The Project Gutenberg eBook of Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants Author: P. L. Jacob Release date: May 1, 2004 [eBook #12271] Most recently updated: December 14, 2020 Language: French Credits: Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES LITTÉRAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB À SES PETITS-ENFANTS *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. BIBLIOTHÈQUE DE RÉCRÉATION DU BIBLIOPHILE JACOB CONTES LITTÉRAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB à ses petits-enfants Illustrations par P. KAUFFMANN DEUXIÈME ÉDITION [Illustration] PARIS 1897 A EDMOND FERDINAND PERIER Lorsque tu seras en âge de lire ce recueil de Contes littéraires, que je dépose dans ton berceau, en te le dédiant, sons les auspices de tes bons parents, je ne serai plus là, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements; mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent père et ta charmante mère m'adressent aujourd'hui en ton nom. Ils te diront, un jour, que j'étais leur ami, après avoir été celui de ton aïeul, et que j'ai voulu, par cette dédicace, te rappeler plus tard l'affection sincère qui m'attachait à ta famille depuis si longtemps. Une dédicace, en tête d'un ouvrage composé pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la bénédiction d'un vieillard. Paul L. Jacob, _Bibliophile_. Agé de cent vingt-cinq ans. INTRODUCTION LA CONVALESCENCE OU VIEUX CONTEUR Je l'ai dit ailleurs: je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J'ajouterai que mon nom est le seul point d'analogie qui me rapproche de cet antique chef d'Israël; il ne m'est pas donné, comme à lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d'espérer une race aussi nombreuse que les étoiles. Voilà pourquoi je cherche à me créer une famille chez les autres et à me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aisé de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient! J'ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d'enfants et de petits-enfants, fils et filles, qui répondent à ces noms-là avec tendresse, et qui m'appellent à leur tour _papa Jacob_, sans qu'il leur en coûte de prendre cette douce habitude. L'affection vraie et naïve que je sais leur inspirer n'acquiert tout son développement qu'à la suite d'une connaissance réciproque, plus ou moins prompte à s'établir entre nous; je ne dédaigne jamais d'en faire tous les frais, et je crois que l'amitié peut avoir de fortes racines dans un tout jeune coeur: les petits amis n'ont pas souvent l'ingratitude des grands. Mon extérieur grave et bizarre, je l'avoue, ne prévient pas d'abord en ma faveur ces esprits légers, joyeux, craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout des hommes. Les enfants qui me rencontrent pour la première fois, sans avoir été apprivoisés d'avance par mon nom, qui est familier à la plupart d'entre eux, s'effarouchent, s'effraient et s'enfuient, à l'aspect inaccoutumé de ma physionomie et de mon costume. Il y a du Croquemitaine en mon air, et je ne m'abuse pas sur l'étrange caractère des traits de mon visage anguleux, grimaçant, ridé et jauni, sur la menaçante longueur de mon nez, sur le regard sévère de mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille, encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne un air assez imposant. Quant au costume, il est plus commode qu'élégant, et je ne trouve pas mauvais qu'on en rie; mais mon bonnet de coton, noué d'un ruban noir, préserve du froid ma tête chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudrée, et mon ample robe de chambre, en soie à fleurs, dissimule les distractions ordinaires de ma toilette: c'est, d'ailleurs, une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma société et mon cortège. [Illustration: Mon extérieur grave et bizarre, je l'avoue, ne prévient pas d'abord en ma faveur.] Cependant les enfants me reviennent bientôt, quel que soit leur étonnement à ma première apparition; eussent-ils couru se cacher derrière le fauteuil de leur père ou dans les bras de leur mère, il suffit que mon nom soit prononcé, pour les ramener à l'instant jusque sur mes genoux; car ma réputation de conteur s'est répandue parmi eux, avant qu'ils aient appris à lire; on chérit tant les contes, à cet âge, qu'on est plus exigeant sur la quantité que sur la qualité: sans être un Berquin, un conteur de bonne volonté amuse et instruit facilement à la fois des intelligences neuves et impressionnables; il suffit de savoir se faire écouter, et bientôt on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plus fidèle, que celui de toutes les académies du monde; car l'intérêt du récit tient lieu d'éloquence. Or, voyez comme à mon insu j'ai contracté l'engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui ai rempli ma longue carrière d'études spéciales, arides et monotones, moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et des matériaux historiques! Néanmoins, je n'ai jamais eu la maladresse et l'incurie de traîner mes contes dans la route battue des enfantillages frivoles, niais ou absurdes; j'accorde à l'enfance plus d'estime qu'on ne fait dans bien des systèmes d'éducation, et je tâche toujours de l'élever, au lieu de la rabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval, comme Henri IV lui-même m'en donne l'exemple; je ne vais pas, débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants qui demandent une pétulance et une vivacité que j'ai perdues depuis nombre d'années; aussi bien, vaut-il mieux mettre l'enfance à notre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomption téméraire que de lutter avec elle de souplesse et d'activité, quand nous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sans canne. Selon mon système, justifié par la pratique, je tends toujours à développer l'intelligence, qui suit rarement les progrès de la force physique, et je me plais à cultiver les fruits précoces de l'esprit dans leur naïve saveur. On a le tort, en général, de priver de lumière ce qui n'aspire qu'à germer et à croître; on prolonge l'enfance, et moi je travaille à la rendre plus courte; je hâte la jeunesse, au lieu de la retarder; car, pour augmenter la vie de l'homme, il suffit de la commencer plus tôt, et la vie ne commence réellement qu'avec la pensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser. Les enfants ne sont pas, d'ordinaire, si légers et si insouciants qu'on les suppose pour toute espèce de notions sérieuses, utiles et raisonnées; leur mémoire manque de discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu'on a pris soin de les revêtir d'une forme attrayante, lorsqu'on s'adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l'âge des passions et qu'on ne songe guère à faire tourner au profit de l'enseignement. On ne sait pas jusqu'à quel point cette curiosité instinctive pourrait former la base solide d'une première éducation. L'Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclame principalement beaucoup de temps et de lectures; l'Histoire, dont on a fait un épouvantail d'ennui et d'obscurité; l'Histoire, pour l'étude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n'exigeait pas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail par jour; l'Histoire pourrait devenir la récréation favorite des enfants. C'est donc de l'Histoire que je leur arrange en contes et en nouvelles; c'est de l'Histoire qu'ils viennent chercher autour de moi; c'est de l'Histoire vraie, dramatique et littéraire. Le passé doit servir à l'instruction du présent. Il y a cinquante ans, dans une fatale année de choléra-morbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à ses petits-enfants. A coup sûr, sa mort aurait été pleurée par tous ceux qui escaladent à l'envi ses genoux, pour arracher quelques-uns des souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses gros volumes; mais, Dieu merci! je vieillirai le plus longtemps possible, je conterai encore bien des contes, si je deviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilles et bouches béantes! Le bibliophile Jacob est convalescent. Je ne me souvenais pas d'avoir été malade dans le cours d'une vie longue et occupée, excepté une seule fois au collège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir le prix d'histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur, n'a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoir à toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerre perpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hâtais pourtant d'achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection, comme par pressentiment de le voir bientôt interrompu; j'écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu de mots est permis à la gravité de mon âge, je ne m'endormais pas sur la plume. Hélas! tout excès a des conséquences funestes et j'eus à me repentir de m'être trop hâté. Je n'étais plus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d'énergie que le corps n'avait plus. Les veilles avaient brûlé mon sang; la continuité d'une oeuvre d'imagination avait irrité ma sensibilité nerveuse. J'étais à bout de forces, sinon de courage. Il fallut, malgré moi, m'enlever de mon fauteuil, m'arracher à mes livres et manuscrits. Vainement j'essayai de persuader au médecin que la santé ne m'avait pas abandonné un instant et que cette fièvre lente n'était qu'un effet de ma préoccupation d'esprit: il fronçait le sourcil, en tenant mon poignet pour interroger les rares pulsations de l'artère. Mon teint jaune et terreux, mes lèvres pâles et mon regard éteint, démentaient le sourire que j'essayais de me donner, et les paroles de confiance, que me suggérait le désir de me faire illusion à moi-même. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami le docteur Charpentier mesurait avec inquiétude combien peu d'huile restait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avait soufflé. Des soins habiles, dévoués, infatigables, parvinrent à me sauver, en s'opposant à la rage insensée qui m'excitait sans cesse à me remettre au travail, après les crises les plus dangereuses de la maladie qui épuisait le reste de mes forces. [Illustration: Ce délire avait des accès effrayants.] Il semblait, cependant, impossible de me guérir de cette folie de lire ou d'écrire, folie tour à tour sombre et furieuse; je demandais à grands cris ma bibliothèque; j'ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pas des refus, et j'étais sourd aux plus sages représentations. Ce délire avait des accès effrayants: tantôt je m'imaginais découvrir des caractères d'imprimerie sur quelque partie de mon corps; tantôt je me dressais sur mon séant, pour atteindre un volume qui n'était que dans ma fantaisie; je déclamais mon catalogue, en récitatif d'opéra, ou bien je jouais le rôle du commissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussais l'extravagance jusqu'à me persuader que j'étais métamorphosé en manuscrit sur vélin avec de belles lettres peintes et des miniatures rehaussées d'or; en ce prétendu équipage, je ne laissais approcher aucune tisane, qui pût endommager les merveilles de mes feuillets enluminés. [Illustration: Je ne laissais approcher aucune tisane.] A ce délire aigu succéda une langueur de consomption, qui aboutit au marasme; j'étais devenu indifférent à tout, même à mes goûts de bibliophile, que la médecine eût appelés à son secours, s'ils avaient pu arrêter mon dépérissement organique. Le bon docteur Charpentier désespéra de moi, en remarquant l'accueil froid et passif que je fis à certain bouquin précieux, qu'il m'apportait d'une promenade le long des quais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j'eusse à perdre; après lui, je n'avais plus qu'à rendre l'âme. Déjà, j'étais réduit à la condition de cadavre animé, absolument privé d'appétit et d'aliments, desséché jusque dans la moelle des os; je dépensais mes interminables journées à ne rien faire, assis au milieu des oreillers; et mes nuits, plus pénibles encore, sans fermer la paupière. J'étais si horriblement maigre, qu'on aurait pu étudier l'anatomie à travers la peau tendue et transparente de mon squelette. Dans cet anéantissement de mes facultés, lequel avait résisté à toutes les ressources médicales, mon docteur proposa de m'envoyer à la campagne pour me remettre entre les mains de la Nature à qui en appelle souvent Hippocrate: le mal venait de l'abus du système intellectuel; la matière avait besoin de rentrer dans ses droits et dans son équilibre. On me prescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un air vif et pur,--le départ de Paris, bien entendu,--des exercices gradués, propres à rétablir la vigueur du corps en la sollicitant, une alimentation sobre et frugale, l'abandon complet de tout travail d'esprit, et même l'oubli des objets matériels de mes affections littéraires. C'était une pénitence difficile, et, pour y satisfaire, je me résignai à m'enfuir, sans dire adieu à mes bouquins; cette séparation m'aurait trop coûté. On m'entraîna, malgré moi, loin de cette partie de mon individualité, et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur les rayons de ma bibliothèque, une chaise de poste m'emportait, chaudement empaqueté, vers le lieu de mon exil sanitaire. Ce fut aux environs de Bourges, dans l'ancienne province du Berry, que des amis généreux m'accueillirent, à leur foyer des vacances, comme dans ces bons vieux temps d'hospitalité, où la porte du château féodal s'ouvrait aussitôt, au son des coquilles du pèlerin; où le chevalier blessé trouvait une prompte guérison, dans la paix du manoir, qui l'avait reçu mourant. Après un voyage qui raviva mes souffrances secouées à chaque tour de roue, je parvins à ma destination, à cette riante colonie de la Chaumelle, qui avait gardé l'aspect et les coutumes d'un fief du moyen âge, sous la direction paternelle de son seigneur. Lorsque je débarquai, tremblant de fièvre, d'espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui me promettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel à la santé et à la vie, je me vis entouré tout à coup d'enfants, empressés à conduire, à soutenir ma démarche chancelante! L'un relevait les plis de ma robe de chambre dérangée dans la voiture, l'autre s'informait de mon état, avec une discrète attention.... Mes yeux se mouillèrent, et la reconnaissance gonfla mon coeur! J'étais de prime abord naturalisé chef de famille. De ce moment, j'oubliai ce qui m'avait fait tant de mal, après m'avoir procuré tant de jouissances et de béatitudes: mes livres! Je cessai de regretter ces amis brochés, cartonnés et reliés, que j'avais laissés à Paris, pour me donner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j'étais venu chercher en province: les premiers m'avaient fait malade; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Le spectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plus admirative contemplation devant une édition rare du commencement de l'imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne, d'Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n'avais garde de rêver parchemins, in-folios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques et miniatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à la senteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardais dans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry, les charrues attelées de huit boeufs, les pâtres s'accompagnant d'une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltes du chanvre. Mes jeux, affaiblis par des veilles prolongées, se reposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes et dans la variété pittoresque du paysage; il y a un bonheur inexprimable à plonger, d'un horizon à l'autre, ses regards et sa pensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent que des lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées. Je n'avais pas encore repris assez de forces pour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant je les sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m'apercevais pas de la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouïe pour moi, s'engraissassent d'oisiveté, quoique je ne fisse pas plus de mouvement qu'un paralytique; mais, dans cette habitation élégante et commode, qui attestait le goût ingénieux du propriétaire, je n'avais pas le loisir de m'ennuyer, bien que condamné à rester en place. Mes hôtes aimables, qui doublaient par leurs qualités personnelles le charme de leur résidence, me procuraient une société, que je n'eusse point échangée contre toutes les Sociétés savantes ensemble; c'était, grâce à la maîtresse de la maison, une familière conversation sans apprêts ni pédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie et souvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l'esprit, surpasse tous les hommes d'esprit et de savoir. Les enfants faisaient les intermèdes joyeux et intéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l'étude et du plaisir, de l'utile et de l'agréable; ils contribuèrent aussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m'aimaient sur la foi de ma réputation, avant d'être à même de me connaître et de m'aimer en personne; leurs voeux et leurs prévenances avancèrent sans doute ma convalescence, d'abord indécise et lente, puis franche et rapide. Les témoignages d'amitié qu'ils me prodiguaient adoucirent l'anxiété morose, que la maladie traîne toujours après elle. A mon lever, ils venaient, sans bruit, recueillir le bulletin de ma nuit; ils s'échelonnaient, autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon le thermomètre de ma santé; là ils aspiraient à me distraire par leur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeux innocents; c'était à qui roulerait mon fauteuil de grand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mes pieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Je payais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plus touchante que si elle m'eût été due; je remerciais du fond de l'âme ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière et plus belle partie de ma carrière. L'époque des vacances agrandit encore le cercle de la famille: des jeunes gens à peine délivrés du collège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, se joignirent à leurs frères et soeurs, pour soigner le vieil hôte de leurs parents. La conversation prit alors des allures moins timides, et les sciences, allégées du langage technique qui fait peser sur elles une infructueuse obscurité, purent s'ébattre sous mes yeux, en réveillant mes goûts, mes instincts et mes aptitudes. J'étais le président de ces séances peu académiques, où la discussion portait la lumière et l'intérêt dans les branches arides et inconnues de l'enseignement. Chacun fournissait sa quote-part d'instruction, d'observation et d'intelligence; chacun était à son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfants s'élevaient ainsi à la condition d'homme, ou bien je redevenais moi-même enfant avec eux. Ces occupations quotidiennes et sédentaires se prolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de mon fauteuil, comme Lazare de son tombeau; courbé sur un bâton, j'allai parcourir, d'un pas encore tremblant, les alentours de la jolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le verger embaumé de fruits mûrs, le bocage gazouillant, et l'enclos bordé d'antiques noyers. De jour en jour, mes pas s'affermissaient, et mes promenades tendaient vers un but plus éloigné; je ne restais plus dans l'enceinte trop circonscrite par les haies et les fossés; avec le bras d'un de mes jeunes guides, je m'aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, en historien, en antiquaire; c'était la santé qui s'annonçait par le retour de mes goûts favoris: j'étais encore le bibliophile Jacob. Mes chers enfants me dirigeaient et m'escortaient, dans ces excursions, à la distance de plusieurs lieues; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur le sol et dans la pierre, de la domination romaine et du séjour de Charles VII en Berry. Je suis allé ainsi successivement visiter, à Feularde, les arches d'un de ces aqueducs que les Romains ont liés d'un ciment indestructible; à Ryans, le passage de la chaussée de César, laquelle partait de Bourges, l'ancienne Biturix; à Bois-sire-Amé, les ruines du château d'Agnès Sorel, dame de Beauté; aux Aix-d'Angillon, les débris des remparts de la forteresse du moyen âge; à Sancerre, la grosse tour qui penche sur la ville; à Bourges, ces vieilles rues, ces vieilles maisons, et ces nombreux édifices qui lui restent de sa splendeur royale et qui s'harmonisent avec l'architecture ciselée de sa merveilleuse basilique. L'automne pluvieux mit trop tôt un terme à ces courses qui achevèrent de consolider ma santé: je marchais sans bâton, même avant d'avoir fait un pèlerinage aux reliques de la fameuse sainte Solange, qui, suivant la légende, porta sa tête coupée, à l'imitation de saint Denis. Les journées devinrent courtes, les soirées longues, et le vent du nord-est, qui soufflait sans cesse en tourbillons, dépouilla les arbres de leur feuillage rouillé; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu'un rayon de soleil pût percer le voile épais des nuages. Cette nature immobile, sombre et humide, qui succédait brusquement à la nature chaude, dorée et vivante, de la belle saison, rembrunit d'abord mon humeur, de ses brouillards et de ses ouragans; mais je ne pouvais que me plaire, à la maison, au coin d'un feu clair et pétillant, dans l'intimité d'une famille où je n'étais plus étranger; on n'eut donc pas à me faire violence pour me retenir, en demi-quartier d'hiver, jusqu'aux grands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinaire de la campagne, le billard, le trictrac, les échecs et les cartes, je repris l'habitude des causeries de famille, que les veillées du soir ranimaient à l'éclat du foyer domestique, pendant que la pluie fouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifs sifflements dans les airs. C'était un tableau digne de Rembrandt ou de Téniers, que ce salon capricieusement éclairé par les reflets d'un fagot enflammé, quand l'après-dîner nous réunissait tous, en demi-cercle, devant la cheminée, qui n'avait pas la capacité des hautes cheminées gothiques, mais qui ne dévorait pas moins de bourrées et d'énormes bûches. J'occupais la place d'honneur, au milieu d'un auditoire qui m'écoutait toujours avec cette bienveillance si encourageante pour les bavards; or, la langue n'est pas de ces choses qu'on perd en vieillissant. Le père et la mère daignaient se mêler à leurs enfants, pour entendre les réminiscences décousues de mes lectures et de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupe silencieux et attentif de ces enfants, agenouillés entre mes jambes, assis à mes pieds et debout derrière mon fauteuil? Ils suivaient de l'oeil l'histoire, qui commençait trop tard, à leur gré, et finissait trop tôt; ils ne se permettaient pas de bouger, de peur de m'interrompre, et ils eussent voulu suspendre leur respiration. Je l'avouerai, si un conteur est fier de l'attention qu'on lui prête, j'avais bien largement tous les privilèges et toutes les récompenses du conteur. Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, en cette qualité, fort embarrassé d'un rôle où l'on ne saurait réussir, à moins de contenter tout le monde: je devais m'adresser à des auditeurs, différents d'âges, de sexes et de caractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d'aborder le terrible chapitre des revenants; celui-là se serait volontiers pâmé d'aise à des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux; les filles s'intéressaient davantage à des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simples anecdotes. Quant aux aînés, qui n'avaient pourtant pas la manie de faire valoir leur supériorité de compréhension et d'instruction, il n'eût pas été convenable de les assommer de ces contes, ennuyeusement moraux, pour l'amusement des plus jeunes; enfin, la patience des parents, que je n'aurais pas pris à tâche d'ennuyer aussi, m'invitait à choisir et à orner quelques narrations d'un genre mixte et d'une portée facile, qui atteignissent à la fois tous les degrés de l'intelligence. Je crus donc pouvoir rattacher mes récits à des noms littéraires, qui relèvent l'intérêt, souvent traînant, du drame, et le font sortir de l'ornière du lieu commun. D'ailleurs, absolument dénué de livres, j'aurais craint d'entrer dans l'Histoire, de fausser une date, de travestir un fait, d'omettre ou d'estropier un nom, en un mot, d'induire en erreur qui que ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L'Histoire est une religion qui a ses fanatiques, et je m'honore d'être un de ceux-là. Voilà comment ma convalescence a produit un volume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Je n'ose pas attendre de tous mes lecteurs l'indulgence filiale et amicale à laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m'avaient accoutumé; mais je souhaite qu'ils m'encouragent à recueillir tôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j'ai composées en pensant à eux. C'est aux enfants que je parle. Mes chers petits enfants, le vieux bibliophile Jacob ne cessera de conter qu'en vous quittant pour toujours. P. L. JACOB. Bibliophile. UNE BONNE ACTION DE RABELAIS (1553) Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant: on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer. --C'est un vilain juif! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'église, voire même s'agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière. --C'est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable; ils n'ont ni église ni curé; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des chrétiens. --Oh! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit à notre approche, comme une biche en chasse? --Nenni dea! reprit une autre: elle ne mendie mie que je sache! Bien au contraire; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon coeur l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame. --Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger. --Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d'être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues. --Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que m'a conté le gros chantre de l'église de Meudon.... --Silence! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse. Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des moeurs et des idées de son temps, intitulée _la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel_, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante. Rabelais avait alors près de soixante-dix ans; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse. Son costume annonçait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme d'église; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait _barrette_ et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros bâton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'hôte désiré; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des _houscaux_, une casaque de bure usée et des _grègues_ ou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une _galvardine_ ou manteau court par-dessus ses vêtements. --Or çà, mes enfants! dit Rabelais aux paysannes qui s'étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères soeurs en Jésus-Christ! --Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue! --Or çà, reprit gaîment le curé, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point à l'église, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser à venir au confessionnal? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort. --Nous l'aiderons de nos prières à entrer en paradis! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant. --D'où venez-vous, bonnes femmes? leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles? --Grand merci, messire! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des oeufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent. --Oui dà, mes enfants! s'écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l'oeil. N'êtes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde? --Oh! notre bon père, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage. [Illustration] --Bah! la mère! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton: «Le plus méchant loup, c'est un méchant homme.» Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé de Meudon et qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du château. --Or çà, mes filles! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et l'on vous gronderait quand vous rentreriez! Les paysannes s'apprêtèrent à suivre ce bon conseil et, avant de s'éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction: il la leur donna de bon coeur et paternellement. --Nous faisons des voeux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé, s'étende jusqu'à ce scélérat de juif ou de bohémien, qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nous porter malheur. --Je ne sais si c'est un bohémien ou un juif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n'est pas un scélérat: c'est un pauvre homme qui mérite qu'on le plaigne, et qu'on lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux. Rabelais s'éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la leçon qu'il leur avait donnée et qui leur rappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan déguisé de la Réforme calviniste. L'Angélus était sonné à l'église du village, quand le curé revint du château où il avait passé toute la journée avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser, et l'on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s'étendre au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait à s'enfuir. --Vous pleurez, mon enfant? lui dit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âge où tout est si bon et si beau dans la vie! Quelle est la cause de vos larmes? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse. --Est-ce que je pleure, mon très honoré seigneur? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants! --Ils sont comme partout, pauvre petite! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de méchants. Vous a-t-on fait du mal? Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un? C'est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection. --Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, dit l'enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en face Rabelais qui la regardait également avec bonté. Je n'ai rencontré que des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeure dans la seigneurie de Meudon. --Ah! vous faites partie de ma paroisse? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d'un mouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue à l'église? La jeune fille ne répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien; elle avait ramassé un panier couvert d'un linge, qui était à terre, et elle se préparait à s'éloigner, lorsque Rabelais l'arrêta encore par le bras. --Ma chère fille, lui dit-il d'une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse: j'entends vous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon. --Ils veulent que nous mourions de faim! s'écria l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la première fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain au four banal... Ils m'ont chassée, en disant qu'ils me brûleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais à présenter à la cuisson mon pain avec le leur. --Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe! ajouta-t-il en voyant que l'enfant restait muette et se refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village. --Hélas! je ne puis, mon bon seigneur, répondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance, mais mon père m'attend.... --Votre père? Où est-il? Voulez-vous me mener vers lui? Est-ce que je vous fais peur? Ne savez-vous pas qui je suis? --Quoi! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal?... Ils étaient là comme des bêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes.... Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens! --Eh bien! ma fille, j'irai seul, à votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vous le remettrai-je? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici à m'attendre. --Ah! je n'ai pas peur, répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge.... Je suis accoutumée d'ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit.... Vous êtes bien bon, bien généreux, mon digne et vénéré seigneur, mais je n'ose accepter votre bienfaisante proposition.... Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pas de faim!... Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom. --Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c'est à moi d'être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le bénirons. Le curé de Meudon ne se sépara qu'à regret de cette intéressante jeune fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'était refusée absolument à l'accompagner jusqu'à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait à y faire cuire. Il n'adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement: «Ceci est le pain des pauvres; je le recommande à mes paroissiens.» Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux heures n'étaient pas écoulées, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hâtant le pas, à l'endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille. Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu'une chrétienne à de mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien. Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine. Il n'y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l'obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son côté; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se rassurer; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais: il s'était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit. [Illustration: L'enfant s'enfuit en courant et disparut.] --Y a-t-il quelqu'un ici? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là? Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu'une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n'était pas la jeune fille à qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s'avancer délibérément jusqu'à ce qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empêcher de rire aux éclats. --A la grâce de Dieu! dit-il à haute voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci. Quelques jours s'écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal: il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas même été baptisé, disait-on et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa soeur et ses parents; ce qu'on n'aurait pas dû trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils étaient tous de la religion juive. Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau bénite; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d'étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas pensé à se pourvoir d'une boîte fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un naturaliste: il releva les bords de son grand chapeau, de manière à former tout à l'entour une espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas réussi à l'emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l'organisme anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx. La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu'après avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait à sa fatigue; mais il n'avait plus guère qu'une demi-lieue à faire, pour rentrer dans son presbytère. L'idée lui vint que l'endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le _Camp des Sorcières_, cette plaine déserte et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille. Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s'avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu'il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ. --Bonhomme! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l'heure où tout le monde dort? L'homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eût pas reconnu: les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu'il portait sur son épaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage. [Illustration: Il avait l'air d'un véritable sorcier.] --Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t'adresse? Qui es-tu? Que fais-tu? Réponds, et vite! --Hélas! mon bon seigneur, répondit d'une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouvé cette pièce de terre inculte, qui semblait n'appartenir à personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand'peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade! --Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune? --Hélas! seigneur mon Dieu! s'écria douloureusement le laboureur nocturne: qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'à la mort? --Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre? et tu es malade? --Bien malade! bien pauvre! répliqua l'homme, qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh! bien malade, mon vénérable seigneur! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort. --Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l'on se soigne, pour guérir, s'il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente? --Je n'ose pas l'avouer, mon très vénéré seigneur! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays! ils me chasseraient à coups de fourche.... Je suis maudit du Dieu d'Israël et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre. --La lèpre! répéta Rabelais, la lèpre! C'est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira. --A Dieu plaise, mon cher seigneur! murmura l'homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu'à s'évader. --Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais: tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la santé. --Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guérir. --Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif: aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu! Le lépreux n'essaya pas de résister à l'ordre qu'on lui donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemplé avec effroi l'être extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu'il en avait tirée formait un tas considérable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert. Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vêtements; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n'avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au château de Meudon et qu'il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l'horizon. [Illustration: Le sacristain avait fini par s'endormir.] Il n'avait rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et dès qu'il se fut couché, sans l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angélus et qu'il dormait encore de bon coeur, quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé. --Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'écria Rabelais, qui s'était réveillé en sursaut: il me faut aller visiter un malade. --Par Notre-Dame! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l'heure de la messe est passée depuis longtemps. --En vérité, je ne croyais pas qu'il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure. --Ah! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous remplissez notre saint presbytère? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou.... --Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le curé naturaliste: ce n'est pas moi qui l'ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encore vivants; j'ai aussi quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison d'être, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature. Le sacristain Guillot n'était plus là pour écouter les réflexions savantes et philosophiques de son curé; on avait frappé à la porte du presbytère, et il était allé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu'un mendiant, demandait instamment à le voir, et attendait, à la porte, la tête et les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques minutes d'audience. --Un enfant! dit Rabelais, de bonne humeur: selon les paroles de l'Évangile, laissez toujours venir à moi les petits enfants. --Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de choeur. Rabelais avait passé dans son cabinet d'étude, pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrange que présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre était tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés en parchemin, et surtout de toiles d'araignées; des poissons desséchés et vernis pendaient au plafond; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entassés ou épars, noircis d'encre; des plumes, des compas, des télescopes; dans un coin de cette chambre remplie de poussière, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, de bouteilles, de _silènes_ ou boîtes en fayence et en plomb, contenant des onguents et des élixirs de pharmacie; enfin, çà et là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, des amas d'herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et des sphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d'un pêle-mêle d'objets divers de toute espèce, applicables à différents usages de science et d'art. Le curé, assis dans une grande _chaire_ ou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l'enfant qui s'avançait timidement, les yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avait enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon. --C'est toi, lui dit le curé en éclatant de rire, c'est toi, n'est-ce pas, qui vins prendre, l'autre soir, le pain cuit que j'allais rendre à ta soeur? Je te reproche seulement d'avoir décampé trop vite, car je n'ai pas eu le temps de te donner quelque chose, pour t'empêcher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t'excuser de ton escapade; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, je m'en doute, et il te faut louer, au contraire, d'avoir avisé au plus pressé, en pareil cas; quant à moi, je pouvais attendre sans inconvénient, et j'ai donc attendu ton retour jusqu'à présent. Or çà, voyons ce qu'on peut faire pour venir en aide à ta famille. L'enfant, qui avait écouté, sans répondre, cette allocution paternelle, n'y répondit pas davantage, quand elle fut terminée, mais il vint, tout ému, s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même, parmi les navets entassés dans le champ du lépreux. --Va-t'en voir à la cuisine si le four chauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain que la curiosité avait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré. En même temps, il relevait doucement l'enfant, qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l'attirait avec bonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant était venu lui rapporter dans une intention de probité délicate, qu'on devinait de prime abord. --Monseigneur le curé, lui dit l'enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravé dessus, et il m'a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous l'avait volée. --Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon coeur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant qu'elle n'en contienne pas davantage. --Mon père m'a ordonné, continua l'enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse très humblement de ne vous l'avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père est bien malade. --Nous irons le visiter tout à l'heure, répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces pauvres gens; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l'aide de Dieu, j'ai bel espoir que nous le guérirons. Rabelais avait repris enfin l'escarcelle, qui portait cette inscription en or, gravée sur le cuir noir dont elle était faite: _A messire François Rabelais, trésorier des pauvres de Jésus-Christ_; il l'ouvrit, pour savoir ce qu'il y avait dedans et il en tira vingt écus d'or, qu'il étala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L'enfant fixait sur cet or des yeux émerveillés, comme s'il n'en eût jamais vu. Le bon curé réfléchit un instant, puis il étendit la main vers un coffret de fer ciselé, à demi caché sous les papiers dont la table était couverte; il l'ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il y prit dix pièces d'or, qu'il réunit aux premières; il remit ensuite le tout dans l'escarcelle, qu'il fit disparaître dans une des poches de sa robe. --Nous allons déjeuner avant de partir, dit Rabelais à l'enfant qui ne revenait pas encore de son étonnement admiratif. Il y a loin d'ici au Camp des Sorcières! Je m'aperçois que nous avons l'un et l'autre l'estomac aussi vide que la bourse d'un pauvre homme. Il emmena l'enfant, par la main, dans une salle basse, où la table était copieusement servie: un jambon, des andouilles fumées sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L'enfant aspirait délicieusement l'odeur de la chair cuite, et regardait d'un oeil stupéfait les apprêts de ce succulent repas. --Nous ne mangerons qu'une bouchée, dit Rabelais, et ne boirons qu'un coup de vin pour nous donner coeur au ventre. Mange et bois, mon fils! Que la sainte bénédiction de Dieu descende sur ta pauvre et honnête famille! Il avait servi lui-même son jeune convive, qui hésitait encore à manger et à boire, mais qui bientôt, encouragé par la bonne humeur du curé, se mit à l'imiter à belles dents et à plein gosier. Il buvait et mangeait comme s'il avait soif et faim depuis six mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieux appétit, et il lui donnait l'exemple à plaisir. --Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous sait donc lire dans la famille? --Nous savons tous lire, monseigneur le curé, répondit l'enfant le plus simplement du monde. --Tous? s'écria Rabelais surpris et charmé. Voilà de braves et dignes gens! La fille et le fils savent lire aussi! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cher enfant, ajouta-t-il, en l'embrassant encore une fois comme un père. --Oh! bien volontiers, reprit l'enfant avec une vive émotion, oui, volontiers, monseigneur le curé! Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et ma mère, et ma soeur? --Assurément, dit Rabelais. Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais séparer à toujours l'enfant de son père et de sa mère! Çà, mon cher fils, quel est ton nom de baptême? Que je puisse te donner ce nom désormais, comme si j'étais ton second père, ton père adoptif. Je ferai de toi un gentil enfant de choeur, et tu seras, un jour, après moi, curé de Meudon, si le bon Dieu te fait cette grâce. --Je me nomme Thadée, répondit tristement l'enfant après un moment de silence et de réflexion, mais je ne puis être ni enfant de choeur, ni curé, mon très vénéré seigneur, puisque je suis né israélite. Rabelais respecta les scrupules religieux de cet enfant, qui avait été élevé dans la foi de ses pères, et il n'ajouta pas une parole qui fût de nature à le troubler et à le chagriner à cet égard; mais, ayant remarqué que le petit Thadée n'oubliait pas ses parents, puisqu'il mettait de côté pour eux une partie des aliments qui lui étaient attribués et qu'il semblait ne toucher qu'à regret, Rabelais appela son sacristain, et lui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et d'attacher le panier sur la selle de l'ânesse du presbytère. --Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il; tu conduiras l'ânesse par le licou, et si j'étais trop fatigué de la route, tu me ramènerais, sur l'ânesse, à Meudon, comme notre Seigneur Jésus entrant à Jérusalem pour s'y faire crucifier. --Est-il possible, monsieur le curé, répondit à voix basse le sacristain, qui avait écouté à la porte l'entretien de Rabelais avec l'enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas et de Judas? --Guillot, interrompit sévèrement le curé, j'aime mieux un juif honnête homme, qu'un chrétien malhonnête! Le cortège se mit en marche: Guillot conduisant l'ânesse avec les victuailles, et faisant assez piteuse mine; Rabelais, en costume ecclésiastique, tenant par la main l'enfant, qui avait honte de se montrer, nu-pieds et tête nue, auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, ce bizarre cortège. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M. _le Recteur_, ainsi qu'on le qualifiait au château, donner la main à un petit gueux déguenillé et sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l'inviter à souper ce soir-là. Rabelais fit réponse qu'il s'y rendrait certainement, d'autant plus qu'il aurait une belle histoire à conter à la bonne duchesse et une belle oeuvre de charité à lui proposer. [Illustration: On regardait avec surprise ce bizarre cortège.] Le petit Thadée se chargea d'indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain, qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassuré, quoiqu'il fit grand jour et que les sorciers qu'on accusait d'y tenir leurs assemblées fussent sans doute occupés ailleurs. C'était un lieu d'un aspect sauvage, mais très pittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamais âme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec sa famille; il avait construit, de ses mains, dans le fourré du bois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortier composé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu'une couverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages entrelacés assez ingénieusement et entremêlés de bruyère et d'épines. Rabelais dit à son sacristain de rester en arrière avec l'ânesse et d'attendre qu'on le vînt avertir d'apporter le panier de provisions. Le pauvre Guillot vit avec terreur qu'on allait le laisser seul dans un endroit aussi désert et aussi mal famé: il se mit à pleurer, comme un enfant peureux. --Que vais-je devenir ici? disait-il tout éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra le cou, sinon quelque sorcière qui m'emportera en enfer sur son balai! Monsieur le curé, ayez pitié de moi et ne m'abandonnez pas, sans m'avoir donné l'absolution. --Tant que tu resteras avec l'ânesse, tu n'as rien à craindre, lui cria Rabelais en s'éloignant: le diable respecte les bêtes et les tient pour ce qu'elles sont, en se disant qu'il n'y a pas là d'âme à prendre! L'enfant avait quitté la main du curé et courait en avant pour prévenir sa famille: la porte de la cabane était ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeune fille, rouge d'émotion et tremblante d'embarras, que son frère poussait devant lui, en l'empêchant de se dérober à cette présentation inattendue et forcée. Rabelais remarqua que cette fille était fort belle, sous ses haillons ignobles et que sa figure intéressante se recommandait par une expression de candeur pudique et de noble fierté. Il fut touché de commisération, en s'apercevant que cette pauvre jeune fille avait à peine les vêtements indispensables pour se préserver des atteintes du froid. --Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et intérêt, je vous prie de vouloir bien prévenir votre père et votre mère, que c'est le curé de Meudon qui s'en vient les voir et leur porter des consolations. --Mon bon seigneur, répondit la jeune fille avec déférence et simplicité, votre Eminence daignera excuser mon père et ma mère, s'ils ne s'empressent d'aller au devant d'un si vénérable personnage que vous êtes. Ils ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l'un et l'autre: mon père a travaillé aux champs, cette nuit et ce matin; ma mère est quasi toute paralysée et percluse de tous ses membres, depuis le dernier hiver. --Je ne suis pas une Éminence, mon enfant, reprit Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ, qui veut vous consoler; je suis votre médecin, qui veut vous guérir. --Sara! dit le frère à sa soeur, avec un élan de reconnaissance: monsieur le curé est si bon, si bienfaisant, si généreux, que c'est comme un ange du Seigneur, qui vient nous visiter dans notre affliction. Sara et Thadée annoncèrent, par un geste respectueux, que le curé n'avait qu'à les suivre, et ils entrèrent les premiers, en disant: «Notre père, notre mère! Voici l'envoyé du Seigneur! Que le saint nom du Seigneur soit béni!» Rabelais, en pénétrant derrière eux dans la cabane, où régnait une demi-obscurité, entendit deux profonds soupirs mêlés de sanglots, qui partaient de l'endroit le plus sombre de cette misérable demeure et qui le dirigèrent vers les deux malades couchés côte à côte sur des feuilles sèches recouvertes d'une vieille serpillière, grosse toile d'emballage qui leur tenait lieu de draps, et enveloppés d'une horrible couverture de laine, usée, déchirée, et aussi noire qu'un drap mortuaire. La porte entr'ouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misère: la femme, dont le visage cadavéreux ressemblait à celui d'une morte; le mari, qui n'avait plus figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seuls avaient encore de la vie et de l'expression, Rabelais, à cet aspect, éprouva un invincible sentiment d'horreur et de pitié. --Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l'avait frappé et le glorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté. --Si je n'avais foi en Dieu, comme Job, répondit d'une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n'aurais pas supporté jusqu'à présent le fardeau de la vie! Depuis tantôt un an, j'ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur à moi-même; depuis tantôt un an, j'ai perdu tout ce que j'avais loyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mes enfants; depuis tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir; depuis tantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignation tout ce qu'on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la faim... Eh bien! ceux de ma race et de ma religion m'ont fermé leur coeur et leur bourse, et je n'ai trouvé que vous, monsieur le curé, vous prêtre chrétien, qui daignez me porter secours et vous intéresser à ma déplorable et irréparable situation! Vous seul au monde m'avez pris en pitié. --Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste! dit Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent les mains. --Monsieur le curé, lui dit tout bas l'enfant, vous plaît-il que j'aille quérir un peu de nourriture pour mon père, qui meurt quasi de besoin et qui n'a rien mangé depuis hier? --Est-il vrai, ajouta la jeune fille, à qui son frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission au presbytère de Meudon, est-il vrai, mon vénéré seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin à ma mère, qui s'en va trépasser d'inanition et de faiblesse? Rabelais n'avait pas entendu la fin de cette supplique filiale; il s'était élancé hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter le panier qu'il avait eu la précaution de bien remplir; rien n'y manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa propre main les aliments qu'ils acceptèrent avec reconnaissance. Il assistait en silence à ce spectacle émouvant et terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir par prudence. --Et toi, Sara, dit Thadée à sa soeur, qui n'osait pas prendre sa part de ce repas qu'elle contemplait avec un oeil d'envie, n'as-tu pas une aussi belle faim que nos pauvres parents? Approche, soeur, et fais grande chère avec eux. Quant à moi, j'ai dîné chez monseigneur le curé. On n'entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à belles dents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de modérer et de restreindre leur insatiable appétit. --Pauvres gens! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l'avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces, à la levée de table: associez-vous d'intention à ma prière, en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous les jours. Rabelais, en effet, prononça la prière des Grâces en latin, comme si ses trois convives eussent été les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte prière qu'ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l'homme envers Dieu est un principe de toutes les religions. --Monsieur le curé, notre sauveur, dit le lépreux dès qu'il put parler, mon fils Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu'elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne l'ai pas ouverte. --Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l'ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m'a été donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c'est vous qui l'avez trouvé, ce matin, dans votre champ. --Le champ n'est point à moi, reprit l'honnête juif, qui refusait d'accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main: ce champ était en friche et paraissait n'avoir pas de maître; je l'ai cultivé en pleine nuit, et j'ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m'en approprier la récolte, une chétive récolte de navets, la terre n'ayant pas été fumée et même suffisamment remuée... Dieu d'Abraham! de l'or! s'écria-t-il, en voyant briller les pièces d'or que le curé l'avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j'ai vu, cette nuit, dans le champ? --Quel sorcier? lui demanda Rabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou. --Ah! monsieur le curé, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d'or dans sa main, c'est une bien redoutable aventure: j'étais allé, vers minuit, dans ce champ, qui ne m'appartient pas, arracher les navets qui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille; on l'attendait avec grande impatience chez nous, car personne n'avait mangé depuis la veille. J'avais à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparaît tout à coup; il avait la face lumineuse d'un être infernal; il portait sur sa tête un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s'élevaient des flammes qui ne l'atteignaient pas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneuses qu'on ne cueille qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les cimetières; il tenait à la main un paquet taché de sang... Rabelais interrompit par de bruyants éclats de rire le narrateur, qui s'arrêta dans son récit, sans se rendre compte de l'excès de gaieté qu'il avait provoqué. Il s'était tu, tout troublé, et Rabelais riait toujours. --Le sorcier, c'était moi! s'écria le curé, avec de nouveaux éclats de rire. C'était moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais le moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir. --Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas convaincu les affirmations du curé, ne savez-vous pas que ce lieu-là s'appelle le Camp des Sorcières, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat? --Mon ami, dit Rabelais, qui avait cessé de rire, il n'y a pas d'autres sorciers que les méchants et les fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvais ménages ou bien chez les ivrognes et les libertins. --Ecoutez la suite, monsieur le curé, répliqua le lépreux, dont la croyance aux sorciers n'était pas encore ébranlée: j'ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la place où j'étais. Le sorcier m'ordonna de laisser là ma pioche et de partir de là, sans tourner la tête. Aussitôt je retrouvai la force de me mouvoir, et je m'enfuis à toutes jambes. Quand je fus à quelque distance, je tournai la tête, malgré le commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni l'homme à la face lumineuse. Je n'osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j'allai au champ, et trouvai que la récolte des navets avait été faite et très soigneusement faite par le sorcier... --C'était moi, vous dis-je! interrompit Rabelais, en recommençant à rire. C'était moi, le sorcier, moi, moi, moi! --Qui donc avait arraché les navets? repartit le juif, qui refusait de croire à l'assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire? Qui donc avait caché parmi les navets l'escarcelle pleine d'or? --C'était moi! répliqua Rabelais. Vous aviez semé, bonnes gens, et j'ai fait pour vous la moisson, à telle enseigne que je suis encore fatigué et plus fatigué qu'un sorcier ne pourrait l'être. Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers! Il s'était levé pour prendre congé de la famille, qu'il venait de sauver d'une mort certaine et qu'il promettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le père et les enfants, qui le comblaient de bénédictions, auxquelles la femme paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en s'engageant à revenir les voir le lendemain et en leur conseillant de se défier maintenant des voleurs plutôt que des sorciers, puisqu'il leur laissait un petit pécule pour subvenir à leurs premières nécessités. Il monta sur l'ânesse du presbytère et se fit conduire, par son sacristain, au château de Meudon. --Madame, dit-il en arrivant, à la duchesse de Guise, je vous apporte une bonne action à faire pour gagner des bénédictions en ce monde et des indulgences dans l'autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard possible. --Que faut-il faire pour cela? répondit la duchesse. Je vous remercie d'avance, monsieur le curé, de me faire participer à une de vos oeuvres de charité. Mais de quoi s'agit-il? [Illustration: Madame, je vous apporte une bonne action à faire.] --Il s'agit, dit Rabelais, de guérir un lépreux et une paralytique, de donner le gîte, la nourriture et le vêtement à quatre misérables, qui, depuis un an et plus, souffrent du froid, de la faim et de toutes les privations; il s'agit de convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier une jolie fillette et de donner un enfant de choeur au curé de Meudon. Rabelais raconta son aventure avec une éloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en même temps la fît rire de bon coeur. Elle promit tout ce que voulait son bon curé, et le duc de Guise, qui se fit conter l'histoire pendant le souper et qui en fut aussi touché que diverti, déclara, en riant, qu'il entendait être le parrain du petit juif, que Rabelais se proposait de baptiser lui-même. --Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite juive, que je dois marier, quand elle aura l'âge, en la dotant et en l'attachant à mon service. --Hélas! madame, dit le bon curé de Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je touche à la fin de ma carrière, mais, du moins, ajouta-t-il en riant, j'espère avoir le temps de baptiser un juif et d'en faire un gentil enfant de choeur. Rabelais mourut l'année suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu'il avait converti quatre juifs au christianisme et qu'il laissait, après lui, pour répondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons chrétiens de sa façon. LES PRESSENTIMENTS MATERNELS DE MADAME DESROCHES (1571) Dans une maison d'un des faubourgs de la ville de Poitiers, demeurait, au XVIe siècle, une dame aveugle, avec sa fille unique, nommée Catherine. Cette dame, encore jeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d'un accident. Elle possédait une fortune indépendante, qui lui venait de son mari, qu'elle avait vu mourir peu d'années après son mariage; elle se faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que ce n'était pas son véritable nom et que, du vivant de son mari, qui devait être de bonne noblesse, elle avait habité, sous un autre nom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biens en terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle ne parlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son époux défunt. Elle vivait très retirée, ne s'occupant que de bonnes oeuvres et de l'éducation de sa fille, âgée alors de 14 ou 15 ans, aussi belle et aussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naïve à la fois, et beaucoup plus instruite que ne l'étaient à cette époque les demoiselles de qualité. [Illustration: La mère et la fille s'entretenaient ensemble] Un matin de printemps, en l'année 1571, la mère et la fille s'entretenaient ensemble dans une vaste chambre, sombre et froide, où elles couchaient l'une près de l'autre, la mère dans un lit immense, entouré de courtines ou tentures de laine, toujours fermées, pour empêcher les courants d'air, la fille dans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus de dix ans, avait pris à tâche de soigner sa mère et de veiller sur elle jour et nuit. --Chère mère, disait Catherine, vous étiez terriblement agitée dans votre sommeil. Vous avez plus d'une fois parlé à haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grâce avec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dans la crainte de vous éveiller et d'interrompre quelque beau rêve. --Plût à Dieu que tu l'eusses fait, mon enfant! s'écria madame Neveu, car ce rêve avait de profondes émotions, et après avoir failli mourir de joie, j'en ai failli mourir de douleur. --Vous m'avez mainte fois assurée, reprit Catherine, que les rêves ont une origine bienfaisante ou funeste, divine ou infernale, quand ils expliquent le passé et révèlent l'avenir. Telle était sans doute l'opinion des anciens sur la nature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livres de Plutarque. Mais, aujourd'hui, il vaut mieux croire que les rêves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incohérents de la pensée et de la mémoire, qui travaillent dans une sorte d'état de fièvre durant le sommeil. --Je dormais, il est vrai, dit madame Neveu, mais j'avais dans mon rêve l'esprit si clairvoyant, si éveillé, que je voyais les choses aussi nettement que j'aurais pu les voir avec les yeux, si je n'étais pas aveugle. Ainsi, j'ai vu ton frère Jacques, qui venait à moi, souriant, les bras tendus, pour m'embrasser; je lui tendais les miens, pour le recevoir et pour le presser sur mon coeur, mais nous avions beau marcher l'un vers l'autre, nous restions toujours à la même distance, moi l'appelant à grands cris, lui me répondant avec une voix qui semblait s'éloigner toujours et qui a fini par s'éteindre tout à fait. Comme il était beau! Comme il avait grand air, avec sa tête de chérubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse, sa bouche rubiconde entr'ouverte par un sourire, qui laissait briller ses belles dents de nacre!... --Chère maman, interrompit la jeune fille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous émouvoir ainsi, pour un rêve, qui n'est et ne peut être qu'un rêve! Vous savez bien que mon frère n'avait pas plus d'un an, lorsqu'il a péri dans une inondation de la Saône, et vous ne l'aviez revu depuis le jour de sa naissance, puisque mon père l'emporta, malgré vos prières, pour le mettre en nourrice.... --Cela est vrai, répliqua madame Neveu, qui fondait en larmes; je n'avais fait que l'entrevoir quelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitôt on me l'a enlevé cruellement, hélas! Puis, un an après, quand j'accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j'appris avec désespoir qu'il n'existait plus.... --Et que mon pauvre malheureux père, ajouta Catherine, était mort avec lui! Ma mère, vous êtes injuste, bien injuste, pour mon père, que nous avons eu le malheur de perdre, en cette fatale nuit où mon frère a péri au berceau. Je n'avais pas cinq ans d'âge et je me rappelle encore à présent cet horrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m'a rendue orpheline. Je ne vous ai pas quittée de toute la nuit, quand vous alliez gémissant au bord de la Saône et appelant le père et l'enfant, sans que personne vous répondît. Je me cramponnais à vos vêtements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomber dans l'eau noire du fleuve, qui grondait à vos pieds. Enfin, après de longues heures, qui me semblaient des éternités, le jour parut, et c'est moi qui vous servais de guide, car vous étiez devenue aveugle, comme vous l'êtes encore! --Oui, aveugle, aveugle pour toujours! s'écria madame Neveu, avec un accent lamentable. Il y a dix ans que je ne t'ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moins ton image est empreinte dans ma mémoire, et je puis te voir encore avec les yeux de l'âme. Il me semble même que je te vois réellement, quand je t'entends parler, quand je te serre dans mes bras, quand je te sens à mes côtés.... C'est pourtant bien affreux de vivre ainsi dans des ténèbres éternelles! C'est affreux de penser que si mon fils venait tout à coup à reparaître, je ne le verrais pas! --Je donnerais ma vie pour vous le rendre! repartit tristement Catherine. Vous êtes si malheureuse de sa perte, que je voudrais être morte à sa place. --O ma fille, tu ne sais pas ce que c'est qu'un coeur de mère! Il me faut mes deux enfants, puisque le ciel me les avait donnés! Pourquoi m'en a-t-il ôté un? Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j'ai perdu? Crois-tu donc que je te chérirais moins, si j'avais mes deux enfants? Ne les aimais-je pas autant l'un et l'autre?... Voilà ce que je disais à Dieu dans mon rêve, et Dieu m'avait si bien comprise, qu'il faisait droit à mes plaintes, à ma prière, et qu'il finissait par me rendre mon fils! Mais, hélas! ce n'était qu'un rêve! Et ce rêve n'est plus même qu'un souvenir qui est déjà presque effacé!... Cependant je le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant! Catherine n'avait plus le courage de répondre et de donner ainsi de nouveaux aliments à l'agitation croissante de sa mère: elle s'était levée, en pleurant, et s'habillait, sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restait sous l'impression de son rêve et paraissait chercher autour d'elle un objet qu'elle ne parvenait pas à retrouver. C'était son fils qu'elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu'elle l'avait perdu, elle ne se résignait pas encore à subir cette perte, qui lui était toujours aussi douloureuse qu'au moment même de ce funeste événement; et, singulier effet d'un pressentiment maternel, elle s'obstinait, au fond de l'âme, à douter de la mort de son fils, tout en accusant son mari d'avoir été cause de cette mort, qu'elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu'il eût péri lui-même avec son enfant. Voici en quelles circonstances la catastrophe avait eu lieu: Madeleine Neveu, d'une ancienne famille de Poitiers, était orpheline, lorsqu'elle épousa André Fadounet, seigneur des Roches, qui l'emmena en Bourgogne, où il possédait la terre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saône, à quelques lieues de Mâcon. Cette union ne fut pas heureuse; les caractères des deux époux étaient absolument antipathiques, et la discorde entra dans leur ménage. Le seul lieu qui existât entre eux et qui faisait diversion à leur mésintelligence, ce fut une sorte d'estime réciproque pour leurs aptitudes et leurs connaissances littéraires; ils avaient tous deux la même ardeur pour l'étude et le même goût pour la poésie, mais avec des qualités d'esprit bien différentes. André Fadounet, qui inclinait vers les opinions de la Réforme, avant d'avoir ouvertement embrassé la religion protestante, ne composait que des vers religieux et moraux, des psaumes et des poèmes évangéliques; sa femme, au contraire, qui était bonne catholique et qui tenait à la foi de ses pères, avait cherché ses modèles chez les poètes grecs et latins, qu'elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissance d'une fille ne rapprocha pas les époux, qui vivaient d'autant plus séparés que le mari quittait souvent sa femme pour faire des voyages secrets à Genève, dans l'intérêt de sa foi nouvelle. C'était le temps où les parlements de France poursuivaient criminellement les huguenots, c'est-à-dire les hérétiques, luthériens ou calvinistes. André Fadounet avait été signalé et menacé de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment à l'écart. Mais quand sa femme lui eut donné un fils, qui vint au monde en 1560, et qui fut baptisé sous ses yeux dans la chapelle du château des Roches, André Fadounet obéit à une inspiration malfaisante, en ne craignant pas de reparaître en Bourgogne, où il pouvait être arrêté comme huguenot: il avait bravé ce danger, pour enlever le nouveau-né, sous prétexte que la mère était incapable de le nourrir elle-même et que le salut de l'enfant exigeait qu'il fût confié à une nourrice. La dame des Roches n'avait pas eu de nouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le père lui écrivit qu'ayant résolu d'abandonner pour toujours sa patrie où allait éclater une guerre de religion, il se faisait un devoir de lui rendre leur enfant qu'il avait mis en nourrice, et qui, devenu fort et bien portant, serait mieux soigné désormais par sa mère. La joie de celle-ci fut aussi vive que sa douleur avait été profonde au moment où son fils lui avait été enlevé. Le jour et l'heure de la restitution de l'enfant étaient donc fixés. André Fadounet devait revenir de Genève avec cet enfant, pour le remettre à la mère: il n'avait qu'à traverser la Saône, à un endroit désigné, au-dessous de Mâcon, et la dame des Roches, qui l'attendrait à cet endroit, en pleine nuit, recevrait de ses mains l'enfant, qu'il la priait de faire élever dans la crainte du Seigneur et qu'il se réservait de reprendre plus tard, disait-il, pour en faire un bon chrétien selon l'Évangile. La dame des Roches eut le courage de venir, seule avec sa fille, au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut une nuit épouvantable: la Saône avait débordé, et l'inondation couvrait en partie les plaines avoisinantes; les eaux étaient trop grosses et trop rapides pour qu'une barque, si bien conduite qu'elle pût être, parvînt à traverser le fleuve. Madeleine des Roches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu de l'inondation qui montait et s'étendait autour d'elle. La présence de sa fille, âgée alors de quatre à cinq ans, la força de songer à sa propre conservation, et de ne pas se sacrifier à sa douleur; mais les six heures d'angoisse et de désespoir qu'elle passa, cette nuit-là, au bord de la Saône, par le vent et l'humidité, eurent une action immédiate sur sa vue: elle la perdit spontanément, sous l'influence d'une goutte sereine, et elle était aveugle quand on lui annonça qu'une barque, qui traversait le fleuve, avait été brisée et coulée à fond par le choc d'un arbre déraciné, et que deux ou trois personnes s'étaient noyés. On retrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches, qu'on n'eût pas de peine à reconnaître et qui fut inhumé dans la chapelle de son château. Mais l'enfant au berceau, qu'il devait avoir avec lui, fut vainement cherché dans les eaux du fleuve: on ne le retrouva pas. La mère aveugle présidait en personne à ces recherches qui durèrent plusieurs jours, et qui n'eurent aucun résultat. Elle conçut dès lors un tel ressentiment, une telle horreur contre son mari, à qui elle attribuait la mort de leur pauvre enfant, qu'elle ne voulut même plus porter son nom de veuve et qu'elle reprit le nom patronymique de _Neveu_, en retournant s'établir à Poitiers, sa ville natale, où elle ne comptait plus un seul parent, ni an seul ami. Depuis dix ans, son unique occupation avait été l'éducation de sa fille, qu'elle avait faite aussi savante qu'elle, et dont elle reconnaissait avec orgueil la supériorité intellectuelle, mais toute la peine qu'elle se donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligence ne pouvait la distraire de son idée dominante, exclusive: la perte de son fils. [Illustration: La mère aveugle présidait aux recherches.] Ce jour-là, après deux heures consacrées à l'étude, dans la chambre de sa mère et sous la direction attentive de cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permission d'aller à la rencontre du savant médecin Jules de Guersens, qui avait promis de leur faire visite dans la matinée. Madame Neveu y consentit volontiers, car elle n'était point assez égoïste pour vouloir imposer à sa fille les privations qu'elle avait à supporter elle-même en raison de son infirmité. --Va, mon enfant! lui dit-elle avec bonté, mais ne t'éloigne pas trop et sois prudente en suivant le bord de l'eau, car, bien que le Clain soit une rivière peu dangereuse et peu profonde, je n'en ai pas moins une défiance involontaire à l'égard des rivières.... Ne reste donc pas trop longtemps absente, lors même que le Clain, ajouta-t-elle en souriant, t'inspirerait d'aussi beaux vers, que l'Hippocrène et le Permesse, ces célèbres sources de l'Hélicon, en inspiraient autrefois aux poètes de la Grèce. Catherine n'avait rien à changer à sa toilette, qui était plus élégante que luxueuse, et qui devait son plus bel ornement à sa gracieuse manière de la porter; elle se couvrit seulement la tête d'un chapeau d'étoffe blanche, qui encadrait son joli visage, comme celui d'une madone d'Italie. C'était seulement pour se garantir du hâle et du soleil, en cette tiède matinée de printemps, qui s'annonçait par un concert d'oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avait pris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, sur les pages duquel elle avait déjà écrit au crayon les premières scènes d'une tragi-comédie en vers, intitulée _Tobie_. Pendant que la jeune poétesse s'en allait, le long de la rivière, à petits pas, méditant son oeuvre et ne s'arrêtant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnet quelques vers qu'elle venait de composer, sa pensée se pénétrait intimement du sujet biblique qu'elle avait choisi pour en faire un petit drame en six ou sept scènes: elle n'était plus à Poitiers, en ce moment. Le paysage qui se déployait sous ses yeux avait changé d'aspect et de couleur: la rivière du Clain était devenue un grand fleuve de la Médie; elle se figurait approcher de la ville de Ragès, où Tobie allait se rendre sous la garde de l'ange Raphaël; mais elle n'apercevait ni l'Ange ni Tobie, qui étaient les personnages de son drame. Soudain elle entend le bruit de l'eau qui jaillit et qui clapote, et ses regards hallucinés se portent sur un enfant, qui s'est mis à l'eau et qui s'essaye à nager dans le Clain; elle a cru voir le jeune Tobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poisson monstrueux va paraître, tel que le décrit la Bible. La vision ne dure qu'un instant et s'efface aussitôt. Ce n'est plus l'ange Raphaël qu'elle voit devant elle, c'est Jules de Guersens, le médecin de sa mère et son maître ou plutôt son émule en poésie: il l'avait reconnue de loin et il venait à elle, en silence, pour la surprendre au milieu de son inspiration poétique. Jules de Guersens, originaire de Gisors en Normandie, était venu fort jeune à Paris, pour suivre les cours des facultés de droit et de médecine, n'ayant pas encore choisi sa vocation et ne sachant s'il serait médecin ou avocat. Il eut de brillants succès dans ses études, quoique suivant à la fois deux carrières différentes; il fit de si rapides progrès dans l'une et l'autre, qu'à l'âge de vingt-cinq ans il était simultanément docteur en droit et docteur en médecine. Mais il s'arrêta tout à coup au seuil des deux carrières qu'il s'était ouvertes avec tant de succès, et il ne songea plus qu'à devenir poète; son goût le portait vers le genre dramatique; il avait commencé à écrire une tragédie, tirée de Xénophon, qu'il nommait _Panthée_ et qu'il se proposait de faire représenter au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, où l'on ne jouait plus de mystères, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait des farces, très plaisantes et très divertissantes, bien qu'assez grossières, et les acteurs de ce théâtre ne savaient ce que pouvait être une tragédie à la manière des grands tragiques grecs. On conseilla donc à Jules de Guersens de se transporter à Poitiers, avec sa tragédie, parce qu'il y avait, dans cette ville, une troupe de comédiens, qui représentaient encore des mystères, ces vieux drames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avait interdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mystères offraient sans doute quelque analogie avec la tragédie, imitée du théâtre grec, qui était encore bien nouvelle en France, puisque la première qu'on y représenta, dans un collège de Paris, en 1552, fut la _Cléopâtre captive_ de Jodelle, et cet heureux essai avait fait naître un petit nombre de tragédies, de la même espèce, qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans les collèges. L'auteur de _Panthée_ était un grand et beau jeune homme, distingué de tournure et de manières, qui n'avait rien de l'apparence solennelle et pédante d'une personnalité médicale: sa physionomie franche et ouverte respirait la bonté et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d'une teinte mélancolique et chagrine. Il n'avait pu se soustraire à l'obligation de porter le bonnet carré de velours noir et la longue robe d'étamine noire, boutonnée du haut en bas par-devant, avec de larges manches tombantes à parements de velours; il avait même le petit rabat de toile blanche, qui caractérisait les maîtres ès arts et les docteurs de Faculté; mais ce costume sévère et magistral n'était chez lui que noble et même élégant, par la façon simple et naturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de ses confrères du doctorat, qui se donnaient autant que possible un air imposant et majestueux. --Merci Dieu! gentille Catherine! dit-il en l'abordant. Je suis aise de vous rencontrer par cette radieuse matinée de mai! J'écoutais à distance votre voix mélodieuse murmurant des vers, que j'admirais sans les entendre. Sont-ce pas des vers de notre _Tobie_? --Oui, répondit-elle avec un charmant sourire: je faisais parler l'ange Raphaël, pour inviter Tobie à se baigner dans le fleuve. L'enfant obéit à cette bénévole invitation; il se recommande au Seigneur, avant d'entrer dans l'eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir à lui un poisson monstrueux, qui, la gueule béante, semble prêt à le dévorer; il veut s'enfuir et regagner le bord.... --C'est là que l'ange doit l'encourager, reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, par exemple: Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel! Ce monstre peut t'aider: il vient t'offrir son fiel. --Je pensais, dit Catherine, montrer Tobie qui court gros risque de se noyer, et l'ange qui arrive à point pour lui tendre la main et le sauver. N'est-ce pas là le rôle d'un bon ange, et l'enfant aura-t-il, à lui seul, la force de tuer ce vilain poisson? Tout à coup des cris de détresse s'élèvent du côté de la rivière, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu'elle a vu, en passant, un enfant à demi-nu, qui s'était avancé au milieu de l'eau, sans perdre pied et qui s'efforçait d'apprendre à nager. C'était, ce ne pouvait être que cet enfant qu'on entendait appeler au secours; c'était lui qui se noyait, comme le _Tobie_ de la tragi-comédie de mademoiselle Neveu; c'était la scène même de cette tragi-comédie, que la jeune poétesse allait avoir sous ses yeux. --C'est Tobie qui se noie! s'écria-t-elle, en courant vers l'endroit d'où partaient ces cris désespérés, qui s'affaiblissaient par degrés et qui finirent par cesser tout à fait. L'enfant! l'enfant! Il a déjà perdu connaissance! il va périr! L'ange Raphaël n'est-il plus là pour le sauver! Sauvez-le, pour l'amour de Dieu! Jules de Guersens avait suivi mademoiselle Neveu, sans savoir le motif qui l'entrainait vers la rivière, où il aperçut un enfant qui disparaissait déjà au fond de l'eau. Il ne prit pas le temps de quitter ses vêtements, et il entra tout habillé dans l'eau, qui, par bonheur, n'était pas profonde, il n'eut pas de peine à y retrouver l'enfant évanoui, qu'il prit dans ses bras et qu'il déposa sans mouvement sur la rive. Le pauvre petit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenait plus rare et plus pénible, le médecin jugea que l'asphyxie faisait des progrès et que l'état de cet enfant exigeait des soins aussi prompts qu'énergiques. Il le prit entre ses bras, espérant encore le rappeler à la vie, et il l'emporta, en courant, jusqu'à la maison de madame Neveu. --Vite! vite! disait-il à Catherine. Qu'on allume un grand feu! Il nous faut du linge bien chaud! Il n'y a pas une minute à perdre! le pouls ne bat plus! Où allons-nous coucher cet enfant? Il est bien malade, s'il n'est pas déjà mort! Ce fut dans sa propre chambre, où elle ne couchait jamais, que Catherine, toute émue et toute en larmes, fit transporter l'enfant, que le médecin avait débarrassé de ses hardes mouillées pour l'envelopper de linges chauds, pendant qu'on allumait dans la large cheminée un beau feu pétillant, avec des fagots et des bourrées. Il s'agissait de ramener la chaleur dans ce corps glacé, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules de Guersens percevait encore un léger battement du coeur. Tout espoir n'était donc pas perdu: il se mit à frotter doucement, avec de la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mort semblait avoir déjà envahies; puis, il insuffla de l'air dans la poitrine, qu'il présentait alternativement à l'action de la flamme du foyer. Enfin, l'enfant poussa un faible soupir et entr'ouvrit les yeux qu'il referma aussitôt. Il était sauvé; on le mit dans le lit sous d'épaisses couvertures, et on le laissa reprendre ses sens, en évitant de l'émouvoir et de le troubler, pendant qu'il achevait de revenir à lui. Jules de Guersens s'aperçut seulement alors de l'état où il se trouvait lui-même, mouillé des pieds à la tête et ayant besoin de changer de vêtements. Il demanda donc à Catherine Neveu la permission de s'absenter, en lui promettant de ne pas rester longtemps éloigné de son petit malade et la rassurant absolument sur les suites d'un accident qui avait failli causer la mort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequel on avait couché l'enfant, qui commençait à se ranimer, ne l'avait pas encore quitté des yeux: elle pleurait silencieusement, en regardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d'une pâleur mortelle, où n'apparaissaient pas encore les signes évidents du retour à la vie. --Cet enfant est hors de danger, dit le médecin en partant; mais il réclame toujours des soins, et je conseillerais d'avertir les parents. --Ce malheureux enfant n'a peut-être pas de mère, objecta Catherine; s'il en avait une, elle ne l'eût pas laissé s'exposer ainsi à se noyer dans le Clain. Pauvre cher enfant! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitié, tu n'as donc plus de mère? L'enfant avait entendu cette voix pénétrante, qui lui allait jusqu'au fond du coeur. Il fit un mouvement et rouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, en jetant autour de lui des regards étonnés. Il ne savait pas où il était, et tous les objets qui l'entouraient n'éveillèrent aucun souvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux de sa mémoire; mais, quand ses yeux se furent fixés sur mademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une émotion inexplicable, il ne cessa plus de la regarder, à travers les larmes de joie et de reconnaissance qui débordaient de ses paupières. [Illustration: J'étais venu pêcher aux écrevisses.] --Mon enfant! répéta Catherine, qui éprouvait un intérêt singulier pour cet enfant qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle semblait vouloir reconnaître. On eût dit qu'elle l'avait vu ailleurs, à une époque et dans des circonstances que sa mémoire ne parvenait pas à déterminer. --Mon enfant, vous n'avez donc pas de mère? --Non, Madame, répondit-il timidement d'une voix faible et voilée, je n'ai pas de mère. --Et votre père? demanda Catherine, en hésitant à pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissait embarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitation extraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seul dans cette rivière, où vous auriez pu vous noyer? --Je n'ai pas cru mal faire, Madame, reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris. Je n'ai pas de père! murmura-t-il, en pleurant à sanglots. J'ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulement que je me souviens de ce qui s'est passé! J'étais venu pêcher aux écrevisses, et ma pêche terminée, j'ai trouvé le lieu si engageant, l'air si tiède, l'eau si limpide, que l'idée m'est venue de me baigner, sans trop m'écarter du bord, et j'avais presque réussi à me soutenir sur l'eau, en nageant comme j'avais vu nager; mais soudain j'ai perdu pied, j'avalais de l'eau à pleines gorgées et j'enfonçais dans la rivière. J'ai crié à l'aide, j'invoquais mon saint patron, en me débattant au milieu de l'eau qui bourdonnait dans mes oreilles; je n'avais plus la force de crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne sais plus rien de ce qui est advenu. N'est-ce pas vous, Madame, qui m'avez secouru dans ce terrible moment où j'allais mourir? N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé? --Ce n'est pas moi, mon enfant, dit-elle en cherchant à le calmer. Rendez grâce à Dieu qui vous est venu en aide; ne vous agitez pas comme vous faites, et tâchez de reposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous a sauvé! L'enfant était en proie à un violent accès de fièvre, qui le fit tomber dans le délire: il prononçait des paroles sans suite et jetait des cris étouffés; il voulait s'élancer hors du lit, où mademoiselle Neveu avait peine à le retenir; il repassait, en imagination, par toutes les horreurs de la catastrophe dans laquelle il avait failli périr; il croyait encore se débattre au milieu des eaux qui l'engloutissaient, et il répétait d'une voix éteinte: «Plus de père! plus de mère!» Catherine, inquiète et désolée de l'exaltation délirante de son malade, se sentait impuissante à le soulager. Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les médicaments dont il avait jugé prudent de se munir; il administra une potion calmante à l'enfant, qui pouvait être atteint d'une fièvre chaude: l'effet salutaire de cette potion fut presque immédiat; le malade s'apaisa comme par enchantement et s'endormit d'un sommeil bienfaisant et réparateur. --Mon cher maître, dit Catherine à Jules de Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoyé pour que nous lui servions de père et de mère. Voyez comme il dort d'un bon sommeil? Il s'éveillera guéri. Mais quand s'éveillera-t-il? C'est à moi de le garder et de veiller sur lui, pour achever votre oeuvre, car c'est vous qui l'avez sauvé, comme l'ange qui protégeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mère et d'inventer quelque beau prétexte qui motive mon absence, vis-à-vis d'elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et que je viens de rentrer, incommodée de ma promenade sous le soleil du printemps... Mais, non, cherchez plutôt un prétexte quelconque qui n'ait pas lieu de lui donner du souci à mon égard; dites-lui que vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer une scène bien touchante, dont l'ange Raphaël aura tout l'honneur. Jules de Guersens serra la main de la jeune fille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration. Catherine avait reposé ses regards sur l'enfant qui dormait du sommeil le plus paisible. Le médecin s'éloigna en soupirant, ému et charmé de la délicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveu remplissait son rôle de garde-malade. --Heureux, pensait-il en se rendant chez madame Neveu, qu'il eût volontiers oubliée pour rester avec sa fille, heureux celui qui sera jugé digne d'obtenir la main de cette muse d'innocence, que j'ai surnommée la Minerve française. Elle vaut plus, à elle seule, que les neuf Muses du Parnasse antique! Madame Neveu s'étonnait et s'attristait que sa fille l'eût abandonnée si longtemps, et encore n'était-ce pas elle qui lui amenait le médecin. Celui-ci ne réussit pas à faire agréer à cette mère jalouse et exigeante les excuses qu'il s'était chargé de lui présenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne put réprimer un mouvement de dépit et d'impatience: elle leva au ciel ses yeux sans regard et ne put s'empêcher de gémir. --Je comprends, dit-elle, que la compagnie d'une mère aveugle et souffreteuse ait assez peu de charmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui met son plaisir dans l'étude et la culture des lettres. Certes, à cet égard, très cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gré d'avoir éveillé, par des éloges, l'ambition poétique de Catherine. Elle ne songe maintenant qu'à faire imprimer ses poésies et à les dédier à notre souverain poète Pierre de Ronsard, le grand chef de la Pléiade. --Certes, on voit tous les jours sortir de dessous la presse maintes poésies qui ne valent pas celles de mademoiselle Catherine, répondit Jules de Guersens. Je l'encourage fort à mettre en lumière ses beaux vers, avec les vôtres, Madame.... --Oh! ne parlez pas de ces vanités du monde qui n'ont plus d'attraits pour moi! reprit madame Neveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrer ces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j'avais oubliés et que je veux anéantir. J'étais heureuse alors, ou plutôt je croyais l'être un jour; j'avais foi dans l'avenir, j'allais m'unir par les liens sacrés du mariage à un homme qui me semblait digne de mon estime et de mon attachement; la vie s'ouvrait à moi avec toutes ses joies, toutes ses espérances, toutes ses promesses, la poésie débordait de mon coeur, et je célébrais dans mes vers tout ce qui semblait fait pour m'inspirer, la nature et ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notre sainte religion, les nobles sentiments de l'âme, l'amour conjugal, l'amour maternel...Hélas! je suis entrée bientôt dans les déceptions et les amertumes de l'existence humaine, et l'étoile de la poésie a cessé de luire sur mon chemin sombre et douloureux. Madame Neveu avait une vive sympathie pour Jules de Guersens, qui l'environnait de soins vigilants et qui ne désespérait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtant pas de cet espoir, qu'il craignait de ne pouvoir réaliser aussi promptement et aussi sûrement qu'il l'eût voulu, mais il lui disait que la nature était plus puissante que l'art, et il l'invitait à mettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dans les cures de la médecine. Il n'ignorait pas que la pauvre aveugle avait perdu un fils au berceau, dont la perte lui était toujours présente et la faisait inconsolable; mais madame Neveu gardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et ne laissait pas même soupçonner qu'elle était fort riche, qu'elle possédait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu'elle portait un nom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pour l'époux qu'elle lui choisirait. Ce n'étaient donc pas ces considérations qui avaient amené le jeune médecin à désirer son union avec Catherine Neveu, quoiqu'il n'eût pas fait connaître ses intentions à la mère de cette belle et spirituelle personne. Celle-ci se sentait tout naïvement engagée d'amitié envers Jules de Guersens, dont elle appréciait les belles qualités morales; elle n'était pas éloignée de le regarder comme un frère, en lui accordant toute confiance et toute affection, mais elle n'avait jamais songé à en faire un mari, d'autant plus qu'elle éprouvait une répulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuelles de sa mère à l'égard d'un époux qui n'était pas digne d'elle et le tableau des misères conjugales que la malheureuse veuve ne se lassait pas d'étaler sous les yeux d'une enfant, avaient contribué sans doute, de bonne heure, à faire naître dans l'esprit de Catherine une ferme résolution de ne pas se marier. --Bonne mère, disait-elle quelquefois à madame Neveu, si vous n'étiez plus là pour me servir de guide et de compagne ici-bas, j'irais me mettre sous la garde du bon Dieu dans un couvent; mais, à coup sûr, je ne vous quitterai jamais pour devenir l'esclave d'un mari. Madame Neveu aurait dû empêcher peut-être cette étrange idée de s'enraciner dans le coeur de Catherine, si elle eût cherché à la dissuader d'une opinion fausse, qui pouvait influer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas à devenir la règle de sa conduite; mais la mère en riait et n'y attachait aucune importance, parce que le moment de songer à l'établissement de sa fille à peine nubile lui paraissait s'éloigner de jour en jour, au lieu de s'approcher, car elle avait trouvé dans Catherine une compagne fidèle et presque inséparable, qu'elle n'eût pas eu le désintéressement de céder à un mari. --La mythologie, lui disait encore Catherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris aux Muses: elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseiller et de précepteur dans Apollon, qui n'en épouse aucune. Et moi, j'aurai aussi mon Apollon, c'est Jules de Guersens. Catherine était encore auprès de l'enfant, qui dormait toujours et qu'elle regardait sans cesse avec la même émotion. Elle vint à penser que cet enfant, dont il avait fallu enlever les haillons trempés d'eau, ne trouverait pas de vêtements à reprendre, en se réveillant. Elle envoya donc dans la ville, pour lui procurer de quoi se vêtir d'une manière convenable, et on apportait les habits qu'elle avait fait acheter, quand l'enfant s'éveilla. Ses premiers regards furent pour elle. --N'êtes-vous pas, lui dit-il avec attendrissement, une de ces fées qui sont toujours prêtes à aider et à secourir les pauvres gens, dès qu'on a besoin d'elles? Vous êtes la première que j'aie vue, et je souhaite n'en plus voir d'autres que vous. Catherine appela un vieux valet et lui ordonna d'habiller l'enfant, pendant qu'elle irait s'informer de la santé de sa mère et ne demeurerait que peu d'instants absente. En la voyant se disposer à sortir de la chambre, l'enfant la suivit d'un oeil fixe et plein de larmes. --Oh! revenez, je vous en conjure! lui dit-il avec tendresse, revenez bientôt! Si vous ne revenez pas, je me sentirai mourir! La jeune fille le quitta, toute émue, ayant peine à retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d'une si singulière émotion. Lorsqu'elle entra dans la chambre de sa mère, Jules de Guersens y était encore; il rougit en la voyant paraître et se leva d'un air timide et embarrassé, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir remarqué chez lui en toute autre occasion. Elle en fut troublée et inquiète, en attribuant cet embarras à un entretien que son arrivée avait interrompu. --Je ne viens qu'un moment auprès de vous, bonne mère, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notre ami vous tient compagnie et vous empêche de vous apercevoir de ma longue absence. --Elle a duré, en effet, bien longtemps, reprit madame Neveu: deux heures au moins, et je dois maudire la poésie qui me prive ainsi de ta présence, surtout dans un moment où il était grandement question de toi... --De moi? répliqua Catherine, qui tourna les yeux vers Jules de Guersens, pour avoir l'explication de ce reproche. --Ne devines-tu pas? lui dit sa mère. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, comme si c'était un vieil ami, voulait me rendre le fils que j'ai perdu, en devenant mon gendre, et me demandait ta main? --Monsieur, je ne saurais être que très sensible à une telle marque de bienveillance et d'affection, dit Catherine en baissant les yeux. Vous pouviez déjà compter sur mon amitié; j'y joindrai maintenant une bien douce reconnaissance. Mais, je pensais vous l'avoir déjà déclaré avec franchise, le mariage n'est pas fait pour moi! --Et cependant, Mademoiselle, répondit Jules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n'est faite pour le bonheur d'un mari! Vous ne m'accuserez point de m'être trop pressé de parler et d'avoir révélé un secret que vous deviez être la première à connaître. C'est votre mère elle-même qui m'a forcé de le trahir... --Contentez-vous d'être mon ami, mon meilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant la sienne qu'elle sentait tremblante et glacée. Je vous jure, devant ma mère, que je ne me marierai jamais. A ces mots, elle dissimula sa profonde émotion, en faisant comprendre, par un signe, à Jules de Guersens, qu'elle était appelée ailleurs par des motifs qu'il pouvait apprécier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madame Neveu, jusqu'à ce qu'elle eût fini une tâche d'humanité dans laquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l'impression d'un grand trouble, auprès de l'enfant, qui était déjà habillé et qui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beaux et si riches qu'il n'en avait jamais porté de pareils dans toute sa vie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, qui frappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle ne s'expliquait pas la cause. Elle se félicita davantage d'avoir conservé la vie d'un enfant qui devait être si cher à ses parents. Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant était un orphelin. --On est probablement bien inquiet de vous, dans votre famille? lui dit-elle. Il serait temps de vous y reconduire ou du moins d'avertir vos parents que vous êtes ici sain et sauf et en sûreté. --Je n'ai pas de famille, Madame, répondit-il avec un sourire mélancolique. Ne vous l'avais-je pas dit? Je ne suis pas trop pressé, j'en conviens, de retourner à la boutique de maître Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriant avec malice. J'avais fait aujourd'hui l'école buissonnière, pour aller à la pêche, et sans vous, ma très noble demoiselle, sans votre ami qui m'a gentiment tiré de l'eau, j'étais bel et bien noyé, pour ma punition. --Ce maître Nicolas Courtois, lui demanda Catherine, n'est-ce pas l'imprimeur de Poitiers? --Je n'en connais pas d'autre, ne vous déplaise, répliqua l'enfant; c'est un honnête homme qui sait son métier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis. Imaginez qu'il les bat comme plâtre, à propos de rien et de tout. --Vous a-t-il donc battu, ce méchant homme, mon enfant? dit Catherine. Ce n'est pas dans son imprimerie qu'on imprimera mes vers, je vous assure! Un homme qui bat les enfants est un vrai monstre! Vous êtes donc ouvrier imprimeur, mon cher enfant? --Je le suis et je m'en fais gloire, repartit l'enfant. C'est le plus noble des métiers, et je ne le changerais pas contre une maîtrise d'épicier ou d'orfèvre. Et vous, madame, ne parlez-vous pas de faire des vers? Oh! combien je serais heureux d'avoir à les composer en beaux caractères neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire des coquilles! --Mon ami, lui dit-elle enchantée de son ardeur au travail, vous ne m'avez pas encore fait connaître votre nom? --Je me nomme Jacques des Roches, répondit l'enfant avec modestie, et je n'ai pas plus de douze ans, si je les ai... --Jacques des Roches? s'écria Catherine. Jacques des Roches! C'est bien là votre nom, cher enfant? --Assurément, Madame, c'est le nom qui me fut donné à l'hôpital de Lyon, quand on m'y apporta dans mon berceau. --Jacques des Roches! répétait Catherine. Et vous avez douze ans, ou peu s'en faut? Vous dites qu'on vous apporta dans votre berceau à l'hôpital de Lyon? D'où veniez-vous, lorsqu'on vous y apporta, mon pauvre enfant? --Je n'en sais, ma bonne dame, que ce qu'on m'en a dit, répliqua Jacques des Roches, étonné et tourmenté de l'agitation extraordinaire qui s'était emparée de sa protectrice. J'ai été élevé dans l'hospice des Orphelins à Lyon, et l'on ne m'y donnait pas d'autre nom que celui que j'ai toujours porté depuis. J'avais sept ans ou environ, quand un compagnon d'imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m'adopter et de m'apprendre son état; ce qu'il fit, le digne homme, et je profitai si bien de ses leçons, qu'avant ma dixième année, je travaillais à la casse assez proprement dans l'imprimerie des Griphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnêtement ma vie chez ces braves patrons, et j'y serais encore, si je n'avais pas eu le malheur de perdre mon père adoptif. Je pris dès lors en horreur le séjour de Lyon, et tout jeune que j'étais, je commençai à faire mon tour de France, tantôt comme compositeur, tantôt comme garçon de presse. Le sort me conduisit à Poitiers, il y a six ou sept mois, et je m'enrôlai, pour deux ans, dans l'imprimerie de maître Nicolas Courtois, où je me trouverais fort bien, s'il ne battait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton: Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute... --Mais vous ne me dites pas, mon enfant, ce qui m'intéresse le plus, interrompit Catherine, qui ne le quittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoi ce nom de Desroches vous a été donné. --J'y étais, certainement, dit-il en souriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quelles circonstances je suis arrivé à Lyon par la Saône, une grande et belle rivière, qui passe à Lyon et va se joindre à la Loire. Mon berceau venait on ne sait d'où; il avait descendu le fleuve, moi dedans et bien paisiblement endormi, à ce qu'on m'a raconté; le berceau s'arrêta au pied d'un amas de roches, qui forment un écueil à l'entrée de la ville. Les bonnes gens qui m'avaient sauvé me servirent de parrains, en rapportant de quelle façon ils m'avaient trouvé dormant dans mon berceau: ce sont eux qui me nommèrent _des Roches_. Quant au nom de Jacques, qui devait être mon nom de baptême, il était inscrit sur le berceau et brodé sur mes langes. On m'a dit aussi que le nom de Desroches se trouvait également, sur mon berceau, à la suite du nom de Jacques. Enfin, depuis lors, on ne m'a jamais appelé que Jacques Desroches... --Jacques, mon bien-aimé Jacques! criait Catherine, folle de bonheur: Je suis ta soeur! Tu es mon frère! [Illustration: Mère! voici Tobie! Voici mon frère! Voici votre fils Jacques!] Elle prit Jacques dans ses bras et le couvrit de baisers mêlés de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans y rien comprendre, l'émotion dont il était l'objet et la cause. Il ne s'expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonné et simple ouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvait être le frère de cette noble et belle demoiselle, qu'il ne connaissait que pour avoir été sauvé et soigné par elle. Soudain Catherine, dont la joie et l'enthousiasme n'avaient fait que s'accroître, trouva la force de le soulever de terre et de l'emporter entre ses bras jusqu'à la chambre de sa mère, auprès de qui Jules de Guersens était encore, sans pouvoir se remettre du coup qui l'avait frappé dans ses plus chères illusions. --Mère! voici Tobie! cria-t-elle, d'un accent imposant et prophétique: voici mon frère! voici votre fils Jacques! Madame Neveu, qui n'avait pas été préparée le moins du monde à cette résurrection miraculeuse de son fils, éprouva dans tout son être une telle commotion, une telle secousse morale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prévu le résultat, se produisit tout à coup: elle recouvra la vue aussi spontanément qu'elle l'avait perdue onze ans auparavant; ses yeux fermés se rouvrirent, en se ranimant, et elle put s'assurer que son fils était là, devant elle, dans les bras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba évanouie, les mains jointes dans l'élan d'une prière mentale, qui avait un écho dans le coeur de toutes les mères. Son fils retrouvé, Madeleine Neveu rendit mieux justice à son mari défunt, dont elle honora la mémoire, en reprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaître désormais comme une des femmes les plus brillantes et les plus aimables de son temps. Sa maison devint le centre des réunions de tous les poètes et de tous les gens d'esprit qui passaient par Poitiers ou qui souvent y venaient exprès pour la voir. Elle ne désavoua plus les jolis vers qu'elle avait faits dans sa jeunesse. Quant à Catherine, elle n'épousa pas Jules de Guersens, en haine ou en crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidèle amie de son maître et de son admirateur, qui l'avait surnommée la _Pallas de la France_ et qui lui dédia la tragédie de _Panthée_, en déclarant qu'il n'avait fait que s'inspirer du génie poétique de son élève. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches lui offrit en échange la dédicace de sa tragi-comédie biblique de _Tobie_, qu'elle fit représenter, sous les yeux de sa mère, dans l'amphithéâtre romain de Poitiers. Son jeune frère Jacques avait voulu prendre part à cette mémorable représentation, où il joua de la manière la plus touchante le rôle de Tobie. Ce fut Jules de Guersens qui se chargea de faire imprimer à Paris, chez Abel l'Angelier, les oeuvres de la mère et de la fille, en tête desquelles Mademoiselle Desroches s'adressait à ses vers, dans un sonnet préliminaire, où elle leur disait avec un gracieux enjouement: Où voudriez-vous aller? Hé! mes petits enfants, Vous êtes habillés d'une trop faible écorce! Les premiers poètes et les meilleurs écrivains contemporains n'en déposèrent pas moins leurs hommages admiratifs aux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers. LES PREMIERES ARMES DE JEAN DE LAUNOY (1613) Au commencement du XVIIe siècle, vivait à Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur de Launoy, d'une famille ancienne et noble de Normandie, avait laissée dans la misère, avec deux enfants en bas âge, un fils et une fille. Cette malheureuse femme était trop fière pour recourir à la pitié de ses parents, qui n'eurent garde de venir d'eux-mêmes à son aide, et qui n'auraient pas répondu davantage à son appel suppliant: elle préféra donc, malgré la condition distinguée qu'elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir son existence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutôt qu'à des aumônes achetées par le mépris et l'humiliation. C'était de Dieu seul qu'elle espérait tôt ou tard la récompense de son courage et de sa vertu. Tous les soirs, après les occupations d'une journée laborieuse, elle se rendait, accompagnée de ses deux enfants, à la cathédrale de Coutances, afin d'y faire une prière devant l'autel de la Vierge; et cette oraison, prononcée d'une voie émue, avec des larmes et des élans de dévotion, lui redonnait du coeur pour supporter les épreuves du lendemain, qui n'apportait pas toujours le strict nécessaire dans sa triste demeure. Souvent elle avait manqué de pain; mais sa confiance en la miséricorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait de zèle, au contraire, dans l'accomplissement du pieux devoir qu'elle s'était prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assez pour l'empêcher de mourir de faim. [Illustration: Accompagnée de ses deux enfants, elle se rendait à la cathédrale.] Le plus grand chagrin de cette infortunée était de ne pouvoir donner à son fils une éducation digne du nom qu'il portait, et surtout de l'intelligence naturelle que cet enfant avait montrée de bonne heure; car le petit Jean, dès sa huitième année, avait manifesté une envie extraordinaire d'apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent ni encouragées ni conduites vers un but spécial d'enseignement, il se mit à étudier par ses yeux, ce qu'il voyait chaque jour et ce qui avait attiré son attention; c'est ainsi que la cathédrale de Coutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, dans lequel il s'amusait à déchiffrer une langue inconnue. Il errait sans cesse, autour de ce magnifique édifice, qui est le triomphe de l'art gothique, et qui n'a pas son pareil, non seulement en Normandie, mais encore dans l'Europe; il admirait d'instinct les proportions gigantesques de cette architecture aérienne, qui semble suspendue par la main des anges et scellée à la voûte du firmament avec des chaînes invisibles; il s'émerveillait, en silence, de la hauteur des grosses tours, de la légèreté des tourelles nommées _fillettes_, de l'éclat des vitraux, de la multitude des ornements de sculpture. Il interrogeait les prêtres, les sacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s'instruire sur tous les points de l'histoire du monument, fondé, au commencement du XIIe siècle, par une pieuse duchesse de Normandie nommée Gonor, et terminé vingt ans après par l'évêque Geoffroi, chancelier de Guillaume le Conquérant; il écoutait surtout avec une admiration béante les légendes et les miracles des premiers évêques de Coutances, depuis saint Ereptiole, qui vivait, vers 470, du temps du roi des Francs Childéric; mais parfois, au récit des prodiges incroyables attribués à ces saints personnages, qu'on faisait remonter à des époques si reculées, un sourire malicieux d'incrédulité errait sur ses lèvres, et rayonnait dans ses yeux narquois, quoique sa mère lui eût inspiré des sentiments de piété sincère, dès sa plus tendre enfance. Il connaissait donc toutes les parties de l'extérieur et de l'intérieur de cette église dédiée à Notre-Dame, et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en y découvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise et d'admiration; soit qu'il examinât les figures grotesques d'un chapiteau; soit qu'il s'arrêtât à contempler les vieilles tombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armés de toutes pièces, ayant un chien ou un lion emblématique à leurs pieds; soit qu'il se glissât, effrayé à l'entrée des caves sépulcrales; soit qu'il plongeât un regard indiscret à travers le cristal d'un antique reliquaire. Son imagination s'échauffait au spectacle de ces antiquités religieuses, et la tendance innée qu'il avait à tout approfondir et à douter de tout, ne faisait que s'accuser davantage vis-à-vis des traditions étranges de moyen âge, effacées sur la pierre, mais gravées dans la mémoire des bons vieux paroissiens de la cathédrale. Il hochait la tête, quand on lui racontait que saint Lô avait été évêque à douze ans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu'une colombe de feu voltigeât au-dessus de sa tête. En un mot, Jean de Launoy joignait à une véritable piété l'aversion la plus inflexible pour toutes les croyances populaires, qui n'étaient pas des dogmes fondamentaux de la religion et qui pouvaient être combattues par le raisonnement; il jugeait faux tout ce qu'il ne comprenait pas et n'avait pas même peur du Diable, quoiqu'il en vit la représentation hideuse, peinte et sculptée, à chaque pas, dans cette vénérable cathédrale gothique. Un soir (c'était en 1613), au coucher du soleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises, madame de Launoy alla faire sa station accoutumée sur les marches de l'autel de Notre-Dame; ses deux enfants étaient à ses côtés; sa fille agenouillée et recueillie comme elle, les mains jointes, les yeux levés vers l'image d'argent de la Mère de Jésus; son fils debout et saisi d'une distraction profane par les reflets lumineux des vitraux coloriés sur les dalles tumulaires de la nef. Le petit Jean avait apporté en offrande une couronne de roses sauvages et de fleurs blanches, choisies exprès dans les bois des environs, où il était allé courir à l'aventure, cherchant la trace du passage des premiers apôtres de la Normandie et les débris des temples païens, qu'avaient renversés ces apôtres des anciens temps, pour y planter la croix du Christ. Lorsque madame de Launoy acheva sa prière, qui avait rempli de douces larmes ses paupières alourdies, elle n'aperçut plus son fils. Comme elle était restée plus longtemps qu'à l'ordinaire en oraison, elle pensa que l'enfant, fatigué de demeurer à la même place, avait promené sa curiosité, de chapelle en chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mère et sa soeur priaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquiétude, fit le tour de l'église en regardant à droite et à gauche si elle ne verrait pas Jean accroupi sur une épitaphe ou se hissant le plus près possible d'une des fenêtres de l'abside, car souvent il grimpait le long du jubé pour s'approcher des admirables peintures de ces merveilleuses verrières. Mais madame de Launoy ne le trouva, ne l'aperçut nulle part; elle ne vit aucune ombre mouvante, dans les chapelles, ni dans le choeur, ni dans la nef, où le jour commençait à s'éteindre; elle n'entendit aucun bruit de pas retentissant sur le pavé sonore. Supposant donc que l'enfant était sorti de la cathédrale et rentré seul au logis, elle se promit de le punir pour ce nouvel acte de légèreté et de désobéissance. Elle revenait chez elle, cependant, l'esprit consolé et raffermi par la prière, avec un vague pressentiment d'une prochaine amélioration de son pénible sort; mais elle tomba tout à coup dans une douloureuse anxiété, en ne voyant pas son fils venir à sa rencontre. Elle retourna sur ses pas vers la cathédrale; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame, elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes de l'église; elle appela Jean sous les murs du cimetière. La nuit s'épaississait, et sa terreur augmentait par degrés; elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu'elle avait parcourus; plusieurs fois elle revint à sa demeure pour s'assurer que l'enfant n'y avait pas reparu. Elle employa une partie de la nuit à des recherches inutiles et elle veilla, cette nuit-là qui lui semblait éternelle, au milieu des sanglots et des plus sinistres préoccupations. Dans son désespoir, craignant qu'un accident ne fût arrivé à son fils, elle alla jusqu'à reprocher son malheur à la sainte Mère de Dieu. Aucun accident n'avait causé l'absence du petit Jean de Launoy: il s'était endormi dans une stalle du choeur, sa tête blonde cachée entre ses mains. Comme sa lévite de bure grise se confondait avec l'obscurité qui l'enveloppait, le sacristain, armé de sa lanterne, ne l'avait point aperçu, quoiqu'il eût visité tous les coins et recoins de l'église, sans soupçonner qu'un être vivant y fût enfermé. L'horloge qui sonnait minuit éveilla l'enfant, tout transi de froid: après six heures de profond sommeil, il ne savait pas d'abord où il pouvait être. Il n'éprouva pas pourtant le moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans les ténèbres. Il étendit ses mains en avant et rencontra les têtes d'anges sculptées aux extrémités de la stalle, où il était assis: il se rendit bien compte de l'endroit où il se trouvait; mais il ne s'expliquait pas encore comment, à cette heure avancée de la nuit, il avait pu s'introduire dans la cathédrale, où il se voyait enfermé avec la certitude d'y rester jusqu'au jour. Tandis qu'il contemplait, avec une muette émotion, l'imposant aspect de cet immense édifice plein d'ombre et de silence, où les souvenirs de six siècles planaient au-dessus de la poussière de tant de morts couchés dans leurs tombeaux, il fut frappé de stupeur, à certain bruissement vague, qui se fit, tout à coup, au fond de la nef: c'étaient les éclats d'une vitre qui se brisait. Il écouta, en retenant son haleine. A ce bruit du verre tombant de haut sur les dalles d'une chapelle latérale, succédèrent d'autres bruits qui annonçaient que quelqu'un était entré dans l'église. On marchait, on avançait vers lui: l'enfant attendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy serait mort de peur, en s'imaginant qu'un fantôme était sorti des sépultures, ou bien que des démons s'emparaient de la maison du Seigneur; mais Jean de Launoy n'était pas superstitieux le moins du monde, et il n'attribua point à un étrange changement dans l'ordre des lois de la nature ces bruits inquiétants, dont la cause lui était encore inconnue, et qui prenaient un caractère redoutable, dans cette sombre solitude de pierre. Jean se préparait donc à bien voir et à bien entendre, sans mêler le ciel ni l'enfer à ce qu'il verrait et entendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit à l'autel de la Vierge; ce n'était pas, à coup sûr, pour y prier. Cet homme approchait lentement, avec précaution, comme prêt à faire retraite dès le moindre indice de danger. Les ténèbres du lieu ne permettaient pas de juger, à sa figure et à son extérieur, quel pouvait être le motif de sa présence nocturne dans l'église; mais l'enfant n'eut plus de doute à cet égard, lorsqu'il remarqua que cet audacieux voleur s'adressait à la grande statue d'argent de la Vierge, qu'il avait déjà descendue de l'autel et qu'il s'apprêtait à prendre dans ses bras pour l'enlever. [Illustration: Grâce, mon Dieu!] A l'aspect de ce sacrilège, Jean de Launoy fut ému d'une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur se crut découvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueur menaçante inspira aussitôt à l'enfant une ruse ingénieuse. --Misérable! cria-t-il d'une voix claire et vibrante, à laquelle l'écho des souterrains prêta un accent solennel: qu'es-tu venu faire ici? --Grâce, mon Dieu! répondit cet homme épouvanté, en se jetant à genoux la face contre terre; ayez pitié de moi, sainte Vierge Marie! --Oses-tu bien, sacrilège, porter la main sur cette image bénite! continua du même ton Jean de Launoy, qui se divertissait de la frayeur du larron. --Ah! madame la sainte Vierge, murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres, pardonnez-moi! Je suis un pauvre homme que le diable a tenté. --Va-t'en, coquin! reprit l'enfant, qui riait sous cape. Je t'ordonne de dire cinq cents _Pater_, et cinq cents _Ave_, pour faire pénitence de ta mauvaise action. --Madame la sainte Vierge, demanda le Normand, qui s'était ravisé au moment de partir les mains vides, tenez-vous donc beaucoup à votre image? --Comment, scélérat! Une belle statue d'argent, que m'a dédiée le roi Louis XI, pour me remercier de l'assistance que je lui ai prêtée dans sa maladie! --Sans doute, l'image est fort belle, repartit le voleur en la caressant de nouveau; mais, si elle était de bois, ne serait-ce pas pour vous la même chose? --Infâme sacrilège, ne touche pas davantage à mon effigie, que profanent tes mains criminelles! s'écria Jean de Launoy, qui avait deviné le projet de ce mécréant. --Vous qui êtes si riche, madame la Vierge, dit le Normand en chargeant sur ses épaules la statue qu'il voulait emporter, vous pouvez bien faire ce don à un pauvre diable comme moi? --Écoute! dit l'enfant, que sa présence d'esprit n'abandonna pas: je veux bien t'épargner un péché mortel. Laisse là ma statue, et fais un acte de contrition, pour que le bon Dieu te pardonne; ensuite, en guise de récompense, je te montrerai un trésor, qui t'empêchera de piller à l'avenir les richesses de l'Église. --Un trésor! s'écria le crédule et avide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voire même deux, s'il vous plaît, et quand j'aurai de quoi vivre, par votre grâce, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnête homme. --Fais donc ce que je t'ordonne! dit Jean de Launoy. Il y a, derrière le tombeau du cardinal-évêque Gilles Deschamps, une porte fermée d'un simple verrou: ouvre-la! --Mais le trésor? objecta le voleur, qui avait peine à renoncer au butin qu'il voulait emporter, pour un autre qu'il ne tenait pas encore. --Ouvre cette porte! répliqua Jean de Launoy avec autorité; descends vingt marches, et va toujours en avant, à tâtons, jusqu'à ce que je t'avertisse d'arrêter... --Mais le trésor? disait à voix basse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voix mystérieuse et qui se trouvait déjà dans un souterrain profond. O bonne sainte Vierge, je vois là briller quelque chose! s'écria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe ténébreux où il s'était imprudemment engagé. Est-ce le trésor? --Oui, tu peux le prendre. A ces mots, le bruit d'un corps tombant dans l'eau apprit à Jean de Launoy que sa supercherie avait réussi. Le voleur s'était précipité lui-même dans une citerne, ancienne piscine destinée à laver les linges imprégnés des saintes huiles. Dans ce puits, alimenté par les eaux du ciel qu'il recevait par une ouverture de la voûte, un rayon de la lune fit l'erreur du larron, qui s'imagina voir briller l'or à ses pieds et qui s'élança pour s'en saisir. En même temps, Jean de Launoy se suspendit à la corde d'une petite cloche qu'il parvint à mettre en branle. Le guetteur des tours acheva de donner l'alarme. Le voleur s'était noyé. Nicolas de Briroy, alors évêque de Coutances, manda l'enfant qui avait sauvé la Notre-Dame d'argent de la cathédrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle il avait montré un courage et une adresse si extraordinaires. Le prélat ne douta pas que cet enfant ne fût prédestiné à de grandes choses. En conséquence, il le fit élever, aux frais de l'évêché, dans le collège de la ville. Jean de Launoy devint plus tard un savant docteur de Sorbonne, et se servit de son érudition critique contre certaines mauvaises légendes du Martyrologe, ce qui lui valut le plaisant surnom de _Dénicheur de saints_. --J'arrache l'ivraie, disait-il, et je l'empêche d'étouffer le bon grain. C'est par respect pour notre sainte religion, que je m'attaque aux superstitions des temps d'ignorance et de crédulité. LES HAUTS FAITS DE CHARLES D'ASSOUCY (1617) Charles Coypeau d'Assoucy, qui mit en vogue le genre bouffon au XVIIe siècle, et qui mérita par ses facéties souvent spirituelles le surnom d'_Empereur du Burlesque_, était né en 1604, fils d'un avocat au Parlement de Paris. Son père, d'origine italienne, avait épousé une fille noble de Lorraine, qui lui donna beaucoup d'enfants et n'en éleva aucun sous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais ménage avec un mari joueur, ivrogne et gueux, elle se délivra de tous les embarras maternels, en quittant la maison conjugale, où elle laissait le désordre, la misère, et six petites créatures à peu près orphelines. Le sieur d'Assoucy eût bien souhaité que sa femme, en partant, le soulageât du fardeau de la paternité; mais, comme il était plus libertin que méchant, il ne jeta pas dans la rue ces pauvres abandonnés, dont le plus jeune était encore à la mamelle: il gronda et jura beaucoup, puis noya ses inquiétudes dans des flots de vin orléanais, tellement, qu'au sortir du cabaret, il avait oublié que ses six enfants mouraient de faim. Ils ne moururent pas cependant, et malgré les privations journalières qu'ils eurent à souffrir, selon la chance des dés, qui favorisait peu leur père au brelan, ils grandirent tous, en force, en santé et en malice, et se montrèrent précoces, surtout en fait de défauts et de vices. [Illustration] Une servante, qui dominait au logis par l'insouciance coupable de son maître, était une véritable marâtre pour eux; elle les maltraitait d'injures et de coups, sans se soucier de leurs penchants les plus pervers, que développait cette négligence; elle leur refusait souvent le nécessaire, les faisait jeûner plus que des ermites, les abandonnait à eux-mêmes, et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient la couleur de l'argent et ne soupaient pas tous les jours; ils sortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que le soir, encore plus malpropres, pour être largement battus, et non jamais caressés. A force de recommencer ce beau train de vie, ils excellèrent dans le mensonge, l'effronterie et le vol, au point d'en venir à ne plus craindre même le lieutenant civil du Châtelet. Quant au bon Dieu, ils ne l'avaient jamais craint, les maudits garnements! Leur père riait de leurs tours de passe-passe, et de leurs plus abominables actions, qu'il rangeait dans le domaine des espiègleries de leur âge. Combien de fois les encouragea-t-il en ces termes indignes d'un père de famille: --Çà, mes mignons, j'en sais de moins avisés qui ont fini en l'air au gibet de Montfaucon, mais aussi ils n'avaient pas à leur aide l'éloquence avocassière du sieur d'Assoucy, votre brave et digne père, fameux aux tavernes, comme en la grande salle du Palais. Tâchez, toutefois, de n'embrasser la potence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon temps auparavant. Si vous appréhendez le branle des pendus, qui sera votre dernière danse, transformez-vous en procureurs, afin de larronner et piller à votre aise, sans fâcheux accident. Ces maximes perverses et une foule d'autres, débitées du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruits funestes, corrompant tous les germes des qualités honnêtes et sociales, dans ces jeunes coeurs, déjà façonnés au vice; et s'ils n'accomplirent pas rigoureusement la sinistre prédiction de leur père, il fallut un privilège particulier du sort, qui ne sema point leur existence de prisons, de juges, de galères et de potences: ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dans leur lit. L'aîné, nommé Charles, était le plus malicieux garçon qu'il y eût alors sur la rive gauche de la Seine, dans ce populeux quartier de l'Université, toujours plein de disputes et de batailles d'écoliers, imitées des habitudes turbulentes de la philosophie et de la controverse de l'École. Charles, âgé de douze ans et demi, aurait pu apprendre aux élèves barbus des collèges de Navarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pour tromper et railler les marchands et les bourgeois; il joignait à ce talent de ruse et d'audace un esprit original, plus grossier que délicat, mais vif et mobile dans ses imaginations comme dans ses réparties: il aimait le rire et le faisait aimer. Il dressait et exécutait seul ses entreprises aventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant en sa supériorité de langue et de main, il ne voulait pas s'exposer à payer d'audace pour un autre moins souple et moins ingénieux que lui; mais il s'associait toujours ses frères, ses soeurs et ses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacle amusant de ses joyeuses inventions: il était donc la providence des petits polissons du Pré-aux-Clercs et du Pont-Neuf. Le Pré-aux-Clercs commençait alors à se couvrir de maisons, à partir de la vieille tour de Nesle, qui faisait face au Louvre, jusqu'à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés: après avoir été, pendant cinq ou six siècles, le théâtre des ébats de la jeunesse parisienne, il était moins fréquenté, depuis que le Pont-Neuf, ouvert à la circulation, attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deux rives de la Seine; car, de tout temps, il y eut une innombrable quantité de badauds à Paris. Ce pont, qui passait pour le plus beau de l'Europe, à cause de sa longueur et de son architecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque, fondé sous le règne de Henri III, il n'avait été complètement achevé que sous le règne de Henri IV; il réunissait, par ses douze arches, à la ville haute et basse, l'île de la Cité, agrandie de deux petits ilôts. Jacques Androuet Ducerceau et Guillaume Marchand, qui l'avaient construit avec magnificence, s'étaient pour la première fois abstenus de le surcharger de maisons, comme le voulait l'ancien usage, et les curieux, étonnés de cette nouveauté, ne se lassaient pas d'admirer un pont, qui n'avait pas l'aspect d'une rue et qui laissait à découvert le cours de la rivière en amont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s'arrêtant, çà et là, le long du parapet, d'où la vue embrassait à la fois la Cité, l'Université et la ville, ces trois parties distinctes de la capitale, hérissées de tours et de clochers: c'était merveille qu'un pont de pierre, du haut duquel les passants voyaient couler l'eau et les bateaux descendre ou remonter la rivière. L'affluence de monde qui encombrait à toute heure non seulement les bas côtés de ce pont, réservés aux piétons, mais encore la large voie du milieu destinée exclusivement au passage des voitures, était appelée là par divers objets et diverses fantaisies: les uns y venaient écouter le carillon des heures, à la Samaritaine, joli édifice bâti sur pilotis contre la seconde arche, du côté du Louvre, et servant à la fois d'horloge, de pompe et de fontaine; les autres y venaient, pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter la place Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon en grandeur et en magnificence, du moins en tristesse et en monotonie: ceux-ci se tordaient le cou à regarder au-dessous d'eux les têtes gigantesques de satyres, qui supportent la corniche extérieure du pont; ceux-là circulaient, en extase, devant la statue équestre de Henri IV, en bronze, chef-d'oeuvre de Jean Boulogne, dont le piédestal et les bas-reliefs n'étaient pas encore terminés; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gens de toute espèce, accouraient aux représentations gratuites que les charlatans, arracheurs de dents, vendeurs d'onguents et crieurs de reliques, offraient au public qui entourait leurs tréteaux, pour recruter des chalands et des dupes. Le Pont-Neuf résonnait du bruit perpétuel des trompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnés de chants, de cris, de rires, de huées ou d'applaudissements. Chaque pile du pont était couronnée d'une plate-forme demi-circulaire, que remplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraque mobile en bois. Ici un bohémien en costume mauresque, le visage jauni avec du safran, et coiffé d'un bonnet pointu, accaparait une nombreuse et crédule clientèle, en pronostiquant l'avenir, d'après les planètes, les nombres, les songes et les lignes de la main; là, un opérateur, en robe noire, bésicles sur le nez, et tenant une fiole d'eau claire, promettait la guérison de tous les maux, et débitait sa marchandise, qu'il décorait des titres les plus pompeux et les plus bizarres, puis loin, des pèlerins, le bourdon à la main, le manteau parsemé de coquilles sur les épaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu'ils n'avaient jamais vus, et vendaient prières, croix, chapelets, qu'ils disaient bénits par le pape; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante, stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magie blanche; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur, tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badauds autour d'un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie; le bon public se laissait prendre à ces amorces, qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf. Mais, à cette époque, les deux coryphées de ce fameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d'eux un cercle d'auditeurs crédules et bénévoles, c'étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les échoppes s'élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-à-vis l'entrée de la place Dauphine, et semblaient s'être emparées de tout cet espace vide, que dominait le _Cheval de bronze_, surnom populaire donné à la statue équestre du roi Henri IV. Le _Savoyard_, qui devait ce sobriquet à son pays de naissance et à son patois fortement accentué, s'appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C'était une sorte de _rhapsode_ ou poète chanteur, taillé en Hercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les répétait, lentement, d'une voix enrhumée et monotone, qu'accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La générosité des spectateurs n'était pas taxée, et la vente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris et vêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe, ses deux petits valets, appelés _pages de musique_, qui jouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte. Le seigneur, ou plutôt le signor Fagottini, était un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l'art de délier les cordons des bourses les plus serrées; son métier se composait de plusieurs branches lucratives: il arrachait les dents, teignait la barbe et les cheveux, tondait les chiens, et possédait une pharmacopée de drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage, et vendait à bas prix _la très véridique eau de Jouvence_, disait-il, en aspergeant le vulgaire d'une eau puante qu'on recevait à la ronde comme manne céleste. Mais, pour ajouter un nouveau prix à ses consultations, il les faisait précéder premièrement d'une scène de marionnettes mécaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il prêtait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptées, peintes et accoutrées comme des êtres vivants, produisaient de loin une illusion si étrange, que le peuple attribuait à leur propriétaire la puissance d'un véritable sorcier, et tremblait de peur, en faisant un signe de croix, au grincement de la crécelle qui annonçait à l'assemblée qu'on allait tirer le rideau et commencer le spectacle. On assurait que le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois avait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui les montrait. Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottini avait un singe apprivoisé et plus instruit, disait-il, qu'un bachelier ès-lettres de la très vénérable Université; on eût dit qu'une âme intelligente s'était égarée dans ce corps de bête, tant il déployait de grâce et de gentillesse dans les exercices qu'il savait faire, sans parler des grimaces: il dansait des sarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait la bonne aventure aux filles à marier, et gagnait le plus habile joueur à tous les jeux de cartes. Il eût fallu moins que cela pour éveiller et irriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empêcher la foule de déserter ses concerts en plein vent, et dont les plus joyeux refrains étaient impuissants à maintenir l'ancienne vogue du célèbre «chantre du Pont-Neuf», comme on l'appelait, comme il se qualifiait lui-même. Il s'apercevait de cet abandon du public, à son escarcelle qui ne se remplissait pas, et il entendait, d'une oreille d'envie, les liards, les gros sous, et même la monnaie d'argent, tomber dans le plat de cuivre, que le singe de son voisin Fagottini promenait à la ronde en gambadant et en grimaçant de gratitude. Charles d'Assoucy était alors l'hôte le plus assidu du Pont-Neuf; il s'échappait, au point du jour, de la rue des Grands-Augustins, où il habitait chez son père, et il n'y rentrait qu'au soleil couché; été comme hiver, la pluie, le vent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sa station favorite devant les tréteaux du Cheval de bronze, en dépit des tristes abois de son estomac et des bâillements lamentables de ses chausses déchirées; là, souvent il avait vécu, tout le jour, de quelques vieilles croûtes de pain qu'il trempait dans l'eau de la Samaritaine pour les amollir; il se délectait à regarder les parades du singe et les comédies des marionnettes de Fagottini; mais il n'avait jamais donné une coquille de noix à la quête de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait du regard. Charles d'Assoucy savait par coeur tous les airs du Savoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes des devins, tous les programmes des charlatans émérites, mais il trouvait tant de plaisir, sur le Pont-Neuf, qu'il évitait d'y chercher de la peine: il restait honnête, au milieu des escrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes, diurnes et nocturnes; il respectait les poches les plus béantes, et s'abstenait même de faire le moindre tort aux boutiques des marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur oeil. C'était dans tous les quartiers de Paris qu'il allait ramasser çà et là de quoi satisfaire sa gourmandise; il enlevait une oie aux rôtisseries du Châtelet, dérobait des fruits aux Halles, dégustait les ragoûts des sauciers, et pénétrait jusque dans le couvent des Augustins pour décrocher leurs jambons; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivait largement aux dépens du prochain, et, tout jeune qu'il fût, buvait autant de vin que son ivrogne de père, sans financer d'un liard; mais il était libéral du bien d'autrui et volait toujours au delà de ses besoins, pour ses frères et petits amis, qui le suivaient à distance, comme une nuée de corbeaux à la trace d'un cerf blessé. Le Pont-Neuf était le rendez-vous général, où Charles d'Assoucy distribuait son butin et mystifiait plaisamment quelque digne badaud pour la récréation de son cortège ordinaire qu'il nourrissait de ses larcins. Un beau matin de mai de l'année 1616, il arriva sur le Pont-Neuf, avant que Fagottini, son singe et ses marionnettes fussent levés. Il y avait déjà une belle assemblée vis-à-vis le théâtre fermé et silencieux. Ses compagnons journaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute les brouillards de la Seine, car pas un ne vint à sa rencontre pour avoir part à sa première aubaine; Charles d'Assoucy, qui mettait sa vanité à ne faire ses coups qu'autant qu'il pouvait être admiré de ses jeunes émules, alla s'asseoir philosophiquement sur le parapet, les jambes pendantes et les mains dans ses poches: il s'ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer le temps, qu'il se mit à interpeller les passants avec une verve et une malice qui lui étaient coutumières. --Monsieur l'animal, criait-il à un gentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satin tailladé, quelle est cette queue qui traîne derrière vous? Oui-dà, messire, ce n'est rien que votre épée. --Madame la poissonnière, disait-il à une vendeuse de marée, vous sentez plus fort que la rose; allez vous laver aux étuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer les bains qui sont chauds à cette heure et qui attendent pratique. --Bonjour, gentil neveu d'Angoulevent! répondait-il à un vendeur de soufflets qui lui offrait sa marchandise; est-ce pas toi qui fais tourner les moulins de Montmartre? --Mon ami, portez-vous au fripier la garde-robe de votre maître? disait-il à un laquais habillé de neuf. --Quelle heure vient de sonner à la Samaritaine? demandait-il à un moine qui revenait de la quête aux aumônes: à coup sûr, c'est l'heure de boire, mon Père. --Ohé! mesdames, sommes-nous pas en la saison des pies? répliquait-il à des commères, qui maugréaient contre lui et menaçaient de lui couper la langue. Ses insolentes provocations n'avaient pas de résultat fâcheux pour ses épaules; car tous les rieurs se tournaient de son côté, et chaque individu qu'il avait attaqué d'un ton goguenard se hâtait de poursuivre son chemin, au milieu des éclats de rire. Tout à coup il cessa de jeter des quolibets, et porta son attention muette vers un marchand qui étalait sa boutique de confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de son commerce: _Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac, cotignac d'Orléans!_ Cette confiture sèche de coings, renfermée dans des boîtes de bois blanc de différentes grandeurs, était depuis des siècles en faveur spéciale auprès des amis de la friandise: elle avait eu tant de renommée au moyen âge, que l'on en offrait aux rois et aux reines, à leurs entrées dans les villes du royaume; les enfants en raffolaient, et Charles d'Assoucy, qui obéissait toujours aux caprices de son ventre, regarda le cotignac avec un appétit qu'il brûlait de satisfaire à tout prix, mais sans argent. Il se leva, les yeux fixés sur ces pâtes transparentes à la couleur de carmin; il s'en approcha, pas à pas, par circonvolutions, jusqu'à ce qu'il se fût arrêté, debout en face du marchand, qui crut avoir trouvé un acheteur, et qui attendit que l'argent parût; mais l'argent ne paraissait pas, et le chaland, immobile, dévorait du regard plus de cotignac que son estomac n'en aurait pu contenir; il se pourléchait les lèvres, comme un chat qui va s'élancer sur un bon morceau, et il souriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses mâchoires à vide. --_Co, co, cot, cot, coti! coti, cotignac!_ répétait le marchand, en criant à tue-tête, pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cher enfant, c'est du véritable cotignac de la bonne ville d'Orléans, du cotignac royal au sucre et au vin blanc: ce soir, ma boutique sera toute épuisée, sans que les rats s'y mettent. En voulez-vous pas goûter? [Illustration: Le marchand de cotignac excitait la convoitise du petit gourmand.] --Certainement! j'en goûterai volontiers! reprit d'Assoucy, qui oubliait la condition sous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clair et plus rose qu'une fille de quinze ans; ce cotignac est digne d'orner les buffets du Louvre; ce cotignac est divin, et vous méritez d'être complimenté par messieurs les échevins de la bonne ville de Paris, pour l'avoir apporté de si loin. Je vais vous envoyer un tas de gens qui se battront afin d'acheter toutes vos bottes: baillez-moi seulement, s'il vous plaît, la plus petite, que j'y goûte, suivant votre honnête intention. --Merci de vos louanges, mon ami. Prenez la plus grande boîte moyennant un écu, et mangez-la dévotement, pour l'amour de moi. Rien qu'un écu! --Vous êtes le plus généreux homme que je sache, dit le drôle en s'emparant d'une boîte qu'il eut mise à sec en un tour de langue. Je saurai reconnaître ce don gracieux. --Il suffit de me donner un écu, répétait le marchand, qui devint pâle à l'idée seule du péril que courait son bénéfice; non un écu d'or de cinq livres, mais un écu blanc de soixante sous, et j'ose déclarer que nul autre ne fabrique de cotignac à si bon compte. Vous plaît-il de choisir une seconde boîte et de payer toutes les deux ensemble? --Volontiers! J'irai jusqu'à trois, riposta d'Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vous assure ma chalandise: quant à l'argent, bonhomme, allez voir à la Monnaie, s'il y est venu. --Au voleur! cria le marchand, qui ne fut que trop convaincu d'avoir été dupé; arrêtez ce filou effronté! Il a mangé mon cotignac et ose nier sa dette! mordienne!... Que ce méchant garçon me montre l'âme de sa bourse, sinon, je le mène aux prisons du Châtelet! --Ma bourse est en la poche de quelqu'un, allez-y voir! dit le voleur, affectant bonne contenance, au lieu de s'enfuir. Je ne vous ai pas trompé, monsieur du cotignac; je n'ai fait qu'accepter votre offre obligeante de goûter vos pâtes, que je déclare exquises et incomparables. Or donc j'invite les bonnes gens ci-présentes à en prendre aussi, s'ils ne me croient sur parole. Prenez, Messieurs! cela ne coûte qu'un grand merci. Le marchand se désolait et jurait que son cotignac n'avait pas été payé; d'Assoucy lui rendait invective pour invective, et le raillait en termes si gais, que les passants s'arrêtaient pour rire aux éclats. La mine irritée du vendeur et la grimace sardonique du trompeur présentaient un contraste amusant, et personne n'aurait pris parti pour le premier, si le second n'avait de longue date amassé bien des haines qui saisirent cette occasion de vengeance commune. Aux rires succédèrent les murmures et les menaces; ceux qui avaient eu à se plaindre de l'impertinence loquace et de l'habile rapacité de ce petit mauvais garnement entraînèrent l'opinion des indifférents, et d'Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour de lui, et que la presse des curieux, en s'épaississant, lui fermait déjà la retraite: il baissa le ton et les yeux avec inquiétude. --C'est lui! disait-on à ses oreilles, c'est le plaisant du Pont-Neuf! Il a pendu une queue de vache au dos de ma femme! --Il m'a nommé l'oison plumé! --Oui-dà, il vint m'appeler, l'autre jour, à cause de ma perruque blonde: _M. le soleil de la rue des Marmouzets!_ --Il a soustrait de mon ouvroir un jambon de Pâques! --Il a cassé hier le vitrage de ma fenêtre! --Il ronge, mieux qu'une souris, mon beurre et mon fromage! --Vraiment, il semble que je chauffe le four sans cesse à son usage, sans voir jamais l'ombre de sa bourse! --Il a rompu les reins de ma chatte! --Le malandrin attire mon vin, par le soupirail de ma cave, à l'aide d'un tuyau de paille! --En prison! à l'amende! Il a mérité mieux que la potence! Charles d'Assoucy, effrayé de ces menaçantes récriminations qu'il avait peine à démentir par signes négatifs (car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerné de toutes parts, fut sur le point de crier grâce et d'avouer tous ses méfaits. On se préparait à l'arrêter et à le conduire devant le lieutenant civil au Châtelet, lorsque, profitant de la diversion causée par le récit du vol que le marchand exagérait de plus en plus, il réussit à percer la foule, en baissant la tête, en se faisant mince et fluet. On ne s'aperçut de son évasion, qu'au moment où il courait de toutes ses forces, et la foule aussitôt s'ébranla, en criant, à sa poursuite. D'Assoucy, prévoyant bien qu'il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandes que les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe aggloméré devant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des couplets satiriques contre le maréchal d'Ancre, favori de la reine-mère et régente Marie de Médicis, et à ce titre, fort détesté du peuple et des gens de cour; ce groupe était donc trop attentif aux chansons pour avoir égard au passage presque invisible d'un enfant qui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi, le fugitif parvint à se glisser sous la toile peinte de l'échoppe des musiciens, avant que les assistants fussent instruits de ce dont il s'agissait. Pendant ce temps, le tumulte s'étendait d'un bout à l'autre du pont, où chacun s'intéressait à la recherche du voleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux et divertissements demeurèrent suspendus en un instant. --Holà! petit page, cria le chanteur aveugle à son accompagnateur qui cessait de pincer du luth; qu'est-ce donc? Que se passe-t-il? Mène-t-on pendre quelque pauvre diable? Ou bien a-t-on enfin changé les sots ministres de Sa Majesté, récompensé le maréchal d'un beau logis à la Bastille, et fouetté par les rues madame son épouse, Léonora Galigaï? Quel événement est-ce là? --Moins que rien, monseigneur, répondit respectueusement le page de musique. J'ai pensé d'abord que les gens du roi venaient vous prendre pour vos chansons politiques; mais ce n'est qu'un petit larron, qui a fait camus le marchand de cotignac, et qui s'est évadé parmi la presse. Pendant qu'on le cherche, vous plaît-il de déjeuner? --Oui, ma fi! la faim chante dans mes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance, surtout s'il veut enlever à tous les diables le singe et les marionnettes de maestro Fagottini. A ces mots empreints d'un aigre ressentiment, il étendit son poing fermé du côté des tréteaux de Fagottini, où le singe battait le tambour sans se soucier du bruit confus qui régnait sur le Pont-Neuf; il entra dans son tabernacle, au moyen d'une échelle, et se déroba lentement aux regards de ses auditeurs, pendant que son page de musique était allé acheter, pour leur déjeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairet chez le tavernier. Tout à coup le Savoyard, qui s'était assis devant une table avec autant d'aisance que s'il eût fait usage de ses yeux, sentit un obstacle à ses pieds qu'il voulut allonger, et, y portant la main vivement, rencontra un bras, une tête, puis un petit être vivant, qu'il tira de dessous la table, et qui n'eût pas donné signe de vie, sans une chiquenaude que l'aveugle lui appliqua sur le nez, et sans une rude secousse à laquelle il obéit en se mettant à deux genoux, dans la posture d'un enfant qui attend une correction souvent donnée et reçue. --Holà! qui est celui-ci? demanda le Savoyard, d'un accent terrible: encore quelque malin compagnon, qui s'est introduit céans pour piller mes chansons et ma musique! J'ai promis d'étrangler le premier que je trouverais en flagrant délit de vol, fût-ce un fils de famille.... Mordié! pourquoi ne vas-tu pas récolter une riche moisson d'écus chez maître Fagottini, drôle? --Parlez plus bas, compère, interrompit d'Assoucy qui ne se débattait point sous la vigoureuse étreinte du Savoyard; sauvez-moi de la prison, en m'honorant de votre benoîte sauve-garde. Ces gens sont trop outrés contre moi, qui ne les ai pourtant offensés, et s'ils me découvrent, ils n'auront pitié de mon âge, ni de mon innocence: j'en tremble! --Ma fi! c'est le voleur de cotignac, j'imagine, répliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sans doute, petit drôle, l'innocence de Barrabas ou du bon larron de l'Évangile? Eh bien! je serai clément, et ne te livrerai pas, à condition que tu t'engageras à mon service, pour remplacer mon second page de musique, qui est mort hier de la gale. --Ne vous moquez pas, maître Philippe, un âne brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d'aucun instrument, sinon de la pince, du croc et de la truche. --Tu parles l'argot des voleurs, mon fils, comme si tu avais ramé sur les galères du roi, mais je redresserai ton éducation boiteuse, je t'apprendrai à jouer du luth, à rimer des vers en vaudeville, à débiter de plaisants discours, et surtout à lâcher le ventre aux escarcelles; enfin, tu deviendras, sous ma loi, poète, orateur et musicien. Charles d'Assoucy, séduit par ces belles promesses plus encore que contraint par la circonstance, signa son engagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonça sans regret à la maison paternelle pour éviter la prison et ses fâcheuses conséquences. D'ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pas le temps de la réflexion; et, tirant d'un coffre la défroque du galeux défunt, invita son nouveau page de musique à s'en revêtir à l'instant. D'Assoucy hésita d'abord, et il faisait la moue, au souvenir de la maladie contagieuse à laquelle son devancier avait succombé; mais il n'osa pas s'aliéner par un refus la bienveillance de son nouveau maître, et il se rappela qu'il avait souvent risqué plus que de gagner la gale; il s'affubla donc, sans résistance, du manteau de velours rouge troué, des chausses de laine jaune, semées de taches, du chapeau de feutre à plumes fanées, et des autres insignes de sa profession future. Cependant, il éprouva un serrement de coeur, quand l'aveugle eut renfermé dans son coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait de quitter, pour endosser la livrée de sa nouvelle profession; c'était pour lui comme un adieu au monde, où son costume de baladin ne lui permettrait plus de se montrer. Ce déguisement l'avait changé de telle sorte, que son père même eût hésité à le reconnaître; d'amples moustaches postiches achevèrent la métamorphose. D'Assoucy s'aperçut bientôt que la perte de sa liberté n'avait guère de compensations agréables, et s'il l'avait pu, dès le lendemain de son entrée en fonctions, il eût repris son ancien genre de vie; mais il était gardé de près par son maître, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousie ne fit que s'accroître, en raison des progrès étonnants qui signalèrent l'apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut même la seule consolation du pauvre d'Assoucy, qui apprit à composer, des airs et à jouer du luth, avec une si merveilleuse facilité, qu'au bout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de son camarade: celui-ci en avait conçu une haine féroce contre ce dernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et du public. Le Savoyard n'était pourtant pas un maître commode, dont les bonnes grâces méritassent de faire des jaloux: il avait le parler aussi brutal que le geste, et ses colères suivaient leur libre cours à tort ou à raison, sans que la soumission la plus humble de la part de ses valets servît à le calmer. Il n'épargnait pas les coups ni les avanies à ses deux pages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindre négligence, pour la moindre fausse note, dans l'exécution musicale dont ils étaient chargés: souvent, en public, il interrompait sa chanson, par un double soufflet distribué à droite et à gauche; souvent il avait le pied aussi leste à frapper, que la main. D'Assoucy seul se regimbait et protestait contre ces admonitions imprévues, mais l'aveugle frappait de plus belle et ne voulait rien entendre. Ces inconvénients du métier se reproduisaient, chaque jour, sans amener au moins quelque dédommagement; le Savoyard était frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient à pâtir de ses rares excès de boisson; l'ivresse l'excitait alors à battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sa propre expression, car il ne les aimait pas et les regardait comme des outils à lui appartenant. Grossier, inaccessible à tous les sentiments d'affection et de reconnaissance, il subissait à la fois l'influence de deux haines également implacables, d'une nature différente: l'une noble et hardie, contre l'Italien Concini, maréchal d'Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine régente en servage; l'autre, basse et misérable, contre les marionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrence redoutable à ses vers et à sa musique. D'Assoucy conservait, d'ailleurs, son insouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de son maître: il ne connaissait que de nom le maréchal d'Ancre, et il se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes, contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement un complot, pour être utile et agréable au Savoyard. D'Assoucy, aspirait à se soustraire à cet esclavage insupportable et essaya d'abord de l'adoucir par les licences qu'il se permettait en trompant les yeux toujours ouverts de son perfide collègue et la perspicacité clairvoyante de l'aveugle; il regrettait ses bonnes aubaines d'autrefois et son aventureux vagabondage dans Paris, honteux qu'il était de se voir réduit à voler le chétif souper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, en reconnaissant ses frères et amis au milieu de l'auditoire du Savoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler à son secours! Mais un coup d'oeil jeté sur son grotesque déguisement lui faisait monter le rouge au front et le forçait à se taire. Il n'aurait pas rougi d'être pris en flagrant délit dans l'accomplissement d'un vol adroit ou audacieux, et il se croyait avili par son costume de baladin! Il ne se contenta pas de faire main basse sur le maigre ordinaire du Savoyard, qui, s'apercevant de la diminution des parts à la mesure de son appétit et de sa soif, grondait entre ses dents et rudoyait son premier page, seul chargé de régler et de diriger toutes les dépenses de la table. D'Assoucy se réjouissait des mauvais traitements qu'il attirait ainsi sur le dos de son compagnon. Quant à lui, qui avait le rôle de présenter le bassin à la ronde pour la récolte pécuniaire parmi les auditeurs du Savoyard, il faisait rapidement passer les pièces de monnaie dans sa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle, qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement des bourses. D'Assoucy raflait toujours la meilleure partie de la recette. Le lundi 14 avril de l'année 1617, il attendait que son maître eût achevé de chanter un nouvel air sur les courtisans; et, assis au coin de la balustrade de l'orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles, trois malheureux, qu'on venait d'attacher au grand gibet dressé au bas du Pont-Neuf, pour l'épouvante des langues légères et satiriques; car ce n'étaient pas des malfaiteurs qui méritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupables seulement d'avoir désapprouvé, tout haut, la marche des affaires publiques ou injurié le maréchal d'Ancre. Aussi, personne n'osait plus exprimer son mécontentement avec franchise, depuis que les paroles imprudentes étaient punies de mort, sans forme de procès. Soudain de grandes clameurs retentirent du côté du Louvre, et la ville entière cria d'une seule voix: _Vive le roi_! Concini, en se rendant chez le roi avec une escorte de ses partisans, avait été assassiné, sur le Pont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui, empressés de succéder au maréchal d'Ancre, ensanglantèrent ainsi le commencement du règne de Louis XIII; mais ce crime, exécuté au moyen d'un lâche guet-àpens, satisfit la fureur du peuple contre les conseillers de la reine-mère, et la joie publique se révéla par des atrocités. Le corps du maréchal, enterré en secret, le soir même, sous les orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois, devint le jouet de la populace, qui, par vengeance, le traîna dans les ruisseaux, avant de le brûler sur le Pont-Neuf. Le Savoyard ne fut pas le dernier à célébrer la délivrance du roi et de la France: il improvisa une complainte bouffonne sur _la Passion du seigneur Concini et sa descente aux enfers_. Cette pièce eut les honneurs de l'à-propos. Ce jour-là, le singe et les marionnettes de Fagottini furent abandonnés: d'Assoucy ne cessait pas de faire circuler le bassin, où pleuvaient les hards, les sous et même les écus; tout le monde apportait son offrande à la poésie et à la musique; mais le malin page, songeant à profiter de cette abondante recette qui ne se renouvellerait peut-être pas de sitôt, détournait très adroitement à son profit le cours de ce Pactole inusité, qui roulait de plus grosses pièces qu'il n'en avait jamais vues dans son plat de cuivre; il se jetait si avidement sur ce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pour prendre; et l'aveugle, à qui revenait, après chaque tour de quête, le bassin allégé de la moitié de son poids, n'était pas peu surpris que la générosité de l'auditoire fit tant de bruit pour un si modeste résultat: depuis longtemps il soupçonnait la probité de ses pages de musique, et il prêta l'oreille au son des espèces de billon et d'argent, qu'il comptait tout bas à mesure qu'elles tombaient dans le bassin; ses calculs se trouvèrent faux de tout ce que s'était adjugé le voleur, avant de rendre le reste de sa collecte. Le Savoyard faillit éclater de rage, en acquérant la preuve certaine de la supercherie de son second page de musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, comme pour épier un geste ou un mouvement de main accusateurs; il interrogeait de toute la puissance de l'ouïe les bruits vagues et indécis qui pouvaient l'aider à surprendre en flagrant délit le larron, de manière à lui ôter la ressource de nier l'évidence. D'Assoucy se fiait aveuglément à l'infirmité permanente de son maître et à l'absence momentanée de son camarade, pour cacher à peine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque le Savoyard, qui se tenait derrière lui, le coiffa d'un énorme coup de poing et l'arrêta la main pleine. --Mordié! s'écriait-il en blasphémant et en réitérant les bourrades, nierez-vous, messire le fripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien? Çà, messieurs, dit-il en s'adressant aux témoins de la scène, je vous interpelle tous: quel châtiment mérite ce fourbe qui s'enrichit à mes dépens? Admirez, messeigneurs, comme vos dons et charités enrichissent ce gueux d'hôpital! Mais je ne suis pas si privé d'yeux qu'on imagine, car le sort m'a planté des yeux aux oreilles. O le mécréant, fils de Juif et d'Arabe! combien de sous marqués se sont évanouis entre ses doigts! L'ingrat, que j'ai retiré du péril de la prison et de pire, me paie de la sorte ma folle humanité! Mordié, pour le punir, je m'en vais le battre, devant vous, en gamme chromatique. Le Savoyard, sourd aux supplications de l'enfant qui se débattait de toutes ses forces, lui déboucla ses chausses, d'où l'argent volé tombait en s'éparpillant, et lui infligea publiquement la punition du fouet, qui n'était pas encore banni de la justice légale. D'Assoucy, essoufflé de résistance et de prières, subit héroïquement ce supplice, et se vengea en piquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds, et ne montrant plus que son visage narquois à l'assemblée. Les spectateurs qui avaient ri de cette exécution rirent davantage des plaisants quolibets que la colère inspirait au patient; le Savoyard, déconcerté par cette verve d'invectives, proposa lui-même, à son page des conditions de paix, qui ne furent pas acceptées; ce ne fut qu'une trêve de part et d'autre. Sur ces entrefaites, une horde de sauvages de la lie du peuple se précipita sur le Pont-Neuf, où le gibet avait été, pendant la nuit, renversé et brûlé: le cadavre du maréchal d'Ancre, horriblement outragé, servait de jouet et de trophée à ces misérables, parmi lesquels des femmes, d'horribles mégères, se distinguaient par leur acharnement sur ces informes restes, souillés de sang et de boue. On chantait en choeur d'odieux couplets, on dansait autour de ce pauvre corps défiguré; on mêlait le nom de la reine mère à celui de son ministre favori, dans un chaos de malédictions à la mémoire du défunt; ensuite on traîna le cadavre vis-à-vis le Cheval de bronze et on le dépeça par morceaux, en criant toujours: _Vive le roi!_ Des paysans de la province achetèrent des lambeaux de cette chair saignante, pour l'emporter avec eux, et il y eut des monstres qui en mangèrent, pour mieux assouvir une haine abominable qui survivait à la victime. --Mordié! je veux aussi aller le voir, ce damné Italien! dit le Savoyard, oubliant qu'il était aveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai et tâterai, à l'endroit de ses blessures, que j'eusse voulu faire moi-même. Viens çà, Charlot, conduis-moi, en pinçant du luth, tandis que je chanterai gratis la complainte du détestable Concini. D'Assoucy, qui gardait trop de rancune à ce brutal aveugle pour se résigner à une plus longue servitude, crut l'occasion opportune pour s'enfuir, à la faveur du tumulte; il eut soin d'emporter le petit trésor qu'il devait à ses vols journaliers et qu'il avait enfoui sous un pavé; puis, se recommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna son maître, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait ses fureurs poétiques contre la mémoire de l'Italien Concini. Mais la foule était plus curieuse de voir que d'écouter, et le Savoyard se plaignait de ce qu'on ne lui ouvrit point un chemin jusqu'à l'objet inanimé de son fougueux ressentiment; la difficulté d'avancer augmentant à chaque pas, d'Assoucy donna tout à coup un croc en jambe à l'aveugle, qui, en perdant l'équilibre, entraîna dans sa lourde chute plusieurs de ses voisins, aux vêtements desquels il s'était accroché. Ils tombèrent les uns sur les autres, en jurant tous à la fois et s'entortillèrent mutuellement, sans pouvoir se relever, tandis que d'Assoucy se hâtait de gagner le large. --O le traître! ô le félon! se mit à crier le Savoyard, attribuant aussitôt sa culbute à son page, qu'il soupçonnait d'avoir pris la fuite; à l'aide! au secours! bonnes gens, arrêtez-le, ramenez-le-moi, je vous prie! Il court à belles jambes de ce côté, vous le reconnaîtrez à son habit de perroquet. C'est un larron, c'est lui qui a volé le cotignac! C'est lui qui volait le produit de mon travail! Nous le ferons pendre au son de ma musique. D'Assoucy, qui s'éloignait en tapinois, après avoir fait choir son maudit aveugle, fut frappé de terreur, quand il l'entendit se déchaîner ainsi en amères récriminations: le vol de cotignac, qu'on lui reprochait à haute voix, vint se représenter vivement à son esprit, et il se persuada que plus d'un passant en avait été témoin. Il s'imagina aussitôt que tous les regards, que tous les sourires le désignaient comme le voleur de cotignac: sa vue s'obscurcit, ses membres tremblèrent, ses idées s'égarèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui: il faillit se livrer lui-même, faute de pouvoir s'enfuir. Il errait sur le pont, d'un bord à l'autre, sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre; il croyait voir partout des mains s'étendre vers lui pour le happer, et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avait l'air de le poursuivre toujours; enfin les cris de l'aveugle se rapprochèrent, répétés de bouche en bouche, et le cotignac devenait pour le voleur un spectre menaçant. Effaré, haletant, il s'arrêta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noir qui s'offrait à lui, dans un escalier en limaçon, qu'il descendit en larges enjambées, sans s'inquiéter de savoir où il était et où il allait, pourvu qu'il échappât aux regards de mille spectateurs. Peu s'en fallut qu'après une année d'intervalle il eût une indigestion de cotignac. Enfin il respira, en se trouvant dans un lieu voûté, obscur et solitaire, qui ressemblait à une cave, et il espérait n'avoir plus rien à redouter, lorsque le bruit d'une porte qu'on fermait, en haut de l'escalier, à doubles verroux et à triples serrures, lui apprit qu'il était prisonnier. Alors il craignit de n'avoir échappé à un péril, que pour tomber dans un pire. Allait-il être condamné à mourir de faim dans un horrible cachot? Il regretta de n'avoir pas été ressaisi par le Savoyard, fût-il à demi mort entre les mains de ce brutal; il eut l'idée de pousser des cris perçants pour se faire entendre du dehors et pour qu'on vînt le délivrer. Tout à coup, son effroi prit le caractère du vertige, quand un coup d'oeil, jeté autour de lui parmi les ténèbres, lui fit croire qu'il n'était pas seul, comme il l'avait pensé d'abord, et que les habitants de ce sombre repaire étaient venus là pour le recevoir. Ce fut une vision surnaturelle, un aspect inouï et mystérieux, que l'assemblée de vingt ou trente personnages des deux sexes, droits, immobiles et muets rangés contre la muraille. Ces fantômes, dont les vêtements et les joyaux brillaient dans l'obscurité, avaient l'air de tenir cour plénière, en silence, au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n'eussent pas annoncé des seigneurs et des princes de la plupart des nations de l'Orient, on aurait pu supposer que c'étaient des êtres du monde idéal, des spectres ou des démons, tant leur réunion, dans un pareil endroit, tenait du merveilleux. D'Assoucy n'était pas peureux; mais son imagination, exaltée par la lecture de quelques histoires romanesques et surtout des _Métamorphoses d'Ovide_, sortait volontiers des limites du vrai et du vraisemblable: il ne prit pas le temps de réfléchir, il n'eut pas même le courage de regarder en face ces êtres singuliers, qui n'avaient encore ni bougé, ni parlé, et qui ne lui demandaient pas compte de sa présence: il courut, tout hors de lui, pour chercher une issue, pour s'arracher à ce terrible cauchemar; son effroi multipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiques apparitions. Malgré l'épouvante qui paralysait ses sens, il se trouva au pied de l'escalier, qu'il commençait à gravir péniblement pour revoir la lumière du soleil et le séjour des hommes; mais il n'avait pas franchi la dixième marche, qu'il entendit les degrés de pierre retentir, au dessus de sa tête, sous les bonds d'un être vivant, qui venait d'en haut et qui, l'ayant heurté violemment, se cramponna en grognant à son collet. Le pauvre enfant, stupéfait de cette rencontre offensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouillé d'une sueur froide, et, pour la première fois de sa vie, il pria le bon Dieu de le défendre contre la griffe du diable. Cette prière mentale lui rendit un peu d'énergie, de telle sorte qu'il put arrêter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d'une longue queue, qui faisait présumer l'existence des cornes accessoires pour compléter les attributs de Satan en personne: or, l'animal ou Satan lui-même, étonné et irrité de se sentir captif, s'agita de toutes ses forces et mordit au sang le visage de son adversaire. Une lutte s'engagea entre l'homme et la bête, qui s'étreignaient mutuellement, qui se déchiraient des ongles et des dents, qui se lançaient d'un mur à l'autre, et s'épuisaient en efforts successifs et réciproques: par intervalles, un cri de douleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D'Assoucy éprouvait la cruelle agonie d'un mauvais rêve, qui s'achève péniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper les premiers rayons du jour; enfin, égratigné, mordillé et maltraité par le démon inconnu qu'il combattait dans l'ombre, il appela toute sa vigueur à un assaut désespéré, qui acheva son triomphe; il coucha son ennemi sur la pierre humide de l'escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, il l'étouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un râlement entrecoupé fut le signal de sa victoire, et l'ennemi mort lui parut moins redoutable: le démon n'était qu'un singe, et cette découverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de lui permettre de promener ses yeux autour de lui et d'explorer la retraite que la hasard lui avait offerte. Sa terreur panique ne survécut pas au malheureux singe, qui gisait à l'entrée du caveau, comme une sentinelle morte à son poste; il osa pénétrer jusqu'au fond du souterrain, et s'approcher des spectres formidables qui l'avaient tant effrayé et qui n'étaient autres que les marionnettes du signor Fagottini. Cet opérateur italien, qui, en sa qualité de compatriote, avait toujours été un dévoué partisan du maréchal d'Ancre, s'était hâté, au premier avis qu'il eut de l'assassinat de son protecteur, de mettre en sûreté toute sa fortune, c'est-à-dire son singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que lui louait à bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine. Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous la chaussée, avait été ménagé lors de la construction du Pont-Neuf, pour servir de cave aux maisons qu'on devait élever primitivement de chaque côté de ce pont, et il n'avait pas été comblé depuis. C'est là, dans cette galerie ténébreuse, à la voûte suante et au pavé moussu, que Fagottini emmagasinait le matériel de son théâtre en plein vent: décorations, garde-robe dramatique, acteurs au rebut et à la retraite, débutants non encore façonnés; cette fois, la troupe tragi-comique y siégeait tout entière sous la garde du singe. Charles d'Assoucy eut le coeur gros et les larmes aux yeux, en s'accusant d'avoir tué son bon ami le singe, qu'il avait tant de fois festoyé d'oublies et de gimblettes, à la barbe du Savoyard. Après un court instant accordé à cette oraison funèbre, après une enquête des localités, après enfin une visite de curiosité à chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, qui étaient pour lui de vieilles connaissances, d'Assoucy demeura convaincu de l'inutilité de ses tentatives pour sortir immédiatement de ce souterrain; il résolut donc d'accepter sa destinée avec une stoïque résignation, mais, pour passer le temps et se désennuyer, il se hissa jusqu'à l'ouverture d'une petite lucarne, par laquelle il aurait pu s'amuser, en toute autre circonstance, à cracher dans l'eau pour faire des ronds et à saupoudrer de poussière les bateliers qui passaient sous la seconde arche du Pont-Neuf. L'ébranlement des pas et le son confus des voix cessèrent de retentir sous la voûte du pont; la nuit était venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine, les cris de: _Vive le roi!_ se mêlant à des cris de joie et de vengeance, comme les derniers échos de l'odieux assassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune Louis XIII: d'Assoucy avait vu jeter dans la rivière les cendres du maréchal d'Ancre. Quand le silence se fut reposé sur la ville plongée dans l'obscurité, il n'espéra plus qu'on vînt lui rendre la liberté avant le lendemain, si toutefois l'on devait venir. Il entendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnait l'heure du couvre-feu: tout Paris avait soupé, excepté lui. Affamé et altéré, grelottant de froid, il choisit, afin de s'y blottir, le coin le plus reculé de la cave, et s'enveloppa d'une vieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper. Il dormait donc de bon appétit, depuis deux heures, et se rassasiait, en rêve, des plus excellents mets: il fut réveillé par le bruit lointain d'une porte qu'on ouvrait et qu'on refermait avec précaution; puis, il entendit les pas de deux personnes qui descendaient ensemble dans l'escalier. Ce n'était point un songe, et il fut sur le point de s'élancer vers ses libérateurs; mais, à la clarté d'une lanterne de corne, que portait l'un des deux arrivants, il reconnut avec douleur le Savoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout bas quel malin génie se plaisait à lui forger de nouveau la pénible chaîne qu'il avait brisée avec tant de peine, et il pleurait d'avance sur son évasion manquée; mais il ne tarda pas à s'assurer que ce n'était pas lui qu'on cherchait pour le ramener en servitude: la conversation du maître et du valet suffit pour le tirer d'erreur et le tranquilliser à ce sujet. --Mordié! la plaisante vengeance que tu as inventée! disait le Savoyard, avec une émotion de plaisir qui déridait son austère physionomie. Vite, attaquons les marionnettes de Fagottini, et taillons-les en pièces. Où sont-elles? Ne les vois-tu pas? Elles doivent être ici certainement! J'ai hâte de les fouler aux pieds, pour leur faire expier les torts que ce mécanicien étranger a faits à ma musique. --Il semble que le Ciel seconde notre querelle! s'écria le page, qui, heurtant du pied le cadavre du singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de la lanterne. Voici déjà le grand singe du signor Fagottini, qui a rendu l'âme sans coup férir, et avec lui s'en va en fumée la gloire de son théâtre; voici maintenant la loge des acteurs de bois, qui sont à notre merci et que nous allons mettre à mal. --Bien, mon fils! dit le Savoyard, en poussant du pied le corps du singe. Le temps des représailles est venu: hier l'Italien Concini mourut, aujourd'hui l'Italien Fagottini sera ruiné. Ça! remets entre mes mains ces méchantes bêtes de marionnettes, et, mordié! je veux chanter faux comme un âne rouge, si je fais grâce à pas une. Bien! donne-moi tous ces coquins d'acteurs! J'en veux faire un massacre général, plus complet que le massacre des saints Innocents. Je me réjouis de songer à la piteuse grimace que fera monsieur mon voisin du Pont-Neuf. Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments en paroles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologue d'injures et d'amères railleries, pendant qu'il démembrait et disséquait avec un féroce plaisir les automates, que son complice lui apportait un à un, en faisant solennellement le panégyrique des personnages dans les divers rôles où ils avaient obtenu le plus de succès. D'Assoucy riait tout bas de cette exécution à huis-clos, et plusieurs fois il faillit éclater en bruyante hilarité, au spectacle incroyable qu'il avait sous les yeux: le Savoyard, gravement assis sur les degrés de l'escalier, comme un magistrat en fonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, à laquelle il adressait une allocution furieuse et qu'il condamnait ensuite capricieusement à différents supplices; il arrachait les bras à celle-ci, et les jambes à celle-là; il déchirait en lambeaux les robes dorées des princesses et cassait le nez à des majestés royales, le tout avec un véritable raffinement de cruauté, qui eût fait envie à un bourreau de la Grève. Un amas de membres rompus, de têtes brisées, de bustes défigurés et de débris confondus, ce fut bientôt tout ce qui resta de la troupe de ces innocents comédiens. Le Savoyard et son complice ne se retirèrent que fatigués de carnage, et contents de leur nocturne expédition, sans soupçonner que le secret en fût compromis, tous deux se félicitant d'avoir tué la concurrence dangereuse de Fagottini sur le Pont-Neuf. D'Assoucy avait la pensée de les suivre de loin, par derrière, et d'effectuer sa retraite à leur suite; mais, en sortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la porte de l'escalier, qu'ils avaient trouvée bien fermée, avant de descendre dans le souterrain. Le grincement de la clé dans la serrure apprit au témoin de leur mauvaise action qu'il serait encore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se résigna donc à prendre son parti, et, se vouant à la protection du hasard, qui pouvait seul le tirer d'embarras, il se rendormit du sommeil insouciant de son âge. Ce ne fut pas le jour qui le réveilla, mais un bras d'homme qui l'enlevait par les cheveux et qui le déposa, tout tremblottant, devant le cadavre du singe et les débris des marionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les joues tremblantes et les lèvres blanches de colère, se préparait à interroger le coupable, en face de ses victimes. Le matin, dès l'aube, sous l'empire d'un sinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique du maréchal d'Ancre, il était descendu dans son caveau, et le premier objet qui frappa sa vue avait été son pauvre singe étendu sans vie, la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites; puis, le désastre irréparable de la nuit s'était offert à lui, dans toute son horreur. Ses chères marionnettes, qu'il avait quittées la veille en si belle santé, n'étaient plus que des débris méconnaissables; il contempla d'un oeil sec son malheur, posa la main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain un battement de coeur, remua du pied les morts et les blessés de sa troupe mécanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints et les saintes du paradis, et s'interrogea lui-même pour approfondir le mystère de ces lâches assassinats. Le premier soupçon qui s'était présenté à son esprit tombait sur le Savoyard, et ce soupçon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage, lorsqu'il aperçut l'enfant endormi, qu'il reconnaissait pour l'avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle du Pont-Neuf. Il ne pouvait douter que cet enfant, à l'instigation de son maître, ne fût sans doute le seul auteur du massacre des marionnettes et du meurtre du singe; il l'avait donc considéré, un moment, avec une fureur muette, incertain de la vengeance qu'il choisirait contre ce petit coquin, mais étonné cependant de son paisible sommeil, qu'eût envié l'innocence, à côté des preuves trop certaines du flagrant délit. Il le secoua rudement, pour l'éveiller, et le mit sur ses jambes, tout ému et tout effrayé, en lui tirant les cheveux et les oreilles. --Malfaisant garçon, lui dit-il d'une voix claire qu'il s'efforçait de rendre tonnante, as-tu de quoi payer l'amende autrement que sur tes épaules? Quelle méchanceté est la tienne d'avoir commis cet odieux attentat? Mais tu n'en seras pas quitte pour la prison et le pilori. On te pendra de compagnie avec le scélérat qui t'a conseillé de me nuire de la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvres marionnettes! --Grâce, monseigneur! reprit d'Assoucy, qui comprit le danger de sa position: je vous proteste que ce n'est pas moi qui ai fait cela. Je vous nommerai, s'il vous plaît, les coupables. --Oui-dà! Bien fou qui se fierait à tes mensonges! Certes, le Savoyard a conseillé ce beau dessein, mais c'est toi seul qui l'as exécuté. --Vraiment, mon bon seigneur, c'est ce vilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l'affirme bien naïvement, puisque j'étais caché là, où j'ai tout vu et tout entendu sans être découvert. --Ce sont bourdes et balivernes, maître fourbe! Pense-t-on m'en donner à garder? Comment un aveugle, tel que le Savoyard, eût-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre tels dégâts? --Nul autre que lui, cependant, n'a fait rage contre vos machines, je vous l'atteste. Il est vrai que son méchant page de musique le conduisait et l'aidait bel et bien à saccager vos belles marionnettes. --N'es-tu pas toi-même page de musique du Savoyard, infâme? Oseras-tu soutenir, aussi, que tu n'as point tué mon pauvre bonhomme de singe? Tu as encore le visage égratigné de ses griffes et meurtri de ses dents. Çà! je ne sais quelle pitié me retient de te mettre à mort, comme tu as assassiné cette digne bête, qui valait mieux que tu ne vaux et vaudras jamais. --Eh bien! compère, répliqua d'Assoucy avec effronterie, quand j'aurais tué cette maligne bête, qui me combattait, le péché serait-il irrémissible? Eussiez-vous mieux aimé qu'il me tuât et que vous en portassiez la peine en ce monde et dans l'autre? Nous, avons eu ensemble un furieux duel, je vous assure, et il s'en est fallu de peu que j'eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller.... --Non, par les clés de saint Pierre! petit vagabond! interrompit Fagottini, en le saisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi à deux pieds du sol. Tu seras fouetté par les rues et les carrefours, comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devant qui je vais te mener, au grand Châtelet, a de bonnes cages de pierre pour les oiseaux de ton espèce, à moins que tu ne meures lapidé par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes chères marionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et de détruire ces miracles d'un travail ingénieux? Je voudrais pareillement te rompre, à plaisir, bras et jambes, et ensuite te tordre le cou! --N'en faites rien, monseigneur, si vous êtes bon catholique! s'écria d'Assoucy, à qui la faim et la crainte commandaient l'humilité suppliante; soyez plutôt charitable, en me faisant l'aumône d'une miche de pain, pour remplir mon estomac à jeun, qui semble être sans fond, comme le tonneau des Danaïdes: ordonnez ensuite, de moi, ce qu'il vous plaira. --Par la damnation de Judas! reprit Fagottini, en réfléchissant au parti qu'il pouvait tirer de ce petit drôle, resté en ôtage dans ses mains, pour répondre de l'attentat du Savoyard, je consens à te pardonner, à condition que tu veuilles me servir avec le même zèle que tu servais ton ancien maître. Il s'agirait de jouer du luth et de divertir les passants, au lieu et place de mon singe défunt. --Sans doute, je le veux bien, monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et de gros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes, nasardes, etc. Si tel est notre marché, je suis, de ce jour, votre tout dévoué serviteur. Le traité fut conclu de part et d'autre, avec un empressement qui ressemblait à de la bonne foi, et aussitôt il commença d'être en vigueur; car, avant d'apporter à son nouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressant besoin, Fagottini se l'appropria tout à fait, en l'habillant d'un vieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparu sous une double couche de poussière et de crasse: c'était la livrée du singe aux grands jours de gala, et d'Assoucy, qui succédait directement à l'animal, quitta presque à regret l'habit galeux et la pauvre condition de page de musique. Il espérait que la métamorphose qu'on lui faisait subir ne s'étendrait point au delà; mais Fagottini, pour mieux déguiser l'origine de son heureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d'une teinture noire, qui pénétrait dans les pores de la peau et y laissait une empreinte ineffaçable. L'infortuné d'Assoucy protesta vainement contre cette violation de son traité, qui, en faisant de lui le successeur d'un singe, ne lui imposait pas le devoir de devenir un nègre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous les saints du calendrier que l'Afrique ne produisait pas de plus joli visage d'ébène. Dès ce moment, la discorde fut allumée entre le maître et son valet. Ce dernier se consolait du moins, à l'espoir d'un copieux et succulent repas; mais le fourbe Italien ne lui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnant d'éloges hyperboliques cette prétendue chère de prince. D'Assoucy était tellement affamé, que les oignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni trop lourds, quoiqu'il n'eût que de l'eau pour les faire passer. Il avait pourtant rêvé un meilleur dîner, et il se prit à regretter d'avoir abandonné le Savoyard et perdu ainsi les bénéfices frauduleux qu'il pouvait détourner à son profit. Il se rappela alors qu'il avait oublié toute sa fortune, composée de quelques beaux écus, dans les poches de son ancien vêtement; mais Fagottini, qui aurait entendu d'une lieue sonner un liard, avait déjà confisqué l'argent, et d'Assoucy eut le chagrin de voir son petit pécule s'engouffrer dans une énorme bourse de cuir bouilli, qui présentait une rotondité assez respectable. Cette inique spoliation ne fut pas soufferte sans véhéments reproches et gestes menaçants de la part du propriétaire de la petite somme, qui allait s'ajouter aux économies de son maître. Celui-ci, dont le rire redoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le défia de s'enfuir, après l'avoir enchaîné à un anneau de fer, pour lui enseigner la patience et la résignation. Pendant que Fagottini écorchait son singe pour l'empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de ses marionnettes qui n'étaient pas tout à fait hors de service, d'Assoucy, mis à la chaîne comme un animal domestique, cria, s'agita, écuma, puis pleura, puis s'apaisa; il avait eu le temps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sage était de se soumettre au joug de la nécessité et d'attendre une occasion favorable pour s'y soustraire, en prenant sa revanche, s'il était possible, contre son odieux bourreau. Il promit donc d'obéir désormais aux volontés du despote qu'il s'était donné, mais il se promit tout bas à lui-même de se dérober à cet ignoble asservissement. Hélas! le pauvre garçon ne savait pas encore jusqu'où irait sa misère. [Illustration: L'apparition d'un musicien nègre.] Le lendemain, il suivit, en silence et la tête basse, Fagottini, qui avait, ce jour-là, le regard plus louche et plus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enluminé et l'abord plus impudent qu'à l'ordinaire; tous deux montèrent sur le théâtre, veuf de ses acteurs mécaniques, et la toile fut tirée, aux sons du luth que d'Assoucy pinçait dans la coulisse. Le Savoyard et son page, enchantés du lâche coup de main qu'ils avaient fait pendant la nuit pour ruiner Fagottini, jouissaient d'avance de la situation critique à laquelle ils croyaient avoir réduit l'inventeur des marionnettes: ils se regardèrent avec étonnement, en reconnaissant le luth d'Assoucy qui jouait un de leurs airs; ils ne doutèrent pas que leur élève ne fût passé dans le camp de l'ennemi. Mais l'apparition d'un musicien nègre, qui remplaçait le singe mort, déconcerta leurs espérances et les découragea tout à fait, en leur montrant que Fagottini n'était pas à bout de ressources, puisqu'il semblait avoir déjà trouvé le moyen de faire face à la perte de son industrie. Ils se reprochèrent même l'inutile destruction des marionnettes, lorsqu'ils virent la curiosité du public, alléchée par un nouveau spectacle, rassembler autour du théâtre de leur rival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dans l'attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux le singe et les automates de Fagottini; on s'informait bien des causes de leur absence, attribuée à quelque indisposition subite de ces acteurs, mais on se demandait aussi à quel rôle était destiné ce nègre, qu'on n'avait pas encore vu sur la scène de Fagottini, et déjà chacun s'apprêtait à mettre la main à la poche, pour payer sa place et son plaisir. Le Savoyard ne remarquait pas de si avantageuses dispositions dans son auditoire clairsemé: il préludait tristement à sa fameuse complainte sur la mort du malheureux Conchine (on avait francisé ainsi le nom italien de Concini); mais l'événement qui avait fait le succès de cette complainte était vieux de deux jours, et la vindicte populaire s'était rassasiée sur un cadavre. On ne s'occupait même plus de la maréchale d'Ancre, qui, emprisonnée à la Bastille, devait être jugée pour crime de lèse-majesté divine et humaine, et condamnée six mois après, à être brûlée vive comme sorcière. --Bourgeois et habitants de la célèbre et bonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s'écriait le Savoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit le Savoyard, héritier légitime du poète grec Homère, auquel j'ai l'honneur de ressembler en ma qualité d'aveugle; le Pont-Neuf est mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine est la source de mon Hélicon. Je veux aujourd'hui, si vous ne jeûnez de grasse gaieté, vous chanter la chanson pitoyable et récréative d'un cordonnier, qui se coupa la gorge de son tranchet, parce qu'il avait fait des souliers trop étroits à ses pratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poésie, la belle complainte de l'honnête cordonnier. L'annonce d'une chanson que recommandait un titre aussi piquant opéra un mouvement dans le public qui se partagea en deux groupes tumultueux, selon la préférence de chacun pour l'un ou l'autre spectacle; mais le Savoyard n'eut pas plutôt entonné sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furent enlevés par la langue dorée de Fagottini. --Bons chrétiens que tourmente le mal de dents! disait d'une voix perçante le signor Fagottini, tandis que d'Assoucy gambadait à ses côtés en remuant les mâchoires, monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont pris le deuil. Avant qu'elles se soient consolées, ce qui ne sera pas de longtemps, puisque je les mène en Italie, à la cour d'un grand monarque, j'ai fait voeu d'arracher, gratis ou à petits frais, toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sont encore plantées dans vos bouches; cela, s'il vous plaît, pour la gratitude singulière que j'ai toujours eue à l'égard des gens de Paris. C'est pourquoi je possède un miraculeux secret, pour faire repousser sur-le-champ les dents que j'ôte, de telle sorte que, deux jours après la dent arrachée, les choses se rétablissent d'elles-mêmes en leur premier état. On peut dire avec assurance que les plus grands saints du paradis n'inventeraient pas un remède plus efficace: par exemple, une vieille édentée retrouvera de quoi mordre, et je pourrais citer un vénérable cardinal, qui onc ne perdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dût-il vivre deux fois centenaire. Cette impertinente allocution, débitée avec une assurance emphatique, rencontra peu d'incrédules; mais si chacun se rendait bien compte, à part soi, de ce qui pouvait manquer à sa mâchoire, personne n'osait courir la chance de l'essai du fameux remède. Fagottini avait déployé ses formidables tenailles d'acier, qui firent reculer d'abord même les plus intrépides, déterminés à tenter l'aventure et sacrifier une mauvaise dent pour en avoir une bonne; il recueillit bientôt une brillante moisson d'écus blancs, comme l'expression palpable de la confiance et de l'intérêt des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance, apprêtait les ustensiles de son métier, en agitant un collier de vieilles dents de cheval enfilées comme des perles: tout à coup il prit d'une main d'Assoucy par la tête, lui écarta les lèvres, avec l'autre main, et mit à découvert deux superbes rangées de dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice de son teint. L'enfant, que le menaçant appareil de l'art du dentiste avait troublé et inquiété, supposa naturellement une fâcheuse intention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte à l'improviste par Fagottini; il ne cessa de crier et de se débattre, qu'en entendant ces paroles rassurantes du perfide Italien adressées à son auditoire: [Illustration: Tout à coup il prit d'Assoucy par la tête.] --Messieurs et mesdames, avisez cette denture plus aiguisée que canif, et plus polie qu'ivoire. Eh bien! ce garçonnet avait de naissance toutes les dents ébréchées, gâtées et mal agencées: c'était un chaos piteusement entassé dans sa bouche; or, il nous fallut arracher toutes ces méchantes dents pour les remettre en plus bel ordre, et la nature fut si rétive, qu'elles ne revinrent dans le bel état où vous les voyez, qu'à la troisième pousse. Tenez-moi donc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que je vous montre et qui n'est plus bonne à rien n'a produit nouveau germe et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art! Goûtez vous-même après, si cela fait le moindre mal à l'estomac! Il voulut joindre l'exemple au précepte et fît semblant de tirer une grosse dent de la bouche de d'Assoucy, qui n'eut pas même le temps de se préparer à ce tour de passe-passe, et qui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses du charlatan. Celui-ci ne daigna plus s'occuper de son nègre, qui, pâle et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toute sanglante entre les mains de l'opérateur. Fagottini prolongeait l'effet de ce coup de théâtre imprévu, par de burlesques commentaires. --Par sainte Appoline qui guérit les maux de dents! disait-il en se pavanant: arracher ou plutôt extraire une dent, fût-ce la plus grosse et la mieux enracinée, c'est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyez mon petit négrillon, qui se soucie de sa dent comme d'un cheveu, parce qu'il sait qu'elle ne tardera pas à reparaître plus belle qu'elle n'était. Or, je vous convie à venir demain voir la dent neuve, qui aura poussé, cette nuit, et si ce n'est pas assez d'une pour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l'une après l'autre, tant la graine est abondante, tant le terrain est fertile. --N'approchez pas, abominable homme! interrompit d'Assoucy à voix basse, épouvanté du regard satanique de l'Italien qui le menaçait de ses terribles tenailles: n'approchez pas, sinon je vous mords jusqu'au sang, je vous égratigne la face et vous crève les deux yeux! --Mon fils, quelle mouche te pique! reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser à bout le désespoir du malheureux enfant, qu'il emporta dans ses bras derrière le théâtre, en lui disant, à l'oreille, de compter ses dents et de se taire. N'ayez pas peur, messires et mesdames, dit-il en reparaissant devant son public: mon nègre n'est point enragé, comme on pourrait le croire; c'est une maladie qu'il prit en nourrice, pour avoir été piqué d'un serpent; mais, dès que l'accès commence, j'ai grand soin de l'écarter du monde, afin qu'il ne blesse, ne morde et n'empoisonne personne. N'aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes les dents? Cependant d'Assoucy jetait de tels cris, que le rusé Italien jugea prudent d'aller lui imposer silence, bon gré, mal gré, et n'essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles: il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, à lui faire perdre haleine, pour l'empêcher de mordre et de crier, il le déposa évanoui dans le fond de l'échoppe; puis, avant que l'enfant eût repris sa fureur avec ses sens, il le bâillonna et le lia de fortes cordes comme un condamné à mort qu'on va mener à la potence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peur et la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça que son nègre sortait à peine d'une violente crise, qu'il avait domptée, heureusement, au moyen d'un élixir, panacée souveraine contre toute espèce de maux. L'élan était donné, et ce fut à qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l'impitoyable exécuteur: le fauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que les dents tombaient autour de l'impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activité; il ne déposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictions de ses clients: quelquefois la gencive suivait la dent arrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sort réservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait à extirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles; mais, en général, sauf des cris d'hommes et des pleurs de femmes, chacun s'en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnie ou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit même, par la vertu de l'élixir avec lequel on devait laver la plaie. --Par le grand saint Hubert, qui préserve de la rage! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée: empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante; autrement; i'élixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sans puissance; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut corrompre et détruire le germe de la dent à venir. Cependant d'Assoucy, en revenant à lui, avait gémi de se trouver bâillonné et garrotté comme un criminel; son ressentiment ne fut pas diminué quand il reconnut que sa mâchoire était intacte et qu'il n'avait pas perdu une seule de ses dents, mais il ne détesta pas moins, dans son for intérieur, la barbarie tyrannique de l'arracheur de dents, qu'il eût voulu poignarder de sa propre main; il se calma pourtant, en pensant que bien d'autres seraient plus maltraités que lui, et la souffrance qu'il avait ressentie en idée était compensée par la souffrance plus réelle des imbéciles badauds qui ajoutaient foi aux grossiers mensonges de leur bourreau; il écoutait donc, en riant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, à quelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu'à se dérober à de plus longs tourments, dès qu'il s'aperçut que la corde mal nouée n'entravait pas la liberté de sa main droite: il se servit de cette main pour se débarrasser de ses liens et de son bâillon. Aussitôt qu'il eut recouvré l'usage de ses membres, il oublia tous ses serments de vengeance et n'eut plus à coeur que de mettre en sûreté sa mâchoire; il s'arma d'audace et de résolution, pour traverser le théâtre où Fagottini opérait en public, et l'affluence y était si compacte et si empressée, qu'il ne fut pas même remarqué dans la foule, au milieu du bruit; déjà il se croyait sauvé, et son masque noir, qu'il avait effacé à demi avec un linge mouillé, ne pouvait plus aider à le faire reconnaître: par malheur, son cou et ses oreilles n'avaient point été débarbouillés comme sa figure. Fagottini, qui calculait sa recette d'après le nombre de clients que lui promettait la multitude de curieux arrêtés devant ses tréteaux, distingua dans cette foule mouvante une toque à plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un cou de nègre; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, et laissant là les dents qui s'offraient à ses pinces infatigables, il s'élança au bas de son estrade, en interpellant le fugitif: il fendit la presse, et rattrapa par la manche l'infortuné d'Assoucy, qui, en se retournant à la secousse, rencontra la grimace horrible de son tyran; le pauvre enfant joignit les mains avec désespoir, et, décidé à tout, plutôt que de se soumettre à cet homme impitoyable, il lui résista de toutes ses forces. Par le martyre de saint Étienne! disait Fagottini aux gens qui l'entouraient, toujours enclins à prendre parti pour le plus faible contre le plus fort; c'est mon valet qui a ses attaques d'épilepsie, et, si je ne l'avais appréhendé au corps, il s'allait précipiter dans la rivière. Secourez-moi, s'il vous plaît, bonnes gens, pour l'emporter précieusement, comme un saint, jusqu'à mon laboratoire, où je trouverai bien un remède à son vilain mal. --Ne croyez pas cet imposteur! criait d'Assoucy, implorant par gestes la pitié des assistants. Il m'a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme si j'étais un nègre, et il m'accable de mille duretés, ce sorcier hérétique! C'est moi qui suis le second page de musique du Savoyard; souvenez-vous de moi, mes amis! C'était moi qui jouais du luth et chantais à l'unisson avec mon maître Philippe, l'aveugle du Pont-Neuf! J'aimerais mieux être esclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable, de ce païen, qui bientôt m'écorcherait vif. Holà! assistez-moi, bonnes gens, pour l'amour de Dieu, sinon il me tuera sans rémission! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, mon ancien maître, qu'il me tire de cet enfer. --Mordié! dit le Savoyard, frappé de cet accent plaintif, qu'il reconnut: c'est toi, mon fils, c'est toi, fin voleur de cotignac! Dieu te garde, mon enfant! Tu n'auras point en vain appelé le Savoyard à ton aide! En parlant ainsi, l'aveugle, qui s'était fait instruire du sujet de ce tumultueux débat, descendit de son estrade, et, guidé par les voix, s'ouvrit un chemin, à travers la foule, jusqu'aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasard ses lourds poignets, comme des marteaux sur l'enclume; d'Assoucy, il est vrai, reçut la moitié des coups destinés au charlatan, qui était un champion indigne de l'Hercule de la chanson. Fagottini, néanmoins, ne lâchait pas l'enfant, qu'il présentait en manière de bouclier à son formidable ennemi: mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionné, recommença ses plaintes pour intéresser les assistants à sa délivrance, déterminé qu'il était à ne jamais rentrer sous la domination de l'un ou de l'autre maître, également odieux et redoutés. --Ayez miséricorde, et le bon Dieu vous le rendra! cria-t-il, en ne s'interrompant dans ses prières que pour éviter le choc de ce poing pesant, qui menaçait de lui briser le crâne chaque fois qu'il retombait. Sauvez-moi de ces deux ravisseurs, qui sont acharnés contre moi et qui me retiennent captif, malgré ma volonté, depuis une année de gêne, d'injustices et de privations. Je suis Charles Coypeau d'Assoucy, fils aîné d'un illustre avocat au Parlement de Paris, et peut-être ma famille croit-elle que je suis défunt à cette heure. Un écu d'or à qui s'en ira avertir messire Coypeau d'Assoucy, mon père, en la rue des Grands-Augustins, où il demeure! Compatissez à mon destin malencontreux, braves gens, si vous êtes des chrétiens, car vous voyez, sous ces guenilles de comédie, le fils d'un avocat renommé! En vérité, je vous le dis, je suis Charles Coypeau d'Assoucy. --Est ce bien toi, mon bien-aimé Charlot? s'écria un avocat en robe, qui, revenant du Palais, vint à passer, tout chargé de sacs à procès. Certes, messieurs, c'est lui-même, c'est mon propre fils, que j'avais perdu depuis l'an dernier! Je vais, sur l'heure, dresser une procédure contre ces larrons d'enfant, et le jugement me vaudra une grosse somme pour les dommages qu'ils m'ont faits! Ah! méchants bohémiens, vous teniez à la chaîne ce gentil garçon de noble race, et vous le maltraitiez comme un âne rétif? C'est bien, mes compères: nous compterons ensemble, et il n'est pas un soufflet octroyé à mon cher fils, que je veuille rabattre sur le prix, que je vous en dois réclamer. Viens çà, mon Chariot, viens baiser ton père, qui te promet justice contre ces corsaires! [Illustration: Le père de Charles d'Assoucy dressant une procédure.] L'avocat, trempant sa plume dans le _galimard_ ou encrier pendu à sa ceinture, s'était mis en devoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, et repoussait doucement son enfant prodigue qui l'assaillait de caresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayés des menaces d'un personnage en robe, avaient brusquement tourné le dos, pour se soustraire au procès-verbal; mais ils n'eurent pas plutôt regagné leurs tréteaux respectifs, que le peuple, indigné de cette aventure, voulut se venger de ces voleurs d'enfant, envahit leurs théâtres et y mit le feu, après les avoir cherchés eux-mêmes pour les brûler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu le bonheur de s'enfuir, n'assoupirent qu'à force d'argent une affaire qui pouvait les envoyer, comme des forçats, ramer sur les galères du roi. L'expérience du malheur n'avait guère corrigé le jeune d'Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus régulière, à mesure qu'il avançait en âge: il était trop paresseux pour se plaire à la profession de son père, et il préféra une existence aventurière à une vie tranquille et honorable. A l'exemple de son premier maître le Savoyard, il se fit poète et musicien, composant des airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poèmes latins d'Ovide et de Stace, qu'il traduisit ou travestit en poèmes facétieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs et même à la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poétique et musical, écrivant son histoire vagabonde, mal famé pour les désordres de ses moeurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre et gueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l'a immortalisé dans ses satires, comme le rival du poète Scarron et comme l'_Empereur du Burlesque_, ainsi qu'il s'était surnommé lui-même. --Pauvre empereur du burlesque! disait d'Assoucy, dans sa vieillesse: tu n'as pas même un morceau de pain à te mettre sous la dent! LA MASCARADE DE SCARRON (1627) Paul Scarron, qui, au XVIIe siècle, acquit une bizarre réputation comme créateur du genre bouffon qu'il mit à la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n'était pas infirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous le représente, avec le visage blême et amaigri, le front chauve, le cou tordu, les jambes arquées et le corps en Z, selon sa propre expression, et tel qu'il se dépeint lui-même dans une de ses lettres, où il regrette tout ce qu'il avait perdu, en disant: «Ah! si le Ciel m'eût laissé des jambes qui ont bien dansé, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin un corps très adroit!» Il vint au monde, en 1610, sans le plus léger désagrément de nature, et son père, conseiller au Parlement de Paris, put se flatter d'avoir un successeur aussi bien fait qu'il l'était lui-même. Le jeune Scarron fut élevé avec soin, et son esprit se développa plus rapidement que son physique; à douze ans, outre les études du collège qui ne suffisaient pas à son avidité de savoir, il rimait déjà, en style agréable excellait à peindre la miniature, dansait à merveille et jouait du luth en s'accompagnant de la voix, compléments indispensables d'une éducation de gentilhomme, à cette époque où la poésie, la peinture, la danse et la musique étaient les bien-venues à la cour et à la ville. Scarron était d'une taille médiocre, mais élégante et gracieuse; ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint de femme, donnaient à sa physionomie une douceur, que ne démentaient pas son parler et son regard caressants; il avait l'abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse qui était en usage dans les sociétés des beaux esprits. Malheureusement son père, dont le patrimoine avait été dévoré par d'anciennes dettes de famille, n'ayant pas les moyens de soutenir la position élevée que cet enfant était appelé à prendre dans la magistrature, fut contraint de lui ouvrir une autre carrière; il décida donc que Paul Scarron entrerait dans les ordres ecclésiastiques. Cette décision, il est vrai, avait été sollicitée de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, et cet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce, s'engageait à faire son neveu héritier de tous ses biens pourvu qu'il en fit un prêtre. Scarron, d'une humeur joviale et libertine, ne sentait aucune vocation pour les devoirs austères de la prêtrise; mais il dut obéir à l'autorité absolue de ses parents et surtout à la tendresse qu'il portait au bon chanoine, dont l'indulgente affection ne se scandalisait pas trop des espiègleries du petit mauvais sujet; d'ailleurs, celui-ci voyait, dans les commencements de sa nouvelle carrière, une occasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de sa liberté et de gaspiller gaiement les années de sa jeunesse, en attendant qu'il eut l'âge et les qualités d'un vrai chanoine; il s'accommoda ainsi d'un apprentissage ennuyeux de théologie, qui ne l'empêchait pas de fréquenter les réunions les plus joyeuses et les plus dissipées, tandis que l'esclavage du métier de clerc de procureur ne lui eût permis que l'école buissonnière et les divertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, il n'aurait demandé ni bénéfice, ni canonicat, si cette vie de plaisir avait pu durer toujours. Scarron n'habitait pas, à Paris, la maison paternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d'Enfer, vis-à-vis le couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n'étaient pas encore enfermés dans l'enceinte des murs de la ville, laquelle ne s'étendait pas alors au delà de la place Saint-Michel. Le père de Scarron avait mis son fils sous la direction immédiate de son frère, le chanoine, excellent homme, aussi dépourvu de fermeté que de jugement, et le jeune homme était censé travailler à son instruction cléricale, en suivant les leçons d'un célèbre professeur de droit sacré au collège de Montaigu, sur la montagne Sainte-Geneviève, et en observant la règle du noviciat des Pères Feuillants, qui étaient voisins de la demeure du bon chanoine. Mais Scarron n'entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler les novices, boire le vin de leur cave et dépouiller leur jardin de ses fleurs et de ses fruits; quant au collège de Montaigu, il n'y paraissait jamais, et lorsque son oncle venait à l'interroger sur quelque point de doctrine religieuse, le malin garçon éludait la question par un bon mot et citait les vieux auteurs français, Clément Marot et Rabelais, au lieu des Pères de l'Église. L'oncle riait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce qui encourageait le neveu à continuer cette vie débauchée, qu'il passait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire des seigneurs à la mode, en même temps que dans _les ruelles_ et les _bureaux d'esprit_: c'est ainsi qu'on appelait les chambres et les salons des hôtels de la place Royale, où _les beaux esprits_ et les _précieuses_ tenaient leurs assemblées. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir; il menait de front la danse, la musique et la poésie: aussi, malgré sa jeunesse, était-il recherché pour ses talents et sa galanterie, dans ces assemblées qui composaient la belle compagnie à la mode. Il dépensait, en rubans, en passements d'or ou de soie, l'argent qu'il avait et surtout celui qu'il n'avait pas, car il empruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toilette élégante conforme à sa bonne mine: enfin, à l'âge de dix-sept ans, il s'était déjà battu trois fois en duel. A cette époque, le titre d'abbé, équivalant à un titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autre chose que le célibat; on avait une abbaye comme une ferme, et un abbé pouvait être courtisan, militaire, artiste, tout enfin, excepté homme d'église. On ne distinguait les abbés dans le monde qu'à leur petit collet et à leur costume noir. Il en était de même pour certaines abbesses, que la possession d'une abbaye n'empêchaient pas de vivre dans le monde plus librement que dans leur abbaye. Le roi nommait seul aux bénéfices, qu'il distribuait selon son bon plaisir, sans tenir compte de la position sociale ni du caractère personnel du postulant. Cette singularité, passée en usage, ne scandalisait pas même les gens d'une piété sincère. Paul Scarron devait la plupart de ses mauvaises habitudes à l'exemple pernicieux d'un ami, qu'il imitait en toute chose, comme un modèle parfait. Armand de Pierrefuges était une sorte de chevalier d'industrie, qui se disait noble à trente-six quartiers, et qui, à la faveur d'un nom sonore, se glissait dans les maisons les plus distinguées, où il se faisait remarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de son manteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses, n'eussent pas trop la fraîcheur irréprochable réclamée par la mode; mais il suppléait de son mieux aux désavantages de sa toilette par une belle prestance, des manières recherchées et un verbiage spirituel. Il n'avait pas d'autre revenu que celui du jeu, et encore ne gagnait-il pas toujours, s'il trichait souvent. C'était lui qui endoctrinait son jeune ami; lui, qui puisait dans la bourse de l'oncle par le canal du neveu; lui, qui conduisait Scarron au bal, à la comédie et dans les tavernes; lui qui l'avait rendu habile dans l'art de manier les cartes ou l'épée; lui qui le présentait comme son élève, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans les cercles de la place Royale. Scarron remplissait également bien tous les rôles qu'on voulait lui donner. Un soir du mois d'octobre de l'année 1627, Scarron, s'étant échappé du logis de son oncle qui dormait après souper, vint en courant au quartier de l'Arsenal, rue Beautreillis, où Armand de Pierrefuges s'était logé, pour être au centre de la noblesse du Marais, qu'il fréquentait assidûment. Son logement, qui se composait de deux petites chambres hautes dans une maison de chétive apparence, était loin de répondre à la condition qu'il s'attribuait: deux vieux fauteuils délabrés, une table branlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un misérable grabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels étaient les meubles uniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore ne payait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembler aux débiteurs du bel air, qui s'amusaient aux dépens de leurs créanciers et qui ne les payaient jamais. Scarron, accoutumé au spectacle de cette pauvreté mobilière, qu'il admirait, comme un témoignage de l'insouciance d'un petit maître, entra brusquement dans le taudis, où Pierrefuges, assis la tête dans ses mains, devant un feu presque éteint, paraissait livré à de tristes réflexions. L'arrivée de son cher Paul ne dérangea pas sa rêverie maussade, et lorsque celui-ci se fut jeté dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva en silence, pour allumer, aux dernières étincelles du foyer, une chandelle de suif, qui n'éclairait pas tous les soirs son coucher. [Illustration: Pierrefuges livré à de tristes réflexions.] --Armand, ou plutôt monseigneur de Pierrefuges! dit le jeune homme, avec cette hilarité sardonique et bouffonné, qui éclatait dans tous ses propos. Que fais-tu là, ainsi acoquiné dans la cendre froide, comme si tu préparais une lessive? Es-tu jaloux des cloches de l'église Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plus argentine que la tienne? Ne songerais-tu pas que ces belles cloches, offertes en don à la paroisse par plusieurs rois de France, feraient bien mieux, ton affaire, s'il t'était permis de les faire fondre en monnaie? --Du premier coup, mon fils, tu devines mon mal, qui n'est autre que ventre et bourse vides! reprit Armand, en clignant de l'oeil, pour inviter Scarron à remédier à ce mal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardent tant à m'apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet, qui me doivent sur parole, ont si rétive mémoire, que je n'ai pas une pièce blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je me coucherai à jeun, comme un carme déchaussé. Bien plus, ce qui m'afflige davantage, je ne puis aller à la mascarade chez la baronne de Soubise. --Une mascarade nouvelle? interrompit Scarron, dont les yeux pétillèrent du désir d'y aller. En vérité, mon cher Armand, vous m'y mènerez, n'est-ce pas, dussions-nous voler un tailleur d'habits? --Non, certes, je n'irai point, et je passerai la nuit à dormir sur l'oreiller de mon appétit, afin de courir la fortune en songe. Vingt écus pourtant eussent suffi à me mettre en bel équipage! --Vingt écus, mon maître? Çà, dites-moi où ils sont, que je les prenne! Mais, à quoi bon ces vingt écus? Quand vous aurez soupé avec ces pâtisseries, que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterez dans votre lit en rêvant à la mascarade. Cependant c'est une belle chose qu'une mascarade! Est-il donc si malaisé de trouver et d'inventer, à peu de frais, un déguisement? Il ne faut que vêtir votre pourpoint à l'envers et acheter un masque de façon grotesque. Parbleu! j'y veux aller avec vous! --Allez-y, s'il vous plaît! mais certainement vous serez mal reçu, sinon chassé par les valets, car la mascarade, inventée par un des poètes les plus raffinés de la cour, représentera la naissance de la déesse Vénus et son arrivée dans l'Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convié est tenu d'avoir la figure de son rôle. Aussi, m'avait-on assigné le rôle d'un Prince des Ténèbres, de la suite de Pluton. --Eh bien! au lieu d'un seul prince, nous en ferons deux, pour le cortège de sa majesté infernale. Pardieu! compagnon, je suis en veine d'imagination, et voici que je vous offre de diaboliques accoutrements pour la fête. --Lesquels? J'avais bien songé à porter seulement sur ma poitrine un écriteau indiquant mon rang et mes honneurs dans l'empire de Pluton.... Mais, non, je resterai au logis, faute d'avoir vingt louis, que j'ai perdus sur parole, en jouant avec le marquis de Senneterre et qu'il serait homme à ne pas me réclamer. --Baste! si ce n'est que cet obstacle à vaincre, dans une heure je te procure quarante écus pour parfaire ta dette et nos menues dépenses. Écoute ce qu'il faut faire à cet effet: dès que je serai endiablé à ma guise, tu prendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon oncle le chanoine, en lui racontant que je me suis noyé dans la rivière, et que les bateliers qui ont pêché mon corps demandent quarante écus pour leur récompense. Sans doute, que cette fâcheuse nouvelle mettra en deuil mon révéré et digne oncle; mais il en aura ensuite plus vive joie à me revoir sain et sauf, le lendemain. --Voilà, pardieu, une plaisante ruse! reprit Armand, qui en augura un succès productif, et qui se mit à ramasser les pièces d'habillement que Scarron avait déjà quittées: c'est une bagatelle que quarante écus, et je pousserai la générosité de ton oncle jusqu'à cent. Ça, mon mignon, n'est-ce pas quelque fée, qui te conseille et t'inspire? Grâce à cette fée, nous allons avoir cent écus en belle monnaie trébuchante. Mais que fais-tu là? Pourquoi défaire mon lit de la sorte? --Ce sont nos costumes de bal que j'apprête, s'il vous plaît! répliqua Scarron, qui, à moitié déshabillé déjà, commençait à découdre le lit de plume: à vous l'enveloppe de votre coite! Je me rappelle, à ce propos, le conte d'un diableteau, qui affina un grand diable dans le partage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que les coquilles. Oh! le galant diable que je ferai! A moi le reste! Jamais l'enfer n'aura vu diables plus comiques, et madame Vénus rira de l'invention, je vous assure. Mais n'avez-vous plus de ce bon miel, que je tirai exprès pour vous de l'office de mon oncle? --Tiens, friand! Le pot n'est pas même entamé, puisque j'ai tous les jours mangé en ville, répondit Armand, qui lui désignait dans un coin le vase de faïence rempli de miel. --C'est bien, mon galant seigneur. Je vous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe traînante et un turban, et je me charge de dessiner, avec de l'encre, sur cette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, après, que nous charbonner le museau, pour paraître dignement dans la diablerie. Je m'en vais donc disposer nos costumes, et vous, allez vite où vous avez affaire, c'est-à-dire chez mon oncle le chanoine, tandis que j'achèverai notre mascarade; vous trouverez ici à votre retour tout ce qu'il faudra pour vous habiller à la diable. Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pour m'introduire chez madame la baronne de Soubise. Armand de Pierrefuges pensa mourir d'un accès de folle gaieté, en voyant Scarron, qui s'était mis presque entièrement nu, se frotter de miel tout le corps, comme les athlètes de l'antiquité se frottaient d'huile pour se préparer à la lutte. Scarron accomplissait son oeuvre en silence, avec un sérieux imperturbable, que les plaisanteries et les éclats de rire ne réussirent pas à émouvoir. Cependant, il fit observer à son camarade, que le prix du lit de plume, qu'il avait mis à mal, se trouverait amplement payé avec l'argent que fournirait le chanoine, et sur ce, il le pressa de partir, pour être plus tôt revenu. Mais les rires d'Armand redoublèrent et ne cessèrent plus, lorsque Scarron, couvert des pieds à la tête d'un léger enduit de miel, s'élança parmi la plume qu'il avait entassée sur le plancher, et s'y roula en tout sens, de telle sorte qu'il se releva entièrement revêtu du duvet qui s'était collé partout sur sa peau emmiellée. Sous son enveloppe de plume, il n'avait plus rien d'humain que le visage et la voix. Il dut pourtant s'attacher solidement autour des reins une couverture de laine brune, qui lui donnait l'apparence d'un sauvage de la mer du Sud. Enfin, pour mieux caractériser ce costume, il noircit de suie détrempée son visage, que la plume ne recouvrait pas, et planta sur sa tête une grande paire de cornes en papier doré. Armand oubliait l'argent qu'il devait aller prendre chez le chanoine, pour examiner en détail l'étrange travestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements et attributs nouveaux, outre la queue caractéristique en carton découpé, qu'il entortilla d'un vieux galon d'argent et qu'il s'attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins. --Dieu fasse, lui dit son ami, que les pauvres joueurs qui ont tiré le diable par la queue, ne s'en prennent pas à la tienne, avec l'espoir de faire fortune! --Un diable ne peut aller les mains vides, comme un donneur d'eau bénite? objecta Scarron. Trouvez-moi quelque outil qui ressemble à une fourche et qui me tienne lieu de sceptre ou de bâton d'honneur! Armand de Pierrefuges tira de la cheminée un grand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines du roi Charles V, et dont l'extrémité, en effet, était façonnée en forme de fleur de lys. Scarron jugea l'instrument propre à l'usage qu'il comptait en faire, et se déclara très satisfait de son déguisement. Les deux amis se donnèrent rendez-vous au bal, et Armand, qui était bien résolu à ne pas se compromettre avec un pareil masque, s'achemina, en riant de souvenir, vers le but de son expédition d'adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens de retourner au jeu, la bourse pleine. Scarron ayant terminé sa burlesque métamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-même qu'une faible idée, faute de miroir où se regarder, s'arma de résolution et d'audace, pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne le connaissait pas; l'incognito l'enhardissait, et il sortit du logis d'Armand de Pierrefuges, sans avoir été aperçu, marchant légèrement sur la pointe du pied, de peur d'éclabousser son blanc plumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, où était situé l'hôtel de madame de Soubise. Dans les rues désertes, que Scarron, déguisé en diable, traversa comme une ombre, il n'avait rencontré qu'une vieille femme, qui s'enfuit et tomba presque morte de peur, au coin d'une borne, en recommandant son âme à Dieu et à tous les saints; cette femme attira, par ses gémissements, quelques voisins à qui elle conta l'effrayante apparition, que tous attribuèrent aux fumées du vin qu'elle avait bu; néanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu'une espèce d'homme sauvage, emplumé et cornu, s'était montré à plus de dix personnes, et on en conclut que le diable était venu faire des siennes dans le quartier de l'Arsenal. Le diable ou l'homme sauvage avait pénétré dans l'intérieur de l'hôtel de Soubise, sans autre passe-port que son étrange déguisement, auquel les valets, à moitié ivres, n'avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques qui arrivaient de toutes parts. Le vestibule était mal éclairé par deux torches, et la diablerie de Scarron n'avait été vue ni remarquée de personne. Il monta hardiment le grand escalier, et s'introduisit d'abord dans une galerie, qui précédait la grande salle du bal, étincelante de lumières, embaumée de fleurs et retentissante de musique. Cette musique animée, cette foule bigarrée de couleurs, cette magnificence de cérémonial, cette lumière éblouissante de chandelles de cire, ne déconcertèrent pas l'impudence de Scarron, qui se fiait à la bizarrerie de son costume fantastique, pour obtenir un succès de franche gaieté, sous les yeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffiné et de plus charmant. Ce n'étaient que Dieux et Déesses dans les costumes les plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieu d'une décoration théâtrale représentant l'Olympe, tel que les poètes anciens l'avaient décrit. L'aspect enchanteur de cet Olympe, qui eût fait envie à celui de la mythologie par la beauté des Déesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folâtre imagination du poète. Il se mêla, en bondissant, à une sarabande, que dansaient Mars et les trois Grâces, Neptune et trois Tritons: un cri d'horreur signala d'abord sa présence, et tous les regards se fixèrent sur lui, pendant qu'il s'épuisait en sauts et en grimaces, quoique l'orchestre eût cessé d'accompagner sa danse turbulente; bientôt un rire universel circula dans l'assemblée, avant qu'on eût reconnu l'auteur de cette bouffonnerie et surtout la nature de son déguisement. Cependant quelques dames, que ce singulier masque emplumé avait heurtées au passage, s'étonnaient des taches gluantes qui gâtaient leurs robes de satin et de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouverait plus tard certain seigneur, fameux par ses facéties, et madame de Soubise, pour amuser les Divinités de son Olympe, ordonna aux musiciens déjouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait à merveille: il dansa donc, avec autant de souplesse que de vigueur, au bruit encourageant des rires et des applaudissements. L'homme à plumes était donc réhabilité par sa grâce et sa légèreté de danseur; on le pria de continuer ses danses, qu'il n'interrompit que par lassitude. Les assistants lui étaient si favorables, qu'on lui fit servir une collation de fruits et de confitures, avec un flacon de vin d'Espagne. Pendant qu'il mangeait et buvait, pour réparer ses fatigues de danseur, tout le monde s'empressait autour de lui, pour admirer son costume hétéroclite et reconnaître ses traits, s'il était possible, sous un masque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvet rendaient méconnaissables. Il était impossible d'attacher aucun nom de la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, à cause des gouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaient sur ses joues noircies. --Démon lutin et baladin, qui venez chez nous des rivages du Styx et de l'Achéron! lui dit madame de Soubise, qui s'était attribué le rôle de Vénus dans sa mascarade olympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurs et les dames de l'Olympe! Mais voici que nos Déesses s'informent de vos noms et qualités véritables, pour s'en souvenir dans le ciel ou dans l'enfer! Scarron ne pouvait éluder cette question directe et aussi catégorique. La pensée lui vint de se faire passer pour son propre père, vieux conseiller au Parlement, qui ne devait pas être connu personnellement dans cette société toute aristocratique, mais la crainte de recevoir un démenti en face l'arrêta court, pour l'honneur de la magistrature. Cependant il fallait répondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu'il eût encore la bouche pleine, était de nature à diminuer la bonne opinion qu'on avait conçue de lui en raison de sa belle humeur. Comme il composait assez facilement les vers, pour sortir d'embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu'il improvisa, en les récitant d'une voix sympathique: Je suis le diable Lucifer, Qui ne regrette point l'enfer, Trouvant bon ce siècle de fer: Quoiqu'il espère, par sa danse. Plaire à tant d'objets pleins d'appas, Son habit met en évidence Qu'en fait de cornes, il n'a pas La belle corne d'abondance. La poésie du diable eut autant de succès que sa danse, et un poète de l'école de Malherbe, qui était là pour figurer Apollon, eut la modestie d'avouer que ce diable-là l'avait détrôné en huit rimes. Scarron, échauffé par les éloges, par le bruit, par la foule, et surtout par le vin d'Espagne, que la déesse Hébé lui versait à pleine coupe, éparpilla les madrigaux et les quatrains, avec une vivacité d'improvisation qui aurait pu lui tenir lieu de tout autre mérite; ses plus jolis vers, inspirés par un esprit galant et facétieux, coulaient de source, et les dames ne se lassaient pas de puiser à cette source vivante de douceurs, sans crainte de la tarir,» suivant l'expression d'une Précieuse, qui représentait la neuvième Muse. Quelqu'un déclara, d'enthousiasme, que le poète Théophile, mort l'année précédente, n'avait fait que changer de corps, par métempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cet aimable improvisateur. Mais un examen plus attentif de l'accoutrement extraordinaire du diable emplumé avait fait naître de singuliers soupçons: les deux lévriers que Diane menait en laisse léchaient les jambes de Scarron, comme s'ils prenaient goût à ce régal; car le miel, fondant à la chaleur, égouttait sur ses traces et laissait à nu la peau, en quelques endroits du corps, surtout aux coudes et aux genoux; enfin, ce miel, fermenté et mêlé à des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui ne ressemblait pas trop à l'ambroisie. Tout à coup, par malice ou curiosité, les neuf Muses, qui entouraient ce diable de poète, lui arrachèrent quelques plumes, assez adhérentes à la chair pour n'en être pas séparées qu'avec une cuisante douleur; Scarron cria qu'on l'écorchait vif, mais l'exemple était donné; ces plumes arrachées avaient mis à découvert une peau luisante et collante: alors ce fut à qui plumerait, de toutes mains, le malheureux: hurlant comme un véritable démon, il implorait grâce, il se débattait, il se roulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions et ses clameurs ne faisaient qu'exciter les rires et les cruautés de la bande céleste, qui se ruait sur lui pour le dépouiller de son duvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvais traitements, lorsque le pauvre homme fut complètement déplumé, et Scarron aurait peut-être été déchiré en lambeaux, ainsi qu'Orphée par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, il n'était parvenu à gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pas tomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imité ses maîtres, en renchérissant sur l'exemple: ceux des valets, laquais et porteurs de chaises, qui n'étaient pas étendus ivres-morts, sous le péristyle et dans les cours, ne quittaient plus des lèvres le goulot de la bouteille et n'avaient des yeux entr'ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche. Scarron, tout dégouttant de miel et de sueur, avait l'épiderme irrité de brûlantes démangeaisons, et tremblait de tomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui le suivaient de près avec de bruyants éclats de rire: il descendit, à tâtons, un escalier obscur, et sortit de l'hôtel, comme il y était entré, sans rencontrer personne sur son passage. Une fois dans la rue, il se préparait à prendre ses jambes à son cou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, où demeurait son oncle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maître pour le ramener à son hôtel, ayant la vue obscurcie par le vin et le sommeil, s'imaginèrent que c'était lui qui venait à eux, et ouvrirent la portière de la chaise, en l'invitant à se garer de l'air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement de température avait saisi, et qui grelottait déjà de tous ses membres, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettre à l'abri du froid et de la bise: profitant d'un heureux quiproquo, il se jeta dans la chaise qui s'ouvrait devant lui et que les porteurs refermèrent aussitôt. Une chaise à porteurs était une espèce de boîte, rembourrée et garnie en dedans de tapisserie ou d'étoffe, pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valois avait mis à la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, et tout le monde s'en servait, dans la société polie, avant l'adoption générale des carrosses; deux hommes, l'un devant et l'autre derrière, portaient, à l'aide de brancards et de bricoles de cuir, cette boîte fermée par une portière à vitre, qui faisait face au siège intérieur. Ce véhicule, qui était fort commode pour franchir de courtes distances, sans être incommodé par le froid ou le hâle et sans avoir à craindre la pluie ou la boue, resta en usage jusqu'à l'époque de la Révolution, où la quantité des voitures à roues n'a plus permis de l'employer dans les rues de Paris. Les porteurs, qui croyaient avoir affaire à leur maître, n'avaient pas distingué, dans l'ombre de la nuit, quelle sorte de masque s'installait au fond de la chaise, qu'ils soulevèrent et emportèrent d'un pas lent et mesuré, en chantant des couplets bacchiques. Scarron, à peine remis de son émotion, se peletonna sur lui-même, pour rappeler la chaleur dans ses pauvres membres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peau et en obstruait tous les pores, lui causait de vives démangeaisons. Il s'endormit bientôt de lassitude, au bercement cadencé de la chaise, sans savoir où on le conduisait et sans s'être demandé quelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure de carnaval. Il était, d'ailleurs, à moitié ivre et tout à fait philosophe. Cependant Armand de Pierrefuges, toujours riant à part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et de l'accueil qu'il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez le bon chanoine, qui venait de se mettre au lit, après avoir sommeillé digestivement à la suite d'un copieux souper. Les habits de Scarron, que Pierrefuges apportait, à cette heure indue, déterminèrent la gouvernante à l'introduire aussitôt dans la chambre du vieillard, qui ne s'était pas couché sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallait qu'il fût sous l'impression d'un sinistre pressentiment, car enfin Scarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu'il rentrait avant l'aube. Armand, en se présentant devant le chanoine à peine éveillé, feignait de s'essuyer les yeux, qu'il avait aussi secs que le coeur; mais, à l'aspect de cette face épanouie et rubiconde, à laquelle l'inquiétude ne donnait pas même un caractère grave et sérieux, il ne put s'empêcher de rire, par un retour de pensée vers la mascarade du futur abbé Scarron, qui, en ce moment même, s'exerçait à jouer un rôle de diable. Le chanoine le regardait avec un étonnement, que ce rire intempestif augmentait encore; mais, dès qu'il reconnut les vêtements de son cher Paul, que l'inconnu étalait devant lui, il s'élança hors de son lit, les mains et les yeux levés au ciel, en se préparant à apprendre un grand malheur. Rien n'était plus vrai que son émotion douloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure de nuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnête d'Armand de Pierrefuges en redoubla. --Monsieur, Monsieur! disait le bon chanoine: ce pourpoint, ces chausses appartiennent à mon neveu, à mon fils, à celui que j'aime par-dessus tout! En quel lieu les avez-vous trouvés? Où donc est-il allé, mon pauvre Paul, après s'être ainsi dévêtu? Ah! Monsieur, n'aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, le méchant garçon? Retirez-moi d'angoisse, par pitié! --Révérend père! répondit Armand, qui riait sous cape, quoi qu'il fît pour tourner ses idées du côté tragique de la situation; je viens vers vous tristement, pour vous annoncer l'accident le plus funeste, le plus lamentable, le plus imprévu, et pour vous prier de dépenser cent écus, en mémoire de votre infortuné neveu Paul Scarron. --Qu'est-ce? Cent écus! reprit l'oncle, qui n'eut pas le coeur d'être avare, en présence d'un douloureux événement qu'il appréhendait plus que tout. Paul est-il mort? --Hélas! mon digne seigneur! repartit l'imposteur, avec un interminable éclat de rire, qui simulait des sanglots étouffés: ce jeune homme, de si noble race, de si fière espérance, de savoir si précoce, d'esprit si mignard, qui avait pour vous si chaude amitié et si profonde reconnaissance.... Las! si vous l'aviez vu en cet état!... --Bon Dieu, secourez-moi! s'écria le chanoine, trop préoccupé de sa douleur pour en être distrait par les rires inextinguibles de ce fatal messager. O ciel! qu'est-il advenu? --Voici les habits de votre cher neveu, que je vous apporte, messire: ne les reconnaissez-vous pas? Las! c'est moi qui l'ai déshabillé, l'héroïque jeune homme, quand les bateliers ont tiré son corps de la rivière.... --Quoi! mon neveu est noyé! Mon Paul a rendu l'âme! interrompit le chanoine, en pleurant comme un enfant, pendant que le fourbe riait à se pâmer. O le malheureux sort!... Sans doute, il ne s'est pas donné la mort volontairement? Qui eût pensé que je survivrais à cet enfant chéri? Je mourrai volontiers, à présent qu'il n'est plus. --Ça, consolez-vous, mon Père, et priez Dieu qu'il nous le ressuscite, par miracle.... Mais remettez-moi, s'il vous plaît, les cent écus, qu'il faut pour racheter le corps aux bateliers. [Illustration: Pierrefuges étalant devant le chanoine les chausses de Paul Scarron.] --Cent écus? Certes, je les donnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pour les messes, pour la cire, pour les pauvres! Mais dites-moi seulement, s'est-il défait lui-même? --Vraiment, il s'est lancé du Pont-Neuf, pour l'ennui qu'il avait d'être menacé de se faire ordonner prêtre: «J'aime mieux donner mon corps aux poissons!» disait-il souvent, et lorsque les bateliers l'eurent repêché, je l'ai vu dans le singulier équipage que je vous ai dépeint ... un vrai costume de diable! Enfin, mon très honoré seigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent écus, et demain vous aurez des nouvelles de la rivière. Le bon chanoine était si amèrement frappé de la perte cruelle, qu'on lui avait annoncée tout à coup, sans aucun ménagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu'il était devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l'entourait; il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n'entendait pas Armand en instances. Celui-ci eut l'odieux courage de pousser à bout ce désespoir, jusqu'à ce qu'il en tirât cent écus, que le chanoine lui compta un à un, en les accompagnant de lamentations qu'il partageait entre l'argent et le neveu. Mais la secousse avait été trop violente pour la tendresse et pour l'âge de ce vieillard inconsolable; aux sanglots succédèrent la stupeur, et une attaque de paralysie lui ôta le sentiment et la connaissance avec la parole, tandis que l'insensible Armand, à l'esprit duquel revenait sans cesse l'image de Scarron emmiellé et emplumé, s'esquivait, en remplissant de ses rires redoublés la maison du chanoine, et allait, à la taverne de Tonneau-Ailé, boire et jouer toute la nuit, aux frais de l'oncle de Paul Scarron. Pendant ce temps-là, Scarron, ramassé en boule au fond de la chaise à porteurs, dans laquelle il se laissait voiturer à l'aventure, ronflait agréablement d'un profond somme qui lui offrait en rêve tous les plaisirs de la fête, qu'il avait goûtés chez la baronne de Soubire. Il s'éveilla en sursaut, sans avoir la moindre idée de sa situation: que les porteurs, qui l'avaient ramené à son insu presque devant la maison de son oncle le chanoine, venaient de déposer leur chaise dans le vestibule d'un hôtel de la rue d'Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur le terrain desquels cet hôtel était bâti. Scarron se frotta les yeux et regarda devant lui, d'un air effaré, au moment où un laquais ouvrait la portière, à la clarté de six flambeaux portés par autant de valets; mais ceux-ci, qui s'apprêtaient à recevoir leur maître, pâlirent, tremblèrent et s'enfuirent, avec des cris d'effroi et d'horreur, éteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait des furies: l'effroyable figure de Scarron leur était apparue, à la lueur de ces torches, et ils ne s'imaginèrent pas avoir affaire à un masque, fort embarrassé de lui-même. Le pauvre diable était très inquiet des nouveaux désagréments que son costume diabolique pouvait lui susciter. La maison entière semblait en rumeur, des lumières passaient et repassaient aux fenêtres: on entendait des bruits d'armes, des appels effarés, des exclamations aux saints et saintes du paradis, et des prières murmurées à voix basse. «C'est le diable! répétait-on de tous côtés: c'est le diable! le diable! le diable!» Scarron, encore mal éveillé, comprit pourtant que lui seul était la cause et l'objet de ce concours tumultueux de gens qui s'armaient pour se mettre à sa poursuite; il sentait encore les meurtrissures des coups qu'il avait reçus aviver la cuisson irritante que le miel lui causait à la peau; il craignit d'être maltraité une seconde fois et peut-être davantage, avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se débarrasser du déguisement malhonnête, qu'il osait porter en public; il ressentait tour à tour, par tout le corps, des frissons de glace et des ardeurs insupportables; sa tête, échauffée par les fumées du vin d'Espagne, s'exaltait de plus en plus, et sa pensée confuse s'égarait à chercher quelque expédient pour sortir de ce mauvais pas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grand besoin. Il s'était élancé lestement hors de la chaise, où il se voyait déjà prisonnier; il s'enfuyait au hasard dans un jardin, où les masses noires des charmilles l'invitaient à se cacher; il passait à travers les allées et les plates-bandes, renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sans s'inquiéter de la direction qu'il suivait, pourvu qu'elle l'éloignât de la meute de ces gens armés de fourches, de bâtons et d'arquebuses, déchaînés contre lui et courant sur ses traces. Le découragement allait s'emparer de son moral non moins ébranlé que son physique; déjà il se retournait pour se livrer, pour demander grâce, quand le terrain manqua tout à coup sous ses pieds et l'entraîna dans une chute perpendiculaire à trente pieds environ de profondeur; il poussa un faible cri, en tombant dans une citerne ouverte presque au niveau du sol, et quoique étourdi, abasourdi, effrayé de cette chute inattendue, il eut la présence d'esprit, au moment où il plongeait dans l'eau, d'étendre les bras et de s'attacher à une corde qu'il rencontra sous sa main, par bonheur, et sans laquelle il eût été noyé infailliblement. Il se hissa hors de l'eau, à l'aide de cette corde flottante entre ses doigts crispés, et se reposa, tout essoufflé et transi, sur les bords vacillants d'un seau qui surnageait dans la citerne. A peine était-il installé dans une position assez incommode, puisqu'il devait garder un équilibre difficile et maintenir immobile la corde qui menaçait de lui échapper, le jardin, éclairé par des torches et des lanternes, retentit de pas, de cris et de malédictions. Scarron, qui avait réveillé tout le faubourg par une apparition et une disparition qu'on regardait également comme surnaturelles, se garda bien d'appeler du secours, lorsqu'il eut entendu un des jardiniers, arrêté auprès de la citerne, s'entretenir de l'événement avec un des domestiques de l'hôtel. --Mon ami, disait ce jardinier avec force signes de croix, c'est une histoire ancienne, que m'a contée un vieux Père chartreux, qui est décédé il y a vingt ans. Dieu lui fasse miséricorde! Le diable, que vous avez vu et que nous pourchassons en vain, n'est pas né d'hier, car il a fait de bons tours, en ce même lieu, sous le règne du bon roi saint Louis, patron de la confrérie des barbiers. --Sacrebleu! maître Pierre! interrompit le domestique terrifié: c'était un grand diable que celui-ci, tout habillé de plumes comme un coq, enfumé comme un jambon de carnaval, et lançant des flammes par les yeux et la bouche! On ne sait pas encore ce que M. le comte est devenu, et l'on se demande si ce diable ne l'a pas emporté tout vif dans l'enfer. --Le cas ne serait pas neuf, André, reprit le jardinier. M. le comte a péché grièvement, en allant à cette folle mascarade qui s'est donnée cette nuit dans la rue des Tournelles. Or ça, l'ami, écoute mon histoire: En ce temps-là, ce n'était pas hier, on voyait, à la place qu'occupe aujourd'hui la Chartreuse des révérends Pères, un château ruiné, où le diable menait son sabbat et tordait le cou à ceux qui s'en approchaient, malgré le bruit infernal qu'on y faisait; mais les Chartreux obtinrent du roi d'alors la donation de cette maison assez mal famée, et ils en chassèrent le malin esprit, à force d'exorcismes et d'eau bénite. Depuis que Dieu a conquis ce domaine du diable, qu'on nommait alors le château de Vauvert, le diable s'efforce d'y revenir, de temps à autre, pour reprendre son bien; à cet effet, le tentateur maudit emprunte maintes formes diverses, les plus diaboliques qu'il peut imaginer. Il faut donc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sans miséricorde, jusqu'à ce que le jeu ne lui plaise guère, fit-il semblant de demander grâce et de rendre l'âme, comme une personne mortelle: on est sûr de gagner ainsi le paradis. Scarron, qui n'avait pas perdu un mot de cet entretien, n'osait pas bouger, de peur de porter la peine du diable de Vauvert, et de n'avoir pas, comme ce vieux diable, la ressource de se réfugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier, errant sur son visage noirci, ajoutait un caractère merveilleux à son étrange aspect; mais les deux interlocuteurs s'écartèrent, sans jeter un coup d'oeil au fond de la citerne. Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent de froid, quoique ses jambes mouillées fussent comme paralysées, et quoique le miel pénétrât dans ses chairs comme des pointes d'aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeaux continuèrent durant une heure, redoublant les terreurs du prétendu diable, qui, nonobstant les souffrances intolérables qu'il avait à subir, songeait moins à sortir de la citerne, qu'à s'y cacher en sûreté contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dans les veines. Enfin les lumières s'éteignirent, les pas et les cris s'éloignèrent: on renonçait à rejoindre le démon, qui n'avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sous l'influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devait renouveler dans un pénible sommeil. Scarron aurait dormi plus tranquillement, s'il avait pu poser ses pieds et appuyer sa tête sur une surface solide; mais, à chaque instant, il lui fallait inventer une posture moins incommode, arcbouter ses pieds aux interstices des parois de la citerne, arrêter le perpétuel balancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l'eau le seau qui s'enfonçait sous le poids de son corps. Ses mains rouges et glacées s'efforçaient, de toute la puissance de leurs nerfs, à trouver un point d'appui: vingt fois il tenta une ascension périlleuse en se hissant le long de la corde, et il n'atteignait le milieu du puits que pour retomber bientôt à son point de départ. La fièvre, par bonheur, survenait alors et ranimait son énergie. Il vit poindre le jour, avec l'espoir de la délivrance, et après trois heures de tortures inouïes, qu'il fut tenté de terminer en se laissant couler au fond de l'eau, il entendit une marche lente et avinée s'avancer du côté de la citerne, et il ouvrait déjà la bouche pour crier, préférant risquer sa vie une dernière fois plutôt que de mourir cent fois par minute; d'ailleurs, il se flattait que son piteux état le justifierait du soupçon d'être le diable en personne; mais il eut, par prudence, la précaution d'attendre qu'il fût hors de sa prison pour se faire connaître: la corde remuait et se tendait, en criant sur la poulie; il aperçut le jardinier, qui s'était mis en devoir de tirer de l'eau: il s'accrocha d'une main à cette corde qu'il n'avait pas quittée, et se suspendit de l'autre main au seau qui montait, en se recommandant à son ange gardien. --Tais-toi, poulie criarde, demain tu seras graissée! disait le jardinier, en chancelant, par suite des libations auxquelles l'alerte de la nuit avait donné lieu parmi la valetaille. En vérité, l'eau pèse plus que le vin, et je suis sage de n'en jamais boire. Ce vilain seau n'est pourtant pas rempli d'or, mais on croirait, à sa lourdeur, que le diable est dedans! A ces mots, il se trouva face à face avec Scarron, qui, craignant de se voir de nouveau précipité dans la citerne, s'était élancé d'un bond sur la margelle du puits, en tenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier ferma les yeux, lâcha la corde, plia les genoux sous lui et murmura les prières des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron, qui avait mis pied à terre et qui reconnaissait les jardins de l'hôtel où il se trouvait, dégourdissait ses jambes presque inertes, en courant à perdre haleine, avec l'espérance de gagner une petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissait à la rue d'Enfer. Le jardinier, se sentant fort de l'éloignement du diable qui ne l'avait pas même touché, se releva, en criant à pleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait à appeler les ouvriers. On répondit, on accourut à ses clameurs, à son carillon, et le diable, qui fuyait à travers le jardin, fut poursuivi de près. Scarron n'eut pas d'autre moyen d'échapper à cette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux, de ramper entre les ceps de vigne qu'on avait vendangés la veille, et de se glisser à quatre pattes dans le pressoir, dont la porte était entre-baillée. On aurait, en effet, perdu sa trace, si un aide jardinier ne se fût trouvé là pour garder la vendange, dont il avait goûté un peu plus que de raison. [Illustration: «Tais-toi, poulie criarde! disait la jardinier. Demain tu seras graissée.»] --Merci Dieu! dit l'aide, en tombant le front contre terre, à la vue de ce bipède humain, dont les plumes mouillées ressemblaient à des écailles. Grand saint Bruno, protégez-moi! Arrière, vision satanique! murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête: le Seigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant à la vinée du couvent.... Au secours! au secours! cria-t-il à plein gosier, lorsque la conscience d'un péril imminent lui eut rendu la voix. A moi, mes amis! sauvez-moi de l'enfer! Je t'exorcise, Belzébuth! Plût à Dieu que j'eusse à ma dévotion une tonne d'eau bénite! Scarron faillit se jeter sur ce braillard, qui allait donner l'alarme à tout le couvent; mais la prudence lui fit comprendre que ce robuste garçon le terrasserait d'une chiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avant qu'on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dressée contre les douves extérieures de la cuve l'invitait à y monter et à descendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chance d'être noyé dans le vin nouveau; il s'enfonça donc jusqu'au cou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud en comparaison de l'eau de la citerne; il s'y désaltéra même, pour calmer le feu intérieur qui le consumait. Le gardien du pressoir s'époumonnant à hurler et à intercéder saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle les cloches du monastère, comme si ce fût un incendie: tous les religieux étaient sur pied, toute la communauté accourait au pressoir. On accourut aussi des environs. L'aide jardinier qui jurait avoir vu le diable, délirait d'effroi, en racontant la vision qu'il avait eue; le vin nouveau dont il s'était gorgé lui inspirait les plus extravagantes hallucinations: il en vint à raconter que le diable qui avait fait invasion dans le couvent ne pouvait être que le diable légendaire de Vauvert, d'autant plus qu'il avait trois têtes, six bras et quatre jambes. On chercha, on regarda partout, excepté dans la cuve: on ne trouva que quelques plumes gluantes collées au plancher, on les exorcisa, on les brûla, on récita des prières, on aspergea d'eau bénite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en plaçant à la porte du pressoir deux hommes, au lieu d'un, pour empêcher le démon de reparaître. La superstition et la crédulité étaient si grandes, à cette époque, qu'on faisait intervenir le diable en tout ce qui semblait anormal et inexplicable dans l'ordre des choses naturelles. Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve du pressoir qu'au fond de la citerne où il avait failli périr de froid, souhaitait néanmoins être hors de ce bain chaud, dont les vapeurs commençaient à lui troubler la cervelle: il s'adossa, debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas être entraîné, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fût devenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l'enveloppait d'un nuage perfide; il chancelait sur le marc mouvant; il allait peut-être périr, lorsqu'un dernier sentiment de conservation lui inspira l'énergique volonté de se soustraire à un danger, que les délices de l'ivresse rendaient plus inévitable; il s'accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve: il s'aida si activement des genoux et des pieds qu'il parvint à s'asseoir sur le haut d'une échelle, pour raffermir ses sens et rappeler ses idées, qui tournoyaient dans un nuage avec tous les objets environnants. Son séjour parmi la vendange écumante avait peint tout son corps d'une couleur rougeâtre, qui lui donnait une figure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deux hommes, qui priaient à la porte du pressoir, furent distraits de leurs prières par le mouvement qui s'opérait dans la cuve, et dès qu'ils virent s'élever au-dessus de cette vaste cuve un personnage auquel leur épouvante prêta des formes gigantesques et des traits surnaturels, ils se signèrent et s'enfuirent. Scarron jugea prudent de les imiter, avant qu'ils eussent donné l'alarme, et il fit si bonne diligence dans cette dernière fuite, qu'il heurtait à la porte de son oncle, en même temps qu'on sonnait les cloches au couvent. La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, tout en larmes, ne pouvait reconnaître son petit Paul, sous ce masque de suie, de plumes et de vin. Elle s'imagina que le diable emportait l'âme de son maître, et elle recula en arrière, les yeux fermés, les dents serrées et les bras au ciel. Scarron essayait de la rassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voix et ses caresses ne réussirent pas à la tirer d'erreur, et elle se cachait le visage, se bouchait les oreilles et s'obstinait à ne répondre qu'en marmotant le _De profundis_. Scarron, perclus de froid et tremblant de fièvre, changea de ton et de manières, l'invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace. --Or ça, sorcière du diable! s'écria-t-il en colère: veux-tu que j'éveille mon oncle par ce vacarme, et désires-tu que je sois réprimandé, par lui, de ma triste mascarade? --Seigneur Jésus! reprit la gouvernante, en gémissant; monsieur votre oncle est près d'expirer. Dès qu'il apprit que vous étiez noyé, il fut attaqué de paralysie et d'apoplexie; maintenant il gît sans connaissance et pâmé de douleur à votre sujet. Le médecin a déclaré qu'il n'en relèverait point, et d'un instant à l'autre, il s'en va trépasser. Scarron n'eût pas été plus stupéfié, si la foudre l'avait atteint; il se frappa le front, et oubliant ses propres souffrances pour ne songer qu'à son pauvre oncle qu'il avait tué par une insigne folie, il jura de se venger d'Armand de Pierrefuges, sans se souvenir que c'était lui-même qui l'avait envoyé au chanoine; il courut, étouffé de sanglots, dans la chambre du vieillard, qui, après une crise favorable, avait repris ses sens et tâchait de renouer les fils brisés de sa mémoire. L'apparition de son neveu eût sans doute porté un nouveau désordre dans ses idées et compromis plus gravement sa santé, si Scarron ne se fût précipité entre ses bras, presque insensé de chagrin et de remords. Le digne oncle, qui n'était pas plus que sa gouvernante un esprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avait semées partout sur son passage; mais il aimait trop son mauvais sujet de Paul, pour douter de son identité en l'écoutant parler. --Mon vénéré oncle, disait Scarron avec une vraie sensibilité, on vous a trompé! Je ne suis pas encore défunt, et je vivrai longtemps pour vous obéir, si Dieu me prête vie. --Est-ce le cas de se noyer, méchant, parce que tu n'as point goût à te faire abbé? reprit le bonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire, procureur, si tu veux, plutôt que mort! --Ah! mon bon et excellent oncle! interrompit Scarron, redoublant d'embrassades; à votre tour, guérissez-vous, mon second père, et, pour expier mes fautes, je serai abbé, chanoine et pape, si cela vous agrée en quelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde désormais, car il m'en cuira d'avoir fait le diable, durant cette terrible nuit! Ces mots, prononcés avec une mélancolie qui s'efforçait d'être plaisante, avertirent le chanoine de jeter les yeux sur le singulier personnage qu'il embrassait tendrement: en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornes dorées, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravité de son âge et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions de rire, qui dissipèrent les restes de sa maladie; il fut donc guéri radicalement par cet excès de gaîté et cette explosion de joie. Quant à Scarron, qui riait aussi de le voir rire, il eut beau, à force de bains, se débarrasser de ces plumes et de ce miel diaboliques incrustés dans sa peau, sa jeunesse et sa santé furent le prix de son imprudente mascarade; les rhumatismes, qu'il avait gagnés à ces alternatives subites de chaud et de froid, désorganisèrent son tempérament et paralysèrent tout son corps; sa tête se pencha sur sa poitrine; ses jambes, dont les nerfs s'étaient retirés, lui refusèrent leur service, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, la langue et la main droite; mais sa bonne humeur ne l'abandonna pas et s'accrut, au contraire, en compensation des autres facultés qui lui manquaient. Son oncle lui légua le canonicat du Mans, et la reine le nomma son _malade en titre d'office_, avec une bonne pension pour se faire soigner. Malgré les tortures à peu près continuelles qui le clouèrent, pour toute sa vie, sur un fauteuil, Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et en prose, qui aient jamais été écrits dans notre littérature. LE REVENANT DU CHATEAU DE LA GARDE (1643) Dans le courant de l'hiver de l'année 1643, le bruit se répandit à Paris, que la peste s'y était déclarée, et ce bruit, grossi par l'effroi, amena bien des départs précipités, quoique la police n'épargnât rien pour tranquilliser les esprits. Tous les jours, le quartier du Marais, où habitait la noblesse à cette, époque, se dépeuplait, et des familles entières, malgré la rigueur de la saison, s'empressaient de quitter la capitale, et de fuir un péril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu'on publia que le fléau s'était propagé dans les provinces! Ceux qui étaient sortis de la capitale ne savaient plus s'ils devaient y rentrer, et ceux qui y restaient encore, hésitaient à s'en éloigner. [Illustration: On publia que le fléau s'était propagé.] Madame du Ligier de La Garde, dont le mari était maître d'hôtel de la reine-mère Anne d'Autriche, et qui remplissait elle-même une charge analogue auprès de cette princesse, se voyait forcée de demeurer à la cour, résidant alors au Château de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, âgée de neuf ans, se trouvait seule à Paris, loin des yeux et des soins de sa famille, dans le couvent des Carmélites de la rue du Bouloy, pour y commencer son éducation. Madame de La Garde frémit du danger qui pouvait menacer son enfant, au milieu d'une ville infectée par la contagion et dans le sein d'une communauté religieuse où ne pénétraient pas facilement les secours de l'art. Elle eût voulu, pour rassurer sa tendresse, protéger de ses regards maternels cette jeune tête, sur laquelle reposaient tant d'espérances, mais des ordres sévères de la cour ne permettaient à personne de venir de Paris à Saint-Germain, et elle se fût exposée à une disgrâce en même temps qu'à la perte de sa charge, si elle avait essayé de s'absenter pour se rendre auprès de sa fille. Une de ses amies, madame d'Urtis, était dans une position identique: mademoiselle Thérèse d'Urtis, qui avait à peu près l'âge de mademoiselle de La Garde, élevée dans le même couvent qu'elle, devait être également séparée de sa mère, par des obstacles résultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Les deux mères se confièrent donc leurs inquiétudes, et tinrent conseil pour les faire cesser, en écartant leurs enfants du foyer de l'épidémie. Un matin, pendant que Thérèse et Antoinette se promenaient, côte à côte, dans le cloître du couvent de la rue du Bouloy, et se récitaient mutuellement quelques vers qu'elles avaient retenus de leurs lectures d'enfance, on les avertit de se préparer à monter en carrosse. Elles bondirent de joie, à cette nouvelle, sans s'informer du motif d'une sortie, contraire à la règle du couvent, et l'idée ne leur vint pas d'en tirer un fâcheux augure. Elles se hâtèrent de revêtir leurs plus beaux habits des jours de fête, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans et de dentelles, avec leurs souliers de satin à talons rouges et leur béguin de velours noir à passements d'argent, toilette mondaine et coquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austère des religieuses Carmélites. Antoinette de La Garde était déjà jolie, avec ses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, son air espiègle et mutin; Thérèse d'Urtis ne le cédait pas en beauté à sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme de l'or, au lieu d'être noirs comme le plumage d'un corbeau, quoique sa physionomie noble et presque grave eût, dans sa pâleur et dans son immobilité, une expression habituelle de mélancolie. Aussi, leur avait-on donné des surnoms qui convenaient bien à leur figure et à leur caractère dissemblables; on appelait l'une _Feuille-morte_ et l'autre _Printanière_. A coup sûr, ces sobriquets n'avaient pas été imaginés dans l'austérité du cloître, mais parmi les délicatesses de la société des Précieuses, où brillaient à la fois l'esprit et les charmes de mesdames de La Garde et d'Urtis, qui ne différaient pas plus que leurs filles entre elles. --Bonjour, Germain! dit avec pétulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mère, qui attendait à la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc à la cour, s'il vous plaît, pour qu'on songe à nous tirer de notre purgatoire? --Le roi est peut-être décédé? dit mademoiselle d'Urtis, avec douceur. J'en aurais beaucoup de déplaisir, car la mort d'un roi de France me semble de plus haute conséquence que la mort d'un oiseau, et j'ai versé force larmes, quand mon perroquet a été tué par le singe de madame la supérieure.... --Mesdemoiselles, dépêchons! interrompit Germain, en fermant la portière du carrosse dans lequel il avait fait monter les deux amies: Madame m'a commandé de ne m'arrêter guère dans la ville. --Il faut que la chose presse? reprit Antoinette, riant de la grimace mystérieuse du cocher. Sans doute que notre couvert est mis à Saint-Germain et que le roi ne veut pas dîner sans nous? --Je suis sûre qu'il y a quelque mort! murmura Thérèse qui ne put se défendre d'une émotion d'anxiété. J'ai rêvé, cette nuit, que je cueillais des soucis et des immortelles, c'est un méchant pronostic. --Et moi, j'ai rêvé que je faisais des pelotes de neige, et, en effet, il a neigé toute la nuit durant. --Vois-tu, _Printanière_, nous n'allons pas à Saint-Germain. Ce n'est pas la route que prend le carrosse. --Hé, Germain, mon ami, as-tu la visière nette ou troublée? demanda mademoiselle de La Garde. Ta raison est-elle restée dans la bouteille? Tu te trompes de chemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Où nous conduis-tu? --A La Garde, Mademoiselle, sauf votre respect, comme ordonne Madame. --A La Garde? s'écria la jeune fille, bondissant à ce nom qui lui rappelait un temps de liberté et de récréation, que le couvent lui avait fait regretter bien des fois. Sommes-nous en vacances? --Je ne sais rien, Mademoiselle, sinon que je dois vous mener à La Garde, et vous y laisser sous la surveillance de Marie-Jeanne, la femme du jardinier. Ainsi, ne trouvez pas mauvais que j'obéisse à Madame. --Je le trouve très bon, au contraire! reprit gaîment Antoinette, qui voyait sans appréhension le but de ce voyage qu'elle ne comprenait pas: je vais réaliser mon rêve, et faire des pelotes de neige tout à mon aise. La Garde était un ancien château féodal, dont le père d'Antoinette tirait son nom patronymique. Ce château, qu'on a rebâti depuis avec l'architecture du XVIIIe siècle, présentait encore en 1643 l'aspect d'une forteresse flanquée de tours, munie de créneaux et entourée de fossés. L'intérieur de ce manoir répondait à son extérieur et témoignait partout de son antiquité. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries ou couvertes de cuir doré, aux larges cheminées à manteau exhaussé, aux fenêtres étroites fermées de petits vitraux; longues galeries décorées de trophées d'armes et de portraits de famille; sonores escaliers en colimaçon; multitude de chambres et de cabinets, de portes et de trappes; meubles rares et délabrés; pavé froid et humide; en un mot, habitation aussi triste que peu commode. C'était là pourtant que les aïeux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, après une vie consacrée au service de leur pays et de leur souverain. Madame de La Garde, que son rang retenait à la suite de la cour, ne venait que très rarement visiter ce château; mais sa fille y avait été élevée jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'être admise au couvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde, après une route de cinq heures par des chemins presque impraticables, reconnut de loin les combles d'ardoise du vieux château. [Illustration: L'ancien château de La Garde.] --Oh! ma petite _Feuille-morte_, dit-elle en l'embrassant, que je suis heureuse de ce qu'on nous traite comme des enfants! C'est ici que nous nous amuserons, sans penser qu'il y a des couvents au monde! La voiture s'était arrêtée. Germain, descendu de son siège, sonnait et frappait à la porte d'honneur, qui retentissait sous les coups et ne paraissait pas devoir s'ouvrir; on n'entendait ni pas ni voix, dans la maison ou dans les cours; seulement, les corneilles s'envolaient hors de leurs nids et planaient effrayées autour des girouettes en poussant des cris plaintifs. Germain continuait d'appeler et de heurter, non sans s'impatienter du retard qu'on mettait à lui ouvrir. --Bonté de Dieu! murmura-t-il: sont-ils tous morts de la peste? --Ah! c'est Germain! s'écria de loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec une espèce de défiance, pour connaître la cause de ce vacarme. C'est Madame!... Non, c'est Mademoiselle! Et la vieille paysanne, que son mari plus vieux et plus cassé accourait rejoindre, s'approcha du carrosse, aida les deux enfants à en descendre, et se confondit en respects, en révérences, en signes de croix, devant la fille de sa maîtresse. Antoinette, qui n'avait pas appris à être orgueilleuse dans l'ordre des Carmélites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l'embrassa sans façon et demanda tout d'abord comment se portaient les poules, les oies, les moutons et les poissons, qu'elle aimait à nourrir de sa main. Marie soupira, en lui donnant les détails qu'elle demandait et en fixant sa vue inquiète sur les tourelles du château. Pendant ce premier échange de paroles, le jardinier eut le temps de se réunir au groupe, qui était en active conférence, au sujet de Cybèle, la chienne de basse-cour, qu'on n'avait pas aperçue depuis huit jours et qui s'était enfuie au bois avec le loup, disait Marie-Jeanne. --Et ma très chère et très honorée dame de La Garde? dit la vieille, en avançant la tête dans le carrosse pour chercher si cette dame n'y était pas. Qu'avez-vous fait de notre dame, compère Germain? --Elle ne vient pas céans, du moins aujourd'hui, répondit le cocher. Elle ne saurait s'en aller de Saint-Germain, en cette vilaine saison. --C'est vrai, cela, que la saison ne vaut pas grand'chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure. --Il ne fait pas chaud encore, la mère, dit Antoinette, et l'on s'en aperçoit en plein air, où le vent nous coupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir de tout ce qui s'est passé ici, depuis que j'en suis dehors. --Entrer là-dedans! s'écria Marie-Jeanne, en reculant: ce serait pour que le diable nous emportât! --Le diable! dit mademoiselle de La Garde, en éclatant de rire: pourquoi pas Croquemitaine? --Oh! ma bonne demoiselle! reprit le jardinier, qui unit ses efforts à ceux de sa femme, pour dissuader Antoinette, d'entrer dans la maison: il y aurait moins de danger à coucher dans un cimetière, que de s'aventurer dans le château. Madame de La Garde en fera jeter les murs par terre, quand on lui dira ce qui en est. --Jean-Pierre, vous avez aussi une dose de la folie de votre femme! Mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'établir là-dessus une discussion: nous avons froid, nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vous exemptent d'un plus ample entretien à la porte. Allez nous quérir du fromage à la crème et du lait. --Marie-Jeanne, dit Germain, Madame qui m'envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque à ces demoiselles, mais de ne pas souffrir qu'elles sortent de l'enceinte du parc dans la campagne. --Eh quoi! monsieur Germain, demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-elle point? Nous voilà dans un bel embarras! --Monsieur Germain! ajouta d'un air effaré le fermier, qui tournait fréquemment la tête, comme si quelqu'un s'approchait derrière lui, où logerons-nous ces demoiselles? La ferme de Jacques Lupin n'est pas propre à les loger. --Vous voilà en peine de peu! repartit le cocher, profitant d'un moment où les deux amies s'étaient écartées de quelques pas, pour admirer des stalactites de glace aux bords de l'urne d'un Fleuve de marbre, qui alimentait d'eau l'étang voisin. La vérité est, ajoute-t-il à demi-voix, que Madame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu'elle l'envoie au château, dans l'intention de la mettre à l'abri d'un malheur. --Au château! répéta Jean-Pierre, en faisant un signe de pitié à sa femme, qui leva les yeux au ciel. --Au château! reprit-elle, d'une voie dolente: mieux vaudrait l'abandonner dans les bois! --Bah! est-ce que vous avez aussi la peste à La Garde? s'écria Germain, qui fit, un bond en arrière et se boucha le nez. --Nous serions plus tranquilles avec la peste qu'avec des esprits! dit Jean-Pierre. --Quels esprits? demanda le cocher, que cette confidence effraya visiblement: qu'est-ce à dire? --Qu'il revient des esprits au château, depuis plusieurs jours, répondit le jardinier. --Et que les revenants y font leurs sabbats! ajouta la jardinière. --Des revenants! cria de loin mademoiselle de La Garde, dont la curiosité fut mise en jeu, à ce seul mot qu'elle entendit sans la moindre terreur. Où sont-ils? où sont-ils?... Thérèse, des revenants! Quel plaisir! --Ils sont dans le château de monsieur votre père, Mademoiselle, dit Jean-Pierre. Tenez! ce bruit... écoutez! --C'est l'eau de la fontaine qui tombe goutte à goutte, répliqua mademoiselle d'Urtis après avoir écouté. Ce bruit-là est fort agréable à entendre, surtout par une nuit calme de printemps.... --Il s'agit bien d'eau et de fontaine! interrompit gaîment Antoinette: il s'agit de revenants, ma chère _Feuille-morte_. --Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vrai que je m'appelle Jean-Pierre pour vous servir. --Vrai! Vous les avez vus, Jean-Pierre? dit Germain, qui se réjouissait tout bas de n'avoir pas à rester au château. --Et moi, de même, je les ai vus, monsieur Germain! reprit à son tour Marie-Jeanne, en baissant la voix. --Moi, je voudrais bien les voir! s'écria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa moue railleuse la crédulité de deux paysans et qui augmentait leurs craintes en ne les partageant pas. Et toi, Thérèse, ne les voudrais-tu pas voir? --Assurément, répondit-elle sans s'émouvoir plus qu'à l'ordinaire; mais nous ne les verrons pas. --Pourquoi cela, puisqu'ils se laissent voir, ces honnêtes revenants? --Parce que de leur naturel les revenants fuient qui les cherche et cherchent qui les fuit. --Vous qui les avez vus, maître Jean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits? s'enquit Germain. --Le premier, que j'ai vu, était enveloppé d'un drap blanc et dansait, au clair de la lune. --Celui qu'il a vu ensuite, continua Marie-Jeanne, n'était pas plus gros qu'une tonne, mais il grognait comme un porc et il agitait des bras plus longs que des faucilles. --J'en ai vu un autre couvert de poils noirs, reprit le jardinier renchérissant sur le récit de sa femme. --Quant à celui que j'ai rencontré, sur la brune, dans le cellier, interrompit encore la jardinière, il avait l'apparence d'une naine, mais cette naine était pourvue de cornes et d'une queue en façon de boudin.... --Eh bien! je serais charmée d'avoir en spectacle ces messieurs les revenants! dit Antoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse du château, où Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu'avec répugnance, en se disposant à s'enfuir au moindre sujet d'alarme. Tarderont-ils à paraître, vos revenants? --Il faut que la nuit soit plus noire, repartit vivement Jean-Pierre: les revenants n'aiment pas plus le grand jour, que les voleurs. --Jésus de Dieu! Mademoiselle, est-ce que vous pensez sérieusement à passer la nuit ici? demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuse imprudente: êtes-vous décidée à vous faire tordre le cou? --Je n'ai que faire de votre compagnie, Marie-Jeanne: je resterai seule avec mademoiselle d'Urtis, et demain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nos revenants. --Crois-tu bonnement qu'ils s'en vont faire la conversation avec nous? objecta Thérèse. --Ma chère demoiselle, dit Marie-Jeanne en pleurant, ne vous exposez pas à quelque malheur. Si vous persistez en votre fatale intention, j'irai prier M. le curé de Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter de l'eau bénite aux revenants. --Gardez-vous-en bien, Marie-Jeanne! Nous ne voulons pas faire peur à ces revenants, et nous les recevrons de notre mieux, pour qu'ils ne s'effarouchent pas trop. Que je sens d'impatience de leur souhaiter la bienvenue, avec mille prospérités! --Hélas! mes jeunes demoiselles! dit le jardinier, en montrant son front chauve: vous devriez avoir plus de confiance en moi, et monsieur Germain ferait sagement de vous ramener à Paris, chez vos parents. --J'ai des ordres qu'il faut exécuter, dit le cocher qui remonta sur son siège et se hâta de repartir dans la crainte d'être obligé de passer une nuit à La Garde. Un bon avis l'emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles; ayez égard au mien, qui est fondé sur la connaissance des choses: je vous engage à ne pas jouer avec les esprits! Germain renouvela encore à Jean-Pierre les instructions de madame de La Garde, relativement au genre de soins et de précautions que l'état sanitaire du pays paraissait recommander: puis, il se remit en route, pour retourner à Saint-Germain. Marie-Jeanne et son mari délibérèrent ensemble sur ce qu'ils avaient à faire pour se rendre dignes de la confiance de leurs maîtres et en même temps pour ne pas contrarier la résolution des deux jeunes amies: ils se décidèrent à laisser celles-ci accomplir leur audacieuse épreuve, mais à rester en observation, à peu de distance de ces deux imprudentes, pour être avertis de ce qui arriverait. Ils comptaient sur leurs prières pour empêcher les revenants de faire du mal à mademoiselle de La Garde et à sa compagne. En attendant que la nuit fut venue, ils dominèrent assez leur épouvante, pour circuler ensemble, en se tenant par la main, dans la partie du château où mademoiselle de La Garde avait fait préparer une petite chambre, un frugal souper et un grand feu; mais comme ils frémissaient à l'écho de leurs pas! comme ils tremblaient au battement de leurs propres artères! comme ils se serraient l'un contre l'autre, en croyant voir, à chaque instant, une apparition formidable se lever devant eux! Lorsque le crépuscule commençait à changer les formes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaient entourés d'images fantastiques et menaçantes, déclarèrent à mademoiselle de La Garde, qu'ils ne se sentaient plus la force de demeurer auprès d'elle, et ils se retirèrent précipitamment, comme s'ils étaient poursuivis par des êtres invisibles. Les deux amies ne s'effrayèrent pas de se trouver seules dans une chambre dont la décoration bizarre devait contribuer peu à leur inspirer des idées saines et logiques: la vieille tapisserie, qui cachait les murs, représentait la tentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque de diableries, et le vent, mal intercepté par les vitres déplombées de la fenêtre, circulait derrière cette tenture, qu'il agitait par instant, de telle sorte que les personnages semblaient s'animer, prêts à s'élancer hors de la trame de laine. Un immense lit s'enfonçait profondément sous le baldaquin et entre les rideaux de damas cramoisi: dans cette alcôve, luisaient une glace de Venise et un crucifix d'ivoire. Un feu de bruyère et de sarment pétillait dans l'âtre et envoyait à l'entour de la cheminée une clarté étincelante, dans laquelle s'absorbait la faible lueur de la lampe; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires, étaient ornés de têtes d'animaux fabuleux, qui reflétaient çà et là leurs ombres monstrueuses. Antoinette de La Garde, grâce aux sages enseignements de sa mère, n'avait jamais eu un mouvement de peur, et Thérèse, moins inaccessible à ce genre de sensation nerveuse, ne s'y abandonnait pourtant qu'à de rares intervalles, quand la réalité empruntait du hasard ces apparences singulières, qui naissent fréquemment d'une réunion de faits peu importants en eux-mêmes, et qui perdent de près le masque trompeur qu'elles ont reçu de loin: encore fallait-il que son organisation sensible fût exaltée par quelque cause préexistante. Or, ce soir-là, Thérèse était encore sous l'influence du souvenir de son rêve, qu'elle interprétait comme un présage de mort. --Thérèse, lui dit son amie, qui avait pris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de lait qu'elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas? --Et les revenants? repartit mademoiselle d'Urtis, qui s'était plus modérée dans son appétit, à souper, et qui n'éprouvait pas la torpeur d'une digestion laborieuse. Je leur demanderai seulement, à ces aimables revenants, de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portrait d'après nature. --Moi, je ne leur demanderai rien, si ce n'est de me laisser dormir jusqu'au grand jour. --Tu étais tantôt plus empressée de voir des revenants! --Passe encore si on en voyait quelque chose! Mais rester, la nuit, à regarder la lumière d'une lampe ou les tisons allumés dans les cendres, c'est se moquer de soi-même. Je me couche et je m'endors. --Je resterai donc à veiller, et dans le cas où j'entendrais du bruit, tu serais bientôt levée. --Sans doute, puisque je me jette, toute habillée, sur le lit. Bonsoir, _Feuille-morte_! Gare aux revenants! Mademoiselle de La Garde dormait profondément depuis deux ou trois heures, quand son amie, qui réfléchissait vaguement, le menton appuyé sur sa main, en regardant s'illuminer, dans le foyer, le bois noirci et calciné, que parcouraient des serpents de feu, entendit dans le lointain une porte s'ouvrir, puis une autre gémir sur ses gonds, puis une troisième plus proche, ensuite des pas légers qui s'avançaient avec précaution. --Antoinette! dit-elle d'un accent étouffé. Antoinette! Le revenant! le revenant! A cette exclamation répétée deux fois de suite par mademoiselle d'Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur son séant, regarda autour d'elle, sans paraître effrayée, et se jeta vivement à bas du lit, pour courir vers la cheminée et y saisir les tenailles à feu, qu'elle brandit comme une massue. Thérèse, pâle, émue, n'avait pas bougé de sa place et restait assise, les jeux fixées sur la porte qui était encore fermée, mais qu'elle jugeait prête à s'ouvrir. On marchait à petits pas, dans le corridor qui précédait la chambre, et par intervalles l'être inconnu, qu'on entendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille, qu'il frôlait ensuite en passant: ce qui donnait lieu de penser que le revenant avait fort à faire pour se diriger à tâtons dans l'obscurité. Ce revenant s'avançait donc avec lenteur et timidité, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deux amies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu'à leurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes; Thérèse, terrifiée, attendait que la porte s'ouvrît et leur montrât quelque terrible apparition. --Le revenant se fait bien désirer, dit mademoiselle de La Garde à voix basse. S'il tarde davantage, je vais lui épargner le reste du chemin. --Oh! ne me quitte pas, ma bonne Antoinette! reprit mademoiselle d'Urtis, en l'arrêtant par un pan de sa robe: tu ne veux pas que je meure de peur! --Le revenant a l'air d'avoir plus peur que nous, car il fait bien des façons pour entrer. --A Dieu plaise qu'il n'entre pas! Marie-Jeanne avait raison: c'est un véritable revenant. --Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, car tu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous faire voir sa figure. Dans ce moment, on entendait un bruit d'un autre genre: c'était une sorte de souffle ou de flairement, qui murmurait le long des fentes de la porte; puis, ce bruit se changea en un grognement plaintif; puis, on secoua la porte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d'Urtis était prête à s'évanouir. Antoinette, qui commençait à s'étonner, fit signe à Thérèse de prendre et d'allumer un des lourds chandeliers de cuivre qui reposaient sur un guéridon: mademoiselle d'Urtis obéit machinalement, sans détacher de la porte ses regards inquiets. --Je vais à la fenêtre appeler du secours, dit-elle en tremblant de tous ses membres: Jean-Pierre n'est peut-être pas couché. --Garde-t'en bien, ma chère! reprit mademoiselle de La Garde: on se moquerait de nous dans tout le pays, et d'ailleurs Jean-Pierre ni personne n'osera s'aventurer dans le château, à cette heure avancée de la nuit. --Nous nous laisserons donc tordre le cou par les revenants! dit Thérèse avec désespoir. Soudain, la porte de la chambre s'entrebâilla doucement, et une tête chevelue, que les deux amies n'eurent pas le loisir de bien distinguer, dans l'anxiété où elles étaient, se présenta un instant à l'ouverture et disparut. En même temps, la porte s'ouvre toute grande, et une forme animée, de couleur noire, se traîne à quatre pattes dans la chambre, en grognant. Mademoiselle d'Urtis posa sur la table le flambeau qu'elle tenait et tomba presque sans connaissance sur un fauteuil; mademoiselle de La Garde poussa un éclat de rire très rassurant, et quand Thérèse se hasarda enfin à regarder ce qui se passait, elle vît son amie aux prises avec le monstre qui semblait prêt à la dévorer: son premier mouvement fut de la défendre, avec un courage emprunté à l'amitié; mais, comme Antoinette continuait à rire, malgré les grognements et les bonds du fantôme, mademoiselle d'Urtis examina plus attentivement les choses et s'aperçut que ce revenant qu'elle s'imaginait armé de griffes, de dents et de cornes, n'était autre qu'un gros chien noir. --C'est un chien! dit-elle, stupéfaite de cette tardive découverte; un chien! --Appelle donc du secours par la fenêtre, répliqua mademoiselle de La Garde, en s'amusant de la surprise de Thérèse. --Quel chien? demanda Thérèse, qui n'était pas encore complètement tranquille: es-tu bien sûre que ce soit un chien? Le revenant a choisi cette forme pour nous abuser!... On raconte des histoires épouvantables du diable métamorphosé en chien.... --Pauvre _Feuille-morte_! tu as peur du diable maintenant! dit mademoiselle de La Garde, en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s'il pouvait passer dans le corps de Cybèle, notre chienne de basse-cour. --Quoi! c'est Cybèle, cette bonne chienne, qu'on disait perdue depuis huit jours? --Sans doute, c'est elle-même, un peu vieillie, ce me semble, car elle a de la peine à se tenir sur ses deux pattes.... Je le crois bien! le malheureux animal a eu les deux pattes de derrière cassées ou du moins fort endommagées par quelque accident!... O mon Dieu! vois ces linges pleins de sang autour de ses pauvres pattes!... Cybèle, ma petite Cybèle, comment t'es-tu blessée?... Elle m'a reconnue, cette excellente bête!... Tiens, elle me lèche, elle me fait fête, elle me remercie de l'intérêt que je lui témoigne.... A coup sûr, nous pourrons prétendre avoir vu un véritable revenant, comme tu disais tout à l'heure. --Oui, voilà Cybèle retrouvée, mais elle n'était pas seule, et cette tête affreuse qui s'est montrée.... --Une tête affreuse! Bah! j'ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait à la tête d'un enfant mal peigné!... --Quel aveuglement! Mieux vaudrait nier tout, que de vouloir expliquer les faits les plus extraordinaires, avec ton système d'incrédulité absolue. Va, j'ai de bons yeux et j'ai bien vu.... --Qu'as-tu donc vu? interrompit mademoiselle de La Garde, occupée à examiner les blessures de Cybèle, déjà presque cicatrisées sous les bandelettes de toile grossière qui les enveloppaient. --J'ai vu cette tête, que tu as vue aussi, j'ai vu ses yeux semblables à des charbons ardents, sa bouche qui exhalait une fumée lumineuse, ses cheveux.... Oh! quels cheveux! n'étaient-ce pas des serpents? --Bon! des serpents! Tu te souviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc de Saint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espèce. Mais nous retrouverons bien, j'en suis sure, la tête et l'individu qui la porte. --Tout a disparu, Dieu merci! et nous sommes délivrées de cette vision de l'enfer! --Il la faut chercher, cette tête affreuse, pour l'observer de plus près et lui demander ce qu'elle désire de nous, des prières ou des exorcismes. --Quoi! tu veux aller sur les traces du mauvais esprit? Tu n'iras pas, Antoinette, tu ne me laisseras pas seule! --Non, car tu m'accompagneras, en portant la lumière, d'autant que je compte peu sur l'haleine lumineuse et les yeux flamboyants de cette fameuse tête, pour nous éclairer en chemin. --Vraiment, je ne sortirai pas d'ici avant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutôt dans le parc, en plein air, malgré le froid et la neige. --Un lit de gazon ne serait guère agréable par la froidure qu'il fait. Mais n'aie donc pas peur, ma petite _Feuille-morte_. Tu vois bien que les apparitions ne font pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous défendre, ou du moins pour appeler à notre aide, cette brave Cybèle qui ne craint pas les revenants et qui aboierait de la belle manière s'ils venaient à se montrer. --Va fermer la porte à double tour et aux verrous, _Printanière_, car il peut reparaître! --Fi donc! Thérèse, c'est pitoyable de faire ainsi l'enfant! Veux-tu nous rendre ridicules, nous faire montrer au doigt! J'aimerais mieux me trouver en compagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plus raisonnable. D'abord, il n'y a pas de revenants.... --Il n'y a pas de revenants! Regarde! regarde! disait mademoiselle d'Urtis, en désignant d'une main tremblante une partie de la tapisserie que la bise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l'air de vouloir s'avancer vers les deux amies. --J'avoue que ces figures-là ne sont pas réjouissantes répondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigea sans hésiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de la main, en riant; mais il faut avouer que saint Antoine, qu'on a représenté sur cette tapisserie, pouvait du moins croire aux revenants, en compagnie de ces vilains masques. --Antoinette! on marche, on marche encore! Écoute!... Qu'est-ce qui marche ainsi? --Ce doit être la tête qui t'a si fort effrayée tout à l'heure. Certes, je ne perdrai pas cette belle occasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau et suis-moi, ma chère, avec Cybèle, qui ne se fera nul scrupule de mordre les jambes d'un revenant. --Antoinette, je n'aurai jamais la force.... Pourquoi braver?... Mais, puisque tu es résolue d'affronter ce danger, je le partagerai, et je périrai avec toi plutôt que de te survivre! En prononçant ces mots avec des larmes que faisait couler une exaltation de sensibilité romanesque, mademoiselle d'Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riait du péril imaginaire que celle-ci lui annonçait d'une manière presque solennelle; seulement, elle essaya de calmer, par quelques bons raisonnements, les inquiétudes de Thérèse, qui était déterminée pourtant à s'associer au sort de la téméraire Antoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pas traînant et indécis, auquel se mêlaient quelques cris inarticulés, semblables à ceux d'un enfant nouveau-né, et les frémissements des portes, qu'un courant d'air engouffré dans les longs corridors faisait osciller et gémir sur leurs gonds. Cependant la chienne, au lieu de manifester la moindre crainte, semblait écouter aussi avec une attention intelligente et témoignait, par des grognements de bonne humeur, l'impatience qu'elle avait de mener mademoiselle de La Garde vers le lieu d'où partaient ces bruits étranges: elle attendait, assise sur son derrière, la tête et les oreilles droites, en regardant la porte; puis, elle se remettait à tourner, en grognant, autour de sa maîtresse, qui comprenait bien que ce manège, ces grognements, cette impatience, étaient un langage chez le pauvre animal, à défaut de la parole. Mademoiselle de La Garde, toujours armée des tenailles à feu, sortit de l'appartement, précédée de Cybèle qui allait en avant comme pour la conduire, et suivie de Thérèse, qui tenait le flambeau; celle-ci regardait sans cesse derrière elle, reculait ou s'arrêtait à chaque pas, effrayée par les ombres mobiles que faisait surgir autour d'elle le passage de la lumière; mais, n'osant pas rester en arrière, elle se hâtait de rejoindre son amie, en écoutant avec effroi le murmure de sa propre respiration que précipitaient les battements de son coeur. Quant à Antoinette, elle n'était accessible à aucune autre émotion, qu'à celle de la curiosité, et elle marchait en avant d'un pas délibéré, sans prendre garde à tous les motifs de terreur qu'elle rencontrait sur son chemin: silhouettes fantastiques, anciens portraits de famille grimaçant le long des murailles, tapisseries flottantes, voûtes sombres, corridors sonores, portes gémissantes. Elle s'abandonnait à la conduite de Cybèle, qui avait l'air de la remercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regard un but mystérieux. --Antoinette! lui cria mademoiselle d'Urtis, qui s'appuya contre le mur pour se soutenir, au moment où mademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d'une chambre, dans laquelle la chienne avait disparu et où l'on entendait s'élever une voix humaine à travers de petits cris qui n'avaient rien d'humain. [Illustration: Mademoiselle de La Garde, précédée de Cybèle et suivie de Thérèse portant le flambeau.] --Courage, _Feuille-morte_! répondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec une comique fierté de matamore. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien, tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines! --N'entre pas ici, je t'en conjure, oh! n'entre pas! disait Thérèse, qui s'attachait à la robe de son amie. --Reste là, si bon te semble, reprit vivement Antoinette: je reviendrai tout à l'heure t'apprendre ce qu'il y a là-dedans! Elle s'était débarrassée des mains de mademoiselle d'Urtis, qui, la voyant s'aventurer dans la formidable chambre, l'accompagna machinalement plutôt que de rester seule dans le corridor; mais elle fut trompée dans son attente: cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scène du sabbat, que son amie appréhendait; tout y était dans l'ordre, et les meubles se trouvaient à leur place ordinaire, si ce n'est que les rideaux du lit avaient été tirés à demi. Ou n'apercevait rien qui pût donner à penser que les revenants hantassent de préférence cette chambre paisible, qu'on nommait la Chambre Rouge, à cause de son ameublement, et qui n'était jamais habitée depuis que la mère de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir, plusieurs années auparavant. Cette circonstance lugubre, encore présente à la mémoire d'Antoinette, coïncidait assez avec les bruits étranges et inexplicables, dont la cause ne lui était pas connue, pour la faire réfléchir, et, si brave qu'elle fût, elle sentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter à son front et le sang lui affluer au coeur, lorsqu'elle se rappela sa grand'mère mourante dans le même lit, qu'on eût dit encore occupé, car la courte-pointe de soie, dont il était recouvert, pendait à terre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient été entassés sur ce lit, comme pour tenir lieu d'oreillers, de draps et de couvertures. --Antoinette, Antoinette! C'est là que ta grand'maman est morte! murmura Thérèse, à qui mademoiselle de La Garde avait raconté vingt fois, dans les plus grands détails, cette mort solennelle, sans oublier la description de la chambre mortuaire. --Y a-t-il quelqu'un ici? cria mademoiselle de La Garde, à trois reprises différentes, séparées par un intervalle de silence qui rendait plus distincte la respiration embarrassée de plusieurs personnes. --Il y a quelqu'un! dit Thérèse, en étendant la main vers le lit qui semblait s'agiter. --Cybèle! Cybèle! reprit Antoinette, qui jugea prudent d'appeler à elle ce fidèle auxiliaire. Dans le même instant, un être vivant se glissa hors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde, qui s'était mise en posture de défense, pendant que Thérèse se retirait vers la porte. C'était une petite fille, en haillons, cheveux épars et pieds nus, offrant l'aspect de la plus affreuse misère; elle se prosterna, en gémissant, le visage contre le plancher, et lorsqu'elle leva la tête vers Antoinette pour l'implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d'enfant, inondée de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blonde qui tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, du premier coup d'oeil, que le revenant n'était pas d'une nature bien redoutable, et Thérèse, qui se fit violence pour regarder aussi, cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers la porte; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elle une impression de pitié, qui surmonta ses terreurs et qui les lui fit oublier par degrés; après avoir entendu les premières paroles de l'entretien qui commençait entre son amie et la petite fille inconnue, elle se rapprocha d'elles, pour n'en rien perdre, et bientôt des larmes d'intérêt coulèrent le long de ses joues pâles. --Grâce, Madame, oh! grâce! pardonnez-nous! disait la pauvre petite, en joignant les mains et en sanglotant. --Qui êtes-vous? lui demanda mademoiselle de La Garde avec vivacité, mais sans menace dans la voix ni dans le geste. --Je suis bien malheureuse! reprit l'enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre ses mains. Ah! bien malheureuse! --Pourquoi vous trouvez-vous ici? Qu'y venez-vous faire? Aviez-vous de mauvais desseins? Êtes-vous seule? L'enfant ne répondit pas à ces questions réitérées, mais étendit le bras vers le lit et parut hésiter en silence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybèle avait tout à coup accaparé, car on voyait le museau de cette chienne s'allonger hors de la courte-pointe: ce qui renouvela les craintes de mademoiselle d'Urtis et provoqua un éclat de rire de la part de mademoiselle de La Garde. --Je vois que Cybèle vous tient compagnie, dit-elle avec bonté; mais êtes-vous entrée seule dans le château? --O mon Dieu! murmura l'enfant, que la timidité empêchait de parler: elle était si malade, si malade!... --Cybèle? demanda mademoiselle de La Garde; en effet, elle parait avoir été blessée aux pattes de derrière. --Elle est encore bien malade! reprit l'enfant, qui se remit à pleurer. Si je pouvais au moins la soulager!... --Cybèle? demanda encore Antoinette, qui soupçonna enfin un quiproquo. Cybèle n'a pas l'air malade.... --Maman! dit la petite fille, en se relevant pour s'élancer vers le lit. Alors une main sèche écarta les rideaux, et la lueur du flambeau que tenait Thérèse se projeta sur une espèce de figure jaune et décharnée, dont les yeux brillants, au regard fixe, semblaient seuls avoir encore de la vie. A cette apparition imprévue, mademoiselle d'Urtis poussa de nouveaux cris et fit quelques pas pour s'enfuir; mais elle revint auprès de mademoiselle de La Garde, qui la rappelait d'un ton impérieux et la rassurait, en lui montrant la scène de douleur qu'elles avaient sous les yeux: la petite fille serrait dans ses bras cette femme agonisante, qui avait à peine la force de se tenir sur son séant et de faire signe qu'elle allait parler. Elle parla enfin d'une voix sourde et mourante. --Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles.... C'est ma fille qui l'a voulu.... Mais j'étais mourante de froid.... On me repoussait partout, on m'aurait tuée!... Le hasard, le bon Dieu nous a conduites ici.... Je suis encore bien faible.... Cependant je crois que je vivrai pour ma chère petite Marie!... --Vous vivrez, Madame, répondit noblement mademoiselle de La Garde, et l'on vous donnera tous les soins qu'exige votre maladie.... Ne parlez plus; cela vous épuiserait, dans l'état de faiblesse où vous êtes; votre fille nous instruira de ce qui est nécessaire. Thérèse, va chercher du lait dans notre chambre!... Va donc, tu sais bien que nous n'avons pas autre chose jusqu'à ce que le jour soit levé! --Que vous êtes bonnes, mes belles demoiselles! C'est toujours le Ciel qui vient à mon aide. Thérèse fit quelques difficultés pour retourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de La Garde consentit à rester sans lumière avec la petite fille, qui, joyeuse et reconnaissante de trouver des coeurs compatissants, lui apporta un siège et se tint debout contre le dossier. Thérèse, à qui la peur et la charité prêtaient des ailes, reparut, au bout de quelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but à longs traits en bénissant la main qui la lui avait présentée. Mademoiselle de La Garde recommanda doucement à cette pauvre femme de ne plus se fatiguer à fournir des explications que sa fille donnerait pour elle, et aussitôt l'enfant raconta naïvement les événements qui l'avaient amenée, avec sa mère, dans l'intérieur du château, sans y être autorisée par personne. --Nous sommes de la Champagne, dit-elle; nous habitions dans le faubourg de Troyes, où mon père exerçait le métier de tonnelier: il y a quinze jours, une maladie se déclara dans le pays; bien du monde en mourut, mon père un des premiers; alors, maman, se voyant sans ressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avec moi pour Paris, où j'ai un oncle qu'on dit assez riche. C'était chez lui que nous avions le projet d'aller; mais, comme nous n'avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public, nous faisions la route à pied; et maman, de lassitude et de chagrin à la fois, eut la maladie, dont mon père était mort: elle croyait mourir aussi dans l'endroit où elle s'arrêterait, car nous étions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Elle fit de grands efforts, souffrante comme elle était, et nous arrivâmes enfin à un gros village; les méchantes gens de ce village nous refusèrent l'hospitalité et nous menacèrent même de nous maltraiter, si nous ne nous éloignions pas: ils disaient que nous avions la peste! [Illustration: Un soir, comme la neige tombait dru, la veuve et sa fille s'abritèrent dans une masure.] --La peste! interrompit mademoiselle de La Garde. --La peste! répéta Thérèse, qui s'abandonna un moment à des terreurs plus réelles que les précédentes. --Ce n'était pas la peste, puisque nous n'en sommes pas mortes, dit l'enfant. Nous nous éloignâmes pour chercher gîte ailleurs; mais, partout où nous allions, on nous accueillait de même, en nous fermant les portes et en nous criant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, et il fallut toute la tendresse qu'elle me porte pour l'empêcher de rendre l'âme dans les champs. On nous criait de ne pas aller à Paris, parce que nous n'y serions pas reçues. Je ne sais quel chemin nous suivîmes: nous marchions à l'aventure, à travers la campagne; nous errions dans les bois. Les journées étaient horribles, les nuits plus horribles encore! Et la faim! et le froid!... J'ai mangé de l'herbe, Mesdemoiselles!... Maman ne prenait que de l'eau ou de la neige, sans pouvoir éteindre la fièvre brûlante qui la consumait. Je demandais à Dieu de nous rappeler à lui pour abréger nos souffrances, car nous étions destinées à mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombait dru, nous nous abritâmes dans une masure, qui est fort proche de ce château, et déjà j'arrangeais une litière avec de la paille enlevée aux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal, lorsqu'un chien entra, en se traînant sur le ventre, dans la cachette où nous étions. J'eus peur d'abord et crus qu'il allait nous chasser à belles dents; mais il n'aboyait pas et il se plaignait, comme s'il souffrait beaucoup. Je m'aperçus que le pauvre animal avait les pattes de derrière tout en sang et ne pouvait s'en servir. On lui avait tiré un coup de mousquet, sans doute parce qu'on l'avait pris pour un loup. Je déchirai ma chemise et bandai ses blessures le mieux qu'il me fut possible; ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui me restait: il me lécha, il me flatta, il m'invita par tant de caresses à le suivre, que je le suivis, en quittant maman qui s'était endormie. Il me conduisit dans la cour de ce château et se glissa par une porte que je m'étonnai de trouver ouverte pendant la nuit: il me mena dans cette chambre, où j'entendis crier des petits chiens; c'étaient ceux que cette chienne avait mis bas, peu de jours auparavant, et je l'aidai à remonter sur ce lit qu'elle avait choisi pour y faire sa nichée. --Il y a des petits chiens? s'écria Thérèse, en courant au lit avec la pétulance de son âge et en découvrant la courte-pointe qui cachait Cybèle allaitant quatre jolis boule-dogues. --En vérité, il s'agit bien de chiens! dit Antoinette, fâchée de cette interruption peu sérieuse, au milieu d'un récit touchant. Les hommes vous ont refusé l'hospitalité, ajouta-t-elle avec émotion en embrassant Marie, et cet animal vous l'a donnée! [Illustration: Marie-Jeanne et son mari furent glacés d'horreur en trouvant vide la chambre verte.] --Maman était si malade! reprit la petite fille: je retournai à la masure et je décidai, par un mensonge, maman à m'accompagner ici, en lui disant qu'on m'avait permis de loger dans cette belle chambre. C'est là que nous sommes cachées depuis plusieurs jours; cette bonne chienne ne nous a pas quittées, et nous ne l'avons pas chassée de son lit. Ce château n'est point habité, du moins personne n'y demeure pendant la nuit, et je n'y ai rencontré qu'une vieille femme, qui s'est sauvée à toutes jambes, en criant, dès qu'elle m'a vue.... --Et comment avez-vous vécu depuis que vous êtes ici? demanda mademoiselle de La Garde, dont tes paupières s'étaient mouillées de larmes. --C'est un vol, répondit la petite fille en rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mère malade, on est plus excusable! Je suis descendue à la cave et j'y ai pris du vin, qui a fait beaucoup de bien à maman; j'ai trouvé encore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisins secs.... Ce n'est pas tout, un matin, on cuisait au four banal du village: j'ai emporté un pain, aux yeux de trois personnes qui n'ont pas essayé de me poursuivre; ce pain, je l'ai partagé avec la chienne, qui avait partagé son lit avec nous! --Voici le jour, dit mademoiselle de La Garde. Thérèse, reste auprès de notre malade, pendant que j'irai jusqu'à Saint-Pierre avertir M. le curé, qui est aussi habile que les médecins et les apothicaires de Paris. Mademoiselle de La Garde était absente depuis une heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s'étaient figuré durant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient frémi à l'idée des malheurs annoncés par ces cris, se hasardèrent à venir au château, pour voir et savoir ce qui s'y était passé. Ils pénétrèrent jusqu'à la chambre verte et furent glacés d'horreur, en la trouvant vide; le feu était éteint, le lit défait, la porte ouverte: ils se regardèrent, quelques moments, sans se communiquer, autrement que par des regards effarés, leurs mutuelles appréhensions; puis, ils se mirent à crier de toutes leurs forces: «Mesdemoiselles! Mademoiselle Antoinette!» --Eh bien! qu'y a-t-il? demanda celle-ci, qui arrivait avec le curé. --Oh! Jésus! dit Marie-Jeanne. C'est vous, monsieur le curé? Je vous prenais pour le revenant! --Le revenant? reprit mademoiselle de La Garde: il y en a deux, sans compter Cybèle et ses quatre petits chiens! La pauvre femme était en voie de guérison, et la prudence du curé, qui la soignait avec sollicitude, ne fit que hâter son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d'Urtis et de La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfants et leur apportèrent de bonnes nouvelles de Paris: la peste n'était nulle part, et les fièvres épidémiques, qui avaient fait répandre de fausses alarmes, n'exerçant plus de ravages, la ville et la cour se rassuraient aussi vite qu'elles s'étaient effrayées d'abord. --Que faisiez-vous en nous attendant? leur demanda madame de La Garde. --Antoinette était garde-malade, répondit gaiement mademoiselle d'Urtis. Quant à moi, j'avais à garder une petite fille et quatre petits chiens. --Maman! dit Antoinette, entraînant sa mère dans la chambre rouge: venez voir un revenant de ma façon. Antoinette de La Garde, dont l'esprit avait devancé l'âge, fut depuis la célèbre madame Deshoulières, que ses poésies touchantes et gracieuses ont placée au premier rang parmi les illustrations littéraires du siècle de Louis XIV. MME DE SÉVIGNÉ ET SES ENFANTS A LA COUR DE VERSAILLES (1662) Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné, était restée veuve, en 1651, à l'âge de vingt-cinq ans, après sept années de mariage. Le marquis de Sévigné, qui estimait sa femme et ne l'aimait pas, disait-il lui-même, s'était fait tuer dans un duel, dont la cause n'avait rien de bien honorable pour sa mémoire. Madame de Sévigné, qui aimait son mari et ne l'estimait guère, le regretta sincèrement et ne se consola de l'avoir perdu qu'en se consacrant à l'éducation de ses deux enfants, un fils, né en 1647, une fille, née en 1648. La marquise de Sévigné était une des femmes les plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, par sa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse française, et elle avait été élevée, avec la plus soigneuse sollicitude, sous les yeux de son oncle, l'abbé de Coulanges, qui prit à tâche de cultiver en même temps la raison et l'intelligence de cette intéressante orpheline. C'est aux conseils paternels de son digne tuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploi qu'elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualités morales. Elle avait reçu, de bonne heure, une instruction aussi solide qu'étendue. Le savant Ménage, son précepteur, lui apprit le latin, l'italien et l'espagnol, en lui enseignant tous les raffinements, toutes les délicatesses de la langue française; Chapelain, qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulu joindre ses leçons à celles de Ménage. La gracieuse élève de ces deux littérateurs éminents brilla donc, à la cour d'Anne d'Autriche, par son esprit autant que par sa beauté; elle fut aussi une des Précieuses les plus admirées de l'hôtel de Rambouillet, si célèbre par les réunions de femmes distinguées qui composaient le cercle fameux de la marquise de Montausier; car, à cette époque, le nom de _précieuse_ n'était pas encore pris en mauvaise part et ne s'appliquait qu'à des personnes d'un esprit supérieur. Après son veuvage, la marquise de Sévigné, qui était alors dans tout l'éclat de la jeunesse, renonça au monde et se donna tout entière à ses enfants, qu'elle éleva comme elle avait été élevée elle-même. Elle vivait retirée, à Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloir reparaître à la cour et sans tenir compte des occasions qui s'offraient à elle de se remarier avec avantage. Elle bornait ses relations au commerce de quelques amis, que lui recommandaient l'honorabilité de leur caractère et les agréments de leur société. Elle avait même fermé sa porte à son cousin le comte de Bussy-Rabutin, malgré l'attachement qu'elle lui conservait depuis leur enfance, quand ce gentilhomme, qui était maréchal de camp dans les armées du roi, et qui pouvait aspirer à une position importante dans les grandes charges de l'État, s'il eût été plus sage et plus prudent, se laissa entraîner au courant d'une vie folle et désordonnée. Cependant, les deux enfants de madame de Sévigné étaient en âge de faire leur entrée dans le monde, et la mère n'avait plus de motifs pour continuer à se séquestrer avec eux dans une retraite presque claustrale. C'était à la fin de 1662. Charles de Sévigné avait atteint sa seizième année, sa soeur Françoise allait avoir quinze ans: l'un devait bientôt se préparer à entrer dans la carrière militaire; l'autre était déjà digne de paraître à Versailles, auprès de sa mère, la belle et charmante marquise de Sévigné, qu'une absence de douze années n'avait pas fait oublier de ses contemporains de l'ancienne cour. Cette jeune fille se trouvait douée de tous les avantages que la nature avait départis à sa mère, mais elle n'en savait pas encore le prix, car elle était d'une modestie sans pareille et d'une excessive timidité, qui ne diminuait pas la conscience qu'elle pouvait avoir de la distinction de sa figure et de son esprit. Son frère, au contraire, qui n'était, ni moins beau, ni moins bien fait, ni moins spirituel, s'exagérait peut-être ses qualités et son mérite, en se croyant appelé à marcher l'égal des plus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV. Au mois de novembre 1662, la marquise de Sévigné reçut une lettre de François de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annonçait que le roi avait parlé d'elle avec éloges et que Sa Majesté désirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le _Ballet des Arts_, qu'on montait alors à Versailles pour y être représenté vers le milieu de janvier de l'année suivante. A la réception imprévue de cette lettre, madame de Sévigné tint conseil avec ses enfants: son fils ne se sentait pas de joie, à l'idée d'être présenté à la cour; mais sa fille eût préféré se voir dispensée d'accepter un honneur qui lui causait d'avance tant de trouble et d'embarras. Une invitation du roi était un ordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d'être à jamais en disgrâce. Cependant madame de Sévigné cherchait un prétexte pour se faire une excuse et un motif de refus. Elle écrivit à son cousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui était l'ami du comte de Saint-Aignan, et elle le pria de trouver l'excuse qu'elle pût faire valoir. Bussy-Rabutin s'empressa de lui répondre qu'il n'y avait pas d'excuse admissible; que le roi avait daigné, en effet, remarquer son absence à la cour, et que ce serait perdre l'avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendre pour toujours indigne des bonnes grâces de Sa Majesté, que d'hésiter à se montrer à Versailles, avec ses deux enfants, quand le roi daignait l'y inviter. Madame de Sévigné ne balança plus et répondit au comte de Saint-Aignan, qu'elle était vivement touchée des bontés du roi à son égard, et qu'elle se conformerait humblement aux intentions de Sa Majesté. De ce moment, tout est changé dans l'intérieur de la marquise de Sévigné. On ne songe plus qu'aux préparatifs d'un premier voyage à Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous la remise et un assez bon cheval dans l'écurie: le second cheval est acheté; le carrosse est repeint et remis à neuf; le cocher et le petit laquais auront des livrées neuves. Madame de Sévigné n'avait qu'à se souvenir, pour aviser aux nécessités de toilette qu'exigeait une présentation à la cour. Les joailliers, les lingères, les couturières, les cordonniers, tous les marchands qui concourent à l'oeuvre compliquée du costume féminin et masculin, sont mandés à la fois pour exécuter en toute hâte les habits de cour, pour la mère et ses deux enfants. Depuis près de douze ans que madame de Sévigné était veuve, elle avait affecté la plus grande simplicité dans sa manière de se vêtir, mais elle n'avait pas perdu le sentiment et le goût de l'élégance. Ce fut donc elle qui prit plaisir à diriger et à inspirer les ouvriers et les ouvrières, qui travaillèrent aux riches habillements que son fils et sa fille devaient porter à Versailles. [Illustration: La marquise de Sévigné reçut une lettre du comte de Saint-Aignan.] C'était le commencement des splendeurs du règne de Louis XIV. Aussitôt après son mariage en 1660, le roi avait eu la pensée de faire de Versailles la ville royale et le siège de la royauté. Le petit château, construit par Louis XIII, n'avait pas été fait pour y établir une cour, et la cour la plus magnifique de l'Europe. Le roi s'était refusé, toutefois, à faire disparaître cet ancien château; il l'avait conservé, au contraire, en souvenir de son père, et il ordonna seulement, en 1661, à son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, dans lequel il encadrerait de nouveaux bâtiments magnifiques le petit château primitif. On commença sur-le-champ les constructions, qui furent poussées avec tant de vigueur et de promptitude, que, dans l'espace de dix-huit mois, on avait élevé une partie de ces bâtiments, qui devaient composer le château neuf. Louis XIV se plaisait à suivre les travaux, et il était si impatient de prendre possession de sa résidence de Versailles, qu'il venait de temps à autre occuper l'ancien château avec ce qu'on appelait la jeune cour. Mais les grandes réceptions avaient toujours lieu dans les châteaux, de Saint-Germain, de Vincennes et de Fontainebleau, où la cour n'était pas gênée par l'exiguïté du local. Ce fut dans ces différents châteaux que se donnaient les représentations de ballets et de comédies, qui ne furent définitivement transportés au château de Versailles qu'au printemps de l'année 1664. Louis XIV voulait cependant inaugurer, en quelque sorte, ce château, par une fête théâtrale, dès les premiers jours de 1663, et il avait commandé à Benserade le programme d'un ballet, qu'il devait danser, en personne devant les deux reines, la reine-mère Anne d'Autriche et la reine Marie-Thérèse sa femme, avec sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre. Ce ballet, intitulé: _Ballet des Arts_, se composait de sept entrées ou intermèdes sur des sujets divers, savoir: l'Agriculture, la Navigation, l'Orfèvrerie, la Peinture, la Chasse, la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-même les dames et demoiselles qui seraient chargées des rôles de danse, dans chacune de ces entrées. C'est ainsi qu'il se rappela la belle figure que la marquise de Sévigné faisait dans les ballets de cour, avant son veuvage, et ayant été prévenu que la fille de cette dame n'était pas inférieure à sa mère en beauté et en grâce, il avait manifesté le désir de les avoir toutes deux parmi les danseuses de son ballet. Les répétitions de la danse et du chant se faisaient alors une fois par semaine dans la salle provisoire du théâtre, et le roi ne dédaignait pas d'y assister avec les princes et princesses de sa famille. Madame de Sévigné fut donc invitée à venir passer deux jours au château de Versailles, avec sa fille et son fils, qui auraient chacun à remplir un rôle dans le ballet. Le jeune marquis de Sévigné devait être un des guerriers de la suite de Mars, à l'entrée de la Guerre; mademoiselle de Sévigné, une des nymphes de Diane, à l'entrée de la Chasse. Quant à madame de Sévigné, qui avait un caractère de beauté noble et majestueuse, le comte de Saint-Aignan lui avait réservé le rôle de Cybèle, dans l'entrée de l'Agriculture, où la duchesse d'Orléans avait demandé le rôle de Flore. L'heure de la répétition exigeait que tous les personnages du ballet fussent à leur poste, vers la tombée du jour, car le roi arrivait ordinairement à la répétition, vers sept heures du soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure après, pour aller souper. La marquise avait décidé qu'elle partirait de Paris à midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant la répétition. Au moment où elle montait en voiture avec ses enfants, un courrier, venu de Versailles à franc étrier, lui remit un billet sans adresse, fermé d'un cachet aux armes de Bussy-Rabutin. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et reconnut l'écriture de son cousin. Le billet ne contenait que ces mots: «Je suis victime d'une infâme calomnie et gravement compromis: il est question de m'envoyer à la Bastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort en peine, chère cousine, si vous ne me venez pas en aide. On m'assure que vous avez un crédit, que vous emploierez mieux que personne à me sauver. Dépêchez-vous de venir à Versailles. Je vous prie, à votre arrivée, de suivre le gentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c'est-à-dire: _Trop est trop_.» Madame de Sévigné ne fit aucune réponse à cette lettre et se garda bien d'en rien dire à ses enfants, mais elle fut très préoccupée, pendant le voyage, qui ne s'accomplit pas en moins de trois heures et demie. Ses enfants respectèrent sa préoccupation et restèrent silencieux, à leur place, en regardant distraitement ce qui se passait sur la route. Cette route, assez mal entretenue et semée d'ornières profondes, était constamment obstruée par des chariots de toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, où ils voituraient des pierres, du plâtre et des bois, pour la construction du château; des rocailles, des tuyaux de plomb et des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sévigné avait besoin de toute sa prudence pour éviter des chocs et des accidents, que les charretiers ne songeaient pas à lui épargner, et ses plaintes, ses colères, ne servaient qu'à rendre sa position plus mauvaise et plus difficile vis-à-vis de ces gens brutaux et méchants, qui n'écoutaient ni menaces, ni prières. Le jeune marquis essaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leur part, que des railleries, des injures et des éclats de rire. Charles de Sévigné, qui était tout fier de se voir habillé en gentilhomme, les menaçait de se plaindre à Sa Majesté. [Illustration: Le marquis de Sévigné se querelle avec les charretiers, sur la route de Versailles] --Monseigneur, lui répondit d'un air moqueur le voiturier auquel il s'adressait, Sa Majesté sera bien aise d'apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d'apporter des matériaux sur les chantiers de Versailles, pour achever les travaux de la bâtisse. Il y a, tous les jours, deux mille charrois qui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route, où les carrosses ont grandement tort de s'aventurer. En ce moment, passait, sur la route, à travers un lac de boue liquide, une bien étrange voiture, qui n'était autre qu'un petit haquet, traîné par un petit cheval, qui galopait à fond de train, en faisant jaillir autour de lui un déluge de boue. Ce baquet était chargé d'une espèce de bahut, enveloppé de vieilles couvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait à chaque cahot de la charrette, en rendant des sons métalliques et des murmures plaintifs, auxquels se mêlait une voix humaine. Ce singulier véhicule avait pour conducteurs une vieille femme, qui pouvait être prise pour une bohémienne, à cause d'un costume de théâtre aux couleurs éclatantes, qu'elle cachait sous un vieux manteau à capuchon rapiécé, et un jeune garçon, à la mine fine et malicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile à carreaux bleus et rouges, sur un véritable déguisement théâtral en velours, rehaussé de passementeries d'or. Il avait sur la tête une calotte en cuir noir, qu'il couvrait d'un immense chapeau de feutre à larges bords, surmonté d'une plume de coq. La voiture de madame de Sévigné avait été si abondamment éclaboussée par le passage de ce haquet, qui était déjà loin, qu'elle ne présentait plus, d'un côté, qu'une couche de boue jaunâtre. Le marquis de Sévigné, indigné du vilain procédé des conducteurs du haquet, mit la tête à la portière et les somma de s'arrêter, sous peine d'avoir affaire au lieutenant civil du Châtelet de Paris. Les gens du haquet ne répondirent à ces menaces que par des éclats de rire, et fouettèrent de plus belle leur petit cheval, qui les eut bientôt mis hors de la portée de la voix et de la vue. --Ce sont des coquins de bohémiens, dit Charles de Sévigné avec emportement. Ces fripons-là n'obéissent qu'au bâton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forcerai bien à essuyer, avec leur langue, la boue qu'ils nous ont envoyée. --Fi donc! reprit la marquise de Sévigné. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareilles gens! --Si c'étaient des gens de ma sorte, ajouta le jeune homme irrité, ce n'est pas un bâton, mais une bonne épée, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre à nous demander pardon, madame ma mère! Ils arrivèrent à Versailles, une heure après, et la colère de Charles de Sévigné se réveilla plus terrible, quand il vit que la livrée du cocher et du laquais était mouchetée de boue et semée de taches, comme une peau de panthère. Les alentours du château ressemblaient à un vaste chantier de construction; partout, des ouvriers taillant les pierres, équarrissant le bois, martelant le fer; partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne fut pas sans peine que le carrosse parvint à se frayer un chemin, entre mille obstacles, jusqu'à l'entrée du château. Là stationnait un gentilhomme, de grand air, coiffé d'un chapeau à panache noir, drapé dans un manteau de couleur sombre, la main gantée sur la poignée de son épée, les jambes serrées dans de grosses bottes de cuir vernis avec éperons d'argent. Il attendait le carrosse et il l'avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portières: il s'en approcha et le fit arrêter, en saluant respectueusement la marquise de Sévigné. --Madame,_Trop est trop!_ lui dit-il, avec un coup d'oeil d'intelligence. J'aurai l'honneur, s'il vous plaît, de vous mener là où vous êtes attendue et souhaitée, comme l'était, après le Déluge, la colombe, revenant à l'arche de Noé, avec une branche d'arbre verte dans le bec. --Monsieur, répondit madame de Sévigné, qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaison assez ridicule, veuillez me dire où il faut aller, et je donnerai ordre de m'y conduire sur l'heure, car je ne suis pas seule, et mes enfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture. --Vous ne serez pas longtemps absente, Madame, reprit l'inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrosse ne saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L'affaire presse, et vous seriez la première chagrine des conséquences d'un retard. Il vaut mieux que votre carrosse s'en aille attendre votre retour, dans la cour basse des Communs, où il vous faudrait descendre pour gagner le logement qui vous est réservé au château. --Monsieur, se prit à dire Charles de Sévigné, pendant que sa mère sortait de la voiture, ne tenez pas en mauvaise part le fâcheux état où vous voyez notre carrosse et la livrée de nos gens. C'est un malotru qui les a ainsi éclaboussés, sur la route, et je suis encore confus et dépité de n'avoir pas châtié son insolence. Si je connaissais son maître, ce maître-là paierait au double pour son valet. --Ne vous échauffez pas pour si peu, Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme: il suffira d'un coup de brosse, ou d'un coup d'éponge, pour remettre les choses en leur état présentable, et si nous retrouvons le malotru, je vous aiderai à le rosser d'importance. Le jeune Sévigné rougit d'orgueil, en s'entendant qualifier de marquis par un homme qui, à en juger par le ton et par l'habit, devait appartenir à la maison militaire du roi ou d'un prince du sang. Il se redressa d'un air de suffisance et envoya un regard satisfait à sa soeur, qui s'était cachée dans ses coiffes. La marquise de Sévigné, quoique richement et galamment habillée sous son costume de voyage, n'avait pas fait difficulté de descendre de voiture et d'accompagner à pied son guide inconnu, d'autant plus qu'elle était pourvue d'une double chaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plus mauvais chemins. Elle donna des ordres à ses domestiques, en leur laissant la garde de ses enfants, et elle s'éloigna, en suivant le gentilhomme qui n'eût pas osé lui offrir le bras. D'après ses instructions, le cocher conduisit le carrosse, en contournant les nouveaux bâtiments du château, dans une des cours de service, où devaient se rendre les voitures de toutes les personnes qui avaient reçu des invitations de la part du roi, Charles de Sévigné causa d'abord de choses et d'autres avec sa soeur, qui n'était pas rassurée, en se voyant seule avec lui, en l'absence de leur mère, et qui jetait des regards furtifs par la portière. Elle aperçut avec inquiétude un homme qui semblait faire le guet derrière la voiture et qui ne la perdait pas de vue un moment. Elle examina timidement les allures de cette espèce d'espion, avant de le faire remarquer à son frère. C'était un petit bout d'homme, gros et court, qui portait fièrement une tête énorme avec la figure la plus hétéroclite, et qui ne paraissait pas embarrassé de montrer une pareille figure: des yeux ronds de chat-huant, un long nez crochu comme un bec de vautour, une énorme bouche aux dents saillantes, le tout au milieu d'un masque grimaçant sous une peau jaunâtre et ridée. Ce monstre avait, d'ailleurs, une physionomie joviale et comique, qui n'était pas faite pour inspirer de la défiance ou de l'effroi, malgré la difformité des traits de son visage. Il était assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas, dans son port, d'une certaine distinction, qui provenait surtout de l'assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon son rang, à la cour. Le costume de ce singulier personnage n'annonçait pas cependant un courtisan. Il était vêtu à l'espagnole: casaque longue à manches bouffantes et chausses également bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec des crevés de satin rouge; il portait une collerette tuyautée à quatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue doré. Il tenait à la main une espèce de sceptre, à l'extrémité duquel s'agitaient quatre grelots d'argent. Ce sceptre de bois d'ébène, qui n'était pas une canne, devait être un bâton de commandement, et servir d'attribut aux fonctions qu'il avait à remplir dans le château. --C'est probablement un des concierges du château, dit Charles de Sévigné. On croirait volontiers qu'il a été choisi exprès pour faire peur aux gens. --Si nous étions en carnaval, reprit mademoiselle de Sévigné, je penserais que c'est un vrai carême-prenant. Tout à coup Charles de Sévigné reconnut, dans un coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bien éclaboussé le carrosse de sa mère. Le bahut, enveloppé de couvertures et de toiles à matelas, qu'il se souvenait d'avoir vu sur ce haquet, ne s'y trouvait plus, mais le cheval était encore attelé, et le petit marquis aperçut, à l'entrée d'un passage voûté, le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costume déguenillé, en toile à carreaux de couleurs, mais qui se montrait dans un costume de théâtre en velours noir parsemé d'or, avec une toque à plumes noires, comme s'il allait monter sur la scène. --Par la mordieu! s'écria Charles de Sévigné, voici le coquin qui nous a inondés de boue et qui n'en a fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme il mérite de l'être. --Quelle folie! reprit mademoiselle de Sévigné, qui cherchait à le raisonner. Tu n'iras pas sans doute te commettre avec ce comédien! Mais Sévigné avait déjà sauté à bas du carrosse et courait demander une explication à ce grand garçon, qui avait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n'était plus disposé à soutenir une querelle, en plein château de Versailles, contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se dérober à cette rencontre délicate, mais Charles de Sévigné ne lui en donna pas le temps et le saisit rudement par le bras. --Mordieu! monsieur le comédien, lui dit-il, je vous retrouve à propos pour vous faire essuyer avec votre langue les jolies éclaboussures que vous avez faites sur mes armoiries et sur la livrée de mes gens. --Mon prince! répliqua le conducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et ne sachant à qui il avait affaire: je vous jure que l'accident dont vous vous plaignez est arrivé à mon insu, et je m'en lave les mains.... --Vous laverez d'abord mon carrosse, interrompit Sévigné, qui avait le caractère le plus querelleur et le plus obstiné. Prenez une brosse, s'il vous plaît, et venez nettoyer la livrée que vous avez si joliment accommodée! Autrement, j'appelle mes gens et je leur ordonne de vous bâtonner de la belle manière! --Bâtonner quelqu'un, dans le palais du roi! cria une voix glapissante, qui força Sévigné à changer d'objet et d'adversaire. Bâtonner M. Raisin! ajouta le petit homme, vêtu de satin noir, qui venait d'accourir, en secouant son sceptre à grelots. C'est là une audace extraordinaire. --Si Monsieur était gentilhomme, répliqua Sévigné en désignant le comédien qui ne songeait qu'à s'esquiver, je lui aurais proposé de mesurer son épée avec la mienne et de me rendre raison de son insulte. --Juste ciel! ce jeune seigneur a perdu le sens! repartit le petit homme qui brandissait sa marotte en la faisant tourner à tour de bras. Provoquer les gens en duel, dans le palais du roi! Vouloir forcer M. Raisin à tirer l'épée! Avoir l'idée infernale de tuer M. Raisin, chez le roi! C'est là un crime de lèse-majesté. [Illustration: Vous laverez d'abord mon carrosse! dit au comédien le marquis de Sévigné.] --Monsieur, je vous fais sincèrement mes excuses! dit, en s'adressant au marquis de Sévigné, le comédien qui s'effrayait des conséquences de cette querelle bruyante, et je m'en remets à mon ami Langeli pour vous donner satisfaction. En disant cela, le comédien salua profondément et disparut dans un corridor sombre où il s'était jeté pour échapper à un plus long entretien. Charles Sévigné resta interdit et furieux, il s'apprêtait à porter sa colère contre l'étrange personnage qui l'avait empêché d'avoir raison d'une injure, lorsque celui-ci lui toucha l'épaule avec le sceptre à grelots qu'il n'avait pas cessé d'agiter, comme l'emblème de son autorité. --Monsieur le marquis! dit-il avec un accent impérieux et sévère, que démentait l'expression burlesque de sa figure grimaçante, nous avons le regret de vous placer sous notre surveillance immédiate, pour éviter un scandale dans la maison du roi, et pour nous opposer à un duel entre deux hommes d'honneur. Vous plaît-il de me suivre, Monsieur le marquis? Sévigné crut avoir affaire à un officier du palais ayant à exécuter un pouvoir quelconque, que cet officier tenait de ses fonctions; il ne fit aucune résistance et suivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant, son sceptre levé, comme pour affirmer le droit d'arrestation qu'il avait invoqué. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communs du château et s'enfoncèrent dans des corridors tortueux et sombres que connaissait le guide de Charles de Sévigné. Ce dernier n'avait pas peur, mais il éprouvait une sorte d'inquiétude, en s'imaginant qu'il allait comparaître devant un tribunal, car il n'ignorait pas que les duels étaient interdits sous les peines les plus rigoureuses et que le Tribunal des Maréchaux de France ou de la Connétablie réglait sans appel toutes les querelles de point d'honneur. Mademoiselle de Sévigné avait compris que son frère, dont elle redoutait les emportements et les violences, s'était engagé imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvait apprécier à distance l'objet et la portée, mais elle avait vu se former autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, qui l'empêchaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendait seulement le bruit confus d'une altercation, dans laquelle dominait la voix de Charles de Sévigné. Elle attendit avec anxiété la fin de l'aventure et elle avertit le petit laquais, qui était debout à la portière du carrosse, de prêter secours à son maître, dès qu'il en serait temps. Le petit laquais, qui n'était pas d'âge à intervenir utilement dans un conflit où son jeune maître aurait besoin d'aide, profita de la permission qu'on lui en donnait, pour venir se réunir aux curieux qui étaient bien aises d'assister au débat d'un jeune seigneur avec un comédien. Quand mademoiselle de Sévigné constata que son frère n'était plus là, et que la foule qui l'avait entouré se dispersait, elle eut à coeur de savoir ce qu'il était devenu et de lui porter elle-même aide et secours, s'il en avait besoin. Elle triompha de sa timidité naturelle, sous l'empire de son affection fraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retour du petit laquais qui s'était éloigné. Elle se dirigea résolument vers l'endroit où Charles de Sévigné avait disparu et elle n'hésita pas à s'avancer dans un corridor solitaire, que son frère avait dû suivre en partant du même point qu'elle. Mais, quand elle arriva dans une espèce de carrefour auquel aboutissaient cinq ou six chemins différents, elle en prit un au hasard, lequel n'était pas sans doute celui que Charles de Sévigné avait pris, car elle n'eut bientôt plus l'espoir de le rejoindre: elle marchait hâtivement, sans rencontrer personne, au milieu d'un dédale de passages obscurs, qui l'éloignaient du but qu'elle espérait atteindre, et lorsqu'elle essaya de retourner en arrière, elle reconnut avec anxiété qu'elle s'était tout à fait égarée. Son effroi s'augmenta de plus en plus, quand elle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervalles à travers les longues galeries voûtées et que les échos souterrains se renvoyaient de l'un à l'autre, en rendant ces cris lointains plus inarticulés et plus confus. Elle écoutait, immobile et terrifiée: à plusieurs reprises, elle avait cru reconnaître la voix de son frère, mais aussitôt cette voix, qui semblait prendre le caractère de la menace et de la colère, avait été couverte par des éclats de rire prolongés. Puis, des portes s'ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et tout rentra dans le silence. Mademoiselle de Sévigné fut plus effrayée de ce silence, qu'elle ne l'avait été des bruits vagues et incertains, qui lui annonçaient du moins la présence de quelques êtres vivants. Elle doubla le pas et n'eut plus d'autre idée que de sortir de l'ombre qui semblait à chaque instant s'épaissir autour d'elle, car la nuit approchait, et la pauvre jeune fille pouvait prévoir que, d'un moment à l'autre, elle se trouverait arrêtée, sans savoir où elle serait, au milieu des ténèbres. C'est alors qu'elle se vit au pied d'un grand escalier, qui paraissait aboutir aux étages supérieurs. Elle ne songea plus à descendre, pour arriver à un passage qui la ramènerait à la grande cour des Communs; elle se préoccupa plutôt de monter dans les Communs, où elle aurait chance de rencontrer un des gens du château, qui l'aiderait à regagner son carrosse. Malheureusement, c'était l'heure du souper, et elle ne trouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, après bien des tours et des détours, elle parvint, quand le jour lui faisait défaut, à gagner un corridor éclairé par une lampe. Elle se crut sauvée, d'autant plus qu'elle distinguait, à l'extrémité de ce corridor, une assez vive clarté qui venait d'une porte entr'ouverte. Elle se dirigea rapidement vers cette porte et entra dans une grande chambre, où elle entendait une voix étouffée et inintelligible, accompagnée de petits coups répétés, qu'on frappait contre les parois d'une caisse sonore. La personne qui occupait cette chambre ne devait pas être loin, car elle avait laissé sur une console deux grosses bougies allumées. Au milieu de la pièce, il y avait une espèce de coffre immense, dont la forme était assez inusitée, pour que mademoiselle de Sévigné se rappelât avoir vu, le jour même, ce coffre bizarre, porté sur un haquet, que traînait un cheval et que conduisait un homme en costume de comédien, celui-là même avec qui le jeune marquis de Sévigné s'était pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenir imprévu n'annonçait rien de bon à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait rien de plus pressé que de sortir de cette chambre, mais elle en fut empêchée par l'approche de deux personnes qui allaient y rentrer, en parlant à demi-voix. En même temps, les petits coups, qu'elle avait entendus résonner comme dans un meuble, retentirent de nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plus distincte et plus grondeuse. --Voulez-vous donc que je meure là-dedans! criait la voix. J'aimerais mieux être enfermé dans un cachot, que dans cette boîte! Père, délivre-moi, pour l'amour de Dieu! J'ai grand besoin de respirer un peu, avant de commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien que je n'aie ni bu ni mangé depuis notre départ! Holà! vous m'avez donc abandonné, que vous ne répondez pas à mes plaintes? Par pitié! grand'mère, obtiens pour moi un quart d'heure de liberté, afin que je puisse reprendre haleine! Père, au nom du Ciel! Grand'mère, bonne grand-mère, sauve la vie à ton petit Jean-Baptiste! Mademoiselle de Sévigné n'avait pu saisir qu'une partie de ces paroles, prononcées avec l'accent de la prière dans l'intérieur du grand coffre, où devait être renfermé un personnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre les parois de sa prison. Elle n'osa pas attendre de pied ferme les deux individus, qui se querellaient, au moment où ils allaient reparaître dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante, derrière une tapisserie qui la dérobait à la vue de ce comédien et de cette vieille bohémienne, qu'elle n'avait pas oubliés, depuis la querelle de son frère avec eux. --Auras-tu bientôt fini de faire le sabbat, méchant garçon? s'écria le comédien, d'une voix de stentor. As-tu juré de ruiner ta famille? Je ne sais qui me tient que je ne te roue de coups, mauvais drôle! Je t'emprisonnerai dans ta boîte, dix jours durant! --Jacques, sois donc plus humain pour l'enfant! reprit la vieille femme, d'un ton suppliant. Le pauvre petit est encore à jeun depuis ce matin.... --Il a eu le temps de dormir, répliqua durement le comédien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pas qu'il se couchât sans souper! N'est-il pas juste que nous commencions par souper nous-mêmes, nous qui avons le plus de peine et de travail? --L'enfant a faim, dit la vieille. Dépêche-toi de lui donner de l'air, mon cher Jacques, et permets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je lui destine. Mais d'abord, crainte de surprise, fermons les portes, avant d'ouvrir la boite. La bohémienne s'assura que les portes de la chambre étaient fermées au verrou, pendant que le comédien enlevait d'abord le dessus du coffre et mettait à découvert un orgue portatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pour vérifier si l'instrument avait conservé son accord. Puis, oubliant qu'un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa délivrance, il se mit à exécuter un grand morceau de musique sacrée, en faisant vibrer les cordes de l'instrument qui rendait un son aussi puissant que celui de l'orgue dans une église. Le son allait se prolongeant et se répercutant hors de la chambre, à faire croire aux personnes qui pouvaient l'entendre, qu'on célébrait quelque part une cérémonie religieuse. Ce n'était pourtant ni l'heure ni le lieu, pour cela. --Jacques, nous ne sommes pas mandés à Versailles pour exécuter un _stabat_ dans la chapelle du roi, dit la vieille, en posant sa main décharnée sur l'épaule de l'organiste, qui s'exaltait sous l'inspiration musicale. Il ne s'agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante. Le musicien ne répondit pas, et changeant de thème il se mit à jouer un air d'opéra, avec tant d'éclat et de belle humeur, que ses auditeurs, s'il en avait eu, ne se fussent pas lassés de l'écouter et de l'applaudir. Mais il fut interrompu, par de nouveaux coups frappés doucement contre le clavier de l'orgue et par une voix lamentable, qui s'en échappait, en répétant: «Père, j'ai faim, j'ai faim! Grand'mère, j'ai bien faim!» --Ce petit masque ne fera jamais un musicien! s'écria l'exécutant, qui cessa de jouer et qui alla, en grommelant, ouvrir par derrière le coffre, où le mécanisme de son orgue était renfermé. Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir un fils si peu sensible aux charmes de la musique! La petite porte qui venait de s'ouvrir, à l'aide d'un ressort caché, au bas de l'instrument, était déguisée avec tant d'art, qu'il n'eût pas été possible de soupçonner son existence. Il sortit de là un enfant de six ou sept ans, à moitié nu, qui se traîna sur le carreau, marchant à quatre pattes, comme un animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient devenus raides et inertes, par suite de la position gênante et comprimée qu'il avait dû garder, depuis plusieurs heures, dans l'étroit espace où il se trouvait blotti. La bohémienne le prit entre ses bras et l'enveloppa dans le pan de sa robe, comme pour le réchauffer et lui rendre, avec la chaleur vitale, la souplesse de ses mouvements. --Cher petit, tu vas faire un bon repas, lui disait-elle avec tendresse: j'ai là pour toi du bon vieux vin, de la table du roi, une belle langue fumée, un pigeon rôti, un râble de lièvre, des pâtisseries, des confitures.... --N'avez-vous pas honte, la mère, de gâter ce maudit paresseux? murmurait le comédien, qui s'était emparé du flacon de vin destiné à l'enfant et qui l'eut vidé en trois traits. Il n'a pas encore travaillé aujourd'hui, et après avoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d'avoir le ventre vide, quand le nôtre est à peine rempli! Vous allez maintenant le gorger et l'étouffer de nourriture, de telle sorte que son jeu s'en ressentira et qu'il est capable de s'endormir ensuite sur son épinette! [Illustration: L'enfant ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient raides et inertes.] --Mange, petit, disait la vieille, et ne te soucie pas de ces gronderies. Il n'est pas méchant, ton père, ajoutait-elle, en présentant à l'enfant les aliments qu'il dévorait en silence, les yeux pleins de larmes; non, il n'est pas méchant, et il a besoin de toi, puisque tu es l'âme de sa machine, mais c'est sa musique qui l'occupe et l'intéresse plus que tout.... Mange à ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps, et tu peux manger à ton aise.... Le pauvre enfant mourait de faim! dit-elle; en s'adressant au musicien. Vois, comme il mange de bel appétit! Je regrette vraiment, reprit-elle à voix basse, qu'il n'ait pas un coup de vin à boire, pour se donner des forces.... --Il s'agit bien de boire! murmura le père, qui tirait de son orgue quelques accords isolés pour s'assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactement toutes les cordes de l'instrument. Il s'agit de mon honneur, il s'agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant le roi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches et heureux; sinon, il me faudra renoncer à la musique et remonter sur le théâtre, pour gagner notre vie péniblement, misérablement, car il y a trop de comédiens en France, et le métier devient plus mauvais tous les jours. --Nous réussirons, j'en suis sûre, Jacques! répliqua la vieille, qui n'avait des yeux que pour l'enfant, dont elle dirigeait et encourageait l'appétit. Quand notre Jean-Baptiste aura mangé à sa faim, il fera des merveilles.... --Aura-t-il bientôt fini de tordre et avaler? grommela le musicien, qui avait terminé l'examen de la tonalité des accords de son instrument. Il est grand temps qu'il rentre dans sa boîte.... --Rien ne presse, Jacques, dit la bohémienne avec un air suppliant. L'enfant était si affamé, après avoir jeûné tout le jour.... D'ailleurs, mon pauvre petit, tu emporteras là-dedans les pâtisseries et les sucreries.... --Oh! qu'il se garde bien de faire le moindre bruit! s'écria le musicien avec colère, car nous devons paraître devant le roi, à neuf heures précises, et le moment est proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tu fais une fausse note, je te fouetterai jusqu'au sang, et même, si je ne réussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, je t'étranglerai de ma main! Tout à coup, un cri étouffé fut suivi de la chute d'un corps, derrière la tapisserie, qui formait dans la chambre une espèce d'alcôve ou de cabinet. C'était mademoiselle de Sévigné, qui venait de s'évanouir, sous l'empire de l'émotion ou de la crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, à la suite de ce bruit imprévu et inexpliqué, le comédien et sa mère, qui en avaient été surpris plutôt qu'effrayés, ne se rendirent pas compte de son origine et ne cherchèrent pas à la découvrir. --Il y a du monde, dans une chambre voisine, où l'on a fait tomber quelque chose? dit la bohémienne, en baissant la voix. A Dieu ne plaise qu'on n'ait pas entendu ta menace horrible que tu as faite à ce pauvre petit! On nous prendrait pour des bourreaux. C'est mal, Jacques, c'est le fait d'un mauvais père, que de martyriser ainsi un enfant! L'enfant était rentré, en pleurant, dans l'intérieur du coffre, où une cachette lui avait été ménagée, et le père, sans lui adresser une parole de tendresse ou d'encouragement, s'était hâté de refermer soigneusement l'étroite issue, par laquelle le petit prisonnier avait regagné son gîte. Le musicien ne répondit pas au reproche de sa mère et se jeta, l'air hargneux et renfrogné, dans un fauteuil où il feignit de s'endormir. La vieille femme s'était accroupie contre le coffre où l'enfant était caché, et elle pleurait, la tête appuyée sur la cloison de bois, derrière laquelle ce malheureux enfant pleurait sans doute aussi. Après quelques instants de douleur muette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l'intéresser en faveur de l'innocente victime, qu'il traitait avec tant de rudesse et d'inhumanité. --Je ne sais pas, en vérité, dit-elle en parlant à la sourdine, s'il faut savoir gré au sieur Langeli de t'avoir fait obtenir la grâce de jouer de ton instrument devant le roi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notre petit Jean-Baptiste. C'est l'ambition qui te possède, Jacques; tu veux être riche, tu veux devenir un personnage, comme monseigneur Langeli? Mais, pour faire figure à la cour, tu devrais d'abord te déshabituer de boire, de boire sans cesse, d'être toujours entre deux vins.... Tu ne me réponds pas? Tu fais semblant de dormir, Jacques? Écoute ta vieille mère, qui n'a pas longtemps à vivre et qui se désole à l'idée de te laisser l'enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites à plaisir, et que tu tuerais, si je n'étais pas là pour le défendre. Écoute-moi, Jacques: je prendrai l'enfant avec moi et nous irons ensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohémiens, où du moins il ne sera pas injurié, menacé, battu par son père. Quant à toi, tu n'es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire: tu redeviendras comédien, dans quelque troupe ambulante, car c'est en vain que ton ami Langeli se flatte de l'espoir de t'enrôler dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne. Tu as encore la ressource de retourner à Troyes et d'y être, comme naguère, organiste de la cathédrale.... Mais répondras-tu, méchant garçon? Je te jure ma foi, que si tu n'as point pitié de mon enfant, que si tu le frappes, que si tu le prives d'air et de nourriture, que si tu le tiens impitoyablement enfermé dans ta machine, j'irai, moi, ta vieille mère, me jeter aux pieds du roi et lui demander justice contre toi, pour le salut de mon enfant! Le musicien n'avait rien écouté de cette longue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sévigné, qui avait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand'mère et se promettait tout bas de prendre la défense de cet enfant qu'il fallait arracher à la cruauté d'un père sans entrailles. La bohémienne, n'obtenant pas de réponse, s'était mise à prier Dieu et lui recommandait la destinée de son petit-fils. Cependant, depuis plus de trois heures que la marquise de Sévigné avait quitté ses deux enfants en les laissant dans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, elle n'avait pas perdu son temps, et son bon coeur avait eu une sérieuse occasion de montrer ce qu'il était capable de faire. La marquise, à la descente de voiture, suivit le gentilhomme, qui s'était fait reconnaître en prononçant le mot du guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indiqué d'avance à sa cousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaire annonçaient qu'il appartenait ou avait appartenu à un régiment de cavalerie légère, que Bussy avait commandé sans doute huit ou dix ans auparavant, en qualité de mestre de camp, ce gentilhomme marcha, d'un pas modéré, en se retournant de temps à autre pour s'assurer que madame de Sévigné venait derrière lui. Celle-ci, dont la confiance n'avait pas failli, dans la conviction que son cousin Bussy l'attendait et qu'il avait grand besoin d'elle, n'hésitait pas à suivre jusqu'au bout cette espèce d'officier de chevau-légers, qui devait la conduire à un but qu'elle ignorait. Elle s'enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n'être pas remarquée ni reconnue. Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieurs galeries, plusieurs passages, qui semblaient s'éloigner du palais central, de ce petit château que Louis XIII avait fait bâtir et que Louis XIV avait pieusement conservé, en l'entourant de superbes bâtiments et en l'encadrant avec beaucoup de goût dans les nouvelles constructions. Tant qu'elle avait rencontré, sur la route qu'on lui faisait tenir, des gens du château, des domestiques en livrée, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et des seigneurs de la cour, qui se rendaient à leurs affaires ou à leurs devoirs, elle n'avait pas eu la moindre inquiétude, ni le moindre soupçon; mais, quand elle se vit engagée dans une sorte d'allée sombre, entre deux murailles nues qui n'offraient aucune voie de retraite, elle éprouva un sentiment de défiance, qui ne faisait qu'augmenter à mesure qu'elle avançait dans cette allée solitaire. Tout à coup elle s'arrêta et fit mine de retourner sur ses pas. Le gentilhomme, qui la précédait parut comprendre le trouble et l'hésitation qui s'emparaient d'elle; il revint de son côté et la rejoignit, avant qu'elle eût commencé à faire retraite. --Monsieur! lui dit-elle avec un air froid et sévère, vous plairait-il de me faire savoir quel est l'endroit où vous devez me conduire? --Volontiers, Madame, répondit-il en la saluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sans témoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui je servais à la bataille des Dunes en 1654, m'a donné la commission de vous mener auprès de lui, dans l'intérêt d'une affaire qui ne souffre pas de retard.... --Mais, ce me semble, Monsieur, interrompit-elle en souriant, ce n'est pas là un chemin qui puisse honorablement nous mener chez M. le comte de Bussy-Rabutin, lieutenant-général des armées du roi? --Ce n'est pas chez M. le comte, que j'ai l'honneur de vous mener. Madame, répliqua-t-il en s'inclinant; j'ai le regret de vous conduire, par un assez vilain chemin, je l'avoue, aux prisons du château, dans lesquelles M. le comte a été amené hier par ordre du roi. --M. de Bussy dans les prisons du château de Versailles! s'écria madame de Sévigné, aussi étonnée qu'attristée de cette nouvelle. --Il est probable qu'il n'y restera guère, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine, Madame la marquise, de venir lui prêter votre appui. Tous les amis de M. le comte de Bussy l'espèrent du moins. Si vous ne fussiez pas venue, Madame, M. le comte de Bussy serait transféré, cette nuit même, à la Bastille, d'où l'on ne sort pas aisément, une fois qu'on y est entré. --Je ne sais pas trop, dit-elle, ce que je puis faire pour être utile à M. de Bussy, dans une affaire que j'ignore absolument. --J'ignore de même quelle est cette affaire, répliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d'avance qu'elle ne touche pas à l'honneur de M. le comte, qui est l'honneur même en personne. Voilà pourquoi M. le comte de Saint Aignan a donné des ordres, pour que vous soyez admise d'urgence auprès de M. le comte de Bussy, et certainement avec l'approbation de Sa Majesté. Madame de Sévigné fit un geste qui marquait son impatience de voir M. de Bussy, et elle suivit d'un pas plus pressé le gentilhomme qui devait être son introducteur dans la prison. Dès que son nom fut prononcé, les portes s'ouvrirent devant elle, et elle se trouva en présence de son cousin, qui vint à sa rencontre avec un joyeux empressement et qui s'autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec une amicale familiarité. --Je vous demande pardon, chère cousine, lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus digne de vous. --En vérité, mon pauvre Roger, je ne m'attendais pas à venir visiter à Versailles un prisonnier d'État! répondit-elle, avec une vive expression de sympathie et d'intérêt. O mon Dieu! ajouta-t-elle, émue du bruit des verroux qu'on fermait derrière elle: est-ce à dire que je suis désormais emprisonnée avec vous, comme votre complice? Que je sache du moins quel est le crime dont vous êtes accusé? --Je suis d'abord tout au plaisir de vous revoir, après une assez longue absence, bonne cousine, et de vous revoir plus belle que jamais.... --Êtes-vous toujours aussi léger et aussi fou, Roger? interrompit en souriant madame de Sévigné. Songez, pour devenir un peu plus sérieux, que vous êtes en prison, accusé de quelque méchante action, et que vous me faites partager votre captivité, toute innocente que je sois de vos méfaits. Allons, plaisanterie à part, apprenez-moi vite la cause de cet incroyable emprisonnement. --Je vous retiendrai ici le moins longtemps possible, je vous jure, mais veuillez d'abord vous asseoir, cousine, pour m'entendre, pour me plaindre, et pour me conseiller, car je vous ai surnommée, s'il vous en souvient, la Dame des bons conseils. [Illustration: La marquise de Sévigné visite le comte de Bussy-Rabutin dans sa prison.] Bussy-Rabutin avait, à cette époque, près de quarante-cinq ans, mais il était encore aussi peu sage, aussi peu prudent, aussi ardent et emporté, que dans sa jeunesse. Quoique lieutenant-général des armées du roi, il passait son temps dans la société des plus jeunes seigneurs de la cour; quoique marié et père de famille, il ne s'imposait aucun frein dans son existence de folie et de désordre: le jeu, la table, les plaisirs les plus bruyants et les plus fougueux faisaient l'occupation ordinaire de ses journées et de ses nuits. Il vivait pourtant à la cour, bien qu'il y fût presque constamment en disgrâce, et le roi lui-même le craignait, comme le craignaient les courtisans: on lui attribuait tous les bons mots, toutes les épigrammes, toutes les satires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu'il était capable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes. Suivant une boutade de Madame Henriette d'Angleterre, femme du duc d'Orléans, Bussy était «la plus dangereuse langue et la plus venimeuse qu'il y eût parmi les scorpions de Versailles et les vipères de Fontainebleau». --Je gagerais que vous avez encore mordu quelqu'un ou quelqu'une? lui dit madame de Sévigné, qui ne lui pardonnait pas son défaut ordinaire de railler et de médire. Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et il en résultera, un jour ou l'autre, que les femmes vous crèveront les yeux et que les hommes vous couperont la langue. --Je n'en suis pas encore là, Dieu merci, et certes il m'en coûterait trop d'être pour vous un objet d'horreur. Mais voici mon histoire, où je porte la peine de mes vieux péchés. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours je n'ai pas fait trois épigrammes. Au surplus, c'est une chanson qui a fait tout le mal, et je n'en suis pas l'auteur, par cette excellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je ne devrais donc pas avoir à m'en défendre. Mais la chanson s'adresse d'une manière très impertinente à Madame la duchesse d'Orléans, qui s'en est montrée fort blessée, et avec raison. Vous plairait-il, belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le mot pour rire? --Chut! Voulez-vous vous faire prendre en flagrant délit? Soyez donc plus circonspect, sinon plus sage! --En trois mots, voici ce qui s'est passé. Madame la duchesse d'Orléans a trouvé la chanson écrite sur la semelle de ses souliers, un de ces soirs où elle allait chez la reine. Le roi y était. Madame s'est indignée contre les chansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas même ses souliers. Là-dessus, elle fit voir la chanson qu'elle portait à la semelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d'en rire, elle s'emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris que j'étais l'auteur de cette vilaine chanson. Sa Majesté mit sa colère au diapason de celle de Madame et déclara qu'on ferait bien de m'envoyer chansonner à la Bastille. On vint m'avertir, le lendemain même, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l'ayant trouvé qui allait chez Monsieur, frère du roi, je l'arrêtai pour lui dire au passage: «Monsieur, quand nous vous aurons coupé les oreilles, nous irons les clouer à la porte de Madame la duchesse d'Orléans.» Je ne pouvais faire moins, ma cousine, que d'imposer silence à M. de Guiche. Mais cette méchante langue, à qui je laissais encore ses oreilles, s'en servit assez mal pour entendre que ma menace s'adressait, non à lui, mais à Monsieur lui-même; ce qui était un effronté mensonge. Je me lave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie. Monsieur alla conter la chose à Madame, qui courut la conter au roi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grands dieux que j'avais dessein de lui tuer son mari, si le premier prince du sang de France se refusait à se battre en duel avec moi. Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grand roi. Sa Majesté, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurer Monsieur, a ordonné de m'arrêter et d'instruire mon procès, à la Bastille, procès criminel à propos d'une ridicule chanson, qui n'est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude.... Vous convient-il que je vous la chante? --La chose est plus grave que vous ne pensez, Roger, repartit madame de Sévigné, et vous avez tort d'en rire. Je n'ai que faire de connaître la chanson, et je serai plus à mon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre défense. --M. le comte de Saint-Aignan, qui sait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l'excellente idée d'user de votre venue à Versailles, pour faire de vous une belle solliciteuse, la plus éloquente et la plus persuasive qu'on puisse souhaiter. Il s'est offert à vous présenter lui-même à Monsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause.... --Non, interrompit la marquise, je n'ai que faire d'aller chez Monsieur, qui ne reçoit pas les dames; j'irai plutôt chez Madame, avec mes deux enfants, Charles et Françoise. --Pardieu! j'eusse été charmé de les voir et de les embrasser, s'ils sont venus avec vous, ma cousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenés. Je parie que votre fille Françoise est en passe de devenir aussi belle que vous l'êtes, mais, à coup sûr, si spirituelle qu'elle puisse être, elle ne le sera jamais autant que vous. --Adieu, flatteur! lui dit Madame de Sévigné. Vous me faites oublier que mes enfants sont restés dans mon carrosse, où ils m'attendent depuis tantôt une heure, en s'inquiétant de l'approche de la nuit. Adieu, Roger! Je m'en vais me rendre chez M. le comte de Saint-Aignan, où nous aurons bel à faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites en sorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque je reviendrai vous apporter vos lettres de grâce. --Cousine, cousine, la plus précieuse lettre de grâce sera celle que vous m'écrirez de votre plus fine plume et de votre meilleure encre, vous qui savez écrire de plus belles lettres que Balzac et Chapelain! La marquise de Sévigné fut ramenée à son carrosse, par le gentilhomme qui l'avait attendue et qui lui fit escorte respectueusement jusque-là. Mais quelle fut l'émotion, quelle fut l'inquiétude de cette tendre mère, lorsqu'elle apprit, de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait sauté à bas de la voiture pour chercher querelle à une espèce de comédien et qu'il avait été emmené par un officier du palais! Quant à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait pas reparu, depuis qu'elle était descendue aussi de voiture, on supposait qu'elle avait eu l'intention d'aller rejoindre sa mère. Ces renseignements vagues et insuffisants ne firent qu'accroître les angoisses de la marquise, qui, sachant, par expérience, à quels excès de violence pouvait se porter son fils, s'imagina que ce jeune présomptueux était capable d'avoir provoqué ou accepté un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne se rappelait que trop le fatal duel qui lui avait enlevé son mari! Elle était moins inquiète au sujet de sa fille, parce qu'elle croyait avoir à compter sur la raison, l'intelligence et la sagesse prématurées de cette jeune personne. L'idée lui vint que mademoiselle de Sévigné, voyant son frère en altercation avec un inconnu, avait jugé nécessaire de lui assurer immédiatement une protection puissante et s'était fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre du roi, M. le comte de Saint-Aignan. La pauvre mère pensa qu'elle devait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allant les réclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme qui l'avait conduite à la prison de son cousin ne s'étant pas encore retiré, elle le pria de la conduire, sur l'heure, à l'appartement du premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus, en ce moment, à la démarche qu'elle avait promis de faire auprès de ce seigneur, dans l'intérêt du comte de Bussy-Rabulin. Elle n'avait plus d'autre souci, plus d'autre pensée que de savoir ce que ses enfants étaient devenus. Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chez la comtesse de Saint-Aignan, qui n'avaient pas entendu parler d'eux et qui n'étaient pas même avertis de leur arrivée a Versailles. Le comte et la comtesse prirent une vive part à l'inquiétude croissante de la marquise et s'efforcèrent de la tranquilliser, en donnant des ordres partout pour qu'on se mît en quête du jeune marquis de Sévigné et de sa soeur. On les avait vus, en effet, dans la cour des Communs, mais ils n'avaient fait que paraître et disparaître, sans qu'on pût savoir de quel côté ils étaient allés, car personne ne les connaissait, et ils n'avaient parlé à personne. On avait bien idée d'un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, le bouffon du roi, mais, comme ce Langeli était craint et détesté de tout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans une circonstance où l'on ne pouvait le faire intervenir sans s'exposer à sa vengeance et à sa haine. L'heure s'écoulait avec une éternelle lenteur pour la mère, qui espérait à chaque instant voir reparaître son fils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peine à l'empêcher de se porter elle-même à leur recherche, en lui disant que si elle s'éloignait d'un côté, ses enfants viendraient d'un autre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie de les revoir. --Aussi bien, objecta la comtesse, il n'y avait pas lieu d'avoir la moindre crainte, les deux enfants étant arrivés avec elle à Versailles et ne pouvant être qu'au château. Peut-être, ajouta-t-elle en s'arrêtant à une idée qui lui vint, peut-être seraient-ils allés dans les jardins voir les beaux travaux qu'on y fait? Je vais donner ordre qu'on s'enquière s'ils y sont. Un peu de patience encore, chère marquise, et nous allons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu'ils vous ont donné, à leur insu et bien à contre-coeur. --Il est possible, dit le comte de Saint-Aignan, qui n'avait aucune nouvelle des enfants de madame de Sévigné, il est possible qu'en vous attendant, Madame, ils se soient fait conduire au théâtre, où l'on répète quelques entrées du _Ballet des Arts_, dans lequel ils ont un rôle l'un et l'autre; vous ne l'avez pas oublié, Madame la marquise, et vous trouverez bon qu'ils s'en souviennent, quand il s'agit pour eux d'examiner les galants costumes qu'on leur a préparés. La représentation est un peu retardée, mais elle aura lieu dans trois jours, au plus tard.... Madame de Sévigné ne répondait pas; elle était absorbée dans l'attente de ses enfants qui ne venaient pas, et chaque minute lui semblait un siècle. Elle écoutait tous les bruits du dehors, et elle cherchait à reconnaître ceux qui pourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Son coeur battait si fort, que les battements faisaient écho dans ses oreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets. --Ah! si le pauvre Bussy eût été là! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait de distraire la préoccupation de cette mère désolée: il vous aurait demandé la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vos enfants, quoiqu'il soit et ait toujours été le plus inconséquent des hommes.... --Je ne vous disais pas que j'ai vu mon cousin de Bussy! interrompit madame de Sévigné, qui eut presque un remords d'avoir oublié la promesse qu'elle avait faite à son parent. Je l'ai vu, ce maître écervelé, je l'ai vu dans une triste situation, surtout s'il est innocent de ce dont on l'accuse. Est-il vrai qu'on doive le conduire à la Bastille? --Cette nuit même, répondit le comte de Saint-Aignan, à moins que Sa Majesté ne change d'avis et ne daigne donner contre-ordre. I1 ne faudrait qu'une bonne parole bien dite, comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, de Monsieur, son intervention auprès du roi. --Êtes-vous certain, Monsieur le comte, demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l'auteur de cette vilaine chanson contre Madame? --J'en jurerais, par la raison que si Bussy l'avait faite, il s'en vanterait, au lieu de s'en défendre; son seul crime, c'est de l'avoir chantée, dans une débauche où il n'avait pas la tête trop saine. Madame ne lui en gardait pas grande rancune, mais Monsieur en a été gravement offensé et s'en est plaint au roi. --Si mes enfants étaient ici, dit en soupirant madame de Sévigné, je ne me refuserais pas à faire une tentative auprès de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse à peine de nom, car il n'avait pas plus de onze ans, lorsque j'ai quitté la cour, à la mort de mon mari. --Monsieur vous connaît bien, Madame la marquise, repartit M. de Saint-Aignan, Monsieur vous admire entre toutes les femmes, et c'est lui qui m'a chargé secrètement de tout faire au monde, pour vous rendre à la cour qui vous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de sa main toutes les lettres que vous écrivez à vos amis et qui circulent ici de main en main, dès qu'on les a reçues. Monsieur en est le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il déclarait tout haut, devant le roi, qu'une femme qui écrit de pareilles lettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes les reines de la terre. --Pensez-vous que Madame soit de son avis? répliqua-t-elle malignement, flattée d'un tel éloge, qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. O mon Dieu! ajouta-t-elle avec un air d'indifférence, je n'écris qu'à des amis, et ce sont des lettres sans façon, que je n'écris pas pour qu'on les montre. De telles lettres ne sont que des conversations intimes et familières... En ce moment, on entendit dans les antichambres la voix d'une personne qui était en débat avec les valets et qui affichait bruyamment la prétention d'entrer, malgré eux, sans attendre qu'on l'introduisit auprès du premier gentilhomme de la chambre. Madame de Sévigné, s'imaginant que c'étaient ses enfants qu'on lui ramenait, courut à la porte et l'ouvrit elle-même. Elle se trouva en présence d'un personnage ridiculement habillé, qu'elle reconnut tout d'abord, pour l'avoir vu souvent à la cour, à l'époque où elle en faisait partie, et lorsqu'elle était en grande faveur dans l'entourage de la reine-mère. Elle fit un mouvement de dégoût et de surprise, en se repentant d'avoir montré un empressement si mal justifié, car ce n'étaient pas ses enfants; c'était seulement Langeli, le bouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans la vieille charge des fous en titre d'office. --Que nous veut maître Langeli? demanda sévèrement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gré à ce bouffon de s'être présenté chez lui sans sa permission. N'est-ce pas un message de Sa Majesté, que m'apporte votre éminente folie? --Monseigneur, dit Langeli en s'inclinant profondément devant la marquise de Sévigné, permettez-moi de saluer cette belle dame, que j'avais l'honneur autrefois de rencontrer à la cour de ma vénérée souveraine Sa Majesté la reine-mère Anne d'Autriche, quand elle était régente de France. Je n'oublierai jamais, s'il plaît à Dieu, les coups de canne que feu son époux M. le marquis de Sévigné m'a fait administrer par ses laquais... --Il fallait donc que vous les eussiez mérités, reprit vivement M. de Saint-Aignan, pour en avoir, après douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir? Dépêchez, s'il vous plaît, car nous n'avons pas de temps à perdre à ces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeune marquis de Sévigné et de mademoiselle de Sévigné, que je fais chercher partout le château? Cela seul nous importe à cette heure. --Je venais, en effet, monseigneur, répondit Langeli, vous annoncer, qu'ils ont été conduits l'un et l'autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d'Orléans. --Dieu soit loué! s'écria la marquise de Sévigné, en adressant un sourire de reconnaissance à Langeli, qu'elle méprisait et détestait pourtant de longue date. Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan, ne vous semble-t-il pas opportun que j'aille en personne reprendre mes enfants et faire ma cour à son Altesse royale, pour la remercier d'avoir bien voulu les recueillir, en l'absence de leur mère? --Je serais très honoré, Madame, dit Langeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalier d'honneur, et de vous conduire moi-même jusqu'aux antichambres de son Altesse Royale. --Monseigneur, repartit la marquise de Sévigné en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec un mouvement d'effroi, vous m'avez offert de m'accompagner chez son Altesse Royale Madame; vous me donnerez ainsi l'assurance qui me manque, et si vous le jugez à propos, je serai heureuse d'être présentée, sous vos auspices, à Monseigneur le duc d'Orléans. --Nous allons donc de ce pas chez son Altesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant à vous, maître Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe de madame la marquise de Sévigné. --Vous savez, Monseigneur, reprit vivement Langeli, que sa Majesté daignera entendre, ce soir, le clavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville de Troyes? Nous nous retrouverons donc l'un et l'autre, à cette occasion, en face de sa Majesté. Quant à madame la marquise, je désire qu'elle se souvienne, comme je m'en souviens et m'en souviendrai toujours, de la gracieuse épigramme qu'elle m'a jetée jadis au visage, devant ma bonne maîtresse la reine-régente Anne d'Autriche: «Il y a ici-bas tant de fous, dont les agréables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment on trouve bon de payer les folies maussades de Langeli.» Adieu vous dis, Madame la marquise: vous vous rappellerez que tout se paie ici, même les folies des autres. Langeli salua encore, d'un air goguenard, et s'enfuit en poussant des éclats de rire. Le comte de Saint-Aignan était indigné et fit mine de donner un ordre pour mettre à la raison le fou du roi. --Ce malotru semble se réjouir d'une méchanceté qu'il aurait faite, dit-il inquiet et préoccupé. En tout cas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contre vous et contre votre mari défunt. Il faudra débarrasser la cour de cette vermine. La marquise de Sévigné, en se présentant chez la duchesse d'Orléans, apprit, avec beaucoup de contrariété, que Madame était allée chez le roi et la reine, avec les deux enfants, que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan ne s'expliquait comment ces enfants, qu'il avait fait chercher si longtemps dans tous les coins du palais, avaient été retrouvés par Langeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposa donc à la marquise de Sévigné qui devait être rassurée à leur égard, de l'introduire auprès de Monsieur, frère du roi, dans l'intention de dégager sa promesse vis-à-vis du comte de Bussy, en le tirant d'un mauvais pas. Philippe de France, duc d'Orléans, la reçut avec autant d'empressement que de curiosité; il avait depuis longtemps le désir de connaître la femme distinguée, qui écrivait ces incomparables lettres que les beaux esprits de la cour regardaient comme des chefs-d'oeuvre. Après les compliments qu'il se plut à lui adresser, il se félicita de la voir revenir à la cour, où elle était toujours présente, depuis douze ans, par les sympathies et les admirations qu'elle y avait laissées, en se retirant à Paris, avec ses enfants. --Monseigneur, reprit-elle, je m'étais éloignée de la cour, à la suite du plus grand malheur qui pût arriver à une mère de famille, mais aujourd'hui la mère de famille reparaît avec un fils et une fille, qu'elle a élevés dans son veuvage et qu'elle vient mettre sous la protection de Sa Majesté et de l'auguste famille royale. --Vous devez être assurée de cette protection, répondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai très heureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vous porte d'intérêt et combien je me réjouis de vous revoir parmi nous. --Monseigneur, reprit-elle, j'ai besoin de compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant, dès le premier jour de mon rappel à la cour de Sa Majesté, adresser au roi une requête et recommander respectueusement cette très humble requête à Votre Altesse. --Quel que soit l'objet de la requête que vous voudrez bien me présenter, dit le prince, vous devez être sûre, Madame la marquise, que j'y ferai droit aussitôt, et m'estimerai très heureux de vous témoigner toute l'estime que vous méritez. --Il s'agit de mon cousin le comte de Bussy-Rabutin, répliqua-t-elle en se hâtant de profiter des bonnes dispositions du duc d'Orléans. Il faut que je sois bien persuadée que je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-elle chaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur, combattre et repousser une accusation, qui ne m'inspirerait que de l'horreur et du mépris, si elle était fondée. --Vous savez, Madame, dit le duc d'Orléans avec un embarras mélangé de tristesse, que le comte de Bussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement Son Altesse Royale Madame, et en m'offensant moi-même par le même fait, qui a inspiré au roi la plus juste indignation. --Monseigneur, reprit vivement la marquise de Sévigné, je n'hésite pas à déclarer que mon parent est innocent de l'abominable action qu'on lui impute, et je me porte caution de son innocence, en priant M. le comte de Saint Aignan de vouloir bien se faire garant de ma déclaration formelle à cet égard: M. le comte de Bussy-Rabutin, maréchal de camp des armées du roi, est incapable d'une pareille noirceur et d'une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes ses forces contre ses accusateurs et il demande à être placé en face d'eux pour les confondre. Je supplie M. le comte de Saint-Aignan de venir en aide à la démarche que je me suis permis de tenter auprès de Votre Altesse Royale, avant d'aller me jeter aux pieds du roi et lui demander justice et grâce pour un de ses plus fidèles serviteurs. --Je ne fais aucune difficulté d'appuyer la démarche si honorable que madame la marquise de Sévigné a osé faire auprès de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan. J'ai étudié l'affaire en question, et je me plais à reconnaître qu'il n'existe pas la moindre charge sérieuse à l'égard du comte de Bussy. La misérable chanson qu'on l'accuse d'avoir composée ne saurait lui être attribuée, à aucun point de vue, car, sans parler de l'infamie de cette pièce lâchement calomnieuse, c'est une oeuvre si plate, si grossière et si ridicule, qu'on ne peut supposer qu'elle soit de l'homme le plus raffiné et le plus spirituel de la cour. --On croirait, il est vrai, dit le duc d'Orléans en se rangeant à l'opinion du comte de Saint-Aignan, on croirait qu'elle a été faite par quelque sot de bas lieu, qui ne soupçonne pas même ce que c'est que la langue, l'orthographe et la poésie. Mais ne vous souvient-il pas d'un autre gentilhomme, que je ne veux pas nommer, puisqu'il a fait amende honorable et qu'il est à jamais en disgrâce? Il n'était pas sot, celui-là, et pourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson du même style, qu'il colportait et chantait lui-même dans les réunions de débauche.... --Ah! monseigneur s'écria le comte de Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle Votre Altesse Royale, il y a la distance du soleil à la planète de Mercure. Bussy est un poète excellent, malicieux sans doute, mais de l'esprit le plus fin, le plus délicat, le plus charmant.... --Holà! Saint-Aignan, vous vous enflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet! interrompit le prince. Je me range à votre avis, quant au talent, mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bien aussi le plus léger, le plus imprudent, le plus inconséquent des hommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se porter caution pour son cousin, je ferai réparation d'honneur à ce pauvre Bussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, et nous allons, s'il vous plaît, prier de faire mettre en liberté le prisonnier, qui pourrait, dès ce soir, venir remercier Sa Majesté le roi. Le duc d'Orléans, accompagné du comte de Saint-Aignan, se rendit aussitôt chez le roi, où Madame était encore avec les deux enfants de la marquise de Sévigné. Celle-ci ne fut pas admise sur-le-champ à les voir, car ils avaient été mêlés à un bien étrange événement, que leur mère ignorait. Au moment où ils entraient dans l'appartement de Madame, sous la conduite du bouffon Langeli, qui se retira en riant, comme il en avait l'habitude, un papier roulé était tombé d'une des poches du marquis de Sévigné qui n'y prit pas garde, et la duchesse d'Orléans, ayant remarqué la chute de ce papier, avait prié tout bas une de ses dames de le ramasser et de le lui remettre. Ce papier n'était autre qu'une copie de la chanson injurieuse, qu'on avait fait circuler contre elle, en l'attribuant à Bussy-Rabutin. L'indignation de Madame fut grande, mais ne pouvait pas subsister longtemps à l'égard du marquis de Sévigné, qui n'avait pas plus connaissance du papier tombé de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier. L'agent inconnu de cette lâche machination avait poussé la perfidie jusqu'à signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu'on avait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui y était l'objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant des explications au marquis de Sévigné, qui lui raconta le plus naïvement du monde comment Langeli l'avait enfermé à son insu dans une cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l'en avait fait sortir, deux heures après, pour le conduire, avec sa soeur, chez la princesse. Il n'en savait pas davantage, et il se plaignait amèrement de ce que cet impertinent individu s'était permis d'attenter à sa liberté, sous prétexte de l'empêcher de châtier un comédien qui l'avait insulté. Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur les méfaits dont il paraissait coupable, car ce ne pouvait être que lui qui avait glissé dans la poche du jeune Sévigné la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupçonnait pas même avoir apportée avec lui dans la chambre de la duchesse d'Orléans. Celle-ci, irritée de longue date contre les insolences du bouffon du roi, était bien aise de tirer parti d'une occasion qui s'offrait de débarrasser la cour d'un personnage hostile et désagréable à tout le monde, mais que le roi tolérait et même soutenait, par déférence pour la reine-mère, qui le lui avait spécialement recommandé. Il s'agissait d'obliger Langeli à se reconnaître l'auteur de la malice infernale qu'on ne devait imputer qu'à lui, attendu que le marquis de Sévigné ne savait pas même quel était le papier qu'on avait vu tomber de sa poche; or, ce jeune homme, depuis son arrivée à Versailles, avait été livre exclusivement aux étranges sévices de cet être malfaisant. Celui-ci niait effrontément ou refusait de répondre. La situation changea quand mademoiselle de Sévigné, qui était restée neutre jusqu'alors dans le débat, déclara que Langeli, en la menant avec son frère chez Madame, tenait à la main un papier roulé. --Langeli, dit tout à coup le roi avec un visage menaçant et une voix terrible, si tu t'obstines à mentir ou à refuser de parler, je te ferai trancher la tête, comme à un rebelle et à un parjure! --Ah! sire, reprit le bouffon effrayé, vous ne ferez pas cela, pour l'honneur de votre très honorée mère, ma bonne maîtresse! --Je le ferai tout à l'heure, poursuivit le roi, si tu ne déclares pas qui a fait la copie de cette exécrable chanson; qui l'a signée du nom de Bussy-Rabutin, et qui l'avait glissée dans la poche du marquis de Sévigné, pour qu'elle tombât dans la chambre même de Son Altesse Royale. --C'est moi, sire, c'est moi! répondit Langeli, qui avait pris au sérieux la menace du roi; je n'y entendais pas malice, je voulais seulement divertir Votre Majesté, en mettant les gens dans l'embarras et en chassant de la cour le fils d'un gentilhomme, du défunt marquis de Sévigné, mort en duel il y a douze ans, qui m'avait fait battre par ses laquais, alors que la reine-mère, ma bonne maîtresse, était encore là pour me protéger. Je me suis vengé aussi, en même temps, du comte de Bussy, qui depuis dix ans ne m'avait pas rencontré une seule fois, sans me crier aux oreilles: «Monsieur le fou, quand aurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer de vos mérites?» [Illustration: Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur ses méfaits.] --Langeli, lui dit le roi avec une froide sévérité, tu es trop vieux maintenant, pour qu'on te fasse fouetter par les pages, en châtiment de tes méchancetés, mais je te défends de reparaître jamais devant mes yeux, sous peine d'être mis à la chaîne et enfermé dans une cage de fer, avec les bêtes de ma ménagerie. Va-t'en! Louis XIV était le seul homme au monde que Langeli n'osait pas regarder en face: il n'essaya pas de protester contre son arrêt et partit, la tête basse, en poussant de gros soupirs et en pleurant à sanglots. Il alla se cacher au fond des jardins, où on l'entendit gémir toute la nuit. Le lendemain, on le trouva noyé dans un des bassins du parc de Versailles. Cependant le roi avait daigné écouter la justification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea de présenter lui-même, en faisant intervenir sa femme, qui se plut à déclarer qu'elle ne se sentait pas le courage de garder rancune à un parent et ami de la marquise de Sévigné. Ordre fut donné à l'instant de mettre en liberté le prisonnier, qui demandait à venir humblement se jeter aux pieds de Sa Majesté. --Qu'il ne soit plus parlé de cette sotte affaire, dit le roi, et que M. de Bussy se contente de remercier sa cousine, madame la marquise de Sévigné, qui pourra, si elle le juge bon, nous l'amener, ce soir, à l'audition de l'orgue magique du sieur Raisin. Cet orgue magique avait fait grand bruit, depuis quelque temps, à Troyes, en Champagne, et dans les autres villes de la province. C'était, disait-on, une invention extraordinaire qui tenait du prodige, et peu s'en fallut que l'organiste Raisin, qui en était l'auteur, ne passât pour sorcier, car l'instrument, qu'il avait inventé, et dont il dirigeait les opérations mécaniques, reproduisait, comme en écho, tous les airs que le musicien exécutait lui-même sur le clavier de son orgue, et cette reproduction de ces mêmes airs, absolument identique, se répétait autant de fois qu'on pouvait le désirer et toujours avec la même perfection. Langeli, qui connaissait l'inventeur de l'Orgue magique (c'est ainsi que cet orgue merveilleux était nommé), n'avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fût mandé à Versailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant le roi. L'audition devait avoir lieu, ce soir-là, et toutes les personnes de la cour qui se trouvaient au château furent averties de venir à cette curieuse séance musicale. L'assemblée était peu nombreuse, parce que la plupart de ceux qui devaient assister, peu de jours après, à la représentation du _Ballet des Arts_, n'étaient pas encore arrivés à Versailles. Il n'y avait donc pas plus de cent personnes, réunies dans un nouveau salon du palais, lequel, tout resplendissant de dorures et de peintures, était à peine abandonné par les habiles ouvriers qui en avaient achevé l'ornementation, que faisait ressortir le brillant éclairage de mille bougies. On avait déposé sur une estrade la lourde caisse en bois noirci qui contenait l'orgue magique, et Raisin, revêtu d'un riche habillement espagnol qu'il avait porté au théâtre dans plusieurs comédies, attendait, debout, à côté de son instrument, l'entrée du roi et de la famille royale. Il était fort préoccupé du succès de l'épreuve décisive qu'il allait tenter devant une pareille assemblée; il avait cherché des yeux, pour s'encourager, sou ami Langeli, et il s'étonnait de ne pas l'apercevoir dans la salle. Quant à sa vieille mère, la pauvre femme avait obtenu à grand'peine l'autorisation de rester cachée derrière une porte, où elle pouvait tout entendre sans rien voir. Toute sa pensée se concentrait sur son petit Jacques, qu'elle savait renfermé dans l'intérieur de l'instrument, où il devait rester, sans air et sans lumière, pendant plusieurs heures. --Malheureux enfant! murmurait-elle tout bas: un jour ou l'autre, il mourra étouffé dans cette affreuse boîte, où il est condamné à passer la plus grande partie de sa vie. Dieu fasse qu'il grandisse assez vite pour être délivré de sa prison! On annonça le roi, et Louis XIV parut, dans tout l'éclat de son grand habit de cour, suivi de la reine Marie-Thérèse, de son frère Monsieur le duc d'Orléans, de sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre, et de plusieurs princes et princesses de sa famille, qui prirent place à ses côtés. Madame avait fait réserver des sièges auprès d'elle pour la marquise de Sévigné et ses deux enfants, qu'elle comblait d'attentions et de politesses. Dès que tout le monde fut assis, on vit s'avancer le comte de Bussy-Rabutin, en grand costume de cour, qui, conduit par son ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi. --On est satisfait de vous voir, après une courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu'à l'ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuse parente, madame la marquise de Sévigné; vous ferez bien de vous rapprocher d'elle et de vous guider souvent d'après ses avis. Bussy s'inclina profondément et alla occuper un siège qu'on avait laissé vide à côté du marquis de Sévigné. Le roi donna l'ordre de commencer le concert. Le musicien, dont l'émotion s'augmentait à chaque instant, ouvrit d'une main tremblante le clavier de l'orgue magique, et il n'était plus visible de personne, lorsqu'il se fut assis devant cet orgue, qui le couvrait entièrement. Mais mademoiselle de Sévigné l'avait vu, l'avait reconnu, et sa mémoire lui rappelait alors tout ce dont elle avait été le témoin involontaire dans une chambre des Communs du palais, où elle était restée assez longtemps évanouie. L'effroi et l'aversion que lui avait inspirés ce musicien ivrogne et brutal, qui maltraitait son fils, en l'accablant d'injures et de menaces, se ravivèrent tout à coup dans l'esprit de cette jeune personne, que tenaient émue et oppressée les souvenirs confus de sa bizarre aventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s'était passé pendant son séjour accidentel au milieu de cette famille de bohémiens, qui n'avaient eu pour elle que des égards respectueux et attentifs; mais elle se rappelait que le coffre, contenant l'orgue magique renfermait aussi un être vivant, un pauvre enfant malade, une victime qui souffrait peut-être cruellement à cette heure-là même, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu'à ce qu'on lui eût permis de remuer, d'étendre ses membres comprimés et de respirer à l'air libre. Les sons de l'orgue, que Raisin touchait admirablement, produisaient dans l'assemblée une profonde impression: c'était un hymne religieux, dans lequel l'exécutant imitait le chant grégorien de la chapelle du pape, en l'entrecoupant par des choeurs de voix féminines. Le morceau achevé, le musicien se leva et vint se replacer debout à côté de son orgue. Après quelques instants de silence et d'émotion, l'instrument, qui était devenu muet, reprit tout à coup la parole, et répéta sur un mode plus lent et moins énergique le morceau de musique religieuse, que l'organiste venait de jouer avec une exécution si puissante et si habile. On eût dit qu'un écho, caché dans les profondeurs de cet orgue, avait retenu fidèlement les accords que l'organiste savait tirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgré la présence du roi, ne purent se défendre de manifester leur étonnement et leur admiration. L'orgue ayant fait silence, le musicien se remit à son clavier et fit entendre un air italien, composé de flûtes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, son exécution terminée, le musicien descendit de son estrade, pour montrer qu'il était entièrement étranger à l'action mécanique de son orgue, qui exécuta seul, après lui, le même air italien, avec plus de douceur encore et de mélodie. L'organiste renouvela trois fois de suite une expérience analogue, et trois fois l'orgue magique, sans subir aucun contact avec la main de l'homme, rendit en écho un peu affaibli les divers morceaux exécutés par le musicien. Un dernier essai fut moins heureux. Raisin venait d'achever une cantate, entremêlée de symphonies brillantes, et il attendait, avec anxiété, que l'orgue se mît à exécuter son solo magique; car il n'était sorti de l'orgue qu'un soupir qui ressemblait à un gémissement. --Madame! dit Mademoiselle de Sévigné, en se penchant à l'oreille de la duchesse d'Orléans, Madame! Il y a là-dedans un enfant qui se meurt! La princesse avait compris, avait deviné; elle se pencha, à son tour, à l'oreille du roi, et lui fit remarquer la contenance effarée du musicien, qui, pâle, les yeux hagards, s'était approché de son instrument et avait l'air de s'y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sans connaissance. Soudain, une voix stridente se fit jour à travers l'entrebâillement d'une porte fermée, et retentit dans le salon, où l'émotion apparente du musicien avait gagné de proche en proche tous les spectateurs. --Jacques! disait cette voix lamentable: le petit se meurt, le petit va mourir étouffé! Ouvre, ouvre ta machine! Jacques, pour l'amour de Dieu, sauve notre enfant! Louis XIV avait donné un ordre, et deux pages de la chambre étaient déjà en conférence avec Raisin, qu'ils sommaient, au nom du roi, de mettre à découvert le secret de l'orgue magique. Le musicien essayait de résister et demandait avec instances qu'on se contentât de transporter dans une autre salle le coffre qui contenait son jeu d'orgue; il suppliait à mains jointes, il invoquait son privilège, ses droits d'inventeur mécanicien et organiste. --O mon Dieu! disait Mademoiselle de Sévigné, qui connaissait seule le secret de l'orgue magique: ce mauvais père laissera périr son enfant! --Que de retards! que de résistances! disait le roi à Madame: cet homme est bien osé de désobéir à mes ordres? Çà, qu'on brise sa machine à coups de marteau! Je veux voir ce qu'il y a là-dedans. Raisin ne se le fit pas dire une seconde fois; il alla ouvrir lui-même le compartiment, dans lequel son fils était renfermé, et il l'en tira évanoui, sans haleine et sans mouvement. Une rumeur immense d'inquiétude et d'indignation s'éleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyens qu'il avait déjà employés souvent, pour combattre un commencement d'asphyxie: il secoua l'enfant, lui souffla dans la bouche, lui frotta les tempes et lui humecta les paupières avec de la salive. L'intérêt palpitant de cette scène inattendue tenait en émotion tous ceux qui en étaient témoins; les femmes poussaient des exclamations, aussitôt réprimées; quelques-unes étaient sur le point de perdre le sentiment. Enfin, l'enfant avait rouvert les yeux, et il portait autour de lui un regard indécis; il se ranima rapidement et parvint à se mouvoir, en retrouvant la conscience de lui-même, lorsque son père lui ordonna de s'agenouiller et d'implorer le pardon du roi; mais cet enfant était incapable de prononcer une parole. --Sire, dit Raisin, qui reprit l'assurance et la hardiesse d'un ancien comédien, j'expose respectueusement aux regards de cette illustre assemblée le secret de l'orgue magique, ce secret qui était l'unique ressource de ma pauvre famille. Cet enfant est mon fils, âgé de six ans à peine et déjà fort bon musicien; s'il n'était pas si jeune, je demanderais à Votre Majesté de vouloir bien l'attacher à sa chapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier métier, qui fut l'état de comédien, et j'aspirerais à entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne. --L'enfant est de bonne mine, disait le duc d'Orléans, qui n'osait prendre une décision sans l'aveu du roi. Je pourrais le faire élever et instruire par le gouverneur de mes pages, et plus tard, il ferait un très bon valet de musique. La bohémienne, aïeule de cet enfant, s'était échappée des mains de la livrée, qui s'efforçait de la retenir et de faire taire ses lamentations et ses cris; elle fit irruption dans le salon et alla se précipiter aux pieds du roi. --Sire! sire! disait-elle, en sanglotant, que Votre Majesté daigne me laisser mon petit Jacques, que son père martyrise et qu'il a failli, sans le vouloir, faire périr aujourd'hui même sous les yeux de Votre Majesté! Je suis la vieille mère de tous les Raisin, qui se distinguent dans la comédie et dans la musique; j'ai été moi-même musicienne et comédienne. Si Votre Majesté daignait m'accorder le privilège de la troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin.... --Êtes-vous folle, la mère! interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est né au mois de novembre 1661, n'a guère plus d'une année, à cette heure. --Monseigneur le Dauphin grandira, repartit la vieille avec vivacité, et alors le premier comédien de sa troupe sera mon petit-fils Jacques, présentement âgé de six ans et demi. Louis XIV, qu'on n'avait jamais vu rire, excepté au théâtre, accueillit en riant la requête de la mère de tous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain même, les lettres patentes établissant la troupe des petits comédiens du dauphin. Cette troupe, d'une espèce toute nouvelle, devait avoir de grands succès à la cour, grâce au talent de son principal acteur. Quant à Jean-Baptiste Raisin, il obtint des lettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne, et, sans être un des meilleurs comédiens de cette excellente troupe, il se corrigea du défaut de boire comme un musicien. Peu de temps après la dernière séance où l'on entendit l'orgue magique, le _Ballet des Arts_ fut représenté, à Versailles, avec pompe: le roi y dansa, ainsi que son frère et Madame. Cependant, la marquise de Sévigné refusa absolument d'y figurer, en disant que sa condition de veuve s'opposait à sa réapparition sur la scène des ballets de la cour, où sa fille était en âge de paraître à sa place pour obéir aux volontés du roi. --Maintenant que Langeli est mort, dit à ce sujet l'incorrigible Bussy-Rabutin sauvé par sa cousine, de la Bastille et d'un procès fâcheux, personne n'osera dire à Sa Majesté, qu'un roi qui danse dans un ballet n'est pas même le roi des baladins. LES ESPIÈGLERIES DE CREBILLON (1680) Prosper Jolyot de Crébrillon, né en 1674 à Dijon, fils d'un greffier de la Cour des Comptes de cette ville, est envoyé, de bonne heure, à Paris, pour y faire des études qui pussent lui permettre d'entrer avec distinction dans la carrière de la magistrature, où sa famille s'était illustrée depuis plusieurs générations. Dès l'âge de dix ans, il annonçait les belles qualités d'âme et d'esprit qui lui méritèrent l'estime et l'admiration de ses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique; mais son imagination ne s'était pas encore préparée au genre sombre qu'il devait imiter du théâtre grec dans ses tragédies d'_Atrée et Thyeste_, d'_Idoménée_, d'_Electre_ et de _Rhadamiste et Zénobie_; il aimait déjà le merveilleux, les contes et les aventures originales; lui-même s'amusait à inventer une foule de ruses comiques, d'intrigues ingénieuses, de joyeuses facéties, pour le passe-temps de ses camarades du collège Louis-le-Grand. Il se livrait, tout jeune, avec délices, à une paresse dont il ne se corrigea jamais: c'était une rêverie somnolente de poète, qui le captivait, au moment de l'inspiration, et qui révélait d'avance les allures capricieuses de son génie; rien n'avait le pouvoir de dompter cette humeur fantasque, souvent en guerre ouverte avec les règles du collège et l'autorité des maîtres. Ses dispositions à la mollesse fainéante se montraient surtout au dortoir, ou il était toujours le premier et le dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de pensée l'enchaînait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Dame n'eût pas sonné assez fort pour l'éveiller, et il ne se serait pas levé plus vite si le feu avait pris à la maison; les punitions, le jeûne, le fouet et le cachot échouèrent contre son invincible entêtement. La cloche, qui forçait les écoliers à sortir de leurs draps avant le jour, n'avait pas de plus implacable ennemi que notre poète en herbe, qui faisait semblant de ne jamais l'entendre. Cette obstination invincible, qui peut avoir quelquefois de graves et sérieuses conséquences dans la vie de l'homme, est, d'ordinaire, intolérable chez les enfants, car elle encourage à l'effronterie et à l'orgueil. Crébillon, néanmoins, n'était pas détesté des jésuites, ses instituteurs. Les Pères jésuites avaient le talent de deviner, d'apprécier la valeur intellectuelle et morale de leurs élèves; ils n'épargnaient aucun moyen de séduction pour enrôler les plus distingués dans leur Société, que protégeaient alors la haute capacité et le mérite éclatant de ses membres. Crébillon avait donc fixé les yeux de ces savants professeurs, par la facilité de son travail, la richesse de sa mémoire et les ressources de son intelligence; il était devenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, et ses succès, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d'un manteau d'indulgence sa conduite légère et turbulente, ses éternels bavardages, ses tours malicieux et son inflexible ténacité. Outre la cloche du collège, son ennemie irréconciliable, Crébillon avait en aversion ceux qui la sonnaient, et ceux-là le payaient aussi de retour. C'étaient les deux correcteurs ou Pères fouetteurs, qui s'étaient rendus dignes de cet emploi exécutif, par un long zèle éprouvé au service de la Compagnie de Jésus, laquelle croyait utile d'appliquer à l'éducation la sévérité des peines corporelles. Le Père Griffon et le Père Frémion réunissaient, à cette pénible charge, qui les mettait sans cesse en fonctions, le poste de sonneurs qu'ils occupaient à tour de rôle. Leur rigoureuse exactitude avait lieu de se manifester, tous les jours, dans l'un et l'autre ministère. Ainsi ils ne retardaient pas d'une seconde le châtiment que le régent ou maître de classe avait décrété contre un coupable, et les verges, dans leurs mains équitables, n'étaient ni des armes d'injustice, ni des instruments de vengeance, excepté cependant lorsque c'était Crébillon qu'on livrait à leur bras séculier: alors leur ressentiment personnel faisait d'un devoir un plaisir, et les coups tombaient dru, sans que la victime daignât faire entendre une plainte. Ils sonnaient la cloche à tour de bras, pour appeler les collégiens au dortoir, au réfectoire, à l'église et à la classe; mais ils avaient beau se relayer tous les matins, pour venir tourmenter Crébillon, toujours endormi ou immobile dans son lit, à l'heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leur avertissement, soit qu'ils lui tirassent l'oreille, soit qu'ils lui adressassent un bon coup de verges, soit qu'ils le secouassent par les cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois il pleurait de rage. Cette inimitié, si cordialement partagée par le jeune élève, datait de plusieurs années. Crébillon, en arrivant au collège de Louis-le-Grand, après une enfance heureuse et libre au sein de sa famille, avait eu peine à s'accoutumer aux punitions usitées chez les jésuites, et la première fois que le Père Griffon, qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se défendit d'abord avec une inutile éloquence, et finit par lutter contre le droit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l'homme aux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que le derrière du petit rebelle. Le Père Frémion, qui était muet, fut encore plus maltraité, la seconde fois que Crébillon passa sous les verges, et il laissa presque la moitié de son nez sous la dent d'un adversaire, indigne d'un traitement brutal, dont son corps avait moins encore à souffrir que son orgueil. Depuis cette double exécution, qui commença la querelle du fustigié contre les deux Pères fouetteurs, Crébillon n'avait pas cessé de se venger d'eux par toutes les malices que lui suggérait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard lui inspirer de si terribles scènes dans ses pièces de théâtre. Tantôt il leur lançait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, un encrier; tantôt il les aspergeait d'encre ou les inondait d'eau; tantôt il les attachait l'un à l'autre par le bas de leur soutane; tantôt il tendait une ficelle sur leur passage, pour les faire tomber; tantôt il cachait leur chapeau et le remplissait de sable ou de cendre; tantôt il émiettait du pain dur dans leurs draps, pour les empêcher de dormir. Il savait aussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui se développaient par le seul fait de leurs infirmités réciproques, de telle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendra du sourd, et que le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire. De là des colères amusantes qui se traduisaient par des pantomimes burlesques. [Illustration: Le père Griffon qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet.] C'était Crébillon qui dérobait le vin de leurs repas c'était lui qui jetait du poivre dans leur soupe et qui enlevait la viande sur leur assiette. C'était lui surtout qui les induisait en erreur pour les heures de travail, en allant déranger la marche de l'horloge du collège. En un mot, il était sans pitié pour ces deux êtres inoffensifs, respectables par leur âge comme par leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon de l'horloge, où personne ne remarquait d'en bas les signes désespérés par lesquels le prisonnier réclamait sa délivrance, tandis que son collègue était emprisonné dans un souterrain, aussi sourd que lui, au fond duquel il serait mort d'inanition, si un tonnelier qui travaillait près de là ne fût accouru à ses cris. Le Père Griffon, le sourd, avait vieilli dans le collège que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans y avoir ramassé la moindre instruction. Il était chauve, louche, et remarquable par son nez de rubis; il buvait sec et fréquentait la cave du _principal_, qui, disait-on, était trop bon chrétien pour ne pas s'apercevoir que son vin avait été baptisé. Le Père Griffon, renommé pour sa dextérité à manier les verges de bouleau et le fouet à lanières de cuir, avait besoin de se donner des forces, qu'il n'eût point tirées d'une nourriture trop frugale; aussi mangeait-il de la chair de porc, en jambons, en andouilles et en saucisses, avec d'autant meilleur appétit, qu'il n'avait pas à observer la religion juive. Quant au Père Frémion, le muet, qui ne cultivait pas moins attentivement les sensualités de l'estomac, il était de haute taille, maigre, pâle et jaune. Malgré la servilité de ses attributions, il passait pour avoir accueilli ça et là quelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montrer aux écoliers; il affectait toujours un maintien grave et solennel, quoiqu'il n'eût pas de plus sérieuses affaires que ses verges et sa cloche. Il est vrai qu'il ne perdait jamais de vue le cadran de l'horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans la grande cour du collège, pendant lesquelles il remuait toujours les lèvres, comme s'il se parlait à lui-même. [Illustration: Les élèves de cinquième, au collège de Louis-le-Grand, réunis dans leur quartier, autour du poêle.] Un soir d'hiver de l'année 1680, les élèves de cinquième, réunis dans leur quartier, autour du poêle, après le souper maigre du vendredi, s'entretenaient tout bas de leurs misères scolaires, pendant que le maître, absorbé dans la lecture d'un livre théologique du P. Sanchez, négligeait d'épier et d'écouter leurs conversations, qui dégénéraient en propos factieux. Crébillon maudissait énergiquement l'horrible tyrannie qu'il y avait à mettre sur pied de pauvres enfants, avant l'aube, par la froide température de décembre; ses auditeurs opinèrent tous du bonnet, mais n'opposèrent que des lamentations timides et passives aux projets de révolte que le jeune dramaturge essayait de fomenter; tant, à cette époque, sous l'empire absolu de la Compagnie de Jésus, l'enfance était soumise à la règle du collège et craintive devant la rigueur du châtiment. --Mes amis, disait Crébillon avec ce généreux dévouement qui exalte les plus timides, c'est trop longtemps souffrir que les Pères Griffon et Frémion, ces suppôts du diable, qui ont l'âme plus noire que leur robe, nous oppriment jusque dans notre sommeil, pour tyranniser les élèves les plus studieux, que leurs brutalités ne peuvent atteindre. Cependant il ne nous faudrait qu'un peu d'adresse pour venir à bout d'un sourd et d'un muet. Je ne demande pas qu'on me seconde, mais qu'on me promette seulement le secret, quoi qu'il arrive, dans ce que j'ai résolu de faire. --Ah! qu'as-tu résolu, Prosper? interrompirent en choeur les assistants, qui reconnaissaient tous chez Crébillon une supériorité d'esprit et de finesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subir la retenue, les arrêts et le fouet, comme des Spartiates, pourvu que le tour en vaille la peine, et malheur à celui d'entre nous, qui, comme un cafard, s'en irait rapporter aux Pères!... --Je sais que vous êtes de braves garçons, reprit Crébillon d'un air protecteur, et c'est plaisir que de se risquer à se faire punir pour vous rendre service; mais vous n'êtes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je ne craindrais pas même le général de la Compagnie de Jésus! Ainsi, je me moque des Pères fouetteurs. Comptez donc sur moi pour dormir tout votre soûl, demain matin et jours suivants, en dépit de la cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour le réveil. Cette cloche, dont les sons retentissants avaient force de loi dans le collège de Louis-le-Grand, depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, était suspendue justement au-dessous du dortoir où couchait Crébillon, et la corde qui servait à la mettre en branle se trouvait renfermée, en bas, à hauteur d'homme, dans une sorte d'armoire, dont les sonneurs avaient seuls la clé. Le petit conspirateur, sachant que c'était le père Griffon qui devait le lendemain sonner le réveil, ainsi que tous les exercices de la journée, eut l'idée de supprimer le son de la cloche, pour tromper l'oreille du pauvre sourd; il attendit que le collège fût endormi, et, s'armant d'une tenaille cachée sous son chevet, il se leva doucement, s'habilla sans bruit et sortit du dortoir à pas de loup, sur un palier dont la fenêtre, qu'il avait laissée ouverte d'avance, lui permettait de toucher la cloche avec la main; il décrocha habilement avec sa tenaille le battant de cette cloche et l'emporta dans son lit, où il attendit, en dormant d'un plein sommeil, l'effet de sa mystérieuse expédition. Le lendemain, comme il l'avait prévu, l'heure du réveil se passa sans que la cloche avertît les dortoirs, qui restèrent silencieux plus tard qu'à l'ordinaire ce matin-là. Le Père Griffon s'était réveillé aussi exactement que les autres jours, au moment où le marteau de l'horloge, qu'il n'entendait pas, s'ébranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamais sonneur de cloche ne fut plus fidèle à son devoir. Il descendit, à moitié vêtu, dans la cour, malgré le froid âpre et brumeux qui précédait le point du jour; il saisit de confiance la corde qu'il avait tirée de l'armoire, et la secoua longtemps, sans que la cloche rendît aucune vibration; mais la routine avait tellement suppléé au sens de l'ouïe, qui lui manquait, que le mouvement était pour lui l'image du bruit. Son oreille complaisante crut percevoir le son éclatant de la cloche, qu'il agitait en mesure, sans que l'airain prit sa voix accoutumée. Cette voix si discordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre aux dormeurs, pas un d'eux ne bougea, et ceux qui, par habitude, s'étaient éveillés à l'heure ordinaire, en bâillant, s'assoupirent de nouveau pour profiter du supplément de sommeil qu'ils devaient, comme ils le pensaient bien, à quelque ruse adroite de Crébillon. Celui-ci, satisfait de la réussite de son invention, s'en alla remettre le battant à sa place, avant que le Père Griffon se fût aperçu de la supercherie. En effet, le principal, étonné de ne pas avoir entendu la cloche matinale, manda le sonneur, qui déclara que le réveil avait sonné depuis une heure et que les élèves ne pouvaient tarder à descendre aux classes; mais il eut beau protester, avec serment, qu'il n'avait rien à se reprocher dans les devoirs de sa charge sonnifère, le principal l'accusa de négligence ou d'oubli et lui ordonna en pénitence un jeûne extraordinaire. Le Père Griffon, qui savait bien ne pas avoir rêvé, sonna une seconde fois plus réellement et plus efficacement que la première; mais il n'échappa point aux remerciments goguenards des écoliers, qui répétaient, en défilant devant lui: --Grand merci, père Griffon! Nous avons ronflé une bonne heure de plus, à votre santé: nous ne maudirons pas votre satanée cloche, si vous nous laissez dormir ainsi tout notre soûl, ô digne père Griffon! Et le Père Griffon, qui ne soupçonnait pas la vérité, jugeant, aux éclats de rire, qu'on se moquait de lui, grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d'avoir sa revanche, dès qu'un de ces railleurs deviendrait son justiciable. --Quoi! mon Père, vous êtes si matinal? lui dit Crébillon, en ayant l'air d'ignorer quelle heure il était, quoique le crépuscule l'indiquât assez; aviez-vous la puce à l'oreille, pour vous lever plus tôt que de raison? Cela peut vous enrhumer, père Griffon, cela peut vous gâter le teint; mais vous avez sans doute souffert du cauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fort maltraité, au sortir du lit? Et tout le monde riait de ces interrogations adressées inutilement au sourd ébahi, pour qui la grimace sardonique de Crébillon était aussi peu compréhensible que ses paroles. Le Moine-bourru, dont Crébillon demandait des nouvelles au sonneur, était connu au collège de Louis-le-Grand, par une ancienne superstition, qu'on retrouve encore dans le peuple. Il parait qu'à l'époque de l'expulsion des jésuites par Henri IV, après l'attentat d'un de leurs élèves, nommé Jean Châtel, contre ce prince, la Compagnie de Jésus, dont les doctrines théologiques venaient d'être condamnées au Parlement comme dangereuses pour la vie des rois et pour la sûreté des États, fut, en quelque sorte, personnifiée par cette dénomination allégorique de Moine-bourru, à laquelle se rattachait le souvenir du parricide commis sur un roi cher à ses sujets. Le Moine-bourru devint dès lors un fantôme malfaisant, qui était censé parcourir les rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le collège de Louis-le-Grand, qui ne portait encore à cette époque que le nom de collège de Clermont, à cause de son fondateur Guillaume Duprat, évêque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour la retraite de ce méchant moine, qui assommait de coups les gens qu'il rencontrait éveillés dans ses rondes nocturnes. La terreur que ce personnage imaginaire causait aux habitants de Paris s'était tellement accréditée dans les esprits et si bien enracinée au collège de Louis-le-Grand, que les jésuites eux-mêmes n'en étaient pas tous exempts. Le Père Griffon et le Père Frémion contribuaient aussi à la perpétuer, dans les traditions du collège, par des récits ridicules qu'ils faisaient aux élèves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci, aux heures de récréation, interrogeaient les deux vieux correcteurs sur l'histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient à les mettre sur ce chapitre inépuisable, le Père Griffon narrait avec émotion les faits et gestes de cette espèce de démon, et son collègue muet approuvait, d'un signe de tête ou d'un signe de croix, ces terribles récits, tant il avait lieu de redouter le Moine-bourru, qu'il accusait de torts graves à son égard, car il montrait une cicatrice qu'il avait au front, et faisait raconter, par son compère, qu'une belle nuit de Noël, le Moine-bourru avait voulu le poignarder, pour l'empêcher de sonner la messe de l'Aurore. Le Père Griffon possédait donc, sur le Moine-bourru, un répertoire d'aventures et de témoignages, capables au moins d'inspirer le doute au plus incrédule; ces aventures fantastiques, il les amplifiait de plus en plus, depuis quarante ans qu'il les prodiguait sans cesse à l'insatiable curiosité de ses jeunes auditeurs, qui frémissaient d'horreur, en se serrant autour de lui. L'orateur, que la peur gagnait à son tour, finissait par en perdre la voix, aussi complètement que le Père Frémion, qui avait accompagné d'une effrayante pantomime, en sa qualité de muet, les récits de son collègue, qu'il n'entendait pas, mais qu'il savait par coeur. Crébillon, le seul qui dans le collège ne croyait pas au diable, avait osé traiter de visionnaires les deux innocentes victimes des malices du Moine-bourru. --Visionnaires! murmurait le père Griffon, avec indignation. Ce mauvais garçon ne croit à rien; il mourra dans la peau d'un hérétique. Le jour suivant, ce fut le père Frémion, qui dut remplacer le père Griffon dans les fonctions de sonneur. Il avait, comme tout le monde, blâmé son confrère d'un oubli qu'il croyait bien avoir constaté lui-même. Il se rendit à son poste, avant quatre heures du matin, bien déterminé à faire retentir un carillon, qui ne pût être révoqué en doute, même par les sourds; il ouvrit donc l'armoire, pour empoigner la corde qu'il cherchait à tâtons, sans la trouver et sans la voir dans l'obscurité. --Encore un maudit tour du Moine-bourru! pensait le sonneur. Pourvu qu'il n'ait pas avalé la corde de ma cloche! Mais Crébillon ne dormait pas: il avait devancé le sonneur, et pour empêcher la cloche de sonner, il en avait détaché la corde et il la tenait par un bout, en laissant pendre l'autre bout de cette corde, garni d'un bon noeud coulant, qu'il sut diriger adroitement de manière à faire passer ce noeud coulant dans le bras du père Griffon. La chose faite, Crébillon attira la corde à lui, en serrant le noeud coulant dans lequel se trouvait engagé le bras du sonneur. [Illustration: Le bras du sonneur se trouvait engagé dans le noeud coulant de la corde.] Celui-ci sentit cette étreinte subite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela, dans la crainte de rencontrer quelque chose d'horrible, ou de se brûler les doigts à l'anneau de fer rouge que la pression de la corde lui faisait imaginer autour de son bras; il resta donc pétrifié, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute de pouvoir crier au secours, presque défaillant au fond de l'âme, et promettant des prières au bon saint qui le délivrerait des griffes du Moine-bourru. Crébillon, du haut de la fenêtre où il avait pris position pour jouer son rôle, se divertissait beaucoup de l'épouvante d'un ennemi, qu'il tenait humilié en sa puissance, et il tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoubler l'horreur de cette espèce de possession magique à laquelle se croyait condamné le malheureux Père Frémion. Ce matin-là, le réveil ne fut pas sonné plus tôt que la veille, et le renouvellement d'une pareille négligence irrita le principal, qui envoya chercher le sonneur en défaut, dans sa chambre, où il n'était point. Le père Griffon, avec l'assurance et l'entêtement d'un sourd, assura positivement que son confrère était descendu à l'heure précise et avait sonné le réveil. On ne trouvait pas le Père Frémion, qui était bien empêché de répondre à son nom, qu'il n'entendait pas répéter, quoique tous les échos du collège le portassent à ses oreilles. On le cherchait partout, excepté sous la cloche, muette comme lui, où il désespérait de sa vie et de son salut. Crébillon, que le danger d'être découvert invitait à la retraite, rejeta sur la tête du malheureux sonneur le bout de la corde, qu'il tenait encore en la secouant de plus belle, et s'enfuit dans le dortoir, en poussant un éclat de rire qui eût fait honneur au Moine-bourru lui-même. Le Père Frémion, qui avait cru sentir sur sa tête s'abattre la formidable main du Moine-bourru, était tombé à la renverse, le bras droit toujours levé en l'air, bien que la corde détendue ne le contraignît plus à cette position pénible, que les nerfs raidis de son bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, on l'interrogea, on remarqua son bras lié d'un noeud coulant; mais, à ses gestes effarés et à sa physionomie contractée, on ne put que former des conjectures défavorables sur l'état de son cerveau, troublé de vin ou de folie; il eut beau analyser, par écrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu'il sonnait la cloche à tour de bras, assurait-il, et prêter à son effroi une cause réelle qu'il essayait de peindre avec des gestes et des grimaces horribles, le principal s'irrita davantage d'une crédulité qu'il ne partageait pas, et le punit de sa négligente en lui ordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prières: c'était ne pas ménager les terreurs superstitieuses du pauvre homme. Toutefois, les élèves profitèrent de ce retard et de ce désordre pour donner une heure de plus au sommeil et une heure de moins au travail. Pendant qu'ils s'habillaient avec une lenteur que la cloche n'avait pas encore activée, Crébillon eut le temps de leur conter en détail l'aventure plaisante du Père Frémion, qui n'était pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passant devant lui, se détournaient pour rire, quand ils voyaient les yeux égarés et le teint blême du sonneur muet, qu'ils saluaient de condoléances ironiques et facétieuses. --Comment se porte le Moine-bourru? lui disaient-ils, en riant. Il paraît que cet honnête moine ne veut pas qu'on l'éveille si matin; donc, prenez garde à vous, Père Frémion: un jour, il vous pendra au bout de votre corde, et vous sonnerez vous-même le glas de vos funérailles. Notre Père, délivrez-nous de votre sonnerie! Ainsi-soit-il. Le Père Frémion ne savait sur quelle face moqueuse faire tomber, en grêle de soufflets, l'orage de sa colère, car c'était une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtant ne lui inspirèrent pas le soupçon qu'il eût été la victime d'un tour d'écolier. Crébillon, composant son visage avec une expression de fatalité tragique, avait l'air de compatir à sa juste frayeur. --Eh bien! mon révérend Père, lui dit-il d'un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses courses nocturnes dans le collège, c'est présage de malheur, et le diable emportera la cloche avec vous. Digne Père Frémion, le Moine vous a-t-il bien rossé? Heureusement que les indulgences, que vous gagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plus consciencieusement du monde, vous consoleront en paradis. N'avez-vous pas prononcé un bel exorcisme? Oh! que j'eusse voulu être là pour venir en aide au Moine-bourru! Le Père Frémion, à voir l'air compatissant de Crébillon, eut la bonhomie de croire que le malin garçon s'intéressait à lui et ajoutait foi à l'apparition du Moine-bourru; il lui sut gré, au fond, de cette apparente bienveillance, et il se promit tout bas, de le ménager, la première fois que Crébillon mériterait la correction favorite des jésuites; ensuite le bon Père, faute de pouvoir s'exprimer avec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plus expressive, tout ce qu'il avait éprouvé de souffrances morales et physiques, sous la possession du Moine-bourru. Crébillon, qui avait envie de lui rire au nez, eut beaucoup à faire pour continuer son rôle d'auditeur bénévole, et pour garder son sérieux, qui lui échappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n'était autre qu'un noeud coulant dans les mains d'un écolier. Crébillon était trop enchanté du succès de sa comédie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et une troisième fois, sans qu'elle fût découverte. Tout réussit au gré de ses espérances: le Père Griffon sonna encore la cloche privée de battant; le Père Frémion eut encore le poignet lié à la corde; les collégiens gagnèrent encore, a ce manège, quelques heures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries. Mais ceux qui, ces jours-là, passèrent sous les verges des Pères correcteurs, se plaignirent d'être traités en victimes expiatoires. Le Père Griffon surtout frappait plus fort que jamais, c'est-à-dire comme un sourd. Cependant le principal, qui n'était ni superstitieux, ni crédule, n'attribuait point les incroyables aventures des sonneurs à la magie ou à des causes surnaturelles, d'autant plus que rien ne paraissait dérangé dans l'économie de la cloche, qui avait la voix aussi claire qu'auparavant pour appeler le collège à table, à l'étude, à la récréation et au lit. Après avoir imposé de nouveaux jeûnes et de nouvelles pénitences aux deux sonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus à sonner la cloche du réveil; comme le Père Frémion offrait la démission de sa charge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonça qu'il irait lui-même sonner le réveil, en dépit des timides remontrances de ses deux subordonnés qui croyaient fermement que le Moine-bourru lui tordrait le cou. Cette nouvelle, qui fut bientôt dans toutes les bouches, ne fit que ranimer l'imagination de Crébillon, qui changea de batteries, pour conquérir encore à ses camarades l'addition de sommeil qu'il leur avait promise, et à laquelle ils s'étaient déjà accoutumés depuis quatre nuits. Avant qu'aucun bruit de pas eût retenti sous les voûtes du collège, avant qu'aucune lumière eût brillé aux fenêtres du pavillon de l'Horloge, Crébillon sortit de son lit bien chaud, avec un héroïque dévouement, qui bravait un froid de six degrés, accompagné de la bise du nord; il alla, pieds nus, sur le palier, théâtre de ses premiers exploits, et parvint, non sans peine et sans danger, à enlever la cloche, dont il avait enveloppé soigneusement le battant avec son mouchoir; puis, il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indécis de l'usage qu'il en ferait. [Illustration: Crébillon traîna la cloche jusqu'aux greniers.] Sa première pensée avait été de faire disparaître la cloche pour toujours, comme pour la punir de tous les griefs que le sommeil des collégiens avait reçus d'elle, et il songeait à l'aller jeter dans le puits, mais il fut arrêté par cette réflexion que ce ne serait pas se délivrer à jamais d'une pareille ennemie, que de laisser la place à une autre cloche, peut-être plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il se détermina donc à lui chercher une cachette, où elle serait, du moins, en paix et en silence. Dans cette intention il s'habilla, sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu'il avait peine à porter: il la porta cependant ou la traîna jusqu'aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne, sur les toits: là, il choisît exprès le corps de cheminée qui communiquait avec l'appartement du principal, pour suspendre et fixer, dans l'intérieur même du tuyau de cette cheminée, la cloche, muette encore, au moyen de la corde et d'un morceau de bois attachés le plus solidement possible; ensuite il accrocha, au battant de la cloche, une longue ficelle, qu'il fit descendre dans le tuyau d'une cheminée voisine, où aboutissait le poêle de la classe de son quartier. Ces préparatifs, que l'obscurité et la gelée rendaient plus difficiles et plus périlleux, avaient été faits avec la plus grande précaution; ils ne furent terminés qu'à quatre heures du matin, au moment où le principal sortait de sa chambre pour venir lui-même dans la cour faire sonner le réveil en sa présence. Crébillon, durant son pénible travail, avait dirigé souvent ses regards vers la fenêtre de la chambre du principal, et quand l'horloge sonna quatre heures, il se tint pour averti de rentrer au dortoir, où son absence n'avait pas été remarquée; mais, auparavant, il eut le temps de voir une partie de la scène comique à laquelle donnait lieu l'enlèvement de la cloche. Le principal ne trouva même pas la corde qui servait à sonner la cloche, lorsqu'il ouvrit de sa propre main la petite armoire où cette corde devait être renfermée, et le Père Frémion, qui le suivait en frissonnant, s'écria que le Moine-bourru avait sans doute emporté la cloche avec la corde. Quant au Père Griffon, il se réjouissait, en sournois, de l'étonnement et de l'embarras de son supérieur. Il fallut éveiller un à un les élèves, qui s'excusèrent de leur paresse sur le silence de la cloche, et qui poursuivirent de leur gaîté matinale les deux sonneurs, qu'ils voyaient lever les yeux en l'air, à chaque instant, dans l'espoir que leur cloche reviendrait d'elle-même reprendre sa place ordinaire. --Révérends Pères, leur disaient les complices de Crébillon, elle a pris des ailes et s'est envolée, pour devenir un astre au ciel; ou bien le diable, qui se mêle de tout, l'aura prise et fondue au feu de l'enfer. Mais ne vous désolez pas: elle est peut-être en voyage, comme toutes les cloches de nos paroisses, qui s'en vont à Rome, dit-on, pendant la semaine sainte. C'est votre faute aussi de l'avoir enrhumée, madame notre cloche, pour l'avoir fait parler trop matin. Cette cloche clochetait mal, avançant l'heure du travail et retardant l'heure du repos: le Moine-bourru fera bien de la battre un peu, pour la corriger. Et les deux sonneurs, qui se communiquaient leurs inquiétudes relatives à la cloche absente, se félicitaient d'être justifiés de tout soupçon de négligence, par la déconvenue du principal, et ils en augurèrent qu'une puissance invisible empêchait l'usage des cloches dans le domaine de la Compagnie de Jésus; ils supportaient donc avec résignation les épigrammes et les rires de la gent écolière. Le principal était moins résigné à tolérer la soustraction de la cloche, qu'il ne pouvait attribuer à des voleurs du dehors; il pensait qu'un collège sans cloche était semblable à un corps sans âme, et jugeant bien que ceux-là seuls étaient capables d'avoir fait le coup, qui avaient intérêt à le faire, il n'en accusa que ses élèves: en conséquence, il assembla les Pères Jésuites en conseil secret et leur demanda leur avis, après avoir hautement exprimé le sien, qui fut de briser, par un redoublement de sévérité, cette espèce de rébellion contre la discipline de la maison, et de retrouver, à force de menaces et de punitions, la cloche volée et le voleur. La fable du Moine-bourru n'invitait personne à la tolérance, et les moyens de rigueur les plus redoutables furent adoptés dans cette espèce de concile. --Mes enfants! dit d'un air paternel le principal, qui avait réuni tous les élèves autour de lui dans la grande salle des distributions de prix, vous devez connaître celui d'entre vous qui s'est rendu coupable de vol et de désobéissance, en dérobant et en cachant la cloche du collège. Il est de votre devoir de vous séparer de l'auteur d'un acte aussi répréhensible, en me le désignant vous-mêmes: ce que je vous somme de faire immédiatement. Les élèves ne bougèrent pas et se turent, comme s'ils n'avaient pas entendu cette sévère admonition, ou comme s'ils n'avaient rien à y répondre; les têtes, les yeux, demeurèrent immobiles, et quelques ricanements étouffés circulèrent seulement de rang en rang. Crébillon, qui se tenait derrière un pilier, pour mieux juger des dispositions de l'assemblée, faisait le geste de se dénoncer lui-même, mais ses voisins l'en empêchèrent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles. --Jeunes élèves, je vous laisse réfléchir jusqu'à demain après la messe! reprit le principal, d'un ton qui témoignait de son mécontentement; j'espère que vous n'attendrez pas le terme de ce délai, pour me signaler le coupable; mais, passé l'instant de l'indulgence, il sera trop tard pour le repentir; alors vous serez tous compris dans le châtiment, et condamnés, sans rémission, à dix jours de jeûne, et à un mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nous verrons bien si ces mesures extrêmes réussiront mieux que le bon conseil et la persuasion, pour vaincre vos résistances criminelles. Dès que le principal se fut retiré, avec la ferme volonté de ne pas fléchir devant l'obstination la plus intrépide, les écoliers tinrent conseil entre eux, à leur tour, et comme le voleur de la cloche courait grand risque d'être chassé du collège, après avoir reçu le fouet à outrance, il fut résolu, à l'unanimité, que le secret serait gardé inviolablement, puisqu'en tous cas il n'était pas possible de fouetter et de chasser tous les élèves. Crébillon, qui ne voulait pas être en reste de générosité avec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurs persécuteurs, qu'il les forcerait à quitter l'offensive et à demander merci. Après un discours d'apparat, dans lequel on eût retrouvé en germe les défauts et les beautés des tragédies qu'il devait composer plus tard, il s'empressa de réaliser ses promesses, en recommençant, à lui seul, la lutte avec le principal et ses sonneurs. Il attira donc immédiatement, par une des ventouses du poêle, l'extrémité de la ficelle qu'il avait attachée au battant de cloche, et qu'il avait ensuite fait descendre, du haut du toit, dans la cheminée voisine de celle où la cloche était suspendue: le battant, mis en branle par la ficelle, vibra dans le tuyau de cette cheminée, en remplissant d'un murmure prolongé les six étages du bâtiment. Les petits mutins applaudirent à ce coup de théâtre qu'ils n'avaient pas prévu, et le régent, qui accourut à cette révélation du bronze sonore, chercha en vain, dans tous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, la cloche invisible qu'on entendait encore frémir sourdement. Ces sons de cloche se répétèrent plusieurs fois par jour, grâce à l'ingénieux artifice de la ficelle, que Crébillon s'était réservé de tirer seul à sa convenance, en temps utile. Les Pères jésuites et leurs domestiques se lassèrent bientôt de rechercher l'endroit d'où partaient ces sons de cloche, grossis et dénaturés par l'écho de la cheminée. A chaque vibration de la cloche, le principal tressaillait de colère et adressait des voeux au Ciel pour découvrir le démon qui présidait à cette sonnerie mystérieuse; les deux sonneurs, les bras croisés, s'indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru; les écoliers se divertissaient de cette comédie _tintinnabulante_, ainsi qu'ils l'appelaient en riant aux éclats, comme s'ils n'eussent pas dû payer l'amende. Le lendemain arriva, le délai fatal était expiré, et il ne se trouva pas, dans tout le collège, un délateur: jeûnes, arrêts, pinsums, de commencer. Le proviseur ne fut pas moins persévérant que les petits révoltés, qui supportaient la punition générale avec un entêtement unanime; le supplice perpétuel de leurs régents, que la cloche narguait sans cesse, suffisait à leur plaisir et à leur vengeance. La règle quotidienne du collège semblait interrompue: les repas, les classes, le lever et le coucher n'étaient plus indiqués que par ordre verbal, puisque la cloche faisait défaut; quant aux récréations, elles avaient complètement cessé, et il fallait, du matin au soir, tenir la plume, qui s'usait plus vite que la patience des condamnés. Mais cette cloche, qui avait disparu et qu'on ne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme un gémissement, au milieu de la nuit, depuis que Crébillon avait eu l'adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle, qu'il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque fois que le son se renouvelait, tout le collège était en rumeur, et le principal, armé d'un flambeau, conduisait les recherches jusque dans les caves, au lieu de les diriger du côté des toits. Enfin, on mit tant de monde en sentinelle, que Crébillon se vit forcé, sous peine d'être découvert, de supprimer sa diabolique sonnerie. Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des supérieurs fut aux écoutes, et la cloche demeura muette, si ce n'est qu'une hirondelle, en sortant de son nid, ébranla d'un coup d'aile le battant, qui retentit encore comme une harpe éolienne. Cependant les arrêts continuaient avec plus de rigueur, sans que le clocheteur fût dénoncé par ses complices, sans que la cloche absente eût été remise à sa place. Le Père Frémion et le Père Griffon ne doutaient pas que le Moine-bourru ne fût le seul coupable, et comme ils s'obstinaient à le dire à tout venant, on les avait relégués, en observation ou en pénitence, dans les caves: là, ils puisaient du courage dans les tonneaux, qu'on ne leur avait pas donnés à garder; c'est de cette manière qu'ils dissipaient leurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-même, quand ils étaient ivres. Le proviseur, furieux d'une résistance qu'il ne parvenait pas à vaincre, eut recours à des ordonnances aussi cruelles qu'injustes: il déclara que, tous les jours, dix élèves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettés extraordinairement, et aussitôt il désigna ceux qui subiraient d'abord la peine du fouet. Crébillon fut compris dans cette première fournée, et le Père Griffon, qui était chargé d'exécuter la sentence, acquitta les vieilles dettes de son propre ressentiment, jusqu'à ce qu'il eût le bras fatigué de frapper sur ce malin garçon, qui ne lui épargnait pas les égratignures et les coups de pied. Le martyr ne pardonna pas à son bourreau, et, sous les verges même, il ne rêvait qu'aux représailles. Les choses avaient été poussées si loin de part et d'autre, qu'il n'était plus possible de continuer la lutte, sans péril pour l'auteur de ce désordre collégial, et les élèves, à qui Crébillon offrait de se livrer lui-même au terrible jugement de la Compagnie de Jésus, lui répondirent généreusement qu'ils recevraient tous le fouet, après lui. Néanmoins, Crébillon, inquiet des graves conséquences d'une rébellion générale qui persistait depuis plus de quinze jours, résolut de remettre enfin la cloche à sa place, sans en avertir personne, dans l'espérance que cette restitution volontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avait abandonné les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisait plus entendre. Crébillon se leva donc, la nuit même, monta sur le toit et en redescendit avec la cloche, qu'il se disposait à replacer, tant bien que mal, à l'endroit où il l'avait prise, lorsqu'il vit d'en haut la lueur d'une lanterne errer sous la galerie du rez-de-chaussée et un homme s'avancer lentement dans l'ombre des arcades. Il reconnut le Père Griffon, qui ouvrit la porte des caves et disparut. Crébillon avait une vengeance à exercer contre ce Père fouetteur, qui, dans l'exercice de ses fonctions, ne les ménageait guère: ne voulant pas perdre une si bonne occasion de le surprendre en flagrant délit de vol et d'ivrognerie, quoique à demi vêtu, transi de froid et plein de sommeil, il s'empressa de descendre dans la cour et de suivre les pas du père Griffon, sans avoir pris le temps de se débarrasser de la cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battant immobile était encore prudemment emmaillotté. [Illustration: Crébillon renverse le père Griffon, et sautant par-dessus lui, balance la cloche à ses oreilles.] La porte des souterrains était demeurée ouverte derrière le Père Griffon, qui, sous prétexte de guetter le Moine-bourru, allait visiter le meilleur vin des révérends Pères. Crébillon, conduit par la traînée de lumière que projetait la lanterne, traversa plusieurs caves, à la suite du sourd, qui ne se retournait point, au bruit d'un pas réglé sur le sien, et qui, aussitôt arrivé à son but, s'agenouilla devant une barrique, et la tint amoureusement embrassée, en collant sa bouche au robinet qu'il avait ouvert. Crébillon le regarda humer à longs traits le vin qui dégouttait de son menton, et ne le troubla point dans cette opération consciencieuse; mais, dès que les yeux de l'ivrogne se fermèrent voluptueusement et que sa tête dodelina comme celle d'un enfant au sein de sa nourrice, il décapuchonna le battant de la cloche et s'élança tout à coup sur l'ivrogne, qu'il renversa en arrière; puis, sautant par-dessus lui, les jambes écartées, il balança la cloche à ses oreilles, avec un carillon à rendre sourd quiconque ne l'eût pas été déjà comme le Père Griffon. Celui-ci, spontanément dérangé dans la plus délicieuse orgie, n'eût pas été plus épouvanté par les trompettes du jugement dernier; il crut que la voûte et les six étages du bâtiment s'écroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux, il jeta des cris aigus: il entendait à peine la cloche qui sonnait à lui briser le tympan, mais, ayant essayé de se redresser sur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant une espèce de monstre qui lui faisait d'effroyables grimaces et qui suspendait au-dessus de sa tête une cloche en branle, comme pour le coiffer de ce bonnet d'airain. La lanterne, qui avait roulé à terre sans s'éteindre, éclairait de bizarres reflets cette scène burlesque et fantastique. Le père Griffon se persuada qu'il était au pouvoir du Moine-bourru, et redoubla ses hurlements, que couvrait le son de la cloche. Crébillon jouissait de l'effroi du malheureux ivrogne, à ce point qu'il oubliait de faire une prudente retraite, avant que tout le collège fût éveillé par les sons de cloche et les cris lamentables, qui retentissaient au fond des caves; il ne cessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que le battant frappait en cadence les parois métalliques de la cloche, il piétinait le corps de son ennemi étendu à terre sans force et sans mouvement; mais, pendant qu'il s'enivrait de cette douce vengeance, de même que le pauvre Griffon s'était enivré de vin vieux, il sentit s'imprimer, sur ses épaules presque nues, la meurtrissure d'un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation de douleur et de surprise: il arrêta sa sonnerie, pour voir d'où lui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, et il aperçut la robe du Père Frémion, lequel n'avait pas trouvé de langage plus expressif que son fouet à lanières, pour exorciser le Moine-bourru, qu'il n'eut pas le temps de reconnaître pour un être humain assez peu redoutable; aussi, ne resta-t-il pas bien convaincu que son terrible fouet avait frappé sur de la chair vive, quand Crébillon eut écrasé la lanterne avec son pied et se fut enfui, à tâtons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains, jusqu'au dortoir, où il se fourra dans son lit, tout tremblant de froid et d'anxiété, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice, qu'il se repentait de n'avoir pas lancée à la tête du Père Frémion. Celui-ci était tellement épouvanté dans les ténèbres où le laissa Crébillon, qu'il eut peine à rassembler ses idées, lorsqu'on accourut avec des flambeaux: il expliqua, par signes, que, guidé par les sons de la cloche, il était arrivé dans la cave, au moment où son collègue luttait contre un démon, qui ne pouvait être que le Moine-bourru. Quant au Père Griffon, qui gisait dans une mare de vin et qui n'avait pas recouvré sa raison, il déclara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, au lieu d'être à son poste de garde; il jura que c'était le Moine-bourru en personne, qui l'avait attiré dans un piège et lui avait fait souffrir tous les tourments du purgatoire: la description de ces tortures infernales déguisa l'état de trouble où l'avaient mis le vin et la peur. Le principal ne savait plus que penser de ces incompréhensibles apparitions; il refusa de se recoucher, et passa le reste de la nuit à parcourir les cours, les caves et les bâtiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. Le Moine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint de nouveaux témoignages, en faveur de son existence réelle, qui dès lors fut dûment constatée. Crébillon, qui avait fait semblant de dormir, malgré tout ce tumulte, ne répondait pas aux questions de ses camarades; il feignit d'être malade, le lendemain matin, et ne se leva point en même temps que les autres. Il n'osait remuer en son lit, parce que le moindre son de cloche eût amené la découverte de cette cloche dans ses draps et la preuve irrécusable de sa culpabilité. Il avait pourtant cherché, dans son cerveau, le plus sûr et le plus prompt expédient pour se débarrasser de cet incommode et dangereux corps de délit. A peine les dortoirs furent-ils déserts, qu'il s'habilla précipitamment et emporta la cloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu'il trouva toute grande ouverte, par suite d'une distraction et d'un affolement du Père Griffon. C'était dans cette chambre que les Pères fouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreux cadeaux qu'ils recevaient des parents et des écoliers, comme ces galettes de farine et de miel que le sage et pieux Énée présente à Cerbère, dans l'_Énéide_ de Virgile, pour endormir la férocité de ce chien à trois têtes. Crébillon était descendu, frais et riant, au quartier, avec un objet soigneusement entouré de papier, qui circula de pupitre en pupitre, avant que les Pères Frémion et Griffon allassent rendre visite à leur buffet pour se remettre des fatigues morales et physiques de la nuit; ils avaient aussi besoin d'un surcroît de forces, dans la distribution quotidienne des corrections ordinaires et extraordinaires, qu'ils avaient charge d'administrer aux incorrigibles écoliers. Le Père Griffon tira de l'armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu'il avait goûtée la veille; mais il n'y eut pas plus tôt mordu, qu'il jeta bien loin cette andouille et porta les mains à sa joue, en hurlant: «O mes dents!» Pendant ce temps-là, le Père Frémion découvrait, avec stupeur, dans la peau de l'andouille, un battant de cloche, qu'il eût été difficile d'entamer d'un coup de dent. Le Père Griffon, encore stupéfait de cette trouvaille, continuait à gémir, en tenant sa mâchoire endommagée et en marchant à grands pas sur les dalles qu'il frappait rageusement du pied; tandis que le Père Frémion soulevait la croûte d'un magnifique pâté d'Amiens, pour y chercher des compensations gastronomiques: son couteau rencontra une telle résistance, que la lame se brisa, et le pâté entr'ouvert étala, aux regards des deux gourmands confondus, la cloche elle-même, silencieusement assise dans le saindoux et occupant la place de trois ou quatre succulents canards, que les écoliers étaient en train de dévorer à belles dents, sans songer à cette même cloche, dont l'agréable son avait tant de fois charmé l'attente de leurs estomacs vides, à l'heure du repas! Cloche et battant furent emportés, tout luisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sut jamais ni où ni comment on les avait retrouvés. Le jour même, les Pères correcteurs, remarquant parmi les élèves du quartier de la classe de cinquième, des sourires railleurs sur toutes les bouches comme dans tous les yeux, et flairant une agréable odeur d'ail et de charcuterie, qu'ils ne pouvaient méconnaître, devinèrent la destination qu'avaient eue la chair de l'andouille et le contenu du pâté; ils en gardèrent rancune aux voleurs gastronomes: ceux-ci portèrent longtemps les marques des verges, qui ne les avaient pas ménagés, surtout Crébillon, qui fut soupçonné, sinon convaincu d'être l'auteur de l'enlèvement de la cloche et de sa disparition: il avait, d'ailleurs, assumé sur lui seul la responsabilité du vol de l'andouille et du pâté, par une belle indigestion, dont il était difficile d'accuser la maigre chère du collège, c'est-à-dire, les lentilles, les haricots, les pois-chiches, le fromage et l'eau claire. Quarante ans après, Jolyot de Crébillon était devenu un grand poète tragique, le successeur de Racine et le rival de Voltaire. Un de ses amis eut la curiosité de connaître le jugement que ses premiers maîtres du collège de Louis-le-Grand avaient porté sur son compte, dans les registres secrets où la Compagnie de Jésus consignait le caractère et la tendance morale de chacun de ses élèves; on lisait, à l'article relatif au jeune Crébillon: _Puer ingeniosus, sed insignis nebulo_; horoscope latin qu'on pourrait traduire ainsi: «Enfant plein d'esprit, mais insigne vaurien.» LA VOCATION DE JAMERAY DUVAL (1704) Valentin Jameray Duval était fils unique d'un paysan d'Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui dès ses premières années se sentait possédé d'un désir immodéré de s'instruire, n'avait jamais pu s'accoutumer à la vie laborieuse, dont son père lui donnait l'exemple; il ne se refusait pas aux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction, mais il s'y prêtait si mollement, si indifféremment, qu'on ne pouvait méconnaître son aversion instinctive pour tout ce qui était effort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps, pour toute occupation active et purement matérielle. Son pauvre père, le plus illettré et le plus rustique des paysans, avait renoncé cependant à lui imposer le moindre labeur, et il prenait même le parti de cet enfant, doux et bon de caractère, mais indolent et flegmatique de tempérament, contre sa mère, qui voulait le contraindre, bon gré, mal gré, à travailler à la terre et à faire du moins, comme elle disait, oeuvre de ses dix doigts. --Laisse donc le petit à ses fantaisies, disait le père; à chacun ici-bas son lot et sa tâche. Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron: il n'a ni nerf ni poigne; tout ce qu'il a de vaillant, c'est dans sa tête. Il semble bâti, m'est avis, pour faire un curé. Valentin, en effet, avait eu de bonne heure l'intelligence ouverte et disposée à recevoir toutes les impressions extérieures qui font la connaissance des choses et qui se complètent par la réflexion et le raisonnement. Il ne savait ni lire ni écrire; il n'avait rien appris de ce qui s'acquiert dans la fréquentation des personnes éclairées et instruites; il n'était jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequel il se trouvait confiné par la condition misérable de ses parents, et il arriva ainsi jusqu'à l'âge de sept ans, sans avoir même appris le catéchisme, car le hameau où il était né n'avait pas de curé ni d'église: il fallait aller à trois lieues de distance, pour trouver l'un et l'autre. Le petit Valentin était pourtant très avancé pour son âge, au point de vue des notions pratiques et usuelles en fait d'agriculture et d'économie rurale: il avait recueilli autour de lui les observations et les renseignements que les gens de la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s'était perdu, pour ainsi dire, de ce qui lui était entré dans l'esprit par les yeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de lui n'eût été capable de lui apprendre à lire, et il avait honte de ne pas même connaître son alphabet, en dépit de l'espèce d'instruction expérimentale qu'il s'était donnée lui-même. Il avait huit ans, quand son père, en mourant, le laissa dans une profonde misère; il n'était pas en état de gagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi de rester à la charge de sa mère, qui pouvait à peine se suffire à elle-même. --Mère, lui dit-il avec l'énergie d'une résolution bien arrêtée, j'irai demain trouver M. le Curé de Monglas, qui m'a toujours fait accueil, lorsqu'il m'a rencontré dans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui comme enfant de choeur ou plutôt comme aide de sa gouvernante, qui est bien vieille et qui n'a quasi plus la force de faire son ménage. Ce ne sera pas pour moi grosse besogne, mais j'y aurai mon profit, puisque M. le Curé me montrera sans doute à lire et à écrire, en m'enseignant mes devoirs religieux. Quant à toi, mère, je te conseille, je te prie d'aller te mettre au service des bonnes soeurs Ursulines ou Visitandines, soit à Tonnerre, soit à Auxerre, soit à Troyes. Là, tu trouveras le bien-être et le repos dont tu as besoin, en attendant que je t'aie fait une petite fortune, que je viendrai partager avec toi. La mère du petit Valentin fut touchée jusqu'aux larmes du dévouement filial que cet enfant lui témoignait avec tant de noblesse et de simplicité; elle ne voulait pas lui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dans la décision qu'il avait prise, après mûr examen de la situation: il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, qui avait pleuré toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant de tout ce qu'il ferait pour arriver à une position lucrative et honorable. Il avait trois lieues à faire à pied, à travers champs, pour aller au village de Monglas; il mit dans sa poche une miche de pain, des noix et des pommes; puis il partit tout courant, sans tourner la tête, de peur de perdre courage en regardant du côté de sa mère, qui l'appelait d'une voix faible et dolente. Il marchait d'un bon pas et ne s'arrêtait point en route: au bout de trois heures, il fut chez le vieux Curé, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s'imagina que cet enfant était envoyé en toute hâte pour l'appeler auprès du lit d'un mourant. Comme il n'avait pas été averti de la mort du père de Valentin, il pensa qu'on venait le chercher pour administrer les derniers sacrements au père ou à la mère de cet enfant. --Qu'est-ce qui est en danger de mort chez toi, mon ami? lui dit-il avec intérêt: ton père et ta mère, mon enfant, ne sont pas très vieux, et toi, pauvre petit, tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout ce qu'il faut pour la cérémonie.... --Monsieur le curé, interrompit naïvement Valentin, les choses se sont passées sans vous: mon pauvre père est mort, il y a cinq jours, et en voilà quatre qu'il est enterré dans notre cimetière d'Arthonay. Il n'y avait donc pas lieu de vous déranger, et aussi je ne viens à vous que pour moi. --Pour toi? demanda le curé, un peu surpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-il d'un ton de reproche, qu'on enterre un bon chrétien comme un païen, sans prêtre et sans prières des morts! --Oh! Monsieur le curé, repartit l'enfant, les prières n'ont pas manqué: c'est le curé de la commune voisine qui les a dites; mais mon père étant décédé subitement, le digne homme, vous n'aviez plus rien à voir là-dedans. Je ne vous sais pas moins de gré de vos bonnes intentions à notre égard. J'y comptais bien, d'ailleurs, Monsieur le curé, puisque me voici. --C'est très bien, dit le curé en souriant. Il te reste à me dire en quoi je puis t'être utile, mon enfant? --Vous ne devinez pas, Monsieur le curé? répliqua Valentin, en le regardant d'un air timide et confiant à la fois. Le père est mort, la mère n'a plus son pain cuit. C'est raison que j'aille gagner ma vie ailleurs, et l'idée m'est venue, Monsieur le curé, de vous prier de me recevoir au presbytère, où je puis vous rendre nombre de petits services, ainsi qu'à madame votre gouvernante qui n'est plus jeune et qui se trouverait bien de mon aide.... --Hélas! mon cher enfant, reprit le curé avec émotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s'en est allée vers Dieu, le mois dernier, et alors il m'a semblé que je pouvais, avant de la rejoindre là-haut, me démettre de ma cure et me retirer dans un ermitage, où j'aurai plus de loisir pour me préparer à faire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C'est demain matin que je pars, sans dire adieu à mes bons paroissiens, qui m'ôteraient peut-être le courage de partir. Je vais en Lorraine, où je suis né, et je me rends à l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville. --Si j'avais neuf ou dix ans de plus, Monsieur le curé, dit Valentin animé d'un pieux sentiment d'imitation chrétienne, je vous supplierais de m'accorder la permission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous à la vie monastique! Le bon curé fut touché de ce premier élan de la vocation religieuse; il rappela néanmoins à Valentin que son devoir était de rester avec sa mère et de travailler pour elle. Puis, il s'informa des moyens que l'enfant aurait de gagner quelque chose, en essayant de faire un métier et de se destiner à une profession industrielle. Mais Valentin répondit, d'un ton déterminé, mais non sans rougir, qu'il ne se sentait propre à aucun métier, et qu'après s'être longtemps consulté dans son for intérieur, il n'aspirait qu'à devenir un grand savant. --Un grand savant! s'écria le curé, surpris d'entendre un enfant de la campagne exprimer un pareil désir. N'est pas savant qui veut, mon cher petit! Mais il n'y a pas encore de temps perdu, et l'on verra plus tard quel savant tu peux être. --Je ne demanderais qu'à savoir lire et écrire, dit gravement Valentin; le restant viendrait tout seul. --Lire et écrire! répéta le curé en riant: un savant, en effet, ne peut demander moins. C'est bien fâcheux que je parte demain, mon ami, car, à voir ton ardeur pour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et écrire dans deux ou trois mois. --Vous êtes si bon, monsieur le curé, reprit l'enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma première leçon de lecture? Le curé, étonné, enchanté de l'ardeur extraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commença sur-le-champ à lui donner la leçon de lecture que Valentin sollicitait, et il se servit, pour cela, de son bréviaire, n'ayant pas d'autre livre à son service. L'enfant était tout yeux et tout oreilles; il se rendit compte non seulement de la forme des lettres, mais il en retint la valeur, le son et l'usage, de telle sorte qu'il comprenait déjà leurs rapports entre elles et qu'il les liait l'une à l'autre pour composer des syllabes et des mots. Il écoutait attentivement la démonstration et l'explication que lui donnait son maître, et il répétait de la manière la plus fidèle ce qu'il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanée, jamais intuition plus lumineuse, ne s'étaient révélées chez un enfant. Le bon curé était émerveillé; il encourageait son élève et ne se lassait pas de lui adresser des éloges. Il n'interrompit sa leçon que par un frugal repas qu'il fit partager à cet enfant si bien doué et si bien inspiré, qui oubliait le boire et le manger pour s'instruire, en profitant de l'obligeance infatigable de son premier instituteur. La leçon ayant été reprise, au sortir de la table, ce fut l'élève qui fatigua le maître. Celui-ci ne revenait pas de sa surprise, et il eut de la peine à croire que le petit lecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d'être venu au presbytère de Montglas. Valentin ne songeait pas à retourner auprès de sa mère, et il eût volontiers suivi à pied le curé jusqu'en Lorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le curé se vit obligé de le garder au presbytère et de lui faire un lit, où l'enfant se coucha tout habillé; il aurait préféré ne pas interrompre la leçon, la seule que le digne curé lui avait donnée, et cette leçon il la repassa dans sa mémoire durant la nuit entière, au lieu de dormir. Sa préoccupation était d'avoir un livre, dans lequel il pourrait, sans les conseils du maître, s'exercer à la lecture, car il en avait retenu les premiers éléments, et dès que le jour parut, il se remit à étudier tout seul, avec une incroyable perspicacité, ce qu'il se souvenait d'avoir appris la veille dans le bréviaire. Le curé de Monglas ne pouvait ajourner son départ, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encore une leçon à Valentin et pour le conduire chez un gros fermier voisin, qu'il pria de recueillir et d'employer dans sa ferme cet enfant, qui ne demandait qu'à gagner son pain de chaque jour. Ce fermier était un avare égoïste et brutal, qui ne prenait conseil que de son intérêt personnel et qui n'aurait pas donné un liard à un pauvre, si ce liard ne lui eût pas rapporté un sou: il fit mine pourtant d'avoir égard à la recommandation pressante du curé, et il consentit à promettre la nourriture et le gîte à cet enfant, qui serait chargé de conduire les dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le curé n'en demanda pas davantage, et comme il était bon et charitable, il pensa que le fermier le serait aussi à l'égard d'un orphelin, qu'on lui confiait en le priant d'en avoir soin. Valentin aurait voulu que le curé lui laissât un livre, pour y étudier ses leçons, mais le curé n'avait que son bréviaire; cependant il trouva, dans un coin, un Catéchisme, à moitié déchiré, que son enfant de choeur y avait oublié, et il le donna, faute de mieux, à Valentin, qui le reçut avec reconnaissance; il lui donna, en outre, quelque argent, et, comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de géographie clouée au mur, que le but de son voyage était l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville, où il comptait finir ses jours, l'enfant lui dit, avec attendrissement, qu'il se promettait bien de l'y rejoindre, dès qu'il serait devenu savant: ce qui était le but invariable de ses espérances. --Vous plaît-il, M. le curé, lui dit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vous n'avez pas l'air de vouloir emporter à Sainte-Anne? --De grand coeur, je te la donne, mon ami, reprit le curé en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si je ne suis pas là pour t'enseigner son usage? C'est un grimoire inintelligible pour toi. --Oh! que non pas, M. le curé! repartit l'enfant, qui se redressa d'un air capable; j'en ai vu déjà une chez M. le bailli d'Arthonay, il y a un an, quand mon père m'y mena avec lui, et comme je la regardais à pleins yeux, le commis de M. le bailli eut la bonté de m'expliquer tout ce qu'on trouvait sur cette carte, les routes et les chemins, les rivières et les cours d'eau, les collines et les vallées, les bois et les champs, les clochers et les paroisses, les villages et les villes. C'est plus aisé à comprendre que la lecture, et je me reconnais là-dedans, comme si je voyais tous les lieux qui y sont représentés. Oh! la belle chose que la géographie!... N'est-ce pas ainsi qu'on appelle la science qui fait connaître les pays, sans y être et sans les avoir sous les yeux? Je donnerais deux doigts de ma main, pour posséder cette science-là! Le curé était touché et émerveillé d'une pareille envie d'apprendre et de savoir, chez un enfant qui annonçait ainsi ses dispositions naturelles à l'étude et qui promettait de ne pas rester en route dans la voie de l'instruction, s'il avait le bonheur d'arriver au but, sous la protection de Dieu. L'enfant remercia le curé de toutes ses bontés et s'engagea très sérieusement à venir le rejoindra en Lorraine. Valentin entra aussitôt en fonctions dans la ferme: on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu'il devait conduire tous les jours dans les pâtures et qu'il ramènerait tous les soirs à la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de la journée, deux livres de pain et un morceau de fromage, en lui disant qu'il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que ses dindons; on lui remit, pour sa défense contre les renards et aussi pour celle de ses bêtes, une petite houlette armée d'un fer tranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se servirait pour appeler à son aide, s'il avait besoin d'avertir les domestiques de la ferme. Il avait serré soigneusement sous ses habits délabrés le Catéchisme et la carte de géographie, que le bon curé lui avait donnés en partant, et il était impatient de s'en servir souvent pour son instruction élémentaire, car il se sentait capable d'apprendre à lire, en peu de temps, au moyen des notions premières qu'il avait acquises dans ses deux leçons. Quant à la géographie, c'était une science dont il avait toujours eu l'instinct et qui semblait s'offrir d'elle-même aux préférences et aux habitudes de son esprit. La condition infime et subalterne qu'il avait acceptée sans répugnance lui offrait les deux biens du monde qu'il appréciait le mieux: la liberté et le repos. Il se félicitait de pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant les dindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec les hommes. Ce fut donc dans la solitude, en face des charmants tableaux de la nature champêtre, que Valentin commença un cours d'études générales, sans autre guide que son bon sens inné et sa raison supérieure à son âge, sans autre maître que son intelligence naturelle et son désir de s'instruire. Par un effort inouï de volonté et de patience, il apprit à lire couramment, en concentrant sa pensée sur chaque ligne, sur chaque page de ce Catéchisme qui lui tenait lieu d'Alphabet et de Grammaire. Ce n'est pas tout: il avait pris un crayon, sur la table du bon curé, avec quelques feuilles de papier blanc qu'il conserva comme un trésor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrement caractérisés par des traits d'écriture informes et qu'il imitait tant bien que mal, d'après le texte imprimé de ce Catéchisme dans lequel il avait pris toutes ses leçons de lecture. Il écrivait donc d'une manière barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoir lire si parfaitement, qu'il lut et relut à plusieurs reprises tout ce qui restait du Catéchisme, où il apprit les dogmes fondamentaux de la religion catholique et les premiers principes de la morale. Son instruction en géographie ne fut pas poussée au-delà de l'étude minutieuse de la carte qu'il possédait, et cette étude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de la configuration géographique d'une province de France, que cette carte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que des livres pour faire des progrès rapides dans une science qui se prêtait bien à la nature de son esprit exact et méthodique. Un heureux hasard le servit à souhait pour encourager ses dispositions à la connaissance de la géographie. Un vieux berger, qui menait paître ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport avec lui et le prit en amitié: ce berger lui donna les premières notions de l'astronomie, en lui indiquant la place que les étoiles occupaient dans le ciel selon la saison de l'année, et Valentin apprit de la sorte les noms des astres qu'il reconnut bientôt, d'après leur position, avec autant de certitude que son maître lui-même. Il comprit dès lors, par une espèce de divination, les rapports qui devaient exister entre la position des astres au ciel et celle de toutes les régions de la terre, les unes à l'égard des autres. C'étaient encore des livres qui lui faisaient défaut pour l'enseignement approfondi de la géographie, de cette science, qui lui semblait la plus belle et la plus utile de toutes. Le vieux berger, qui devint son guide et son ami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir et l'expérience des bergers, c'est-à-dire les propriétés des herbes et des plantes, la médecine usuelle de l'homme et des animaux, les signes du temps, les pronostics des saisons, les époques de tous les travaux des champs et mille détails secrets de la vie pastorale et agricole. Valentin était toujours aussi mal vêtu, aussi mal nourri, aussi mal couché; mais il semblait indifférent à ces privations, parce qu'il s'absorbait dans l'étude et dans la méditation. Il était dit, cependant, que sa destinée ne le condamnait pas à garder les dindons toute sa vie, et il pensait quelquefois à rejoindre en Lorraine le bon curé de Monglas, qui l'avait engagé à y venir. Il était toujours aussi misérable, et l'avare fermier ne lui avait pas donné depuis six mois une seule pièce d'argent, lorsque sa situation changea, par force majeure, sans s'améliorer. Un soir, un de ses dindons manquait à l'appel: il le chercha en vain; un renard l'avait emporté. Il rentra tristement à la ferme et n'osa pas avouer l'accident arrivé à une de ses bêtes. Il espérait la retrouver, et il partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer des recherches qui lui portèrent malheur. Pendant qu'il s'écartait imprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint à la charge et en prit encore un, dont les cris désespérés avertirent trop tard le malheureux gardien: il eut beau courir après le renard, en lui jetant des pierres, il dut revenir à ses dindons, qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangèrent autour de lui, comme pour l'inviter à les défendre. Il demeura indécis, tout le jour, sur le parti qu'il avait à prendre; puis, le soir venu, il ramena ses dindons à la ferme et n'y entra pas avec eux, tant il redoutait la colère de son patron. Il avait résolu de chercher fortune ailleurs, et il s'en alla passer la nuit dans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola le mieux qu'il put et qui lui offrit de partager avec lui les chétifs profits de sa bergerie. --Non, répondit Valentin, j'aurais trop peur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deux dindons que le renard m'a volés et que je serais bien en peine de lui rendre. Demain, je décamperai, au point du jour, et je serai bientôt hors de la portée de ce méchant maître, en suivant la route de Langres.... --Bonté divine! s'écria le berger, chagrin de ce projet qu'il essaya de combattre: il y a vingt lieues d'ici à Langres. --Je n'en avais compté que dix-sept, sur la carte que je sais par coeur, dit l'enfant. Ce n'est rien que vingt lieues à faire: j'arriverai donc à Langres, en moins de deux jours de marche... --Oui, bien, reprit le berger, mais, pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n'as pas un sou vaillant. --Oh! dit Valentin, on trouve du pain partout, et l'on couche dans les granges. Ce n'est pas ce qui m'inquiète. --Tiens, voici deux écus, qui pourront payer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne se nourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s'ouvrent pas plus aisément que les coeurs. Il serait plus sage peut-être de retourner à la ferme et de dire à ton maître: «Le renard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir en échange deux écus qui les valent...» --Il m'accuserait d'avoir vendu ses bêtes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitié du prix de la vente. Il recevrait l'argent, et me battrait, par-dessus le marché. Nenni, je ne veux pas m'y risquer. Aussi bien, j'ai foi dans la Providence qui n'abandonne pas les gens, quand on se recommande à elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, je prierai pour vous, de loin ou de près. Valentin exécuta donc son projet tel qu'il l'avait conçu: il partit, dès l'aube, après avoir fait ses adieux au vieux berger, en le conjurant de présenter au fermier des excuses de sa part, avec la promesse de restituer tôt ou tard la valeur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n'emporta que sa corne, qui pouvait lui être utile, et une longue corde, qu'il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins; il avait accepté aussi un bâton noueux en bois de houx, que le berger lui donna pour se défendre contre les chiens errants ou même contre les loups, qu'il viendrait à rencontrer sur son chemin. Il n'avait pas de but déterminé, en se dirigeant vers la ville de Langres, et il ne songeait qu'à s'éloigner de la ferme où il n'aurait eu rien de bon à attendre. Il marcha donc à grands pas, pendant plus de trois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur aux provisions que le vieux berger avait mises dans son havresac. Valentin s'était arrêté au bord d'une petite rivière, assez profonde, qui longeait la route, à dix ou douze pieds en contre-bas de la chaussée. Il mangeait de bon appétit, et rêvait aux circonstances imprévues qui allaient décider de son avenir, lorsqu'il entendit le trot d'un cheval qui s'approchait de son côté, mais il se trouvait dans un fond ombragé, d'où l'on n'apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu'il ne pouvait voir, venant à passer à peu de distance de lui, fut tout à coup désarçonné par sa monture, qui l'envoya tomber, la tête en avant, dans la rivière. Cet homme ne savait pas nager et il aurait été noyé infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nager davantage, n'eût fait acte de courage et d'adresse pour le sauver. L'enfant eut assez de présence d'esprit, en face du danger que courait cet homme, pour lui porter secours à l'instant: il déroula rapidement la corde qu'il avait autour de son corps, fit un noeud coulant à l'un des bouts de cette corde, et la lança si adroitement, au milieu de la rivière, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presque étouffé, au bord de la rivière. Valentin avait reconnu son ancien maître, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pied dans l'eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeur de dindons. --C'est donc toi qui veux m'étrangler, mauvais sujet? lui cria-t-il d'une voix haletante. --Moi, vous étrangler, Monsieur! répondit Valentin, stupéfait d'une pareille accusation: moi, vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliez périr! --Je te conseille, petit fourbe, de me donner le change! murmurait le fermier qui n'était pas encore sorti de l'eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulu m'assassiner, pour m'empêcher de te punir, comme un voleur que tu es! --Moi, un voleur! repartit Valentin, avec indignation: moi qui viens de vous sauver la vie! --Attends-moi, friponneau! s'écria le fermier, dont la colère n'avait fait que s'accroître. Je vais te payer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pour ton châtiment, de la corde avec laquelle tu as essayé de m'étrangler, après avoir effrayé mon cheval, qui m'a fait tomber dans l'eau. C'est moi qui te pendrai, au premier arbre de la route. Valentin eut une telle peur de cette menace, qu'il ramassa son bâton et s'enfuit à toutes jambes, sans regarder derrière lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant un quart d'heure, et ne ralentit sa course qu'en perdant haleine. Le fermier n'avait pas songé à le poursuivre et s'en était retourné, pour se sécher, à la ferme. Le pauvre enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, en pensant à l'ingratitude et à la méchanceté de ce vilain homme, qui l'aurait récompensé de sa bonne action, croyait-il, en le pendant à un arbre. Il n'eût jamais imaginé qu'un chrétien pût être aussi injuste et aussi mauvais à l'égard de ses semblables: il tira de sa poche son Catéchisme et il en parcourut quelques pages, afin de se réconforter, en élevant son âme à Dieu. Ses yeux s'étaient fixés machinalement sur des maximes morales et religieuses, que le curé de Monglas avait écrites sur la couverture du livre, et, quoiqu'il ne fût pas encore très capable de déchiffrer les écritures faites à la plume, il lut presque couramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans la Providence: [Illustration: Valentin lança si adroitement la corde an milieu de la rivière, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait.] _Le bien qu'on fait sur la terre nous est rendu au centuple dans le ciel._ Il avait continué sa route, en marchant d'un bon pas; il ne voyait sur son chemin aucun village, et il allait toujours en avant, dans l'espoir d'en trouver un. Il avait fait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison de poste. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignements dont il avait besoin, afin de se diriger plus sûrement vers le but plus ou moins éloigné qu'il se proposait d'atteindre. Il sentait son estomac vide, et il s'aperçut alors qu'il avait laissé son havresac et ses provisions à l'endroit où il déjeunait, quand son repas fut interrompu par la chute du fermier dans la rivière. Il possédait bien dans sa poche deux écus qui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l'avait forcé d'accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pour achever son long voyage. Une carriole, couverte en toile cirée, stationnait à la porte de la poste; le cheval, à moitié dételé, mangeait son picotin d'avoine, mais la voiture, remplie de ballots et de paquets, n'était gardée par personne. Valentin entra résolument dans le bureau de la poste. Le conducteur de la carriole était là, qui se reposait en buvant un verre de vin avec le maître de poste. Valentin salua poliment les deux buveurs, en ôtant son bonnet à deux mains, et adressa la parole à celui qui avait la figure la plus avenante. C'était un gros homme, à la mine rubiconde et à l'air réjoui, vêtu d'une blouse de laine grise et coiffé d'un chapeau de feutre gris à larges bords. --Monsieur, lui demanda Valentin, en restant la tête découverte, auriez-vous l'extrême bonté de me dire si je suis bien sur la route qui mène à Langres? --Sans doute, mon petit, répondit le gros homme en riant, mais Langres n'est pas près d'ici, et il faut encore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver. --Dix heures de voiture! répéta l'enfant avec inquiétude. Il faudrait donc quasi le double de temps pour faire la route à pied? --A pied? repartit le gros homme, en riant plus fort; c'est toi, mon petit, qui voudrais faire à pied douze grandes lieues de pays? --Dix-sept lieues de poste, ajouta flegmatiquement l'autre homme qui remplissait son verre de vin et qui le vida d'un trait. --Il reste trois ou quatre heures de jour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Un homme, qui marcherait bien et sans traîner la patte, arriverait dans deux heures à Rolampont et dans quatre heures à Humes, pour passer la nuit. Puis, demain, il y aurait à faire neuf bonnes lieues dans la journée, pour arriver à Langres vers la tombée du jour. Diable! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuf lieues-là dans les jambes. --Il faut pourtant que je les fasse, dit l'enfant avec simplicité, mais je coucherai en route, soit à Rolampont, soit à Humes, et le lendemain j'irai jusqu'à Langres, où je compte me reposer, avant de me remettre en route pour la Lorraine. --C'est en Lorraine que tu vas, petit? répliqua le gros homme, qui parut s'intéresser davantage à l'enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais je n'y vais pas à pied comme toi, mon pauvre garçon; j'ai une bonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faire en Lorraine, je pourrais bien t'y conduire. --Oh! Monsieur, vous êtes bien bon! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Mais vous ne me connaissez pas! --Tu as une honnête frimousse, qui me plaît et me donne confiance, répondit le gros homme. Je ne te connais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissance et bonne connaissance. D'ailleurs, tu me rendras quelques services. Tu donneras l'avoine au cheval, tu l'attelleras et le dételleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons en ville, tu porteras mes paquets de livres.... --Eh quoi! Monsieur, vous avez des livres à porter? interrompit Valentin. Je serais si heureux de voir des livres! --Tu en verras, dans ma voiture, plus que tu n'en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur et marchand de livres. Est-il possible qu'un marmot de ton âge s'avise d'aimer les livres? Mais tu ne sais pas lire? --Je ne sais pas lire aussi bien que vous, sans doute, repartit l'enfant avec modestie; plus tard, je lirai mieux, sans doute, quand M. le curé de Monglas m'aura donné encore quelques leçons. --Puisque tu connais un curé, petit, je n'ai pas besoin d'autre recommandation, dit gaiement le gros homme. Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attelle le cheval, et attends-moi. --Je n'ai pas de bagage, Monsieur! reprit Valentin, qui regardait d'un oeil d'envie le pain et le fromage sur la table. Mais j'ai bien faim! --Que ne le disais-tu plus tôt? s'écria le gros homme: tu aurais déjà le ventre plein. Allons, assieds-toi là, et mange, et bois! ajouta-t-il, en lui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvre diable! répétait-il, en voyant que l'enfant ne s'était pas fait prier pour faire honneur à cette collation inattendue. Dépêche-toi de tordre et d'avaler, mon petit affamé et souhaitons le bonsoir à la compagnie. Valentin n'avait pas eu le temps de satisfaire son appétit, mais son compagnon de voyage lui permit d'emporter ce qui restait de pain et de fromage, en l'invitant à boire un second verre de vin. L'enfant, qui n'en avait pas bu une goutte, depuis son souper chez le curé de Monglas, eut l'esprit plus éveillé que troublé, en finissant à la hâte le bon repas qu'on lui avait fait faire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voiture du colporteur, et il continuait à dévorer son pain et son fromage. --Et tout cela, ce sont des livres? demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu des ballots soigneusement ficelés. Quel plaisir on aurait à lire tout cela! Et comme on serait savant, après avoir lu tant de livres! Il était en humeur de parler et il parla autant que le voulut son compagnon déroute, qui lui avait demandé le récit de ses aventures et qui en apprit les détails avec intérêt, car ce compagnon de route, le père Lalure, colporteur de livres imprimés à Troyes et à Nancy, d'images en couleur fabriquées à Épinal, et d'ouvrages de piété vendus dans les couvents, était un excellent homme, quoique très ignare, assez grossier et souvent ivrogne. --Écoute, petit, dit-il à Valentin: tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu'en travaillant, je t'offre de travailler avec moi; tu sais lire, tu es intelligent et tu seras bientôt plus instruit que moi. Mon métier est d'aller de ville en ville vendre en détail les livres et les images, que j'achète en gros; le métier n'est pas très mauvais, puisqu'il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrir mon cheval et me nourrir moi-même, en faisant de jolies économies. L'an dernier, j'ai pu mettre de côté trois mille francs. Je gagnerais davantage, si je faisais plus d'affaires, et pour faire plus d'affaires, il me faut un aide. J'ai pensé à toi: si tu veux faire un marché avec moi et le bien tenir, tu auras du pain cuit pour le reste de tes jours, et ce pain-là, tu pourras le partager dès à présent avec ta pauvre vieille mère, qui en manque peut-être; tu seras nourri, habillé, logé, voituré, comme le patron, en recevant un écu par mois pour tes menus plaisirs, et de plus, trente écus d'honoraires à la fin de l'année. Cela vaut mieux que de gueuser sur les routes, de n'avoir que des guenilles sur le corps et de marcher sur les semelles du père Adam. Valentin ne répondait pas; il baissait la tête et avait l'air de réfléchir, mais il était bien résolu à suivre sa vocation et à n'être qu'un savant. Il craignait, néanmoins, de blesser et d'irriter le père Lalure, en n'acceptant pas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantage pour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lire jour et nuit, s'il en avait le temps; mais il n'eut pas de peine à se persuader que des relations journalières avec le curé de Monglas profiteraient mieux à son instruction générale, que son association avec cet homme bon et généreux, sans doute, mais ignorant, dépourvu d'éducation, et incapable de s'élever au dessus de sa naissance par l'intelligence et le savoir. --Ce n'est pas tout, mon garçon! ajouta le père Lalure, pour achever de le séduire et de le décider; je n'ai ni femme, ni enfant, ni famille, et par conséquent, dans le cas où je viendrais à m'en aller dans l'autre monde, tu hériterais de tout ce que j'ai, de ma voiture, de mon cheval, de mes marchandises et de ma réserve, qui monte bien à neuf ou dix mille livres... --Vous avez neuf ou dix mille livres en réserve! s'écria Valentin, émerveillé de ce qu'il prenait pour une bibliothèque. --Dix mille livres, ce sont des francs! reprit le colporteur, qui n'avait garde de confondre une livre monnaie avec un livre imprimé; oui, je possède au moins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit, sauf à me faire enterrer chrétiennement et à payer quelques messes pour le repos de mon âme. --Je suis bien touché de vos propositions, M. Lalure, répondit enfin l'enfant dont la résolution n'avait pas fléchi; vous êtes bien bon et bien honnête: je vous conserverai une éternelle reconnaissance, mais je veux être un savant, et pas autre chose. Tant que je serai avec vous, je vous rendrai de grand coeur tous les services qui sont en mon pouvoir, je vous aiderai à vendre vos livres et je serai votre dévoué serviteur, jusqu'à ce que nous soyons en Lorraine, où M. le curé de Monglas m'attend à l'Ermitage de Sainte-Anne. Je ne réclame de vous qu'une seule faveur, c'est que vous me permettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vous n'aurez pas besoin de mes services. --Je suis fâché de n'avoir pas réussi à faire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur: on s'enrichit plutôt en vendant des livres, qu'en les lisant. Eh bien! tu peux lire maintenant à ton aise tout ce qu'il y a dans ma voiture. Aie l'oeil seulement sur le cheval, qui a l'habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur le cou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur! Moi, je dors! Il s'endormait déjà, en parlant, et il ne tarda pas à dormir d'un profond sommeil. Valentin, au contraire, n'avait jamais été mieux éveillé; pour la première fois de sa vie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux qui étaient à sa portée, comme pour faire connaissance avec eux: il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Le hasard lui mit d'abord entre les mains des ouvrages traitant de matières qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères, et qui se rapportaient à ses longs entretiens avec le vieux berger de Monglas. C'étaient surtout ces petits livres que l'imprimerie de Troyes répandait par milliers chez le peuple des campagnes: le célèbre _Calendrier des Bergers_, la _Grande pronostication des laboureurs_, la _Chasse du loup_, le _Parfait Bouvier_, etc. Valentin se délectait à feuilleter ces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestait spontanément par l'amour des livres. Il eût voulu déjà connaître tout ce qu'il y avait de livres imprimés dans la carriole du colporteur. Celui-ci dormait toujours, comme il en avait l'habitude, en se confiant à la marche sûre et à la direction routinière de son cheval. Valentin continua ses lectures, sans interruption et sans distraction, tant qu'elles furent favorisées par le jour, qui allait diminuant et qui finit par s'éteindre tout à fait. Il repassa d'abord dans son esprit ce qu'il avait lu, et il occupa sa mémoire des sujets divers qu'il avait abordés tour à tour dans cette première excursion à travers les livres; puis, ses idées devinrent moins nettes et moins suivies: de la réflexion il passa dans la rêverie et tomba par degrés dans le sommeil. Ce fut le père Lalure qui s'éveilla le premier en sursaut, au bruit d'un grognement effaré de son cheval, qui secoua rudement la voiture par une triple ruade et commença une course folle, comme s'il s'emportait à l'aventure. Le colporteur n'eut que le temps de serrer les rênes et de maintenir le cheval sur la chaussée, au moment où il se jetait hors de la route, au risque de se précipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit et l'on pouvait à peine distinguer les objets environnants. Le cheval, qu'il aurait été impossible d'arrêter sur place, ralentit un peu son galop, toujours grognant et hennissant, sous l'empire d'une peur ou d'un vertige. L'enfant s'était éveillé aussi, et ses regards se portaient de tous côtés avec inquiétude, pour chercher la cause de l'effarement subit du cheval, si paisible et si indolent d'ordinaire. Le père Lalure regardait, comme lui, en dehors de la carriole, qui avait failli verser et qui oscillait à droite et à gauche, selon les mouvements désordonnés que lui imprimait la course effrénée du cheval. Il y avait danger certain d'un accident inappréciable, et ce danger pouvait renaître d'un moment à l'autre. La route, alternativement montueuse et déclive, était bordée tantôt par des clairières et tantôt par de grands bois touffus. Tout à coup Valentin, qui se penchait hors de la carriole pour savoir s'il n'apercevrait pas sur la voie quelque chose d'insolite, vit briller dans les ténèbres doux points lumineux, semblables à des charbons ardents. --Monsieur! dit-il au colporteur, en baissant la voix: Monsieur, n'avez-vous pas un briquet, je vous prie? --Un briquet? repartit le père Lalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue. Nous avons bien affaire d'un briquet, quand notre cheval s'emporte! Il s'en est fallu de peu que la voiture ne versât. --Au nom du Ciel, Monsieur, reprit l'enfant, avec des gestes d'impatience, prêtez-moi un briquet! Il n'est que temps! --Tiens, le voici! dit le colporteur, en le lui donnant. Mais, pour Dieu! qu'en veux-tu faire? --Je veux, dit tranquillement l'enfant, en battant le briquet, je veux chasser le loup. --Quel loup? s'écria le père Lalure, qui ne parvenait pas à modérer le galop emporté de son cheval. Il y a un loup? ajouta-t-il avec épouvante. Est-ce possible? Je ne m'étonne plus de l'effroi de ma pauvre bête! Valentin avait fait jaillir l'étincelle sur l'amadou et il s'empressa d'en approcher une allumette, qu'il lança tout enflammée en dehors de la voiture. On entendit un hurlement, et le cheval se mit à ruer, en courant plus fort. --Dieu fasse qu'il n'y en ait pas une bande! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bons à brûler! Le père Lalure chercha de vieux papiers, qui avaient servi à envelopper ses livres, et il les tendit à Valentin qui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de ces boules destinées à mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet, trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menaçaient de s'attaquer au cheval, dès que le moment leur semblerait propice à cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du péril, qui devenait plus sérieux à chaque instant, mais Valentin était prêt à le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boules de papier chiffonné, que le colporteur avait préparées, et il les jetait l'une après l'autre sous les pieds du cheval pour tenir à distance les loups qui voulaient s'élancer sur lui. Il semblait que le pauvre animal avait compris qu'on lui venait en aide et que les projectiles enflammés n'avaient pas d'autre objet que d'éloigner ces animaux féroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleur coeur, toutes les fois qu'une boule de feu traçait dans l'air un sillon de lumière et tombait, enflammée, à ses pieds. Les loups, en revanche, perdaient de leur audace et restaient en arrière; ils ne renoncèrent pourtant à suivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que la route se prolongea à découvert dans la plaine. Alors seulement le père Lalure fut rassuré, et il embrassa cordialement l'enfant, qui l'avait sauvé d'un danger presque inévitable, avec tant de présence d'esprit et tant de courage. --Ah! mon cher petit! lui dit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garder avec moi! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plus tard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, à une bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous ferait une famille. --Un savant n'est pas fait pour se marier, répondit l'enfant, qui avait des idées aussi arrêtées et aussi mûries que s'il eût atteint déjà l'âge de la raison. Je ne veux pas d'autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup de livres. Le voyage du colporteur et de son petit compagnon s'acheva de la manière la plus heureuse. Ce dernier avait rendu à son patron les plus grands services, pour la vente des livres et des images qui faisaient le commerce du père Lalure. Cette vente avait été si prospère, que le colporteur voulut récompenser son jeune commis, en lui offrant une somme de vingt-cinq écus, comme témoignage de satisfaction. Valentin ne les accepta que pour les envoyer à sa mère, et il demanda au brave colporteur, en arrivant à Sainte-Anne, quelques volumes qui feraient le fonds de sa première bibliothèque. Le père Lalure se fit un plaisir de lui en donner une centaine à son choix, et ne quitta pas sans émotion cet enfant ingénieux et intelligent, en lui répétant qu'il perdait la meilleure occasion d'avoir autant de livres qu'il en voudrait et plus qu'il n'en pourrait jamais lire. Valentin avait hésité à se séparer du père Lalure, car il apprit, à son entrée dans l'ermitage de Sainte-Anne, que le digne Curé de Monglas était mort, quelques jours auparavant; mais ce bon Curé ne l'avait oublié, en mourant: il avait recommandé, par testament, aux Pères ermites, de faire bon accueil à un enfant, nommé Valentin Jameray Duval, qui devait venir, un jour ou l'autre, à l'ermitage, pour y faire son éducation religieuse. L'enfant fut donc accueilli avec la plus gracieuse bienveillance, comme un élève du défunt curé de Monglas. On s'informa du genre de vie qu'il avait mené et du genre d'emploi qu'il exerçait, avant de venir chercher chez les Ermites une retraite hospitalière; Valentin raconta naïvement son histoire, et l'on crut qu'il se trouverait très honoré de garder les vaches, après avoir gardé les dindons.... L'ermitage de Sainte-Anne, à une demi-lieue de Lunéville, était pauvre, malgré son ancienne origine, qui lui assurait la protection des ducs de Lorraine; mais les trois ou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n'avaient pas besoin des biens de la terre: ils ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir, de fromage et de lait, quand ils ne jeûnaient pas. Valentin n'eut pas à se faire violence pour se soumettre à ce régime, n'ayant pas été accoutumé à une nourriture moins frugale et plus abondante. Il s'astreignit volontiers à ces privations, d'autant plus que les ermites, absorbés par leur vie ascétique, le laissaient entièrement libre de son temps, et ne lui imposaient pas d'autre devoir que de soigner les quatre vaches de l'ermitage, de les mener au pâturage, de les traire et d'employer une partie de leur lait à faire des fromages. Il était même dispensé d'assister aux offices, excepté le dimanche. Depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, il donnait à l'étude, c'est-à-dire à la lecture la plus attentive et la mieux méditée, tous les moments dont il pouvait disposer. Les six heures qu'il passait tous les jours avec ses bêtes, dans un pâturage solitaire, sur la lisière d'une forêt immense, n'étaient pas les moins bien remplies: il ne faisait son métier de vacher qu'entouré de livres; il les lisait avec une telle ardeur, qu'il oubliait souvent de rentrer à l'ermitage pour le souper et qu'il devait alors se coucher à jeun. Il eut bientôt lu et relu tous les livres que le père Lalure lui avait donnés en prenant congé de lui; il fut obligé alors, pour fournir des aliments à son insatiable amour de la lecture, de s'adresser à la bibliothèque des Pères ermites. Malheureusement cette bibliothèque, composée d'une centaine de gros volumes de théologie, écrits en latin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu'il eût souhaitées pour travailler seul à son instruction: il y découvrit cependant quatre ou cinq ouvrages français, qui convenaient à ses goûts et à ses aptitudes: l'un sur l'astronomie, l'autre sur la géographie, et les derniers sur la numismatique. Il prit en si grande affection cette dernière science, qu'il en devina les principes et les différents caractères, avant même d'avoir appris le latin. Ce fut un des ermites, auquel il demanda de lui donner les premières notions de la langue latine, et dès qu'il en eut acquis les éléments, presque à lui seul et sans maître, il fit des progrès rapides dans cette langue, qu'il lut bientôt à livre ouvert. Il était moins avancé sous les rapports de l'écriture, faute de bons modèles et de bonne direction; aussi son écriture, imitée bizarrement des types d'impression qu'il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise, étrange et illisible. --Mon frère, lui dit un matin l'ermite qui lui avait donné des leçons de latin, nous avons été avertis, hier soir, qu'un juif allemand vole tout le bétail du pays et va le vendre aux marchés d'Alsace: je vous prie de veiller avec soin sur nos pauvres vaches. --J'espère, répondit Valentin, que ce voleur ne commet pas ses larcins à main armée, car, dans ce cas-là, le plus sage serait de ne pas faire sortir les bêtes et de les garder quelques jours à l'étable. --Non, reprit l'ermite, cet homme a, dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c'est à la faveur du sommeil de celui-ci qu'il peut emmener les bêtes et quelquefois tout un troupeau. --Mon père, dit en riant Valentin, s'il ne faut que résister au sommeil, pour n'avoir rien à craindre du voleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tête, et au moindre danger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu'on m'entendra de l'ermitage et que vous me viendrez en aide avec des bâtons et des chiens. Valentin sortit donc, ce jour-là, comme à l'ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s'en alla dans la prairie sur la lisière de la grande forêt, où le duc de Lorraine Léopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs de la cour. Il faisait une chaleur extraordinaire: les rayons du soleil tombaient d'aplomb sur la terre desséchée, et les herbes semblaient prêtes à s'enflammer. Les vaches que Valentin menait paître s'étaient rapprochées de la forêt, pour trouver un peu d'ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaims d'abeilles qui avaient quitté les roches voisines et qui allaient chercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vif intérêt à ces émigrations des jeunes abeilles, et il en avait étudié plus d'une fois les curieux épisodes, en admirant le merveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de ces essaims, qui s'abaissait vers le sol avec des bourdonnements confus et qui semblait vouloir s'arrêter quelque part, pour se mettre en groupe et pour attendre le moment favorable d'achever son voyage. Il suivit à distance, en s'avançant avec lenteur, l'essaim qui se portait d'un endroit à un autre, et cherchait la meilleure place où il pourrait camper et se reposer; mais l'essaim, après avoir choisi successivement plusieurs arbres autour desquels il se rassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout à coup son vol, en s'élevant dans les airs et en s'éparpillant à travers la forêt. Valentin, à son insu, avait employé plus d'une heure à cette étude de naturaliste; lorsqu'il revint au pâturage, où il avait laissé les quatre vaches; il ne les retrouva pas, et, s'imaginant qu'elles étaient entrées dans le bois pour y prendre le frais et pour paître à l'ombre, il y entra aussi, en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu'elles avaient l'habitude d'entendre et de comprendre. Pas le moindre beuglement ne répondit à ces appels redoublés, que lui renvoyaient seulement les échos de la forêt. Alors il se rappela l'avertissement que le Père ermite lui avait communiqué la veille, et il se demanda anxieusement si les vaches n'avaient pas été volées par ce juif allemand, qu'il regardait comme un être imaginaire créé par la peur des pâtres et des bergers. Les vaches ne pouvaient être que dans les bois, puisqu'il ne les avait point aperçues dans la prairie, et ce fut dans les bois qu'il se mit à les chercher çà et là, en cornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendre loin, bien loin, quelques beuglements qui se turent presqu'aussitôt. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obtenir aucun résultat; il se dirigeait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n'était pas une illusion: une vache avait beuglé, et ce beuglement fut suivi de plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver à une portée de fusil, et Valentin resta convaincu que quelqu'un les emmenait en grande hâte, puisque les beuglements s'éloignaient de minute en minute. Il cessa d'appeler et de corner, afin de mieux suivre le voleur qui lui avait enlevé ses bêtes. Il espérait ainsi le rejoindre là où bêtes et voleur viendraient à stationner jusqu'à la nuit. Son plan de poursuite réussit complètement; il parvint à franchir la distance qui le séparait du voleur de vaches, sans que celui-ci dût supposer qu'on pouvait l'atteindre. Il ne voyait pas encore ses bêtes, mais il les entendait souffler entres les branchages qu'elles brisaient en passant. Puis, il jugea tout à coup qu'elles s'étaient arrêtées et que le voleur, fatigué à une longue fuite à travers bois, reprenait haleine. Valentin n'avait pas d'arme, ni aucun moyen de défense: il ne devait donc pas songer à user de vive force pour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches à l'étable. Il résolut de se borner à surveiller le voleur et à le suivre pas à pas. La prudence lui conseilla de ne pas s'approcher davantage et d'éviter de faire le plus léger bruit, d'autant plus que le voleur n'avait pas encore choisi l'endroit où il serait le mieux caché avec son butin. Valentin eut alors l'idée de monter sur un arbre et d'y rester en observation; il monta donc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s'élevait au milieu d'un emplacement dégarni d'arbrisseaux et de broussailles, mais tapissé de gazon et de plantes bocagères. Du haut de cet arbre, il dominait les environs, et il aperçut à travers la feuillée ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans les taillis; mais il ne voyait pas l'homme qui les gardait, et il fut tenté de croire qu'elles étaient en liberté. Son attention fut détournée par le bruit des bourdonnements d'abeilles, qui voltigeaient au-dessus de lui et qu'il n'avait pas remarquées, en montant sur cet arbre, où l'essaim était venu se poser à l'extrémité d'une des branches les plus basses. En même temps, il constata un mouvement décisif dans la station des vaches qui avaient quitté leur gîte et qui venaient de son côté, conduites par un homme de mauvaise mine, qui les tirait par la longe, en maugréant contre elles. --Ces maudites bêtes ne veulent pas se tenir tranquilles! disait-il à part lui. Mais voici justement ce qu'elles cherchent: de l'herbe à brouter. Il y en a là de quoi paître jusqu'au soir. [Illustration: Valentin monta donc sur un grand orme.] Il avait attaché à son bras les quatre cordes qui pendaient aux cornes des vaches, et il les empêchait ainsi de s'écarter. Il s'assit par terre, sous l'orme, dans lequel Valentin était monté; il bourra et alluma sa pipe, puis il commença de fumer un affreux tabac, dont les exhalaisons nauséabondes arrivaient à l'enfant caché dans l'épais feuillage de l'arbre. La fumée du tabac n'avait pas tardé à envelopper l'essaim d'abeilles, suspendu en boule à une des branches inférieures de l'orme, et cette fumée acre et soporative agit de telle sorte sur les mouches, qu'elles tombèrent en masse, à moitié étourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s'attachant à ses mains et à son visage, qu'elles criblaient de piqûres. Il poussa de terribles cris d'effroi et de douleur, auxquels Valentin répondit en cornant à plein gosier, tandis que les vaches essayaient de s'enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleur en serrant les noeuds coulants des cordes qui les retenaient. Cet horrible vacarme fit accourir des bûcherons, qui travaillaient dans la forêt, et qui vinrent aider Valentin à reprendre possession de ses vaches, pendant qu'on transportait à l'hôpital le malheureux voleur, cruellement blessé et défiguré. L'aventure eut quelque éclat dans le pays et l'honneur en revint à Valentin qui avait fait preuve de tant de persévérance, d'adresse et de courage. On lui attribua même l'invention d'avoir lancé sur le voleur un essaim d'abeilles, qui en avaient fait justice. A peu de jours de là, le duc de Lorraine chassait dans la forêt. Valentin n'avait pas mené paître ses vaches à cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale, mais il s'était revêtu de son habit d'ermite, comme pour un jour de fête, et il avait emporté avec lui des livres et des cartes de géographie, pour aller lire et étudier dans les bois. Il était donc assis au pied d'un arbre, les yeux attachés tantôt sur un livre et tantôt sur une carte, et paraissait absorbé dans ses études, lorsqu'un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d'or, s'approche de lui et lui demande ce qu'il fait là. --Vous le voyez, Monsieur, répond Valentin avec déférence: j'étudie la géographie. --La géographie! reprend l'inconnu, en souriant avec bonté: est-ce que vous y entendez quelque chose? --Je ne m'occupe que des choses que j'entends, répliqua l'enfant sans lever les yeux de la carte qu'il étudiait. --C'est une carte d'Allemagne? dit l'inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte? --Je cherche la route qui conduit à Heidelberg, reprend Valentin, car je songe à me rendre à la célèbre université de cette ville, pour y continuer mes études. --Pourquoi penser à l'université d'Heidelberg, quand vous êtes en Lorraine, mon enfant? dit l'inconnu. Nous a avons le collège des jésuites de Pont-à-Mousson, où l'on fait d'excellentes études, et c'est là que vous irez achever les vôtres. [Illustration: Il était assis au pied d'un arbre, les yeux attachés sur un livre.] C'était le duc de Lorraine en personne, et Valentin, qui ne l'avait pas reconnu, se vit tout à coup entouré des chasseurs revenant de la chasse. On lui fit mille questions; le duc fut enchanté de ses réponses et déclara qu'il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au collège de Pont-à-Mousson; il s'y appliqua, de préférence, à la géographie, à l'histoire et à l'archéologie; il en sortit avec une pension qui lui était payée sur la cassette du duc Léopold. Valentin était désormais un savant, comme il l'avait souhaité; le premier usage qu'il fit de ses économies fut d'envoyer de l'argent à sa mère, de reconstruire la chapelle de l'ermitage de Sainte-Anne, et de dédier un tombeau monumental à la mémoire du curé de Monglas. Il fut plus tard bibliothécaire du duc de Lorraine. --Son Altesse sérénissime, disait-il avec modestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais; mais, si 1'on devait me payer pour ce que j'ignore, tous les trésors du duc de Lorraine ne suffiraient pas. TABLE DES MATIÈRES Introduction.--La convalescence du vieux conteur Une bonne action de Rabelais Les pressentiments maternels Les premières armes Les hauts faits de Charles d'Assoucy La mascarade de Scarron Le revenant du château de la Garde Madame de Sévigné et ses enfants à la cour de Versailles Les espiègleries de Crébillon La vocation de Jameray Duval *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES LITTÉRAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB À SES PETITS-ENFANTS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.