The Project Gutenberg eBook of Gaspard de la nuit: Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot
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Title: Gaspard de la nuit: Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot
Author: Aloysius Bertrand
Release date: February 7, 2006 [eBook #17708]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
Credits: Produced by Marc D'Hooghe.
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GASPARD DE LA NUIT: FANTAISIES À LA MANIÈRE DE REMBRANDT ET DE CALLOT ***
Produced by Marc D'Hooghe.
GASPARD DE LA NUIT
PAR
LOUIS BERTRAND
FANTAISIES A LA MANIÈRE DE REMBRANDT ET DE CALLOT
PARIS 1845
* * * * *
Ami, te souviens-tu qu'en route pour Cologne,
Un dimanche, à Dijon, au coeur de la Bourgogne,
Nous allions admirant clochers, portails et tours,
Et les vieilles maisons dans les arrière-cours?
SAINTE-BEUVE.--_Les Consolations_.
Gothique Donjon
Et Flèche gothique[1].
Dans un ciel d'optique,
Là-bas, c'est Dijon.
Ses joyeuses treilles
N'ont point leurs pareilles;
Ses clochers jadis
Se comptaient par dix.
Là, plus d'une pinte
Rat sculptée ou peinte;
là, plus d'un portail
S'ouvre en éventail.
Dijon, _moult te tarde!_[2]
Et mon luth camard
Chante ta moutarde
Et ton Jacquemart!
J'aime Dijon comme l'enfant sa nourrice dont il a sucé le lait, comme le
poète la jouvencelle qui a initié son coeur.--Enfance et poésie! Que
l'une est éphemère, et que l'autre est trompeuse! L'enfance est un
papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes aux flammes de la
jeunesse, et la poésie est semblable à l'amandier: ses fleurs sont
parfumées et ses fruits sont amers.
J'étais un jour assis à l'écart dans le jardin de l'Arquebuse,--ainsi
nommé de l'arme qui autrefois y signala si souvent l'adresse des
chevaliers du Papeguay. Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la
statue du bastion Bazire. Ce chef-d'oeuvre du figuriste Sévallée et du
Peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à
son costume. De loin, on le prenait pour un personnage; de près, on
voyait que c'était un plâtre.
La toux d'un promeneur dissipa l'essaim de mes rêves. C'était un pauvre
diable dont l'extérieur n'annonçait que misères et souffrances. J'avais
déjà remarqué, dans le même jardin, sa rodingote* râpée qui se
boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait
brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des
broussailles, ses mains décharnées, paeilles à des ossuaires, sa
physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait une barbe
nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces
artistes aux petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits,
qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir
le monde sur la trace du Juif-errant.
Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre
des pages duquel s'échappa à son insu une fleur desséchée. Je la
recueillis pour la lui rendre. L'inconnu me saluant la porta à ses
lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.
--«Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est sans doute
le symbole de quelque doux amour enseveli? Hélas! nous avons
tous dans le passé un jour de bonheur qui nous désenchante
l'avenir.
--Vous êtes poète? me répondit-il en souriant.»
Le fil de la conversation s'était noué: maintenant, sur quelle bobine
allait-il s'envider?
--«Poète, si c'est poète que d'avoir cherché l'art!
--Vous avez cherché l'art! Et l'avez-vous trouvé?
--Plût au ciel que l'art ne fût pas une chimère!
--Une chimère!... et moi aussi je l'ai cherché!» s'écria-t-il avec
l'enthousiasme du génie et l'emphase du triomphe.
Je le priai de m'apprendre à quel lunetier il devait sa découverte,
l'art ayant été pour moi ce qu'est une aiguille dans une meule de
foin....
--«J'avais résolu, dit-il, de chercher l'art comme au
moyen-âge les rose-croix cherchèrent la pierre philosophale;
l'art, cette pierre philosophale du dix-neuvième siècle!
«Une question exerça d'abord ma scolastique. Je me demandai: Qu'est-ce
que l'art?--L'art est la science du poète.--Définition aussi limpide
qu'un diamant de la plus belle eau.
«Mais quels sont les éléments de l'art? Seconde question à laquelle
j'hésitai pendant plusieurs mois de répondre.--Un soir qu'à la fumée
d'une lampe je fossoyais le poudreux charnier d'un bouquiniste, j'y
déterrai un petit livre en langue baroque et inintelligible, dont le
titre s'armoriait d'un amphistère déroulant sur une banderolle ces deux
mots: _Gott_--_Liebe_. Quelques sous payèrent ce trésor. J'escaladai ma
mansarde, et là, comme j'épelais curieusement le livre énigmatique,
devant la fenêtre baignée d'un clair de lune, soudain il me sembla que
le doigt de Dieu effleurait le clavier de l'orgue universel. Ainsi les
phalènes bourdonnantes se dégagent du sein des fleurs qui pâment leurs
lèvres aux baisers de la nuit. J'enjambai la fenêtre, et je regardai en
bas. O surprise! rêvais-je? Une terrasse que je n'avais pas soupçonnée
aux suaves émanations de ses orangers, une jeune fille vêtue de blanc,
qui jouait de la harpe, un vieillard vêtu de noir qui priait à
genoux!--Le livre me tomba des mains.
«Je descendis chez les locataires de la terrasse. Le vieillard était un
ministre de la religion réformée qui avait échangé la froide patrie de
sa Thuringe contre le tiède exil de notre Bourgogne. La musicienne était
son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept ans qu'effeuillait
un mal de langueur; et le livre par moi réclamé était un eucologe
allemand à l'usage des églises du rite luthérien et aux armes d'un
prince de la maison d'Anhalt-Coëthen.
«Ah! monsieur, ne remuons pas une cendre encore inassoupie! Elisabeth
n'est plus qu'une Béatrix à la robe azurée. Elle est morte, monsieur,
morte! et voici l'eucologe où elle épanchait sa timide prière, la rose
où elle a exhalé son âme innocente.--Fleur desséchée en bouton comme
elle!--Livre fermé comme le livre de sa destinée!--Reliques bénies
qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éternité, aux larmes dont elles seront
trempées, quand la trompette de l'archange ayant rompu la pierre de mon
tombeau, je m'élancerai par-delà tous les mondes jusqu'à la vierge
adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sous les regards de Dieu!...
--Et l'art, lui demandai-je?
--Ce qui dans l'art est _sentiment_ était ma douloureuse conquête.
J'avais aimé, j'avais prié. _Gott_--_Liebe_, Dieu et Amour!--Mais ce qui
dans l'art est _idée_ leurrait encore ma curiosité. Je crus que je
trouverais le complément de l'art dans la nature. J'étudiai donc la
nature.
«Je sortais le matin de ma demeure et je n'y rentrais que le soir.
Tantôt, accoudé sur le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais, pendant
de longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du violier
qui mouchète de ses bouquets d'or la robe de lierre de la féodale et
caduque cité de Louis XI[3]; à voir s'accidenter le paysage tranquille
d'un coup de vent, d'un rayon de soleil, ou d'une ondée de pluie, le
bec-figue et les oisillons des haies se jouer dans la pépinière
éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de la montagne
vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la
fable, les corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en bandes
fatiguées, sur la carcasse d'un cheval abandonnée par le pialey[4] dans
quelque bas-fond verdoyant; à écouter les lavandières qui faisaient
retentir leur _rouillot_ joyeux au bord de Suzon[5] et l'enfant qui
chantait une mélodie plaintive en tournant sous la muraille la roue du
cordier.--Tantôt je frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de
rosée, de silence et de quiétude, loin de la ville. Que de fois j'ai
ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal
hantés de la fontaine de Jouvence et de l'ermitage de
Notre-Dame-d'Étang, la fontaine des Esprits et des Fées, l'ermitage du
Diable[6]! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié et le corail
fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par
l'orage! Que de fois j'ai pêché l'écrevisse dans les gués échevelés des
Tilles[7], parmi les cressons qui abritent la salamandre glacée et parmi
les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes! Que de fois j'ai épié
la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n'entendent que
le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe! Que de
fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la
stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau de la
clepsydre des siècles! Que de fois j'ai hurlé de la corne, sur les rocs
perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le
chemin à trois cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards! Et
les nuits mêmes, les nuits d'été, balsamiques et diaphanes, que de fois
j'ai gigué comme un lycanthrope autour d'un feu allumé dans le val herbu
et désert, jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du bûcheron
ébranlassent les chênes! Ah! monsieur, combien la solitude a d'attraits
pour le poète! J'aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne
faire pas plus de bruit que l'oiseau qui se désaltère à la source, que
l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland dont la chute crève la
feuillée!...
--Et l'art, lui demandai-je?
--Patience! l'art était encore dans les limbes. J'avais étudié le
spectacle de la nature, j'étudiai les monuments des hommes.
«Dijon n'a pas toujours parfilé ses heures oisives aux concerts de ses
philharmoniques enfants. Il a endossé le haubert--coiffé le
morion--brandi la pertuisane--dégaîné l'épée--amorcé l'arquebuse--braqué
le canon sur ses remparts--couru les champs tambour battant et enseignes
déchirées, et, comme le ménestrel gris de la barbe qui emboucha la
trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires
à vous raconter, ou plutôt, ses bastions croulants, qui encaissent dans
une terre mêlée de débris les racines feuilleuses de ses marronniers
d'Inde, et son château démantelé dont le pont tremble sous le pas
éreinté de la jument du gendarme regagnant la caserne,--tout atteste
deux Dijons: un Dijon d'aujourd'hui, un Dijon d'autrefois.
«J'eus bientôt déblayé le Dijon des quatorzième et quinzième siècles,
autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de
quatre poternes ou _portelles_,--le Dijon de Philippe-le-Hardi, de
Jean-sans-Peur, de Philippe-le-Bon et de Charles-le-Téméraire, avec ses
maisons de torchis à pignons pointus comme le bonnet d'un fou, à façades
barrées de croix de Saint-André; avec ses hôtels embastillés, à étroites
barbacanes, à doubles guichets, à préaux pavés de hallebardes:--avec ses
églises, sa sainte chapelle, ses abbayes, ses monastères, qui faisaient
des processions de clochers, de flèches, d'aiguilles, déployant pour
bannières leurs vitraux d'or et d'azur, promenant leurs reliques
miraculeuses, s'agenouillant aux cryptes sombres de leurs martyrs, ou au
reposoir fleuri de leurs jardins;--avec son torrent de Suzon dont le
cours, chargé de poncels de bois et de moulins à farine, séparait le
territoire de l'abbé de Saint-Bénigne du territoire de l'abbé de
Saint-Étienne, comme un huissier au parlement jetait sa verge et son
holà entre deux plaideurs bouffis de colère[8];--et enfin avec ses
faubourg populeux dont l'un, celui de St-Nicolas, étalait ses douze rues
au soleil, ni plus ni moins qu'une grasse truie en gésine ses douze
mamelles.--J'avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s'était levé.
«Dijon se lève; il se lève, il marche, il court! trente dindelles
carillonnent dans un ciel bleu d'outremer comme en peignait le vieil
Albert Dürer. La foule se presse aux hôtelleries de la rue Bouchepot,
aux étuves de la porte aux Chanoines, au mail de la rue St-Guillaume, au
change de la rue Notre-Dame, aux fabriques d'armes de la rue des Forges,
à la fontaine de la place des Cordeliers, au four banal de la rue de
Bèze, aux halles de la place Champeaux, au gibet de la place Morimont;
bourgeois, nobles, vilains, soudrilles, prêtres, moines, clercs,
marchands, varlets, juifs, lombards, pèlerins, ménestrels, officiers du
parlement et de la chambre des comptes, officiers des gabelles,
officiers de la maison du duc: qui clament, qui sifflent, qui chantent,
qui geignent, qui prient, qui maugréent,--dans les basternes, dans des
litières, à cheval, sur des mules, sur la haquenée de saint
François.--Et comment douter de cette résurrection? Voici flotter aux
vents l'étendard de soie, moitié vert, moitié jaune, broché des
armoiries de la ville qui sont de gueules au pampre d'or feuillé de
sinople[9].
«Mais quelle est cette cavalcade? c'est le duc qui va s'ébattre à la
chasse. Déjà la duchesse l'a précédé au château de Rouvres. Le
magnifique équipage et le nombreux cortège! Monseigneur le duc éperonne
un gris pommelé qui frissonne à l'air vif et piquant du matin. Derrière
lui caracolent et se pavanent les _Riches_ de Châlons, les _Nobles_ de
Vienne, les _Preux_ de Vergy, les _Fiers_ de Neuchâtel, les _bons
Barons_ de Beaufremont.--Et ces deux personnages qui chevauchent à la
queue de la file? Le plus jeune, que distinguent son juste-au-corps de
velours sang-de-boeuf et sa marotte grelottante, s'égosille de rire; le
plus vieux, accoutré d'une cape de drap noir sous laquelle il retrait un
volumineux psautier, baisse la tête d'un air confus: l'un est le roi des
Ribauds, l'autre est le chapelain du duc[10]. Le fou propose au sage des
questions que celui-ci ne peut résoudre; et tandis que la populace crie
Noël!--que les palefrois hennissent, que les limiers aboient, que les
cors fanfarent, eux, la bride sur le cou de leurs montures à l'amble,
devisent familièrement de la sage dame Judith et du preudhomme Machabée.
«Cependant un héraut sonne de la buccine sur la tour du logis du duc. Il
signale dans la plaine les chasseurs lançant leurs faucons. Le temps est
pluvieux; une brume grisâtre lui dérobe au loin l'abbaye de Citeaux qui
baigne ses bois dans les marécages; mais un rayon de soleil lui montre
plus rapprochés et plus distincts le château de Talant, dont les
terrasses et les plates-formes se crénèlent dans la nue,--les manoirs du
sire de Ventoux et du seigneur de Fontaine, dont les girouettes percent
des massifs de verdure,--le monastère de Saint-Maur dont les colombiers
s'aiguisent au milieu d'une volée de pigeons,--la léproserie de
St-Apollinaire qui n'a qu'une porte et n'a point de fenêtres,--la
chapelle de St-Jacques de Trimolois, qu'on dirait un pèlerin cousu de
coquilles;--et sous les murs de Dijon, au-delà des meix de l'abbaye de
St-Bénigne, le cloître de la Chartreuse, blanc comme le froc des
disciples de saint Bruno.
«La Chartreuse de Dijon! le Saint-Denis des ducs de Bourgogne[11]! Ah!
pourquoi faut-il que les enfants soient jaloux des chefs-d'oeuvres de
leurs pères! Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront
sous l'herbe des pierres qui ont été des clefs de voûtes, des
tabernacles d'autels, des chevets de tombeaux, des dalles d'oratoires;
des pierres où l'encens a fumé, où la cire a brûlé, où l'orgue a
murmuré, où les ducs morts ont posé le front.--O néant de la grandeur et
de la gloire! on plante des calebasses dans la cendre de
Philippe-le-Bon!--Plus rien de la Chartreuse! Je me trompe.--Le portail
de l'église et la tourelle du clocher sont debout; la tourelle élancée
et légère, une touffe de giroflée sur l'oreille, ressemble à un
jouvenceau qui mène en laisse un lévrier; le portail martelé serait
encore un joyau à pendre au cou d'une cathédrale. Il y a outre cela,
dans le préau du cloître, un piédestal gigantesque dont la croix est
absente et autour duquel sont nichées six statues de prophètes,
admirables de désolation.--Et que pleurent-ils? Ils pleurent la croix
que les anges ont reportée dans le ciel.
«Le sort de la Chartreuse a été celui de la plupart des monuments qui
embellissaient Dijon à l'époque de la réunion du duché au domaine royal.
Cette ville n'est plus que l'ombre d'elle-même. Louis XI l'avait
découronnée de sa puissance, la révolution l'a décapitée de ses
clochers. Il ne lui reste plus que trois églises, de sept églises, d'une
sainte chapelle[12], de deux abbayes et d'une douzaine de monastères.
Trois de ses portes sont bouchées, ses poternes ont été démolies, ses
faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon s'est précipité aux
égouts, sa population a secoué ses feuilles, et sa noblesse est tombée
en quenouille.--Hélas! on voit bien que le duc Charles et sa chevalerie
parties,--il y aura bientôt quatre siècles[13]--pour la bataille, n'en
sont pas revenus.
«Et moi, j'errais parmi ces ruines comme l'antiquaire qui cherche des
médailles romaines dans les sillons d'un _castrum_, après une grosse
pluie d'orage. Dijon expiré conserve encore quelque chose de ce qu'il
fut, semblable à ces riches Gaulois qu'on ensevelissait une pièce d'or à
la bouche et une autre dans la main droite.
--Et l'art, lui demandai-je?
--J'étais un jour occupé, devant l'église Notre-Dame, à considérer
Jacquemart, sa femme et son enfant, qui martelaient midi.--L'exactitude,
la pesanteur, le flegme de Jacquemart seraient le certificat de son
origine flamande, quand même on ignorerait qu'il dispensait les heures
aux bons bourgeois de Courtrai, lors du sac de cette ville, en 1383.
Gargantua escamota les cloches de Paris, Philippe-le-Hardi l'horloge de
Courtrai; chaque prince à sa taille.--Un éclat de rire se fit entendre
là-haut et j'aperçus, dans un angle du gothique édifice, une de ces
figures monstrueuses que les sculpteurs du moyen-âge ont attachées par
les épaules aux gouttières des cathédrales; une atroce figure de damné
qui, en proie aux souffrances, tirait la langue, grinçait des dents et
se tordait les mains.--C'était elle qui avait ri.
--Vous aviez un fétu dans l'oeil! m'écriai-je.
--Ni fétu dans l'oeil, ni coton dans l'oreille.--La figure de pierre
avait ri,--ri d'un rire grimaçant, effroyable, infernal--mais
sarcastique--incisif--pittoresque.»
J'eus honte pour moi d'avoir eu si longtemps affaire à un monomane.
Cependant j'encourageai d'un sourire le rose-croix de l'art à poursuivre
sa drôlatique histoire.
--«Cette aventure, continua-t-il, me donna a réfléchir.--Je réfléchis
que, puisque Dieu et l'amour étaient les premières conditions de l'art,
ce qui dans l'art est _sentiment_,--Satan pourrait bien être la seconde
de ces conditions, ce qui dans l'art est _idée_.--N'est-ce pas le diable
qui a bâti la cathédrale de Cologne?
«Me voilà en quête du diable. Je blémis sur les livres magiques de
Cornelius Agrippa et j'égorge la poule noire du maître d'école mon
voisin. Pas plus de diable qu'au bout du rosaire d'une dévote! Néanmoins
il existe:--saint Augustin en a, de sa plume, légalisé le signalement:
_Daemones sunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo passiva,
corpore aerea, tempore aeterna_. Cela est positif. Le diable existe. Il
pérore à la chambre, il plaide au palais, il agiote à la bourse. On le
grave en vignettes, on le broche en romans, on l'habille en drames. On
le voit partout, comme je vous vois. C'est pour lui épiler mieux la
barbe que les miroirs de poche ont été inventés. Polichinelle a manqué
son ennemi et le nôtre. Oh! que ne l'a-t-il assommé d'un coup de bâton
sur la nuque!
«Je bus l'élixir de Paracelse, le soir avant de me coucher. J'eus la
colique. Nulle part le diable en cornes et en queue.
«Encore un désappointement:--l'orage, cette nuit-là, mouillait jusqu'aux
os la vieille cité accroupie dans le sommeil. Comment je rôdais à
tâtons, n'y voyant goutte, dans les anfractuosités de Notre-Dame, c'est
ce que vous expliquera un sacrilège. Il n'y a pas de serrure dont le
crime n'ait la clef.--Ayez pitié de moi! j'avais besoin d'une hostie et
d'une relique.--Une clarté piqua les ténèbres, plusieurs autres se
montrèrent successivement, de sorte que je distinguai bientôt quelqu'un
dont la main affûtée d'un long allumoir distribuait la flamme aux
chandelles du maître-autel. C'était Jacquemart qui, non moins
imperturbable que de coutume sous sa _caule_ de fer rapiécée, acheva sa
besogne sans paraître s'inquiéter ni même s'apercevoir de la présence
d'un témoin profane. Jacqueline, agenouillée aux degrés, gardait une
immobilité parfaite, la pluie découlant de sa jupe de plomb attournée à
la mode brabançonne, de sa gorgerette de tôle tuyautée comme une
dentelle de Bruges, de son visage de bois verni comme les joues d'une
poupée de Nuremberg. Je lui bégayais une humble question sur le diable
et sur l'art, quand le bras de Maritorne se débanda avec la
précipitation soudaine et brutale d'un ressort, et, au bruit cent fois
répercuté du lourd marteau, qu'elle serrait du poing, la foule des
abbés, des chevaliers, des bienfaiteurs qui peuplent de leurs gothiques
momies les caveaux gothiques de l'église, afflua processionnellement
autour de l'autel éblouissant de splendeurs vives et ailées de la crèche
de Noël. La vierge noire[14], la vierge des temps barbares, haute d'une
coudée, à la tremblante couronne de fil d'or, à la robe raide d'empois
et de perle, la vierge miraculeuse devant qui grésille une lampe
d'argent sauta en bas de sa chaire et courut sur les dalles, de la
vitesse d'un toton. Elle s'avançait des nefs profondes, à bonds gracieux
et inégaux, accompagnée d'un petit saint Jean de cire et de laine
qu'embrasa une étincelle et qui se fondit bleu et rouge. Jacqueline
s'était armée de ciseaux pour tondre l'occiput de son enfançon
emmailloté; un cierge éclaira au loin la chapelle du baptistère, et
alors....
--Et alors?
--Et alors le soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux qui
becquetaient mes vitres, et les cloches qui marmonnaient une antienne
dans la nue m'éveillèrent. J'avais fait un rêve.
--Et le diable?
--Il n'existe pas.
--Et l'art?
--Il existe.
--Mais où donc?
--Au sein de Dieu!»--Et son oeil où germait une larme sondait le
ciel.--«Nous ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du créateur. La
plus magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de nos oeuvres
éphémères n'est jamais que l'indigne contrefaçon, que le rayonnement
éteint de la moindre de ses oeuvres immortelles. Toute originalité est
un aiglon qui ne brise la coquille de son oeuf que dans les aires
sublimes et foudroyantes du Sinaï.--Oui, monsieur, j'ai longtemps
cherché l'art absolu! O délire! ô folie! Regardez ce front ridé par la
couronne de fer du malheur! Trente ans! et l'arcane que j'ai sollicité
de tant de veilles opiniâtres, à qui j'ai immolé jeunesse, amour,
plaisir, fortune, l'arcane gît, inerte et insensible, comme le vil
caillou, dans la cendre de mes illusions! Le néant ne vivifie point le
néant.»
Il se levait. Je lui témoignai ma commisération par un soupir hypocrite
et banal.
--«Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d'instruments ont
essayés mes lèvres avant d'arriver à celui qui rend la note pure et
expressive, combien de pinceaux j'ai usés sur la toile avant d'y voir
naître la vague aurore du clair-obscur. Là sont consignés divers
procédés nouveaux peut-être d'harmonie et de couleur, seul résultat et
seule récompense qu'eussent obtenus mes élucubrations. Lisez-le; vous me
le rendrez demain. Six heures sonnent à la cathédrale; elles chassent le
soleil qui s'esquive le long de ces lilas. Je vais m'enfermer pour
écrire mon testament. Bonsoir.
--Monsieur!»
Bah! il était loin. Je demeurai aussi coi et penaud qu'un président à
qui son greffier aurait pris une puce chevauchant sur le nez. Le
manuscrit était intitulé: _Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière
de Rembrandt et de Callot_.
Le lendemain était un samedi. Personne à l'_Arquebuse_; quelques juifs
qui festoyaient le jour du Sabbat. Je courus par la ville m'informant de
M. Gaspard de la Nuit à chaque passant. Les uns me répondaient:--«Oh!
vous plaisantez!»--Les autres:--«Eh qu'il vous torde le cou!»--Et tous
aussitôt me plantaient là. J'abordai un vigneron de _lai rue
sain-felebar_, nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en riant de
mon embarras.
--«Connaissez-vous M. Gaspard de la Nuit?
--Que lui voulez-vous, à ce garçon-là?
--Je veux lui rendre un livre qu'il m'a prêté.
--Un grimoire!
--Comment! un grimoire!... Enseignez-moi, je vous prie, son domicile.
--Là-bas, où pend ce pied de biche.
--Mais cette maison ... vous m'adressez à monsieur le curé.
--C'est que je viens de voir entrer chez lui la grande brune qui
blanchit ses aubes et ses rabats.
--Qu'est-ce que cela signifie?
--Cela signifie que M. Gaspard de la Nuit s'attife quelquefois en jeune
et jolie fille pour tenter les dévots personnages,--témoin son aventure
avec saint Antoine, mon patron.
--Faites-moi grâce de vos malignités et dites-moi où est M. Gaspard de
la Nuit.
--Il est en enfer, supposé qu'il ne soit pas ailleurs.
--Ah! je m'avise enfin de comprendre! Quoi! Gaspard de la Nuit
serait...?
--Eh! oui ... le diable!
--Merci, mon brave!... Si Gaspard de la Nuit est en enfer, qu'il y
rôtisse! J'imprime son livre.»
LOUIS BERTRAND
NOTES:
[1] Le donjon du palais des ducs, et la flèche de la cathédrale, que les
voyageurs aperçoivent de plusiers lieues dans la plaine.
[2] _Moult me tarde!_ ancienne devise de la commune de Dijon.
[3] Ce château, imposé à Dijon par la tyrannique défiance de Louis XI,
lorsqu'après la mort de Charles-le-Téméraire il s'empara du duché au
détriment de l'héritière légitime Marie de Bourgogne, a plus d'une fois
tiré contre la ville, qui, il est vrai, lui a bien rendu ses
gracieusetés. Aujourd'hui, ses tours chenues servent de retraite à une
compagnie de gendarmes.
[4] L'écorcheur de chevaux morts.
[5] Torrent qui parcourait autrefois Dijon à ciel découvert. Ses eaux
sont reçues aujourd'hui au pied des remparts dans des canaux
voûtés.--Les truites du _Val-de-Suzon_ ont de la renommée en Bourgogne.
[6] La chapelle aujourd'hui fermée de Notre-Dame-d'Étang était habitée
en 1630 par un chapelain et par un ermite. Ce dernier ayant assassiné
son confrère, un arrêt du parlement de Dijon le condamna à être roué vif
en place de Morimont.
[7] Nom générique de plusieurs petites rivières qui arrosent le pays de
la plaine, entre Dijon et la Saône.
[8] Les deux abbayes de St-Étienne et de St-Bénigne, dont les
contestations fatiguèrent si souvent la patience du parlement, étaient
si anciennes, si puissantes, et jouissaient de tant de privilèges
accordés par les ducs et les papes, qu'il n'y avait à Dijon aucun
établissement religieux qui ne relevât de l'une ou de l'autre. Les sept
églises de la ville étaient leurs filles, et chacune des deux abbayes
avait en outre son église particulière.--L'abbaye de Saint-Étienne
battait monnaie.
[9] Telles auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes armoiries
de la commune de Dijon; mais l'abbé Boulemier (_Mém. de l'acad. de
Dijon_, 1771) a prétendu qu'elles n'étaient que de _gueules plein_. Ces
deux savants ne feraient-ils pas confusion de temps, et les armoiries de
Dijon n'auraient-elles pas été de gueules plein avant de porter _au
pampre d'or feuillé de sinople?_ C'est ce que je n'ai pas le loisir
d'examiner ici.
[10] Philippe-le-Hardi avait son _roi des Ribauds_. Il lui donna 200
liv. en 1396 (_Courtépée_).
[11] Je ne compare la Chartreuse de Dijon à l'abbaye de St-Denis que
sous le rapport de la magnificence et de la richesse de ses sépultures.
Trois ducs seulement ont été inhumés à la Chartreuse, Philippe-le-Hardi,
Jean-sans-Peur, et Philippe-le-Bon; et je n'ignore pas que l'Église de
Citeaux avait communément reçu, depuis Eudes I
er
, les
dépouilles des ducs de la première et de la seconde race royale.--C'est
Philippe-le-Hardi qui fonda la Chartreuse en 1383. Tout n'y était que
lambris de bois d'Irlande, que chasubles et tapis de drap d'or, que
courtines d'étoffes de Chypre et de Damas, que bénitiers et chandeliers
d'argent, que lampes de vermeil, que chapelles portatives à personnages
d'ivoire, que peinture et sculptures exécutées par les premiers artistes
du temps. La vaisselle pour le service de l'autel pesait 55 marcs.--Le
marteau de la révolution en jetant en bas la Chartreuse avait dispersé
dans les cabinets de quelques curieux les débris des tombeaux de
Philippe-le-Hardi, de Jean-sans-Peur et de Marguerite de Bavière, femme
de ce dernier. (Charles-le-Téméraire n'avait point fait élever de
monument à son père Philippe-le-Bon.) Ces chefs-d'oeuvres de l'art du
XVe siècle ont été restaurés et placés dans une des salles du musée de
Dijon.
[12] Elle n'a pas plus échappé que la Chartreuse et tant d'autres
chefs-d'oeuvres à la fureur des réactions. On n'en a pas laissé pierre
sur pierre. Cette sainte chapelle, élevée par le duc Hugues III au
retour de la croisade, vers 1171, était riche de mille objets d'art et
de piété. Que sont devenus, par exemple, ses vitraux et ses statues
historiques; cette boiserie de choeur où étaient appendues les armoiries
des trente-et-un premiers chevaliers de la Toison d'Or institués par
Philippe-le-Bon; le beau vaissel où l'on conservait une hostie
miraculeuse et sur lequel brillait, aux jours de fêtes, la couronne d'or
que le roi Louis XII, relevant d'une dangereuse maladie, en 1505, avait
envoyée au chapitre par deux hérauts?--Le temps a fait un pas et la
terre a été renouvelée, dit quelque part M. de Chateaubriand.
[13] Charles-le-Téméraire, dernier duc de Bourgogne, fut tué à la
bataille de Nancy, le dimanche 5 janvier 1476.
[14] Cette image était déjà en grande vénération au XII
e
siècle. Elle est d'un bois noir, dur et pesant, qu'on croit être du
châtaignier.
* * * * *
PRÉFACE
L'art a toujours deux faces antithétiques, médaille dont, par exemple,
un côté accuserait la ressemblance de Paul Rembrandt et le revers celle
de Jacques Callot.--Rembrandt est le philosophe à barbe blanche qui
s'encolimaçonne en son réduit, qui absorbe sa pensée dans la méditation
et dans la prière, qui ferme les yeux pour se recueillir, qui
s'entretient avec des esprits de beauté, de science, de sagesse et
d'amour, et qui se consume à pénétrer les mystérieux symboles de la
nature.--Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron et grivois qui
se pavane sur la place, qui fait du bruit dans la taverne, qui caresse
les filles de bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et par son
escopette, et qui n'a d'autre inquiétude que de cirer sa moustache.--Or,
l'auteur de ce livre a envisagé l'art sous cette double
personnification; mais il n'a point été trop exclusif, et voici, outre
les fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, des études sur
Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert Dürer, Peter Neef, Breughel de Velours,
Breughel d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow, Salvator Rosa, Murillo, Fusely
et plusieurs autres maîtres de différentes écoles.
Et que si on demande à l'auteur pourquoi il ne parangonne point en tête
de son ouvrage quelque belle théorie littéraire, il sera forcé de
répondre que M. Séraphin ne lui a pas expliqué le mécanisme de ses
ombres chinoises, et que Polichinelle cache à la foule curieuse le fil
conducteur de son bras.--Il se contente de signer son oeuvre:
GASPARD DE LA NUIT.
* * * * *
À M. VICTOR HUGO.
La gloire ne sait point ma demeure ignorée,
Et je chante tout seul ma chanson éplorée,
Qui n'a de charme que pour moi.
CH. BRUGNOT.--_Ode_.
Nargue de vos esprits errants, dit Adam, je
ne m'en inquiète pas plus qu'un aigle ne
s'inquiète d'une troupe d'oies sauvages;
tous ces êtres-là ont pris la fuite depuis
que les chaires sont occupées par de braves
ministres, et les oreilles du peuple remplies
de saintes doctrines.
WALTER SCOTT.--_L'Abbé_, _chap_. XVI.
Le livre mignard de tes vers, dans cent ans comme aujourd'hui, sera le
bien choyé des châtelaines, des damoiseaux et des ménestrels, florilège
de chevalerie, décaméron d'amour qui charmera les nobles oisivetés des
manoirs.
Mais le petit livre que je te dédie aura subi le sort de tout ce qui
meurt, après avoir, une matinée peut-être, amusé la cour et la ville qui
s'amusent de peu de chose.
Alors, qu'un bibliophile s'avise d'exhumer cette oeuvre moisie et
vermoulue, il y lira à la première page ton nom illustre qui n'aura
point sauvé le mien de l'oubli.
Sa curiosité délivrera le frêle essaim de mes esprits qu'auront
emprisonnés si longtemps des fermaux de vermeil dans une geôle de
parchemin.
Et ce sera pour lui une trouvaille non moins précieuse que l'est pour
nous celle de quelque légende en lettres gothiques, écussonnée d'une
licorne ou de deux cigognes.
Paris, 10 septembre 1836.
* * * * *
Les Fantaisies
de
Gaspard de la Nuit.
* * * * *
Ici commence le premier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
ÉCOLE FLAMANDE
I
HARLEM.
Quand d'Amsterdam le coq d'or chantera
La poule d'or de Harlem pondera.
_Les Centuries de Nostradamus._
Harlem, cette admirable bambochade qui résume l'école flamande, Harlem
peint par Jean Breughel, Peeter Neef, David Téniers et Paul Rembrandt;
Et le canal où l'eau bleue tremble, et l'église où le vitrage d'or
flamboie, et le stoël[1] où sèche le linge au soleil, et les toits,
verts de houblon;
Et les cigognes qui battent des ailes autour de l'horloge de la ville,
tendant le col du haut des airs et recevant dans leur bec les gouttes de
pluie;
Et l'insouciant bourguemestre qui caresse de la main son menton double,
et l'amoureux fleuriste qui maigrit, l'oeil attaché à une tulipe;
Et la bohémienne qui se pâme sur sa mandoline, et le vieillard qui joue
du Rommelpot[2], et l'enfant qui enfle une vessie;
Et les buveurs qui fument dans l'estaminet borgne, et la servante de
l'hôtellerie qui accroche à la fenêtre un faisan mort.
II
LE MAÇON.
Le maître Maçon.--Regardez ces
bastions, ces contreforts: on les
dirait construits pour l'éternité.
SCHILLER.--Guillaume Tell.
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs
échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle
de ses pieds et l'église aux trente arc-boutants, et la ville aux trente
églises.
Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme
confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des
tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile
échancrée et immobile du tiercelet.
Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui
se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où
le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre
tourne autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un
cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à
trois cornes, ses aiguilles de laine rouge, sa cocarde traversée d'une
ganse, et sa queue nouée d'un ruban.
Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché
de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude, criblent de
coups d'arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d'un mai.
Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s'endormit couchée
les bras en croix, il aperçut de l'échelle, à l'horizon, un village
incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans
l'azur.
III
L'ÉCOLIER DE LEYDE.
On ne saurait prendre trop de
précautions par le temps qui court,
surtout depuis que les faux-monnayeurs
se sont établis dans ce pays-ci.
_Le Siège de Berg-op-Zoom._
Il s'assied dans son fauteuil de velours d'Utrecht, messire Blasius, le
menton dans sa fraise de fine dentelle, comme une volaille qu'un
cuisinier s'est rôtie sur une faïence.
Il s'assied devant sa banque pour compter la monnaie d'un demi-florin;
moi, pauvre écolier de Leyde, qui ai un bonnet et une culotte percée,
debout sur un pied comme une grue sur un pal.
Voilà le trébuchet qui sort de la boîte de laque aux bizarres figures
chinoises, comme une araignée qui, repliant ses longs bras, se réfugie
dans une tulipe nuancée de mille couleurs.
Ne dirait-on pas, à voir la mine allongée du maître, trembler ses doigts
décharnés découplant les pièces d'or, d'un voleur pris sur le fait et
contraint, le pistolet sur la gorge, de rendre à Dieu ce qu'il a gagné
avec le diable?
Mon florin que tu examines avec défiance à travers la loupe est moins
équivoque et louche que ton petit oeil gris, qui fume comme un lampion
mal éteint.
Le trébuchet est rentré dans sa boîte de laque aux brillantes figures
chinoises, messire Blasius s'est levé à demi de son fauteuil de velours
d'Utrecht, et moi, saluant jusqu'à terre, je sors à reculons, pauvre
écolier de Leyde qui ai bas et chausses percés.
IV
LA BARBE POINTUE.
Si l'on n'a la tête levée
Le poil de la barbe frisé
Et la moustache relevée
On est des dames méprisé.
_Les Poésies de d'Assoucy._
Or, c'était fête à la synagogue, ténébreusement étoilée de lampes
d'argent, et les rabbins, en robes et en lunettes, baisaient leurs
talmuds, marmottant, nazillonnant, crachant ou se mouchant, les uns
assis, les autres non.
Et voilà que tout à coup, parmi tant de barbes rondes, ovales, carrées,
qui floconnaient, qui frisaient, qui exhalaient ambre et benjoin, fut
remarquée une barbe taillée en pointe.
Un docteur nommé Élébotham, coiffé d'une meule de flanelle qui
étincelait de pierreries, se leva et dit: «Profanation! il y a ici une
barbe pointue!
--Une barbe luthérienne!--Un manteau court!--Tuez le Philistin.»--Et la
foule trépignait de colère dans les bancs tumultueux, tandis que le
sacrificateur braillait:--«Samson, à moi ta mâchoire d'âne!»
Mais le chevalier Melchior avait développé un parchemin authentiqué des
armes de l'empire:--«Ordre, lut-il, d'arrêter le boucher Isaac van Heck,
pour être l'assassin pendu, lui, pourceau d'Israël, entre deux pourceaux
de Flandre.»
Trente hallebardiers se détachèrent à pas lourds et cliquetants de
l'ombre du corridor.--«Feu de vos hallebardes» leur ricana le boucher
Isaac.--Et il se précipita d'une fenêtre dans le Rhin.
V
LE MARCHAND DE TULIPES.
La tulipe est parmi les fleurs
ce que le paon est parmi les oiseaux.
L'une est sans parfum, l'autre est sans
voix; l'une s'enorgueillit de sa robe,
l'autre de sa queue.
_Le Jardin des fleurs rares et
curieuses._
Nul bruit, si ce n'est le froissement de feuillets de vélin sous les
doigts du docteur Huylten, qui ne détachait les yeux de sa bible jonchée
de gothiques enluminures que pour admirer l'or et le pourpre de deux
poissons captifs aux humides flancs d'un bocal.
Les battants de la porte roulèrent: c'était un marchand fleuriste qui,
le bras chargés de plusieurs pots de tulipes, s'excusa d'interrompre la
lecture d'un aussi savant personnage.
--«Maître, dit-il, voici le trésor des trésors, la merveille des
merveilles, un oignon comme il n'en fleurit jamais qu'un par siècle dans
le sérail de l'empereur de Constantinople!
--Une tulipe! s'écria le vieillard courroucé, une tulipe! ce symbole de
l'orgueil et de la luxure qui ont engendré dans la malheureuse cité de
Wittemberg la détestable hérésie de Luther et de Mélanchton!»
Maître Huylten agrafa le fermail de sa bible, rangea ses lunettes dans
leur étui, et tira le rideau de la fenêtre, qui laissa voir au soleil
une fleur de la passion avec sa couronne d'épine, son éponge, son fouet,
ses clous et les cinq plaies de Notre-Seigneur.
Le marchant de tulipes s'inclina respectueusement et en silence,
déconcerté par un regard inquisiteur du duc d'Albe dont le portrait,
chef-d'oeuvre d'Holbein, était appendu à la muraille.
VI
LES DOIGTS DE LA MAIN.
Une honnête famille où il n'y a
jamais eu de banqueroute, où personne
n'a jamais été pendu.
_La parenté de Jean de Nivelle._
Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d'humeur goguenarde et
grivoise, qui fume sur sa porte, à l'enseigne de la double bière de
mars.
L'index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui dès le matin
soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille
dont elle est amoureuse.
Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui
serait soldat s'il n'était brasseur, et qui serait cheval s'il n'était
homme.
Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine qui vend
des dentelles aux dames et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.
Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur,
qui toujours se trimballa à la ceinture de sa mère comme un petit enfant
pendu au croc d'une ogresse.
Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq
feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem.
VII
LA VIOLE DE GAMBA.
Il reconnut, à n'en pouvoir
douter, la figure blême de son ami
intime Jean-Gaspard Dehureau, le grand
paillasse des Funambules, qui le
regardait avec une expression
indéfinissable de malice et de
bonhomie.
THÉOPHILE GAUTIER.--_Onuphrius_.
Au clair de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi une plume
Que j'écrive un mot.
Ma chandelle est morte
Je n'ai plus de feu;
Ouvre-moi la porte
Pour l'amour de Dieu.
_Chanson populaire_.
Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l'archet la viole
bourdonnante, qu'elle lui répondit par un gargouillement burlesque de
lazzi et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de
comédie italienne.
* * * * *
C'était d'abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot
d'avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à perruque de M. Cassandre
et répandu toute la poudre sur le plancher.
Et M. Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin de
détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine
d'essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d'élargir jusqu'aux oreilles
une grimace enfarinée.
Mais bientôt, au clair de lune, Arlequin dont la chandelle était morte
suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si
bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux.
* * * * *
--«Au diable Job Hans le luthier qui m'a vendu cette corde! s'écria le
maître de chapelle recouchant la poudreuse viole dans son poudreux
étui.»--La corde s'était cassée.
VIII
L'ALCHIMISTE.
Notre art s'apprent en deux
manières, c'est à savoir par
enseignement d'un maître, bouche à
bouche, et non autrement, ou par
inspiration et révélation divines; ou
bien par les livres lesquelz sont moult
obscurs et embrouilléz; et pour en
iceux trouver accordance et vérité
moult convient estre subtil, patient,
studieux et vigilant.
_La clef des secrets de
philosophie de Pierre Vicot._
Rien encore!--Et vainement ai-je feuilleté pendant trois jours et trois
nuits, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de
Raymond Lulle.
Non, rien, si ce n'est, avec le sifflement de la cornue étincelante, les
rires moqueurs d'un salamandre qui se fait un jeu de troubler mes
méditations.
Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche
de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.
Ou bien fourbit-il son armure, c'est alors la cendre du fourneau qui
souffle sur les pages de mon formulaire et sur l'encre de mon écritoire.
Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable,
quand saint Éloi lui tenaille le nez dans sa forge.
Mais rien encore!--Et pendant trois autres jours et trois autres nuits
je feuilleterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres
hermétiques de Raymond Lulle!
IX
DÉPART POUR LE SABBAT.
Elle se leva la nuit, et
allumant la chandelle prit une boîte et
s'oignit, puis avec quelques paroles
elle fut transportée au sabbat.
JEAN BODIN.--_De la
Démonomanie des Sorciers._
Ils étaient là une douzaine qui mangeaient la soupe à la bière, et
chacun d'eux avait pour cuiller l'os de l'avant-bras d'un mort.
La cheminée était rouge de braise, les chandelles champignonnaient dans
la fumée, et les assiettes exhalaient une odeur de fosse au printemps.
Et lorsque Maribas riait ou pleurait, on entendait comme geindre un
archet sur les trois cordes d'un violon démantibulé.
Cependant le soudard étala diaboliquement sur la table, à la lueur du
suif, un grimoire où vint s'ébattre une mouche grillée.
Cette mouche bourdonnait encore lorsque, de son ventre énorme et velu,
une araignée escalada les bords du magique volume.
Mais déjà sorciers et sorcières s'étaient envolés par la cheminée à
califourchon, qui sur un balai, qui sur les pincettes, et Maribas sur la
queue de la poêle.
Ici finit le premier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
NOTES:
[1] Balcon de pierre.
[2] Instrument de musique.
* * * * *
Ici commence le deuxième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
LE VIEUX PARIS
I
LES DEUX JUIFS.
Vieux époux
Vieux jaloux,
Tirez tous
Les verrous.
_Vieille chanson._
Deux juifs, qui s'étaient arrêtés sous ma fenêtre, comptaient
mystérieusement au bout de leurs doigts les heures trop lentes de la
nuit.
--«Avez-vous de l'argent, Rabbi? demanda le plus jeune au plus
vieux.--Cette bourse, répondit l'autre, n'est point un grelot.»
* * * * *
Mais alors une troupe de gens se rua avec vacarme des bouges du
voisinage; et des cris éclatèrent sur mes vitraux comme les dragées
d'une sarbacane.
C'étaient des turlupins qui couraient joyeusement vers la place du
Marché, d'où le vent chassait des étincelles de paille et une odeur de
roussi.
--«Ohé! Ohé! Lanturelu!--Ma révérence à Madame la lune!--Par ici, la
cagoule du diable! Deux juifs dehors pendant le couvre-feu!--Assomme!
assomme! aux juifs le jour, aux truands la nuit!
* * * * *
Et les cloches fêlées carillonnaient là-haut dans les tours de
Saint-Eustache le gothique:--«Dindon, dindon, dormez-donc, dindon!»
_A M. Louis Boulanger, peintre._
II
LES GUEUX DE NUIT.
J'endure
Froidure
Bien dure.
_La chanson du pauvre diable._
--«Ohé! rangez-vous qu'on se chauffe!--Il ne te manque plus que
d'enfourcher le foyer! Ce drôle a les jambes comme des pincettes.
--Une heure!--Il bise dru!--Savez-vous, mes chats-huants, ce qui fait la
lune si claire? Les cornes des c.... qu'on y brûle.
--La rouge braise à brûler de la charbonnée!--Comme la flamme danse
bleue sur les tisons! Ohé! quel est le ribaud qui a battu sa ribaude?
--J'ai le nez gelé!--J'ai les grêves rôties!--Ne vois-tu rien dans le
feu, Choupille?--Oui! une hallebarde.--Et toi, Jeanpoil?--Un oeil.
--Place, place à M. de la Chousserie!--Vous êtes là, Monsieur le
procureur, chaudement fourré et ganté pour l'hiver!--Oui-dà! les matous
n'ont pas d'engelures!
--Ah! voici messieurs du guet!--Vos bottes fument.--Et les tirelaines?
Nous en avons tué deux d'une arquebusade; les autres se sont échappés à
travers la rivière.»
* * * * *
Et c'est ainsi que s'acoquinaient à un feu de brandon, avec des gueux de
nuit, un procureur au parlement qui courait le guilledou, et les gascons
du guet qui racontaient sans rire les exploits de leurs arquebuses
détraquées.
III
LE FALOT.
Le Masque.--Il fait noir;
prête-moi ta lanterne.
Mercurio.--Bah! les chats ont
pour lanterne leurs deux yeux.
_Une nuit de carnaval._
Ah! pourquoi me suis-je, ce soir, avisé qu'il y avait place à me blottir
contre l'orage, moi petit follet de gouttière, dans le falot de Madame
de Gourgouran!
Je riais d'entendre un esprit que trempait l'averse bourdonner autour de
la maison lumineuse, sans pouvoir trouver la porte par laquelle j'étais
entré.
Vainement me suppliait-il, enroué et morfondu, de lui permettre au moins
de rallumer son rat de cave à ma bougie pour chercher sa route.
Soudain le jaune papier de la lanterne s'enflamma, crevé d'un coup de
vent dont gémirent dans la rue des enseignes pendantes comme des
bannières.
--«Jésus! miséricorde! s'écria la béguine, se signant des cinq
doigts.--Le diable te tenaille, sorcière, m'écriai-je, crachant plus de
feu qu'un serpenteau d'artifice.»
Hélas! moi qui, ce matin encore, rivalisais de grâces et de parure avec
le chardonneret à oreillettes de drap écarlate du damoisel de Luynes!
IV
LA TOUR DE NESLE.
Il y avait à la tour de Nesle
un corps-de-garde auquel se logeait le
guet pendant la nuit.
BRANTOME.
«Valet de trèfle!--Dame de pique! de gagne!» Et le soudard qui perdait
envoya d'un coup de poing sur la table son enjeu au plancher.
Mais alors messire Hugues, le prévôt, cracha dans un brasier de fer avec
la grimace d'un cagou qui a avalé une araignée en mangeant sa soupe.
--«Pouah! les charcuitiers échaudent-ils leurs cochons à minuit?
Ventredieu! c'est un bateau de feurre qui brûle en Seine!»
* * * * *
L'incendie qui n'était d'abord qu'un innocent follet égaré dans les
brouillards de la rivière fut bientôt un diable à quatre tirant le canon
et force arquebusades au fil de l'eau.
Une foule innombrable de turlupins, de béquillards, de gueux de nuit
accourus sur la grève, dansaient des gigues devant la spirale de flamme
et de fumée.
Et rougeoyaient face à face la tour de Nesle, d'où le guet sortit
l'escopette sur l'épaule, et la tour du Louvre, d'où, par une fenêtre,
le roi et la reine voyaient tout sans être vus.
V
LE RAFFINÉ
Un fendant, un raffiné.
_Poésies de Scarron._
«Mes crocs aiguisés en pointe ressemblent à la queue de la tarasque, mon
linge est aussi blanc qu'une nappe de cabaret, et mon pourpoint n'est
pas plus vieux que les tapisseries de la couronne.
«S'imaginerait-on jamais, à voir ma pimpante dégaîne, que la faim, logée
dans mon ventre, y tire--la bourelle!--une corde qui m'étrangle comme un
pendu!
«Ah! si de cette fenêtre, où grésille une lumière, était seulement
tombée dans la corne de mon feutre une mauviette rôtie au lieu de cette
fleur fanée!
«La place Royale est ce soir, aux falots, claire comme une
chapelle!--Gare la litière!--Fraîche limonade!--Macarons de Naples!--Or
ça, petit, que je goûte avec le doigt ta truite à la sauce! Drôle! il
manque des épices dans ton poisson d'avril.
«N'est-ce pas la Marion Delorme au bras du duc de Longueville? Trois
bichons la suivent en jappant. Elle a de beaux diamants dans les yeux,
la jeune courtisane!--Il a de beaux rubis sur le nez, le vieux
courtisan!»
* * * * *
Et le raffiné se panadait le poing sur sa hanche, coudoyant les
promeneurs et souriant aux promeneuses. Il n'avait pas de quoi dîner; il
acheta un bouquet de violettes.
VI
L'OFFICE DU SOIR.
Quand, vers Pâques ou Noël, l'église, aux nuits tombantes
S'emplit de pas confus et de cires flambantes.
VICTOR HUGO.--_Les chants du Crépuscule_.
Dixit Dominus Domino meo: sede a dextris meis.
_Office des vêpres_.
Trente moines, épluchant feuillet par feuillet des psautiers aussi
crasseux que leurs barbes, louaient Dieu et chantaient pouilles au
diable.
* * * * *
--«Madame, vos épaules sont une touffe de lys et de roses. Et comme le
cavalier se penchait, il éborgna son valet du bout de son épée.
--«Moqueur, minauda-t-elle, vous jouez-vous à me distraire?--Est-ce
l'_Imitation de Jésus_ que vous lisez, Madame?--Non, c'est le _Brelan
d'Amour et de Galanterie_.»
Mais l'office était psalmodié. Elle ferma son livre et se leva de la
chaise.--«Allons-nous-en, dit-elle; assez prié pour aujourd'hui!»
* * * * *
Et moi, pèlerin agenouillé à l'écart sous les orgues, il me semblait
ouïr les anges descendre du ciel mélodieusement.
Je recueillais de loin quelques parfums de l'encensoir, et Dieu
permettait que je glanasse l'épi du pauvre derrière sa riche moisson.
VII
LA SÉRÉNADE.
La nuit, tous les chats sont gris.
_Proverbe populaire._
Un luth, une guitaronne et un hautbois. Symphonie discordante et
ridicule. Madame Laure à son balcon, derrière une jalousie. Point de
lanternes dans la rue, point de lumières aux fenêtres. La lune encornée.
* * * * *
--«Est-ce vous, d'Espignac?--Hélas! non.--C'est donc toi, mon petit
Fleur d'Amande?--Ni l'un ni l'autre.--Comment! encore vous, Monsieur de
la Tournelle? Bonsoir! cherchez minuit à quatorze heures!»
LES MUSICIENS DANS LEUR CAPE.--«Monsieur le conseiller en sera pour un
rhume. Mais le galant n'a donc pas frayeur du mari?--Eh! le mari est aux
Iles.»
Cependant que chuchotait-on ensemble? «Cent louis par mois.
--Charmant!--Un carrosse avec deux heiduques. Superbe!--Un hôtel dans le
quartier des princes!--Magnifique!--Et mon coeur fourré d'amour!--Oh! la
jolie pantoufle à mon pied!»
LES MUSICIENS TOUJOURS DANS LEUR CAPE.--«J'entends rire Madame
Laure.--La cruelle s'humanise.--Oui-dà! l'art d'Orphoeus attendrissait
les tigres dans les temps fabuleux!»
MADAME LAURE.--«Approchez, mon mignon, que je vous glisse ma clef au
noeud d'un ruban!» Et la perruque de Monsieur le conseiller se mouilla
d'une rosée que ne distillaient pas les étoiles. «Ohé! Gueudespin, cria
la maligne femelle en fermant le balcon, empoignez-moi un fouet, et
courez vite essuyer Monsieur!»
VIII
MESSIRE JEAN.
Grave personnage dont la chaîne
d'or et la baguette blanche annonçaient
l'autorité.
WALTER-SCOTT.--_L'Abbé_, Chap. IV.
--«Messire Jean, lui dit la reine, allez voir dans la cour du palais
pourquoi ces deux lévriers se livrent bataille!» Et il y alla.
Et quand il y fut, le sénéchal tança d'une verte manière les deux
lévriers qui se disputaient un os de jambon.
Mais ceux-ci, tiraillant ses grègues noires et mordant ses bas rouges,
le culbutèrent comme un goutteux sur ses crosses.
--«Holà! Holà! à mon aide!» Et les pertuisaniers de la porte
accoururent, que le museau des deux efflanqués avait fouillé déjà la
friande escarcelle du bonhomme.
Cependant la reine se pâmait de rire à une fenêtre, dans sa haute guimpe
de Malines aussi raide et plissée qu'un éventail.
--«Et pourquoi se battaient-ils, messire?--Ils se battaient, Madame,
l'un maintenant contre l'autre que vous êtes le plus belle, la plus sage
et la plus grande princesse de l'univers.»
_A M. Sainte-Beuve._
IX
LA MESSE DE MINUIT.
Christus natus est nobis; venite, adoremus.
_La Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ._
Nous n'avons ni feu ni lieu.
Donnez-nous la part à Dieu.
_Vieille chanson._
La bonne dame et le noble sire de Chateauvieux rompaient le pain du
soir, Monsieur l'aumônier bénissant la table, quand se fit entendre un
bruit de sabots à la porte. C'étaient de petits enfants qui chantèrent
un noël.
--«Bonne dame de Chateauvieux, hâtez-vous, la foule s'achemine à
l'église; hâtez-vous, de peur que le cierge qui brûle sur votre
prie-Dieu, dans la chapelle des Anges, ne s'éteigne en étoilant de ses
gouttes de cire les heures de vélin et le carreau de velours!--voici la
première volée des cloches pour la messe de minuit!
--Noble sire de Chateauvieux, hâtez-vous, de peur que le sire de Grugel,
qui passe là-bas avec sa lanterne de papier, n'aille s'emparer en votre
absence de la place d'honneur au banc des confrères de Saint-Antoine!
voici la seconde volée des cloches pour la messe de minuit!
--Monsieur l'aumônier, hâtez-vous! les orgues grondent, les chanoines
psalmodient, hâtez-vous, les fidèles sont assemblés et vous êtes encore
à table!--voici la troisième volée des cloches pour la messe de minuit!»
Les petits enfants soufflaient dans leurs doigts, mais ils ne se
morfondirent pas longtemps à attendre, et sur le seuil gothique, blanc
de neige, Monsieur l'aumônier les régala, au nom des maîtres du logis,
chacun d'une gaufre et d'une maille.
* * * * *
Cependant aucune cloche ne tintait plus. La bonne dame plongea dans un
manchon ses mains jusqu'aux coudes, le noble sire couvrit ses oreilles
d'un mortier, et l'humble prêtre, encapuchonné d'une aumusse, marcha
derrière, son missel sous le bras.
X
LE BIBLIOPHILE.
Un Elzevir lui causait de
douces émotions; mais ce qui le
plongeait dans un ravissement
extatique, c'était un Henri Etienne.
_Biographie de Martin
Spickler._
Ce n'était pas quelque tableau de l'école flamande, un David Téniers, un
Breughel d'Enfer, enfumé à n'y pas voir le diable.
C'était un manuscrit rongé des rats par les bords, d'une écriture toute
enchevêtrée et d'une encre bleue et rouge.
--«Je soupçonne l'auteur, dit le bibliophile, d'avoir vécu vers la fin
du règne de Louis XII, ce roi de paternelle et plantureuse mémoire.
«Oui, continua-t-il d'un air grave et méditatif, oui, il aura été clerc
dans la maison des sires de Chateauvieux.»
Ici il feuilleta un énorme in-folio ayant pour titre: _Le Nobiliaire de
France_, dans lequel il ne trouva mentionnés que les sires de
Chateauneuf.
--«N'importe, dit-il un peu confus, Chateauneuf et Chateauvieux ne sont
qu'un même château. Aussi bien il est temps de débaptiser le Pont-Neuf.»
Ici finit le deuxième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
Ici commence le troisième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
LA NUIT ET SES PRESTIGES
I
LA CHAMBRE GOTHIQUE.
Nox et solitudo plenae sunt diabolo.
_Les Pères de l'Église._
La nuit, ma chambre est pleine de
diables.
«Oh! la terre,--murmurai-je à la nuit, est un calice embaumé dont le
pistil et les étamines sont la lune et les étoiles!»
Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta la
croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
* * * * *
Encore,--si ce n'était à minuit,--l'heure blasonnée de dragons et de
diables!--que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe!
Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la
cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né!
Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la
boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou!
Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu,
et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier!
Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma
blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise!
II
SCARBO.
Mon Dieu, accordez-moi, à
l'heure de ma mort, les prières d'un
prêtre, un linceul de toile, une bière
de sapin et un lieu sec.
_Les patenôtres de Monsieur le
Maréchal._
«Que tu meures absous ou damné, marmottait Scarbo cette nuit à mon
oreille, tu auras pour linceul une toile d'araignée, et j'ensevelirai
l'araignée avec toi!
--Oh! que du moins j'aie pour linceul, lui répondais-je, les yeux rouges
d'avoir tant pleuré,--une feuille du tremble dans laquelle me bercera
l'haleine du lac.
--Non!--ricanait le nain railleur,--tu serais la pâture de l'escarbot
qui chasse, le soir, aux moucherons aveuglés par le soleil couchant!
--Aimes-tu donc mieux, lui répliquais-je, larmoyant toujours,--aimes-tu
donc mieux que je sois sucé d'une tarentule à trompe d'éléphant?
--Eh bien,--ajouta-t-il,--console-toi, tu auras pour linceul les
bandelettes tachetées d'or d'une peau de serpent, dont je
t'emmailloterai comme une momie.
«Et de la crypte ténébreuse de St-Bénigne, où je te coucherai debout
contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer
dans les limbes.»
III
LE FOU.
Un carolus, ou bien encor,
Si l'aimez mieux, un agneau d'or.
_Manuscrits de la Bibliothèque
du roi._
La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d'ébène qui argentait
d'une pluie de vers luisants les collines, les prés et les bois.
* * * * *
Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri
de la girouette, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces
fausses jonchant la rue.
Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un oeil
à la lune et l'autre--crevé!
--«Foin de la lune! grommela-t-il, ramassant les jetons du diable,
j'achèterai le pilori pour m'y chauffer au soleil!»
* * * * *
Mais c'était toujours la lune, la lune qui se couchait,--et Scarbo
monnayait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups de
balancier.
Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu'avait égaré la nuit
cherchait sa route sur mes vitraux lumineux.
IV
LE NAIN.
--Toi, à cheval!
--Eh! pourquoi pas! j'ai si souvent
galopé sur un lévrier du laird de
Linlithgow!
_Ballade écossaise_.
J'avais capturé de mon séant, dans l'ombre de mes courtines, ce furtif
papillon, éclos d'un rais de la lune ou d'une goutte de rosée.
Phalène palpitante qui, pour dégager ses ailes captives entre mes
doigts, me payait une rançon de parfums!
Soudain la vagabonde bestiole s'envolait, abandonnant dans mon giron,--ô
horreur!--une larve monstrueuse et difforme à tête humaine!
* * * * *
--Où est ton âme, que je chevauche!--Mon âme, haquenée boiteuse des
fatigues du jour, repose maintenant sur la litière dorée des songes.»
Et elle s'échappait d'effroi, mon âme, à travers la livide toile
d'araignée du crépuscule, par-dessus de noirs horizons dentelés de noirs
clochers gothiques.
Mais le nain, pendu à sa fuite hennissante, se roulait comme un fuseau
dans les quenouillées de sa blanche crinière.
V
LE CLAIR DE LUNE.
Réveillez-vous, gens qui dormez,
Et priez pour les trépassés.
_Le cri du crieur de nuit._
Oh! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher, la nuit, de
regarder la lune qui a le nez fait comme un carolus d'or!
* * * * *
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le
carrefour, et le grillon de mon foyer vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence profond. Les
lépreux étaient rentrés dans leur chenils, aux coups de Jacquemart qui
battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet
enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint
sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait,--tant la fièvre est incohérente,--que la lune,
grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu!
_A M. Louis Boulanger, Peintre._
VI
LA RONDE SOUS LA CLOCHE.
C'était un bâtiment lourd,
presque carré, entouré de ruines, et
dont la tour principale, qui possédait
encore son horloge, dominait tout le
quartier.
FENIMORE COOPER.
Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean.
Ils évoquèrent l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit je
comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent processionnellement
les ténèbres.
Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée
d'éclairs et de tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les
girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur qui crève l'averse
dans les bois.
La chanterelle de mon luth, appendu à la cloison, éclata; mon
chardonneret battit de l'aile dans sa cage; quelque esprit curieux
tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.
Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs
s'évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie
brûler comme une torche dans le noir clocher.
Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de
l'enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les
maisons voisines l'ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.
Les girouettes se rouillèrent; la lune fondit les nuées gris de perles;
la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la
brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de
mon jasmin secoué par l'orage.
VII
UN REVE.
J'ai rêvé tant et plus, mais je
n'y entends note.
_Pantagruel_, livre III.
Il était nuit. Ce furent d'abord,--ainsi j'ai vu, ainsi je raconte,--une
abbaye aux murailles lézardées par la lune,--une forêt percée de
sentiers tortueux,--et le Morimont[1] grouillant de capes et de
chapeaux.
Ce furent ensuite,--ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte,--le glas
funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une
cellule,--des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait
chaque feuille le long d'une ramée,--et les prières bourdonnantes des
pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin,--ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte,--un moine
qui expirait couché dans la cendre des agonisants,--une jeune fille qui
se débattait pendue aux branches d'un chêne,--et moi que le bourreau
liait échevelé sur les rayons de la roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les
honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée,
sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de
cire.
Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un
verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des
torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés
et rapides,--et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.
VIII
MON BISAÏEUL.
Tout dans cette chambre était
encore dans le même état, si ce n'est
que les tapisseries y étaient en
lambeaux, et que les araignées y
tissaient leurs toiles dans la
poussière.
WALTER-SCOTT.--_Woodstock_.
Les vénérables personnages de la tapisserie gothique, remuée par le
vent, se saluèrent l'un l'autre, et mon bisaïeul entra dans la
chambre,--mon bisaïeul mort il y aura bientôt quatre-vingts ans!
Là,--c'est devant ce prie-Dieu qu'il s'agenouilla, mon bisaïeul le
conseiller, baisant de sa barbe ce jaune missel étalé à l'endroit de ce
ruban.
Il marmotta des oraisons tant que dura la nuit, sans décroiser un moment
ses bras de son camail de soie violette, sans obliquer un regard vers
moi, sa postérité, qui étais couché dans son lit, son poudreux lit à
baldaquin!
Et je remarquai avec effroi que ses yeux étaient vides, bien qu'il parût
lire,--que ses lèvres étaient immobiles, bien que je l'entendisse
prier,--que ses doigts étaient décharnés, bien qu'il scintillassent de
pierreries!
Et je me demandais si je veillais ou si je dormais,--si c'étaient les
pâleurs de la lune ou de Lucifer,--si c'était minuit ou le point du
jour!
IX
ONDINE.
. . . . . . . . . . . Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil,
Et près de moi s'épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d'une voix triste
et tendre.
CH. BRUGNOT.--_Les deux Génies_.
--«Écoute!--Écoute!--C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes
d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons
de la lune; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple
à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.
«Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est
un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide,
au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
«Écoute!--Écoute!--Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne
verte, et mes soeurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles
d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et
barbu qui pêche à la ligne.»
* * * * *
Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt,
pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour
être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et
dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et
s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux
bleus.
X
LA SALAMANDRE.
Il jeta dans le foyer quelques
frondes de houx bénit, qui brûlèrent en
craquetant.
Ch. NODIER.--_Trilby_.
--«Grillon, mon ami, es-tu mort, que tu demeures sourd au bruit de mon
sifflet, et aveugle à la lueur de l'incendie?»
Et le grillon, quelques affectueuses que fussent les paroles de la
salamandre, ne répondait point, soit qu'il dormît d'un magique sommeil,
ou bien soit qu'il eût fantaisie de bouder.
«Oh! chante-moi ta chanson de chaque soir dans ta logette de cendre et
de suie, derrière la plaque de fer écussonnée de trois fleurs de lys
héraldiques!»
Mais le grillon ne répondait point encore, et la salamandre éplorée
tantôt écoutait si ce n'était point sa voix, tantôt bourdonnait avec la
flamme aux changeantes couleurs rose, bleue, rouge, jaune, blanche et
violette.
«Il est mort, il est mort, le grillon mon ami!» Et j'entendais comme des
soupirs et des sanglots, tandis que la flamme, livide maintenant,
décroissait dans le foyer attristé.
«Il est mort! Et puisqu'il est mort, je veux mourir!» Les branches de
sarment étaient consumées, la flamme se traîna sur la braise en jetant
son adieu à la crémaillère, et la salamandre mourut d'inanition.
XI
L'HEURE DU SABBAT.
Qui passe donc si tard à travers la vallée?
H. DE LATOUCHE.--_Le Roi des Aulnes_.
C'est ici! et déjà, dans l'épaisseur des halliers, qu'éclaire à peine
l'oeil phosphorique du chat sauvage tapi sous les ramées;
Aux flancs des rocs qui trempent dans la nuit des précipices leur
chevelure de broussailles, ruisselante de rosée et de vers luisants;
Sur le bord du torrent qui jaillit en blanche écume au front des pins,
et qui bruine en grise vapeur au front des châteaux;
Une foule se rassemble innombrable, que le vieux bûcheron attardé par
les sentiers, sa charge de bois sur le dos, entend et ne voit pas.
Et de chêne en chêne, de butte en butte, se répondent mille cris confus,
lugubres, effrayants: «Hum! hum!--Schup! schup!--Coucou! coucou!»
C'est ici le gibet!--Et voilà paraître dans la brume un juif qui cherche
quelque chose parmi l'herbe mouillée, à l'éclat doré d'une main de
gloire.
Ici finit le troisième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
NOTES:
[1] C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.
* * * * *
Ici commence le quatrième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
LES CHRONIQUES
I
MAITRE OGIER.
(1407)
Le dit roy Charles sixiesme du
nom fust très débonnaire et moult aimé;
et le populaire n'avait en grand'haine
que les ducs d'Orléans et de Bourgogne
qui imposaient des tailles excessives
par tout le royaume.
_Les Annales et Chroniques de
France, depuis la guerre de Troyes
jusques au roy Loys unzième du nom, par
maître Nicolle Gilles._
--«Sire, demanda maître Ogier au roi qui regardait par la petite fenêtre
de son oratoire le vieux Paris égayé d'un rayon de soleil, oyez-vous
point s'ébattre, dans la cour de votre Louvre, ces passereaux gourmands
emmi cette vigne rameuse et feuillue?
--Oui-dà! répondit le roi, c'est un ramage bien divertissant.
--Cette vigne est en votre courtil; cependant point n'aurez-vous le
profit de la cueillette, répliqua maître Ogier avec un bénin sourire;
passereaux sont d'effrontés larrons, et tant leur plaît la picorée
qu'ils seront toujours picoreurs. Ils vendangeront pour vous votre
vigne.
--Oh! nenni, mon compère! je les chasserai, s'écria le roi!»
Il approcha de ses lèvres le sifflet d'ivoire qui pendait à un anneau de
sa chaîne d'or, et en tira des sons si aigus et si perçants que les
passereaux s'envolèrent dans les combles du palais.
--«Sire, dit alors maître Ogier, permettez que je déduise de ceci une
affabulation. Ces passereaux sont vos nobles, cette vigne est le peuple.
Les uns banquètent aux dépens de l'autre. Sire, qui gruge le vilain
gruge le seigneur. Assez de déprédations! Un coup de sifflet, et
vendangez vous-même votre vigne.»
Maître Ogier roulait sur ses doigts d'un air embarrassé la corne de son
bonnet. Charles VI hocha tristement la tête; et serrant la main au
bourgeois de Paris:--«Vous êtes un preud'homme!» soupira-t-il.
II
LA POTERNE DU LOUVRE.
Ce nain était paresseux,
fantasque, méchant; mais il était
fidèle, et ses services étaient
agréables à son maître.
WALTER-SCOTT.--_Le lai du
ménestrel._
Cette petite lumière avait traversé la Seine gelée, sous la tour de
Nesle, et maintenant elle n'était plus éloignée que d'une centaine de
pas, dansant parmi le brouillard, ô prodige infernal! avec un
grésillement semblable à un rire moqueur.
«Qui est-ce là?» cria le suisse de garde au guichet de la poterne du
Louvre.
La petite lumière se hâtait d'approcher et ne se hâtait pas de répondre.
Mais bientôt apparut une figure de nabot habillée d'une tunique à
paillettes d'or et coiffée d'un bonnet à grelot d'argent, dont la main
balançait un rouge lumignon dans les losanges vitrées d'une lanterne.
«Qui est-ce là?» répéta le suisse d'une voix tremblante, son arquebuse
couchée en joue.
Le nain moucha la bougie de sa lanterne, et l'arquebusier distingua des
traits ridés et amaigris, des yeux brillants de malice et une barbe
blanche de givre.
«Ohé! ohé! l'ami, gardez-vous bien de bouter le feu à votre escopette.
Là, là! sang de Dieu! Vous ne respirez que morts et carnage! s'écria le
nain d'une voix non moins émue que celle du montagnard.
--L'ami vous-même! Ouf! Mais qui donc êtes-vous?» demanda le suisse un
peu rassuré. Et il replaçait à son chapeau de fer la mèche de son
arquebuse.
--«Mon père est le roi Nacbuc et ma mère la reine Nacbuca. Ioup! ioup!
iou!» répondit le nain, tirant la langue d'un empan et pirouettant deux
tours sur un pied.
Cette fois le soudard claqua des dents. Heureusement il se ressouvint
qu'il avait un chapelet pendu à son ceinturon de buffle.
--«Si votre père est le roi Nacbuc, _pater noster_, et votre mère la
reine Nacbuca, _qui es in coelis_, vous êtes donc le diable,
_sanctificetur nomen tuum_? balbutia-t-il demi-mort de frayeur.
--Eh non! dit le porte-falot, je suis le nain de Monseigneur le roi qui
arrive cette nuit de Compiègne, et qui me dépêche devant pour faire
ouvrir la poterne du Louvre. Le mot de passe est: Dame Anne de Bretagne
et saint Aubin du Cormier.»
III
LES FLAMANDS.
Les Flamands, gent mutine et têtue.
_Mémoires d'Olivier de la Marche_.
La bataille durait depuis none, quand ceux de Bruges lâchèrent le pied
et tournèrent le dos. Il y eut alors, d'une part si épais désarroi, et
de l'autre si rude poursuite, qu'au passage du pont bon nombre de
révoltés croûlèrent pêle-mêle, hommes, étendards, chariots, dans la
rivière.
Le comte entra le lendemain dans Bruges avec une merveilleuse cohue de
chevaliers. Le précédaient ses hérauts d'armes qui sonnaient
horriblement de la trompette. Quelques pillards, la dague au poing,
couraient çà et là, et devant eux fuyaient des pourceaux épouvantés.
C'est vers l'hôtel de ville que se dirigeait la cavalcade hennissante.
Là s'agenouillèrent le bourguemestre et les échevins, criant merci,
mantels et chaperons par terre. Mais le comte avait juré, les deux
doigts sur la Bible, d'exterminer le sanglier rouge dans sa bauge.
«Monseigneur!
--Ville brûlée!
--Monseigneur!
--Bourgeois pendus!»
On ne bouta le feu qu'à un faubourg de la ville, on ne pendit aux gibets
que les capitaines de la milice, et le sanglier rouge fut effacé des
bannières. Bruges s'était racheté pour cent mille écus d'or.
IV
LA CHASSE.
(1412)
Allons! courre un petit le cerf, ce lui dit-il.
_Poésies inédites_.
Et la chasse allait, allait, claire étant la journée, par les monts et
les vaux, par les champs et les bois; les varlets courant, les trompes
fanfarant, les chiens aboyant, les faucons volant, et les deux cousins
côte à côte chevauchant, et perçant de leurs épieux cerfs et sangliers
dans la ramée, de leurs arbalètes hérons et cigognes dans les airs.
«Cousin, dit Hubert à Regnault, il me semble que, pour avoir scellé
notre paix ce matin, vous n'êtes point en gaîté de coeur?
--Oui-dà!» lui répondit-on.
Regnault avait l'oeil rouge d'un fou ou d'un damné; Hubert était
soucieux; et la chasse toujours allait, toujours allait, claire étant la
journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.
Mais voilà que soudain une troupe de gens de pied, embusqués dans la
baume des fées, se rua, la lance bas, sur la chasse joyeuse. Regnault
dégaîna son épée, et ce fut,--signez-vous d'horreur!--pour en bailler
plusieurs coups au travers du corps de son cousin qui vida les étriers.
«Tue, tue!» criait le Ganelon.
Notre-Dame! quelle pitié!--Et la chasse n'allait plus, claire étant la
journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.
Devant Dieu soit l'âme d'Hubert sire de Maugiron, piteusement meurtri le
troisième jour de juillet, l'an quatorze cent douze; et les diables
aient l'âme de Regnault sire de l'Aubépine, son cousin et son meurtrier!
Amen.
V
LES REÎTRES.
Or, un jour Hilarion fut tenté
par un démon femelle qui lui présenta
une coupe de vin et des fleurs.
_Vies des Pères du désert._
Trois reîtres noirs, troussés chacun d'une bohémienne, essayaient, vers
minuit, de s'introduire au moustier avec la clef de quelque ruse.
«Holà! holà!»
C'était un d'eux qui se haussait debout sur l'étrier.
«Holà! un gîte contre l'orage! Quelle méfiance avez-vous? regardez au
pertuis. Ces mignonnes qui nous lient en croupe, ces barillets que nous
guindons en bandoulière, ne sont-ce point filles de quinze ans et vin à
boire?
Le moustier semblait dormir.
«Holà! holà!»
C'était une d'elles grelottant de froid.
«Holà! un gîte, au nom de la benoîte mère du Sauveur! Nous sommes des
pèlerins fourvoyés. La vitre de nos reliquaires, le bord de nos
chaperons, les plis de nos manteaux ruissellent de pluie, et nos
destriers, qui trébuchent de fatigue, ont perdu leurs fers par les
chemins.»
Une clarté rayonna au mitan fendu de la porte.
«Arrière, démons de la nuit!»
C'étaient le prieur et ses moines processionnellement armés de cierges.
«Arrière, filles du mensonge! Dieu nous garde, si vous êtes chair et os,
et si vous n'êtes pas fantômes, d'héberger en notre pourpris des
païennes ou tout au moins des schismatiques!
--Sus! sus!--crièrent les ténébreux cavaliers,--sus! sus!» Et leur galop
fut balayé au loin dans le tourbillon du vent, de la rivière et des
bois.
«Rebouter ainsi des pécheresses de quinze ans que nous aurions induites
en pénitence! grommelait un jeune moine blond et bouffi comme un
chérubin.
--Frère! lui murmura l'abbé dans le cornet de l'oreille, vous oubliez
que Madame Aliénor et sa nièce nous attendent là-haut pour les
confesser.
VI
LES GRANDES COMPAGNIES.
Urbem ingredientur, per muros
current, domos conscendent, per
fenestras intrabunt quasi fur.
_Le prophète_ JOEL, chap. II, v. 9
I
Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de
veille, autour duquel s'épaississaient la ramée, les ténèbres et les
fantômes.
«Oyez la nouvelle! dit un arbalétrier. Le roi Charles cinquième nous
dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d'appointement;
mais on n'englue pas le diable comme un merle à la pipée.»
Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et cette gaîté sauvage redoubla
encore, lorsqu'une cornemuse qui se désenflait pleurnicha comme un
marmot à qui perce une dent.
«Qu'est ceci? répliqua enfin un archer, n'êtes-vous pas las de cette vie
oisive? Avez-vous pillé assez de châteaux, de monastères? Moi je ne suis
ni saoûl, ni repu. Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine!--Le loup
n'est plus qu'un lévrier.--Et vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me
soudoie à ma taille et me rue par les guerres!
Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers
bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.
«Le coq a chanté et saint Pierre a renié Notre-Seigneur!» murmura
l'arbalétrier en se signant.
II
«Noël! Noël! Par ma gaîne, il pleut des carolus!
--Je vous en bâillerai à chacun une boisselée.
--Point de gab?
--Foi de chevalerie!
--Et qui vous bâillera, à vous, si grosse chevance?
--La guerre.
--Où?
--En Espagnes. Mécréants y remuent l'or à la pelle, y ferrent d'or leurs
hacquenées. Le voyage vous duit-il? Nous rançonnerons au pourchas les
Maures qui sont des Philistins!
--C'est loin, messire, les Espagnes!
--Vous avez des semelles à vos souliers.
--Cela ne suffit pas.
--Les argentiers du roi vous compteront cent mille florins pour vous
bouter le coeur au ventre.
--Tope! nous rangeons autour des fleurs de lys de votre bannière la
branche d'épine de nos bourguignotes. Que ramage la ballade?
Oh! du routier
Le gai métier!
--Eh bien! vos tentes sont-elles abattues? vos basternes sont-elles
chargés? Décampons.--Oui, mes soudrilles, plantez ici à votre départ un
gland, il sera, à votre retour, un chêne!»
Et l'on entendait aboyer les meutes de Jacques d'Arquiel qui courait le
cerf à mi-côte.
III
Les routiers étaient en marche, s'éloignant par troupes, l'haquebutte
sur l'épaule. Un archer se querellait à l'arrière-garde avec un juif.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui cracha au visage.
Le juif essuya sa barbe.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui détacha un soufflet.
Le juif leva trois doigts.
«Deux carolus ce pourpoint, larron! s'écria l'archer.
--Miséricorde! en voici trois, s'écria le juif.»
C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un corps de chasse
d'argent sur les manches. Il était troué et sanglant.
_A M. P.-J. David, statuaire._
VII
LES LÉPREUX.
N'approche mie de ces lieux
Cy est le chenil du lépreux.
_Le Lai du lépreux._
Chaque matin, dès que les ramées avaient bu l'aiguail, roulait sur ses
gonds la porte de la Maladrerie, et les lépreux, semblables aux antiques
anachorètes, s'enfonçaient tout le jour parmi le désert, vallées
adamites, édens primitifs dont les perspectives lointaines, tranquilles,
vertes et boisées, ne se peuplaient que de biches broutant l'herbe
fleurie, et que de hérons pêchant dans de clairs marécages.
Quelques-uns avaient défriché des courtils: une rose leur était plus
odorante, une figue plus savoureuse, cultivées de leurs mains. Quelques
autres courbaient des nasses d'osier, ou taillaient des hanaps de buis,
dans des grottes de rocaille ensablées d'une source vive et tapissée
d'un liseron sauvage. C'est ainsi qu'ils cherchaient à tromper les
heures si rapides pour la joie, si lentes pour la souffrance!
Mais il y en avait qui ne s'asseyaient même plus au seuil de la
Maladrerie. Ceux-là, exténués, élanguis, dolents, qu'avait marqués d'une
croix la science des mires, promenaient leur ombre entre les quatre
murailles d'un cloître, hautes et blanches, l'oeil sur le cadran solaire
dont l'aiguille hâtait la fuite de leur vie et l'approche de leur
éternité.
Et lorsque, adossés contre les lourds piliers, ils se plongeaient en
eux-mêmes, rien n'interrompait le silence de ce cloître, sinon les cris
d'un triangle de cigognes qui labouraient la nue, le sautillement du
rosaire d'un moine qui s'esquivait par un corridor, et le râle de la
crécelle des veilleurs qui, le soir, acheminaient d'une galerie ces
mornes reclus à leurs cellules.
VIII
A UN BIBLIOPHILE.
Mes enfants, il n'y a plus de
chevaliers que dans les livres.
_Conte d'une grand'mère à ses
petits enfants._
Pourquoi restaurer les histoires vermoulues et poudreuses du moyen-âge,
lorsque la chevalerie s'en est allée pour toujours, accompagnée des
concerts de ses ménestrels, des enchantements de ses fées et de la
gloire de ses preux?
Qu'importent à ce siècle incrédule nos merveilleuses légendes: saint
Georges rompant une lance contre Charles VII au tournoi de Luçon, le
Paraclet descendant à la vue de tous sur le concile de Trente assemblé,
et le Juif errant abordant près de la cité de Langres l'évêque de
Gotzelin, pour lui raconter la passion de Notre-Seigneur.
Les trois sciences du chevalier sont aujourd'hui méprisées. Nul n'est
plus curieux d'apprendre quel âge a le gerfaut qu'on chaperonne, de
quelles pièces le bâtard écartèle son écu, et à quelle heure de la nuit
Mars entre en conjonction avec Vénus.
Toute tradition de guerre et d'amour s'oublie, et mes fabels n'auraient
pas même le sort de la complainte de Geneviève de Brabant, dont le
colporteur d'images ne sait plus le commencement et n'a jamais su la
fin.
Ici finit le quatrième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
Ici commence le cinquième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
ESPAGNE ET ITALIE
I
LA CELLULE.
L'Espagne, pays classique des
imbroglios, des coups de stylet, des
sérénades et des auto-da-fés.
_Extrait d'une Revue littéraire._
. . . . . . . . . . Et je n'entendrai plus
Les verrous se fermer sur l'éternel reclus.
ALFRED DE VIGNY.--_La Prison_.
Les moines tondus se promènent là-bas, silencieux et méditatifs, un
rosaire à la main, et mesurent lentement de piliers en piliers, de
tombes en tombes, le pavé du cloître, qu'habite un faible écho.
Toi, sont-ce là tes loisirs, jeune reclus qui, seul dans ta cellule,
t'amuses à tracer des figures diaboliques sur les pages blanches de ton
livre d'oraisons, et à farder d'une ocre impie les joues osseuses de
cette tête de mort?
Il n'a pas oublié, le jeune reclus, que sa mère est une gitana, que son
père est un chef de voleurs; et il aimerait mieux entendre, au point du
jour, la trompette sonner le boute-selle pour monter à cheval, que la
cloche tinter matines pour courir à l'église!
Il n'a pas oublié qu'il a dansé le boléro sous les rochers de la sierre
de Grenade avec une brune aux boucles d'oreilles d'argent, aux
castagnettes d'ivoire; et il aimerait mieux faire l'amour dans le camp
des bohémiens que prier Dieu dans le couvent.
Une échelle a été tressée en secret de la paille du grabat; deux
barreaux ont été sciés sans bruit par la lime sourde; et du couvent à la
sierra de Grenade, il y a moins loin que de l'enfer au paradis.
Aussitôt que la nuit aura clos tous les yeux, endormi tous les soupçons,
le jeune reclus rallumera sa lampe et s'échappera de sa cellule à pas
furtifs, un tromblon sous sa robe.
II
LES MULETIERS.
Celui-ci n'interrompait sa
longue romance que pour encourager ses
mules en leur donnant le nom de belles
et valeureuses, ou pour les gourmander,
en les appelant paresseuses et
obstinées.
CHATEAUBRIAND.--_Le dernier
Abencerage_.
Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes
Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules; quelques-uns des
arrières chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques répété par
les cent cavernes de la sierra, les autres tirent des coups de carabine
contre le soleil.
«Voici la place, dit un des guides, où nous avons enterré la semaine
dernière José Matéos, tué d'une balle à la nuque dans une attaque de
brigands. La fosse a été fouillée, et le corps a disparu.
--Le corps n'est pas loin, dit un muletier, je l'aperçois qui flotte au
fond de la ravine, gonflé d'eau comme une outre.
--Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses
nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
--Quelle est cette hutte à la pointe d'une roche? demanda un hidalgo par
la portière de sa chaise. Est-ce la cabane des bûcherons qui ont
précipité dans le gouffre écumeux du torrent ces gigantesques troncs
d'arbres, ou celle des bergers qui paissent leurs chèvres exténuées sur
ces pentes stériles?
--C'est, répondit un muletier, la cellule d'un vieil ermite qui a été
trouvé mort, cet automne, en son lit de feuilles. Une corde lui serrait
le cou, et sa langue lui pendait hors de la bouche.
--Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses
nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
--Ces trois cavaliers cachés dans leurs manteaux, qui, passant près de
nous, nous ont si bien observés, ne sont pas des nôtres. Qui sont-ils?
demanda un moine à la barbe et à la robe toutes poudreuses.
--Si ce ne sont, répondit un muletier, des alguazils du village de
Cienfugos en tournée, ce sont des voleurs qu'aura envoyés à la
découverte l'infernal Gil Pueblo, leur capitaine.
--Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses
nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
--Avez-vous entendu ce coup d'espingole qu'on a lâché là-haut parmi les
broussailles? demanda un marchand d'encre, si pauvre qu'il cheminait
pieds nus. Voyez! la fumée s'évapore dans l'air!
--Ce sont, répondit un muletier, nos gens qui battent les buissons à la
ronde, et brûlent des amorces pour amuser les brigands. Senors et
senorines, courage, et piquez des deux.
--Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous! s'écriaient les brunes Andalouses
nonchalamment bercées au pas de leurs mules.
Et tous les voyageurs prirent le galop au milieu d'un nuage de poussière
qu'enflammait le soleil; les mules défilaient entre d'énormes blocs de
granit, le torrent mugissait dans de bouillonnants entonnoirs, les
forêts pliaient avec d'immenses craquements; et de ces profondes
solitudes que remuait le vent sortaient des voix confusément menaçantes,
qui tantôt s'approchaient, tantôt s'éloignaient, comme si une troupe de
voleurs rôdait aux environs.
III
LE MARQUIS D'AROCA.
Mets-toi voleur de grand
chemin, tu gagneras ta vie.
CALDERON.
Qui n'aime, aux jours de la canicule dans les bois, lorsque les geais
criards se disputent la ramée et l'ombre, un lit de mousse et la feuille
à l'envers du chêne?
* * * * *
Les deux larrons bâillèrent, demandant l'heure au bohémien qui les
poussait du pied comme des pourceaux.
«Debout! répondit celui-ci, debout! Il est l'heure de décamper. Le
marquis d'Aroca flaire notre piste avec six alguazils.
--Qui? le marquis d'Aroca, dont j'ai escamoté la montre à la procession
des révérends pères dominicains de Santillane! dit l'un.
--Le marquis d'Aroca, dont j'ai enfourché la mule à la foire de
Salamanque! dit l'autre.
--Lui-même, répliqua le gitano; hâtons-nous de gagner le couvent des
trappistes pour nous y cacher une neuvaine sous le froc!
--Halte-là! un moment! rendez-moi d'abord ma montre et ma mule!
C'était le marquis d'Aroca, à la tête de ses six alguazils, lequel
écartait d'une main le feuillage blanc des noisetiers, et de l'autre
signait au front les brigands de la pointe de son épée.
IV
HENRIQUEZ.
Je le vois bien, il est dans ma
destinée d'être pendu ou marié.
LOPE DE VEGA.
«Il y a un an que je vous commande, leur dit le capitaine, qu'un autre
me succède. J'épouse une riche veuve de Cordoue, et je renonce au stylet
du brigand pour la baguette du corrégidor.»
Il ouvrit le coffre: c'était le trésor à partager, pêle-mêle des vases
sacrés, des bijoux, des quadruples, une pluie de perles et une rivière
de diamants.
«A toi Henriquez, les boucles d'oreilles et la bague du marquis d'Aroca!
à toi qui l'a tué d'un coup de carabine dans sa chaise de poste!»
Henriquez coula à son doigt la topaze ensanglantée, et pendit à ses
oreilles les améthystes taillées en forme de gouttes de sang.
Tel fut le sort de ces boucles d'oreilles dont s'était parée la duchesse
de Médina-Coeli, et qu'Henriquez, un mois plus tard, donna en échange
d'un baiser à la fille de geôlier de la prison!
Tel fut le sort de cette bague qu'un hidalgo avait achetée d'un émir au
prix d'une blanche cavale, et dont Henriquez paya un verre d'eau-de-vie,
quelques minutes avant d'être pendu!
V
L'ALERTE.
Ne se séparant jamais plus de
sa carabine que Dona Inès de la bague
du bien aimé!
_Chanson espagnole_.
La Posada[1], un paon sur son toit, allumait ses vitres à l'incendie
lointain du soleil couchant, et le sentier serpentait lumineux dans la
montagne.
* * * * *
«Chut! n'avez-vous rien entendu, vous autres? demanda un des guérillas,
collant son oreille à la fente du volet.
--Ma mule, répondit un arriéro, a fait un pet dans l'écurie.
--Gavache! s'écria le brigand, est-ce pour un pet de ta mule que j'arme
cette carabine? Alerte! alerte! Une trompette! voici les dragons
jaunes.»
Et soudain, au chocs des pots, aux grincements de la guitare, au rire
des servantes, au brouhaha de la foule, succéda un silence à travers
lequel eût bourdonné le vol d'une mouche.
Mais ce n'était que la corne d'un vacher. Les arriéros, avant de brider
leurs mules pour gagner le large, achevèrent leur outre à moitié bue; et
les bandits, qu'agaçaient en vain les grasses maritornes de la noire
hôtellerie, grimpèrent aux soupentes, en bâillant d'ennui, de fatigue et
de sommeil.
VI
PADRE PUGNACCIO.
Rome est une ville où il y a
plus de sbires que de citadins, plus de
moines que de sbires.
_Voyage en Italie._
Rira bien qui rira le dernier.
_Proverbe populaire._
Padre Pugnaccio, le crâne hors du capuce, montait les escaliers du dôme
Saint-Pierre, entre deux dévotes enveloppées de mantilles, et l'on
entendait les cloches et les anges se quereller dans la nuit.
L'une des dévotes,--c'était la tante,--récitait un _ave_ sur chaque
grain de son rosaire; et l'autre,--c'était la nièce,--lorgnait du coin
de l'oeil un joli officier des gardes du pape.
Le moine marmottait à la vieille femme: «Dotez mon couvent.» Et
l'officier glissait à la jeune fille un billet doux musqué.
La pécheresse essuyait quelques larmes; l'ingénue rougissait de plaisir;
le moine calculait mille piastres à douze pour cent d'intérêt, et
l'officier retroussait le poil de sa moustache dans un miroir de poche.
Et le diable, tapi dans la grande manche de Padre Pugnaccio, ricana
comme Polichinelle!
VII
LA CHANSON DU MASQUE.
Venise au visage de masque.
LORD BYRON.
Ce n'est point avec le froc et le chapelet, c'est avec le tambour de
basque et l'habit de fou que j'entreprends, moi, ce pèlerinage à la
mort!
Notre troupe bruyante est accourue sur la place Saint-Marc, de
l'hôtellerie du signor Arlecchino, qui nous avait tous conviés à un
régal de macarons à l'huile et de polenta à l'ail.
Marions nos mains, toi qui, monarque éphémère, ceins la couronne de
papier doré, et vous, ses grotesques sujets, qui lui formez un cortège
de vos manteaux de mille pièces, de vos barbes de filasse et de vos
épées de bois.
Marions nos mains pour chanter et danser une ronde, oubliés de
l'Inquisiteur, à la splendeur magique de girandoles de cette nuit rieuse
comme le jour.
Chantons et dansons, nous qui sommes joyeux, tandis que ces
mélancoliques descendent le canal sur le banc des gondoliers, et
pleurent en voyant pleurer les étoiles.
Dansons et chantons, nous qui n'avons rien à perdre, et tandis que,
derrière le rideau où se dessine l'ennui de leurs fronts penchés, nos
patriciens jouent d'un coup de cartes palais et maîtresses!
Ici finit le cinquième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
NOTE:
[1] Petite hôtellerie espagnole.
* * * * *
Ici commence le sixième
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
SILVES
I
MA CHAUMIERE.
En automne, les grives
viendraient s'y reposer, attirées par
les baies au rouge vif du sorbier des
oiseleurs.
_Le baron_ R. MONTHERMÉ.
Levant ensuite les yeux, la
bonne vieille vit comme la bise
tourmentait les arbres et dissipait les
traces des corneilles qui sautaient sur
la neige autour de la grange.
_Le poète allemand_ VOSS.
--_Idylle_ XIII.
Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et
l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui
enchâsse les perles de la pluie, et quelques giroflée qui fleure
l'amande.
Mais l'hiver, quel plaisir! quand le matin aurait secoué ses bouquets de
givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la
forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture,
dans la neige et la brume.
Quel plaisir! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée
flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines
des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns
joûter, les autres prier encore.
Et quel plaisir! la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le
point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq
d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes
du village endormi.
Ah! si le roi nous lisait dans son Louvre,--ô ma muse inabritée contre
les orages de la vie,--le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'ils
ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une
chaumine!
II
JEAN DES TILLES.
C'est le tronc du vieux saule
et ses rameaux penchants.
H. DE LATOUCHE.--_Le Roi
des Aulnes_.
«Ma bague, ma bague!» Et le cri de la lavandière effraya dans la souche
d'un saule, un rat qui filait sa quenouille.
Encore un tour de Jean des Tilles, l'ondin malicieux et espiègle qui
ruisselle, se plaint et rit sous les coups redoublés du battoir!
Comme s'il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais massifs de la
rive, les nèfles mûres qu'il noie dans le courant.
«Jean le voleur! Jean qui pêche et qui sera pêché! Petit Jean, friture
que j'ensevelirai blanc d'un linceul de farine dans l'huile enflammée de
la poêle!»
Mais alors des corbeaux, qui se balançaient à la verte flèche des
peupliers, croassèrent dans le ciel moite et pluvieux.
Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d'ablettes, enjambèrent
le gué jonché de cailloux, d'écume, d'herbes et de glaïeuls.
_A M. le Baron R._
III
OCTOBRE.
Adieu, derniers beaux jours!
ALPH. DE LAMARTINE.--_L'Automne_.
Les petits Savoyards sont de retour, et déjà leur cri interroge l'écho
sonore du quartier; comme les hirondelles précèdent le printemps, il
précèdent l'hiver.
Octobre, le courrier de l'hiver, heurte à la porte de nos demeures. Une
pluie intermittente inonde la vitre offusquée, et le vent jonche des
feuilles mortes du platane le perron solitaire.
Voici venir ces veillées de famille, si délicieuses quand tout au dehors
est neige, verglas et brouillards, et que les jacinthes fleurissent sur
la cheminée à la tiède atmosphère du salon.
Voici venir la Saint-Martin et ses brandons, Noël et ses bougies, le
jour de l'an et ses joujoux, les Rois et leur fève, le Carnaval et sa
marotte.
Et Pâques enfin, Pâques aux hymnes matinales et joyeuses, Pâques dont
les jeunes filles reçoivent la blanche hostie et les oeufs rouges!
Alors un peu de cendre aura effacé de nos fronts l'ennui de six mois
d'hiver, et les petits Savoyards salueront du haut la colline et le
hameau natal.
IV
CHEVREMORTE[1].
Et moi aussi j'ai été déchiré
par les épines de ce désert, et j'y
laisse chaque jour quelque partie de ma
dépouille.
_Les Martyrs, livre_ X.
Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bourgeons
du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent
d'amour ensemble.
Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée; et
rien pour charmer l'oreille que le cri du petit oiseau en quête d'un
brin d'herbe.
Désert qui n'entend plus la voix de Jean-Baptiste! Désert que n'habitent
plus ni les hermites ni les colombes!
Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, une main à la
vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.
Le poète est comme la giroflée qui s'attache, frêle et odorante, au
granit, et demande moins de terre que de soleil.
Mais hélas! je n'ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux
si charmants qui réchauffaient mon génie!
22 Juin 1832.
NOTE:
[1] A une demi-lieue de Dijon.
V
ENCORE UN PRINTEMPS.
Toutes les pensées, toutes les
passions qui agitent le coeur mortel
sont les esclaves de l'amour.
COLERIDGE.
Encore un printemps,--encore une goutte de rosée qui se bercera un
moment dans mon calice amer, et qui s'en échappera comme une larme.
O ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais
tes douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes! s'il y a eu dans
mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi, quelqu'un de
trompé, ce n'est pas vous!
O printemps! petit oiseau de passage, notre hôte d'une saison qui chante
mélancoliquement dans le coeur du poète et dans la ramée du chêne!
Encore un printemps,--encore un rayon du soleil de mai au front du jeune
poète, parmi le monde, au front du vieux chêne, parmi les bois!
Paris, 11 Mai 1836.
_A M. A. de Latour._
VI
LE DEUXIEME HOMME.
Et nunc, Domine, tolle quaeso,
animam meam a me, quia melior est mihi
mors quam vita.
JONAS, _cap_. IV, _v_. 3.
J'en jure par la mort, dans un monde pareil.
Non, je ne voudrais pas rajeunir d'un soleil.
ALPH. DE LAMARTINE.--_Méditations_.
Enfer!--Enfer et paradis!--cris de désespoir! cris de joie!--blasphèmes
des réprouvés! concerts des élus!--âmes des morts, semblables aux chênes
de la montagne déracinés par les démons! âmes des morts, semblables aux
fleurs de la vallée cueillies par les anges.
* * * * *
Soleil, firmament, terre et homme, tout avait commencé, tout avait fini.
Une voix secoua le néant.--«Soleil? appela cette voix, du seuil de la
radieuse Jérusalem.--Soleil? répétèrent les échos de l'inconsolable
Josaphat.»--Et le soleil ouvrit ses cils d'or sur le chaos des mondes.
Mais le firmament pendait comme un lambeau d'étendard.--«Firmament?
appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem.--Firmament?
répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat.» Et le firmament
déroula aux vents ses plis de pourpre et d'azur.
Mais la terre voguait à la dérive, comme un navire foudroyé qui ne porte
dans ses flancs que des cendres et des ossements.--«Terre? appela cette
voix, du seuil de la radieuse Jérusalem.--Terre? répétèrent les échos de
l'inconsolable Josaphat.»--Et la terre ayant jeté l'ancre, la nature
s'assit, couronnée de fleurs, sous le porche des montagnes aux cent
mille colonnes.
Mais l'homme manquait à la création, et tristes étaient la terre et la
nature, l'une de l'absence de son roi, l'autre de l'absence de son
époux.--«Homme? appela cette voix, du seuil de la radieuse
Jérusalem.--Homme? répétèrent les échos de l'inconsolable Josaphat.» Et
l'hymne de délivrance et de grâces ne brisa point le sceau dont la mort
avait plombé les lèvres de l'homme endormi pour l'éternité dans le lit
du sépulcre.
«Ainsi soit-il! dit cette voix, et le seuil de la radieuse Jérusalem se
voila de deux sombres ailes.--Ainsi soit-il! répétèrent les échos, et
l'inconsolable Josaphat se remit à pleurer.»--Et la trompette de
l'archange sonna d'abîme en abîme, tandis que tout croulait avec un
fracas et une ruine immense: le firmament, la terre et le soleil, faute
de l'homme, cette pierre angulaire de la création!
Ici finit le sixième et dernier
Livre des Fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit
* * * * *
A M. SAINTE-BEUVE.
Je prierai les lecteurs de ce
mien labeur qu'ils veuillent prendre en
bonne part tout ce que j'y ai écrit.
_Mémoires du_ SIRE DE
JOINVILLE.
L'homme est un balancier qui frappe une monnaie à son coin. Le quadruple
porte l'empreinte de l'empereur, la médaille, du pape, le jeton, du fou.
Je marque mon jeton à ce jeu de la vie où nous perdons coup sur coup et
où le diable, pour en finir, râfle joueurs, dés et tapis vert.
L'empereur dicte ses ordres à ses capitaines, le pape adresse des bulles
à la chrétienté, et le fou écrit un livre.
Mon livre, le voilà tel que je l'ai fait et tel qu'on doit le lire,
avant que les commentateurs ne l'obscurcissent de leurs
éclaircissements.
Mais ce ne sont point ces pages souffreteuses, humble labeur ignoré des
jours présents, qui ajouteront quelque lustre à le renommée poétique des
jours passés.
Et l'églantine du ménestrel sera fanée, que fleurira toujours la
giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des
monastères.
Paris, 20 septembre 1836.
* * * * *
PIECES DÉTACHÉES
EXTRAITES DU PORTEFEUILLE DE L'AUTEUR
LE BEL ALCADE.
Il me disait, le bel Alcade:
«Tant que pendra sur la cascade
Le saule aux rameaux chevelus,
Tu seras, vierge qui console,
Et mon étoile et ma boussole.»
Pourquoi pend donc encor le saule,
Et pourquoi ne m'aime-t-il plus?
_Romance espagnole_.
C'est pour te suivre, ô bel Alcade, que je me suis exilée de la terre
des parfums, où gémissent de mon absence mes compagnes dans la prairie,
mes colombes dans le feuillage des palmiers.
Ma mère, ô bel Alcade, tendit de sa couche de douleurs la main vers moi;
cette main retomba glacée, et je ne m'arrêtai pas au seuil pour pleurer
ma mère qui n'était plus.
Je n'ai point pleuré, ô bel Alcade, lorsque le soir, seule avec toi et
notre barque errant loin du bord, les brises embaumées de ma patrie
traversaient les flots pour venir me trouver.
J'étais, disais-tu alors dans tes ravissements, ô bel Alcade, j'étais
plus charmante que la lune, sultane de sérail aux mille lampes d'argent.
Tu m'aimais, ô bel Alcade, et j'étais fière et heureuse: depuis que tu
me repousses je ne suis plus qu'un humble pécheresse qui confesse en
pleurant la faute qu'elle a commise.
Quand donc, ô bel Alcade, sera-t-elle écoulée, ma source de larmes
amères? Quand l'eau de la fontaine du roi Alphonse ne sera plus vomie
par la gueule des lions.
L'ANGE ET LA FÉE.
Une fée est cachée en tout ce que tu vois.
VICTOR HUGO.
Une fée parfume la nuit mon sommeil fantastique des plus fraîches, des
plus tendres haleines de juillet,--cette même bonne fée qui replante en
son chemin le bâton du vieil aveugle égaré, et qui essuie les larmes,
guérit la douleur de la petite glaneuse dont une épine a blessé le pied
nu.
La voici, me berçant comme un héritier de l'épée ou de la harpe, et
écartant de ma couche avec une plume de paon les esprits qui me
dérobaient mon âme pour la noyer dans un rayon de la lune ou dans une
goutte de rosée.
La voici, me racontant quelqu'une de ses histoires des vallées et des
montagnes, soit les amours mélancoliques des fleurs du cimetière, soit
les joyeux pèlerinages des oiseaux à Notre-Dame-des-Cornouillers.
* * * * *
Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un ange, qui descendait les
ailes frémissantes, du temps étoilé, posa un pied sur la rampe du
gothique balcon, et heurta de sa palme d'argent aux vitraux peints de la
haute fenêtre.
Un séraphin, une fée, qui s'étaient enamourés naguère l'un de l'autre au
chevet d'une jeune mourante, qu'elle avait douée à sa naissance de
toutes les grâces des vierges, et qu'il porta expirée dans les délices
du Paradis!
La main qui berçait mes rêves s'était retirée avec mes rêves eux-mêmes.
J'ouvris les yeux. Ma chambre aussi profonde que déserte s'éclairait
silencieusement des nébulosités de la lune; et le matin, il ne me reste
plus des affections de la bonne fée que cette quenouille: encore ne
suis-je pas sûr qu'elle ne soit pas de mon aïeule.
LA PLUIE.
Pauvre oiseau que le ciel bénit!
Il écoute les vents bruire,
Chante, et voit des gouttes d'eau luire
Comme des perles dans son nid!
VICTOR HUGO.
Et cependant que ruisselle la pluie, les petits charbonniers de la
Forêt-Noire entendent, de leur lit de fougère parfumée, hurler au dehors
la bise comme un loup.
Ils plaignent la biche fugitive que relancent les fanfares de l'orage,
et l'écureuil tapi au creux d'un chêne, qui s'épouvante de l'éclair
comme de la lampe du chasseur des mines.
Ils plaignent la famille des oiseaux, la bergeronnette qui n'a que son
aile pour abriter sa couvée, et le rouge-gorge dont la rose, ses amours,
s'effeuille au vent.
Ils plaignent jusqu'au vers luisant qu'une goutte de pluie précipite
dans des océans d'un rameau de mousse.
Ils plaignent le pèlerin attardé qui rencontre le roi Pialus et la reine
Wilberta, car c'est l'heure où le roi mène boire son palefroi de vapeurs
au Rhin.
Mais ils plaignent surtout les enfants fourvoyés qui se seraient engagés
dans l'étroit sentier frayé par une troupe de voleurs, ou qui se
dirigeraient vers la lumière lointaine de l'ogresse.
Et le lendemain, au point du jours, les petits charbonniers trouvèrent
leur cabane de ramée, d'où ils pipaient les grives, couchée sur le gazon
et leurs gluaux noyés dans la fontaine.
LES DEUX ANGES.
Ces deux êtres qu'ici, la nuit, un saint mystère....
VICTOR HUGO.
«Planons, lui disais-je, sur les bois que parfument les roses;
jouons-nous dans la lumière et l'azur des cieux, oiseaux de l'air, et
accompagnons le printemps voyageur.»
La mort me la ravit échevelée et livrée au sommeil d'un évanouissement,
tandis que, retombé dans la vie, je tendais en vain les bras à l'ange
qui s'envolait.
Oh! si la mort eût tinté sur notre couche les noces du cercueil, cette
soeur des anges m'eût fait monter aux cieux avec elle, ou je l'eusse
entraînée avec moi aux enfers!
Délirantes joies du départ pour l'ineffable bonheur de deux âmes qui,
heureuses et s'oubliant partout où elles ne sont plus ensemble, ne
songent plus au retour.
Mystérieux voyage de deux anges qu'on eût vus, au point du jour,
traverser les espaces et recevoir sur leurs blanches ailes la fraîche
rosée du matin!
Et dans le vallon, triste de notre absence, notre couche fût demeurée
vide au mois des fleurs, nid abandonné dans le feuillage.
LE SOIR SUR L'EAU.
Bords où Venise est reine de la mer.
ANDRÉ CHÉNIER.
La noire gondole se glissait le long des palais de marbre, comme un
bravo qui court à quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne
sous sa cape,
Un cavalier et une dame y causaient d'amour:--«Les orangers si parfumés,
et vous si indifférente! Ah! signora, vous êtes une statue dans un
jardin!
--Ce baiser est-il d'une statue, mon Georgio? pourquoi
boudez-vous?--Vous m'aimez donc?--Il n'est pas au ciel une étoile qui ne
le sache, et tu ne le sais pas?
--Quel est ce bruit?--Rien, sans doute le clapotement des flots qui
monte et descend une marche des escaliers de la Giudecca.
--Au secours! au secours!--Ah! mère du sauveur, quelqu'un qui se
noie!--Écartez-vous; il est confessé», dit un moine qui parut sur la
terrasse.
Et la noire gondole força de rames, se glissant le long des palais de
marbre comme un bravo qui revient de quelque aventure de nuit, un stylet
et une lanterne sous sa cape.
MADAME DE MONTBAZON.
Mme de Montbazon était une fort
belle créature qui mourut d'amour, cela
pris à la lettre, l'autre siècle, pour
le chevalier de la Rüe qui ne l'aimait
point.
_Mémoires de_ SAINT-SIMON.
La suivante rangea sur la table un vase de fleurs et les flambeaux de
cire, dont les reflets moiraient de rouge et de jaune les rideaux de
soie bleue au chevet du lit de la malade.
«Crois-tu, Mariette, qu'il viendra?--Oh! dormez, dormez un peu,
Madame!--Oui, je dormirai bientôt pour rêver à lui toute l'éternité.»
On entendit quelqu'un monter l'escalier. «Ah! si c'était lui!» murmura
la mourante, en souriant, le papillon des tombeaux déjà sur les lèvres.
C'était un petit page qui apportait de la part de la reine, à Madame la
duchesse, des confitures, des biscuits et des élixirs sur un plateau
d'argent.
«Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante, il ne viendra
pas! Mariette, donne-moi une de ces fleurs que je la respire et la baise
pour l'amour de lui!»
Alors Madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle
était morte d'amour, rendant son âme dans le parfum d'une jacinthe.
L'AIR MAGIQUE DE JEHAN DE VITTEAUX.
C'est sans doute un des
coqueluchiers des cornards d'Évreux, ou
un de la confrérie des Enfants
Sans-Souci de la ville de Paris, ou
bien un ménétrier qui chante la langue
d'oc.
FERDINAND LANGLÉ.--_Fabel de
la Dame de la belle sagesse._
La feuillée verte et touffue: un clerc du gai savoir qui voyage avec sa
gourde et son rebec, et un chevalier armé d'une énorme épée à couper en
deux la tour de Montléry.
LE CHEVALIER:--«Halte-là! ta gargoulette, vassal; j'ai trois grains de
sable dans le gosier.
LE MUSICIEN:--A votre plaisir, mais n'y buvez qu'un petit coup, d'autant
que le vin est cher cette année.
LE CHEVALIER (_faisant la grimace après avoir tout bu_):--Il est aigre
ton vin; tu mériterais, vassal, que je te brisasse ta gourde sur les
oreilles.»
Le clerc du gai savoir approcha, sans mot dire, l'archet de son rebec et
joua l'air magique de Jehan de Vitteaux.
Cet air eût délié les jambes d'un paralytique. Or voilà que le chevalier
dansait sur la pelouse, son épée appuyée contre l'épaule comme un
hallebardier qui va-t-en guerre.
«Merci! nécroman» cria-t-il bientôt, hors d'haleine. Et il giguait
toujours.
«Oui-dà! payez-moi d'abord mon vin, ricana le musicien. Vos agneaux
d'or, s'il vous plaît, ou je vous mène, ainsi dansant, par les vallées
et les bourgs, au pas d'arme de Marsannay!
--«Tiens»,--dit le chevalier, après avoir fouillé à son escarcelle, et
détachant son cheval dont les rênes étaient passées au rameau d'un
chène--«tiens! et m'étrangle le diable si je bois jamais à la calebasse
d'un vilain!»
LA NUIT D'APRES UNE BATAILLE
Et les corbeaux vont commencer.
VICTOR HUGO.
I
Une sentinelle, le mousquet au bras et enveloppée dans son manteau, se
promène le long du rempart. Elle se penche entre les noirs créneaux de
moment en moment, et observe d'un oeil attentif l'ennemi dans son camp.
II
Il allume les feux au bord des fossés pleins d'eau; le ciel est noir; la
forêt est pleine de bruits; le vent chasse la fumée vers le fleuve et se
plaint en murmurant dans les plis des étendards.
III
Aucune trompette ne trouble l'écho; aucun chant de guerre n'est répété
autour de la pierre du foyer; des lampes sont allumées dans les tentes
au chevet des capitaines morts l'épée à la main.
IV
Mais voici que la pluie ruisselle sur les pavillons; le vent qui glace
la sentinelle engourdie, les hurlements des loups qui s'emparent du
champ de bataille, tout annonce ce qui se passe d'étrange sur la terre
et dans le ciel.
V
Toi qui reposes paisiblement au lit de la tente, souviens-toi toujours
qu'il ne s'en est fallu peut-être aujourd'hui que d'un pouce de lame
pour percer ton coeur.
VI
Tes compagnons d'armes, tombés avec courage au premier rang, ont acheté
de leur vie la gloire et le salut de ceux qui bientôt les auront
oubliés.
VII
Une sanglante bataille a été livrée; perdue ou gagnée, tout sommeille
maintenant; mais combien de braves ne s'éveilleront plus ou ne se
réveilleront demain que dans le ciel!
LA CITADELLE DE WOLGAST.
--Où allez-vous? qui êtes-vous?
--Je suis porteur d'une lettre
pour le lord général.
_Woodstock_.--WALTER SCOTT.
Comme elle est calme et majestueuse la citadelle blanche, sur l'Oder,
tandis que de toutes les embrasures les canons aboient contre la ville
et le camp, et les couleuvrines dardent en sifflant leurs langues sur
les eaux couleur de cuivre.
Les soldats du roi de Prusse sont maîtres de Wolgast, de ses faubourgs
et de l'une et de l'autre rive du fleuve; mais l'aigle à deux têtes de
l'empereur d'Allemagne berce encore ses ailerons dans les plis du
drapeau de la citadelle.
Tout à coup, avec la nuit, la citadelle éteint ses soixante bouches à
feu. Des torches s'allument dans les casemates, courent sur les
bastions, illuminent les tours et les eaux, et une trompette gémit dans
les créneaux comme la trompette du jugement.
Cependant la poterne de fer s'ouvre, un soldat s'élance dans une barque
et rame vers le camp; il aborde: «Le capitaine Beaudoin, dit-il, a été
tué; nous demandons qu'on nous permette d'envoyer son corps à sa femme
qui habite Oderberg sur la frontière; lorsqu'il y aura trois jours que
le corps voguera sur l'eau, nous signerons la capitulation.»
Le lendemain, à midi, sortit de la triple enceinte de pieux qui hérisse
la citadelle une barque, longue comme un cercueil, que la ville et la
citadelle saluèrent de sept coups de canon.
Les cloches de la ville étaient en branle, on était accouru à ce triste
spectacle de tous les villages voisins, et les ailes des moulins à vent
demeuraient immobiles sur les collines qui bordent l'Oder.
LE CHEVAL MORT.
Le fossoyeur:--Je vous vendrai
de l'os pour fabriquer des boutons.
Le pialey:--Je vous vendrai de
l'os pour garnir le manche de vos
poignards.
_La Boutique de l'Armurier_.
La voirie! et à gauche, sous un gazon de trèfle et de luzerne, les
sépultures d'un cimetière; à droite, un gibet suspendu qui demande aux
passants l'aumône comme un manchot.
* * * * *
Celui-là, tué d'hier, les loups lui on déchiqueté la chair sur le col en
si longues aiguillettes qu'on le dirait paré encore pour la cavalcade
d'une touffe de rubans rouges.
Chaque nuit, dès que la lune blémira le ciel, cette carcasse s'envolera,
enfourchée par une sorcière qui l'éperonnera de l'os pointu de son
talon, la bise soufflant dans l'orgue de ses flancs caverneux.
Et s'il était à cette heure taciturne un oeil sans sommeil, ouvert dans
quelque fosse du champ de repos, il se fermerait soudain, de peur de
voir un spectre dans les étoiles.
Déjà la lune elle-même, clignant un oeil, ne luit plus de l'autre que
pour éclairer comme une chandelle flottante ce chien, maigre vagabond,
qui lape l'eau d'un étang.
LE GIBET.
Que vois-je remuer autour de ce gibet?
FAUST.
Ah! ce que j'entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu
qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre
stérile dont par pitié se chausse le bois?
Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles
sourdes à la fanfare des hallali?
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu
sanglant à son crâne chauve?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline
pour cravate à ce col étranglé?
C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la
carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant.
SCARBO.
Il regarda sous le lit, dans la
cheminée, dans le bahut;--personne.
Il ne put comprendre par où il s'était
introduit, par où il s'était évadé.
HOFFMANN.--_Contes nocturnes_.
Oh! que de fois je l'ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu'à minuit la lune
brille dans le ciel comme un écu d'argent sur une bannière d'azur semée
d'abeilles d'or!
Que de fois j'ai entendu bourdonner son rire dans l'ombre de mon alcôve,
et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit!
Que de fois je l'ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et
rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d'une
sorcière.
Le croyais-je alors évanoui? le nain grandissait entre la lune et moi,
comme le clocher d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en branle à
son bonnet pointu!
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d'une bougie,
son visage blémissait comme la cire d'un lumignon,--et soudain il
s'éteignait.
A M. DAVID, STATUAIRE.
Le talent rampe et meurt s'il
n'a des ailes d'or.
GILBERT.
Non, Dieu, éclair qui flamboie dans le triangle symbolique, n'est point
le chiffre tracé sur les lèvres de la sagesse humaine!
Non, l'amour, sentiment naïf et chaste qui se voile de pudeur et de
fierté au sanctuaire du coeur, n'est point cette tendresse cavalière qui
répand les larmes de la coquetterie par les yeux du masque de
l'innocence!
Non, la gloire, noblesse dont les armoiries ne se vendirent jamais,
n'est pas la savonnette à vilain qui s'achète, au prix du tarif, dans la
boutique d'un journaliste!
Et j'ai prié, et j'ai aimé, et j'ai chanté, poète pauvre et souffrant!
Et c'est en vain que mon coeur déborde de foi, d'amour et de génie!
C'est que je naquis aiglon avorté! L'oeuf de mes destinées, que n'ont
point couvé les chaudes ailes de la prospérité, est aussi creux, aussi
vide que la noix dorée de l'Égyptien.
Ah! l'homme, dis-le-moi, si tu le sais, l'homme, frêle jouet, gambadant
suspendu aux fils des passions, ne serait-il qu'un pantin qu'use la vie
et que brise la mort?
FIN
* * * * *
TABLE
GASPARD DE LA NUIT
Préface
A M. Victor Hugo
LES FANTAISIES DE GASPARD DE LA NUIT
ÉCOLE FLAMANDE
Harlem
Le Maçon
L'Ecolier de Leyde
La Barbe pointue
Le Marchand de tulipes
Les cinq doigts de la main
La Viole de Gamba
L'Alchimiste
Départ pour le Sabbat
LE VIEUX PARIS
Les deux Juifs
Les Gueux de nuits
Le Falot
La Tour de Nesle
Le Raffiné
L'Office du soir
La Sérénade
Messire jean
La Messe de minuit
Le Bibliphile
LA NUIT ET SES PRESTIGES
La Chambre gothique
Scarbo
Le Fou
Le Nain
Le Clair de lune
La Ronde sous la cloche
Un Rêve
Mon Bisaïeul
Ondine
La Salamandre
L'Heure du Sabbat
LES CHRONIQUES
Maître Ogier (1407)
La Poterne du Louvre
Les Flamands
La Chasse (1412)
Les Reîtres
Les Grandes Compagnies (1364)
Les Lépreux
A un Bibliophile
ESPAGNE ET ITALIE
Le Cellule
Les Muletiers
Le Marquis d'Aroca
Henriquez
L'Alerte
Padre Pugnaccio
La Chanson du Masque
SILVES
Ma Chaumière
Jean de Tilles
Octobre
Chèvremorte
Encore un Printemps
Le deuxième Homme
A M. Sainte-Beuve
PIÊCES DÉTACHÉES
Le bel Alcade
L'Ange et la Fée
La Pluie
Les deux Anges
Le Soir sur l'eau
Madame de Montbazon
L'Air magique de Jehan de Vitteaux
La Nuit d'après une bataille
La Citadelle de Wolgast
Le Chaval mort
Le Gibet
Scarbo
A M. David, statuaire
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GASPARD DE LA NUIT: FANTAISIES À LA MANIÈRE DE REMBRANDT ET DE CALLOT ***
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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