurs façons, des hôtes de Vézeris; peut-être le contentement secret d'avoir occupé l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout à l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- à elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parlé. Son coeur ardent et neuf s'étonnait d'une température inaccoutumée; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante mélancolie la pénétrait, une tristesse d'exilée, à se voir entourée de gens étrangers à sa vie morale, à ses goûts de scrupuleuse décence, de recueillement, de piété. Pour se rassurer soi-même, elle était obligée de se répéter: "Puisque je suis là avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y être."

Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'énervement, ces deux êtres simples, Maxime et Jeanne, peut-être étaient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, sûrs de leur pensée et de leur coeur. Les autres, aveulis, usés par cet affreux Paris qui fausse, qui émousse, qui anesthésie, les autres n'étaient que des épaves incertaines, ignorant même leur désir, ne sachant s'ils jouissaient d'être là ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- excédés du jour monotone, apeurés par la nuit insomniaque, détraqués, distraits, "claqués", l'âme sourde et paralytique, le sens fallacieux ou défaillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hantée de fantômes de souvenirs, de coquetteries puériles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenaillés par les envies anormales d'un sensualité qu'ils n'étaient pas bien sûrs de pouvoir satisfaire, ramenés à leur besogne d'énerver les femmes comme à une tâche de monomane, d'où le plaisir est exclu, qui, à la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poupées nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatiguées par les stériles secousses, le coeur désert, l'esprit meublé seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, usée de débauches hors nature, en qui toutes les sensations, même celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crispée à chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de Cécile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours à sa portée, plusieurs fois par soir usitée sous la pénombre des loges, au théâtre... Et lui non plus ne savait pas où le menait sa pensée, ce qu'il souhaitait, ce qu'il éprouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur enténébré, surpris d'y entrevoir la jalousie côte à côte avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du déflorateur... Et auprès d'eux, c'étaient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des mères, des oisifs, combien de même race, menant la même existence désaxée et désorientée, las de vivre et cramponnés à la vie, sensuels et inertes, intelligents et puérils ? et les artistes clairsemés parmi eux, le génie actif de la Ville pourtant, combien aussi tâtonnaient dans la nuit, mal certains de leur idéal, besogneux d'argent, aveuglés par la jalousie du succès des autres, enivrés jusqu'à la démence par leur propre succès ?

De toute cette foule, les meilleurs sans doute étaient les résignés, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derrière les épaules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde où ils vivaient, sûrs d'en sortir un jour, sûrs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.


La pièce était finie. Les femmes, à la hâte, vêtaient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud posé sur son bras. Les mots qui, tout à l'heure, avaient failli s'échapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serrée maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumière, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de Vézeris, il avait rêvé Maud ainsi, à son bras, en face du monde ! Le rêve s'accomplissait et voilà que c'était presque une souffrance.

Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le péristyle. Julien de Suberceaux était derrière eux, drapé dans une longue cape noire à col de velours, la figure si bouleversée, si tragique que Maxime, bien inhabile à déchiffrer de telles âmes complexes, soupçonna le drame. Il s'écarta avec une affectation d'indifférence, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'était approchée de Suberceaux: sous cette voûte de fête, parmi cette cohue parée, mouvante et bruyante, ils croisèrent leurs regards.

-- Vous êtes fou, voyons, murmura-t-elle...  Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.

-- Maud... balbutia-t-il.

Elle le magnétisa du regard.

-- Demain, fit-elle à voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.

Et le laissant maîtrisé, rivé soudain par le sortilège de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.

-- Pauvre garçon, dit-elle aussitôt d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est épris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons joué ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sincère...

Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassuré. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrotté par l'amour.

Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une à une, tournaient prestement, emportant leurs charges élégantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brodées d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coupés de remise magnifiquement attelés, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux à la disposition des riches étrangers, reçut Jeanne et sa mère que les Rouvre ramenaient à l'hôtel des Missionnaires.

Maxime, lui, partit seul, à pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, à travers la Ville où roulait le fracas des sorties de théâtre, peu à peu apaisé, raréfié, vers les déserts quartiers de la rive gauche. Même, ayant rejoint l'hôtel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.

Tout le passé était balayé par la tempête présente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'hôtel ecclésiastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il prononça tout haut:

-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir élevée d'année en année comme une soeur !


IV


Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement réservée au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare à Paris, d'ouvrir leurs fenêtres sur un jardin, celui de l'hôtel de Ségur, dont les magnifiques pelouses finissent à quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guetté par les entrepreneurs de bâtisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouatés de brouillard, cachent encore de leur ramure enchevêtrée les maisons de la rue La Boétie, éloignent à l'infini le Paris affairé et bruyant du faubourg Saint-Honoré.

Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orientés. C'était la moitié de l'entresol d'un hôtel, transformé autrefois en logis de garçon, sans doute pour la commodité de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particulière sur la rue de Baume, -- et depuis, loué toujours à part, l'hôtel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.

Quand Julien vint pour la première fois à Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, à titre de secrétaire, M. Asquin, viticulteur considérable des environs de Limoux, élu député avec toute la liste monarchiste. Julien, à vingt et un ans, dernier mâle d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'être pauvre. Résolu d'avance à toutes les compromissions, cuirassé par un orgueil supérieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chimériques héros balzaciens qui disent à la Ville: "Tu seras mienne."

Mais le temps a marché depuis les du Tillet et les Rubempré. Paris n'est plus une proie féodale à partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcelé en mille parcelles où chaque appétit démocratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu légion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune élit celui-ci, celui qu'elle dépouille n'était pas plus digne. Puis Julien, réellement beau, réellement séducteur, n'était Rastignac qu'à demi: lui-même aimait trop les femmes. L'irréductible sincérité de son désir paralysa ses projets de conquête. Jusqu'au jour où il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune méridional très élégant et très fêté. Il menait assez large vie, grâce au bonheur du jeu et aux libéralités d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le député, la soixantaine passée, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques électeurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi loué et payé par Asquin au nom de son secrétaire, qui l'habita à la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du député.

Julien de Suberceaux fut présenté aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis sénateur, alors député de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme à favoris blancs, à façons correctes, assis à toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontré dans tous les soupers de filles. On le réputait riche, ignorant les brèches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites à la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait à Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'épouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conquête; la vérité, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masqué en aventurier. Elle le domina par sa beauté, certes, par la royauté de sa grâce; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une âme pareille à celle qu"il se souhaitait à lui-même et qui lui manquait: -- une âme ardente et implacable de révoltée, décidée, coûte que coûte, à vaincre la fortune et à piétiner la foule. Maud, à dix-huit ans, se savait ruinée, réduite à l'héritage d'un oncle maternel. Courtisée par les hommes presque depuis l'enfance, experte à les surprendre, elle avait éprouvé déjà la difficulté de les garder à soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si médiocre. Deux fois, elle connut l'affreux déboire des "flirts" affichés dans Paris, aboutissant à la disparition du prétendu, le jour où la vraie fortune était connue. Elle haïssait déjà son père pour l'avoir ruinée, elle étendit sa haine à tous les êtres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beauté, se faire honneur de ses préférences. Le mariage, dès lors, lui fut la terre qu'il faut conquérir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontrèrent, elle et Julien, comme deux adversaires armés.

Et le monde, à leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait évident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la même race, d'une aristocratie de forme et d'élégance si manifeste que, là contre, même la jalousie désarmait. On eut l'impression d'une fatalité, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalité, cette loi, eux-mêmes la subirent malgré la révolte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux possédé; mais Maud, enragée contre cette défaite imprévue, dut s'avouer qu'elle aussi était conquise, et que ses résistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme à qui, malgré tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui déclara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui cédait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'à demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses résolutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour où elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'était-ce pas là un piétinement assez crâne des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballottée d'à présent ?

Dès l'année qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur résolution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la société dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demandé et obtenu le divorce; quelques mois après le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquidée, il restait à la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille à Maud, autant à Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans écorner leur capital. Mais Maud entendait ne point déchoir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans hésiter à son propre capital, car elle ne voulait  pas déposséder sa mère, et Jacqueline était avisée et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante sérénité. Les événements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'éprit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur première entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agrément de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce séjour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tué. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit à ce propos: "Cette femme ne sera aimée que parmi des drames."

Presque en même temps, Julien, lui aussi, était atteint dans ses oeuvres vives. Aux élections de 1889, M. Asquin échouait contre son concurrent républicain. Le jeune secrétaire se trouvait seul à Paris, n'ayant plus à sa portée la bourse complaisante du député qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, loué pour plusieurs années. La fortune du jeu se montrait déjà moins fidèle. Suberceaux connut des passes ardues, d'où le tiraient les voyages d'Asquin à Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa maîtresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, où Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour maîtresse, il revivait quelques semaines sa vie de fêteur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle bénéficier, à sa majorité, des vingt mille francs d'une assurance contractée sur sa tête le jour de sa naissance.

Ce temps où Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destinée, fut celui où ils s'aimèrent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures entières dans la chambre de Maud qui avait imposé sa présence; il s'accoutuma à la dangereuse saveur de cet amour inachevé, dispensé à leurs élus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son tempérament de grande amoureuse, avec son impudeur résolue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recréa l'âme à l'image de la sienne, lui suggéra ses propres sentiments, galvanisa sa volonté. Près d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'être qu'à demi l'amant de sa maîtresse jusqu'au mariage, demeurer son amant après le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en présence de sa maîtresse, la solitude le laissait retomber à l'indécision. Maud appartiendrait à un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans révolte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destinée pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.

Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai péril. Il devina Maud cette fois résolue au mariage, coûte que coûte, malgré lui-même. N'avait-elle pas gardé jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre à Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, à présent) modifié sa vie depuis ces dix mois, surveillé ses mots et ses gestes, de façon que pour le monde, si prompt à changer ses jugements, elle pouvait apparaître irréprochable ? "Je me suis laissé duper, pensait Suberceaux; Maud a manqué de loyauté. Si je suis vraiment son allié, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."

Ces pensées le torturaient, par cette fin d'après-midi obscure de février où, fiévreux, agité, il attendait Maud chez lui. C'était la nuit déjà, les becs de gaz allumés dans la rue tapissée de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derrière les vitres, sur les trottoirs et la chaussée, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.

Cinq heures sonnèrent à la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui décorait un guéridon.

"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jetées dans le vestibule de l'Opéra. Un bref roulement du timbre électrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, défaillant.

La porte refermée, tout de suite il enlaça de ses bras avec une passion de désespéré cette forme noire frémissante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois répété: "Maud... Maud..." répété comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'après, quand il l'eut entraînée dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses lèvres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, résument la grâce, l'esprit, l'odeur et la forme de l'adorée.

"Maud... Maud chérie !..."

Elle avait posé ses mains, vite dégantées, sur l'épaule de Julien; à son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle réchauffait à son cou, à ses joues brûlantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette présence la troublaient.

-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et changée qu'il connaissait seul... Je t'aime...

Elle lui parlait si près du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une ténuité infinie.

-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez exprès de me torturer.

Elle se leva lentement, le forçant à se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.

-- Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons à causer sérieusement. C'est pour cela que je suis venue.

-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et lâche.

-- Pour cela d'abord . Vrai, c'est grave, ami, écoutez-moi.

Il obéit, il s'assit près d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires à la lumière, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magnétisé, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir supérieur.

-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut être le fou que vous êtes pour imaginer que je vous préfère un M. de Chantel. Voilà ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et réfléchir... Seulement (elle plongea plus profondément son regard dans les yeux de Julien), seulement  JE VEUX ME MARIER, et je veux épouser M. de Chantel.

Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout à l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.

-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorité de sa voix. Ma vie actuelle est minée tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la débâcle; en tout cas, moi, je ne veux pas de débâcle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annoncé que c'était ma volonté, nous avons toujours été d'accord là-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?

-- C'est vrai.

-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes évadés des conventions misérables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fière, pour ma part. Nous sommes des révoltés et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-là et quittons-nous.

Julien lui saisit les mains:

-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?

-- Je vous jure, déclara Maud en se levant, que si, malgré nos conventions et vos promesses, malgré ma volonté et mon droit, vous cherchiez à empêcher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.

Et aussitôt, prenant dans ses mains la tête de Julien, elle l'approcha de sa bouche:

-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.

Julien, brisé et grisé, murmura:

-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?

-- Tu es fou, répliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de défaillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mariée. Veux-tu, toute ta vie, courir aux expédients ? Veux-tu que je donne des leçons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te désire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des êtres inférieurs à nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir  sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle à un cheval... Et restons l'un à l'autre par-dessus e monde que nous méprisons et que nous piétinons. C'était ton rêve quand je t'ai rencontré. Qu'est-ce qui a fléchi en toi, depuis ?

Julien lui baisa les mains:

-- Tu as raison.

Le mirage suscité par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de rêve qu'il fallait conquérir, à tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volonté aussi ardente que celle de Maud: il se délia des morales conventionnelles avec la même mépris du droit des autres.

Maud le vit dompté.

-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.

-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... Là...

Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les lèvres jointes, ils défaillirent ensemble contre cette couche fermée que, deux fois en quatre années, Maud avait frôlée de sa robe: lui si vite anéanti par cette étreinte que, cette fois encore, Maud n'eut point à se refuser.


-- Rue de Berne, 22... vite...

Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coupé qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, mêlée maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avançait avec peine, le long du boulevard Hausmann, où les tramways restaient en panne, puis à travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumières réverbérées par la neige. Il fallut près d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.

C'était un de ces maisons à loyers que des sociétés construisent économiquement, défraîchies au bout de six mois, par l'insuffisance des matériaux et la négligence de l'entretien.

Maud ouvrit avec répugnance la porte d'une loge assez malpropre:

-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?

-- Au troisième, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.

Maud monta les trois étages. Les stucs écaillés, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amputés de leur gland, le tapis élimé aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvreté, l'indigence à décor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-même, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'était ce qui l'attendait si elle n'épousait pas Maxime de Chantel.

-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.

Et sa résolution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgré tout.

Le coup de sonnette évoqua un pas léger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, vêtue d'une très simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste à bavette, épinglé sur les seins, noué à la taille.

-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'écria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.

-- Vrai ? répliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester à dîner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couchée.

-- Non, chérie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel dînent dans l'intimité. Mais j'ai une demi-heure à te donner.

Elle suivit Etiennette à travers l'étroite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, étouffé de tentures, crevant de meubles, où se devinaient les épaves d'une autre installation, plus ample.

Etiennette s'en expliqua tout simplement:

-- Tu vois, nous sommes bien mal à l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons déménagé. Je tâcherai de gagner un logement à tout cela avec ma guitare.

-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai à peine entrevue, à l'Opéra. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projeté, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...

-- Le jeune homme à qui tu donnais le bras, hier, à la sortie de l'Opéra ?

-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'épouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une fête, j'aimerais autant qu'il fût là.

-- Bien sûr.

-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour préparer la fête, que je veux donner presque au lendemain de son arrivée, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un étrange garçon: quelques semaines de solitude suffisent à l'ensauvager. Prépare donc ton répertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.

-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.

-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne à plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alliées ? Pauvre chérie, ajouta Maud après une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le lâche égoïsme des hommes, nous vivons toutes les deux où nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la délivrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.

Etiennette répondit en souriant:

-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalité ? Quand en useras-tu ? J'ai préparé ta chambre, veux-tu la voir ?

-- Oui, bien volontiers, répliqua Maud, contente qu'Etiennette parlât la première du véritable objet de sa visite. Car tout à l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise présente, par de plus fréquentes entrevues, elle l'avait enivré par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.

Etiennette, prenant sur un guéridon une minuscule lampe nickelée, précéda Maud.

-- Tu vois, fit-elle, il n'y a même pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle à manger où jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.

C'était une pièce rectangulaire, de dimension médiocre, avec un cabinet de toilette minutieusement installé.

-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.

-- Oh ! non. Ma chambre est à côté de celle de maman.

Et, un peu rose, Etiennette ajouta:

>-- C'était la chambre de Suzanne. L'an passé, elle est revenue demeurer avec nous. Elle était souffrante: elle n'a pas la poitrine très solide. Au bout d'un mois passé en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toquée d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.

-- Où est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la pièce et les meubles.

-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est à Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !

Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'à ses cils.

-- Et ta mère, demanda Maud, où couche-t-elle ?

-- Au delà du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamnée à rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout à fait tranquille.

-- Les domestiques ?

-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne à tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment après de maman... Les jours où tu auras besoin de cette chambre, préviens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras même pas à sonner.

Elle disait tout cela naïvement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualité du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-même de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indifférence ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginités d'autre sorte, comme celle de Maud, de Cécile Ambre, des petites Reversier.

Elles avaient regagné le salon. Maud, déjà, voulait partir.

-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai à peine une heure devant moi. Adieu.

-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.

-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachottière ?

-- Oh ! il vient ici à peu près tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai reçu aujourd'hui, après le déjeuner. Nous avons parlé de toi. Son frère et lui ont le projet de nous réunis tous à Chamblais avant le départ de Maxime de Chantel. C'est ta mère qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?

-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'idée doit venir d'Hector ?

-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.

-- Alors ?... ce mariage ?

-- Mon Dieu... je crois que Paul commence à m'aimer assez pour y songer.

-- Bonne chance !

-- Bonne chance aussi, chérie !

Les deux amies s'embrassèrent. Maud redescendit vivement les trois étages et remonta dans le coupé qui partit assez vite, car la neige avait cessé de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recognée à l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fièvre du succès proche, et, sûre de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pensée aux souvenirs de sa visite chez Julien, au rêve des futures entrevues dans la chambre discrète de Suzanne du Roy.


V


Maxime de Chantel, ayant posé sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait à la station de Chamblais ne partait qu'à trois heures cinq, dans cinq minutes.

Maxime se mit à arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de première classe. Il avait espéré voyager avec les dames de Rouvre qui dînaient aussi à Chamblais.

Il ne les vis point; elles étaient parties dans la matinée. Le train, d'ailleurs, était presque vide, bien que la pureté du ciel, la tiédeur printanière qui brusquement succédait à la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.

Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Français; la journée d'hier et celle d'aujourd'hui s'étaient écoulées, pour lui, dans une telle détresse de coeur qu'il ne pouvait plus méconnaître l'impérieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa détresse et ne voulait la confier à personne. Sa mère qu'il adorait, sa soeur qu'il avait élevée jalousement, leur présence lui pesait presque, car il sentait fixés sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pensée qui obsède, qui garrotte, qui bouche les issues de l'âme, pour ainsi dire ! Ce n'était pas un caprice des sens, une fumée de désir que le vent emporte; c'était, depuis le jour où ils s'étaient rencontrés à Saint-Amand, un envoûtement de la tête et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante où jettent les grandes passions.


Les agents de la gare fermaient les portières, invitaient les voyageurs à monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occupé par une grosse dame blonde, d'une élégance tapageuse, qui conversait dans un étrange langage mêlé de français et d'italien, avec deux jeunes femmes habillées pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontrées chez les Rouvre, à sa première visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'étonnant ? On ne m'a même pas présenté; puis elles étaient trop occupées, chacune de son côté. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas à tenir conversation."


Juliette, penchée à la portière, appela:

-- Monsieur Aaron !

Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment où le train partait.

"Lui non plus ne me reconnaît pas," pensa Maxime.

En effet, le gros homme avait arrêté sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.

-- Et vous allez, vous aussi, chez notre Le Tessier ? demanda l'Italienne.

-- Oui. Paul m'a invité, répliqua Aaron d'une voix lippue, mouillée, coupée de halètements. Nous avons affaire ensemble... Leur propriété est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?

-- Ma ché ! J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia était à Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la première fois, n'est ce pas ?

Maxime, malgré lui, écoutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il eût voulu, d'avance, leur défendre de prononcer son nom. Et justement, aussitôt, ce nom fut prononcé.

-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?

-- Elle les fera couchée sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.

-- Oh ! cara , c'est Maud, vous savez bien, qui mène tout dans ce petit monde, répliqua Mme Ucelli. La mère ne compte pas, c'est un zéro.

Elle prononçait " oune zerro ", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullité la pauvre Mme de Rouvre s'évoquait, écrasée, anéantie.

-- Paul Le Tessier, reprit-elle, était ami du père de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.

Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiquée de rouge comme un carreau, et atténuant la voix, mais non sans que Maxime l'entendît:

-- Et le frère, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi très bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'épouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effaré de ce qu'il osait dire.

-- Altro! s'écria l'Italienne... Notre Hector ! Épouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "à la coule" pour épouser... Surtout celle-là !

-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, déclara Juliette.

-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que ça ? Je trouve qu'elle se tient très bien, moi.

Pour cette parole de banale défense, Maxime eût souhaité baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli répliqua:

-- Elle est très forte... comment dites-vous ? très "roublarde..." mà! Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a été tué sans que l'on sût comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... Dio mio ! Vous ne le nierez pas, celui-là ?

-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas flirt ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.

-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.

-- Il y a flirt et flirt , dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, ma per Suberceaux... Enfin... L'ho visto; so dic he parlo ...

Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-même, au moment où le train s'arrêtait à une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement perçu le nom de Maud mêlé à ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tué sans que l'on sût comment". Certes il eût voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le désir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il haïssait.


Le train reparti, Aaron questionna, toujours à demi-voix:

-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?

-- Ah ! s'écria l'Italienne, en menaçant du doigt le banquier, vous êtes  jaloux !... Birbante ! soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.

Maxime, à ces mots qu'il perçut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retournèrent de son côté... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crispèrent pour frapper dans ce tas de vipères, pour les écraser à coups de poing et de talon... Il se maîtrisa  violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, après avoir considéré Maxime à la dérobée. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il prévenait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment où le train stoppa en gare de Chamblais.

Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.

-- Nous sommes venus en tête-à-tête dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.

-- Toi, rougir ? répliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.

-- Malhonnête !

Elles s'embrassèrent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux délicats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau fermé et la petite voiture d'osier, fit les présentations. Aaron tendit la main à Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua légèrement, détournant la tête.

-- Moi, déclara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.

-- Juliette ! fit sévèrement Mme Avrezac.

Et, tout bas, elle lui dit à l'oreille:

-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous dévorer vivantes.

On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attelée d'une jolie ponette harnachée de jaune, la petite voiture ne tarda pas à prendre une forte avance. Un tournant déroba le landau dès qu'on atteignit les bois.

Hector disait à son compagnon:

-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravinés, ses étangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, à vous qui ne demandez pas une campagne d'opérette... Vous connaissez l'histoire du château ?

-- Non, dit Maxime, distrait, obsédé par l'écho des mauvaises paroles.

-- C'est un partisan du dernier siècle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui possédait ces forêts. L'habitation n'était alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Opéra, nommée Héro, dont il était éperdument épris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la comblât de cadeaux. Mlle Héro goûta le site, lui trouvant une ressemblance au décor d'un acte d' Armide . "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le château !..." Six mois après, le financier, toujours amoureux, ramena à Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas changé, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait bâti le château d'Armide. Cette fois, dit-on, Héro succomba...Mais vous ne m'écoutez point, cher ami... qu'avez-vous ?

Maxime répondit:

-- C'est vrai... Je suis bouleversé... Ces gens avec qui j'ai voyagé, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parlé pendant le voyage...

-- Ils ont parlé de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?

-- Oui.

-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les dédaigner. Ne vous avais-je pas prévenu ?... Ils ont parlé de Suberceaux, de Lestrange ?

-- Oui... et d'un certain comte roumain.

-- Le comte Christeanu a demandé régulièrement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours après, à Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.

-- Ils ont parlé aussi de vous.

-- De moi ? A propos de Maud !...

-- Vous êtes très intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.

La route montait. Hector mit la jument au pas.

-- Ah ça ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud à quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son père et mon frère se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais été que le camarade de Maud de Rouvre ?

-- Vous avez raison, répondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-être l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout à l'heure.

-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?

Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment où, entre les silhouettes éclaircies des arbres, parurent les blanches façades du château d'Armide. "Etrange garçon, pensait Hector... Et moi-même ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voilà que je me mets à défendre passionnément cette fille, comme si j'étais sûr d'elle... Je ne l'épouserais pas, pourtant... Mais qui épouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop lâche d'empêcher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."

Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au délicieux décor de cette maison de fée, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit à Hector:

-- Combien avons-nous de temps encore avant le dîner ?

-- Une heure et demie, à peu près... Votre habit est dans votre valise ?

-- Oui. En vingt minutes je serai prêt. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop bouleversé... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je lâcherais des mots que je regrettais après. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.

-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre où vous pourrez faire votre toilette.

-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette façon, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du dîner. Au revoir.

Le landau apparaissait en haut de la montée: les deux hommes se serrèrent la main. Maxime s'éloigna vite vers les régions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait à gauche, pareille à une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un crépuscule d'été. Et un large croissant de lune, déjà, mêlait à la pâleur rousse de ce crépuscule sa pâleur argentée.

Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, tâchant de se contenir et de revoir clair en lui-même. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres déjà par cette femme, et tu ne lui as pas même dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"

Oui, il était temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la forêt, jusqu'à la station, et là, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, à Paris, se terrer dans les solitudes de Vézeris, jusqu'à ce que l'oubli vînt cautériser sa plaie.

"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitté SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant à peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oublié..."

Ses pas hasardeux l'avaient mené au bord d'un étang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effaçant les limites dans la brume. Attachée au bord de l'étang, une petite yole se balançait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames à large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit à mouvoir et à guider les embarcations légères.

Maxime sauta dans la barque, détacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords mystérieux, aux eaux plombées par le crépuscule, plus seul encore en face de lui-même, la voix se fit plus impérieuse:

"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le mystère et le drame..."

Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du château d'Armide sonna au delà de l'étang, au delà des bois. C'était le premier appel annonçant le dîner. Maxime évoqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux épaules nues. Elle était là, si près de lui ! Il n'avait plus que quelques heures à la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de désir et de tendresse submergea ses hésitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au château. Sept heures étaient passées de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se vêtir à la hâte. Au moment où il descendit au salon, on annonçait le dîner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais à table, il se retrouva près d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il répondit du même ton... L'autre voisin de la jeune fille était le romancier à la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait achevé. Maud écoutait, souriait, répondait peu.

Maxime, lui, contemplait cette tablée de mondains et, sans les pénétrer encore à demi-mot, à demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commençait à comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs réciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de liberté de sexe à sexe, avec l'accident de la débauche complète de temps en temps, -- rarement.

Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualité des convives masquée du nom indifférent, léger, de "flirt". On avait placé Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il pût à loisir exercer son métier d'énerveur; Aaron mâchait des histoires grasses dans les seins épandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre côté, s'aiguisait les yeux à regarder les frisons châtains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait à voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'était généreusement donné Etiennette comme voisine; il ne se gênait guère pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de câlinerie, un peu atristés par moments, au souvenir de sa mère laissée rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en présence des autres leurs petites affaires de sensualité, sous l'oeil indifférent des mères: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux pères, égarés là, sans emploi prévu. Et lui-même, Maxime, ne l'avait-on pas mis à droite de Maud afin qu'il pût, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !

"Heureusement Suberceaux n'est pas invité, pensa-t-il amèrement; on l'aurait mis de l'autre côté, sans doute, à la place du romancier."

Toute cette tablée lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelaté, avec je ne sais quoi en plus de débauche inavouable qui lui venait de la présence des jeunes filles.

"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma mère ne sont pas là !"

Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel était restée à Paris avec sa fille, et c'était Hector également qui engageait Maxime à ramener sa soeur à Vézeris avec lui, au lieu de la laisser à Paris avec Mme de Chantel.

Aaron, en ce moment, achevait le récit d'une aventure mondaine qui défrayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier étranger surprise dans un rez-de-chaussée de la rue La Bruyère, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon Marché. Et le croustillement des détails avait arrêté les conversations particulières. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pensée ailleurs; évidemment elle n'écoutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de colère qui abattit sa main à plat sur la table et fit tomber l'éventail de Maud. Il se baissa aussitôt pour le ramasser, et se releva plus pâle; il avait aperçu la jambe de Marthe de Reversier à cheval sur le genou de Lestrange.

-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inquiète de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui dît qu'il était bien à elle en ce moment, plus ligotté encore par sa jalousie.

-- Je n'ai rien, répliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.

En effet, dans cette salle close, chauffée au commencement du repas, la température devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la pièce voisine où le café était servi: un immense hall moderne habilement accolé à l'aile gauche du château. Par les vitres aux stores relevés, on apercevait le parc baigné de clarté et la lune cornue nageant dans le ciel.

-- Oh ! sortons, s'écria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...

L'idée fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le café vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre à passer le sien: un long fourreau de soie doublé d'hermine, serré à la taille par une ceinture intérieure. Maud lui prit le bras.

-- Sortons, dit-elle à demi-voix, menez-moi loin de ces gens.

Il lui sut gré de traduire aussi fidèlement son propre désir. Ils s'éloignèrent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait découverte tantôt, descendit vers l'étang, et tous deux aussitôt se sentirent comme isolés du reste du monde. L'étang n'avait plus de limites, pareil à ces lacs mystérieux de l'Afrique, au bord desquels s'arrête le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs linéaments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.

-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.

Du bout de son pied aigu, elle frôlait la barque, les yeux sur l'immensité du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beauté de femme victorieuse de la beauté des paysages, grâce de femme éclipsant la poésie de la nuit.

-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.

-- Oh ! oui, s'écria-t-elle... Allons-nous, là-bas...très loin, bien seuls...

Il sauta dans la yole, reçut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arrière aussi aisément qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole démarrée glissa sur l'étang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.

"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne à un autre qu'à moi."

Bientôt ils eurent perdu de vue les futaies noyées de brume pâle. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit à voix basse:

-- Je voudrais que cette heure n'eût point de fin, ou que cet étang nous engloutît tous les deux, mais que jamais personne ne vous vît plus.

Elle répondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magnétique:

-- Pourquoi doutez-vous de moi ?

Et à ces simples paroles, tant elles le bouleversèrent, il fut à ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:

-- Pardon ! pardon !

-- Croyez-vous donc,  reprit Maud, que je vive dans le monde où je souhaiterais vivre ? Ah ! dès que je pourrai m'en évader, de cet horrible Paris !...

Les lèvres sur cette main qui maintenant voulait se dérober, Maxime osa répéter:

-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !

Elle retira sa main et dit sans colère, mais la voix émue:

-- Ramenez-moi !

Il reprit doucement la rame. Ils abordèrent sans rien dire, après une traversée silencieuse. Mais comme ils regagnaient le château, Maxime reprit courage sous la voûte des arbres nus.

-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas à demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur léger qui vous entourent... Vous savez que je pars bientôt. Je pensais rester trois semaines à Vézeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?

Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:

-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?

Il répondit:

- J'ai foi en vous.

-- Comme en votre soeur ?

-- Comme en ma soeur.

-- M'aimez-vous ?

-- Plus que ma soeur, plus que ma mère, plus que tout.

-- Eh bien ! répliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez à moi, pensez à l'avenir. Je n'accepte qu'une affection réfléchie. Moi, je vous promets que jusqu'à votre retour, on ne me verra ni au théâtre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.

-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !

Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussitôt de la sentir se dérober, refuser même la plus chaste étreinte de fiançailles. Et dans cette retraite brusque, sincère comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas démêler la révolte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.



DEUXIÈME PARTIE.

I

Vézeris, mars 1893

Et voici pourtant que j'ose vous écrire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose à peine prononcer le nom quand je pense à vous, c'est-à-dire à toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parlé ! Maintenant que la distance s'est replacée entre nous, il me semble que je dois n'être plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos façons d'être et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise là des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous dévoile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.

"Il y a des moments où je m'en désole: je souhaite alors être pareil à vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous écrire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais à jouer un rôle qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-là, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus séduisants, hélas ! que l'humble solitaire de Vézeris. Moi, je ne mets à vos pieds que ma tendresse passionnée, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une grâce invraisemblable, imméritée; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant préférez-moi !"

"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'étouffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis sûr, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inquiéter d'autre chose que d'être à vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignité, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une âme meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'épouvantaient. Par grâce, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-être, en ce moment, il en est un auprès de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exaspère, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous écrire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...

"Savez-vous le rêve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, près de moi déjà homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins à Vézeris, le coeur brisé de quitter mon régiment... Cette âme enfantine, encore toute gourmée d'ignorance, je l'adorai aussitôt. Je résolus d'y verser seul la connaissance et la réflexion, afin qu'elle fût le meilleur de moi, éclos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre éducateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes féminines auxquelles ma mère l'a façonnée, chacune de ses pensées a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir élevée et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-être, vous seriez sûrement moins éclatante, moins "reine". Mais j'aurais à toute heure la clef de vos rêves, je ne serais pas réduit à rôder ombrageusement autour de votre mystère !

"Pourtant, attardé à ce regret,  j'hésite. Ce que j'ai adoré aveuglément en vous, c'est peut-être le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royauté mystérieuse, qui m'effraye, m'a subjugé. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'êtes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exaltées que j'ai vécues près de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir à être servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le présent, et j'ai peur de rêver quand je pense que vous m'avez permis cela.

"Soyez bonne: écrivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce réconfort pour continuer à vivre jusqu'à l'heure où je vous reverrai.

"Moi, je ne pense qu'à vous, je ne vis plus que pour vous. La sécheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'épouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'était le plus cher. L'absence de ma mère m'est indifférente, je ne jouis plus de la présence de Jeanne qui s'en désole, la pauvre chérie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une espèce de fantôme désintéressé, que je regarde agir, que j'écoute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez à travers cette parole infirme..."


Paris, mars 1893.

"Je n'ai jamais tant regretté, mon cher Maxime, de n'être point comme mon frère aîné -- l'illustre Paul -- un législateur et un administrateur de banque; un bonne apparence  excuserait au moins le retard de cette lettre... La vôtre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosité et d'inquiétude: elle valait une réponse plus prompte. Hélas ! je serai éternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne méprisez pas trop mon inactivité, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent à l'effort au point de retarder quinze jours une lettre à un ami que j'aime, mais j'ai commencé à ne  rien faire par conscience, par honnêteté, du jour où je me suis aperçu que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "à quoi bon ?" m'a condamné à l'éternelle inaction, ou plutôt je me suis résigné à n'être qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.

"N'en faut-il pas pour cette jolie comédie de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'étranger, pour quelques représentations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosité. Vous voulez savoir la suite de la pièce: soyez satisfait, je vais tâcher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.

"D'abord -- par une coïncidence dont vous saurez peut-être débrouiller le mystère -- depuis que vous avez quitté Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre guère plus que vous-même. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoqué ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: dîners, théâtre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-là, un fidèle de la maison. J'y ai rencontré Mme de Chantel, qui me semble en meilleure santé; vous avez lieu, sur ce point, d'être fort rassuré. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indifférente à ses propres sortilèges. Elle nous confiait, l'autre jour, à mon frère Paul et à moi, son horreur présente de Paris, son violent désir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais à sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce hâtif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se résigner à quitter sa grande amie, votre mère.

"Maintenant, les "potins" vous intéressent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontrés autour de nous: je vous les donne pêle-mêle. Sachez donc que nous avons possédé à Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa cortina , ce qui nous a valu nombre de dîners, de soirées, de courses en mail où ont brillé la Ucelli et son inséparable Cécile qui devient spectrale à force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la mère, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce célibataire résolu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien sûr.

"Telles sont les nouvelles de nos chères "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant  des actions de mine d'argent américaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admirée à Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa mère est fort malade et menace de rendre au ciel son âme de bonne fille rangée sur le tard, je vous aurai conté tout ce que je sais de neuf touchant les événements de mon Paris.

"Hélas ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur néant. Dire que j'ai trente ans bientôt, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse à regarder gigoter tous ces fantoches indifférents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs à cinq, des cercleux, des mères de comédie -- et moi-même ! La pièce es telle vraiment si
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drôle que cela ? N'en ai-je pas vu déjà assez de scènes ? N'est-ce pas une reprise à laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhaité planter là tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller résolument être un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main féminine pour changer la vie d'hommes de mon âge. Où la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre à la vôtre ?

"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon épaule.  Ils m'attendent, en ce moment, pour dîner avec des demoiselles plus bêtes et plus guindées que des mondaines; après quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Ohé ! ohé ! Vive la vie !

"Plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. Et (ceci est un secret de vous à moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout à fait oublié ses amis de Paris..."


Paris, mars 1893

"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'écrire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forcée d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous répondre ? Je le demande à votre loyauté: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier à votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), écrite sur le ton de la dernière que vous m'avez adressée, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut être plus ménagée dans l'expression d'une affection, même sincère et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les mêmes ménagements que notre chère Jeanne. Même dans le monde où je vis et qui ne me convient pas plus qu'à vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.

"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je répondis à ce que, de votre lettre, je consens à avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout près de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconnaît les sites de son pays natal, les qualités que je prise entre toutes, la loyauté et la bonté, avec un peu de cette brusquerie qui va bien à un honnête homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des résignés, des énervés qui sont la société masculine contemporaine; aucun de ceux-là, allez ! ne me prendra jamais une pensée. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des énergiques, des résolus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui échauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous êtes: mais quand vous pensez à votre amie Maud, ne pensez qu'à elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.

"Vous allez bientôt revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en fête, afin de vous réconcilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier Vézeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le théâtre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentrée dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande réception: de la musique jusqu'à minuit; après minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver à temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont à craindre vos caprices de la dernière heure !

"Donc, à bientôt. D'ici là, pensez à moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-à-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donné.

"Maud".


Vézeris, mars 1893.

"C'est décidé, mère chérie, nous quittons Vézeris pour Paris après-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie déjà, tant j'ai hâte de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une éternité que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse à vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre à volonté. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, mère chérie !

"Les vilaines semaines que j'ai passées ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'étais si triste. Maxime est si changé ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle à peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'écoute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse très fort, à me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection égale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; près d'elle, je me sens toute honteuse d'être la petite bête que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voilà que Maxime commence à m'intimider aussi !

"Il paraît que nous allons, le 3 avril, à un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, mère chérie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, à Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur répondre.

"Ici, rien de nouveau depuis ma dernière lettre. Le temps est resté clair, et tellement chaud qu'on se croirait en été. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a épousé Joseph Lepéroux (le second des Lepéroux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit garçon. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il paraît que c'est une sorte de merveille d'avoir si tôt un petit enfant. On l'a baptisé, mardi, à la chapelle de la Vierge.

"A bientôt, maman aimée. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."



II

L'orchestre, érigé sur une scène au fond du hall fleuri d'arbustes illuminés, attaquait le finale de la symphonie en si mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne résignation des concerts mondains se marquait aux visages congestionnés, aux yeux fripés des femmes parquées côte à côte sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ingénument dans les poses vaincues des habits noirs accoutés aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invités pourtant, des groupes de fumeurs indépendants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'étaient réfugiés dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, où l'on pouvait trouver encore, avec une lumière moins aveuglante, un peu d'air et de fraîcheur.

Sur le canapé du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir à Maud de Rouvre, où elle avait sa bibliothèque personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, à demi couché, la main droite tourmentant fréquemment la pointe de sa barbe pâle, semblait attendre quelqu'un, en éveil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.

-- Enfin, c'est vous ! s'écria-t-il, en voyant paraître Jacqueline de Rouvre... Je désespérais... Vous êtes à manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-sérieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les côtés de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une révérence.

Il s'assura du regard qu'ils étaient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derrière le piano. Debout, un pied sur la pédale d'étouffement, elle caressa le clavier d'un arpège, si adroitement penchée que son corsage, à peine échancré, sembla lui déshabiller la poitrine.

-- Jacqueline ! murmura Lestrange.

-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, répliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, prête à esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.

Et, pour bien établir sans doute que sa robe était une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui découvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les lèvres.

-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.

Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux lèvres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goulûment, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux à demi fermés, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle déroba soudain, quand la moustache fauve toucha la saignée

-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous là, et causons gentiment.

Elle montrait le canapé. Lestrange obéit.

-- Comme votre figure est drôle, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait à ma soeur.

Lestrange affecta de rire, mais sa voix se détimbrait.

-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous à moi, ça peut vous paraître absurde. Pourtant c'est vrai: je me prépare encore une nuit horrible.

-- Bah ! réplique Jacqueline, en jouant avec son éventail, vous devez bien connaître quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite fête, toujours.

-- Des cocottes ?

-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?

-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! répliqua Lestrange sérieusement.

-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait à vous, tout à l'heure, avec une grâce ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demandé une fleur... La voilà à votre boutonnière.

-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !

Il l'arracha, la jeta par terre:

-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, ça ne me tente pas.

Jacqueline ramassa la fleur et la déchiqueta.

-- Voilà ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend goût aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits mûrs.

Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadré de bandeaux, donnant le bras à un très jeune homme chevelu, de taille médiocre; dès qu'ils virent le salon occupé, ils battirent en retraite.

-- Tenez, fit Jacqueline, la voilà, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos dédains.

-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.

Ils se turent. L'orchestre, dans l'éloignement après quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.

-- Au fond, dit Jacqueline, si j'étais homme, j'aurais votre goût. Les mères d'une nombreuse famille, non, décidément ça ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes à la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attifées, et je me figure la tête du séducteur quand il voit apparaître sans voile ces trésors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.

-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.

-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez également toutes les femmes qui passent à votre portée... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'à cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagotée, dont vous regardiez les "salières" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "névrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.

Elle s'amusait, entre ses phrases, à piquer de baisers la fleur à demi dépouillée qu'elle roulait entre ses doigts.

Lestrange murmura:

-- C'est vrai... Mais je vous... veux par-dessus tout !

Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur près de ses lèvres, demanda.

-- C'est sérieux, alors ?

-- Tout à fait sérieux.

-- Eh bien ! si c'est sérieux, répliqua-t-elle tranquillement, épousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez à faire une tête !

-- Mais...

-- Mais si, je vous assure, vous faites une tête ! Qu'est-ce que vous espériez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les garçonnières, comme une honnête épouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premières loges pour savoir ce qu'il en coûte. On passe l'âge de noces, sans avoir même eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de ça ! Je veux qu'on m'épouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien à personne... Ce n'est pas le Pérou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie rareté. Un peu écervelée, peut-être ? Bah ! ça ne compte pas à cause de mon âge et je saurai me tenir une fois mariée. Quant à être intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et même à Orléans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. Même la petite Chantel, malgré ses salières, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.

Elle se leva, refit un arpège sur le piano et ajouta, comme pour elle-même:

-- Et j'ai idée que l'inauguration en vaudra la peine.

Là-bas, la symphonie expirait en de lents accords décroissants. On applaudit: un remous de foule piétina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne répondait pas.

-- Voilà, mon bel ami, conclut-elle. Réfléchissez, décidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.

Et lui jetant à la figure le cadavre de la rose blanche, touchée par ses lèvres, elle s'esquiva lestement.

Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barré par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitré d'un lorgnon sur cette assemblée de détraqués, dont le détraquage le faisait vivre.

A l'entrée du hall, Lestrange se heurta à Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le sénateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable décolletage de la jeune fille. Les deux hommes se serrèrent la main. Lestrange demanda:

-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arrêter enfin ces déluges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?

Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.

-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.

-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succès.

-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'était joint à leur groupe, mon cher sénateur, vous êtes aussi troublé qu'elle. Ce que vous êtes mari de la débutante, ce soir !

Etiennette rougit. Le Tessier, mécontent, ne répliqua pas, mais il offrit son bras à la jeune fille et l'emmena.

-- Vous les avez froissés, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Très sérieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.

-- Voilà ce qui m'agace, répondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se mêle-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle était faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa mère, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honnête, fidèle à son gros bêta de sénateur. Tant pis ! je siffle.

-- Le fait est, dit Lestrange rêveur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches à gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus délicieux...

Ils se prirent à détailler la jeune fille, à la déshabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginité tentante. Ils ne baissaient même pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entrée du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parlèrent d'autre chose, de la fête, de la musique.

-- Dire que voilà ce qu'on peut faire de mieux à peu près en matière de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les échos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai théâtre, de la gracieuse maîtresse de maison... Je trouve que cela ressemble à une soirée du Continental. Et vous ?

-- Bah ! répliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies fêtes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse maîtresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.

Maud, arrêtée au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple inséparable de Mme Ucelli et de Cécile Ambre: Cécile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux noués bas comme une perruque Louis XVI, adolescente indécise et inquiétante; l'Italienne vêtue à l'Empire, une épaule et la moitié du buste à nu. Maxime -- en un habit neuf coupé par Wasse, mais marqué tout de même de sa province à tel défaut de recherche dans le linge ou la chaussure, pâle, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable créature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conquête, maintenant assurée, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux à masquer les sentiments de l'âme. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son âme vigoureuse, parlait, écoutait parler: et, si indifférente aujourd'hui, par l'obsession de ses pensées, à l'effet de sa beauté, elle apparaissait malgré tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la maîtriser, la brider et la chevaucher.

De la pointe du pied posé un peu en avant, jusqu'au sommet du front casqué de cheveux châtain sombre tout moirés de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une grâce envolée, cette gloire de la forme féminine parfaite pour laquelle la vraie élégance des vêtements est de la suivre au plus près. Elle le savait, consciente de sa perfection: le crêpe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sirène, émergeant des flots. Et la nudité absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, était chaste à force d'éclat.

-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.

Il se tut. Il évoquait un des souvenirs les plus poignants de son passé trouble, la minute de folie restée le secret de Maud et le sien, où il avait voulu goûte à ces lèvres, lui aussi, à ces lèvres de Diane irritée. La mémoire mystérieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exaspérée qui lui avait fait lâcher prise.

-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.

Déjà les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaqués par les doigts virils de Cécile Ambre. L'Italienne, debout à côté du piano, face au public, semblait une énorme statue de chair, indécente par sa monstrueuse et molle blancheur.

Elle chanta: un fougueux poème de Holmès, une invocation à Eros, maître du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres lèvres, d'autres gestes; ce fut la prêtresse d'amour, saoule d'encens, brûlée de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses délices ses lèvres sèches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxiété des étreintes. La voix pure et déchirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une âme, une âme de passion et de spasme, et les clameurs étaient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de désir ou d'assouvissement... Ces stances de Holmès, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inquiétant la bête sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, pâmer les femmes, incendiant les yeux des hommes.

Elle lança l'appel suprême: " Eros, ouvre-moi les cieux ! " dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionné, que l'auditoire entier frémit, et que les voix inconscientes répondirent du creux des gorges convulsées... Puis elle tomba brisée elle-même dans les bras de Cécile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.

-- Cette femme, prononça-t-on derrière Lestrange, chante avec son sexe.

C'était Hector Le Tessier.

-- Avez-vous remarqué, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regardé la même personne ?

Lestrange et Le Tessier se tournèrent du côté où, effectivement, les yeux de la chanteuse étaient demeurés comme rivés. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les héros de Balzac, vêtu comme eux, impassible, muet et triste. Assise près de lui, presque à ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'épouse, isolée de sa mère et des autres femmes, s'offrant à lui de ses prunelles attendries, de son mélancolique sourire d'amoureuse, de la nudité délicate de ses épaules et de ses bras.

-- C'est une force d'être beau comme cela, tout de même, murmura Hector. S'il y avait une âme d'homme sous cette beauté, le monde serait à lui.

A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, frôlait le groupe des trois hommes. Non sans jeter à Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe à Hector de s'approcher:

-- Penchez-vous, monsieur. Vous êtes trop haut pour mes confidences.

Et les lèvres à l'oreille du jeune homme:

-- Eros ayant définitivement terrassé Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel défend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est prêt à assommer quiconque n'applaudira pas.

-- Comptez sur moi, répondit Hector.

D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du décolletage de la jeune fille.

-- Très bien, fit-elle en souriant. Très en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... très bien !

-- Malhonnête ! répliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.

-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... émeuve le plus, répliqua l'Américain dans le flegme de sa jeune barbe grise.

-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit à toutes la même chose...

Elle s'éloigna d'un bond de gamine, lâchant Krauss. Le médecin, habitué à de telles façons, demeura où on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise ministérielle qui menaçait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avançait au bras du célèbre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent à entraîner le public; on l'applaudit tout de suite, avant même qu'elle eût chanté, tant elle apparut jolie sous sa robe à volants et à crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage échancré et sa mignonne figure ronde et fine, encadrée par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'émoi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commença à chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, étouffée de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que frôle un archet de cheveux.

Elle chantait des romances qu'accompagnaient à merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances délicieuses et surannées, toute une époque évoquée, le temps d' Amy Robsart et de Jane Eyre , le temps des pianos carrés, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des émirs, le temps des Orientales et l'enfant du miracle... Magie des résonances ! A tous ces blasés, à tous ces brûlés de Paris, elle donnait un instant l'âme vive et puérile, enthousiaste et artiste d'un Français de 1830 à 1840. Peu à peu le délire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lancèrent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.

Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.

-- Vous êtes content ?

-- Oh ! ma chérie, vous êtes une grande artiste. Mais, je l'espère, cette grande artiste ne sera pas pour le public.

Ils échangèrent un regard où se scellait l'accord de leur avenir.

-- Vous êtes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'était si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inquiétude de maman que j'ai laissée bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.

Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir à paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient féliciter la jeune fille; Paul s'esquiva.

Rentré dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui était à une de ces minutes où la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:

-- Vous savez le mot de la petite Duroy à son protecteur Le Tessier, en sortant de scène, tout à l'heure ?

-- Non.

-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma mère fût là... Elle qui n'est fière que de ma soeur Suzanne !"

La galerie d'écouteurs rit aux éclats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouillé par l'envie de tomber sur ces niais méchants à coups de pied et à coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'était le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, méprisant l'effort honnête, joyeux des déchéances, hostile aux relèvements. "N'importe, pensa-t-il, je l'épouserai." Et la joie de venger la chère petite, si vaillante, de l'imposer à ces drôles, lui réchauffait la poitrine.

Le buffet, innovation de Maud, était remplacé par des petites tables dispersées dans la salle à manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait décorés en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on hélait les maîtres d'hôtel comme au cabaret.

-- C'est vraiment le dernier mot du goût mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'établer paisiblement en partie double, en partie carrée, jouer à ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des pères et des maris.

Ainsi parlait Hector Le Tessier à Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.

-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il à Lestrange qui passait.

-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?

-- Non... pas Jacqueline, Maud ?

-- Oh ! Maud !Il faut être le gros monsieur calé que vous êtes pour la disputer à ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observés ? Ils sont bien curieux à voir.

-- Oui, fit Hector sérieusement, curieux à voir. Mais j'ai peur du drame.

Le banquier chipotant une marquise se récria:

-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des appétits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des dépits.

-- Cette pensée est de vous, monsieur ? demanda Hector très sérieusement.

-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.

Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.

-- Allons ! su ! su ! A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de siècle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.

En effet, le piano résonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagnée par Mme Ucelli, la jeune chanteuse débita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront été, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bougeât sur son masque, les lèvres même remuant à peine.

Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'était l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profitèrent pour passer discrètement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se levèrent et les suivirent.

-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss à Mme de Reversier, sa voisine.

-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter à Bruant ou à Félicia Mallet les morceaux corsés de leur répertoire. C'est bien plus convenable.

-- En vérité ! murmura Krauss.

Il souriait en les regardant sortir, les chères petites détraquées, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur théorie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou mûrs, professionnels avoués et tolérés du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.

L'exode fut salué de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de disparaître, Jacqueline cria:

-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est à l'abri.

Guidé par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanqué des quatre ou cinq habits noirs, se réfugia dans le petit salon où, tout à l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'étaient rejoints. Elles étaient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, à part une ou deux disgraciées, assez élégantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'être là, enfermées avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le désir de livrer plus d'elles-mêmes à ces hommes, leurs fidèles, qu'elles étaient fières d'enlever aux femmes mariées.

Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumières, la musique, -- un doigt de champagne aussi, versé par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgré ce qui demeurait de touchante gaucherie à sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:

-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?

Valbelle attrapa la question au vol et répliqua:

-- On va éteindre l'électricité; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, à Paris, mais il faut être mariée, mademoiselle.

-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La vérité est qu'on ne donne plus de soirée musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins gênant pour nous, les jeunes filles, d'être absentes.

-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, mécontente d'être séparée de Julien. Cécile m'a dit le programme: Héloïse et Abélard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.

-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.

Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, déclarèrent avec des éclats de rire:

-- Moi aussi !... Moi aussi !

-- Moi, dit une fillette très jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon frère n'a jamais voulu me chanter Héloïse et Abélard... Ça doit être drôle.

-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.

-- Oui ! Oui !

-- Eh bien ! écoutez.

Elle sauta sur le tabouret du piano et préluda avant que Maud, mécontente, eût pu la retenir. Elle détailla les couplets à double entente avec un imprévu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troublés qu'ils ne voulaient le paraître, l'écume légère du désir soulevée par le contraste de ces grivoiseries et de ces lèvres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.


Elles aussi, les demi-vierges, secouées de rires qui sonnaient fêlé, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.

Luc Lestrange, l'oeil fripé et luisant, s'était approché de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le même sourire de complaisance et d'incompréhension fleurissait les lèvres de l'enfant.

-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.

Il apercevait pour la première fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce rôle de déflorateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la santé menacée par le fléau était celle d'une âme qui, mystérieusement, insensiblement, lui était devenue chère.

Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda à Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:

-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?

-- Mais, répliqua Jeanne avec la même naïveté distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante très bien.

-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?

Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pensée par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En même temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudité lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la première fois où elle était, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les frôlements à peine dissimulés. La révélation fut subite, foudroyante: le réveil de la vierge chrétienne enivrée de pavots et ranimée dans une maison de Suburre.

Lestrange, mépris sur la nature de cet émoi, continuait de parler, la voix atténuée; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chantée, trop scabreux décidément pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit à tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amitié, les nerfs, la sensibilité physique d'une jeune fille.

-- Voyez, disait-il, cette cruauté des relations du monde à Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez à moi seul, si jolie, si fine; je devine le délicieux être de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-être pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce trésor: ces beaux yeux-là se voileront pour un autre, il aura votre front, vos lèvres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...

-- Monsieur ! murmura Jeanne.

Elle sentait les regards de Lestrange la dévêtir, violer son corsage et sa robe... Elle allait défaillir et il continuait, grisé lui-même, prisonnier de son piège.

-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'empêcher de rêver à vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis sûr de mon rêve qui, seul, va vous faire reparaître auprès de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront à moi alors, et il n'y aura de vous rien de si mystérieux que je n'effleure...

Cette phrase-là, cette phrase frôleuse, à combien de jeunes filles ne l'avait-il pas débitée, sûr de les voir frémir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.

-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ramène auprès de Mme de Chantel ?

-- Oh ! oui, monsieur, s'écria-t-elle, avec un merci dans le regard.

-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.

Hector le regarda en face:

-- Je suis à vous tout à l'heure, mon cher.

Cette scène se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert était fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop émue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils traversèrent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint à eux.

-- Sais-tu où est maman ? demanda la jeune fille.

-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?

-- M. Le Tessier va me conduire.

Dans le corridor, ils se trouvèrent seuls un instant.

-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre liberté... Je vous remercie de tout mon coeur.

Elle lui tendit sa main: doucement, prêt à céder si cette main se dérobait, Hector mit un léger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il était encore là, tout remué, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:

"Que je suis bête ! me voilà ému parce que j'ai garé de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."

Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgré l'ironie des paroles. Puis, songeant à la courte scène de tout à l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile héroïsme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais à peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop coco tout de même... Mais cet animal-là me dégoûte !"

Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face à face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.

-- Je suis à vos ordres, mon cher, dit-il.

-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout à l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela sérieusement. Je ne me trouve offensé en rien et n'ai pas envie d'être ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...

-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-là tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus bégueule que vous, vous les savez, et je cote à son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est très rare, quand on trouve une tout à fait d'aplomb, on ne doit peut-être pas la faire chavirer. Ça vous est égal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initié !... Je me demande même comment ça vous amuse encore.

-- Ça m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien sûr, répliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines prétentieuses et névrosées, je n'y tiens pas plus qu'à une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en état d'amour par mon fait, et puis après elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "névrosette", paraît-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, à l'angoisse... comme les monomanes.  Il y en a qui s'en est aperçue; elle me tient, il faudra que je l'épouse.

Il n'y avait pas à douter: cet homme était sincère. Hector fut gagné par cet aveu singulier, imprévu, séduit par le "cas" amusant qu'il dévoilait.

-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.

Ils se serrèrent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indifférent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.

-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la détestable réputation que vous avez (car votre réputation est détestable, n'est-ce pas ?), comment les mères vous permettent-elles de fréquenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre à vous, qui n'épousez guère, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?

-- Les mères seraient humiliées qu'un homme, courtisan avéré de toutes les jeunes filles, dédaignât leurs filles. Quant à nos chères petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas le Portier des Chartreux , vous pouvez être sûr qu'elles liront d'abord celui-là. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre relié en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.

L'attaque vivement rythmée d'une valse coupa leur entretien. Bousculés par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentrèrent dans le hall déblayé. Déjà les mères se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isolé où la maîtresse de la maison pouvait, à l'abri du frôlement des jupes et du piétinement des danseurs, recevoir comme à son jour, tout en jouissant du bal.

Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entraîna dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si près de la nuque rousse, qu'on n'eût pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infidèle à Dora Calvell, enlaçait Marthe de Reversier, pâle comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa grâce de lys avait de svelte élan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-à-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, à l'écart, appuyé contre le chambranle de la porte où se réfugiaient les non-danseurs, oubliant déjà l'accès de généreuse indignation de tout à l'heure, observait complaisamment cette envolée de couples, distrait des femmes, curieux surtout des décolletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur grâce de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit naïf et pervers, dont la fraîcheur piquée l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voilà contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frotté leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, répercutées par Jacqueline, et surtout le propos à mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entraînées. Elles sont à point, la gorge sèche, les yeux humides, le poignet fiévreux. La valse arrive à temps pour donner à leurs chers petits sens une satisfaction bien méritée... Soyez contentes, mes mignonnes..."

-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.

C'était Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.

-- Êtes-vous bien sûr de m'avoir cherché ? Moi, je vous ai aperçu plusieurs fois: j'aurais eu scrupule à vous déranger.

-- Ah ! mon ami, répliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...

Il l'entraîna. Le besoin de dire sa joie faisait déborder les mots de ses lèvres:

-- Je suis arrivé hier matin à Paris, dit-il, et, comme vous pensez, dès les premières heures de l'après-midi, je me suis rendu avenue Kléber. Sans savoir pourquoi, j'étais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'étais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en étranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu à presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.

-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une pitié un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.

-- J'ai tout de même sonné. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouvé une Maud nouvelle, transformée par la retraite qu'elle s'est imposée pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a reçu et cette chère Mme de Rouvre aussi, et même cette petite espiègle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On était en pleins préparatifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis à l'oeuvre avec les autres, j'ai grimpé sur des échelles, j'ai enfoncé des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'étais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'étant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens pour moi , sérieux, doux, plus du tout ironiques.

" La Circé ! pensa Hector. Elle m'a changé mon Chantel ! De ce héros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est égal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie féroce et ses tirades."

Et tout haut:

-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abordées ? Qu'a-t-elle répondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez décidé.

-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est dérobée.

-- Le moment était mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employés de Belloir, grimpé sur une échelle et le marteau en main...

-- Elle l'a pensé, sans doute. Elle a remis notre entretien à aujourd'hui, à maintenant. Mais elle a été telle avec moi depuis le commencement de la soirée que vraiment...

Il s'interrompit. Dans le bruit même de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu à peu se taisait. Hector et son ami regardèrent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosité, l'admiration que requéraient invinciblement ces deux êtres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient élargi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balayé la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.

Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.

"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de même, pensa Le Tessier. Il me plaît ainsi: rageur et jaloux."

La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, était correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout à l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu à l'écart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuyée sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se frôlaient à peine du bout des gants. Pourtant la symétrie, l'harmonie de leurs gestes était si parfaite qu'ils semblaient rivés, rien que par ces légers contacts, comme ces couples ailés qu'on voit, aux fins d'été, voler unis, se touchant à peine, bercés ensemble au remous de l'air. Leurs lèvres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.

-- Êtes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.

-- Oh ! je ne suis contente qu'à demi.

-- J'ai observé la consigne pourtant, je ne vous ai pas dérangés.

-- Vous êtes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?

-- Comment ? Je n'ai pas quitté la petite Avrezac.

-- Elle ne vous a pas quitté, dites plutôt. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en pâmait sur son estrade. Car ce soir, vous êtes très bien.

Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un léger voile de sang sur le masque pâle de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui à un tournant du salon.

-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.

-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! répliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tenté, pense à notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.

A l'évocation -- par cette bouche même qui lui versait l'énervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la maîtrise de soi; son bras avait serré la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussitôt il se contint... La valse expirait.

-- Ramène-moi à ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, à moins que la mère d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici là, songe à mes lèvres.

Ils arrêtèrent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, auprès du salon de feuillages où trônaient les mères. Julien salua sa danseuse qui répondit par une légère révérence. Personne, même Hector si avisé, même Maxime que la morsure de la jalousie tenait en éveil, n'eût soupçonné quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.

Maud demeura à peine quelques instants auprès de Mme de Rouvre; tandis qu'un prélude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.

-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.

Il hésita, mais il obéit et, sans répondre, offrit son bras. Ils s'éloignèrent, fendirent les groupes, gagnèrent le salon des accessoires, petite pièce voisine de la chambre de Jacqueline. Mais là, Maud dit à Maxime qui s'arrêtait:

-- Non. Allons plus loin, j'ai à vous parler.

Elle le précéda, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'à sa propre chambre. C'était une vaste pièce d'angle à trois fenêtres, meublée de rares et admirables meubles laqués vert pâle, quelques grandes fleurs chimériques jetées çà et là sur les lisses surfaces.

Maxime l'y suivit, le coeur étranglé par l'émotion. C'était la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si pénétrant, une odeur d'ambre et de fougère mêlée à une autre essence inconnue, qu'elle tenait secrète, s'y condensait avec l'émanation de ses cheveux et de sa peau. Là elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussitôt d'un étrange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait composée tomba.

Maud dit simplement:

-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous déranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, à livrer l'intimité de mon appartement à des étrangers, -- même un soir de bal.

Ces mots, qui le mettaient si nettement à part dans la pensée de la jeune fille, achevèrent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-même s'assit sur une chaise. Une tablette chargée de mille objets de toilette féminine les séparait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orfèvrerie Renaissance, posée sur un chiffonnier voisin du lit, éclairait un cercle étroit d'une clarté assez vive, laissant noyé de crépuscule le reste de la chambre.

-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en tête-à-tête: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tardé jusqu'à présent, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous intéressent avant que nous nous fussions retrouvés dans le monde.

-- Mais... interrompit Maxime.

-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observé et que j'ai beaucoup pensé à vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...

-- Oh ! Maud !

-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez à votre façon, c'est-à-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez mêlée au monde pour que cette rancune se réveille. Tout à l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez douté de moi une fois de plus.

Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la tête à Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !

-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invités, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'hésite à vous choisir pour maître ?

Maxime répondit à voix basse:

-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez même pas l'idée. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.

-- Le monde où je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes à Paris, où je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est mêlé et si le mélange est trouble ? Certes, une fois mariée, ma façon de vivre dépendra de l'homme que j'épouserai, comme elle dépend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou déchoir en m'épousant. Que voulez-vous ? C'est peut-être de l'orgueil fou et déplacé: je veux être épousée les yeux fermés; il me semble que je vaux cela.

Elle s'était levée sur ces derniers mots, que la brûlure de son amour-propre, tant de fois corrodé par le doute ironique du monde, faisait sincères. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre chétivité; il s'aperçut que, peut-être, il allait la perdre, et l'effroyable éclair de désespoir qui traversa son coeur à cette pensée lui montra combien elle lui était nécessaire.

Il se leva à son tour, il balbutia:

-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pensé rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.

-- Encore un mot, interrompit Maud, sans atténuer la sévérité triste de son regard. Je vous disais tout à l'heure: ma vie de femme dépendra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'obéirai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le goût d'un certain décor d'élégance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe guère hors de Paris. Si l'on m'éloigne de Paris pour toujours, je serai peut-être dépaysée, comme nos oiseaux des colonies qui dépérissent ici. Je ne serai peut-être point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. Réfléchissez bien à tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.

Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionnée qu'elle en sentit frémir les échos dans son coeur:

-- Je suis à vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'être ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est épouvantable.

Il avait glissé à ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.

-- Je vous en prie ! Je vous en prie !

Elle répondit:

-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre mère ou en votre soeur.

Il répéta, avec les mêmes mots:

-- J'ai foi en vous, comme en ma mère ou en ma soeur.

Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arrêt dans ses yeux.

Elle demanda:

-- Votre mère et votre soeur... leur avez-vous parlé d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?

-- Ma mère et Jeanne sont des êtres si simples que vous leur imposez un peu; peut-être elles s'effrayent de voir épris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionné et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.

-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main à ma mère. Moi, je vous la donne.

Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. Dès qu'il l'eut touché de ses lèvres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se dérober, se raidir sous son étreinte, car Maud, d'un effort surhumain, maîtrisait ses nerfs, domptait ses sens, enragée de leur rébellion intime pour ce seul baiser de fiançailles, épouvantée du partage entrevu dans l'avenir, -- mais résolue pourtant.


Ils regagnèrent le hall, le vert réduit où s'étaient maintenant réunis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel était assise à côté de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa défaite. "Être le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des années de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: à cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter à ses yeux des larmes aussitôt refoulées. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine passée, lorsque l'amour le reprend à l'improviste. "Gros bêta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternité, le voilà, à son âge, aussi toqué que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "Décidément, il n'y a que moi pour résister," se dit-il, résolu à ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si étrangement écloses en ce milieu de fête.

L'heure s'avançait, le bal ralenti faisait trêve: c'était le repos qui précède le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.

-- Regardez, dit Hector à Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-là, le cotillon n'est qu'un prétexte à isolement et à flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et défendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de trémoussement et de transpiration. Vite il faut les épouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, tôt ou tard, elles finissent par là !

Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots à l'oreille. Quand il eut achevé, Maud lui demanda tout haut:

-- Il y a des voitures en bas ?

-- Oh ! sûrement, mademoiselle !

-- Faites-en avancer une.

A son tour, elle courut parler à l'oreille d'Etiennette qui devint toute pâle; elles sortirent aussitôt. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce manège, inaperçu des autres invités, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.

-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci à Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?

-- Non, madame. Il m'a semblé qu'il était question de la mère de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parlé tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."

-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamnée.

Maud rentrait, on la questionna.

-- Oui, c'est sa mère, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.

Oh ! s'écria Jeanne de Chantel... sa mère ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?

-- Etiennette n'est pas seule à soigner sa mère, répondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charité et cette voisine, précisément, qui est venue la chercher... Nous ne servirions à rien. Elle n'a même pas voulu de M. Paul Le Tessier.

Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans à la boutonnière, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une opérette à la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent à tourbillonner. Comme Julien passait près d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit à demi-voix, mais de façon à être entendue de Maxime:

-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.

Plus bas, de cette voix inarticulée, lèvres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgré le monde, elle ajouta:

-- La mère d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.

Des yeux, Julien acquiesça. Maud se rassit près de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifié le plaisir du bal.


III

La chambre où agonisait Mathilde Duroy eût raconté à un observateur la vie accidentée et ballotée de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifié par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracassée de superstitions, ne se séparait pas volontiers des objets compagnons de son passé et, suivant les diverse fortunes de ses années, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de décoration tristement banale, peluche frangée et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui représentait son idéal de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affinée, tellement d'autre race intellectuelle, avait essayé de la dégoûter. Sur la cheminée rendue de peluche bleue, à garniture de cuivre repoussé, un daguerréotype enchâssé dans un cadre noir ovale, à vitre bombée, montrait l'image miroitante, jaunie, à demi effacée, d'une jolie première communiante, blanche et fraîche, souriante comme une fleur d'aubépine. Mathilde faisait, soir et matin, sa prière devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus récentes, ornaient les angles: celle de la mère de Mathilde, une paysanne à bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait été mariée à un contre-maître parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-maître. Lui était mort jeune, et tout de suite, presque dans le cortège, où il y avait des patrons, de grands industriels à l'hôtel et à mail, la jolie veuve avait trouvé le consolateur. Une bibliothèque genre Boule, en bois de rose marqueté, dénonçait le style de la première installation. Peu à peu des amitiés plus artistiques laissèrent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculptés et doré, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, à la destination spéciale de présents royaux. Quelques ébauches amusantes représentaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait été célèbre pour ses épaules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans nichés dans la bibliothèque Boule, cette dédicace revenait, souscrite de signatures célèbres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, ç'avait été son surnom toute la vie; une bonté vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalité à l'avarice, toujours préoccupée d'amasser une fortune et se décavant subitement de toutes ses économies pour le plus sot caprice, parfois même par toquade de charité. Que serait-elle devenue si, durant vingt années de sa vie, elle n'avait pas gardé l'amitié généreuse et accommodante d'Asquin, à qui suffisait, lorsqu'il venait à Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une maîtresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien élevée au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du député monarchiste de l'Aude, sans testament, réveilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance puérile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette génération-là, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmité cardiaque, jamais soignée, traitée par la fête jusqu'à quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, déjà lancée, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette évita la débâcle. Etiennette était sortie de Picpus à la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son père, ordonné, charitable dans ses incartades, avait versé à son bénéfice, à une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir immédiat était donc assuré, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux années de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa mère qui, décidément, ne guérissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompté tout entier trois ans à l'avance.

Élevée à l'écart par la volonté de son père, sortant seulement lorsqu'il était à Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa mère et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez près sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussitôt, et de là vint, sans doute, la résolution d'honnêteté qui la sauvegarda au Conservatoire, où tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visitèrent assidûment pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu montèrent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus guère que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-même se fit rare. Paul resta l'hôte assidu, quotidien; il trouvait auprès d'Etiennette la délicieuse distraction qu'est pour l'homme affairé une amie jeune fille, jolie et point surveillée. Tel est l'égoïsme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.

Paul cependant, Etiennette l'avait dit à Maud, n'était égoïste qu'à la surface, ou plutôt son égoïsme avait une fissure: la souffrance d'un être qui l'aimait l'eût ravagé. Il offrit vingt fois à la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvreté, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en échange, et il était sincère: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter à la surface des âmes de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuité de sa présence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disputées de Paris. Elle lui gardait la tendresse spéciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de suprême abandon, mais pour cela même, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul céda au charme de cette tendresse désintéressée. Il s'y enlisa peu à peu: on n'échappe guère, surtout à pareil âge. Peu à peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'épousait ? A la vérité il s'exagérait encore l'opiniâtreté de sa résistance; il ne soupçonnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'être honnête femme, sans trop de foi... Si elle lui eût avoué son voeu secret: réussir comme artiste, gagner sa vie et, dès lors, se donner sans conditions, l'égoïsme de Paul Le Tessier eût sans doute accepté. Elle ne dit rien, point par habileté, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua à l'idée qu'il l'épouserait un jour, plus tard, à une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette échéance... "Pourquoi pas bientôt ? La mère n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voilà à quels raisonnements tient l'héroïsme bourgeois des meilleurs d'entre nous.


Quand Etiennette rentra chez elle, accompagnée par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il était cinq heures du matin environ, la nuit était noire...

-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.

-- Est-ce que le docteur est là ? demanda Mme Gravier.

-- Oui.

Etiennette, son manteau de bal jeté au hasard sur un meuble, courut à la chambre. Elle se heurta au médecin qui en sortait, accompagné de la garde. C'était un homme encore jeune, robuste et sanguin, à cheveux noirs pommadés, à barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille décolletée, blonde et blanche.

-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il à la garde, qui fit "oui" de la tête.

-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilité, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est sérieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...

-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il désespéré ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.

Il hésita encore, puis prenant son parti:

-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous êtes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout à fait inutile ici. Il n'y a plus qu'à asseoir à côté du lit et à attendre... Votre mère, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voilà, mademoiselle.

Etiennette, debout, ne répondit rien. Une grosse émotion indécise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes à ses yeux.

-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.

-- Oui, je vous en prie.

-- Mademoiselle... fit le docteur.

Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais éclat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.


Comme l'avait dit le médecin, Mathilde Duroy était assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, éclairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la tête et le bras droit découverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait démesurément les couvertures, à la façon d'un difforme édredon qu'on eût installé sur les jambes. La face encadrée par un joli bonnet de nuit très blanc, d'où sortaient quelques mèches bizarrement nuancées, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une pâleur de vieille cire décolorée: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupières et la bouche, et toute cette face revêtait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticulé, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des lèvres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa mère, et dessus appuya son front. Les bagues, enchâssées dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.

"Maman va mourir !"

Assurément cette pensée n'avait pas encore atteint la frontière mystérieuse où l'idée confine à la sensibilité. Etiennette était horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt posé sur son épaule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier étaient derrière elle. Elle se retourna.

-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, à la chapelle de la rue de Turin. Voilà bientôt six heures, il doit y avoir déjà du monde debout. A tout à l'heure.

Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme mûre, sèche et brune, avec de gros membres, dit:

-- Je vais vous aider à vous déshabiller, mademoiselle... bien vite... Si le curé vous voyait comme cela...

Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle était en toilette de bal. Elle défit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matinée. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupières fermées et attendit. La garde s'était réinstallée sur la chaise longue; elle avait mâchonné quelque temps une tablette de chocolat, puis s'était endormie. Etiennette fut bien aise d'être seule à penser dans cette chambre d'agonie.

Car l'agonie commençait à travers le sommeil, le souffle s'accrochait péniblement aux bronches et à la gorge; crispée sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une débilité, une maladresse enfantines. Et les lèvres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient à un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix perçaient maintenant. Etiennette se prit à écouter. Peu à peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien sûr elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces lèvres tremblantes les répétaient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moitiés de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles mêlés à des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle était partie..." De nouveau la voix charria des résidus de mots méconnaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plutôt nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer à pleurer, elle se replia sur soi-même. "Je vais être toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'égayait point la maison. C'était pourtant la famille, la chair commune, la pensée qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussitôt à cet appel de l'égoïsme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier traversèrent sa pensée: "Je voudrais qu'il fût là. Il allait venir, pourquoi ai-je refusé ?" Elle sentit bien que, sa mère une fois morte,elle se réfugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gardât, pourvu qu'il ne la laissât pas toute seule.


-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !

Cette phrase, jaillie toute claire des lèvres de la mourante, parmi son balbutiement aussitôt recommencé, épouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fantôme avait parlé auprès d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation familière de la pauvre Mathilde devant les déboires de sa vie d'entretenue ! C'était le dégoût du métier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au chômage, à la grève... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant abîmée, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, à la reconnaître, sentait une brûlure à son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette écouta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crispée qui s'agitait, et qu'elle lâcha aussitôt en étouffant un cri, car la main lui avait serré les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'éboulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"

A genoux près du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit à prier... Prier ? Elle avait eu la piété de toutes, la piété facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement déiste est souvent plus près de la foi qu'une congréganiste à médaille. En deux ans, le souffle cruel de la réalité avait tout emporté, même les prières du matin et du soir, même les pratiques les moins gênantes. Le chagrin présent, l'effroi de l'isolement ressuscitèrent les pieuses paroles sur les lèvres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de grâce... Souvenez-vous, ô très miséricordieuse Vierge Marie..." et les gestes de piété se rapprirent d'eux-mêmes aux mains infidèles, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte piété, si précieuse que son plus faible écho console encore un misérable qui l'invoque !

Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un prêtre venait d'entrer, accompagné de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aidée de la garde, préparait les huiles pour les sacrements, ce prêtre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma chère fille, m'entendez-vous ?" Etiennette écouta avec le prêtre: elle perçut l'écho de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"

-- On m'appelle bien tard, dit sévèrement le prêtre à la jeune fille.

Il était maigre et petit, avec des cheveux gris tout frisés, une soutane de fantaisie en cachemire fin.

-- Écartez-vous, dit-il encore à l'enfant tout en larmes.

Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'étaient agenouillées; elle-même s'agenouilla et essaya de prier. Le prêtre murmurait les paroles de l'onction: " Misereatur tuî omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum... " Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la même exclamation désespérée, que sa mère éructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"

L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne connaîtrait le secret ! Comme cela cautérisait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-là, de l'esclavage abominable aboutissant à cette agonie, jamais, jamais pour elle-même ! L'alanguissement qui, tout à l'heure, s'était emparé de son coeur à songer combien elle serait seule désormais, se dissipa. "Jamais je ne dépendrai d'un homme, dussé-je être ouvrière, femme de chambre ou morte."

Ayant fini les onctions, le prêtre dit une courte prière au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton sévère, comme irrité de la trouver si jolie dans ses larmes:

-- Votre mère avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?

-- Mais... monsieur l'abbé... oui, je crois... Elle faisait ses prières matin et soir.

-- Elle ne fréquentait pas les sacrements ?

Etiennette hésita:

-- Je ne crois pas, dit-elle.

-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est très miséricordieux, mais il n'accorde rien à qui ne demande rien.

Après un silence, il ajouta:

-- Avez-vous d'autre famille ?

Etiennette rougit si vivement que le prêtre comprit et pardonna le mensonge de sa réponse: "Non, monsieur," et il sembla même s'adoucir un peu.

-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voilà toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.

En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le prêtre jusqu'à l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se précipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde étaient déjà agenouillées et récitaient le De profundis . Etiennette s'affaisa près d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.

Elle resta ainsi jusqu'à ce que la voix de Mme Gravier lui dit à l'oreille:

-- Il faut vous étendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.

Elle obéit machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tiré les rideaux des fenêtres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de santé.


Vers huit heures du matin, Etiennette, cédant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de café sur un coin de table, dans la salle à manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annonçant confidentiellement:

-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.

La "demoiselle" était le nom dont Ursule désignait cette élégante et mystérieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez fréquents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un élégant et mystérieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".

Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle était gênée de revoir Maud à présent. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'événement, pourtant si prévu, de la mort de sa mère, il lui demeurait, en même temps qu'une résolution plus robuste de vivre honnête et indépendante, un renouveau de pudeur juvénile vis-à-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici considérées comme inévitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.

-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.

-- Dites que j'y vais.

Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrassèrent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.

-- Ma chérie !

-- Ma pauvre enfant !

Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par brèves réponses, racontait la nuit.

-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.

Elle eut un geste d'incertitude et de découragement.

-- Écoutez, ma chère enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite après la mort de votre mère. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, répondant à un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune espèce de secours, bien que, vous le savez, je sois à votre disposition, comme pourrait l'être un frère aîné... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer à Chamblais, avec Maud et Jacqueline...

-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.

Etiennette ne répondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et expérimentée lui disait: "Décidément, Paul songe à m'épouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste à Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."

Elle embrassa Maud:

-- J'accepte, ma chérie, et je te remercie.

Et comme Paul à son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si réconfortée par cette étreinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'être aimée ! Cher ami !"


IV

Julien de Suberceaux avait quitté le bal au moment où, le cotillon fini, on commençait à installer les tables du souper. Telle était la volonté de Maud qui lui avait jeté à l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus tôt possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il obéirait.

Il regagna son logis à pied, le long des grandes avenues paisibles à cette heure matinale comme les allées d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, passée si près et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaieté victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aimé, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'émoi toujours tressaillait à cette pensée dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il pût vraiment rêver à autre chose qu'à sa prochaine venue.

Rue de la Baume, dans le petit hôtel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tirés, aux escaliers silencieux veillés par des lampes voilées, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'était la nuit aussi dans son appartement: il dut réveiller son valet de chambre roulé dans une couverture, sur le canapé de l'antichambre.

-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, préparez le tub.

-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?

-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.

Constant, ayant reçu la canne, la pelisse et le chapeau de son maître, le précédait dans le salon éclairé par la braise d'un feu dormant, et se disposait à ouvrir les fenêtres.

-- Qu'est-ce que vous faites ?

-- J'ouvre, monsieur...

-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...

Cette ouate d'ombre recueillie où il trouvait son home l'avait caressé. Il voulait y demeurer jusqu'à la venue de l'Aimée. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'être vu par eux et de les voir qui caractérise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la pâleur ambrée, les mouvements souples, et ce corps, c'était celui qu'en ce moment reflétait, sous la pluie d'un arrosage tiède, le grand panneau de glace occupant tout un côté du cabinet de toilette: c'était le sien.

Il soignait ce corps minutieusement, culte raffiné du soi physique, dont la vue ou le récit exaspère les autres hommes, leur apparaît comme une marque d'infirmité virile, ce qui est loin d'être vrai: le goût de la beauté et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'écaille chiffrés d'or, qui s'étalait sur deux tables; l'appareil compliqué d'hydrothérapie élégante, dont les nickels et les cuivres étincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brodée du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes à ongles; l'innombrable quantité de flacons de cristal taillé, capsulés de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet était le soin d'un corps masculin, eût donné matière à bien des quolibets, et fait dire à bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'était plus exercé à tous les sports que cette femmelette, nul n'était plus brave devant un pistolet ou une épée. Arrogant et provocant avec les hommes, c'était justement les femmes qui le maîtrisaient et le menaient à leur gré.

En chemise de soie sous le complet de laine des Pyrénées, il traversait la chambre à coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des haltères disposées au pied du lit, les manoeuvra avec une régularité de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allumées y éclairaient l'amoncellement des bibelots, des sièges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.

-- Monsieur ?

-- Constant, madame va venir tout à l'heure. Vous préparerez le samovar et des gâteaux dans la salle à manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'à ce que je sonne.

Constant salua et sortit. Resté seul, Julien disposa des coussins en oreillers à la tête du canapé, s'allongea et rêva...

"Elle va venir..." Il essayait de se la représenter, tout à l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'était plus ainsi qu'il la voyait... Trois étages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle à manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrangée par Maud. Entre le départ et le retour de Chantel, il l'avait vue là presque régulièrement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus étroit esclavage, prise elle-même, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa maîtresse ? Non pas. Une sorte de fétichisme de loyauté, comme en nourrissent toutes les âmes un peu hautes en lutte théorique avec l'ordre social, lui faisait réserver jalousement le suprême baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa supériorité, elle pensait: "Il restera encore mon débiteur après !..." Leurs caresses singulières, point rares pourtant dans une société décrépite où les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le procédé de l'amour humain, et vraiment ce pèlerinage était si passionné qu'ils oubliaient sincèrement et ne souhaitaient point l'arrivée. Qu'importait à son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-même, et chaque fois elle le laissait grisé et satisfait de ce qu'il avait reçu. Ainsi les mois février et de mars, il avait vécu dans une sorte d'ébriété amoureuse qui lui ôtait jusqu'au souci du lendemain.

Étendu, les yeux fermés, il continuait maintenant ce rêve, glissé peu à peu au sommeil... Les voluptueuses évocation se mêlaient, s'enchevêtraient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de mélancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plutôt ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matinées... de jours de neige... de soirs illuminés de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine où les désespérés cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, hélas ! était encore pesante à son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touché le fond de l'abîme, il remontait lentement vers la clarté de la vie, son coeur peu à peu s'allégea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'imprégnèrent d'un bien-être grandissant, délicieux... Il entr'ouvrit les yeux, le rêve s'était fait chair: Maud était debout près de lui, ses doigts nus posés sur son front.

Il se redressa:

-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis étendu là et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !

-- J'ai deviné, répondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure était toute contractée... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre rêve où j'ai voulu... à moi !

Elle fit descendre sur ce front la fraîcheur de ses lèvres, puis échappant à l'embrassement qu'il cherchait:

-- Mais pourquoi tout est-il fermé ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures passées ? Ouvrez-moi vite ces fenêtres.

-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...

-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis vêtue pour l'heure qu'il est ?

Son enjouement cachait une gêne réelle à se trouver, dans ce décor de soir, habillée pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cerclée de velours, boléro pareil sur une chemisette de satin, et coiffée d'une toque d'astrakan bleu à voilette blanche.

Julien obéit à regret. Il ouvrit les deux fenêtres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de mystère, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.

-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous près de moi. J'ai un tas de choses à vous raconter. D'abord Mathilde est morte.

-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...

-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait déjà perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arrivés vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul était aussi troublé que si la mort de Mathilde l'eût fait veuf.

Julien, hanté par son unique souci, demanda:

-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?

-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant à baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler sérieusement. Vous ne m'écoutez pas...

Et, après un temps de silence où elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lassé qui ne lui était pas habituel:

-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !

Elle appuya sa tête sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pensée du chagrin qu'elle allait causer à cet ami irrésolu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses lèvres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.

-- Viens ! implora-t-il.

-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autorisé M. de Chantel à venir, cette après-midi, demander ma main.

-- Ah ! fit Julien.

Il s'étonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:

-- Il nous semble, à lui et à moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois décidée, la terminer le plus tôt possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.

Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'était presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne répondit pas. Maud continua:

-- Jusque-là, vous comprenez, je dois me garder des curiosités, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne connaît personne et ne se soucie de voir que moi: aucun péril à ce qu'il demeure à Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois à Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, où Etiennette restera avec nous pendant les premières semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?

Julien s'était levé aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant à pas irréguliers dans la pièce. L'angoisse montait à sa gorge, lui obstruait la respiration à l'étouffer. Il revint s'arrêter devant Maud.

-- Alors... c'est fait ?

-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?

Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redressée qu'elle prenait contre toute entrave à ses décisions.

Mais lui ne résistait pas. Il s'était assis sur le coin de la table, morne, accablé. Elle le guetta quelque temps, parée à la défense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit à voix basse:

-- Sois fort. Je n'aime que toi.

Il ne l'entendit pas, sans doute, abîmé dans ses pensées. Il balbutia:

-- Ce n'est pas possible !...

L'horrible angoisse lui avait poignardé le coeur: et, pour la première fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.

-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.

Il répéta:

-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !

Il passa sa main sur son front, écartant ce voile de cauchemar.

-- Ce n'est pas possible, répéta-t-il une troisième fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la prière: l'expression d'une évidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis sûr que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout à toi... je ne suis qu'à toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.

Maud, presque durement, lui répondit:

-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.

-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner à un autre, c'est tout de même ce qu'il y a de plus précieux... Tu seras sa femme , malgré tout... Tu m'as accordé juste de quoi désirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.

Et se rapprochant d'elle, plus pressant:

-- Nous avons été des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imbécile qui ne te comprend pas.  Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...

Il s'abîma aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enlaçant les jambes rondes sous l'étoffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'épaule, fermement, de toute la force de ses nerfs contractés. Blessé à son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.

-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de mépris.

-- Ce n'est pas fini, réplique Julien. Ce qui est fini, c'est cette comédie de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jouée de moi. Je ne veux pas de ce rôle, continua-t-il, exaspéré par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir été (il haletait de colère et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir été... qu'un... qu'un... allumeur...

-- Ah ! misérable !...

Elle lui jeta sa main à la volée sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses lèvres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps révolté, agité de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si près du visage qu'elle sentait l'effleurement des lèvres:

-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois à moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es à moi ! Je te veux... Je t'aurai, même de force !

-- Lâche ! lâche ! fit Maud. Laisse-moi...

Il la serra plus fort, elle se sentit portée vers le canapé où les coussins recevraient sa chute... L'idée qu'elle allait être prise malgré soi, possédée par la force, éperonna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle haït Julien... De ses bras arc-boutés, de ses jambes violemment croisées, de ses ongles et de ses dents, elle se défendait, ne sachant même plus ce qu'elle défendait, emballée dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois déjà. Lui, la tête perdue, vraiment frappé de frénésie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux déchirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le désordre de la lutte, avait touché l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau déchirée. Julien, aussitôt dégrisé, lâcha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle était à l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.

-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus brisé qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...

Il n'osait l'approcher, hypnotisé par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bientôt s'étalait sur le dos de la main.

Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fenêtre:

-- Je te jure, dit-elle, la voix coupée par le halètement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par là... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'échapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.

Il fit tout de même un pas vers elle, et aussitôt râla un cri de détresse: elle s'élançait...

-- Maud !

-- Me crois-tu, à présent ? lui dit-elle au bord du vide.

Il recula; il s'effondra sur le canapé, le front dans ses mains. Il était vaincu, décidément; il l'aimait trop. Elle était sa maîtresse effroyablement, il devait obéir... Des larmes, pareilles à celles que verse une femme qui vient d'être sauvée d'un péril, jaillirent abondamment de ses yeux.

Lorsqu'il osa relever la tête, Maud était debout près de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait blessée.

-- Maud... Maud chérie !...

Il n'avait plus de force, plus de volonté, plus même de désir. Il voulait seulement la garder près de soi, garder ce qu'elle consentirait à lui laisser d'elle.

-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.

Agenouillée près de lui, elle le baisa longuement aux lèvres, lui suçant par là le reste de ses forces...

-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons été raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en même temps que la mienne. Je n'aime que toi !

Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...

-- Non, reste là, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas à la maison: je t'écrirai.

Il obéit.


Constant, descendant vers midi, inquiet de n'être pas sonné par son maître, osa pénétrer dans le salon sans être appelé. Il trouva Julien dans la même posture de prostration.

-- Monsieur dormait ?

-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai déjeuner, je vous sonnerai.

Il n'avait pas dormi. Maud partie, il était demeuré là, assommé par ses pensées, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se remémorer les paroles anciennes par où la jeune fille avait comme anéanti sa volonté: "Le monde appartient aux forts... Les êtres qui nous sont inférieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des bêtes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement révolté de la jalousie lui répondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud possédée par un autre s'évoquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de théorie qui vaillent... Certes, malgré sa souffrance, il restait incrédule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralité soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.

Mais pourquoi, de sa souffrance même, montait-il en lui un appel violent, désespéré, vers cette loi tant de fois reniée, vers cette loi improuvable ?



TROISIÈME PARTIE


I

-- Tu es réveillée ?

-- Oui. Entre, chérie.

Etiennette, la porte refermée derrière elle, courut embrasser Maud encore couchée. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse à fleur de peau, démonstrative, empressée, complimenteuse, que les jolies femmes se témoignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble à Chamblais, leur amitié, puisée aux sources de l'ancienne intimité de couvent, s'était échauffée dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inquiétudes. Toutes deux, Maud si résolue dans sa marche révoltée, Etiennette si rudement enseignée par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les eût entendues converser ensemble, eût, la plupart du temps, admiré l'innocence de leurs propos, leur adorable puérilité.

Les caresses matinales échangées à profusion, leur bavardage quotidien s'amorça en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.

-- Tu devrais toujours t'habiller de crépon noir, comme à présent, disait Maud. Rien ne sied mieux à ton teint et à tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-là...

Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux défaits.

-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer auprès de toi. Tu m'éteins complètement.

-- Veux-tu bien te taire ! répliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre ça, tiens ! et contre ça, contre ça ?...

Elles passa ses doigts dans la souple et douce coulée des boucles brunes qui s'allumèrent aussitôt de reflets roux, elle entr'ouvrit le col à volant, formant écharpe, de la chemise de linon, elle découvrit la naissance de la gorge et y posa ses lèvres.

-- C'est toi, chérie, qui es trop jolie... trop reine. Près de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais ça m'est égal, je t'aime.

Elles s'embrassèrent encore.

-- A propos, dit Maud, je me suis décidée pour le grand peplum tombant droit sur la robe à taille...

-- Celle de chez Laferrière ?

-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en rétrécissant l'empiècement du corsage. Tu vas comprendre.

Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le modèle de Laferrière. Et c'était vraiment un tableau à tenter un pinceau de l'école de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-sérieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du château d'Armide, boisée de riches coquilles, de courbes gracieuses, meublée de vraies pièces de musée.

Elles n'étaient pas tombées d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.

-- Vous avez ma lettre aussi, Betty ? demanda Etiennette.

-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'était pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout porté ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.

-- Tiens ! fit la jeune fille étonnée... Qui est-ce qui peut ?...

Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui écrivait chaque jour, même lorsqu'il venait déjeuner ou dîner à Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui répondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'était pas tout à fait seule au monde.

Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufrée: Sénat , était bien là, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la première, elle tenait entre ses doigts hésitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marquée d'un timbre étranger.

-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?

-- C'est de Suzon, répondit Etiennette. Cela vient de Hollande.

-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.

Elle traduisait la pensée d'Etiennette. Maintenant que la mère était morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'était cette folle Suzanne qui avait soupé, fêté, couché avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu même à la mort de Mathilde, commençaient à la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en scène ?


"... Je t'écris d'Amsterdam, où je suis arrivée avec la troupe. Mais j'ai quitté le théâtre. Je suis avec un jeune négociant très calé, très chic, que je compte bien amener à Paris. Peut-être déciderons-nous aussi son frère à nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout à fait son type.

"J'espère que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'à m'écrire Hôtel Mille-Colonnes . Henri est très gentil et j'ai tout ce que je veux..."


Deux pages sur ce ton d'incohérence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'espère que maman va bien... Henri a un frère qui ne fait rien: tu serais son type..." Voilà comment elle comprenait la famille !

-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle à Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.

Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emportée par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accepté cette hypothèse sans chagrin, et peut-être avec soulagement. N'était-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.

Elle dit tout haut:

-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de même d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de santé ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.

Dans cette offre même qui l'avait choquée tout à l'heure, la bonne volonté de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !

Elle consulta Maud:

-- Faut-il dire à Paul que j'ai reçu des nouvelles ?

-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera désagréable. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez tôt. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?

Etiennette embrassa son amie.

-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?

-- Rien, répliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nichées dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'inévitable Aaron qui nous invite à déjeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un hôtel à louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.

-- Et... ?

-- Non, pas un mot.

-- Quel jour lui as-tu écrit, toi ?

-- Mercredi.

-- Près d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.

Maud se renversa en arrière, sur les oreillers, les mains à plat, l'air las:

-- Que veux-tu ? ma chère, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes après-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le délai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai à ce que je lui ai écrit: je ne sortirai plus seule à Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour à l'étranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera casé et tassé; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.

Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:

-- Tu ne m'écoutes pas ?

-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu bête pour tout cela. Tu m'étonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.

-- C'est pourtant assez clair !

-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant câlinement son bras à côté du bras plié de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je désire au monde, c'est d'être auprès de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si égal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu conçois, à ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes à en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais épousé tout simplement... Dirigé par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais été moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas été mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosphère de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillité la plus médiocre.

Tout cela était dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce mélange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait écoutée sérieusement, répondit, la voix un peu altérée:

-- Ce que tu dis là est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me résignerai jamais à être la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas être déclassée, comprends-tu ? Plutôt être une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit à temps) tant d'autres qui ont commencé par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la maîtresse avérée d'Aaron qui me répugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.

-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.

-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-à-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et à qui, en échange, on prépare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-là, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.

-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.

Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:

-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis sûre de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas supérieur comme intelligence, vaniteux, égoïste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement supérieur aux autres hommes, malgré tout cela ! Il est tellement un être plus beau, plus fort, plus délicat, plus élégant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extrêmement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?

Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:

-- Tous les hommes... même ce pauvre Christeanu qui faisait pâmer jeunes et vieilles... ils me répugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre après qu'il a baisé mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le désire, il me semble, comme les hommes nous désirent, même en nous haïssant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-être tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les rêves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'où me vient ce tempérament-là ? Ma mère est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est dévergondée qu'en paroles... De papa, peut-être, qui était très amateur... ou de quelque nègre, à moitié sauvage, un aïeul imprévu du côté de maman... En tout cas, j'en pâtis, moi.

Elle se tut un instant, puis elle ajouta:

-- Te rappelles-tu, un soir, à la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos écritures ? Il a mis sur mon signalement: très sensuelle... Et ce petit imbécile d'Espiens, lisant cela pardessus mon épaule, ricanait: " Ah ! ah ! très sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est drôle !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poupées, ni tous ces claqués, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments où je suis tentée de croire qu'il n'y a que deux amants à Paris: Julien et moi.

Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effrayée par cette vue brusquement ouverte sur l'âme de son amie, songeait: "Comme elle doit être émue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:

-- Que dit le cher sénateur ?

-- Il dit qu'il vient déjeuner ce matin comme c'était convenu. Hector aussi, probablement.

-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel amène Jeanne.

Etiennette, le rire aux lèvres, se leva et embrassa Maud.

-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.

-- Il n'est pas à plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas traîner le flirt trop longtemps.

Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.

-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.

Elle sonna Betty. Dès que l'Anglaise fut là, lui présentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussitôt glisser de ses épaules sur le tapis, où vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on préparait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode où elle choisit elle-même les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, à la glace de la cheminée devant laquelle elle s'amusa à faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux étroits, aux pieds délicats, soignés comme des mains, toute cette blanche forme de Diane était si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacrée des marbres de déesse.

Ensuite, allongée sur le canapé du cabinet de toilette, Betty agenouillée la tamponna légèrement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agréablement à ces frôlements agiles, discrets, de doigts féminins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle rêvait à l'aise, elle préparait sa journée dans le silence... "Maxime... Julien... les deux pôles de ma vie, à présent." Jusqu'à ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens altérés, puis rassasiés, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la réflexion ou de la révolte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'être guettée par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y être retournée, même une seule fois, depuis que Maxime est à Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, inégal, distrait, chaviré dans des silences brusques, à certains mots qui, sans doute, évoquaient le souvenir de paroles prononcées ailleurs. "Il a dû recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enragé contre mon mariage, qui lui ôte ses dernières chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"

Pour la première fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manquée..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manqué, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de médiocrité, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstinée d'Aaron glissait dans son rêve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait osé le lui dire un jour, grâce au tête-à-tête forcé d'un grand dîner, il lui avait coulé dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conquête, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes à voix basse, elle l'entendait encore répétant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir réserve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours réussi à ce que je voulais !" Oh ! le misérable !... Cette déclaration cynique lui avait laissé l'impression d'un contact de bête impure, de bête gluante frôlée par mégarde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'était cela ou la misère... "Nous sommes à la veille de la débâcle," pensa-t-elle, évoquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'efforçât de les écarter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annoncé officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"

Mais bientôt, demi-vêtue devant la haute psyché au cadre gris fileté de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre étaient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pensée, ils ôteraient plutôt d'eux-mêmes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont libérés pourtant et m'ont oubliée..." Elle se rappelait les mariages manqués comme une injure inguérissable... "C'est que je ne m'étais pas donné la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.

Betty fixait les dernières agrafes de la robe en cachemire gris à longs plis indéplissables, et Maud, debout à la fenêtre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le château... Malgré la jeunesse de la saison, l'haleine précoce de l'été flottait, éparse dans l'air, exhalée des profondeurs déjà touffues de parc d'Armide où, parmi la verdure des taillis, se détachaient çà et là, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle âme jeune résiste à l'appel puissant, à l'invocation au bonheur jaillis d'une tiède matinée de printemps ? Maud souriait, tout à fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.

-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est déjà là.

Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient à peine lavées de bleu dans le poudroiement ténu du soleil. Presque aussitôt, Paul Le Tessier parut à son tour, avec Etiennette dont la nuque était d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfonçaient dans le parc, le sénateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.

-- Allez voir, dit Maud à Betty, si les Chantels sont arrivés. Je n'ai plus besoin de vous.

Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc où, sans doute, la danseuse Héro et son financier s'étaient, aux temps jadis, becquetés tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athlète la main de la jeune fille. Il lui contait les démarches faites pour elle, la veille, à Paris.

-- Voilà, chère amie. Tout est réglé pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, à votre majorité, les vingt mille francs que vous prétendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'espère, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont à vous... Les grosses difficultés pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donné signe de vie au décès de votre mère, tout fait supposer qu'elle ne réclamera pas sa part de l'héritage.

Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, dès lors, liée par son silence, l'aveu devint impossible.

-- L'appartement reste à votre nom jusqu'à l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici là, nous serons mariés, je suppose, et vous déciderez ce qu'il vous plaira. De mon côté, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un congé de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moitié d'une année. Nous nous marierons à Londres; nous irons passer ensuite quelque temps à Vézeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons à Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfumés d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.

Il déguisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement mûri. Il voulait épouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms éclatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.

"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"

-- Comme vous êtes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux câlins.

Bouleversé par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inquiète et naïve à la fois, prête à douter de tout et à tout espérer, il lui répondit, d'une voix qui tremblait:

-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?

-- Vous savez bien que je vous aime !

"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle évaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-même, comme un amant ?"

Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs années, le tenaillait plus cruellement à mesure qu'il approchait de la possession. Il eût fait bon marché de la tendresse, de la dilection d'âme à âme. Il ne désirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?

Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'étang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juvénile, ses trente ans.

"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie à cette chose bête qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"

Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait à son frère, il dit à Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:

-- Rentrons, voulez-vous ?

Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.

Jaqueline, quand ils s'assirent à leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commencé:

-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertés de vive lutte.

-- Quelles libertés ?

-- Liberté de sortir et de voyager seule, d'abord. Liberté de rentrer chez nous à l'heure qu'il nous plaît, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Liberté de dépenser de l'argent à notre fantaisie, liberté d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de maîtresses !

-- Elles seront difficiles à marier, vos jeunes filles d'après 89.

-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous êtes affichés pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage à établir, voilà tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-là qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'après, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.

-- Nous verrons peut-être ces moeurs-là, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.

-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.

Hector, souriant, réfléchissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment désirable, et pensait à Lestrange avec le pire sentiment de jalousie mâle: celui qui jalouse la possession, sans désir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.

Il demanda:

-- Alors, c'est décidé, ce mariage avec l'homme blond ?

-- Êtes-vous discret ?

-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.

-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est passé avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit à maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'étais un peu décolletée... et puis j'ai un secret pour que, quand on est près de moi, on ne puis penser qu'à moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au dîner, naturellement, Lestrange s'est allumé, allumé, à ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donné du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extrêmement: je le chavire, ce garçon. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Après dîner, on a été dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous étions vraiment là dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons causé. J'ai un peu activé Luc en lui déclarant que j'en avais tout à fait assez de ma chasteté professionnelle, que je ne demandais qu'à changer d'état; je lui racontai que j'avais des insomnies, des réveils très énervés...

-- Est-ce vrai ? demanda Hector.

-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voilà le plus drôle de l'affaire. Tiens ! il paraît que ça vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte là ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai achevé en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces énervements, c'était à lui, Lestrange, que je pensais.

-- Et c'était encore vrai ?

-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, à bout de résistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis prêt à vous épouser. Seulement, je vous préviens: j'ai peur d'être un assez mauvais mari. J'ai besoin de la société des femmes; même marié avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-être ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la chaîne, l'entrave à la liberté. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? Écoutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai inventé; mais puisqu'on se déclasse quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez déjà le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: épousons-nous, je crois que nous ferons très bon ménage ensemble, outre les petits moments particulièrement agréables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associés pour ces petits moments-là et aussi pour les intérêts sérieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout écervelée que je parais. Hors cela, de part et d'autre, liberté complète. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans pâmer, va devenir subitement chaste, ou même fidèle, après le lunch de noces. Vous continuerez à courir, sans cesser pour cela de penser à moi, car vous êtes de la variété qui cumule, vous. Moi, de mon côté, je ne demande pas mieux que d'être une perle de fidélité, une Barberine.  Mais que voulez-vous ? Ma petite expérience m'a démontré que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie réelle. A quoi serviraient des promesses de résistance à une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est dû et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela près, je veux être libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout à l'heure: Serez-vous jaloux ?"

-- Et qu'a-t-il répondu ?

-- Il a réfléchi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous mènera pas au divorce... Vous êtes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouvé qu'il fallait vous épouser..." Là-dessus, afin de sceller nos fiançailles, je lui ai tendu mes lèvres et pour la première fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'était la première fois), j'espère n'avoir pas semblé trop gauche. Voilà... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-là, je vous le garantis !

Sans attendre la réponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'éloigner, d'une grâce perverse et provocante que sa démarche accentuait. En même temps, par le chemin qui débouchait du bois de chênes à peine feuillé, une charrette à quatre places de vis-à-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fixés sur lui qu'elle aimait, il le savait bien à présent, un peu triste de la facilité de cette conquête, pressentant bien qu'elle le mènerait au mariage, et triste à la pensée de cette mort de sa liberté. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont après tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caractères chrétiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilité, la fidélité, la fécondité, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre à la moderne, une façade correcte avec la licence derrière, mieux vaut, comme les Lestrange, se prévenir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."

Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.

"Chère petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de même !"

La charrette vira devant le perron du château d'Armide, déchirant le sable. Hector tendit à Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha à peine, tout de suite rougissante, et sauta à terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture à l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations écervelées de Mme de Rouvre, les stations chez les couturières, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas changée. C'était le même visage aristocratique et vide, la même tournure gauche et souffreteuse sous l'éternel deuil provincial. Plutôt elle avait déteint sur Mme de Rouvre, vouée maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluché, sans doute, égayé de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa façon un peu sérieuse et militaire de se vêtir, corrigé par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transformé Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux avivés par le désir de plaire à quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la différenciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche à volants déchiquetés, le corsage drapé, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle à Paris, son allure de Vendéenne souple et solide, de petite aristocrate guerrière.

-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambrée, de la nuque au dernier volant.

-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.

-- Je vous assure, répliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.

-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous déplût, ajouta-t-elle ingénument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe très bien.

Maxime sourit, la pensée absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver où la table était dressée: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y était pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.

Il profita du moment où s'échangeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector à part:

-- Maud est absente ?

-- Non, je l'ai aperçue tout à l'heure à la fenêtre de sa chambre.

-- J'aurai à lui parler sérieusement avant le déjeuner.

-- Encore jaloux ? Vous êtes incorrigible, gronda doucement Hector.

Que de fois, depuis un mois, il avait reçu les confidences de Maxime, assailli par les délations obscures que Maud pressentait !

-- Au contraire, répliqua Maxime, j'ai gravement offensé Mlle de Rouvre et je veux m'excuser auprès d'elle.

-- Vous êtes décidément un fiancé rempli d'imprévu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-là dans le vestibule... Maud sera forcée de passer devant nous lorsqu'elle descendra.

Ils la rencontrèrent sur le seuil même, attardée à fixer au ruban de sa ceinture un pétunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchidée. Hector, point trop rassuré sur l'issue de l'entretien, s'efforça de plaisanter:

-- Voici monsieur, chère miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir à l' interview , n'est-ce pas ?

Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de sérieux, s'effaça pour les laisser passer et s'esquiva.

Maud, inquiète, voulut aussi paraître gaie:

-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose à me dire ?

Elle ramassait sa volonté pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pensé: "Julien !..."

Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:

-- Je vous demande grâce ! fit-il, la voix basse, comme consumée par l'émotion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.

Maud ne comprenait pas:

-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore douté de moi ?

-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, à douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous êtes à Chamblais, je reçois des lettres, des lettres tellement précises sur vous... sur vos habitudes... un tel mélange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journée, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel mélange de cela et de calomnies...

-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? répliqua Maud en retirant ses mains.

-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse à vous. Voilà ce que j'ai fait, écoutez. Quatre fois déjà, j'avais reçu une lettre écrite à la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxième porte à droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui était écrite.

-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?

-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai déchiré cette lettre et je ne vous en ai même parlé... Hier... j'ai été fou... je...

-- Vous m'avez fait suivre ?

-- Non. J'ai été rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arrêté devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a semblé... Je me suis élancé... mais la petite porte était déjà refermée... Ah ! Maud, si j'ai péché contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai passée sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...

Maud écoutait, rassurée maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secrète... "Ah ! Julien se console; il reçoit des femmes, à présent..."

-- Continuez, dit-elle. A quelle heure suis-je sortie ?

-- Passé sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la tête, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arrêtée par le bras, je l'ai forcée à montrer son visage sous la lanterne de la voiture.

-- Et c'était ? demanda Maud, dont la voix altérée eût donné l'éveil à un observateur plus avisé.

Maxime hésita:

-- Je n'ai pas le droit de la nommer.

-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de démasquer les misérables qui me calomnient.

-- C'est une prétendue jeune fille que j'ai vue à votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.

-- Juliette Avrezac ? dit Maud.

-- Oui.

Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la colère de son front, de ses yeux, de sa bouche crispée.

-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il à genoux, le front dans sa jupe.

Elle revint à elle:

-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si cela a pu vous guérir, tant mieux... Car l'avenir m'inquiète, avec un coeur tel que le vôtre.

Il sollicita son front, ce coin de chair embaumé par les cheveux, le seul qu'elle lui eût jamais donné le droit d'effleurer depuis leurs fiançailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des lèvres qui la brûlaient, avec un obscur désir de vengeance, l'envie de trahir, à son tour. Jamais Maxime n'avait tant reçu d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.


II


Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le départ de Maud pour Chamblais avaient mis fin à leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait guère le club, refusant les invitations mondaines, évitant le théâtre et tous les endroits où des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie était forte en ce moment, grâce à deux riches étrangers, deux frères qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commencée à cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du maître d'hôtel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arrêter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamnés qui font peur au joueur heureux lui-même, lorsqu'il rentre le soir, bourré de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagné près de trois cent mille francs. Cette fièvre unique que donne aux plus solides le mystère sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassemblées pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait à le distraire du désespoir inerte où il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles à tout autre qu'à lui, dont elle déguisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secrète, lui avait signifié la nécessité d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'après le mariage.

Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journée qui suivait le sommeil noir où il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise était neuf heures, quand, le dîner fini, le cigare fumé, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Opéra, ou simplement -- car ces soirs étaient d'une tiédeur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de café-concert, pas de Bois, rien qui lui rappelât une vie mondaine, aucun endroit où l'on rencontrât des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une à une, dans le silence étouffé du club vide où traînait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il auprès d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.

En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons déserts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller à sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secrète sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien représentait à son dilettantisme, et il concédait volontiers à un tel être, comme à Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.

-- Vous allez écrire ? demanda Julien.

-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?

Tout en écrivant son télégramme, il continuait la conversation, coupée de silences:

-- Que faites-vous dans ce désert, à cette heure, vous, l'homme des fêtes ?

-- J'attends la partie.

-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est délicieux.

-- Le Bois m'ennuie.

--Allez entendre Yvette.

-- Yvette m'ennuie.

Hector, mouillant et fermant le télégramme, se retourna à demi:

-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.

-- Oh ! par exemple, celles-là, je les ai en horreur ! Si j'étais sûr de ne pas en rencontrer, peut-être je sortirais.

-- Bah ! s'écria Hector, quel pessimisme !

Il alla jeter son télégramme dans la boîte du cercle, revint s'asseoir à califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:

-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables à travers cette vallée de larmes.

-- Moi, réplique Julien sourdement, les mains appuyées à plat sur la molesquine du canapé, la tête penchée d'un air d'accablement, moi, elles me dégoûtent à vomir...

Son visage se contracta d'une vraie nausée. Sous ce vaste silence des pièces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence élargi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'après-dînée, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille près de lui pour écouter sa rancune:

-- Oui... elles me dégoûtent ! Toutes les paroles des livres de théologie sur elles, sur leur basse animalité, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du passé le temps que je leur ai donné. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au goût de la vie et au désir de l'avenir.

Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit après une pause:

-- Dire qu'on rêve d'elles, de les posséder, d'être désiré par elles, depuis la fin de son enfance, dès qu'on a appris à les voir, dès qu'on devine l'amour ! Au collège, je ne pensais pas à autre chose. Comme j'étais chez des prêtres et que j'étais encore très religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de posséder toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me parût désirable ! Et j'étais chaste, avec cela.

-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous étiez un prédestiné, un amant-né. Moi, au collège, j'avais déjà une maîtresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait guère. Aussi, dans la vie, je n'ai pas été un amant. Il est vrai que je ne suis pas irrésistible.

-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-être davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais à raconter cela à tout le monde; mais plus d'une m'a répondu: "Non... décidément, vous êtes trop beau..." Être beau, c'est un médiocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites bêtes de luxure, toutes... la plus honnête, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chasteté, leur honnêteté, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanité ou de l'habitude... Leur âme est un chiffon qu'on reteint à la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui diffère... Et, franchement, un programme de vie qui consiste à promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... ça finit par apparaître tout à fait écoeurant et niais.

Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux épars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brodé, les gros mollets blancs rôder dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'était pas encore tout à fait vidé, car, dès qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:

-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis guéri... Aucune ne me fera plus envie, à présent: j'ai retrouvé la chasteté au fond de la débauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une débutante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la société contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est restée une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par désoeuvrement, pour tâcher d'oublier mes embêtements. Elle est restée là plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'écoeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. Ça m'énerve et ça vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.

Hector se leva:

-- Je vais passer une heure à l'Opéra, où j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et même je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.

-- Oh ! mon cher, je vous jure...

-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser à bout... je vous ai observé, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, toutes , vous soient indifférentes...

Suberceaux se redressa:

-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glacés.

Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.

-- Après tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre à part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus à notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fixée ?

Il tâchait de se dompter, mais sa voix brisée avouait.

-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par conséquent.

-- Ah ! fit Suberceau.

Il ne disait plus rien, figé sur place, les yeux à la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main à Hector:

-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course à faire, une course pressée, ce soir. Adieu.

Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussitôt. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fenêtre, il aperçut Julien s'éloignant à pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes réflexions.

-- Voilà un homme, pensa-t-il, qui est à bout, et qui médite la péripétie du drame. Que faire, moi ?

Le rôle de Providence répugnait à son scepticisme indulgent. "Être Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."

Il lui sembla tout de même, à la réflexion, que le mariage de Maud avec Chantel était encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".

"Et puis j'ai promis à Maud mon alliance." Il se décida, écrivit et jeta à la boîte un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin à Chamblain: "Veillez, chère amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcité, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soirée à l'Opéra, content d'une journée où il avait goûté cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en était de passion.

Julien cependant, de ce pas accablé, vaincu, qu'Hector avait guetté de la fenêtre, tournait l'angle de la rue Saint-Honoré, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint à lui... Rentrer là, retrouver éparse dans l'air, attachée aux tentures, reflétée dans l'au-delà mystérieux des glaces, cette poussière, cette fumée du Soi aboli que laissent traîner les jours échus, oh ! non, plutôt s'échapper même du présent, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin à la hâte, comme s'il eût peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fantômes pareils à lui-même.

Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre côté du boulevard sa longue perspective éclairée par les deux chapelets d'étoiles jaunes, l'attira, propice à une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, étonné du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, étonné de son ombre girante à chaque bec de gaz, étonné de se sentir vivre. Car le problème de la vie, de la personnalité permanente, oublié dans le train-train des jours sans événements, requiert impérieusement l'être humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine désorientée et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, voyait un autre être vivre, penser, pâtir, et cet être était lui-même: et, à constater que c'était bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'émoi d'une chute pesante, inattendue.

"Dans neuf jours ! Mariée dans neuf jours..." Il prononçait ces mots à mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses réelles, comme s'il eût dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du rêve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, après le choc de la pensée: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxié qui cherche l'air désespérément, dans l'atmosphère sans air. Vite comme le rêve, où les années s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa mémoire les faits, les dates, les paroles, le tissu du passé qui devait, lui semblait-il, emmailler le présent, le contraindre à n'être pas la séparation, la fin. La force d'espoir et de conquête qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait à Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se révoltait contre la défaite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."

Sa pensée désorientée ressaisit des bribes de raisonnements, tout le puéril scepticisme opposé naguère aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son éducation. "La possession d'une femme doit être aussi indifférente à l'être moral qu'un verre bu d'une liqueur agréable... La morale, le sentiment surajoutés à cet acte sont des rêvasseries de moine et de poète. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son intérêt."

Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau désemparé. Mais pourquoi, à cette heure de souffrance, victime à son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irrésistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, à celles du passé, de l'enfance chaste et religieuse ?

"Il y a une loi morale imposée à l'amour humain. Cette étreinte fugitive comme le contact du verre plein sur les lèvres, elle atteint par contre-coup les facultés de souffrance de tout l'être humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."

Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'était pas la jalousie théorique, celle que les psychographes ont inscrite et démontrée dans leurs théorèmes, l'échauffement de colère provoqué par l'image d'une autre goûtant la volupté volée. Plus que jamais, au contraire, ce dégoût de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute évocation de lubricité. Sa jalousie, sa rancune, c'était de penser que Maud s'affranchissait de le désirer, lui, l'Amant, qu'il n'était plus nécessaire, tandis que lui-même ne pouvait s'affranchir. Il l'avait éprouvé aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoquée par dépit. Son corps même, ses nerfs refusaient l'émotion. L'Absente, l'infidèle gardait malgré tout son domaine; le désir éperdu de la dernière minute le forçait encore, de loin, à la fidélité.

"Mais elle aussi souffre, sans doute !"

C'était l'espoir de sa jalousie, qu'elle montât son calvaire, elle aussi.

"Elle n'a pas cessé de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'intérêt. Elle souffre... à moins que ?"

Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre lèvres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le désir de chair le ressaisit.

La netteté d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le dégrisa et le rejeta à la réalité. "Où suis-je ?" Autour de lui, c'était la trouée claire du pont de l'Europe. Une corde secrète de la mémoire, frappée par le souvenir des caresses, avait vibré... "Quoi ! cet endroit même ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une bête blessée, à toutes ses remises familières.

Il dut obéir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-Pétersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, déjà, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits débits de vins à lanterne rouge... La soirée était douce, poudreuse, large et gaie.

Devant la maison de Mathilde, il hésita. La porte était fermée, comme chaque soir. "Que dire à la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."

Mais aussitôt il pensa qu'on lui obéissait toujours quand il mettait un certain air de volonté dans sa voix.

Il gagna la loge. La femme y était seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorité qui prévient la réplique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a guère d'autre.

-- J'ai laissé là-haut un nécessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant à rassurer cette âme simple.

La concierge donna la clef. Julien monta les trois étages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il désirait quelque chose ! Dans le désarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonnée de revoir cette chambre complice, même vide, dans l'appartement vide et mort.


La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien changé; il le constata dès qu'il eut allumé le bougeoir posé comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'étaient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle à manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabité imprégnait l'air, combattue par cette odeur délicate que laisse longtemps après soi la peau parfumée des femmes, là où elles se sont maintes fois habillées, déshabillées, où elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore épars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, figé en gouttes dans les flacons, empoussiérant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter.


Julien, le coeur opprimé d'émotion, entra, alluma les candélabres de la cheminée, refit ce cher ménage d'amour si souvent, si allègrement faut au temps des entrevues d'hiver. L'étreinte des fantômes qu'il avait fuie tout à l'heure, à la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupté. Mais l'hallucination se dérobait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fenêtre, il fermait les yeux, écoutant le bruit des rares voitures. Malgré l'identité du décor, hier  refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut même pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de désespoir sans attendrissement, sans pleurs.

Bientôt il se leva, gémissant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.

"J'ai mal !..."

L'horreur de vivre le pénétra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait même plus l'Absente. Une fureur de détruire, d'anéantir le passé l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurté. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient à un vêtement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de fougère, vivifiée par l'émanation de la chair, y restait enrésillée. Longtemps étouffée, elle monta brusquement aux narines: choc léger, qui fit jaillir l'émotion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait péché...

"Maud, Maud chérie !..."

Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effaré de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il gémissait.

Or, si désespéré, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussière malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il mêla aux divins noms jadis implorés le nom de celle dont il avait profané le corps adorable. Et il fut ainsi, sincèrement, l'être religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les grâces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit garçon, désirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses à la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai sainement avec elle. Mais rendez-la-moi !"

Tragiques, les vagissements désespérés de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces prières proférées, les lèvres dans le linge fait pour vêtir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire à des caresses passionnées !


Quand il redescendit, onze heures avaient sonné. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en même temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les décombres, surgissait malgré tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coulé sur son chagrin; c'est qu'il avait touché le fond de sa conscience et y avait retrouvé, avec ce qui y restait de moralité et de foi, l'indéfectible espérance qui dort au creux des âmes désespérées.

"Cela ne se fera pas. Elle n'épousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'événement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le dénouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni même s'il en userait.

Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se réfléchissait à peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'eût vu sortir, passé minuit, en frac sous le léger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honoré à pied, d'un pas de flânerie, gagner le cercle et s'asseoir à la table de jeu, à côté d'un panier de jetons, -- certes n'eût pas imaginé que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un état de fièvre continue, et, depuis six, presque en démence, -- que deux heures plus tôt, il avait agonisé en serrant contre ses lèvres le chiffon de batiste qui, soigneusement plié, à peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait légèrement la poche de son frac.

Au club, la partie était commencée. Il ponta quelques instants, puis, dès qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque soldée par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie naïve, insolente, où les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.

Joueur toujours impassible: mais, ce jour-là, il força l'admiration des plus hostiles. Il avait laissé couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matinée de printemps, les poumons joyeux et larges.

Faut-il le dire ? il éprouvait, de la continuité de sa malechance, une sorte de satisfaction. Âme de féticheur, il s'était fait en lui-même, à son insu, cette "réussite" étrange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus à lui, peut-être, que ses vêtements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas à chercher comment; il était tranquille; il sentait dans le chaos de sa tête germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud épandant son parfum sous ses narines.

C'était bien une âme de joueur à travers la vie, à la fois outrancière et puérile, superstitieuse et téméraire, l'âme des joueurs, l'âme des femmes, l'âme aussi des conquérants, quand il plaît au hasard.


III


Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu méconnaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a gardé sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement comparées par Victor Hugo à des clarinettes monstrueuses, à l'ombre du grand séminaire, où ne furent point changées les dalles du parloir depuis le temps où elles se mouillèrent des pleurs de Manon, toutes les industries laïques qui vivent du prêtre et du fidèle s'y groupent dans la pénombre d'installations discrètes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies étroites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des bréviaires, des horae diurnae . Les rues elles-mêmes portent des noms fanés, vieillots, ecclésiastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'hôtels spéciaux, fréquentés par des prêtres en voyage, par des religieuses en obédience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adressées par l'évêque de leur endroit. Dans ces hôtels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds à solives échampis de blanc, les lits à flèche d'où tombent les rideaux de calicot, les sujets de piété ornant la cheminée et les murailles. La propreté y est étriquée et méticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle à manger, un vrai réfectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, étoilé de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit prévenir le matin pour avoir un bifteck à son déjeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de méfiance. Le bureau de l'hôtel est meublé en acajou, décoré de vases remplis de ces brindilles panachées que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve la Croix , avec son Christ saignant parmi des rayons, l'Univers , la Revue du Monde catholique ... Et ces hôtels, outre le charme singulier de leur décor usé, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honnêtes, seraient assurément des meilleurs de Paris, s'il n'y régnait cette atmosphère de tristesse et d'acrimonie dégagée par les gens qui touchent au clergé et ne sont pas des prêtres.

Tel cet hôtel des Missionnaires où demeurent, à Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en façade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent découpés en bosquets, en massifs, en piécettes d'eau, avec des statues pieuses semées çà et là, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres,  qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le décor, en arrière-plan, du grand séminaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant à Paris et attendant la rentrée au séminaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit étroit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de piété, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'était ce lit, la petite table de nuit posée auprès, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricotés, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite bibliothèque en planche et en bâtons articulés. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la cheminée, ornée de deux gros coquillages. Une gravure décorait la muraille, d'après la Descente de croix de Rembrandt, extraite du Magasin pittoresque .

La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un pèlerin à ce point travaillé de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalté de joie, oubliant les heures à regarder un portrait de Maud, à repenser à telles minutes exceptionnelles passées près d'elle, -- ou ramassé sur lui-même dans une horrible et douloureuse rêverie, tenaillé d'envies de départ, de fuite là-bas, vers la solitude de Vézeris. Car le pays natal, à chaque accès de souffrance, s'évoquait ainsi qu'un désirable, inviolable asile.

La vraie passion peut se reconnaître à l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'âme. Le viveur, touché par cette force mystérieuse, peut continuer sa vie dissipée: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en était pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exerçant sur une âme de taciturne, seul par goût et par état depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de régiment, avait vécu à Vézeris, entre sa famille, des paysans et un vieux précepteur ecclésiastique. Pendant cette sortie à travers le monde que furent les années militaires, il avait subi la crise de virilité qu'un médecin eût prédite à sa jeunesse chaste et entravée; mais avant même de revenir à Vézeris, une remontée de dégoût contre soi, contre la femme instrument à sensations, payée pour cela, l'avait guéri, soumis à l'abstinence. La gourme était jetée. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental doué d'un tempérament brutal, impérieux. L'obsession de la femme aimée devint tout de suite pour lui aiguë, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa présence, irrité qu'elle ne fût pas là à toute heure, irrité de sa propre gaucherie qui, près d'elle, le paralysait, lui ôtait le courage de mendier une caresse, dans la peur de déplaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volonté, du désordre présent de son énergie. Ce n'était pas ainsi, il en était sûr, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immolé à l'Épouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imaginé son avenir conjugal: l'union d'une volonté et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilité douce et résignée, comme sa soeur Jeanne, façonnée par lui ! Et voilà qu'il se fiançait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aimée était de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'état de coeur où durent être les chefs barbares, maîtres de Rome, que des Romaines daignèrent aimer: esclaves ombrageux, méprisant et adorant leur servitude. Maxime, irrité de la protestation secrète de sa dignité, lui avait résolument imposé silence. "Je veux être ainsi... Je veux obéir..." Comme ces catholiques qui jouissent à immoler leurs goûts, à mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement à la pensée consumatrice de celle qu'il chérissait.

Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'était la voix sagace qui avait parlé, le jour où il s'était enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parlé de nouveau, le soir où il entrait à l'Opéra avec Hector Le Tessier, le soir encore du dîner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui répétait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie à toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour où tu l'as aimée, tu as chéri l'erreur, invoqué la catastrophe..." Cette voix obstinée troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une fêlure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, à certains retours  de Chamblais, après l'ensorcellement d'une après-midi entière passée aux côtés de Maud... Et même près d'elle, il en était harcelé, quand parfois, inquiète de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destinée hors de ses goûts, hors de ses projets. Il se laissait traîner chez les couturières, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'âme engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave à qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais paré à tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. Même après les mauvaises journées, où l'anxiété l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'à demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement délaissé, si dégoûté des minutes de sa vie où elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un pénitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle fût là toujours, près de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais là... Dans ce désarroi de son coeur, dans cette fièvre de ses sens, les lettres dénonciatrices qui accusaient Maud étaient tombées sur lui, coup sur coup, le mariage une fois résolu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait juré à Maud qu'il avait foi en elle, il ne voulait pas douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement précises, qui semblaient si informées, décrivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses démarches de la journée ? Il souffrit, il combattit avec lui-même, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, à Paris, à qui l'on n'ait prêté des camarades à de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."

Malgré tout, malgré ses raisonnements, malgré l'argument rassurant que lui fournissait l'irréprochable tenue de Maud, malgré le mépris que tout honnête homme garde à la dénonciation anonyme, malgré sa volonté et son amour, enfin sans avoir jamais osé se dire à lui-même: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.


Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on écrira sur l'inanité et l'ignominie des lettres anonymes n'empêchera pas l'homme le plus sensé d'être bouleversé par une telle lettre lui dénonçant la fraude d'une femme chérie, eût-il pour cette femme le respect le mieux confirmé. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant à ce problème effroyable: "Qu'y a-t-il derrière le front de ma maîtresse ? Que sais-je de sa pensée ?" Ah ! si intime et si abandonnée qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la défiance ce sont la raison même, car une âme est un mystère pou une autre âme: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voilà ce que rappelle à l'amant le plus croyant l'infâme papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'était venu à la confiance que par un acte de volonté comparable à l'effort d'un prêtre pour retenir la foi qui s'échappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'édifice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonné ! Les seuls solides se sont bâtis tout seuls, dans l'irréflexion.

Maxime connut l'horrible travail intérieur que la pensée industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgré vous, le travail qui va chercher les souvenirs épi par épi, les réunit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa mémoire travaillait avec persévérance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la première entrevue... "La mère a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... Elle est belle et se tient bien, mais elle n'a pas l'air d'une jeune fille ..." Et déjà, il s'en souvenait maintenant, dès ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il était tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et très bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la société des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne était si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude où s'achève, dans l'absence, la conquête de tout son être, mais le doute n'est jamais exclu de sa pensée fidèle. Puis c'est le retour à Paris, l'entrée dans le salon de l'avenue Kléber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures déshonnêtes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ?  Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, étreignant plus étroitement l'amour qui grandit. Il le suit pas à pas, il croît avec lui... Voici le vestibule de l'Opéra: Suberceaux, la face décomposée, force d'un regard Maud à quitter le bras de Maxime, et ils échangent des paroles secrètes. Maud les explique bien à Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est près d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui paraît puérile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant à présent ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas épris de Marthe de Reversier... Encore une étape, c'est le dîner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet étang magique, parmi cette clarté de rêve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une tiédeur délicate,  et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se dérobe. Pourquoi ?  Par innocence, par pudique révolte ? Il l'a pensé alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces débauchés professionnels, une jeune fille, même sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'était le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexpérimenté qu'il fût à l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilité trop éveillée, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi rétractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit à cette constatation par la logique de ses réflexions, il se réveillait, il se révoltait, il ne voulait plus croire: c'était trop douloureux aussi, trop effroyable à imaginer que celle qu'il adorait eût horreur de lui: c'était plus affreux encore que la pensée d'être trahi. Il se forçait de nouveau à se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche évidemment à ne pas me déplaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renoncé au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant à part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sincérité ?..." Il revivait les jours adorables, ceux où les soucis d'installation et de trousseau faisaient trêve. Alors, il déjeunait à Chamblais, y passait l'après-midi, y dînait, revenant à Paris par un train du soir. Quand le temps était beau et sec (et par ce printemps béni, il l'était presque tous les jours), il allait à pied de la gare au château d'Armide, par un raccourci à travers bois qui réduisait le trajet à moins de deux kilomètres: et, sachant l'heure de son arrivée, Maud avait imaginé d'avancer à sa rencontre jusqu'à la porte lattée qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin aperçue dans l'aurore verte des bois ! ce visage adoré, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au château d'Armide, près d'elle... C'était le meilleur moment de la journée, avec quelques instants de l'après-midi où parfois ils étaient seuls dans la serre. Dès que d'autres se trouvaient avec eux, fût-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrité de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le tête-à-tête avec Maxime ne semblait point lui déplaire et plusieurs fois elle lui avait marqué, pour son esprit et son caractère, une estime certainement non jouée. Après ces journées heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de séminariste, enivré, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journée. Alors il ne doutait plus, il était sûr d'elle et sûr de lui, jusqu'à ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile élaboration de sa pensée, le rejetât au désarroi de la jalousie et du doute.

Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral eût-il trouvé dans sa mère, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inférieures à la sienne, et des coeurs aussi passionnés, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient à ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni même en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inné des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et défend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef chéri et respecté, elles souffraient, elles étaient anxieuses par contre-coup. C'était le sujet de leurs constants entretiens, les noires mélancolies de Maxime, les journées où son visage décomposé, la distraction de sa pensée (quoiqu'il s'efforçât de ne rien laisser transparaître et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat intérieur. Mme de Chantel, honnête esprit tout à fait borné à sa vie de solitude et de pureté, était bien incapable de pénétrer le mystère ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement éprouvé, en aimant ellemême de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans mélancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fiancée, il est impatient..." Cela n'étonnait pas son âme honnête qui avait été en même temps extrêmement passionnée, mais pour un seul être humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et chérit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait  depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait même pas cette expérience pour expliquer le désarroi moral de son frère. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce frère, son véritable éducateur, et quel éducateur tendre et fervent ! elle n'eût pas été femme si un levain de jalousie n'eût germé dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abnégation de chrétienne, le jugeant malsain, coupable...mais sa résolution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son frère, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque spécifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit à la détester. Pourtant elle n'eût, en ce moment, demandé qu'à être heureuse, à regarder, à sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commençait à aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'éducation exceptionnelle pour garder cette innocence à une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingtième année !); elle aimait avec la joie ingénue de découvrir en soi une force, une ardeur ignorées. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les sépare du jour. Elle n'osait le dire encore à sa mère, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette mère avait aimé, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de nécessité qui dit: "Il faut," ou la vie est brisée.

Au moins, la mère et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la prière. Que de matinées les virent monter à pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire déjà vénérable qui dresse au faîte de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore échafaudées ! Que d'après-midi elles passèrent dans l'ombre discrète, pailletée de mille cierges allumés, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'aîné, la digne perpétuation de la famille par une fidèle gardienne de son honneur... Et Jeanne osait mêler à cette prière désintéressée une prière plus égoïste, implorant pour elle-même le bonheur d'être aimée. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."

Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aiguë, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'échauffement de coeur que n'avaient pas étouffé les cendres de la débauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, élevé religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en était allée de lui, comme tombent les cheveux à quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Impénétrable mystère, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, délaisse les autres, contrarie les éducations et les hérédités par un caprice qui ne se prévoit ni se s'évite. Maxime était incroyant
avec une telle sincérité que l'idée de la prière ne lui venait même pas: signe indiscutable de l'athéisme vrai.

Dépourvu d'appui où fonder sa résistance, il arriva ce qui devait arriver: une dernière lettre eut raison de ses résolutions. La lettre, "typée" à la machine, disait:

Vous ne voulez pas voir, décidément et vous allez vous marier avec une créature ! Cette lettre est la dernière que vous écrira la personne qui s'intéresse à vous: prenez-y garde ! Si vous n'êtes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en coûte-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassuré définitivement..."

Le correspondant mystérieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: Prudence , était certes un psychologue assez avisé. Les deux arguments qui terminaient décidèrent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isolée de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la délivrance: c'était le flacon de morphine montré au néphrétique à qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus après la piqûre..." A cinq heures, il était rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entrée. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut la certitude que Maud était là, dans les bras de Suberceaux... Cinq siècles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du temps à proprement dire: toute catégorie de succession avait disparu: il souffrit à chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, après cette passion, la résurrection de ce damné, quand il constata, de ses yeux, que la femme entrée chez Suberceaux n'était point Maud . Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout était expliqué: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait être plus complètement rassuré.

Et cet incident, d'apparence romanesque, n'était même point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur rareté, avait des doublures à ce premier rôle,  des obéissantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'énervement. Dès que Maud implorée par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait télégraphié à Juliette Avrezac, ou plutôt à Mme Duclerc leur intermédiaire complaisante, et la jeune fille était venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le délaissement où, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.

Maxime regagna l'hôtel des Missionnaires, ce soir-là, ivre de cette excessive joie dont la fièvre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa mère et sa soeur l'attendaient, pou le dîner qu'ils prenaient à une petite table, dans la salle commune du rez-de-chaussée, parmi les vieilles dames à coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutanés barbus, convives habituels de la maison.

Maxime embrassa les deux femmes avec un élan d'allégresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rasséréna, les remplit d'une joie fiévreuse, presque égale à la sienne: c'était le fils, le frère perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames à cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards à barbe et à soutane se scandalisèrent quelque peu, sans doute, de la gaieté qui régnait à cette table de trois convives, si morne d'habitude, et où l'on osa, ce soir là, -- un samedi, jour de demi-pénitence ! -- déboucher une bouteille capsulée d'étain, d'où s'émulsionnait un liquide sucré, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: Véritable Champagne Saint-Joseph .

Par une miséricorde de la destinée, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussitôt. Elle fut durable. Le doute était mort. Son coeur contenait à la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son péché contre elle: à nul prix il n'eût consenti à garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avoué, et que le premier baiser un peu consenti de Maud eût scellé la rémission, sa fièvre s'apaisa. La journée s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la sérénité des visages, l'espoir d'un bonheur proche où chacun prendrait sa part. Rentré dans sa chambre de séminariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas à s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit traversé par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la béatitude de son coeur enfin comblé. Le crépuscule du matin bleuissait les fenêtres quand il s'endormit.

A la même heure, Suberceaux, rentré chez lui, ruiné et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant où seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."


IV


L'obsession de cette pensée: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clarté qui luisit dans le cerveau de Julien, au réveil: tout le reste était l'incohérence, la nuit. Un tel état mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement étudiés aujourd'hui, qui se lèvent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, mystérieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, où la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les êtres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'émotions factices, violentes et répétées, qui est la vie des capitales modernes, c'est-à-dire des grands marchés d'argent, de gloire et de débauche, -- presque tous ces êtres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir éclater brusquement l'événement: le meurtre commis sur l'amant par le mari réputé le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", après une soirée de thé, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la débâcle dans l'ordure d'un grave personnage après trente ans de tenue.

L'idée fixe de Julien le poussa à se hâter à se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, à provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient à la mémoire: "Maxime tous les jours à déjeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le pôle de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne méditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible névralgie de son âme était assourdie, stupéfiée, sinon apaisée. Comme son valet de chambre, étonné d'être sonné à cette heure matinale, lui disait:

-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?

Il sourit assez gaiement.

-- Non, Constant, je vais seulement à la campagne.

Et c'était vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.

En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures passées de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien tôt..." Le mécanisme de sa mémoire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", à la gare du Nord. "J'arriverai un peu tôt... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait être là, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'était maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout à l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."

Il arriva à la gare du Nord quelques minutes avant le départ du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'ébranla, Julien commença à réfléchir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement à cette clarté de l'idée fixe qui d'abord l'avait ébloui. Il entrait dans l'action; il commença à voir , avec la netteté et la sûreté de l'instinct, ce qu'il allait faire.

Dans moins d'une demi-heure, il serait à la gare de Chamblais. Il se rappela le décor: la petite gare rouge et jaunâtre, dressée, presque isolée, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de forêts... Il se rappela la traverse dont lui avait parlé Hector, le sentier sous bois qui menait à une porte lattée. Par là passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que créent à un homme de longues habitudes de correction raffinée se révolta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre à la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout à coup que peut-être Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut résolu ce qu'il ferait: attendre à la gare l'arrivée du train, se mêler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, immédiatement après l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il espéra secrètement, en ce moment où il essayait de dérober son secret à l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un prétexte quelconque à duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'épée ! L'évocation de sa fièvre avait changé, il voyait maintenant en face  de lui un plastron de chemise, un fer croisé... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment haï se ressouviendra de ce brusque élan de férocité, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien désira cela passionnément; il se délecta à ce désir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un réveil après un songe heureux quand l'arrêt le rappela à la réalité. Il était arrivé à Chamblais.

L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues à errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la façade du côté du bois, passèrent vite, tant était intense sa préoccupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine où il se retrouverait face à face avec Maxime.

Sensation fréquente dans le rêve, dans le délire de la fièvre, ces recommencements consécutifs figé, distrait de tout, absent de la réalité, hypnotisé par ses imaginations. Et il lui apparut là, vraiment, comme le fantôme de sa destinée hostile, dressé sur le seuil du chemin qui le menait à Maud, décidé à le lui barrer. Telle fut la première pensée de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affolée avait dû le reconnaître, se plaindre à son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien étaient singuliers le retard et le lieu de cette démarche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime était confirmé dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux était l'amant de Juliette Avrezac.

Il aborde Julien:

-- Monsieur, vous m'attendiez ?

L'imprévu de cet abord fit hésiter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il méditait. Il se reprit aussitôt, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indifférence ironique dont l'habitude d'être épié par ses adversaires revêt la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.

-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, répliqua-t-il. Vous allez sans doute...

-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311

moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.

Suberceaux dit:

-- Comme vous voudrez.

Les quelques voyageurs s'étaient dispersés déjà, emportés par les voitures publiques vers le village, situé à l'opposé des bois, dans la vallée de l'Oise.

Maxime et Suberceaux se dirigèrent du côté du bois. Ils ne se parlaient pas, gênés par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les eût guettés. L'homme ne se sent point en sûreté pour exprimer sa pensée confidentielle, sinon dans les espaces étroits et clos. Dès qu'ils eurent franchi la lisière des premiers taillis, dans le chemin qui menait au château d'Armide, ils ralentirent le pas.

-- Monsieur, dit Maxime, je tiens à vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine liberté que je regrette sincèrement ce qui s'est passé. J'ai agi sous l'empire d'une émotion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses à... la personne en question. Voilà.

C'est une caprice ironique de la Destinée, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.

Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas à l'esprit qu'il pût s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac était si loin de sa pensée en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de dérobage. Et, habitué à dominer les autres hommes, à les passer outre, cela ne l'étonna pas.

-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont là vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?

Maxime, cette fois, soupçonna l'erreur.

-- Je crois décidément, répliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la même personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez reçue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, à six heures, il y a quelques jours.

-- Juliette Avrezac ?

-- C'est vous qui la nommez.

-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a à faire ici ?

-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est passé ? Ce n'est pas mon rôle de vous l'apprendre. J'ai été induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse auprès de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande à mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...

Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte à relever. Il guettait si évidemment que Maxime s'en aperçut. Maxime frémit de l'envie brutale de lutter entre mâles, dans cette forêt, la même envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est déshonorée..." Cette pensée l'arrêta. Il résolut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut résolu formellement, définitivement, comme tout ce qu'il décidait.

-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire.

-- Mais pas du tout, monsieur, répliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir à une femme un espionnage odieux...

-- Arrêtez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous là-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'épée... Je ne me battrai pas avec vous avant d'être le mari de Mlle de Rouvre; voilà qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Après, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout disposé à vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.

Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas à s'obstiner; il fut obligé de se rendre cette terrible justice, châtiment des caractères qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera déshonoré !"

Et le grand désespoir de la veille, dont l'avait momentanément délivré la résolution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- à présent que le moyen si simple d'un duel lui échappait, de nouveau s'abattit sur lui.

Les deux hommes, sans plus rien dire, marchèrent quelque temps le long de l'allée. Malgré tout, Maxime désirait que Suberceaux parlât encore, effaré devant le réveil des affreuses hésitations assoupies.  D'accord, tous deux s'arrêtèrent et se considèrent. Ils comprirent, après ce coup d'oeil échangé, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'âme l'un de l'autre, et que cette explication était nécessaire. Il y eut, à cette éloquente déclaration que se firent leurs yeux, une promesse réciproque de trêve. C'était l'entente passagère de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture infligée par une même femme. Le jouisseur sans moralité qu'était Suberceaux, l'espèce de saint laïque qu'était Maxime de Chantel s'allièrent un instant.

-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque à voix basse, son masque d'ironie mondaine tombé, n'allez pas à Chamblais !

Et il y eut de l'anxiété, pas de colère, dans la réplique de Maxime, ce simple mot:

-- Pourquoi ?

-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez à présent, j'en suis sûr. Retournez à Paris, retournez dans votre pays. Tâchez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.

Maxime, lentement, avançait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste où il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:

-- Vous ne pouvez pas épouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans colère. Croyez-moi. Vous allez à une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.

-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.

Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus à dissimuler.

-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'épouser... ni elle...

Un cri de détresse s'étrangla dans la gorge de Maxime:

-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... misérable !

Suberceaux secoua la tête:

-- A quoi bon nous battre ? Tout est fini , maintenant que vous savez. Maud est ma...

Il détourna avec son bras, habitué aux luttes, l'élan de Maxime qui se précipitait sur lui, et l'arrêta court en disant:

-- Chut !... la voici...

Une tache mauve flottait, ensoleillée, au delà du coude de l'avenue, et s'avançait. Ils continuèrent à marcher à sa rencontre. Et soudain, Maud les aperçut.

Elle tressaillit: sans savoir comment s'était machinée cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois présagée, où les deux hommes s'expliqueraient en sa présence, -- que cette heure venait d'échoir.

Elle ramassa son énergie, recueillit son sang-froid de lutteuse, résolue à passer outre, à continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-être Maxime e sait rien...  Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand même !" Rester soi, c'était ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arrière, toujours résolue. "Ni celui-ci ni celui-là ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masquée d'impénétrable indifférence, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus troublé, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'abîme où ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."

Maxime, lui, s'était ressaisi.

-- Maud, dit-il, la voix tout de même entrecoupée, j'ai trouvé, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...

Suberceaux, blême d'émotion, essaya de parler, si troublé que sa bouche se tordit sans proférer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.

-- Qu'est-ce qu' il vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux où elle mit de la douceur.

-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez été sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... maîtresse.

Elle marcha à Suberceaux et demanda:

-- Tu as dit cela ?

Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:

-- Maud...

Sans proférer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilité et de mépris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacérant la peau qui saigna.

-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux à terre.

Il tremblait comme un enfant qu'on vient de châtier. La brève douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chère, il chercha la caresse dans cette brutalité. Mais le regard de Maud, arrêté sur lui, lui ôtait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.

-- Va-t'en ! répéta Maud.

Lentement, il remit son chapeau bossué, sali de terre. C'était douloureux, affreux, cet écroulement brusque de la dignité d'un homme sous l'impérieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, à ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit où il était; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'être humilié. Il ne pensait que ceci: "Maud irritée... et la seule chance d'être pardonné, obéir, obéir vite."

-- Va-t'en !

Il ne demanda plus rien; humblement, comme une bête battue, il partit, sans hâte... Maud et Maxime le virent s'éloigner à pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arrière... Oui, c'était navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignité d'homme pour l'homme qui partait ainsi flétri et battu par une femme, dans l'effroyable déchéance où s'effondrent tôt ou tard ceux dont l'amour-débauche a lentement usé la volonté, dissous le sens moral, derrière l'apparence façade d'ironie et d'insolence.

Courbé, chancelant, méconnaissable, Maud et Maxime le virent disparaître au coude de l'allée. Ils étaient seuls. Si Maxime eût jamais senti fléchir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'eût ranimé. Ralliant toutes ses énergies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il prononça:

-- C'est à mon tour de partir, n'est-ce pas ?

Ils se regardèrent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose à se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il dépend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette âme d'aventurière héroïque, point vulgaire, bien que dévoyée, la vue de Suberceaux effondré et fuyant avait eu le même contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la dégoûta subitement.

-- Écoutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas trompé: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais été sa maîtresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aimée, que je l'ai aimé... que je l'aimais peut-être encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas à vous persuader, à vous retenir malgré vous.

Il n'est point d'amant sincère qui n'eût, à ces paroles, entrevu la lueur d'une espérance.

-- Alors, fit Maxime...

Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionné, imploraient une explication complète, rassurante.

Pour la première fois peut-être, Maud comprit le leurre de cette prétendue dignité personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'eût-elle voulu, d'expliquer la vérité à Maxime. Il eût fallu mentir, encore mentir.

-- Ce qui s'est passé entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sincérité, de rachat devant soi-même, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus à moi.

L'horreur de la séparation imminente fit pâlir Maxime. Une fois encore, il voulut espérer. Tous deux, lentement, s'étaient remis en marche vers le château:

-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le passé ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu' il a menti, pourquoi me défendre de penser à vous ?

Elle le regarda, reprise d'hésitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tirésias de Sophocle. Maxime reprit:

-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?

Ce mot de pardon rompit brusquement la trêve; Maud fut décidée d'un coup.

-- Je ne veux pas de pardon, répliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" à un moment où, peut-être, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser à moi haineusement. Vous me le promettez ?

Maxime comprit, au sérieux de ces paroles, que vraiment l'adieu était formel, qu'il fallait se quitter.

-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troublée.

-- Adieu !

Et ce fut tout. Il la vit s'éloigner: la tache mauve s'estompa quelque temps à travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effaça. Alors, alors seulement il comprit que son rêve était fini, que Maud était perdue.

Une statue, près de là, dans un enfoncement de l'allée, une Hébé de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'écroula dans l'abîme de cette idée fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"


Maud n'existait plus: à sa place, il voyait maintenant, les écailles tombées de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, où elle vivait, et dont il l'avait mise à part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la mémoire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'épouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, à présent, préparé à la soudaine évidence par les longues angoisses des doutes antérieurs. Aimer une telle âme, désirer un corps ainsi pollué, non !... C'était si impossible à cet être simple et sain, qu'il n'eut pas même l'idée de courir à cette maison, toute proche, où elle s'en était retournée, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir à qui il lui plairait: la jalousie ni le désir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle était l'agonie même ! c'est que quelqu'un était perdu irréparablement, était mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait adoré. Elle était morte, la fiancée, l'amante: il la pleurait comme une morte...

Et toute sa vie il la pleurerait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, Maud de Rouvre était réinstallée à Paris. Sa résolution, comme toujours, avait été prompte et définitive. Après avoir quitté Maxime, elle avait regagné le château d'Armide, s'était enfermée seule dans sa chambre et, là, avait considéré les événements comme un chef d'armée inspecte ce qui lui reste de troupes après une défaite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'était une défaite, la ruine d'espérances précieuses. Reconquérir Maxime, elle n'y songea même pas. Si, près d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu hésiter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'était déjà repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot épouvante tellement notre humanité que la rancune de Maud fut traversée de tristesse.

Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'était possible. Seulement les chances de succès étaient largement entamées par l'échec présent. "Vont-ils être contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claqués qui paradaient à la maison !..." Elle eut un instant de lassitude découragée à prévoir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'échec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? Où trouver l'argent pour continuer à dépenser comme hier, où trouver trois cents louis par mois ? Déjà toute sa fortune personnelle était mangée... La rentrée à Paris, c'était la banqueroute avérée, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...

"Oh ! cela... jamais !"

Alors, que faire ? Elle n'envisagea même pas l'hypothèse d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalté sa fierté pour laisser parler encore la voix du désir: et maintenant c'était de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance était à sa portée, avec la solution immédiate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assuré. "Maîtresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conquête, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, à celui dont les lentes et sûres machinations avaient déjoué, anéanti l'effort des deux autres. "Maîtresse d'Aaron !" Elle prononça tout haut ces mots horribles, imaginant le désespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa déchéance triompha de l'horreur inspirée par l'odieux amant qu'elle acceptait.

Désormais, elle fut résolue. D'abord il fallait partir, rentrer à Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux à l'étranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau à Paris que sûre de l'avenir, la vie restaurée, rebâtie à neuf.

"Il y aura quelques mauvaises années... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est marié, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le passé d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."

Elle sonna Betty:

-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons à Paris.

Et comme, l'instant d'après, Mme de Rouvre affolée, ne comprenant rien à cette révolution imprévue, tombait dans la chambre, pleine d'émoi et de questions, Maud répliqua brièvement:

-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela à Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. Il le faut ! Dépêche-toi.

-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent dîner ?...

-- Ils verront bien que nous ne sommes pas là. D'ailleurs, je vais leur télégraphier.

-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?

-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.

Cela l'exaspérait, cette série d'interrogations et d'effarements, à mesure que la nouvelle du départ passait, dans la maison, d'une personne à une autre. Etiennette s'en aperçut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:

-- Oh ! moi, ça ne m'étonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire à Paris ? demanda-t-elle à Maud, non sans ironie.

-- Je ferai ce qui me conviendra, répliqua Maud.

-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la légitime épouse de Luc... Après, c'est ton affaire.


V


"Élevée par une mère qui n'a cessé de vous donner l'exemple de la piété la plus sincère, ayant eu le bonheur de grandir près du foyer, sans vous en éloigner jamais, sans autre compagne que votre soeur aînée, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la première fois au bras de votre époux; et certes, jamais le blanc vêtement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'épousée ne furent des symboles plus fidèles de ce coeur d'enfant pure que vous apportez à votre époux. Oh ! s'il est doux à l'ami de vous consacrer épouse, à cause de l'affection que je porte à votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de bénir une union rappelant par la grâce, la jeunesse, l'innocence de l'épousée, les mariages bibliques de Rébecca et de Ruth..."

Ces paroles que le vénérable Mgr Leverdet, évêque de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-être était le seul à en goûter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, élégante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honoré d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mariée, Luc Lestrange, le marié, se tenaient toutefois comme il convient: elle, atténuant par une immobilité voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus pâle que de coutume, mais nullement gêné par ce décor d'église pour songer ardemment, fiévreusement à la possession prochaine du petit être troubleur et vicieux vêtu de tulle et de satin, assis à côté de lui sur des velours rouges crépinés d'or.

Dans l'assistance, où le Paris politique coudoyait le Paris fêteur, la solennité du lieu, le caractère de la cérémonie, l'allocution même de l'évêque célébrant n'empêchaient ni les entretiens à voix basse, ni cette préoccupation de suivre les intrigues à travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour à Paris.

Comme en un bal, on s'était groupé là suivant l'élection des affinités. Le romancier Espiens avait accompagné la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fidèle à ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell à peine entrait dans l'église et s'installait, chaperonnée par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derrière elle. Puis, tout de suite, lui penché sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie tête d'oiseau des îles demi-détournée, le petit livre de messe entre-clos devant ses lèvres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggravé depuis le jour où Valbelle avait commencé le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait traîné là son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attaché à de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux bridés, qui devait quelques succès de femmes à une supériorité extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". Pâle, immobile, ses larges yeux d'hystérie fixés sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait éperdument l'estrade où s'érigeaient les sièges des époux.

Cependant l'évêque disait:

"En maint endroit des Saintes Écritures, Dieu a manifesté qu'il ne condamnait point, -- loin de là, -- qu'il favorisait, qu'il bénissait l'amour réciproque des créatures, à condition qu'il demeurât lui-même le but suprême de cet amour. L'épouse chrétienne doit aimer en son époux, mademoiselle, le représentant immédiat de son Créateur..."

"Voilà un ménage, pensa Hector, où le Créateur sera assez mal représenté."

Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gantés. Il se retourna du côté où il avait surpris le regard de la jeune fille: et là, debout à l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il aperçut Julien de Suberceaux. La même impeccable élégance le revêtait toujours: mais son front blême et ravagé, son masque émacié par la fièvre, épouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derrière les vitres des hôpitaux.

"Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector.

Sans avoir interrogé Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'était passé. Le soir même de la rupture, Maxime lui avait annoncé, sans détails, son départ pour Vézeris avec sa mère et sa soeur. Il avait témoigné son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre à Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'été. Aucune allusion à Maud; son nom même n'avait pas été prononcé.

Ce brusque départ avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait révélé le vide où le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'âme sourde, pour ainsi dire, refusant l'évidence. Puis il s'était gourmandé: "C'est trop absurde, voyons. Je suis bien sûr que cette petite m'est indifférente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours passèrent ainsi, et ne chassèrent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuité. "N'importe, pensait-il, il faut que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, énervé, mécontent de soi, il trouva une lettre d'une écriture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de très mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment où il reçut la lettre, était seul: il se prit à couvrir le papier de baisers, et les caractères timides que la main de Jeanne y avait tracés. Après, il se railla. "Je suis bête comme un collégien. C'est idiot à mon âge et avec l'expérience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pensée unique. Elle n'a jamais aimé, celle-là; elle n'a pas dépensé au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..."  Il ressentit pour elle une tendresse extrême. Puis, pardessus tout, la pensée que cette chère petite âme affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la fêlure de l'égoïsme moderne, cette peur un peu féminine de la souffrance d'autrui.

Il écrivit le soir même à Maxime une lettre annonçant un voyage prochain à Vézeris. Il n'osai pas encore la démarche définitive. Mais, au fond il était résolu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voilà pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptisées les "demi-vierges", il était frappé, seul peut-être de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chrétien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur où il avait vécu.

L'évêque à barbe grise, en ce moment, entamait l'éloge de l'époux.

"Vous, monsieur, vous appartenez à cette élite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'État investit d'une partie de leur autorité. Habitué au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur félicité est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la sainteté du mariage..."

Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indifférente, qui seulement commençait à trouver le discours bien long. Les conversations ne se gênaient plus; des rires étouffés partirent du coin où quelques amis s'étaient groupés autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle comédie ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du même ordre que l'innocence de Jacqueline et la sainteté de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce décor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "intégrité physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fidélité entre gens bien résolus à prendre leur plaisir où il se trouvera ? Pourquoi l'appareil vénérable du mariage chrétien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caractères spécifiques qui furent la beauté du mariage chrétien ?... Que vaut une société où les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler côte à côte que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se réforment pas ?"

L'évêque achevait son allocution en parlant de la postérité nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle était bien résolue, la petite rousse vêtue de blanc, il était bien résolu, le déflorateur professionnel, à limiter leur postérité, après l'avoir différée d'abord de quelques années. Ils étaient résolus à cela, comme à s'offrir leur premier caprice de sens, comme à se quitter par la porte commode du divorce dès qu'ils auraient cessé de se plaire. Fécondité, fidélité, indissolubilité, -- tout ce qui faisait naguère si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il à cette union de deux êtres égoïstes, à la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en éveil, à l'époux dressé au mépris de la femme et de la famille ?

Enfin le discours de l'évêque s'achevait dans des voeux de prospérité. Toute la liturgie symbolique évolua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des époux... Et quand ces "oui" furent prononcés, quand l'évêque eut dit le Ego autem marito vos in Spiritu sancto , cette foule sceptique ou athée eut tout de même la sensation que maintenant une chose nouvelle, une mystérieuse alliance des âmes était réalisée, que Lestrange et Jacqueline étaient "mariés", -- obscure croyance au sacrement, tissée dans les âmes par vingt siècles de christianisme.

La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des frôlements, recommencèrent avec la messe et durèrent autant qu'elle. La quête fut un prétexte à réflexions et à sourires comme une entrée de premiers sujets sur une scène. Les deux garçons d'honneur étaient des attachés de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur étaient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main traînant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour à Paris, elle n'avait rien dit à personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'étonnante comédienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonnée, ruinée, condamnée aux pires expédients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours à ce point qu'elle forçait l'admiration de ses pires ennemis, si émouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'émotion sur les traits de la quêteuse; mais lui, l'instant d'après, fléchissait, tombait à genoux sur le prie-Dieu.

Une voix dit, derrière Hector:

-- J'ai fait le tour de l'église. Etiennette n'est pas là. L'as-tu aperçue ?

C'était Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait près de son frère.

-- Non, répliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander à Maud.

-- Oui, tout à l'heure, à la sacristie. Ça va finir bientôt, je suppose, cette fête de famille ?

-- Dans cinq minutes... Mais la séance à la sacristie sera longue.

Effectivement, le défilé fut interminable. Un long couloir coudé, fort obscur, conduisait à la petite pièce, vraie sacristie de province, où les nouveaux époux, flanqués de leurs parents, échangèrent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, grâce à l'obscurité du corridor, on prit patience. Les amies s'étaient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations à deux sur ce ton penché et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout à fait, traitant ce vestibule d'église comme une antichambre de bal, s'amusaient à des frôlements dont la presse de la foule était le prétexte. Rothenhaus contait à Marthe de Reversier, en présence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de siècle", auquel il avait assisté la nuit même, et où, entre autres divertissements, une fille nue avait été promenée sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mimé sur la scène la danse du ventre...

-- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les étrangers à Paris. Il paraît que le parquet va s'en mêler... Je suis joliment content d'avoir vu ça... C'était colossal !

Près d'eux, Hector se tenait un peu à l'écart, causant à voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses idées sur le mariage.

-- Oh ! moi, répliquait la petite, montrant l'émail merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas pressée. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit !

-- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres systèmes que le lit pour deux. Avez-vous lu la Physiologie de Balzac ?

-- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que ça ?... Je suis sûre que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme ça.

L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait inépuisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de la Physiologie du mariage auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent américain prononcé:

-- C'est un système toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche à la volonté. Vous connaissez pas ? Nous avons en Amérique, beaucoup.

-- Oh ! bien, gardez-les, répliqua Dora. Ça c'est trop quaker, par exemple, trop Armée du Salut. C'est comme ces chemises de nuit...

Elle s'arrêta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regardèrent en souriant.

-- Avançons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches:

-- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez à me faire dire des bêtises devant le monde. A la fin, je me fâcherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis bête ?

-- Voulez-vous que je vous dise ? répliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des bêtises...

-- Vrai ?

Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse.

-- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la voûte noire de la sacristie, il frôla la nuque brune d'un baiser qui fit doucement gémir la petite créole.


Maud, irritée par le ridicule bourgeois du défilé, avait vite laissé sa soeur, sa mère, Lestrange et les parents, et s'était réfugiée dans une chapelle désaffectée, toute voisine, où Aaron vint aussitôt la rejoindre. Elle le reçut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obséquieux, aplati, essayait des privautés que Maud repoussait dédaigneusement.

Il balbutiait, de sa voix lippue:

-- Bien heureux... de cette cérémonie... qui me permet d'espérer que j'aurai mon tour, bientôt.

Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inquiétude:

-- Vous n'avez pas changé d'avis, au moins ?

Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise.

Maud répliqua:

-- Je vous ai dit que j'acceptais le marché.

Il baissa la tête sous ce mot. Puis, avec volubilité, assourdissant sa voix:

-- Les dernières traites ont été réglées ce matin. Quant à l'hôtel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai signé le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant.

-- Eh bien ! répliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma mère et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant.

Il obéit, et sortit, tout de suite redressé et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter à sa suite cette menace, poussée à ses lèvres par le dégoût et la colère:

"Va, misérable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !"

Elle se maîtrisa aussitôt, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait:

-- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle.

-- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ?

-- Non. Elle a reçu une lettre ce matin, au moment où nous nous disposions à sortir. Elle a dû aller où on la mandait.

-- Une lettre de qui ?

-- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme.

Le Tessier, rassuré, lui baisa la main. Maud ne disait la vérité qu'à demi. Etiennette avait bien reçu ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre était de Suzanne, qui se trouvait à Paris sans que sa soeur s'en doutât.

Peu à peu, la sacristie s'était vidée; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud.

-- Ouf ! fit la mariée... Quelle corvée... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait guère de femmes infidèles.

Hector Le Tessier s'approcha discrètement de Maud:

-- Il veut vous parler, lui dit-il à l'oreille.

Elle devint pâle, d'une pâleur de colère, point de peur:

-- Qui, il ? Julien ?

-- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend à l'entrée du corridor.

-- Bien, j'y vais.

Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur.

-- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant.

Il avait la voix brisée, et ses dents claquaient de misère.

-- Écoute, répliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus à toi, jamais, jamais, parce que tu as manqué à ta parole et que tu as été lâche. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la maîtresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en !

Il supplia:

-- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer.

Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait naguère: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui répondit:

-- Eh bien ! tue-toi !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'heure d'après, on lunchait dans le hall de l'avenue Kléber, paré de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derrière le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne à la recherche d'Etiennette. Mais Hector était là; isolé dans l'encadrement d'une fenêtre, il regardait s'agiter sous la franche lumière que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observés déjà. Et, silencieux, ne se mêlant plus aux groupes, il réfléchissait; des gouttes d'amertume se mêlaient au miel de son espoir.

"Dire que j'ai aimé ce monde, que j'ai goûté l'esprit de ces hommes, que j'ai souhaité ces femmes..."

Vingt ans ! les premiers bals, l'émoi de mystère que lui avait causé la Parisienne, l'admiration stupéfaite et timide devant les beautés classées et les gens célèbres ! Puis l'habitude, le désenchantement venaient avec les années, avec tant de bals, de soirées, de premières, où il s'était imbibé de la même atmosphère. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beauté des femmes, tout cela n'est guère, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil à ces jeunes hommes, il avait cherché le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle même de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora passât ses après-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac courût aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres quêtassent dans la société des hommes des énervements stériles, il ne lui importait guère ! Si la chute d'une vierge, provoquée par la passion, est un drame d'âme vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment était une âme, Maud, notre beau sphinx, renonce à son énigme, et la prostitution la guette, comme les autres ! " Oui, la prostitution. C'était elle diversement déguisée, qui guettait les demi-vierges à un tournant de la vie. Avant ou après le mariage, pis-aller de la délaissée, revanche de la mal mariée... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait à Hector dans un mécanisme simple, inévitable. "Car si l'abnégation commandée par l'Église, et naturellement enclose dans la tendresse sincère des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira à l'antinomie de l'affection et des intérêts, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la résoudre."

Un amer dégoût lui monta, suscité par ces pensées... L'orchestre avait beau éparpiller la gaieté sautillante des peteneras , et les femmes sourire, et les hommes les entraîner dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait à ses yeux la pierre du sépulcre où lentement, insoucieusement, descendait cette société pourrie, condamnée à mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tué le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: jam foetet ." Et voici que l'envie vint subitement à Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussière aux semelles de ses souliers. Du même coup, il entrevit l'asile, la terre de Chaldée: un coin de province, le plus mystérieux, le plus secret, où, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une âme chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer.

Sans prendre congé de personne, comme on se sauve d'une salle de théâtre menacée par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kléber, bien des fois gravi avec sa gaieté souriante de sceptique féminisant. Il pensait:

"Voilà des marches que je ne remonterai jamais."


Lui parti, la fête continua quelque temps encore. Elle s'achevait, réduite aux danses de quelques enragés, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens.

-- Mlle Etiennette demande Mademoiselle.

Maud la rejoignit dans la chambre où elle habitait, près d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie:

-- Oh ! chérie !... chérie !... Comme j'ai du chagrin !

Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'âme, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa santé même, un peu de nostalgie de l'absolue intégrité physique qu'elle avait su garder.

-- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ?

-- Oh ! non... non ! Pis que ça !...

Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque à la fois: le bal-orgie de la veille, la fille grisée, montrée nue, palpée par cinq cents hommes en folie, et la plainte portée le lendemain, et l'arrestation, et le scandale déjà, dans les feuilles du boulevard.

-- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout à la fois... Ma soeur, ma mère... et même mon père.

Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le passé de Suzon, nommait Mathilde Duroy, désignait sous des initiales transparentes feu le député Asquin.

-- Mais toi, murmura Maud sincèrement compatissante, on ne te nomme pas ?

-- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'intéresse personne. Mon cher rêve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul !

Elle était sincère. Son pire chagrin, c'était la souffrance de l'homme qui l'aimait.

Maud chercha l'offrande d'une consolation:

-- Paul t'aime trop pour être influencé par des événements dont tu n'es pas responsable.

-- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de même impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire à Paul ! Oh ! cela, jamais.

Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement:

-- Que vas-tu faire ?

-- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai.

-- Voyons ! fit Maud haussant les épaules, tout cela est très ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en êtes empêchés par des événements où il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra où Paul laissera ses fonctions officielles, le Sénat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-là, aimez-vous !

Etiennette secouait la tête obstinément:

-- Non. Ce que tu dis est très raisonnable, c'est même tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'épousera lorsqu'il aura résigné ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-là, je ne veux pas, non, je ne veux pas être sa maîtresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'après je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse.

Elles restèrent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience désorientée, dociles simplement à l'impulsion de leur tempérament.

-- Et comment vivras-tu, pauvre aimée ? demanda Maud.

Etiennette sourit, des larmes encore aux paupières:

-- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en février, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois passés, seulement, et que d'événements depuis, que de changements dans nos vies !...

Elles retombèrent dans les bras l'une de l'autre, à ce rappel de leur amitié renouée. Pour la première fois peut-être, dans l'étreinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du passé, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud mêla ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy.




28 mai, 4 heures .

"Maud, je t'obéis. Je vais me tuer. Aussi bien, ma résolution est prise depuis le jour où tu m'as si rudement congédié, à Chamblais. Si j'ai tardé à l'exécuter, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni même que j'aie espéré te fléchir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand même, pour te parler.

"Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment où je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment où je t'ai rencontrée. Vois-tu, juste avant de mourir, j'aperçois clairement la vérité qui se cachait de moi en pleine vie: je n'étais point fait pour les luttes où tu voulais m'entraîner. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient à présent et me ressaisit. J'étais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fidèlement, toujours.

"Tu ne veux plus de moi; je gêne ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement à moi avec amitié, plus tard, pour prix de ma prompte obéissance au dernier ordre que j'ai reçu de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au delà de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta mémoire que tu m'as aimé. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert !

"Moi, le temps où tu m'as aimé fut à ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgré mon agonie présente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud chérie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, à des minutes rares, l'abandon de toi-même, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis à toute heure, et chaque fois cela me paraît si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir.

"Mais quand je pense que demain tu seras à un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussitôt désirable. Voilà pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgré l'horreur de l'inconnu qui est au delà. Car cet au-delà, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes trompés, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons mérité d'être punis. Je demande que la punition me frappe seul !

"Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout à toi... A l'heure où je me tuerai, tout à l'heure, je penserai à tes lèvres, à tes yeux, à l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai à toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime."

"JULIEN."


VI


L'automne commençait, de cette même année 1893, quand Paul Le Tessier se rendit à Vézeris, mandé par son frère pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector était lui-même à Vézeris: c'était, depuis les événements du dernier printemps, le second séjour qu'il y faisait.

Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; à chaque tournant de route on croisait des chariots chargés de "comportes" pleines, traînés par deux boeufs conjugés.

Le domaine de Vézeris étend ses amples dépendances entre le village de ce nom, la rivière de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette rivière, qui traverse le parc du château. Celui-ci est une construction Louis XIII à deux étages, entourant une veste cour, où donne accès une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement débordants, son perron en trapèze, les baies à meneaux de la façade. A droite et à gauche sont les communs et les écuries.

Le sénateur fur reçu par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chaussée. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'ancêtre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la grâce singulière et l'autorité que donne une longue ascendance d'aristocratie.  Les deuils faisaient trêve: elle et Jeanne égayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapporté de Paris et, depuis, continué sous les conseils d'Hector les traditions d'un goût plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas altérer ce que son fiancé appelait en souriant "son type de petite Vendéenne". Quant à Maxime, sa figure avait peu changé. Ses cheveux grisonnaient à peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix années: à l'expression des yeux, peut-être, des lèvres, de ces plis du visage qui  traduisent malgré nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creusé par le chagrin.

Dès que le déjeuner fut terminé, on partit à pied pour visiter la propriété. Mme de Chantel resta à la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. Vêtue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille étroite, coiffée d'un de ces petits chapeaux de paille à fond de toile cirée qui furent à la mode cette année-là, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit à son frère:

-- Elle a joliment embelli. L'as-tu transformée aussi au moral ?

-- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la chère petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voilà tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ?

Paul secoua tristement la tête:

-- Rien de nouveau... Une enfant butée à sa résistance... Rien ne peut l'en détourner. Insister ? je n'ose même pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais baisé que les joues et le front.

-- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus.

-- Elle est finie !... par l'hôpital où cette malheureuse achève de mourir.

Hector lui prit le bras et le serra affectueusement:

-- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gré à cette chère petite Etiennette de t'avoir résisté pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entiché de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les années de transformation, les sages doivent se réserver un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls déménagent sans avoir arrêté leur nouveau gîte.

Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule boisé, et là, attendaient leurs hôtes. Quand ils furent tout proches, elle dit à Hector:

-- Montrez ceci en détail à M. Paul, afin qu'il aime mon pays.

Et ses yeux, illuminés de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient à Hector: "C'est à votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul maître, je veux que mon pays soit aimé."

Le site qu'ils avaient à leurs pieds, c'était un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, spécial au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'à la longue. Maxime le détaillait à Paul :

-- La rivière qui borde si joliment le coteau, tourne à angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le côté sud de notre propriété après ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravagé par la guerre et les sièges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons.

-- Reste-t-il des débris des vieilles défenses ? demanda Paul.

-- Vous verrez... De grosses pierres méconnaissables. On ne sait plus.

Il parlait avec sérénité, sans joie, sans gaieté, ne riant jamais, rentré dans sa vie avec une telle volonté de silence sur le passé, qu'elle imposait la discrétion à ceux mêmes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ingénument; ni elle ni sa mère n'avaient osé l'interroger, ni même lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin.

-- Nous avons quitté Paris désespérées; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a commandé de rentrer à Vézeris, nous lui avons obéi. Oh ! nous avons passé de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant !

Après un silence, elle demanda:

-- Est-ce qu' elle est mariée ?...

-- Non, répliqua Le Tessier... Peut-être un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la société. Il ne faut plus parler d'elle.

-- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris.

Pourtant, ayant réfléchi quelques instants, elle ajouta:

-- Pauvre femme !

Ils atteignaient le village d'Azay. C'était l'heure du repos méridien des hommes et des femmes qui avaient travaillé à la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux lèvres, en cette griserie particulière où la cueillette du raisin met les paysans.

Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit:

-- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du château. La légende conte que mille hommes furent brûlés avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des légumes autour de ces vestiges. Même la terre y est meilleure, peut-être à cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilisée.

Un paysan passait, très vieux, la taille déviée par le travail du sillon, la face embrasée de soleil. Maxime l'appela:

-- N'est-ce pas, père Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du château ?

-- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu là, aut'fois, devant la Révolution .

Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraissée par du sang. La vaste étendue qui avait été le théâtre de ces tueries légendaires s'apaisait, retournée par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes régulières de l'année, aux semailles et aux récoltes, aux blés d'ambre, aux vignes pourprées; -- le petit village, une fois traversé par la guerre, rentrait d'année en année plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom.

Jeanne souriait à cette terre féconde, à ce soleil, à l'avenir, oubliant dans l'égoïsme de son propre bonheur, et les récentes misères de ceux qu'elle aimait et le passé tragique du pays natal.

Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isolé par son rêve, devinèrent ce rêve: un instant, leur coeur fraternel battit à l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'âme humaine dévastée, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ?

La Roche, 1893-1894 .