The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 07

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Title : Histoire de la Révolution française, Tome 07

Author : Adolphe Thiers

Release date : April 1, 2004 [eBook #11964]
Most recently updated: December 26, 2020

Language : French

Credits : Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Mallière and PG
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, TOME 07 ***

  

HISTOIRE

DE LA

RÉVOLUTION

FRANÇAISE

PAR M. A. THIERS


TOME SEPTIÈME

MDCCCXXXIX



CONVENTION NATIONALE.


CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SEPTIÈME.



CHAPITRE XXVI.

CONTINUATION DE LA GUERRE SUR LE RHIN. PRISE DE NIMÈGUE PAR LES FRANÇAIS.—POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE. PLUSIEURS PUISSANCES DEMANDENT A TRAITER.—DÉCRET D'AMNISTIE POUR LA VENDÉE.—CONQUÊTE DE LA HOLLANDE PAR PICHEGRU. PRISE D'UTRECHT, D'AMSTERDAM ET DES PRINCIPALES VILLES; OCCUPATION DES SEPT PROVINCES-UNIES. NOUVELLE ORGANISATION POLITIQUE DE LA HOLLANDE.—VICTOIRES AUX PYRÉNÉES.—FIN DE LA CAMPAGNE DE 1794.—LA PRUSSE ET PLUSIEURS AUTRES PUISSANCES COALISÉES DEMANDENT LA PAIX. PREMIÈRES NÉGOCIATIONS.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE. PUISAYE EN ANGLETERRE. MESURES DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE LA VENDÉE. NÉGOCIATIONS AVEC LES CHEFS VENDÉENS.


Les armées françaises, maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, et prêtes à déboucher sur la rive droite, menaçaient la Hollande et l'Allemagne: fallait-il les porter en avant ou les faire entrer dans leurs cantonnemens? telle était la question qui s'offrait.

Malgré leurs triomphes, malgré leur séjour dans la riche Belgique, elles étaient dans le plus grand dénuement. Le pays qu'elles occupaient, foulé pendant trois ans par d'innombrables légions, était entièrement épuisé. Aux maux de la guerre s'étaient joints ceux de l'administration française, qui avait introduit à sa suite les assignats, le maximum et les réquisitions. Des municipalités provisoires, huit administrations intermédiaires, et une administration centrale établie à Bruxelles, gouvernaient la contrée en attendant son sort définitif. Quatre-vingts millions avaient été frappés sur le clergé, les abbayes, les nobles, les corporations. Les assignats avaient été mis en circulation forcée; les prix de Lille avaient servi à déterminer le maximum dans toute la Belgique. Les denrées, les marchandises utiles aux armées étaient soumises à la réquisition. Ces règlemens n'avaient pas fait cesser la disette. Les marchands, les fermiers cachaient tout ce qu'ils possédaient; et tout manquait à l'officier comme au soldat.

Levée en masse l'année précédente, équipée sur-le-champ, transportée en hâte à Hondschoote, Watignies, Landau, l'armée entière n'avait plus rien reçu de l'administration que de la poudre et des projectiles. Depuis long-temps elle ne campait plus sous toile; elle bivouaquait sous des branches d'arbre, malgré le commencement d'un hiver déjà très rigoureux. Beaucoup de soldats, manquant de souliers, s'enveloppaient les pieds avec des tresses de paille, ou se couvraient avec des nattes en place de capotes. Les officiers, payés en assignats, voyaient leurs appointemens se réduire quelquefois à huit ou dix francs effectifs par mois; ceux qui recevaient quelques secours de leurs familles n'en pouvaient guère faire usage, car tout était requis d'avance par l'administration française. Ils étaient soumis au régime du soldat, marchant à pied, portant le sac sur le dos, mangeant le pain de munition, et vivant des hasards de la guerre.

L'administration semblait épuisée par l'effort extraordinaire qu'elle avait fait pour lever et armer douze cent mille hommes. La nouvelle organisation du pouvoir, faible et divisée, n'était pas propre à lui rendre le nerf et l'activité nécessaires. Ainsi tout aurait commandé de faire entrer l'armée en quartiers d'hiver, et de la récompenser de ses victoires et de ses vertus militaires par du repos et d'abondantes fournitures.

Cependant nous étions devant la place de Nimègue, qui, placée sur le Wahal (c'est le nom du Rhin près de son embouchure), en commandait les deux rives, et pouvait servir de tête de pont à l'ennemi pour déboucher à la campagne suivante sur la rive gauche. Il était donc important de s'emparer de cette place avant d'hiverner; mais l'attaque en était très difficile. L'armée anglaise, rangée sur la rive droite, y campait au nombre de trente-huit mille hommes; un pont de bateaux lui fournissait le moyen de communiquer avec la place et de la ravitailler. Outre ses fortifications, Nimègue était précédée par un camp retranché garni de troupes. Il aurait donc fallu, pour rendre l'investissement complet, jeter sur la rive droite une armée qui aurait eu à courir les chances du passage et d'une bataille, et qui, en cas de défaite, n'aurait eu aucun moyen de retraite. On ne pouvait donc agir que par la rive gauche, et on était réduit à attaquer le camp retranché sans un grand espoir de succès.

Cependant les généraux français étaient décidés à essayer une de ces attaques brusques et hardies qui venaient de leur ouvrir en si peu de temps les places de Maëstricht et Venloo. Les coalisés, sentant l'importance de Nimègue, s'étaient réunis à Arnheim pour concerter les moyens de la défendre. Il avait été convenu qu'un corps autrichien, sous les ordres du général Wernek, passerait à la solde anglaise, et formerait la gauche du duc d'York pour la défense de la Hollande. Tandis que le duc d'York, avec ses Anglais et ses Hanovriens, resterait sur la rive droite devant le pont de Nimègue, et renouvellerait les forces de la place, le général Wernek devait tenter du côté de Wesel, fort au-dessus de Nimègue, un mouvement singulier, que les militaires expérimentés ont jugé l'un des plus absurdes que la coalition ait imaginés pendant toutes ces campagnes. Ce corps, profitant d'une île que forme le Rhin vers Buderich, devait passer sur la rive gauche, et essayer une pointe entre l'armée de Sambre-et-Meuse et celle du Nord. Ainsi vingt mille hommes allaient être jetés au-delà d'un grand fleuve entre deux armées victorieuses, de quatre-vingt à cent mille hommes chacune, pour voir quel effet ils produiraient sur elles: on devait les renforcer suivant l'événement. On conçoit que ce mouvement, exécuté avec les armées coalisées réunies, pût devenir grand et décisif; mais essayé avec vingt mille hommes, il n'était qu'une tentative puérile et peut-être désastreuse pour le corps qui en serait chargé.

Néanmoins, croyant sauver Nimègue par ces moyens, les coalisés firent d'une part avancer le corps de Wernek vers Buderich, et de l'autre exécuter des sorties par la garnison de Nimègue. Les Français repoussèrent les sorties, et, comme à Maëstricht et Venloo, ouvrirent la tranchée à une proximité de la place encore inusitée à la guerre. Un hasard heureux accéléra leurs travaux. Les deux extrémités de l'arc qu'ils décrivaient autour de Nimègue aboutissaient au Wahal; ils essayaient de tirer de ces extrémités sur le pont. Quelques-uns de leurs projectiles atteignirent plusieurs pontons, et mirent en péril les communications de la garnison avec l'armée anglaise. Les Anglais, qui étaient dans la place, surpris de cet événement imprévu, rétablirent les pontons, et se hâtèrent de rejoindre le gros de leur armée sur l'autre rive, abandonnant à elle-même la garnison, composée de trois mille Hollandais. A peine les républicains se furent-ils aperçus de l'évacuation, qu'ils redoublèrent le feu. Le gouverneur, épouvanté, fit part au prince d'Orange de sa position, et obtint la permission de se retirer dès qu'il jugerait le péril assez grand. A peine eut-il reçu cette autorisation, qu'il repassa le Wahal de sa personne. Le désordre se mit dans la garnison; une partie rendit les armes; une autre, ayant voulu se sauver sur un pont volant, fut arrêtée par les Français, qui coupèrent les câbles, et vint échouer dans une île où elle fut faite prisonnière.

Le 18 brumaire (8 novembre), les Français entrèrent dans Nimègue, et se trouvèrent maîtres de cette place importante, grâce à leur témérité et à la terreur qu'inspiraient leurs armes. Pendant ce temps, les Autrichiens, commandés par Wernek, avaient essayé de déboucher de Wesel; mais l'impétueux Vandamme, fondant sur eux au moment où ils mettaient le pied au-delà du Rhin, les avait rejetés sur la rive droite, et ils étaient fort heureux de n'avoir pas obtenu plus de succès, car ils auraient couru la chance d'être détruits, s'ils se fussent avancés davantage.

Le moment était enfin arrivé d'entrer dans les cantonnemens, puisqu'on était maître de tous les points importans sur le Rhin. Sans doute, conquérir la Hollande, s'assurer ainsi la navigation de trois grands fleuves, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; priver l'Angleterre de sa plus puissante alliance maritime, menacer l'Allemagne sur ses flancs, interrompre les communications de nos ennemis du continent avec ceux de l'Océan, ou du moins les obliger à faire le long circuit de Hambourg; nous ouvrir enfin la plus riche contrée du monde, et la plus désirable pour nous dans l'état où se trouvait notre commerce, était un but digne d'exciter l'ambition de notre gouvernement et de nos armées; mais comment oser tenter cette conquête de la Hollande, presque impossible en tout temps, mais surtout inexécutable dans la saison des pluies? Située à l'embouchure de plusieurs fleuves, la Hollande ne consiste qu'en quelques lambeaux de terre jetés entre les eaux de ces fleuves et celles de l'Océan. Son sol, partout inférieur au lit de eaux, est sans cesse menacé par la mer, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, et coupé en outre par de petits bras détachés des fleuves, et par une multitude de canaux artificiels. Ces bas-fonds si menacés sont couverts de jardins, de villes manufacturières et d'arsenaux. A chaque pas que veut y faire une armée, elle trouve ou de grands fleuves, dont les rives sont des digues élevées et chargées de canons, ou des bras de rivières et des canaux, tous défendus par l'art des fortifications, ou enfin des places qui sont les plus fortes de l'Europe. Ces grandes manoeuvres, qui souvent déconcertent la défense méthodique en rendant les siéges inutiles, sont donc impossibles au milieu d'un pays coupé et défendu par des lignes innombrables. Si une armée parvient cependant à vaincre tant d'obstacles et à s'avancer en Hollande, ses habitans, par un acte d'héroïsme dont ils donnèrent l'exemple sous Louis XIV, n'ont qu'à percer leurs digues, et peuvent engloutir avec leur pays l'armée assez téméraire pour y pénétrer. Il leur reste leurs vaisseaux, avec lesquels ils peuvent, comme les Athéniens, s'enfuir avec leurs principales dépouilles, et attendre des temps meilleurs, ou aller dans les Indes habiter un vaste empire qui leur appartient. Toutes ces difficultés deviennent bien plus grandes encore dans la saison des inondations, et une alliance maritime telle que celle de l'Angleterre les rend insurmontables.

Il est vrai que l'esprit d'indépendance qui travaillait les Hollandais à cette époque, leur haine du stathoudérat, leur aversion contre l'Angleterre et la Prusse, la connaissance qu'ils avaient de leurs intérêts véritables, leurs ressentimens de la révolution si malheureusement étouffée en 1787, donnaient la certitude aux armées françaises d'être vivement désirées. On devait croire que les Hollandais s'opposeraient à ce qu'on perçât les digues, et qu'on ruinât le pays pour une cause qu'ils détestaient. Mais l'armée du prince d'Orange, celle du duc d'York les comprimaient encore, et réunies, elles suffisaient pour empêcher le passage des innombrables lignes qu'il fallait emporter en leur présence. Si donc une surprise était téméraire du temps de Dumouriez, elle était presque folle à la fin de 1794.

Néanmoins le comité de salut public, excité par les réfugiés hollandais, songeait sérieusement à pousser une pointe au-delà du Wahal. Pichegru, presque aussi maltraité que ses soldats, qui étaient couverts de gale et de vermine, était allé à Bruxelles se faire guérir d'une maladie cutanée. Moreau et Régnier l'avaient remplacé: tous deux conseillaient le repos et les quartiers d'hiver. Le général hollandais Daendels, réfugié hollandais, militaire intrépide, proposait avec instance une première tentative sur l'île de Bommel, sauf à ne pas poursuivre si cette attaque ne réussissait pas. La Meuse et le Wahal, coulant parallèlement vers la mer, se joignent un moment fort au-dessous de Nimègue, se séparent de nouveau, et se réunissent encore à Wondrichem, un peu au-dessus de Gorcum. Le terrain compris entre leurs deux bras forme ce qu'on appelle l'île de Bommel. Malgré l'avis de Moreau et Régnier, une attaque fut tentée sur cette île par trois points différens: elle ne réussit pas, et fut abandonnée sur-le-champ avec une grande bonne foi, surtout de la part de Daendels, qui s'empressa d'en avouer l'impossibilité dès qu'il l'eut reconnue.

Alors, c'est-à-dire vers le milieu de frimaire (commencement de décembre), on donna à l'armée les quartiers d'hiver dont elle avait tant besoin, et on établit une partie des cantonnemens autour de Breda pour en former le blocus. Cette place et celle de Grave ne s'étaient pas rendues, mais le défaut de communications pendant la durée de l'hiver devait certainement les obliger à se rendre.

C'est dans cette position que l'armée croyait voir s'achever la saison; et certes, elle avait assez fait pour être fière de sa gloire et de ses services. Mais un hasard presque miraculeux lui réservait de nouvelles destinées: le froid, déjà très vif, augmenta bientôt au point de faire espérer que peut-être les grands fleuves seraient gelés. Pichegru quitta Bruxelles, et n'acheva pas de se faire guérir, afin d'être prêt à saisir l'occasion de nouvelles conquêtes, si la saison la lui offrait. En effet, l'hiver devint bientôt plus rude, et s'annonça comme le plus rigoureux du siècle. Déjà la Meuse et le Wahal charriaient et leurs bords étaient pris. Le 3 nivôse (23 décembre), la Meuse fut entièrement gelée, et de manière à pouvoir porter du canon. Le général Walmoden, à qui le duc d'York avait laissé le commandement en partant pour l'Angleterre, et qu'il avait condamné ainsi à n'essuyer que des désastres, se vit dans la position la plus difficile. La Meuse étant glacée, son front se trouvait découvert; et le Wahal charriant, menaçant même d'emporter tous les ponts, sa retraite était compromise. Bientôt même il apprit que le pont d'Arnheim venait d'être emporté; il se hâta de faire filer sur ses derrières ses bagages et sa grosse cavalerie, et lui-même dirigea sa retraite sur Deventer, vers les bords de l'Yssel. Pichegru, profitant de l'occasion que lui offrait la fortune de surmonter des obstacles ordinairement invincibles, se prépara à franchir la Meuse sur la glace. Il se disposa à la passer sur trois points, et à s'emparer de l'île de Bommel, tandis que la division qui bloquait Breda attaquerait les lignes qui entouraient cette place. Ces braves Français, exposés presque sans vêtemens au plus rude hiver du siècle, marchant avec des souliers auxquels il ne restait que l'empeigne, sortirent aussitôt de leurs quartiers, et renoncèrent gaiement au repos dont ils commençaient à peine à jouir. Le 8 nivôse (28 décembre), par un froid de dix-sept degrés, ils se présentèrent sur trois points, à Crèvecoeur, Empel et le fort Saint-André; ils franchirent la glace avec leur artillerie, surprirent les Hollandais, presque engourdis par le froid, et les défirent complètement. Tandis qu'ils s'emparaient de l'île de Bommel, celle de leurs divisions qui assiégeait Breda en attaqua les lignes, et les emporta. Les Hollandais, assaillis sur tous les points, se retirèrent en désordre, les uns vers le quartier-général du prince d'Orange, qui s'était toujours tenu à Gorcum, les autres à Thiel. Dans le désordre de leur retraite, ils ne songèrent pas même à défendre les passages du Wahal, qui n'était pas entièrement gelé. Pichegru, maître de l'île de Bommel, dans laquelle il avait pénétré en passant sur les glaces de la Meuse, franchit le Wahal sur différens points, mais n'osa pas s'aventurer au-delà du fleuve, la glace n'étant pas assez forte pour porter du canon. Dans cette situation, le sort de la Hollande était désespéré si la gelée continuait, et tout annonçait que le froid durerait. Le prince d'Orange avec ses Hollandais découragés à Gorcum, Walmoden avec ses Anglais en pleine retraite sur Deventer, ne pouvaient tenir contre un vainqueur formidable, qui leur était de beaucoup supérieur en forces, et qui venait d'enfoncer le centre de leur ligne. La situation politique n'était pas moins alarmante que la situation militaire. Les Hollandais, pleins d'espérance et de joie en voyant s'approcher les Français, commençaient à s'agiter. Le parti orangiste était de beaucoup trop faible pour imposer au parti républicain. Partout les ennemis de la puissance stathoudérienne lui reprochaient d'avoir aboli les libertés du pays, d'avoir enfermé ou banni les meilleurs et les plus généreux patriotes, d'avoir surtout sacrifié la Hollande à l'Angleterre, en l'entraînant dans une alliance contraire à tous ses intérêts commerciaux et maritimes. Ils se réunissaient secrètement en comités révolutionnaires, prêts à se soulever au premier signal, à destituer les autorités, et à en nommer d'autres. La province de Frise, dont les états étaient assemblés, osa déclarer qu'elle voulait se séparer du stathouder; les citoyens d'Amsterdam firent une pétition aux autorités de la province, dans laquelle ils déclaraient qu'ils étaient prêts à s'opposer à tout préparatif de défense, et qu'ils ne souffriraient jamais surtout qu'on voulût percer les digues. Dans cette situation désespérée, le stathouder songea à négocier, et adressa des envoyés au quartier-général de Pichegru, pour demander une trève, et offrir pour conditions de paix la neutralité et une indemnité des frais de la guerre. Le général français et les représentans refusèrent la trève; et, quant aux offres de paix, en référèrent aussitôt au comité de salut public. Déjà l'Espagne, menacée par Dugommier, que nous avons laissé descendant des Pyrénées, et par Moncey, qui, maître du Guipuscoa, s'avançait sur Pampelune, avait fait des propositions d'accommodement. Les représentans envoyés en Vendée, pour examiner si une pacification était possible, avaient répondu affirmativement et demandé un décret d'amnistie. Quelque secret que soit un gouvernement, toujours les négociations de ce genre transpirent: elles transpirent même avec des ministres absolus, inamovibles; comment seraient-elles restées secrètes avec des comités renouvelés par quart tous les mois? On savait dans le public que la Hollande, l'Espagne, faisaient des propositions; on ajoutait que la Prusse, revenue de ses illusions, et reconnaissant la faute qu'elle avait faite de s'allier à la maison d'Autriche, demandait à traiter; on savait par tous les journaux de l'Europe qu'à la diète de Ratisbonne plusieurs états de l'Empire, fatigués d'une guerre qui les touchait peu, avaient demandé l'ouverture d'une négociation: tout disposait donc les esprits à la paix; et de même qu'ils étaient revenus des idées de terreur révolutionnaire à des sentimens de clémence, ils passaient maintenant des idées de guerre à celles d'une réconciliation générale avec l'Europe. On recueillait les moindres circonstances pour en tirer des conjectures. Les malheureux enfans de Louis XVI, privés de tous leurs parens, et séparés l'un de l'autre dans la prison du Temple, avaient vu leur sort un peu amélioré depuis le 9 thermidor. Le cordonnier Simon, gardien du jeune prince, avait péri comme complice de Robespierre. On lui avait substitué trois gardiens, dont un seul changeait chaque jour, et qui montraient au jeune prince plus d'humanité. On tirait de ces changemens opérés au Temple de vastes conséquences. Le travail projeté sur les moyens de retirer les assignats donnait lieu aussi à de grandes conjectures. Les royalistes, qui se montraient déjà, et dont le nombre s'augmentait de ces incertains qui abandonnent toujours un parti qui commence à faiblir, disaient avec malice qu'on allait faire la paix. Ne pouvant plus dire aux républicains: Vos armées seront battues, ce qui avait été répété trop souvent sans succès, et ce qui devenait trop niais, ils leur disaient: On va les arrêter dans la victoire; la paix est signée; on n'aura pas le Rhin; la condition de la paix sera le rétablissement de Louis XVII sur le trône, la rentrée des émigrés, l'abolition des assignats, la restitution des biens nationaux. On conçoit combien de tels bruits devaient irriter les patriotes. Ceux-ci, déjà effrayés des poursuites dirigées contre eux, voyaient avec désespoir le but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'effort, compromis par le gouvernement. A quoi destinez-vous le jeune Capet? disaient-ils; qu'allez-vous faire des assignats? Nos armées n'auront-elles versé tant de sang que pour être arrêtées au milieu de leurs victoires? n'auront-elles pas la satisfaction de donner à leur patrie la ligne du Rhin et des Alpes? L'Europe a voulu démembrer la France; la juste représaille de la France victorieuse sur l'Europe doit être de conquérir les provinces qui complètent son sol. Que va-t-on faire pour la Vendée? Va-t-on pardonner aux rebelles quand on immole les patriotes? «Il vaudrait mieux, s'écria un membre de la Montagne dans un transport d'indignation, être Charette que député à la convention.»

On conçoit combien tous ces sujets de division, joints à ceux que la politique intérieure fournissait déjà, devaient agiter les esprits. Le comité de salut public, se voyant pressé entre les deux partis, se crut obligé de s'expliquer: il vint déclarer à deux reprises différentes, une première fois par l'organe de Carnot, une autre fois par celui de Merlin (de Douai), que les armées avaient reçu ordre de poursuivre leurs triomphes, et de n'entendre les propositions de paix qu'au milieu des capitales ennemies.

Les propositions de la Hollande lui parurent en effet trop tardives pour être acceptées, et il ne crut pas devoir consentir à négocier à l'instant où on allait être maître du pays. Abattre la puissance stathoudérienne, relever la république hollandaise, lui sembla digne de la république française. On s'exposa, à la vérité, à voir toutes les colonies de la Hollande et même une partie de sa marine, devenir la proie des Anglais, qui déclareraient s'en emparer au nom du stathouder; mais les considérations politiques devaient l'emporter. La France ne pouvait pas ne pas abattre le stathoudérat; cette conquête de la Hollande ajoutait au merveilleux de ses victoires, intimidait davantage l'Europe, compromettait surtout les flancs de la Prusse, obligeait cette puissance à traiter sur-le-champ, et par-dessus tout rassurait les patriotes français. En conséquence Pichegru eut ordre de ne plus s'arrêter. La Prusse, l'Empire, n'avaient encore fait aucune ouverture, et on n'eut rien à leur répondre. Quant à l'Espagne, qui promettait de reconnaître la république et de lui payer des indemnités, à condition qu'on ferait vers les Pyrénées un petit état à Louis XVII, elle fut écoutée avec mépris et indignation, et ordre fut donné aux deux généraux français de s'avancer sans relâche. Quant à la Vendée, un décret d'amnistie fut rendu: il portait que tous les rebelles, sans distinction de grade, qui poseraient les armes dans l'intervalle d'un mois, ne seraient pas poursuivis pour le fait de leur insurrection.

Le général Canclaux, destitué à cause de sa modération, fut replacé à la tête de l'armée dite de l'Ouest, qui comprenait la Vendée. Le jeune Hoche, qui avait déjà le commandement de l'armée des côtes de Brest, reçut en outre celui de l'armée des côtes de Cherbourg: personne n'était plus capable que ces deux généraux de pacifier le pays, par le mélange de la prudence et de l'énergie.

Pichegru, qui avait reçu ordre de poursuivre sa marche victorieuse, attendait que la surface du Wahal fût entièrement prise. Notre armée longeait le fleuve; elle était répandue sur ses bords vers Millingen, Nimègue, et tout le long de l'île de Bommel, dont nous étions maîtres. Walmoden, voyant que Pichegru, vers Bommel, n'avait laissé que quelques avant-postes sur la rive droite, les replia, et commença un mouvement offensif. Il proposait au prince d'Orange de se joindre à lui, pour former de leurs deux armées réunies une masse imposante, qui pût arrêter par une bataille l'ennemi qu'on ne pouvait plus contenir maintenant par la ligne des fleuves. Le prince d'Orange, tenant à ne pas découvrir la route d'Amsterdam, ne voulut jamais quitter Gorcum. Walmoden songea à se placer sur la ligne de retraite, qu'il avait tracée d'avance du Wahal à là Linge, de la Linge au Leck, du Leck à l'Yssel, par Thiel, Arnheim et Deventer.

Tandis que les républicains attendaient la gelée avec la plus vive impatience, la place de Grave, défendue avec un courage héroïque par le commandant Debons, se rendit presque réduite en cendres. C'était la principale des places que les Hollandais possédaient au-delà de la Meuse, et la seule qui n'eût pas cédé à l'ascendant de nos armes. Les Français y entrèrent le 9 nivôse (29 décembre). Enfin, le 19 nivôse (8 janvier 1795), le Wahal se trouva solidement gelé. La division Souham le franchit vers Bommel; la brigade Dewinther, détachée du corps de Macdonald, le traversa vers Thiel. A Nimègue et au-dessus, le passage n'était pas aussi facile, parce que le Wahal n'était pas entièrement pris. Néanmoins le 21 (10), la droite des Français le passa au-dessus de Nimègue, et Macdonald, appuyé par elle, passa à Nimègue même dans des bateaux. En voyant ce mouvement général, l'armée de Walmoden se retira. Une bataille seule aurait pu la sauver; mais dans l'état de division et de découragement où se trouvaient les coalisés, une bataille n'aurait peut-être amené qu'un désastre. Walmoden exécuta un changement de front en arrière, en se portant sur la ligne de l'Yssel, afin de gagner le Hanovre par les provinces de la terre ferme. Conformément au plan de retraite qu'il s'était tracé, il abandonna ainsi les provinces d'Utrecht et de la Gueldre aux Français. Le prince d'Orange resta vers la mer, c'est-à-dire à Gorcum. N'espérant plus rien, il abandonna son armée, se présenta aux états réunis à La Haye, leur déclara qu'il avait essayé tout ce qui était en son pouvoir pour la défense du pays, et qu'il ne lui restait plus rien à faire. Il engagea les représentans à ne pas résister davantage au vainqueur, pour ne pas amener de plus grands malheurs. Il s'embarqua aussitôt après pour l'Angleterre.

Dès cet instant, les vainqueurs n'avaient plus qu'à se répandre comme un torrent dans toute la Hollande. Le 28 nivôse (17 janvier), la brigade Salm entra à Utrecht, et le général Vandamme à Arnheim. Les états de Hollande décidèrent qu'on ne résisterait plus aux Français, et que des commissaires iraient leur ouvrir les places dont ils croiraient avoir besoin pour leur sûreté. De toutes parts, les comités secrets qui s'étaient formés manifestaient leur existence, chassaient les autorités établies, et en nommaient spontanément de nouvelles. Les Français étaient reçus à bras ouverts et comme des libérateurs: on leur apportait les vivres, les vêtemens dont ils manquaient. A Amsterdam, où ils n'étaient pas entrés encore, et où on les attendait avec impatience, la plus grande fermentation régnait: La bourgeoisie, irritée contre les orangistes, voulait que la garnison sortît de la ville, que la régence se démît de son autorité, et qu'on rendit leurs armes aux citoyens. Pichegru, qui approchait, envoya un aide-de-camp pour engager les autorités municipales à maintenir le calme et à empêcher les désordres. Le 1er pluviôse enfin (20 janvier), Pichegru, accompagné des représentans Lacoste, Bellegarde et Joubert, fit son entrée dans Amsterdam. Les habitans accoururent à sa rencontre, portant en triomphe les patriotes persécutés et criant, vive la république française! vive Pichegru! vive la liberté!!! Ils admiraient ces braves gens, qui, à moitié nus, venaient de braver un pareil hiver et de remporter tant de victoires. Les soldats français donnèrent dans cette occasion le plus bel exemple d'ordre et de discipline. Privés de vivres et de vêtemens, exposés à la glace et à la neige, au milieu de l'une des plus riches capitales de l'Europe, ils attendirent pendant plusieurs heures, autour de leurs armes rangées en faisceaux, que les magistrats eussent pourvu à leurs besoins et à leurs logemens. Tandis que les républicains entraient d'un côté, les orangistes et les émigrés français fuyaient de l'autre. La mer était couverte d'embarcations chargées de fugitifs et de dépouilles de toute espèce.

Le même jour, 1er pluviôse, la division Bonnaud, qui venait la veille de s'emparer de Gertruydemberg, traversa le Biesbos gelé, et entra dans la ville de Dordrecht, où elle trouva six cents pièces de canon, dix mille fusils, et des magasins de vivres et des munitions pour une armée de trente mille hommes. Cette division traversa ensuite Rotterdam pour entrer à La Haye, où siégeaient les états. Ainsi, la droite vers l'Yssel, le centre vers Amsterdam, la gauche vers La Haye, prenaient successivement possession de toutes les provinces. Le merveilleux lui-même vint s'ajouter à cette opération de guerre déjà si extraordinaire. Une partie de la flotte hollandaise mouillait près du Texel. Pichegru, qui ne voulait pas qu'elle eût le temps de se détacher des glaces et de faire voile vers l'Angleterre, envoya des divisions de cavalerie et plusieurs batteries d'artillerie légère vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzée était gelé: nos escadrons traversèrent au galop ces plaines de glace, et l'on vit des hussards et des artilleurs à cheval sommer comme une place forte ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent à ces assaillans d'une espèce si nouvelle.

A la gauche, il ne restait plus qu'à s'emparer de la province de Zélande, qui se compose des îles placées à l'embouchure de l'Escaut et de la Meuse; et à la droite, des provinces de l'Over-Yssel, Drenthe, Frise et Groningue, qui joignent la Hollande au Hanovre. La province de Zélande, forte de sa position inaccessible, proposa une capitulation un peu fière, par laquelle elle demandait à ne pas recevoir de garnison dans ses principales places, à ne pas être soumise à des contributions, à ne pas recevoir d'assignats, à conserver ses vaisseaux et ses propriétés publiques et particulières, en un mot à ne subir aucun des inconvéniens de la guerre. Elle demandait aussi pour les émigrés français la faculté de se retirer sains et saufs. Les représentans acceptèrent quelques-uns des articles de la capitulation, ne prirent aucun engagement quant aux autres, disant qu'il fallait en référer au comité de salut public; et sans plus d'explications, ils entrèrent dans la province, fort contens d'éviter les dangers d'une attaque de vive force, et de conserver les escadres, qui auraient pu être livrées à l'Angleterre. Tandis que ces choses se passaient à la gauche, la droite franchissant l'Yssel, chassait les Anglais devant elle, et les rejetait jusqu'au-delà de l'Ems. Les provinces de Frise, de Drenthe et de Groningue, se trouvèrent ainsi conquises, et les sept Provinces-Unies soumises aux armes victorieuses de la république.

Cette conquête, due à la saison, à la constance admirable de nos soldats, à leur heureux tempérament pour résister à toutes les souffrances, beaucoup plus qu'à l'habileté de nos généraux, excita en Europe un étonnement mêlé de terreur, et en France un enthousiasme extraordinaire. Carnot, ayant dirigé les opérations des armées pendant la campagne des Pays-Bas, était le premier et véritable auteur des succès. Pichegru, et surtout Jourdan, l'avaient secondé à merveille pendant cette suite sanglante de combats. Mais depuis qu'on avait passé de la Belgique en Hollande, tout était dû aux soldats et à la saison. Néanmoins Pichegru, général de l'armée, eut toute la gloire de cette conquête merveilleuse, et son nom, porté sur les ailes de la renommée, circula dans toute l'Europe comme celui du premier général français.

Ce n'était pas tout d'avoir conquis la Hollande, il fallait s'y conduire avec prudence et politique. D'abord il importait de ne pas fouler le pays, pour ne point indisposer les habitans. Après ce soin, il restait à imprimer à la Hollande une direction politique, et on allait se trouver entre deux opinions contraires. Les uns voulaient qu'on rendît cette conquête utile à la liberté, en révolutionnant la Hollande; les autres voulaient qu'on n'affichât pas un trop grand esprit de prosélytisme, afin de ne pas alarmer de nouveau l'Europe prête à se réconcilier avec la France.

Le premier soin des représentans fut de publier une proclamation, dans laquelle ils déclaraient qu'ils respecteraient toutes les propriétés particulières, excepté cependant celles du stathouder; que ce dernier étant le seul ennemi de la république française, ses propriétés étaient dues aux vainqueurs en dédommagement des frais de la guerre; que les Français entraient en amis de la nation batave, non point pour lui imposer ni un culte, ni une forme de gouvernement quelconques, mais pour l'affranchir de ses oppresseurs, et lui rendre les moyens d'exprimer son voeu. Cette proclamation, suivie de véritables effets, produisit l'impression la plus favorable. Partout les autorités furent renouvelées sous l'influence française. On exclut des états quelques membres qui n'y avaient été introduits que par l'influence stathoudérienne; on choisit pour président Petter Paulus, ministre de la marine avant le renversement du parti républicain en 1787, homme distingué et très attaché à son pays. Cette assemblée abolit le stathoudérat à perpétuité, et proclama la souveraineté du peuple. Elle vint en informer les représentans, et leur faire hommage en quelque sorte de sa résolution. Elle se mit à travailler ensuite à une constitution, et confia à une administration provisoire les affaires du pays. Sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix vaisseaux composant la marine militaire de Hollande, cinquante étaient demeurés dans les ports et furent conservés à la république batave; les autres avaient étés saisis par les Anglais. L'armée hollandaise, dissoute depuis le départ du prince d'Orange, dut se réorganiser sur un nouveau pied, et sous les ordres du général Daendels. Quant à la fameuse banque d'Amsterdam, le mystère de sa caisse fut enfin dévoilé. Avait-elle continué à être banque de dépôt, ou bien était-elle devenue banque, d'escompte en prêtant, soit à la compagnie des Indes, soit au gouvernement, soit aux provinces? Telle était la question qu'on s'adressait depuis long-temps, et qui diminuait singulièrement le crédit de cette banque célèbre. Il fut constaté qu'elle avait prêté pour huit à dix millions de florins environ sur les obligations de la compagnie des Indes, de la chambre des emprunts, de la province de Frise et de la ville d'Amsterdam. C'était là une violation de ses statuts. On prétendit que, du reste, il n'y avait pas de déficit, parce que ces obligations représentaient des valeurs certaines. Mais il fallait que la compagnie, la chambre des emprunts, le gouvernement, pussent payer, pour que les obligations acceptées par la banque ne donnassent pas lieu à déficit.

Cependant, tandis que les Hollandais songeaient à régler l'état de leur pays, il fallait pourvoir aux besoins de l'armée française, qui manquait de tout. Les représentant firent en draps, en souliers, en vêtemens de toute espèce, en vivres et munitions, une réquisition au gouvernement provisoire, à laquelle il se chargea de satisfaire. Cette réquisition, sans être excessive, était suffisante pour équiper l'armée et la nourrir. Le gouvernement hollandais invita les villes à fournir chacune leur part de cette réquisition, leur disant avec raison qu'il fallait se hâter de satisfaire un vainqueur généreux, qui demandait au lieu de prendre, et qui n'exigeait tout juste que ce que réclamaient ses besoins. Les villes montrèrent le plus grand empressement, et les objets mis en réquisition furent fournis exactement. On fit ensuite un arrangement pour la circulation des assignats. Les soldats ne recevant leur solde qu'en papier, il fallait que ce papier eût cours de monnaie pour qu'ils pussent payer ce qu'ils prenaient. Le gouvernement hollandais rendit une décision à cet égard. Les boutiquiers et les petits marchands étaient obligés de recevoir les assignats de la main des soldats français, au taux de neuf sous pour franc; ils ne pouvaient vendre pour plus de dix francs au même soldat; ils devaient ensuite, à la fin de chaque semaine, se présenter aux municipalités, qui retiraient les assignats au taux d'après lequel ils avaient été reçus. Grâce à ces divers arrangemens, l'armée, qui avait souffert si long-temps, se trouva enfin dans l'abondance, et commença à goûter le fruit de ses victoires.

Nos triomphes si surprenans en Hollande n'étaient pas moins éclatans en Espagne. Là, grâce au climat, les opérations avaient pu continuer. Dugommier, quittant les Hautes-Pyrénées, s'était porté en présence de la ligne ennemie, et avait attaqué sur trois points la longue chaîne des positions prises par le général La Union. Le brave Dugommier fut tué d'un boulet de canon à l'attaque du centre. La gauche n'avait pas été heureuse; mais sa droite, grâce à la bravoure et à l'énergie d'Augereau, avait obtenu une victoire complète. Le commandement avait été donné à Pérignon, qui recommença l'attaque le 30 brumaire (20 novembre), et remporta un succès décisif. L'ennemi avait fui en désordre, et nous avait laissé le camp retranché de Figuières. La terreur même s'emparant des Espagnols, le commandant de Figuières nous avait ouvert la place le 9 frimaire, et nous étions entrés ainsi dans l'une des premières forteresses de l'Europe. Telle était notre position en Catalogne. Vers les Pyrénées occidentales, nous avions pris Fontarabie, Saint-Sébastien, Tolosa, et nous occupions toute la province de Guipuscoa. Moncey, qui remplaçait le général Muller, avait franchi les montagnes, et s'était porté jusqu'aux portes de Pampelune. Cependant, croyant sa position trop hasardée, il était revenu sur ses pas, et, appuyé sur des positions plus sûres, il attendait le retour de la belle saison pour pénétrer dans les Castilles. L'hiver donc n'avait pu arrêter le cours de cette immortelle campagne, et elle venait de s'achever, au milieu de la saison des neiges et des frimas, en pluviôse, c'est-à-dire en janvier et février. Si la belle campagne de 93 nous avait sauvés de l'invasion par le déblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, celle de 94 venait de nous ouvrir la carrière des conquêtes, en nous donnant la Belgique, la Hollande, les pays compris entre Meuse et Rhin, le Palatinat, la ligne des grandes Alpes, la ligne des Pyrénées, et plusieurs places en Catalogne et en Biscaye. Plus tard on verra de plus grandes merveilles encore; mais ces deux campagnes resteront dans l'histoire comme les plus nationales, les plus légitimes et les plus honorables pour la France.

La coalition ne pouvait résister à tant et de si rudes secousses. Le cabinet anglais, qui, par les fautes du duc d'York, n'avait perdu que les états de ses alliés; qui, sous prétexte de les rendre au stathouder, venait de gagner quarante ou cinquante vaisseaux, et qui allait s'emparer sous le même prétexte des colonies hollandaises; le cabinet anglais pouvait n'être pas pressé de terminer la guerre; il tremblait au contraire de la voir finir par la dissolution de la coalition; mais la Prusse, qui apercevait les Français sur les bords du Rhin et de l'Ems, et qui voyait le torrent prêt à se déborder sur elle, la Prusse n'hésita plus; elle envoya sur-le-champ au quartier-général de Pichegru un commissaire pour stipuler une trève, et promettre d'ouvrir immédiatement des négociations de paix. Le lieu choisi pour ces négociations fut Bâle, où la république française avait un agent qui s'était attiré une grande considération auprès des Suisses, par ses lumières et sa modération. Le prétexte employé pour choisir ce lieu fut qu'on pourrait y traiter avec plus de secret et de repos qu'à Paris même, où fermentaient encore trop de passions, et où se croisaient une multitude d'intrigues étrangères; mais ce n'était point là le motif véritable. Tout en faisant des avances de paix à cette république qu'on s'était promis d'anéantir par une seule marche militaire, on voulait dissimuler l'aveu d'une défaite, et on aimait mieux venir chercher la paix en pays neutre qu'au milieu de Paris. Le comité de salut public, moins altier que son prédécesseur, et sentant la nécessité de détacher la Prusse de la coalition, consentit à revêtir son agent à Bâle de pouvoirs suffisans pour traiter. La Prusse envoya le baron de Goltz, et les pouvoirs furent échangés à Bâle le 3 pluviôse an III (22 janvier 1795).

L'Empire avait tout autant d'envie de se retirer de la coalition que la Prusse. La plupart de ses membres, incapables de fournir le quintuple contingent et les subsides votés sous l'influence de l'Autriche, s'étaient laissé inutilement presser, pendant toute la campagne, de tenir leurs engagemens. Excepté ceux qui avaient leurs états compromis au-delà du Rhin, et qui voyaient bien que la république ne les leur rendrait pas, à moins d'y être forcée, tous désiraient la paix. La Bavière, la Suède pour le duché de Holstein, l'électeur de Mayence, et plusieurs autres états, avaient dit qu'il était temps de mettre fin par une paix acceptable à une guerre ruineuse ; que l'empire germanique n'avait eu pour but que le maintien des stipulations de 1648, et n'avait pris fait et cause que pour ceux de ses états voisins de l'Alsace et de la Lorraine; qu'il songeait à sa conservation et non à son agrandissement; que jamais son intention n'avait été ni pu être de se mêler du gouvernement intérieur de la France ; que cette déclaration pacifique devait être faite au plus tôt, pour mettre un terme aux maux qui affligeaient l'humanité; que la Suède, garante des stipulations de 1648, et heureusement restée neutre au milieu de cette guerre universelle, pourrait se charger de la médiation. La majorité des votes avait accueilli cette proposition. L'électeur de Trèves, privé de ses états, l'envoyé impérial pour la Bohême et l'Autriche, avaient déclaré seuls que sans doute il fallait rechercher la paix, mais qu'elle n'était guère possible avec un pays sans gouvernement. Enfin, le 25 décembre, la diète avait publié provisoirement un conclusum tendant à la paix, sauf à décider ensuite par qui la proposition serait faite. Le sens du conclusum était que, tout en faisant les préparatifs d'une nouvelle campagne, on n'en devait pas moins faire des ouvertures de paix; que sans doute la France, touchée des maux de l'humanité, convaincue qu'on ne voulait pas se mêler de ses affaires intérieures, consentirait à des conditions honorables pour les deux partis.

Ainsi, quiconque avait commis des fautes songeait à les réparer, s'il en était temps encore. L'Autriche, quoique épuisée par ses efforts, avait trop perdu en perdant les Pays-Bas, pour songer à poser les armes. L'Espagne aurait voulu se retirer; mais, engagée dans les intrigues anglaises, et retenue par une fausse honte dans la cause de l'émigration française, elle n'osait pas encore demander la paix.

Le découragement qui s'emparait des ennemis extérieurs de la république gagnait aussi ses ennemis intérieurs. Les Vendéens, divisés, épuisés, n'étaient pas éloignés de la paix; pour les décider, il n'y avait qu'à la leur proposer adroitement, et la leur faire espérer sincère. Les forces de Stofflet, Sapinaud et Charette, étaient singulièrement réduites. Ce n'était plus que par contrainte qu'ils faisaient marcher leurs paysans. Ceux-ci, fatigués de carnage, et surtout ruinés par les dévastations, auraient volontiers abandonné cette horrible guerre. Il ne restait d'entièrement dévoués aux chefs que quelques hommes d'un tempérament tout à fait militaire, des contrebandiers, des déserteurs, des braconniers, pour lesquels les combats et le pillage étaient devenus un besoin, et qui se seraient ennuyés des travaux agricoles; mais ceux-là étaient peu nombreux; ils composaient la troupe d'élite, constamment réunie, mais très insuffisante pour soutenir les efforts républicains. Ce n'était qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait, les jours d'expédition, arracher les paysans à leurs champs. Ainsi les trois chefs vendéens n'avaient presque plus de forces. Malheureusement pour eux, ils n'étaient pas même unis. On a vu que Stofflet, Sapinaud et Charette, avaient fait à Jalais des conventions qui n'étaient qu'un ajournement de leurs rivalités. Bientôt Stofflet, inspiré par l'ambitieux abbé Bernier, avait voulu organiser son armée à part, et se donner des finances, une administration, tout ce qui constitue enfin une puissance régulière; et, dans ce but, il voulait fabriquer un papier-monnaie. Charette, jaloux de Stofflet, s'était vivement opposé à ses desseins. Secondé de Sapinaud, dont il disposait, il avait sommé Stofflet de renoncer à son projet, et de comparaître devant le conseil commun institué par les conventions de Jalais. Stofflet refusa de répondre. Sur son refus, Charette déclara les conventions de Jalais annulées. C'était en quelque sorte le dépouiller de son commandement, car c'était à Jalais qu'ils s'étaient réciproquement reconnu leurs titres. La brouille était donc complète, et ne leur permettait pas de remédier à l'épuisement par le bon accord. Quoique les agens royalistes de Paris eussent mission de lier correspondance avec Charette, et de lui faire arriver les lettres du régent, rien n'était encore parvenu à ce chef.

La division de Scépeaux, entre la Loire et la Vilaine, présentait le même spectacle. En Bretagne, il est vrai, l'énergie était moins relâchée: une longue guerre n'avait point épuisé les habitans. La chouannerie était un brigandage lucratif, qui ne fatiguait nullement ceux qui s'y livraient, et d'ailleurs un chef unique, et d'une persévérance sans égale, était là pour ranimer l'ardeur prête à s'éteindre. Mais ce chef, qui, comme on l'a vu, n'attendait pour partir que d'avoir achevé l'organisation de la Bretagne, venait de se rendre à Londres, afin d'entrer en communication avec le cabinet anglais et les princes français. Puisaye avait laissé, pour le remplacer auprès du comité central, en qualité de major-général, un sieur Desotteux, se disant baron de Cormatin. Les émigrés, si abondans dans les cours de l'Europe, étaient fort rares en Vendée, en Bretagne, partout où l'on faisait cette pénible guerre civile. Ils affectaient un grand mépris pour ce genre de service, et appelaient cela chouanner . Par cette raison, les sujets manquaient, et Puisaye avait pris cet aventurier qui venait de se parer du titre de baron de Cormatin, parce que sa femme avait hérité en Bourgogne d'une petite baronnie de ce nom. Il avait été tour à tour chaud révolutionnaire, officier de Bouillé, puis chevalier du poignard, et enfin il avait émigré, cherchant partout un rôle. C'était un énergumène, parlant et gesticulant avec une grande vivacité, et capable des plus subits changemens. Tel est l'homme que Puisaye, sans le connaître assez, laissa en Bretagne.

Puisaye avait eu soin d'organiser une correspondance par les îles de Jersey; mais son absence se prolongeait, souvent ses lettres n'arrivaient pas; Cormatin n'était nullement capable de suppléer à sa présence, et de ranimer les courages; les chefs s'impatientaient où se décourageaient, et ils voyaient les haines, calmées par la clémence de la convention, se relâcher autour d'eux, et les élémens de la guerre civile se dissoudre. La présence d'un général comme Hoche était peu propre à les encourager; de sorte que la Bretagne, quoique moins épuisée que la Vendée, était tout aussi disposée à recevoir une paix adroitement offerte.

Canclaux et Hoche étaient tous deux fort capables de la faire réussir. On a déjà vu agir Canclaux dans la première guerre de la Vendée: il avait laissé dans le pays une grande réputation de modération et d'habileté. L'armée qu'on lui donnait à commander était considérablement affaiblie par les renforts continuels envoyés aux Pyrénées et sur le Rhin, et, de plus, entièrement désorganisée par un si long séjour dans les mêmes lieux. Par le désordre ordinaire des guerres civiles, l'indiscipline l'avait gagnée, et il s'en était suivi le pillage, la débauche, l'ivrognerie, les maladies. C'était la seconde rechute de cette armée depuis le commencement de cette guerre funeste. Sur quarante-six mille hommes dont elle se composait, quinze ou dix-huit étaient dans les hôpitaux; les trente mille restant étaient mal armés et la moitié gardait les places: ainsi quinze mille tout au plus étaient disponibles. Canclaux se fit donner vingt mille hommes, dont quatorze mille pris à l'armée de Brest, et six à celle de Cherbourg. Avec ce renfort il doubla tous les postes, fit reprendre le camp de Sorinières près de Nantes, récemment enlevé par Charette, et se porta en forces sur le Layon, qui formait la ligne défensive de Stofflet dans le Haut-Anjou. Après avoir pris cette attitude imposante, il répandit en quantité les décrets et la proclamation de la convention, et envoya des émissaires dans tout le pays.

Hoche, habitué à la grande guerre, doué de qualités supérieures pour la faire, se voyait avec désespoir condamné à une guerre civile sans générosité, sans combinaisons, sans gloire. Il avait d'abord demandé son remplacement; mais il s'était résigné bientôt à servir son pays dans un poste désagréable et trop obscur pour ses talens. Il allait être récompensé de cette résignation en trouvant, sur le théâtre même qu'il voulait quitter, l'occasion de déployer les qualités d'un homme d'état autant que celles d'un général. Son armée était entièrement affaiblie par les renforts envoyés à Canclaux; il avait à peine quarante mille hommes mal organisés pour garder un pays coupé, montagneux, boisé, et plus de trois cent cinquante lieues de côtes depuis Cherbourg jusqu'à Brest. On lui promit douze mille hommes tirés du Nord. Il demandait surtout des soldats habitués à la discipline, et il se mit aussitôt à corriger les siens des habitudes contractées dans la guerre civile. «Il faut, disait-il, ne mettre en tête de nos colonnes que des hommes disciplinés, qui puissent se montrer aussi vaillans que modérés, et être des médiateurs autant que des soldats.» Il les avait formés en une multitude de petits camps, et il leur recommandait de se répandre par troupes de quarante et cinquante, de chercher à acquérir la connaissance des lieux, de s'habituer à cette guerre de surprises, de lutter d'artifice avec les chouans, de parler aux paysans, de se lier avec eux, de les rassurer, de s'attirer leur amitié et même leur concours. «Ne perdons jamais de vue, écrivait-il à ses officiers, que la politique doit avoir beaucoup de part à cette guerre. Employons tour à tour l'humanité, la vertu, la probité, la force, la ruse, et toujours la dignité qui convient à des républicains.» En peu de temps il avait donné à cette armée un autre aspect et une autre attitude; l'ordre indispensable à la pacification y était revenu. C'est lui qui, mêlant envers ses soldats l'indulgence à la sévérité, écrivait ces paroles charmantes à l'un de ses lieutenans qui se plaignait trop amèrement de quelques excès d'ivrognerie. «Eh! mon ami, si les soldats étaient philosophes, ils ne se battraient pas!... Corrigeons cependant les ivrognes, si l'ivresse les fait manquer à leur devoir.» Il avait conçu les idées les plus justes sur le pays, et sur la manière de le pacifier. «Il faut des prêtres à ces paysans, écrivait-il, laissons-les-leur, puisqu'ils en veulent. Beaucoup ont souffert, et soupirent après leur retour à la vie agricole; qu'on leur donne quelques secours pour réparer leurs fermes. Quant à ceux qui ont pris l'habitude de la guerre, les rejeter dans leur pays est impossible, ils le troubleraient de leur oisiveté et de leur inquiétude. Il faut en former des légions et les enrôler dans les armées de la république. Ils feront d'excellens soldats d'avant-garde; et leur haine de la coalition, qui ne les a pas secourus, nous garantit leur fidélité. D'ailleurs que leur importe la cause? il leur faut la guerre. Souvenez-vous, ajoutait-il, des bandes de Duguesclin allant détrôner Pierre-le-Cruel, et du régiment levé par Villars dans les Cévennes.» Tel était le jeune général appelé à pacifier ces malheureuses contrées.

Les décrets de la convention répandus à profusion en Vendée et en Bretagne, l'élargissement des suspects, soit à Nantes, soit à Rennes, la grâce accordée à madame de Bonchamp, qui fut sauvée par un décret de la mort prononcée contre elle, l'annulation de toutes les condamnations non exécutées, la liberté accordée à l'exercice des cultes, la défense de dévaster les églises, l'élargissement des prêtres, la punition de Carrier et de ses complices, commencèrent à produire l'effet qu'on en attendait dans les deux pays, et disposèrent les esprits à profiter de l'amnistie commune promise aux chefs et aux soldats. Les haines s'apaisaient, et le courage avec elles. Les représentans en mission à Nantes eurent des entrevues avec la soeur de Charette, et lui firent parvenir, par son intermédiaire, le décret de la convention. Il était dans ce moment réduit aux abois. Quoique doué d'une opiniâtreté sans pareille, il ne pouvait pas se passer d'espérance, et il n'en voyait luire d'aucun côté. La cour de Vérone, où il jouissait de tant d'admiration, comme on l'a vu plus haut, ne faisait cependant rien pour lui. Le régent venait de lui écrire une lettre dans laquelle il le nommait lieutenant-général, et l'appelait le second fondateur de la monarchie. Mais, confiée aux agens de Paris, cette lettre, qui aurait pu du moins alimenter sa vanité, ne lui était pas encore parvenue. Il avait, pour la première fois, demandé des secours à l'Angleterre, et envoyé son jeune aide-de-camp, La Roberie, à Londres; mais il n'en avait pas de nouvelles. Ainsi pas un mot de récompense ou d'encouragement, ni de ces princes auxquels il se dévouait, ni de ces puissances dont il secondait la politique. Il consentit donc à une entrevue avec Canclaux et les représentans du peuple.

A Rennes, le rapprochement désiré fut encore amené par la soeur de l'un des chefs. Le nommé Botidoux, l'un des principaux chouans du Morbihan, avait appris que sa soeur, qui était à Rennes, venait d'être enfermée à cause de lui. On l'engagea à s'y rendre pour obtenir son élargissement. Le représentant Boursault lui rendit sa soeur, le combla de caresses, le rassura sur l'intention du gouvernement, et parvint à le convaincre de la sincérité du décret d'amnistie. Botidoux s'engagea à écrire au nommé Bois-Hardi, jeune chouan intrépide, qui commandait la division des Côtes-du-Nord, et qui passait pour le plus redoutable des révoltés. «Quelles sont vos espérances? lui écrivit-il. Les armées républicaines sont maîtresses du Rhin. La Prusse demande la paix. Vous ne pouvez compter sur la parole de l'Angleterre; vous ne pouvez compter sur des chefs qui ne vous écrivent que d'outre-mer, ou qui vous ont abandonné sous prétexte d'aller chercher des secours; vous ne pouvez plus faire qu'une guerre d'assassinats.» Bois-Hardi, embarrassé de cette lettre, et ne pouvant quitter les Côtes-du-Nord, où des hostilités encore assez actives exigeaient sa présence, engagea le comité central à se rendre auprès de lui, pour répondre à Botidoux. Le comité, à la tête duquel se trouvait Cormatin, comme major-général de Puisaye, se rendit auprès de Bois-Hardi. Il y avait dans l'armée républicaine un jeune général, hardi, brave, plein d'esprit naturel, et surtout de cette finesse qu'on dit être particulière à la profession qu'il avait autrefois exercée, celle de maquignon : c'était le général Humbert. «Il était, dit Puisaye, du nombre de ceux qui n'ont que trop prouvé qu'une année de pratique à la guerre supplée avantageusement à tous les apprentissages d'esplanade.» Il écrivit une lettre dont le style et l'orthographe furent dénoncés au comité de salut public, mais qui était telle qu'il le fallait pour toucher Bois-Hardi et Cormatin. Il y eut une entrevue. Bois-Hardi montra la facilité d'un jeune militaire courageux, point haineux, et se battant par caractère plutôt que par fanatisme; toutefois il ne s'engagea à rien, et laissa faire Cormatin. Ce dernier, avec son inconséquence habituelle, tout flatté d'être appelé à traiter avec les généraux de la puissante république française, accueillit toutes les ouvertures de Humbert, et demanda à être mis en rapport avec les généraux Hoche et Canclaux, et avec les représentans. Des entrevues furent convenues, le jour et le lieu fixés. Le comité central fit des reproches à Cormatin pour s'être trop avancé. Celui-ci, joignant la duplicité à l'inconséquence, assura le comité qu'il ne voulait pas trahir sa cause; qu'en acceptant une entrevue, il voulait observer de près les ennemis communs, juger leurs forces et leurs dispositions. Il donna surtout deux raisons importantes selon lui: premièrement, on n'avait jamais vu Charette, on ne s'était jamais concerté avec lui; en demandant à le voir sous prétexte de rendre la négociation commune à la Vendée comme à la Bretagne, il pourrait l'entretenir des projets de Puisaye, et l'engager à y concourir. Secondement, Puisaye, compagnon d'enfance de Canclaux, lui avait écrit une lettre capable de le toucher, et renfermant les offres les plus brillantes pour le gagner à la monarchie. Sous prétexte d'une entrevue, Cormatin lui remettrait la lettre, et achèverait l'ouvrage de Puisaye. Affectant ainsi le rôle de diplomate habile auprès de ses collègues, Cormatin obtint l'autorisation d'aller entamer une négociation simulée avec les républicains, pour se concerter avec Charette et séduire Canclaux. Il écrivit à Puisaye dans ce sens, et partit, la tête pleine des idées les plus contraires; tantôt fier de tromper les républicains, de comploter sous leurs yeux, de leur enlever un général; tantôt enorgueilli d'être le médiateur des insurgés auprès des représentans de la république, et prêt, dans cette agitation d'idées, à être dupe en voulant faire des dupes. Il vit Hoche; il lui demanda d'abord une trève provisoire, et exigea ensuite la faculté de visiter tous les chefs de chouans l'un après l'autre, pour leur inspirer des vues pacifiques, de voir Canclaux, et surtout Charette, pour se concerter avec ce dernier, disant que les Bretons ne pouvaient se séparer des Vendéens. Hoche et les représentans lui accordèrent ce qu'il demandait; mais ils lui donnèrent Humbert pour l'accompagner et assister à toutes les entrevues. Cormatin, au comble de ses voeux, écrivait au comité central et à Puisaye que ses artifices réussissaient, que les républicains étaient ses dupes, qu'il allait raffermir les chouans, donner le mot à Charette, l'engager seulement à temporiser en attendant la grande expédition, et enfin séduire Canclaux. Il se mit ainsi à parcourir la Bretagne, voyant partout les chefs, les étonnant par des paroles de paix et par cette trève singulière. Tous ne comprenaient pas ses finesses, et se relâchaient de leur courage. La cessation des hostilités faisait aimer le repos et la paix, et, sans qu'il s'en doutât, Cormatin avançait la pacification. Lui-même commençait à y être porté; et, tandis qu'il voulait duper les républicains, c'étaient les républicains qui, sans le vouloir, le trompaient lui-même. Pendant ce temps, on avait fixé avec Charette le jour et le lieu de l'entrevue. C'était près de Nantes. Cormatin devait s'y rendre, et là devaient commencer les négociations. Cormatin, tous les jours plus embarrassé des engagemens qu'il prenait avec les républicains, commençait à écrire plus rarement au comité central, et le comité, voyant la tournure qu'allaient prendre les choses, écrivait à Puisaye en nivôse: «Hâtez-vous d'arriver. Les courages sont ébranlés; les républicains séduisent les chefs. Il faut venir, ne fût-ce qu'avec douze mille hommes, avec de l'argent, des prêtres et des émigrés. Arrivez avant la fin de janvier (pluviôse).» Ainsi, tandis que l'émigration et les puissances fondaient tant d'espérances sur Charette et sur la Bretagne, une négociation allait pacifier ces deux contrées. En pluviôse (janvier-février), la république traitait donc à Bâle avec l'une des principales puissances, et à Nantes avec les royalistes, qui l'avaient jusqu'ici combattue et méconnue.


CHAPITRE XXVII.


RÉOUVERTURE DES SALONS, DES SPECTACLES, DES RÉUNIONS SAVANTES; ÉTABLISSEMENT DES ÉCOLES PRIMAIRES, NORMALE, DE DROIT ET DE MÉDECINE; DÉCRETS RELATIFS AU COMMERCE, A L'INDUSTRIE, A L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE ET DES CULTES.—DISETTE DES SUBSISTANCES DANS L'HIVER DE L'AN III.—DESTRUCTION DES BUSTES DE MARAT.—ABOLITION DU MAXIMUM ET DES RÉQUISITIONS.—SYSTÈMES DIVERS SUR LES MOYENS DE RETIRER LES ASSIGNATS.—AUGMENTATION DE LA DISETTE A PARIS.—RÉINTÉGRATION DES DÉPUTÉS GIRONDINS.—SCÈNES TUMULTUEUSES A L'OCCASION DE LA DISETTE; AGITATION DES RÉVOLUTIONNAIRES; INSURRECTION DU 12 GERMINAL; DÉTAILS DE CETTE JOURNÉE.—DÉPORTATION DE BARRÈRE, BILLAUD-VARENNES ET COLLOT-D'HERBOIS.—ARRESTATION DE PLUSIEURS DÉPUTÉS MONTAGNARDS.—TROUBLES DANS LES VILLES.—DÉSARMEMENT DES PATRIOTES.


Les jacobins étaient dispersés, les principaux agens ou chefs du gouvernement révolutionnaire poursuivis, Carrier mis à mort, plusieurs autres députés recherchés pour leurs missions; enfin Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère et Vadier étaient mis en état de prévention, et destinés à être traduits bientôt devant le tribunal de leurs collègues. Mais tandis que la France cherchait ainsi à se venger des hommes qui avaient exigé d'elle des efforts douloureux, et l'avaient condamnée à un régime terrible, elle revenait avec passion aux plaisirs, aux douceurs des arts et de la civilisation, dont ces hommes la privèrent un instant. Nous avons déjà vu avec quelle ardeur on se préparait à jouir de cet hiver, avec quel goût singulier et nouveau les femmes avaient cherché à se parer, avec quel empressement on se rendait aux concerts de la rue Feydeau. Maintenant tous les spectacles étaient rouverts. Les acteurs de la Comédie Française étaient sortis de prison: Larive, Saint-Prix, Molé, Dazincourt, Saint-Phal, mesdemoiselles Contat, Devienne, avaient reparu sur la scène. On se portait aux spectacles avec fureur. On y applaudissait tous les passages qui pouvaient faire allusion à la terreur; on y chantait l'air du Réveil du peuple ; on y proscrivait la Marseillaise . Dans les loges paraissaient les beautés du temps, femmes ou amies des thermidoriens; dans le parterre, la jeunesse dorée de Fréron semblait narguer par ses plaisirs, par sa parure et par son goût, ces terroristes sanguinaires, grossiers, qui, disait-on, avaient voulu chasser toute civilisation. Les bals étaient suivis avec le même empressement. On en vit un où il n'était personne qui n'eût perdu des parens dans la révolution: on l'appela le bal des victimes . Les lieux publics consacrés aux arts étaient aussi rouverts. La convention, qui avec toutes les passions a eu toutes les grandes idées, avait ordonné la formation d'un musée, où l'on réunissait aux tableaux que possédait déjà la France ceux que nous procurait la conquête. Déjà on y avait transporté ceux de l'école flamande conquis en Belgique. Le Lycée, où La Harpe avait célébré tout récemment la philosophie et la liberté en bonnet rouge, le Lycée, fermé pendant la terreur, venait d'être rendu au public, grâce aux bienfaits de la convention, qui avait fait une partie des frais de l'établissement, et qui avait distribué quelques centaines de cartes aux jeunes gens de chaque section. Là, on entendait La Harpe déclamer contre l'anarchie, la terreur, l'avilissement de la langue, le philosophisme , et tout ce qu'il avait vanté autrefois, avant que cette liberté, qu'il célébrait sans la connaître, eût effrayé sa petite âme. La convention avait accordé des pensions à presque tous les gens de lettres, à tous les savans, sans aucune distinction d'opinions. Elle venait de décréter les écoles primaires, où le peuple devait apprendre les élémens de la langue parlée et écrite, les règles du calcul, les principes de l'arpentage, et quelques notions pratiques sur les principaux phénomènes de la nature; les écoles centrales, destinées aux classes plus élevées, et où la jeunesse devait apprendre les mathématiques, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'hygiène, les arts et métiers, les arts du dessin, les belles-lettres, les langues anciennes, les langues vivantes les plus appropriées aux localités, la grammaire générale, la logique et l'analyse, l'histoire, l'économie politique, les élémens de législation, le tout dans l'ordre le mieux approprié au développement de l'esprit; l'école normale, où devaient se former, sous les savans et les littérateurs les plus célèbres, de jeunes professeurs, qui ensuite iraient répandre dans toute la France l'instruction puisée au foyer des lumières; enfin les écoles spéciales de médecine, de droit, d'art vétérinaire. Outre ce vaste système d'éducation destiné à répandre, à propager cette civilisation qu'on accusait si injustement la révolution d'avoir bannie; la convention vota des encouragemens pour des travaux de toute espèce. L'établissement de diverses manufactures venait d'être ordonné. On avait donné aux Suisses expatriés pour cause de troubles, des domaines nationaux à Besançon, afin d'y former une manufacture d'horlogerie. La convention avait demandé en outre à ses comités des projets de canaux, des plans de banque, et un système d'avances pour certaines provinces ruinées par la guerre. Elle avait adouci quelques lois qui pouvaient nuire à l'agriculture et au commerce. Une foule de cultivateurs et d'ouvriers avaient quitté l'Alsace, lorsqu'elle fut évacuée par Wurmser, Lyon pendant le siège, et tout le Midi depuis les rigueurs exercées contre le fédéralisme. Elle les distingua des émigrés, et rendit une loi par laquelle les laboureurs, les ouvriers sortis de France depuis le 1er mai 1798, et disposés à y rentrer avant le 1er germinal, ne seraient pas considérés comme émigrés. La loi des suspects, dont on demandait le rapport, fut maintenue; mais elle n'était plus redoutable qu'aux patriotes, qui étaient devenus les suspects du jour. Le tribunal révolutionnaire venait d'être entièrement recomposé, et ramené à la forme des tribunaux criminels ordinaires: il y avait juges, jurés et défenseurs. On ne pouvait plus juger sur pièces écrites et sans entendre les témoins. La loi qui permettait la mise hors des débats, et qui avait été rendue contre Danton, était rapportée. Les administrations de district devaient cesser d'être permanentes, excepté dans les villes au-dessus de cinquante mille ames. Enfin le grand intérêt du culte était réglé par une loi nouvelle. Cette loi rappelait qu'en vertu de la déclaration des droits, tous les cultes étaient libres; mais elle déclarait que l'état n'en salariait plus aucun, et n'en permettait plus la célébration publique. Chaque secte pouvait construire, louer des édifices, et se livrer aux pratiques de son culte dans l'intérieur de ces édifices. Enfin, pour remplacer les anciennes cérémonies de la religion catholique, et celles de la Raison , la convention venait de faire un plan de fêtes décadaires. Elle avait combiné la danse, la musique et les exhortations morales, de manière à rendre profitables les plaisirs du peuple, et à produire sur son imagination des impressions à la fois utiles et agréables. Ainsi, distraite du soin pressant de se défendre, la révolution dépouillait ses formes violentes, et revenait à sa mission véritable, celle de favoriser les arts, l'industrie, les lumières et la civilisation.

Mais tandis qu'on voyait les lois cruelles disparaître, les hautes classes se recomposer et se livrer aux plaisirs, les classes inférieures souffraient d'une affreuse disette, et d'un froid presque inconnu dans nos climats. Cet hiver de l'an III, qui nous avait permis de traverser à pied sec les fleuves et les bras de mer de la Hollande, nous faisait payer cher cette conquête, en condamnant le peuple des villes et des campagnes à de rudes souffrances. C'était sans contredit le plus rigoureux du siècle: il surpassait encore celui qui précéda l'ouverture des états-généraux en 1789. Les subsistances manquaient par différentes causes. La principale était l'insuffisance de la récolte. Quoiqu'elle se fût annoncée très belle, la sécheresse, puis les brouillards, avaient trompé toutes les espérances. Le battage avait été négligé, comme dans les années précédentes, soit par le défaut de bras, soit par la mauvaise volonté des fermiers. Les assignats baissant tous les jours, et étant tombés récemment au dixième de leur valeur, le maximum était devenu plus oppressif, et la répugnance à y obéir, les efforts pour s'y soustraire plus grands. Les fermiers faisaient partout de fausses déclarations, et étaient aidés dans leurs mensonges par les municipalités qui venaient, comme on sait, d'être renouvelées. Composées presque toutes d'hommes modérés, elles secondaient volontiers la désobéissance aux lois révolutionnaires; enfin tous les ressorts de l'autorité étant relâchés, et le gouvernement ayant cessé de faire peur, les réquisitions pour l'approvisionnement des armées et des grandes communes n'étaient plus obéies. Ainsi, le système extraordinaire des approvisionnemens, destiné à suppléer au commerce, se trouvait désorganisé bien avant que le commerce eût repris son mouvement naturel. La disette devait être plus sensible encore dans les grandes communes, toujours plus difficiles à approvisionner. Paris était menacé d'une famine plus cruelle qu'aucune de celles dont on avait eu peur dans le cours de la révolution. Aux causes générales se réunissaient des causes toutes particulières. Par la suppression de la commune conspiratrice du 9 thermidor, le soin d'alimenter Paris avait été transmis de la commune à la commission de commerce et d'approvisionnement: il était résulté de ce changement une interruption dans les services. Les ordres avaient été donnés fort tard, et avec une précipitation dangereuse. Les moyens de transport manquaient; tous les chevaux, comme on l'a vu, avaient été crevés, et outre la difficulté de réunir des quantités suffisantes de blé, il y avait encore celle de le transporter à Paris. Les lenteurs, les pillages sur les routes, tous les accidens ordinaires des disettes, déjouaient les efforts de la commission. A la disette des subsistances se joignait celle des bois de chauffage et du charbon. Le canal de Briare avait été desséché pendant tout l'été. Les charbons de terre n'étant pas arrivés, les usines avaient consumé tout le charbon de bois. Les coupes de bois avaient été tardivement ordonnées, et les entrepreneurs de flottage, vexés par les autorités locales, étaient entièrement découragés. Les charbons, le bois manquaient donc, et, par cet affreux hiver, cette disette de combustible était aussi funeste que celle des grains.

Ainsi, une souffrance cruelle dans les basses classes contrastait avec les plaisirs nouveaux auxquels se livraient les classes élevées. Les révolutionnaires, irrités contre le gouvernement, suivaient l'exemple de tous les partis battus, et se servaient des maux publics comme d'autant d'argumens contre les chefs actuels de l'état. Ils contribuaient même à augmenter ces maux, en contrariant les ordres de l'administration. «N'envoyez pas vos blés à Paris, disaient-ils aux fermiers; le gouvernement est contre-révolutionnaire, il fait rentrer les émigrés, il ne veut pas mettre en vigueur la constitution, il laisse pourrir les grains dans les magasins de la commission de commerce; il veut affamer le peuple pour l'obliger à se jeter dans les bras de la royauté.» Ils engageaient ainsi les possesseurs de grains à les garder. Ils quittaient leurs communes pour se rendre dans les grandes villes où ils étaient inconnus, et hors de la portée de ceux qu'ils avaient persécutés. Là, ils répandaient le trouble. A Marseille, ils venaient de faire de nouvelles violences aux représentans, qu'ils avaient obligés à suspendre les procédures commencées contre les prétendus complices de la terreur. Il avait fallu mettre la ville en état de siége. C'est à Paris surtout qu'ils s'amassaient en grand nombre, et qu'ils étaient plus turbulens. Ils revenaient toujours au même sujet, la souffrance du peuple, et la mettaient en comparaison avec le luxe des nouveaux meneurs de la convention. Madame Tallien était la femme du jour qu'ils accusaient le plus, car à toutes les époques on en avait accusé une: c'était la perfide enchanteresse à laquelle ils reprochaient, comme autrefois à madame Rolland, et plus anciennement à Marie-Antoinette, tous les maux du peuple. Son nom, prononcé plusieurs fois à la convention, avait paru ne pas émouvoir Tallien. Enfin, il prit un jour la parole pour la venger de tant d'outrages; il la présenta comme un modèle de dévouement et de courage, comme une des victimes que Robespierre avait destinées à l'échafaud, et il déclara qu'elle était devenue son épouse. Barras, Legendre, Fréron, se joignirent à lui, ils s'écrièrent qu'il était temps enfin de s'expliquer; ils échangèrent des injures avec la Montagne, et la convention se vit obligée, comme à l'ordinaire, de mettre fin à la discussion par l'ordre du jour. Une autre fois, Duhem dit au député Clausel, membre du comité de sûreté générale, qu'il l'assassinerait. Le tumulte fut épouvantable, et l'ordre du jour vint encore terminer cette nouvelle scène.

L'infatigable Duhem découvrit un écrit intitulé le Spectateur de la Révolution , dans lequel se trouvait un dialogue sur les deux gouvernemens monarchique et républicain. Ce dialogue donnait une préférence évidente au gouvernement monarchique, et engageait, même d'une manière assez ouverte, le peuple français à y revenir. Duhem dénonça cet écrit avec indignation, comme l'un des symptômes de la conspiration royaliste. La convention, faisant droit à cette réclamation, envoya l'auteur au tribunal révolutionnaire; mais Duhem s'étant permis de dire que le royalisme et l'aristocratie triomphaient, elle l'envoya lui-même pour trois jours à l'Abbaye, comme ayant insulté l'assemblée. Ces scènes avaient ému tout Paris. Dans les sections on voulait faire des adresses sur ce qui venait d'arriver, et on se battait pour la rédaction, chacun voulant que ces adresses fussent écrites dans son sens. Jamais la révolution n'avait présenté un spectacle aussi agité. Jadis les jacobins, tout-puissans, n'avaient trouvé aucune résistance capable de produire une véritable lutte. Ils avaient tout chassé devant eux, et étaient demeurés vainqueurs; vainqueurs bruyans et colères, mais uniques. Aujourd'hui un parti puissant venait de s'élever; et quoiqu'il fût moins violent, il suppléait par la masse à la violence, et pouvait lutter à chance égale. On fit des adresses en tous sens. Quelques jacobins, réunis dans les cafés, vers les quartiers populeux de Saint-Denis, du Temple, de Saint-Antoine, tinrent des propos comme ils avaient coutume d'en tenir. Ils menacèrent d'aller attaquer au Palais-Royal, aux spectacles, à la convention même, les nouveaux conspirateurs. De leur côté, les jeunes gens faisaient un bruit épouvantable dans le parterre des théâtres. Ils se promirent de faire un outrage sensible aux jacobins. Le buste de Marat était dans tous les lieux publics, et particulièrement dans les salles de spectacle. Au théâtre Feydeau, des jeunes gens s'élancèrent au balcon, et, montant sur les épaules les uns des autres, renversèrent le buste du saint, le brisèrent, et le remplacèrent aussitôt par celui de Rousseau. La police fit de vains efforts pour empêcher cette scène. Des applaudissemens universels couvrirent l'action de ces jeunes gens. Des couronnes furent jetées sur le théâtre pour en couronner le buste de Rousseau; des vers, préparés pour cette circonstance, furent débités; on cria: A bas les terroristes! à bas Marat! à bas ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent mille têtes! Vive l'auteur d'Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse! Cette scène se répéta le lendemain dans les spectacles et dans tous les lieux publics. On se précipita dans les halles, on barbouilla de sang le buste de Marat, et on le précipita ensuite dans la boue. Des enfans firent dans le quartier Montmartre une procession, et après avoir porté un buste de Marat jusqu'au bord d'un égout, l'y précipitèrent. L'opinion se prononça avec une violence extrême; la haine et le dégoût de Marat étaient dans tous les coeurs, même chez la plupart des montagnards; car aucun d'eux n'avait pu suivre dans ses écarts la pensée de ce maniaque audacieux. Mais le nom de Marat étant consacré, le poignard de Corday lui ayant valu une espèce de culte, on craignait de toucher à ses autels comme à ceux de la liberté elle-même. On a vu que pendant les dernières sans-culottides, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il avait été mis au Panthéon à la place de Mirabeau. Les comités s'empressèrent d'accueillir ce signal, et proposèrent à la convention de décréter qu'aucun individu ne pourrait être porté au Panthéon avant un délai de vingt ans, et que le buste ou portrait d'aucun citoyen ne pourrait être exposé dans les lieux publics. On ajouta que tout décret contraire était rapporté. En conséquence Marat, introduit au Panthéon, en fut chassé seulement après quatre mois. Telle est l'instabilité des révolutions! on décerne, on retire l'immortalité; et l'impopularité menace les chefs de parti au-delà même de la mort! Dès cet instant commença la longue infamie qui a poursuivi Marat, et qu'il a partagée avec Robespierre. Tous deux, divinisés naguère par le fanatisme, jugés aujourd'hui par la douleur, furent voués à une longue exécration.

Les jacobins, irrités de cet outrage fait à une des plus grandes renommées révolutionnaires, s'assemblèrent au faubourg Saint-Antoine, et jurèrent de venger la mémoire de Marat. Ils prirent son buste, le portèrent en triomphe dans tous les quartiers qu'ils dominaient, et, armés jusqu'aux dents, menacèrent d'égorger quiconque viendrait troubler cette fête sinistre. Les jeunes gens avaient envie de fondre sur ce cortège; ils s'encourageaient à l'attaquer, et une bataille s'en serait suivie infailliblement, si les comités n'avaient fait fermer le club des Quinze-Vingts, défendu les processions de ce genre, et dispersé les attroupemens. A la séance du 20 nivôse (9 janvier), les bustes de Marat et de Lepelletier furent enlevés de la convention, ainsi que les deux belles peintures dans lesquelles David les avait représentés mourans. Les tribunes, qui étaient partagées, firent éclater des cris contraires: les unes applaudirent, les autres poussèrent d'affreux murmures. Dans ces dernières se trouvaient de ces femmes qu'on appelait furies de guillotine : on les fit sortir. L'assemblée applaudit, et la Montagne, morne et silencieuse, en voyant enlever ces célèbres tableaux, crut voir s'anéantir la révolution et la république.

La convention venait d'enlever aux deux partis une occasion d'en venir aux mains; mais la lutte n'était retardée que de quelques jours. Les ressentimens étaient si profonds, et les souffrances du peuple si grandes, qu'on devait s'attendre à quelqu'une de ces scènes violentes qui avaient ensanglanté la révolution. Dans l'incertitude de ce qui allait arriver, on discutait toutes les questions que faisait naître la situation commerciale et financière du pays; questions malheureuses, qu'on prenait et reprenait à chaque instant, pour les traiter et les résoudre d'une manière différente, suivant les changemens qu'avaient subis les idées.

Deux mois auparavant on avait modifié le maximum , en rendant le prix des grains variable suivant les localités; on avait modifié les réquisitions, en les rendant spéciales, limitées, régulières, et on avait ajourné les questions relatives au séquestre, au numéraire et aux assignats. Aujourd'hui tout ménagement pour les créations révolutionnaires avait disparu. Ce n'était plus une simple modification qu'on demandait, c'était l'abolition même du système d'urgence établi pendant la terreur. Les adversaires de ce système donnaient d'excellentes raisons. Tout n'étant pas maximé, disaient-ils, le maximum était absurde et inique. Le fermier payant 30 francs un soc qu'il payait jadis 50 sous, 700 francs un domestique qu'il payait 100, et 10 francs le journalier qu'il payait 50 sous, ne pourrait jamais donner ses denrées au même prix qu'autrefois. Les matières premières apportées de l'étranger ayant été affranchies récemment du maximum , pour rendre quelque activité au commerce, il était absurde de les y soumettre ouvrées; car elles seraient payées huit ou dix fois moins qu'à l'état brut. Ces exemples n'étaient pas les seuls: on en pouvait citer mille du même genre. Le maximum exposant ainsi le marchand, le manufacturier, le fermier, à des pertes inévitables, ils ne voudraient jamais le subir; les uns abandonneraient les boutiques ou la fabrication, les autres enfouiraient leur blé ou le feraient consommer dans les basses-cours, parce qu'ils trouveraient plus d'avantages à vendre de la volaille ou des cochons engraissés. De manière ou d'autre, il fallait si on voulait que les marchés fussent approvisionnés, que les prix fussent libres; car jamais personne ne voudrait travailler pour perdre. Du reste, ajoutaient les adversaires du système révolutionnaire, le maximum n'avait jamais été exécuté; ceux qui voulaient trouver à acheter se résignaient à payer d'après le prix réel, et non d'après le prix légal. Toute la question se réduisait donc à ces mots: payer cher ou n'avoir rien. Vainement voudrait-on suppléer à l'activité spontanée de l'industrie et du commerce par les réquisitions, c'est-à-dire par l'action du gouvernement. Un gouvernement commerçant était une monstruosité ridicule. Cette commission des approvisionnemens, qui faisait tant de bruit de ses opérations, sait-on ce qu'elle avait apporté en France de blé étranger? De quoi nourrir la France pendant cinq jours. Il fallait donc en revenir à l'activité individuelle, c'est-à-dire au commerce libre, et ne s'en fier qu'à lui. Lorsque le maximum serait supprimé, et que le négociant pourrait retrouver le prix du fret, des assurances, de l'intérêt de ses capitaux, et son juste bénéfice, il ferait venir des denrées de tous les points du globe. Les grandes communes surtout, qui n'étaient pas comme celle de Paris approvisionnées aux frais de l'état, ne pouvaient recourir qu'au commerce, et seraient affamées si on ne lui rendait sa liberté.

En principe ces raisonnemens étaient justes; il n'en était pas moins vrai que la transition du commerce forcé au commerce libre devait être dangereuse dans un moment d'aussi grande crise. En attendant que la liberté des prix eût réveillé l'industrie individuelle, et approvisionné les marchés, le renchérissement de toutes choses allait être extraordinaire. C'était un inconvénient très passager pour toutes les marchandises qui n'étaient pas de première nécessité, ce n'était qu'une interruption momentanée jusqu'à l'époque où la concurrence ferait tomber les prix; mais pour les subsistances qui n'admettent pas d'interruption, comment se ferait la transition? En attendant que la faculté de vendre les blés à prix libre eût fait expédier des vaisseaux en Crimée, en Pologne, en Afrique, en Amérique, et obligé par la concurrence les fermiers à livrer leurs grains, comment vivrait le peuple des villes sans maximum et sans réquisitions? Encore valait-il mieux du mauvais pain, produit avec les pénibles efforts de l'administration, avec d'incroyables tiraillemens, que la disette absolue. Sans doute, il fallait sortir de ce système forcé le plus tôt possible, mais avec de grands ménagemens, et sans un sot emportement.

Quant aux reproches de M. Boissy-d'Anglas à la commission des approvisionnemens, ils étaient aussi injustes que ridicules. Ses importations, disait-il, n'auraient pu nourrir la France que pendant cinq jours. D'abord on niait le calcul; mais peu importait. Ce n'est jamais que le peu qui manque à un pays, autrement il serait impossible d'y suppléer; mais n'était-ce pas un service immense que d'avoir fourni ce peu? Se figure-t-on le désespoir d'une contrée privée de pain pendant cinq jours? Encore si cette privation eût été également répartie, elle aurait pu n'être pas mortelle; mais tandis que les campagnes auraient regorgé de blé, on aurait vu les grandes villes, et surtout la capitale, en manquer, non pas seulement pendant cinq jours, mais pendant dix, vingt, cinquante, et un bouleversement s'ensuivre. Du reste, la commission de commerce et des approvisionnemens, dirigée par Lindet, ne s'était pas bornée seulement à tirer des denrées du dehors, mais elle avait encore fait transporter les grains, les fourrages, les marchandises qui existaient en France, des campagnes aux frontières ou dans les grandes communes; et le commerce, effrayé par la guerre et les fureurs politiques, n'aurait jamais fait cela spontanément. Il avait fallu y suppléer par la volonté du gouvernement, et cette volonté, énergique, extraordinaire, méritait la reconnaissance et l'admiration de la France, malgré les cris de ces petits hommes qui, pendant les dangers de la patrie, n'avaient su que se cacher.

La question fut résolue d'assaut en quelque sorte. On abolit le maximum et les réquisitions d'entraînement, comme on avait rappelé les soixante-treize, comme on avait décrété Billaud, Collot et Barrère. Cependant on laissa subsister quelques restes du système des réquisitions. Celles qui avaient pour but d'approvisionner les grandes communes devaient avoir leur effet encore un mois. Le gouvernement conservait le droit de préhension, c'est-à-dire la faculté de prendre les denrées d'autorité, en les payant au prix des marchés. La fameuse commission perdit une partie de son titre; elle ne s'appela plus commission de commerce et des approvisionnemens, mais seulement commission des approvisionnemens. Ses cinq directeurs furent réduits à trois; ses dix mille employés à quelques centaines. Le système de l'entreprise fut avec raison substitué à celui de la régie; et, en passant, on s'éleva contre Pache, pour sa création du comité des marchés. Les charrois furent donnés à des entrepreneurs. La manufacture d'armes de Paris, qui avait rendu des services coûteux, mais immenses, fut dissoute. On le pouvait alors sans inconvénient. La fabrication des armes fut remise à l'entreprise. Les ouvriers, qui voyaient bien qu'ils allaient être moins payés, poussèrent quelques murmures; excités même par les jacobins, ils menaçaient d'un mouvement; mais ils furent contenus, et renvoyés dans leurs communes.

La question du séquestre, ajournée précédemment, parce qu'on craignait, en rétablissant la circulation des valeurs, de fournir des alimens à l'émigration, et de faire renaître l'agiotage sur le papier étranger, cette question fut reprise, et cette fois résolue à l'avantage de la liberté du commerce. Le séquestre fut levé; on restitua aussi aux négocians étrangers les valeurs séquestrées, au risque de ne pas obtenir la même restitution en faveur des Français. Enfin la libre circulation du numéraire fut rétablie après une vive discussion. On l'avait interdite autrefois pour empêcher les émigrés d'emporter le numéraire de la France; on la permit de nouveau sur le motif que, les moyens de retour nous manquant, Lyon ne pouvant plus fournir 60 millions manufacturés, Nîmes 20, Sedan 10, le commerce serait impossible si on ne permettait pas de payer en matières d'or ou d'argent les achats faits à l'extérieur. D'ailleurs on pensa que le numéraire étant enfoui, et ne voulant pas sortir, à cause du papier-monnaie, la faculté de payer à l'étranger les objets d'importation l'engagerait à se montrer, et lui rendrait son mouvement. On prit, en outre, des précautions assez puériles pour l'empêcher d'aller alimenter les émigrés. Quiconque faisait sortir une valeur métallique était tenu de faire rentrer une valeur égale en marchandises.

Enfin on s'occupa de la difficile question des assignats. Il y en avait à peu près 7 milliards 5 ou 600 millions en circulation réelle; il en restait dans les caisses 5 ou 600 millions; la somme fabriquée s'élevait donc à 8 milliards. Le gage restant en biens de première et seconde origine, tels que bois, terres, châteaux, hôtels, maisons, mobilier, s'élevait à plus de 15 milliards, d'après l'évaluation actuelle en assignats. Le gage était donc bien suffisant. Cependant l'assignat perdait les neuf dixièmes ou les onze douzièmes de sa valeur, suivant la nature des objets contre lesquels on l'échangeait. Ainsi l'état qui recevait l'impôt en assignats, le rentier, le fonctionnaire public, le propriétaire de maisons ou de terres, le créancier d'un capital, tous ceux enfin qui recevaient ou leurs appointemens, ou leurs revenus, ou leurs salaires, ou leurs remboursemens en papier, faisaient des pertes toujours plus énormes; le désordre qui en résultait devenait chaque jour plus grand. Cambon proposa d'augmenter les appointemens des fonctionnaires publics et le revenu des rentiers. Après avoir combattu sa proposition, on se vit obligé de l'adopter pour les fonctionnaires publics, qui ne pouvaient plus vivre. Mais c'était là un bien faible palliatif pour un mal immense; c'était soulager une classe sur mille. Pour les soulager toutes, il fallait rétablir le juste rapport des valeurs; mais comment y parvenir?

On aimait à faire encore les rêves de l'année précédente; on recherchait la cause de la dépréciation des assignats, et les moyens de les relever. D'abord, tout en avouant que leur grande quantité était une cause d'avilissement, on cherchait aussi à prouver qu'elle n'était pas la plus grande, pour se disculper de l'excessive émission. En preuve, on disait qu'au moment de la défection de Dumouriez, du soulèvement de la Vendée, et de la prise de Valenciennes, les assignats, circulant en quantité beaucoup moindre qu'après le déblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, perdaient néanmoins davantage; ce qui était vrai, et ce qui prouvait que les défaites et les victoires influaient sur le cours du papier-monnaie; vérité sans doute incontestable. Mais aujourd'hui, ventôse an III (mars 1795), la victoire était complète sur tous les points, la confiance dans les ventes était établie, les biens nationaux étaient devenus l'objet d'une espèce d'agiotage, une foule de spéculateurs achetaient pour profiter sur les reventes ou sur la division, et cependant le discrédit des assignats était quatre ou cinq fois plus grand que l'année précédente. La quantité des émissions était donc la cause véritable de la dépréciation du papier, et sa rentrée le seul moyen de relever sa valeur.

Le seul moyen de le faire rentrer, c'était de vendre les biens; mais quel était le moyen de les vendre? Questions éternelles, qu'on se proposait chaque année. La cause qui avait empêché d'acheter les biens, les années précédentes, c'était la répugnance, le préjugé, surtout le défaut de confiance dans la solidité des acquisitions. Aujourd'hui c'en était une autre. Qu'on se figure comment se font les acquisitions d'immeubles, dans le cours ordinaire des choses. Le commerçant, le manufacturier, l'agriculteur, le capitaliste, avec des produits ou des revenus lentement accumulés, achètent la terre de l'individu qui s'est appauvri, ou qui vend pour changer sa propriété contre une autre. Une terre s'échange ainsi toujours ou contre une autre, ou contre des capitaux mobiliers accumulés par le travail. L'acheteur de la terre vient se reposer sur son sein; le vendeur va faire valoir les capitaux mobiliers qu'il en reçoit en paiement, et succéder au rôle laborieux de celui qui les exploitait. Tel est le roulement insensible de la propriété immobilière. Mais qu'on se figure tout un tiers du territoire, composé de propriétés somptueuses et peu divisées, de parcs, de châteaux, d'hôtels, mis en vente tout à la fois, dans le moment même où les propriétaires et les commerçans, les capitalistes les plus riches étaient dispersés, et on comprendra si le paiement en était possible. Ce n'étaient pas quelques bourgeois ou fermiers échappés à la proscription qui pouvaient faire cette acquisition, et surtout la payer. On dira sans doute que la masse des assignats en circulation était suffisante pour solder les biens; mais cette masse était illusoire, si chaque porteur d'assignats était obligé d'en employer huit ou dix fois davantage pour se procurer les mêmes objets qu'autrefois.

La difficulté consistait donc à fournir aux acquéreurs non pas la volonté d'acheter, mais la faculté de payer. Aussi tous les moyens proposés portaient-ils sur une base fausse, car ils supposaient tous cette faculté. Ces moyens étaient ou forcés ou volontaires. Les premiers consistaient dans la démonétisation et l'emprunt forcé. La démonétisation changeait le papier de monnaie en simple délégation sur les biens. Elle était tyrannique; car, lorsqu'elle atteignait l'assignat dans les mains de l'ouvrier ou de l'individu qui avait tout juste de quoi vivre, elle changeait le morceau de pain en terre, et affamait le porteur de cet assignat. Le seul bruit, en effet, qu'on démonétiserait certaine partie du papier les avait fait baisser rapidement, et on fut obligé de décréter qu'on ne démonétiserait pas. L'emprunt forcé n'était pas moins tyrannique; il consistait aussi à changer forcément l'assignat de monnaie en valeur sur les terres. La seule différence, c'est que l'emprunt forcé portait sur les classes élevées et riches, et n'opérait la conversion que pour elles; mais elles avaient tant souffert, qu'il était bien difficile de leur faire acheter des biens-fonds, sans les mettre dans de cruels embarras. D'ailleurs, depuis la réaction, elles commençaient à se défendre contre tout retour aux moyens révolutionnaires.

Il ne restait donc plus que les moyens volontaires. On en proposa de toute espèce. Cambon imagina une loterie: elle devait se composer de quatre millions de lots, de 1000 francs chaque; ce qui faisait une mise de quatre milliards de la part du public. L'état ajoutait 391 millions, qui servaient à faire de gros lots, de manière qu'il y avait quatre lots de 500,000 fr., trente-six de 250,000, trois cent soixante de 100,000. Les moins heureux retrouvaient leurs lots primitifs de 1,000 francs; mais les uns et les autres, au lieu d'avoir des assignats, n'avaient qu'un bon sur les biens nationaux, rapportant trois pour cent d'intérêt. Ainsi, on supposait que l'appât d'un lot considérable ferait rechercher ce placement en bons sur les biens nationaux, et que quatre milliards d'assignats quitteraient ainsi la qualité de monnaie, pour prendre celle de contrats sur les terres, moyennant une prime de 391 millions. C'est supposer toujours qu'on pouvait faire ce placement. Thirion conseilla un autre moyen, celui d'une tontine. Mais ce moyen, bon pour ménager un petit capital d'économie à quelques survivans, était beaucoup trop lent et trop insuffisant par rapport à la masse énorme des assignats. Johannot proposa une espèce de banque territoriale, dans laquelle on déposerait des assignats, pour avoir des bons rapportant trois pour cent d'intérêt, bons qu'on échangerait à volonté pour des assignats. C'était toujours le même plan de changer le papier-monnaie en simples valeurs en terres. Ici, la seule différence consistait à laisser à ces valeurs la faculté de reprendre la forme de monnaie circulante. Il est évident que la véritable difficulté n'était pas vaincue. Tous les moyens imaginés pour retirer le papier et le relever étaient donc illusoires; il fallait s'avancer encore long-temps dans cette carrière, émettant des assignats, qui baisseraient davantage: au terme il y avait une solution forcée. Malheureusement, on ne sait jamais prévoir les sacrifices nécessaires, et en diminuer l'étendue en les faisant d'avance. Cette prévoyance et ce courage ont toujours manqué aux nations dans les crises financières.

A ces prétendus moyens de retirer les assignats s'enjoignaient d'autres, heureusement plus réels, mais fort insuffisans. Le mobilier des émigrés, assez facile à vendre, s'élevait à 200 millions. Les transactions à l'amiable, pour les intérêts des émigrés dans les sociétés de commerce, pouvaient produire 100 millions; la part dans leurs héritages, 500 millions. Mais, dans le premier cas, on retirait des capitaux au commerce; dans le second, on devait percevoir une partie des valeurs en terres. On comptait offrir une prime à ceux qui achèveraient leurs paiemens pour les biens déjà acquis, et on espérait faire rentrer ainsi 800 millions. On allait mettre enfin en loterie les grandes maisons sises à Paris, et non louées. C'était un milliard encore. Dans le cas d'un plein succès, tout ce que nous venons d'énumérer aurait pu faire rentrer deux milliards 600 millions; cependant on eût été fort heureux de retirer 1500 millions sur le tout; d'ailleurs, cette somme allait ressortir par une autre voie. On venait de décréter une mesure fort sage et fort humaine: c'était la liquidation des créanciers des émigrés. On avait résolu d'abord de faire une liquidation individuelle pour chaque émigré. Comme beaucoup d'entre eux étaient insolvables, la république n'aurait payé leur passif que jusqu'à concurrence de l'actif. Mais cette liquidation individuelle présentait des longueurs interminables; il fallait ouvrir un compte à chaque émigré, y porter ses biens-fonds, son mobilier, balancer le tout avec ses dettes; et les malheureux créanciers, presque tous domestiques, ouvriers, marchands, auraient attendu vingt et trente ans leur paiement. Cambon fit décider que les créanciers des émigrés deviendraient créanciers de l'état, et seraient payés sur-le-champ, excepté ceux dont les débiteurs étaient notoirement insolvables. La république pouvait perdre ainsi quelques millions; mais elle soulageait des maux très grands, et faisait un bien immense. Le révolutionnaire Cambon était l'auteur de cette idée si humaine.

Mais, tandis qu'on discutait ces questions si malheureuses, on était ramené sans cesse à des soins encore plus pressans, la subsistance de Paris, qui allait manquer tout à fait. On était à la fin de ventôse (milieu de mars). L'abolition du maximum n'avait pas encore pu ranimer le commerce, et les grains n'arrivaient pas. Une foule de députés répandus autour de Paris, faisaient des réquisitions qui n'étaient pas obéies. Quoiqu'elles fussent autorisées encore pour l'approvisionnement des grandes communes, et qu'on les payât au prix des marchés, les fermiers disaient qu'elles étaient abolies, et ne voulaient pas obéir. Mais ce n'était pas là le plus grand obstacle. Les rivières, les canaux étaient entièrement gelés; pas un bateau ne pouvait arriver. Les routes, couvertes de glaces, étaient impraticables; il fallait, pour rendre le roulage possible, les sabler vingt lieues à la ronde. Pendant le trajet, les charrettes étaient pillées par le peuple affamé, dont les jacobins excitaient le courroux en disant que le gouvernement était contre-révolutionnaire, qu'il laissait pourrir les grains à Paris, et qu'il voulait rétablir la royauté. Pendant que les arrivages diminuaient, la consommation augmentait, comme il arrive toujours en pareil cas. La peur de manquer faisait que chacun s'approvisionnait pour plusieurs jours. On délivrait, comme autrefois, le pain sur la présentation des cartes; mais chacun exagérait ses besoins. Pour favoriser leurs laitières, leurs blanchisseuses, ou des gens de la campagne qui leur apportaient des légumes et de la volaille, les habitans de Paris leur donnaient du pain, qui était préféré à l'argent, vu la disette qui affligeait les environs autant que Paris même. Les boulangers revendaient même de la pâte aux gens de la campagne, et, de quinze cents sacs, la consommation s'était ainsi élevée à dix-neuf cents. L'abolition du maximum avait fait monter le prix de tous les comestibles à un taux extraordinaire; pour les faire baisser, le gouvernement avait déposé chez les charcutiers, les épiciers, les boutiquiers, des vivres et des marchandises, afin de les donner à bas prix, et de ramener un peu le bon marché. Mais les dépositaires abusaient du dépôt, et vendaient plus cher qu'on n'était convenu avec eux.

Les comités étaient chaque jour dans les plus grandes alarmes, et attendaient avec une vive anxiété les dix-neuf cents sacs de farine devenus indispensables. Boissy-d'Anglas, chargé des subsistances, venait faire sans cesse de nouveaux rapports, pour tranquilliser le public, et tâcher de lui procurer une sécurité que le gouvernement n'avait pas lui-même. Dans cette situation, on se prodiguait les injures d'usage. «Voilà, disait la Montagne, l'effet de l'abolition du maximum! —Voilà, répondait le côté droit, l'effet inévitable de vos mesures révolutionnaires!» Chacun alors proposait comme remède l'accomplissement des voeux de son parti, et demandait les mesures souvent les plus étrangères au pénible sujet dont il s'agissait. «Punissez tous les coupables, disait le côté droit, réparez toutes les injustices, révisez toutes les lois tyranniques; rapportez la loi des suspects.—Non, répondaient les montagnards: renouvelez vos comités de gouvernement, rendez-leur l'énergie révolutionnaire, cessez de poursuivre les meilleurs patriotes et de relever l'aristocratie.» Tels étaient les moyens proposés pour le soulagement de la misère publique.

Ce sont toujours de pareils momens que les partis choisissent pour en venir aux mains, et pour faire triompher leurs désirs. Le rapport tant attendu sur Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère et Vadier, fut présenté à l'assemblée. La commission des vingt-un conclut à l'accusation, et demanda l'arrestation provisoire: l'arrestation fut votée sur-le-champ à une immense majorité. Il fut décrété que les quatre membres inculpés seraient entendus par l'assemblée, et qu'une discussion solennelle serait ouverte sur la proposition de les mettre en accusation. A peine cette décision était-elle rendue, qu'on proposa de réintégrer dans le sein de l'assemblée les députés proscrits, que deux mois auparavant on avait déchargés de toute poursuite, mais auxquels on avait interdit le retour au milieu de leurs collègues. Sieyès, qui avait gardé un silence de cinq années, qui depuis les premiers mois de l'assemblée constituante s'était caché au centre pour faire oublier sa réputation et son génie, et auquel la dictature avait pardonné comme à un caractère insociable, incapable de conspirer, cessant d'être dangereux dès qu'il cessait d'écrire, Sieyès sortit de sa longue nullité, et dit que, puisque le règne des lois paraissait revenir, il allait reprendre la parole. Tant que l'outrage fait à la représentation nationale n'était pas réparé, le règne des lois, suivant lui, n'était pas rétabli. «Toute votre histoire, dit-il à la convention, se partage en deux époques: depuis le 21 septembre, jour de votre réunion, jusqu'au 31 mai, oppression de la convention par le peuple égaré; depuis le 31 mai jusqu'aujourd'hui, oppression du peuple par la convention tyrannisée. Dès ce jour vous prouverez que vous êtes devenus libres en rappelant vos collègues. Une pareille mesure ne peut pas même être discutée; elle est de plein droit.» Les montagnards se soulevèrent à cette manière de raisonner. «Tout ce que vous avez fait est donc nul! s'écria Cambon. Ces immenses travaux, cette multitude de lois, tous ces décrets qui composent le gouvernement actuel sont donc nuls! et le salut de la France, opéré par votre courage et vos efforts, tout cela est nul!» Sieyès dit qu'on l'avait mal compris. On décida néanmoins la réintégration des députés qui avaient échappé à l'échafaud. Ces fameux proscrits Isnard, Henri Larivière, Louvet, Larévellière-Lépeaux, Doulcet de Pontecoulant rentrèrent au milieu des applaudissemens. «Pourquoi, s'écria Chénier, ne s'est-il pas trouvé de caverne assez profonde pour soustraire aux bourreaux l'éloquence de Vergniaud et le génie de Condorcet!»

Les montagnards furent indignés. Plusieurs thermidoriens même, épouvantés de voir rentrer dans l'assemblée les chefs d'une faction qui avait opposé au système révolutionnaire une résistance si dangereuse, retournèrent à la Montagne. Thuriot, ce thermidorien si ennemi de Robespierre, qui avait été soustrait par miracle au sort de Philippeau; Lesage-Senault, esprit sage, mais ennemi prononcé de toute contre-révolution; Lecointre enfin, l'adversaire si opiniâtre de Billaud, Collot et Barrère, Lecointre qui avait été déclaré calomniateur cinq mois auparavant, pour avoir dénoncé les sept membres restans des anciens comités, vinrent se replacer au côté gauche. «Vous ne savez pas ce que vous faites, dit Thuriot à ses collègues; ces hommes ne vous le pardonneront jamais.» Lecointre proposa une distinction. «Rappelez, dit-il, les députés proscrits, mais examinez quels sont ceux qui ont pris les armes contre leur patrie en soulevant les départemens, et ceux-là ne les rappelez pas au milieu de vous.» Tous, en effet, avaient pris les armes. Louvet n'hésita pas à en convenir, et proposa de déclarer que les départemens qui s'étaient soulevés en juin 93 avaient bien mérité de la patrie. Ici Tallien se leva, effrayé de la hardiesse des girondins, et repoussa les deux propositions de Lecointre et de Louvet. Elles furent toutes deux mises au néant. Tandis qu'on venait de réintégrer les girondins proscrits, on déféra à l'examen du comité de sûreté générale, Pache, Bouchotte et Garat.

De telles résolutions n'étaient pas faites pour calmer les esprits. La disette croissante obligea enfin de prendre une mesure qu'on différait depuis plusieurs jours, et qui devait porter l'irritation au comble, c'était de mettre les habitans de Paris à la ration. Boissy-d'Anglas se présenta à l'assemblée le 25 ventôse (16 mars), et proposa pour éviter les gaspillages et pour assurer à chacun une part suffisante de subsistances, de réduire chaque individu à une certaine quantité de pain. Le nombre d'individus composant chaque famille devait être indiqué sur la carte, et il ne devait plus être accordé chaque jour qu'une livre de pain par tête. A cette condition, on pouvait promettre que la ville ne manquerait pas de subsistances. Le montagnard Romme proposa de porter la ration des ouvriers à une livre et demie. Les hautes classes, dit-il, avaient les moyens de se procurer de la viande, du riz, des légumes; mais le bas peuple pouvant tout au plus acheter le pain, devait en avoir davantage. On admit la proposition de Romme, et les thermidoriens regrettèrent de ne l'avoir pas faite eux-mêmes, pour se donner l'appui du peuple et le retirer à la Montagne.

A peine ce décret était-il rendu, qu'il excita une extrême fermentation dans les quartiers populeux de Paris. Les révolutionnaires s'efforcèrent d'en aggraver l'effet, et n'appelèrent plus Boissy-d'Anglas que Boissy-famine . Le surlendemain 27 ventôse (18 mars), jour où, pour la première fois, le décret fut mis à exécution, il s'éleva un grand tumulte dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Il avait été distribué aux six cent trente-six mille habitans de la capitale dix-huit cent quatre-vingt-dix-sept sacs de farine. Trois cent vingt-quatre mille citoyens avaient reçu la demi-livre de plus, destinée aux ouvriers travaillant de leurs mains. Néanmoins il parut si nouveau au peuple des faubourgs d'être réduit à la ration, qu'il en murmura. Quelques femmes, habituées des clubs, et toujours promptes à se soulever, s'ameutèrent dans la section de l'Observatoire. Les agitateurs ordinaires de la section se joignirent à elles. Ils voulaient aller faire une pétition à la convention; mais il fallait pour cela une assemblée de toute la section, et il n'était permis de se réunir que le décadi. Néanmoins on entoura le comité civil, et on lui demanda avec menaces les clefs de la salle des séances, et sur son refus on exigea qu'il détachât un de ses membres pour accompagner le rassemblement jusqu'à la convention. Le comité y consentit, et donna un de ses membres pour régulariser le mouvement et empêcher des désordres. La même chose se passait au même instant dans la section du Finistère. Un rassemblement s'y était formé, et il vint se réunir à celui de l'Observatoire. Les deux se confondirent, et marchèrent ensemble vers la convention. L'un des meneurs se chargea de porter la parole, et fut introduit avec quelques pétitionnaires à la barre. Le reste du rassemblement demeura aux portes, faisant un bruit affreux. «Le pain nous manque, dit l'orateur de la députation; nous sommes prêts à regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la révolution.» A ces mots l'assemblée, remplie d'indignation, l'interrompit brusquement, et une foule de membres se levèrent pour réprimer l'inconvenance de ce langage. «Du pain! du pain!» s'écrièrent les pétitionnaires en frappant sur la barre. A cette insolente réponse, l'assemblée voulait qu'on les fit sortir de la salle. Pourtant le calme se rétablit, l'orateur acheva sa harangue, et dit que jusqu'à ce qu'on eût satisfait aux besoins du peuple, ils ne crieraient que Vive la république! Le président Thibaudeau répondit avec fermeté à ce discours séditieux, et sans inviter les pétitionnaires à la séance, les renvoya à leurs travaux. Le comité de sûreté générale, qui avait déjà réuni quelques bataillons des sections, fit dégager les portes de l'assemblée, et dispersa le rassemblement.

Cette scène produisit une grande impression sur les esprits. Les menaces journalières des jacobins répandus dans les sections des faubourgs; leurs placards incendiaires où ils annonçaient une insurrection sous huit jours, si les patriotes n'étaient pas déchargés de toute poursuite, et si la constitution de 93 n'était pas mise en vigueur; leurs conciliabules presque publics tenus dans les cafés des faubourgs; enfin ce dernier essai d'un mouvement, révélèrent à la convention l'intention d'un nouveau 31 mai. Le côté droit, les girondins rentrés, les thermidoriens, tous également menacés, songèrent à prendre des mesures pour prévenir une nouvelle attaque contre la représentation nationale. Sieyès, qui venait de reparaître sur la scène et d'entrer au comité de salut public, proposa aux comités réunis une espèce de loi martiale, destinée à prévenir de nouvelles violences contre la convention. Ce projet de loi déclarait séditieux tout rassemblement où l'on proposerait d'attaquer les propriétés publiques ou particulières, de rétablir la royauté, de renverser la république et la constitution de 93, de se rendre au Temple ou à la convention, etc. Tout membre d'un pareil rassemblement était passible de la déportation. Si, après trois sommations des magistrats, le rassemblement ne se dissipait pas, la force devait être employée; toutes les sections voisines, en attendant la réunion de la force publique, devaient envoyer leurs propres bataillons. L'insulte faite à un représentant du peuple était punie de la déportation; l'outrage avec violence, de la peine de mort. Une seule cloche devait rester dans Paris, et être placée au pavillon de l'Unité. Si un rassemblement marchait sur la convention, cette cloche devait sonner le tocsin sur-le-champ. A ce signal, toutes les sections étaient tenues de se réunir, et de marcher au secours de la représentation nationale. Si la convention était dissoute ou gênée dans sa liberté, il était enjoint à tous les membres qui pourraient s'échapper, de partir sur-le-champ de Paris, et de se rendre à Châlons-sur-Marne. Tous les suppléans, tous les députés en congé et en mission avaient ordre de se réunir à eux. Les généraux devaient aussitôt leur envoyer des troupes de la frontière, et la nouvelle convention formée à Châlons, seule dépositaire de l'autorité légitime, devait marcher sur Paris, délivrer la portion opprimée de la représentation nationale, et punir les auteurs de l'attentat.

Les comités accueillirent ce projet avec empressement. Sieyès fut chargé d'en faire le rapport, et de le présenter le plus tôt possible à l'assemblée. Les révolutionnaires, de leur côté, enhardis par le dernier mouvement, trouvant dans la disette une occasion des plus favorables, voyant le danger croître pour leur parti, et le moment fatal s'approcher pour Billaud, Collot, Barrère et Vadier, s'agitèrent avec plus de violence, et songèrent sérieusement à combiner une sédition. Le club électoral et la société populaire des Quinze-Vingts avaient été dissous. Les révolutionnaires, privés de ce lieu de refuge, s'étaient répandus dans les assemblées de section, qui se tenaient tous les décadis: ils occupaient les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, les quartiers du Temple et de la Cité. Ils se voyaient dans les cafés placés au centre de ces différens quartiers; ils projetaient un mouvement, mais sans avoir ni un plan ni des chefs bien avoués. Il se trouvait parmi eux plusieurs hommes compromis, ou dans les comités révolutionnaires, ou dans différentes fonctions, qui avaient beaucoup d'influence sur la multitude; mais aucun d'eux n'avait une supériorité décidée. Ils se balançaient les uns les autres, s'entendaient assez mal, et n'avaient surtout aucune communication avec les députés de la Montagne.

Les anciens meneurs populaires, toujours alliés soit à Danton, soit à Robespierre, aux chefs du gouvernement, leur avaient servi d'intermédiaires pour donner le mot d'ordre à la populace. Mais les uns et les autres avaient péri. Les nouveaux meneurs étaient étrangers aux nouveaux chefs de la Montagne: ils n'avaient de commun avec eux que leurs dangers et leur attachement à la même cause. D'ailleurs les députés montagnards, restés en minorité dans les assemblées, et accusés sans cesse de conspirer pour recouvrer le pouvoir, comme il arrive à tous les partis battus, étaient réduits à se justifier chaque jour, et obligés de protester qu'ils ne conspiraient pas. Le résultat ordinaire d'une telle position est d'inspirer le désir de voir conspirer les autres et la répugnance à conspirer soi-même. Aussi les montagnards disaient chaque jour: Le peuple se soulèvera; il faut qu'il se soulève ; mais ils n'auraient pas osé se concerter avec lui pour amener ce soulèvement. On citait bien des propos imprudens de Duhem et de Maribon-Montaut dans un café; l'un et l'autre avaient assez peu de réserve et de mesure pour les avoir proférés. On répétait des déclamations de Léonard Bourdon à la société sectionnaire de la rue du Vert-Bois: elles étaient vraisemblables de sa part; mais aucun d'eux ne correspondait avec les patriotes. Quant à Billaud, Collot, Barrère, plus intéressés que d'autres à un mouvement, ils craignaient, en y prenant part, d'aggraver leur position, déjà fort périlleuse.

Les patriotes marchaient donc tout seuls, sans beaucoup d'ensemble, comme il arrive toujours lorsqu'il n'y a plus de chefs assez marquans. Ils couraient les uns chez les autres, se donnaient le mot de rue à rue, de quartier à quartier, et s'avertissaient que telle ou telle section allait faire une pétition ou essayer un mouvement. Au commencement d'une révolution, lorsqu'un parti est à son début, qu'il a tous ses chefs, que le succès et la nouveauté entraînent les masses à sa suite, qu'il déconcerte ses adversaires par l'audace de ses attaques, il supplée à l'ensemble, à l'ordre, par l'entraînement: au contraire, lorsqu'il est une fois réduit à se défendre, qu'il est privé d'impulsion, connu de ses adversaires, il aurait plus que jamais besoin de la discipline. Mais cette discipline, presque toujours impossible, le devient tout à fait lorsque les chefs influens ont disparu. Telle était la position du parti patriote en ventôse an III (fin mars): ce n'était plus le torrent du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 août, du 31 mai; c'était la réunion de quelques hommes aguerris par de longues discordes, sérieusement compromis, pleins d'énergie et d'opiniâtreté, mais plus capables de combattre avec désespoir que de vaincre.

Suivant l'ancienne coutume de faire précéder tout mouvement par une pétition impérieuse et pourtant mesurée, les sections de Montreuil et des Quinze-Vingts, compromises dans le faubourg Antoine, en rédigèrent une analogue à toutes celles qui avaient été faites avant les grandes insurrections. Il fut convenu qu'elle serait présentée le 1er germinal (21 mars). C'était ce jour même que les comités avaient résolu de proposer la loi de grande police, imaginée par Sieyès. Outre la députation qui devait présenter la pétition, une réunion de patriotes avait eu soin de se rendre vers les Tuileries; ils y étaient accourus en foule, et, comme de coutume, ils formaient des groupes nombreux dont le cri était: Vive la convention! vive les jacobins! à bas les aristocrates! Les jeunes gens à cheveux retroussés, à collet noir, avaient débordé aussi du Palais-Royal aux Tuileries, et formaient des groupes opposés criant: Vive la convention! à bas les terroristes! Les pétitionnaires furent introduits à la barre: le langage de leur pétition était extrêmement mesuré. Ils rappelèrent les souffrances du peuple, sans y mettre aucune amertume; ils combattirent les accusations dirigées contre les patriotes, sans récriminer contre leurs adversaires. Ils firent remarquer seulement que, dans ces accusations, on méconnaissait et les services passés des patriotes, et la position dans laquelle ils s'étaient trouvés; ils avouèrent, du reste, que des excès avaient été commis, mais en ajoutant que les partis, quels qu'ils fussent, étaient composés par des hommes, et non par des dieux. «Les sections des Quinze-Vingts et de Montreuil, dirent-ils, ne viennent donc vous demander pour mesures générales ni déportation, ni effusion de sang contre tel ou tel parti, moyens qui confondent la simple erreur avec le crime; elles ne voient dans les Français que des frères, diversement organisés, il est vrai, mais tous membres de la même famille. Elles viennent vous demander d'user d'un moyen qui est dans vos mains, et qui est le seul efficace pour terminer nos tempêtes politiques: c'est la constitution de 93. Organisez dès aujourd'hui cette constitution populaire, que le peuple français a acceptée et juré de défendre. Elle conciliera tous les intérêts, calmera tous les esprits, et vous conduira au terme de vos travaux.»

Cette proposition insidieuse renfermait tout ce que les révolutionnaires désiraient dans le moment. Ils pensaient, en effet, que la constitution, en expulsant la convention, ramènerait à la législature, au pouvoir exécutif et aux administrations municipales, leurs chefs et eux-mêmes. C'était là une erreur grave; mais ils l'espéraient ainsi, et ils pensaient que, sans énoncer des voeux dangereux, tels que l'élargissement des patriotes, la suspension de toutes les procédures, la formation d'une nouvelle commune à Paris, ils en trouveraient l'accomplissement dans la seule mise en vigueur de la constitution. Si la convention se refusait à leur demande, si elle ne s'expliquait pas nettement, et ne fixait pas une époque prochaine, elle avouait qu'elle ne voulait pas la constitution de 93. Le président Thibaudeau leur fit une réponse très ferme, qui finissait par ces mots aussi sévères que peu flatteurs: «La convention n'a jamais attribué les pétitions insidieuses qui lui ont été faites aux robustes et sincères défenseurs de la liberté qu'a produits le faubourg Antoine.» A peine le président avait-il achevé, que le député Chasles se hâte de monter à la tribune, pour demander que la déclaration des droits soit exposée dans la salle de la convention, comme le veut l'un des articles de la constitution. Tallien le remplace à la tribune. «Je demande, dit-il, à ces hommes qui se montrent aujourd'hui défenseurs si ardens de la constitution, à ceux qui semblent avoir adopté le mot de ralliement d'une secte qui s'éleva à la fin de la constituante, la constitution, rien que la constitution ; je leur demande si ce ne sont pas eux qui l'ont renfermée dans une boîte?» Des applaudissemens d'une part, des murmures, des cris de l'autre, interrompent Tallien; il reprend au milieu du tumulte: «Rien, continua-t-il, ne m'empêchera de dire mon opinion lorsque je suis au milieu des représentans du peuple. Nous voulons tous la constitution avec un gouvernement ferme, avec le gouvernement qu'elle prescrit; et il ne faut pas que quelques membres fassent croire au peuple qu'il est dans cette assemblée des membres qui ne veulent pas la constitution. Il faut aujourd'hui même prendre des mesures pour les empêcher de calomnier la majorité respectable et pure de la convention.» Oui! oui! s'écrie-t-on de toutes parts. «Cette constitution, ajoute Tallien, qu'ils ont fait suivre, non pas des lois qui devaient la compléter et en rendre l'exécution possible, mais du gouvernement révolutionnaire, cette constitution, il faut la faire marcher et lui donner la vie. Mais nous n'aurons pas l'imprudence de vouloir l'exécuter sans lois organiques, afin de la livrer incomplète et sans défense à tous les ennemis de la république. C'est pourquoi je demande qu'il soit fait incessamment un rapport sur les moyens d'exécuter la constitution, et qu'il soit décrété, dès à présent, qu'il n'y aura aucun intermédiaire entre le gouvernement actuel et le gouvernement définitif.» Tallien descend de la tribune au milieu des marques universelles de satisfaction de l'assemblée, que sa réponse venait de tirer d'embarras. La confection des lois organiques était un prétexte heureux pour différer la promulgation de la constitution, et pour fournir un moyen de la modifier. C'était l'occasion d'une nouvelle révision, comme celle que l'on fit subir à la constitution de 91. Le député Miaulle, montagnard assez modéré, approuve l'avis de Tallien, et admet, comme lui, qu'il ne faut pas précipiter l'exécution de la constitution; mais il soutient qu'il n'y a aucun inconvénient à lui donner de la publicité, et il demande qu'elle soit gravée sur des tables de marbre, et exposée dans les lieux publics. Thibaudeau, effrayé d'une telle publicité donnée à une constitution faite dans un moment de délire démagogique, cède le fauteuil à Clausel, et monte à la tribune. «Législateurs, s'écrie-t-il, nous ne devons pas ressembler à ces prêtres de l'antiquité, qui avaient deux manières de s'exprimer, l'une secrète, l'autre ostensible. Il faut avoir le courage de dire ce que nous pensons sur cette constitution; et dût-elle me frapper de mort, comme elle en a frappé, l'année dernière, ceux qui ont voulu faire des observations contre elle, je parlerai.» Après une longue interruption, produite par des applaudissemens, Thibaudeau soutient hardiment qu'il y aurait du danger à publier une constitution qui, certainement, n'est pas connue de ceux qui la vantent si fort. «Une constitution démocratique, dit-il, n'est pas celle où le peuple exerce lui-même tous les pouvoirs....» Non! non! s'écrient une foule de voix.... «C'est, reprend Thibaudeau, celle où, par une sage distribution de tous les pouvoirs, le peuple jouit de la liberté, de l'égalité et du repos. Or, je ne vois pas cela dans une constitution qui, à côté de la représentation nationale, placerait une commune usurpatrice ou des jacobins factieux; qui ne donnerait pas à la représentation nationale la direction de la force armée dans le lieu où elle siége, et la priverait ainsi des moyens de se défendre et de maintenir sa dignité; qui accorderait à une fraction du peuple le droit d'insurrection partielle, et la faculté de bouleverser l'état. Vainement on nous dit qu'une loi organique corrigera tous ces inconvéniens. Une simple loi peut être changée par la législature, et des dispositions aussi importantes que celles qui seront renfermées dans ces lois organiques doivent être immuables comme la constitution elle-même. D'ailleurs, les lois organiques ne se font pas en quinze jours, même en un mois; et, en attendant, je demande qu'il ne soit donné aucune publicité à la constitution, qu'une grande vigueur soit imprimée au gouvernement, et que, s'il le faut même, de nouvelles attributions soient données au comité de salut public.» Thibaudeau descend de la tribune au milieu des applaudissemens décernés à la hardiesse de sa déclaration. On propose aussitôt de fermer la discussion; le président met la clôture aux voix, et l'assemblée presque entière se lève pour la prononcer. Les montagnards irrités disent qu'on n'a pas eu le temps d'entendre les paroles du président, qu'on ne sait ce qui a été proposé: on ne les écoute pas; et on passe outre. Legendre demande alors la formation d'une commission de onze membres, pour s'occuper sans relâche des lois organiques dont la constitution doit être accompagnée. Cette idée est aussitôt adoptée. Les comités annoncent dans ce moment qu'ils ont un rapport important à faire, et Sieyès monte à la tribune pour présenter sa loi de grande police.

Pendant que ces différentes scènes se passaient dans l'intérieur de l'assemblée, le plus grand tumulte régnait au dehors. Les patriotes du faubourg, qui n'avaient pas pu entrer dans la salle, étaient répandus sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries; ils attendaient avec impatience, et en poussant leurs cris accoutumés, que le résultat de la démarche tentée auprès de la convention fût connu. Quelques-uns d'entre eux, descendus des tribunes, étaient venus rapporter aux autres ce qui se passait, et, leur faisant un récit infidèle, ils avaient dit que les pétitionnaires avaient été maltraités. Alors le tumulte s'était augmenté parmi eux; les uns étaient accourus vers les faubourgs, pour annoncer que leurs envoyés étaient maltraités à la convention; les autres avaient parcouru le jardin, repoussant devant eux les jeunes gens qu'ils rencontraient; ils en avaient même saisi trois, et les avaient jetés dans le grand bassin des Tuileries. Le comité de sûreté générale, en voyant ces désordres, avait fait battre le rappel pour convoquer les sections voisines. Cependant le danger était pressant; il fallait du temps pour que les sections fussent convoquées et réunies. Le comité était entouré d'une foule de jeunes gens, accourus au nombre de mille ou douze cents, armés de cannes, et disposés à fondre sur les groupes de patriotes, qui n'avaient pas encore rencontré de résistance. Il accepte leur secours, et les autorise à faire la police du jardin. Ils se précipitent alors sur les groupes où l'on criait vive les jacobins! les dispersent après une mêlée assez longue, en refoulent même une partie vers la salle de la convention. Quelques-uns des patriotes remontent dans les tribunes, et y répandent, par leur arrivée précipitée, une espèce de trouble. Dans ce moment, Sieyès achevait son rapport sur la loi de grande police. On demandait l'ajournement, et on s'écriait à la Montagne: «C'est une loi de sang! c'est la loi martiale! on veut faire partir la convention de Paris.» A ces cris se mêle le bruit des fugitifs arrivant du jardin. Il se manifeste alors une grande agitation. Les royalistes assassinent les patriotes! s'écrie une voix. On entend du tumulte aux portes; le président se couvre. Une grande majorité de l'assemblée dit que le danger prévu par la loi de Sieyès se réalise, qu'il faut la voter sur-le-champ. «Aux voix! aux voix! s'écrie-t-on.» On met la loi aux voix, et elle est aussitôt adoptée par l'immense majorité, au bruit des plus vifs applaudissemens. Les membres de l'extrémité gauche refusent de prendre part à la délibération. Enfin le calme se rétablit peu à peu, et on commence à pouvoir entendre les orateurs. «On a trompé la convention!» s'écrie Duhem. Clausel, qui entre, vient, dit-il, rassurer l'assemblée. «Nous n'avons pas besoin d'être rassurés,» répondent plusieurs voix. Clausel continue, et dit que les bons citoyens sont venus faire un rempart de leurs corps à la représentation nationale. On applaudit. «C'est toi, lui dit Ruamps, qui as provoqué ces rassemblemens pour faire passer une loi atroce.» Clausel veut répliquer, mais il ne peut se faire entendre. On attaque alors la loi qui venait d'être votée avec tant de précipitation. «La loi est rendue, dit le président; on n'y peut plus revenir.—On conspire ici avec le dehors, dit Tallien; n'importe, il faut rouvrir la discussion sur le projet, et prouver que la convention sait délibérer même au milieu des égorgeurs.» On adopte la proposition de Tallien, et on remet le projet de Sieyès en délibération. La discussion s'engage alors avec plus de calme. Tandis qu'on délibère dans l'intérieur de la salle, la tranquillité se rétablit au dehors. Les jeunes gens, victorieux des jacobins, demandent à se présenter à l'assemblée; ils sont introduits par députation, et viennent protester de leurs intentions patriotiques et de leur dévouement à la représentation nationale. Ils se retirent après avoir été vivement applaudis. La convention, persistant à discuter la loi de police sans désemparer, la vote article par article, et se sépare enfin à dix heures du soir.

Cette journée laissa les deux partis convaincus de l'approche d'un grand événement. Les patriotes, repoussés par la clôture dans la convention, battus à coups de canne dans le jardin des Tuileries, vinrent porter leur colère dans les faubourgs, et y exciter le peuple à un mouvement. L'assemblée vit bien qu'elle allait être attaquée, et songea à faire usage de la loi tutélaire qu'elle venait de rendre.

Le lendemain devait amener une discussion tout aussi grave que celle du jour: en effet, Billaud, Collot, Barrère et Vadier, devaient être entendus pour la première fois devant la convention. Une foule de patriotes et de femmes étaient accourus de bonne heure pour remplir les tribunes. Les jeunes gens, plus prompts, les avaient devancés, et avaient empêché les femmes d'entrer. Ils les avaient congédiées assez rudement, et il en était résulté quelques rixes autour de la salle. Cependant de nombreuses patrouilles, répandues aux environs, avaient maintenu la tranquillité publique; les tribunes s'étaient remplies sans beaucoup de trouble, et depuis huit heures du matin jusqu'à midi, le temps avait été employé à chanter des airs patriotiques. D'un côté on chantait le Réveil du peuple , de l'autre la Marseillaise , en attendant que les députés vinssent prendre leurs places. Enfin le président se plaça au fauteuil, au milieu des cris de Vive la convention!, vive la république! Les prévenus vinrent s'asseoir à la barre, et on attendit la discussion avec le plus grand silence.

Robert Lindet demanda aussitôt la parole pour une motion d'ordre. On se doutait que cet homme irréprochable, que l'on n'avait pas osé accuser avec les autres membres du comité de salut public, allait défendre ses anciens collègues. Il était beau à lui de le faire, car il était encore plus étranger que Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) aux mesures politiques de l'ancien comité de salut public. Il n'avait accepté le soin des approvisionnemens et des transports qu'à la condition de rester étranger à toutes les opérations de ses collègues, de ne jamais délibérer avec eux, et d'occuper même avec ses bureaux un autre local. Il avait refusé la solidarité avant le danger; le danger arrivé, il venait la réclamer généreusement. On pensait bien que Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) allaient suivre cet exemple: aussi plusieurs voix de la droite s'élevèrent à la fois pour s'opposer à ce que Robert Lindet fût entendu.—La parole est aux prévenus, s'écrie-t-on; ils doivent la prendre avant leurs accusateurs et leurs défenseurs. «Hier, dit Bourdon (de l'Oise) on a tramé un complot pour sauver les accusés; les bons citoyens l'ont déjoué. Aujourd'hui on a recours à d'autres moyens, on réveille les scrupules d'hommes honnêtes, que l'accusation a séparés de leurs collègues; on veut les engager à s'associer aux coupables pour retarder la justice par de nouveaux obstacles.» Robert Lindet répondit que c'était tout le gouvernement qu'on voulait juger, qu'il en avait été membre, que par conséquent il ne devait pas consentir à être séparé de ses collègues, et qu'il demandait sa part de responsabilité. On ose difficilement résister à un acte de courage et de générosité. Robert Lindet obtint la parole; il retraça fort longuement les immenses travaux du comité de salut public; il prouva son activité, sa prévoyance, ses éminens services, et fit sentir que l'excitation de zèle produite par la lutte avait seule causé les excès reprochés à certains membres de ce gouvernement. Ce discours, de six heures, ne fut pas entendu sans beaucoup d'interruptions. Des ingrats, oubliant déjà les services des hommes aujourd'hui accusés, trouvaient que cette énumération était longue; quelques membres même eurent l'indécence de dire qu'il fallait imprimer ce discours aux frais de Lindet, parce qu'il coûterait trop à la république. Les girondins se soulevèrent en entendant parler de l'insurrection fédéraliste, et des maux qu'elle avait causés. Chaque parti trouva à se plaindre. Enfin on s'ajourna au lendemain, en se promettant de ne plus souffrir de ces longues dépositions en faveur des accusés. Cependant Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) voulaient être entendus à leur tour; ils voulaient, comme Lindet, prêter un secours généreux à leurs collègues, et se justifier en même temps d'une foule d'accusations qui ne pouvaient porter sur Billaud, Collot et Barrère, sans les atteindre eux-mêmes. Les signatures de Carnot et de Prieur (de la Côte-d'Or) se trouvaient en effet sur les ordres les plus reprochés aux accusés. Carnot, dont la réputation était immense, dont on disait en France et en Europe qu'il avait organisé la victoire , dont les luttes courageuses avec Saint-Just et Robespierre étaient connues, Carnot ne pouvait être écouté qu'avec égard et une sorte de respect. Il obtint la parole. «Il m'appartient à moi, dit-il, de justifier le comité de salut public, moi qui osai le premier attaquer en face Robespierre et Saint-Just;» et il aurait pu ajouter: Moi qui osai les attaquer, lorsque vous respectiez leurs moindres ordres, et que vous décrétiez à leur gré tous les supplices qu'ils vous demandaient. Il expliqua d'abord comment sa signature et celle de ses collègues les plus étrangers aux actes politiques du comité se trouvaient néanmoins au bas des ordres les plus sanguinaires. «Accablés, dit-il, de soins immenses, ayant jusqu'à trois et quatre cents affaires à régler par jour, n'ayant pas souvent le temps d'aller manger, nous étions convenus de nous prêter les signatures. Nous signions une multitude de pièces sans les lire. Je signais des mises en accusation, et mes collègues signaient des ordres de mouvement, des plans d'attaque, sans que ni les uns ni les autres nous eussions le temps de nous expliquer. La nécessité de cette oeuvre immense avait exigé cette dictature individuelle, qu'on s'était réciproquement accordée à chacun. Jamais, sans cela, le travail n'eût été achevé. L'ordre d'arrêter l'un de mes meilleurs employés à la guerre, ordre pour lequel j'attaquai Saint-Just et Robespierre, et les dénonçai comme des usurpateurs, cet ordre, je l'avais signé sans le savoir. Ainsi notre signature ne prouve rien, et ne peut nullement devenir la preuve de notre participation aux actes reprochés à l'ancien gouvernement.» Carnot s'attacha ensuite à justifier ses collègues accusés. Tout en convenant, sans le dire expressément, qu'ils avaient fait partie des hommes passionnés et violens du comité, il assura qu'ils s'étaient élevés des premiers contre le triumvirat, et que l'indomptable caractère de Billaud-Varennes avait été le plus grand obstacle que Robespierre eût rencontré sur ses pas. Prieur (de la Côte-d'Or), qui, dans la fabrication des munitions et des armes, avait rendu d'aussi grands services que Carnot, et qui avait donné les mêmes signatures, et de la même manière, répéta la déclaration de Carnot, et demanda, comme lui et Lindet, à partager la responsabilité qui pesait sur les accusés.

Ici la convention se trouvait replongée dans les embarras d'une discussion déjà entamée plusieurs fois, et qui n'avait jamais abouti qu'à une affreuse confusion. Cet exemple, donné par trois hommes jouissant d'une considération universelle, et venant se déclarer solidaires de l'ancien gouvernement, cet exemple n'était-il pas un avertissement pour elle? Ne signifiait-il pas que tout le monde avait été plus ou moins complice des anciens comités, et qu'elle devait elle-même venir demander des fers, comme Lindet, Carnot et Prieur? En effet, elle n'avait elle-même attaqué la tyrannie qu'après les trois hommes qu'elle voulait punir aujourd'hui comme ses complices; et, quant à leurs passions, elle les avait toutes partagées; elle était même plus coupable qu'eux si elle ne les avait pas ressenties, car elle en avait sanctionné tous les excès.

Aussi la discussion devint-elle, pendant les journées des 4, 5 et 6 germinal [1] , une mêlée épouvantable. A chaque instant le nom d'un nouveau membre se trouvait compromis; il demandait à se justifier, il récriminait à son tour, et on se jetait, de part et d'autre, dans des discussions aussi longues que dangereuses. On décréta alors que les accusés et les membres de la commission auraient seuls la parole pour discuter les faits, article par article, et il fut défendu à tout député de chercher à se justifier si son nom était prononcé. On eut beau rendre ce décret, à chaque instant la discussion redevint générale, et il n'y eut pas un acte qu'on ne se rejetât les uns aux autres avec une affreuse violence. L'émotion qui existait depuis les jours précédens ne fit que s'accroître; il n'y avait qu'un mot dans les faubourgs: il faut se porter à la convention pour demander du pain, la constitution de 93 et la liberté des patriotes. Par malheur, la quantité de farine nécessaire pour fournir les dix-huit cents sacs n'étant pas arrivée à Paris dans la journée du 6, on ne distribua, dans la matinée du 7, que la moitié de la ration, en promettant pour la fin du jour l'autre moitié. Les femmes de la section des Gravilliers, quartier du Temple, refusèrent la demi-ration qu'on voulait leur donner, et s'assemblèrent en tumulte dans la rue du Vert-Bois. Quelques-unes, qui avaient le mot, s'efforcèrent de former un rassemblement, et, entraînant avec elles toutes les femmes qu'elles rencontraient, marchèrent vers la convention. Pendant qu'elles prenaient cette route, les meneurs coururent chez le président de la section, s'emparèrent violemment de sa sonnette et des clefs de la salle des séances, et allèrent former une assemblée illégale. Ils nommèrent un président, composèrent un bureau, et lurent à plusieurs reprises l'article de la déclaration des droits, qui proclamait l'insurrection comme un droit et un devoir. Les femmes, pendant ce temps, avaient continué leur marche vers la convention, et faisaient un grand bruit à ses portes. Elles voulaient être introduites en masse: on n'en laissa entrer que vingt. L'une d'elles prit hardiment la parole, et se plaignit de ce qu'elles n'avaient reçu qu'une demi-livre de pain. Le président ayant voulu leur répondre, elles crièrent: Du pain! du pain! Elles interrompirent, par les mêmes cris, les explications que Boissy-d'Anglas voulait donner sur la distribution du matin. Enfin on les fit sortir, et on reprit la discussion sur les accusés. Le comité de sûreté générale fit ramener ces femmes par des patrouilles, et envoya l'un de ses membres pour dissoudre l'assemblée illégalement formée dans la section des Gravilliers. Ceux qui la composaient refusèrent d'abord d'accéder aux invitations du représentant envoyé vers eux; mais en voyant la force, ils se dissipèrent. Dans la nuit, les principaux instigateurs furent arrêtés et conduits en prison.

C'était la troisième tentative du mouvement: le 27 ventôse on s'était agité à cause de la ration, le 1er germinal à cause de la pétition des Quinze-Vingts, et le 7 à cause d'une distribution de pain insuffisante. On craignit un mouvement général pour le décadi, jour d'oisiveté et d'assemblée dans les sections. Pour prévenir les dangers d'une réunion de nuit, il fut décidé que les assemblées de section se tiendraient de une heure à quatre. Ce n'était là qu'une mesure fort insignifiante, et qui ne pouvait prévenir le combat. On sentait bien que la cause principale de ces soulèvemens était l'accusation portée contre les anciens membres du comité de salut public et l'incarcération des patriotes. Beaucoup de députés voulaient renoncer à des poursuites qui, fussent-elles justes, étaient certainement dangereuses. Rouzet imagina un moyen qui dispensait de rendre un jugement sur les accusés, et qui en même temps sauvait leur tête: c'était l'ostracisme. Quand un citoyen aurait fait de son nom un sujet de discorde, il proposait de le bannir pour un temps. Sa proposition ne fut pas écoutée. Merlin (de Thionville), thermidorien ardent et citoyen intrépide, commença lui-même à penser qu'il vaudrait peut-être mieux éviter la lutte. Il proposa donc de convoquer les assemblées primaires, de mettre sur-le-champ la constitution en vigueur, et de renvoyer le jugement des prévenus à la prochaine législature. Merlin (de Douai) appuya fortement cet avis. Guyton-Morveau en ouvrit un plus ferme. «La procédure que nous faisons, dit-il, est un scandale: où faudra-t-il s'arrêter, si on poursuit tous ceux qui ont fait des motions plus sanguinaires que celles qu'on reproche aux prévenus? On ne sait, en vérité, si nous achevons ou si nous recommençons la révolution.» On fut justement épouvanté de l'idée d'abandonner, dans un moment pareil, l'autorité à une nouvelle assemblée; on ne voulait pas non plus donner à la France une constitution aussi absurde que celle de 93; on déclara donc qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur la proposition des deux Merlin. Quant à la procédure commencée, trop de vengeances en souhaitaient la continuation, pour qu'elle fût abandonnée; seulement on décida que l'assemblée, afin de pouvoir vaquer à ses autres soins, ne s'occuperait de l'audition des prévenus que tous les jours impairs.

Une telle décision n'était pas faite pour calmer les patriotes. Le jour de décadi [2] fut employé à s'exciter réciproquement. Les assemblées de section furent très tumultueuses; cependant le mouvement redouté n'eut pas lieu. Dans la section des Quinze-Vingts on fit une nouvelle pétition, plus hardie que la première, et qu'on devait présenter le lendemain. Elle fut lue, en effet, à la barre de la convention. «Pourquoi, disait-elle, Paris est-il sans municipalité? pourquoi les sociétés populaires sont-elles fermées? que sont devenues nos moissons? pourquoi les assignats sont-ils tous les jours plus avilis? pourquoi les jeunes gens du Palais-Royal peuvent-ils seuls s'assembler? pourquoi les patriotes se trouvent-ils seuls dans les prisons? Le peuple enfin veut être libre. Il sait que, lorsqu'il est opprimé, l'insurrection est le premier de ses devoirs.» La pétition fut écoutée au milieu des murmures d'une grande partie de l'assemblée, et des applaudissemens de la Montagne. Le président Pelet (de la Lozère) reçut très rudement les pétitionnaires et les congédia. La seule satisfaction accordée fut d'envoyer aux sections la liste des patriotes détenus, pour qu'elles pussent juger s'il y en avait qui méritassent d'être réclamés.

Le reste de la journée du 11 se passa en agitations dans les faubourgs. On se dit de tous côtés qu'il fallait le lendemain se rendre à la convention, pour lui demander de nouveau tout ce qu'on n'avait pas pu obtenir encore. Cet avis fut transmis de bouche en bouche dans tous les quartiers occupés par les patriotes. Les meneurs de chaque section, sans avoir un but bien déterminé, voulaient exciter un rassemblement universel, et pousser vers la convention la masse entière du peuple. Le lendemain, en effet, 12 germinal (1er avril), des femmes, des enfans se soulevèrent dans la section de la Cité, et se réunirent aux portes des boulangers, empêchant ceux qui s'y trouvaient d'accepter la ration, et tâchant d'entraîner tout le monde vers les Tuileries. Les meneurs répandirent en même temps toutes sortes de bruits; ils dirent que la convention allait partir pour Châlons, et abandonner le peuple de Paris à sa misère; qu'on avait désarmé dans la nuit la section des Gravilliers; que les jeunes gens étaient rassemblés au nombre de trente mille au Champ-de-Mars, et qu'avec leur secours on allait désarmer les sections patriotes. Ils forcèrent les autorités de la section de la Cité de donner ses tambours; ils s'en emparèrent, et se mirent à battre la générale dans toutes les rues. L'incendie s'étendit avec rapidité: la population du Temple et du faubourg Saint-Antoine se leva, et, suivant les quais et le boulevart, se porta vers les Tuileries. Des femmes, des enfans, des hommes ivres, composaient ce rassemblement formidable; ces derniers étaient armés de bâtons, et portaient ces mots écrits sur leurs chapeaux: Du pain et la constitution de 93.

Dans ce moment la convention écoutait un rapport de Boissy-d'Anglas sur les divers systèmes adoptés en matière de subsistances. Elle n'avait auprès d'elle que sa garde ordinaire; le rassemblement était parvenu jusqu'à ses portes; il inondait le Carrousel, les Tuileries, et obstruait toutes les avenues, de manière que les nombreuses patrouilles répandues dans Paris ne pouvaient venir au secours de la représentation nationale. La foule s'introduit dans le salon de la Liberté, qui précédait la salle des séances, et veut pénétrer jusqu'au sein même de l'assemblée. Les huissiers et la garde font effort pour l'arrêter; des hommes, armés de bâtons, se précipitent, dispersent tout ce qui veut résister, se ruent contre les portes, les enfoncent, et débordent enfin, comme un torrent, dans le milieu de l'assemblée, en poussant des cris, en agitant leurs chapeaux, et en soulevant un nuage de poussière. Du pain! du pain! la constitution de 93! tels sont les mots vociférés par cette foule aveugle. Les députés ne quittent point leurs sièges, et montrent un calme imposant. Tout à coup l'un d'eux se lève, et crie: Vive la république! Tous l'imitent, et la foule pousse aussi le même cri, mais elle ajoute: Du pain! la constitution de 93! Les membres seuls du côté gauche font éclater quelques applaudissemens, et ne semblent pas attristés de voir la populace au milieu d'eux. Cette multitude, à laquelle, on n'avait tracé aucun plan, dont les meneurs ne voulaient se servir que pour intimider la convention, se répand parmi les députés, va s'asseoir à côté d'eux, mais sans oser se permettre aucune violence à leur égard. Legendre veut prendre la parole. «Si jamais, dit-il, la malveillance....» On ne le laisse pas continuer. «A bas! à bas! s'écrie la multitude, nous n'avons pas de pain.» Merlin (de Thionville), toujours aussi courageux qu'à Mayence ou dans la Vendée, quitte sa place, descend au milieu de la populace, parle à plusieurs de ces hommes, les embrasse, en est embrassé, et les engage à respecter la convention.... «A ta place! lui crient quelques montagnards.—Ma place, répond Merlin, est au milieu du peuple. Ces hommes viennent de m'assurer qu'ils n'ont aucune mauvaise intention; qu'ils ne veulent point imposer à la convention par leur nombre; que, loin de là, ils la défendront, et qu'ils ne sont ici que pour lui faire connaître l'urgence de leurs besoins.—Oui, oui, s'écrie-t-on encore dans la foule, nous voulons du pain.»

Dans ce moment, on entend des cris dans le salon de la Liberté: c'est un nouveau flot populaire qui déborde sur le premier: c'est une seconde irruption d'hommes, de femmes et d'enfans, criant tous à la fois: Du pain! du pain!... Legendre veut recommencer ce qu'il allait dire; on l'interrompt encore en criant: A bas!

Les montagnards sentaient bien que, dans cet état, la convention, opprimée, avilie, étouffée, ne pouvait ni écouter, ni parler, ni délibérer, et que le but même de l'insurrection était manqué, puisque les décrets désirés ne pouvaient être rendus. Gaston et Duroi, tous deux siégeant à gauche, se lèvent, et se plaignent de l'état où l'on a réduit l'assemblée. Gaston s'approche du peuple: «Mes amis, dit-il, vous voulez du pain, la liberté des patriotes et la constitution; mais pour cela il faut délibérer, et on ne le peut pas si vous restez ici.» Le bruit empêche que Gaston soit entendu. André Dumont, qui a remplacé le président au fauteuil, veut en vain donner les mêmes raisons à la foule; il n'est pas écouté. Le montagnard Huguet parvient seul à faire entendre quelques mots: «Le peuple qui est ici, dit-il, n'est pas en insurrection; il vient demander une chose juste: c'est l'élargissement des patriotes. Peuple, n'abandonne pas tes droits.» Dans ce moment, un homme monte à la barre, en traversant la foule qui s'ouvre devant lui; c'est le nommé Vanec, qui commandait la section de la Cité à l'époque du 31 mai. «Représentans, dit-il, vous voyez devant vous les hommes du 14 juillet, du 10 août, et encore du 31 mai....» Ici les tribunes, la populace et la Montagne applaudissent à outrance. «Ces hommes, continue Vanec, ont juré de vivre libres ou de mourir. Vos divisions déchirent la patrie, elle ne doit plus souffrir de vos haines. Rendez la liberté aux patriotes, et le pain au peuple. Faites-nous justice de l'armée de Fréron, et de ces messieurs à bâtons. Et toi, Montagne sainte, ajoute l'orateur en se tournant vers les bancs de gauche, toi qui as tant combattu pour la république, les hommes du 14 juillet, du 10 août et du 31 mai te réclament dans ce moment et de crise; tu les trouveras toujours prêts à te soutenir, toujours prêts à verser leur sang pour la patrie!» Des cris, des applaudissemens accompagnent les dernières paroles de Vanec. Une voix de l'assemblée semble s'élever contre lui, mais on la distingue à peine. On demande que celui qui a quelque chose à dire contre Vanec se fasse entendre. «Oui, oui, s'écrie Duhem, qu'il le dise tout haut.» Les orateurs de plusieurs sections se succèdent à la barre, et, en termes plus mesurés, demandent les mêmes choses que celle de la Cité. Le président Dumont répond avec fermeté que la convention s'occupera des voeux et des besoins du peuple aussitôt qu'elle pourra reprendre ses travaux. «Qu'elle le fasse tout de suite, répondent plusieurs voix; nous avons besoin de pain.» Le tumulte dure ainsi pendant plusieurs heures. Le président est en butte à des interpellations de toute espèce. «Le royalisme est au fauteuil, lui dit Choudieu.—Nos ennemis excitent l'orage, répond Dumont, ils ignorent que la foudre va tomber sur leurs têtes.—Oui, réplique Ruamps, la foudre c'est votre jeunesse du Palais-Royal.—Du pain! du pain! répètent des femmes en furie.»

Cependant on entend sonner le tocsin du Pavillon de l'Unité. Les comités, en effet, exécutant la loi de grande police, faisaient réunir les sections. Plusieurs avaient pris les armes, et marchaient sur la convention. Les montagnards sentaient bien qu'il fallait se hâter de convertir en décrets les voeux des patriotes; mais pour cela il était nécessaire de dégager un peu l'assemblée, et de la laisser respirer. «Président, s'écrie Duhem, engage donc les bons citoyens à sortir, pour que nous puissions délibérer.» Il s'adresse aussi au peuple. «Le tocsin a sonné, lui dit-il, la générale a battu dans les sections; si vous ne nous laissez pas délibérer, la patrie est perdue.» Choudieu veut prendre une femme par le bras pour la faire sortir: «Nous sommes chez nous, lui répond-elle avec colère.» Choudieu interpelle le président, et lui dit que, s'il ne sait pas remplir son devoir, et faire évacuer la salle, il n'a qu'à céder la place à un autre. Il parle, de nouveau à la foule: «On vous tend un piége, lui dit-il; retirez-vous, pour que nous puissions accomplir vos voeux.» Le peuple, voyant les marques d'impatience données par toute la Montagne, se dispose à se retirer. L'exemple donné, on le suit peu à peu; la grande affluence diminue dans l'intérieur de la salle, et commence aussi à diminuer au dehors. Les groupes de jeunes gens n'auraient rien pu aujourd'hui contre ce peuple immense; mais les bataillons nombreux des sections fidèles à la convention arrivaient déjà de toutes parts, et la multitude se retirait devant eux. Vers le soir, l'intérieur et l'extérieur de la salle se trouvent dégagés, et la tranquillité est rétablie dans la convention.

A peine l'assemblée est-elle délivrée, que l'on demande la continuation du rapport de Boissy-d'Anglas, qui avait été interrompu par l'irruption de la populace. L'assemblée n'était pas encore bien rassurée, et voulait prouver que, devenue libre, son premier soin était de s'occuper des subsistances du peuple. A la suite de son rapport, Boissy propose de prendre dans les sections de Paris une force armée pour protéger aux environs l'arrivage des grains. Le décret est rendu. Prieur (de la Marne) propose de commencer la distribution du pain par les ouvriers; cette proposition est encore adoptée. La soirée était déjà fort avancée; une force considérable était réunie autour de la convention. Quelques factieux, qui résistaient encore, s'étaient réunis les uns dans la section des Quinze-Vingts, les autres dans celle de la Cité. Ces derniers s'étaient emparés de l'église de Notre-Dame, et s'y étaient pour ainsi dire retranchés. Néanmoins on n'avait plus aucune crainte, et l'assemblée pouvait punir les attentats du jour.

Isabeau se présente au nom des comités, rapporte les événemens de la journée, la manière dont les rassemblemens s'étaient formés, la direction qu'ils avaient reçue, et les mesures que les comités avaient prises pour les dissiper, conformément à la loi du 1er germinal. Il rapporte que le député Auguis, chargé de parcourir différens quartiers de Paris, a été arrêté par les factieux, et blessé; que Pénière, envoyé pour le dégager, a été atteint d'un coup de feu. A ce récit, on pousse des cris d'indignation; on demande vengeance. Isabeau propose, 1° de déclarer qu'en ce jour la liberté des séances de la convention a été violée; 2° de charger les comités d'instruire contre les auteurs de cet attentat. A cette proposition, les montagnards, voyant quel avantage on va tirer contre eux d'une tentative manquée, poussent des murmures. Les trois quarts de l'assemblée se lèvent en demandant à aller aux voix. On dit de tout côté que c'est un 20 juin contre la représentation nationale, qu'aujourd'hui on a envahi la salle de l'assemblée, comme on envahit au 20 juin le palais du roi, et que, si la convention ne sévit, on préparera bientôt contre elle un 10 août. Sergent, député de la Montagne, veut imputer ce mouvement aux feuillans, aux Lameth, aux Duport, qui, de Londres, tâchent, dit-il, de pousser les patriotes à des excès imprudens. On lui répond qu'il divague. Thibaudeau, qui, pendant cette scène, s'était retiré de l'assemblée, indigné qu'il était de l'attentat commis contre elle, s'élance à la tribune. «Elle est là, dit-il en montrant le côté gauche, la minorité qui conspire. Je déclare que je me suis absenté pendant quatre heures, parce que je ne voyais plus ici la représentation nationale. J'y reviens maintenant, et j'appuie le projet de décret. Le temps de la faiblesse est passé: c'est la faiblesse de la représentation nationale qui l'a toujours compromise, et qui a encouragé une faction criminelle. Le salut de la patrie est aujourd'hui dans vos mains: vous la perdrez si vous êtes faibles.» On adopte le décret au milieu des applaudissemens; et ces accès de colère et de vengeance, qui se réveillent au souvenir des dangers qu'on a courus, commencent à éclater de toutes parts. André Dumont, qui avait occupé le fauteuil au milieu de cette scène orageuse, s'élance à la tribune; il se plaint des menaces, des insultes dont il a été l'objet; il rappelle que Chasles et Choudieu, en le montrant au peuple, ont dit que le royalisme était au fauteuil; que Foussedoire avait proposé la veille, dans un groupe, de désarmer la garde nationale. Foussedoire lui donne un démenti; une foule de députés assurent cependant l'avoir entendu. «Au reste, reprend Dumont, je méprise tous ces ennemis qui ont voulu diriger les poignards contre moi; ce sont les chefs qu'il faut frapper. On a voulu sauver aujourd'hui les Billaud, les Collot, les Barrère; je ne vous proposerai pas de les envoyer à la mort, car ils ne sont pas jugés, et le temps des assassinats est passé, mais de les bannir du territoire qu'ils infectent et agitent par des séditions. Je vous propose pour cette nuit même la déportation des quatre prévenus dont vous agitez la cause depuis plusieurs jours.» Cette proposition est accueillie par de vifs applaudissemens. Les membres de la Montagne demandent l'appel nominal, et plusieurs d'entre eux vont au bureau en signer la demande. «C'est le dernier effort, dit Bourdon, d'une minorité dont la trahison est confondue. Je vous propose, en outre, l'arrestation de Choudieu, Chasles et Foussedoire.» Les deux propositions sont décrétées. On termine ainsi par la déportation le long procès de Billaud, Collot, Barrère et Vadier. Choudieu, Chasles et Foussedoire, sont frappés d'arrestation. On ne se borne pas là; on rappelle que Huguet a pris la parole pendant l'envahissement de la salle, et s'est écrié: Peuple! n'oublie pas tes droits! que Léonard Bourdon présidait la société populaire de la rue du Vert-Bois, et qu'il a poussé à l'insurrection par ses déclamations continuelles; que Duhem a encouragé ouvertement les révoltés pendant l'irruption de la populace; que les jours précédens il a été vu au café Payen, à la section des Invalides, buvant avec les principaux chefs des terroristes, et les encourageant à l'insurrection; en conséquence on décrète d'arrestation Huguet, Léonard Bourdon et Duhem. Beaucoup d'autres sont encore dénoncés; dans le nombre se trouve Amar, le membre le plus abhorré de l'ancien comité de sûreté générale, et réputé le plus dangereux des montagnards. La convention fait encore arrêter ce dernier. Pour éloigner de Paris ces prétendus chefs de la conspiration, on demande qu'ils soient détenus au château de Ham. La proposition est décrétée, et il est décidé en outre qu'ils y seront traduits sur-le-champ. On propose ensuite de déclarer la capitale en état de siége, en attendant que le danger soit entièrement passé. Le général Pichegru était dans ce moment à Paris, et dans tout l'éclat de sa gloire. On le nomme général de la force armée pendant tout le temps que durera le péril; on lui adjoint les députés Barras et Merlin (de Thionville). Il était six heures du matin, 13 germinal (2 avril); l'assemblée, accablée de fatigue, se sépare, se confiant dans les mesures qu'elle a prises.

Les comités se mirent en mesure de faire exécuter sans retard les décrets qui venaient d'être rendus. Le matin même on enferma dans des voitures les quatre déportés, quoique l'un d'eux, Barrère, fût extrêmement malade, et on les achemina sur la route d'Orléans, pour les envoyer à Brest. On mit la même promptitude à faire partir les sept députés condamnés à être détenus au château de Ham. Les voitures devaient traverser les Champs-Elysées; les patriotes le savaient, et une foule d'entre eux s'étaient portés sur leur passage pour les arrêter. Quand les voitures arrivèrent précédées par la gendarmerie, un nombreux rassemblement se forma autour d'elles. Les uns disaient que c'était la convention qui se retirait à Châlons, emportant les fonds de la trésorerie; les autres disaient au contraire que c'étaient les députés patriotes injustement enlevés du sein de la convention, et qu'on n'avait pas le droit d'arracher à leurs fonctions. On dispersa la gendarmerie, et on conduisit les voitures au comité civil de la section des Champs-Elysées. Dans le même instant un autre rassemblement fondit sur le poste qui gardait la barrière de l'Étoile, s'empara des canons et les braqua sur l'avenue. Le chef de la gendarmerie voulut en vain parlementer avec les séditieux; il fut assailli et obligé de s'enfuir. Il courut au Gros-Caillou demander des secours; mais les canonniers de la section menacèrent de faire feu sur lui s'il ne se retirait. Dans ce moment, arrivaient plusieurs bataillons des sections et quelques centaines de jeunes gens commandés par Pichegru, et tout fiers de marcher sous les ordres d'un général aussi célèbre. Les insurgés tirèrent deux coups de canon, et firent une fusillade assez vive. Raffet, qui ce jour-là commandait les sections, reçut un coup de feu à bout portant; Pichegru lui-même courut de grands dangers, et fut deux fois couché en joue. Cependant sa présence, et l'assurance qu'il communiqua à ceux qu'il commandait, décidèrent le succès. Les insurgés furent mis en fuite, et les voitures partirent sans obstacle.

Il restait à dissiper le rassemblement de la section des Quinze-Vingts, auquel s'était réuni celui qui s'était formé à l'église Notre-Dame. Là, les factieux s'étaient érigés en assemblée permanente, et délibéraient une nouvelle insurrection. Pichegru s'y rendit, fit évacuer la salle de la section, et acheva de rétablir la tranquillité publique.

Le lendemain il se présenta à la convention et lui déclara que les décrets étaient exécutés. Des applaudissemens unanimes accueillirent le conquérant de la Hollande, qui venait, par sa présence à Paris, de rendre un nouveau service. «Le vainqueur des tyrans, lui répondit le président, ne pouvait manquer de triompher des factieux.» Il reçut l'accolade fraternelle, les honneurs de la séance, et resta exposé, pendant plusieurs heures, aux regards de l'assemblée et du public, qui se fixaient de toutes parts sur lui seul. On ne recherchait pas la cause de ses conquêtes, on ne faisait pas dans ses exploits la part des accidens heureux; on était frappé des résultats, et on admirait une aussi brillante carrière.

Cette audacieuse tentative des jacobins, qu'on ne pouvait mieux caractériser qu'en l'appelant un 20 juin, excita contre eux un redoublement d'irritation, et provoqua de nouvelles mesures répressives. Une enquête sévère fut ordonnée pour découvrir tous les fils de la conspiration qu'on attribuait faussement aux membres de la Montagne. Ceux-ci étaient sans communication avec les agitateurs populaires, et leurs relations avec eux se bornaient à quelques rencontres de café, à quelques encouragemens en paroles; néanmoins le comité de sûreté générale fut chargé de faire un rapport.

On supposait la conspiration d'autant plus étendue qu'il y avait eu aussi des mouvemens dans tous les pays baignés par le Rhône et la Méditerranée, à Lyon, Avignon, Marseille et Toulon. Déjà on avait dénoncé les patriotes comme quittant les communes où ils s'étaient signalés par des excès, et se réunissant en armes dans les principales villes, soit pour y fuir les regards de leurs concitoyens, soit pour se rallier à leurs pareils et y faire corps avec eux. On prétendait qu'ils parcouraient les bords du Rhône, qu'ils circulaient en bandes nombreuses dans les environs d'Avignon, de Nîmes, d'Arles, dans les plaines de la Crau, et qu'ils y commettaient des brigandages contre les habitans réputés royalistes. On leur imputait la mort d'un riche particulier, magistrat à Avignon, qu'on avait assassiné et dépouillé. A Marseille, ils étaient à peine contenus par la présence des représentans et par les mesures qu'on avait prises en mettant la ville en état de siége. A Toulon, ils s'étaient réunis en grand nombre, et y formaient un rassemblement de plusieurs mille individus, à peu près comme avaient fait les fédéralistes à l'arrivée du général Carteaux. Ils y dominaient la ville par leur réunion avec les employés de la marine, qui presque tous avaient été choisis par Robespierre le jeune après la reprise de la place. Ils avaient beaucoup de partisans dans les ouvriers de l'arsenal, dont le nombre s'élevait à plus de douze mille; et tous ces hommes réunis étaient capables des plus grands excès. Dans ce moment l'escadre, entièrement réparée, était prête à mettre à la voile; le représentant Letourneur se trouvait à bord de l'amiral; des troupes de débarquement avaient été mises sur les vaisseaux, et on disait l'expédition destinée pour la Corse. Les révolutionnaires, profitant du moment où il ne restait dans la place qu'une faible garnison peu sûre, et dans laquelle ils comptaient beaucoup de partisans, avaient formé un soulèvement, et, dans les bras même des trois représentans Mariette, Ritter et Cambon, avaient égorgé sept prisonniers prévenus d'émigration. Dans les derniers jours de ventôse (mars), ils renouvelèrent les mêmes désordres. Vingt prisonniers, faits sur une frégate ennemie, étaient dans l'un des forts; ils soutenaient que c'étaient des émigrés, et qu'on voulait leur faire grâce. Ils soulevèrent les douze mille ouvriers de l'arsenal, entourèrent les représentans, faillirent les égorger, et furent heureusement contenus par un bataillon qui fut mis à terre par l'escadre.

Ces faits, coïncidant avec ceux de Paris, ajoutèrent aux craintes du gouvernement, et redoublèrent sa sévérité. Déjà il avait été enjoint à tous les membres des administrations municipales, des comités révolutionnaires, des commissions populaires ou militaires, à tous les employés enfin destitués depuis le 9 thermidor, de quitter les villes où ils s'étaient rendus, et de rentrer dans leurs communes respectives. Un décret plus sévère encore fut porté contre eux. Ils s'étaient emparés des armes distribuées dans les momens de danger; on décréta que tous ceux qui étaient connus en France pour avoir contribué à la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor, seraient désarmés. C'était à chaque assemblée municipale, ou à chaque assemblée de section, qu'appartenait la désignation des complices de cette tyrannie, et le soin de les désarmer. On conçoit à quelles poursuites dangereuses allait les exposer ce décret, dans un moment où ils venaient d'exciter une haine si violente.

On ne s'en tint pas là: on voulut leur enlever les prétendus chefs qu'ils avaient sur les bancs de la Montagne. Quoique les trois principaux eussent été condamnés à la déportation, que sept autres, savoir: Choudieu, Chasles, Foussedoire, Léonard Bourdon, Huguet, Duhem et Amar, eussent été envoyés au château de Ham, on crut qu'il en restait encore d'aussi redoutables. Cambon, le dictateur des finances, et l'adversaire inexorable des thermidoriens, auxquels il ne pardonnait pas d'avoir osé attaquer sa probité, parut au moins incommode; on le supposa même dangereux. On prétendit que le matin du 12 il avait dit aux commis de la trésorerie: «Vous êtes ici trois cents, et en cas de péril vous pourrez résister;» paroles qu'il était capable d'avoir proférées, et qui prouvaient sa conformité de sentimens, mais non sa complicité avec les jacobins. Thuriot, autrefois thermidorien, mais redevenu montagnard depuis la rentrée des soixante-treize et des vingt-deux, et député très influent, fut aussi considéré comme chef de la faction. On rangea dans la même catégorie Crassous, qui avait été l'un des soutiens les plus énergiques des jacobins; Lesage-Senault, qui avait contribué à faire fermer leur club, mais qui depuis s'était effrayé de la réaction; Lecointre (de Versailles), adversaire déclaré de Billaud, Collot et Barrère, et revenu à la Montagne depuis la rentrée des girondins; Maignet, l'incendiaire du Midi; Hentz, le terrible proconsul de la Vendée; Levasseur (de la Sarthe), l'un de ceux qui avaient contribué à la mort de Philippeau; et Granet (de Marseille), accusé d'être l'instigateur des révolutionnaires du Midi. C'est Tallien qui les désigna, et qui, après en avoir fait le choix à la tribune même de l'assemblée, demanda qu'ils fussent arrêtés comme leurs sept collègues, et envoyés à Ham avec eux. Le voeu de Tallien fut accompli, et ils furent condamnés à subir cette détention.

Ainsi ce mouvement des patriotes leur valut d'être poursuivis, désarmés dans toute la France, renvoyés dans leurs communes, et de perdre une vingtaine de montagnards, dont les uns furent déportés et les autres renfermés. Chaque mouvement d'un parti qui n'est pas assez fort pour vaincre ne fait que hâter sa perte.

Après avoir frappé les individus, les thermidoriens attaquèrent les choses: la commission des sept, chargée de faire un rapport sur les lois organiques de la constitution, déclara, sans aucune retenue, que la constitution était si générale, qu'elle était à refaire. On nomma alors une commission de onze membres, pour présenter un nouveau plan. Malheureusement les victoires de leurs adversaires, loin de faire rentrer les révolutionnaires dans l'ordre, allaient les exciter davantage, et provoquer de leur part de nouveaux et dangereux efforts.

NOTES:

[1]

24, 25 et 26 mars.

[2]

10 germinal.


CHAPITRE XXVIII.


CONTINUATION DES NÉGOCIATIONS DE BÂLE.—TRAITÉ DE PAIX AVEC LA HOLLANDE.—CONDITIONS DE CE TRAITÉ.—AUTRE TRAITÉ DE PAIX AVEC LA PRUSSE.—POLITIQUE DE L'AUTRICHE ET DES AUTRES ÉTATS DE L'EMPIRE.—PAIX AVEC LA TOSCANE.—NÉGOCIATIONS AVEC LA VENDÉE ET LA BRETAGNE.—SOUMISSION DE CHARETTE ET AUTRES CHEFS.—STOFFLET CONTINUE LA GUERRE.—POLITIQUE DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE L'OUEST.—INTRIGUES DES AGENS ROYALISTES.—PAIX SIMULÉE DES CHEFS INSURGÉS DANS LA BRETAGNE.—PREMIÈRE PACIFICATION DE LA VENDÉE.—ÉTAT DE L'AUTRICHE ET DE L'ANGLETERRE; PLANS DE PITT, DISCUSSIONS DU PARLEMENT ANGLAIS.—PRÉPARATIFS DE LA COALITION POUR UNE NOUVELLE CAMPAGNE.

Pendant ces tristes événemens, les négociations commencées à Bâle avaient été interrompues un moment par la mort du baron de Goltz. Aussitôt les bruits les plus fâcheux se répandirent. Un jour on disait: Les puissances ne traiteront jamais avec une république sans cesse menacée par les factions; elles la laisseront périr dans les convulsions de l'anarchie, sans la combattre et sans la reconnaître. Un autre jour on prétendait tout le contraire: La paix, disait-on, est faite avec l'Espagne, les armées françaises n'iront pas plus loin; on traite avec l'Angleterre, on traite avec la Russie, mais aux dépens de la Suède et du Danemark, qui vont être sacrifiés à l'ambition de Pitt et de Catherine, et qui seront ainsi récompensés de leur amitié pour la France. On voit que la malveillance, diverse dans ses dires, imaginait toujours le contraire de ce qui convenait à la république; elle supposait des ruptures où l'on désirait la paix, et la paix où l'on désirait des victoires. Une autre fois enfin elle tâcha de faire croire que toute paix était à jamais impossible, et qu'il y avait à ce sujet une protestation déposée au comité de salut public par la majorité des membres de la convention. C'était une nouvelle saillie de Duhem qui avait donné lieu à ce bruit. Il prétendait que c'était une duperie de traiter avec une seule puissance, et qu'il ne fallait accorder la paix à aucune, tant qu'elles ne viendraient pas la demander toutes ensemble. Il avait déposé une note sur ce sujet au comité de salut public, et c'est là ce qui fit supposer une prétendue protestation.

Les patriotes, de leur côté, répandaient des bruits non moins fâcheux. Ils disaient que la Prusse traînait les négociations en longueur, pour faire comprendre la Hollande dans un traité commun avec elle, pour la conserver ainsi sous son influence, et sauver le stathoudérat. Ils se plaignaient de ce que le sort de cette république restait si long-temps incertain, de ce que les Français n'y jouissaient d'aucun des avantages de la conquête, de ce que les assignats n'y étaient reçus qu'à moitié prix et seulement des soldats, de ce que les négocians hollandais avaient écrit aux négocians belges et français qu'ils étaient prêts à rentrer en affaires avec eux, mais à condition d'être payés d'avance et en valeurs métalliques; de ce que les Hollandais avaient laissé partir le stathouder emportant tout ce qu'il avait voulu, et envoyé à Londres ou transporté sur les vaisseaux de la compagnie des Indes une partie de leurs richesses. Beaucoup de difficultés s'étaient élevées en effet en Hollande, soit à cause des conditions de la paix, soit à cause de l'exaltation du parti patriote. Le comité de salut public y avait dépêché deux de ses membres, capables par leur influence de terminer tous les différends. Dans l'intérêt de la négociation, il avait demandé à la convention la faculté de ne désigner ni leur nom ni l'objet de leur mission. L'assemblée y avait consenti, et ils étaient partis sur-le-champ.

Il était naturel que de si grands événemens, que de si hauts intérêts excitassent des espérances, des craintes et des dires si contraires. Mais, malgré toutes ces rumeurs, les conférences continuaient avec succès; le comte de Hardenberg avait remplacé à Bâle le baron de Goltz, et les conditions allaient être arrêtées de part et d'autre.

A peine ces négociations avaient-elles été entamées que l'empire des faits s'était fait sentir, et avait exigé des modifications aux pouvoirs du comité de salut public. Un gouvernement tout ouvert, qui ne pourrait rien cacher, rien décider par lui-même, rien faire sans une délibération publique, serait incapable de négocier un traité avec aucune puissance, même la plus franche. Il faut, pour traiter, signer des suspensions d'armes, neutraliser des territoires; il faut surtout du secret, car une puissance négocie quelquefois long-temps avant qu'il lui convienne de l'avouer; ce n'est pas tout: il y a souvent des articles qui doivent demeurer ignorés. Si une puissance promet, par exemple, d'unir ses forces à celles d'une autre; si elle stipule ou la jonction d'une armée ou celle d'une escadre, ou un concours quelconque de moyens, ce secret devient de la plus grande importance. Comment le comité de salut public, renouvelé par quart chaque mois, obligé de rendre compte de tout, et n'ayant plus la vigueur et la hardiesse de l'ancien comité qui savait tout prendre sur lui-même, comment aurait-il pu négocier, surtout avec des puissances honteuses de leurs fautes, n'avouant qu'avec peine leur défaite, et tenant toutes, ou à laisser des conditions cachées ou à ne publier leur transaction que lorsqu'elle serait signée? La nécessité où il s'était trouvé d'envoyer deux de ses membres en Hollande, sans faire connaître ni leur nom, ni leur mission, était une première preuve du besoin de secret dans les opérations diplomatiques. Il présenta en conséquence un décret qui lui attribuait les pouvoirs indispensablement nécessaires pour traiter, et qui fut la cause de nouvelles rumeurs.

C'est un spectacle curieux, pour la théorie des gouvernemens, que celui d'une démocratie, surmontant son indiscrète curiosité, sa défiance à l'égard du pouvoir, et subjuguée par la nécessité, accordant à quelques individus la faculté de stipuler même des conditions secrètes. C'est ce que fit la convention nationale. Elle conféra au comité de salut public le pouvoir de stipuler même des armistices, de neutraliser des territoires, de négocier des traités, d'en arrêter les conditions, de les rédiger, de les signer même, et elle ne se réserva que ce qui lui appartenait véritablement, c'est-à-dire la ratification. Elle fit plus: elle autorisa le comité à signer des articles secrets, sous la seule condition que ces articles ne contiendraient rien de dérogatoire aux articles patens, et seraient publiés dès que l'intérêt du secret n'existerait plus. Muni de ces pouvoirs, le comité poursuivit et conduisit à terme les négociations commencées avec différentes puissances.

La paix avec la Hollande fut enfin signée sous l'influence de Rewbell, et surtout de Sieyès, qui étaient les deux membres du comité récemment envoyés en Hollande. Les patriotes hollandais firent au célèbre auteur de la première déclaration des droits un accueil brillant, et eurent pour lui une déférence qui termina bien des difficultés. Les conditions de la paix, signée à La Haye le 27 floréal an III (16 mai), furent les suivantes: La république française reconnaissait la république des Provinces-Unies comme puissance libre et indépendante, lui garantissait son indépendance et l'abolition du stathoudérat. Il y avait entre les deux républiques alliance offensive et défensive pendant toute la durée de la guerre actuelle. Cette alliance offensive et défensive devait être perpétuelle entre les deux républiques dans tous les cas de guerre contre l'Angleterre. Celle des Provinces-Unies mettait actuellement à la disposition de la France douze vaisseaux de ligne et dix-huit frégates, qui devaient être employés principalement dans les mers d'Allemagne, du Nord et de la Baltique. Elle donnait en outre pour auxiliaire à la France la moitié de son armée de terre, qui, à la vérité, était réduite à presque rien, et devait être réorganisée en entier. Quant aux démarcations de territoire, elles étaient fixées comme il suit: la France gardait toute la Flandre hollandaise, de manière qu'elle complétait ainsi son territoire du côté de la mer, et l'étendait jusqu'aux bouches des fleuves; du côté de la Meuse et du Rhin, elle avait la possession de Venloo et Maëstricht, et tous les pays compris au midi de Venloo, de l'un et de l'autre côté de la Meuse. Ainsi la république renonçait sur ce point à s'étendre jusqu'au Rhin, ce qui était raisonnable. De ce côté, en effet, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, se mêlent tellement, qu'il n'y a plus de limite claire. Lequel de ces bras d'eau doit-il être considéré comme le Rhin? on ne le sait, et tout est convention à cet égard. D'ailleurs, de ce côté aucune hostilité ne menace la France que celle de la Hollande, hostilité fort peu redoutable, et qui n'exige pas la protection d'une grande limite. Enfin, le territoire indiqué par la nature à la Hollande, consistant dans les terrains d'alluvions transportés à l'embouchure des fleuves, il aurait fallu que la France, pour s'étendre jusqu'à l'un des principaux cours d'eau, s'emparât des trois quarts au moins de ces terrains, et réduisît presque à rien la république qu'elle venait d'affranchir. Le Rhin ne devient limite pour la France, à l'égard de l'Allemagne, qu'aux environs de Wesel, et la possession des deux rives de la Meuse, au sud de Venloo, laissait cette question intacte. De plus, la république française se réservait la faculté, en cas de guerre du côté du Rhin ou de la Zélande, de mettre garnison dans les places de Grave, Bois-le-Duc et Berg-op-Zoom. Le port de Flessingue demeurait commun. Ainsi toutes les précautions étaient prises. La navigation du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, du Hondt et de toutes leurs branches, était à jamais déclarée libre. Outre ces avantages, une indemnité de 100 millions de florins était payée par la Hollande. Pour dédommager cette dernière de ses sacrifices, la France lui promettait, à la pacification générale, des indemnités de territoire, prises sur les pays conquis, et dans le site le plus convenable à la bonne démarcation des limites réciproques.

Ce traité reposait sur les bases les plus raisonnables; le vainqueur s'y montrait aussi généreux qu'habile. Vainement a-t-on dit qu'en attachant la Hollande à son alliance, la France l'exposait à perdre la moitié de ses vaisseaux détenus dans les ports de l'Angleterre, et surtout ses colonies livrées sans défense à l'ambition de Pitt. La Hollande, laissée neutre, n'aurait ni recouvré ses vaisseaux, ni conservé ses colonies, et Pitt aurait trouvé encore le prétexte de s'en emparer pour le compte du stathouder. La conservation seule du stathoudérat, sans sauver d'une manière certaine ni les vaisseaux, ni les colonies hollandaises, aurait du moins ôté tout prétexte à l'ambition anglaise; mais le maintien du stathoudérat, avec les principes politiques de la France, avec les promesses faites aux patriotes bataves, avec l'esprit qui les animait, avec les espérances qu'ils avaient conçues en nous ouvrant leurs portes, était-il possible, convenable, honorable même?

Les conditions avec la Prusse étaient plus faciles à régler. Bischoffverder venait d'être enfermé. Le roi de Prusse, délivré des mystiques, avait conçu une ambition toute nouvelle. Il ne parlait plus de sauver les principes de l'ordre général; il voulait maintenant se faire le médiateur de la pacification universelle. Le traité fut signé avec lui à Bâle, le 16 germinal (5 avril 1795). Il fut convenu d'abord qu'il y aurait paix, amitié et bonne intelligence entre sa majesté le roi de Prusse et la république française; que les troupes de cette dernière abandonneraient la partie des états prussiens qu'elles occupaient sur la rive droite du Rhin; qu'elles continueraient à occuper les provinces prussiennes situées sur la rive gauche, et que le sort définitif de ces provinces ne serait fixé qu'à la pacification générale. Il était bien évident, d'après cette dernière condition, que la république, sans s'expliquer encore positivement, songeait à se donner la limite du Rhin, mais que, jusqu'à de nouvelles victoires sur les armées de l'Empire et sur l'Autriche, elle ajournait la solution des difficultés que cette grande détermination devait faire naître. Alors seulement elle pourrait ou évincer les uns, ou donner des indemnités aux autres. La république française s'engageait à recevoir la médiation du roi de Prusse pour sa réconciliation avec les princes et les états de l'empire germanique; elle s'engageait même pendant trois mois à ne pas traiter en ennemis ceux de ces princes de la rive droite en faveur de qui sa majesté prussienne s'intéresserait. C'était le moyen assuré d'amener tout l'Empire à demander la paix par l'intermédiaire de la Prusse.

En effet, aussitôt que ce traité fut signé, le cabinet de Berlin fit solennellement annoncer sa détermination à l'Empire, et les motifs qui l'avaient dirigé. Il déclara à la diète qu'il offrait ses bons offices à l'Empire s'il désirait la paix, et, si la majorité des états la refusait, à ceux d'entre eux qui seraient obligés de traiter isolément pour leur sûreté personnelle. De son côté, l'Autriche adressa des réflexions très amères à la diète; elle dit qu'elle désirait la paix autant que personne, mais qu'elle la croyait impossible; qu'elle choisirait le moment convenable pour en traiter, et que les états de l'Empire trouveraient beaucoup plus d'avantages à se confier à l'antique foi autrichienne qu'à des puissances parjures qui avaient manqué à tous leurs engagemens. La diète, pour paraître se préparer à la guerre, tout en demandant la paix, décréta pour cette campagne le quintuple contingent, et stipula que les états qui ne pourraient fournir des soldats auraient la faculté de s'en dispenser en donnant 240 florins par homme. En même temps elle décida que l'Autriche, venant de se lier avec l'Angleterre pour la continuation de la guerre, ne pouvait être médiatrice de la paix, et résolut de confier cette médiation à la Prusse. Il ne resta plus à déterminer que la forme et la composition de la députation.

Malgré ce vif désir de traiter, l'Empire ne le pouvait guère en masse; car il devait exiger, pour ses membres dépouillés de leurs états, des restitutions que la France n'aurait pu faire sans renoncer à la ligne du Rhin. Mais il était évident que, dans cette impossibilité de traiter collectivement, chaque prince se jetterait dans les bras de la Prusse, et ferait, par cet intermédiaire, sa paix particulière.

Ainsi, la république commençait à désarmer ses ennemis, et à les forcer à la paix. Il n'y avait de bien résolus à la guerre que ceux qui avaient fait de grandes pertes, et qui n'espéraient pas recouvrer par des négociations ce qu'ils venaient de perdre par les armes. Telles devaient être les dispositions des princes de la rive gauche du Rhin dépouillés de leurs états, de l'Autriche privée des Pays-Bas, du Piémont évincé de la Savoie et de Nice. Ceux, au contraire, qui avaient eu le bon esprit de garder la neutralité, s'applaudissaient chaque jour, et de leur sagesse, et des avantages qu'elle leur valait. La Suède et le Danemark allaient envoyer des ambassadeurs auprès de la convention. La Suisse, qui était devenue l'entrepôt du commerce du continent, persistait dans ses sages intentions, et adressait, par l'organe de M. Ochs, à l'envoyé Barthélemy ces belles paroles: «Il faut une Suisse à la France, et une France à la Suisse. Il est, en effet, permis de supposer que, sans la confédération helvétique, les débris des anciens royaumes de Lorraine, de Bourgogne et d'Arles, n'eussent point été réunis à la domination française; et il est difficile de croire que, sans la puissante diversion et l'intervention décidée de la France, on ne fût pas enfin parvenu à étouffer la liberté helvétique dans son berceau.» La neutralité de la Suisse venait en effet de rendre un service éminent à la France, et avait contribué à la sauver. A ces pensées M. Ochs en ajoutait d'autres non moins élevées. «On admirera peut-être un jour, disait-il, ce sentiment de justice naturelle qui, nous faisant abhorrer toute influence étrangère dans le choix de nos formes de gouvernement, nous interdisait par-là même de nous ériger en juges du mode d'administration publique choisi par nos voisins. Nos pères n'ont censuré ni les grands feudataires de l'empire germanique pour avoir ravalé la puissance impériale, ni l'autorité royale de France pour avoir comprimé les grands feudataires. Ils ont vu successivement les états-généraux représenter la nation française; les Richelieu, les Mazarin se saisir du pouvoir absolu; Louis XIV déployer à lui seul la puissance entière de la nation; et les parlemens prétendre partager, au nom du peuple, l'autorité publique; mais jamais on ne les entendit, d'une voix téméraire, s'arroger le droit de rappeler le gouvernement français à telle ou telle période de son histoire. Le bonheur de la France fut leur voeu, son unité leur espoir, l'intégrité de son territoire leur appui.»

Ces principes si élevés et si justes étaient la critique sévère de la politique de l'Europe, et les résultats que la Suisse en recueillait étaient une assez frappante démonstration de leur sagesse. L'Autriche, jalouse de son commerce, voulait le gêner par un cordon; mais la Suisse réclama auprès du Wurtemberg et des états voisins, et obtint justice.

Les puissances italiennes souhaitaient la paix, celles du moins que leur imprudence pouvait exposer un jour à de fâcheux résultats. Le Piémont, quoique épuisé, avait assez perdu pour désirer encore de recourir aux armes. Mais la Toscane, entraînée malgré elle à sortir de sa neutralité, par l'ambassadeur anglais qui, la menaçant d'une escadre, ne lui avait donné que douze heures pour se décider, la Toscane était impatiente de revenir à son rôle, surtout depuis que les Français étaient aux portes de Gênes. En conséquence, le grand-duc avait ouvert une négociation qui venait de se terminer par un traité le plus aisé de tous à conclure. La bonne intelligence et l'amitié étaient rétablies entre les deux états; et le grand-duc restituait à la république les blés qui, dans ses ports, avaient été enlevés aux Français au moment de la déclaration de guerre. Même avant la négociation, il avait fait cette restitution de son propre mouvement. Ce traité, avantageux à la France pour le commerce du Midi, et surtout pour celui des grains, fut conclu le 21 pluviôse (9 février).

Venise, qui avait rappelé son envoyé de France, annonça qu'elle allait en désigner un autre, et le faire partir pour Paris. Le pape, de son côté, regrettait les outrages faits aux Français.

La cour de Naples, égarée par les passions d'une reine insensée et les intrigues de l'Angleterre, était loin de songer à négocier, et faisait de ridicules promesses de secours à la coalition.

L'Espagne avait toujours besoin de la paix, et semblait attendre d'y être forcée par de nouveaux échecs.

Une négociation, non moins importante peut-être à cause de l'effet moral qu'elle devait produire, était celle qu'on avait entamée à Nantes avec les provinces insurgées. On a vu comment les chefs de la Vendée, divisés entre eux, presque abandonnés de leurs paysans, suivis à peine de quelques guerroyeurs déterminés, pressés de toutes parts par les généraux républicains, réduits à choisir entre une amnistie ou une destruction complète, avaient été amenés à traiter de la paix; on a vu comment Charette avait accepté une entrevue près de Nantes; comment le prétendu baron de Cormatin, major-général de Puisaye, s'était présenté pour être le médiateur de la Bretagne; comment il voyageait avec Humbert, balancé entre le désir de tromper les républicains, de se concerter avec Charette, de séduire Canclaux, et l'ambition d'être le pacificateur de ces célèbres contrées. Le rendez-vous commun était à Nantes; les entrevues devaient commencer au château de la Jaunaye, à une lieue de cette ville, le 24 pluviôse (12 février).

Cormatin, arrivé à Nantes, avait voulu faire parvenir à Canclaux la lettre de Puisaye; mais cet homme, qui voulait tromper les républicains, ne sut pas même leur soustraire la connaissance de cette lettre si dangereuse. Elle fut connue et publiée, et lui obligé de déclarer que la lettre était supposée, qu'il n'en était point le porteur, et qu'il venait sincèrement négocier la paix. Il se trouva par-là plus engagé que jamais. Ce rôle de diplomate habile, trompant les républicains, donnant le mot à Charette, et séduisant Canclaux, lui échappait; il ne lui restait plus que celui de pacificateur. Il vit Charette, et le trouva réduit, par sa position, à traiter momentanément avec l'ennemi. Dès cet instant, Cormatin n'hésita plus à travailler à la paix. Il fut convenu que cette paix serait simulée, et qu'en attendant l'exécution des promesses de l'Angleterre, on paraîtrait se soumettre à la république. Pour le moment, on songea à obtenir les meilleures conditions possibles. Cormatin et Charette, dès que les conférences furent ouvertes, remirent une note dans laquelle ils demandaient la liberté des cultes, des pensions alimentaires pour tous les ecclésiastiques de la Vendée, l'exemption de service militaire et d'impôt pendant dix ans, afin de réparer les maux de la guerre, des indemnités pour toutes les dévastations, l'acquittement des engagemens contractés par les chefs pour les besoins de leurs armées, le rétablissement des anciennes divisions territoriales du pays et de son ancien mode d'administration, la formation de gardes territoriales sous les ordres des généraux actuels, l'éloignement de toutes les armées républicaines, l'exclusion de tous les habitans de la Vendée qui étaient sortis du pays comme patriotes, et dont les royalistes avaient pris les biens, enfin une amnistie commune aux émigrés comme aux Vendéens. De pareilles demandes étaient absurdes, et ne pouvaient être admises. Les représentans accordèrent la liberté des cultes, des indemnités pour ceux dont les chaumières avaient été dévastées, l'exemption de service pour les jeunes gens de la présente réquisition, afin de repeupler les campagnes, la formation des gardes territoriales, sous les ordres des administrations, au nombre de deux mille hommes seulement; l'acquittement des bons signés par les généraux, jusqu'à la concurrence de deux millions. Mais ils refusèrent le rétablissement des anciennes divisions territoriales et des anciennes administrations, l'exemption d'impôt pendant dix ans, l'éloignement des armées républicaines, l'amnistie pour les émigrés, et ils exigèrent la rentrée dans leurs biens des Vendéens patriotes. Ils stipulèrent, de plus, que toutes ces concessions seraient renfermées, non dans un traité, mais dans des arrêtés rendus par les représentans en mission; et que, de leur côté, les généraux vendéens signeraient une déclaration par laquelle ils reconnaîtraient la république, et promettraient de se soumettre à ses lois. Une dernière conférence fut fixée pour le 29 pluviôse (17 février), car la trève finissait le 30.

On demanda, avant de conclure la paix, que Stofflet fût appelé à ces conférences. Plusieurs officiers royalistes le désiraient, parce qu'ils pensaient qu'on ne devait pas traiter sans lui; les représentans le souhaitaient aussi, parce qu'ils auraient voulu comprendre dans une même transaction toute la Vendée. Stofflet était dans ce moment dirigé par l'ambitieux abbé Bernier, lequel était peu disposé à une paix qui allait le priver de toute son influence; d'ailleurs Stofflet n'aimait pas à jouer le second rôle, et il voyait avec humeur toute cette négociation commencée et conduite sans lui. Cependant il consentit à se rendre aux conférences; il vint à la Jaunaye avec un grand nombre de ses officiers.

Le tumulte fut grand, les partisans de la paix et ceux de la guerre étaient fort échauffés les uns contre les autres. Les premiers se groupaient autour de Charette; ils alléguaient que ceux qui voulaient continuer la guerre étaient ceux-là même qui n'allaient jamais au combat; que le pays était ruiné et réduit aux abois; que les puissances n'avaient rien fait, et probablement ne feraient rien pour eux; ils se disaient aussi tout bas à l'oreille, qu'il fallait du reste attendre, gagner du temps au moyen d'une paix simulée, et que, si l'Angleterre tenait jamais ses promesses, on serait tout prêt à se lever. Les partisans de la guerre disaient, au contraire, qu'on ne leur offrait la paix que pour les désarmer, violer ensuite toutes les promesses et les immoler impunément; que poser les armes un instant, c'était amollir les courages, et rendre impossible toute insurrection à venir; que puisque la république traitait, c'était une preuve qu'elle-même était réduite à la dernière extrémité; qu'il suffisait d'attendre, et de déployer encore un peu de constance, pour voir arriver le moment où l'on pourrait tenter de grandes choses avec le secours des puissances; qu'il était indigne de chevaliers français de signer un traité avec l'intention secrète de ne pas l'exécuter, et que du reste on n'avait pas le droit de reconnaître la république, car c'était méconnaître les droits des princes pour lesquels on s'était battu si long-temps. Il y eut plusieurs conférences fort animées, et dans lesquelles on montra de part et d'autre beaucoup d'irritation. Un moment même il y eut des menaces fort vives de la part des partisans de Charette aux partisans de Stofflet, et on faillit en venir aux mains. Cormatin n'était pas le moins ardent des partisans de la paix; sa faconde, son agitation de corps et d'esprit, sa qualité de représentant de l'armée de Bretagne, avaient attiré sur lui l'attention. Malheureusement pour lui, il était suivi du nommé Solilhac, que le comité central de la Bretagne lui avait donné pour l'accompagner. Solilhac, étonné de voir Cormatin jouer un rôle si différent de celui dont on l'avait chargé, lui fit remarquer qu'il s'éloignait de ses instructions, et qu'on ne l'avait pas envoyé pour traiter de la paix. Cormatin fut fort embarrassé; Stofflet et les partisans de la guerre triomphèrent, en apprenant que la Bretagne songeait plutôt à se ménager un délai et à se concerter avec la Vendée qu'à se soumettre; ils déclarèrent que jamais ils ne poseraient les armes, puisque la Bretagne était décidée à les soutenir.

Le 29 pluviôse au matin (17 février), le conseil de l'armée de l'Anjou se réunit dans une salle particulière du château de la Jaunaye, pour prendre une détermination définitive. Les chefs de division de Stofflet tirèrent leurs sabres, et jurèrent de couper le cou au premier qui parlerait de paix; ils décidèrent entre eux la guerre. Charette, Sapinaud et leurs officiers décidèrent la paix dans une autre salle. A midi on devait se réunir sous une tente élevée dans la plaine, avec les représentans du peuple. Stofflet, n'osant leur déclarer en face la détermination qu'il avait prise, leur envoya dire qu'il n'acceptait pas leurs propositions. Les représentans laissèrent à une distance convenue le détachement qui les accompagnait, et se rendirent sous la tente. Charette laissa ses Vendéens à la même distance, et ne vint au rendez-vous qu'avec ses principaux officiers. Pendant ce temps on vit Stofflet monter à cheval, avec quelques forcenés qui l'accompagnaient, et partir au galop en agitant son chapeau, et criant vive le roi! Sous la tente où Charette et Sapinaud conféraient avec les représentans, on n'avait plus à discuter, car l'ultimatum des représentans était accepté d'avance. On signa réciproquement les déclarations convenues. Charette, Sapinaud, Cormatin et les autres officiers signèrent leur soumission aux lois de la république; les représentans donnèrent les arrêtés contenant les conditions accordées aux chefs vendéens. La plus grande politesse régna de part et d'autre, et tout sembla faire espérer une réconciliation sincère.

Les représentans, qui voulaient donner un grand éclat à la soumission de Charette, lui préparèrent à Nantes une réception magnifique. La joie la plus vive régnait dans cette ville toute patriote. On se flattait de toucher enfin au terme de cette affreuse guerre civile; on s'applaudissait de voir un homme aussi distingué que Charette rentrer dans le sein de la république, et peut-être consacrer son épée à la servir. Le jour désigné pour son entrée solennelle, la garde nationale et l'armée de l'Ouest furent mises sous les armes. Tous les habitans, pleins de joie et de curiosité, accouraient pour voir et pour fêter ce chef célèbre. On le reçut aux cris de vive la république! vive Charette! Il avait son costume de général vendéen, et portait la cocarde tricolore. Charette était dur, défiant, rusé, intrépide; tout cela se retrouvait dans ses traits et dans sa personne. Une taille moyenne, un oeil petit et vif, un nez relevé à la tartare, une large bouche, lui donnaient l'expression la plus singulière et la plus convenable à son caractère. En accourant au devant de lui, chacun chercha à deviner ses sentimens. Les royalistes crurent voir l'embarras et le remords sur son visage. Les républicains le trouvèrent joyeux et presque enivré de son triomphe. Il devait l'être, malgré l'embarras de sa position; car ses ennemis lui procuraient la plus belle et la première récompense qu'il eût encore reçue de ses exploits.

À peine cette paix fut-elle signée, qu'on songea à réduire Stofflet, et à faire accepter aux chouans les conditions accordées à Charette. Celui-ci parut sincère dans ses témoignages; il répandit des proclamations dans le pays, pour faire rentrer tout le monde dans le devoir. Les habitans furent extrêmement joyeux de cette paix. Les hommes tout à fait voués à la guerre furent organisés en gardes territoriales, et on en laissa le commandement à Charette pour faire la police de la contrée. C'était l'idée de Hoche, qu'on défigura pour satisfaire les chefs vendéens, qui, ayant à la fois des arrière-pensées et des défiances, voulaient conserver sous leurs ordres les hommes les plus aguerris. Charette promit même son secours contre Stofflet, si celui-ci, pressé dans la Haute-Vendée, venait se replier sur le Marais.

Aussitôt le général Canclaux fut envoyé à la poursuite de Stofflet. Ne laissant qu'un corps d'observation autour du pays de Charette, il porta la plus grande partie de ses troupes sur le Layon. Stofflet, voulant imposer par un coup d'éclat, fit une tentative sur Chalonne, qui fut vivement repoussée et se retira sur Saint-Florent. Il déclara Charette traître à la cause de la royauté, et fit prononcer contre lui une sentence de mort. Les représentans, qui savaient qu'une pareille guerre devait se terminer, non seulement en employant les armes, mais en desintéressant les ambitieux, en donnant des secours aux hommes sans ressources, avaient aussi répandu l'argent. Le comité de salut public leur avait ouvert un crédit sur ses fonds secrets. Ils donnèrent 60,000 francs en numéraire et 365,000 en assignats à divers officiers de Stofflet. Son major-général Trotouin reçut 100,000 fr., dont moitié en argent, moitié en assignats, et se détacha de lui. Il écrivit une lettre adressée aux officiers de l'armée d'Anjou, pour les engager à la paix, en leur donnant les raisons les plus capables de les ébranler.

Tandis qu'on employait ces moyens sur l'armée d'Anjou, les représentans pacificateurs de la Vendée s'étaient rendus en Bretagne, pour amener les chouans à une semblable transaction. Cormatin les avait suivis; il était maintenant tout à fait engagé dans le système de la paix; et il avait l'ambition de faire, à Rennes, l'entrée triomphale que Charette avait faite à Nantes. Malgré la trève, beaucoup d'actes de brigandage avaient été commis par les chouans. Ceux-ci n'étant pour la plupart que des bandits sans attachement à aucune cause, se souciant fort peu des vues politiques qui engageaient leurs chefs à signer une suspension d'armes, ne prenaient aucun soin de l'observer, et ne songeaient qu'à butiner. Quelques représentans, voyant la conduite des Bretons, commençaient à se défier de leurs intentions, et pensaient déjà qu'il fallait renoncer à la paix. Boursault était le plus prononcé dans ce sens. Le représentant Bollet, au contraire, zélé pacificateur, croyait que, malgré quelques actes d'hostilité, un accommodement était possible, et qu'il ne fallait employer que la douceur. Hoche, courant de cantonnemens en cantonnemens, à des distances de quatre-vingts lieues, n'ayant jamais aucun moment de repos, placé entre les représentans qui voulaient la guerre et ceux qui voulaient la paix, entre les jacobins des villes, qui l'accusaient de faiblesse et de trahison, et les royalistes, qui l'accusaient de barbarie, Hoche était abreuvé de dégoûts sans se refroidir néanmoins dans son zèle. «Vous me souhaitez encore une campagne des Vosges, écrivait-il à un de ses amis; comment voulez-vous faire une pareille campagne contre des chouans, et presque sans armée?» Ce jeune capitaine voyait ses talens consumés dans une guerre ingrate, tandis que des généraux, tous inférieurs à lui, s'immortalisaient en Hollande, sur le Rhin, à la tête des plus belles armées de la république. Cependant il continuait sa tâche avec ardeur et une profonde connaissance des hommes et de sa situation. On a vu qu'il avait déjà donné les conseils les plus sages, par exemple, d'indemniser les insurgés restés paysans, et d'enrôler ceux que la guerre avait faits soldats. Une plus grande habitude du pays lui avait fait découvrir les véritables moyens d'en apaiser les habitans, et de les rattacher à la république. «Il faut, disait-il, continuer de traiter avec les chefs des chouans; leur bonne foi est fort douteuse, mais il faut en avoir avec eux. On gagnera, ainsi par la confiance ceux qui ne demandent qu'à être rassurés. Il faudra gagner par des grades ceux qui sont ambitieux; par de l'argent ceux qui ont des besoins; on les divisera ainsi entre eux, et on chargera de la police ceux dont on sera sûr, en leur confiant les gardes territoriales, dont on vient de souffrir l'institution. Du reste, il faudra distribuer vingt-cinq mille hommes en plusieurs camps, pour surveiller tout le pays; placer autour des côtes un service de chaloupes canonnières qui seront dans un mouvement continuel; faire transporter les arsenaux, les armes et les munitions, des villes ouvertes, dans les forts et les places défendues. Quant aux habitans, il faudra se servir auprès d'eux des prêtres, et donner quelques secours aux plus indigens. Si l'on parvient à répandre la confiance par le moyen des prêtres, la chouannerie tombera sur-le-champ.—Répandez, écrivait il à ses officiers-généraux, le 27 ventôse, répandez la loi salutaire que la convention vient de rendre sur la liberté des cultes; prêchez vous-mêmes la tolérance religieuse. Les prêtres, certains qu'on ne les troublera plus dans l'exercice de leur ministère, deviendront vos amis, ne fût-ce que pour être tranquilles. Leur caractère les porte à la paix; voyez-les, dites-leur que la continuation de la guerre les exposera à être chagrinés, non par les républicains, qui respectent les opinions religieuses, mais par les chouans, qui ne reconnaissent ni Dieu ni loi, et veulent dominer et piller sans cesse. Il en est parmi eux de pauvres, et en général ils sont très intéressés; ne négligez pas de leur offrir quelques secours, mais sans ostentation, et avec toute la délicatesse dont vous êtes capables. Par eux vous connaîtrez toutes les manoeuvres de leur parti, et vous obtiendrez qu'ils retiennent leurs paysans dans leurs campagnes, et les empêchent de se battre. Vous sentez qu'il faut, pour parvenir à ce but, la douceur, l'aménité, la franchise. Engagez quelques officiers et soldats à assister respectueusement à quelques-unes de leurs cérémonies, mais en ayant soin de ne jamais les troubler. La patrie attend de vous le plus grand dévouement; tous les moyens sont bons pour la servir, lorsqu'ils s'accordent avec les lois, l'honneur et la dignité républicaine.» Hoche ajoutait à ces avis celui de ne rien prendre dans le pays pour la nourriture des armées, pendant quelque temps au moins. Quant aux projets des Anglais, il voulait pour les prévenir, qu'on s'emparât de Jersey et de Guernesey, et qu'on établît une chouannerie en Angleterre pour les occuper chez eux. Il songeait aussi à l'Irlande; mais il écrivait qu'il s'en expliquerait verbalement avec le comité de salut public.

Ces moyens choisis avec un grand sens, et employés en plus d'un endroit avec beaucoup d'adresse, avaient déjà parfaitement réussi. La Bretagne était tout à fait divisée; tous les chouans qui s'étaient montrés à Rennes avaient été caressés, payés, rassurés, et décidés à déposer les armes. Les autres, plus opiniâtres, comptant sur Stofflet et sur Puisaye, voulaient persister à faire la guerre. Cormatin continuait de courir des uns aux autres pour les amener à La Prévalaye, et les engager à traiter. Malgré l'ardeur que cet aventurier montrait à pacifier le pays, Hoche, qui avait entrevu son caractère et sa vanité, se défiait de lui, et se doutait qu'il manquerait de parole aux républicains comme il avait fait aux royalistes. Il l'observait avec grande attention pour s'assurer s'il travaillait sincèrement et sans arrière-pensée à l'oeuvre d'une réconciliation.

De singulières intrigues vinrent se combiner avec toutes ces circonstances, pour amener la pacification tant désirée par les républicains. On a vu précédemment Puisaye à Londres, tâchant de faire concourir le cabinet anglais à ses projets; on a vu les trois princes français sur le continent, l'un attendant un rôle à Arnheim, l'autre se battant sur le Rhin; le troisième, en sa qualité de régent, correspondant de Vérone avec tous les cabinets, et entretenant une agence secrète à Paris. Puisaye avait conduit ses projets en homme aussi actif qu'habile. Sans passer par l'intermédiaire du vieux duc d'Harcourt, inutile ambassadeur du régent à Londres, il s'adressa directement aux ministres anglais. Pitt, invisible d'ordinaire pour cette émigration qui pullulait dans les rues de Londres, et l'assiégeait de projets et de demandes de secours, accueillit sur-le-champ l'organisateur de la Bretagne, l'aboucha avec le ministre de la guerre Vindham, qui était un ardent ami de la monarchie et voulait la maintenir ou la rétablir partout. Les projets de Puisaye, mûrement examinés, furent adoptés en entier. L'Angleterre promit une armée, une escadre, de l'argent, des armes, des munitions immenses, pour descendre sur les côtes de France; mais on exigea de Puisaye le secret à l'égard de ses compatriotes, et surtout du vieux duc d'Harcourt, envoyé du régent. Puisaye ne demandait pas mieux que de tout faire à lui seul; il fut impénétrable pour le duc d'Harcourt, pour tous les autres agens des princes à Londres, et surtout pour les agens de Paris, qui correspondaient avec le secrétaire même du duc d'Harcourt. Puisaye écrivit seulement au comte d'Artois pour lui demander des pouvoirs extraordinaires, et lui offrir de venir se mettre à la tête de l'expédition. Le prince envoya les pouvoirs, et promit de venir commander de sa personne. Bientôt les projets de Puisaye furent soupçonnés, malgré ses efforts pour les cacher. Tous les émigrés repoussés par Pitt, et éconduits par Puisaye, furent unanimes. Puisaye, suivant eux, était un intrigant vendu au perfide Pitt, et méditant des projets fort suspects. Cette opinion, répandue à Londres, s'établit bientôt à Vérone chez les conseillers du régent. Déjà, dans cette petite cour, l'on se défiait beaucoup de l'Angleterre depuis l'affaire de Toulon; on concevait surtout des inquiétudes dès qu'elle voulait se servir de l'un des princes. Cette fois on ne manqua pas de demander avec une espèce d'anxiété ce qu'elle voulait faire de M. le comte d'Artois, pourquoi le nom de Monsieur n'était pas compris dans ses projets, si elle croyait pouvoir se passer de lui, etc. Les agens de Paris, qui tenaient leur mission du régent, et partageaient ses idées sur l'Angleterre, n'ayant pu obtenir aucune communication de Puisaye, répétèrent les mêmes propos sur l'entreprise qui se préparait à Londres. Un autre motif les engageait surtout à la désapprouver. Le régent songeait à recourir à l'Espagne, et voulait s'y faire transporter, pour être plus voisin de la Vendée et de Charette, qui était son héros. De leur côté, les agens de Paris s'étaient mis en rapport avec un émissaire de l'Espagne, qui les avait engagés à se servir de cette puissance, et leur avait promis qu'elle ferait pour Monsieur et pour Charette ce que l'Angleterre projetait pour le comte d'Artois et pour Puisaye. Mais il fallait attendre qu'on pût transporter Monsieur des Alpes aux Pyrénées, par la Méditerranée, et préparer une expédition considérable. Les intrigans de Paris étaient donc tout à fait portés pour l'Espagne. Ils prétendaient qu'elle effarouchait moins les Français que l'Angleterre, parce qu'elle avait des intérêts moins opposés; que d'ailleurs elle avait déjà gagné Tallien, par sa femme, fille du banquier espagnol Cabarrus; ils osaient même dire qu'on était sûr de Hoche, tant l'imposture leur coûtait peu pour donner de l'importance à leurs projets! Mais l'Espagne, ses vaisseaux, ses troupes, n'étaient rien suivant eux au prix des beaux plans qu'ils prétendaient nouer dans l'intérieur. Placés au sein de la capitale, ils voyaient se manifester un mouvement d'indignation prononcé contre le système révolutionnaire. Il fallait, disaient-ils, exciter ce mouvement, et tâcher de le faire tourner au profit du royalisme; mais pour cela les royalistes devaient se montrer le moins redoutables possible, car la Montagne se fortifiait de toutes les craints qu'inspirait la contre-révolution. Il suffirait d'une victoire de Charette, d'une descente des émigrés en Bretagne, pour rendre au parti révolutionnaire la force qu'il avait perdue, et dépopulariser les thermidoriens dont on avait besoin. Charette venait de faire la paix; mais il fallait qu'il se tînt prêt à reprendre les armes; il fallait que l'Anjou, que la Bretagne, parussent ainsi se soumettre pour un temps; que pendant ce temps on séduisît les chefs du gouvernement et les généraux, qu'on laissât les armées passer le Rhin, et s'engager en Allemagne, puis, que tout à coup on surprît la convention endormie, et qu'on proclamât la royauté dans la Vendée, dans la Bretagne, à Paris même. Une expédition de l'Espagne, portant le régent, et concourant avec ces mouvemens simultanés, pourrait alors décider la victoire de la royauté. Quant à l'Angleterre, on ne devait lui demander que son argent (car il en fallait à ces messieurs), et la tromper ensuite. Ainsi, chacun des mille agens employés pour la contre-révolution rêvait à sa manière, imaginant des moyens suivant sa position, et voulait être le restaurateur principal de la monarchie. Le mensonge, l'intrigue, étaient les seules ressources de la plupart, et l'argent leur principale prétention.

Avec de telles idées, l'agence de Paris, du genre de celle que Puisaye préparait en Angleterre, devait chercher à écarter pour le moment toute entreprise, à pacifier les provinces insurgées, et à y faire signer une paix simulée. A la faveur de la trève accordée aux chouans, Lemaître, Brottier et Laville-Heurnois venaient de se ménager des communications avec les provinces insurgées. Le régent les avait chargés de faire parvenir des lettres à Charette; ils les confièrent à un ancien officier de marine, Duverne de Presle, privé de son état et cherchant un emploi. Ils lui donnèrent en même temps la commission de contribuer à la pacification, en conseillant aux insurgés de temporiser, d'attendre des secours de l'Espagne, et un mouvement de l'intérieur. Cet envoyé se rendit à Rennes, d'où il fit parvenir les lettres du régent à Charette, et conseilla ensuite à tout le monde une soumission momentanée. D'autres encore furent chargés du même soin par les agens de Paris, et bientôt les idées de paix, déjà très répandues en Bretagne, se propagèrent encore davantage. On dit partout qu'il fallait poser les armes, que l'Angleterre trompait les royalistes; que l'on devait tout attendre de la convention, qu'elle allait rétablir elle-même la monarchie, et que, dans le traité signé avec Charette, se trouvaient des articles secrets portant la condition de reconnaître bientôt pour roi le jeune orphelin du Temple, Louis XVII. Cormatin, dont la position était devenue fort embarrassante, qui avait manqué aux ordres de Puisaye et du comité central, trouva, dans le système des agens de Paris, une excuse et un encouragement pour sa conduite. Il paraît même qu'on lui fit espérer le commandement de la Bretagne à la place de Puisaye. A force de soin il parvint à réunir les principaux chouans à La Prévalaye, et les conférences commencèrent.

Dans cet intervalle, MM. de Tinténiac et de La Roberie venaient d'être envoyés de Londres par Puisaye, le premier pour apporter aux chouans de la poudre, de l'argent, et la nouvelle d'une prochaine expédition, le second pour faire parvenir à son oncle Charette l'invitation de se tenir prêt à seconder la descente en Bretagne, et enfin tous deux pour faire rompre les négociations. Ils avaient cherché à débarquer avec quelques émigrés vers les côtes du nord; les chouans avertis, étant accourus à leur rencontre, avaient eu un engagement avec les républicains, et avaient été battus. MM. de La Roberie et de Tinténiac s'étaient sauvés par miracle; mais la trève était compromise, et Hoche, qui commençait à se méfier des chouans, qui soupçonnait la bonne foi de Cormatin, voulait le faire arrêter. Cormatin protesta de sa bonne foi auprès des représentans, et obtint que la trève ne serait pas rompue. Les conférences continuèrent à La Prévalaye. Un agent de Stofflet vint y prendre part. Stofflet, battu, poursuivi, réduit à l'extrémité, privé de toutes ses ressources par la découverte du petit arsenal qu'il avait dans un bois, demandait enfin à être admis à traiter, et venait d'envoyer un représentant à La Prévalaye. C'était le général Beauvais. Les conférences furent extrêmement vives, comme elles l'avaient été à la Jaunaye. Le général Beauvais y soutint encore le système de la guerre, malgré la triste position du chef qui l'envoyait, et prétendit que Cormatin, ayant signé la paix de la Jaunaye, et reconnu la république, avait perdu le commandement dont Puisaye l'avait revêtu, et ne pouvait plus délibérer. M. de Tinténiac, parvenu malgré tous les dangers au lieu des conférences, voulut les rompre au nom de Puisaye, et retourner aussitôt à Londres; mais Cormatin et les partisans de la paix l'en empêchèrent. Cormatin décida enfin la majorité à une transaction, en lui donnant pour raison qu'on gagnerait du temps par une soumission apparente, et qu'on endormirait la surveillance des républicains. Les conditions étaient les mêmes que celles accordées à Charette: liberté des cultes, indemnités à ceux dont les propriétés avaient été dévastées, exemption de la réquisition, institution des gardes territoriales. Il y avait une condition de plus dans le traité actuel: c'était un million et demi pour les principaux chefs, dont Cormatin devait avoir sa part. Pour ne pas cesser un instant, dit le général Beauvais, de faire acte de mauvaise foi, Cormatin, au moment de signer, mit le sabre à la main, jura de reprendre les armes à la première occasion, et recommanda à chacun de conserver jusqu'à nouvel ordre l'organisation établie, et le respect dû à tous les chefs.

Les chefs royalistes se transportèrent ensuite à La Mabilaye, à une lieue de Rennes, pour signer le traité dans une réunion solennelle avec les représentans. Beaucoup d'entre eux ne voulaient pas s'y rendre; mais Cormatin les y entraîna. La réunion eut lieu avec les mêmes formalités qu'à la Jaunaye. Les chouans avaient demandé que Hoche ne s'y trouvât pas, à cause de son extrême défiance: on y consentit. Le 1er floréal (20 avril), les représentans donnèrent les mêmes arrêtés qu'à la Jaunaye, et les chouans signèrent une déclaration par laquelle ils reconnaissaient la république et se soumettaient à ses lois.

Le lendemain, Cormatin fit son entrée à Rennes, comme Charette à Nantes. Le mouvement qu'il s'était donné, l'importance qu'il s'était arrogée, le faisaient considérer comme le chef des royalistes bretons. On lui attribuait tout, et les exploits de cette foule de chouans inconnus, qui avaient mystérieusement parcouru la Bretagne, et cette paix qu'on désirait depuis si long-temps. Il reçut une espèce de triomphe. Applaudi par les habitans, caressé par les femmes, pourvu d'une forte somme d'assignats, il recueillait tous les profits et tous les honneurs de la guerre, comme s'il l'avait long-temps soutenue. Il n'était cependant débarqué en Bretagne que pour jouer ce singulier rôle. Néanmoins il n'osait plus écrire à Puisaye; il ne se hasardait pas à sortir de Rennes, ni à s'enfoncer dans le pays, de peur d'y être fusillé par les mécontens. Les principaux chefs retournèrent dans leurs divisions, écrivirent à Puisaye qu'on les avait trompés, qu'il n'avait qu'à venir, et qu'au premier signal ils se lèveraient pour voler à sa rencontre. Quelques jours après, Stofflet, se voyant abandonné, signa la paix à Saint-Florent, aux mêmes conditions.

Tandis que les deux Vendées et la Bretagne se soumettaient, Charette venait enfin de recevoir pour la première fois une lettre du régent; elle était datée du 1er février. Ce prince l'appelait le second fondateur de la monarchie, lui parlait de sa reconnaissance, de son admiration, de son désir de le rejoindre, et le nommait lieutenant-général. Ces témoignages arrivaient un peu tard. Charette, tout ému, répondit aussitôt au régent que la lettre dont il venait d'être honoré transportait son âme de joie; que son dévouement et sa fidélité seraient toujours les mêmes; que la nécessité seule l'avait obligé de céder, mais que sa soumission n'était qu'apparente; que, lorsque les parties seraient mieux liées , il reprendrait les armes, et serait prêt à mourir sous les yeux de son prince, et pour la plus belle des causes.

Telle fut cette première pacification des provinces insurgées. Comme l'avait deviné Hoche, elle n'était qu'apparente; mais, comme il l'avait senti aussi, on pouvait la rendre funeste aux chefs vendéens, en habituant le pays au repos, aux lois de la république, et en calmant ou occupant d'une autre manière cette ardeur de combattre qui animait quelques hommes. Malgré les assurances de Charette au régent, et des chouans à Puisaye, toute ardeur devait s'éteindre dans les ames après quelques mois de calme. Ces menées n'étaient plus que des actes de mauvaise foi, excusables sans doute dans l'aveuglement des guerres civiles, mais qui ôtent à ceux qui se les permettent le droit de se plaindre des sévérités de leurs adversaires. Les représentans et les généraux républicains mirent le plus grand scrupule à faire exécuter les conditions accordées. Il est sans doute inutile de montrer l'absurdité du bruit répandu alors, et même répété depuis, que les traités signés renfermaient des articles secrets, portant la promesse de mettre Louis XVII sur le trône; comme si des représentans avaient pu être assez fous pour prendre de tels engagemens! comme s'il eût été possible qu'on voulut sacrifier à quelques partisans une république qu'on persistait à maintenir contre toute l'Europe! Du reste, aucun des chefs, en écrivant aux princes ou aux divers agens royalistes, n'a jamais osé avancer une telle absurdité. Charette mis plus tard en jugement pour avoir violé les conditions faites avec lui, n'osa pas non plus faire valoir cette excuse puissante de la non-exécution d'un article secret. Puisaye, dans ses mémoires, a jugé l'assertion aussi niaise que fausse; et on ne la rappellerait point ici, si elle n'avait été reproduite dans une foule de Mémoires.

Cette paix n'avait pas seulement pour résultat d'amener le désarmement de la contrée; concourant avec celle de la Prusse, de la Hollande et de la Toscane, et avec les intentions manifestées par plusieurs autres états, elle eut encore l'avantage de produire un effet moral très grand. On vit la république reconnue à la fois par ses ennemis du dedans et du dehors, par la coalition et par le parti royaliste lui-même.

Il ne restait plus, parmi les ennemis décidés de la France, que l'Autriche et l'Angleterre. La Russie était trop éloignée pour être dangereuse; l'Empire était prêt à se désunir, et incapable de soutenir la guerre; le Piémont était épuisé; l'Espagne, partageant peu les chimériques espérances des intrigans royalistes, soupirait après la paix; et la colère de la cour de Naples était aussi impuissante que ridicule. Pitt, malgré les triomphes inouis de la république française, malgré une campagne sans exemple dans les annales de la guerre, n'était point ébranlé; et sa ferme intelligence avait compris que tant de victoires, funestes au continent, n'étaient nullement dommageables pour l'Angleterre. Le stathouder, les princes d'Allemagne, l'Autriche, le Piémont, l'Espagne, avaient perdu à cette guerre une partie de leurs états; mais l'Angleterre avait acquis sur les mers une supériorité incontestable; elle dominait la Méditerranée et l'Océan; elle avait saisi une moitié des flottes hollandaises; elle forçait la marine de l'Espagne à s'épuiser contre celle de la France; elle travaillait à s'emparer de nos colonies, elle allait occuper toutes celles des Hollandais, et assurer à jamais son empire dans l'Inde. Il lui fallait pour cela encore quelque temps de guerre et d'aberrations politiques chez les puissances du continent. Il lui importait donc d'exciter les hostilités en donnant des secours à l'Autriche, en réveillant le zèle de l'Espagne, en préparant de nouveaux désordres dans les provinces méridionales de la France. Tant pis pour les puissances belligérantes, si elles étaient battues dans une nouvelle campagne: l'Angleterre n'avait rien à craindre; elle continuait ses progrès sur les mers, dans l'Inde et l'Amérique. Si, au contraire, les puissances étaient victorieuses, elle y gagnait de replacer dans les mains de l'Autriche les Pays-Bas qu'elle craignait surtout de voir dans les mains de la France. Tels étaient les calculs meurtriers, mais profonds, du ministre anglais.

Malgré les pertes que l'Angleterre avait essuyées, soit par les prises, soit par les défaites du duc d'York, soit par les dépenses énormes qu'elle avait faites pour fournir de l'argent à la Prusse et au Piémont, elle possédait encore des ressources plus grandes que ne le croyaient et les Anglais et Pitt lui-même. Il est vrai qu'elle se plaignait amèrement des prises nombreuses, de la disette et de la cherté de tous les objets de consommation. Les navires de commerce anglais, ayant seuls continué à circuler sur les mers, étaient naturellement plus exposés à être pris par les corsaires que ceux des autres nations. Les assurances, qui étaient devenues alors un grand objet de spéculation, les rendaient téméraires, et souvent ils n'attendaient pas d'être convoyés: c'est là ce qui procurait tant d'avantages à nos corsaires. Quant à la disette, elle était générale dans toute l'Europe. Sur le Rhin, autour de Francfort, le boisseau de seigle coûtait 15 florins. L'énorme consommation des armées, la multitude des bras enlevés à l'agriculture, les désordres de la malheureuse Pologne, qui n'avait presque pas fourni de grains cette année, avaient amené cette disette extraordinaire. D'ailleurs les transports par la Baltique en Angleterre étaient devenus presque impossibles, depuis que les Français étaient maîtres de la Hollande. C'est dans le Nouveau-Monde que l'Europe avait été obligée d'aller s'approvisionner; elle vivait en ce moment de la surabondance des produits de ces terres vierges que les Américains du nord venaient de livrer à l'agriculture. Mais les transports étaient coûteux, et le prix du pain était monté en Angleterre à un taux excessif. Celui de la viande n'était pas moins élevé. Les laines d'Espagne n'arrivaient plus depuis que les Français occupaient les ports de la Biscaye, et la fabrication des draps allait être interrompue. Aussi, pendant qu'elle était en travail de sa grandeur future, l'Angleterre souffrait cruellement. Les ouvriers se révoltaient dans toutes les villes manufacturières, le peuple demandait la paix à grands cris, et il arrivait au parlement des pétitions couvertes de milliers de signatures, implorant la fin de cette guerre désastreuse. L'Irlande, agitée pour des concessions qu'on venait de lui retirer, allait ajouter de nouveaux embarras à ceux dont le gouvernement était déjà chargé.

A travers ces circonstances pénibles, Pitt voyait des motifs et des moyens de continuer la guerre. D'abord elle flattait les passions de sa cour, elle flattait même celles du peuple anglais, qui avait contre la France un fonds de haine qu'on pouvait toujours ranimer au milieu des plus cruelles souffrances. Ensuite, malgré les pertes du commerce, pertes qui prouvaient d'ailleurs que les Anglais continuaient seuls à parcourir les mers, Pitt voyait ce commerce augmenté, depuis deux ans, de la jouissance exclusive de tous les débouchés de l'Inde et de l'Amérique. Il avait reconnu que les exportations s'étaient singulièrement accrues depuis le commencement de la guerre; et il pouvait entrevoir déjà l'avenir de sa nation. Il trouvait, dans les emprunts, des ressources dont la fécondité l'étonnait lui-même. Les fonds ne baissaient pas; la perte de la Hollande les avait peu affectés, parce que, l'événement étant prévu, une énorme quantité de capitaux s'était portée d'Amsterdam à Londres. Le commerce hollandais, quoique patriote, se défiait néanmoins des événemens, et avait cherché à mettre ses richesses en sûreté, en les transportant en Angleterre. Pitt avait parlé d'un nouvel emprunt considérable, et, malgré la guerre, il avait vu les offres se multiplier. L'expérience a prouvé depuis, que la guerre, interdisant les spéculations commerciales, et ne permettant plus que les spéculations sur les fonds publics, facilite les emprunts, loin de les rendre plus difficiles. Cela doit arriver encore plus naturellement dans un pays qui, n'ayant pas de frontières, ne voit jamais dans la guerre une question d'existence, mais seulement une question de commerce et de débouchés. Pitt résolut donc, au moyen des riches capitaux de sa nation, de fournir des fonds à l'Autriche, d'augmenter sa marine, de réorganiser son armée de terre pour la porter dans l'Inde ou l'Amérique, et de donner aux insurgés français des secours considérables. Il fit avec l'Autriche un traité de subsides, semblable à celui qu'il avait fait l'année précédente avec la Prusse. Cette puissance avait des soldats, et elle promettait de tenir au moins deux cent mille hommes effectifs sur pied; mais elle manquait d'argent; elle ne pouvait plus ouvrir d'emprunts ni en Suisse, ni à Francfort, ni en Hollande. L'Angleterre s'engagea, non pas à lui fournir des fonds, mais à garantir l'emprunt qu'elle allait ouvrir à Londres. Garantir les dettes d'une puissance comme l'Autriche, c'était presque s'engager à les payer; mais l'opération, sous cette forme, était plus aisée à justifier devant le parlement. L'emprunt était de 4 millions 600,000 livres sterling (115 millions de francs), l'intérêt à 5 pour 100. Pitt ouvrit en même temps un emprunt de 18 millions sterling pour le compte de l'Angleterre, à 4 pour 100. L'empressement des capitalistes fut extrême, et comme l'emprunt autrichien était garanti par le gouvernement anglais, et qu'il portait un plus haut intérêt, ils exigèrent que, pour deux tiers pris dans l'emprunt anglais, on leur donnât un tiers dans l'emprunt autrichien. Pitt, après s'être ainsi assuré de l'Autriche, chercha à réveiller le zèle de l'Espagne, mais il le trouva éteint. Il prit à sa solde les régimens émigrés de Condé, et il dit à Puisaye que, la pacification de la Vendée diminuant la confiance qu'inspiraient les provinces insurgées, il lui donnerait une escadre, le matériel d'une armée, et les émigrés enrégimentés, mais point de soldats anglais; et que si, comme on l'écrivait de Bretagne, les dispositions des royalistes n'étaient pas changées, et si l'expédition réussissait, il tâcherait de la rendre décisive, en y envoyant une armée. Il résolut ensuite de porter sa marine de quatre-vingt mille marins à cent mille. Il imagina pour cela une espèce de conscription. Chaque vaisseau marchand était tenu de fournir un matelot par sept hommes d'équipage: c'était une dette que le commerce devait acquitter pour la protection qu'il recevait de la marine militaire. L'agriculture et l'industrie manufacturière devaient également des secours à la marine, qui leur assurait des débouchés; en conséquence chaque paroisse était obligée de fournir aussi un matelot. Pitt s'assura ainsi le moyen de donner à la marine anglaise un développement extraordinaire. Les vaisseaux anglais étaient très inférieurs pour la construction aux vaisseaux français; mais l'immense supériorité du nombre, l'excellence des équipages, et l'habileté des officiers de mer, ne rendaient pas la rivalité possible.

Avec tous ces moyens réunis, Pitt se présenta au parlement. L'opposition était augmentée cette année de vingt membres à peu près. Les partisans de la paix et de la révolution française étaient plus animés que jamais, et ils avaient des faits puissans à opposer au ministre. Le langage que Pitt prêta à la couronne, et qu'il tint lui-même pendant cette session, l'une des plus mémorables du parlement anglais par l'importance des questions et par l'éloquence de Fox et de Sheridan, fut infiniment adroit. Il convint que la France avait obtenu des triomphes inouis; mais ces triomphes, loin de décourager ses ennemis, disait-il, devaient au contraire leur donner plus d'opiniâtreté et de constance. C'était toujours à l'Angleterre que la France en voulait; c'était sa constitution, sa prospérité qu'elle cherchait à détruire; il était à la fois peu prudent et peu honorable de céder devant une haine aussi redoutable. Dans le moment surtout, déposer les armes serait, disait-il, une faiblesse désastreuse. La France, n'ayant plus que l'Autriche et l'Empire à combattre, les accablerait; fidèle alors à sa haine, elle reviendrait, libre de ses ennemis du continent, se jeter sur l'Angleterre, qui seule désormais dans cette lutte aurait à soutenir un choc terrible. On devait donc profiter du moment où plusieurs puissances luttaient encore, pour attaquer de concert l'ennemi commun, pour faire rentrer la France dans ses limites, pour lui enlever les Pays-Bas et la Hollande, pour refouler dans son sein et ses armées, et son commerce, et ses principes funestes. Du reste, il ne fallait plus qu'un effort, un seul pour l'accabler. Elle avait vaincu, sans doute, mais en s'épuisant, en employant des moyens barbares, qui s'étaient usés par leur violence même. Le maximum , les réquisitions , les assignats , la terreur, s'étaient usés dans les mains des chefs de la France. Tous ces chefs étaient tombés pour avoir voulu vaincre à ce prix. Ainsi, ajoutait-il, encore une campagne, et l'Europe, l'Angleterre, étaient vengées et préservées d'une révolution sanglante. D'ailleurs, quand même on ne voudrait pas se rendre à ces raisons d'honneur, de sûreté, de politique, et faire la paix, cette paix ne serait pas plus possible. Les démagogues français la repousseraient avec cet orgueil féroce qu'ils avaient montré, même avant d'être victorieux. Et pour traiter avec eux, où les trouverait-on? où chercher le gouvernement, à travers ces factions sanglantes, se poussant les unes les autres au pouvoir, et en disparaissant aussi vite qu'elles y étaient arrivées? Comment espérer des conditions solides en stipulant avec ces dépositaires si fugitifs d'une autorité toujours disputée? Il était donc peu honorable, imprudent, impossible, de négocier. L'Angleterre avait encore d'immenses ressources; ses exportations étaient singulièrement augmentées; son commerce essuyait des prises qui prouvaient sa hardiesse et son activité; sa marine devenait formidable, et ses riches capitaux venaient s'offrir d'eux-mêmes en abondance au gouvernement, pour continuer cette guerre juste et nécessaire .

C'était là le nom que Pitt avait donné à cette guerre dès l'origine, et qu'il affectait de lui conserver. On voit qu'au milieu de ces raisons de tribune, il ne pouvait pas donner les véritables, qu'il ne pouvait pas dire à travers quelles voies machiavéliques il voulait conduire l'Angleterre au plus haut point de puissance. On n'avoue pas à la face du monde une telle ambition.

Aussi l'opposition répondait-elle victorieusement. On ne nous demandait, disaient Fox et Sheridan, qu'une campagne, à la session dernière; on avait déjà plusieurs places fortes; on devait en partir au printemps pour anéantir la France. Cependant voyez quels résultats! Les Français ont conquis la Flandre, la Hollande, toute la rive gauche du Rhin, excepté Mayence, une partie du Piémont, la plus grande partie de la Catalogne, toute la Navarre. Qu'on cherche une semblable campagne dans les annales de l'Europe! On convient qu'ils ont pris quelques places, montrez-nous donc une guerre où autant de places aient été emportées en une seule campagne! Si les Français, luttant contre l'Europe entière, ont eu de pareils succès, quels avantages n'auront-ils pas contre l'Autriche et l'Angleterre presque seules? car les autres puissances, ou ne peuvent plus nous seconder, ou viennent de traiter. On dit qu'ils sont épuisés, que les assignats, leur seule ressource, ont perdu toute leur valeur, que leur gouvernement aujourd'hui a cessé d'avoir son ancienne énergie. Mais les Américains avaient vu leur papier-monnaie tomber à quatre-vingt-dix pour cent de perte, et ils n'ont pas succombé. Mais ce gouvernement, quand il était énergique, on nous le disait barbare; aujourd'hui qu'il est devenu humain et modéré, on le trouve sans force. On nous parle de nos ressources, de nos riches capitaux; mais le peuple périt de misère et ne peut payer ni la viande ni le pain; il demande la paix à grands cris. Ces richesses merveilleuses qu'on semble créer par enchantement sont-elles réelles? Crée-t-on des trésors avec du papier? Tous ces systèmes de finance cachent quelque affreuse erreur, quelque vide immense qui apparaîtra tout à coup. Nous allons donnant nos richesses aux puissances de l'Europe: déjà nous les avons prodiguées au Piémont, à la Prusse; nous allons encore les livrer à l'Autriche. Qui nous garantit que cette puissance sera plus fidèle à ses engagemens que la Prusse? Qui nous garantit qu'elle ne sera point parjure à ses promesses, et ne traitera pas après avoir reçu notre or? Nous excitons une guerre civile infâme; nous armons des Français contre leur patrie, et cependant, à notre honte, ces Français, reconnaissant leur erreur et la sagesse de leur nouveau gouvernement, viennent de mettre bas les armes. Irons-nous rallumer les cendres éteintes de la Vendée, pour y réveiller un affreux incendie? On nous parle des principes barbares de la France; ces principes ont-ils rien de plus antisocial que notre conduite à l'égard des provinces insurgées? Tous les moyens de la guerre sont donc ou douteux ou coupables ... La paix, dit-on, est impossible; la France hait l'Angleterre; mais quand la violence des Français contre nous s'est-elle déclarée? N'est-ce pas lorsque nous avons montré la coupable intention de leur ravir leur liberté, d'intervenir dans le choix de leur gouvernement, d'exciter la guerre civile chez eux? La paix, dit-on, répandrait la contagion de leurs principes. Mais la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, sont en paix avec eux; leur constitution est-elle détruite? La paix, ajoute-t-on encore, est impossible avec un gouvernement chancelant et toujours renouvelé. Mais la Prusse, la Toscane, ont trouvé avec qui traiter; la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, savent avec qui s'entendre dans leurs rapports avec la France, et nous ne pourrions pas négocier avec elle! Il fallait donc qu'on nous dît en commençant la guerre, que nous ne ferions pas la paix avant qu'une certaine forme de gouvernement fût rétablie chez nos ennemis, avant que la république fût abolie chez eux, avant qu'ils eussent subi les institutions qu'il nous plaisait de leur donner.

A travers ce choc de raison et d'éloquence, Pitt, poursuivant sa marche, sans jamais donner ses véritables motifs, obtint ce qu'il voulut: emprunts, conscription maritime, suspension de l' habeas corpus . Avec ses trésors, sa marine, les 200 mille hommes de l'Autriche, et le courage désespéré des insurgés français, il résolut de faire cette année une nouvelle campagne, certain de dominer au moins sur les mers, si la victoire sur le continent restait à la nation enthousiaste qu'il combattait.

Ces négociations, ces conflits d'opinions en Europe, ces préparatifs de guerre, prouvent de quelle importance notre patrie était alors dans le monde. A cette époque on vit arriver tous à la fois les ambassadeurs de Suède, de Danemark, de Hollande, de Prusse, de Toscane, de Venise et d'Amérique. A leur arrivée à Paris, ils allaient visiter le président de la convention, qu'ils trouvaient logé quelquefois à un troisième ou quatrième étage, et dont l'accueil simple et poli avait remplacé les anciennes réceptions de cour. Ils étaient ensuite introduits dans cette salle fameuse, où siégeait sur de simples banquettes, et dans le costume le plus modeste, cette assemblée qui, par sa puissance et la grandeur de ses passions, ne paraissait plus ridicule, mais terrible. Ils avaient un fauteuil vis-à-vis celui du président; ils parlaient assis; le président leur répondait de même, en les appelant par les titres contenus dans leurs pouvoirs. Il leur donnait ensuite l'accolade fraternelle, et les proclamait représentans de la puissance qui les envoyait. Ils pouvaient, dans une tribune réservée, assister à ces discussions orageuses, qui inspiraient autant de curiosité que d'effroi aux étrangers. Tel était le cérémonial employé à l'égard des ambassadeurs des puissances. La simplicité convenait à une république recevant sans faste, mais avec décence et avec égards, les envoyés des rois vaincus par elle. Le nom de Français était beau alors, il était ennobli par les plus belles victoires et les plus pures de toutes, celles qu'un peuple remporte pour défendre son existence et sa liberté.


CHAPITRE XXIX.


REDOUBLEMENT DE HAINE ET DE VIOLENCE DES PARTIS APRÈS LE 12 GERMINAL.—CONSPIRATION NOUVELLE DES PATRIOTES.—MASSACRE DANS LES PRISONS, A LYON, PAR LES RÉACTEURS.—DÉCRETS NOUVEAUX CONTRE LES ÉMIGRÉS ET SUR L'EXERCICE DU CULTE.—MODIFICATION DANS LES ATTRIBUTIONS DES COMITÉS.—QUESTIONS FINANCIÈRES.—BAISSE CROISSANTE DU PAPIER-MONNAIE.—AGIOTAGE.—DIVERS PROJETS ET DISCUSSIONS SUR LA RÉDUCTION DES ASSIGNATS.—MESURE IMPORTANTE DÉCRÉTÉE POUR FACILITER LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.—INSURRECTION DES RÉVOLUTIONNAIRES DU 1er PRAIRIAL AN III.—ENVAHISSEMENT DE LA CONVENTION.—ASSASSINAT DU REPRÉSENTANT FÉRAUD.—PRINCIPAUX ÉVÉNEMENS DE CETTE JOURNÉE ET DES JOURS SUIVANS.—SUITE DE LA JOURNÉE DE PRAIRIAL.—ARRESTATION DE DIVERS MEMBRES DES ANCIENS COMITÉS, CONDAMNATION ET SUPPLICE DES REPRÉSENTANS ROMME, GOUJON, DUQUESNOY, DUROI, SOUBRANY, BOURBOTTE ET AUTRES, COMPROMIS DANS L'INSURRECTION.—DÉSARMEMENT DES PATRIOTES ET DESTRUCTION DE CE PARTI.—NOUVELLES DISCUSSIONS SUR LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.—ÉCHELLE DE RÉDUCTION ADOPTÉE POUR LES ASSIGNATS.

Les événemens de germinal avaient eu pour les deux partis qui divisaient la France la conséquence ordinaire d'une action incertaine: ces deux partis en étaient devenus plus violens et plus acharnés à se détruire. Dans tout le Midi, et particulièrement à Avignon, Marseille et Toulon, les révolutionnaires, plus menaçans et plus audacieux que jamais, échappant à tous les efforts qu'on faisait pour les désarmer ou les ramener dans leurs communes, continuaient à demander la liberté des patriotes, la mort de tous les émigrés rentrés, et la constitution de 93. Ils correspondaient avec les partisans qu'ils avaient dans toutes les provinces; ils les appelaient à eux, et les engageaient à se réunir sur deux points principaux, Toulon, pour le Midi, Paris pour le Nord. Quand ils seraient assez en force à Toulon, ils soulèveraient, disaient-ils, les départemens, et s'avanceraient pour se joindre à leurs frères du Nord. C'était absolument le projet des fédéralistes en 93.

Leurs adversaires, soit royalistes, soit girondins, étaient aussi devenus plus hardis depuis que le gouvernement, attaqué en germinal, avait donné le signal des persécutions. Maîtres des administrations, ils faisaient un terrible usage des décrets rendus contre les patriotes. Ils les enfermaient comme complices de Robespierre, ou comme ayant manié les deniers publics sans en avoir rendu compte; ils les désarmaient comme ayant participé à la tyrannie abolie le 9 thermidor, ou bien enfin ils les pourchassaient de lieu en lieu comme ayant quitté leurs communes. C'était dans le Midi surtout que les hostilités contre ces malheureux patriotes étaient le plus actives, car la violence provoque toujours une violence égale. Dans le département du Rhône, la réaction se préparait terrible. Les royalistes, obligés de fuir la cruelle énergie de 93, revenaient à travers la Suisse, passaient la frontière, rentraient dans Lyon avec de faux passeports, y parlaient du roi, de la religion, de la prospérité passée, et se servaient du souvenir des mitraillades pour ramener à la monarchie une cité toute républicaine. Ainsi, les royalistes s'appuyaient à Lyon comme les patriotes à Toulon. On disait Précy revenu et caché dans la ville, dont il avait, par sa vaillance, causé tous les malheurs. Une foule d'émigrés, accourus à Bâle, à Berne, à Lausanne, se montraient plus présomptueux que jamais. Ils parlaient de leur rentrée prochaine, ils disaient que leurs amis gouvernaient; que bientôt on allait remettre sur le trône le fils de Louis XVI, les rappeler eux-mêmes, et leur rendre leurs biens; que du reste, excepté quelques terroristes et quelques chefs militaires qu'il faudrait punir, tout le monde contribuerait avec empressement à cette restauration. A Lausanne, où toute la jeunesse était enthousiaste de la révolution française, on les molestait et on les forçait à se taire. Ailleurs on les laissait dire; on dédaignait leurs vanteries, auxquelles on était assez habitué depuis six ans; mais on se méfiait de quelques-uns d'entre eux, qui étaient pensionnés par la police autrichienne pour épier dans les auberges les propos imprudens des voyageurs. C'est encore de ce côté, c'est-à-dire vers Lyon, que s'étaient formées des compagnies qui, sous les noms de compagnies du Soleil , et compagnies de Jésus , devaient parcourir les campagnes, ou pénétrer dans les villes, et égorger les patriotes retirés dans leurs terres ou détenus dans les prisons. Les prêtres déportés rentraient aussi par cette frontière, et s'étaient déjà répandus dans toutes les provinces de l'Est; ils déclaraient nul tout ce qu'avaient fait les prêtres assermentés; ils rebaptisaient les enfans, remariaient les époux, et inspiraient au peuple la haine et le mépris du gouvernement. Ils avaient soin cependant de se tenir près de la frontière, afin de la repasser au premier signal. Ceux qui n'avaient pas été frappés de déportation, et qui jouissaient en France d'une pension alimentaire, et de la permission d'exercer leur culte, n'abusaient pas moins que les prêtres déportés de la tolérance du gouvernement. Mécontens de dire la messe dans des maisons ou louées ou prêtées, ils ameutaient le peuple, et le portaient à s'emparer des églises, qui étaient devenues la propriété des communes. Une foule de scènes fâcheuses avaient eu lieu pour ce sujet, et il avait fallu employer la force pour faire respecter les décrets. A Paris, les journalistes vendus au royalisme, et poussés par Lemaître, écrivaient avec plus de hardiesse que jamais contre la révolution, et prêchaient presque ouvertement la monarchie. L'auteur du Spectateur , Lacroix, avait été acquitté des poursuites dirigées contre lui, et depuis, la tourbe des libellistes ne craignait plus le tribunal révolutionnaire.

Ainsi, les deux partis étaient en présence, tout prêts à un engagement décisif. Les révolutionnaires, résolus à porter le coup dont le 12 germinal n'avait été que la menace, conspiraient ouvertement. Ils tramaient des complots dans chaque quartier, depuis qu'ils avaient perdu les chefs principaux, qui seuls méditaient des desseins pour tout le parti. Il se forma une réunion chez un nommé Lagrelet, rue de Bretagne: on y agitait le projet d'exciter plusieurs rassemblemens, à la tête desquels on mettrait Cambon, Maribon-Montaut et Thuriot; de diriger les uns sur les prisons pour délivrer les patriotes, les autres sur les comités pour les enlever, d'autres, enfin sur la convention pour lui arracher des décrets. Une fois maîtres de la convention, les conspirateurs voulaient lui faire réintégrer les députés détenus, annuler la condamnation portée contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère; exclure les soixante-treize, et proclamer sur-le-champ la constitution de 93. Tout était déjà préparé, jusqu'aux pinces pour ouvrir les prisons, aux cartes de ralliement pour reconnaître les conjurés, à une pièce d'étoffe pour pendre à la fenêtre de la maison d'où partiraient tous les ordres. On saisit une lettre cachée dans un pain, et adressée à un prisonnier, dans laquelle on lui disait: «Le jour où vous recevrez des oeufs moitié blancs moitié rouges, vous vous tiendrez prêts.» Le jour fixé était le 1er floréal. L'un des conjurés trahit le secret, et livra les détails du projet au comité de sûreté générale. Ce comité fit arrêter aussitôt tous les chefs désignés, ce qui malheureusement ne désorganisait pas les projets des patriotes; car tout le monde était chef aujourd'hui chez eux, et on conspirait en mille endroits à la fois. Rovère, digne autrefois du nom de terroriste sous l'ancien comité de salut public, et aujourd'hui forcené réacteur, vint faire sur ce complot un rapport à la convention, et chargea beaucoup les députés qui devaient être mis à la tête des rassemblemens. Ces députés étaient étrangers au complot, et on avait disposé de leurs noms à leur insu, parce qu'on en avait besoin, et que l'on comptait sur leurs dispositions. Déjà condamnés par un décret à être détenus à Ham, ils n'avaient pas obéi, et s'étaient soustraits à leur condamnation. Rovère fit décider par l'assemblée que, s'ils ne se constituaient pas prisonniers sur-le-champ, ils seraient déportés par le fait seul de leur désobéissance. Ce projet avorté indiquait assez un prochain événement.

Dès que les journaux eurent fait connaître ce nouveau complot des patriotes, une grande agitation se manifesta à Lyon, et il y eut contre eux un redoublement de fureur. On jugeait dans ce moment à Lyon un fameux dénonciateur terroriste, poursuivi en vertu du décret rendu contre les complices de Robespierre. Les journaux venaient d'arriver et de faire connaître le rapport de Rovère sur le complot du 29 germinal. Les Lyonnais commencèrent à s'agiter; la plupart avaient à déplorer ou la ruine de leur fortune ou la mort de leurs parens. Ils s'ameutèrent autour de la salle du tribunal. Le représentant Boisset monta à cheval; on l'entoura, et chacun se mit à lui énumérer ses griefs contre l'homme en jugement. Les promoteurs de désordre, les membres des compagnies du Soleil et de Jésus profitèrent de cette émotion, fomentèrent le tumulte, se portèrent aux prisons, les envahirent, et égorgèrent soixante-dix ou quatre-vingts prisonniers, réputés terroristes, et jetèrent leurs cadavres dans le Rhône. La garde nationale fit quelques efforts pour empêcher ce massacre, mais ne montra peut-être pas le zèle qu'elle eût déployé si moins de ressentimens l'avaient animée contre les victimes de cette journée.

Ainsi, à peine le complot jacobin du 29 germinal avait été connu, que les contre-révolutionnaires y avaient répondu par le massacre du 5 floréal (24 avril) à Lyon. Les républicains sincères, tout en blâmant les projets des terroristes, furent cependant alarmés de ceux des contre-révolutionnaires. Jusqu'ici ils n'avaient été occupés qu'à empêcher une nouvelle terreur, et ne s'étaient point effrayés du royalisme: le royalisme, en effet, paraissait si éloigné après les exécutions du tribunal révolutionnaire et les victoires de nos armées! Mais quand ils le virent, chassé en quelque sorte de la Vendée, rentrer par Lyon, former des compagnies d'assassins, pousser des prêtres perturbateurs jusqu'au milieu de la France, et dicter à Paris même des écrits tout pleins des fureurs de l'émigration, ils se ravisèrent, et crurent qu'aux mesures rigoureuses prises contre les suppôts de la terreur, il fallait en ajouter d'autres contre les partisans de la royauté. D'abord, pour laisser sans prétexte ceux qui avaient souffert des excès commis, et qui en exigeaient la vengeance, ils firent enjoindre aux tribunaux de mettre plus d'activité à poursuivre les individus prévenus de dilapidations, d'abus d'autorité, d'actes oppressifs. Ils cherchèrent ensuite les mesures les plus capables de réprimer les royalistes. Chénier, connu par ses talens littéraires et ses opinions franchement républicaines, fut chargé d'un rapport sur ce sujet. Il traça un tableau énergique de la France, des deux partis qui s'en disputaient l'empire, et surtout des menées ourdies par l'émigration et le clergé, et il proposa de faire traduire sur-le-champ tout émigré rentré devant les tribunaux, pour lui appliquer la loi; de considérer comme émigré tout déporté qui, étant rentré en France, y serait encore dans un mois; de punir de six mois de prison quiconque violerait la loi sur les cultes et voudrait s'emparer de force des églises; de condamner au bannissement tout écrivain qui provoquerait à l'avilissement de la représentation nationale ou au retour de la royauté; enfin, d'obliger toutes les autorités chargées du désarmement des terroristes, de donner les motifs de désarmement. Toutes ces mesures furent accueillies, excepté deux qui suscitèrent quelques observations. Thibaudeau trouva imprudent de punir de six mois de prison les infracteurs de la loi sur les cultes; il dit avec raison que les églises n'étaient bonnes qu'à un seul usage, celui des cérémonies religieuses; que le peuple, assez dévot pour assister à la messe dans des réunions particulières, se verrait toujours privé avec un violent regret des édifices où elle était célébrée autrefois; qu'en déclarant le gouvernement étranger pour jamais aux frais de tous les cultes, on aurait pu rendre les églises aux catholiques, pour éviter des plaintes, des émeutes, et peut-être une Vendée générale. Les observations de Thibaudeau ne furent pas accueillies; car en rendant les églises aux catholiques, même à la charge par eux de les entretenir, on craignait de rendre à l'ancien clergé des pompes qui étaient une partie de sa puissance. Tallien, qui était devenu journaliste avec Fréron, et qui, soit par cette raison, soit par une affectation de justice, voulait protéger l'indépendance de la presse, s'opposa au bannissement des écrivains. Il soutint que la disposition était arbitraire, et laissait une latitude trop grande aux sévérités contre la presse. Il avait raison; mais, dans cet état de guerre ouverte avec le royalisme, il importait peut-être que la convention se déclarât fortement contre ces libellistes, qui s'empressaient de ramener sitôt la France aux idées monarchiques. Louvet, ce girondin si fougueux, dont les méfiances avaient fait tant de mal à son parti, mais qui était un des hommes les plus sincères de l'assemblée, se hâta de répondre à Tallien, et conjura tous les amis de la république d'oublier leurs dissidences et leurs griefs réciproques, et de s'unir contre l'ennemi le plus ancien, le seul véritable qu'ils eussent tous, c'est-à-dire la royauté. Le témoignage de Louvet en faveur des mesures violentes était le moins suspect de tous, car il avait bravé la plus cruelle proscription pour combattre le système des moyens révolutionnaires. Toute l'assemblée applaudit à sa noble et franche déclaration, vota l'impression et l'envoi de son discours à toute France, et adopta l'article, à la grande confusion de Tallien, qui avait si mal pris le moment pour soutenir une maxime juste et vraie.

Ainsi, tandis que la convention avait ordonné la poursuite, le désarmement des patriotes, et leur retour dans leurs communes, elle venait en même temps de renouveler les lois contre les émigrés et les prêtres déportés, d'instituer des peines contre l'ouverture des églises et contre les pamphlets royalistes; mais des lois pénales sont de faibles garanties contre des partis prêts à fondre l'un sur l'autre. Le député Thibaudeau pensa que l'organisation des comités de gouvernement depuis le 9 thermidor était trop faible et trop relâchée. Cette organisation, établie au moment où la dictature venait d'être renversée, n'avait été imaginée que dans la peur d'une nouvelle tyrannie. Aussi à une tension excessive de tous les ressorts avait succédé un relâchement extrême. On avait restitué à chaque comité son influence particulière, pour détruire l'influence trop dominante du comité de salut public, et il était résulté de cet état de choses des tiraillemens, des lenteurs, et un affaiblissement complet du gouvernement. En effet, si des troubles survenaient dans un département, la hiérarchie voulait qu'on écrivît au comité de sûreté générale; celui-ci appelait le comité de salut public, et dans certains cas celui de législation; il fallait attendre que ces comités fussent complets pour se réunir, et ensuite qu'ils eussent le temps de conférer. Les réunions devenaient ainsi presque impossibles, et trop nombreuses pour agir. Fallait-il envoyer seulement vingt hommes de garde, le comité de sûreté générale, chargé de la police, était obligé de s'adresser au comité militaire. On sentait maintenant quel tort on avait eu de s'effrayer si fort de la tyrannie de l'ancien comité de salut public, et de se précautionner contre un danger désormais chimérique. Un gouvernement ainsi organisé ne pouvait que très-faiblement résister aux factions, et ne leur opposer qu'une autorité impuissante. Le député Thibaudeau proposa donc une simplification du gouvernement; il demanda que les attributions de tous les comités fussent réduites à la simple proposition des lois, et que les mesures d'exécution appartinssent exclusivement au comité de salut public; que celui-ci réunît la police à ses autres fonctions; que par conséquent le comité de sûreté générale fût aboli; qu'enfin le comité de salut public, chargé ainsi de tout le gouvernement, fût porté à vingt-quatre membres pour suffire à l'étendue de sa nouvelle tâche. Les poltrons de l'assemblée, toujours prompts à s'armer contre les dangers impossibles, se récrièrent contre ce projet, et dirent qu'il renouvelait l'ancienne dictature. La carrière ouverte aux esprits, chacun fit sa proposition. Ceux qui avaient la manie de revenir aux voies constitutionnelles, à la division des pouvoirs, proposèrent de créer un pouvoir exécutif hors de l'assemblée, pour séparer l'exécution de la loi de son vote; d'autres imaginèrent de prendre les membres de ce pouvoir dans l'assemblée même, mais de leur interdire, pendant la durée de leurs fonctions, le vote législatif. Après de longues divagations, l'assemblée sentit que, n'ayant plus que deux ou trois mois à exister, c'est-à-dire à peine le temps nécessaire pour achever la constitution, il était ridicule de perdre ses momens à faire une constitution provisoire, et surtout de renoncer à la dictature dans un instant où on avait plus besoin de force que jamais. En conséquence on rejeta toutes les propositions tendantes à la division des pouvoirs; mais on avait trop peur du projet de Thibaudeau pour l'adopter: on se contenta de dégager un peu plus la marche des comités. On décida qu'ils seraient réduits à la simple proposition des lois; que le comité de salut public aurait seul les mesures d'exécution, mais que la police resterait au comité de sûreté générale; que les réunions de comités n'auraient lieu que par envoi de commissaires; et enfin, pour se garantir toujours davantage de ce redoutable comité de salut public qui faisait tant de peur, on décida qu'il serait privé de l'initiative des lois, et qu'il ne pourrait jamais faire de propositions tendantes à procéder contre un député.

Pendant qu'on prenait ces moyens pour rendre un peu d'énergie au gouvernement, on continuait à s'occuper des questions financières, dont la discussion avait été interrompue par les événemens du mois de germinal. L'abolition du maximum , des réquisitions, du séquestre, de tout l'appareil des moyens forcés, en rendant les choses à leur mouvement naturel, avait rendu encore plus rapide la chute des assignats. Les ventes n'étant plus forcées, les prix étant redevenus libres, les marchandises avaient renchéri d'une manière extraordinaire, et par conséquent l'assignat avait baissé à proportion. Les communications au dehors étant rétablies, l'assignat était entré de nouveau en comparaison avec les valeurs étrangères, et son infériorité s'était rapidement manifestée par la baisse toujours croissante du change. Ainsi la chute du papier-monnaie était complète sous tous les rapports, et, suivant la loi ordinaire des vitesses, la rapidité de cette chute s'augmentait de sa rapidité même. Tout changement trop brusque dans les valeurs amène les spéculations hasardeuses, c'est-à-dire l'agiotage; et comme ce changement n'a jamais lieu que par l'effet d'un désordre ou politique ou financier, que par conséquent la production souffre, que l'industrie et le commerce sont ralentis, ce genre de spéculations est presque le seul qui reste; alors, au lieu de fabriquer ou de transporter de nouvelles marchandises, on se hâte de spéculer sur les variations de prix de celles qui existent. Au lieu de produire, on parie sur ce qui est produit. L'agiotage, qui était devenu si grand aux mois d'avril, mai et juin 1793, lorsque la défection de Dumouriez, le soulèvement de la Vendée et la coalition fédéraliste déterminèrent une baisse si considérable dans les assignats, venait de reparaître plus actif que jamais en germinal, floréal et prairial an III (avril et mai 95). Ainsi, aux horreurs de la disette se joignait le scandale d'un jeu effréné, qui contribuait encore à augmenter le renchérissement des marchandises et la dépréciation du papier. Le procédé des joueurs était le même qu'en 93, le même qu'il est toujours. Ils achetaient des marchandises qui, haussant par rapport à l'assignat avec une rapidité singulière, augmentaient de prix dans leurs mains, et leur procuraient en peu d'instans des profits considérables. Tous les voeux et tous les efforts tendaient ainsi à la chute du papier. Il y avait des objets qui étaient vendus et revendus des milliers de fois, sans changer de place. On spéculait même, suivant l'usage, sur ce qu'on n'avait pas. On achetait une marchandise d'un vendeur qui ne la possédait point, mais qui devait la livrer à un terme fixe: au terme échu, le vendeur ne la livrait pas, mais il payait la différence du prix d'achat au prix du jour, si la marchandise avait haussé; il recevait cette différence si la marchandise avait baissé. C'est au Palais-Royal, déjà si coupable aux yeux du peuple comme renfermant la jeunesse dorée, que se rassemblaient les agioteurs. On ne pouvait le traverser sans être poursuivi par des marchands qui portaient à la main des étoffes, des tabatières d'or, des vases d'argent, de riches quincailleries. C'est au café de Chartres que se réunissaient tous les spéculateurs sur les matières métalliques. Quoique l'or et l'argent ne fussent plus considérés comme marchandise, et que depuis 93 il y eût défense, sous des peines très-sévères, de les vendre contre des assignats, le commerce ne s'en faisait pas moins d'une manière presque ouverte. Le louis se vendait 160 livres en papier, et dans l'espace d'une heure on le faisait varier de 160 à 200, et même 210 livres.

Ainsi une disette affreuse de pain, un manque absolu de moyens de chauffage par un froid qui était rigoureux encore au milieu du printemps, un renchérissement excessif de toutes les marchandises, l'impossibilité d'y atteindre avec un papier qui perdait tous les jours; au milieu de ces maux un agiotage effréné, accélérant la dépréciation des assignats par ses spéculations, et donnant le spectacle d'un jeu scandaleux, et quelquefois de fortunes subites à côté de la misère générale, tel était le vaste sujet de griefs offert aux patriotes pour soulever le peuple. Il importait, et pour soulager les malheurs publics, et pour empêcher un soulèvement, de faire disparaître de tels griefs; mais c'était là l'éternelle difficulté.

Le moyen jugé indispensable, comme on l'a vu, était de relever les assignats en les retirant; mais pour les retirer il fallait vendre les biens, et on ne voulait pas s'apercevoir du véritable obstacle, la difficulté de fournir aux acquéreurs la faculté de payer un tiers du territoire. On avait rejeté les moyens violens, c'est-à-dire la démonétisation et l'emprunt forcé; on hésitait entre les deux moyens volontaires, c'est-à-dire, entre une loterie et une banque. La proscription de Cambon décida la préférence en faveur du projet Johannot, qui avait proposé la banque. Mais en attendant qu'on pût faire réussir ce moyen chimérique, qui, même en réussissant, ne pouvait jamais ramener les assignats au pair de l'argent, le plus grand mal, celui d'une différence entre la valeur nominale et la valeur réelle, existait toujours. Ainsi le créancier de l'état ou des particuliers recevait l'assignat au pair, et ne pouvait le placer que pour un dixième tout au plus. Les propriétaires qui avaient affermé leurs terres ne recevaient que le dixième du fermage. On avait vu des fermiers acquitter le prix de leur bail avec un sac de blé, un cochon engraissé, ou un cheval. Le trésor surtout faisait une perte qui contribuait à la ruine des finances, et par suite, du papier lui-même. Il recevait du contribuable l'assignat à sa valeur nominale, et touchait par mois une cinquantaine de millions, qui en valaient cinq tout au plus. Pour suppléer à ce déficit, et pour couvrir les dépenses extraordinaires de la guerre, il était obligé d'émettre jusqu'à huit cents millions d'assignats par mois, à cause de leur grande dépréciation. La première chose à faire en attendant l'effet des prétendues mesures qui devaient les retirer et les relever, c'était de rétablir le rapport entre leur valeur nominale et leur valeur réelle, de manière que la république, le créancier de l'état, le propriétaire des terres, les capitalistes, tous les individus enfin payés en papier, ne fussent pas ruinés. Johannot proposa de revenir aux métaux pour mesure des valeurs. On devait constater, jour par jour, le taux des assignats par rapport à l'or ou à l'argent, et ne les plus recevoir qu'à ce taux. Celui auquel il était dû 1,000 francs recevait 10,000 francs en assignats, si les assignats ne valaient plus que le dixième des métaux. L'impôt, les fermages, les revenus de toute espèce, la propriété des biens nationaux, seraient payés en argent ou en assignats au cours. On s'opposa à ce choix de l'argent pour terme commun de toutes les valeurs, d'abord par une ancienne haine pour les métaux, qu'on accusait d'avoir tué le papier, ensuite parce que les Anglais en ayant beaucoup, pourraient, disait-on, les faire varier à leur gré, et seraient ainsi maîtres du cours des assignats. Ces raisons étaient fort misérables; mais elles décidèrent la convention à rejeter les métaux pour mesure des valeurs. Alors Jean-Bon-Saint-André proposa d'adopter le blé, qui était chez tous les peuples la valeur essentielle à laquelle toutes les autres devaient se rapporter. Ainsi, on calculerait la quantité de blé que pouvait procurer la somme due, à l'époque où la transaction avait eu lieu, et on paierait en assignats la valeur suffisante pour acheter aujourd'hui la même quantité de blé. Ainsi, celui qui devait ou une rente, ou un fermage, ou une contribution de 1,000 francs à une époque où 1,000 francs représentaient cent quintaux de blé, donnerait la valeur actuelle de cent quintaux de blé en assignats. Mais on fit une objection. Les malheurs de la guerre et les pertes de l'agriculture avaient fait hausser considérablement le blé par rapport à toutes les autres denrées ou marchandises, il valait quatre fois davantage. Il aurait dû, d'après le cours actuel des assignats, ne coûter que dix fois le prix de 1790, c'est-à-dire 100 fr. le quintal; et il en coûtait cependant 400. Celui qui devait 1,000 francs en 1790, devrait aujourd'hui 10,000 francs d'assignats en payant d'après le taux de l'argent, et 40,000 francs en payant d'après le taux du blé; il donnerait ainsi une valeur quatre fois trop grande. On ne savait donc pas quelle mesure adopter pour les valeurs. Le député Raffron proposa, à partir du 30 du mois, de faire baisser les assignats d'un pour cent par jour. On se récria sur-le-champ que c'était une banqueroute, comme si ce n'en était pas une que de réduire les assignats au cours de l'argent ou du blé, c'est-à-dire de leur faire perdre tout à coup quatre-vingt-dix pour cent. Bourdon, qui parlait sans cesse de finances sans les entendre, fit décréter qu'on refuserait d'écouter toute proposition tendante à la banqueroute.

Cependant la réduction de l'assignat au cours avait un inconvénient des plus graves. Si dans tous les paiemens, soit de l'impôt, soit des fermages, soit des créances échues, soit des biens nationaux, on ne prenait plus l'assignat qu'aux taux où il descendait chaque jour, la baisse n'avait plus de terme, car plus rien ne l'arrêtait. Dans l'état actuel, en effet, l'assignat pouvant servir encore par sa valeur nominale au paiement de l'impôt, des fermages, de toutes les sommes échues, avait un emploi qui donnait encore une certaine réalité à sa valeur; mais si partout il n'était reçu qu'au taux du jour, il devait baisser indéfiniment et sans mesure. L'assignat émis aujourd'hui pour 1,000 fr. pouvait ne plus valoir le lendemain que 100 francs, qu'un franc, qu'un centime; il ne ruinerait plus personne, il est vrai, ni les particuliers ni l'état; car tous ne le prendraient que pour ce qu'il vaudrait; mais sa valeur, n'étant forcée nulle part, allait s'abîmer sur-le-champ. Il n'y avait pas de raison pour qu'un milliard nominal ne tombât pas à un franc réel, et alors la ressource du papier-monnaie, indispensable encore au gouvernement, allait lui manquer tout à fait.

Dubois-Crancé, trouvant tous ces projets dangereux, s'opposa à la réduction des assignats au cours, et négligeant les souffrances de ceux qui étaient ruinés par le paiement en papier, proposa seulement d'exiger l'impôt foncier en nature. L'état pouvait s'assurer ainsi le moyen de nourrir les armées et les grandes communes, et s'éviter une émission de 3 à 4 milliards de papier, qu'il dépensait pour se procurer des denrées. Ce projet, qui parut séduisant d'abord, fut écarté ensuite après un mûr examen: il fallut en chercher un autre.

Mais dans l'intervalle, le mal s'accroissait chaque jour; des révoltes éclataient de toutes parts à cause de la disette des subsistances et du bois de chauffage; on voyait au Palais-Royal du pain mis en vente à 22 francs la livre; des mariniers, à l'un des passages de la Seine, avaient voulu faire payer jusqu'à 40 mille francs un service qui se payait autrefois cent francs. Une espèce de désespoir s'empara des esprits; on se récria qu'il fallait sortir de cet état, et trouver des mesures à tout prix. Dans cette situation cruelle, Bourdon (de l'Oise), financier fort ignorant, qui traitait toutes ces questions en énergumène, trouva, sans doute par hasard, le seul moyen convenable pour sortir d'embarras. Réduire les assignats au cours était difficile, comme on a vu, car on ne savait s'il fallait prendre l'argent ou le blé pour mesure, et d'ailleurs c'était leur enlever sur-le-champ toute valeur, et les exposer à une dépréciation sans terme. Les relever en les absorbant était tout aussi difficile, car il fallait vendre les biens, et le placement d'une aussi grande quantité de propriétés immobilières était presque impossible.

Cependant il y avait un moyen de vendre les biens, c'était de les mettre à la portée des acheteurs, en n'exigeant d'eux que la valeur qu'on pouvait en donner dans l'état de la fortune publique. Les biens se vendaient actuellement aux enchères; il en résultait que les offres se proportionnaient à la dépréciation du papier, et qu'il fallait donner en assignats cinq à six fois le prix de 1790. Ce n'était encore, il est vrai, que la moitié de la valeur des terres à cette époque; mais c'était encore beaucoup trop pour aujourd'hui, car la terre ne valait en réalité pas la moitié, pas le quart de ce qu'elle avait valu en 1790. Il n'y a rien d'absolu dans la valeur. En Amérique, dans les vastes continens, les terres valent peu, parce que leur masse est de beaucoup supérieure à celle des capitaux mobiliers. Il en était pour ainsi dire de même en France en 1795. Il fallait donc ne pas s'en tenir à la valeur fictive de 1790, mais à celle que l'on pouvait en trouver en 1795, car une chose ne vaut réellement que ce qu'elle peut être payée.

En conséquence, Bourdon (de l'Oise) proposa d'adjuger les biens, sans enchères et par simple procès-verbal, à celui qui en offrirait trois fois en assignats l'estimation de 1790. Entre deux concurrens, la préférence devait être accordée à celui qui s'était présenté le premier. Ainsi un bien estimé 100,000 francs, en 1790, devait être payé 300,000 francs en assignats. Les assignats étant tombés au quinzième de leur valeur, 300,000 francs ne représentaient en réalité que 20,000 francs effectifs; on payait donc avec 20,000 francs un bien qui, en 1790, en valait 100,000. Ce n'était pas perdre les quatre cinquièmes, puisque véritablement il était impossible d'obtenir plus. D'ailleurs le sacrifice eût-il été réel, on ne devait pas hésiter, car les avantages étaient immenses.

D'abord on évitait l'inconvénient de la réduction au cours, qui détruisait le papier. On a vu, en effet, que l'assignat réduit au cours dans le paiement de toutes choses, même des biens, n'avait plus de valeur fixée nulle part, et qu'il tombait dans le néant. Mais en lui conservant la faculté de payer les biens, il avait une valeur fixe, car il représentait une certaine quantité de terre; pouvant toujours la procurer, il en aurait toujours la valeur, et ne périrait pas plus qu'elle. On évitait donc l'anéantissement du papier. Mais il y a mieux: il est constant, et ce qui arriva deux mois après le prouva, que tous les biens auraient pu être achetés sur-le-champ, à la condition de les payer trois fois la valeur de 1790. Tous les assignats ou presque tous auraient donc pu rentrer; ceux qui seraient restés dehors auraient recouvré leur valeur; l'état aurait pu en émettre encore, et faire un nouvel usage de cette ressource. Il est vrai qu'en n'exigeant que trois fois l'estimation de 1790, il était obligé de donner bien plus de terre pour retirer la masse circulante du papier; mais il devait lui en rester encore pour suffire à de nouveaux besoins extraordinaires. D'ailleurs, l'impôt, réduit maintenant à rien parce qu'il était payé en assignats avilis, recouvrait sa valeur si l'assignat était ou absorbé ou relevé. Les biens, livrés sur-le-champ à l'industrie individuelle, allaient commencer à produire pour les particuliers et pour le trésor; enfin, la plus épouvantable catastrophe était finie, car le juste rapport des valeurs se trouvait rétabli.

Le projet de Bourdon (de l'Oise) fut adopté, et on se prépara sur-le-champ à le mettre à exécution; mais l'orage formé depuis long-temps, et dont le 12 germinal n'avait été qu'un avant-coureur, était devenu plus menaçant que jamais; il était arrêté sur l'horizon, et allait éclater. Les deux partis aux prises agissaient chacun à leur manière. Les contre-révolutionnaires, dominant dans certaines sections, faisaient rédiger des pétitions contre les mesures dont Chénier avait été le rapporteur, et particulièrement contre la disposition qui punissait du bannissement l'abus que les royalistes faisaient de la presse. De leur côté les patriotes, réduits aux abois, méditaient un projet désespéré. Le supplice de Fouquier-Tinville, condamné avec plusieurs jurés du tribunal révolutionnaire, pour la manière dont il avait exercé ses fonctions, avait poussé leur irritation au comble. Quoique découverts dans leur projet du 29 germinal, et déjoués récemment dans une seconde tentative qu'ils firent pour mettre toutes les sections en permanence, sous le prétexte de la disette, ils n'en conspiraient pas moins dans les différens quartiers populeux. Ils avaient fini par former un comité central d'insurrection, qui résidait entre les quartiers Saint-Denis et Montmartre, dans la rue Mauconseil. Il était composé d'anciens membres des comités révolutionnaires, et de divers individus de la même espèce, presque tous inconnus hors de leur quartier. Le plan d'insurrection était suffisamment indiqué par tous les événemens du même genre: mettre les femmes en avant, les faire suivre par un rassemblement immense, entourer la convention d'une telle multitude qu'elle ne pût être secourue, l'obliger de rejeter les soixante-treize, de rappeler Billaud, Collot et Barrère, d'élargir les députés détenus à Ham, et tous les patriotes renfermés, de mettre la constitution de 93 en vigueur, et de donner une nouvelle commune à Paris, de recourir de nouveau à tous les moyens révolutionnaires, au maximum , aux réquisitions, etc..., tel était le plan des patriotes. Ils le rédigèrent en un manifeste composé de onze articles, et publié au nom du peuple souverain rentré dans ses droits . Ils le firent imprimer le 30 floréal au soir (19 mai), et répandre dans Paris. Il était enjoint aux habitans de la capitale de se rendre en masse à la convention, en portant sur leurs chapeaux ces mots: Du pain et la constitution de 93 . Toute la nuit du 30 floréal au 1er prairial (20 mai) se passa en agitations, en cris, en menaces. Les femmes couraient les rues en disant qu'il fallait marcher le lendemain sur la convention, qu'elle n'avait tué Robespierre que pour se mettre à sa place, qu'elle affamait le peuple, protégeait les marchands qui suçaient le sang du pauvre, et envoyait à la mort tous les patriotes. Elles s'encourageaient à marcher les premières, parce que, disaient-elles, la force armée n'oserait pas tirer sur des femmes.

Dès le lendemain [3] , en effet, à la pointe du jour, le tumulte était général dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans le quartier du Temple, dans les rues Saint-Denis, Saint-Martin, et surtout dans la Cité. Les patriotes faisaient retentir toutes les cloches dont ils pouvaient disposer, ils battaient la générale, et tiraient le canon. Dans le même instant le tocsin sonnait au pavillon de l'Unité, par ordre du comité de sûreté générale, et les sections se réunissaient; mais celles qui se trouvaient dans le complot s'étaient formées de grand matin, et marchaient déjà en armes, bien avant que les autres eussent été averties. Le rassemblement, grossissant toujours s'avançait peu à peu vers les Tuileries. Une foule de femmes, mêlées à des hommes ivres, et criant: Du pain et la constitution de 93! des troupes de bandits armés de piques, de sabres et d'armes de toute espèce, des flots de la plus vile populace, enfin quelques bataillons des sections régulièrement armés, formaient ce rassemblement, et marchaient sans ordre vers le but indiqué à tous, la convention. Vers les dix heures, ils étaient arrivés aux Tuileries, ils assiégeaient la salle de l'assemblée, et en fermaient toutes les issues.

Les députés, accourus en toute hâte, étaient à leur poste. Les membres de la Montagne, qui étaient sans communication avec cet obscur comité d'insurrection, n'avaient pas été avertis, et, comme leurs collègues, ne connaissaient le mouvement que par les cris de la populace et les retentissemens du tocsin. Ils étaient même en défiance, craignant que le comité de sûreté générale n'eût tendu un piége aux patriotes, et ne les eût soulevés pour avoir occasion de sévir contre eux. L'assemblée à peine réunie, le député Isambeau vint lui lire le manifeste de l'insurrection. Les tribunes, occupées de grand matin par les patriotes, retentirent aussitôt de bruyans applaudissemens. En voyant la convention ainsi entourée, un membre s'écria qu'elle saurait mourir à son poste. Aussitôt tous les députés se levèrent en répétant: Oui! oui! Une tribune, mieux composée que les autres, applaudit cette déclaration. Dans ce moment, on entendait croître le bruit, on entendait gronder les flots de la populace; les députés se succédaient à la tribune, et présentaient différentes réflexions. Tout à coup on voit fondre un essaim de femmes dans les tribunes; elles s'y précipitent en foulant aux pieds ceux qui les occupent, et en criant: Du pain! du pain! Le président Vernier se couvre, et leur commande le silence; mais elles continuent à crier: Du pain! du pain! Les unes montrent le poing à l'assemblée, les autres rient de sa détresse. Une foule de membres se lèvent pour prendre la parole: ils ne peuvent se faire entendre. Ils demandent que le président fasse respecter la convention; le président ne peut y réussir. André Dumont, qui avait présidé avec fermeté le 12 germinal, succède à Vernier, et occupe le fauteuil. Le tumulte continue; les cris du pain! du pain! sont répétés par les femmes qui ont fait irruption dans les tribunes. André Dumont déclare qu'il va les faire sortir: on le couvre de huées d'un côté, d'applaudissemens de l'autre. Dans ce moment, on entend des coups violens donnés dans la porte qui est à la gauche du bureau, et le bruit d'une multitude qui fait effort pour l'enfoncer. Les ais de la porte crient, et des plâtras tombent. Le président, dans cette situation périlleuse, s'adresse à un général qui s'était présenté à la barre avec une troupe de jeunes gens, pour faire, au nom de la section de Bon-Conseil, une pétition fort sage: «Général, lui dit-il, je vous somme de veiller sur la représentation nationale, et je vous nomme commandant provisoire de la force armée.» L'assemblée confirme cette nomination par ses applaudissemens. Le général déclare qu'il mourra à son poste, et sort pour se rendre au lieu du combat. Dans ce moment, le bruit qui se faisait à l'une des portes cesse; un peu de calme se rétablit. André Dumont, s'adressant aux tribunes, enjoint à tous les bons citoyens qui les occupent d'en sortir, et déclare qu'on va employer la force pour les faire évacuer. Beaucoup de citoyens sortent; mais les femmes restent, en poussant les mêmes cris. Quelques instans après, le général, chargé par le président de veiller sur la convention, rentre avec une escorte de fusiliers et plusieurs jeunes gens qui s'étaient munis de fouets de poste. Ils escaladent les tribunes, et en font sortir les femmes en les chassant à coups de fouet. Elles fuient en poussant des cris épouvantables, et aux grands applaudissemens d'une partie des assistans.

A peine les tribunes sont-elles évacuées, que le bruit à la porte de gauche redouble. La foule est revenue à la charge; elle attaque de nouveau la porte, qui cède à la violence, éclate et se brise. Les membres de la convention se retirent sur les bancs supérieurs; la gendarmerie forme une haie autour d'eux pour les protéger. Aussitôt des citoyens armés des sections accourent dans la salle par la porte de droite, pour chasser la populace. Ils la refoulent d'abord, et s'emparent de quelques femmes; mais ils sont bientôt ramenés à leur tour par la populace victorieuse. Heureusement la section de Grenelle, accourue la première au secours de la convention, arrive dans ce moment, et vient fournir un utile renfort. Le député Auguis est à sa tête, le sabre à la main. En avant! s'écrie-t-il.... On se serre, on avance, on croise les baïonnettes, et on repousse sans blessures la multitude des assaillans qui cède à la vue du fer. On saisit par le collet l'un des révoltés, on le traîne au pied du bureau, on le fouille, et on lui trouve les poches pleines de pain. Il était deux heures. Un peu de calme se rétablit dans l'assemblée; on déclare que la section de Grenelle a bien mérité de la patrie. Tous les ambassadeurs des puissances s'étaient rendus à la tribune qui leur était réservée, et assistaient à cette scène, comme pour partager en quelque sorte les dangers de la convention. On décrète qu'il sera fait mention au bulletin de leur courageux dévouement.

Cependant la foule augmentait autour de la salle. A peine deux ou trois sections avaient-elles eu le temps d'accourir, et de se jeter dans le Palais-National; mais elles ne pouvaient résister à la masse toujours croissante des assaillans. D'autres venaient d'arriver; mais elles ne pouvaient pénétrer dans l'intérieur; elles étaient sans communication avec les comités; elles n'avaient pas d'ordre, et ne savaient quel usage faire de leurs armes. En cet instant la foule fait un nouvel effort sur le salon de la Liberté, et pénètre jusqu'à la porte brisée. Les cris aux armes! se renouvellent; la force armée qui se trouvait dans l'intérieur de la salle accourt vers la porte menacée; le président se couvre, l'assemblée demeure calme. Alors des deux côtés on se joint; le combat s'engage devant la porte même; les défenseurs de la convention croisent la baïonnette; de leur côté les assaillans font feu, et les balles viennent frapper les murs de la salle. Les députés se lèvent en criant: Vive la république! De nouveaux détachemens accourent, traversent de droite à gauche, et viennent soutenir l'attaque. Les coups de feu redoublent: on charge, on se mêle, on sabre. Mais une foule immense, placée derrière les assaillans, les pousse, les porte malgré eux sur les baïonnettes, renverse tous les obstacles qu'on lui oppose, et fait irruption dans l'assemblée. Un jeune député, plein de courage et de dévouement, Féraud, récemment arrivé de l'armée du Rhin, et courant depuis quinze jours autour de Paris pour hâter l'arrivage des subsistances, vole au-devant de la foule, et la conjure de ne pas pénétrer plus avant. «Tuez-moi, s'écrie-t-il en découvrant sa poitrine; vous n'entrerez qu'après avoir passé sur mon corps.» En effet, il se couche à terre pour essayer de les arrêter; mais ces furieux, sans l'écouter, passent sur son corps et courent vers le bureau. Il était trois heures. Des femmes ivres, des hommes armés de sabres, de piques, de fusils, portant sur leurs chapeaux ces mots: Du pain, la constitution de 93 , remplissent la salle; les uns vont occuper les banquettes inférieures, abandonnées par les députés, les autres remplissent le parquet, quelques-uns se placent devant le bureau, ou montent par les petits escaliers qui conduisent au fauteuil du président. Un jeune officier des sections, nommé Mally, placé sur les degrés du bureau, arrache à l'un de ces hommes l'écriteau qu'il portait sur son chapeau. On tire aussitôt sur lui, et il tombe blessé de plusieurs coups de feu. Dans ce moment, toutes les baïonnettes, toutes les piques se dirigent sur le président; on enferme sa tête dans une haie de fer. C'est Boissy-d'Anglas, qui a succédé à André Dumont; il demeure immobile et calme. Féraud, qui s'était relevé, accourt au pied de la tribune, s'arrache les cheveux, se frappe la poitrine de douleur, et, en voyant le danger du président, s'élance pour aller le couvrir de son corps. L'un des hommes à piques veut le retenir par l'habit; un officier, pour dégager Féraud, assène un coup de poing à l'homme qui le retenait; ce dernier répond au coup de poing par un coup de pistolet qui atteint Féraud à l'épaule. L'infortuné jeune homme tombe, on l'entraîne, on le foule aux pieds, on l'emporte hors de la salle, et on livre son cadavre à la populace.

Boissy-d'Anglas demeure calme et impassible au milieu de cette épouvantable scène; les baïonnettes et les piques environnent encore sa tête. Alors commence une scène de confusion impossible à décrire. Chacun veut parler, et crie en vain pour se faire entendre. Les tambours battent pour rétablir le silence; mais la foule, s'amusant de ce chaos, vocifère, frappe des pieds, trépigne de plaisir en voyant l'état auquel est réduite cette assemblée souveraine. Ce n'est point ainsi que s'était fait le 31 mai, lorsque le parti révolutionnaire, ayant à sa tête la commune, l'état-major des sections, et un grand nombre de députés, pour recevoir et donner le mot d'ordre, entoura la convention d'une foule muette et armée, et, l'enfermant sans l'envahir, lui fit rendre, avec une dignité apparente, les décrets qu'il désirait obtenir. Ici, pas moyen de se faire entendre, ni d'arracher au moins la sanction apparente des voeux des patriotes. Un canonnier, entouré de fusiliers, monte à la tribune pour lire le plan d'insurrection. La lecture est à chaque instant interrompue par des cris, des injures, et par le roulement du tambour. Un homme veut prendre la parole, et s'adresser à la multitude. «Mes amis, dit-il, nous sommes tous ici pour la même cause. Le danger presse, il faut des décrets: laissez vos représentans les rendre.» A bas! à bas! lui crie-t-on pour toute réponse. Le député Rhul, vieillard d'un aspect vénérable, et montagnard zélé, veut dire quelques mots de sa place, pour essayer d'obtenir du silence, mais on l'interrompt par de nouvelles vociférations. Romme, homme austère, étranger à l'insurrection, comme toute la Montagne, mais désirant que les mesures demandées par le peuple fussent adoptées, et voyant avec peine que cette épouvantable confusion allait être sans résultat comme celle du 12 germinal, Romme demande la parole; Duroi la demande aussi pour le même motif: ni l'un ni l'autre ne peuvent l'obtenir. Le tumulte recommence, et dure encore plus d'une heure. Pendant cette scène on apporte une tête au bout d'une baïonnette: on la regarde avec effroi, on ne peut la reconnaître. Les uns disent que c'est celle de Fréron, d'autres disent que c'est celle de Féraud. C'était celle de Féraud, en effet, que des brigands avaient coupée, et qu'ils avaient placée au bout d'une baïonnette. Ils la promènent dans la salle, au milieu des hurlemens de la multitude. La fureur contre le président Boissy-d'Anglas recommence; il est de nouveau en péril; on entoure sa tête de baïonnettes, on le couche en joue de tous côtés, mille morts le menacent.

Il était déjà sept heures du soir; on tremblait dans l'assemblée, on craignait que cette foule, où se trouvaient des scélérats, ne se portât aux dernières extrémités, et n'égorgeât les représentans du peuple, au milieu de l'obscurité de la nuit. Plusieurs membres du centre engageaient certains montagnards à parler pour exhorter la multitude à se dissiper. Vernier essaie de dire aux révoltés qu'il est tard, qu'ils doivent songer à se retirer, qu'ils vont exposer le peuple à manquer de pain, en troublant les arrivages. «C'est de la tactique, répond la foule; il y a trois mois que vous nous dites cela.» Alors plusieurs voix s'élèvent successivement du sein de la multitude: celle-ci demande la liberté des patriotes et des députés arrêtés; celle-là, la constitution de 93; une troisième, l'arrestation de tous les émigrés; une foule d'autres, la permanence des sections, le rétablissement de la commune, un commandant de la force armée parisienne, des visites domiciliaires pour rechercher les subsistances cachées, les assignats au pair, etc. L'un de ces hommes, qui parvient à se faire entendre quelques instans, veut qu'on nomme sur-le-champ le commandant de la force armée parisienne, et qu'on choisisse Soubrany. Enfin, un dernier, ne sachant que demander, s'écrie: L'arrestation des coquins et des lâches! et, pendant une demi-heure, il répète par intervalles: L'arrestation des coquins et des lâches!

L'un des meneurs, sentant enfin la nécessité de décider quelque chose, propose de faire descendre les députés des hautes banquettes, où ils sont placés, pour les réunir au milieu de la salle et les faire délibérer. Aussitôt on adopte la proposition, on les pousse hors de leurs siéges, on les fait descendre, on les parque, comme un troupeau, dans l'espace qui sépare la tribune des banquettes inférieures. Des hommes les entourent, et les enferment en faisant la chaîne avec leurs piques. Vernier remplace au fauteuil Boissy-d'Anglas, accablé de fatigues après six heures d'une présidence aussi périlleuse. Il est neuf heures. Une espèce de délibération s'organise; on convient que le peuple restera couvert, et que les députés seuls lèveront leurs chapeaux en signe d'approbation ou d'improbation. Les montagnards commencent à espérer qu'on pourra rendre les décrets, et se disposent à prendre la parole. Romme, qui l'avait déjà prise une fois, demande qu'on ordonne par un décret l'élargissement des patriotes. Duroi dit que, depuis le 9 thermidor, les ennemis de la patrie ont exercé une réaction funeste; que les députés arrêtés au 12 germinal l'ont été illégalement, et qu'il faut prononcer leur rappel. On oblige le président à mettre ces différentes propositions aux voix; on lève les chapeaux, on crie: Adopté, adopté , au milieu d'un bruit épouvantable, sans qu'on puisse distinguer si les députés ont réellement donné leur vote. Goujon succède à Romme et Duroi, et dit qu'il faut assurer l'exécution des décrets; que les comités ne paraissent point, qu'il importe de savoir ce qu'ils font, qu'il faut les appeler pour leur demander compte de leurs opérations, et les remplacer par une commission extraordinaire. C'était là en effet qu'était le péril de la journée. Si les comités étaient restés libres d'agir, ils pouvaient venir délivrer la convention de ses oppresseurs. Albitte aîné trouve que l'on ne met pas assez d'ordre dans la délibération, que le bureau n'est pas formé, qu'il en faut former un. On le compose aussitôt. Bourbotte demande l'arrestation des journalistes. Une voix inconnue s'élève, et dit que, pour prouver que les patriotes ne sont pas des cannibales, il faut abolir la peine de mort. «Oui, oui, s'écrie-t-on, excepté pour les émigrés et les fabricateurs de faux assignats.» On adopte cette proposition dans la même forme que les précédentes. Duquesnoy revient à la proposition de Goujon, redemande la suspension des comités et la nomination d'une commission extraordinaire de quatre membres. On désigne sur-le-champ Bourbotte, Prieur (de la Marne), Duroi et Duquesnoy lui-même. Ces quatre députés acceptent les fonctions qui leur sont confiées. Quelque périlleuses qu'elles soient, ils sauront, disent-ils, les remplir, et mourir à leur poste. Ils sortent pour se rendre auprès des comités, et s'emparer de tous les pouvoirs. C'était là le difficile, et toute la journée dépendait du résultat de cette opération.

Il était neuf heures; ni le comité insurrecteur, ni les comités du gouvernement ne paraissaient avoir agi pendant cette longue et terrible journée. Tout ce qu'avait su faire le comité insurrecteur, c'était de lancer le peuple sur la convention; mais, comme nous l'avons dit, des chefs obscurs, tels qu'il en reste aux derniers jours d'un parti, n'ayant à leur disposition ni la commune, ni l'état-major des sections, ni un commandant de la force armée, ni des députés, n'avaient pu diriger l'insurrection avec la mesure et la vigueur qui pouvaient la faire réussir. Ils avaient lancé des furieux, qui avaient commis des excès affreux, mais qui n'avaient rien fait de ce qu'il fallait faire. Aucun détachement ne fut envoyé pour suspendre et paralyser les comités, pour ouvrir les prisons, et délivrer les hommes énergiques dont le secours eût été si précieux. On s'était emparé seulement de l'arsenal, que la gendarmerie des tribunaux, toute composée de la milice de Fouquier-Tinville, livra aux premiers venus. Pendant ce temps, au contraire, les comités du gouvernement, entourés et défendus par la jeunesse dorée, avaient employé tous leurs efforts à réunir les sections. Ce n'était pas facile avec le tumulte qui régnait, avec l'effroi qui s'était emparé de beaucoup d'entre elles, et la mauvaise volonté que manifestaient même quelques-unes. D'abord ils en avaient réuni deux ou trois, dont l'effort, comme on l'a vu, avait été repoussé par les assaillans. Ils étaient parvenus ensuite à en convoquer un plus grand nombre, grâce au zèle de la section Lepelletier, autrefois des Filles-Saint-Thomas, et ils se disposaient vers la nuit à saisir le moment où le peuple, fatigué, commencerait à devenir moins nombreux, pour fondre sur les révoltés et délivrer la convention. Prévoyant bien que, pendant cette longue oppression, on lui aurait arraché les décrets qu'elle ne voulait pas rendre, ils avaient pris un arrêté par lequel ils ne reconnaissaient pas pour authentiques les décrets rendus pendant cette journée. Ces dispositions faites, Legendre, Auguis, Chénier, Delecloi, Bergoeng et Kervélégan s'étaient rendus à la tête de forts détachemens, auprès de la convention. Arrivés là, ils étaient convenus de laisser les portes ouvertes, afin que le peuple, pressé d'un côté, pût sortir de l'autre. Legendre et Delecloi s'étaient chargés ensuite de pénétrer dans la salle, de monter à la tribune au milieu de tous les dangers, et de sommer les révoltés de se retirer. «S'ils ne cèdent pas, dirent-ils à leurs collègues, chargez, et ne craignez rien pour nous. Dussions-nous périr dans la mêlée, avancez toujours.»

Legendre et Delecloi pénétrèrent en effet dans la salle, à l'instant où les quatre députés nommés pour former la commission extraordinaire allaient sortir. Legendre monte à la tribune, à travers les insultes et les coups, et prend la parole au milieu des huées: «J'invite l'assemblée, dit-il, à rester ferme, et les citoyens qui sont ici à sortir.—A bas! à bas!» s'écrie-t-on. Legendre et Delecloi sont obligés de se retirer. Duquesnoy s'adresse alors à ses collègues de la commission extraordinaire, et les engage à le suivre, afin de suspendre les comités qui, comme on le voit, dit-il, sont contraires aux opérations de l'assemblée. Soubrany les invite aussi à se hâter. Ils sortent alors tous les quatre, mais ils rencontrent le détachement à la tête duquel marchent les représentans Legendre, Kervélégan et Auguis, et le commandant de la garde nationale, Raffet. Prieur (de la Marne) demande à Raffet s'il a reçu du président l'ordre d'entrer. «Je ne te dois aucun compte,» lui répond Raffet, et il avance. On somme alors la multitude de se retirer; le président l'y invite au nom de la loi: elle répond par des huées. Aussitôt on baisse les baïonnettes, et on entre; la foule désarmée cède, mais des hommes armés qui s'y trouvaient mêlés résistent un moment; ils sont repoussés, et fuient en criant: «A nous sans-culottes!» Une partie des patriotes revient à ce cri, et charge avec violence le détachement qui avait pénétré. Ils ont un instant l'avantage; le député Kervélégan est blessé à la main; les montagnards Bourbotte, Peyssard, Gaston, crient victoire. Mais le pas de charge retentit dans la salle extérieure; un renfort considérable arrive, fond de nouveau sur les insurgés, les repousse, les sabre, les poursuit à coups de baïonnettes. Ils fuient, se pressent aux portes, ou escaladent les tribunes et se sauvent par les fenêtres. La salle est enfin évacuée: il était minuit.

La convention, délivrée des assaillans qui ont porté la violence et la mort dans son sein, met quelques instans à se remettre. Le calme se rétablit enfin. «Il est donc vrai, s'écrie un membre, que cette assemblée, berceau de la république, a manqué encore une fois d'en devenir le tombeau! Heureusement le crime des conspirateurs est encore avorté. Mais, représentans, vous ne sériez pas dignes de la nation, si vous ne la vengiez d'une manière éclatante.» On applaudit de toutes parts, et, comme au 12 germinal, la nuit est employée à punir les attentats du jour; mais des faits autrement graves appellent des mesures bien autrement sévères. Le premier soin est de rapporter les décrets proposés et rendus par les révoltés. «Rapporter n'est pas le mot, dit-on à Legendre qui avait fait cette proposition. La convention n'a pas voté, n'a pas pu voter, tandis qu'on égorgeait l'un de ses membres. Tout ce qui a été fait n'est pas à elle, mais aux brigands qui l'opprimaient, et à quelques représentans coupables qui s'étaient rendus leurs complices.» On déclare donc tout ce qui s'est fait comme non avenu. Les secrétaires brûlent les minutes des décrets portés par les séditieux. On cherche ensuite des yeux les députés qui ont pris la parole pendant cette séance terrible; on les montre au doigt, on les interpelle avec véhémence. «Il n'y a plus, s'écrie Thibaudeau, il n'y a plus d'espoir de conciliation entre nous et une minorité factieuse. Puisque le glaive est tiré, il faut la combattre, et profiter des circonstances pour ramener à jamais la paix et la sécurité dans le sein de cette assemblée. Je demande que vous décrétiez sur-le-champ l'arrestation de ces députés qui, trahissant tous leurs devoirs, ont voulu réaliser les voeux de la révolte, et les ont rédigés en lois. Je demande que les comités proposent sur-le-champ les mesures les plus sévères contre ces mandataires infidèles à leur patrie et à leurs sermens.»

Alors on les désigne: c'est Rhul, Romme et Duroi, qui ont demandé du silence pour faire ouvrir la délibération; c'est Albitte, qui a fait nommer un bureau; c'est Goujon et Duquesnoy, qui ont demandé la suspension des comités, et la formation d'une commission extraordinaire de quatre membres; c'est Bourbotte et Prieur (de la Marne), qui ont accepté, avec Duroi et Duquesnoy, d'être les membres de cette commission; c'est Soubrany, que les rebelles ont nommé commandant de l'armée parisienne; c'est Peyssard, qui a crié victoire pendant l'action. Duroi, Goujon, veulent parler: on les en empêche, on les traite d'assassins, on les décrète sur-le-champ, et on demande qu'ils ne puissent pas s'enfuir, comme la plupart de ceux qui ont été décrétés le 12 germinal. Le président les fait entourer par la gendarmerie, et conduire à la barre. On cherche Romme, qui tarde à se montrer; Bourdon le signale du doigt; il est traîné à la barre avec ses collègues. Les vengeances ne s'arrêtent pas là; on veut atteindre encore tous les montagnards qui se sont signalés par des missions extraordinaires dans les départemens. «Je demande, s'écrie une voix, l'arrestation de Lecarpentier, bourreau de la Manche.... De Pinet aîné, s'écrie une autre voix, bourreau des habitans de la Biscaye.... De Borie, s'écrie une troisième, dévastateur du Midi, et de Fayau, l'un des exterminateurs de la Vendée.» Ces propositions sont décrétées aux cris de vive la convention! vive la république! «Il ne faut plus de demi-mesures, dit Tallien. Le but du mouvement d'aujourd'hui était de rétablir les jacobins et surtout la commune; il faut détruire ce qui en reste; il faut arrêter et Pache et Bouchotte. Ce n'est là que le prélude des mesures que le comité vous proposera. Vengeance, citoyens, vengeance contre les assassins de leurs collègues et de la représentation nationale! Profitons de la maladresse de ces hommes qui se croient les égaux de ceux qui ont abattu le trône, et cherchent à rivaliser avec eux; de ces hommes qui veulent faire des révolutions, et ne savent faire que des révoltes. Profitons de leur maladresse, hâtons-nous de les frapper et de mettre ainsi un terme à la révolution.» On applaudit, on adopte la proposition de Tallien. Dans cet entraînement de la vengeance, des voix dénoncent Robert Lindet, que ses vertus et ses services ont jusqu'ici protégé contre les fureurs de la réaction. Lehardi demande l'arrestation de ce monstre ; mais tant de voix contraires se font entendre pour vanter la douceur de Lindet, pour rappeler qu'il a sauvé des communes et des départemens entiers, que l'ordre du jour est adopté. Après ces mesures, on ordonne de nouveau le désarmement des terroristes; on décrète que le quintidi prochain (dimanche 24 mai), les sections s'assembleront et procéderont sur-le-champ au désarmement des assassins, des buveurs de sang, des voleurs et des agens de la tyrannie qui précéda le 9 thermidor ; on les autorise même à faire arrêter ceux qu'elles croiront devoir traduire devant les tribunaux. On décide en même temps que, jusqu'à nouvel ordre, les femmes ne seront plus admises dans les tribunes. Il était trois heures du matin. Les comités faisant annoncer que tout est tranquille dans Paris, on suspend la séance jusqu'à dix heures.

Telle avait été cette révolte du 1er prairial. Aucune journée de la révolution n'avait présenté un spectacle si terrible. Si, au 31 mai et au 9 thermidor, des canons furent braqués sur la convention, cependant le lieu de ses séances n'avait pas encore été envahi, ensanglanté par un combat, traversé par les balles, et souillé par l'assassinat d'un représentant du peuple. Les révolutionnaires, cette fois, avaient agi avec la maladresse et la violence d'un parti battu depuis longtemps, sans complices dans le gouvernement dont il est exclu, privé de ses chefs, et dirigé par des hommes obscurs, compromis et désespérés. Sans savoir se servir de la Montagne, sans l'avertir même du mouvement, ils avaient compromis et exposé à l'échafaud des députés intègres, étrangers aux excès de la terreur, attachés aux patriotes par effroi de la réaction, et n'ayant pris la parole que pour empêcher de plus grands malheurs, et pour hâter l'accomplissement de quelques voeux qu'ils partageaient.

Cependant les révoltés, voyant le sort qui les attendait tous, et habitués d'ailleurs aux luttes révolutionnaires, n'étaient pas gens à se disperser tout d'un coup. Ils se réunirent le lendemain à la commune, s'y proclamèrent en insurrection permanente, et tâchèrent de rassembler autour d'eux les sections qui leur étaient dévouées. Cependant, pensant que la commune n'était pas un bon poste, quoiqu'elle fût placée entre le quartier du Temple et la Cité, ils préférèrent établir le centre de l'insurrection dans le faubourg Saint-Antoine. Ils s'y transportèrent dans le milieu du jour, et se préparèrent à renouveler la tentative de la veille. Cette fois, ils tâchèrent d'agir avec plus d'ordre et de mesure. Ils firent partir trois bataillons parfaitement armés et organisés: c'étaient ceux des sections des Quinze-Vingts, de Montreuil et de Popincourt, tous trois composés d'ouvriers robustes, et dirigés par des chefs intrépides. Ces bataillons s'avancèrent seuls, sans le concours de peuple qui les accompagnait la veille, rencontrèrent des sections fidèles à la convention, mais qui n'étaient pas en force pour les arrêter, et vinrent, dans l'après-midi, se ranger avec leurs canons devant le Palais-National. Aussitôt les sections Lepelletier, la Butte-des-Moulins et autres se placèrent en face pour protéger la convention. Cependant si le combat venait à s'engager, il était douteux, d'après l'état des choses, que la victoire restât aux défenseurs de la représentation nationale. Par surcroît de malheur, les canonniers, qui dans toutes les sections étaient des ouvriers et de chauds révolutionnaires, abandonnèrent les sections rangées devant le palais, et allèrent se joindre avec leurs pièces aux canonniers de Popincourt, de Montreuil et des Quinze-Vingts. Le cri aux armes! se fit entendre, on chargea les fusils de part et d'autre, et tout sembla se préparer pour un combat sanglant. Le roulement sourd des canons retentit jusque dans l'assemblée. Beaucoup de membres se levèrent pour parler. «Représentans, s'écrie Legendre, soyez calmes et demeurez à votre poste. La nature nous a tous condamnés à mort: un peu plus tôt, un peu plus tard, peu importe. De bons citoyens sont prêts à vous défendre. En attendant, la plus belle motion est de garder le silence.» L'assemblée se replaça tout entière sur ses siéges, et montra ce calme imposant qu'elle avait déployé au 9 thermidor, et tant d'autres fois dans le cours de son orageuse session. Pendant ce temps, les deux troupes opposées étaient en présence, dans l'attitude la plus menaçante. Avant d'en venir aux mains, quelques individus s'écrièrent qu'il était affreux à de bons citoyens de s'égorger les uns les autres, qu'il fallait au moins s'expliquer et essayer de s'entendre. On sortit des rangs, on exposa ses griefs. Des membres des comités, qui étaient présens, s'introduisirent dans les bataillons des sections ennemies, leur parlèrent; et voyant qu'on pouvait obtenir beaucoup par les moyens de conciliation, ils firent demander à l'assemblée douze de ses membres, pour venir fraterniser. L'assemblée, qui voyait une espèce de faiblesse dans cette démarche, était peu disposée à y consentir; cependant on lui dit que ses comités la croyaient utile pour empêcher l'effusion du sang. Les douze membres furent envoyés et se présentèrent aux trois sections. Bientôt on rompit les rangs de part et d'autre; on se mêla. L'homme peu cultivé et d'une classe inférieure est toujours sensible aux démonstrations amicales de l'homme que son costume, son langage, ses manières, placent au-dessus de lui. Les soldats des trois bataillons ennemis furent touchés, et déclarèrent qu'ils ne voulaient ni verser le sang de leurs concitoyens, ni manquer aux égards dus à la convention nationale. Cependant les meneurs insistèrent pour faire entendre leur pétition. Le général Dubois, commandant la cavalerie des sections, et les douze représentans envoyés pour fraterniser, consentirent à introduire à la barre une députation des trois bataillons.

Ils la présentèrent en effet, et demandèrent la parole pour les pétitionnaires. Quelques députés voulaient la leur refuser; on la leur accorda cependant. «Nous sommes chargés de vous demander, dit l'orateur de la troupe, la constitution de 93 et la liberté des patriotes.» A ces mots, les tribunes se mirent à huer, et à crier: à bas les jacobins! Le président imposa silence aux interrupteurs. L'orateur continua, et dit que les citoyens réunis devant la convention étaient prêts à se retirer dans le sein de leurs familles, mais qu'ils mourraient plutôt que d'abandonner leur poste, si les réclamations du peuple n'étaient pas écoutées. Le président répondit avec fermeté aux pétitionnaires, que la convention venait de rendre un décret sur les subsistances, et qu'il allait le leur lire. Il le lut en effet; il ajouta ensuite qu'elle examinerait leurs propositions, et jugerait dans sa sagesse ce qu'elle devait décider. Il les invita ensuite aux honneurs de la séance.

Pendant ce temps, les trois sections ennemies étaient toujours confondues avec les autres. On leur dit que leurs pétitionnaires venaient d'être reçus, que leurs propositions seraient examinées, qu'il fallait attendre la décision de la convention. Il était onze heures; les trois bataillons se voyaient entourés de l'immense majorité des habitans de la capitale; l'heure d'ailleurs était fort avancée, surtout pour des ouvriers, et ils prirent le parti de se retirer dans leurs faubourgs.

Cette seconde tentative n'avait donc pas mieux réussi aux patriotes; ils n'en restèrent pas moins rassemblés dans les faubourgs, conservant leur attitude hostile, et ne se désistant point encore des demandes qu'ils avaient faites. La convention, dès le 3 au matin, rendit plusieurs décrets que réclamait la circonstance. Pour mettre plus d'unité et d'énergie dans l'emploi de ces moyens, elle donna la direction de la force armée à trois représentans, Gilet, Aubry et Delmas, et les autorisa à employer la voie des armes pour assurer la tranquillité publique; elle punit de six mois de prison quiconque battrait le tambour sans ordre, et de mort quiconque battrait la générale sans y être autorisé par les représentans du peuple. Elle ordonna la formation d'une commission militaire, pour juger et faire exécuter sur-le-champ tous les prisonniers faits aux rebelles pendant la journée du 1er prairial. Elle convertit en décret d'accusation le décret d'arrestation rendu contre Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Prieur (de la Marne), Romme, Soubrany, Goujon, Albitte aîné, Peyssard, Lecarpentier (de la Manche), Pinet aîné, Borie et Fayau. Elle rendit la même décision à l'égard des députés arrêtés les 12 et 16 germinal, et enjoignit à ses comités de lui présenter un rapport sur le tribunal qui devrait juger les uns et les autres.

Les trois représentans se hâtèrent de réunir à Paris les troupes qui étaient répandues dans les environs pour protéger l'arrivage des grains; ils firent rester sous les armes les sections dévouées à la convention, et s'entourèrent des nombreux jeunes gens qui n'avaient pas quitté les comités pendant toute l'insurrection. La commission militaire entra en exercice le jour même; le premier individu qu'elle jugea fut l'assassin de Féraud, qui avait été arrêté la veille; elle le condamna à mort, et ordonna son exécution pour l'après-midi même du 3. On conduisit en effet le condamné à l'échafaud: mais les patriotes étaient avertis; quelques-uns des plus déterminés s'étaient réunis autour du lieu du supplice, ils fondirent sur l'échafaud, dispersèrent la gendarmerie, délivrèrent le patient, et le conduisirent dans le faubourg. Dès la nuit même, ils appelèrent à eux tous les patriotes qui étaient dans Paris, et se préparèrent à se retrancher dans le faubourg Saint-Antoine. Ils se mirent sous les armes, braquèrent leurs canons sur la place de la Bastille, et attendirent ainsi les conséquences de cette action audacieuse.

Aussitôt que cet événement fut connu de la convention, elle décréta que le faubourg Antoine serait sommé de remettre le condamné, de rendre ses armes et ses canons, et, qu'en cas de refus, il serait aussitôt bombardé. Dans ce moment, en effet, les forces qui étaient réunies permettaient à la convention de prendre un langage plus impérieux. Les trois représentans étaient parvenus à rassembler trois ou quatre mille hommes de troupes de ligne; ils avaient plus de vingt mille hommes des sections armées, à qui la crainte de voir renaître la terreur donnait beaucoup de courage, et enfin la troupe dévouée des jeunes gens. Sur-le-champ ils confièrent au général Menou le commandement de ces forces réunies, et se préparèrent à marcher sur le faubourg. Ce jour même, 4 prairial (23 mai), tandis que les représentans s'avançaient, la jeunesse dorée avait voulu faire une bravade, et s'était portée la première vers la rue Saint-Antoine. Mille ou douze cents individus composaient cette troupe téméraire. Les patriotes les laissèrent s'engager sans leur opposer de résistance, et les enveloppèrent ensuite de toutes parts. Bientôt ces jeunes gens virent sur leurs derrières les redoutables bataillons du faubourg, ils aperçurent aux fenêtres une multitude de femmes irritées, prêtes à faire pleuvoir sur eux une grêle de pierres, et ils crurent qu'ils allaient payer cher leur imprudente bravade. Heureusement pour eux, la force armée s'approchait; d'ailleurs les habitans du faubourg ne voulurent pas les égorger; ils les laissèrent sortir de leur quartier, après en avoir châtié quelques-uns. Dans ce moment, le général Menou s'avança avec vingt mille hommes; il fit occuper toutes les issues du faubourg, et surtout celles qui communiquaient avec les sections patriotes. Il fit braquer les canons et sommer les révoltés. Une députation se présenta, et vint recevoir son ultimatum, qui consistait à exiger la remise des armes et de l'assassin de Féraud. Les manufacturiers et tous les gens paisibles et riches du faubourg, craignant un bombardement, s'empressèrent d'user de leur influence sur la population, et décidèrent les trois sections à rendre leurs armes. En effet, celles de Popincourt, des Quinze-Vingts et de Montreuil remirent leurs canons, et promirent de chercher le coupable, qui avait été enlevé. Le général Menou revint triomphant avec les canons du faubourg, et dès cet instant la convention n'eut plus rien à craindre du parti patriote. Abattu pour toujours, il ne figure plus désormais que pour essuyer des vengeances.

La commission militaire commença sur-le-champ à juger tous les prisonniers qu'on avait pu saisir; elle condamna à mort des gendarmes qui s'étaient rangés avec les rebelles, des ouvriers, des marchands, membres des comités révolutionnaires, saisis en flagrant délit le 1er prairial. Dans toutes les sections, le désarmement des patriotes et l'arrestation des individus les plus signalés commencèrent; et, comme un jour ne suffisait pas pour cette opération, la permanence fut accordée aux sections pour la continuer.

Mais ce n'était pas seulement à Paris que le désespoir des patriotes faisait explosion. Il éclatait dans le Midi par des événemens non moins malheureux. On les a vus réfugiés à Toulon au nombre de sept à huit mille, entourer plusieurs fois les représentans, leur arracher des prisonniers accusés d'émigration, et tâcher d'entraîner dans leur révolte les ouvriers de l'arsenal, la garnison et les équipages des vaisseaux. L'escadre était prête à mettre à la voile, et ils voulaient l'en empêcher. Les équipages des vaisseaux arrivés de Brest, et réunis à la division de Toulon pour l'expédition qu'on méditait, leur étaient tout à fait opposés; mais ils pouvaient compter sur les marins appartenant au port de Toulon. Ils choisirent pour agir à peu près les mêmes époques que les patriotes de Paris. Le représentant Charbonnier, qui avait demandé un congé, était accusé de les diriger secrètement. Ils s'insurgèrent le 25 floréal (14 mai), marchèrent sur la commune de Souliès, s'emparèrent de quinze émigrés prisonniers, revinrent triomphans à Toulon, et consentirent cependant à les rendre aux représentans. Mais, les jours suivans, ils se révoltèrent de nouveau, soulevèrent les ouvriers de l'arsenal, s'emparèrent des armes qu'il renfermait, et entourèrent le représentant Brunel, pour lui faire ordonner l'élargissement des patriotes. Le représentant Nion, qui était sur la flotte, accourut; mais la sédition était victorieuse. Les deux représentans furent obligés de signer l'ordre d'élargissement. Brunel, désespéré d'avoir cédé, se brûla la cervelle; Nion se réfugia sur la flotte. Alors les révoltés songèrent à marcher sur Marseille, pour soulever, disaient-ils, tout le Midi. Mais les représentans en mission à Marseille firent placer une compagnie d'artillerie sur la route, et prirent toutes les précautions pour empêcher l'exécution de leurs projets. Le 1er prairial ils étaient maîtres dans Toulon, sans pouvoir, il est vrai, s'étendre plus loin, et tâchaient de gagner les équipages de l'escadre, dont une partie résistait, tandis que l'autre, toute composée de marins provençaux, paraissait décidée à se réunir à eux.

Le rapport de ces événemens fut fait à la convention le 8 prairial; il ne pouvait manquer de provoquer un nouveau déchaînement contre les montagnards et les patriotes. On dit que les événemens de Toulon et de Paris étaient concertés; on accusa les députés montagnards d'en être les organisateurs secrets, et on se livra contre eux à de nouvelles fureurs. Sur-le-champ on ordonna l'arrestation de Charbonnier, Escudier, Ricord et Salicetti, accusés tous quatre d'agiter le Midi. Les députés mis en accusation le 1er prairial, et dont les juges n'étaient pas encore choisis, furent en butte à un nouveau redoublement de sévérité. Sans aucun égard pour leur qualité de représentans du peuple, on les déféra à la commission militaire chargée de juger les fauteurs et complices de l'insurrection du 1er prairial. Il n'y eut d'excepté que le vieux Rhul, dont plusieurs membres attestèrent la sagesse et les vertus. On envoya au tribunal d'Eure-et-Loir l'ex-maire Pache, son gendre Audouin, l'ancien ministre Bouchotte, ses adjoints Daubigny et Hassenfratz; enfin les trois agens principaux de la police de Robespierre, Héron, Marchand et Clémence. Il semblait que la déportation prononcée contre Billaud, Collot et Barrère, eût acquis force de chose jugée; point du tout. Dans ces jours de rigueur on trouva la peine trop douce: on décida qu'il fallait les juger de nouveau et les envoyer devant le tribunal de la Charente-Inférieure, pour leur faire subir la mort, destinée à tous les chefs de la révolution. Jusqu'ici les membres restans des anciens comités paraissaient pardonnés; les éclatans services de Carnot, de Robert Lindet et de Prieur (de la Côte-d'Or), avaient semblé les protéger contre leurs ennemis: ils furent dénoncés avec une affreuse violence par le girondin Henri Larivière. Robert Lindet, quoique défendu par une foule de membres qui connaissaient et son mérite et ses services, fut néanmoins frappé d'arrestation. Carnot a organisé la victoire , s'écrièrent une foule de voix; les réacteurs furieux n'osèrent pas décréter le vainqueur de la coalition. On ne dit rien sur Prieur (de la Côte-d'Or). Quant aux membres de l'ancien comité de sûreté générale, qui n'étaient pas encore arrêtés, ils le furent tous. David, que son génie avait fait absoudre, fut arrêté avec Jagot, Élie Lacoste, Lavicomterie, Dubarran et Bernard (de Saintes). On ne fit d'exception que pour Louis (du Bas-Rhin), dont l'humanité était trop connue. Enfin le rapport déjà ordonné contre tous ceux qui avaient rempli des missions, et qu'on appelait les proconsuls, fut demandé sur-le-champ. On commença à procéder contre d'Artigoyte, Mallarmé, Javognes, Sergent, Monestier, Lejeune, Allard, Lacoste et Baudot. On se préparait à passer successivement en revue tous ceux qui avaient été chargés de missions quelconques. Ainsi aucun des chefs de ce gouvernement qui avait sauvé la France n'était pardonné: membres des comités, députés en mission, subissaient la loi commune. On épargnait le seul Carnot, que l'estime des armées commandait de ménager; mais on frappait Lindet, citoyen tout aussi utile et plus généreux, mais que des victoires ne protégeaient pas contre la lâcheté des réacteurs.

Certes, il n'était pas besoin de tels sacrifices pour satisfaire les mânes du jeune Féraud; il suffisait des honneurs touchans rendus à sa mémoire. La convention décréta pour lui une séance funèbre. La salle fut décorée en noir; tous les représentans s'y rendirent en grand costume et en deuil. Une musique douce et lugubre ouvrit la séance; Louvet prononça ensuite l'éloge du jeune représentant, si dévoué, si courageux, si tôt enlevé à son pays. Un monument fut voté pour immortaliser son héroïsme. On profita de cette occasion pour ordonner une fête commémorative en l'honneur des girondins. Rien n'était plus juste. Des victimes aussi illustres, quoiqu'elles eussent compromis leur pays, méritaient des hommages; mais il suffisait de jeter des fleurs sur leurs tombes, il n'y fallait pas du sang. Cependant on en répandit des flots; car aucun parti, même celui qui prend l'humanité pour devise, n'est sage dans sa vengeance. Il semblait en effet que, non contente de ses pertes, la convention voulût elle-même y en ajouter de nouvelles. Les députés accusés, traduits d'abord au château du Taureau pour prévenir toute tentative en leur faveur, furent amenés à Paris, et leur procès instruit avec la plus grande activité. Le vieux Rhul, qu'on avait seul excepté du décret d'accusation, ne voulait pas de ce pardon; il croyait la liberté perdue, et il se donna la mort d'un coup de poignard. Émus par tant de scènes funèbres, Louvet, Legendre, Fréron, demandèrent le renvoi à leurs juges naturels des députés traduits devant la commission; mais Révère, ancien terroriste, devenu royaliste fougueux, Bourdon (de l'Oise), implacable comme un homme qui avait eu peur, insistèrent pour le décret, et le firent maintenir.

Les députés furent traduits devant la commission le 29 prairial (17 juin). Malgré les recherches les plus soigneuses, on n'avait découvert aucun fait qui prouvât leur connivence secrète avec les révoltés. Il était difficile en effet qu'on en découvrît, car ils ignoraient le mouvement; ils ne se connaissaient même pas les uns les autres; Bourbotte seul connaissait Goujon, pour l'avoir rencontré dans une mission aux armées. Il était prouvé seulement que, l'insurrection accomplie, ils avaient voulu faire légaliser quelques-uns des voeux du peuple. Ils furent néanmoins condamnés, car une commission militaire, à laquelle un gouvernement envoie des accusés importans, ne sait jamais les lui renvoyer absous. Il n'y eut d'acquitté que Forestier. On l'avait joint aux condamnés, quoiqu'il n'eût pas fait une seule motion pendant la fameuse séance. Peyssard, qui avait seulement poussé un cri pendant le combat, fut condamné à la déportation. Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Soubrany, furent condamnes à mort. Romme était un homme simple et austère; Goujon était jeune, beau, et doué de qualités heureuses; Bourbotte, aussi jeune que Goujon, joignait à un rare courage l'éducation la plus soignée; Soubrany était un ancien noble, sincèrement dévoué à la cause de la révolution. A l'instant où on leur prononça leur arrêt, ils remirent au greffier des lettres, des cachets et des portraits destinés à leurs familles. On les fit retirer ensuite pour les déposer dans une salle particulière avant de les conduire à l'échafaud. Ils s'étaient promis de n'y pas arriver. Il ne leur restait qu'un couteau et une paire de ciseaux, qu'ils avaient cachés dans la doublure de leurs vêtemens. En descendant l'escalier, Romme se frappe le premier, et craignant de se manquer, se frappe plusieurs fois encore, au coeur, au cou, au visage. Il transmet le couteau à Goujon, qui, d'une main assurée, se porte un coup mortel, et tombe sans vie. Des mains de Goujon, l'arme libératrice passe à celles de Duquesnoy, Duroi, Bourbotte et Soubrany. Malheureusement Duroi, Bourbotte, Soubrany, ne réussissent pas à se porter des atteintes mortelles; ils sont traînés tout sanglans à l'échafaud. Soubrany, noyé dans son sang, conservait néanmoins, malgré ses douleurs, le calme et l'attitude fière qu'on avait toujours remarqués en lui. Duroi était désespéré de s'être manqué: «Jouissez, s'écriait-il, jouissez de votre triomphe, messieurs les royalistes.» Bourbotte avait conservé toute la sérénité de la jeunesse; il parlait avec une imperturbable tranquillité au peuple. A l'instant où il allait recevoir le coup fatal, on s'aperçut que le couteau n'avait pas été remonté; il fallut disposer l'instrument: il employa ce temps à proférer encore quelques paroles. Il assurait que nul ne mourait plus dévoué à son pays, plus attaché à son bonheur et à sa liberté. Il y avait peu de spectateurs à cette exécution: le temps du fanatisme politique était passé; on ne tuait plus avec cette fureur qui autrefois rendait insensible. Tous les coeurs furent soulevés en apprenant les détails de ce supplice, et les thermidoriens en recueillirent une honte méritée. Ainsi, dans cette longue succession d'idées contraires, toutes eurent leurs victimes; les idées même de clémence, d'humanité, de réconciliation, eurent leurs holocaustes; car, dans les révolutions, aucune ne peut rester pure de sang humain.

Le parti montagnard se trouvait ainsi entièrement détruit. Les patriotes venaient d'être vaincus à Toulon. Après un combat assez sanglant, livré sur la route de Marseille, ils avaient été obligés de rendre les armes, et de livrer la place sur laquelle ils espéraient s'appuyer pour soulever la France. Ils n'étaient donc plus un obstacle, et, comme d'usage, leur chute amena encore celle de quelques institutions révolutionnaires. Le célèbre tribunal, presque réduit, depuis la loi du 8 nivôse, à un tribunal ordinaire, fut définitivement aboli. Tous les accusés furent rendus aux tribunaux criminels jugeant d'après la procédure de 1791; les conspirateurs seuls devaient être jugés d'après la procédure du 8 nivôse, et sans recours en cassation. Le mot révolutionnaire, appliqué aux institutions et aux établissemens, fut supprimé. Les gardes nationales furent réorganisées sur l'ancien pied; les ouvriers, les domestiques, les citoyens peu aisés, le peuple enfin, en furent exclus; et le soin de la tranquillité publique se trouva ainsi confié de nouveau à la classe qui avait le plus d'intérêt à la maintenir. A Paris, la garde nationale, organisée par bataillons, par brigades, et commandée alternativement par chaque chef de brigade, fut mise sous les ordres du comité militaire. Enfin la concession la plus désirée par les catholiques, la restitution des églises, leur fut accordée; on les leur rendit, à la charge par eux de les entretenir à leurs frais. Du reste, cette mesure, quoiqu'elle fût un résultat de la réaction, était appuyée par les esprits les plus sages. On la regardait comme propre à calmer les catholiques, qui ne croiraient pas avoir recouvré la liberté du culte tant qu'ils n'auraient pas leurs anciens édifices pour en célébrer les cérémonies.

Les discussions de finance, interrompues par les événemens de prairial, étaient toujours les plus urgentes et les plus pénibles. L'assemblée y était revenue aussitôt que le calme avait été rétabli; elle avait de nouveau décrété qu'il n'y aurait qu'un seul pain, afin d'ôter au peuple l'occasion d'accuser le luxe des riches; elle avait ordonné des recensemens de grains, pour assurer le superflu de chaque département à l'approvisionnement des armées et des grandes communes; enfin elle avait rapporté le décret qui permettait le libre commerce de l'or et de l'argent. Ainsi l'urgence des circonstances l'avait ramenée à quelques-unes de ces mesures révolutionnaires contre lesquelles on était si fort déchaîné. L'agiotage avait été porté au dernier degré de fureur. Il n'y avait plus de boulangers, de bouchers, d'épiciers en titre; tout le monde achetait et revendait du pain, de la viande, des épices, des huiles, etc. Les greniers et les caves étaient remplis de marchandises et de comestibles, sur lesquels tout le monde spéculait. On vendait, au Palais-Royal, du pain blanc à 25 ou 30 francs la livre. Les regrattiers se précipitaient sur les marchés, et achetaient les fruits et les légumes qu'apportaient les gens de la campagne, pour les faire renchérir sur-le-champ. On allait acheter d'avance les récoltes en vert et pendant par racine, ou les troupeaux de bestiaux, pour spéculer ensuite sur l'augmentation des prix. La convention défendit aux marchands regrattiers de se présenter dans les marchés avant une certaine heure. Elle fut obligée de décréter que les bouchers patentés pourraient seuls acheter des bestiaux; que les récoltes ne pourraient être achetées avant la moisson. Ainsi tout était bouleversé; tous les individus, même les plus étrangers aux spéculations de commerce, étaient à l'affût de chaque variation de l'assignat pour faire subir la perte à autrui, et recueillir eux-mêmes la plus-value d'une denrée ou d'une marchandise.

On a vu qu'entre les deux projets de réduire l'assignat au cours, ou de percevoir l'impôt en nature, la convention avait préféré celui qui consistait à vendre les biens sans enchères, et trois fois la valeur de 1790. C'était, comme on a dit, le seul moyen de les vendre, car l'enchère faisait toujours monter les biens à proportion de la baisse de l'assignat, c'est-à-dire à un prix auquel le public ne pouvait pas atteindre. Aussitôt la loi rendue, la quantité des soumissions fut extraordinaire. Dès qu'on sut qu'il suffisait de se présenter le premier pour ne payer les biens que trois fois la valeur de 1790, en assignats, on accourut de toutes parts. Pour certains biens on vit jusqu'à plusieurs centaines de soumissions; à Charenton, il en fut fait trois cent soixante pour un domaine provenant des Pères de la Merci; il en fut fait jusqu'à cinq cents pour un autre. On encombrait les hôtels des districts. De simples commis, des gens sans fortune, mais dans les mains desquels se trouvaient momentanément des sommes d'assignats, couraient soumissionner les biens. Comme ils n'étaient tenus de payer sur-le-champ qu'un sixième, et le reste dans plusieurs mois, ils achetaient avec des sommes minimes des biens considérables, pour les revendre avec bénéfice à ceux qui s'étaient moins hâtés. Grâce à cet empressement, des domaines que les administrateurs ne savaient pas être devenus propriétés nationales, étaient signalés comme tels. Le plan de Bourdon (de l'Oise) avait donc un plein succès, et on pouvait espérer que bientôt une grande partie des biens serait vendue, et que les assignats seraient ou retirés ou relevés. Il est vrai que la république faisait, sur ces ventes, des pertes qui, à les calculer numériquement, étaient considérables. L'estimation de 1790, fondée sur le revenu apparent, était souvent inexacte, car les biens du clergé et tous ceux de l'ordre de Malte étaient loués à très bas prix; les fermiers payaient le surplus du prix en pots-de-vin, qui s'élevaient souvent à quatre fois le prix du bail. Une terre affermée ostensiblement 1,000 francs en rapportait en réalité 4,000; d'après l'estimation de 1790, cette terre était portée à 25,000 francs de valeur, elle devait être payée 75,000 fr. en assignats, qui ne valaient en réalité que 7,500 fr. A Honfleur, des magasins à sel, dont la construction avait coûté plus de 400,000 livres, allaient se vendre en réalité 22,500 livres. D'après ce calcul, la perte était grande; mais il fallait s'y résigner, sauf à la rendre moindre en exigeant quatre ou cinq fois la valeur de 1790, au lieu de trois fois seulement.

Rewbell et une foule de députés ne comprirent pas cela; ils ne virent que la perte apparente. Ils prétendirent qu'on gaspillait les trésors de la république, et qu'on la privait de ses ressources. Il s'éleva des cris de toutes parts. Ceux qui n'entendaient pas la question, et ceux qui voyaient disparaître avec peine les biens des émigrés, se coalisèrent pour faire suspendre le décret. Balland et Bourdon (de l'Oise) le défendirent avec chaleur; ils ne surent pas donner la raison essentielle, c'est qu'il ne fallait pas demander des biens plus que les acheteurs n'en pouvaient donner, mais ils dirent, ce qui était vrai, que la perte numérique n'était pas aussi grande qu'elle le paraissait en effet; que 75,000 francs en assignats ne valaient que 7,500 francs en numéraire, mais que le numéraire avait deux fois plus de valeur qu'autrefois, et que 7,500 francs représentaient certainement 15 ou 20,000 francs de 1790; ils dirent que la perte actuelle était balancée par l'avantage qu'on avait de terminer sur-le-champ cette catastrophe financière, de retirer ou de relever les assignats, de faire cesser l'agiotage sur les marchandises en appelant le papier sur les terres, de livrer immédiatement la masse des biens nationaux à l'industrie individuelle, et enfin d'ôter toute espérance aux émigrés.

On suspendit néanmoins le décret. On ordonna aux administrations de continuer à recevoir les soumissions, pour que tous les biens nationaux fussent ainsi dénoncés par l'intérêt individuel, et que l'on pût en dresser un état plus exact. Quelques jours après, on rapporta tout-à-fait le décret, et on décida que les biens continueraient à être vendus aux enchères.

Ainsi, après avoir entrevu le moyen de faire, cesser la crise, on l'abandonna, et on retomba dans l'épouvantable détresse d'où on aurait pu sortir. Cependant, puisqu'on ne faisait rien pour relever les assignats, on ne pouvait pas rester dans l'affreux mensonge de la valeur nominale, qui ruinait la république et les particuliers payés en papier. Il fallait revenir à la proposition, déjà faite, de réduire les assignats. On avait rejeté la proposition de les réduire au cours de l'argent, parce que les Anglais, disait-on, regorgeant de numéraire, seraient maîtres du cours; on n'avait pas voulu les réduire au cours du blé, parce que le prix des grains avait considérablement augmenté; on avait refusé de prendre le temps pour échelle, et de réduire chaque mois le papier d'une certaine valeur, parce que c'était, disait-on, le démonétiser et faire banqueroute. Toutes ces raisons étaient frivoles; car, soit qu'on choisît l'argent, le blé, ou le temps, pour déterminer la réduction du papier, on le démonétisait également. La banqueroute ne consistait pas à réduire la valeur de l'assignat entre particuliers, car cette réduction avait déjà eu lieu de fait, et la reconnaître, ce n'était qu'empêcher les vols; la banqueroute eut consisté plutôt dans le rétablissement de la vente des biens aux enchères. Ce que la république avait promis, en effet, ce n'était pas que les assignats valussent telle ou telle somme entre particuliers (cela ne dépendait pas d'elle), mais qu'ils procurassent telle quantité de biens; or, en établissant l'enchère, l'assignat ne procurait plus une certaine quantité de biens; il devenait impuissant à l'égard des biens comme à l'égard des denrées; il subissait la même baisse par l'effet de la concurrence.

On chercha une autre mesure que l'argent, le blé ou le temps, pour réduire l'assignat; on choisit la quantité des émissions. Il est vrai, en principe, que l'augmentation du numéraire en circulation fait augmenter proportionnellement le prix de tous les objets. Or, si un objet avait valu un franc, lorsqu'il y avait deux milliards de numéraire en circulation, il devait valoir deux francs lorsqu'il y avait quatre milliards de numéraire, trois lorsqu'il y en avait six, quatre lorsqu'il y en avait huit, cinq lorsqu'il y en avait dix. En supposant que la circulation actuelle des assignats s'élevât à dix milliards, il fallait payer aujourd'hui cinq fois plus que lorsqu'il n'y avait que 2 milliards. On établit une échelle de proportion, à partir de l'époque où il n'y avait que 2 milliards d'assignats en circulation, et on décida que, dans tout paiement fait en assignats, on ajouterait un quart en sus par chaque 500 millions ajoutés à la circulation. Ainsi, une somme de 2,000 francs stipulée lorsqu'il y avait 2 milliards en circulation, serait payée, lorsqu'il y en avait 2 milliards 500 millions, 2,500 francs; lorsqu'il y en avait 3 milliards, elle serait payée 3,000 francs; aujourd'hui enfin qu'il y en avait 10 milliards, elle devrait être payée 10,000 francs.

Ceux qui regardaient la démonétisation comme une banqueroute n'auraient pas dû être rassurés par cette mesure, car, au lieu de démonétiser dans la proportion de l'argent, du blé ou du temps, on démonétisait dans celle des émissions, ce qui revenait au même, à un inconvénient près qui se trouvait de plus ici. Grâce à la nouvelle échelle, chaque émission allait diminuer d'une quantité certaine et connue la valeur de l'assignat. En émettant 500 millions, l'état allait enlever au porteur de l'assignat un quart, un cinquième, un sixième, etc., de ce qu'il possédait.

Cependant cette échelle, qui avait ses inconvéniens aussi bien que toutes les autres réductions au cours de l'argent ou du blé, aurait dû être au moins appliquée à toutes les transactions; mais on ne l'osa pas: on l'appliqua d'abord à l'impôt et à son arriéré. On promit de l'appliquer aux fonctionnaires publics, quand le nombre en aurait été réduit, et aux rentiers de l'état, quand les premières rentrées de l'impôt, d'après la nouvelle échelle, permettraient de les payer sur le même pied. On n'osa pas faire profiter de l'échelle les créanciers de toute espèce, les propriétaires de maisons de ville ou de campagne, les propriétaires d'usines, etc. Il n'y eut de favorisés que les propriétaires de fonds territoriaux. Les fermiers, faisant sur les denrées des profits excessifs, et ne payant, au moyen des assignats, que le dixième ou le douzième du prix de leur bail, furent contraints d'acquitter leur fermage d'après l'échelle nouvelle. Ils devaient fournir une quantité d'assignats proportionnée à la quantité émise depuis le moment où leur bail avait été passé.

Telles furent les mesures par lesquelles on essaya de diminuer l'agiotage, et de faire cesser le désordre des valeurs. Elles consistèrent, comme on voit, à défendre aux spéculateurs de devancer les consommateurs dans l'achat des comestibles et des denrées, et à proportionner les paiemens en assignats à la quantité de papier en circulation.

La clôture des Jacobins en brumaire avait commencé la ruine des patriotes, l'événement du 12 germinal l'avait avancée, mais celui de prairial l'acheva. La masse des citoyens qui leur étaient opposés, non par royalisme, mais par crainte d'une nouvelle terreur, étaient plus déchaînés que jamais, et les poursuivaient avec la dernière rigueur. On enfermait, on désarmait tous les hommes qui avaient servi chaudement la révolution. On exerçait, à leur égard, des actes aussi arbitraires qu'envers les anciens suspects. Les prisons se remplissaient comme avant le 9 thermidor, mais elles se remplissaient de révolutionnaires. Le nombre des détenus ne s'élevait pas, comme alors, à près de cent mille individus, mais à vingt ou vingt-cinq mille. Les royalistes triomphaient. Le désarmement ou l'emprisonnement des patriotes, le supplice des députés montagnards, la procédure commencée contre une foule d'autres, la suppression du tribunal révolutionnaire, la restitution des églises au culte catholique, la recomposition des gardes nationales, étaient autant de mesures qui les remplissaient de joie et d'espérance. Ils se flattaient que bientôt ils obligeraient la révolution à se détruire elle-même, et qu'on verrait la république enfermer ou mettre à mort tous les hommes qui l'avaient fondée. Pour accélérer ce mouvement, ils intriguaient dans les sections, ils les excitaient contre les révolutionnaires, et les portaient aux derniers excès. Une foule d'émigrés rentraient, ou avec de faux passeports, ou sous prétexte de demander leur radiation. Les administrations locales, renouvelées depuis le 9 thermidor, et remplies d'hommes ou faibles ou ennemis de la république, se prêtaient à tous les mensonges officieux qu'on exigeait d'elles; tout ce qui tendait à adoucir le sort de ce qu'on appelait les victimes de la terreur leur semblait permis, et elles fournissaient ainsi à une foule d'ennemis de leur pays le moyen d'y rentrer pour le déchirer. A Lyon et dans tout le Midi, les agens royalistes continuaient à reparaître secrètement; les compagnies de Jésus et du Soleil avaient commis de nouveaux massacres. Dix mille fusils, destinés à l'armée des Alpes, avaient été inutilement distribués à la garde nationale de Lyon; elle ne s'en était pas servie, et avait laissé égorger, le 25 prairial (13 juin), une foule de patriotes. La Saône et le Rhône avaient de nouveau roulé des cadavres. A Nîmes, Avignon, Marseille, les mêmes massacres eurent lieu. Dans cette dernière ville on s'était porté au fort Saint-Jean, et on y avait renouvelé les horreurs de septembre contre les prisonniers.

Le parti dominant de la convention, composé des thermidoriens et des girondins, tout en se défendant contre les révolutionnaires, suivait de l'oeil les royalistes, et sentait la nécessité de les comprimer. Il fit décréter sur-le-champ que la ville de Lyon serait désarmée par un détachement de l'armée des Alpes, et que les autorités, qui avaient laissé massacrer les patriotes, seraient destituées. Il fut enjoint en même temps aux comités civils des sections, de réviser les listes de détention, et d'ordonner l'élargissement de ceux qui étaient enfermés sans des motifs suffisans. Aussitôt les sections, excitées par les intrigans royalistes, se soulevèrent; elles vinrent adresser des pétitions menaçantes à la convention, et dirent que le comité de sûreté générale élargissait les terroristes, et leur rendait des armes. Les sections de Lepelletier et du Théâtre-Français (Odéon), toujours les plus ardentes contre les révolutionnaires, demandèrent si on voulait relever la faction abattue, et si c'était pour faire oublier le terrorisme qu'on venait parler de royalisme à la France.

A ces pétitions, souvent peu respectueuses, les intéressés au désordre ajoutaient les bruits les plus capables d'agiter les esprits. C'était Toulon qui avait été livré aux Anglais; c'étaient le prince de Condé et les Autrichiens qui allaient entrer par la Franche-Comté, tandis que les Anglais pénétreraient par l'Ouest; c'était Pichegru qui était mort; c'étaient les subsistances qui allaient manquer parce qu'on voulait les rendre au commerce libre; c'était enfin une réunion des comités qui, effrayés des dangers publics, avaient délibéré de rétablir le régime de la terreur. Les journaux voués au royalisme excitaient, fomentaient tous ces bruits; et, au milieu de cette agitation générale, on pouvait dire véritablement que le règne de l'anarchie était venu. Les thermidoriens et les contre-révolutionnaires se trompaient quand ils appelaient anarchie le régime qui avait précédé le 9 thermidor: ce régime avait été une dictature épouvantable; mais l'anarchie avait commencé depuis que deux factions, à peu près égales en forces, se combattaient sans que le gouvernement fût assez fort pour les vaincre.

NOTES:

[3]

1er prairial an III (mercredi 20 mai).


CHAPITRE XXX.


SITUATION DES ARMÉES AU NORD ET SUR LE RHIN, AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES VERS LE MILIEU DE L'AN III.—PREMIERS PROJETS DE TRAHISON DE PICHEGRU.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE.—INTRIGUES ET PLANS DES ROYALISTES.—RENOUVELLEMENT DES HOSTILITÉS SUR QUELQUES POINTS DES PAYS PACIFIÉS.—EXPÉDITION DE QUIBERON.—DESTRUCTION DE L'ARMÉE ROYALISTE PAR HOCHE.—CAUSE DU PEU DE SUCCÈS DE CETTE TENTATIVE.—PAIX AVEC L'ESPAGNE.—PASSAGE DU RHIN PAR LES ARMÉES FRANÇAISES.

La situation des armées avait peu changé, et quoique une moitié de la belle saison fût écoulée, il ne s'était passé aucun événement important. Moreau avait reçu le commandement de l'armée du Nord, campée en Hollande; Jourdan, celui de l'armée de Sambre-et-Meuse, placée sur le Rhin, vers Cologne; Pichegru, celui de l'armée du Rhin, cantonnée depuis Mayence jusqu'à Strasbourg. Les troupes étaient dans une pénurie qui n'avait fait que s'augmenter par le relâchement de tous les ressorts du gouvernement, et par la ruine du papier-monnaie. Jourdan n'avait pas un équipage de pont pour passer le Rhin, ni un cheval pour traîner son artillerie et ses bagages. Kléber, devant Mayence, n'avait pas le quart du matériel nécessaire pour assiéger cette place. Les soldats désertaient tous à l'intérieur. La plupart croyaient avoir assez fait pour la république, en portant ses drapeaux victorieux jusqu'au Rhin. Le gouvernement ne savait pas les nourrir; il ne savait ni occuper ni réchauffer leur ardeur par de grandes opérations. Il n'osait pas ramener par la force ceux qui désertaient leurs drapeaux. On savait que les jeunes gens de la première réquisition, rentrés dans l'intérieur, n'étaient ni recherchés ni punis; à Paris même ils étaient dans la faveur des comités, dont ils formaient souvent la milice volontaire. Aussi le nombre des désertions était considérable; les armées avaient perdu le quart de leur effectif, et on sentait partout ce relâchement général qui détache le soldat du service, mécontente les chefs, et met leur fidélité en péril. Le député Aubry, chargé, au comité de salut public, du personnel de l'armée, y avait opéré une véritable réaction contre tous les officiers patriotes, en faveur de ceux qui n'avaient pas servi dans les deux grandes années de 93 et 94.

Si les Autrichiens n'avaient pas été si démoralisés, c'eût été le moment pour eux de se venger de leurs revers; mais ils se réorganisaient lentement au-delà du Rhin, et ils n'osaient rien faire pour empêcher les deux seules opérations tentées par les armées françaises, le siége de Luxembourg et celui de Mayence. Ces deux places étaient les seuls points que la coalition conservât sur la rive gauche du Rhin. La chute de Luxembourg achevait la conquête des Pays-Bas, et la rendait définitive; celle de Mayence privait les impériaux d'une tête de pont, qui leur permettait toujours de franchir le Rhin en sûreté. Luxembourg, bloqué pendant tout l'hiver et le printemps, se rendit par famine, le 6 messidor (24 juin). Mayence ne pouvait tomber que par un siége, mais le matériel manquait; il fallait investir la place sur les deux rives, et, pour cela, il était nécessaire que Jourdan ou Pichegru franchissent le Rhin; opération difficile en présence des Autrichiens, et impossible sans des équipages de pont. Ainsi, nos armées, quoique victorieuses, étaient arrêtées par le Rhin, qu'elles ne pouvaient traverser faute de moyens, et se ressentaient, comme toutes les parties du gouvernement, de la faiblesse de l'administration actuelle.

Sur la frontière des Alpes, notre situation était moins satisfaisante encore. Sur le Rhin, du moins, nous avions fait l'importante conquête du Luxembourg; tandis que du côté de la frontière d'Italie nous avions reculé. Kellermann commandait les deux armées des Alpes; elles étaient dans le même état de pénurie que toutes les autres; et, outre la désertion, elles avaient encore été affaiblies par divers détachemens. Le gouvernement avait imaginé un coup de main ridicule sur Rome. Voulant venger l'assassinat de Basseville, il avait mis dix mille hommes sur l'escadre de Toulon, réparée entièrement par les soins de l'ancien comité de salut public; il voulait les envoyer à l'embouchure du Tibre, pour aller frapper une contribution sur la cité papale, et revenir promptement ensuite sur leurs vaisseaux. Heureusement un combat naval livré contre lord Hotam, après lequel les deux escadres s'étaient retirées également maltraitées, empêcha l'exécution de ce projet. On rendit à l'armée d'Italie la division qu'on en avait tirée; mais il fallait en même temps envoyer un corps à Toulon, pour combattre les terroristes, un autre à Lyon, pour désarmer la garde nationale, qui avait laissé égorger les patriotes. De cette manière, les deux armées des Alpes se trouvaient privées d'une partie de leurs forces en présence des Piémontais et des Autrichiens, renforcés de dix mille hommes venus du Tyrol. Le général Devins, profitant du moment où Kellermann venait de détacher une de ses divisions sur Toulon, avait attaqué sa droite vers Gênes. Kellermann, ne pouvant résister à un effort supérieur, avait été obligé de se replier. Occupant toujours avec son centre le col de Tende, sur les Alpes, il avait cessé de s'étendre par sa droite jusqu'à Gênes, et avait pris position derrière la ligne de Borghetto. On devait craindre de ne pouvoir bientôt plus communiquer avec Gênes, dont le commerce des grains allait rencontrer de grands obstacles dès que la rivière du Ponant serait occupée par l'ennemi.

En Espagne, rien de décisif n'avait été exécuté. Notre armée des Pyrénées orientales occupait toujours la Catalogne jusqu'aux bords de la Fluvia. D'inutiles combats avaient été livrés sur les bords de cette rivière, sans pouvoir prendre position au-delà. Aux Pyrénées occidentales, Moncey organisait son armée dévorée de maladies, pour rentrer dans le Guipuscoa et s'avancer en Navarre.

Quoique nos armées n'eussent rien perdu, excepté en Italie, qu'elles eussent même conquis l'une des premières places de l'Europe, elles étaient, comme on voit, mal administrées, faiblement conduites, et se ressentaient de l'anarchie générale qui régnait dans toutes les parties de l'administration.

C'était donc un moment favorable, non pour les vaincre, car le péril leur eût rendu leur énergie, mais pour faire des tentatives sur leur fidélité, et pour essayer des projets de contre-révolution. On a vu les royalistes et les cabinets étrangers concerter diverses entreprises sur les provinces insurgées; on a vu Puisaye et l'Angleterre s'occuper d'un plan de descente en Bretagne; l'agence de Paris et l'Espagne projeter une expédition dans la Vendée. L'émigration songeait en même temps à pénétrer en France par un autre point. Elle voulait nous attaquer par l'Est, tandis que les expéditions tentées par l'Espagne et l'Angleterre s'effectueraient dans l'Ouest. Le prince de Condé avait son quartier-général sur le Rhin, où il commandait un corps de deux mille cinq cents fantassins et de quinze cents cavaliers. Il devait être ordonné à tous les émigrés courant sur le continent de se réunir à lui, sous peine de n'être pas soufferts par les puissances sur leur territoire; son corps se trouverait ainsi augmenté de tous les émigrés restés inutiles; et laissant les Autrichiens occupés sur le Rhin à contenir les armées républicaines, il tâcherait de pénétrer par la Franche-Comté, et de marcher sur Paris, tandis que le comte d'Artois, avec les insurgés de l'Ouest, s'en approcherait de son côté. Si on ne réussissait pas, on avait l'espoir d'obtenir au moins une capitulation comme celle des Vendéens; on avait les mêmes raisons pour la demander. «Nous sommes, diraient les émigrés qui auraient concouru à cette expédition, des Français qui avons eu recours à la guerre civile, mais en France, et sans mêler des étrangers dans nos rangs.» C'était même, disaient les partisans de ce projet, le seul moyen pour les émigrés de rentrer en France, soit par la contre-révolution, soit par une amnistie.

Le gouvernement anglais, qui avait pris le corps de Condé à sa solde, et qui désirait fort une diversion vers l'Est, tandis qu'il opérerait par l'Ouest, insistait pour que le prince de Condé fît une tentative, n'importe laquelle. Il lui faisait promettre, par son ambassadeur en Suisse, Wickam, des secours en argent, et les moyens nécessaires pour former de nouveaux régimens. Le prince intrépide ne demandait pas mieux que d'avoir une entreprise à tenter; il était tout à fait incapable de diriger une affaire, ou une bataille, mais il était prêt à marcher tête baissée sur le danger, dès qu'on le lui aurait indiqué.

On lui suggéra l'idée de faire une tentative de séduction auprès de Pichegru, qui commandait l'armée du Rhin. Le terrible comité de salut public n'effrayait plus les généraux, et n'avait plus l'oeil ouvert et la main levée sur eux: la république, payant ses officiers en assignats, leur donnait à peine de quoi satisfaire à leurs besoins les plus pressans: les désordres élevés dans son sein mettaient son existence en doute, et alarmaient les ambitieux qui craignaient de perdre par sa chute les hautes dignités qu'ils avaient acquises. On savait que Pichegru aimait les femmes et la débauche; que les 4,000 francs qu'il recevait par mois, en assignats, valant à peine 200 francs sur la frontière, ne pouvaient lui suffire, et qu'il était dégoûté de servir un gouvernement chancelant. On se souvenait qu'en germinal il avait prêté main-forte contre les patriotes, aux Champs-Elysées. Toutes ces circonstances firent penser que Pichegru serait peut-être accessible à des offres brillantes. En conséquence, le prince s'adressa pour l'exécution de ce projet à M. de Montgaillard, et celui-ci à un libraire de Neuchâtel, M. Fauche-Borel, qui, sujet d'une république sage et heureuse, allait se faire le serviteur obscur d'une dynastie sous laquelle il n'était pas né. Ce M. Fauche-Borel se rendit à Altkirch, où était le quartier-général de Pichegru. Après l'avoir suivi dans plusieurs revues, il finit par attirer son attention à force de s'attacher à ses pas; enfin il osa l'aborder dans un corridor: il lui parla d'abord d'un manuscrit qu'il voulait lui dédier, et Pichegru ayant en quelque sorte provoqué ses confidences, il finit par s'expliquer. Pichegru lui demanda une lettre du prince de Condé lui-même, pour savoir à qui il avait affaire. Fauche-Borel retourna auprès de M. de Montgaillard, celui-ci auprès du prince. Il fallut passer une nuit entière pour faire écrire au prince une lettre de huit lignes. Tantôt il ne voulait pas qualifier Pichegru de général, car il craignait de reconnaître la république; tantôt il ne voulait pas mettre ses armes sur l'enveloppe. Enfin la lettre écrite, Fauche-Borel retourna auprès de Pichegru, qui, ayant vu l'écriture du prince, entra aussitôt en pourparlers. On lui offrait, pour lui, le grade de maréchal, le gouvernement de l'Alsace, un million en argent, le château et le parc de Chambord en propriété, avec douze pièces de canon prises sur les Autrichiens, une pension de 200,000 francs de rente, réversible à sa femme et à ses enfans. On lui offrait, pour son armée, la conservation de tous les grades, une pension pour les commandans de place qui se rendraient, et l'exemption d'impôt, pendant quinze ans, pour les villes qui ouvriraient leurs portes. Mais on demandait que Pichegru arborât le drapeau blanc, qu'il livrât la place d'Huningue au prince de Condé, et qu'il marchât avec lui sur Paris. Pichegru était trop fin pour accueillir de pareilles propositions. Il ne voulait pas livrer Huningue et arborer le drapeau blanc dans son armée: c'était beaucoup trop s'engager et se compromettre. Il demandait qu'on lui laissât passer le Rhin avec un corps d'élite; là il promettait d'arborer le drapeau blanc; de prendre avec lui le corps de Condé, et de marcher ensuite sur Paris. On ne voit pas ce que son projet pouvait y gagner; car il était aussi difficile de séduire l'armée au-delà qu'en-deçà du Rhin; mais il ne courait pas le danger de livrer une place, d'être surpris en la livrant, et de n'avoir aucune excuse à donner à sa trahison. Au contraire, en se transportant au-delà du Rhin, il était encore maître de ne pas consommer la trahison, s'il ne s'entendait pas avec le prince et les Autrichiens; ou, s'il était découvert trop tôt, il pouvait profiter du passage obtenu pour exécuter les opérations que lui commandait son gouvernement, et dire ensuite qu'il n'avait écouté les propositions de l'ennemi que pour en profiter contre lui. Dans l'un et l'autre cas, il se réservait le moyen de trahir ou la république ou le prince avec lequel il traitait. Fauche-Borel retourna auprès de ceux qui l'envoyaient; mais on le renvoya de nouveau pour qu'il insistât sur les mêmes propositions; il alla et revint ainsi plusieurs fois, sans pouvoir terminer le différend, qui consistait toujours en ce que le prince voulait obtenir Huningue, et Pichegru le passage du Rhin. Ni l'un ni l'autre ne voulait faire l'avance d'un si grand avantage. Le motif qui empêchait surtout le prince de consentir à ce qu'on lui demandait, c'était la nécessité de recourir aux Autrichiens pour obtenir l'autorisation de livrer le passage; il désirait agir sans leur concours, et avoir à lui seul l'honneur de la contre-révolution. Cependant il paraît qu'il fut obligé d'en référer au conseil aulique; et dans cet intervalle, Pichegru, surveillé par les représentans, fut obligé de suspendre ses correspondances et sa trahison.

Pendant que ceci se passait à l'armée, les agens de l'intérieur, Lemaître, Brottier, Despomelles, Laville-Heurnois, Duverne de Presle et autres, continuaient leurs intrigues. Le jeune prince, fils de Louis XVI, était mort d'une tumeur au genou, provenant d'un vice scrofuleux. Les agens royalistes avaient dit qu'il était mort empoisonné, et s'étaient empressés de rechercher les ouvrages sur le cérémonial du sacre, pour les envoyer à Vérone. Le régent était devenu roi pour eux, et s'appelait Louis XVIII. Le comte d'Artois était devenu Monsieur.

La pacification n'avait été qu'apparente dans les pays insurgés. Les habitans, qui commençaient à jouir d'un peu de repos et de sécurité, étaient, il est vrai, disposés à demeurer en paix, mais les chefs et les hommes aguerris qui les entouraient n'attendaient que l'occasion de reprendre les armes. Charette, ayant à sa disposition ces gardes territoriales ou s'étaient réunis tous ceux qui avaient le goût décidé de la guerre, ne songeait, sous prétexte de faire la police du pays, qu'à préparer un noyau d'armée pour rentrer en campagne. Il ne quittait plus son camp de Belleville, et y recevait continuellement les envoyés royalistes. L'agence de Paris lui avait fait parvenir une lettre de Vérone, en réponse à la lettre où il cherchait à excuser la pacification. Le prétendant le dispensait d'excuses, lui continuait sa confiance et sa faveur, le nommait lieutenant-général, et lui annonçait les prochains secours de l'Espagne. Les agens de Paris, enchérissant sur les expressions du prince, flattaient l'ambition de Charette de la plus grande perspective: ils lui promettaient le commandement de tous les pays royalistes, et une expédition considérable qui devait partir des ports de l'Espagne, apporter des secours et les princes français. Quant à celle qui se préparait en Angleterre, ils paraissaient n'y pas croire. Les Anglais, disaient-ils, avaient toujours promis et toujours trompé; il fallait du reste se servir de leurs moyens si on pouvait, mais s'en servir dans un tout autre but que celui qu'ils se proposaient; il fallait faire aborder en Vendée les secours destinés à la Bretagne, et soumettre cette contrée à Charette, qui avait seul la confiance du roi actuel. De telles idées devaient flatter à la fois et l'ambition de Charette, et sa haine contre Stofflet, et sa jalousie contre l'importance récente de Puisaye, et son ressentiment contre l'Angleterre, qu'il accusait de n'avoir jamais rien fait pour lui.

Quant à Stofflet, il avait moins de disposition que Charette à reprendre les armes, quoiqu'il eût montré beaucoup plus de répugnance à les déposer. Son pays était plus sensible que les autres aux avantages de la paix, et montrait un grand éloignement pour la guerre. Lui-même était profondément blessé des préférences données à Charette. Il avait tout autant mérité ce grade de lieutenant-général qu'on donnait à son rival, et il était fort dégoûté par l'injustice dont il se croyait l'objet.

La Bretagne, organisée comme auparavant, était toute disposée à un soulèvement. Les chefs de chouans avaient obtenu, comme les chefs vendéens, l'organisation de leurs meilleurs soldats en compagnies régulières, sous le prétexte d'assurer la police du pays. Chacun des chefs s'était formé une compagnie de chasseurs, portant l'habit et le pantalon verts, le gilet rouge, et composée des chouans les plus intrépides. Cormatin, continuant son rôle, se donnait une importance ridicule. Il avait établi à La Prévalaye ce qu'il appelait son quartier-général; il envoyait publiquement des ordres, datés de ce quartier, à tous les chefs de chouans; il se transportait de divisions en divisions pour organiser les compagnies de chasseurs; il affectait de réprimer les infractions à la trève, quand il y en avait de commises, et semblait être véritablement le gouverneur de la Bretagne. Il venait souvent à Rennes avec son uniforme de chouan, qui était devenu à la mode: là, il recueillait dans les cercles les témoignages de la considération des habitans et les caresses des femmes, qui croyaient voir en lui un personnage important et le chef du parti royaliste.

Secrètement, il continuait de disposer les chouans à la guerre, et de correspondre avec les agens royalistes. Son rôle, à l'égard de Puisaye, était embarrassant; il lui avait désobéi, il avait trompé sa confiance, et dès lors il ne lui était resté d'autre ressource que de se jeter dans les bras des agens de Paris, qui lui faisaient espérer le commandement de la Bretagne, et l'avaient mis dans leurs projets avec l'Espagne. Cette puissance promettait 1,500,000 francs par mois, à condition qu'on agirait sans l'Angleterre. Rien ne convenait mieux à Cormatin qu'un plan qui le ferait rompre avec l'Angleterre et Puisaye. Deux autres officiers, que Puisaye avait envoyés de Londres en Bretagne, MM. de la Vieuville et Dandigné, étaient entrés aussi dans le système des agens de Paris et s'étaient persuadé que l'Angleterre voulait tromper, comme à Toulon, se servir des royalistes pour avoir un port, faire combattre des Français contre des Français, mais ne donner aucun secours réel, capable de relever le parti des princes et d'assurer leur triomphe. Tandis qu'une partie des chefs bretons abondait dans ces idées, ceux du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, liés depuis long-temps à Puisaye, habitués à servir sous lui, organisés par ses soins, et étrangers aux intrigans de Paris, lui étaient demeurés attachés, appelaient Cormatin un traître, et écrivaient à Londres qu'ils étaient prêts à reprendre les armes. Ils faisaient des préparatifs, achetaient des munitions et de l'étoffe pour se faire des collets noirs, embauchaient les soldats républicains, et les entraînaient à déserter. Ils y réussissaient, parce que, maîtres du pays, ils avaient des subsistances en abondance, et que les soldats républicains, mal nourris et n'ayant que des assignats pour suppléer à la ration, étaient obligés pour vivre d'abandonner leurs drapeaux. D'ailleurs, on avait eu l'imprudence de laisser beaucoup de Bretons dans les régimens qui servaient contre les pays royalistes, et il était tout naturel qu'ils se missent dans les rangs de leurs compatriotes.

Hoche, toujours vigilant, observait avec attention l'état du pays; il voyait les patriotes poursuivis sous le prétexte de la loi du désarmement, les royalistes pleins de jactance, les subsistances resserrées par les fermiers, les routes peu sûres, les voitures publiques obligées de partir en convois pour se faire escorter, les chouans formant des conciliabules secrets, des communications se renouvelant fréquemment avec les îles Jersey, et il avait écrit au comité et aux représentans que la pacification était une insigne duperie, que la république était jouée, que tout annonçait une reprise d'armes prochaine. Il avait employé le temps à former des colonnes mobiles, et à les distribuer dans tout le pays, pour y assurer la tranquillité, et fondre sur le premier rassemblement qui se formerait. Mais le nombre de ses troupes était insuffisant pour la surface de la contrée et l'immense étendue des côtes. À chaque instant la crainte d'un mouvement dans une partie du pays, ou l'apparition des flottes anglaises sur les côtes, exigeait la présence de ses colonnes, et les épuisait en courses continuelles. Pour suffire à un pareil service, il fallait de sa part et de celle de l'armée une résignation plus méritoire cent fois que le courage de braver la mort. Malheureusement ses soldats se dédommageaient de leurs fatigues par des excès; il en était désolé, et il avait autant de peine à les réprimer qu'à surveiller l'ennemi.

Bientôt il eut occasion de saisir Cormatin en flagrant délit. On intercepta des dépêches de lui à divers chefs de chouans, et on acquit la preuve matérielle de ses secrètes menées. Instruit qu'il devait se trouver un jour de foire à Rennes avec une foule de chouans déguisés, et craignant qu'il ne voulût faire une tentative sur l'arsenal, Hoche le fit arrêter le 6 prairial au soir, et mit ainsi un terme à son rôle. Les différens chefs se recrièrent aussitôt, et se plaignirent de ce qu'on violait la trève. Hoche fit imprimer en réponse les lettres de Cormatin, et l'envoya avec ses complices dans les prisons de Cherbourg; en même temps il tint toutes ses colonnes prêtes à fondre sur les premiers rebelles qui se montreraient. Dans le Morbihan, le chevalier Desilz, s'étant soulevé, fut attaqué aussitôt par le général Josnet, qui lui détruisit trois cents hommes, et le mit en déroute complète; ce chef périt dans l'action. Dans les Côtes-du-Nord, Bois-Hardi se souleva aussi; son corps fut dispersé, lui-même fut pris et tué. Les soldats, furieux contre la mauvaise foi de ce jeune chef, qui était le plus redoutable du pays, lui coupèrent la tête et la portèrent au bout d'une baïonnette. Hoche, indigné de ce défaut de générosité, écrivit la lettre la plus noble à ses soldats, et fit rechercher les coupables pour les punir. Cette destruction si prompte des deux chefs qui avaient voulu se soulever en imposa aux autres, ils restèrent immobiles, attendant avec impatience l'arrivée de cette expédition qu'on leur annonçait depuis si long-temps. Leur cri était: Vive le roi, l'Angleterre et Bonchamps!

Dans ce moment, de grands préparatifs se faisaient à Londres. Puisaye s'était parfaitement entendu avec les ministres anglais. On ne lui accordait plus tout ce qu'on lui avait promis d'abord, parce que la pacification diminuait la confiance; mais on lui accordait les régimens émigrés, et un matériel considérable pour tenter le débarquement; on lui promettait de plus toutes les ressources de la monarchie, si l'expédition avait un commencement de succès. L'intérêt seul de l'Angleterre devait faire croire à ces promesses; car, chassée du continent depuis la conquête de la Hollande, elle recouvrait un champ de bataille, elle transportait ce champ de bataille au coeur même de la France, et composait ses armées avec des Français. Voici les moyens qu'on donnait à Puisaye. Les régimens émigrés du continent étaient, depuis la campagne présente, passés au service de l'Angleterre; ceux qui formaient le corps de Condé devaient, comme on l'a vu, rester sur le Rhin; les autres, qui n'étaient plus que des débris, devaient s'embarquer aux bouches de l'Elbe, et se transporter en Bretagne. Outre ces anciens régimens qui portaient la cocarde noire, et qui étaient fort dégoûtés du service infructueux et meurtrier auquel ils avaient été employés par les puissances, l'Angleterre avait consenti à former neuf régimens nouveaux qui seraient à sa solde, mais qui porteraient la cocarde blanche, afin que leur destination parût plus française. La difficulté consistait à les recruter; car si dans le premier moment de ferveur les émigrés avaient consenti à servir comme soldats, ils ne le voulaient plus aujourd'hui. On songea à prendre sur le continent des déserteurs ou des prisonniers français. Des déserteurs, on n'en trouva pas, car le vainqueur ne déserte pas au vaincu: on se replia sur les prisonniers français. Le comte d'Hervilly ayant trouvé à Londres des réfugiés toulonnais qui avaient formé un régiment, les enrôla dans le sien, et parvint ainsi à le porter à onze ou douze cents hommes, c'est-à-dire à plus des deux tiers du complet. Le comte d'Hector composa le sien de marins qui avaient émigré, et le porta à six cents hommes. Le comte du Dresnay trouva dans les prisons des Bretons enrôlés malgré eux lors de la première réquisition, et faits prisonniers pendant la guerre: il en recueillit quatre ou cinq cents. Mais ce fut là tout ce qu'on put réunir de Français pour servir dans ces régimens à cocarde blanche. Ainsi, sur les neuf, trois seulement étaient formés, dont un aux deux tiers du complet, et deux au tiers seulement. Il y avait encore à Londres le lieutenant-colonel Rothalier, qui commandait quatre cents canonniers toulonnais. On en forma un régiment d'artillerie: on y joignit quelques ingénieurs français, dont on composa un corps du génie. Quant à la foule des émigrés, qui ne voulaient plus servir que dans leurs anciens grades, et qui ne trouvaient pas de soldats pour se composer des régimens, on résolut d'en former des cadres qu'on remplirait en Bretagne avec les insurgés. Là, les hommes ne manquant pas, et les officiers instruits étant rares, ils devaient trouver leur emploi naturel. On les envoya à Jersey pour les y organiser et les tenir prêts à suivre la descente. En même temps qu'il se formait des troupes, Puisaye cherchait à se donner des finances. L'Angleterre lui promit d'abord du numéraire en assez grande quantité; mais il voulut se procurer des assignats. En conséquence, il se fit autoriser par les princes à en fabriquer trois milliards de faux; il y employa les ecclésiastiques oisifs qui n'étaient pas bons à porter l'épée. L'évêque de Lyon, jugeant cette mesure autrement que ne faisaient Puisaye et les princes, défendit aux ecclésiastiques d'y prendre part. Puisaye eut recours alors à d'autres employés, et fabriqua la somme qu'il avait le projet d'emporter. Il voulait aussi un évêque qui remplît le rôle du légat de pape auprès des pays catholiques. Il se souvenait qu'un intrigant, le prétendu évêque d'Agra, en se donnant ce titre usurpé dans la première Vendée, avait eu sur l'esprit des paysans une influence extraordinaire; il prit en conséquence avec lui l'évêque de Dol, qui avait une commission de Rome. Il se fit donner ensuite par le comte d'Artois les pouvoirs nécessaires pour commander l'expédition et nommer à tous les grades en attendant son arrivée. Le ministère anglais, de son côté, lui confia la direction de l'expédition; mais, se défiant de sa témérité et de son extrême ardeur à toucher terre, il chargea le comte d'Hervilly de commander les régimens émigrés jusqu'au moment où la descente serait opérée.

Toutes les dispositions étant faites, on embarqua sur une escadre le régiment d'Hervilly, les deux régimens d'Hector et du Dresnay, portant tous la cocarde blanche, les quatre cents artilleurs toulonnais, commandés par Rothalier, et un régiment émigré d'ancienne formation, celui de La Châtre, connu sous le nom de Loyal-Émigrant, et réduit, par la guerre sur le continent, à quatre cents hommes. On réservait ce valeureux reste pour les actions décisives. On plaça sur cette escadre des vivres pour une armée de six mille hommes pendant trois mois, cent chevaux de selle et de trait, dix-sept mille uniformes complets d'infanterie, quatre mille de cavalerie, vingt-sept mille fusils, dix pièces de campagne, six cents barils de poudre. On donna à Puisaye dix mille louis en or et des lettres de crédit sur l'Angleterre, pour ajouter à ses faux assignats des moyens de finance plus assurés. L'escadre qui portait cette expédition se composait de trois vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux frégates de 44, de quatre vaisseaux de 30 à 36, de plusieurs chaloupes canonnières et vaisseaux de transport. Elle était commandée par le commodore Waren, l'un des officiers les plus distingués et les plus braves de la marine anglaise. C'était la première division. Il était convenu qu'aussitôt après son départ, une autre division navale irait prendre à Jersey les émigrés organisés en cadres; qu'elle croiserait quelque temps devant Saint-Malo, où Puisaye avait pratiqué des intelligences et que des traîtres avaient promis de lui livrer; et qu'après cette croisière, si Saint-Malo n'était pas livré, elle viendrait rejoindre Puisaye et lui amener les cadres. En même temps des vaisseaux de transport devaient aller à l'embouchure de l'Elbe prendre les régimens émigrés à cocarde noire, pour les transporter auprès de Puisaye. On pensait que ces divers détachemens arriveraient presque en même temps que lui. Si tout ce qu'il avait dit se réalisait, si le débarquement s'opérait sans difficulté, si une partie de la Bretagne accourait au-devant de lui, s'il pouvait prendre une position solide sur les côtes de France, soit qu'on lui livrât Saint-Malo, Lorient, le Port-Louis, ou un port quelconque, alors une nouvelle expédition, portant une armée anglaise, de nouveaux secours en matériel, et le comte d'Artois, devait sur-le-champ mettre à la voile. Lord Moira était parti en effet pour aller chercher le prince sur le continent.

Il n'y avait qu'un reproche à faire à ces dispositions, c'était de diviser l'expédition en plusieurs détachemens, mais surtout de ne pas mettre le prince français à la tête du premier.

L'expédition mit à la voile vers la fin de prairial (mi-juin). Puisaye emmenait avec lui l'évêque de Dol, un clergé nombreux, et quarante gentilshommes portant tous un nom illustre, et servant comme simples volontaires. Le point de débarquement était un mystère, excepté pour Puisaye, le commodore Waren, et MM. de Tinténiac et d'Allègre, que Puisaye avait expédiés pour annoncer son arrivée.

Après avoir longuement délibéré, on avait préféré le Sud de la Bretagne au nord, et on s'était décidé pour la baie de Quiberon, qui était une des meilleures et des plus sûres du continent, et que les Anglais connaissaient à merveille, parce qu'ils y avaient mouillé très long-temps. Tandis que l'expédition faisait voile, Sidney Smith, lord Cornwalis, faisaient des menaces sur toutes les côtes, pour tromper les armées républicaines sur le véritable point de débarquement; et lord Bridport, avec l'escadre qui était en station aux îles d'Ouessant, protégeait le convoi. La marine française de l'Océan était peu redoutable depuis la malheureuse croisière du dernier hiver, pendant laquelle la flotte de Brest avait horriblement souffert du mauvais temps. Cependant Villaret-Joyeuse avait reçu ordre de sortir avec neuf vaisseaux de ligne mouillés à Brest, pour aller rallier une division bloquée à Belle-Isle. Il partit, et, après avoir rallié cette division, et donné la chasse à quelques vaisseaux anglais, il revenait vers Brest, lorqu'il essuya un coup de vent qui dispersa son escadre. Il perdit du temps à la réunir de nouveau, et, dans cet intervalle, il rencontra l'expédition destinée pour les côtes de France. Il était supérieur en nombre, et il pouvait l'enlever tout entière; mais le Commodore Waren, apercevant le danger, se couvrit de toutes ses voiles, et plaça son convoi au loin, de manière à figurer une seconde ligne; en même temps il envoya deux cotres à la recherche de la grande escadre de lord Bridport. Villaret, ne croyant pas pouvoir combattre avec avantage, reprit sa marche sur Brest, suivant les instructions qu'il avait reçues. Mais lord Bridport arriva dans cet instant, et attaqua aussitôt la flotte républicaine. C'était le 5 messidor (23 juin). Villaret, voulant se former sur l'Alexandre , qui était un mauvais marcheur, perdit un temps irréparable à manoeuvrer. La confusion se mit dans sa ligne: il perdit trois vaisseaux, l'Alexandre, le Formidable et le Tigre , et, sans pouvoir regagner Brest, fut obligé de se jeter dans Lorient.

L'expédition ayant ainsi signalé son début par une victoire navale, fit voile vers la baie de Quiberon. Une division de l'escadre alla sommer la garnison de Belle-Isle, au nom du roi de France; mais elle ne reçut du général Boucret qu'une réponse énergique et des coups de canon. Le convoi vint mouiller dans la baie même de Quiberon, le 7 messidor (25 juin). Puisaye, d'après les renseignemens qu'il s'était procurés, savait qu'il y avait peu de troupes sur la côte; il voulait, dans son ardeur, descendre sur-le-champ à terre. Le comte d'Hervilly, qui était brave, capable de bien discipliner un régiment, mais incapable de bien diriger une opération, et surtout fort chatouilleux en fait d'autorité et de devoir, dit qu'il commandait les troupes, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne les hasarderait pas sur une côte ennemie et inconnue, avant d'avoir fait une reconnaissance. Il perdit un jour entier à promener une lunette sur la côte; et, quoiqu'il n'eût pas aperçu un soldat, il refusa cependant de mettre les troupes à terre. Puisaye et le commodore Waren ayant décidé la descente, d'Hervilly y consentit enfin, et, le 9 messidor (27 juin), ces Français imprudens et aveugles descendirent pleins de joie sur cette terre où ils apportaient la guerre civile, et où ils devaient trouver un si triste sort.

La baie dans laquelle ils avaient abordé est formée, d'un côté, par le rivage de la Bretagne, de l'autre par une presqu'île, large de près d'une lieue, et longue de deux: c'est la fameuse presqu'île de Quiberon. Elle se joint à la terre par une langue de sable étroite, longue d'une lieue, et nommée la Falaise. Le fort Penthièvre, placé entre la presqu'île et la Falaise, défend l'approche du côté de la terre. Il y avait dans ce fort sept cents hommes de garnison. La baie, formée par cette presqu'île et la côte, offre aux vaisseaux l'une des rades les plus sûres et les mieux abritées du continent.

L'expédition avait débarqué dans le fond de la baie, au village de Carnac. A l'instant où elle arrivait, divers chefs, Dubois-Berthelot, d'Allègre, George Cadoudal, Mercier, avertis par Tinténiac, accoururent avec leurs troupes, dispersèrent quelques détachemens qui gardaient la côte, les replièrent dans l'intérieur, et se rendirent au rivage. Ils amenaient quatre ou cinq mille hommes aguerris, mais mal armés, mal vêtus, n'allant point en rang, et ressemblant plutôt à des pillards qu'à des soldats. A ces chouans s'étaient réunis les paysans du voisinage, criant vive le roi! et apportant des oeufs, des volailles, des vivres de toute espèce, à cette armée libératrice qui venait leur rendre leur prince et leur religion. Puisaye, plein de joie à cet aspect, comptait déjà que toute la Bretagne allait s'insurger. Les émigrés qui l'accompagnaient éprouvaient d'autres impressions. Ayant vécu dans les cours, ou servi dans les plus belles armées de l'Europe, ils voyaient avec dégoût, et avec peu de confiance, les soldats qu'on allait leur donner à commander. Déjà les railleries, les plaintes commençaient à circuler. On apporta des caisses de fusils et d'habits; les chouans fondirent dessus; des sergens du régiment d'Hervilly voulurent rétablir l'ordre; une rixe s'engagea, et, sans Puisaye, elle aurait pu avoir des suites funestes. Ces premières circonstances étaient peu propres à établir la confiance entre les insurgés et les troupes régulières, qui, venant d'Angleterre et appartenant à cette puissance, étaient à ce titre un peu suspectes aux chouans. Cependant on arma les bandes qui arrivaient, et dont le nombre s'éleva à dix mille hommes en deux jours. On leur livra des habits rouges et des fusils, et Puisaye voulut ensuite leur donner des chefs. Il manquait d'officiers, car les quarante gentilshommes volontaires qui l'avaient suivi étaient fort insuffisans; il n'avait pas encore les cadres à sa disposition, car, suivant le plan convenu, ils croisaient encore devant Saint-Malo; il voulait donc prendre quelques officiers dans les régimens, où ils étaient en grand nombre, les distribuer parmi les chouans, marcher ensuite rapidement sur Vannes et sur Rennes, ne pas donner le temps aux républicains de se reconnaître, soulever toute la contrée, et venir prendre position derrière l'importante ligne de Mayenne. Là, maître de quarante lieues de pays, ayant soulevé toute la population, Puisaye pensait qu'il serait temps d'organiser les troupes irrégulières. D'Hervilly, brave, mais vétilleux, méthodiste, et méprisant ces chouans irréguliers, refusa ces officiers. Au lieu de les donner aux chouans, il voulait choisir parmi ceux-ci des hommes pour compléter les régimens, et puis, s'avancer en faisant des reconnaissances et en choisissant des positions. Ce n'était pas là le plan de Puisaye. Il essaya de se servir de son autorité; d'Hervilly la nia, en disant que le commandement des troupes régulières lui appartenait, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne devait pas les compromettre. Puisaye lui représenta qu'il n'avait ce commandement que pendant la traversée, mais qu'arrivé sur le sol de la Bretagne, lui, Puisaye, était le chef suprême, et le maître des opérations. Il envoya sur-le-champ un cotre à Londres, pour faire expliquer les pouvoirs; et, en attendant, il conjura d'Hervilly de ne pas faire manquer l'entreprise par des divisions funestes. D'Hervilly était brave et plein de bonne foi, mais il était peu propre à la guerre civile, et il avait une répugnance prononcée pour ces insurgés déguenillés. Tous les émigrés, du reste, pensaient avec lui qu'ils n'étaient pas faits pour chouanner ; que Puisaye les compromettait en les amenant en Bretagne; que c'était en Vendée qu'il aurait fallu descendre, et que là ils auraient trouvé l'illustre Charette, et sans doute d'autres soldats.

Plusieurs jours s'étaient perdus en démêlés de ce genre. On distribua les chouans en trois corps, pour leur faire prendre des positions avancées, de manière à occuper les routes de Lorient à Hennebon et à Aurai. Tinténiac, avec un corps de deux mille cinq cents chouans, fut placé à gauche à Landevant; Dubois-Berthelot, à droite vers Aurai, avec une force à peu près égale. Le comte de Vauban, l'un des quarante gentilshommes volontaires qui avaient suivi Puisaye, et l'un de ceux que leur réputation, leur mérite, plaçaient au premier rang, fut chargé d'occuper une position centrale à Mendon, avec quatre mille chouans, de manière à pouvoir secourir Tinténiac ou Dubois-Berthelot. Il avait le commandement de toute cette ligne, défendue par neuf à dix mille hommes, et avancée à quatre ou cinq lieues dans l'intérieur. Les chouans, qui se virent placés là, demandèrent aussitôt pourquoi on ne mettait pas des troupes de ligne avec eux; ils comptaient beaucoup plus sur ces troupes que sur eux-mêmes; ils étaient venus pour se ranger autour d'elles, les suivre, les appuyer, mais ils comptaient qu'elles s'avanceraient les premières pour recevoir le redoutable choc des républicains. Vauban demanda seulement quatre cents hommes, soit pour résister, en cas de besoin, à une première attaque, soit pour rassurer ses chouans, leur donner l'exemple, et leur prouver qu'on ne voulait pas les exposer seuls. D'Hervilly refusa d'abord, puis fit attendre, et enfin envoya ce détachement.

On était débarqué depuis cinq jours, et on ne s'était avancé qu'à trois ou quatre lieues dans les terres. Puisaye était fort mécontent; cependant il dévorait ces contrariétés, espérant vaincre les lenteurs et les obstacles que lui opposaient ses compagnons d'armes. Pensant qu'à tout événement il fallait s'assurer un point d'appui, il proposa à d'Hervilly de s'emparer de la presqu'île, en surprenant le fort Penthièvre. Une fois maîtres de ce fort, qui fermait la presqu'île du côté de la terre, appuyés des deux côtés par les escadres anglaises, ils avaient une position inexpugnable; et cette presqu'île, large d'une lieue, longue de deux, devenait alors un pied à terre aussi sûr et plus commode que celui de Saint-Malo, Brest ou Lorient. Les Anglais pourraient y déposer tout ce qu'ils avaient promis en hommes et en munitions. Cette mesure de sûreté était de nature à plaire à d'Hervilly; il y consentit, mais il voulait une attaque régulière sur le fort Penthièvre. Puisaye ne l'écouta pas, et projeta une attaque de vive force; le commodore Waren, plein de zèle, offrit de la seconder de tous les feux de son escadre. On commença à canonner, le 1er juillet (13 messidor), et on fixa l'attaque décisive pour le 3 (15 messidor). Pendant qu'on en faisait les préparatifs, Puisaye envoya des émissaires par toute la Bretagne, afin d'aller réveiller Scépeaux, Charette, Stofflet, et tous les chefs des provinces insurgées.

La nouvelle du débarquement s'était répandue avec une singulière rapidité; elle parcourut en deux jours toute la Bretagne, et en quelques jours toute la France. Les royalistes pleins de joie, les révolutionnaires de courroux, croyaient voir déjà les émigrés à Paris. La convention envoya sur-le-champ deux commissaires extraordinaires auprès de Hoche; elle fit choix de Blad et de Tallien. La présence de ce dernier sur le point menacé devait prouver que les thermidoriens étaient aussi opposés au royalisme qu'à la terreur. Hoche, plein de calme et d'énergie, écrivit sur-le-champ au comité de salut public, pour le rassurer. «Du calme, lui dit-il, de l'activité, des vivres dont nous manquons, et les douze mille hommes que vous m'avez promis depuis si long-temps.» Aussitôt il donna des ordres à son chef d'état-major; il fit placer le général Chabot entre Brest et Lorient, avec un corps de quatre mille hommes, pour voler au secours de celui de ces deux ports qui serait menacé: «Veillez surtout, lui dit-il, veillez sur Brest; au besoin, enfermez-vous dans la place, et défendez-vous jusqu'à la mort.» Il écrivit à Aubert-Dubayet, qui commandait les côtes de Cherbourg, de faire filer des troupes sur le nord de la Bretagne, afin de garder Saint-Malo et la côte. Pour garantir le midi, il pria Canclaux, qui veillait toujours sur Charette et Stofflet, de lui envoyer par Nantes et Vannes le général Lemoine avec des secours. Il fit ensuite rassembler toutes ses troupes sur Rennes, Ploërmel et Vannes, et les échelonna sur ces trois points pour garder ses derrières. Enfin il s'avança lui-même sur Aurai avec tout ce qu'il put réunir sous sa main. Le 14 messidor (2 juillet), il était déjà de sa personne à Aurai, avec trois à quatre mille hommes.

La Bretagne était ainsi enveloppée tout entière. Ici devaient se dissiper les illusions que la première insurrection de la Vendée avait fait naître. Parce qu'en 93 les paysans de la Vendée, ne rencontrant devant eux que des gardes nationales composées de bourgeois qui ne savaient pas manier un fusil, avaient pu s'emparer de tout le Poitou et de l'Anjou, et former ensuite dans leurs ravins et leurs bruyères un établissement difficile à détruire, on s'imagina que la Bretagne se soulèverait au premier signal de l'Angleterre. Mais les Bretons étaient loin d'avoir l'ardeur des premiers Vendéens; quelques bandits seulement, sous le nom de chouans, étaient fortement résolus à la guerre, ou, pour mieux dire, au pillage; et de plus, un jeune capitaine, dont la vivacité égalait le génie, disposant de troupes aguerries, contenait toute une population d'une main ferme et assurée. La Bretagne pouvait-elle se soulever au milieu de pareilles circonstances, à moins que l'armée qui venait la soutenir ne s'avançât rapidement, au lieu de tâtonner sur le rivage de l'Océan?

Ce n'était pas tout: une partie des chouans qui étaient sous l'influence des agens royalistes de Paris, attendaient pour se réunir à Puisaye qu'un prince parût avec lui. Le cri de ces agens et de tous ceux qui partageaient leurs intrigues fut que l'expédition était insuffisante et fallacieuse, et que l'Angleterre venait en Bretagne répéter les événemens de Toulon. On ne disait plus qu'elle voulait donner la couronne au comte d'Artois, puisqu'il n'y était pas, mais au duc d'York; on écrivit qu'il ne fallait pas seconder l'expédition, mais l'obliger à se rembarquer pour aller descendre auprès de Charette. Celui-ci ne demandait pas mieux. Il répondit aux instances des agens de Puisaye, qu'il avait envoyé M. de Scépeaux à Paris, pour réclamer l'exécution d'un des articles de son traité; qu'il lui fallait donc attendre le retour de cet officier pour ne pas l'exposer à être arrêté en reprenant les armes. Quant à Stofflet, qui était bien mieux disposé pour Puisaye, il fit répondre que si on lui assurait le grade de lieutenant-général, il allait marcher sur-le-champ, et faire une diversion sur les derrières des républicains.

Ainsi tout se réunissait contre Puisaye, et des vues opposées aux siennes chez les royalistes de l'intérieur, et des jalousies entre les chefs vendéens, et enfin un adversaire habile, disposant de forces bien organisées, et suffisantes pour contenir ce que les Bretons avaient de zèle royaliste.

C'était le 15 messidor (3 juillet) que Puisaye avait résolu d'attaquer le fort Penthièvre. Les soldats qui le gardaient manquaient de pain depuis trois jours. Menacés d'un assaut de vive force, foudroyés par le feu des vaisseaux, mal commandés, ils se rendirent, et livrèrent le fort à Puisaye. Mais dans ce même moment, Hoche, établi à Aurai, faisait attaquer tous les postes avancés des chouans, pour rétablir la communication d'Aurai à Hennebon et Lorient. Il avait ordonné une attaque simultanée sur Landevant et vers le poste d'Aurai. Les chouans de Tinténiac, vigoureusement abordés par les républicains, ne tinrent pas contre des troupes de ligne. Vauban, qui était placé intermédiairement à Mendon, accourut avec une partie de sa réserve au secours de Tinténiac; mais il trouva la bande de celui-ci dispersée, et celle qu'il amenait se rompit en voyant la déroute; il fut obligé de s'enfuir, et de traverser même à la nage deux petits bras de mer, pour venir rejoindre le reste de ses chouans à Mendon. A sa droite, Dubois-Berthelot avait été repoussé: il voyait ainsi les républicains s'avancer à sa droite et à sa gauche, et il allait se trouver en flèche au milieu d'eux. C'est dans ce moment que les quatre cents hommes de ligne qu'il avait demandés lui auraient été d'une grande utilité pour soutenir ses chouans et les ramener au combat; mais d'Hervilly venait de les rappeler pour l'attaque du fort. Cependant il rendit un peu de courage à ses soldats, et les décida à profiter de l'occasion pour tomber sur les derrières des républicains, qui s'engageaient très avant à la poursuite des fuyards. Il se rejeta alors sur sa gauche, et fondit sur un village où les républicains venaient d'entrer en courant après les chouans. Ils ne s'attendaient pas à cette brusque attaque, et furent obligés de se replier. Vauban se reporta ensuite vers sa position de Mendon; mais il s'y trouva seul, tout avait fui autour de lui, et il fut obligé de se retirer aussi, mais avec ordre, et après un acte de vigueur qui avait modéré la rapidité de l'ennemi.

Les chouans étaient indignés d'avoir été exposés seuls aux coups des républicains; ils se plaignaient amèrement de ce qu'on leur avait enlevé les quatre cents hommes de ligne. Puisaye en fit des reproches à d'Hervilly; celui-ci répondit qu'il les avait rappelés pour l'attaque du fort. Ces plaintes réciproques ne réparèrent rien, et on resta de part et d'autre fort irrité. Cependant on était maître du Fort Penthièvre. Puisaye fit débarquer dans la presqu'île tout le matériel envoyé par les Anglais; il y fixa son quartier-général, y transporta toutes les troupes, et résolut de s'y établir solidement. Il donna des ordres aux ingénieurs pour perfectionner la défense du fort, et y ajouter des travaux avancés. On y arbora le drapeau blanc à côté du drapeau anglais, en signe d'alliance entre les rois de France et d'Angleterre. Enfin on décida que chaque régiment fournirait à la garnison un détachement proportionné à sa force. D'Hervilly, qui était fort jaloux de compléter le sien, et de le compléter avec de bonnes troupes, proposa aux républicains qu'on avait fait prisonniers de passer à son service, et de former un troisième bataillon dans son régiment. L'argent, les vivres dont ils avaient manqué, la répugnance à rester prisonniers, l'espérance de pouvoir repasser bientôt du côté de Hoche, les décidèrent, et ils furent enrôlés dans le corps de d'Hervilly.

Puisaye, qui songeait toujours à marcher en avant, et qui ne s'était arrêté à prendre la presqu'île que pour s'assurer une position sur les côtes, parla vivement à d'Hervilly, lui donna les meilleures raisons pour l'engager à seconder ses vues, le menaça même de demander son remplacement s'il persistait à s'y refuser. D'Hervilly parut un moment se prêter à ses projets. Les chouans, selon Puisaye, n'avaient besoin que d'être soutenus pour déployer de la bravoure; il fallait distribuer les troupes de ligne sur leur front et sur leurs derrières, les placer ainsi au milieu, et avec douze ou treize mille hommes, dont trois mille à peu près de ligne, on pourrait passer sur le corps de Hoche, qui n'avait guère plus de cinq à six mille hommes dans le moment. D'Hervilly consentit à ce plan. Dans cet instant, Vauban, qui sentait sa position très hasardée, ayant perdu celle qu'il occupait d'abord, demandait des ordres et des secours. D'Hervilly lui envoya un ordre rédigé de la manière la plus pédantesque, dans lequel il lui enjoignait de se replier sur Carnac, et lui prescrivait des mouvemens tels qu'on n'aurait pu les faire exécuter par les troupes les plus manoeuvrières de l'Europe.

Le 5 juillet (17 messidor), Puisaye sortit de la presqu'île pour passer une revue des chouans, et d'Hervilly en sortit aussi avec son régiment, pour se préparer à exécuter le projet, formé la veille, de marcher en avant. Puisaye ne trouva que la tristesse, le découragement et l'humeur chez ces hommes qui, quelques jours auparavant, étaient pleins d'enthousiasme. Ils disaient qu'on voulait les exposer seuls, et les sacrifier aux troupes de ligne. Puisaye les apaisa le mieux qu'il put, et tâcha de leur rendre quelque courage. D'Hervilly, de son côté, en voyant ces soldats vêtus de rouge, et qui portaient si maladroitement l'uniforme et le fusil à baïonnette, dit qu'il n'y avait rien à faire avec de pareilles troupes, et fit rentrer son régiment. Puisaye le rencontra dans cet instant, et lui demanda si c'était ainsi qu'il exécutait le plan convenu. D'Hervilly répondit que jamais il ne se hasarderait à marcher avec de pareils soldats; qu'il n'y avait plus qu'à se rembarquer ou à s'enfermer dans la presqu'île, pour y attendre de nouveaux ordres de Londres; ce qui, dans sa pensée, signifiait l'ordre de descendre en Vendée.

Le lendemain, 6 juillet (18 messidor), Vauban fut secrètement averti qu'il serait attaqué sur toute sa ligne par les républicains. Il se voyait dans une situation des plus dangereuses. Sa gauche s'appuyait à un poste dit de Sainte-Barbe, qui communiquait avec la presqu'île; mais son centre et sa droite longeaient la côte de Carnac, et n'avaient que la mer pour retraite. Ainsi, s'il était vivement attaqué, sa droite et son centre pouvaient être jetés à la mer; sa gauche seule se sauvait par Sainte-Barbe à Quiberon. Ses chouans, découragés, étaient incapables de tenir; il n'avait donc d'autre parti à prendre que de replier son centre et sa droite sur sa gauche, et de filer par la Falaise dans la presqu'île. Mais il s'enfermait alors dans cette langue de terre sans pouvoir en sortir; car le poste de Sainte-Barbe, qu'on abandonnait, sans défense du côté de la terre, était inexpugnable du côté de la Falaise, et la dominait tout entière. Ainsi, ce projet de retraite n'était rien moins que la détermination de se renfermer dans la presqu'île de Quiberon. Vauban demanda donc des secours pour n'être pas réduit à se retirer. D'Hervilly lui envoya un nouvel ordre, rédigé dans tout l'appareil du style militaire, et contenant l'injonction de tenir à Carnac jusqu'à la dernière extrémité. Puisaye somma aussitôt d'Hervilly d'envoyer des troupes; ce qu'il promit.

Le lendemain 7 juillet (19 messidor), à la pointe du jour, les républicains s'avancent en colonnes profondes, et viennent attaquer les dix mille chouans sur toute la ligne. Ceux-ci regardent sur la Falaise et ne voient pas arriver les troupes régulières. Alors ils entrent en fureur contre les émigrés qui ne viennent pas à leur secours. Le jeune George Cadoudal, dont les soldats refusent de se battre, les supplie de ne pas se débander; mais ils ne veulent pas l'entendre. George, furieux à son tour, s'écrie que ces scélérats d'Anglais et d'émigrés ne sont venus que pour perdre la Bretagne, et que la mer aurait dû les anéantir avant de les transporter sur la côte. Vauban ordonne alors à sa droite et à son centre de se replier sur sa gauche, pour les sauver par la Falaise dans la presqu'île. Les chouans s'y précipitent aveuglément; la plupart sont suivis de leurs familles, qui fuient la vengeance des républicains. Des femmes, des enfans, des vieillards, emportant leurs dépouilles, et mêlés à plusieurs mille chouans en habit rouge, couvrent cette langue de sable étroite et longue, baignée des deux côtés par les flots, et déjà labourée par les balles et les boulets. Vauban, s'entourant alors de tous les chefs, s'efforce de réunir les hommes les plus braves, les engage à ne pas se perdre par une fuite précipitée, et les conjure, pour leur salut et pour leur honneur, de faire une retraite en bon ordre. Ils feront rougir, leur dit-il, cette troupe de ligne qui les laisse seuls exposés à tout le péril. Peu à peu il les rassure, et les décide à tourner la face à l'ennemi, à supporter son feu et à y répondre. Alors, grâce à la fermeté des chefs, la retraite commence à se faire avec calme; on dispute le terrain pied à pied. Cependant on n'est pas sûr encore de résister à une charge vigoureuse, et de n'être pas jeté dans la mer; mais heureusement le brave commodore Waren, s'embossant avec ses vaisseaux et ses chaloupes canonnières, vient foudroyer les républicains des deux côtés de la Falaise, et les empêche pour ce jour-là de pousser plus loin leurs avantages.

Les fugitifs se pressent pour entrer dans le fort, mais on leur en dispute un moment l'entrée; ils se précipitent alors sur les palissades, les arrachent, et fondent pêle-mêle dans la presqu'île. Dans cet instant, d'Hervilly arrivait enfin avec son régiment; Vauban le rencontre, et dans un mouvement de colère, lui dit qu'il lui demandera compte de sa conduite devant un conseil de guerre. Les chouans se répandent dans l'étendue de la presqu'île, où se trouvaient plusieurs villages et quelques hameaux. Tous les logemens étaient pris par les régimens; il s'engage des rixes; enfin les chouans se couchent à terre; on leur donne une demi-ration de riz, qu'ils mangent en nature, n'ayant rien pour la faire cuire.

Ainsi cette expédition, qui devait bientôt porter le drapeau des Bourbons et des Anglais jusqu'aux bords de la Mayenne, était maintenant resserrée dans cette presqu'île, longue de deux lieues. On avait douze ou quinze mille bouches de plus à nourrir, et on n'avait à leur donner ni logement, ni bois à brûler, ni ustensiles pour préparer leurs alimens. Cette presqu'île, défendue par un fort à son extrémité, bordée des deux côtés par les escadres anglaises, pouvait opposer une résistance invincible; mais elle devenait tout à coup très faible par le défaut de vivres. On n'en avait apporté, en effet, que pour nourrir six mille hommes pendant trois mois, et on en avait dix-huit ou vingt mille à faire vivre. Sortir de cette position par une attaque subite sur Sainte-Barbe, n'était guère possible; car les républicains, pleins d'ardeur, retranchaient ce poste de manière à le rendre inexpugnable du côté de la presqu'île. Tandis que la confusion, les haines et l'abattement régnaient dans cet informe rassemblement de chouans et d'émigrés, dans le camp de Hoche, au contraire, soldats et officiers travaillaient avec zèle à élever des retranchemens. «Je voyais, dit Puisaye, les officiers eux-mêmes, en chemise, et distingués seulement par leur hausse-col, manier la pioche, et hâter les travaux de leurs soldats.»

Cependant Puisaye décida pour la nuit même une sortie, afin d'interrompre les travaux; mais l'obscurité, le canon de l'ennemi, jetèrent la confusion dans les rangs; il fallut rentrer. Les chouans, désespérés, se plaignaient d'avoir été trompés; ils regrettaient leur ancien genre de guerre, et demandaient qu'on les rendît à leurs forêts. Ils mouraient de faim. D'Hervilly, pour les forcer à s'enrôler dans les régimens, avait ordonné qu'on ne distribuât que demi-ration aux troupes irrégulières: ils se révoltèrent. Puisaye, à l'insu duquel l'ordre avait été rendu, le fit révoquer, et la ration entière fut accordée.

Ce qui distinguait Puisaye, outre son esprit, c'était une persévérance à toute épreuve; il ne se découragea pas. Il eut l'idée de choisir l'élite des chouans; de les débarquer en deux troupes, pour parcourir le pays sur les derrières de Hoche, pour soulever les chefs dont on n'avait pas de nouvelles, et les porter en masse sur le camp de Sainte-Barbe, de manière à le prendre à revers, tandis que les troupes de la presqu'île l'attaqueraient de front. Il se délivrait ainsi de six à huit mille bouches, les employait utilement, réveillait le zèle singulièrement amorti des chefs bretons, et préparait une attaque sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. Le projet arrêté, il fit le meilleur choix possible dans les chouans, en donna quatre mille à Tinténiac, avec trois intrépides chefs, George, Mercier et d'Allègre, et trois mille à MM. Jean-Jean et Lantivy. Tinténiac devait être débarqué à Sarzeau, près de l'embouchure de la Vilaine; Jean-Jean et Lantivy, près de Quimper. Tous deux devaient, après un circuit assez long, se réunir à Baud le 14 juillet (26 messidor), et marcher, le 16 au matin, sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. A l'instant où ils allaient partir, les chefs des chouans vinrent trouver Puisaye, et supplier leur ancien chef de partir avec eux, lui disant que ces traîtres d'Anglais allaient le perdre: il n'était pas possible que Puisaye acceptât. Ils partirent, et furent débarqués heureusement. Puisaye écrivit aussitôt à Londres, pour dire que tout pouvait être réparé, mais qu'il fallait sur-le-champ envoyer des vivres, des munitions, des troupes, et le prince français.

Pendant que ces événemens se passaient dans la presqu'île, Hoche avait déjà réuni de huit à dix mille hommes à Sainte-Barbe. Aubert-Dubayet lui faisait arriver, des côtes de Cherbourg, des troupes pour garder le nord de la Bretagne; Canclaux lui avait envoyé de Nantes un renfort considérable, sous les ordres du général Lemoine. Les représentans avaient déjoué toutes les menées qui tendaient à livrer Lorient et Saint-Malo. Les affaires des républicains s'amélioraient donc chaque jour. Pendant ce temps, Lemaître et Brothier, par leurs intrigues, contribuaient encore de toutes leurs forces à contrarier l'expédition. Ils avaient écrit sur-le-champ en Bretagne pour la désapprouver. L'expédition, suivant eux, avait un but dangereux, puisque le prince n'y était pas, et personne ne devait la seconder. En conséquence, des agens s'étaient répandus, et avaient signifié l'ordre, au nom du roi, de ne faire aucun mouvement; ils avaient averti Charette de persister dans son inaction. D'après leur ancien système de profiter des secours de l'Angleterre et de la tromper, ils avaient improvisé sur les lieux mêmes un plan. Mêlés dans l'intrigue qui devait livrer Saint-Malo à Puisaye, ils voulaient appeler dans cette place les cadres émigrés qui croisaient sur la flotte anglaise, et prendre possession du port, au nom de Louis XVIII, tandis que Puisaye agissait à Quiberon, peut-être, disaient-ils, pour le duc d'York. L'intrigue de Saint-Malo ayant manqué, ils se replièrent sur Saint-Brieuc, retinrent devant cette côte l'escadre qui portait les cadres émigrés, et envoyèrent sur-le-champ des émissaires à Tinténiac et à Lantivy, qu'ils savaient débarqués, pour leur enjoindre de se porter sur Saint-Brieuc. Leur but était ainsi de former dans le nord de la Bretagne une contre-expédition, plus sûre, suivant eux, que celle de Puisaye dans le midi.

Tinténiac avait débarqué heureusement, et après avoir enlevé plusieurs postes républicains, était arrivé à Elven. Là il trouva l'injonction, au nom du roi, de se rendre à Coëtlogon, afin d'y recevoir de nouveaux ordres. Il objecta en vain la commission de Puisaye, la nécessité de ne pas faire manquer son plan, en s'éloignant du lieu marqué. Cependant il céda, espérant, au moyen d'une marche forcée, se retrouver sur les derrières de Sainte-Barbe le 16. Jean-Jean et Lantivy, débarqués aussi heureusement, se disposaient à marcher vers Baud, lorsqu'ils trouvèrent de leur côté l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc.

Dans cet intervalle, Hoche, inquiété sur ses derrières, fut obligé de faire de nouveaux détachemens pour arrêter les bandes dont il avait appris la marche; mais il laissa dans Sainte-Barbe une force suffisante pour résister à une attaque de vive force. Il était fort inquiété par les chaloupes canonnières anglaises, qui foudroyaient ses troupes dès qu'elles paraissaient sur la Falaise, et ne comptait guère que sur la famine pour réduire les émigrés.

Puisaye, de son côté, se préparait à la journée du 16 (28 messidor). Le 15, une nouvelle division navale arriva dans la baie; c'était celle qui était allée chercher aux bouches de l'Elbe les régimens émigrés passés à la solde de l'Angleterre, et connus sous le nom de régimens à cocarde noire. Elle apportait les légions de Salm, Damas, Béon et Périgord, réduites en tout à onze cents hommes par les pertes de la campagne, et commandées par un officier distingué, M. de Sombreuil. Cette escadre apportait de nouveaux secours en vivres et munitions; elle annonçait trois mille Anglais amenés par lord Graham, et la prochaine arrivée du comte d'Artois avec des forces plus considérables. Une lettre du ministère anglais disait à Puisaye que les cadres étaient retenus sur la côte du nord par les agens royalistes de l'intérieur, qui voulaient, disaient-ils, lui livrer un port. Une autre dépêche, arrivée en même temps, terminait le différend élevé entre d'Hervilly et Puisaye, donnait à ce dernier le commandement absolu de l'expédition, et lui conférait, de plus, le titre de lieutenant-général au service de l'Angleterre.

Puisaye, libre de commander, prépara tout pour la journée du lendemain. Il aurait bien voulu différer l'attaque projetée, pour donner à la division de Sombreuil le temps de débarquer; mais, tout étant fixé pour le 16, et ce jour ayant été indiqué à Tinténiac, il ne pouvait pas retarder. Le 15 au soir, il ordonna à Vauban d'aller débarquer à Carnac avec douze cents chouans, pour faire une diversion sur l'extrémité du camp de Sainte-Barbe, et pour se lier aux chouans qui allaient l'attaquer par derrière. Les bateaux furent préparés fort tard, et Vauban ne put s'embarquer que dans le milieu de la nuit. Il avait ordre de tirer une fusée s'il parvenait à débarquer, et d'en tirer une seconde s'il ne réussissait pas à tenir le rivage.

Le 16 juillet (28 messidor), à la pointe du jour, Puisaye sortit de la presqu'île avec tout ce qu'il avait de troupes. Il marchait en colonnes. Le brave régiment de Loyal-Émigrant était en tête avec les artilleurs de Rothalier; sur la droite s'avançaient les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay, avec six cents chouans commandés par le duc de Levis. Le régiment d'Hervilly, et mille chouans commandés par le chevalier de Saint-Pierre, occupaient la gauche. Ces corps réunis formaient à peu près quatre mille hommes. Tandis qu'ils s'avançaient sur la Falaise, ils aperçurent une première fusée lancée par le comte de Vauban; ils n'en virent pas une seconde, et ils crurent que Vauban avait réussi. Ils continuèrent leur marche; on entendit alors comme un bruit lointain de mousqueterie: «C'est Tinténiac, s'écrie Puisaye; en avant!» Alors on sonne la charge, et on marche sur les retranchemens des républicains. L'avant-garde de Hoche, commandée par Humbert, était placée devant les hauteurs de Sainte-Barbe. A l'approche de l'ennemi, elle se replie, et rentre dans les lignes. Les assaillans s'avancent pleins de joie, tout à coup un corps de cavalerie qui était resté déployé fait un mouvement, et démasque des batteries formidables. Un feu de mousqueterie et d'artillerie accueille les émigrés; la mitraille, les boulets et les obus pleuvent sur eux. A la droite, les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay perdent des rangs entiers sans s'ébranler; le duc de Levis est blessé grièvement à la tête de ses chouans; à gauche, le régiment d'Hervilly s'avance bravement sous le feu. Cependant cette fusillade qu'on avait cru entendre sur les derrières et sur les côtés a cessé de retentir. Tinténiac ni Vauban n'ont donc pas attaqué, et il n'y a pas d'espoir d'enlever le camp. Dans ce moment, l'armée républicaine, infanterie et cavalerie, sort de ses retranchemens; Puisaye, voyant qu'il n'y a plus qu'à se faire égorger, prescrit à d'Hervilly de donner à droite l'ordre de la retraite, tandis que lui-même la fera exécuter à gauche. Dans ce moment, d'Hervilly, qui bravait le feu avec le plus grand courage, reçoit un biscaïen au milieu de la poitrine. Il charge un aide-de-camp de porter l'ordre de la retraite; l'aide-de-camp est emporté par un boulet de canon: n'étant pas avertis, le régiment de d'Hervilly et les mille chouans du chevalier de Saint-Pierre continuent de s'avancer sous ce feu épouvantable. Tandis qu'on sonne la retraite à gauche, on sonne la charge à droite. La confusion et le carnage sont épouvantables. Alors la cavalerie républicaine fond sur l'armée émigrée, et la ramène en désordre sur la Falaise. Les canons de Rothalier, engagés dans le sable, sont enlevés. Après avoir fait des prodiges de courage, toute l'armée fuit vers le fort Penthièvre; les républicains la poursuivent en toute hâte, et vont entrer dans le fort avec elle; mais un secours inespéré la soustrait à la poursuite des vainqueurs. Vauban, qui devait être à Carnac, est à l'extrémité de la Falaise avec ses chouans; le commodore Waren est avec lui. Tous deux, montés sur les chaloupes canonnières, et dirigeant sur la Falaise un feu violent, arrêtent les républicains et sauvent encore une fois la malheureuse armée de Quiberon.

Ainsi Tinténiac n'avait pas paru; Vauban, débarqué trop tard, n'avait pu surprendre les républicains, avait été ensuite mal secondé par ses chouans, qui trempaient leurs fusils dans l'eau pour ne pas se battre, et s'était replié près du fort; sa seconde fusée, lancée en plein jour, n'avait pas été aperçue; et c'est ainsi que Puisaye, trompé dans toutes ses combinaisons, venait d'essuyer cette désastreuse défaite. Tous les régimens avaient fait d'affreuses pertes: celui de Royal-Marine, sur soixante-douze officiers, en avait perdu cinquante-trois; les autres avaient fait des pertes à proportion.

Il faut convenir que Puisaye avait mis beaucoup de précipitation à attaquer le camp. Quatre mille hommes allant en attaquer dix mille solidement retranchés, devaient s'assurer, d'une manière certaine, que toutes les attaques préparées sur les derrières et sur les flancs étaient prêtes à s'effectuer. Il ne suffisait pas d'un rendez-vous donné à des corps qui avaient tant d'obstacles à vaincre, pour croire qu'ils seraient arrivés au point et à l'heure indiqués; il fallait convenir d'un signal, d'un moyen quelconque de s'assurer de l'exécution du plan. En cela, Puisaye, quoique trompé par le bruit d'une mousqueterie lointaine, n'avait pas agi avec assez de précaution. Du reste, il avait payé de sa personne, et suffisamment répondu à ceux qui affectaient de suspecter sa bravoure parce qu'ils ne pouvaient pas nier son esprit.

Il est facile de comprendre pourquoi Tinténiac n'avait point paru. Il avait trouvé à Elven l'ordre de se rendre à Coëtlogon; il avait cédé à cet ordre étrange, dans l'espoir de regagner le temps perdu par une marche forcé. A Coëtlogon, il avait trouvé des femmes chargées de lui transmettre l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. C'étaient les agens opposés à Puisaye, qui, usant du nom du roi, au nom duquel ils parlaient toujours, voulaient faire concourir les corps détachés par Puisaye à la contre-expédition qu'ils méditaient sur Saint-Malo ou sur Saint-Brieuc. Tandis que l'on conférait sur cet ordre, le château de Coëtlogon était attaqué par les détachemens que Hoche avait lancés à la poursuite de Tinténiac; celui-ci était accouru, et était tombé mort, frappé d'une balle au front. Son successeur au commandement avait consenti à marcher sur Saint-Brieuc. De leur côté, MM. de Lantivy et Jean-Jean, débarqués aux environs de Quimper, avaient trouvé des ordres semblables; les chefs s'étaient divisés, et, voyant ce conflit d'ordres et de projets, leurs soldats, déjà mécontens, s'étaient dispersés. C'est ainsi qu'aucun des corps envoyés par Puisaye, pour faire diversion, n'était arrivé au rendez-vous. L'agence de Paris, avec ses projets, avait aussi privé Puisaye des cadres qu'elle retenait sur la côte du nord, des deux détachemens qu'elle avait empêchés de se rendre à Baud le 14, et enfin du concours de tous les chefs auxquels elle avait signifié l'ordre de ne faire aucun mouvement.

Renfermé dans Quiberon, Puisaye n'avait donc plus aucun espoir d'en sortir pour marcher en avant; il ne lui restait qu'à se rembarquer, avant d'y être forcé par la famine, pour aller essayer une descente plus heureuse sur une autre partie de la côte, c'est-à-dire en Vendée. La plupart des émigrés ne demandaient pas mieux; le nom de Charette leur faisait espérer en Vendée un grand général à la tête d'une belle armée. Ils étaient charmés d'ailleurs de voir la contre-révolution opérée par tout autre que Puisaye.

Pendant ce temps, Hoche examinait cette presqu'île, et cherchait le moyen d'y pénétrer. Elle était défendue en tête par le fort Penthièvre, et sur les bords par les escadres anglaises. Il ne fallait pas songer à y débarquer dans des bateaux; prendre le fort au moyen d'un siége régulier était tout aussi impossible, car on ne pouvait y arriver que par la Falaise, toujours balayée par le feu des chaloupes canonnières. Les républicains, en effet, n'y pouvaient pas faire une reconnaissance sans être mitraillés. Il n'y avait qu'une surprise de nuit ou la famine qui pussent donner la presqu'île à Hoche. Une circonstance le détermina à tenter une surprise, quelque périlleuse qu'elle fût. Les prisonniers, qu'on avait enrôlés presque malgré eux dans les régimens émigrés, auraient pu être retenus tout au plus par le succès; mais leur intérêt le plus pressant, à défaut de patriotisme, les engageait à passer du côté d'un ennemi victorieux, qui allait les traiter comme déserteurs s'il les prenait les armes à la main. Ils se rendaient en foule au camp de Hoche, pendant la nuit, disant qu'ils ne s'étaient enrôlés que pour sortir des prisons, ou pour n'y pas être envoyés. Ils lui indiquèrent un moyen de pénétrer dans la presqu'île. Un rocher était placé à la gauche du fort Penthièvre; on pouvait, en entrant dans l'eau jusqu'à la poitrine, faire le circuit de ce rocher; on trouvait ensuite un sentier qui conduisait au sommet du fort. Les transfuges avaient assuré, au nom de leurs camarades composant la garnison, qu'ils aideraient à en ouvrir les portes.

Hoche n'hésita pas malgré le danger d'une pareille tentative. Il forma son plan d'après les indications qu'il avait obtenues, et résolut de s'emparer de la presqu'île, pour enlever toute l'expédition avant qu'elle eût le temps de remonter sur ses vaisseaux. Le 20 juillet au soir (2 thermidor), le ciel était sombre; Puisaye et Vauban avaient ordonné des patrouilles pour se garantir d'une attaque nocturne. «Avec un temps pareil, dirent-ils aux officiers, faites-vous tirer des coups de fusil par les sentinelles ennemies.» Tout leur paraissant tranquille, ils allèrent se coucher en pleine sécurité.

Les préparatifs étaient faits dans le camp républicain. A peu près vers minuit, Hoche s'ébranle avec son armée. Le ciel était chargé de nuages; un vent très-violent soulevait les vagues et couvrait de sourds mugissemens le bruit des armes et des soldats. Hoche dispose ses troupes en colonnes sur la Falaise; il donne ensuite trois cents grenadiers à l'adjudant-général Ménage, jeune républicain d'un courage héroïque. Il lui ordonne de filer à sa droite, d'entrer dans l'eau avec ses grenadiers, de tourner le rocher sur lequel s'appuient les murs, de gravir le sentier, et de tâcher de s'introduire ainsi dans le fort. Ces dispositions faites, on marche dans le plus grand silence; des patrouilles auxquelles on avait donné des uniformes rouges enlevés sur les morts dans la journée du 16, et ayant le mot d'ordre, trompent les sentinelles avancées. On approche sans être reconnu. Ménage entre dans la mer avec ses trois cents grenadiers; le bruit du vent couvre celui qu'ils font en agitant les eaux. Quelques-uns tombent et se relèvent, d'autres sont engloutis dans les abîmes. Enfin, de rochers en rochers, ils arrivent à la suite de leur intrépide chef, et parviennent à gravir le sentier qui conduit au fort. Pendant ce temps, Hoche est arrivé jusque sous les murs avec ses colonnes. Mais tout à coup les sentinelles reconnaissent une des fausses patrouilles; elles aperçoivent dans l'obscurité une ombre longue et mouvante; sur-le-champ elles font feu; l'alarme est donnée. Les canonniers toulonnais accourent à leurs pièces, et font pleuvoir la mitraille sur les troupes de Hoche; le désordre s'y met, elles se confondent, et sont prêtes à s'enfuir. Mais dans ce moment Ménage arrive au sommet du fort; les soldats complices des assaillans accourent sur les créneaux, présentent la crosse de leurs fusils aux républicains, et les introduisent. Tous ensemble fondent alors sur le reste de la garnison, égorgent ceux qui résistent, et arborent aussitôt le pavillon tricolore. Hoche, au milieu du désordre que les batteries ennemies ont jeté dans ses colonnes, ne s'ébranle pas un instant; il court à chaque chef, le ramène à son poste, fait rentrer chacun à son rang, et rallie son armée sous cette épouvantable pluie de feu. L'obscurité commençant à devenir moins épaisse, il aperçoit le pavillon républicain sur le sommet du fort: «Quoi? dit-il à ses soldats, vous reculerez lorsque déjà vos camarades ont placé leur drapeau sur les murs ennemis!» Il les entraîne sur les ouvrages avancés où campaient une partie des chouans; on y pénètre de toutes parts, et on se rend enfin maître du fort.

Dans ce moment, Vauban, Puisaye, éveillés par le feu, accouraient au lieu du désastre; mais il n'était plus temps. Ils voient fuir pêle-mêle les chouans, les officiers abandonnés par leurs soldats, et les restes de la garnison demeurés fidèles. Hoche ne s'arrête pas à la prise du fort; il rallie une partie de ses colonnes, et s'avance dans la presqu'île avant que l'armée d'expédition puisse se rembarquer. Puisaye, Vauban, tous les chefs, se retirent vers l'intérieur, où restaient encore le régiment d'Hervilly, les débris des régimens de du Dresnay, de Royal-Marine, de Loyal-Émigrant, et la légion de Sombreuil, débarquée depuis deux jours, et forte de onze cents hommes. En prenant une bonne position, et il y en avait plus d'une dans la presqu'île, en l'occupant avec les trois mille hommes de troupes réglées qu'on avait encore, on pouvait donner à l'escadre le temps de recueillir les malheureux émigrés. Le feu des chaloupes canonnières aurait protégé l'embarquement; mais le désordre régnait dans les esprits; les chouans se précipitaient dans la mer avec leurs familles, pour entrer dans quelques bateaux de pêcheurs qui étaient sur la rive, et gagner l'escadre que le mauvais temps tenait fort éloignée. Les troupes, éparpillées dans la presqu'île, couraient ça et là, ne sachant où se rallier. D'Hervilly, capable de défendre vigoureusement une position, et connaissant très bien les lieux, était mortellement blessé; Sombreuil, qui lui avait succédé, ne connaissait pas le terrain, ne savait où s'appuyer, où se retirer, et, quoique brave, paraissait, dans cette circonstance, avoir perdu la présence d'esprit nécessaire. Puisaye, arrivé auprès de Sombreuil, lui indique une position. Sombreuil lui demande s'il a envoyé à l'escadre pour la faire approcher; Puisaye répond qu'il a envoyé un pilote habile et dévoué; mais le temps est mauvais, le pilote n'arrive pas assez vite au gré des malheureux menacés d'être jetés à la mer. Les colonnes républicaines approchent; Sombreuil insiste de nouveau. «L'escadre est-elle avertie?» demande-t-il à Puisaye. Ce dernier accepte alors la commission de voler à bord pour faire approcher le commodore, commission qu'il convenait mieux de donner à un autre, car il devait être le dernier à se tirer du péril. Une raison le décida, la nécessité d'enlever sa correspondance, qui aurait compromis toute la Bretagne si elle était tombée dans les mains des républicains. Il était sans doute aussi pressant de la sauver que de sauver l'armée elle-même; mais Puisaye pouvait la faire porter à bord sans y aller lui-même. Il part, et arrive au bord du commodore en même temps que le pilote qu'il avait envoyé. L'éloignement, l'obscurité, le mauvais temps, avaient empêché qu'on pût, de l'escadre, apercevoir le désastre. Le brave amiral Waren, qui pendant l'expédition avait secondé les émigrés de tous ses moyens, fait force de voiles, arrive enfin avec ses vaisseaux à la portée du canon, à l'instant où Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, pressait la légion de Sombreuil, et allait lui faire perdre terre. Quel spectacle présentait en cet instant cette côte malheureuse! La mer agitée permettait à peine aux embarcations d'approcher du rivage; une multitude de chouans, de soldats fugitifs, entraient dans l'eau jusqu'à la hauteur du cou pour joindre les embarcations, et se noyaient pour y arriver plus tôt; un millier de malheureux émigrés, placés entre la mer et les baïonnettes des républicains, étaient réduits à se jeter ou dans les flots ou sur le fer ennemi, et souffraient autant du feu de l'escadre anglaise que les républicains eux-mêmes. Quelques embarcations étaient arrivées, mais sur un autre point. De ce côté, il n'y avait qu'une goëlette qui faisait un feu épouvantable, et qui suspendit un instant la marche des républicains. Quelques grenadiers crièrent, dit-on, aux émigrés: «Rendez-vous, on ne vous fera rien.» Ce mot courut de rangs en rangs. Sombreuil voulut s'approcher pour parlementer avec le général Humbert; mais le feu empêchait de s'avancer. Aussitôt un officier émigré se jeta à la nage pour aller faire cesser le feu. Hoche ne voulait pas une capitulation; il connaissait trop bien les lois contre les émigrés pour oser s'engager, et il était incapable de promettre ce qu'il ne pouvait pas tenir. Il a assuré, dans une lettre publiée dans toute l'Europe, qu'il n'entendit aucune des promesses attribuées au général Humbert, et qu'il ne les aurait pas autorisées. Quelques-uns de ses soldats purent crier: Rendez-vous! mais il n'offrit rien, ne promit rien. Il s'avança, et les émigrés, n'ayant plus d'autre ressource que de se rendre ou de se faire tuer, eurent l'espoir qu'on les traiterait peut-être comme les Vendéens. Ils mirent bas les armes. Aucune capitulation, même verbale, n'eut lieu avec Hoche. Vauban, qui était présent, avoue qu'il n'y eut aucune convention faite, et il conseilla même à Sombreuil de ne pas se rendre sur la vague espérance qu'inspiraient les cris de quelques soldats.

Beaucoup d'émigrés se percèrent de leurs épées; d'autres se jetèrent dans les flots pour rejoindre les embarcations. Le commodore Waren fit tous ses efforts pour vaincre les obstacles que présentait la mer, et pour sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux. Il y en avait une foule qui, en voyant approcher les chaloupes, étaient entrés dans l'eau jusqu'au cou; du rivage on tirait sur leurs têtes. Quelquefois ils s'élançaient sur ces chaloupes déjà surchargées, et ceux qui étaient dedans, craignant d'être submergés, leur coupaient les mains à coups de sabre.

Il faut quitter ces scènes d'horreur, où des malheurs affreux punissaient de grandes fautes. Plus d'une cause avait contribué à empêcher le succès de cette expédition. D'abord, on avait trop présumé de la Bretagne. Un peuple vraiment disposé à s'insurger éclate, comme firent les Vendéens en mai 1793, va chercher des chefs, les supplie, les force de se mettre à sa tête, mais n'attend pas qu'on l'organise, ne souffre pas deux ans d'oppression pour se soulever quand l'oppression est finie. Serait-il dans les meilleures dispositions, un surveillant comme Hoche l'empêcherait de les manifester. Il y avait donc beaucoup d'illusions dans Puisaye. Cependant on aurait pu tirer parti de ce peuple, et trouver dans son sein beaucoup d'hommes disposés à combattre, si une expédition considérable s'était avancée jusqu'à Rennes, et eût chassé devant elle l'armée qui comprimait le pays. Pour cela, il aurait fallu que les chefs des insurgés fussent d'accord avec Puisaye, Puisaye avec l'agence de Paris; que les instructions les plus contraires ne fussent pas envoyées aux chefs des chouans; que les uns ne reçussent pas l'ordre de demeurer immobiles, que les autres ne fussent pas dirigés sur des points opposés à ceux que désignait Puisaye; que les émigrés comprissent mieux la guerre qu'ils allaient faire, et méprisassent un peu moins ces paysans qui se dévouaient à leur cause; il aurait fallu que les Anglais se méfiassent moins de Puisaye, ne lui adjoignissent pas un second chef, lui eussent donné à la fois tous les moyens qu'ils lui destinaient, et tenté cette expédition avec toutes leurs forces réunies; il fallait surtout un grand prince à la tête de l'expédition; il ne le fallait pas même grand, il fallait seulement qu'il fût le premier à mettre le pied sur le rivage. A son aspect, tous les obstacles s'évanouissaient. Cette division des chefs vendéens entre eux, des chefs vendéens avec le chef breton, du chef breton avec les agens de Paris, des chouans avec les émigrés, de l'Espagne avec l'Angleterre, cette division de tous les élémens de l'entreprise cessait à l'instant même. A l'aspect du prince, tout l'enthousiasme de la contrée se réveillait, tout le monde se soumettait à ses ordres, et concourait à l'entreprise. Hoche pouvait être enveloppé, et, malgré ses talens et sa vigueur, il eût été obligé de reculer devant une influence toute-puissante dans ces pays. Sans doute il restait derrière lui ces vaillantes armées qui avaient vaincu l'Europe; mais l'Autriche pouvait les occuper sur le Rhin, et les empêcher de faire de grands détachemens; le gouvernement n'avait plus l'énergie du grand comité, et la révolution eût couru de grands périls. Dépossédée vingt ans plus tôt, ses bienfaits n'auraient pas eu le temps de se consolider; des efforts inouïs, des victoires immortelles, des torrens de sang, tout restait sans fruit pour la France; ou si du moins il n'était pas donné à une poignée de fugitifs de soumettre à leur joug une brave nation, ils auraient mis sa régénération en péril, et quant à eux, ils n'auraient pas perdu leur cause sans la défendre, et ils auraient honoré leur prétention par leur énergie.

Tout fut imputé à Puisaye et à l'Angleterre par les brouillons qui composaient le parti royaliste. Puisaye était, à les entendre, un traître vendu à Pitt pour renouveler les scènes de Toulon. Cependant il était constant que Puisaye avait fait ce qu'il avait pu. Il était absurde de supposer que l'Angleterre ne voulût pas réussir; ses propres précautions à l'égard de Puisaye, le choix qu'elle fit elle-même de d'Hervilly pour empêcher que les corps émigrés ne fussent trop compromis, et enfin le zèle que le commodore Waren mit à sauver les malheureux restés dans la presqu'île, prouvent que, malgré son génie politique, elle n'avait pas médité le crime hideux et lâche qu'on lui attribuait. Justice à tous, même aux implacables ennemis de notre révolution et de notre patrie!

Le commodore Waren alla débarquer à l'île d'Houat les malheureux restes de l'expédition; il attendit là de nouveaux ordres de Londres et l'arrivée du comte d'Artois, qui était abord du Lord Moira , pour savoir ce qu'il faudrait faire. Le désespoir régnait dans cette petite île: les émigrés, les chouans dans la plus grande misère, et atteints d'une maladie contagieuse, se livraient aux récriminations, et accusaient amèrement Puisaye. Le désespoir était bien plus grand encore à Aurai et à Vannes, où avaient été transportés les mille émigrés pris les armes à la main. Hoche, après les avoir vaincus, s'était soustrait à ce spectacle douloureux, pour courir à la poursuite de la bande de Tinténiac, appelée l'armée rouge. Le sort des prisonniers ne le regardait plus: que pouvait-il pour eux? Les lois existaient, il ne pouvait les annuler. Il en référa au comité de salut public et à Tallien. Tallien partit sur-le-champ, et arriva à Paris la veille de l'anniversaire du 9 thermidor. Le lendemain on célébrait, suivant le nouveau mode adopté, une fête dans le sein même de l'assemblée, en commémoration de la chute de Robespierre. Tous les représentans siégeaient en costume; un nombreux orchestre exécutait des airs patriotiques; des choeurs chantaient les hymnes de Chénier. Courtois lut un rapport sur la journée du 9 thermidor. Tallien lut ensuite un autre rapport sur l'affaire de Quiberon. On remarqua chez lui l'intention de se procurer un double triomphe; néanmoins on applaudit vivement ses services de l'année dernière et ceux qu'il venait de rendre dans le moment. Sa présence, en effet, n'avait pas été inutile à Hoche. Il y eut, le même jour, un banquet chez Tallien; les principaux girondins s'y étaient réunis aux thermidoriens; Louvet, Lanjuinais y assistaient. Lanjuinais porta un toast au 9 thermidor, et aux députés courageux qui avaient abattu la tyrannie; Tallien en porta un second aux soixante-treize, aux vingt-deux, aux députés victimes de la terreur; Louvet ajouta ces mots: Et à leur union intime avec les hommes du 9 thermidor.

Ils avaient grand besoin, en effet, de se réunir pour combattre, à efforts communs, les adversaires de toute espèce soulevés contre la république. La joie fut grande, surtout en songeant au danger qu'on aurait couru si l'expédition de l'Ouest avait pu concourir avec celle que le prince de Condé avait préparée vers l'Est.

Il fallait décider du sort des prisonniers. Beaucoup de sollicitations furent adressées aux comités; mais, dans la situation présente, les sauver était impossible. Les républicains disaient que le gouvernement voulait rappeler les émigrés, leur rendre leurs biens, et conséquemment rétablir la royauté; les royalistes, toujours présomptueux, soutenaient la même chose; ils disaient que leurs amis gouvernaient, et ils devenaient d'autant plus audacieux qu'ils espéraient davantage. Témoigner la moindre indulgence dans cette occasion, c'était justifier les craintes des uns, les folles espérances des autres; c'était mettre les républicains au désespoir, et encourager les royalistes aux plus hardies tentatives. Le comité de salut public ordonna l'application des lois, et certes il n'y avait pas de montagnards dans son sein; mais il sentait l'impossibilité de faire autrement. Une commission, réunie à Vannes, fut chargée de distinguer les prisonniers enrôlés malgré eux des véritables émigrés. Ces derniers furent fusillés. Les soldats en firent échapper le plus qu'ils purent. Beaucoup de braves gens périrent; mais ils ne devaient pas être étonnés de leur sort, après avoir porté la guerre dans leur pays, et avoir été pris les armes à la main. Moins menacée par des ennemis de toute espèce, et surtout par leurs propres complices, la république aurait pu leur faire grâce: elle ne le pouvait pas dans les circonstances présentes. M. de Sombreuil, quoique brave officier, céda au moment de la mort à un mouvement peu digne de son courage. Il écrivit une lettre au commodore Waren, où il accusait Puisaye avec la violence du désespoir. Il chargea Hoche de la faire parvenir au commodore. Quoiqu'elle renfermât une assertion fausse, Hoche, respectant la volonté d'un mourant, l'adressa au commodore; mais il répondit par une lettre à l'assertion de Sombreuil, et la démentit: «J'étais, dit-il, à la tête des sept cents grenadiers de Humbert, et j'assure qu'il n'a été fait aucune capitulation.» Tous les contemporains auxquels le caractère du jeune général a été connu l'ont jugé incapable de mentir. Des témoins oculaires confirment d'ailleurs son assertion. La lettre de Sombreuil nuisit singulièrement à l'émigration et à Puisaye, et on l'a trouvée même si peu honorable pour la mémoire de son auteur, qu'on a prétendu que c'étaient les républicains qui l'avaient supposée; imputation tout à fait digne des misérables contes qu'on faisait chez les émigrés.

Pendant que le parti royaliste venait d'essuyer à Quiberon un si rude échec, il s'en préparait un autre pour lui en Espagne. Moncey était rentré de nouveau dans la Biscaye, avait pris Bilbao et Vittoria, et serrait de près Pampelune. Le favori qui gouvernait la cour, après n'avoir pas voulu d'abord d'une ouverture de paix faite par le gouvernement au commencement de la campagne, parce qu'il n'en fut pas l'intermédiaire, se décida à négocier, et envoya à Bâle le chevalier d'Yriarte. La paix fut signée à Bâle avec l'envoyé de la république, Barthélemy, le 24 messidor (12 juillet), au moment même des désastres de Quiberon. Les conditions étaient la restitution de toutes les conquêtes que la France avait faites sur l'Espagne, et en équivalent la cession en notre faveur de la partie espagnole de Saint-Domingue. La France faisait ici de grandes concessions pour un avantage bien illusoire, car Saint-Domingue n'était déjà plus à personne; mais ces concessions étaient dictées par la plus sage politique. La France ne pouvait rien désirer au delà des Pyrénées; elle n'avait aucun intérêt à affaiblir l'Espagne: elle aurait dû, au contraire, s'il eût été possible, rendre à cette puissance les forces qu'elle avait perdues dans une entreprise à contresens des intérêts des deux nations.

Cette paix fut accueillie avec la joie la plus vive par tout ce qui aimait la France et la république. C'était encore une puissance détachée de la coalition, c'était un Bourbon qui reconnaissait la république, et c'étaient deux armées disponibles à transporter sur les Alpes, dans l'Ouest et sur le Rhin. Les royalistes furent au désespoir. Les agens de Paris surtout craignaient qu'on ne divulguât leurs intrigues, ils redoutaient une communication de leurs lettres écrites en Espagne. L'Angleterre y aurait vu tout ce qu'ils disaient d'elle; et, quoique cette puissance fût hautement décriée pour l'affaire de Quiberon, c'était la seule désormais qui pût donner de l'argent: il fallait la ménager, sauf à la tromper ensuite, si c'était possible [4] .

Un autre succès non moins important fut remporté par les armées de Jourdan et de Pichegru. Après bien des lenteurs, il avait été enfin décidé qu'on passerait le Rhin. Les armées française et autrichienne se trouvaient en présence sur les deux rives du fleuve, depuis Bâle jusqu'à Dusseldorf. La position défensive des Autrichiens devenait excellente sur le Rhin. Les forteresses de Dusseldorf et d'Ehrenbreitstein couvraient leur droite; Mayence, Manheim, Philisbourg leur centre et leur gauche; le Necker et le Mein, prenant leur source non loin du Danube, et coulant presque parallèlement vers le Rhin, formaient deux importantes lignes de communication entre les états héréditaires, apportaient les subsistances en quantité, et couvraient les deux flancs de l'armée qui voudrait agir concentriquement vers Mayence. Le plan à suivre sur ce champ de bataille est le même pour les Autrichiens et pour les Français: les uns et les autres (de l'avis d'un grand capitaine et d'un célèbre critique) doivent tendre à agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Les armées françaises de Jourdan et de Pichegru auraient dû s'efforcer de passer le Rhin vers Mayence, à peu de distance l'une de l'autre, se réunir ensuite dans la vallée du Mein, séparer Clerfayt de Wurmser, et remonter entre le Necker et le Mein, en tâchant de battre alternativement les deux généraux autrichiens. De même les généraux autrichiens devaient chercher à se concentrer pour déboucher par Mayence sur la rive gauche, et tomber ou sur Jourdan ou sur Pichegru. S'ils étaient prévenus, si le Rhin était passé sur un point, ils devaient se concentrer entre le Necker et le Mein, empêcher la réunion des deux armées françaises, et profiter d'un moment pour tomber sur l'une ou sur l'autre. Les généraux autrichiens avaient tout l'avantage pour prendre l'initiative, car ils occupaient Mayence et pouvaient déboucher, quand il leur plairait, sur la rive gauche.

Les Français prirent l'initiative. Après bien des lenteurs, les barques hollandaises étaient enfin arrivées à la hauteur de Dusseldorf, et Jourdan se prépara à franchir le Rhin. Le 20 fructidor (6 septembre), il passa à Eichelcamp, Dusseldorf et Neuwied, par une manoeuvre très hardie; il s'avança par la route de Dusseldorf à Francfort, entre la ligne de la neutralité prussienne et le Rhin, et arriva vers la Lahn le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Au même instant, Pichegru avait ordre d'essayer le passage sur le Haut-Rhin, et de sommer Manheim. Cette ville florissante, menacée d'un bombardement, se rendit contre toute attente le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Dès cet instant tous les avantages étaient pour les Français. Pichegru, basé sur Manheim, devait y attirer toute son armée, et se joindre à Jourdan dans la vallée du Mein. On pouvait alors séparer les deux généraux autrichiens, et agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Il importait surtout de tirer Jourdan de sa position entre la ligne de neutralité et le Rhin, car son armée, n'ayant pas les moyens de transport nécessaires pour ses vivres, et ne pouvant traiter le pays en ennemi, allait bientôt manquer du nécessaire si elle ne marchait pas en avant.

Ainsi, dans ce moment, tout était succès pour la république. Paix avec l'Espagne, destruction de l'expédition faite par l'Angleterre sur les côtes de Bretagne, passage du Rhin, et offensive heureuse en Allemagne, elle avait tous les avantages à la fois. C'était à ses généraux et à son gouvernement à profiter de tant d'événemens heureux.

NOTES:

[4]

Le tome V de Puisaye contient la preuve de tout cela.


CHAPITRE XXXI.

MENÉES DU PARTI ROYALISTE DANS LES SECTIONS.—RENTRÉE DES ÉMIGRÉS, PERSÉCUTION DES PATRIOTES.—CONSTITUTION DIRECTORIALE, DITE DE L'AN III, ET DÉCRETS DES 5 ET 13 FRUCTIDOR.—ACCEPTATION DE LA CONSTITUTION ET DES DÉCRETS PAR LES ASSEMBLÉES PRIMAIRES DE LA FRANCE.—RÉVOLTE DES SECTIONS DE PARIS CONTRE LES DÉCRETS DE FRUCTIDOR ET CONTRE LA CONVENTION. JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE. DÉFAITE DES SECTIONS INSURGÉES.—CLÔTURE DE LA CONVENTION NATIONALE.


Battu sur les frontières, et abandonné par la cour d'Espagne, sur laquelle il comptait le plus, le parti royaliste fut réduit à intriguer dans l'intérieur; et il faut convenir que, dans le moment, Paris offrait un champ vaste à ses intrigues. L'oeuvre de la constitution avançait; le moment où la convention déposerait ses pouvoirs, où la France se réunirait pour élire de nouveaux représentans, où une assemblée toute neuve remplacerait celle qui avait régné si long-temps, était plus favorable qu'aucun autre aux menées contre-révolutionnaires.

Les passions les plus vives fermentaient dans les sections de Paris. On n'y était pas royaliste, mais on servait le royalisme sans s'en douter. On s'était attaché à combattre les terroristes; on s'était animé par la lutte, on voulait persécuter aussi, et on s'irritait contre la convention, qui ne voulait pas laisser pousser la persécution trop loin. On était toujours prêt à se souvenir que la terreur était sortie de son sein; on lui demandait une constitution et des lois, et la fin de sa longue dictature. La plupart des hommes qui réclamaient tout cela ne songeaient guère aux Bourbons. C'était le riche tiers-état de 89, c'étaient des négocians, des marchands, des propriétaires, des avocats, des écrivains, qui voulaient enfin l'établissement des lois et la jouissance de leurs droits; c'étaient des jeunes gens sincèrement républicains, mais aveuglés par leur ardeur contre le système révolutionnaire; c'étaient beaucoup d'ambitieux, écrivains de journaux ou orateurs de sections, qui, pour prendre aussi leur place, désiraient que la convention se retirât devant eux; les royalistes se cachaient derrière cette masse. On comptait parmi ceux-ci quelques émigrés, quelques prêtres rentrés, quelques créatures de l'ancienne cour, qui avaient perdu des places, et beaucoup d'indifférens et de poltrons qui redoutaient une liberté orageuse. Ces derniers n'allaient pas dans les sections; mais les premiers y étaient assidus, et employaient tous les moyens pour les agiter. L'instruction donnée par les agens royalistes à leurs affidés était de prendre le langage des sectionnaires, de réclamer les mêmes choses, de demander comme eux la punition des terroristes, l'achèvement de la constitution, le procès des députés montagnards; mais à demander tout cela avec plus de violence, de manière à compromettre les sections avec la convention, et à provoquer de nouveaux mouvemens; car tout mouvement était une chance, et pouvait du moins dégoûter d'une république si tumultueuse.

De telles menées n'étaient heureusement possibles qu'à Paris, car c'est toujours la ville de France la plus agitée; c'est celle où l'on discute le plus chaudement sur les intérêts publics, où l'on a le goût et la prétention d'influer sur le gouvernement, et où commence toujours l'opposition. Excepté Lyon, Marseille et Toulon, où l'on s'égorgeait, le reste de la France prenait à ces agitations politiques infiniment moins de part que les sections de Paris.

A tout ce qu'ils disaient ou faisaient dire dans les sections, les intrigans au service du royalisme ajoutaient des pamphlets et des articles de journaux. Ils mentaient ensuite selon leur usage, se donnaient une importance qu'ils n'avaient pas, et écrivaient à l'étranger qu'ils avaient séduit les principaux chefs du gouvernement. C'est avec ces mensonges qu'ils se procuraient de l'argent, et qu'ils venaient d'obtenir quelques mille livres sterling de l'Angleterre. Il est constant néanmoins que, s'ils n'avaient gagné ni Tallien, ni Hoche, comme ils le disaient, ils avaient réussi pourtant auprès de quelques conventionnels, deux ou trois, peut-être. On nommait Rovère et Saladin, deux fougueux révolutionnaires, devenus maintenant de fougueux réacteurs. On croit aussi qu'ils avaient touché, par des moyens plus délicats, quelques-uns de ces députés d'opinion moyenne, qui se sentaient quelque penchant pour une monarchie représentative, c'est-à-dire pour un Bourbon, soi-disant lié par des lois à l'anglaise. A Pichegru, on avait offert un château, des canons et de l'argent; à quelques législateurs ou membres des comités, on avait pu dire: «La France est trop grande pour être république; elle serait bien plus heureuse avec un roi, des ministres responsables, des pairs héréditaires et des députés.» Cette idée, sans être suggérée, devait naturellement venir à plus d'un personnage, surtout à ceux qui étaient propres à remplir les fonctions de députés ou de pairs héréditaires. On regardait alors comme royalistes secrets MM. Lanjuinais et Boissy-d'Anglas, Henri Larivière, Lesage (d'Eure-et-Loir).

On voit que les moyens de l'agence n'étaient pas très-puissans; mais ils suffisaient pour troubler la tranquillité publique, pour inquiéter les esprits, pour rappeler surtout à la mémoire des Français, ces Bourbons, les seuls ennemis qu'eut encore la république, et que ses armes n'eussent pu vaincre, car on ne détruit pas les souvenirs avec des baïonnettes.

Parmi les soixante-treize, il y avait plus d'un monarchien; mais en général ils étaient républicains; les girondins l'étaient tous, ou presque tous. Cependant les journaux de la contre-révolution les louaient avec affectation, et avaient ainsi réussi à les rendre suspects aux thermidoriens. Pour se défendre de ces éloges, les soixante-treize et les vingt-deux protestaient de leur attachement à la république; car personne alors n'eût osé parler froidement de cette république. Quelle affreuse contradiction, en effet, si on ne l'eût pas aimée, que d'avoir sacrifié tant de trésors, tant de sang à son établissement! que d'avoir immolé des milliers de Français soit dans la guerre civile, soit dans la guerre étrangère! Il fallait donc bien l'aimer, ou du moins le dire! Cependant, malgré ces protestations, les thermidoriens étaient en défiance; ils ne comptaient que sur M. Daunou, dont on connaissait la probité et les principes sévères, et sur Louvet, dont l'âme ardente était restée républicaine. Celui-ci, en effet, après avoir perdu tant d'illustres amis, couru tant de dangers, ne comprenait pas que ce pût être en vain; il ne comprenait pas que tant de belles vies eussent été détruites pour aboutir à la royauté; il s'était tout à fait rattaché aux thermidoriens. Les thermidoriens se rattachaient eux-mêmes de jour en jour aux montagnards, à cette masse de républicains inébranlables, dont ils avaient sacrifié un assez grand nombre.

Ils voulaient provoquer d'abord des mesures contre la rentrée des émigrés, qui continuaient de reparaître en foule, les uns avec de faux passeports et sous des noms supposés, les autres sous le prétexte de venir demander leur radiation. Presque tous présentaient de faux certificats de résidence, disaient n'être pas sortis de France, et s'être seulement cachés, ou n'avoir été poursuivis qu'à l'occasion des événemens du 31 mai. Sous le prétexte de solliciter auprès du comité de sûreté générale, ils remplissaient Paris, et quelques-uns contribuaient aux agitations des sections. Parmi les personnages les plus marquans rentrés à Paris, était madame de Staël, qui venait de reparaître en France à la suite de son mari, ambassadeur de Suède. Elle avait ouvert son salon, où elle satisfaisait le besoin de déployer ses facultés brillantes. Une république était loin de déplaire à la hardiesse de son esprit, mais elle ne l'eût acceptée qu'à condition d'y voir briller ses amis proscrits, à condition de n'y plus voir ces révolutionnaires qui passaient sans doute pour des hommes énergiques, mais grossiers et dépourvus d'esprit. On voulait bien en effet recevoir de leurs mains la république sauvée, mais en les excluant bien vite de la tribune et du gouvernement. Des étrangers de distinction, tous les ambassadeurs des puissances, les gens de lettres les plus renommés par leur esprit, se réunissaient chez madame de Staël. Ce n'était plus le salon de madame Tallien, c'était le sien qui maintenant attirait toute l'attention, et on pouvait mesurer par là le changement que la société française avait subi depuis six mois. On disait que madame de Staël intercédait pour des émigrés; on prétendait qu'elle voulait faire rappeler Narbonne, Jaucourt et plusieurs autres. Legendre la dénonça formellement à la tribune. On se plaignit dans les journaux, de l'influence que voulaient exercer les coteries formées autour des ambassadeurs étrangers, enfin on demanda la suspension des radiations. Les thermidoriens firent décréter de plus, que tout émigré rentré pour demander sa radiation, serait tenu de retourner dans sa commune, et d'y attendre la décision du comité de sûreté générale [5] . On espérait, par ce moyen, délivrer la capitale d'une foule d'intrigans qui contribuaient à l'agiter.

Les thermidoriens voulaient en même temps arrêter les persécutions dont les patriotes étaient l'objet; ils avaient fait élargir par le comité de sûreté générale, Pache, Bourbotte, le fameux Héron, et un grand nombre d'autres. Il faut convenir qu'ils auraient pu mieux choisir que ce dernier pour rendre justice aux patriotes. Des sections avaient déjà fait des pétitions, comme on l'a vu, au sujet de ces élargissemens; elles en firent de nouvelles. Les comités répondirent qu'il faudrait enfin juger les patriotes renfermés, et ne pas les détenir plus long-temps s'ils étaient innocens. Proposer leur jugement, c'était proposer leur élargissement, car leurs délits étaient pour la plupart de ces délits politiques, insaisissables de leur nature. Excepté quelques membres des comités révolutionnaires, signalés par des excès atroces, la plupart ne pouvaient être légalement condamnés. Plusieurs sections vinrent demander qu'on leur accordât quelques jours de permanence, pour motiver l'arrestation et le désarmement de ceux qu'elles avaient enfermés; elles dirent que dans le premier moment elles n'avaient pu ni rechercher les preuves, ni donner des motifs; mais elles offraient de les fournir. On n'écouta pas ces propositions, qui cachaient le désir de s'assembler et d'obtenir la permanence; et on demanda aux comités un projet pour mettre en jugement les patriotes détenus.

Une violente dispute s'éleva sur ce projet. Les uns voulaient envoyer les patriotes par devant les tribunaux des départemens; les autres, se défiant des passions locales, s'opposaient à ce mode de jugement, et voulaient qu'on choisît dans la convention une commission de douze membres, pour faire le triage des détenus, pour élargir ceux contre lesquels ne s'élevaient pas des charges suffisantes, et traduire les autres devant les tribunaux criminels. Ils disaient que cette commission, étrangère aux haines qui fermentaient dans les départemens, ferait meilleure justice, et ne confondrait pas les patriotes compromis par l'ardeur de leur zèle, avec les hommes coupables qui avaient pris part aux cruautés de la tyrannie décemvirale. Tous les ennemis opiniâtres des patriotes se soulevèrent à l'idée de cette commission, qui allait agir comme le comité de sûreté générale renouvelé après le 9 thermidor, c'est-à-dire élargir en masse. Ils demandèrent comment cette commission de douze membres pourrait juger vingt ou vingt-cinq mille affaires. On répondit tout simplement qu'elle ferait comme le comité de sûreté générale, qui en avait jugé quatre-vingt ou cent mille, lors de l'ouverture des prisons. Mais c'était justement de cette manière de juger qu'on ne voulait pas. Après plusieurs jours de débats, entremêlés de pétitions plus hardies les unes que les autres, on décida enfin que les patriotes seraient jugés par les tribunaux des départemens, et on renvoya le décret aux comités pour en modifier certaines dispositions secondaires. Il fallut consentir aussi à la continuation du rapport sur les députés compromis dans leurs missions. On décréta d'arrestation [6] Lequinio, Lanot, Lefiot, Dupin, Bô, Piorry, Maxieu, Chaudron-Rousseau, Laplanche, Fouché; et on commença le procès de Lebon. Dans cet instant, la convention avait autant de ses membres en prison qu'au temps de la terreur. Ainsi les partisans de la clémence n'avaient rien à regretter, et avaient rendu le mal pour le mal.

La constitution avait été présentée par la commission des onze; elle fut discutée pendant les trois mois de messidor, thermidor et fructidor an III, et fut successivement décrétée avec peu de changemens. Ses auteurs étaient Lesage, Daunou, Boissy-d'Anglas, Creuzé-Latouche, Berlier, Louvet, Larévellière-Lépeaux, Lanjuinais, Durand-Maillane, Baudin (des Ardennes) et Thibaudeau. Sieyès n'avait pas voulu faire partie de cette commission; car en fait de constitution, il était encore plus absolu que sur tout le reste. Les constitutions étaient l'objet des réflexions de toute sa vie; elles étaient sa vocation particulière. Il en avait une toute prête dans sa tête; et il n'était pas homme à en faire le sacrifice. Il vint la proposer en son nom et sans l'intermédiaire de la commission. L'assemblée, par égard pour son génie, voulut bien l'écouter, mais n'adopta pas son projet. On la verra reparaître plus tard, et il sera temps alors de faire connaître cette conception, remarquable dans l'histoire de l'esprit humain. Celle qui fut adoptée était analogue aux progrès qu'avaient faits les esprits. En 91, on était à la fois si novice et si bienveillant, qu'on n'avait pas pu concevoir l'existence d'un corps aristocratique contrôlant les volontés de la représentation nationale, et on avait cependant admis, conservé avec respect, et presque avec amour, le pouvoir royal. Pourtant, en y réfléchissant mieux, on aurait vu qu'un corps aristocratique est de tous les pays, et même qu'il convient plus particulièrement aux républiques; qu'un grand état se passe très-bien d'un roi, mais jamais d'un sénat. En 1795, on venait de voir à quels désordres est exposée une assemblée unique, on consentit à l'établissement d'un corps législatif partagé en deux assemblées. On était alors moins irrité contre l'aristocratie que contre la royauté, parce qu'en effet on redoutait davantage la dernière. Aussi mit-on plus de soin à s'en défendre dans la composition d'un pouvoir exécutif. Il y avait dans la commission un parti monarchique, composé de Lesage, Lanjuinais, Durand-Maillane et Boissy-d'Anglas. Ce parti proposait un président; on n'en voulut pas. «Peut-être un jour, dit Louvet, on vous nommerait un Bourbon.» Baudin (des Ardennes) et Daunou proposaient deux consuls; d'autres en demandaient trois. On préféra cinq directeurs délibérant à la majorité. On ne donna à ce pouvoir exécutif aucun des attributs essentiels de la royauté, comme l'inviolabilité, la sanction des lois, le pouvoir judiciaire, le droit de paix et de guerre. Il avait la simple inviolabilité des députés, la promulgation et l'exécution des lois, la direction, mais non le vote de la guerre, la négociation, mais non la ratification des traités.

Telles furent les bases sur lesquelles reposa la constitution directoriale. En conséquence on décréta:

Un conseil, dit des Cinq-Cents , composé de cinq cents membres, âgés de trente ans au moins, ayant seuls la proposition des lois, se renouvelant par tiers tous les ans;

Un conseil, dit des Anciens , composé de deux cent cinquante membres, âgés de quarante ans au moins, tous ou veufs ou mariés, ayant la sanction des lois, se renouvelant aussi par tiers;

Enfin un directoire exécutif, composé de cinq membres, délibérant à la majorité, se renouvelant tous les ans par cinquième, ayant des ministres responsables, promulgant les lois et les faisant exécuter, ayant la disposition des forces de terre et de mer, les relations extérieures, la faculté de repousser les premières hostilités, mais ne pouvant faire la guerre sans le consentement du corps législatif; négociant les traités et les soumettant à la ratification du corps législatif, sauf les articles secrets qu'il avait la faculté de stipuler s'ils n'étaient pas destructifs des articles patens.

Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante:

Tous les citoyens âgés de vingt-un ans se réunissaient de droit en assemblée primaire tous les premiers du mois de prairial, et nommaient des assemblées électorales. Ces assemblées électorales se réunissaient tous les 20 de prairial, et nommaient les deux conseils. Les deux conseils nommaient le directoire. On avait pensé que le pouvoir exécutif, étant nommé par le pouvoir législatif, en serait plus dépendant; on fut déterminé aussi par une raison tirée des circonstances. La république n'étant pas encore dans les habitudes de la France, et étant plutôt une opinion des hommes éclairés ou compromis dans la révolution qu'un sentiment général, on ne voulut pas confier la composition du pouvoir exécutif aux masses. On pensait donc que, dans les premières années surtout, les auteurs de la révolution, devant dominer naturellement dans le corps législatif, choisiraient des directeurs capables de défendre leur ouvrage.

Le pouvoir judiciaire fut confié à des juges électifs. On institua des juges de paix. On établit un tribunal civil par département, jugeant en première instance les causes du département, et en appel celles des départemens voisins. On ajouta une cour criminelle composée de cinq membres et d'un jury.

On n'admit point d'assemblées communales, mais des administrations municipales et départementales composées de trois ou cinq membres et davantage, suivant la population; elles devaient être formées par la voie d'élection. L'expérience fit adopter des dispositions accessoires et d'une grande importance. Ainsi le corps législatif désignait lui-même sa résidence, et pouvait se transporter dans la commune qu'il lui plaisait de choisir. Aucune loi ne pouvait être discutée sans trois lectures préalables, à moins qu'elle ne fût qualifiée de mesure d'urgence, et reconnue telle par le conseil des anciens. C'était un moyen de prévenir ces résolutions si rapides et si tôt rapportées, que la convention avait prises si souvent. Enfin, toute société se qualifiant de populaire, tenant des séances publiques, ayant un bureau, des tribunes, des affiliations, était interdite. La presse était entièrement libre. Les émigrés étaient expulsés à jamais du territoire de la république; les biens nationaux irrévocablement acquis aux acheteurs. Tous les cultes furent déclarés libres, quoique non reconnus, ni salariés par l'état.

Telle fut la constitution par laquelle on espérait maintenir la France en république. Il se présentait une question importante: la constituante, par ostentation de désintéressement, s'était exclue du corps législatif qui la remplaça; la convention ferait-elle de même? Il faut en convenir, une pareille détermination eût été une grande imprudence. Chez un peuple mobile, qui, après avoir vécu quatorze siècles sous la monarchie, l'avait renversée dans un moment d'enthousiasme, la république n'était pas tellement dans les moeurs, qu'on pût en abandonner l'établissement au seul cours des choses. La révolution ne pouvait être bien défendue que par ses auteurs. La convention était composée en grande partie de constituants et de membres de la législative; elle réunissait les hommes qui avaient aboli l'ancienne constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789, qui avaient renversé le trône au 10 août, qui avaient, le 21 janvier, immolé le chef de la dynastie des Bourbons, et qui, pendant trois ans, avaient fait contre l'Europe des efforts inouis pour soutenir leur ouvrage; eux seuls étaient capables de bien défendre la révolution, consacrée dans la constitution directoriale. Aussi, ne se targuant pas d'un vain désintéressement, ils décrétèrent, le 5 fructidor (22 août), que le nouveau corps législatif se composerait des deux tiers de la convention, et qu'il ne serait nommé qu'un nouveau tiers. La question était de savoir si la convention désignerait elle-même les deux tiers à conserver, ou si elle laisserait ce soin aux assemblées électorales. Après une dispute épouvantable, il fut convenu, le 13 fructidor (30 août), que les assemblées électorales seraient chargées de ce choix. On décida que les assemblées primaires se réuniraient le 20 fructidor (6 septembre) pour accepter la constitution et les deux décrets des 5 et 13 fructidor. On décréta, en outre, qu'après avoir émis leur vote sur la constitution et les décrets, les assemblées primaires se réuniraient de nouveau, et feraient actuellement, c'est-à-dire en l'an III (1795), les élections du 1er prairial de l'année suivante. La convention annonçait par là qu'elle allait déposer la dictature, et mettre la constitution en activité. Elle décréta aussi que les armées, quoique privées ordinairement du droit de délibérer, se réuniraient cependant sur le champ de bataille qu'elles occuperaient dans le moment, pour voter la constitution. Il fallait, disait-on, que ceux qui devaient la défendre pussent la consentir. C'était intéresser les armées à la révolution par leur vote même.

A peine ces résolutions furent-elles prises, que les ennemis si nombreux et si divers de la convention s'en montrèrent désolés. Peu importait la constitution à la plupart d'entre eux. Toute constitution leur convenait, pourvu qu'elle donnât lieu à un renouvellement général de tous les membres du gouvernement. Les royalistes voulaient ce renouvellement pour amener du trouble, pour réunir le plus grand nombre possible d'hommes de leur choix, et pour se servir de la république même au profit de la royauté; ils le voulaient surtout pour écarter les conventionnels, si intéressés à combattre la contre-révolution, et pour appeler des hommes nouveaux, inexpérimentés, non compromis, et plus aisés à séduire. Beaucoup de gens de lettres, d'écrivains, d'hommes inconnus, empressés de s'élancer dans la carrière politique, non par esprit de contre-révolution, mais par ambition personnelle, désiraient aussi ce renouvellement complet, pour avoir un plus grand nombre de places à occuper. Les uns et les autres se répandirent dans les sections, et les excitèrent contre les décrets. La convention, disaient-ils, voulait se perpétuer au pouvoir; elle parlait des droits du peuple, et cependant elle en ajournait indéfiniment l'exercice; elle lui commandait ses choix, elle ne lui permettait pas de préférer les hommes qui étaient restés purs de crimes; elle voulait conserver forcément une majorité composée d'hommes qui avaient couvert la France d'échafauds. Ainsi, ajoutaient-ils, la nouvelle législature ne serait pas purgée de tous les terroristes; ainsi la France ne serait pas entièrement rassurée sur son avenir, et n'aurait pas la certitude de ne jamais voir renaître un régime affreux. Ces déclamations agissaient sur un grand nombre d'esprits: toute la bourgeoisie des sections, qui voulait bien les nouvelles institutions telles qu'on les lui donnait, mais qui avait une peur excessive du retour de la terreur; des hommes sincères, mais irréfléchis, qui rêvaient une république sans tache, et qui souhaitaient placer au pouvoir une génération nouvelle et pure; des jeunes gens, épris de ces mêmes chimères, beaucoup d'imaginations avides de nouveauté, voyaient avec le plus vif regret la convention se perpétuer ainsi pendant deux ou trois ans. La cohue des journalistes se souleva. Une foule d'hommes, qui avaient rang dans la littérature, ou qui avaient figuré dans les anciennes assemblées, parurent aux tribunes des sections. MM. Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Fiévée, Vaublaric, Pastoret, Dupont de Nemours, Quatremère de Quincy, Delalot, le fougueux converti La Harpe, le général Miranda, échappé des prisons où l'avait fait enfermer sa conduite à Nerwinde, l'espagnol Marchenna, soustrait à la proscription de ses amis les girondins, le chef de l'agence royaliste Lemaître, se signalèrent par des pamphlets ou des discours véhémens dans les sections: le déchaînement fut universel.

Le plan à suivre était tout simple, c'était d'accepter la constitution et de rejeter les décrets. C'est ce qu'on proposa de faire à Paris, et ce qu'on engagea toutes les sections de la France à faire aussi. Mais les intrigans qui agitaient les sections, et qui voulaient pousser l'opposition jusqu'à l'insurrection, désiraient un plan plus étendu. Ils voulaient que les assemblées primaires, après avoir accepté la constitution et rejeté les décrets des 5 et 13 fructidor, se constituassent en permanence; qu'elles déclarassent les pouvoirs de la convention expirés, et les assemblées électorales libres de choisir leurs députés partout où il leur plairait de les prendre; enfin, qu'elles ne consentissent à se séparer qu'après l'installation du nouveau corps législatif. Les agens de Lemaître firent parvenir ce plan dans les environs de Paris; ils écrivirent en Normandie, où l'on intriguait beaucoup pour le régime de 91; en Bretagne, dans la Gironde, partout où ils avaient des relations. L'une de leurs lettres fut saisie, et publiée à la tribune. La convention vit sans effroi les préparatifs qu'on faisait contre elle, et attendit avec calme la décision des assemblées primaires de toute la France, certaine que la majorité se prononcerait en sa faveur. Cependant, soupçonnant l'intention d'une nouvelle journée, elle fit avancer quelques troupes, et les réunit dans le camp des Sablons, sous Paris.

La section Lepelletier, autrefois Saint-Thomas, ne pouvait manquer de se distinguer ici; elle vint, avec celles du Mail, de la Butte-des-Moulins, des Champs-Elysées, du Théâtre-Français (l'Odéon), adresser des pétitions à l'assemblée. Elles s'accordaient toutes à demander si les Parisiens avaient démérité, si on se défiait d'eux, puisqu'on appelait des troupes; elles se plaignaient de la prétendue violence faite à leurs choix, et se servaient de ces expressions insolentes: «Méritez nos choix, et ne les commandez pas.» La convention répondit d'une manière ferme à toutes ces adresses, et se borna à dire qu'elle attendait avec respect la manifestation de la volonté nationale, qu'elle s'y soumettrait dès qu'elle serait connue, et qu'elle obligerait tout le monde à s'y soumettre.

Ce qu'on voulait surtout, c'était établir un point central pour communiquer avec toutes les sections, pour leur donner une impulsion commune, et pour organiser ainsi la révolte. On avait eu assez d'exemples sous les yeux, pour savoir que c'était là le premier besoin. La section Lepelletier s'institua centre; elle avait droit à cet honneur, car elle avait toujours été la plus ardente. Elle commença par publier un acte de garantie aussi maladroit qu'inutile. Les pouvoirs du corps constituant, disait-elle, cessaient en présence du peuple souverain; les assemblées primaires représentaient le peuple souverain; elles avaient le droit d'exprimer une opinion quelconque sur la constitution et sur les décrets; elles étaient sous la sauvegarde les unes des autres; elles se devaient la garantie réciproque de leur indépendance. Personne ne niait cela, sauf une modification qu'il fallait ajouter à ces maximes; c'est que le corps constituant conservait ses pouvoirs jusqu'à ce que la décision de la majorité fût connue. Du reste, ces vaines généralités n'étaient qu'un moyen pour arriver à une autre mesure. La section Lepelletier proposa aux quarante-huit sections de Paris de désigner chacune un commissaire, pour exprimer les sentimens des citoyens de la capitale sur la constitution et les décrets. Ici commençait l'infraction aux lois; car il était défendu aux assemblées primaires de communiquer entre elles, de s'envoyer des commissaires ou des adresses. La convention cassa l'arrêté, et déclara qu'elle considérerait son exécution comme un attentat à la sûreté publique.

Les sections n'étant pas encore assez enhardies cédèrent, et se mirent à recueillir les votes sur la constitution et les décrets. Elles commencèrent par chasser, sans aucune forme légale, les patriotes qui venaient voter dans leur sein. Dans les unes, on les mit tout simplement à la porte de la salle; dans les autres, on leur signifia, par des placards, qu'ils eussent à rester chez eux, car s'ils paraissaient à la section on les en chasserait ignominieusement. Les individus privés ainsi d'exercer leurs droits étaient fort nombreux; ils accoururent à la convention pour réclamer contre la violence qui leur était faite. La convention désapprouva la conduite des sections, mais refusa d'intervenir, pour ne point paraître recruter des votes, et pour que l'abus même prouvât la liberté de la délibération. Les patriotes, chassés de leurs sections, s'étaient réfugiés dans les tribunes de la convention; ils les occupaient en grand nombre, et tous les jours ils demandaient aux comités de leur rendre leurs armes, assurant qu'ils étaient prêts à les employer à la défense de la république.

Toutes les sections de Paris, excepté celle des Quinze-Vingts, acceptèrent la constitution, et rejetèrent les décrets. Il n'en fut point de même dans le reste de la France. L'opposition, comme il arrive toujours, était moins ardente dans les provinces que dans la capitale. Les royalistes, les intrigans, les ambitieux, qui avaient intérêt à presser le renouvellement du corps législatif et du gouvernement, n'étaient nombreux qu'à Paris; aussi, dans les provinces, les assemblées furent-elles calmes, quoique parfaitement libres; elles adoptèrent la constitution à la presque unanimité, et les décrets à une grande majorité. Quant aux armées, elles reçurent la constitution avec enthousiasme dans la Bretagne et la Vendée, aux Alpes et sur le Rhin. Les camps, changés en assemblées primaires, retentirent d'acclamations. Ils étaient pleins d'hommes dévoués à la révolution, et qui lui étaient attachés par les sacrifices mêmes qu'ils avaient faits pour elle. Ce déchaînement qu'on montrait à Paris contre le gouvernement révolutionnaire était tout à fait inconnu dans les armées. Les réquisitionnaires de 1793, dont elles étaient remplies, conservaient le plus grand souvenir de ce fameux comité, qui les avait bien mieux conduits et nourris que le nouveau gouvernement. Arrachés à la vie privée, habitués à braver les fatigues et la mort, nourris de gloire et d'illusions, ils avaient encore cet enthousiasme qui, dans l'intérieur de la France, commençait à se dissiper; ils étaient fiers de se dire soldats d'une république défendue par eux contre tous les rois de l'Europe, et qui, en quelque sorte, était leur ouvrage. Ils juraient avec sincérité de ne pas la laisser périr. L'armée de Sambre-et-Meuse, que commandait Jourdan, partageait les nobles sentimens de son brave chef. C'était elle qui avait vaincu à Watignies et débloqué Maubeuge; c'était elle qui avait vaincu à Fleurus et donné la Belgique à la France; c'était elle enfin, qui, par les victoires de l'Ourthe et de la Roër, venait de lui assurer la ligne du Rhin. Cette armée, qui avait le mieux mérité de la république, lui était aussi le plus attachée. Elle venait de passer le Rhin; elle s'arrêta sur le champ de bataille, et on vit soixante mille hommes accepter à la fois la nouvelle constitution républicaine.

Ces nouvelles, arrivant successivement à Paris, réjouissaient la convention et attristaient fort les sectionnaires. Chaque jour, ils venaient présenter des adresses, où ils déclaraient le vote de leur assemblée, et annonçaient avec une joie insultante que la constitution était acceptée et les décrets rejetés. Les patriotes amassés dans les tribunes murmuraient; mais dans le même instant on lisait des procès-verbaux envoyés des départemens, qui, presque tous, annonçaient l'acceptation et de la constitution et des décrets. Alors les patriotes éclataient en applaudissemens furibonds, et narguaient de leurs éclats de joie les pétitionnaires des sections assis à la barre. Les derniers jours de fructidor se passèrent en scènes de ce genre. Enfin le 1er vendémiaire de l'an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.

La constitution était acceptée à la presque unanimité des votans, et les décrets à une immense majorité. Quelques mille voix cependant s'étaient prononcées contre les décrets, et ça et là quelques-unes avaient osé demander un roi: c'était une preuve suffisante que la plus parfaite liberté avait régné dans les assemblées primaires. Ce même jour, la constitution et les décrets furent solennellement déclarés par la convention lois de l'état. Cette déclaration fut suivie d'applaudissemens prolongés. La convention décréta ensuite que les assemblées primaires qui n'avaient pas encore nommé leurs électeurs, devraient achever cette nomination avant le 10 vendémiaire (2 octobre); que les assemblées électorales se formeraient le 20, et devraient finir leurs opérations au plus tard le 29 (21 octobre); qu'enfin le nouveau corps législatif se réunirait le 15 brumaire (6 novembre).

Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les sectionnaires. Ils avaient espéré jusqu'au dernier moment que la France donnerait un vote semblable à celui de Paris, et qu'ils seraient délivrés de ce qu'ils appelaient les deux tiers; mais le dernier décret ne leur permettait plus aucun espoir. Affectant de ne pas croire à une loyale supputation des votes, ils envoyèrent des commissaires au comité des décrets, pour vérifier les procès-verbaux. Cette injurieuse démarche ne fut point mal accueillie. On consentit à leur montrer les procès-verbaux et à leur laisser faire le compte des votes; ils le trouvèrent exact. Dès lors ils n'eurent plus même cette malheureuse objection d'une erreur de calcul ou d'un mensonge; il ne leur resta plus que l'insurrection. Mais c'était un parti violent, et il n'était pas aisé de s'y résoudre. Les ambitieux qui désiraient éloigner les hommes de la révolution, pour prendre leur place dans le gouvernement républicain; les jeunes gens qui voulaient étaler leur courage, et qui avaient même servi pour la plupart; les royalistes enfin qui n'avaient d'autre ressource qu'une attaque de vive force, pouvaient s'exposer volontiers à la chance d'un combat; mais cette masse d'hommes paisibles, entraînés à figurer dans les sections par peur des terroristes plutôt que par courage politique, n'étaient pas faciles à décider. D'abord l'insurrection ne convenait pas à leurs principes; comment, en effet, des ennemis de l'anarchie pouvaient-ils attaquer le pouvoir établi et reconnu? Les partis, il est vrai, craignent peu les contradictions: mais comment des bourgeois, qui n'étaient jamais sortis de leurs comptoirs ou de leurs maisons, oseraient-ils attaquer des troupes de ligne, armées de canons? Cependant les intrigans royalistes, les ambitieux, se jetèrent dans les sections, parlèrent d'intérêt public et d'honneur; ils dirent qu'il n'y avait pas de sûreté à être gouverné encore par des conventionnels; qu'on resterait toujours exposé au terrorisme, que du reste il était honteux de reculer et de se laisser soumettre. On s'adressa à la vanité. Les jeunes gens qui revenaient des armées firent grand bruit, entraînèrent les timides, les empêchèrent de manifester leurs craintes, et tout se prépara pour un coup d'éclat. Des groupes de jeunes gens parcouraient les rues en criant: A bas les deux tiers! Lorsque les soldats de la convention voulaient les disperser et les empêcher de proférer des cris séditieux, ils ripostaient à coups de fusil. Il y eut différentes émeutes, le plusieurs coups de feu au milieu même du Palais-Royal.

Lemaître et ses collègues, voyant le succès de leurs projets, avaient fait venir à Paris plusieurs chefs de chouans et un certain nombre d'émigrés; ils les tenaient cachés, et n'attendaient que le premier signal pour les faire paraître. Ils avaient réussi à provoquer des mouvemens à Orléans, à Chartres, à Dreux, à Verneuil et à Nonancourt. A Chartres, un représentant, Letellier, n'ayant pu empêcher une émeute, s'était brûlé la cervelle. Quoique ces mouvemens eussent été réprimés, un succès à Paris pouvait entraîner un mouvement général. Rien ne fut oublié pour le fomenter, et bientôt le succès des conspirateurs parut complet.

Le projet de l'insurrection n'était pas encore résolu; mais les honnêtes bourgeois de Paris se laissaient peu à peu entraîner par des jeunes gens et des intrigans. Bientôt ils allaient, de bravades en bravades, se trouver engagés irrévocablement. La section Lepelletier était toujours la plus agitée. Ce qu'il fallait, avant de songer à aucune tentative, c'était, comme nous l'avons dit, établir une direction centrale. On en cherchait depuis longtemps le moyen. On pensa que l'assemblée des électeurs, nommée par toutes les assemblées primaires de Paris, pourrait devenir cette autorité centrale; mais, d'après le dernier décret, cette assemblée ne devait pas se réunir avant le 20; et on ne voulait pas attendre aussi longtemps. La section Lepelletier imagina alors un arrêté, fondé sur un motif assez singulier. La constitution, disait-elle, ne mettait que vingt jours d'intervalle entre la réunion des assemblées primaires et celle des assemblées électorales. Les assemblées primaires s'étaient réunies cette fois le 20 fructidor, les assemblées électorales devaient donc se réunir le 10 vendémiaire. La convention n'avait fixé cette réunion que pour le 20; mais c'était évidemment pour retarder encore la mise en activité de la constitution et le partage du pouvoir avec le nouveau tiers. En conséquence, pour sauvegarder les droits de citoyens, la section Lepelletier arrêtait que les électeurs déjà nommés se réuniraient sur-le-champ; elle communiqua l'arrêté aux autres sections pour le leur faire approuver. Il le fut par plusieurs d'entre elles. La réunion fut fixée pour le 11, au Théâtre-Français (salle de l'Odéon).

Le 11 vendémiaire (3 octobre), une partie des électeurs se rassembla dans la salle du théâtre, sous la protection de quelques bataillons de la garde nationale. Une multitude de curieux accoururent sur la place de l'Odéon, et formèrent bientôt un rassemblement considérable. Les comités de sûreté générale et de salut public, les trois représentans qui depuis le 4 prairial avaient conservé la direction de la force armée, étaient toujours réunis dans les occasions importantes. Ils coururent à la convention lui dénoncer cette première démarche, qui dénotait évidemment un projet d'insurrection. La convention était assemblée pour célébrer une fête funèbre dans la salle de ses séances, en l'honneur des malheureux girondins. On voulait remettre la fête; Tallien s'y opposa; il dit qu'il ne serait pas digne de l'assemblée de l'interrompre, et qu'elle devait vaquer à ses travaux accoutumés, au milieu de tous les périls. On rendit un décret portant l'ordre de se séparer, à toute réunion d'électeurs, formée ou d'une manière illégale, ou avant le terme prescrit, ou pour un objet étranger à ses fonctions électorales. Pour ouvrir une issue à ceux qui auraient envie de reculer, on ajouta au décret que tous ceux qui, entraînés à des démarches illégales, rentreraient immédiatement dans le devoir, seraient exempts de poursuites. Sur-le-champ des officiers de police, escortés seulement de six dragons, furent envoyés sur la place de l'Odéon pour faire la proclamation du décret. Les comités voulaient autant que possible éviter l'emploi de la force. La foule s'était augmentée à l'Odéon, surtout vers la nuit. L'intérieur du théâtre était mal éclairé; une multitude de sectionnaires occupaient les loges; ceux qui prenaient une part active à l'événement se promenaient sur le théâtre avec agitation. On n'osait rien délibérer, rien décider. En apprenant l'arrivée des officiers de police chargés de lire le décret, on courut sur la place de l'Odéon. Déjà la foule les avait entourés; on se précipita sur eux, on éteignit les torches qu'ils portaient, et on obligea les dragons à s'enfuir. On rentra alors dans la salle du théâtre, en s'applaudissant de ce succès; on fit des discours, on se promit avec serment de résister à la tyrannie; mais aucune mesure ne fut prise pour appuyer la démarche décisive qu'on venait de faire. La nuit s'avançait: beaucoup de curieux et de sectionnaires se retiraient; la salle commença à se dégarnir, et finit par être abandonnée tout à fait à l'approche de la force armée, qui arriva bientôt. En effet, les comités avaient ordonné au général Menou, nommé, depuis le 4 prairial, général de l'armée de l'intérieur, de faire avancer une colonne du camp des Sablons. La colonne arriva avec deux pièces de canon, et ne trouva plus personne ni sur la place, ni dans la salle de l'Odéon.

Cette scène, quoique sans résultat, causa néanmoins une grande émotion. Les sectionnaires venaient d'essayer leurs forces, et avaient pris quelque courage, comme il arrive toujours après une première incartade. La convention et ses partisans avaient vu avec effroi les événemens de cette journée, et, plus prompts à croire aux résolutions de leurs adversaires, que leurs adversaires à les former, ils n'avaient plus douté de l'insurrection. Les patriotes, mécontens de la convention, qui les avait si rudement traités, mais pleins de leur ardeur accoutumée, sentirent qu'il fallait immoler leurs ressentimens à leur cause; et, dans la nuit même, ils accoururent en foule auprès des comités pour offrir leurs bras et demander des armes. Les uns étaient sortis la veille des prisons, les autres venaient d'être exclus des assemblées primaires: tous avaient les plus grands motifs de zèle. A eux se joignaient une foule d'officiers, rayés des rôles de l'armée par le réacteur Aubry. Les thermidoriens, dominant toujours dans les comités, et entièrement revenus à la Montagne, n'hésitèrent pas à accueillir les offres des patriotes, et leur avis fut appuyé par plus d'un girondin. Louvet, dans des réunions qui avaient lieu chez un ami commun des girondins et des thermidoriens, avait déjà proposé de réarmer les faubourgs, de rouvrir même les jacobins, sauf à les fermer ensuite si cela devenait encore nécessaire. On n'hésita donc pas à délivrer des armes à tous les citoyens qui se présentèrent; on leur donna pour officiers les militaires qui étaient à Paris sans emploi. Le vieux et brave général Berruyer fut chargé de les commander. Cet armement se fit dans la matinée même du 12. Le bruit s'en répandit sur-le-champ dans tous les quartiers. Ce fut un excellent prétexte pour les agitateurs des sections, qui cherchaient à compromettre les paisibles citoyens de Paris. La convention voulait, disaient-ils, recommencer la terreur; elle venait de réarmer les terroristes; elle allait les lancer sur les honnêtes gens; les propriétés, les personnes, n'étaient plus en sûreté; il fallait courir aux armes pour se défendre. En effet, les sections de Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Théâtre-Français, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus, du Temple, se déclarèrent en rébellion, firent battre la générale dans leurs quartiers, et enjoignirent à tous les citoyens de la garde nationale de se rendre à leurs bataillons, pour veiller à la sûreté publique, menacée par les terroristes. La section Lepelletier se constitua aussitôt en permanence, et devint le centre de toutes les intrigues contre-révolutionnaires. Les tambours et les proclamateurs des sections se répandirent dans Paris avec une singulière audace, et donnèrent le signal du soulèvement. Les citoyens, ainsi excités par les bruits qu'on répandait, se rendirent en armes à leurs sections, prêts à céder à toutes les suggestions d'une jeunesse imprudente et d'une faction perfide.

La convention se déclara aussitôt en permanence, et somma ses comités de veiller à la sûreté publique et à l'exécution de ses décrets. Elle rapporta la loi qui ordonnait le désarmement des patriotes, et légalisa ainsi les mesures prises par ses comités; mais elle fit en même temps une proclamation pour calmer les habitans de Paris, et pour les rassurer sur les intentions et le patriotisme des hommes auxquels on venait de rendre leurs armes.

Les comités, voyant que la section Lepelletier devenait le foyer de toutes les intrigues, et serait peut-être bientôt le quartier-général des rebelles, arrêtèrent que la section serait entourée et désarmée le jour même. Menou reçut de nouveau l'ordre de quitter les Sablons avec un corps de troupes et des canons. Ce général Menou, bon officier, citoyen doux et modéré, avait eu pendant la révolution l'existence la plus pénible et la plus agitée. Chargé de combattre dans la Vendée, il avait été en butte à toutes les vexations du parti Ronsin. Traduit à Paris, menacé d'un jugement, il n'avait dû la vie qu'au 9 thermidor. Nommé général de l'armée de l'intérieur au 4 prairial, et chargé de marcher sur les faubourgs, il avait eu alors à combattre des hommes qui étaient ses ennemis naturels, qui étaient d'ailleurs poursuivis par l'opinion, qui enfin, dans leur énergie, ménageaient trop peu la vie des autres pour qu'on se fit scrupule de sacrifier la leur; mais aujourd'hui c'était la brillante population de la capitale, c'était la jeunesse des meilleures familles, c'était la classe enfin qui faisait l'opinion, qu'il lui fallait mitrailler si elle persistait dans son imprudence. Il était donc dans une cruelle perplexité, comme il arrive toujours à l'homme faible, qui ne sait ni renoncer à sa place, ni se résoudre à une commission rigoureuse. Il fit marcher ses colonnes fort tard; il laissa les sections proclamer tout ce qu'elles voulurent pendant la journée du 12; il se mit ensuite à parlementer secrètement avec quelques-uns de leurs chefs, au lieu d'agir; il déclara même aux trois représentans chargés de diriger la force armée, qu'il ne voulait pas avoir sous ses ordres le bataillon des patriotes. Les représentans lui répondirent que ce bataillon était sous les ordres du général Berruyer seul. Ils le pressèrent d'agir, sans dénoncer encore aux deux comités ses hésitations et sa mollesse. Ils virent d'ailleurs la même répugnance chez plus d'un officier, et entre autres chez les deux généraux de brigade Despierre et Debar, qui, prétextant une maladie, ne se trouvaient pas à leur poste. Enfin, vers la nuit, Menou s'avança avec le représentant Laporte sur la section Lepelletier. Elle siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, qui a été remplacé depuis par le bel édifice de la Bourse. On s'y rendait par la rue Vivienne. Menou entassa son infanterie, sa cavalerie, ses canons, dans cette rue, et se mit dans une position où il aurait combattu avec peine, enveloppé par la multitude des sectionnaires qui fermaient toutes les issues, et qui remplissaient les fenêtres des maisons. Menou fit rouler ses canons jusqu'à la porte du couvent, et entra avec le représentant Laporte et un bataillon dans la salle même de la section. Les membres de la section, au lieu d'être formés en assemblée délibérante, étaient armés, rangés en ligne, ayant leur président en tête: c'était M. Delalot. Le général et le représentant les sommèrent de rendre leurs armes; ils s'y refusèrent. Le président Delalot, voyant l'hésitation avec laquelle on faisait cette sommation, y répondit avec chaleur, parla aux soldats de Menou avec à-propos et présence d'esprit, et déclara qu'il faudrait en venir aux dernières extrémités pour arracher les armes à la section. Combattre dans cet espace étroit, ou se retirer pour foudroyer la salle à coups de canon, était une alternative douloureuse. Cependant, si Menou eût parlé avec fermeté, et braqué son artillerie, il est douteux que la résolution des sectionnaires se fût maintenue jusqu'au bout. Menou et Laporte aimèrent mieux une capitulation; ils promirent de faire retirer les troupes conventionnelles, à condition que la section se séparerait sur-le-champ; elle promit ou feignit de le promettre. Une partie du bataillon défila comme pour se retirer. Menou, de son côté, sortit avec sa troupe, et fit rebrousser chemin à ses colonnes qui eurent peine à traverser la foule amassée dans les quartiers environnans. Tandis qu'il avait la faiblesse de céder devant la fermeté de la section Lepelletier, celle-ci était rentrée dans le lieu de ses séances, et, fière d'avoir résisté, s'enhardissait davantage dans sa rébellion. Le bruit se répandit sur-le-champ que les décrets n'étaient pas exécutés, que l'insurrection restait victorieuse; que les troupes revenaient sans avoir fait triompher l'autorité de la convention. Une foule de témoins de cette scène coururent aux tribunes de l'assemblée, qui était en permanence, avertirent les députés, et on entendit crier de tous côtés: Nous sommes trahis! nous sommes trahis! à la barre le général Menou! On somma les comités de venir donner des explications.

Dans ce moment, les comités, avertis de ce qui venait de se passer, étaient dans la plus grande agitation. On voulait arrêter Menou, et le juger sur-le-champ. Cependant cela ne remédiait à rien; il fallait suppléer à ce qu'il n'avait pas fait. Mais quarante membres, discutant des mesures d'exécution, étaient peu propres à s'entendre et à agir avec la vigueur et la précision nécessaires. Trois représentans, chargés de diriger la force armée, n'étaient pas non plus une autorité assez énergique. On songea à nommer un chef comme dans toutes les occasions décisives; et dans cet instant, qui rappelait tous les dangers de thermidor, on songea au député Barras, qui, en sa qualité de général de brigade, avait reçu le commandement dans cette journée fameuse, et s'en était acquitté avec toute l'énergie désirable. Le député Barras avait une grande taille, une voix forte; il ne pouvait pas faire de longs discours, mais il excellait à improviser quelques phrases énergiques et véhémentes, qui donnaient de lui l'idée d'un homme résolu et dévoué. On le nomma général de l'armée de l'intérieur, et on lui donna comme adjoints les trois représentans chargés avant lui de diriger la force armée. Une circonstance rendait ce choix fort heureux. Barras avait auprès de lui un officier très capable de commander, et il n'aurait pas eu la petitesse d'esprit de vouloir écarter un homme plus habile que lui. Tous les députés, envoyés en mission à l'armée d'Italie, connaissaient le jeune officier d'artillerie qui avait décidé la prise de Toulon, et fait tomber Saorgio et les lignes de la Roya. Ce jeune officier, devenu général de brigade, avait été destitué par Aubry, et se trouvait à Paris en non-activité, réduit presque à l'indigence. Il avait été introduit chez madame Tallien, qui l'accueillit avec sa bonté accoutumée, et qui même sollicitait pour lui. Sa taille était grêle et peu élevée, ses joues caves et livides; mais ses beaux traits, ses yeux fixes et perçans, son langage ferme et original, attiraient l'attention. Souvent il parlait d'un théâtre de guerre décisif, où la république trouverait des victoires et la paix: c'était l'Italie. Il y revenait constamment. Aussi, lorsque les lignes de l'Apennin furent perdues sous Kellermann, on l'appela au comité pour lui demander son avis. On lui confia dès lors la rédaction des dépêches, et il demeura attaché à la direction des opérations militaires. Barras songea à lui le 12 vendémiaire dans la nuit; il le demanda pour commandant en second, ce qui fut accordé.

Les deux choix, soumis à la convention dans la nuit même, furent approuvés sur-le-champ. Barras confia le soin des dispositions militaires au jeune général, qui à l'instant se chargea de tout, et se mit à donner des ordres avec une extrême activité. La générale avait continué de battre dans tous les quartiers. Des émissaires étaient allés de tous côtés vanter la résistance et le succès de la section Lepelletier, exagérer ses dangers, persuader que ces dangers étaient communs à toutes les sections, les piquer d'honneur, les exciter à égaler les grenadiers du quartier Saint-Thomas. On était accouru de toutes parts, et un comité central et militaire s'était formé enfin dans la section Lepelletier, sous la présidence du journaliste Richer-Serizy. Le projet d'une insurrection était arrêté: les bataillons se formaient, tous les hommes irrésolus étaient entraînés, et la bourgeoisie tout entière de Paris, égarée par un faux point d'honneur, allait jouer un rôle qui convenait peu à ses habitudes et à ses intérêts.

Il n'était plus temps de songer à marcher sur la section Lepelletier pour étouffer l'insurrection dans sa naissance. La convention avait environ cinq mille hommes de troupes de ligne. Si toutes les sections déployaient le même zèle, elles pouvaient réunir quarante mille hommes, bien armés et bien organisés; et ce n'était pas avec cinq mille hommes que la convention pouvait marcher contre quarante mille, à travers les rues d'une grande capitale. On pouvait tout au plus espérer de défendre la convention, et d'en faire un camp bien retranché. C'est à quoi songea le général Bonaparte. Les sections étaient sans canons; elles les avaient toutes déposés lors du 4 prairial; et les plus ardentes aujourd'hui furent alors les premières à donner cet exemple, pour assurer le désarmement du faubourg Saint-Antoine. C'était un grand avantage pour la convention. Le parc entier se trouvait au camp des Sablons. Bonaparte ordonna sur-le-champ au chef d'escadron Murat d'aller le chercher à la tête de trois cents chevaux. Ce chef d'escadron arriva au moment même où un bataillon de la section Lepelletier venait pour s'emparer du parc; il devança ce bataillon, fit atteler les pièces, et les amena aux Tuileries. Bonaparte s'occupa ensuite d'armer toutes les issues. Il avait cinq mille soldats de ligne, une troupe de patriotes qui, depuis la veille, s'était élevée à environ quinze cents, quelques gendarmes des tribunaux, désarmés en prairial et réarmés dans cette occasion, enfin la légion de police et quelques invalides, le tout faisant à peu près huit mille hommes. Il distribua son artillerie et ses troupes dans des rues cul-de-sac Dauphin, l'Échelle, Rohan, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, Pont-Royal, Pont-Louis XVI, sur les places Louis XV et Vendôme, sur tous les points enfin où la convention était accessible. Il plaça son corps de cavalerie et une partie de son infanterie en réserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Il ordonna que tous les vivres qui étaient dans Paris fussent transportés aux Tuileries, qu'il y fût établi un dépôt de munitions et une ambulance pour les blessés; il envoya un détachement s'emparer du dépôt de Meudon, et en occuper les hauteurs, pour s'y retirer avec la convention en cas d'échec; il fit intercepter la route de Saint-Germain, pour empêcher qu'on n'amenât des canons aux révoltés, et transporter des caisses d'armes au faubourg Saint-Antoine, pour armer la section des Quinze-Vingts, qui avait seule voté pour les décrets, et dont Fréron était allé réveiller le zèle. Ces dispositions étaient achevées dans la matinée du 13. Ordre fut donné aux troupes républicaines d'attendre l'agression et de ne pas la provoquer.

Dans cet intervalle de temps, le comité d'insurrection établi à la section Lepelletier avait fait aussi ses dispositions. Il avait mis les comités de gouvernement hors la loi, et créé une espèce de tribunal pour juger ceux qui résisteraient à la souveraineté des sections. Plusieurs généraux étaient venus lui offrir leurs services: un Vendéen connu sous le nom de comte de Maulevrier, et un jeune émigré, appelé Lafond, sortirent de leur retraite pour diriger le mouvement. Les généraux Duhoux et Danican, qui avaient commandé les armées républicaines en Vendée, s'étaient joints à eux. Danican était un esprit inquiet, plus propre à déclamer dans un club qu'à commander une armée; il avait été ami de Hoche, qui le gourmandait souvent pour ses inconséquences. Destitué, il était à Paris, fort mécontent du gouvernement, et prêt à entrer dans les plus mauvais projets; il fut fait général en chef des sections. Le parti étant pris de se battre, tous les citoyens se trouvant engagés malgré eux, on forma une espèce de plan. Les sections du faubourg Saint-Germain, sous les ordres du comte de Maulevrier, devaient partir de l'Odéon pour attaquer les Tuileries par les ponts; les sections de la rive droite devaient attaquer par la rue Saint-Honoré et par toutes les rues transversales qui aboutissent de la rue Saint-Honoré aux Tuileries. Un détachement, sous les ordres du jeune Lafond, devait s'emparer du Pont-Neuf, afin de mettre en communication les deux divisions de l'armée sectionnaire. On plaça en tête des colonnes les jeunes gens qui avaient servi dans les armées, et qui étaient les plus capables de braver le feu. Sur les quarante mille hommes de la garde nationale, vingt ou vingt-sept mille hommes au plus étaient présens sous les armes. Il y avait une manoeuvre beaucoup plus sûre que celle de se présenter en colonnes profondes au feu des batteries; c'était de faire des barricades dans les rues, d'enfermer ainsi l'assemblée et ses troupes dans les Tuileries, de s'emparer des maisons environnantes, de diriger de là un feu meurtrier, de tuer un à un les défenseurs de la convention, et de les réduire bientôt ainsi par la faim et les balles. Mais les sectionnaires ne songeaient qu'à un coup de main, et croyaient, par une seule charge, arriver jusqu'au palais et s'en faire ouvrir les portes.

Dans la matinée même, la section Poissonnière arrêta les chevaux de l'artillerie et les armes, dirigées vers la section des Quinze-Vingts; celle du Mont-Blanc enleva les subsistances destinées aux Tuileries; un détachement de la section Lepelletier s'empara de la trésorerie. Le jeune Lafond, à la tête de plusieurs compagnies, se porta vers le Pont-Neuf, tandis que d'autres bataillons venaient par la rue Dauphine. Le général Carteaux était chargé de garder ce pont avec quatre cents hommes et quatre pièces de canon. Ne voulant pas engager le combat, il se retira sur le quai du Louvre. Les bataillons des sections vinrent partout se ranger à quelques pas des postes de la convention, et assez près pour s'entretenir avec les sentinelles.

Les troupes de la convention auraient eu un grand avantage à prendre l'initiative, et probablement, en faisant une attaque brusque, elles auraient mis le désordre parmi les assaillans; mais il avait été recommandé aux généraux d'attendre l'agression. En conséquence, malgré les actes d'hostilité déjà commis, malgré l'enlèvement des chevaux de l'artillerie, malgré la saisie des subsistances destinées à la convention, et des armes envoyées aux Quinze-Vingts, malgré la mort d'un hussard d'ordonnance, tué dans la rue Saint-Honoré, on persista encore à ne pas attaquer.

La matinée s'était écoulée en préparatifs de la part des sections, en attente de la part de l'armée conventionnelle, lorsque Danican, avant de commencer le combat, crut devoir envoyer un parlementaire aux comités pour leur offrir des conditions. Barras et Bonaparte parcouraient les postes, lorsque le parlementaire leur fut amené les yeux bandés, comme dans une place de guerre. Ils le firent conduire devant les comités. Le parlementaire s'exprima d'une manière fort menaçante, et offrit la paix, à condition qu'on désarmerait les patriotes, et que les décrets des 5 et 13 fructidor seraient rapportés. De telles conditions n'étaient pas acceptables, et d'ailleurs il n'y en avait point à écouter. Cependant les comités, tout en délibérant de ne pas répondre, résolurent de nommer vingt-quatre députés pour aller fraterniser avec les sections, moyen qui avait souvent réussi, car la parole touche beaucoup lorsqu'on est prêt à en venir aux mains, et on se prête volontiers à un arrangement qui dispense de s'égorger. Cependant Danican, ne recevant pas de réponse, ordonna l'attaque. On entendit des coups de feu; Bonaparte fit apporter huit cents fusils et gibernes dans une des salles de la convention, pour en armer les représentans eux-mêmes, qui serviraient, en cas de besoin, comme un corps de réserve. Cette précaution fit sentir toute l'étendue du péril. Chaque député courut prendre sa place, et, suivant l'usage dans les momens de danger, l'assemblée attendit dans le plus profond silence le résultat de ce combat, le premier combat en règle qu'elle eût encore livré contre les factions révoltées.

Il était quatre heures et demie; Bonaparte, accompagné de Barras, monte à cheval dans la cour des Tuileries, et court au poste du cul-de-sac Dauphin, faisant face à l'église Saint-Roch. Les bataillons sectionnaires remplissaient la rue Saint-Honoré, et venaient aboutir jusqu'à l'entrée du cul-de-sac. Un de leurs meilleurs bataillons s'était posté sur les degrés de l'église Saint-Roch, et il était placé là d'une manière avantageuse pour tirailler sur les canonnière conventionnels. Bonaparte, qui savait apprécier la puissance des premiers coups, fait sur-le-champ avancer ses pièces, et ordonne une première décharge. Les sectionnaires répondent par un feu de mousqueterie très-vif; mais Bonaparte, les couvrant de mitraille, les oblige à se replier sur les degrés de l'église Saint-Roch; il débouche sur-le-champ dans la rue Saint-Honoré, et lance sur l'église même une troupe de patriotes qui se battaient à ses côtés avec la plus grande valeur, et qui avaient de cruelles injures à venger. Les sectionnaires, après une vive résistance, sont délogés. Bonaparte, tournant aussitôt ses pièces à droite et à gauche, fait tirer dans toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Les assaillans fuient aussitôt de toutes parts, et se retirent dans le plus grand désordre. Bonaparte laisse alors à un officier le soin de continuer le feu et d'achever la défaite; il remonte vers le Carrousel, et court aux autres postes. Partout il fait tirer à mitraille, et voit partout fuir ces malheureux sectionnaires imprudemment exposés en colonnes profondes aux effets de l'artillerie. Les sectionnaires, quoique ayant en tête de leurs colonnes des hommes fort braves, fuient en toute hâte vers le quartier-général des Filles-Saint-Thomas. Danican et les chefs reconnaissent alors la faute qu'ils ont faite en marchant sur les pièces, au lieu de se barricader et de se loger dans les maisons voisines des Tuileries. Cependant ils ne perdent pas courage, et se décident à un nouvel effort. Ils imaginent de se joindre aux colonnes qui viennent du faubourg Saint-Germain, pour faire une attaque commune sur les ponts. En effet, ils rallient six à huit mille hommes, les dirigent vers le Pont-Neuf, où était posté Lafond avec sa troupe, et se réunissent aux bataillons venant de la rue Dauphine, sous le commandement du comte Maulevrier. Tous ensemble s'avancent en colonne serrée, du Pont-Neuf sur le Pont-Royal, en suivant le quai Voltaire. Bonaparte, présent partout où le danger l'exige, est accouru sur les lieux. Il place plusieurs batteries sur le quai des Tuileries, qui est parallèle au quai Voltaire; il fait avancer les canons placés à la tête du Pont-Royal, et les fait pointer de manière à enfiler le quai par lequel arrivent les assaillans. Ces mesures prises, il laisse approcher les sectionnaires; puis tout-à-coup il ordonne le feu. La mitraille part du pont, et prend les sectionnaires de front; elle part en même temps du quai des Tuileries, et les prend en écharpe; elle porte la terreur et la mort dans leurs rangs. Le jeune Lafond, plein de bravoure, rallie autour de lui ses hommes les plus fermes, et marche de nouveau sur le pont, pour s'emparer des pièces. Un feu redoublé emporte sa colonne. Il veut en vain la ramener une dernière fois, elle fuit et se disperse sous les coups d'une artillerie bien dirigée.

A six heures, le combat, commencé à quatre heures et demie, était achevé. Bonaparte alors, qui avait mis une impitoyable énergie dans l'action, et qui avait tiré sur la population de la capitale comme sur des bataillons autrichiens, ordonne de charger les canons à poudre, pour achever de chasser la révolte devant lui. Quelques sectionnaires s'étaient retranchés à la place Vendôme, dans l'église Saint-Roch et dans le Palais-Royal; il fait déboucher ses troupes par toutes les issues de la rue Saint-Honoré, et détache un corps qui, partant de la place Louis XV, traverse la rue Royale et longe les boulevarts. Il balaie ainsi la place Vendôme, dégage l'église Saint-Roch, investit le Palais-Royal, et le bloque pour éviter un combat de nuit.

Le lendemain matin, quelques coups de fusil suffirent pour faire évacuer le Palais-Royal et la section Lepelletier, où les rebelles avaient formé le projet de se retrancher. Bonaparte fit enlever quelques barricades formées près de la barrière des Sergens, et arrêter un détachement qui venait de Saint-Germain amener des canons aux sectionnaires. La tranquillité fut entièrement rétablie dans la journée du 14. Les morts furent enlevés sur-le-champ pour faire disparaître toutes les traces de ce combat. Il y avait eu, de part et d'autre, trois à quatre cents morts ou blessés.

Cette victoire causa une grande joie à tous les amis sincères de la république, qui n'avaient pu s'empêcher de reconnaître dans ce mouvement l'influence du royalisme; elle rendit à la convention menacée, c'est-à-dire à la révolution et à ses auteurs, l'autorité dont ils avaient besoin pour l'établissement des institutions nouvelles. Cependant l'avis unanime fut de ne point user sévèrement de la victoire. Un reproche était tout prêt contre la convention; on allait dire qu'elle n'avait combattu qu'au profit du terrorisme, et pour le rétablir. Il importait qu'on ne pût pas lui imputer le projet de verser du sang. D'ailleurs les sectionnaires prouvaient qu'ils étaient de médiocres conspirateurs, et qu'ils étaient loin d'avoir l'énergie des patriotes; ils s'étaient hâtés de rentrer dans leurs maisons, satisfaits d'en être quittes à si bon marché, et tout fiers d'avoir bravé un instant ces canons qui avaient si souvent rompu les lignes de Brunswick et de Cobourg. Pourvu qu'on les laissât s'applaudir chez eux de leur courage, ils n'étaient plus guère dangereux. En conséquence, la convention se contenta de destituer l'état-major de la garde nationale, de dissoudre les compagnies de grenadiers et de chasseurs, qui étaient les mieux organisées et qui renfermaient presque tous les jeunes gens à cadenettes, de mettre à l'avenir la garde nationale sous les ordres du général commandant l'armée de l'intérieur, d'ordonner le désarmement de la section Lepelletier et de celle du Théâtre-Français, et de former trois commissions pour juger les chefs de la rébellion, qui, du reste, avaient presque tous disparu.

Les compagnies de grenadiers et de chasseurs se laissèrent dissoudre; les deux sections Lepelletier et du Théâtre-Français remirent leurs armes sans résistance; chacun se soumit. Les comités, entrant dans ces vues de clémence, laissèrent s'évader tous les coupables, ou souffrirent qu'ils restassent dans Paris, où ils se cachaient à peine. Les commissions ne prononcèrent que des jugemens par contumace. Un seul des chefs fut arrêté: c'était le jeune Lafond. Il avait inspiré quelque intérêt par son courage; on voulait le sauver, mais il s'obstina à déclarer sa qualité d'émigré, à avouer sa rébellion, et on ne put lui faire grâce. La tolérance fut telle, que l'un des membres de la commission formée à la section Lepelletier, M. de Castellane, rencontrant la nuit une patrouille qui lui criait qui vive! répondit: Castellane, contumace! Les suites du 13 vendémiaire ne furent donc point sanglantes, et la capitale n'en fut nullement attristée. Les coupables se retiraient ou se promenaient librement, et les salons n'étaient occupés que du récit des exploits qu'ils osaient avouer. Sans punir ceux qui l'avaient attaquée, la convention se contentait de récompenser ceux qui l'avaient défendue; elle déclara qu'ils avaient bien mérité de la patrie; elle leur vota des secours, et fit un accueil brillant à Barras et à Bonaparte. Barras, déjà célèbre depuis le 9 thermidor, le devint beaucoup plus encore par la journée de vendémiaire; on lui attribua le salut de la convention. Cependant il ne craignit pas de faire part d'une portion de sa gloire à son jeune lieutenant. «C'est le général Bonaparte, dit-il, dont les dispositions promptes et savantes ont sauvé cette enceinte.» On applaudit ces paroles. Le commandement de l'armée de l'intérieur fut confirmé à Barras, et le commandement en second à Bonaparte.

Les intrigans royalistes éprouvèrent un singulier mécompte en voyant l'issue de l'insurrection du 13. Ils se hâtèrent d'écrire à Vérone qu'ils avaient été trompés par tout le monde; que l'argent avait manqué; que là où il fallait de l'or, on avait à peine du vieux linge; que les députés monarchiens, ceux desquels ils avaient des promesses, les avaient trompés, et avaient joué un jeu infâme ; que c'était une race jacobinaire à laquelle il ne fallait pas se fier; que malheureusement on n'avait pas assez compromis et engagé ceux qui voulaient servir la cause; que les royalistes de Paris à collet noir, à collet vert et à cadenettes, qui étalaient leurs fanfaronnades aux foyers des spectacles, étaient allés, au premier coup de fusil, se cacher sous le lit des femmes qui les souffraient .

Lemaître, leur chef, venait d'être arrêté avec d'autres instigateurs de la section Lepelletier. On avait saisi chez lui une quantité de papiers: les royalistes craignaient que ces papiers ne trahissent le secret du complot, et surtout que Lemaître ne parlât lui-même. Cependant ils ne perdirent pas courage; leurs affidés continuèrent d'agir auprès des sectionnaires. L'espèce d'impunité dont ceux-ci jouissaient les avait enhardis. Puisque la convention, quoique victorieuse, n'osait pas les frapper, elle reconnaissait donc que l'opinion était pour eux; elle n'était donc pas sûre de la justice de sa cause, puisqu'elle hésitait. Quoique vaincus, ils étaient plus fiers et plus hauts qu'elle, et ils reparurent dans les assemblées électorales, pour y faire des élections conformes à leurs voeux. Les assemblées devaient se former le 20 vendémiaire, et durer jusqu'au 30; le nouveau corps législatif devait être réuni le 5 brumaire. A Paris, les agens royalistes firent nommer le conventionnel Saladin, qu'ils avaient déjà gagné. Dans quelques départemens, ils provoquèrent des rixes; on vit des assemblées électorales faire scission, et se partager en deux.

Ces menées, ce retour de hardiesse contribuèrent à irriter beaucoup les patriotes qui avaient vu, dans la journée du 13, se réaliser tous leurs pronostics; ils étaient fiers à la fois d'avoir deviné juste, et d'avoir vaincu par leur courage le danger qu'ils avaient si bien prévu. Ils voulaient que la victoire ne fût pas inutile pour eux, qu'elle amenât des sévérités contre leurs adversaires, et des réparations pour leurs amis détenus dans les prisons; ils firent des pétitions, dans lesquelles ils demandaient l'élargissement des détenus, la destitution des officiers nommés par Aubry, le rétablissement dans leurs grades de ceux qui avaient été destitués, le jugement des députés enfermés, et leur réintégration sur les listes électorales, s'ils étaient innocens. La Montagne, appuyée par les tribunes toutes remplies de patriotes, applaudissait à ces demandes, et réclamait avec énergie leur adoption. Tallien, qui s'était rapproché d'elle, et qui était le chef civil du parti dominant, comme Barras en était le chef militaire, Tallien tâchait de la contenir; il fit écarter la dernière demande relative à la réintégration sur les listes des députés détenus, comme contraire aux décrets des 5 et 13 fructidor. Ces décrets, en effet, déclaraient inéligibles les députés actuellement suspendus de leurs fonctions. Cependant la Montagne n'était pas plus facile à contenir que les sectionnaires; et les derniers jours de cette assemblée, qui n'avait plus qu'une décade à siéger, semblaient ne pouvoir pas se passer sans orage.

Les nouvelles des frontières contribuaient aussi à augmenter l'agitation, en excitant les défiances des patriotes et les espérances inextinguibles des royalistes. On a vu que Jourdan avait passé le Rhin à Dusseldorf, et s'était avancé sur la Sieg; que Pichegru était entré dans Manheim, et avait jeté une division au-delà du Rhin. Des événemens aussi heureux n'avaient inspiré aucune grande pensée à ce Pichegru tant vanté, et il avait prouvé ici ou sa perfidie ou son incapacité. D'après les analogies ordinaires, c'est à son incapacité qu'il faudrait attribuer ses fautes; car, même avec le désir de trahir, on ne refuse jamais l'occasion de grandes victoires; elles servent toujours à se mettre à plus haut prix. Cependant des contemporains dignes de foi ont pensé qu'il fallait attribuer ses fausses manoeuvres à sa trahison; il est ainsi le seul général connu dans l'histoire qui se soit fait battre volontairement. Ce n'est pas un corps seulement qu'il devait jeter au-delà de Manheim, mais toute son armée, pour s'emparer d'Heidelberg, qui est le point essentiel où se croisent les routes pour aller du Haut-Rhin dans les vallées du Necker et du Mein. C'était s'emparer ainsi du point par lequel Wurmser aurait pu se joindre à Clerfayt; c'était séparer pour jamais ces deux généraux; c'était s'assurer la position par laquelle on pouvait se joindre à Jourdan, et former avec lui une masse qui aurait accablé successivement Clerfayt et Wurmser. Clerfayt, sentant le danger, quitta les bords du Mein pour courir à Heidelberg; mais son lieutenant Kwasdanovich, aidé de Wurmser, était parvenu à déloger d'Heidelberg la division que Pichegru y avait laissée. Pichegru était renfermé dans Manheim; et Clerfayt, ne craignant plus pour ses communications avec Wurmser, avait marché aussitôt sur Jourdan. Celui-ci, serré entre le Rhin et la ligne de neutralité, ne pouvant pas y vivre comme en pays ennemi, et n'ayant aucun service organisé pour tirer ses ressources des Pays-Bas, se trouvait, dès qu'il ne pouvait ni marcher en avant, ni se réunir à Pichegru, dans une position des plus critiques. Clerfayt d'ailleurs, ne respectant pas la neutralité, s'était placé de manière à tourner sa gauche et à le jeter dans le Rhin. Jourdan ne pouvait donc pas tenir là. Il fut résolu par les représentans, et de l'avis de tous les généraux, qu'il se replierait sur Mayence pour en faire le blocus sur la rive droite. Mais cette position ne valait pas mieux que la précédente; elle le laissait dans la même pénurie; elle l'exposait aux coups de Clerfayt dans une situation désavantageuse; elle le mettait dans le cas de perdre sa route vers Dusseldorf; en conséquence on finit par décider qu'il battrait en retraite pour regagner le Bas-Rhin, ce qu'il fit en bon ordre, et sans être inquiété par Clerfayt, qui, nourrissant un grand projet, revint sur le Mein pour s'approcher de Mayence.

A cette nouvelle de la marche rétrograde de l'armée de Sambre-et-Meuse, se joignaient des bruits fâcheux sur l'armée d'Italie. Schérer y était arrivé avec deux belles divisions des Pyrénées orientales, devenues disponibles par la paix avec l'Espagne: néanmoins on disait que ce général ne se croyait pas sûr de sa position, et qu'il demandait en matériel et en approvisionnemens des secours qu'on ne pouvait lui fournir, et sans lesquels il menaçait de faire un mouvement rétrograde. Enfin on parlait d'une seconde expédition anglaise qui portait le comte d'Artois et de nouvelles troupes de débarquement.

Ces nouvelles, qui sans doute n'avaient rien de menaçant pour l'existence de la république, qui était toujours maîtresse du cours du Rhin, qui avait deux armées de plus à envoyer, l'une en Italie, l'autre en Vendée, qui venait d'apprendre par l'évènement de Quiberon à compter sur Hoche, et à ne pas craindre les expéditions des émigrés; ces nouvelles n'en contribuèrent pas moins à réveiller les royalistes terrifiés par vendémiaire, et à irriter les patriotes peu satisfaits de la manière dont on avait usé de la victoire. La découverte de la correspondance de Lemaître produisit surtout le plus fâcheux effet. On y vit tout entier le complot que l'on soupçonnait depuis long-temps; on y acquit la certitude de l'existence d'une agence secrète établie à Paris, communiquant avec Vérone, avec la Vendée, avec toutes les provinces de la France, y excitant des mouvemens contre-révolutionnaires, et ayant des intelligences avec plusieurs membres de la convention et des comités. La vanterie même de ces misérables agens, qui se flattaient d'avoir gagné tantôt des généraux, tantôt des députés, qui disaient avoir eu des liaisons avec les monarchiens et les thermidoriens, contribua à exciter davantage les soupçons, et à les faire planer sur la tête des députés du côté droit.

Déjà on désignait Rovère et Saladin, et on s'était procuré contre eux des preuves convaincantes. Ce dernier avait publié une brochure contre les décrets des 5 et 13 fructidor, et venait d'en être récompensé par les suffrages des électeurs parisiens. On signalait encore comme complices secrets de l'agence royaliste, Lesage (d'Eure-et-Loir), La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Leur silence dans les journées des 11, 12 et 13 vendémiaire les avait fort compromis. Les journaux contre-révolutionnaires, en les louant avec affectation, contribuaient à les compromettre davantage encore. Ces mêmes journaux, qui louaient si fort les soixante-treize, accablaient d'outrages les thermidoriens. Il était difficile qu'une rupture ne s'ensuivît pas. Les soixante-treize et les thermidoriens continuaient toujours de se réunir chez un ami commun, mais il y avait entre eux de l'humeur et peu de confiance. Vers les derniers jours de la session, on parla, dans cette réunion, des nouvelles élections, des intrigues du royalisme pour les corrompre, et du silence de Boissy, Lanjuinais, La Rivière et Lesage, pendant les scènes de vendémiaire. Legendre, avec sa pétulance ordinaire, reprocha ce silence aux quatre députés qui étaient présents. Ceux-ci essayèrent de se justifier. Lanjuinais laissa échapper le mot fort étrange de massacre du 13 vendémiaire , et prouva ainsi ou un grand désordre d'idées ou des sentimens bien peu républicains. Tallien, à ce mot, entra dans une violente colère, et voulut sortir, en disant qu'il ne pouvait pas rester plus long-temps avec des royalistes, et qu'il allait les dénoncer à la convention. On l'entoura, on le calma, et on tâcha de pallier le mot de Lanjuinais. Néanmoins on se sépara tout-à-fait brouillé.

Cependant l'agitation allait croissant dans Paris, les méfiances s'augmentaient de toutes parts, les soupçons de royalisme s'étendaient sur tout le monde. Tallien demanda que la convention se formât en comité secret, et il dénonça formellement Lesage, La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Ses preuves n'étaient pas suffisantes, elles ne reposaient que sur des inductions plus ou moins probables, et l'accusation ne fut point appuyée. Louvet quoique attaché aux thermidoriens, n'appuya pas cependant l'accusation contre les quatre députés, qui étaient ses amis; mais il accusa Rovère et Saladin, et peignit à grands traits leur conduite. Il retraça leurs variations du plus fougueux terrorisme au plus fougueux royalisme, et fit décréter leur arrestation. On arrêta aussi Lhomond, compromis par Lemaître, et Aubry, auteur de la réaction militaire.

Les adversaires de Tallien demandèrent en représaille la publication d'une lettre du prétendant au duc d'Harcourt, où, parlant de ce qu'on lui mandait de Paris, il disait: Je ne puis croire que Tallien soit un royaliste de la bonne espèce . On doit se souvenir que les agens de Paris se flattaient d'avoir gagné Tallien et Hoche. Leurs vanteries habituelles, et leurs calomnies à l'égard de Hoche, suffisent pour justifier Tallien. Cette lettre fit peu d'effet, car Tallien, depuis Quiberon, et depuis sa conduite en vendémiaire, loin de passer pour royaliste, était considéré comme un terroriste sanguinaire. Ainsi, des hommes qui auraient dû s'entendre pour sauver à efforts communs une révolution qui était leur ouvrage, se défiaient les uns des autres, et se laissaient compromettre, sinon gagner par le royalisme. Grâce aux calomnies des royalistes, les derniers jours de cette illustre assemblée finissaient comme ils avaient commencé, dans le trouble et les orages.

Tallien demanda enfin la nomination d'une commission de cinq membres, chargée de proposer des mesures efficaces pour sauver la révolution pendant la transition d'un gouvernement à l'autre. La convention nomma Tallien, Dubois-Crancé, Florent Guyot, Roux (de la Marne), et Pons (de Verdun). Le but de cette commission était de prévenir les manoeuvres des royalistes dans les élections, et de rassurer les républicains sur la composition du nouveau gouvernement. La Montagne, pleine d'ardeur, et s'imaginant que cette commission allait réaliser tous ses voeux, crut un instant et répandit le bruit qu'on allait annuler toutes les élections, et suspendre pour quelque temps encore la mise en activité de la constitution. Elle s'était persuadé, en effet, que le moment n'était pas venu d'abandonner la république à elle-même, que les royalistes n'étaient pas assez abattus, et qu'il fallait continuer quelque temps encore le gouvernement révolutionnaire pour les abattre. Les contre-révolutionnaires affectèrent de répandre les mêmes bruits. Le député Thibaudeau, qui jusque-là n'avait marché ni avec la Montagne, ni avec les thermidoriens, ni avec les monarchiens, mais qui avait paru néanmoins un républicain sincère, et sur lequel trente-deux départemens venaient de fixer leur choix, car on avait l'avantage en le nommant de ne se déclarer pour aucun parti, le député Thibaudeau ne devait pas naturellement se défier de l'état des esprits autant que les thermidoriens. Il croyait que Tallien et son parti calomniaient la nation en voulant prendre tant de précautions contre elle; il supposa même que Tallien avait des projets personnels, qu'il voulait se placer à la tête de la Montagne, et se donner une dictature, sous le prétexte de préserver la république des royalistes. Il dénonça d'une manière virulente et amère ce prétendu projet de dictature, et fit contre Tallien une sortie imprévue, dont tous les républicains furent surpris, car ils n'en comprenaient pas le motif. Cette sortie même compromit Thibaudeau dans l'esprit des plus défians, et lui fit supposer des intentions qu'il n'avait pas. Quoiqu'il rappelât qu'il était régicide, on savait bien par les lettres saisies [7] , que la mort de Louis XVI pouvait être rachetée par de grands services rendus à ses héritiers, et cette qualité ne paraissait plus une garantie complète. Aussi, quoique ferme républicain, sa sortie contre Tallien lui nuisit dans l'esprit des patriotes, et lui valut de la part des royalistes, des éloges extraordinaires. On l'appela Barre-de-fer .

La convention passa à l'ordre du jour, et attendit le rapport de Tallien au nom de la commission des cinq. Le résultat des travaux de cette commission fut un projet de décret qui contenait les mesures suivantes:

Exclusion de toutes fonctions civiles, municipales, législatives, judiciaires et militaires, des émigrés et parens d'émigrés, jusqu'à la paix générale;

Permission de quitter la France, en emportant leurs biens, à tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la république;

Destitution de tous les officiers qui n'avaient pas servi pendant le régime révolutionnaire, c'est-à-dire depuis le 10 août, et qui avaient été remplacés depuis le 15 germinal, c'est-à-dire depuis le travail d'Aubry.

Ces dispositions furent adoptées.

La convention décréta ensuite d'une manière solennelle la réunion de la Belgique à la France, et sa division en départemens. Enfin le 4 brumaire, au moment de se séparer, elle voulut terminer par un grand acte de clémence sa longue et orageuse carrière. Elle décréta que la peine de mort serait abolie dans la république française, à dater de la paix générale; elle changea le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde ; enfin elle prononça une amnistie pour tous les faits relatifs à la révolution, excepté pour la révolte du 13 vendémiaire. C'était mettre en liberté les hommes de tous les partis, excepté Lemaître, qui était le seul des conspirateurs de vendémiaire contre lequel il existât des preuves suffisantes. La déportation prononcée contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, qui avait été révoquée pour les faire juger de nouveau, c'est-à-dire pour les faire condamner à mort, fut confirmée. Barrère, qui seul n'était pas encore embarqué, dut l'être. Toutes les prisons durent s'ouvrir. Il était deux heures et demie, 4 brumaire an IV (26 octobre 1795); le président de la convention prononça ces mots: «La convention nationale déclare que sa mission est remplie, et que sa session est terminée.» Les cris mille fois répétés de Vive la république! accompagnèrent ces dernières paroles.

Ainsi se termina la longue et mémorable session de la convention nationale. L'assemblée constituante avait eu l'ancienne organisation féodale à détruire, et une organisation nouvelle à fonder: l'assemblée législative avait eu cette organisation à essayer, en présence du roi laissé dans la constitution. Après un essai de quelques mois, elle reconnut et déclara l'incompatibilité du roi avec les institutions nouvelles, et sa complicité avec l'Europe conjurée; elle suspendit le roi et la constitution, et se démit. La convention trouva donc un roi détrôné, une constitution annulée, la guerre déclarée à l'Europe, et pour toute ressource, une administration entièrement détruite, un papier monnaie discrédité, de vieux cadres de régimens usés et vidés. Ainsi, ce n'était point la liberté qu'elle avait à proclamer en présence d'un trône affaibli et méprisé, c'était la liberté qu'elle avait à défendre contre l'Europe entière, et cette tâche était bien autre! Sans s'épouvanter un instant, elle proclama la république à la face des armées ennemies; puis elle immola le roi pour se fermer toute retraite; elle s'empara ensuite de tous les pouvoirs, et se constitua en dictature. Des voix s'élevèrent dans son sein, qui parlaient d'humanité quand elle ne voulait entendre parler que d'énergie, elle les étouffa. Bientôt cette dictature qu'elle s'était arrogée sur la France par le besoin de la conservation commune, douze membres se l'arrogèrent sur elle, par la même raison et par le même besoin. Des Alpes à la mer, des Pyrénées au Rhin, ces douze dictateurs s'emparèrent de tout, hommes et choses, et commencèrent avec les nations de l'Europe la lutte la plus terrible et la plus grande dont l'histoire fasse mention. Pour rester directeurs suprêmes de cette oeuvre immense, ils immolèrent alternativement tous les partis; et, suivant la condition humaine, ils eurent les excès de leurs qualités. Ces qualités étaient la force et l'énergie, l'excès fut la cruauté. Ils versèrent des torrens de sang, jusqu'à ce que, devenus inutiles par la victoire, et odieux par l'abus de la force, ils succombèrent. La convention reprit alors pour elle la dictature, et commença peu à peu à relâcher les ressorts de son administration terrible. Rassurée par la victoire, elle écouta l'humanité, et se livra à son esprit de régénération. Tout ce qu'il y a de bon et de grand, elle le souhaita, et l'essaya pendant une année; mais les partis, écrasés sous une autorité impitoyable, renaquirent sous une autorité clémente. Deux factions, dans lesquelles se confondaient, sous des nuances infinies, les amis et les ennemis de la révolution, l'attaquèrent tour à tour. Elle vainquit les uns en germinal et prairial, les autres en vendémiaire, et jusqu'au dernier jour se montra héroïque au milieu des dangers. Elle rédigea enfin une constitution républicaine, et, après trois ans de lutte avec l'Europe, avec les factions, avec elle-même, sanglante et mutilée, elle se démit, et transmit la France au directoire.

Son souvenir est demeuré terrible; mais pour elle il n'y a qu'un fait à alléguer, un seul, et tous les reproches tombent devant ce fait immense: elle nous a sauvés de l'invasion étrangère! Les précédentes assemblées lui avaient légué la France compromise, elle légua la France sauvée au directoire et à l'empire. Si en 1793 l'émigration fût rentrée en France, il ne restait pas trace des oeuvres de la constituante et des bienfaits de la révolution; au lieu de ces admirables institutions civiles, de ces magnifiques exploits qui signalèrent la constituante, la convention, le directoire, le consulat et l'empire, nous avions l'anarchie sanglante et basse que nous voyons aujourd'hui au-delà des Pyrénées. En repoussant l'invasion des rois conjurés contre notre république, la convention a assuré à la révolution une action non interrompue de trente années sur le sol de la France, et a donné à ses oeuvres le temps de se consolider, et d'acquérir cette force qui leur fait braver l'impuissante colère des ennemis de l'humanité.

Aux hommes qui s'appellent avec orgueil patriotes de 89, la convention pourra toujours dire: «Vous aviez provoqué la lutte, c'est moi qui l'ai soutenue et terminée.»

NOTES:

[5]

Décret du 18 août.

[6]

Décrets des 8 et 9 août.

[7]

Moniteur de l'an IV, pag. 150, lettre de d'Entraigues à Lemaître, datée du 10 octobre 1795.


FIN DU TOME SEPTIÈME.



TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SEPTIÈME.


CHAPITRE XXVI.

Continuation de la guerre sur le Rhin. Prise de Nimègue par les Français.—Politique extérieure de la France. Plusieurs puissances demandent à traiter.—Décrets d'amnistie pour la Vendée.—Conquête de la Hollande par Pichegru. Prise d'Utrecht, d'Amsterdam et des principales villes; occupation des sept Provinces-Unies. Nouvelle organisation politique de la Hollande.—Victoires aux Pyrénées.—Fin de la campagne de 1794.—La Prusse et plusieurs autres puissances coalisées demandent la paix. Premières négociations.—État de la Vendée et de la Bretagne. Puisaye en Angleterre.—Mesures de Hoche pour la pacification de la Vendée. Négociations avec les chefs vendéens.


CHAPITRE XXVII.

Réouverture des salons, des spectacles, des réunions savantes; établissement des écoles primaires, normale, de droit et de médecine; décrets relatifs au commerce, à l'industrie, à l'administration de la justice et des cultes.—Disette des subsistances dans l'hiver de l'an III.—Destruction des bustes de Marat.—Abolition du maximum et des réquisitions.—Systèmes divers sur les moyens de retirer les assignats.—Augmentation de la disette à Paris.—Réintégration des députés girondins.—Scènes tumultueuses à l'occasion de la disette; agitation des révolutionnaires; insurrection du 12 germinal; détails de cette journée.—Déportation de Barrère, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois.—Arrestation de plusieurs députés montagnards—Troubles dans les villes.—Désarmement des patriotes


CHAPITRE XXVIII.

Continuation des négociations de Bâle.—Traité de paix avec la Hollande.—Condition de ce traité.—Autre traité de paix avec la Prusse.—Politique de l'Autriche et des autres états de l'Empire.—Paix avec la Toscane.—Négociations avec la Vendée et la Bretagne.—Soumission de Charette et autres chefs.—Stofflet continue la guerre.—Politique de Hoche pour la pacification de l'ouest.—Intrigues des agens royalistes.—Paix simulée des chefs insurgés dans la Bretagne. Première pacification de la Vendée.—État de l'Autriche et de l'Angleterre; plans de Pitt, discussions du parlement anglais.—Préparatifs de la coalition pour une nouvelle campagne


CHAPITRE XXIX.

Redoublement de haine et de violence des partis après le 12 germinal.—Conspiration nouvelle des patriotes.—Massacre dans les prisons, à Lyon, par les réacteurs.—Décrets nouveaux contre les émigrés et sur l'exercice du culte. Modifications dans les attributions des comités.—Questions financières. Baisse croissante du papier-monnaie. Agiotage. Divers projets et discussions sur la réduction des assignats. Mesure importante décrétée pour faciliter la vente des biens nationaux.—Insurrection des révolutionnaires du 1er prairial an III. Envahissement de la convention. Assassinat du représentant Féraud. Principaux événemens de cette journée et des jours suivans.—Suites de la journée de prairial. Arrestation de divers membres des anciens comités. Condamnation et supplice des réprésentans Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroi, Soubrany, Bourbotte, et autres compromis dans l'insurrection.—Désarmement des patriotes et destruction de ce parti.—Nouvelles discussions sur la vente des biens nationaux. Echelle de réduction adoptée pour les assignats


CHAPITRE XXX.

Situation des armées au nord et sur le Rhin, aux Alpes et aux Pyrénées vers le milieu de l'an III.—Premiers projets de trahison de Pichegru.—Etat de la Vendée et de la Bretagne. Intrigues et plans des royalistes. Renouvellement des hostilités sur quelques points des pays pacifiés.—Expédition de Quiberon. Destruction de l'armée royaliste par Hoche. Cause du peu de succès de cette tentative.—Paix avec l'Espagne.—Passage du Rhin par les armées françaises


CHAPITRE XXXI.

Menées du parti royaliste dans les sections.—Rentrée des émigrés. Persécutions des patriotes.—Constitution directoriale, dite de l'an III, et décrets des 5 et 13 fructidor.—Acceptation de la constitution et des décrets par les assemblées primaires de la France.—Révolte des sections de Paris contre les décrets de fructidor et contre la convention. Journée du 13 vendémiaire; défaite des sections insurgées.—Clôture de la convention nationale


FIN DE LA TABLE.