The Project Gutenberg eBook of Simone: Histoire d'une jeune fille moderne This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Simone: Histoire d'une jeune fille moderne Author: Victor Tissot Release date: February 7, 2006 [eBook #17696] Language: French Credits: Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE: HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE *** Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) SIMONE HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE Par VICTOR TISSOT Paris E. Dentu, Éditeur 3, Place Du Palais-Royal, 3 * * * * * PREMIÈRE PARTIE I «Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit ingénieur est extraordinaire en machinations. «L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des princes, ont des yeux de rechange! «Et allez donc ne pas acheter...» Dans la joie de son triomphe sur les fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,--ce qui est une bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc. M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange. Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses articulations. En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait, puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège. --A cent francs la douzaine, prix de revient... A mille francs la douzaine, prix de vente, je gagne... Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M. Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler, gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les enfants exhument des boîtes de jouets. Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier. En effet, à dix mètres de là, Tant-Seulement, qui taillait au cordeau des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe haute comme un poulain lâché! Tant-Seulement--on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour dissimuler la fadeur de l'apprêt,--Tant-Seulement était stupéfait. M. Gosselet vint à lui, souriant: --Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout pousse à souhait, ici. Le gazon--je l'ai mesuré--me monte jusqu'au genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme neige. --Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement petit peu et il va devenir maigre. --Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont pas... chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus. --C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je n'avais pas été augmenté depuis quatre ans... aujourd'hui, c'est-à-dire depuis la noyade du petit chien de Madame. --Je me souviens... Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par an. --Je remercie infiniment monsieur. Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne, taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se frottant les mains. Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M. Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et, dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée! Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le parc. Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue, était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur les deux autres côtés. Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les escarbilles de charbon tombées sur ses salades. A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air. Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une demi-douzaine de dieux aquatiques. Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre! M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement beau. Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes. Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée. Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille. Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur. Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un gazouillis de voix féminines attira son attention. --J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère... Pousse un peu... Là, je suis assise sur le mur. Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs sous un casque blond. Il entendit: --Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet. Il cria: --Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier. Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet». Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier l'insolence de ces petites filles. --Tant-Seulement! --Monsieur! --Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas tout. Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large. --Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent des branches de lilas, le lilas de ma fille. --Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux. --Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort, mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les polisseuses? --Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée... Ça pourrait bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans l'estomac... Il y a encore... --Bien, cela suffit. --C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs, vraisemblablement, à la station des tramways... Ce qu'elle est fière, cette l'Embaumée, malgré sa bosse! --Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une prime de quarante sous. --Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les têtes, probablement. --Prends le signalement et tape ensuite... mais pas trop fort. --Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement. --Quel métier, mon garçon? --Pincer les maraudeurs. --Ah bast! --Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses, passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles griffent le garde champêtre. --Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement? --Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens. --Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien amusante de faire la charité! --Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec le garde champêtre. --C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs. --Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son corsage tout plein fleuri de votre lilas. * * * * * Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de rechange. Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des réclames sur le système oculaire «_inventé par l'ingénieux M. Gosselet_». Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique, célébrant les mérites du «_patriotique inventeur qui, non content de donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles à nuances changeant au gré des petites mamans_. _Cette découverte_, continuait le journaliste, _permettra aux petites filles de créer une mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.» Cet article à cheval sur la _une_ et sur la _deux_, c'est-à-dire commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets parisiens. En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa. --Entrez, Bamberg! Entrez! Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide, rougissant presque. --Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles poupées? --Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes. --Lisez donc l'article de Dupont dans le _Cervantès_. Il a oublié d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré. Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la tête avec obstination: --Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg. Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles pendant que M. Gosselet consultait sa montre: --Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je ne peux pas déjeuner en veston chez moi! En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses. Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria comme si elles pouvaient l'entendre: --Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la première notion du tien et du mien. Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses» osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait. Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites, celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement comme à l'emporte-pièce. Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale. Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était pas pour satisfaire M. Gosselet. Il héla le jardinier. --Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement? --Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement. --Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin? --Je n'ai pas vu madame. --Avez-vous aperçu Mlle Simone? --Je ne l'ai pas vue pareillement. --Bien! Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas. Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M. Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur le sable d'une allée de semblables traces. II --Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi! --«Elle ressemble aux Gochelets!» --«C'est tous le portrait des Gochelets!» L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes les _mères_ à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de cacheroles depuis que le monde est le monde.» Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette mésalliance: --Elle a apporté deux cent mille francs. --Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr! M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de rides. --Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble, c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la Parisienne! Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur les lèvres fines de mère Jeanneton. Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix: --Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon quart d'heure! --J'y vais, Jenny. Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas... Jenny! encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais! Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie Gosselet fit son entrée dans la salle à manger. Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son inquiétude, il dit d'un ton doucereux: --Me voilà, ma toute bonne, me voilà! Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il y avait quelqu'un à dîner. --Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne. --On ne vous a pas attendu, mon cher! Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son mari. Ma _toute bonne_, mon _cher_, c'étaient là des expressions employées autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient surpris Simone grandissante. Après avoir manoeuvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main impatient sur la nappe: --Habillez-vous, monsieur... Pour les domestiques au moins! M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col, puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement: --Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis l'offenser. --Mais, mon cher, il me semble:--puis d'une voix clairette pour mieux glisser sa méchanceté,--il me semble que vous avez beaucoup à faire pour ne pas être ridicule, même la tenue aidant. Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton. Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes les courbures du crâne plus large que haut. De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés comme des ronces. Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie. Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long. M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement plantées: --Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un muscadin,--fort heureusement pour nous.--Qu'en dis-tu, petite Simone? Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets d'un gros volume posé près de son assiette: --Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour gagner beaucoup d'argent. Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille: --Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne! --Maman, je n'écoute pas lorsque je lis. --C'est une leçon, mademoiselle. Sans confusion, Simone continua sa lecture. --Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se penchant sur l'épaule de Simone. --Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher! --_Anatomie_... Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre. --J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet. Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme décidé à entreprendre une tâche peu agréable: --Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais... --Peuh! des doctoresses... des acrobates... des... --Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses utiles... --Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique! --Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché. Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui s'intéressent aux occupations de leur mari... et qui l'aiment. --Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois! --Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent. --Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite, avec une natte dans le dos et vouée à Marie. --N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle éducation qui me semble préférable? --Certainement! Simone continuait à feuilleter son _Anatomie_, nullement émue d'une discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps. --Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté. Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée. --Vous avez dû apprendre cette tirade-là, mon cher, au temps où vous fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai prouvé, n'est-ce pas! «Je vous l'ai prouvé!» Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était sincère sa résignation conjugale. Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée, par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs par le dépôt du _Fil au nègre_. Dessus et dessous, c'était un bruit continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries, de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques. Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le jour où il voudrait anéantir la Babylone. Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se fait» et le «ce qui ne se fait pas.» A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire, tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par an», pour la guérir de sa grande passion. Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui sait la valeur de l'argent. Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée d'avoir _sa_ voiture. Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville. Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des petites amies mondaines. Avoir un amant! A quoi bon? Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans, lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les petits ramoneurs. Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait _la froide beauté_ de lui expliquer _le mystère de sa bouche_. Très digne, comme en l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari. Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme. Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec les deux cent mille francs de la dot. «Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II, mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les soucis d'une aventure. La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne pouvait être que l'élève _à la laïque_, Mlle Simone, qui dégustait de si bel appétit une large tranche de boeuf saignant, en léchant ses lèvres d'un rouge mouillé. M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un passage de l'_Anatomie descriptive_, lui chatouilla du doigt les boucles brunes qui fiorituraient son chignon en couronne. --Père, laissez-moi lire, je vous prie. Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois. Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit, très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée antique. M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit pas là matière à féroce plaisanterie. M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la prétentaine la nuit! Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M. Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme. --Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne? --Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique: vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de carton. --Mais le soir, à nuit tombée. --A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue! D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas. Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette. --Et toi, fi-fille? --Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de l'oeil. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de petits bâtonnets dans vos prunelles. La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux voir les petits bâtonnets. Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les lèvres amincies par un sourire. --Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes yeux... du gris dans du gris. Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son interrogatoire, continua: --J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le parc. --Les lilas fleuris! Oh! oui, père! Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait, que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était une Gosselet, ajouta imprudemment: --Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune? --Pourquoi cette question, papa Jean-Marie? --Pourquoi! Pourquoi!... pour savoir. Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son étude physiologique. Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M. Gosselet continua: --Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable qui... Abandonnant l'_Anatomie_, Simone s'enfuit en des battements de jupe effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le bouton de la porte. Mme Gosselet prit une attitude désespérée: --Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes. --Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a dix-neuf ans. --Mais c'est précisément... Que je serais confuse si nous avions des invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là, vous êtes d'un sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux d'un goût douteux. --Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit Sivitgloff... un ingénieur russe, je crois... qui a des espérances... une tante au Caucase. --Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes relations dans la diplomatie... Vous n'avez pas voulu me laisser plaider sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier coffre-fort venu! --Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en politique. --Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois. Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait d'allumer le fabricant de poupées. --Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de coeur ne devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé. Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de gymnastique. Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria: --Bravo, Momone! Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de sciure de bois. Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe, gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone était d'une robustesse délicieuse. Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée: --C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que j'avais peur. Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M. Gosselet oublia ses soupçons. Restait l'autre, la Parisienne! III Dix heures du soir! M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes. Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit», le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune, gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune, ressemblait à un dévaliseur de villas. 2928 Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral--il y a dans tout homme grave un cabotin qui sommeille--et il était évident que le fabricant de poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles, tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout bonnement un chronomètre. M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de coeur sous les lilas. Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune. Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres moustachues. Minuit! La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée? Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris. La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi. Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du regard. Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain, pleurant déjà d'avoir découvert la coupable. Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon. M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont l'extrémité tomba sur le perron. Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier: --Simone, ne descends pas, par pitié! Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre. Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M. Gosselet. Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments passionnés. Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota: --Vous, Simone? --Moi, André. Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement gémissants. Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées. --Vous n'avez pas froid, mignonne? --Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de flanelle noir qui est très chaud. --Causons, voulez-vous? Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M. Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée. --Cruelle, qui me refuse un baiser. --Plus tard, André! --Quand? --Je vais vous gronder... je vous ai répété si souvent que cela arrivera quand vous m'aurez toute. --Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour jusqu'au poignet? --Vous vous lassez. --Méchante qui n'en croit pas un mot? --Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera totalement inconnue. --Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins. --Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me permet pas de montrer des mains de petite maîtresse. --M'aimes-tu? --Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg, vous êtes insupportable... madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et tout cela pour avoir abusé du _tu_ aux nocturnes fiançailles. --L'originale fiancée! --Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les hommes,--j'ai beaucoup lu,--nous considèrent comme de jolies petites places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce seraient des sièges de convention, ces sièges-là. --Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André Bamberg. --Vous userez de représailles, mon ami! --Quand, hélas! --Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à jouer des airs de flûte sous les... remparts espérant qu'on répondra à vos bergerades par des baisers à boulets rouges. --Bien! je prends l'offensive. Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un baiser. --Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras tendus. --Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse... et je désespère, Simone, de vous faire partager mon amour. --C'est-à-dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune. Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son amant: --Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas... Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette vilaine larme qui me mouille les lèvres... Séchée la larme!... Bue la larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi! Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me donner toute. André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste, des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes. M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux. Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé, l'étreignant de ses deux bras: --J'ai peur, André. --Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse à sa fiancée. --Les feuilles ont remué, je te l'assure. --Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir combien tu es belle. Parle... Dis-moi: _tu_... Tu dis si bien: _tu_. Dis ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix. Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon coeur. Tu m'aimes? --Je vous aime. --Le vilain _vous_. --Je t'aime, je t'aime parce que... --Parce que... --Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un peu d'argenterie. Je t'aime parce que... je ne sais pas, moi, pourquoi je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là n'entendaient pas. «_Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur Gosselet!_» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et je suis venue sans crainte, vers mon époux... Vous ne pleurez plus, monsieur Bamberg! --Nous sommes de grands coupables, Simone! --Oui, de grands coupables! Pauvre père! Et brusquement leur étreinte se relâcha. --Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je n'oserai jamais moi, le _petit Bamberg_, comme il m'appelle, lui demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler sa fille! --Pauvre père, comme il va souffrir! --Simone, je partirai et... oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux de nous aimer tant. --Tu veux t'en aller où je ne serai pas? --Où tu ne seras pas... pour oublier. --Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous aime!» --Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là-dessus. --Tu oublierais, toi! --Moi... oui. --Et tu m'aimes? --Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je l'espère du moins. Demain... je partirai... avant l'ouverture des ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme. --Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis une fiancée _originale_, moi, n'est-ce pas? --Oh! mignonne, vous m'avez dit vous! Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline: --C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle. --Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs... --Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer. --Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans. M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le monde. --Le monde, nous ne lui demandons rien. --Sans doute, mais le monde exige. --De quel droit? --On ne sait pas. --Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas hors de nous. --Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice! --Les joies du sacrifice!... mais je ne veux pas me sacrifier, moi! --Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père. --Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux t'en aller où je ne serai pas... --Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te voler!... --Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi, que nous ne pouvons pas nous quitter. Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant de l'étreinte de Simone dit tout haut: --Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme! --Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante. A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua: --On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre... demain peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme, mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée? --Te remercier... mais nous ne courons aucun danger ici... et puis tu es si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher. --Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux! Papa Jean-Marie ne cédera jamais... jamais. Papa Jean-Marie qui est si bon ne croit pas aux affaires de coeur. Il se dirait: le petit Bamberg _veut me mettre dedans_. Il a toujours peur _d'être mis dedans_, papa Jean-Marie! As-tu de l'argent? --De l'argent! --Voilà une question qui te surprend. --Pourquoi parler... --Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de charbon. Je sauterai dans le fiacre--un fiacre par économie--et tu me prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie qui nous aura pardonné. --Je suis assez riche pour... --Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils... Voilà que je t'ai déplu, déjà. Demain! Sept heures. --Simone! --C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève... Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir... sept heures! Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la dernière fois! à toi, mon aimé! --A toi, mignonne! Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère, mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante. Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux ensorcellements. Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui ont le _mauvais oeil_ passent sur le _désert_, la petite place du village. Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire sa maîtresse par la puissance de l'oeil, du mauvais oeil. Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui mettraient en fuite l'esprit du mal! Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine. --Pauvre enfant, elle est prise... prise... ensorcelée! Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait toujours ses flèches... IV La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture. Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin qu'elles tenaient de la main gauche. Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en trompe-l'oeil, les joues de marmot largement lavées de rose par Mouron-pour-les-petits-oiseaux. Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun, effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses, elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur l'épaule, en des attitudes de contemplation. Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître: --Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole? Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait: --Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de cocottes. Regardez-moi ces yeux. --Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux! Le vieux Firmin, ce matin-là, n'eut pas de peine à remarquer que les têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs. Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace, fronçaient les sourcils ou saignaient du nez. --Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces horreurs! Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure, encerclant l'oeil gauche de cils bruns, étoilant l'oeil droit de cils blonds. --Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée. --Il m'a dit... Mais vous êtes des bavardes. --Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg... --Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron, que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de lui, hein? --Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue! --Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries... Il y a toujours un tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche... --Mademoiselle, je vous défends!... Rendez-moi ma boîte à poudre. D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!» L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de l'atelier: --Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du silence ou à la caisse. Des rires sonnèrent à toutes les tablées. Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement sur les faces de kaolin. La Grande-Bobêche riait de la querelle. Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret: --Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron est agaçante. L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée: --Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de demeurer avec moi à Montrouge. Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent: --Mouron est méchante comme la gale. Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà, disant à mi-voix: --Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin, je le sais bien. --Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche. * * * * * André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur, revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître faire une confidence: --Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon bureau, à midi? Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants, l'Embaumée répond: --Oui, monsieur. Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau vers la petite bossue: --Alors il t'a dit? --Pourquoi faire à son bureau? L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son corsage: --M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi. --Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois, malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite, qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que l'usine n'avait guère de commandes... que...--ce qu'ils disent tous,--enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées, mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale, mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas. --Toi, dit Mouron, tu es jalouse! --Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir. --Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des goûts communs. Il a l'air distingué. --Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec des ongles tout petits. --Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais l'Embaumée ne nous donne pas son avis. --Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête! --A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es prévenue. * * * * * Délicieusement émue, le coeur battant à coups précipités et soulevant le bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me veut-il?» Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites. «Que veut-il me dire?» Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot qu'il lui avait dit un jour: --Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de petites bouches. Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières, signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la malencontreuse bosse. Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus, témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux, d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent coeur! Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé. Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg! --Comment! la Boscotte! --Oui, ma chère! Elle ne doute de rien. Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de Montrouge. --Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle. Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait: «Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je... je...» Que pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné... * * * * * André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point trop témoigner d'impatience et de nervosité. André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant. L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous ses scrupules, elle l'aimait tant! Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines, les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet. Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au fabricant de poupées. Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés. Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre, quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres en carton. Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se rattachent à un crochet qui est le coeur. Il peut mouvoir ses petits yeux de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire qu'il dort bien sage. Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur. Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg se leva et se mit à errer à travers les ateliers. Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses préoccupations. Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une main-d'oeuvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez. Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient de leur tâche à merveille. Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome. Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits corps nus séchaient là, empalés. Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure. Là, les petites ouvrières jacassaient--un vice de profession--tout en épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux Bretonnes pour quelques mètres de satinette. Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées de jaune. La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de fée mises à l'étalage sur le boulevard. Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus... * * * * * Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées, lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la machinerie. Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait, gentille sous sa petite capote de fausse loutre. Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit. --J'ai un service à vous demander, mademoiselle. --Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg. --Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà vingt francs pour que le cocher prenne patience. --Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos vingt francs. --C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci. Puis, hésitant: --Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas? --Rien! --Merci. V M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg. Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle. Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il demanda un billet pour Paris. Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye des noces à casser les assiettes.» Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots, bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de ne rien emporter de la maison paternelle. Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle serait seule avec _lui_ dans leur premier appartement: une vilaine boîte soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;--dans leur premier nid: un fiacre! Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses lèvres disaient: «André, André!» Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire. Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit: «Bon papa Jean-Marie, «Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal, très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi! «J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée. «Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi, c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur. Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté. «Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis pratique. Affaires de coeur d'abord, affaires d'argent... ensuite. N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa Jean-Marie? «Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma main. «Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me donnant à celui que j'aime. «Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente. «Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble que: _Gosselet, Bamberg et Cie_, cela formerait une raison sociale sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père. «Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi qui vous aime. «Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique. «Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: _A.M. Bureau central, Poste restante_, et nous reviendrons vite, vite, vous faire tout oublier. «Simonette.» La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte. --Mademoiselle! il est midi... le déjeuner est servi... Monsieur et madame sont inquiets. --Je descends, Jenny. Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau--jamais il n'y eut sur la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule boîte de poudre de riz,--vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en avant, le long de la cuisse. Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise: --Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre en peignoir! Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie, mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées. Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal tendu: --Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me corriger de mes excentricités... Allons! puisque tout le monde m'en veut--je ne sais pourquoi--je vais me tenir bien sage dans mon assiette. «Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure... surtout ne me faites pas de cornes dans le dos.» Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel en guise de protestation. --Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant? --Moi, non! Je lis un article très intéressant. --Plus intéressant que notre conversation, mon cher? --Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne. --Que dire entre une jeune fille--ma fille--qui fait parade de ses manières de corps de garde et un mari... mais à votre fantaisie. Je me lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses. --Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime... dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la table. Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées: --Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi? --Moi, pas fatigué... Je lis un article très intéressant. --Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent, mon cher? --Besoin d'argent! Non!... Vous pouvez être tranquille pour votre petit égoïsme, ma toute bonne. Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier: --Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse pour faire la paix. Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une ligne de poils gris hérissés: --Alors, je suis coupable et c'est grave! --Je te dis que je lis un article très intéressant. --Bien, père, je vous laisse. Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de l'article très intéressant. Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit: --Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer. M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc, à quatre ou cinq mètres de la grille. Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une pièce de monnaie. --A sept heures moins cinq je serai là, bourgeois, fit le cocher. Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une peau de daim les cuivres du harnais. Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme un tapis d'Orient. --Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je l'attends. Le père Firmin arriva peu après, tout souriant: --Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce matin. --Des affaires!... Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer un bon tour. --Dame oui! si l'honneur est sauf! --Tu vois ce fiacre? --C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de l'Urbaine. --Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son rendez-vous. --Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse dans l'usine... --Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure. --Alors vous voulez la lui souffler, couquinos! --Comme tu dis. Silence, hein! --C'est entendu! Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait _Couquinos! couquinos!_ (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de _fouchtra_ dédaigné autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout avaient tout de suite bataille gagnée. Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta dans le fiacre jaune. --Où faut-il vous conduire, bourgeois? --A Paris. Je vous prends à l'heure. --A l'heure? Peux pas! --Pourquoi? --Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises, bourgeois! --Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare. Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous serons de retour avant sept heures! Allez! --Mais où? --Rue Denfert-Rochereau. * * * * * A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures de nocturnes entrevues. En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le parc un livre à la main. Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde, sentant son coeur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps, elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup d'oeil rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse. Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie. Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement. Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal. Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la portière et tendit les bras. --Oh! mon aimé... oh!... mon père! La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais. --Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre! --Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu salisses mon nom, misérable! Toi... au couvent, lui... à la porte de l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron...? Il crevait de faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille? Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles, voleur, voleur...! Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son mouchoir. Elle dit d'une voix très douce: --Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse. --Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais pas donné dans le panneau, grosse bête... Ah! le filou! Ah! le coquin!... Tu as du sang de Parisienne dans les veines!... Il t'a fait les yeux doux... Il t'a dit qu'il t'aimait bien!... Deux cent mille francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.» Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage... Ah! Ah! le petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête! Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors... Chez moi, chez moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir, comme les femmes. Ah! non! Ah! non!... Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant, si seul, si désespéré près de la grille du parc. --Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture. Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière. --Qu'est-ce qu'il y a bourgeois? --Rien! rien! marche donc, animal. --Animal! Ah ça, dites donc... Vous allez payer la casse tout de suite et le reste... vous payerez le reste... --Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais marche, marche plus vite que ça! Le fiacre repartit au galop. --Enfin, qu'as-tu à dire? --Je l'aime! --Tu l'aimes, misérable!... Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta chatte sous les lilas... J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise... --Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte. Vous n'avez plus de fille!... --Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite chez les soeurs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le jour où tu seras guérie. --Je ne guérirai jamais. --Tu changeras d'avis. --Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg. --Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise? Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux. Il lui prit la main et s'approchant tout près: --Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits. J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares. Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause. J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des grelots... Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras. Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire aux éclats... Conte-moi tout. C'est lui qui... --Je l'aime. Vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre. --J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je veux te faire une vie douce, honnête... M. Bamberg ne t'aime pas. --Oh! père! --S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite. --C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé... --Tu le crois, malheureuse enfant... Écoute une histoire d'amour honnête que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur, aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment; pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il s'en allait sans l'éveiller. Des coeurs honnêtes, des coeurs simples, vois-tu! --Elle ne l'aimait pas... Six ans!... Combien de temps, père, faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million? --Ce n'est pas la même chose!... Mais nous voici arrivés au couvent. Ta mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première... Tu n'y seras pas seule... Les soeurs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite... Nous serons si heureux, après... La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle répondit d'une voix brève et décidée: --Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!... VI Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au parloir par la soeur tourière prévenue de leur arrivée. Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des oeuvres (elle donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants recueillis par les soeurs de différents ordres), son mari avait pu s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille au couvent des Visitandines. C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou récalcitrantes. Soeur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité de Monsieur et surtout de Madame Gosselet. La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu faible à l'heure des suprêmes résolutions: --Ah! si tu avais voulu... si tu avais voulu redevenir ma bonne petite Monette! --Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais. --Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!... que va dire ta mère? Embrasse-moi, au moins... Embrasse-moi... Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente: --Si vous voulez, père. --Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile! Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires... Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien. --Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux... qui nous sont désagréables, n'est-ce pas? --Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur! --Je ne dis pas cela. --Je te laisse, mais embrasse-moi... Encore!... Tu réfléchiras... Tu m'écriras... Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les jours, si je peux... Je ne suis pas un père barbare... Je te mets simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée contre toi-même. Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la soeur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle. Il se retourna encore avant de franchir la porte: --Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai immédiatement te chercher. Simone dit en un hochement de tête: --J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez, père. Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège qui, brusquement, évolua de droite à gauche. Simone Gosselet était prisonnière. Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, soeur Marie-Thérèse, lui prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable. Soeur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois, une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire, elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait, au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe. Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir. * * * * * La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez bien le caractère de soeur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu, après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de s'occuper des intérêts de la communauté. Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de soeur Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces avec le divin Crucifié. Quand une novice se disposait à prononcer les voeux de chasteté, pauvreté et obéissance, soeur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des devoirs à remplir hors du couvent. Soeur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs. Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres, elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs, ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de rendez-vous spirituels! Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie. A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour l'argent. Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des manoeuvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de leurs muscles. Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. Soeur Marie-Thérèse l'avait compris et guettait les _bons partis_, les dots rondelettes. Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,--celle qui consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les dédaigne pas, belles ou laides. En revanche, soeur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure), l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, soeur Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était devenue, selon le règlement, la plus humble, la _dernière_ du chapitre. De jeunes soeurs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient: --Notre Mère, m'est-il permis de manger _nos_ biscuits? --J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un sourire. On dit chez les Visitandines: «_notre_ chemise, _notre_ robe, _notre_ cellule.» «Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier particulièrement en commun. Prières et bonbons, tout appartient à la communauté» * * * * * --Mon enfant, dit soeur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison. Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront douce votre retraite. --Mais, madame... --Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de m'entendre appeler _madame_. Je vous le demande, mon enfant. --Oui, ma soeur. --Voilà qui est déjà mieux... Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu... --Mais, madame... --Notre Mère! --Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime. --Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité. Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies. --Oh! madame! Oh! ma soeur! --Alors, vous préférez la liberté à notre amitié? --Je l'avoue, ma mère, bien que... --Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de franchise.--Une de nos bonnes soeurs converses va vous conduire à votre chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que vous dormirez bien... Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi, qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel enthousiasme! «Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche, d'ailleurs vous ne l'entendrez pas. «Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous devant le crucifix qui orne votre chambrette. --Mais, ma mère, j'espère dormir. --La courageuse enfant! --Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte. --Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon départ précipité... --Oui, je sais... Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M. Gosselet vous envoie... Mais voyons un peu sous ce manteau... --Non, ma soeur, je ne puis... --Tout le monde m'obéit ici, mon enfant! --Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique. --De gymnastique! Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique moulant ses épaules comme un linge mouillé. Soeur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et les mains jointes, les yeux baissés: --Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que vous aimez vêtue si peu décemment?... Il aurait douté de vous, plus tard. --Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite. --Du trapèze! --Je suis presque aussi forte que les professionnels. --Le démon se sert de toute arme pour vous ravir... En vous inspirant l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement immoral, ma chère fille, et votre père permettait... --On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation moderne... et que vous n'avez jamais fait de gymnastique! Ceci fut dit si gaiement que soeur Marie-Thérèse, oubliant de relever l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal son masque pâle. Puis, devenu grave: --Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous gronder, mais vous êtes si... amusante. Au fait, me voilà réduite à faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la soeur converse qui va vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas? --Oui, notre Mère. --Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les coeurs simples sont à Dieu, mon enfant; les autres sont au diable. * * * * * Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à _lui_, rêvait de _lui_, en un cadre riche et coquet. Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les morts des pleurs d'eau bénite. Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur la sentence: _Vanité des vanités, tout est vanité_. Elle dit tout haut:--C'est gai, ici! Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la première page: * * * * * «Mon André, «Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai. «Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie. «Je ne veux pas, mon aimé, écrire un _journal_ de captivité, mais j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin de toi. «Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans doute. Aie foi en moi, mon aimé. «Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs coeurs d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous aimons. «Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité; d'autres jours nous seront joie. «Méfie-toi de l'honnête homme, André! «Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces lignes, plus tard, chez nous, chez nous!... «Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon coeur. Aime-moi bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis. «A toi. Simone GOSSELET, «_la fille, la petite saltimbanque_.» «Ceux qui m'insultent ne savent pas... Père souffre pour de l'argent! Le _coeur_ n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux. «SIMONE.» * * * * * Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse. Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient Jésus. Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses lèvres que celui du Crucifié. VII Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui l'enveloppaient comme d'une froide avalanche. Elle revêtit une robe noire que lui apporta une soeur converse et rendit visite à la supérieure. --Mon enfant, lui dit soeur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un coeur pris tout entier par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P... qui a bien voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate. Mandée par soeur Marie-Thérèse, Paule de P..., blonde et frisée comme un petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le cabinet directorial. Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait soeur Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude souriante de Simone: --Ah! je serai moins seule. --Voilà, ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère Paule et vous rendre vite à Mme de P... Je vous autorise à vous promener dans le cloître pendant l'office de ce matin. * * * * * Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias. --Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà comme une soeur. Les coeurs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si grande envie de me confesser que... je vais tout vous dire. --Déjà! --Oui, déjà. J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: _Rêves du matin_. Connaissez-vous _Rêves du matin_? Cette oeuvre divine m'est dédiée, ma chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu de son amour pour moi. «Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!... Quand mère entra brusquement, devinant tout,--il ne jouait plus que d'une main,--j'étais assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!» Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui. «Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman, je fus enfin confiée à soeur Marie-Thérèse. «Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les _Rêves du matin_! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. _Tu_... _tu_... _tu..._! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me donnent la migraine à la chapelle. _Tu_!... _tu_... _tu_...! Il me semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la surveillance de la soeur qui veut me convertir et nous irons dans l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. _Rêves du matin_ fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime... je l'aime! --Et il se nomme? --Gontran Saint-Patrick. --Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie--confidences pour confidences--j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet. Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc... --C'est une manière de savant? --Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent. --Votre fiancé se nomme? --André. --André! presque aussi joli que Gontran. --Presque... vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est suffisant, n'est-il pas vrai? --Vous vous moquez! --Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime André: voilà tout. --Je l'aime... je l'aime... Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le désespoir de ma bonne mère. --Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions. --Vous êtes donc bien courageuse? --J'espère l'être assez pour faire mon bonheur. --Mais vous êtes prisonnière. --On s'évade. --Oh! --Quoi! oh? --Ce serait très mal et très difficile. --Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez. --Je verrai... je réfléchirai... mais ce serait très mal. S'enfuir de la maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie... m'ennuie! Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche? Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie, souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée: --Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que semblable parure sied bien aux visages à roseurs. --J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de poche. Les soeurs prétendent que je possède, seule, cet _instrument de péché_. --Prétendent, c'est possible! mais... elles aiment Jésus. Les femmes se font belles pour celui à qui elles veulent plaire. --Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs? --Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que sourire jusqu'à l'audition de _Rêves du soir_. --Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle pas la même langue que les bonnes soeurs. Si je pense Gontran, elles disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de chants religieux aussi réjouissants que le _Dies iræ_. Tout conspire contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte, oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous? --J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière. --Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille. J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que soeur Marie-Thérèse a consenti à me laisser mes petits riens. «Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines. Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant les bonnes soeurs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles ne mangent que de la soupe... A huit heures et demie: office. C'est triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes qui me font pleurer. On dirait que j'entends le _De profundis_ clamé sur mon amour mort. «... Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de soeur Agnès que vous voyez là-bas près de la Vierge Marie. «... A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie... m'ennuie... et j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois notes, les trois notes... --C'est moins compliqué que _Rêves du matin_! --Méchante, taisez-vous!... Puis souper, puis promenade, ou travail, puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes désespérées... Alors commence le grand silence ordonné par les règles de saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres soeurs malades ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se punissent les soeurs tentées. --Tentées par qui? --Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir. --Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie? --Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne vivent qu'en Dieu. Hier encore, soeur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en déclamant d'une voix mal assurée la _Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat_, une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses chemises de coton, serrées au cou par un noeud coulant comme des sacs de meunier, que portent les bonnes soeurs, me feraient regretter mes chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés. En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout. --Votre mère vous rend visite souvent? --Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées. La soeur mandée par un _vivant_ arrive escortée de soeur Écoute! Ah! Ah! Ah! --Pourquoi ce rire? --Soeur Écoute! Soeur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en soupçonneuse et en grondeuse. Soeur Écoute n'y voit presque plus. Quand une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, Soeur Écoute quitte la lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la soeur qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, soeur Écoute dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de son rosaire. «... Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée, puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice. «... Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon coeur lorsqu'ils apprennent que soeur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis une bonne douzaine d'années. --Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je découvre un monde nouveau. --Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de votre gaieté. Mais voilà les bonnes soeurs qui reviennent de la chapelle. Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques, envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées, aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai. Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri, sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs. Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous une porte de la galerie, Simone dit: --Le spectacle n'est pas gai. --Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!... Voici Soeur Marie-Thérèse! Soeur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les choses qui l'entouraient. Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat. Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches: --Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de vous présenter à la communauté. Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se signa près des quinconces où des _Ecce homo_ s'élevaient en des retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P... qui déchirait entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus. Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la soeur robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap. Les soeurs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur couture ou leur broderie, écoutant la lecture de soeur Jeanne-Adèle. * * * * * Soeur Jeanne-Adèle lisait: «Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir d'une chose absente qui blessait son coeur, car elle sentait que son Dieu lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il avait arboré sur son coeur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré. Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]...» Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes. Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait d'un geste de voix: «_elle se sentait outrée d'un tourment incomparable_» ou bien: «_poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré_...» Paule de P... dit comme à regret: --Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau! Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre, Lyon. Vitte, édit. VIII --Comment va Votre Colère, ce matin? --Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien certaine de l'épouser? --J'ai l'intention de tout faire pour cela et... même plus. --Même plus!... Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de soeur Marie-Thérèse, notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!... Le vieil abbé Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors vous l'aimez assez pour... Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des roseurs à la nuque, voyez! --Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes. Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette pauvre petite Paule de P... embastillée pour illicite amour offert à son professeur de piano. Paule, élevée au Sacré-Coeur, aimait le babillage raisonneur de la «petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés sous les béguins. Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril. Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les bonnes soeurs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement, les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas. Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux nonnettes sous les marronniers: «--Je salue Votre Douceur!» «--Votre Charité a bien dormi?» «--Comment va Votre Humilité?» «--Bien? je remercie Votre Chasteté.» Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une presque immobilité des lèvres. Toutes ou presque toutes avaient _leur_ prière à Jésus, au doux Jésus, à l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus. Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer. * * * * * Ce jour-là, une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme sous de doubles voilettes. Paule de P... dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à la chapelle: --Soeur Agnès va mourir. --Qui, soeur Agnès? --J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas soeur Agnès... la religieuse si blanche... qui dort avec Jésus... --Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du Sacré-Coeur, moi! --Vous avez vu à la chapelle, dans le choeur, la religieuse étendue sur une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands? --Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade! --Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute, peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire son âme comme elle aspire, elle, son coeur divin. --Une folle mystique! --Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre, puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour. Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P... soupirait. Simone lui prit la main doucement, et, moqueuse: --Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel, lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes... Est-ce qu'il a de longs cheveux, votre musicien? --Mais non... très correct. --Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux... --Vous blasphémez! Vous me faites de la peine. --Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous le voyez bien. --Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter une simple histoire, celle de Soeur Agnès, et nous verrons si vous rirez de cette «noyade». --Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas? --Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, soeur Agnès était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle, dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là! Les duos, les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous êtes d'un demi-ton trop haut.» Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du Saint-Sacrement. Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide, n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son émoi: --Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez! Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand et ne reparut plus chez la tante d'Agnès. Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard, lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses amies. Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle vint prier soeur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent. --Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez. --Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, soeur Agnès! Celui qu'elle aimait, à une autre! Songez à ce que vous souffririez si André... C'est André, n'est-ce pas? --Moi je n'ai rien dit. --Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez. Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux. * * * * * --Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, Soeur Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable, jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle, quelque empoisonneuse. L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien, s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir. Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux, promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il aimait celle qu'il avait épousée. Dieu pardonna enfin et soeur Agnès n'habilla plus du regard, le corps blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a dédaignée. --Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie! --Je devine... probablement... en femme qui aime. D'ailleurs on commenta beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de soeur Agnès. Il se peut aussi que mon éducation au Sacré-Coeur m'ait appris... --... Comment on flirte avec Dieu... Continuez, je vous prie! Mais ce long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas devoir vous ouvrir les portes de la cage! --Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces souffrances d'amour! Soeur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent. Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné. Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes. Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies, reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées d'un jour. Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles féminins. Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne soeur Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces parlottes, ces five-o'clock chez Jésus. De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent, comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-Coeur. Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle de G... et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des morts au côté des vivants. Soeur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages. Adèle de G..., sa soeur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se souvient. Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit un jour, franchement: --Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant. Et devenue rouge, la petite mariée: --Tu as raison, j'en parlerai à... --Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit soeur Agnès. Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans les limbes... C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé à... Soeur Agnès en avait touché mot à Jésus. Et pas une espérance! Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes impatient, la recluse hochait la tête, désespérée. Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en fillette qui veut son jouet, malgré tout, na! Soeur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa soeur, et, en une entrevue où Adèle de G... se désespérait de nouveau, elle chuchota, les yeux baissés: --Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier, à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie de celui qui naîtra de toi. --Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès. --Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie. Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser, à son départ: --Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait toi... Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas. --Espère, mon enfant, espère. Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des voeux de sa soeur une vie qui lui était odieuse. Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer soeur Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire. Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire. Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages égoïstes de ses compagnes: --Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur? --Pas le moindre malaise, Votre Bonté! --Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété. Elle souriait, et tristement: --Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée. Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement alanguis. Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des actions de grâce après la lecture du Saint Évangile. Dans l'après-midi, quand la soeur tourière introduisit Adèle de G... au parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage souriant de soeur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant: --Comment! tu sais... déjà! --Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A genoux, mon enfant. Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu. De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité. Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps s'émacier. La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas. Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle: --J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie. --J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la veille. --Heureusement que cela va mieux, souriait soeur Agnès! --Oui, heureusement! Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que soeur Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées. Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du faubourg à la rue Denfert. Soeur Agnès, sentant sa fin prochaine,--l'enfant d'Adèle ne pouvait tarder à naître,--demanda à être transportée à la chapelle. En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze jours, étendue sur une chaise longue dans le choeur doucement parfumé d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée. Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la petite mariée. La nuit, la lampe du Sacré-Coeur brille d'un éclat doux de veilleuse devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible. Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile bénite. Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins. Une soeur veille près de l'agonisante, une soeur qui s'endort ou qui ferme les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles. Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir si Agnès n'est pas morte. Soeur Agnès va mourir! Soeur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance! Mais, voyez, Simonne, soeur Agathe, sur le seuil de la petite porte ogivale, invite de la main les bonnes soeurs à entrer dans la chapelle. Venez vite. Dans l'église, soeur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus! Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde. Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était morte. Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à soeur Agnès la naissance de Henri-Agnès-Dieudonné! IX Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie, commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un trapèze en ce couvent! Toutes les soeurs s'ingéniaient pourtant à rendre sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin. Les soeurs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle partageait avec Paule de P..., la petite Parisienne toujours résignée, toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus. Cédant aux instances de soeur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes les soeurs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent, et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par le monde. Le vieux curé n'était pas aussi sourd que soeur Écoute, mais sa religion fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du Sacré-Coeur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père, je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon enfant!»--«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois que deux, mon père!--Bien, mon enfant!--Mon père, il m'a semblé que je luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée assez énergiquement!--Bien, mon enfant!» Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables. * * * * * Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir par M. Gosselet. Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre d'oublier. --Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je l'aime... je l'aime, je ne pense qu'à lui... Je vis avec lui... Sa pensée m'est toujours présente et me soutient... L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa fille pour un gueux... un gueux! Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé, pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques. --Mademoiselle Simone! --Madame! --Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher. --Vous! --Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier seulement. Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite domestique qui descendit les degrés en toute hâte. Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit: «Mon aimé, «Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit que je _voulais sa mort_. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela n'est pas possible, n'est-ce pas? «Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une religion d'épouvante et de terreur. «J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes, qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à l'ennui, à l'écoeurement de tout. «Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des soeurs converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange--il avait de jolis yeux--m'a dit: «--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous parler de celui qui vous est cher. «A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du _Cantique des Cantiques_ que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour! «Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise d'habit. «On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare. «Moi je suis à toi, mon aimé. «Simone GOSSELET» * * * * * Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus, vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de soeur Marie-Thérèse et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant la traîne du heurt des stalles de bois. Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des soeurs prosternées, vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le prêtre récitait l'_Introït_. Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées. Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union. Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches évocatrices. Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds. L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son coeur pourpre à une bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes. Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en une béatifique extase. Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce: --Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi. Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures. Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,--soeur Écoute, elle-même,--pleuraient en des hochements de voiles noirs. Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles, maculant sa belle robe aux reflets de moire. On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent. Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur chanta sa mort. _De profundis clamavi_...! Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son corsage par ses amies furent exaucés. Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu, en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut, vêtue comme les religieuses ses soeurs, le front ceint du voile blanc des novices. Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal _Te Deum_. * * * * * Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers. Paule de P... lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, soeur Marie-Catherine. --Écoutez, c'est intitulé _le Crucifix_. Toutes les soeurs en ont une copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge: LE CRUCIFIX «Cache-le sur ton coeur... c'est moi qui te le donne Ton époux sur la croix! Mets tes lèvres d'enfant sur ce coeur qui pardonne Sept fois septante fois. D'autres pourront choisir, au matin de la vie, Un fugitif amour! Mais toi, petite soeur, ton Jésus te convie A l'aurore du jour! Contre ton coeur... il veut... au fond de ta poitrine, T'appeler par ton nom! L'entends-tu? C'est sa voix... Qu'elle est tendre et divine! Il frappe à ta maison! Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime...et je t'en prie. Colombe de mon coeur! Je suis l'Époux Jésus... O ma petite amie Ouvre à ton Rédempteur! Vois!... ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine, Les hommes que j'aimais. Mais je viens sur ton coeur pour adoucir ma peine Et pleurer leurs forfaits. Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère, O ma petite soeur, Et tu consoleras ton Époux et ton Frère, Ton Christ et ton Seigneur. Ah! oui... tu veux les voir ces étranges trophées, Ces stigmates d'amour, Tu veux mettre en mon coeur des plaintes étouffées: Toute âme souffre un jour Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe, D'être avec son Époux? Et n'ai-je point compris que ton âme succombe, Que ton coeur est jaloux? Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre: Et c'est mon crucifix! C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières, C'est mon doux paradis!» * * * * * --Ah! que c'est beau, ces coeurs blessés! Avez-vous remarqué l'expression: _C'est mon lit de prières!_ --Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela? --Gontran, je suis certaine de l'épouser! --Et par quel miracle? --Nos soeurs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus comble tous les voeux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que je vous lise le brouillon de mon placet: «O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.» --C'est en vers? --Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous évader? --Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant peu. --Que deviendrais-je, toute seule! --Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule. --Jésus me viendra bien en aide. --Soit, je vous laisse! --Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une soeur. --Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon cachot. Cette cérémonie m'a émue. Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé. Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite domestique se sauva disant: --Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi, prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous serons toutes les deux libres... Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue! Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son coeur), Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue, toute sa vie en suspens... Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution, et la petite domestique lui dit à mi-voix: --J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres. Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de Montrouge. [Illustration] [Illustration] DEUXIÈME PARTIE I Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule, mademoiselle Simone? --Vous avouerez, ma soeur... Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire. --Vous voulez des _révélations_, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas avant d'avoir goûté à... Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des oeuvres de Montépin. --J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout. --De qui? De lui? --De lui, si vous voulez bien. Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis baissèrent les yeux, semblant se recueillir. Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice et confidente. D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche aux commissures grasses trouées par le sourire. Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble, presque honteuse. Elle l'aimait déjà, d'une amitié protectrice, parce qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite. En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux: --Enfin, voilà, mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père. C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule, mais... --Ouvrière chez nous! Vous me connaissez? --Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très loin. Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M. Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les autres, d'ailleurs. Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous _attrapait_ pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne pouvais rien. Un jour... --Où est-il? --C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort. --Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort? --C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'_il_ vous aime toujours. --Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole? --Volontiers. L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant: --Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je crois que j'ai envie de pleurer. --Quel bon coeur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas. --Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée. Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils baissés, elle continua: --Un jour, M. Bamberg m'envoie... --Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le verrai. --Mais demain, mademoiselle! --Demain! --Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et je vous l'amène ici. --Ici!... Vous voulez bien? --Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères... si vous saviez! C'est comme les bêtes... je ne puis voir souffrir les bêtes... --Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes? --Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi. Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après, elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas... Je continue. M. Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,--ce que les ouvrières étaient jalouses!...--Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien, ma petite dame!» Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais fière! Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me donne un bulletin portant le numéro 2904--je me souviens bien, allez!... M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu travaillé que ce jour-là, mademoiselle. Deux minutes après, il revient tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.» On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon coeur. Il fut triste, malade toute la soirée. --Il avait l'air malade, bien malade? --Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc comme un moribond. --Pauvre Aimé! --Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg était chassé de l'usine. La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses. En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,--vous savez, les fameux secrets.--Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais j'étais bien inquiète. Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois, assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer. Je passe derrière le banc, je tousse... Rien! Alors, toute rouge, et le coeur faisant toc-toc, je me décide à lui parler. Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait: --Ah! j'oubliais, mademoiselle. Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset. Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres, ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car il m'a dit: --Je vous demande pardon, mademoiselle. --Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade. --Toujours bon coeur, ma petite l'Embaumée.--(Ça me fit oublier les cent sous).--Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout. --Des rêves tristes! --Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai besoin de promener un peu mes vilaines pensées. --Oh, monsieur! Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais, moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin. Il se mit à parler: --Mademoiselle, il ne faut jamais aimer... (j'étais étonnée) jamais aimer... moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle... mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches! Gardez-vous des jeunes filles riches... Avant d'aimer une jeune fille, prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à vous avec, pour tout bien, son unique robe... Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!... Me conseiller de ne pas épouser une jeune fille riche!... Puis il me conta qu'il aimait la fille de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils pourraient s'aimer en toute liberté. Il continua: --Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de coeur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche. Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens ont, en général, plus de coeur que les premiers rôles d'amoureux. La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu, quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire. Asseyons-nous sur ce banc. Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre des moitiés de phrase. Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre. J'ai gardé la lettre, la voici: «_Monsieur, «Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme, nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la rue. Vous n'avez pas assez de coeur pour souffrir de ce simple appel à vos souvenirs. «J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un jouet national. «Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille pour qui un seul de vos regards est une souillure._ «GOSSELET.» Plus bas, d'une autre écriture: «_P.-S.--Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve pas dans le pas d'une mule._» --Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum. Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa Gosselet le jour de notre mariage. --La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part, M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications, ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai tout haut: --M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone. Il s'arrêta brusquement, me serra le bras. --C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite... Moi qui accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous embrasse! Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en cheveux qui passaient. --Mais où trouver le cocher, l'Embaumée? --J'ai le numéro de la voiture. --Vous l'avez gardé? --Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour jouer le numéro à la prochaine loterie. --Donnez-moi le numéro. Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous. Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de la glace. Il dit: --Je vous accompagne chez vous. --Oh! monsieur Bamberg. --Je vous attendrai en bas. Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi, qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce qu'il y fait froid! Brrou!» Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là, elle n'avait pas besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!! Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un couvent. Elle était faite pour être religieuse.» Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des soeurs qu'elle charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente recrue, une future petite soeur converse, dévouée, vaillante, travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne. Elle dit tout à coup à Simone: --Maintenant, vous allez partager mon souper: _quatre_ de gruyère et _cinq_ de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois, mademoiselle. --Mangez, ma _soeur_! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout attristé quand vous l'avez vu sur ce banc? --Oh! triste!... Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table ronde. --Votre chambre est gentille, dit Simone. --Gentille... non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter. Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les coins mi-obscurs. Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses amies, familières. Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-coeur, elles souriaient de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres filles s'étaient _faites faire_, au retour de quelque vagabondage faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre. Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux et de jeunes sur le trottoir. Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là, et attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles. Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace. Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du _Bon-Marché_, historiés de chromos en couleurs appétissantes--couleur vanille, marron glacé, tartre aux cerises,--et une gravure à douze sous du général Boulanger à cheval. En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle. Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à coudre. En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une étagère à clochetons. Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune. Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des gros, des petits, pots à eau, pots à la moelle de boeuf, faisait une tache blanche en un retrait de la cloison. Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de rouge. Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole. Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va venir... Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière expliquant comment elle aurait voulu son nid. --Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi. Après un silence, l'Embaumée dit: --Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre, pour moi. Vous, vous prendrez le lit. --Laissez-moi coucher sur le matelas. --Je ne veux pas... je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai juré... Oh! je suis contente... contente! Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe baissée. II Onze heures déjà! Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas. Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser, songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière s'ingénierait à ne pas voir. La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle, une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le boeuf, un petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates. Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez Christophle. Les verres à initiales, verres _incassables_, n'étaient pas en cristal de roche. Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par le papier de tenture défraîchi au contact des mains. Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à-dire aux jours de cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de l'usine, de _quatre_ de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de cornichon. Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se transformait en cuisine. La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des photographies rieuses. Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,--un parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or. Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey. Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un des verres _incassables_, descendit six étages pour le remplacer et n'en trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions. Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui _chipa_ quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas, puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir. Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée; quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte, Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant. Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies. Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva, visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le verre. Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice. Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle. Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance. Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée. Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer, pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de ses flancs secoués par des frissons chauds. * * * * * On heurta à la porte. Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit: «Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux. Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le fourneau. Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts. Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone s'efforça de sourire et dit: --Voyez, je ne pleure plus! Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à l'attache de la narine. --Vous _le_ verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer? --Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je veux tout savoir. --Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!» --Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre! Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le dépliant et lut tout bas: «Chère Aimée, «Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de tout le mal que vous a fait mon amour. «Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet, et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus simplement homme. «Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication déguisée. «Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas naturel? «Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M. Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans quelque dix ans, une troisième fortune,--une fortune mangeuse de milliers de petits salaires. C'est une des formes,--et non la moins commune,--du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M. Progrès. «Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout pour vous gagner. «Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre? «Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé. «Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi ce que l'on nomme «l'absence de préjugés». «Ah! si j'étais un simple manoeuvre, si les miens n'avaient pas, autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au doigt, mais heureux malgré tout et contre tous. «Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,--comédie montée par des habiles,--des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé, selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public». «C'est ce que je ne veux pas. «Que faire pour vous mériter? «Gagner de l'argent! «Je n'ai pas d'argent. «Voici ce que j'ai décidé: «Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M. Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés... «Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée! «Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez Béhanzin. «André Bamberg.» «P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un grand coupable. «Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes une petite fille obéissante et oublieuse. «Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette bonne amie que vous devez aimer déjà comme une soeur. «A vous, chère Aimée. «A. B.» --Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit je... je... Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le respect humain, moi! --Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison. --Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement, sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale... Il a raison... mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!... --Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte! --Il va se battre au Dahomey. --Pourquoi faire? --Pour revenir. --Les amoureux font tous comme ça. --Pour revenir décoré. --Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un ruban, en omnibus! --Aller se battre quand il devrait... Ça, c'est une lâcheté! --Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça vous fera du bien. --Il ne m'aime pas! --Mais si! mais si! Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit pour faire diversion: --A table! J'ai grand faim. Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue: --Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma famille, gagnant mon pain... ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée... L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes qu'elle allait enlever: --Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises! --Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou. --Mais, mademoiselle, c'est impossible! --Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse? --Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler! --J'ai appris la couture au pensionnat laïque... Je suis capable de fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi... Je fais un peu de tapisserie. --Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier! Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs différentes... --Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté et à l'activité que j'aurai vite acquises! --Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps! M. Bamberg reviendra et alors... --Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne! D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos, sans entrevoir un horizon de bonheur. --Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école. J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites épaules... Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le fricot du lendemain. --Pauvre mignonne! --Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage. --Et votre père? --Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman. Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher. Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur de la justice pour faire un procès au patron. Peu après, mère tomba malade à la suite d'un _chaud et froid_. J'avais beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de pain... Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman. Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital. L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin. Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir avec les carabins! Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie qui travaillait chez votre père. Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de chômage. --Votre passé est bien triste, mon amie. --C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes toujours résolue à... --Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez bien. --Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au jeu dangereux de petite ouvrière. --Encore, mon amie!... Voilà mon appoint dans notre maison de commerce. Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée, comptant: --Cent...deux cents...trois cents...quatre cents... quatre cent cinquante. Nous sommes riches! --Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs! --Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée. Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne sommes-nous pas des amies d'atelier? III Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les sixièmes étages des quartiers ouvriers. Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun, sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une écaille d'huître. Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres se maculaient de teintes rousses. Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles déjà caducs. Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme. Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en des jabotteries coléreuses contre la pipelette. Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant, les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses «bébêtes». Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu. Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu, pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient des cancans à l'aune. Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs «petits». Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à leurs cancans. Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas. L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la machine des jerseys pour le grand magasin: _La Baigneuse_. L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine. La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant, qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante. Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche. L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées, changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la «boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié, mais qui _reçoit son paquet_ au hasard des conversations. Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas. Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui», les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes, cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache retroussée un air de musiquette. Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient des outils qui crevassent l'épiderme. * * * * * Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de sa taille. Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs rancunes de femelles enlaidies. L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet. Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs, semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent. La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait communiquer avec l'_appartement_ de la petite faiseuse de sourires par une porte autrefois condamnée. Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue. Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.» Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir pour l'Aimé. --Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée. --Je lui enverrai ma lettre plus tard. --Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener. Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit: «Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment où j'allais être à lui!... Vous n'avez donc pas de caractère, vous autres hommes?... Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si elle est cruelle! «Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme, mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans mon coeur... «Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime; c'est si bon, on se sent vivre! «Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de misère. «Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes montagnes... «Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une petite chatte qui veut être caressée. «En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds; et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là, réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout brûlant... Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes baisers! «Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples de coeur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble! Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où les sauvages sont les vrais civilisés... Nous aurions été dans ces pays de liberté et d'amour... «Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon trésor... Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te regarder dormir, sans rien te demander pour moi,--seulement te sentir, toi, être bien, bien tout à fait,--et te dire merci. «Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.» Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un ruisseau d'amour. L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours de sa capote attachées sous son menton en un gros noeud qui l'obligeait à dresser la tête. Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue toujours en mouvement. Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les chairs plutôt qu'à parer la femme. Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite: --C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là! Êtes-vous contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages. Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné! «Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des vêtements si simples! Une...deux...trois! C'est fait!...» _Une... deux..., trois_! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux marrons roulaient dans leurs orbites. --J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux plus travailler. Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins. --Je me contente d'aller chercher des commandes. «Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon atelier--toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la manutention. «Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même. C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes étoffes toute de suite. «Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font pas peur... Mais Joseph peut être tranquille... «Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros, allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux sous de bénéfice ont vite levé la queue. «Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas? «Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même. J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler... c'est ce que je dis à Joseph. «Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes, elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça ne risque rien. Joseph peut être bien tranquille... Je suis une femme de tête, moi. «Ah! les temps sont durs! Joseph...» Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du mystérieux Joseph. Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph: «Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait... Joseph le sait bien, lui, que les temps sont durs, très durs... Au revoir, mes enfants.» Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des marches. --Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions ses offres, dit Simone. Elle est drôle. --Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous pièce! --Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie... --Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous! --Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail, vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite couturière. A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un bicycliste courant quelque championnat. La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les boutonnières. Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise. L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait de la queue-de-l'oeil le travail de son associée. Elle interrompait le tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de l'activité de sa nouvelle amie: --Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On dirait que vous faites ce travail depuis longtemps. Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience, par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole, tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son rire: --Nous travaillons pour Joseph! * * * * * Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient. L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en ses lectures d'autrefois. Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs seaux ferrailleux. Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles disaient: «--Ça n'est pas encore venu? --Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois. --Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge! --Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez. --Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut faire croire que ça sait travailler.» L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait: --Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple! Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir. Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde: * * * * * Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France! Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre, cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue, les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas. L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux de l'endormie. En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette riche. --Comment! j'ai dormi! --C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le temps. --J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas? --Un quart d'heure, à peine. Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule. --Quatre heures, déjà! Et, toute rouge, elle s'excusait: --J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi ne m'avez-vous pas secouée par la manche? --Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous éveillera tout à fait? La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une voie nasillarde: Et l'enfant disait aux soldats: Sentinelles, ne tirez pas (_bis_), C'est un oiseau qui vient de France! A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à la hâte. Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la douzaine de corsages à Mme Blondon. L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph, pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois semaines. --Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps. --Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage. --Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph... Je ne voudrais pas que l'on me vole le premier argent que je gagne... si difficilement. IV Que d'espérances font naître au coeur des petites ouvrières sans travail les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues, entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la moutarde A... ou de la pilule B... _On demande «une petite main»_. _S'adresser chez Madame... rue... n°..._ La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les chiffres du numéro, pour ne pas oublier. Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le samedi de paye venu. La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette. L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze, conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff et autres grands chiffonneurs connus. Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail. La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une voiture de Montrouge-Gare de l'Est. D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues, coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut de forme penché sur le front. L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir. Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant continuer sa lecture sur le visage de sa voisine. Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes. Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués. Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs _fifilles_ qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux, exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides comme des barrettes. Les _fifilles_ se tenaient «à la demoiselle bien élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «_papa_,» d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures. Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui, le nez collé aux vitres de l'avant, criait: _Alloh! Alloh!_ pour modérer l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur. En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris. Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure. Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la mendicité des admirations. Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses, mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs. Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria: --Places! Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris dit d'une voix aigre: --Moi, j'avais une correspondance. Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune bourrées de billon et le monsieur qui _conduisait_ les chevaux tendit ses six sous, le nez toujours collé à la vitre. La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie: --Le Châtelet! Nous descendons! Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet, l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste précautionneux. Arrivées devant la _Redingote grise_, les amies s'arrêtèrent, tenant conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne battant le pavé. --Eh bien, où allez-vous? dit Simone. --Chez Plisson, rue de la Paix. Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux lèvres: --Une voiture, mesdemoiselles? --Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur... L'Embaumée la saisit par le bras: --Venez! Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché: --Vous vous trompez, mon bonhomme! --Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes! Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite. L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs. Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: _fou... ou! fou... ou_! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue. Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies sur le dos d'un petit cochon. Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre, levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets. Simone pensa tout haut: --Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas. L'Embaumée répondit, confuse: --Il veut! Il veut!... C'est un amoureux... Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de sa poursuite, reprit courage. --A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux? --Oui, pour de l'argent. --Je ne comprends pas que l'on puisse... Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère... Elle se rappelait des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie, une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs outrageants. L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse: --Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les écrase... Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses, parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous leur nez, avec des airs de moquerie... Oh! il faut avoir pitié d'elles... Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici? La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de bois semblables à des poings. --Soit, entrons. --Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions éconduire. Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond, décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune, s'avança vers elle, souriant: --Madame désire! --Monsieur, je suis couturière et... --Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre, mademoiselle. Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence. Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse: --Entrez, mademoiselle. Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus bleu-gendarme s'étalait sans un pli. Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne l'effrayait guère--sainte ignorance!--mais les petites rides malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient méfiante, instinctivement. --Vous voulez du travail, mademoiselle? --Oui, monsieur. Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours souriant, il écouta la réponse. Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa montre: --Que savez-vous faire, mademoiselle? --Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension... --En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute! --Non, monsieur, chez les laïques. --Ah! Un peu étonné de ne pas la sentir prête--comme tant d'autres qui étaient venues--pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours souriant: --Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous avez fait choix d'une singulière profession... Couturière! Voilà qui est incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein? --Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse. --Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez... --Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en se levant. Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices: --Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire. Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,--il vient tant de jolies filles, ici,--pour un tableau de rêve, un tableau d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête... La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte, tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur le grès. Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes complaisantes. --Eh bien? dit l'Embaumée. --Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!... Allons-nous-en, vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule, délivrée de tous ces yeux qui regardent. --Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons, du courage, cherchons encore du travail. * * * * * Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France une petite affiche ainsi libellée: OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE MAISON D'EXPORTATION _S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset_. La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse. Simone se laissa entraîner par son amie. Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages jeunes. --Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez! Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut: «Grottmann, rue de la Banque; Vériton, rue Poissonnière; Patard, rue du Cherche-Midi; Chanoin, rue Montmartre. Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission. Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à Simone--après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes--vous êtes un 49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se présente, je crois. --Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone. --Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous, mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin... Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en professionnel, en professionnel seulement. --Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non... mannequin, comme vous dites. Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types, en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne, exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle. C'est gentil ça, hein! «Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!... Oh! en tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons offices. Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe. «Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à un superbe costume de satin, tous les ans... C'est tentant. Pas de fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas? Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de tête persuasifs: --Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais, j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi: «Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en effaçant un pli de la doublure!» «Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien de désagréable. D'ailleurs, deux cent... Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant: --Que je suis malheureuse! malheureuse! Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite, l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à griffer: --Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a déjà une patte au cimetière. Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la porte pendant que le placeur grognait: --Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante mille francs de rentes, cette princesse! Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les bras ballants, la nuque baissée. Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous le soleil gaillard de mai. L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes. Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse, bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au logis. V Depuis une semaine déjà, Simone restait enfermée en sa chambre, ne voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir d'avoir des nouvelles d'André. Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui rendaient sa solitude plus triste. Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas, mais je me débats sous des révoltes constantes.» Elle lui écrivait encore: «Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent, ni un tas de malheureux qui ont mal de tout... Moi, je ne peux pas comprendre ça!...» Puis son coeur gonflé s'épanchait en tendresses exquises: «Oh! comme tout de même c'est là tout: _aimer_! Ça remplit mes journées, mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te caressait... Oh! comme c'est bon!... Dans mes pensées d'amour, je ne t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur coeur... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi... Je t'aime!» La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse, toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers. Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la résignation. Simone répondait: --Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai... je verrai... je prendrai une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de l'argent. Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux. Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui, plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout embrouillés, pour acheter le _Petit Quotidien_. Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du feuilleton: _Herminie l'Abandonnée_, avait enfin triomphé de ses bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la distribution du journal. _Herminie l'Abandonnée_! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle, gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse douzaine d'oeufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond. Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop tard, en carabinier d'Offenbach. _Herminie l'Abandonnée_, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin, était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son petit pleur sincère à tous les _Oh!_ et les _Ah!_ qui coûtaient un franc vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du _Petit Quotidien_. Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les _malheurs_ de cette pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier, injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de fausse-monnaie. Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait confusément que manoeuvriers et manoeuvrières gaspillent leurs justes haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de cape et d'épée. Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme. --Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle! --Tu m'as tutoyée, enfin! --Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous serons plus amies qu'avant. --Bien! Et ta bonne nouvelle? --Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter chez une couturière de la rue du Havre, madame... un drôle de nom!... madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la loge: «Sonnez au troisième!» «Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre. «--Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle? «--Je suis couturière, madame. «--Ah! vous êtes couturière. «C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis, souriant: «--Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face. «Comme elle poussait la porte, j'ai entendu: «--Elle est très bonne pour la vieille, celle-là. «Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de l'antichambre. «Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir, ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la marche. Elle me regarde avec ses petits clous: «--Vous avez sonné à côté? «--Oui, madame. «--Qu'avez-vous vu? «--La patronne qui m'a conseillé... «--C'est tout? Et vous veniez chez moi? «--Je venais chez vous. «--Vous savez qu'il faut travailler, ici? «J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler. «Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit: «--Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il suffisant? «--Oui, madame. «--Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous. «Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse. «Son atelier n'est pas gai. «Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles, occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties ont l'air d'écolières mises en pénitence. «Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout de suite, la pauvre vieille. «Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le retour de M. Bamberg, mon amie.» --J'irai chez la bonne couturière, moi aussi. --Chez celle où l'on rit? --Non, chez celle où l'on bâille. La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur d'_Herminie l'Abandonnée_ qui venait d'épouser, le matin même, le beau peintre Sylvain de la Roche-Cassée. Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée, mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui disait: «Chère Aimée, «Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te dire _tu_: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle sous les lilas). «Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel Dodds qui aime tant sa légion étrangère! «Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face d'un ennemi tel que nous. «Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je crois même que c'est lui qui a commencé. «C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués--y compris les amazones. «Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte. Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit coup de crosse asséné par une amazone. «Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et de bosses comme leur sacré pays. (Je dis _sacré_ pour te prouver que je suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois. «Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles semblent casquées de têtes de chat. «Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la balle d'un fusil Lebel. «Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie. Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari ou ne reviendrai pas. «Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si gaie jusque-là. J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches. «Si je mourais... Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement, dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée. «Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin, je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je donnerais pour un seul baiser; et toi? «Conserve mon coeur. «André Bamberg, _de la Légion étrangère_. «P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France. Ils leur demandent: «M'aimes-tu _encore_?» Je les plains de tout mon coeur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu! «Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son argent... Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser? «A toi. «A. B.» --M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la petite bossue revenue de l'atelier. L'Embaumée rougit. --Il t'a écrit? --Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là-bas. Elles vont l'assassiner dans quelque embuscade. --Qui, elles? --Les amazones. --Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre? --Mais certainement. L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait, évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente d'un combat où il pouvait être tué. Elle pensa tout haut: --Enfin, pourquoi cette guerre? --Moi, je ne sais pas. --Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que nous sachions pourquoi, nous, femmes. --Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette machine-là. Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre. Simone dit: --C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa Gosselet... Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs, si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux chez la vieille où l'on bâille... --Tu n'iras pas. --Et pourquoi, mademoiselle? --La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde sait bien que je suis bossue et que... --Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit coeur toujours prêt à se dévouer. --Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?--Quelle boîte que je lui fais!--La boîte à côté!»--J'avais l'air si bête qu'elle m'a expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier. Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront jamais achevées. Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est partie--sans avoir fait de commande--elles envoient tout ballader et rigolent. A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à leur offrir à déjeuner. C'est du propre! --Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui s'y passe? --Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là. Ça les étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures de veillée.» Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a sonné à la porte. --Entrez, dit la vieille. Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales habits. L'un de ces deux dit: --C'est la police! --Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents pourront les réclamer... Au dépôt! Nous ne comprenions pas. Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du commissaire criant: «--Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.» La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables, pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson. La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte les hommes de la police. Elle bégaye: --Vous vous trompez, messieurs, messieurs! --Madame, des plaintes nombreuses... assure le commissaire. --Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par exemple! --En face! Je suis bien ici chez Mme H...? --Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous voulez. --Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion... regrettable confusion! Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au prône: --Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en prison. La paix est aux humbles. --On a arrêté les ouvrières? demanda Simone. --Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose accrochées aux mannequins. Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé...» VI Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour Simone. Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans l'escalier: --Bonjour, mademoiselle! --Après vous, mademoiselle! --Pardon, mademoiselle! Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service. Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre. --C'est vous, mademoiselle! --C'est moi, mademoiselle Berthe. --Tiens! vous savez mon nom! --Je l'ai entendu sur le palier. La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième. Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air gentille, espérant qu'_il_ reviendra peut-être, un soir, après avoir trop bu dans les brasseries du Quartier Latin... Nous ne sommes donc que de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des malheureux... les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été, elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées, ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur _sonnent_ la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains pas... Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des sottises sur le compte des gens.» L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix ans de pérégrination à travers les ateliers de couture. Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne, d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un reflet de tristesse et de douleur. Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce que ses soeurs qui _savaient le piano_ avaient toutes _mal tourné_. A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie valeur à sa vertu! En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant! C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide, sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite. Mlle Berthe _était payée_, disait-elle, pour savoir ce que valent les idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon, voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles n'ont pas été cueillies par des mains de marchande! Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant, Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord, s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain, chantant langoureusement des romances de coeur. Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le médecin lui avait dit en une intonation brutale: --Faudra vous marier! Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester fille. Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle, ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir. Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi bien que le pardessus mal coupé. N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,--elle se laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes, Berthe?», elle répondait: «J'espère aimer, le plus tard possible.» --Tu feras comme les autres, ma petite. --C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde. Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre, faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait résolu de travailler chez elle. Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là, demandant la charité d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos. Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse, elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage, approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras où elle se trouvait. --C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans l'escalier! --Oui, une ouvrière. --Elle a l'air tout étonnée. --Elle arrive de province. --Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque chose là-dessous. Enfin, cela ne me regarde pas. --Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à-dire que... je puis bien vous l'avouer--c'est la fille d'un officier. Le père est mort et... --Comment l'avez-vous connue? --Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il que je vous montre son acte de naissance, aussi? Mlle Berthe s'excusa: --J'ai toujours été un peu... indiscrète. Vous ne m'en voulez pas? --Mais non. --C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne camarade qui est _seconde_ dans l'atelier de Mme Mily, une english, Mme Mily, et drôle... Elle pourra nous aider. Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette. Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux noeuds de ruban. Une légère broderie--point d'épine--courait sur le bas de sa jupe en cheviot. Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.» --C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne. Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication: --J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine. En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre Montparnasse. Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson. La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines, boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout. Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie marquait huit heures un quart. --Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants. «Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies, allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous mon toit.» Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté dans un journal du matin. Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant l'étalage de quelque _english library_. Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette foule empressée, astiquée, vernie. --Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne ouvrière de Jabson... Là-bas, devant les bibelots du marchand de curiosités... le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la pipe turque. Le marchand le connaît bien. Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour, mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.» --C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes d'amende. Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais, les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues, au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute. --Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence. «Tiens, Berthe!... Comment vas-tu,-Berthe?... Oh! ma petite Berthe... ma gentille Berthe!...» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron, tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand chapeau. «Je te croyais morte... Tu ne reviens pas à l'atelier?... Tu as hérité?... Tu as mis la main dessus...? Qu'est-ce qu'il fait?»... Elles formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir. Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites soucoupes de métal doré, et cria, rogue: --Je vais enlever la boîte. Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus. Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude. --Voilà le défilé achevé, dit Simone. --Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore arrivés. Puis restent encore les amoureuses. Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les postures gehenneuses de leur profession. --Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les amoureuses... Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les plis de leur jupe d'une main et couraient... Eux les rappelaient d'un mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.--A ce soir!» Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant un bookmaker aussi haut que son pari de courses. L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres, se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient tout pris et avaient gardé le droit de rompre. --Bonjour, ma grande Maria! --Bonjour, Berthe! Maria était la _seconde_ de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux, Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de Jabson. --Tu viens me voir? --Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très... très gentille de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily. --Tu ne serais pas venue sans ça? --Mais si... mais si... je t'assure. --Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur. Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le numéro 445. Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «_Iounique_ maison, mademoiselle, _Iounique_ maison!» VII N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser, ourler, broder. A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à «gigots». --Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle Léonie. Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges. Mme Mily cria de sa place: --Ça ne va pas, ma petite Nini? --Madame, je n'ai pas assez d'étoffe. --Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il fallait! Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit, rageuse: --Celles qui rient ne sont pas capables de le draper. Mme Mily, conciliante: --Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre corsage? --Le surah a dû se retirer. --C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de nouveau. La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à sa voisine: --Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure solide sous le surah, ce que ça craquerait! Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint examiner le corsage. --Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette. Oh! un simple point! Puis, se tournant vers Simone: --Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie? --Oui, madame. --Quel est votre prénom, mademoiselle? --Simone. --Simone! Oh! impossible! impossible! --Mais, madame. --Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup... trois ce serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous appellerez... La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle essaya des prénoms à voix basse: «Amanda... Yolande... Gertrude...» Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée, la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une sonnaille de ses bagues heurtées: --On vous nommera Magdeleine... avec un g. Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota: --Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi pour d'autres qui ont bon coeur. La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers. Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie murmurait: --Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas prêt à l'essayage. Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs tabourets pour causer de leurs affaires de coeur. Mlle Mily s'irritait de ces confidences: --Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M. Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine! Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable! D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous! Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis par la migraine. Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs douleurs d'estomac. Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus, des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites. Mme Mily grommela: «Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre pour s'amincir la taille!» De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison, une apprentie vint donner l'alarme: --L'inspecteur! Planty! Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un cliquètement de machines à coudre. Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume d'_Anna Radcliffe_ qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire. M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les apparences. Midi sonna. Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes, emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en liberté sur le trottoir. Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine. Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin. Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant libre la banquette pour se procurer un vis-à-vis, pour se donner l'illusion d'un tête-à-tête, au dessert. Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient, léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place» pour le lendemain. Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par les spirales de la fumée. Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante. La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez vaillamment l'inspection de l'inconnu. Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa l'homme d'un air de défi. Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position: --Pas mal! --Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal élevé. --Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop heureux si vous me connaissiez. --Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place. Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la table, de cette querelle où leur cause était en jeu. --Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au restaurant... dans un lieu public. --C'est-à-dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple. --Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie fille... mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point voir. --Monsieur, vous êtes insolent! --Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré. --Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance, tant de fatuité, et... je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour vous corriger comme vous le méritez. --Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise... vous avez beau mérite à vous gendarmer. --Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme seule. --Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant... --Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne fais pas partie du menu. Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à s'élancer. Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces escarmouches, continua: --J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables. La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit d'une petite voix calme: --Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir entre... --Je vous gêne aussi, mademoiselle? --Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un si joli garçon, vous êtes dangereux... très dangereux. On voit que les femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me dégoûtez... Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix: --Oh! le beau garçon! --On en mangerait! --C'est Rodolphe des _Mystères de Paris_! --Oh! qu'il est bath! --Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre! Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées. Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui cria, la bouche tordue: --Eh! va donc, _purotin_, on t'en fichera des _gerces_! Les ouvrières la félicitant, Simone dit: --Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui leur est dû. Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit, soulignant ces paroles d'un geste las: --On prend la mouche, une fois... deux fois... puis on se fatigue. Mais vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle? --J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée. A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser sur des fleurs pâles,--des fleurs de serre. Les corsages dégrafés bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre, les yeux se cerclaient de violet. Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche. Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée: --Jo Palmer! venez vite! Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose et crème, Léonie qui achevait de poser un _américain_--un tampon d'ouate sous les entournures du corsage de surah,--se levèrent brusquement. --Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude du public, sans doute. Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer causait avec le grand couturier Jabson. Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des corsages à col haut, des jupes très étoffées. Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses admirateurs à distance respectueuse. Debout, devant le couturier, elle babillait: --Je ne suis pas contente, mais pas... pas... J'ai des robes de ville affreuses... Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça. Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure de petits tapotements de main. Jabson applaudit: --Toujours adorable, mademoiselle. --Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop gros, trop chauve, trop _english_ avec votre ceinture noire étalée sur le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces dames venues pour l'essayage. Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil de femme. Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc portaient des sébiles remplies d'épingles. Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson. Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement, attendant ses ordres. Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue: --Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite? La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit: --Simone! madame. --Mais non! Mais non... vous vous nommez Magdeleine... avec un g. --Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de Mme Mily... Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à quoi s'en tenir sur ce sujet. La vieille Anglaise riposta, triomphante: --Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée. --Comment! vous l'avez baptisée? --Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors... --Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération. S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne, voulut bien lui tendre la main: --Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle. Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier baptême. Puis la divette se tourna vers l'Anglaise: --J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre souci de votre perruque. Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait: --Toujours charmante! --Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage. Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement dédaigneuse: --Ne me touchez pas! Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il allât «comme un gant». La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant, que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire manipuler par lui. Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait la spécialité: --Oh! mademoiselle... J'opère comme un médecin... --Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle réclame à faire là-dessus!... Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave, achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la taille de la chanteuse. Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le tramway de Montrouge. Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue. Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour arriver vite au repos. Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées. Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait des humiliations et des besognes mangeuses de vie. VIII «Mon aimée, «Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les bouteilles de champagne pétaradent. «Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins. «Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,--fait des gambades derrière les officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs. «Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir le trésor du fils de Glé-Glé. «J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû, disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes marchandises de pacotille. «Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes, j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du souterrain. «Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France. «Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le sous-officier dit: «--Ce n'est que des femmes! «--En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant. Emmenez-les et que personne n'y touche. «Il y eut un «oh!» de protestation générale. «--Ici, ici... j'ai trouvé, cria un spahis. «Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor! «Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des Européennes du soleil d'août. «Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya: «--Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade? «Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de... strapontins. «Le titi se roula sur le sol, criant: «--Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages, de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant. C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de femmes. Gros malin, va! «En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture. «--Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant! «Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien traduisit de la sorte: «_Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel blason, mon Empereur!_» «Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête les _scies_ de régiment. «Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le bout de ruban que je voulais. «Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre... Je t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous enveloppe de peur, oui... «Je t'embrasse. A toi... toujours! André Bamberg, _de la Légion étrangère_. * * * * * «J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom, paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une petite amoureuse... Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai tous mes griffonnages en même temps. André. * * * * * «Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé _quelque chose_ pour moi. «Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont morts d'estafilades plus graves que la mienne. «J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles atteignent toujours quelque pauvre diable. «Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.--«Et la fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye plus. J'ai une autre fièvre en moi--la fièvre de te revoir,--qui va l'expulser tambours battants. «Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette lettre. «Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère. «Bientôt à toi, mon aimée. André Bamberg. * * * * * Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre amoureuse. Elle disait: --Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs... on voit bien ce que ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée. Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art d'éplucher la destinée des pauvres humains. --Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme. J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous avons eu _le petit jeu_. La sorcière a battu les cartes et a prédit à mon amie qu'une reine blonde _lui mangerait le coeur_. Manger le coeur, c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait préparé _le grand jeu_ et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!» --Pourquoi sale? --Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un livre. Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au grand scandale de la petite bossue: --Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'_il_ n'est pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez. --Comment, je ne l'aime pas assez! Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une réconciliation. André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite. Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi pour époux. L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre: --J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie grave ou de mort. * * * * * Simone répondit aussitôt à André: «Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne un tout petit que l'on adore!... C'est drôle, mais je t'aime d'une tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal, que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et l'enveloppant d'un amour fou... «Pauvre mignon qui as bobo! «Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi, je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé... «Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon coeur... «Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je serais ta petite maman... Comme je te soignerais! «Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort, très tendrement. «Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,--de toi! «N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en route... «Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font des airs de petite morte, à force que c'est bon!...» * * * * * Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles mettraient le jour où elles iraient _l_'attendre à la gare de Lyon. Elles disaient _lui_ simplement. L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour _lui_ faire fête. Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour _lui_, un convalescent. --Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour tout haut l'Embaumée. Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion. Une bossue, ça n'aime pas! Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le pot-au-feu. Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à toutes les glaces et demandait: --N'est-ce pas que je vieillis! Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes. --C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel. --Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone. --J'ai peur du mariage. --Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée. --Un amant, jamais! Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre contre quelque vouloir dissimulé: --Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute. Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au fiacre qui attendait, en bas. Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile, qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération coûteuse, et a dit: --Conduisez-la à la Maternité! Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à bordures de plumes qu'elle avait acheté quand _il_ la connut. Elle ne prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées. Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à la cheminée,--son père et sa mère,--puis a essayé de faire marcher ses pauvres jambes. Elle disait:--«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans l'escalier.» Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient, pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus en plus faibles. Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'_il_ viendrait. Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux: --Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.» Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour lui épargner un peu de honte: --Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient. --Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être... après... Je veux qu'il sache que... je l'aimais bien. On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les infirmières. Oh! le lâche! Oh! le lâche! --Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone. --Elle est morte. Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans les journaux. Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla: --Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il est si gentil! Simone écoutait, surprise. --Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis... Fernand n'est pas comme les autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais... Vous ne me méprisez pas trop? --Il a promis de vous épouser, M. Fernand? --Non! je ne pouvais pas lui demander ça!... Un poète! --Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout. --Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le consoler. IX Les journaux annonçaient que le transport le _Taygète_ arriverait bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey. L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier. Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage. L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le culte de leur peau blonde de jolies femmes. Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment un mari. Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des demi-mariages. D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque _poseuse_, choquée d'une expression. Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes, employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois, demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles, des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix fluette: --Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: _Rigoler_. Pas trouvé le mot dans les livres, moi! On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les mains, miaulant: _Shoking_! Mme Mily lui répondait: --Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises ne valent pas bien cher. --Qu'est-ce que c'est que ça: _Sainte Nitouche_! Connaissé pas, moâ! Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette expression, la _Fiancée du Père Lachaise_,--on l'avait ainsi surnommée l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six ans»,--menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de l'_irrespectabilité_ des petites Françaises. Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,--l'hiver venu, l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,--semblaient plus courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret. Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et esquissait le portrait de son futur mari: --Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe. Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à-dire commun. Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,--c'est le nom de mon fiancé,--gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être chez moi!... chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux... --Vous aimeriez mieux?... demandait Simone surprise. --J'aimerais mieux rester vieille fille! Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir, à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens qui suivent les jeunes filles, la nuit. --Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et ça les fait rire. --Mais, prenez l'omnibus! --Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se marier. Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles. L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que les lamelles. Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse, relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes. Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise. Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir grave, austère, en passant devant la loge du pipelet. La jupe n'a d'esprit que dans la rue. Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque. Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis, colère disait très haut: --Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez! Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit. Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur d'avoir vieilli, d'être devenue laide. Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt insolents, tantôt timides. Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre irrésistibles: «Elles sont rien _girondes les mômes_!» Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient: «Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue: --Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté! Elles se récriaient: «Vous vous trompez!» Eux jouaient la surprise: --Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos souvenirs, mademoiselle Jeanne! --Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre! --Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas! Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être éloquents... Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait, continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille, ou risquant un salut embarrassé. * * * * * Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle Léonie la pria de monter chez elle. Elle hésitait. --Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir. --Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège. --Mais mon père vous connaît. Les petites soeurs savent votre nom, elles aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis six mois. --C'est-à-dire que vous ne craignez point de rivale. --Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de crayons. Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui, Zézette, la plus petite des soeurs de Léonie, surveillait l'allure lente et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer sur sa chaise haute. M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça: --Je vous emmène au théâtre. --Quand cela? --Mais tout de suite. --Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de robe. D'ailleurs, mon amie... --Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre en frais de toilette. Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche. Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne coûtait rien, il fallait en profiter. --Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie. Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille: --Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être amusant. * * * * * Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue des Gobelins. --C'est là, dit le fiancé. Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de grands écriteaux portant le titre de la pièce: _La Belle Gabrielle_. Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose. Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette, les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la _Belle Gabrielle_. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi galant. M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées. La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des coquelicots dans les blés roux ou jaunes,--tignasses des gigolettes. Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance. Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour. Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules, les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans l'atmosphère lourde. Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on apercevait des deuxième-galerie. M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque, que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle, pour leur argent. Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par quelque soubrette grande dame. Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un habit. L'actrice qui tenait le rôle de la _Belle Gabrielle_ se montrait nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée dans sa traîne de velours vert. Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures. Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le poulailler salua la venue de la _Belle Gabrielle_ de quelques coups de ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle, virant et voltant sur la scène. Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi, des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours vert de sa jupe. Elle se leva, cria: --Salauds! Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et, le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards extérieurs, valent des coups de couteau. Le poulailler riposta: --C'est sa femme! Elle est rien laide! Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la _Belle Gabrielle_ parut, mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le poulailler protesta, le parterre applaudit. Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit tout haut: --Mais, c'est elle! --Qui? demanda Mlle Léonie. --Jenny, la femme de chambre de maman. --La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que vous étiez orpheline. --Oui, mais autrefois... répondit Simone embarrassée... Jenny est celle qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche. La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main. --Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut. --Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis au théâtre. Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui, décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé, mais elle voulut bien quitter le spectacle. * * * * * --Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte... Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet. --Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez! --Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis dans ma famille! --Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète. --Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous êtes bien portante. M. Bamberg va bien? --Mais je n'en sais rien! --Ah!... Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de... de... mais je vous ennuie, mademoiselle. --Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon atelier, demain. --Comment! Vous travaillez, mademoiselle! --Pourquoi pas? Adieu, Jenny. --Bonsoir, mademoiselle! Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa fuite, puis sa vie de travail. Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration. Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs de gaz comment était faite une héroïne de roman. X --Prépare-toi à une toute petite surprise, dit à Simone la petite bossue qui venait de descendre six étages pour acheter le _Petit Quotidien_. La pipelette vient de me remettre une dépêche... --Oh! vous venez d'hériter d'une bonne tante de province, mademoiselle l'Embaumée? Tu vas fonder un atelier de couture? --Non pas! Si j'avais de l'argent, j'achèterais une petite maison avec un toit qui aurait de la mousse dessus. Puis... Mais tu ne devines pas? C'est signé: Bamberg! --Donne vite, dit Simone, plantant de travers sur ses cheveux un bout de paillasson fleuri de primevères. Et moi qui allais sortir! --Non! Je veux te lire ça. C'est court, mais si éloquent! _Arrive ce soir, neuf heures, gare de Lyon_. _Bamberg_. --Oh! ma petite l'Embaumée, que je t'aime! --Parbleu! Le visage penché sur l'épaule de son amie, mademoiselle Gosselet lut le petit bleu, puis s'en empara le caressa des doigts, le baisa, rougissant. --Oh! ma petite l'Embaumée. C'est aujourd'hui dimanche, heureusement! Si la dépêche était arrivée, hier! Toute une bonne journée de joie perdue! Étant de corvée, le soir, à l'atelier, je n'aurais pu lui sourire, la première! Oh! ma petite l'Embaumée, je vais le revoir, ce soir, dans quelques heures. Je t'aime bien! --C'est entendu! --Tu vas voir. Il sera pâle avec de grands yeux tout battus. Moi, je me cacherai près de la porte qui donne sur le quai. Il t'embrassera, te demandera si je suis heureuse, si père m'a pardonné, si je n'épouse pas le Russe qui a une tante au Caucase, si... Alors je m'approcherai, doucement, puis lui mettrai mes bras autour du cou. Mais il doit être si faible, mon André. Pourra-t-il supporter pareille joie? --Qu'un homme qui vient de faire deux cents lieues en chemin de fer se trouve mal parce qu'une jolie fille se jette à sa tête! Voilà qui serait fort. --Comme tu dis ça! Je ne suis pas une jolie fille pour lui. Je suis sa fiancée, sa femme. Ce n'est pas moi qu'il tiendra dans ses bras. Il embrassera, il aura tout le bonheur rêvé, toute la vie telle qu'il l'a voulue. Pourquoi pleures-tu, ma bonne petite amie? --Parce que... --... Tu es heureuse pour moi! --Oui, et aussi parce que c'est comme dans le feuilleton de mon journal. --Oui, mais dans les romans, la félicité de l'héroïne est faite de souffrances subies par d'autres. Tandis que dans la vie... --Dans la vie, c'est la même chose, mademoiselle... Il y a dans votre roman monsieur Gosselet et aussi madame Gosselet. --Oh! des souffrances d'argent. Voilà tout! --C'est vrai, mademoiselle. --Tu te permets de me dire vous, de m'appeler mademoiselle. Ce n'est pas gentil. Tu ne veux pas que je sois tout à fait heureuse? --Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg. Madame Bamberg! Ces cinq syllabes firent plus roses les joues de mademoiselle Gosselet. Elles sonnèrent si délicieusement à ses oreilles qu'elle les répéta, tout bas, plusieurs fois, avec des intonations diverses. Madame Bamberg! Bamberg allait bien à sa beauté faite de demi-perfections assemblées en un tout presque harmonieux. Le mot avait une personnalité fière, élancée. Elle était heureuse du pavillon qui couvrirait et peut-être excuserait sa manière d'être, de penser. Elle sentait en elle toutes les qualités de la femme: la pitié, la pudeur, qui n'est qu'une forme délicieuse de faiblesse, le besoin d'aimer et de protéger, mais l'éducation qu'elle avait reçue l'obligeait à manifester les désirs de son être sous une forme indépendante, personnelle et même un peu querelleuse. Madame Bamberg! Elle se coifferait d'un petit feutre mou un peu campé sur l'oreille--si peu!--porterait des lainages sans fioritures, serait vaillante dans la vie comme un petit homme, ne deviendrait femme qu'en son «home». Elle garderait à son mari toute la séduction féminine que d'autres dépensaient en menue-monnaie, dans la rue, au spectacle, en soirée! «Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg», avait dit la petite bossue. Devant l'attitude boudeuse et faussement humiliée de son amie, Simone sourit: --Pourquoi ne plus me tutoyer? Devenue madame Bamberg, je resterai Simone. --Si je ne le fais pas pour vous, je le ferai pour monsieur Bamberg! --Et tu en veux à «monsieur» Bamberg? --Non. Mais je continuerai à dire _vous_, je vous avertis. --A votre aise, mademoiselle! Mais vous continuerez aussi à m'aimer, mademoiselle... l'Embaumée. J'ai oublié votre nom de famille. --Oh! cela n'a pas d'importance! --C'est une brouille que vous voulez? Je sais que l'Embaumée est un surnom d'atelier, mais le surnom est joli, voilà pourquoi je l'ai adopté. Simone relut le télégramme tout haut: «_Arriverai ce soir, neuf heures_»; ... regarda la pendule, puis demanda: --Mais, qu'est-ce que nous allons faire jusque-là? Vous êtes certaine que votre pendule ne retarde pas, mademoiselle? L'Embaumée sourit, déridée par l'impatience de Simone, et répondit malicieuse: --Je crois même qu'elle avance un peu. --Si j'avais du travail, un corsage à achever, quelque chose de... Que vas-tu faire... Pardon! Qu'allez-vous faire? --Ce que je fais tous les dimanches: nettoyer ma chambre à fond, et frotter mon parquet avec «de la carbonade.» --On ne dit pas «de la carbonade», mais du carbonate. --Oh! Allez donc demander ça à l'épicier qui sait bien comment cela se prononce, puisqu'il en vend! Simone, un peu étonnée de la mine bourrue et du ton agressif de son amie, si douce d'habitude, n'essaya pas de faire comprendre à la petite ouvrière que les épiciers n'avaient jamais fait loi ès-langue. Elle imagina, pour gagner du temps, un nouvel arrangement de ses éventails japonais qui semblaient être groupés deux à deux, d'immenses papillons posés sur les bouquets de fleurettes du papier de tenture. Elle rendit visite à toutes les pauvres fleuristes de son quartier pour trouver une botte de lilas blanc qu'elle éparpilla dans deux aiguières de faïence achetées chez un bric-à-brac et drapa les vieilles indiennes imprimées qui servaient de doubles rideaux à la fenêtre. Elle profita de l'absence de l'Embaumée, partie à l'achat des provisions, pour enchemiser de fine toile les deux oreillers de sa couchette et étaler sur le lit tous les blancs de la toilette qu'elle mettrait le soir pour aller au-devant de l'aimé. Elle était si heureuse de pouvoir se donner déjà, l'huis-clos, en faisant plus accueillante, plus blanche et plus fraîche sa chambre de fiancée. Le déjeuner fut silencieux, les deux amies vivaient sous les frisons de leurs fronts penchés en des pensers bien différents. La petite bossue songeait que la venue brusque d'un homme allait changer sa vie, que cet homme la ferait souffrir en lui prenant son amie, qu'il ne saurait jamais ses tristesses d'amoureuse dédaignée. Et pourtant elle était heureuse de souffrir pour André, heureuse aussi de souffrir pour Simone. Les pauvres femmes contrefaites comme elles ne pouvaient et ne devaient que se dévouer. Ses fleurs la consoleraient, ses fleurs qui se sacrifiaient, elles aussi, dormant tout le parfum, toute la coloration, tout le velours de leurs pétales à une pauvre bossue. Simone se promettait d'écrire à bon papa Gosselet, de lui conter ce qu'avait fait le petit ingénieur «sans-le-sou» pour la mériter, rêvant un retour triomphal à l'usine. Le soir venu, elles gagnèrent à pied la gare de Lyon. Dans la salle d'attente, une pendule marquait huit heures et demie. Elles prirent place sur une banquette, voulant attendre patiemment le défilé des voyageurs, mais à chaque coup de sifflet des locomotives de service sur la voie, elles se précipitaient vers la grande porte vitrée donnant sur le grand hall d'arrivée, puis, déçues, revenaient s'asseoir, les yeux fixés sur le cadran dont les aiguilles se mouvaient par soubresauts semblant impatientes, elles aussi. * * * * * Neuf heures enfin! Près du quai une machine s'arrêta, respirant bruyamment de tous ses poumons d'acier, essoufflée. La porte claqua. Des têtes parurent inquiètes, puis des corps habillés burlesquement de plaids et de couvertures de voyage. Les débarqués se précipitèrent dans la salle, maugréant, se bousculant. Des sacs de nuits, des valises pendaient au bout de leurs bras longs donnant aux hommes affairés des allures tortillardes, obligeant les femmes à marcher lourdement comme des cannes qui vont à l'eau. Sous les feutres mous, les visages masculins se masquaient d'une ombre. Les femmes avaient sous leurs voilettes la même physionomie mystérieuse. Debout près de la porte, Simone et l'Embaumée cherchaient des yeux, inquiètes. Une voix dit, soudain, derrière elles: --Eh bien! mademoiselle l'Embaumée! J'ai donc bien vieilli? Vous ne m'avez pas reconnu. Elles se retournèrent. Simone se jeta dans les bras d'un complet gris. André Bamberg baisa le front de l'aimée, les lèvres de l'aimée, répétant: --Comment! c'est toi! c'est toi! Simone, les bras noués autour du cou de son fiancé, restait muette, les yeux levés très doux, très grands. Ils pleurèrent, puis se sourirent et leurs lèvres dirent des choses banales. --Je ne m'attendais pas à te voir. C'est gentil! --Tu n'es pas fatigué? La petite bossue attendait, tournant presque le dos aux amoureux enlacés. Des groupes se formaient autour d'eux. Des femmes disaient haut: --Ben! ils ne se gênent pas. André se dégagea de l'étreinte de Simone et tendit la main à l'Embaumée qui murmura: --Vous allez bien? --Très bien! Allons-nous-en vite, vite. Prenons une voiture. Il y a trop de monde autour de mon bonheur. Un cocher hélé, André ouvrit la portière du fiacre, aida Simone à prendre place sur les coussins, puis, monta sur le marchepied, oubliant l'Embaumée. Il s'aperçut de l'attitude interdite de la petite bossue, voulut redescendre, pour lui permettre de monter dans la voiture, mais la petite faiseuse de sourires s'excusa: --Non! non! Je veux prendre l'air. Je serai bien sur le siège. Elle ajouta: «Cocher! 104, rue Mouton-Duvernet!» La voiture partit en un gémissement de sa caisse disjointe au petit trot d'un cheval boiteux qui heurtait tous les pavés de sa patte malade. Simone, le front posé sur l'épaule d'André, dit à mi-voix: --Ne parle pas, mon aimé... si tu veux! Plus tard nous causerons de tout. Elle ferma les yeux pendant qu'André lui baisait les cheveux, doucement. Brusquement elle s'éloigna de lui, d'un écart du buste: --Je ne repose pas sur l'épaule blessée, dis? --Mais non. Je suis tout à fait guéri... maintenant. Mais où allons-nous? Elle leva sur lui ses yeux mouillés de larmes douces, puis dit, triomphante, câline: --Chez nous, mon André! Sur le siège, le cocher faisait la cour à l'Embaumée. TROISIÈME PARTIE I --Et puis?... --Mais c'est tout, mignonne. Lors du passage du Zou, j'étais à côté du capitaine qui a demandé la croix pour ton mari. --C'est que je veux connaître tous tes exploits, mon aimé, toutes tes fatigues, toutes tes souffrances. Je veux savoir ce que mon amour doit à ton amour. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au prétexte que tu as invoqué pour me fuir. Gagner la croix! Tu m'avais! N'était-ce pas suffisant pour fléchir papa Gosselet! Tu as voulu m'oublier? Avoue! Tu as cru que je céderais, que je me laisserais traiter en petite fille que l'on ramène à ce qu'ils nomment la raison, par la privation d'une robe, d'un bijou, d'un spectacle... --Ton amour ne me doit rien. Tu as fait preuve de courage, de... --Je t'en veux! Je t'en veux! Je te ferai expier ton manque de confiance. --Des menaces déjà! Et nous ne sommes pas encore mariés! --Oh! le reste, des formules. Je me laisserai vivre avec toi, toujours, sans l'approbation des autres. Les autres! nous avons assez fait pour qu'ils nous laissent en paix. Il est grand temps de songer à nous, _pas_? --Que veut dire ce _pas_? --C'est à l'atelier que j'ai appris _pas_. C'est un diminutif de n'est-ce-pas. C'est gentil et tout plein aimant, ce _pas_? Tu fais la moue? --J'espère que tu ne te serviras pas de cette expression plus tard. --Plus tard! Je voudrais que plus tard n'arrive jamais. Nous serions si heureux tous deux, toujours tous deux, nous adorant. Je te regarderais... tu me regarderais. --Tu te lasseras vite de cette contemplation, pauvre mignonne. --Non, je t'assure! On ne se voit pas vieillir quand on se contemple sans cesse avec des yeux aimants... Et puis, on finit par apercevoir derrière la figure un peu de l'âme. Tu me reviens de ces vilains pays, mon aimé, avec une petite moustache brave, de grands yeux qui ont souffert, un peu de hâle sur ton teint de blond. Tu es très beau! --C'est vrai! J'ai le cou noir et les épaules blanches. C'est très pittoresque! --Tu es un peu confus parce que je t'aime trop. --J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ce «trop». Mais si tu recommences à te moquer du pauvre blessé, je te dirai des fadaises sur tes cheveux, sur ta bouche, sur tes yeux, sur... --Assez! Assez!... Je perdrais au change: tu ne pourrais embrasser ce que tu complimenterais. D'ailleurs, je serais tout attristée d'être aimée en détail. --Si nous nous levions! * * * * * --Il est dix heures! Le soleil fait un fond d'or aux fleurettes rouges des indiennes qui servent de doubles rideaux à ta chambrette d'ouvrière. --Je suis si paresseuse, maintenant. Cause! je t'écouterai les yeux fermés. --J'ouvre la fenêtre? --Non! Il monte de la rue un tas de vilains cris qui nous feraient moins seuls. Je voudrais vivre dans un crépuscule bleu continu, ou à la lumière moribonde d'une veilleuse. --Enfant! --Je hais tout ce qui te distrait de moi. --Alors, tu veux que je t'adore? Quelle prétention! --Je veux surtout que tu te laisses aimer. J'éprouve un grand bonheur à n'exister que pour toi. Veux-tu me permettre de te dire quelque chose d'un peu... d'un peu fou? --Tu ne fais guère que cela. --Méchant! Je ne dirai rien. --Allons! j'écoute. --Eh bien! depuis que je t'aime, je me sens comme délivrée de tout ce qui était moi. Je suis presque morte. --Je tire les rideaux. Le soleil va te chasser du lit. --Ma folle franchise t'épouvante un peu. Bast! dans la vie tu seras sage pour nous deux, _pas_? --Encore ce _pas_? --Veux-tu que je te dise comment je rêve notre chez nous? --Oui, mais j'ai grand'faim. Il serait temps de songer au déjeuner. --Je ne proteste pas contre cette vilaine répartie. Je vois bien que tu l'as faite pour te moquer de ton bonheur. Voilà près d'une heure que tu me reproches d'être paresseuse, et tu l'es autant que moi. Prêchez d'exemple, mon Seigneur et Maître. Je sais par une amie de pension que les jeunes mariées écoutent, au petit lever, les propos musqués et encensés de l'époux, avec une nonchalance hiératique. Elles se font très dissimulées, les pauvrettes. Moi je t'aime tout naturellement. Si je dis des sottises, c'est que je t'aime assez pour être sotte! Tu n'oses plus m'interrompre. --J'ai pris le parti d'écouter. J'ai pour fiancée, je puis bien dire pour femme, une jeune fille qui a des théories originales sur le mariage. --Pourquoi me répondre comme tu le fais? C'est très mal de me causer du chagrin pour le seul plaisir d'être sarcastique. Personne ne nous entend, mon aimé. Nous sommes seuls. --Je te promets d'être très... très... sérieux! --Voici comment je veux notre vie. Tu travailleras, tu dirigeras l'usine de papa Gosselet, tu auras des ennuis d'affaires, des soucis d'argent. Par moi, ta vie privée sera comme une nuit de repos dans la tiédeur des draps. Ton rire sera mon rire. Tes larmes seront mes larmes. Quand je serai mère, nos enfants t'aimeront de tout leur petit coeur fait à l'image du mien. Devenue vieille... --Fi! tu ne vieilliras jamais! --Je voudrais que tu meures avant moi! --Pour te remarier? --Parce que cela te ferait trop souffrir de ne m'avoir plus! --Ça c'est gentil! Voyons, ne pleure pas... J'embrasse ma vaillante petite femme. Dans leur chambre du sixième étage, Simone et André vivaient en eux, en un tel oubli des choses extérieures que les propos envieux des femelles aboyant sur le palier ne parvenaient pas à les distraire de leur quiétude. Ils éprouvaient un plaisir toujours nouveau, elle à dire sa captivité chez les Visitandines et sa vie de petite ouvrière, lui à conter la guerre d'aventure menée dans les hautes herbes. Simone répétait sans cesse: --Nous serions joliment bêtes de gâter un bonheur si chèrement acheté. La blessure d'André était cicatrisée depuis longtemps, mais le jeune homme se laissait vivre dans une oisiveté où il se complaisait. L'amour de Simone le prenait tout, le gardait des vouloirs courageux. Il s'en étonnait, s'en inquiétait, puis finissait par goûter son bonheur, sans évoquer le «plus tard» qui effrayait Mlle Gosselet. Simone aimait d'un amour chaste et violent, sans calcul, sans considération. Après le déjeuner, elle disait à son fiancé, au cours de la causerie: «Quand tu parles, _j'apprends_ mon mari.»--Simone travaillait à quelque lingerie pendant que l'ingénieur s'asseyait devant une feuille de papier blanc et... rêvait. Mlle Gosselet guettait du coin de l'oeil les gestes impatients du jeune homme, souriait de sa nervosité, puis disait, consolatrice: --Tu n'es pas en train, mon aimé! Tu as toujours un peu de fièvre. Et moi, égoïste, qui te garde dans cette vilaine mansarde! Veux-tu aller te promener? --Tout seul! Où aller? --Je t'accompagne. Je n'ai qu'à mettre mon chapeau. --Sortir avec ta petite robe à fleurettes! Et la coquetterie? --A quoi bon, puisque... Mais si tu le désires, je me ferai belle pour toi. Ils descendaient dans la rue, longeaient des boulevards, traversaient des jardins publics et des paysages parisiens, ne voyant qu'eux. Tous les soirs, après dîner, ils se promettaient d'écrire, lui, à Mme Bamberg, elle, à M. Gosselet. Ils ne recevaient pas de visites. L'Embaumée était venue, le lendemain de l'arrivée d'André, au retour de son atelier. Ils l'avaient embrassée, choyée, cajolée, puis l'avaient oubliée sur sa chaise, ne s'apercevant de sa présence qu'au moment où elle avait chuchoté d'une voix timide: «Faut que je m'en aille.» Depuis, la petite faiseuse de sourires n'avait plus heurté à la porte de communication autrefois toujours entr'ouverte. Dans son égoïsme de femme heureuse, Simone disait parfois: --Dimanche, l'Embaumée viendra dîner avec nous. --Mais, certainement. Et le dimanche soir venu, confuse, Simone s'écriait: --Nous avons oublié que l'Embaumée... --Nous avons oublié... La petite amoureuse dissimulait sa rougeur derrière sa serviette pendant que M. Bamberg, d'un geste évasif, semblait s'excuser de ne pouvoir songer à tout. Rue Mouton-Duvernet, les fournisseurs savaient que Simone _était avec quelqu'un_. Le boucher et l'épicier lui rendaient la monnaie avec de petits sourires approbateurs. La concierge la saluait d'un bonjour ami. Mlle Gosselet ne s'apercevait pas des égards injurieux que le commerçant parisien témoigne toujours à la femme qui vit avec un homme saluable. * * * * * Les deux amoureux n'étaient pas riches; cent francs qu'avait économisés Simone pendant son séjour chez Jabson, quinze louis retirés de la caisse d'épargne par l'ancien employé de M. Gosselet composaient tout leur avoir déposé dans l'armoire à glace, en un petit coffret de bois sculpté où la ménagère puisait chaque matin. Simone s'ingéniait à restreindre les dépenses quotidiennes par des calculs ingénieux et maladroits qui amusaient son mari. --Aujourd'hui nous allons faire des économies. Tu vas voir. Il nous faut d'abord dix sous de mimosa... André souriant, elle répliquait: --Nos bouquets de violettes sont fanés. J'en achèterai d'autres, mais ça n'orne pas. Mes aiguières ont l'air coiffées de petites capotes grosses comme ça. La mimosa s'étale mieux, j'en prendrais volontiers une demi-botte, mais elle coûte six sous, tandis que la botte se vend dix sous. En achetant la botte entière, je gagne deux sous. Et, triomphante, elle continuait l'énumération des achats qu'elle comptait faire, priant Bamberg d'additionner sous sa dictée. --Combien cela te fait-il? --Dix francs. --Pas possible. Tu as dû te tromper. Quand nous faisions bourse commune, l'Embaumée et moi, je dépensais un franc vingt-cinq par jour, pas plus! --Et qui s'occupait des fournisseurs? --L'Embaumée! --Alors tout s'explique! --Tu m'en veux de ce que je ne sais pas acheter moins cher? --Mais non, mon Aimée. Je te trouve amusante et adorable avec ta dépense annuelle de cent quatre-vingt-deux francs cinquante de mimosa! Voilà une économie qui fleure joliment bon. --Tu as raison. Il nous faut supprimer les fleurs. --Je ne veux pas nous priver de fleurs... je ne fais que protester contre ton économie ainsi pratiquée. C'est une toute petite querelle. --Alors... tu te moques de mon inexpérience. Ce n'est pas charitable. --Achète le mimosa, je t'en prie. --Je ne veux pas. --Voilà qui n'est pas gentil. Une petite femme ne doit jamais dire au mari qu'elle aime: «Je ne veux pas.» C'est au mari à vouloir. Ce fut leur première brouille à propos de fleurs, brouille vite fanée... Simone pardonna au «tyran». André consola la «victime». Ils pleurèrent un peu, s'embrassèrent beaucoup. Et la symbolique lune de miel brilla plus douce après le passage de ce nuage qui, crevant en pluie tiède et douce sur leur félicité lasse et un peu nerveuse, fit germer en eux un projet d'existence plus active. II Simone écrivit au fabricant de poupées: «Me pardonnez-vous d'avoir assuré mon bonheur à l'encontre de votre volonté, bon papa? Vous aimez tant Simonette que vous ne pouvez haïr Simone. «Après trois mois de campagne au Dahomey, mon fiancé est revenu en France, blessé. J'aide à sa guérison. J'ai travaillé comme la plus humble de vos ouvrières pour attendre le retour de celui que j'aime. «Je ne vous écris toutes ces choses que pour vous prouver la sincérité de mon amour pour André, et, par cela même, gagner mon pardon. «Vous le savez, père, j'ai le coeur trop bien placé--je suis votre fille!--pour solliciter ma rentrée immédiate sous votre toit. Revenir en petite fille repentante et humiliée... Non! D'ailleurs, André n'y consentirait pas. «Mon fiancé va travailler, beaucoup travailler pour que je puisse bientôt vous embrasser, père. André--vous avez pu en juger--est un ingénieur de mérite. Il perfectionne en ce moment un nouvel appareil d'éclairage électrique qui, nous l'espérons, va obtenir un grand succès. Connu et honoré, sinon riche, peut-être osera-t-il vous demander ma main, la main que j'ai mise loyalement dans la sienne, dès le jour où je l'ai aimé. «Je sais combien ma conduite semble prêter au blâme, mon père; mais je ne crois pas avoir commis d'autre faute que celle de vous alarmer sur mon sort. «Une jeune fille «bien élevée»--ceci n'est pas un reproche,--aurait attendu, aurait feint une hypocrite soumission, au risque de perdre le bonheur entrevu. Vous m'avez faite femme d'action, vous n'avez pas voulu que je regarde la vie à travers les lunettes roses que l'on campe sur le nez des petites filles «comme il faut». J'espère vous en témoigner, plus tard, toute ma reconnaissance. «Vous m'avez appris à vouloir. J'ai voulu. «Ce dont je me repens--avec sincérité--c'est de vous avoir caché ma retraite après mon évasion du couvent des Visitandines, c'est de vous avoir livré à l'inquiétude, à l'anxiété, à l'angoisse qui mordent au flanc les mères qui ont perdu, dans la foule, leur enfant, leur «petit». Vous avez toujours été un peu mère, pour moi, bon papa. «Excusez ma franchise,--vous m'avez habituée à être franche.--Ce que vous reprochiez surtout à M. Bamberg, sans le formuler, bien entendu, c'était d'arriver trop vite à la fortune. Vous aviez tant peiné pour faire ce grand OEuvre: Un _million_, que vous en vouliez à l'homme qui, par le seul fait qu'il était jeune, aimant et aimé, se trouvait, à vingt-deux ans, avoir presque autant de droits que vous à la jouissance, à la possession de votre gain. Il y avait en vous, bon papa, les rancunes de l'ancien manoeuvrier contre l'homme qui gagne de l'argent en maniant la plume ou le crayon. «Bientôt nous serons riches ou en passe de le devenir, mais je tiens à vous mettre en garde contre les sentiments qui animèrent, autrefois, le patron contre l'employé. «Je veux vous convertir à mon mari, bon papa. «Toute petite fille, j'étais fière de vous quand, en Auvergne, les rémouleurs vous tiraient leur chapeau sur les grand'routes, fière de vous, aussi, quand les cabaretières vous rappelaient vos débuts si humbles. «Aujourd'hui, je suis fière de mon fiancé, et je crois en lui. «Ma lettre est longue, longue. Je n'ai pas causé avec vous depuis des mois, presque un an, et je rattrape un peu du temps perdu... Vous souvenez-vous de nos discussions dans la salle à manger? Nous étions toujours du même avis, bon papa, en tout et sur tout. Nous avions formé une petite ligue contre maman qui professait des théories correctes, implacables de sens commun. Ses phrases sur l'organisation de la société nous prenaient au collet comme des gendarmes. Nous avions un peu l'air de deux coupables. «Je ripostais à mi-voix et vous partiez en guerre, et vous renversiez tout. Il est vrai que vous sembliez un peu confus, que vous aviez le triomphe modeste, après. «Dites à maman que je l'aime bien. «Elle me reprochait avec raison d'être irrévérencieuse. Malgré les apparences, j'ai toujours professé un grand respect pour ma mère. «Bon papa, je compte sur toute l'affection que vous m'avez autrefois prodiguée pour que vous excusiez ce que vous croyez être «ma faute». Dites-vous bien que Monette était trop raisonnable et trop honnête, pour obéir, en vous quittant, à un entraînement des sens. Vous m'avez si douloureusement humiliée avant mon entrée au couvent que je suis réduite à tout dire. Oh! les vilains mots dont vous m'avez accablée, père! «Votre Simonette, qui vous a écrit une lettre tout émue, et qui ne voulait que dissiper votre inquiétude en donnant son adresse! «Votre Simonette, qui vous embrasse, père, et de si loin que vous ne pouvez lui refuser votre joue. «Simone Bamberg, «40, rue Nansouty. «P. S. Je prends le nom de mon fiancé, par respect pour le nom de Gosselet dont vous me croyez peut-être indigne, père.» * * * * * Rue Nansouty, 40! Simone et André avaient quitté la rue Mouton-Duvernet. Un inventeur sérieux ne doit pas habiter un sixième étage sous peine de passer pour un détraqué ou un monomane. On ne prête du mérite qu'aux gens qui semblent ne pas en avoir besoin. Mlle Gosselet regretta la mansarde où elle avait vécu sa vie d'ouvrière. Ses adieux à la petite bossue furent perlés de jolis rires et mouillés de bonnes larmes sincères. Elle lui dit: «Tu viendras chez nous, souvent, souvent. Nous causerons du temps où j'allais à la recherche du travail et où le vieux placeur me vantait, en termes si dignes, les joies du cabinet particulier. Tu viendras, _pas_? Tu as été si bonne, si bonne! Presque une grande soeur!» L'Embaumée approuva de petits hochements de tête, les yeux brouillés, sachant bien que tout était fini, qu'elle n'oserait pas sonner à la porte de Mme Bamberg. Tout ce qu'avait aimé la pauvre bossue s'en était allé: son père, sa mère, ses camarades d'atelier! Les gens semblaient avoir hâte de se soustraire à son affection. Elle se figurait son amitié difforme, et bossue, elle aussi. Les meubles de pitchpin hissés sur une voiture de déménagement, Simone et André avaient regardé longuement les murs nus, les déchirures du papier de tenture, et, la porte close sur la chambre vide, ils avaient senti en eux une inquiétude vague, un indéfinissable sentiment de tristesse. Ils laissaient quelque chose dans cette mansarde, quelque chose d'immatériel, d'impalpable. Graves, ils s'embrassèrent sur le palier. Une femme d'ouvrier les regardait, sans sourire, par l'entrebâillement de sa porte, comprenant. Ils descendirent l'escalier, se retournant pour revoir les visages des choses. La clef remise à la concierge, ils marchèrent sur le trottoir, silencieux, puis Simone, la tête un peu renversée sur l'épaule d'André,--en un geste qui lui était familier,--demanda: --Tu ne souffres pas de quitter notre chambre? --Tu vois bien que j'en suis tout attristé, mignonne. --Plus tard... Je vais dire quelque chose d'un peu fou, mais je suis certaine que tu ne gronderas pas..., plus tard, quand nous serons riches, nous achèterons la maison. --Oui... Ah! Si M. Gosselet nous entendait! --Cela m'a fait mal de quitter les choses qui vivaient de ma vie heureuse. Le papier était semé de petites fleurettes roses nouées par un ruban bleu sur fond quadrillé. Cela ressemblait aux vieilles robes, aujourd'hui passées, que portaient nos grand'mères. Sur la cheminée, écrit avec une pointe dans le plâtre, était gravé un nom: _Louisette_. Je me souviendrai de tout cela longtemps, mon aimé. --D'autres avaient aimé dans cette chambre, avant nous... --D'autres y vivront maintenant. J'aurais voulu pouvoir la garder telle que nous l'avons laissée pour y retrouver un peu de nous, le jour où nous achèterons la maison. --Nous allons habiter un petit appartement neuf, dit machinalement André. Le jeune ingénieur avait loué, rue Nansouty, un logement composé de trois pièces et d'une antichambre. Un marchand de meubles lui avait fourni un salon d'occasion, six chaises, un canapé et une commode, le tout, pour trois cent cinquante francs payables par mois. * * * * * La rue Nansouty, perpendiculaire aux fortifications, longe le parc Montsouris. Montante et mal pavée, elle est la plus ignorée et peut-être la plus agréable des rues de Paris. Quand Simone eut pris possession de son logis, elle oublia vite sa mansarde du sixième. Du balcon sur lequel s'ouvraient les deux fenêtres de son _salon_, elle apercevait, à gauche, Paris avec les bosselures de ses dômes, les élancements de ses clochetons barbelés, les enchevêtrements de ses pignons. A droite s'étendait la terre rouge et grasse de banlieue semblant encore labourée par les obus du siège. Les fossés herbeux des fortifications ceinturaient de vert toute la grisaille des faubourgs. A ses pieds chantait le parc Montsouris. Le parc Montsouris est le refuge de toute la gent ailée parisienne. Les hommes n'ont pas assez fardé sa physionomie primitive pour que les oiseaux ne se croient pas là chez eux. Il est cependant balafré, ce grand parc solitaire, avec son lac dormant, ses cascades vivantes, ses forêts de pins alpestres,--il est affreusement balafré, par deux voies de chemin de fer et affublé, en guise de toque, d'une construction polychrome d'architecture barbaresque, le Bardo. Le Bardo est une splendide pièce montée. Il est bleu, vert, rouge et gris. Voir le Bardo sous la pluie est une des plus douces joies que Paris réserve aux amateurs de monstruosités. Le Bardo est percé en façade d'un tas de petites meurtrières qui permettent aux astronomes de montrer leur nez, leur nez seulement. Jamais édifice ne fut mieux approprié aux besoins de ses habitants. Ah! la bonne plaisanterie faite aux savants graves qui prétendent s'intéresser aux seuls phénomènes célestes! Le Bardo, sous la pluie, avec ses coupoles et ses terrasses vert, bleu, rouge et gris!! Simone, son installation achevée, disait volontiers. --Allons faire un tour dans _notre_ parc. * * * * * Le matin, le parc était leur propriété presque exclusive. Les ouvriers et les vieux rentiers qui sont les habitués de ce jardin de Paris ne commencent pas leurs promenades avant deux heures de l'après-midi. Fuyant la vue du Bardo astronomique, les amants descendaient au bord du lac sillonné de cygnes et d'oies blanches frisées flottant sur l'eau comme d'énormes bouffettes de rubans, puis ils longeaient un sentier qui grimpe dans le vert sombre d'une sapinière. Au sommet d'un monticule, ils s'arrêtaient devant une gorge, hérissée de pins, sauvage, peuplée de merles courant sur les aiguillettes tombées, à l'allure trottinante d'un mulot qui regagne son trou. Au fond de la tranchée, les rails du chemin de fer de ceinture s'étiraient en des circonvolutions lumineuses. Derrière un pont noirci par les locomotives, luisait un cottage anglais, blanc et brique, dans l'encadrement verni des bois de charpente sculptés supportant l'accent circonflexe de son toit. Un parapet de roches longeait le précipice, un parapet de roches lustrées par le fond de culotte des visiteurs qui avaient fait halte devant ce trou de verdure. A un coup de sifflet inattendu, la gorge étroite roulait des flocons de fumée qui s'accrochait en écharpes trouées aux aiguilles des sapins. Un train passait sous leurs pieds, grondant. Simone avait surnommé l'_asile des merles_ ce coin de Paris sauvage sis à l'intersection de deux lignes de chemin de fer. Les dimanches cependant, le parc Montsouris est tout aussi inhospitalier aux amoureux que le Jardin des Plantes ou le Luxembourg. Toute la population ouvrière de la Glacière et de Montrouge y vient entendre les polkas qu'exécute une musique militaire. Essoufflés par plusieurs kilomètres de marche,hommes et femmes se couchent sur le gazon pendant que les bébés se roulent en bordure des allées. Ces braves gens, mis au vert, par faveur exceptionnelle (le parc de Montsouris est le seul jardin où le Parisien puisse rêver, le nez dans l'herbe) peuvent se croire chez eux. Les gardiens montrent une bonhomie souriante de propriétaire heureux d'avoir réuni tant d'invités. Il ne vient pas là de toilettes tapageuses. Les officiers du bastion voisin ne s'y montrent qu'en la compagnie de jeunes veuves jalousées, roses d'émotion sous leur voile de deuil un peu écarté. Un million de Parisiens ignorent le parc Montsouris. * * * * * Deux jours après avoir envoyé sa lettre,--un mardi, Simone rentrant avec André de sa petite promenade habituelle dans _leur parc_, trouva sous la porte ce billet de Mme Gosselet, que la concierge avait glissé en montant éteindre le gaz: «Mon enfant, M. Gosselet vous pardonne. Je suis mère et par conséquent indulgente pour votre faute. Toutefois, nous estimons, mon mari et moi, que vous devez regagner l'estime des honnêtes gens en vivant de l'existence souvent difficile qui fut celle de presque tous les inventeurs connus. Vous nous reviendrez repentante, mon enfant. Je vous embrasse, Elvire Gosselet, née Decambe.» III André reçut le lendemain une missive non moins décourageante que la lettre adressée à Simone par Mme Gosselet. Son ancien capitaine lui écrivait: «Mon cher Bamberg, «J'ai eu tort de vous laisser espérer la récompense que vous méritez. Le général Dodds vient de m'informer officieusement que nos simples soldats proposés pour la croix n'obtiendront que la médaille militaire. J'ai cru devoir refuser pour vous cette distinction, quoique glorieuse, mortifié de ce marchandage de bouts de rubans alors que ma légion, elle, n'a pas marchandé son sang. «Soldat, je pense que les services exceptionnels des civils nommés récemment chevaliers de la Légion d'honneur ne valent pas les fatigues endurées par le plus humble de nos guides ou de nos porteurs. «J'aime mon pays et estime son gouvernement, mais j'ai toujours pensé que seules doivent fleurir rouge les redingotes qui recouvrent des plaies par où coula le sang rouge versé pour la patrie. «Laissez-moi vous féliciter d'avoir été le plus brave et le plus industrieux de ma superbe compagnie. Entre soldats, semblable témoignage vaut bien une mention de l'_Officiel_. «Capitaine Monard.» * * * * * --Bast! dit Simone à la lecture de cette épître, je suis presque contente de notre malechance. Le ruban pourpre attire trop l'attention des gens lorsque ceux qui le portent sont de beaux jeunes hommes à visage romanesque. Je te garderai mieux de celles qui ont l'admiration trop prompte. --Alors tu te sens disposée à m'honorer d'un peu de jalousie? Avoue plutôt que donner le bras à un homme décoré n'était pas pour te déplaire. --Le témoignage du capitaine me suffit. --Sans doute: mais je ne puis porter la lettre du capitaine épinglée à ma boutonnière. --Ta découverte nous revaudra ce que nous perdons, mon aimé. --Ma découverte! je n'y crois plus! --Et pourquoi? --Je suis las de faire dix visites par jour à des gens qui m'écoutent le plus poliment du monde, mais qui m'éconduisent avec un sourire de pitié. Mes anciens camarades ou mes collègues jugent mon projet très pratique, très économique. Les bailleurs de fonds, eux, me reprochent de ne pouvoir l'expérimenter à mes propres frais. Mon nom n'est pas assez connu, disent-ils, pour que l'on puisse lancer l'affaire avec quelques chances de réussite. Ah! si j'étais Gifel! j'ai le tort de ne pas être Gifel. J'ai le tort aussi, de ne pas prendre un brevet, faute d'argent. Simone s'assit sur le vieux canapé à damas rouge qui faisait partie du «meuble de salon» vendu par le marchand de bric-à-brac, et, de la main, fit signe à André de prendre place auprès d'elle. Son bras sorti nu de la manche large du peignoir de flanelle enlaça d'une caresse fraîche le cou de son amant. André, d'un mouvement brusque, se dégagea. --Tu es mécontent de moi? dit-elle, le front levé vers le jeune homme, ses grands yeux quêteurs devenus d'un gris plus pâle sous l'eau qui, glissant sur la cornée, se massait en traînée lumineuse au-dessus de la paupière inférieure.--Qu'ai-je donc fait pour te déplaire? Je voudrais être la consolatrice, c'est mon droit. --Je ne veux pas être consolé, voilà tout. Je suis malheureux. J'ai parlé d'argent. Je ne dois pas te parler d'argent. Nous ne devons pas manquer d'argent. --Mais, mon ami, tu n'es pas responsable de l'indifférence des autres. Si tu étais bien bon et aussi beaucoup aimant, je te proposerais un moyen de nous tirer d'affaire; tu ne veux pas, petit mari? Il tourna la tête vers la fenêtre qui faisait un cadre rectangulaire aux cimes des arbres et dit d'un ton brusque, presque impatienté: --Voyons, parle! --Je ne veux pas. J'ai besoin de voir mes yeux dans tes yeux pour te présenter ma requête. --Quel enfantillage! J'écoute. Simone chuchota: --Je serais bien heureuse de travailler chez Jabson pour gagner un peu d'argent. --Argent!... encore!... Le sang montant, en roseur, de ses joues jusque sous les premières touffes de ses cheveux blonds, il se leva, marcha à grands pas, se pencha sur l'accotoir de la fenêtre, puis revint s'asseoir près de Simone. --Je te pardonne, dit-il, tu ne sais pas ce que je souffre en mon orgueil d'homme. Prends garde, je haïrai ton amour... La femme qui aime est celle qui se laisse aimer comme l'entend son mari. Pas de travail, pas de soucis, voilà ce que je veux pour toi. Le jour où je mangerai du pain que tu auras gagné, je serai ton associé, je ne serai plus ton «_homme_.» Simone répondit: --Il ne me plaît pas d'être la femme telle que vous la désirez. Je ne suis pas née pour être une petite bête de prix, fringante dans son harnais toujours neuf, toujours à la mode. Je serai l'épouse et non la femme, ou je ne serai rien pour vous, monsieur Bamberg. Je veux avoir une part de vos peines ainsi que de vos joies, je ne veux pas être la chair refuge, la chair consolation. Vous me connaissiez assez quand vous m'avez prise. --Quand je t'ai prise! --Vous avez raison, c'est moi qui vous ai pris. Je vous en demande infiniment pardon et... je m'en vais. --Puis-je savoir où? --Que vous importe! Mais vous pensez: elle m'a pris, elle pourrait en prendre... J'ai deviné, n'est-ce pas? --Oh! Simone... --J'irai demander à l'Embaumée un peu de son amitié. --Tu habiteras notre chambre! --Non. Mlle Gosselet se dirigea lentement vers la chambre à coucher, fit un paquet de ses robes qu'elle enveloppa dans un carré de lustrine qui servait autrefois à la livraison des jerseys. André, debout sur le seuil de la porte, la regardait fourrager devant l'armoire, espérant rentrer en grâce, à la faveur d'une larme tombée des paupières alourdies. Sans un geste d'impatience, Simone tapotait du plat de la main l'étoffe des jupes ou pliait les corsages avec l'élégance coutumière aux demoiselles de magasin. André dit d'une voix mal assurée: --Mais les meubles sont à toi, ici. Elle se tourna vers lui, et, très douce: --Vous voudrez bien les garder jusqu'à... --Jusqu'à ce que tu reviennes! --Je ne reviendrai pas, monsieur Bamberg! Je veux dire jusqu'à ce que vous en ayez acheté d'autres. --Mais je ne veux pas de vos cadeaux, mademoiselle, riposta Bamberg en riant. Je vais faire mes malles, moi aussi. Je vous assure que je ne comptais pas déménager aujourd'hui. --Je vais vous aider, dit Simone, d'un ton enjoué. Hissé sur une chaise, André allait dévaliser les placards quand le drelin din din de la sonnette d'antichambre résonna dans l'appartement comme un mugissement de gros bourdon. --C'est la mère Pinson, dit Simone. --Va lui ouvrir, pria Bamberg. --Je n'ose pas, avoua Simone, les lèvres en moue. --Soit, j'y vais. Peu après, la mère Pinson parut sur l'huis, roulant son ventre, roulant ses yeux de verre blanc sous des bandeaux à la Vierge couronnés d'un bonnet à fraise. La mère Pinson, femme de ménage de «Madame» Bamberg, avait servi «chez des bourgeois» pendant quarante ans de sa rougeaude et commune existence. Moyennant vingt francs par mois, elle consentait à faire la vaisselle et à cuissoter le déjeuner des jeunes gens, de l'air supérieur d'un cordon-bleu qui a commandé autrefois à toute une compagnie de culs d'or de casseroles. Elle parlait sans cesse de ses anciens maîtres, disait avoir vu des choses... des choses... et affirmait dix fois par heure n'avoir jamais trompé son mari, elle. Elle dit, comprenant aux poses embarrassées des jeunes gens qu'elle mettait fin à une petite scène de ménage: --Madame va p't-être aux eaux? --Précisément, madame Pinson, sourit Bamberg, tout heureux de cette diversion. --Alors, je ne viendrai pas demain, ni après. André consulta du regard le visage impassible de Simone. Mme Pinson continua: --Je vois que monsieur n'est encore tout à fait décidé. Je vais faire ma vaisselle. Elle s'éloigna, laissant André et Simone, en tête-à-tête devant les valises entr'ouvertes. Le jeune ingénieur proposa alors, conciliant: --Nous pouvons feindre de nous aimer comme autrefois, devant la mère Pinson. Cela ne te coûtera pas trop? --Comme vous voudrez! mais je me soucie peu des jugements de ma cuisinière. --Alors il faut que tu te résignes à me tutoyer, si cela est possible. --Nous pouvons nous passer de ses services, aujourd'hui. Renvoyez-la. --La renvoyer! Mais que lui dire si elle me demande quand et si nous reviendrons, décide. Une explosion, un cri: «Ah! mon Dieu!» et la mère Pinson, parut sur le seuil, les bras en croix, le torse enveloppé de flammèches minuscules qui couvraient d'une mousse d'or son caraco de pilou. Simone, d'abord effrayée, éteignit, avec une serviette qui se trouvait là, le commencement d'incendie de Mme Pinson. La vieille se laissa choir sur une chaise et clama, les mains ceinturant sa bedaine: --C'est le gaz! C'est le fourneau à gaz! J'ai voulu allumer. Floc! Voilà les flammes qui me lèchent la figure. Mon sang n'a fait qu'un tour. Ah! mon Dieu! inventer des machines dont on n'est pas maître. Y a des robinets qu'une mouche, en se posant dessus, ferait tourner. Il y a pas de bon sens à faire la cuisine sur ces manigances. D'ailleurs, les médecins disent qu'on mange du gaz dans les plats. C'est pas bon pour la santé. Quand j'étais rue Richelieu... --Oui, interrompit Bamberg impatienté de son verbiage, chez cette dame qui tenait un magasin de chaussures, qui avait un mari très gros, qui mourut huit ans après, qui... Vous nous en avez déjà parlé, madame Pinson. --Je disais donc que, rue Richelieu... --Madame Pinson, intervint Simone, allez donc acheter les provisions. Je vais vous dresser la liste de ce qu'il nous faut. --Mais, madame, je n'ai pas de lunettes. --Alors, écoutez et comptez sur vos doigts. Mme Pinson descendit les trois étages, son panier sous le bras, maugréant de n'avoir pu compter l'histoire de la dame qui demeurait rue Richelieu. Le triomphe qu'elle allait obtenir chez les fournisseurs en montrant les traces de l'_incendie_, sur les belles rayures blanches et noires de son caraco, la consolait cependant, un peu, de sa mésaventure. La porte fermée, le jeune ingénieur dit: --Causons gentiment. --Pourquoi causer... gentiment? Je souffre beaucoup de suivre la détermination que j'ai prise, détermination que vous avez rendue nécessaire en m'exposant franchement le rôle que devra jouer votre femme. Je ne puis pas être cette femme-là. Séparons-nous bons amis. --Bons amis! --Pourquoi pas? Mieux vaut que je m'en aille maintenant. Je suis certaine que vous me regretterez un peu... pas comme je le voudrais peut-être, mais vous me regretterez. --Qui sait? --En tout cas, j'aurai des regrets, moi. Je l'avoue. Je ne mentirai pas pour le sot plaisir de sembler brave, de jouer... --La bonne petite petite femme que j'ai là! Simone sourit, triste: --N'essayez pas de m'attendrir. Vous me feriez croire que vous regrettez aussi un peu les meubles. L'amant dit, outragé; --Nous avons prononcé les paroles qui délient plus sûrement que des formules de magistrat, mais je vous aimerai toujours comme la jeune fille honnête et courageuse qui, n'écoutant que son amour, abandonna son père et travailla de ses mains d'oisive pour gagner son mari. Puis il pensa tout haut avec l'espoir inavoué d'attendrir Simone: --Je n'ai pas su garder mon bonheur. Vous valez mieux que les autres femmes, je l'ai oublié un instant. Tant pis pour moi. C'est fini. --Vous n'espérez pas me fléchir par une menace de suicide, riposta Mlle Gosselet, inquiète malgré son ton railleur. --Je vous prie de croire que je n'emploierai jamais semblable subterfuge pour vous ramener à moi. Je n'aime pas jouer la comédie. Il faut faire un effort pour se tuer. Je suis incapable de cet effort. Je dédaigne tout, même la mort. Je suis las, je suis vieux. Je marcherai dans la vie comme une rosse prise entre les brancards d'un tombereau et traînant le sabot sous les coups de fouet de l'homme. --Vous oubliez votre mère! --Peuh! --Voilà qui n'est pas bien, André. --Je veux dire que... je ne sais pas... Je suis fatigué et je me couche. Le jeune homme se laissa tomber sur le lit, les bras étendus, pendant que Simone dépliait le morceau de lustrine qui enveloppait les robes claires cousues au temps où, l'aimé absent, elle espérait des promenades à deux sous un soleil neuf. A un mouvement brusque que fit André pour sauter hors du lit, elle se tourna vers l'aimé, le vit pâle et faible comme aux jours de sa convalescence. Elle alla vers lui, tendit les bras et, le front sur l'épaule du désespéré, pleura. André murmura dans ses cheveux: --Tu reviens à moi parce que tu es bonne. --Non, parce que je t'aime, parce que je veux être ta femme comme tu l'entendras. Je suis plus amoureuse qu'orgueilleuse, vois-tu! Simone disait vrai. Jamais l'absence de Mme Pinson qui, chaque matin, racontait à tous les fournisseurs l'histoire de la dame de la rue Richelieu, ne parut aussi courte aux amants réconciliés. Ils firent de nouveaux projets d'existence pestant contre l'argent, cause de la querelle. --Je renonce à mettre en pratique ma découverte, déclara l'ingénieur. Je travaillerai dorénavant à gagner le pain du lendemain. Un inventeur n'a pas le droit d'être marié. --C'est un reproche, dit Simone souriant. Puisque tu ne veux pas que je travaille chez Jabson, laisse-moi faire des économies. --J'y consens. Mais pas d'économies de fleurs. --Ce que je supprimerai de notre menu train de maison ne nous laissera aucun regret, je t'assure. --Dis vite. --C'est une surprise. Quand, le déjeuner achevé, la mère Pinson demanda, étonnée de la bonne humeur de ses maîtres: --Madame n'ira pas aux eaux? --Vous vous trompez, madame Pinson, nous partons ce soir. --Ah! Bamberg surpris, allait intervenir quand une pression de genoux lui recommanda le silence. --Nous vous payerons le mois commencé, madame Pinson, et nous vous écrirons lors de notre retour. --Je ne crois pas avoir manqué d'égards... --Pas du tout, madame Pinson, pas du tout. Je vous dis que nous allons en villégiature. La mère Pinson partit, très digne, convaincue que les maîtres sont tous des ingrats et que Mme Bamberg lui devait une pension viagère en indemnité de son corsage roussi. Bamberg voulut protester contre le renvoi de la femme de ménage, mais Simone répliqua avec la moue drôle des aimées qui prennent des airs gamins pour se faire pardonner leurs fantaisies: --Je serai au moins votre servante, mon Seigneur et Maître... Nous étions moins nous avec cette vieille dans notre vie. IV Après quinze jours de courses à la recherche d'un travail intelligent, André finit par accepter, de guerre lasse, les offres d'un éditeur qui lançait les premiers fascicules d'une _Mécanique populaire_. Il s'engagea à dessiner toutes les figures illustrant le texte, à raison de six francs pièce. Un ami lui avait proposé, ce jour-là, une place de contre-maître dans une usine qu'il dirigeait pour le compte d'une compagnie parisienne. Il avait refusé, avait même paru surpris de cette proposition. L'autre avait dit: --Alors, tu ne veux pas être contre-maître? C'est le titre qui t'ennuie. Mon cher, on accepte ce que l'on trouve quand on est sans le sou. --Ce n'est pas le titre... C'est... Il hésita, balbutia: --C'est beaucoup trop loin de chez moi. D'ailleurs, je voudrais pouvoir travailler à la maison. --Ah! une femme! Une maîtresse à surveiller, hein! Pauvre vieux... --Ma maîtresse n'est pas à surveiller, je te le jure. --Alors, c'est pis. Tu as besoin d'entendre claquer ses jupes autour de toi pour travailler. Pauvre ami, pauvre vieille rosse qui ne s'excite que sous le fouet. Et ton invention! --Peuh! --Abandonnée! En voilà une qui te fera beaucoup de mal tout en t'aimant bien. Elles sont toutes comme ça, vois-tu! Une femme qui est à soi, réellement à soi, c'est bien embêtant. On va dans la vie avec l'inquiétude trembleuse d'un jeune couple qui visite une machinerie. Il y a des courroies, il y a des engrenages à éviter. L'homme passe sans encombre. La femme, elle, a tant d'étoffe autour d'elle qu'elle peut se laisser prendre. Quand elle sort de là, saine et sauve, les machines ont bavé sur sa robe claire. --Et ta morale? --Ma morale! On ne conduit pas une jolie femme dans une machinerie. --Sans doute! Mais si la jolie femme ne veut pas quitter qui elle aime. --Tant pis pour elle, tant pis pour qui elle aime. --Je me sauve, tu m'effrayes. --Alors, tu refuses? --Je refuse et te remercie. --Enfin, bonne chance! Si vous trouvez des charmes à votre suicide, j'ai tort de prêcher. Il est des amoureux qui rêvent d'une chambre meublée, d'un petit lit et de mignons réchauds à charbon! Moi, je suis pratique. A l'usine, je mets des vestons solides. Hors l'usine, j'use de maîtresses plutôt communes. Je ne suis qu'employé. Quand je serai patron, j'aimerai peut-être un petit être très fragile et très précieux. De retour au logis, le jeune ingénieur fit part à Simone des propositions de son ami. --C'était tentant! Il me promettait vingt francs par jour. Mais il allait être loin de toi, et... --Tu n'as pas pu, vrai? --Si vrai, que, pour te revoir plus vite, j'ai failli renverser, dans la rue, une vieille marchande qui occupait tout le trottoir avec ses deux paniers d'anguilles de mer. Tiens! voilà du travail. Il jeta sur la table un rouleau de papier qu'il déficela, étala des carrés de bristol, expliquant: --Chapelle, l'éditeur, me donne des modèles de machine à simplifier. Je dois indiquer par des traits le mécanisme alourdi par les fioritures et le clinquant des constructeurs. C'est un travail un peu monotone... --Un travail de manoeuvre, mon André! --En attendant mieux, j'ai accepté. --C'est humiliant! --Humiliant! Ne resté-je pas près de toi, tout le jour? Chapelle me paie six francs chaque figure. Je puis gagner mes dix ou douze francs par jour. C'est peu, bien peu, mais, de temps à autre, je continuerai mes démarches près des capitalistes. Nous trouverons quelque banquier intelligent, un jour ou l'autre. D'ailleurs nous nous aimons et s'aimer, n'est-ce pas le but, n'est-ce pas la fin de tout? * * * * * Dès six heures du matin, André s'asseyait près de la table où étaient rangés ses outils de dessinateur industriel: tirelignes, compas, équerres, petits flacons minuscules d'encre de Chine, banderoles d'or, godets de porcelaine. Par la fenêtre ouverte sur le parc Montsouris, des bouffées d'air soufflaient à sa face une fraîcheur embaumée et reposante, pendant que les enfantelets d'oiseaux s'égosillaient en des pépiements neufs. Il oubliait toutes ses ambitions, ne souffrant plus du besoin de créer, d'attacher son nom à une découverte utile. Il se rappelait, souriant, les heures d'ennui passées au temps où il remettait, autrefois, au net, les épures de ses problèmes de mécanique. Le labeur machinal qui l'agaçait jadis lui semblait maintenant réconfortant. D'ailleurs, comment imaginer, quand tous ses pensers, tous ses besoins, tous ses désirs tendaient vers _elle_. Il regardait la porte de faux chêne verni qui le séparait de l'aimée et la voyait dormir, le bras étendu sur l'oreiller, la tête lasse tombée sur l'épaule, la gorge émergeant des cassures changeantes des linges que son souffle animait. Elle reposait très calme, très confiante, le sourire satisfait aux lèvres. Il se levait, poussait vers la porte, se promettant de ne pas l'éveiller, de ne pas trop s'approcher de sa chair attirante. Les jupes étalées sur la moquette, les bas souples, les petits souliers spirituels, gamins, tout le vêtement léger du corps aimé, tombé la veille, en la hâte du coucher, lui semblaient devoir être des choses très précieuses, lui appartenant par droit de conquête. Il les aimait de la faire désirable en la cachant si peu. Il se baissait, et, à genoux, maniait les étoffes, maniait les batistes, maniait les dentelles, les doigts s'accrochant aux agrafes, se piquant aux épingles traîtresses. Il posait les mignonnes chaussures en équilibre sur sa main ouverte, attendri de les voir si petites, leur souriait. Brusquement, la crainte d'être surpris en l'adoration des escarpins lui faisait jeter un coup d'oeil inquiet sur l'amante endormie. Et, debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée, il la contemplait heureux de la quiétude du corps, émerveillé par le dessin si pur des lèvres entr'ouvertes par un souffle calme. Les cils, tombés longs sur la paupière inférieure un peu meurtrie, étaient agités bientôt par des tremblotements nerveux. Les lèvres s'arquaient en moue. Le bras se contractait légèrement sur l'oreiller. Le jeune homme se penchait sur le lit, inquiet, craignant d'avoir éveillé Simone, voulant fuir. Les yeux de l'aimée s'ouvraient grands, rieurs. Lui, se penchait, la baisait au front, disait, honteux: --Dors, dors, ma chérie. Moi, je vais travailler. Je t'ai éveillée malgré moi... Un canif que j'avais oublié sur la cheminée... Simone ripostait: --Ce n'est pas bien de profiter de mon sommeil pour voir si je suis laide. Mais, même endormie, je sens, je devine que tu es là. Alors je me réveille. La porte fermée, courbé sur ses dessins, il attendait presque avec impatience que Simone vînt se pencher sur son épaule. Ils vivaient en un besoin incessant de huis-clos, oublieux du monde extérieur. André ne songeait plus aux rêves ébauchés au temps où il voulait du luxe, beaucoup de luxe autour de sa vieille mère. Simone oubliait bon papa Gosselet et s'accusait d'être ingrate quand elle pensait aux petites joies de son enfance. Mais elle y pensait si peu! Chaque soir, au crépuscule, les amoureux allaient s'asseoir dans le parc près de l'étendue d'eau profonde de dix centimètres, dénommée lac. Elle, en amoureuse, suivait d'un regard ami les couples d'ouvriers qui passaient devant leur banc, ombres enlacées, anonymes, laides peut-être, mais attirantes par le mystère des propos chuchotés, par le marcher lent sur le gravier qui criait. Des mots nus prononcés haut blessaient parfois sa pudeur de jeune fille, mais elle souriait, devinant aux petits cris des femmes les hardiesses des grosses mains masculines. Quand les formes noires disparaissaient au loin sous les saules, elle éprouvait un regret singulier de ne pas savoir ce qui adviendrait de ces idylles simples. Lui, le col renversé, suivait l'aller de taches blanches sur les eaux, la chair de l'aimée près de sa chair, satisfait. A travers les feuillages des peupliers, les lumières de maisons proches luisaient, très douces comme des veilleuses. Les cygnes et les canards se pourchassaient avec des cris comiques sous les arbustes de l'île qui faisait une tache brune sur le lac plaqué de lueurs sanglantes qui n'étaient que les reflets de la suspension voilée de rose aperçue à la fenêtre d'une maison voisine. Les vieux gardiens marchaient très raides, devenus jeunes, la nuit venue. Une tristesse douce envahissait les amants et ils se prenaient les mains pour ne pas effaroucher le grand silence berceur de leur félicité. * * * * * Un soir qu'ils se dirigeaient vers une allée déserte où ils pensaient être plus seuls, un gardien les rejoignit à grandes enjambées, et, tout essoufflé, appuyé sur sa canne: --Pas par là, monsieur. Il y a trop de vilain monde du côté de la cascade. Un mauvais coup est si vite fait. Les gens comme il faut s'asseoient près du lac. Il y a des drôles et des drôlesses dans les coins, monsieur. André, impatienté, allait passer outre, quand Simone, d'une pression de coude, lui conseilla de regagner leur banc. Après avoir remercié le vieux gardien qui salua, s'excusa, André dit d'un ton de reproche: --Comment! tu es peureuse! Avec moi! --Moi, peureuse, non. Elle posa son front sur l'épaule de l'aimé et chuchota: --Je suis bien heureuse! --Ne sommes-nous pas toujours heureux? --Si! mais aujourd'hui, je t'aime mieux que les autres jours. --Et pourquoi, Monette. Dis vite ton petit secret. --Je crois que... Elle pencha la tête vers l'aimé, et haussant les lèvres, avoua sa grande joie: --Je n'osais pas te le dire. Je craignais de me tromper, vois-tu! Mais, maintenant, je sais que je suis mère. J'ai eu peur pour _lui_, peur pour celui qui viendra de nous. Oh! mon ami, que je suis heureuse! Que je suis heureuse! Elle pleurait. André baisait ses cheveux, doucement, l'enlaçant d'une étreinte protectrice. A un frisselis des peupliers bordant le lac, le jeune homme s'alarma: --Tu vas avoir froid. Rentrons, mon aimée. Il ne faut pas faire d'imprudences. Simone dit, souriant: --Je crois que je te serai plus chère quand je t'aurai donné un fils. Que de petits soins déjà! Alanguie, elle s'appuya fortement sur le bras d'André et se laissa conduire vers leur nid. Lui marchait à petits pas, pris d'un respect religieux pour sa jolie compagne de vie, inconsciemment heureux d'avoir perpétué l'espèce, continué l'humanité. V En la tiédeur de l'été finissant, ils s'aiment d'un amour inquiet. Simone n'est plus toute à André. Sa bouche se lasse peu à peu des baisers de l'aimé. Elle s'accuse d'indifférence. Lui n'ose plus tendre les bras à sa maîtresse. L'hostilité ancienne, l'hostilité animale qui, aux primes âges, garda des intentions du mâle, la femelle humaine devenue mère se traduit en eux par une gêne insensible dont ils souffrent. La jeune fille sourit quand il la caresse du verbe, n'osant se servir du geste qui peut être brutal. Simone en une impatience d'être mère rallonge ses jupes; André reste penché durant de longues heures sur sa table de travail, levant de temps à autre de grands yeux caressants sur le visage de l'aimée. Ils sont graves, tous deux, songeant aux devoirs qui leur viendront avec la venue de l'être, Simone d'une gravité silencieuse et douce, André d'une gravité protectrice, loquace. Quand la jeune fille heurte un meuble ou fait une glissade sur le parquet, André bouscule sa chaise, bouscule sa table, accourt, anxieux, offrant le refuge de ses bras tendus. Et assise près de lui sur le canapé, sa nuque posée sur l'épaule de son mari, elle parle de son fils: --Je le veux comme toi, un peu nerveux, un peu féminin, mais armé d'un coeur généreux, aimant et fier. Et elle avoue, hésitante, que le matin venu, le coude posé sur l'oreiller, elle contemple André pour créer l'enfant à son image. --Je veux qu'il ait ta bouche, surtout, tes yeux aussi, mais surtout ta bouche. Lui, flatté en sa vanité d'amant, gronde: «petite folle!» puis il énumère toutes les qualités d'homme qu'il saura donner à l'enfant. Peu à peu, déshabitués des transports passionnels, ils deviennent seulement père et mère de celui qui vit d'une vie latente au milieu d'eux, de celui dont ils rêvent, de celui qu'ils se promettent mutuellement l'un à l'autre, beau et fier. Quand le soleil bas, Simone et André se promènent au bord du lac, sous les saules pleureurs aux verdeurs frisselantes tombant en cascades dans l'eau, la vue des mioches d'ouvriers mal mouchés, mal culottés, les attendrit. Mlle Gosselet distribue des morceaux de sucre aux petites tignasses rousses qui fouissent le sable de leurs mains rougeaudes. L'ingénieur s'intéresse aux retranchements qu'édifient les bébés armés de pelles en bois. Ils passent devant les bancs qu'occupent les mères sales de ces amours crottés, elle, marchant d'un pas attardé et lourd, lui, précautionneux, attentif. André a voulu que Simone se promène dans le parc, tous les jours, après déjeuner, le laissant attelé à la vilaine besogne. Elle rencontre là de vieilles grand'mères gardeuses de petits, tricotant leurs bas, pendant que les enfants poursuivent les canards. Elle surveille les jeux des bébés, sourit aux grand'mamans, remet sur pied les tout petits tombés, les bras en croix, le museau dans le gravier. Les ouvrières la remercient d'un mot, d'un geste, mais ne viennent pas prendre place sur ce banc où elle assemble des pièces minuscules de flanelle blanche. Elle pense tristement: «On ne voit pas encore que je suis mère.» Un soir, bravement, elle va s'asseoir près d'une vieille qui a une demi-douzaine de poussins autour de ses cottes. Elle vante la grâce des amours qui lancent de la terre sur la jupe, puis ajoute: --Vous devez être bien heureuse? Bien heureuse! Ah! non! La vieille mère a élevé ses quatre enfants et maintenant voilà que ces quatre enfants lui donnent leurs gosses à garder. On la prend donc pour une couveuse. Pendant ce temps-là, les jeunes couples vont se ballader! Un peu interdite, Simone balbutie: --On les aime quand même, ces petits! L'autre riposte: --Un ou deux! je ne dis pas. Mais six, ça donne trop de train-train. La tête basse, le front rosé, Simone en un besoin subit de sa maternité, chuchote: --Moi je suis enceinte de quatre mois. La vieille la regarde, amusée, riant d'un rire sans dent: --C'est donc ça que vous aimez tant les gosses? Puis elle raconte sa première grossesse de gueuse abandonnée par l'homme, les longues stations faites sur les bancs des boulevards extérieurs, les «faiblesses» qui lui «coupaient les jambes» quand elle montait à son sixième étage, la délivrance terrible en un hôpital d'autrefois. Elle ajoute: --Aujourd'hui, les riches aident les malheureuses quand elles vont faire leurs petits. Ils ont besoin de beaucoup d'enfants pour leurs usines et aussi pour les choses de la guerre. Quand ils ont vu que les pauvres filles tuaient leurs enfants pour les sauver de la faim et des autres misères, ils ont vite construit de belles salles où les mères trouvent ce qu'il faut. Ils ont peur que le pauvre monde se détruise. Ils seraient bien embarrassés s'ils restaient seuls sur la terre. Simone songe pour la première lois aux précautions matérielles que va lui imposer la maternité, à la visite qu'elle devra faire pour choisir la femme diplômée, patentée, qui préparera sa délivrance. Elle se réfugie en sa chambre, inquiète, ne sachant à qui demander conseil. Brusquement, elle ouvre la porte de la salle à manger où le jeune ingénieur dessine ses machines et dit, détournant les yeux: --Si nous écrivions à l'Embaumée? Lui, surpris: --Mais pourquoi faire? --Pour la voir, pour qu'elle vienne dîner avec nous. Nous lui devons bien ça. Nous avons été si égoïstes! André avoue: --Egoïstes comme des amoureux. C'est vrai! Et ils se regardent, souriants, n'osent s'avouer que s'ils font appel à l'amitié de la petite bossue c'est qu'ils ont besoin de la faiseuse de sourires. Le dimanche suivant Simone et son amie quittèrent la rue Nansouty sous prétexte de faire une petite promenade dans le parc. Resté seul au logis, inquiet de leurs allures mystérieuses, André pensa que les heures grises étaient venues. Le soir, l'Embaumée partie, Simone avoua au jeune homme qu'elle avait consulté une sage-femme établie en une rue voisine. La matrone, Mme Coquardeau, avait déclaré que «tout irait bien» et lui avait proposé de la prendre en pension dans son établissement. --C'est une personne sérieuse, cette Mme Coquardeau? --L'Embaumée prétend qu'elle a heureusement délivré une de ses amies d'atelier, voilà tout ce que je sais d'elle. C'est une petite maigre, sèche et noire, qui a bien quarante ans et qui prise. André fit la moue. --Que veux-tu! Nous ne sommes pas riches. Ça ne coûtera que cent vingt francs chez elle. --Et tu as vu son «établissement»? --Non! Elle nous a reçues dans une petite pièce, la salle à manger, je crois. C'est propre. J'ai presque accepté sa proposition. Tout serait en désordre, ici. D'ailleurs, nous n'avons pas tout ce qu'il faut. * * * * * Les mois se succédèrent trop lentement au gré de la jeune mère. Le masque blêmi, maculé de taches jaunes, Simone souffrait, enfermée dans sa chambre pour ne pas inquiéter son amant. André travaillait sans répit, effrayé des conséquences des propos tenus autrefois sous les lilas, apitoyé d'avoir fait laide celle qui était tout fraîcheur et tout grâces. La nuit, il rêvait Simone étendue blanche dans son costume blanc de gymnastique, sur un lit entouré d'ombres qui ouvraient la bouche pour dire des choses qu'il n'entendait pas. Au réveil, quand il tendait les bras vers sa maîtresse, en un besoin de savoir qu'elle vivait, il apercevait le visage exsangue de la jeune fille et pleurait, baisant la souffrance de l'aimée sur son front jauni. Elle, s'éveillait, les lèvres encore contractées par quelques mauvais rêves, essayant un sourire. Ses yeux gris, ses grands yeux tristes contemplaient doucement le cher bourreau de sa beauté. Pour chasser les soucis d'André, elle se disait très forte et très vaillante, faisait des projets pour après. Lui, approuvait, regardait les yeux... les grands yeux tristes de l'aimée, craignant de les voir disparaître peu à peu dans le crépuscule des choses mortes. Des mots de passion folle lui venaient aux lèvres, tant il voulait le pardon de sa faute. Elle, comprenait son inquiétude et répondait après de longs silences pendant lesquels l'amant suivait des yeux l'aller de ses grands yeux sur les choses familières de leur nid. --Tu es trop imaginatif, mon André, trop facile à abattre. On dirait que tu regrettes de m'avoir aimée. Pourquoi? Même morte, je serai heureuse de... Elle s'attendrissait à son tour, jetait ses bras autour du cou du jeune homme et ils pleuraient, baisant leurs larmes, unis en une étreinte qui leur faisait mal et qu'ils auraient voulue éternelle. Les rideaux tirés, les fenêtres ouvertes, les pensers de nuit s'envolaient et l'amant se courbait sur son insipide besogne pendant que Simone s'employait aux soins du ménage. André n'osait plus quitter le logis où sa maîtresse s'enfermait par coquetterie et aussi par crainte d'une défaillance soudaine l'exposant, dans le parc, aux sollicitudes indiscrètes des commères. Il était inquiet, quand il rentrait, chaque matin, de ses courses chez des fournisseurs, dédaigneux des sourires de la pipelette qui, debout, devant sa loge, le regardait passer embarrassé de victuailles. Au retour des visites qu'il rendait tous les huit jours à l'éditeur de la _Mécanique populaire_, il remontait le boulevard Saint-Michel à rapides enjambées, puis, dans sa hâte de revoir la chère malade, courait sur le trottoir à la grande stupéfaction des conducteurs d'omnibus qui arrêtaient leur voiture pour voir ce singulier piéton lutter de vitesse avec les gros chevaux du Perche, suant et soufflant comme eux. L'escalier monté vite, la clef tournée brusquement dans la serrure, il se précipitait dans la chambre où elle lisait étendue dans un fauteuil rouge. L'entourage de l'étoffe pourpre rosait les joues de l'aimée. Il était tout heureux de la retrouver calme, reposée. Elle souriait, essuyait de sa main longue la sueur qui mouillait le front de l'aimé. --Voyons! grand fou! grand fou! tu veux donc te rendre malade, toi aussi. Un soir, après de longues heures de travail sous le cercle de la lampe dont la clarté faiblissait, il entr'ouvrit la porte de la chambre, doucement, pour épier le sommeil de la malade. Les bras nus allongés sur les couvertures, la tête renversée, les lèvres amincies l'une contre l'autre, la mâchoire inférieure tendue en avant, elle était si pâle qu'il lui prit les mains, vite, appelant: --Simone! Simone! Elle ne répondait pas. Sa face longue avait l'hostilité froide et dédaigneuse des visages de trépassés. Effrayé, il supplia: --Je t'aime bien. Tu sais que je t'aime bien. Réponds-moi, Simonette. Comme elle restait immobile, il souleva du doigt les paupières qui retombèrent sur les yeux sans regard, entr'ouvrit les lèvres qui se refermèrent sur les dents serrées. Pour la rendre à la vie, il la baisa sur la bouche, appelant de nouveau: --Simonette! Simonette! Sa maîtresse restait insensible à ses caresses. Il eut peur, saisit la lampe qu'il avait posée sur la cheminée, se précipita vers la cuisine, revint tenant entre ses mains tremblantes une bouteille dont il vida le contenu sur le front de l'inanimée. D'un coin du drap il lui frictionna les tempes. Elle détourna la tête faiblement pour éviter le contact rude de la toile. Et il se mit à rire, et il souleva le voile de chair qui cachait les yeux de l'aimée et il lui baisa les poignets. Elle, le regarda étonnée. Elle essuya d'un revers de main une goutte de liquide rouge qui dévalait de sa joue, elle comprit ce qui était arrivé, dit d'une voix affaiblie, très douce: --Tu as eu beaucoup de chagrin, mon ami. André pensa tout haut: --Oh! que je t'aime de ne pas être morte. J'ai eu peur, peur. Leur grande joie fut égayée par la méprise qu'avait faite André en sa hâte de la secourir. Croyant se servir de vinaigre, le jeune homme avait versé près d'un demi-litre de vin sur le visage de Simone. André Bamberg vécut dès lors en l'attente d'événements malheureux. Lorsqu'au retour d'une seconde visite chez Mme Coquardeau, Simone lui annonça que la délivrance était proche, il s'enfuit dans le parc, rêvassant sous la tombée lente des feuilles mortes que sa maîtresse resterait peut-être, un jour, insensible à ses supplications, lasse enfin d'ouvrir ses grands yeux gris sur ce monde où elle avait souffert par ceux qu'elle aimait, par son père, par son amant. VI Quinze jours avant la date fixée par Mme Coquardeau, Simone dut s'aliter, à la nuit tombante. André était absent. L'éditeur de la _Mécanique populaire_ l'avait prié de passer à ses bureaux pour lui proposer une nouvelle affaire. Étendue sur le lit, n'ayant pas la force de se dévêtir de son peignoir, elle attendit le retour de son amant, apeurée du noir qui était autour d'elle. Devenue tout enfant, elle appela en ses hoquets douloureux: «Oh! papa! papa! papa Gosselet!» André ne venait pas. Il aurait dû être là, puisqu'il disait l'aimer! En son esprit affaibli, une pensée mauvaise grandit vite qui apaisa bientôt ses gémissements et calma sa souffrance. Si l'amant était absent, c'est que l'amant l'avait quittée, fuyant à l'heure des devoirs et des responsabilités. Les yeux grands ouverts comme pour lire dans les ténèbres ce qui était, elle échafauda ce raisonnement, étourdie par l'assaut rythmé du sang qui gonflait les veines de son front: «Autrefois, il restait près de moi, parce qu'en m'épousant, il pouvait devenir riche. S'il s'en va, c'est qu'il n'espère plus, c'est que je suis condamnée, c'est que je vais mourir. Je le croyais bon. Il est lâche.» Puis la douleur la mordant, la mordant de nouveau au ventre, elle appela: --Papa! Papa! Bon papa Gosselet! Elle se vit abandonnée de tous et de tout. Elle pensa: --J'ai mérité de mourir seule, puisque j'ai voulu faire ma vie, seule. Seule aussi, je m'en irai. Elle pleura sur sa jeunesse, sur le besoin d'aimer qui était en elle, et se tourna vers le mur, en un effort douloureux des hanches, pour mourir silencieusement, dignement. La porte s'ouvrit sous une poussée violente, heurtant la muraille. Dans le noir, la voix aimée dit: --Monette! Malade? A la lueur de la lampe vite allumée, elle l'aperçut, inquiet, très pâle, mais il lui sembla fort robuste. Elle lui tendit les bras, comprenant qu'il était résolu à la défendre, à la garder. Elle se réfugia en lui, la tête appuyée sur son épaule large d'homme et sourit péniblement pendant que ses lèvres disaient: --Bien malade! bien malade! Elle expliqua d'une voix plaintive comment la douleur l'avait prise et couchée sur le lit. Lui, la déshabilla, le geste maternel, la rassurant avec des mots enfantins et doux: --Es-tu bien comme ça? Avec cet oreiller sous ta petite tête? Le dos tourné pour cacher à l'aimée les larmes qui refluaient, lourdes, au coin de ses paupières, il parlait vite et sa voix semblait secouée de petits rires. Comme elle geignait plus fort, maintenant qu'elle pouvait être secourue, il proposa: --Je t'assure qu'un docteur calmerait un peu tes souffrances... si tu voulais. Les mains jointes, elle supplia: --Je t'en prie! Je t'en prie! pas de médecin. Ce n'est qu'un malaise... avant. Mme Coquardeau m'a assuré que je ne serai pas mère avant trois semaines. --Elle peut se tromper, Mme Coquardeau! --Oh! de trois semaines! Je suis assez malade pour que tu ne me causes pas de chagrin... Je ferais ce que tu voudrais si tu étais malade... Donne-moi à boire, j'ai soif! Oh! j'ai soif! Il fit tiédir de l'eau qu'il versa dans une tasse, avec un peu de sirop. Elle dit, volontaire: --Je veux boire frais! --Non, ma mignonne. Froide, l'eau te ferait mal. Pleurant comme une petite fille, elle répliqua: --Ah! si père était là... Père ferait ce que je voudrais, lui! Il ne répondit pas, heureux de souffrir puisqu'elle souffrait tant par lui. Il la souleva, lui prit le buste en l'enlacement de son bras et de ses doigts tremblants, tendit le breuvage aux lèvres exsangues et rugueuses. Puis il s'assit au chevet du lit, la contemplant, les yeux mouillés, attentif au moindre signe de vouloir. En une trêve de ses souffrances, elle lui dit gentiment: --Comme tu es là, mon aimé, tu me rappelles un bon gros chien que j'avais quand j'étais petite. Son regard était toujours fixé sur moi, tant il voulait deviner mes caprices. Ça ne te fâche pas, ce que je dis là? Il sourit: --Je trouve ta comparaison gentille. Elle ajouta: --Je l'appelais Fidèle. La nuit fut longue. A l'aube, Simone pouvait à peine geindre sa souffrance. Inquiet, André descendit vite l'escalier, éprouvant le besoin de se rassurer par l'intervention d'un homme diplômé et patenté pour assister les souffrants. Un médecin vint, mal éveillé, porta ses mains rudement sur le corps de l'aimée et diagnostiqua d'une voix indifférente: --Rien à faire! Attendre! Les premières douleurs!... La délivrance n'arrivera pas avant vingt-quatre-heures... Prévenir la sage-femme. Il bâilla, accepta cent sous et s'en alla. * * * * * André, très las, restait assis auprès du lit, faible et désarmé devant la souffrance de l'aimée. Il avait envoyé un télégramme à Mme Coquardeau et il attendait, tête basse. Quand il surprenait les yeux de la malade fixés sur lui, il croyait lire en son regard vague un reproche à son inaction, à son impuissance. Simone proposa à mi-voix: --Envoie chercher l'Embaumée. J'ai besoin d'elle. Tu ne sais pas ce qu'il faut faire, toi. Tu as des gestes brusques. Tu me fais mal quand tu me touches, bien mal. Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, se cacha derrière les rideaux pour pleurer. Elle, devinant son chagrin, appela: --André! André! Il accourut, se pencha sur elle, essayant de sourire. --Que veux-tu, mon aimée? --Je suis très méchante, des fois, il ne faut pas m'en vouloir. C'est malgré moi que je suis méchante... Je souffre tant. La petite bossue arriva toute rosée par la marche, le visage comme verni par les ablutions matutinales, les cheveux un peu lâches sous sa capote rajeunie d'un nouveau bout de ruban. Elle embrassa son amie, rangea les couvertures, tapota les oreillers, mit en ordre la table de toilette, puis tendit les doigts, simplement, à l'homme qu'elle avait aimé autrefois. Comme André la remerciait d'être venue, Simone sanglota: --Tu es toujours jolie et toujours fraîche, toi! Ils la grondèrent doucement. Elle demanda une glace et examina son visage complaisamment, le doigt posé sur les marbrures jaunes qui plaquaient la peau au grain desséché. Elle conclut: --Je suis assez belle pour mourir. Mourir! L'Embaumée et André l'entouraient le rire à fleur de lèvres. L'amant lui promit tout une nouvelle vie dont elle serait reine. L'amie lui assura qu'elle serait belle, beaucoup plus belle, après, d'une beauté entièrement éclose, d'une beauté calme et un peu majestueuse de vierge-mère. Malheureusement, l'arrivée de Mme Coquardeau vint alarmer de nouveau la pauvre malade. Mme Coquardeau, femme d'un garde municipal, était vêtue d'une vieille robe noire fripée et coiffée d'un paillasson empanaché de trois pauvres marguerites, oscillant sur leur tige. Dès l'entrée, elle cria: --Comment! comment! déjà! Ça ne devait pas arriver avant trois semaines: je n'y comprends rien. Et mes quatre chambres qui sont toutes occupées maintenant. Mme Coquardeau était indignée! Celui qui allait venir osait faire son apparition avant l'époque prévue par Mme Coquardeau, de la Faculté de Paris! Elle ajouta, l'air sévère: --Vous avez dû commettre quelque imprudence, ma petite dame... --Mais non, madame. La matrone fouilla dans sa poche, sortit sa tabatière de corne et jouit de sa prise, songeuse. André demanda à quelle heure Mme Coquardeau serait en état de recevoir sa pensionnaire. Mme Coquardeau tendit le cou en avant, ouvrit les bras: --Je ne sais pas comment faire! Enfin! Je donnerai ma chambre à coucher à madame, ma propre chambre. Nous nous arrangerons pour le prix. Un petit supplément, peut-être! Nous verrons... nous verrons... Amenez madame, vers six heures, ce soir. Mme Coquardeau partie, André, honteux de confier à cette répugnante vieille le soin de délivrer l'aimée, voulut aller à la recherche d'une nouvelle sage-femme. Simone, hoquetant de douleur, le supplia de rester près d'elle. L'Embaumée assura que Mme Coquardeau était très habile, qu'elle gagnait beaucoup d'argent, mais que son mari, le garde municipal, «mangeait tout». Et le jeune homme n'eut pas la force de vouloir, affaibli par la nuit de veille, par le chagrin, par la crainte de ce qui arriverait. A six heures, Simone descendit l'escalier soutenue par son amant et son amie. On la hissa dans un fiacre qui partit au petit pas à une allure d'enterrement. L'Embaumée prit place sur la banquette, près d'elle. André suivit, le front bas. Les voisins, les fournisseurs, regardaient, debout sur le seuil des portes, ayant envie de se découvrir comme au passage d'un corbillard. L'aimée abandonnée chez l'étrangère, André regagna la rue Nansouty. Dans le désarroi des choses familières de la salle à manger, il dévora du pain sec, but de grands verres d'eau et s'endormit du sommeil des hommes-bêtes fatigués. VII Arrivé en face de la maison où habitait Mme Coquardeau, André s'arrêta. Autour des boîtes à ordures alignées en file sur le trottoir, des chiens et des vieilles femmes se mouvaient dans le gris sale d'un matin de novembre. Bêtes et gens semblaient fouir du groin les détritus dont ils voulaient vivre. Il contempla, la porte entrebâillée, les murs, le numéro de la vieille bâtisse, cherchant à deviner ce qui s'était passé dans la nuit. L'aspect des choses était plutôt sévère qu'accueillant. Au-dessus du panneau sur lequel un peintre en bâtiment avait représenté la naissance d'un bébé brisant une coquille d'oeuf de poule, les fenêtres de l'appartement occupé par Mme Coquardeau étaient fermées. Derrière les vitres, les rideaux tombaient raides. Hésitant, saisi de la crainte d'apprendre, il traversa la chaussée, poussa la porte, monta l'escalier sombre, tira un cordon de sonnette. Mme Coquardeau vint ouvrir, les yeux rouges, vêtue d'un jupon et d'une matinée. --Eh bien? --Entrez donc! --Alors... --Mais oui! Tout va bien! Ils ont toujours peur, ces jeunes mariés. Vous voilà père d'une jolie petite fille. C'est ici! André, qui avait gardé son chapeau sur la tête pendant cet entretien rapide, se découvrit avant de tourner le bouton de la porte. Dès le seuil il vit les grands yeux de l'aimée, ses grands yeux las. Il vit son sourire de triomphe. Il vit sur un canapé l'Embaumée enveloppant de langes l'être né, l'être rouge. Il se dirigea vers la mère, lui baisa les mains respectueusement. Elle, d'un mouvement de tête un peu lent, lui tendit ses lèvres, puis elle ferma les yeux, bien heureuse. Devant l'enfant, son enfant, André n'éprouva aucune joie. L'Embaumée vantait les grâces, vantait la robustesse du nouveau-né. Lui, disait: oui, tout étonné de ne pas se sentir père. La petite bossue proposa: --Prenez-le dans vos bras, mais pas trop fort. Il tendit les mains, saisit le petit paquet de couvertures blanches et, le front penché vers les chairs si délicatement ridées, il s'extasia sur la gracilité des ongles-bijoux. L'être ouvrit les yeux à peine, puis, de sa menotte délicate, saisit un doigt du jeune homme. André crut sentir l'étreinte d'une griffe d'oiseau. Il dit machinalement: «Ma fille! Ma Momone!» Levant les yeux, il aperçut les grands yeux de la blessée qui lui souriaient. Il était devenu père. * * * * * Mandés par dépêche, Mme Gosselet, M. Gosselet, arrivèrent dans l'après-midi, apitoyés et attristés par la malpropreté de l'escalier. Le marchand de poupées chuchota longuement avec la délivrée, baisant le front blanc de sa Monette. Puis, dans sa joie d'être grand-père, après avoir examiné l'enfant avec son adresse de manieur de petites poupées fragiles, il embrassa son gendre au grand mécontentement de Mme Gosselet, née Elvire Decambe. Il voulut même faire de l'esprit: --Les fabricants anglais ne pourront jamais lutter avec vous, Bamberg. André sourit, modestement. Mme Gosselet, enlevant sa petite-fille des bras de l'Embaumée, dit, agressive: --Celle-là, vous ne me l'enlèverez pas, monsieur Gosselet. Simone tendit la main à papa, à bon papa Gosselet pour le remercier silencieusement de l'avoir sauvée, un peu malgré lui, des préjugés que l'on serine aux petites filles. Et comme Mme Gosselet, née Elvire Decambe, maugréait: --Monsieur Bamberg, vous auriez pu nous prévenir de la grossesse de notre enfant... c'est un oubli extraordinaire! Simone répondit pour venger André et bon papa: --Nous craignions de vous apitoyer sur notre sort, maman. Nous voulions entrer chez vous par la grande porte, par la grande grille à petits amours dorés. Mon mari et moi, nous avons des principes, nous aussi. --Qui est mademoiselle? interrompit Mme Gosselet, montrant d'un petit signe de tête dédaigneux la petite bossue rougissante. --Je la reconnais! C'est ma voleuse de lilas, dit en riant le fabricant de poupées. Vous me ferez le plaisir de revenir à l'usine, mademoiselle, et je vous autorise à bouleverser le parc de fond en comble, si bon vous semble. * * * * * Il tendit la main à la petite bossue, prit place près d'elle sur le canapé et dit, orgueilleux, se souvenant des labeurs passés: --Elle devait être une crâne ouvrière, ma Simonette! Ah! quand nous voulons quelque chose, nous, les Gosselet!... L'Embaumée approuva d'un hochement de tête, pensant que les riches peuvent beaucoup _quand ils veulent_. Dijon, Imprimerie Darantiere OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Voyage au pays des milliards, 56e édition. Les Prussiens en Allemagne, 34e édition. Voyage aux pays annexés, 27e édition. Russes et Allemands, 7e édition. La Russie et les Russes, 16e édition. De Sadowa à Sedan, 10e édition. La Société et les moeurs allemandes, 15e édition. La Suisse inconnue, 16e édition. Vienne et la Vie viennoise, 22e édition. Voyage au pays des Tziganes, 16e édition. La Police secrète prussienne, 14e édition. Voyage à la recherche du bonheur. Les Aventures de Gaspard van der Gomm (en collaboration avec M. Amero); 1 vol. La Comtesse de Montretout, 1 vol. Les trois Fugitifs, 1 vol. La Russie Rouge, 1 vol. OUVRAGES ILLUSTRÉS La Suisse inconnue, 1 vol. L'Hiver à Vienne, 1 vol. Meyer Isaac, 1 vol. La Russie et les Russes, 1 vol. De l'Adriatique au Danube, 1 vol. Histoires militaires, 1 vol. L'Allemagne amoureuse, 1 vol. POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT _Les Jeunes Filles_ Petite Princesse. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE: HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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