Title : Histoire de la République de Gênes
Author : Emile Vincens
Release date : June 23, 2006 [eBook #18669]
Language : French
Credits : Produced by en9
Produced by en9
Par M. Émile Vincens, Conseiller d'État
Bruxelles Wouters, Raspoet et Ce, Imprimeurs-Libraires 8, Rue d'Assaut
1843
Table de Matières.
LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
Corse; état intérieur.
CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
Noblesse.
LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
extérieures et traités. - Administration des finances.
LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU
PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
CHAPITRE II. - Henri VI.
CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
voisins.
CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
CHAPITRE VIII. - Innocent IV. - Les Fieschi.
CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.
LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
XIIIe au XIVe siècle.
CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
Variations dans le gouvernement de Gênes.
CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta,
doge noble.
CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
Chio.
CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
l'archevêque Visconti, duc de Milan.
CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
CHAPITRE V. Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
Guarco, doge.
CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.
LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
première fois.
CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
CHAPITRE III. - Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations
successives au pouvoir.
CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
France.
CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
devient doge.
LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488) CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan. CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes. CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre Fregose. CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra. CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le gouvernement du duc de Calabre. CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes. CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais. CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes. CHAPITRE X. - Gouvernement d'Augustin Adorno.
LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
CHAPITRE I. - Charles VIII.
CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
doge.
CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
CHAPITRE VI. - François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria
alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto
Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.
CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.
LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
Charles-Quint à Gênes.
CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
CHAPITRE IV. - Jalousies et intrigues intérieures.
CHAPITRE V. - Conjuration de Fieschi.
LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
abandonné au portique Saint-Pierre.
CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
puissances. - Compromis.
CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
1815)
CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.
APPENDICE. NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le général en chef français Masséna. ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux armées autrichienne et française en Italie. CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre les généraux en chef Berthier et Mélas. ACTE DU CONGRES DE VIENNE DU 9 JUIN 1815 (Articles sur les États de Gênes) CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde
Les Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades, habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat: celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire.
Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers, premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre.
Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des partis produit à l'improviste un gouvernement régulier.
Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage d'un dénoûment final.
A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous, devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé.
La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires, et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années.
L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains: ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264. Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement, atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu.
C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides. Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs, mais révélant des faits importants.
Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella et Senarega.
Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune partialité.
Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien.
Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella, qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati.
Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque.
Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France, compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses. Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une histoire.
Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante, sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin. L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio.
Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires; elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure.
Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et il n'a rien enseigné à personne.
Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle (l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès, attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli.
Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays, qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483. Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797 l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura bien moins laissé la liberté.
On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour nous au défaut d'une histoire complète de la république.
Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite. Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres.
Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques, un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire, appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des monuments génois.
Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua; et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je n'aurais pu les atteindre.
Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les récits à dessein.
Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses recherches11.
Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être. Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des vicissitudes de cette époque.
Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose, ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en génois.
LIVRE PREMIER. PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE PREMIER. Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état intérieur.
Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie (549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité; ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait son butin en sûreté2.
Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui, dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain.
Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus, petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques, une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par Dardanus, roi d'Italie4.
Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois.
Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6.
(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du monde, Pavie et Gênes8.
(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise, elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps, le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps.
On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806).
Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets, pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral. Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas; des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui n'avaient pas encore existé.
Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre, hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain.
Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en 936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles délivrées de l'esclavage13.
Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et, pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits au dehors.
C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure. Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza, que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois, enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires. L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants; Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022), devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin, après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape, l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise.
Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les environs d'Algheri et s'y maintinrent.
La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne. N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre, et commanda de les chasser.
Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce fut le prélude des croisades16.
Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves, destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses.
Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait la désavouer.
La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer. La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une épargne bien employée.
Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes et les autres aux mêmes mains.
Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes que les résultats se présenteront.
Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte.
CHAPITRE II.
Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour retourner en Europe1.
Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs, avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se trouvait des marchands génois.
Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie. Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres. Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces villes comme un intérêt de commerce.
Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit, aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente. Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île: on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on n'arrive point sans toucher en Chypre.
La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009). Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris (1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs, vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien.
(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent: Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure, les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition, l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté, lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de cette ville fut entrepris (1097)3.
On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins utiles.
(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon, de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond, marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte. Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4.
Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs. Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés, s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux le départ de la petite flotte5.
Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très- révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses, le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après.
(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi.
Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7.
L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée, nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non- seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins réduits à l'aumône.
Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui, venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur assistance aux opérations militaires.
Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues, se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles.
Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan.
Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire, on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée. Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise.
C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche. Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé, disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours, leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien; car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des Génois.
Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse, momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples.
Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque (1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie. Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse.
Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête du saint sépulcre.
CHAPITRE III.
Les Génois à Césarée.
(1100) Godefroy de Bouillon mourut et Baudouin son frère fut élu pour lui succéder. Ce prince était dans son comté d'Édesse, et il ne lui était pas facile de parvenir sûrement à Jérusalem. L'intrigant patriarche tâchait d'en profiter pour susciter des troubles et un compétiteur au nouveau roi. Il manda au prince d'Antioche de venir prendre le sceptre, mais Bohémond n'était pas en état de répondre à l'invitation. Surpris dans une expédition malheureuse, il était prisonnier chez les Sarrasins. En ce moment une flotte génoise de vingt-huit galères et de huit vaisseaux entra dans le port de Laodicée. Ici nous commençons à trouver pour guide les chroniques contemporaines des Génois. Caffaro, qui les écrivit le premier, était sur la flotte; il rapporte ce qu'il a vu, et, quelques années après, ayant fait hommage de son récit à ses concitoyens, l'approbation du parlement en fit un document authentique.
A Gênes, le premier événement que les annales racontent, c'est la formation d'une compagnie réunie pour expédier une flotte à la terre sainte. Les préparatifs durèrent dix-huit mois, et enfin la flotte était partie au mois d'août 1100. Nous ne savons pas si on recourait à une association aussi générale pour la première fois, ou si c'était le renouvellement d'une précédente société arrivée à son terme; cette dernière opinion est très probable; le nouvel armement semble la suite de celui qui avait déjà porté Embriaco à Joppé, et qui avait fait concourir les Génois au siège de Jérusalem. Mais Caffaro ne commence son récit qu'aux choses où il a pris part. Quoi qu'il en soit, avec dix-huit mois d'efforts, les Génois ne faisaient encore qu'une entreprise de marchands, tandis que nous voyons les Vénitiens, à la même époque, marcher en corps de nation et d'armée, avec leur prince à la tête. C'est, d'un côté, la consistance d'un gouvernement de forme presque monarchique; c'est, de l'autre, la modeste contenance d'une simple commune qui n'a pas de trésor public pour y puiser et qui n'ose pas même attacher au concours spontané de ses concitoyens le sceau de l'autorité nationale.
En arrivant, l'on apprit qu'il n'y avait ni roi à Jérusalem depuis la mort de Godefroy, ni prince à Antioche depuis la captivité de Bohémond. Les Génois prirent d'abord sa principauté sous leur garde; et, secondant un légat du pape qu'ils s'étaient chargés de conduire, ils dépêchèrent à Tancrède, parent de Bohémond, pour le presser de venir prendre le gouvernement d'Antioche, et à Baudouin pour l'encourager à se rendre à sa capitale afin d'y recevoir la couronne. Sur leur invitation, il vint les trouver à Laodicée, et, s'il faut les en croire, il n'accepta le trône qui lui était déféré que sur le serment que les Génois lui firent de l'aider de tout leur pouvoir. Il est certain qu'il se montra favorable pour eux pendant tout son règne. Cependant ce n'est pas sur leur flotte qu'il se mit en chemin vers Jérusalem. Baudouin suivit le rivage par terre jusqu'à Joppé. Il est dit seulement qu'il embarqua sa femme et ses richesses sur les bâtiments qui côtoyaient la rive à sa vue. C'est peut- être toute l'assistance que les Génois lui prêtèrent en ce moment.
Guillaume Embriaco était le consul de la flotte génoise, et, comme nous voyons qu'il n'était pas au nombre des consuls de la compagnie qui l'avait armée, probablement demeurés à Gênes où ils furent aussi les magistrats de la république, il était sans doute leur lieutenant et leur mandataire dans l'expédition. Le nom de consul, commun, dans les villes municipales, aux syndics des professions comme aux magistrats supérieurs, servait, chez les Génois, au dehors comme au dedans, à désigner leurs chefs élus partout où ils avaient à en choisir (1101).
Dès les premiers jours du printemps, la flotte qui avait passé l'hiver à Laodicée, mit à la voile, car la fête de Pâques approchait, et l'on aspirait à voir en ce saint temps Jérusalem et le sépulcre de Jésus- Christ. Le roi Baudouin vint recevoir les Génois au port de Joppé, le seul qui fût alors tenu par les chrétiens. Il les loua et les remercia des services qu'ils venaient rendre à Dieu. Il les conduisit à Jérusalem, ils y furent rendus la veille du grand jour de la résurrection.
Là, ils furent témoins du prodige de la descente du feu sacré sur les lampes du saint sépulcre. Les Génois le voyaient pour la première fois. Caffaro raconte les impressions qu'ils reçurent à ce spectacle avec trop de naïveté et de foi, pour que l'histoire doive craindre de le reproduire dans sa caractéristique simplicité. Il paraît que ce feu céleste descendait comme le sang de saint Janvier coule à Naples; l'opération est aisée ou difficile suivant les temps; quelquefois elle menace même de manquer absolument, d'après certaines circonstances mondaines et politiques qui exigent que le ciel se montre en courroux, surtout quand il doit prendre parti pour ses ministres mécontents. A Jérusalem, le cardinal Maurice, nouveau légat, avait suspendu Daimbert de ses fonctions épiscopales. Le temps des cérémonies pascales était arrivé, et le patriarche humilié frémissait de l'affront de voir passer à d'autres ses attributions les plus solennelles. Il priait, il négociait, enfin il offrit au roi une grande somme d'argent: par ce marché simoniaque il obtint de Baudouin une sorte de pardon, et par lui l'indulgence du légat. On convint des formes suivant lesquelles le patriarche serait admis à se justifier facilement; la suspension fut levée pour lui, et son premier triomphe fut de bénir le chrême du saint jeudi1. Ce ne sont pas ces intrigues que vit ou que voulut nous raconter Caffaro. Tout entier à la dévotion due à ces solennités redoutables, il nous peint ses compatriotes et les chrétiens de tant de nations, pieusement prosternés autour du tombeau du Christ, la veille du jour de Pâques: l'obscurité règne, tous les feux sont éteints en commémoration de la mort et de l'ensevelissement du Sauveur. On attend, on invoque le signe de sa résurrection que doit manifester une flamme nouvelle dans son sépulcre. Mais c'est en vain, le jour finit, la nuit entière se passe et le feu ne paraît point. On priait, on pleurait dans un morne silence interrompu un moment par ce cri douloureux: Seigneur, ayez pitié de nous! L'inquiétude, les murmures étaient au comble. Le légat essaya de les tempérer. Il adressa à la multitude des paroles d'encouragement. «Les miracles, dit-il, sont pour confondre les mécréants; la foi des fidèles n'en a pas besoin.» Cependant à cause des faibles celui-ci se fera. On l'obtiendra du ciel en redoublant les dévotes supplications et les saints exercices. Une procession fut ordonnée; elle quitta l'église en chantant les hymnes de la pénitence, et poussa sa longue marche jusqu'au temple de Salomon. De retour, les voeux de la componction avaient été exaucés. Le légat et le patriarche virent la flamme céleste éclatant dans le saint tombeau. La joie succéda à la douleur. On rendit grâce à Dieu, et, après cet acte solennel, les fidèles allèrent se reposer et se refaire des fatigues de cette pénible attente. Mais pendant ce temps le miracle s'agrandit; l'église de toute part brilla de la céleste lumière. On frappait trois coups sur chaque lampe et elles s'allumaient d'elles-mêmes. Ce prodige se répéta seize fois; et Caffaro s'interrompt pour déclarer à ses compatriotes de Gênes, que c'est ce qu'il a vu; que sans le témoignage de ses yeux, il n'eût pu le croire, et que ce grand prodige doit être tenu pour la chose du monde la plus certaine et la plus incontestable. Ce récit, écrit de conviction, est confirmé par nos autres annalistes des croisades. Le seul Guillaume de Tyr le passe sous silence, soit que, né dans le pays, le miracle répété tous les ans n'eût pour lui rien que de commun, soit qu'ayant traité assez légèrement l'invention de la sainte lance miraculeusement trouvée à Antioche, il n'ait cru avoir qu'à se taire sur le feu sacré. Suivant Guibert de Nogent, l'allocution du légat fut une vive exhortation à abjurer les désordres et à confesser les péchés. Ce jour-là, dit-il, il en fut déclaré de si énormes, que si la pénitence n'y eût remédié, il eût été téméraire d'attendre le feu céleste.
Les actes religieux accomplis, une négociation sérieuse fut ouverte. Les Génois étaient en force; ils pouvaient surtout servir utilement dans le siège des places maritimes, ou plutôt on ne pouvait le tenter sans eux. Mais ils n'étaient point engagés, on n'avait pas le droit d'exiger leur assistance; et, ouvertement venus pour le profit, il leur fallait des dédommagements pour consentir à changer leurs voies mercantiles. La considération des intérêts publics des chrétiens était puissante, mais ne suffisait pas à une compagnie d'armateurs. Suivant un historien2, les Génois demandèrent eux-mêmes la permission de foire quelque conquête sur les Sarrasins; suivant les autres3 le roi envoya des négociateurs sages et insinuants qui parlèrent au consul et aux plus accrédités de la flotte. On les sollicita de ne pas reprendre immédiatement le chemin de l'Italie. On était disposé à leur faire des avantages considérables s'ils voulaient prêter leurs forces à quelques opérations contre l'ennemi; ils répondirent qu'en venant à la terre sainte, leur projet avait été de s'y arrêter quelque temps, d'essayer d'y rendre leur séjour utile à la cause commune et profitable à leur compagnie. Un traité fut bientôt conclu. Le roi consentit à leur assurer, dans toutes les places qui, pendant leur séjour en Syrie, seraient prises par leur secours, le tiers du butin qu'on y trouverait et un quartier de la ville à perpétuité.
La convention s'exécuta d'abord à la conquête d'Arsur. Cette cité maritime fut attaquée par terre et par mer. Après trois jours de résistance elle fut rendue. Les habitants obtinrent de se retirer à Ascalon sans rien emporter avec eux. Leur entière dépouille fut partagée suivant le traité.
On alla mettre le siège devant Césarée. Les habitants envoyèrent d'abord demander pourquoi on les attaquait. Le légat et le patriarche leur firent savoir que leur cité appartenait à saint Pierre, et que ses délégués, chargés de récupérer son héritage, avaient tout droit d'y employer la force. L'entreprise, qui promettait de bien plus riches fruits que celle d'Arsur, était aussi beaucoup plus difficile. Les murailles étaient fortes. Des mâts et des vergues de leurs vaisseaux les Génois construisirent des machines et des tours pour s'élever au-dessus des remparts; mais ces travaux traînaient en longueur ou souffraient des échecs. On se décourageait, on se reprochait la mollesse contractée dans l'hiver de Laodicée. Le vingtième jour du siège, un vendredi (le vendredi est particulièrement vénérable sur la terre même, où à pareil jour le Sauveur monta sur la croix), on assembla toute l'armée. Le patriarche l'exhorta, lui prophétisa la victoire, lui promit les bénédictions célestes et d'abord le pillage. Les Génois répondirent: Fiat! fiat! Les péchés furent confessés, le pain eucharistique distribué, et tous, laissant là les machines, armés d'épées et chargés d'échelles, coururent aux murs. Les assiégés ne purent résister à l'impétuosité de l'assaut. Le courageux Embriaco monta le premier; l'échelle qui l'avait porté se brisa sous le poids de ceux qui le suivaient; un moment il se vit seul sur le rempart et lutta avec un Sarrasin qui s'y trouvait encore. Mais les croisés accoururent, ils s'emparèrent bientôt des portes et poussèrent leurs succès de rue en rue. Les plus riches habitants s'étaient réfugiés dans la mosquée. Ils demandaient la vie au prix de l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le patriarche, à qui ils firent porter cette humble supplication, ne voulut rien promettre sans l'aveu des Génois, et ceux-ci, se hâtant de le donner, volèrent au pillage, parcoururent la ville entière afin de prendre les hommes, les femmes, et de s'emparer de toutes les richesses. On forçait les maisons, souvent on massacrait ceux qui y étaient réfugiés, on enlevait l'argent, les vases, tout ce qui pouvait s'emporter à l'instant, puis on mettait des gardes à la porte pour que les autres biens ne pussent être détournés. Tout prisonnier était soupçonné d'avoir caché sur soi ou d'avoir avalé son or, et les plus singulières violences étaient prodiguées pour ne pas le perdre. On égorgeait enfin les malheureux pour le retrouver dans leur sein. La plupart des hommes périrent, les jeunes garçons et les femmes furent réservés pour l'esclavage, et, dit un auteur, belles ou laides, on les troquait, on se les revendait sur la place. Ainsi l'esprit mercantile, au milieu de ces horreurs, se maintenait froidement; parmi les combattants il y avait des marchands d'esclaves, et ils faisaient leur métier sans perte de temps et sans distraction4.
A la peinture de cette scène atroce où c'est par la rapacité que la cruauté est inspirée, à ces promptes ventes de captifs au milieu des massacres, il faut bien croire que chacun pillait pour soi. En effet, un auteur du temps qui s'écrie: Combien on trouva d'argent, de vases précieux de toutes formes, c'est ce qui ne saurait s'exprimer, ajoute que beaucoup de pauvres devinrent riches tout à coup. Mais si tout ce qui fut pris en ce premier moment n'entra pas dans la masse des dépouilles publiquement partagées, celles-ci furent encore immenses. Jérusalem, où l'on manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous, monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro.
On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient pour les gens de Gênes.
C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient. C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a la couleur6.
CHAPITRE IV.
Établissements des Génois dans la terre sainte.
Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le port de Gênes au mois d'octobre.
(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit soixante et dix à la mer.
Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude.
L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise. L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé.
Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1.
Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon, ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse, en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait réduire.
Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait.
Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux faits et les mérites de chacun3.
(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem, d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5, Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon.
Après chaque expédition, les galères laissaient en Syrie une partie des hommes qu'elles y avaient transportés, et retournaient à Gênes. Chaque printemps ces courses étaient renouvelées. Un de ces armements apporta en Syrie (1109) Bertrand, fils du comte de Toulouse, et les Génois avec lesquels il avait pris passage, s'attachant à ses intérêts, vinrent l'aider à fonder une grande puissance. Le vieux comte était mort sans avoir pu satisfaire sa dernière ambition. Il voulait enlever Tripoli aux ennemis, afin d'en faire le siège d'une principauté respectable. Il avait bâti en face de la ville un château nommé le Mont-Pèlerin; c'est de là qu'il menaçait la place et la tenait en un état continuel de siège ou de blocus. A sa mort, son neveu Jourdain le remplaça d'abord, et continua ses travaux; mais Bertrand vint revendiquer la succession de son père et jusqu'à ses prétentions sur la ville à conquérir. La flotte de Gênes était de soixante et dix galères, comme la précédente; Ansaldo et Hugues, petits-fils ou neveux de Guillaume Embriaco, la commandaient. Toutes ces forces furent à la disposition de Bertrand, qui lui-même conduisait des galères armées dans ses États. Une contestation violente s'éleva d'abord entre les deux cousins. Baudouin s'entremit d'un accord et d'un partage entre eux. Au milieu d'une réconciliation apparente, une querelle entre leurs suivants excita un moment de tumulte, et Jourdain y périt. Bertrand délivré d'un compétiteur, et en possession de toute la succession paternelle, ne pensa plus qu'à presser le siège de sa future capitale. Pendant les préparatifs nécessaires pour y faire concourir Baudouin par terre, et les Génois par mer, les deux Embriaco conduisirent la flotte contre Biblos (le grand Gibel6) et s'en emparèrent. Après cette courte expédition, ils retournèrent devant Tripoli.
Les opérations furent conduites avec grande vigueur, l'appareil des machines génoises n'y fut pas épargné; enfin, les habitants connurent qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps. On leur offrit une capitulation favorable, mais ils se méfiaient de la foi de ceux qui avaient saccagé Ptolémaïs, et ils ne voulaient se mettre qu'entre les mains du roi. Ils n'évitèrent pas la violence qu'ils redoutaient. Tandis qu'on réglait dans une conférence la capitulation, à la condition que chaque habitant emporterait de ses biens ce qu'il pourrait en charger sur soi, les Génois coururent sans ordre à la ville, y pénétrèrent et commencèrent le massacre. Tripoli tomba ainsi au pouvoir de Bertrand de Toulouse. Il s'efforça d'arrêter le pillage. Il devait ménager une ville si importante pour lui et si riche, où, dit-on, se trouvaient quatre mille ouvriers en lin, en soie, ou en laine. Suivant un autre récit, on ne maltraita pas les habitants. Ceux qui furent passés au fil de l'épée étaient des étrangers venus pour renforcer la garnison, qui s'étaient cachés en embuscade. Au reste, les écrivains arabes absolvent les Génois du sang versé; on ne fit, disent-ils, qu'user du droit cruel de la guerre.
(1111) Les utiles auxiliaires du nouveau comte de Tripoli l'aidèrent à réunir à sa principauté Béryte et Sarepta. Ils reçurent le prix de tant de services par les établissements qu'ils formèrent dans ce nouvel État. Ces exploits furent les derniers auxquels ils prirent part pendant le règne de Baudouin. On ne les trouve nommés, ni à l'occasion d'un siège mis inutilement devant Tyr, ni à la prise de Sidon où l'assistance par mer fut prêtée par les Vénitiens et par les pèlerins de Norwége.
(1118) Sous Baudouin II, qui succéda à son cousin Baudouin Ier, ce furent encore les Vénitiens qui procurèrent la conquête de Tyr (1118), et qui par cet exploit compensèrent la disgrâce dont le royaume était affligé. Le prince d'Antioche avait perdu la vie avec sept mille combattants dans une bataille (1123). Josselin, comte d'Edesse, était tombé aux mains des ennemis. Le roi lui-même, dans un combat malheureux, fut fait prisonnier. Sa captivité dura dix-huit mois, et quand il en sortit, sa rançon pensa ruiner le royaume.
La conquête de Tyr fut d'un grand prix. La continuité des possessions chrétiennes, sur les bords de la mer, était désormais établie de Laodicée jusqu'aux frontières d'Égypte, avantage immense pour la sûreté du royaume et des navigateurs. Il ne resta plus aux ennemis, en Syrie, d'autre port qu'Ascalon, la position la plus méridionale de ce rivage.
L'acquisition de Tyr eut d'autres conséquences; elle mit en contact, avec des droits semblables, les Vénitiens, les Génois et les Pisans, tandis que la concorde entre ces deux derniers peuples était mal affermie. Ces rivalités furent fatales au maintien des chrétiens dans la terre sainte; pour en faire comprendre la cause et l'occasion, nous nous arrêterons sur le système d'établissements que les Génois avaient fondé les premiers et que l'admission des Vénitiens venait consolider.
Les chevaliers français ou allemands, et les guerriers de la Pouille de race normande, prenaient ou bâtissaient des châteaux, les érigeaient en fief, chacun isolément et pour lui-même. Les Génois ni les Pisans n'avaient rien de pareil. Ils avaient des colonies nationales et marchandes. Il leur fallait moins d'honneurs, point de titres, mais autant d'indépendance, des privilèges solides, en un mot rien de chevaleresque et plus de profit. Les Vénitiens suivirent cet exemple, quoique la présence et la dignité de leur doge et de leurs nobles les fît toucher au rang des princes et des barons. Quoi qu'il en soit, parmi tant de comtes et de seigneurs on n'entend jamais parler d'aucun Génois. Nul d'entre eux ne rapporta dans son pays des titres féodaux de seigneurie; on ne les voit point compter parmi les chevaliers. Guillaume de Tyr appelle les Embriaco de nobles hommes; cet exemple est unique, et nous avons lieu de croire que lui-même il entend exprimer une considération et une importance individuelle plutôt qu'une noblesse proprement dite de rang et de race. Il est même fort remarquable qu'aucun autre nom propre génois ne se trouve dans les annalistes de la croisade. Pas un n'y semble distingué de la nation en général, à la différence de tant de personnages que les historiens nous font connaître individuellement parmi les guerriers des autres pays.
Les décrets de Baudouin Ier, avant et après la prise de Césarée, sont les premiers modèles des privilèges donnés aux auxiliaires navigateurs, libres des engagements ordinaires des croisés. Ces concessions furent élargies par le traité fait à l'occasion du siège de Ptolémaïs. Celles qui furent accordées aux Vénitiens à la prise de Sidon et ensuite de Tyr sont sur le même plan. Le prince d'Antioche, le comte de Tripoli s'y conformèrent en traitant avec les Génois. Les seigneurs de moindre importance suivirent ces exemples à leur tour.
Les privilèges qui constituaient ces sortes de colonies étaient d'abord le don d'une église, d'une enceinte pour y bâtir des magasins, telle qu'a été depuis, à Gênes, le local du Port-Franc. On eut ensuite la propriété d'une rue entière à Jérusalem, à Jaffa, à Accon. Là on était indépendant; et, comme porte le traité des Vénitiens, ces rues étaient possédées avec le même pouvoir que le roi tenait le reste de la ville. La colonie qui habitait ce quartier vivait sous ses propres lois, avec ses usages; et tout autre que ses membres, qui y prenait ou y conservait son domicile, était sujet au même régime. Le consul y était l'unique magistrat; lui seul traitait et répondait pour tous les siens envers le gouvernement local. Des mesures étaient prises pour qu'aucun Génois rebelle ou réfractaire ne pût désavouer l'autorité de son consul; et, au moyen de cette précaution jalouse, ce peuple, qui naguère dans ses traités faisait exclure des ports de la terre sainte ses voisins de Savone, faisait maintenant déclarer Génois, c'est-à-dire dépendant du consulat, tout ce qui habitait la Ligurie, de Vintimille à Porto-Venere.
Un four banal, un bain public, sont accordés aux colons, et il leur est permis d'y admettre les autres habitants en concurrence des établissements privilégiés de même nature appartenant au roi et aux barons dans les autres quartiers de la ville.
Il en est de même de l'usage des poids et des mesures, et des droits levés sous prétexte de ce service public; ou plutôt, il est stipulé que les colons ne connaîtront que leurs propres poids, soit entre eux, soit en vendant aux autres habitants; quand les Génois achètent hors de leur enceinte, alors seulement ils doivent recourir au poids ou à la mesure du roi, et en payer les droits.
Les successions de leurs morts sont réglées suivant les lois de leur métropole. Le consul recueille les biens de ceux qui meurent sans héritiers présents. Si le consul était absent, le gouvernement local s'en rendrait fidèle dépositaire.
Le consul exerce les fonctions judiciaires. Au criminel, le meurtre et le brigandage sont ordinairement seuls réservés à la justice du roi. Au civil, le consul juge entre ses concitoyens suivant leur loi. Pour mieux les protéger dans leurs rapports avec les gens du pays, il est également le juge des contestations où l'un de ses nationaux se défend. Ce n'est que lorsqu'un Génois appelle en justice des sujets du royaume, qu'il est tenu d'aller plaider devant les juges royaux.
Cette application singulière du principe, qui attache la juridiction au juge de celui qui est attaqué, et qui, pour cet effet, reconnaît le consul d'une population étrangère parmi les magistrats territoriaux, fut le premier fondement de l'institution que nous nommons encore le consulat. Ce que l'on avait exigé dans le royaume de Jérusalem fut demandé dans les pays musulmans ou chrétiens, où l'on alla négocier par mer. L'empereur grec l'admit; et c'est ce qui a fait les établissements de Péra. On peut dire qu'il en subsiste encore une ombre, car les conventions de la terre sainte ont servi de tradition et de précédent aux capitulations des Français en Turquie; elles vivent encore en partie dans notre régime et dans nos privilèges des échelles du Levant. Enfin, ces principes, généralisés, modifiés par le temps et par la jalousie des puissances qui admettent des consuls étrangers, adoptés par tous les peuples chrétiens avec plus ou moins de leurs conséquences, ont été si purement conservés par les Génois, leurs premiers auteurs, qu'encore en 1797 la juridiction du consulat de France à Gênes entre Français, ou entre Français défendeur et Génois demandeur, était exactement celle que les traités dont nous parlons donnèrent, il y a sept cents ans, aux consuls de Gênes en Syrie. Le consul français était magistrat génois de première instance pour les affaires civiles où l'un de ses nationaux était intimé.
Les concessions du tiers des droits royaux et des revenus d'une ville sont des faveurs spéciales indépendantes de ces privilèges généraux constitutifs des établissements. Les Génois obtinrent ce don à Césarée, à Arsur, à Ptolémaïs, les Vénitiens à Tyr: dons immenses si les donataires prenaient une si grosse portion de la recette, sans participer aux charges publiques qu'elle avait été destinée à couvrir. Entre autres droits, il en était levé sur les navires qui portaient ou emportaient les pèlerins, et nous avons vu mentionner des chargements de cinq cents personnes. On nous parle d'arrivées et de retours par centaines de mille. Cet impôt devait être de haute importance; dans le traité fait avec les Vénitiens, en leur accordant à Ptolémaïs la franchise de tout péage, on en excepte le droit sur l'arrivée et le départ des navires chargés de passagers; ils n'en sont affranchis que pour les deux tiers. De même, à Tripoli, les Génois, libres de tout autre impôt, restent soumis à celui qui est perçu sur ce transport; ou plutôt le gouvernement se réserve de l'exiger des pèlerins eux-mêmes.
Les Génois obtinrent aussi comme récompense de leurs services, dans Antioche et dans les autres villes de cette principauté, rue et magasin, juridiction et franchise de commerce; enfin le tiers des revenus de Laodicée. Le comte Bertrand de Tripoli leur donne de même le tiers de sa capitale. Il leur reconnaît en outre la propriété de Gibel et du château du connétable Roger. Gibel est le Byblos des anciens, entre Tripoli et Béryte. C'est la ville que les Génois tenus avec Bertrand de Toulouse prirent pendant les préparatifs du siège de Tripoli, et cependant nous voyons que ce même Bertrand leur en fait don. Il est probable que, simples colons dans les villes voisines, n'ayant point par eux-mêmes de grande principauté, ils crurent rendre leur possession plus respectable à d'avides voisins, en la tenant du comte de Tripoli. D'ailleurs il avait servi d'auxiliaire à la conquête en attaquant la ville du côté de terre, et peut-être la propriété aurait-elle fait naître quelques prétentions opposées. Quoi qu'il en soit, cette donation de ce qui semblait leur appartenir déjà est confondue avec de simples libéralités; il est même remarquable que ce n'est pas à la commune de Gênes que ce présent est fait, c'est à l'église de Saint-Laurent de Gênes7.
Il existe une autre singularité. Quelques années auparavant, le vieux Raymond, père de Bertrand, avait donné la moitié de la même ville de Gibel à l'abbaye Saint-Victor de Marseille8; mais les historiens du Languedoc qui nous l'apprennent, remarquent que cette libéralité, quoique écrite de la manière la plus absolue, n'était qu'éventuelle, car à cette époque, et à sa mort, il n'était pas plus maître de Gibel que de Tripoli. Peut-être, cependant, que dans quelque expédition passagère dont la trace ne s'est pas même conservée, il avait momentanément occupé la première de ces villes, et s'en était cru maître assez paisible pour en faire don. Aussi cette première donation fut-elle sans effet.
(1109) Celle de Bertrand, faite aux Génois, leur accorde aussi des exemptions d'impôts dans sa terre, à eux, à tous les Liguriens de Nice à Porto-Venere, et à tout Lombard qu'ils se seraient associé9. Les historiens ont regardé ce titre comme le fondement des établissements génois et lombards dans tout le Languedoc: cette opinion peut être admise, à en juger sur les faits ultérieurs. On pourrait demander cependant, si plutôt ce n'est pas à sa terre du royaume de Jérusalem que se rapportait la concession de Bertrand.
Guillaume de Tyr, en racontant la prise de Byblos, dit qu'Hugues Embriaco, l'un des neveux de Guillaume, la garda un certain temps, sous une redevance qu'il payait au trésor de Gênes. Un autre Hugues, petit- fils de celui-ci, en était encore gouverneur au moment où l'archevêque écrivait. C'était probablement à l'église Saint-Laurent, et non au fisc, que profitait la redevance, distinction qui peut facilement avoir échappé à l'écrivain tyrien.
Plus tard, l'autre Gibel (le petit Gibel), première conquête des Génois, fut cédé par la commune de Gênes à un autre Embriaco, pour vingt-neuf ans, au prix de deux cent soixante besants par an, au profit du trésor, et de dix besants pour l'ornement de l'autel de Saint-Laurent10. Ce que la commune possédait dans les territoires d'Accon et d'Antioche est également affermé à un autre membre de la même famille, Nicolas Embriaco, au prix de cinquante besants pour la première propriété, et de quatre- vingts pour la seconde. Il s'agit, sans doute, des immeubles dont la république était propriétaire. On ne dit point que les droits à percevoir, ni surtout les revenus du port d'Accon, fussent compris dans ce marché. Au reste, toutes ces valeurs avaient déjà baissé de prix. La principauté d'Antioche avait été envahie plusieurs fois, et Noureddin, menaçant les villes maritimes, s'était montré jusque sur le rivage.
Les écrivains génois postérieurs, interprétant les mêmes textes du XIIe siècle que nous avons sous les yeux, disent que ces concessions pour 29 ans furent données aux Embriaco en fief. Ils ont appliqué ici des expressions qui, pour Gênes, n'ont commencé que dans un autre âge, et qui même n'y ont jamais eu la signification qu'elles ont ailleurs. Quoique, par ces conventions, on ait probablement voulu favoriser et récompenser une famille qui avait si heureusement guidé les entreprises génoises en Syrie, on ne trouve rien qui y donne une couleur féodale. On n'y voit qu'un bail à ferme; et il semble que le terme de vingt-neuf ans suffit pour écarter l'idée d'une constitution de fief telle que les peuples guerriers l'entendaient alors. On trouve seulement que les barons de la terre sainte, avant fait de la ville d'Accon une vicomté, les actes du royaume qualifiaient du titre de vicomtes d'Accon les consuls de Gênes en Syrie, représentants de leur commune dans cette copropriété. Une lettre apostolique de 1155 enjoignait au roi, aux princes et aux barons de Jérusalem de faire jouir les Génois des droits qui leur appartiennent; parmi ces droits, on compte la vicomté d'Accon.
Il est curieux de voir autour de Jérusalem la monarchie, l'aristocratie militaire et nobiliaire et trois républiques, créant de toute part, et chacune à son image, des institutions si opposées. Quelque flexible que fût le système féodal qui, en n'exigeant que l'hommage, laissait les membres de l'État à leur indépendance, un tel mélange de démocratie, de consulats indépendants, de châtellenies et de principautés; ces hommes étrangers les uns aux autres, ces émules différents de langue, d'habitudes, d'intérêts, admis au partage de droits communs, tous en usant aux dépens du gouvernement royal, tout cela ne pouvait se trouver ailleurs. Nulle autre part tant d'éléments discordants et tant de hasard n'avaient fondé et constitué un royaume. On s'aperçut plus d'une fois de ce défaut d'ensemble, quand il fallut réunir les efforts de tous les membres pour la défense commune. Tandis que les derrières et les extrémités étaient en proie aux attaques de l'ennemi, la partie baignée par la mer eut d'assez longues années de sécurité, depuis que la possession continue du rivage eut été assurée par la conquête de Tyr. Aussi l'histoire, qui compte sept flottes envoyées par les Génois à la première croisade, ne signale plus désormais de nouveaux efforts de leur part. On ne parle pas davantage de nouvelles expéditions tentées par leurs émules. Venise, Pise et Gênes ne voyaient plus d'acquisition à faire où la nature de leurs forces leur permît de faire acheter leur assistance. Par ce motif, ou sous ce prétexte, ils se bornaient à garder les rivages. Dans le mouvement de leur commerce, ces navigateurs armés arrivaient et partaient sans cesse; et leur présence en Syrie n'était plus un événement remarqué. Quand le royaume fut menacé sur les frontières de terre, il se peut que les consulats aient fourni leur contingent pour le salut commun; mais personne n'en fait mention; et le danger venant de loin, il est probable que les colonies maritimes prirent le moins de part qu'elles purent au fardeau de la défense publique. D'ailleurs la jalousie des trois peuples maritimes nuisait au concours des efforts qu'ils devaient à la cause générale. Le pieux Jacques de Vitry en exprime vivement le regret. Il reconnaît que ces colons, enfants dont les pères avaient acquis la couronne immortelle par leur courage et par leurs oeuvres pour le royaume du Christ, n'avaient pas dégénéré en Syrie comme les fils amollis de tant d'illustres croisés. Ils seraient, dit-il, encore redoutables aux Sarrasins, s'ils n'étaient bien plus livrés à leurs trafics, à leurs jalousies mercantiles, aux discordes que leur avidité sème entre eux, qu'occupés de la garde de la terre sainte. Ils effrayeraient l'ennemi autant que faisaient leurs ancêtres; ils le réjouissent par leurs dissensions et par les combats qu'ils se livrent. Ces dissensions en Syrie, se faisant sentir aux métropoles en Italie, y retenaient leurs forces divisées; attentives à envoyer, chaque année, des galères au-devant des flottes marchandes de leurs colonies, elles ne faisaient plus de grandes expéditions.
Cependant ces colonies étaient une source abondante de richesses qui refluaient sans cesse vers l'Occident. Elles n'étaient pas seulement importantes par les concessions obtenues; leurs avantages ne se bornaient pas aux profits industriels sur le transport des pèlerins, sur les consommations de tous les habitants latins de la terre sainte; les trêves, les alliances même faites à plusieurs reprises avec les gouverneurs de Damas ou de l'Égypte, avec d'autres princes musulmans; le besoin, qui, plus pressant que la voix du fanatisme et de la haine, poussait Orientaux et chrétiens, malgré la guerre, à échanger entre eux les jouissances et les marchandises de l'Asie et de l'Europe, donnaient une activité extrême à ces relations lucratives. Le bénéfice en restait aux plus habiles, aux plus actifs, aux plus économes; telle fut la source longtemps inépuisable de la fortune de Gênes.
CHAPITRE V.
Agrandissements en Ligurie.
(1115 à 1154) Tandis que les Génois formaient des établissements considérables en Syrie, que, pressé entre tant de résistances et de rivalités, ce peuple apprenait de la nécessité à donner à ses institutions une constitution forte et vraiment nationale, la métropole de ces colonies, sur laquelle refluaient les richesses du commerce lointain, la commune de Gênes, était restée dans sa simplicité primitive. Vingt ans (1112) après la prise de Césarée on eut pour la première fois des chanceliers, des archivistes, des greffiers ou notaires, enfin la forme d'un gouvernement régulier, substitué au simple lien d'une association maritime et mercantile.
Cependant les affaires publiques s'étaient déjà compliquées. On se sentait riche en force; on éprouvait le besoin de franchir les murs étroits de la cité; on s'indignait de ne pouvoir soumettre de faibles voisins à la domination d'une république qui possédait des villes en Asie, en commun avec les rois et les princes. On avait des trésors pour acheter ce qui était à vendre; on était résolu d'enlever le reste par la force.
(1115) Le butin de Césarée fournit la première monnaie qui fut battue à Gênes. Jusque-là celle de Pavie avait été seule connue. Les premiers essais que l'on fit furent sans doute exécutés grossièrement, car peu d'années après on fabriqua de nouvelles espèces, et ce ne fut qu'après un nouvel intervalle de vingt-cinq ans que le système monétaire fut fixé. Il conserva longtemps l'empreinte de l'empereur Conrad III, qui, survenu en Italie, autorisa par un diplôme la monnaie de Gênes, car la commune ne refusait pas d'être réputée ville impériale; mais c'était avec le soin de se soustraire, autant qu'il était possible, à toute dépendance réelle, et surtout à toute contribution.
Peu à peu s'établissait l'ordre public. Le consulat cessait de dépendre des compagnies formées pour l'armement des galères de la croisade. Mais, à mesure, on voit la jalousie de la liberté prendre ses précautions contre la longue habitude du pouvoir. Les consuls n'eurent plus quatre ans d'exercice. Dans la dernière élection, où il est encore question de ce terme, il fut réellement réduit à deux ans, et on stipula que les consuls nommés se partageraient par moitié les quatre années, en se succédant les uns aux autres. Immédiatement après, le consulat fut purement annuel, et ce fut alors que la commune acquit une chancellerie1.
Il existe un curieux monument de cette organisation municipale; c'est le modèle du serment que prêtaient les consuls, en prenant possession de leur charge, le jour de la Purification (2 février), et en jurant de la déposer à pareil jour de l'année suivante. La formule ajoute: La compagnie étant terminée, ce qui ferait croire que la compagnie, cette société, ce lien de la commune, était censée annuelle comme le consulat l'était devenu.
Les consuls stipulent des précautions assez étranges pour rendre la compagnie obligatoire. Quiconque, invité par le consulat ou par le peuple à y adhérer, ne se présentera pas dans le délai de onze jours, n'y sera plus à temps pendant les trois années suivantes; on ne le nommera à aucun emploi public; il ne sera pas admis en justice, si ce n'est quand il sera défendeur. Il sera interdit à tout membre de la compagnie de servir ce réfractaire sur ses navires, ou de le défendre devant les tribunaux. Quand un étranger aura été accepté dans la compagnie, les consuls l'obligeront, sous serment, à une habitation non interrompue, pareille à celle des autres citoyens. Seulement, il suffira pour les comtes ou marquis, et pour les personnes domiciliées entre Chiavari et Porto-Venere, d'habiter dans la cité trois mois par an.
Les consuls ne feront ni guerre, ni expédition, sans le consentement du parlement2. Le parlement réglera le salaire des ambassadeurs, et cette fixation précédera leur nomination. Le même consentement sera nécessaire à l'établissement des nouveaux impôts. On n'augmentera pas les droits sur la navigation à moins de nouvelles guerres. Le poids des charges publiques sera également réparti sur tous. Les consuls empêcheront l'importation des marchandises étrangères en concurrence avec celles du pays, les bois de construction et les munitions navales exceptés.
Avant même ces stipulations politiques ou économiques, le serment des consuls, comme autrefois à Rome l'album du préteur, fixe le mode et les conditions sous lesquelles ils exerceront les fonctions judiciaires au civil et au criminel. Ils jurent, enfin, qu'ils opéreront pour l'utilité de l'évêché et commune de Gênes, et à l'honneur de la sainte mère Église3.
On voit que les consuls étaient les juges des procès de leurs concitoyens; mais quand les affaires de l'État exigèrent plus de soin, la distribution de la justice, détachée de la direction de la république, fut déléguée à des magistrats électifs et temporaires qu'on appela consuls des plaids, pour les distinguer des consuls de la commune. Comme ceux-ci, ces juges étaient renouvelés tous les ans: leur nombre varia; mais, en général, il y en avait un pour chacune des compagnies entre lesquelles les citoyens étaient répartis et organisés par quartiers. Il est probable que ces compagnies nommaient les magistrats; mais on ne sait rien de certain sur la forme de l'élection. Quand, la population croissant, on eut beaucoup dépassé l'antique enceinte, il y eut quatre compagnies intérieures et quatre dans le bourg: ainsi fut appelée la partie nouvellement habitée, qui prolongea la ville le long de la mer vers le couchant. Dans chacune de ces deux grandes divisions, les juges des quatre compagnies qui les composaient, paraissent avoir formé un tribunal commun4.
Ainsi la république fondait ses institutions. Mais si déjà l'on voit quelques signes de réserve et de défiance contre les abus du pouvoir confié aux magistrats, on ne remarque rien qui trouble la pure démocratie, lien de cette société. Les élections annuelles (car nous possédons en entier les fastes du consulat) amènent toujours de nouveaux noms. Peu d'individus y sont rappelés plusieurs fois dans cette première époque; quelques noms seulement reparaissent parmi les consuls des plaids. Bientôt, sans doute, les notables ou les meilleurs, comme on les désigne, tentèrent de concentrer la magistrature entre leurs mains, d'en faire le patrimoine de leurs races; enfin, d'établir une aristocratie de caste entre les familles riches et puissantes. Mais il fallut du temps pour que cette entreprise fût formée et avouée, et pour qu'elle réussît. Il restait trop à faire au dehors, et autour des murs même de la ville, pour s'abandonner aux dissensions internes.
(1130) On a vu que dans un court intervalle, d'abord les Génois avaient intrigué auprès de leurs alliés de la terre sainte pour en faire exclure les vaisseaux de leur voisinage le plus immédiat de Savone; mais que bientôt ils avaient stipulé que tout ce qui habitait de Vintimille au couchant, jusqu'aux frontières de la Toscane au levant, serait reconnu pour Génois, et tenu de se ranger sous la jalouse protection de leurs consulats. Ce changement de disposition répond à celui qui s'était fait dans leurs relations avec leurs voisins. Ils avaient ménagé des acquisitions et entrepris des conquêtes des deux côtés du littoral; ils marquaient déjà le Var et la Magra pour les limites de leur domination, bornes qu'elle n'a point dépassées dans la suite du temps. Ils affectaient déjà d'en occuper l'espace. Mais entre ces deux frontières, leurs possessions étaient précaires et leurs prétentions mal reconnues.
Cent cinquante milles de côtes sont le territoire de cette Ligurie maritime dont ils ambitionnaient la souveraineté. Elles sont formées par une longue chaîne de montagnes, dont la partie occidentale joignant l'Apennin aux Alpes de Nice, borde immédiatement la mer, en courant au levant jusqu'à la ville de Gênes. Là la chaîne se plie, tourne au sud- est, et se prolonge vers la Toscane; elle est une portion de cette grande arête qui divise l'Italie entre les deux mers. Là où le flot n'a pas envahi le pied des monts, se trouvent d'étroites plages de tout temps peuplées de navigateurs. Une pénible culture tire quelque parti des vallées courtes et resserrées qui remontent le long du lit des torrents dont les montagnes sont sillonnées: l'olivier les enrichit et les pare. Là où les hauteurs donnent des abris favorables, s'unissent le citronnier et l'oranger; on y voit même le palmier apporté d'Afrique. Au delà des monts sont les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie. Mais cette terre promise n'a pas été réservée aux Génois. Au temps dont nous parlons, toute l'épaisseur de cette barrière de montagnes était loin de leur appartenir; l'ambition, non pas de descendre dans la plaine, mais de s'établir sur le revers qui la regarde par delà la crête des monts, n'était entrevue que dans le lointain.
Gênes, en voulant s'étendre, rencontrait un grand nombre d'obstacles dans toutes les directions. Des populations du littoral qu'elle a successivement agrégées à sa seigneurie, il n'en est aucune qui n'ait fréquemment secoué ce joug. Au couchant était Savone, Albenga, Vintimille, les principales des petites villes ou bourgades de Gênes au Var. Toutes trois étaient antiques; les deux dernières avaient été, sous les Romains, des cités qui servaient de chefs-lieux à toute cette portion de la Ligurie maritime. Savone et Albenga étaient, au douzième siècle, de petites républiques; et entre elles, Noli réclamait les mêmes droits. Gênes n'était pas beaucoup au-dessus de ses voisines. Nous ne connaissons pas les titres en vertu desquels elle prétendit les soumettre. Le plus apparent n'est que le droit de convenance, et celui du plus fort en a seul décidé à la longue.
Vintimille était tombée sous le pouvoir d'un comte héréditaire, car des débris des institutions de Charlemagne et de ses successeurs, il restait dans ces pays des marquis et des comtes. De nombreux seigneurs, se glorifiant d'être vassaux de l'empire, avaient planté leurs châtellenies féodales parmi les croupes et les pics de l'Apennin. De là ils enviaient le rivage de la mer, et les richesses qui commençaient à s'y répandre. Quelques-uns y avaient mis le pied, comme le comte de Vintimille: la famille des Caretto tenait le marquisat de Final. Dans les montagnes, il y avait des marquis de Ceva, de Clavesana, etc. Au nord était le marquis de Gavi. Au delà régnaient des seigneurs plus puissants: le comte de Piémont, le marquis de Montferrat. Des services réciproques à la terre sainte tenaient ordinairement ce dernier en bonne intelligence avec Gênes; mais plus d'une fois son ambition se heurta contre celle de la république. C'est ainsi que, pendant le cours des croisades, nous trouvons Gênes au milieu de petites communes mal soumises, et de nobles voisins plus guerriers que ses bourgeois: elle étend lentement son pouvoir contesté et envié dans la rivière du ponent. On sait que l'usage a conservé le nom de rivière (Riparia de la basse latinité) aux deux portions du rivage dont Gênes occupe le milieu.
La rivière du levant n'avait point alors de ville municipale; l'antique cité de Luni avait péri, mais les hauteurs étaient occupées par la puissante famille féodale de Malaspina, la même que nous avons vue associée avec les Génois dans une expédition de Sardaigne. Il y avait des comtes de Lavagna, dont les possessions tenaient de la montagne à la mer. Enfin, la frontière orientale confinait avec celle des Pisans, dont l'inimitié et les forces ne laissaient aucune sécurité.
Aussi les premiers efforts que nous voyons faire aux Génois, aussitôt que les biens recueillis à la croisade les ont fortifiés, sont dirigés de ce côté. Ce ne fut pas sans peine qu'ils établirent sur les populations maritimes une domination qui resta longtemps douteuse. Ils pensèrent bientôt à se donner un point d'appui plus solide. A l'extrémité de leur territoire est le beau golfe de la Spezia, enfoncé dans les terres avec une ouverture défendue par des îles. Les Pisans en tenaient le fond et la côte orientale. Les Génois bâtirent et fortifièrent Porto-Venere à l'occident et à l'entrée du golfe (1113). Cette position, en dominant les îles qui resserrent l'entrée de ce vaste bassin, y donne un passage assuré.
Une autre acquisition n'était pas moins importante pour s'assurer contre l'invasion. La vallée de l'un des deux torrents, de la Polcévera et du Bisagno, entre lesquels la ville de Gênes, au pied d'une haute montagne, est assise sur la mer, offre à ceux qui la remontent une voie pénible, mais alors la seule praticable pour communiquer aux plaines lombardes. Celui qui pouvait l'ouvrir à des ennemis était le maître d'exposer Gênes à des coups de main imprévus. Le marquis de Gavi possédait cet avantage; au moyen de son château et de celui de Voltaggio, il fermait les gorges de l'Apennin, et il n'avait pas manqué d'y établir un péage à son profit. C'était la moindre oppression qu'il fallait attendre de ce voisinage. Les Génois voulurent s'y soustraire à tout prix. Ils s'emparèrent d'abord de vive force de quelques positions qui dominaient ces défilés: mais ils s'estimèrent heureux que leurs succès servissent à faciliter une négociation, et ils ne craignirent pas d'acheter au prix de quatre cents livres d'or Voltaggio et les revenus qui en dépendaient (1121). Avertissons cependant que lorsqu'ils eurent donné l'exemple de livrer leurs trésors à leurs nobles voisins, ils furent bientôt réduits à payer plusieurs fois et à racheter sans cesse les territoires qu'on leur avait vendus le plus solennellement.
CHAPITRE VI.
Expéditions maritimes.
Tandis qu'on employait ainsi les richesses publiques rapportées de Syrie, on continuait à naviguer vers la terre sainte, mais le négoce, et non plus le zèle ou l'ardeur belliqueuse, y conduisait les vaisseaux génois. On se contentait de renforcer les colonies maritimes (1131). Cependant elles étaient déjà menacées (1144). Sous Foulque d'Anjou, gendre et successeur de Baudouin II, sous Baudouin III, fils de Foulque, tout commençait à présager la dissolution du royaume. L'empereur des Grecs, en attaquant la principauté d'Antioche, avait affaibli l'une des barrières de la terre sainte: un autre boulevard était tombé. Zenghi, émir de Mossoul, s'empara d'Édesse (1148). Noureddin, fils et successeur de Zenghi, pénétra jusqu'au port Saint-Siméon et affecta de se baigner dans cette mer dont il voulait enlever le rivage aux chrétiens. Damas tomba en son pouvoir, et devint le siège d'une grande puissance qui devait détruire celle des Latins (1152). Au milieu de ces désastres, Baudouin III eut le bonheur d'acquérir Ascalon, la dernière et la plus méridionale des villes de Syrie. Elle avait été tenue jusque-là par les Egyptiens, dont elle avoisinait la frontière. Cette ville servit, de ce côté, de rempart aux établissements chrétiens et retarda leur ruine. Ces événements occupèrent la scène jusqu'au milieu du douzième siècle.
Quand les intérêts des colonies génoises furent menacés de si près, on vit la république faire des efforts pour les secourir efficacement. Jusque-là elle ne paraît pas avoir montré un grand empressement pour la défense du royaume de Jérusalem. Il en eût été autrement s'il eût été permis aux Génois d'avoir pour leur évêque notre fameux abbé de Clairvaux. Les voyages de saint Bernard à Rome l'avaient fait connaître et révérer partout sur son passage, et l'épiscopat de Gênes lui fut offert. Cette nomination fut rendue inutile par la désapprobation du pape Gélase II. Il manda de laisser Bernard aux plus grandes choses auxquelles le ciel l'appelait. Le saint abbé, afin de marquer son affection envers le troupeau qui l'avait désiré pour pasteur, adressa à Gênes une lettre pleine d'exhortations pieuses. Il y recommanda de secourir la terre sainte, et de se défendre, au dedans, de l'hérésie. Il n'y a pas soixante ans que l'autorité de son épître fut citée au sénat contre un étranger devenu citoyen.
Sous ce grand promoteur de la croisade et de la paix de la chrétienté, Gênes, plus zélée pour l'oeuvre commune, n'eût point employé ses forces dans une guerre contre les Pisans excitée par la duplicité du pape Gélase. Elle fut ensanglantée par les souvenirs de l'ancienne rivalité comme par la jalousie nouvelle du commerce et de l'influence en Syrie.
Gélase avait été chassé de Rome. Il se sauva en Toscane. Il vint, en suppliant, à Pise, de là à Gênes, mendiant partout des secours. Les Génois lui prodiguèrent les soins et les respects; il consacra leur nouvelle cathédrale; ils le conduisirent en sûreté jusqu'en Provence. Or, en ce temps, la domination de la Corse était prétendue entre les deux républiques rivales. Chacune y avait quelques établissements, toutes deux s'appuyaient des concessions accordées par les papes; et Gênes, en preuve de la sienne, payait au saint-siège un tribut annuel d'une livre d'or. Le droit de consacrer les évêques de Corse dans l'église de Gênes ou dans celle de Pise était controversé depuis longtemps, et Rome ne se pressait pas de décider. L'archevêque de Pise, en vertu de son grade, réclamait les privilèges de métropolitain sur l'île entière. Les Génois n'avaient point d'archevêque chez eux, mais ils ne voulaient pas laisser dépendre d'un étranger les diocèses soumis à leur domination. Les deux partis sollicitèrent Gélase à son passage. Il avait entendu les Pisans les premiers, et ils assurent qu'il leur avait donné gain de cause. Mais, recueilli, aidé à Gênes, il lui resta sans doute assez de bonnes paroles à y prodiguer. C'est de ce moment que la guerre éclata avec une grande animosité; d'abord les Génois débarquèrent à l'improviste sur les côtes d'une des provinces de la Sardaigne; les établissements des Pisans furent ravagés: le butin fut considérable. L'année suivante on arma quatre-vingts galères pour attaquer les ennemis dans leur métropole. Vingt-deux mille combattants sortirent de Gênes: parmi eux cinq mille étaient couverts d'armes brillantes, disent les chroniques, et cette distinction des guerriers et de la foule qui les suivait peut faire considérer l'expédition entière comme une levée en masse. Elle donne aussi une idée des forces de la république en ce temps. L'annaliste Caffaro, alors un des consuls et l'un des chefs de l'entreprise, assure qu'on poussa jusque dans la ville ennemie, et que la terreur fit conclure une paix immédiate; aussi fut-elle passagère. Les Pisans reprirent les armes, mais la fortune continua à être favorable à Gênes. Le pape Calixte, successeur de Gélase, intervint; il évoqua à son siège la querelle des évêchés de Corse, et cita les parties au concile de Latran. On y fit tourner l'affaire en négociations inutiles; après un long délai, on la remit au jugement d'une junte d'archevêques et d'évêques; les anciens titres furent compulsés; et quelle fut enfin la décision tant attendue? On rejeta les prétentions des deux parties, et le droit de sacrer les Corses fut réservé au pape. Il suffit à l'animosité des Génois que Pise ne l'emportât pas sur eux. La sentence du pape fut rapportée à Gênes en triomphe; mais à Pise, on y résista, les hostilités reprirent leur cours, et Calixte ne s'en inquiéta guère.
Les flottes ennemies épiaient les convois marchands. On se mettait comme en embuscade entre la Corse et la Sardaigne, entre ces îles et le continent. On aimait mieux s'attacher à la poursuite lucrative des riches cargaisons ou des galères chargées de voyageurs que l'on pût rançonner, que de se chercher en force et de se combattre. Ainsi se prolongea la guerre de saison en saison. Cependant les Génois établissaient leur croisière à la bouche de l'Arno, défiaient leurs émules et se vantaient que ceux-ci ne venaient pas les braver si près de Gênes. En poursuivant une flotte pisane ils débarquèrent (1126) à Piombino, ravagèrent le pays et amenèrent les habitants en esclavage. Dans une autre rencontre, ils allèrent chercher l'ennemi jusqu'en Sicile et dans le port de Messine (1129). Les Messinois voulant s'opposer à la violation de leur territoire, les Génois débarquèrent et s'attaquèrent à tout ce qui se présenta devant eux. Dès ces temps, les droits de la neutralité n'étaient pas interprétés par les plus forts autrement que de nos jours. Le roi de Sicile fut obligé d'accourir pour s'opposer à ces audacieux étrangers, et, à en croire leur annaliste, ils ne s'arrêtèrent que devant le palais du prince, et n'abandonnèrent qu'à sa prière le butin qu'ils n'avaient pas manqué de faire sur le chemin qu'ils avaient parcouru.
Enfin le pape Innocent II entreprit d'éteindre une guerre qui troublait l'Italie, qui détournait des soins dus à la conservation de la terre sainte, mais surtout qui l'empêchait d'être secouru lui-même dans ses querelles. Le pontife éleva le siège de Gênes à la dignité d'archevêché, et, en vertu de l'égalité de titre et de juridiction, les deux métropoles se partagèrent pour suffragants les évêques de Corse. C'était faire gagner le procès aux Génois; mais ils avaient envoyé au pape huit de leurs galères pour l'aider à remettre sous son joug les Romains révoltés. La faveur des souverains pontifes s'arrêtait avec complaisance sur des enfants du saint-siège, si dociles et si respectueux. Lucius II, dans son court pontificat, se hâta de leur donner par une bulle la confirmation de leurs propriétés et de leurs privilèges à la terre sainte, et, par une autre largesse médiocrement coûteuse, il leur fit remise de la livre d'or qu'ils payaient en tribut pour leurs possessions de Corse. Leurs écrivains postérieurs ont beaucoup exalté ce don. Ils avaient besoin d'en tirer la preuve que la seigneurie que Gênes s'arrogeait sur l'île n'était pas imaginaire, qu'elle pouvait être réclamée en conscience et sans péché.
(1132) La guerre de Pise avait duré quatorze ans. Elle ne paraît pas avoir affaibli Gênes, ni retardé ses progrès. En obligeant à des armements continuels, en tenant la population maritime en haleine, elle tendait le principal ressort de la grandeur de la république; elle développait l'énergie. Au sortir de cette lutte, on voit les Génois étendre leur prépondérance et porter fort loin leurs entreprises maritimes, commerciales et guerrières.
Quoique le comte de Toulouse eût enseigné à ses sujets le chemin de l'Orient, il ne paraît pas qu'ils eussent été aussi diligents que les Italiens à en rapporter le commerce. Les Génois étaient en possession d'approvisionner de denrées et de marchandises étrangères la Provence, le Languedoc, la Catalogne, et toute la côte espagnole. Les seigneurs les rançonnaient quelquefois; mais parfois aussi, quand ces nobles châtelains avaient besoin d'assistance, ils briguaient celle de ces puissants navigateurs. Ceux-ci sentant leur force, habiles à ne pas l'employer sans s'en assurer le prix, ne répugnaient pas aux occasions d'accroître leur influence. Au nom du pape, leur secours fut sollicité par Guillaume VI, comte de Montpellier. Il avait été chassé de sa ville, favorisée dans sa révolte par le comte de Toulouse, Innocent II avait mis d'abord la cité rebelle en interdit. Il excommunia ceux qui, dit sa bulle, s'en faisaient appeler consuls; et avec eux le comte de Toulouse; mais il fallait d'autres armes. Guillaume obtint (1143) des troupes du comte de Barcelone et quatre galères des Génois. Ceux-ci, avaient eu à se plaindre des exactions que le comte leur avait fait souffrir. Il fut obligé, pour premier prix de l'assistance qu'il obtenait, de payer mille marcs d'argent en restitution de ce qu'il avait exigé; et lorsque, avec l'aide de ses auxiliaires et après un long siège, il fut enfin rentré dans sa ville, les Génois, fidèles à leur système d'établissement, se firent accorder des privilèges étendus pour leur commerce, l'exemption des droits, et une enceinte franche pour leurs magasins1.
(1144) La nièce du comte de Montpellier était dame de la petite ville de Melgueil (Magdelonne); elle avait épousé le comte de Provence frère du comte de Barcelone. Les Provençaux étaient alors en hostilité avec les Génois qui leur reprochaient de favoriser les fréquents soulèvements de Vintimille. Le comte de Provence eut peu d'égards pour les alliés de son oncle; il arma contre eux, et essaya de prendre leurs navires à leur approche du port de Melgueil; la tentative fut malheureuse, il fut tu par les Génois.
Cet événement ne rompit pas les alliances de sa famille avec la république. Peu après, les comtes de Barcelone et de Montpellier concouraient avec elle dans une très entreprise sur les côtes d'Espagne2.
Par delà la Catalogne, elles étaient habitées par les Mores. Les Génoisque le commerce et la course de leurs galères portaient par toute la Méditerranée, négociaient sans scrupule avec les mahométans d'Afrique et d'Espagne; mais quand la rencontre de quelque riche cargaison faisait juger que le profit du corsaire passerait ceux du marchand, on traitait les Sarrasins d'ennemis naturels des chrétiens, et on prenait leurs vaisseaux. Les Sarrasins croisaient à leur tour; et, pour mieux dominer sur les mers, ils avaient fait de Minorque le siège de leurs armements. Les Génois essayèrent, seuls d'abord, de les chasser de cette île (1146). Ils expédièrent vingt-deux galères et six grands vaisseaux, qui portaient des tours mobiles et des machines. On y embarqua des combattants et même cent cavaliers. Notre historien Caffaro, consul de cette année, fut le chef de l'expédition, avec Hubert della Torre, qu'il demanda pour adjoint. L'arrivée de cette flotte répandit la terreur dans l'île. Les Mores ne firent pas longue résistance: on pilla, on enleva tout ce qui fut rencontré. De là, profitant de ce qui restait de temps avant la mauvaise saison, on passa sur la côte d'Espagne. On se présenta devant Almérie. On s'empara d'abord de tous les vaisseaux qui étaient dans le port; ensuite les machines furent dressées pour attaquer la ville. Elle n'était pas préparée à la défense. Le roi de cette contrée demanda la paix et offrit de l'acheter. On ne voulut lui vendre qu'une trêve. Elle fut négociée au prix de cent trente mille marabotins3. Il en payait vingt-cinq mille comptant. Des otages devaient répondre que le reste serait acquitté dans huit jours. On apporta aux Génois les deniers du premier payement. Mais, tandis qu'on les comptait, et que les vainqueurs étaient attentifs à les partager à mesure, le roi more, profitant de la préoccupation commune, s'était enfui, enlevant sur deux galères tous les trésors qu'il avait pu réunir. Les assiégeants et les assiégés furent également troublés de cette disparition. Les Sarrasins se choisirent un autre chef, et protestèrent de leur bonne intention pour accomplir le traité. Mais il ne fut pas en leur pouvoir de le faire, et au terme convenu, leur impuissance ne laissa aux Génois que la triste ressource de multiplier les ravages autour d'Almérie. Ils les exercèrent vingt jours, sans que les portes de la ville s'ouvrissent. L'hiver approchait, il était temps de remonter sur les galères. Le siège fut levé et l'on revint à Gênes.
L'annaliste consul, qui se complaît dans les détails de l'entreprise qu'il avait commandée, passe si rapidement sur les conséquences qu'elle eut dans les deux années qui suivent, que nous pouvons soupçonner qu'à son retour on fut mécontent de lui, et qu'il le fut de la république. C'était le temps où la démocratie et une sorte d'aristocratie commençaient à lutter sourdement, et Caffaro paraît avoir été un des ardents fauteurs de la dernière. Le peu de succès de son consulat était une occasion favorable de le décrier. Être trompé par le More, avoir laissé fuir une riche proie, aura pu être un double sujet de reproche. L'expédition aura paru trop peu lucrative en proportion de la dépense. Il est certain du moins qu'on balançait à retourner à Almérie. Il fallut qu'Eugène III fît des efforts pour ranimer les courages contre les infidèles (1147); tout le crédit de l'archevêque de Gênes y fut employé. Il fallut aussi les sollicitations et les offres d'Alphonse VIII, roi de Castille et de Léon, vivement intéressé à enlever aux Mores les places maritimes de son voisinage. Des traités intervinrent, la guerre devait se faire par des efforts communs. Les Génois avaient soin de stipuler, suivant leur usage, que le tiers des conquêtes leur serait remis; Alphonse promettait des troupes, et, comme il disposait de peu de forces et qu'il comptait sur celles du comte de Barcelone, il se réservait de confier à celui-ci le commandement de son armée; mais si les Génois étaient mécontents de la coopération du comte, la faculté de se séparer leur était réservée.
Une fois l'impulsion donnée à Gênes, toutes les ressources furent prodiguées au nouvel armement. Il se composa de soixante-trois galères et de plus de cent soixante bâtiments de transport. On y monta en foule. On augmenta le nombre ordinaire des consuls de la république pour porter à la tête de l'expédition quatre d'entre eux, assistés de deux consuls des plaids. Entre les premiers était Hubert della Torre, le compagnon de Caffaro dans la campagne précédente. Guillaume, comte de Montpellier, prit part à l'expédition avec Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Il paraîtrait que quelques Pisans s'y joignirent4. Quand la Catalogne et l'Aragon furent en mouvement, les historiens espagnols disent que cette guerre n'occupa pas moins de mille bâtiments, grands ou petits (1148). On attaqua Almérie par terre et par mer; mais la résistance fut longue. Alphonse était sans forces, l'argent manquait au comte de Barcelone, et les troupes commençaient à déserter. Les Mores tâchaient de détacher à prix d'argent les Castillans et les Catalans. Les alliés n'acceptèrent pas ces offres corruptrices; mais les consuls génois se méfièrent de l'effet de ces manoeuvres, et, pour le prévenir, ils brusquèrent l'assaut. La ville fut prise de vive force. La bannière de Gênes y fut arborée avec celles des deux comtes. Les Sarrasins, réfugiés dans un fort, se rachetèrent au prix de trente mille marabotins. Dix mille femmes ou enfants furent envoyés captifs à Gênes. Sur tout le butin on préleva cent cinquante mille marabotins, consacrés à l'extinction de la dette publique, estimée à dix-sept mille livres d'or. Le surplus fut réparti entre les galères et les vaisseaux.
Après la conquête, et dans Almérie même, les traités furent refaits; sans doute que les Génois avaient, su se prévaloir de l'infériorité des secours de leurs alliés pour faire mieux payer leur assistance. La possession d'Almérie et de ses dépendances fut remise à Othon Bonvillani au nom de la commune de Gênes, pour en jouir pendant trente ans.
La flotte se rendit ensuite à Barcelone. On y tint parlement. Le terme de l'autorité des consuls arrivait; on y fit un nouveau consulat pour l'année. Deux des magistrats sortant de charge, della Torre et Doria, retournèrent à Gênes sur deux galères chargées de l'argent réservé au trésor de la république. Le reste hiverna en Catalogne pour entreprendre le siège de Tortose à la nouvelle saison. Les machines des Génois, leurs approches à travers tous les obstacles, déterminèrent la capitulation; après une vaine attente de secours la place fut rendue. Le comte de Barcelone, qui en prit possession, en remit un tiers au comte de Montpellier et un tiers aux Génois. On trouve aussi qu'il fit don à l'église de Gênes d'une île sur l'Ebre, voisine de Tortose. Plus tard les Génois lui rétrocédèrent leurs droits sur la copropriété de la ville.
Ces brillantes expéditions rendirent le nom de Gênes imposant pour tous les peuples qui habitent les deux bords de la mer Méditerranée (1149). Les princes mores voisins étaient obligés de rechercher, d'acheter même l'amitié de ces nouvelles colonies. Sur la côte de Valence qu'infestaient les corsaires, il suffit à Hubert Spinola de montrer cinq galères, et les Mores, tirant à terre leurs bâtiments, demandèrent à traiter de la paix. Boabdil Mahomet, roi de Valence5, reconnaît pour ambassadeur Guillaume Lusio6, qu'il appelle un des principaux citoyens de Gênes. Il fait une paix de dix ans avec les consuls, les magistrats et tous les sages marchands de la république. Par amour pour elle, il donne aux Génois, dans Valence et à Denia, des quartiers pour leurs magasins, où nul autre qu'eux ne pourra habiter. Ils auront libre commerce et totale exemption d'impôt; mais les étrangers qui viendraient négocier avec eux payeront au roi ses droits ordinaires. Par une singulière concession, dans toutes les terres du royaume de Valence, les Génois jouirent gratuitement d'un bain par semaine. Enfin, pour prix de ces faveurs, ceux d'Almérie et de Tortose promettent de ne pas offenser les sujets du roi; celui-ci donne à la république dix mille marabotins; il prend un an de terme pour en payer la moitié. Du surplus, Lusio a reçu et emporte avec lui deux mille marabotins, tant en or qu'en étoffes de soie; les trois mille restants seront soldés dans deux mois.
La terreur était grande devant ces navigateurs victorieux. Un de leurs navires marchands, qui revenait d'Alexandrie, rencontrant les galères d'un prince sarrasin, avait refusé de se faire reconnaître. De provocation en provocation, il s'ensuivit un combat que le marchand ne pouvait soutenir. Il fut conduit en Sardaigne. Mais à peine les Mores eurent reconnu que leur prise était génoise qu'ils s'alarmèrent des suites de leur victoire, et restituèrent le navire et la cargaison sans y toucher. Le juge ou seigneur de Cagliari, allié des Génois, médiateur dans cette circonstance, renvoya le bâtiment à ses propres frais. Si, malgré ces soins, la restitution ne compensa pas le dommage, c'est, dit le pieux annaliste, qu'ainsi peut-être Dieu châtie ses enfants pour les détourner de se livrer au commerce avec les infidèles.
CHAPITRE VII.
Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse.
La navigation des Génois au couchant n'arrêtait pas le cours de celle du levant. Ils faisaient un trafic considérable dans les ports de l'empire grec. Déjà leur assistance était briguée dans les fréquentes révolutions de ce pays. L'empereur Manuel Comnène ne dédaigna pas de leur envoyer son patriarche Démétrius, pour traiter d'une alliance avec la république. Manuel se méfiait de l'empereur d'Occident Frédéric Barberousse, et encore plus des entreprises des princes normands des Deux-Siciles. Les croisades mettaient son empire en contact avec ces conquérants, et leurs fréquents passages le menaçaient jusque dans Constantinople. Ses successeurs en éprouvèrent bientôt le danger. Pour lui, il cherchait des amis et des créatures en Italie1. A Gênes, il envoyait des présents; il prodiguait les faveurs, et surtout les promesses. La république se fit accorder par lui les privilèges dont les Vénitiens et les Pisans jouissaient dans l'empire. Elle obtint la liberté du commerce, et, avec une église, une enceinte de magasin, une cale de débarquement, le rabais au vingt-cinquième des droits de douane, qui étaient perçus au dixième. Prodigue d'engagements, l'empereur promit d'envoyer pendant dix ans cinq cents perperi à la république, et soixante à son église2, avec des ornements pour la commune et pour l'archevêque3.
On voit qu'en toute négociation importante le consulat faisait la part de l'église et de son pasteur. Choisis par leur troupeau et parmi leurs concitoyens, les archevêques obtenaient toujours considération et crédit; mais, confirmés et institués par les papes, il est naturel qu'ils aient usé de leur pouvoir pour retenir leurs fidèles dans une soumission habituelle envers la cour de Rome. Là aussi où leur dévouement était connu et leurs secours appréciés, les Génois trouvaient une protection paternelle. Quand ils croyaient avoir à se plaindre en Syrie, le pape écrivait des lettres menaçantes au roi de Jérusalem et à ses barons pour les obliger à respecter les droits de la république. Il écrivait aux évêques de Nîmes, de Béziers et d'Agde, pour leur ordonner d'excommunier leurs seigneurs s'ils ne rendaient à Gênes les sommes extorquées à ses navigateurs. L'archevêque fut décoré du titre honorifique de légat perpétuel dans la terre sainte, où il ne mit jamais le pied. A l'époque où notre histoire arrive, ces démonstrations redoublèrent, et en même temps le roi de Sicile, dont les navigateurs génois avaient fréquemment éprouvé de vexations, se rapprochait d'eux sensiblement. La venue du redoutable empereur Frédéric Barberousse, dont l'incursion soulevait l'Italie, était la cause de ces nouvelles dispositions. L'occasion fut saisie. Guillaume Vento et Ansaldo Doria furent expédiés en Sicile. Un traité favorable fut conclu. Le roi en jura l'accomplissement devant eux; ils s'engagèrent à le faire jurer dans Gênes à leur retour par trois cents notables. Les avantages étaient pour les Génois. Leur serment ne les obligeait qu'à ne conspirer ni la mort ni la détention du roi, et à indemniser la Sicile des déprédations que quelques-uns de leurs navigateurs pourraient commettre. Mais, dit l'historien, ce n'est là que ce que sans traité ni serment, la justice de la république accorde à tout le monde; et la négociation faisait acquérir sans rien céder (1157).
Ce traité fait avec Guillaume, roi de Sicile4, est tout commercial et nous donne une idée précise du négoce de ce temps. Un droit était perçu dans le port de Messine, probablement à l'entrée des bâtiments; les Génois en sont exemptés; à l'exportation ils doivent un tarin pour deux ballots de marchandises ou pour quatre sacs de blé, mais ils ne peuvent prendre du grain que pour le porter à Gênes et nullement pour en trafiquer. Arrivant en Sicile d'Alexandrie ou de Syrie, et soit des terres des chrétiens, soit de celles des mahométans, ils doivent trois pour cent de la valeur des cargaisons qu'ils vendent; ce qu'ils remportent invendu ne doit rien. A Palerme, ils doivent, à l'entrée, un tarin et demi par cent livres de cuir ou par cent livres de coton. La sortie est gratuite. Ils doivent un vingtième de la valeur des draps qu'ils apportent de chez eux; les autres articles, s'ils ressortent invendus, sont francs d'impôt.
Par la notice de ces traités et des expéditions lointaines que nous avons indiquées, il semble qu'on peut prendre l'idée d'une nation formée et consistante. L'importance génoise paraît l'emporter, du moins dans les parties occidentales de la Méditerranée, sur celle de Pise. Mais cet empire qui s'étend au loin est encore troublé et disputé dans la Ligurie. Cependant on commence à sentir une force capable de faire plier des voisins indociles.
Les comtes de Lavagna, vers la fin de la guerre pisane, avaient donné de l'inquiétude sur une frontière qui touchait à celle de l'ennemi. Des capitulations les liaient aux Génois, mais leur foi était devenue douteuse; ils étaient armés, on les soupçonna d'intelligence avec Pise qui pourrait leur donner la main. On marcha sur leur territoire, on le dévasta; le château de Rivarola fut bâti pour dominer leurs possessions. Eux-mêmes jurèrent obéissance perpétuelle au consulat. Cinquante ans après, nous trouvons, sous le nom de Fiesque, leur famille, divisée en plusieurs branches, établie à Lavagna, et dans Gênes au rang des citoyens; il est probable qu'à la paix et à la soumission dont nous venons de parler quelques-uns d'entre eux vinrent à la ville comme otages et furent forcés d'y accepter le domicile et la bourgeoisie.
Dans la province occidentale on avait également profité de ce que les forces et l'attention de la république étaient occupées au dehors. Vintimille, se débattant sous le joug, le secouait à chaque occasion favorable. Cette ville avait des seigneurs, et ils avaient été réduits à faire hommage de leur seigneurie à saint Cyr et à prêter serment à la commune de Gênes. Mais quand on fut libre de soins extérieurs, on revint sur ce traité qui avait cessé d'être exécuté fidèlement. Les comtes furent accusés d'y avoir forfait. Leur ville fut assiégée par terre et par mer; elle fut prise, dit l'annaliste, à la gloire de Dieu et de la commune de Gênes. Les habitants subirent le serment d'obéissance. Quelques années après, Guido Guerra, l'un des comtes, accepta le domicile à Gênes et donna ses terres à la république pour les reprendre d'elle en fief. Il en reçut l'investiture dans un parlement solennel où, après avoir exigé son serment, les consuls le revêtirent de pourpre. Ce singulier jeu de fief était usité. D'autres seigneurs féodaux en avaient donné l'exemple dans la même contrée. Ils avaient consenti à vendre leurs domaines à la république, à condition d'en devenir les détenteurs à titre de vassaux. Frédéric Barberousse, qui se regardait comme le seigneur dominant de l'Italie entière, et que ces translations privaient de l'hommage immédiat, fut obligé bientôt après de défendre à ses vassaux de tels marchés sous peine de la perte de la main droite.
Nous avons vu en quoi consistait le droit, ou plutôt l'obligation du domicile. Celui que jurait la compagnie était supposé devenir habitant de la ville de Gênes. Il n'en était censé absent que par permission; et les consuls pouvaient l'obliger à y paraître à la première sommation.
C'est ainsi que peu à peu sous la prépondérance d'une commune de marchands s'abaissait l'orgueil des nobles châtelains cantonnés autour d'elle. Ils s'en indignaient; alternativement ils prêtaient et faussaient le serment de fidélité. Mais ils retombaient dans la dépendance; et la soumission leur était d'autant plus onéreuse qu'elle était moins sincère.
Othon de Fresingue, témoin et narrateur des expéditions de son neveu l'empereur Frédéric, remarque, en le déplorant, que les cités d'Italie avaient étendu leur domination sur les territoires dont elles étaient entourées. Il restait à peine un seigneur assez puissant pour avoir sauvé son indépendance. Dans la haute Italie, dit-il, il n'y avait presque que le marquis de Montferrat qui eût évité le joug des villes. Elles obligeaient les autres nobles à prendre place dans leurs communautés organisées avec un reste des institutions romaines. Elles se régissaient par leurs consuls, magistrats que pour la plupart on ne laissait en place qu'un an, tant on était jaloux du pouvoir qu'on leur confiait. Par le même sentiment on ne réservait pas ces magistratures aux ordres supérieurs. On prenait les consuls indifféremment parmi les capitaines (les grands seigneurs), les vavasseurs et le peuple. Pour assujettir leurs voisins, ces municipalités ne craignaient pas d'admettre à la chevalerie et aux dignités la jeunesse des rangs inférieurs, jusqu'aux fils des artisans ignobles, gens que les autres nations repoussent comme une peste de toutes les occupations honorables ou libérales. C'est ainsi que s'exprime la hauteur tudesque du noble évêque. Dans l'orgueil méprisant de son antique noblesse, il voit chez ces républicains une véritable rouille de barbarie, et cependant, dit-il encore, c'est par ces moyens que ces villes surpassent celles du monde entier en richesses et en puissance.
Ce tableau répond très-bien à l'état où Gênes nous apparaît à la même époque et à ses rapports avec les seigneurs de son voisinage. Nous remarquons seulement que si les autres communes avaient obligé leurs nobles voisins à prendre une résidence réelle dans leurs villes, les Génois avaient fait peu d'usage de ce droit, et vraisemblablement ils auraient pris plus d'ombrage que de confiance du séjour habituel parmi eux de personnages trop élevés. Si ailleurs ces nobles participaient au consulat, on n'en voit aucun exemple à Gênes. Dans les fastes consulaires on ne trouve aucun de ces marquis ou de ces comtes dont nous avons eu occasion de parler, ni rien qui ressemble à des noms de seigneurs. Les Fiesque eux-mêmes ne paraissent mêlés à la conduite des affaires qu'à une époque postérieure, après qu'un des membres de la famille a été élevé à la papauté. À la venue de Barberousse tout était encore, dans Gênes, municipal et bourgeois.
Les occupations maritimes, qui avaient fait la force de toutes les principales familles, ne s'accordaient pas avec les établissements de châteaux et avec les devoirs ou les habitudes des possesseurs de fiefs. Sans doute les maisons les plus riches acquirent des terres autour de Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient affecté le nom.
Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque.
Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie, les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les avoir révélés.
L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.»
Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours, avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus, parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia, ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles qu'on vient de nommer.
L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles. Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains. Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle.
Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes.
Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque, l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats, quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port, les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était- il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir.
Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore de distingués que ceux qui portaient des cuirasses blanches comme la neige. Si une seule fois il est écrit que les consuls s'embarquèrent avec une très-noble escorte, ce n'est là qu'une épithète et non une qualification. Mais maintenant nous entendons à chaque pas parler des meilleurs de la ville, et bientôt ce n'est plus une dénomination vague, c'est le nom d'une classe. On a pris parmi ces meilleurs des ambassadeurs; et Caffaro, qui est du nombre, se donne cette qualité à lui-même, comme un titre convenu qui vient à son rang dans l'État et que la modestie ne peut empêcher de prendre. D'année en année, on voit les magistrats, travaillant tous dans le même sens, s'attacher à circonscrire le choix de leurs successeurs dans cette classe de notables qui tend à devenir une caste privilégiée. Enfin, ceux de 1157 ayant réussi, comme Caffaro s'en vante expressément, à diriger l'élection du consulat, et à le faire tomber aux mains des meilleurs, un seul mot des annales nous fait voir qu'alors un changement fut opéré. Les consuls firent jurer une compagnie nouvelle. On se souvient que la constitution de la commune de Gênes avait été une sorte de société dont les armements pour les croisades furent le principal intérêt. Nous ne savons si ce pacte social était écrit, ou simplement consacré par la tradition. Mais le voici renouvelé, la charte municipale est refaite sous l'influence des meilleurs, qui ont tiré à eux le consulat; cette charte est jurée. C'est là une circonstance remarquable, et, puisqu'elle coïncide avec le temps où le gouvernement a repris une nouvelle vigueur, où il s'est resserré, où les maisons en crédit s'attribuent des distinctions ostensibles, nous pouvons conclure que ce nouveau pacte, s'il ne consacra pas l'usurpation, renferma plus ou moins implicitement le germe du pouvoir et du privilège aristocratique. Telle fut la solennité de la compagnie nouvelle, que Caffaro se glorifie d'avoir prononcé en un même jour trois harangues, pour les consuls sortant de charge, pour ceux qui entraient en fonction, et pour le peuple génois, en invoquant sur la cité les premiers dons du ciel, la paix et la concorde.
Dès ce moment, la dénomination de noble commence à paraître et à remplacer celle sous laquelle elle avait été cachée. Dix ans après, un annaliste, successeur de Caffaro, consacre expressément son oeuvre à un double but, l'utilité de la république et l'émulation parmi les nobles7.
LIVRE DEUXIÈME.
FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. -
COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES.
1157 - 1190.
CHAPITRE PREMIER.
Frédéric Barberousse.
L'an 1154, l'empereur Frédéric Barberousse était descendu en Lombardie: à son approche l'Italie entière fut en confusion. C'est l'année même où Gênes ne trouvait plus de consuls qui osassent la gouverner. Mais on a vu qu'il se rencontra des magistrats fermes en même temps qu'ambitieux, qui se firent de leur résistance affectée un titre à de plus amples pouvoirs. Cette autorité qui fonda l'aristocratie était tombée dans des mains habiles, si nous en jugeons par la conduite tenue dans les rapports avec Frédéric, et par l'impulsion donnée aux citoyens.
Depuis longtemps les empereurs et les papes s'étaient fait la guerre, et leur discorde avait bouleversé l'Italie. Les premiers se croyaient toujours successeurs des Césars et surtout rois de Rome. L'évêque de cette métropole de l'Occident n'était pour eux qu'un sujet qui ne pouvait être ni élu ni installé sans leur congé. A son tour, le successeur de saint Pierre se croyait supérieur au souverain temporel; et le titre d'empereur ne se prenant qu'après le couronnement dans Rome, les papes en possession d'en accomplir la cérémonie regardaient le monarque qui venait se prosterner à leurs pieds comme un candidat qui n'allait tenir la couronne que de leur acquiescement à son élévation. La querelle longue et sanglante des investitures avait été enfin étouffée après des malheurs et des affronts réciproques. A son issue, les papes se trouvaient en jouissance d'une souveraineté territoriale considérable; mais ils n'étaient pas les maîtres de Rome où était leur siège épiscopal, et ils s'en indignaient. Là, les empereurs, quoique absents, faisaient sentir le poids de leurs prétentions souveraines toujours vivantes. Sous leur influence les grandes familles romaines réprimaient l'ambition des pontifes, et le peuple lui-même y opposait des souvenirs de république de temps en temps réveillés. Ces agitations et l'impuissance où les empereurs allemands avaient été de rendre effective, par une administration suivie, leur souveraineté sur les Italiens, avaient habitué chaque ville à un régime municipal tout à fait libre. On ne proclamait pas une indépendance absolue de tout devoir envers le chef de l'empire, mais l'obéissance, rarement réclamée, avait cessé d'être connue.
Cependant la venue d'un nouvel empereur, se rendant à Rome pour son couronnement, était une époque de crise. Suivant l'usage, ses envoyés, le précédant, se répandaient dans toutes les cités pour rappeler aux peuples leurs devoirs, surtout pour exiger des tributs que d'Allemagne en eût vainement réclamés, et dont l'approche du prince et de ses forces rendait seule la levée possible. L'empereur convoquait tous ses vassaux pour grossir son cortège, et pour venir renouveler les serments d'obéissance et de fidélité. Il les appelait aussi pour leur rendre la justice dans sa cour.
Frédéric Barberousse était jeune, vaillant, avide de gloire et de biens; il venait en force, et il amenait avec lui des docteurs disposés à l'assurer qu'il était le maître absolu de toutes choses dans l'empire. Son langage était conforme à ces maximes: souvent ses actions y répondaient. Les Italiens le regardaient d'avance comme le chef impitoyable d'une horde de nouveaux barbares.
Il trouvait pourtant des partisans. Ces villes si multipliées dans la haute Italie, en se gouvernant en républiques indépendantes, étaient ennemies l'une de l'autre. Elles se faisaient la guerre; les plus fortes opprimaient les faibles, et les opprimés ne manquèrent pas de recourir à l'empereur, dont la politique s'en fit autant d'appuis.
Gênes, protégée par son éloignement, n'avait pris aucune part aux rivalités lombardes, ni aux querelles de l'investiture. Ses pieux habitants penchaient évidemment pour les papes, mais ils avaient évité d'offenser les empereurs.
Leurs premiers rapports avec Frédéric n'eurent rien que de bienveillant. Comme les autres, ils députèrent vers lui. Caffaro et un archidiacre lui furent envoyés avec des présents. Les dépouilles des Sarrasins d'Espagne, les riches tissus de soie d'Almérie, les lions, les autruches et les perroquets d'Afrique firent l'admiration de la cour impériale. L'empereur reçut les députés avec bonté. Loin de leur faire aucune injonction, il évita d'entrer en discussion sur ses droits, il leur témoigna son estime pour leur ville; enfin, dit l'ambassadeur historien, il leur confia ses projets les plus secrets.
La suite nous fait connaître et la nature de ces projets et les motifs de tant de ménagements. Frédéric convoitait les Deux-Siciles. Il n'avait point de flotte; il fallait s'aider des Génois ou des Pisans, et de tous deux s'il était possible. Les ouvertures qu'il fit aux envoyés de Gênes sont ces secrets mystérieusement rapportés aux consuls, et que ces magistrats transmirent à leurs successeurs en les dérobant au peuple. Le véritable usage qui en fut fait à Gênes paraît avoir été de les dévoiler au roi normand de Sicile, pour tirer parti de ses craintes afin d'obtenir de lui le traité avantageux dont nous avons déjà parlé. La négociation en fut probablement ouverte dès lors; elle fut terminée quand, peu après, Gênes, se voyant plus menacée par Frédéric, s'engagea plus avant dans la cause des papes.
(1155) Milan fut la première ville qui brava la colère de Frédéric. Ensuite Tortone, qui avait embrassé la cause des Milanais, fut la victime de cette alliance. L'empereur l'assiégea, et, après de longs combats, il s'en rendit maître, la ruina de fond en comble et en chassa les habitants. Dans cette expédition il avait appelé tous ceux qui lui devaient obéissance. Les Génois ne se pressèrent pas de marcher, malgré les menaces portées contre les réfractaires. Des voisins, qui avaient fait leur soumission, et qui devenaient jaloux de les voir s'en dispenser, les pressaient avec une amitié affectée de ne pas exciter la colère de l'empereur qui avait déjà manifesté son déplaisir. Mais les moyens dilatoires n'étaient pas encore épuisés, et ceux-là ont été de tout temps agréables, souvent utiles, à un peuple accoutumé à marchander en toute chose. Ses consuls furent mandés: l'un d'eux, accompagné d'autres envoyés, se rendit aux ordres de Frédéric; mais cette entrevue fut encore pacifique. La discussion des droits et des devoirs s'ajourna d'elle-même: en renvoyant les députés, il les assura de l'intention où il était d'honorer Gênes au-dessus de toutes les villes d'Italie. Tout le pays se divisait en deux alliances, pour ou contre lui; ou voit qu'il voulait attirer les Génois dans la sienne. D'ailleurs le temps lui eût manqué pour les réduire par la voie de la rigueur. Il n'ignorait pas que les consuls avaient fait des préparatifs de défense. On commençait à élever des murailles. Tous les hommes de la ville et de son district, en état de servir, étaient requis, en vertu de leur serment de citoyens, de se tenir prêts à s'armer. On avait déjà envoyé quelques forces dans les châteaux placés entre Gênes et Tortone.
Frédéric, reçu par le pape, fut couronné à Rome avec cette circonstance singulière, que les Romains ne voulurent pas lui ouvrir leurs portes. Il fallut en occuper une par surprise dans un quartier éloigné, barricader les issues qui communiquaient avec le reste de la ville, brusquer la cérémonie d'un couronnement furtif, et se hâter de regagner la campagne, tandis que le peuple furieux forçait les barrières: étrange solennité par laquelle était conféré le titre fastueux d'empereur des Romains. Poursuivi en se retirant, Frédéric s'éloigna; les combats, les maladies, la lassitude et la désertion des vassaux qui l'avaient accompagné, l'obligèrent à prendre le chemin du retour; il le marqua par des ravages. Mais, parvenu devant Ancône, il cessa d'avoir une armée. Ce ne fut pas sans danger qu'avec une simple escorte il put sortir de l'Italie et regagner l'Allemagne.
(1156) Ce départ, après un an de séjour et de domination violente, était un événement considérable pour tout le monde. Les faibles respirèrent, les opprimés levèrent la tête; les Milanais rebâtirent Tortone et attaquèrent ceux de leurs voisins qui s'étaient donnés à Frédéric. Ce fut le premier signal du nouveau caractère que prirent les rivalités italiennes, et l'époque de la séparation de ce pays en deux partis permanents et irréconciliables, les fauteurs et les adversaires de l'autorité impériale, animosité qui, après avoir opposé ville à ville, porta bientôt la division de famille à famille dans une même cité.
Les Génois n'étaient entrés dans aucune alliance, ni contre l'empereur ni pour lui. Ils se tenaient encore séparés de la politique lombarde: leur indépendance était leur unique pensée; et s'ils s'étaient vus assurés de la sauver, ils auraient accordé peu d'intérêt à la cause de la liberté du reste de l'Italie. Echappant d'abord à la nécessité d'aider Frédéric dans ses projets contre la Sicile et la Pouille, ils gagnaient à l'événement de ne pas se commettre avec Guillaume, roi de ces pays. Le commerce considérable qu'ils y exerçaient avait été récemment assuré par le traité qu'ils venaient d'obtenir de lui. Mais aussi Frédéric, n'ayant plus besoin d'eux, allait avoir ce motif de moins pour les ménager, et cet empereur redoutable menaçait de repasser les Alpes. La république ne regarda la paix où elle se voyait que comme une trêve dont elle devait profiter pour se mettre en état de défense. (1158) En effet, l'empereur revint dans cette Italie qu'il avait appris à regarder comme un digne objet de son ambition. Sa querelle avec Milan recommença aussitôt. Après des succès divers et de grands efforts des deux côtés, les Milanais affaiblis furent obligés de se rendre. Enflé de ses succès qui intimidaient toutes les cités, Frédéric alla tenir son parlement solennel à Roncaglia. Tous ses vassaux et dépendants y comparurent: il y dicta ses lois: les jurisconsultes impériaux les rédigèrent dans le plus impudent système de despotisme absolu, et l'assemblée y donna un consentement servile. Là, il fut décidé qu'en présence de l'empereur cesse toute dignité, toute magistrature; que tout pouvoir indépendant, toute liberté publique sont nécessairement des usurpations sur l'autorité du souverain; qu'à lui seul appartenaient les duchés, les comtés, les magistratures; à lui seul le droit d'imposer des tributs, tous les droits des monnaies, des ports, des douanes, des péages, des moutures; tout profit dérivant des rivières; enfin, non-seulement le cens sur le revenu des terres des particuliers, mais encore sur leurs têtes. Dans les campagnes, excepté les boeufs du labourage et la semence des terres, il n'est rien que les armées de l'empereur ne puissent prendre à leur bienséance, à concurrence de leurs besoins. C'est la ce que les évêques, les grands, les députés des villes s'empressèrent de reconnaître d'une seule voix, en résignant leurs titres et leurs privilèges. Mais le droit une fois constaté, et tous ces biens recensés sur les registres du fisc, l'empereur fut si généreux qu'à tous ceux qui eurent des titres bien réguliers, il daigna rendre leurs propriétés; celles qui ne furent pas remises gratuitement assurèrent à l'épargne impériale un gros revenu annuel, dont le latin classique des chroniques fait une somme de plus de trente mille talents.
L'empereur se réserva de nommer, à l'avenir, les consuls et les podestats des villes, toutefois avec l'assentiment des citoyens. Il défendit les guerres privées entre les cités, et dans leur intérieur entre les habitants. Citant tout le monde à sa cour, il rendit ou fit rendre la justice aux particuliers. C'est à cette occasion qu'il donna un exemple qui servit bientôt, et pour longtemps, de règle générale; le juge assigné à une ville fut nécessairement pris dans une ville différente. Surtout Frédéric se fit justice à lui-même; il infligea arbitrairement des peines et des amendes aux réfractaires, à la contumace et à la négligence.
Les Génois se virent appelés à ce tribunal menaçant, et le temps se trouva venu de défendre ou de perdre cette liberté si chère au peuple. On leur reprochait de n'avoir fourni aucun contingent aux forces impériales pendant le siège de Milan. On les accusait, ainsi que les Pisans, d'avoir contrarié par leurs intrigues le succès des envoyés de l'empereur dans la Sardaigne et dans la Corse, que Frédéric regardait comme des dépendances de l'empire. Gênes et Pise, qui s'en disputaient la domination, n'avaient eu garde de contribuer à y faire régner un autre maître. Les Génois continuèrent à plaider leur cause de loin, sans comparaître à Roncaglia. On les pressait d'envoyer des otages et des tributs, ils n'envoyèrent que des représentations. Ils rappelaient les services rendus à l'empire pendant plusieurs siècles; la garde des côtes depuis Rome jusqu'à Barcelone leur avait été confiée; ils en avaient repoussé les barbares, et ils en écartaient encore les Sarrasins. A eux était due la sûreté de l'Italie, et cette garde leur coûtait plus de dix mille marcs: n'était-ce pas un tribut suffisant? Et quelle autre contribution pourraient-ils devoir? Ils n'ont de l'empire qu'un territoire sans produit, incapable de les nourrir. Leurs subsistances, leurs ressources ne sont que dans ce commerce qu'ils font au loin et que les étrangers soumettent à d'énormes impôts; et n'est-ce pas une loi des empereurs romains que, si eux seuls lèvent des tributs dans leur empire, ils n'ont rien à prétendre sur ce qui contribue ailleurs? Gênes doit hommage et fidélité à l'empire, et rien de plus.
On voit que dès ces temps-là les Génois ne manquaient ni d'adresse, ni même d'arguties. Ces raisons, que les consuls tâchaient de faire valoir, le peuple les répétait avec un patriotique enthousiasme. Frédéric entreprit de vaincre la résistance d'une cité indocile. Elle lui semblait incapable de tenir contre la moindre attaque. De riches quartiers qui s'étaient établis en dehors de ses anciens murs, et que rien ne couvrait, en faisaient une place sans défense. Il crut n'avoir qu'à s'en approcher avec ses forces. Ce mouvement eut l'effet le plus contraire à son attente. Un soulèvement universel éclata contre ses menaces; tout se mit sérieusement en défense. Une enceinte projetée autour des nouveaux quartiers avait été déjà tracée; tout à coup le mur s'élève et la population entière accourt à l'ouvrage. Le jour, la nuit, hommes et femmes traînent les pierres et le sable. On fit, en une semaine, dit l'annaliste, ce qu'une autre ville n'eût pas fait en un an. Là où le temps manque pour exhausser le rempart, on construit des palissades et des redoutes avec les bois et les mâtures des navires. En quelques jours la ville a des défenses à l'abri d'un coup de main. Les consuls, qui savent par où pourrait faiblir la résistance du peuple s'il se voyait aux prises avec des troupes exercées, soldent des archers et des arbalétriers, les placent au dedans, au dehors, et sur tous les points de la montagne.
A cette démonstration courageuse, l'empereur s'arrête et se modère enfin. Parvenu au château du Bosco, il ne passe pas au delà, il demande une ambassade des Génois, promettant de leur prêter une oreille indulgente. L'un des consuls et quelques sages, au nombre desquels est encore le vieux Caffaro, se présentent sur cet appel et sont favorablement reçus. La crise se termine par un accord, ou, si l'on veut, par une trêve, car un terme jusqu'à la fête de saint Jean y est exprimé. La construction tumultuaire des murs de Gênes doit cesser. Un serment de fidélité sera prêté par quarante notables entre les mains des délégués impériaux, qui viendront le recevoir dans le palais de la république: mais les devoirs de cette fidélité ne comprendront ni l'obligation d'aucun service militaire, ni le payement d'aucune contribution. Les Génois s'engagent seulement à payer les anciens droits régaliens, sur la fixation desquels ils s'en remettent à la propre conscience de l'empereur. Les droits nouveaux que la diète avait reconnus, il en laisse la jouissance à la république. L'empereur leur promet de ne point admettre de réclamation au sujet de leurs possessions justement ou injustement tenues. Il ne se réserve contre eux que de faire justice s'ils dépouillaient les voyageurs. En terminant cet accord, les Génois payèrent au fisc impérial mille marcs à titre de don gratuit, disent-ils, à titre d'amende selon leurs ennemis. Un présent si médiocre fait conjecturer qu'au milieu de ses magnificences l'empereur n'était pas riche en argent comptant. Pour Gênes ce sacrifice était peu considérable, s'il est vrai que dans le même temps la seule nourriture des hommes armés qu'on employait à la défense coûtait à la république cent marcs d'argent tous les jours.
L'historien de Frédéric attribue à une inspiration céleste cette terreur salutaire qui disposa le coeur des Génois à la soumission et qui permit une paix également désirable pour les deux parties, qui surtout arrêta le mauvais exemple donné à l'insubordination des autres villes. Car la difficulté des abords à travers ces montagnes, la force de la position, et la grandeur des préparatifs de défense rendaient, dit-il, l'entreprise de forcer Gênes aussi périlleuse que pénible, quoique la magnanimité de César ne calculât pas ces obstacles et s'assurât de les vaincre. On peut estimer sur ces réflexions l'importance de la république dans l'opinion, la crainte même qu'elle inspirait au plus puissant souverain du temps.
Quelques tribulations nouvelles n'en suivirent pas moins cette paix. Les délégués impériaux allèrent exiger le serment à Savone, et dans tout le Comté: c'est ainsi qu'on nommait le pays jusqu'au Var. Les Génois le réputaient compris dans ces possessions justes ou injustes que Frédéric avait naguère confirmées. Ils regardaient comme leurs vassaux les châtelains établis sur ce territoire. Nous avons vu le seigneur de Vintimille prendre l'investiture à Gênes: sa ville même était liée aux Génois par un engagement plus ancien. Quand ils l'avaient conquise, ils y avaient élevé un château, et dans le serment de fidélité prêté par tous les habitants de la ville au-dessus de quatorze ans, avait été stipulée la promesse de maintenir cette citadelle sans l'attaquer et sans en souffrir aucune attaque, ou du moins en présence et avec la connivence des délégués de Frédéric. Les Génois, touchés de cet affront, en portèrent plainte. Ce château, disaient-ils, ils l'avaient élevé sur l'invitation de l'empereur Conrad, quand, recevant de toute part des réclamations contre Vintimille, il avait ordonné aux Génois de purger ce repaire de pirates et de brigands.
Aucune satisfaction ne fut donnée. La république n'ignorait pas que si Frédéric s'était contenté de quelques soumissions sous l'apparence desquelles il avait laissé indécis la question de l'indépendance, il était loin d'être favorablement disposé. Il poursuivait le cours de ses prétentions despotiques et de ses vengeances sur les cités qui ne portaient pas son joug. Il brûlait Crème: sur l'autorité de ses décrets de Roncaglia (1159), il regardait comme annulée les concessions qu'il avait faites aux Milanais, et rallumait la guerre contre Milan; il rompait avec le pape Adrien; à la mort de ce pontife, il suscitait le schisme en opposant un compétiteur à Alexandre III. Ce pape, dès les premiers jours de la querelle, avait intéressé à sa cause, par les lettres les plus suppliantes, les Génois enfants si dévots de l'Eglise. Tout enfin les avertissait de ne pas compter sur l'amitié de Frédéric.
C'est alors qu'ils reprirent le travail de leurs fortifications1 et qu'ils le poursuivirent sans relâche avec une unanimité et une constance toute patriotique. Nous ne craindrons pas de nous arrêter sur ce détail; il est honorable pour un peuple amant de sa liberté, et il porte avec lui la mesure des progrès et des ressources d'une ville intéressante.
En soixante ans de prospérité les habitations, franchissant l'ancienne enceinte, s'étaient étendues au nord et au couchant sur les collines et le long du rivage de la mer2.
La nouvelle muraille embrassa ces augmentations. On y mit un tel zèle, que, suivant les annales, en cinquante-trois jours on en construisit près des quatre cinquièmes. Toute la population se fit honneur d'y travailler avec le même zèle qu'au temps des menaces instantes de Frédéric. Les villages voisins y concoururent. Les maçons de profession et les indigents étaient seuls payés. Les habitants des divers quartiers de la ville se relevaient chaque jour, et les sections d'un même quartier se partageaient le travail. Le consulat qui éleva les tours y dépensa trois cents livres d'argent et paya neuf cents livres pour les dettes que ses prédécesseurs avaient contractées, outre cent livres pour retirer le château de Voltaggio des mains des capitalistes de qui l'on avait emprunté sur ce gage. J'aime à noter ces résultats du budget d'une république du douzième siècle. L'année suivante on construisit les murailles de Porto-Venere, de Voltaggio et de plusieurs autres positions au nord et à l'est. Ainsi se suivait le système de mettre les approches de Gênes et le territoire en état respectable de défense.
(1162) La guerre rallumée par l'empereur contre les Milanais, et le siège de leur ville, durèrent trois ans. Enfin ils se rendirent. Frédéric battit leurs murailles et jusqu'à leurs habitations. Il voulut que la cité rebelle perdit son existence et son nom (1162): vengeances farouches d'un despote, que nous avons vues imitées par un gouvernement de terreur, soi-disant républicain. Les populations ennemies du voisinage furent chargées de l'exécution de cet odieux décret.
Les Génois avaient suivi leur système; ils s'étaient tenus à l'écart, se gardant d'attirer le courroux de l'empereur, mais se dispensant de lui envoyer des soldats. Quoiqu'un long siège, si voisin de leurs frontières, ne pût manquer de les préoccuper, leurs annales gardent un silence prudent sur cette grande lutte et ne le rompent qu'au dénoûment. L'illustre historien des républiques italiennes fait justement remarquer comme une preuve de la terreur que l'événement inspirait, qu'alors le style et les expressions changent. Barberousse est le magnanime, l'invincible César, qui fait courber toutes les têtes sous le joug de son glorieux triomphe. On peut ajouter que l'adulation ne manque ni pour les courtisans ni pour les ministres de ce maître redoutable. Ceux avec qui les Génois sont forcés de traiter sont doués des qualités les plus hautes. L'archevêque de Cologne, archichancelier du royaume d'Italie, laisse partout après lui la trace de la renommée d'un autre Cicéron. Il n'est pas jusqu'au chapelain de cet archevêque, délégué subalterne, qui, dans le langage barbare de l'écrivain, ne soit orné de toute virtuosité. Mais au milieu de ces éloges paraissent contre ces vertueux personnages les reproches de corruption et de partialité vénale. Malgré les protestations les plus soumises, Gênes haïssait et craignait l'empereur: on y reconnaissait le pape qu'il rejetait (1161), Alexandre, persécuté à Rome, trouvait chez les Génois la réception la plus solennelle et l'hospitalité la plus filiale. On prodigua avec joie et avec amour, pour lui des subsides magnifiques, pour ses cardinaux et ses prélats des secours considérables. Pour faire éclater sa gratitude, le pape prodigua les bienfaits spirituels à l'église de Gênes; on peut être certain que ce n'était pas à des sujets sincèrement dévoués à Barberousse que le pape accordait ses largesses apostoliques.
(1162) Le conquérant jouit à Pavie de son triomphe sur les Milanais, et parmi ceux qui vinrent humblement le féliciter d'un événement qui leur était fâcheux, étaient les envoyés de Gênes. Il les mandait, et, cette fois, ils se gardèrent de se faire attendre. Cette ambassade fut confiée aux hommes les plus accrédités de la république. Deux des consuls la présidaient; et, sur neuf personnages, on y voit un Spinola, un Grimaldi, un Doria, un Vento, un Volta. Cette députation fut reçue avec assez de faveur. Frédéric se voyant maître absolu en Lombardie, reprenait le dessein de conquérir le royaume de Sicile. Il demanda aux Génois de le servir: ceux-ci protestèrent qu'ils étaient toujours prêts à l'obéissance; mais ils représentaient avec humilité, que, contribuant plus qu'aucune autre ville d'Italie, par leur soin, à la défense des côtes de l'empire, il serait juste de leur assigner une indemnité pour un service extraordinaire. Cette insinuation ne déplut pas. Frédéric renvoya les députés en les chargeant de lettres adressées en son nom aux consuls et à tout le peuple. Il y exprimait ses dispositions favorables pour Gênes. Il voulait qu'une réponse positive sur ses demandes lui fût apportée dans huit jours, pour tout délai, par de nouveaux envoyés. Cette seconde députation fut renforcée du chancelier de la commune, jurisconsulte expert que l'on supposait propre à discuter le droit avec les commissaires impériaux. Après une négociation assez longue, le traité fut conclu. Les Génois s'obligèrent à mettre aux ordres de l'empereur, dans le délai d'un an, une flotte qui agirait contre la Sicile. Au moyen de cet engagement il les dispensait de le suivre à la guerre contre tout autre ennemi que les Siciliens ou les Provençaux. Pour indemnité de leur armement, il leur donnait d'avance sur les conquêtes qu'ils aideraient à faire, la ville de Syracuse et deux cent cinquante fiefs de chevaliers dans le Val di nota: il leur concédait des privilèges de commerce, même exclusifs au préjudice des Vénitiens alors réfractaires. Il ne devait faire avec le roi de Sicile aucun traité sans leur concours. Toutes les possessions de Gênes étaient confirmées. A la guerre, c'est sous la bannière de leur commune que devaient marcher toutes les milices de Porto-Venere à Vintimille, sans préjudice toutefois de la juridiction des comtes et des marquis, et de la fidélité des feudataires impériaux. Enfin Barberousse laissait à Gênes le libre choix de ses consuls. Une bulle d'or, remise aux ambassadeurs, convertit ce traité en concession solennelle.
CHAPITRE II.
Guerre pisane. - Barisone.
(1162) Au moment où la république se voyait délivrée de ce que sa situation avait de menaçant, un incident malheureux la fit rentrer en guerre avec Pise. L'état de paix entre les deux républiques était fondé sur une convention qui excluait toute hostilité non-seulement sur leur territoire, mais sur la mer et en tout lieu, excepté en Sardaigne. Là même, le négoce, les relations et les propriétés respectives étaient exploités sans user du droit d'y vivre en ennemis. Mais quand les bienfaits du commerce, au lieu d'être accessibles à tous, sont une sorte de secret et de monopole, il est impossible que la jalousie ne règne pas entre les commerçants qui y prennent part. Les nations qui vivaient en paix sont ainsi entraînées à des guerres funestes par leurs colonies, ou par leurs facteurs dans les pays étrangers.
Gênes et Pise avaient des établissements rivaux à Constantinople. Une rixe y devint une guerre nationale. Les Pisans s'y trouvant fortuitement en plus grand nombre, assaillirent leurs ennemis. Trois cents Génois, dît-on, se défendirent un jour entier contre mille adversaires. A la nuit ceux-ci proposèrent de cesser le combat; mais les Génois, endormis par cet accord, furent surpris au point du jour suivant. Ils ne purent résister davantage; ils se sauvèrent sur leurs bâtiments, abandonnant leurs magasins et leurs effets dont les Pisans firent leur proie. Quelques victimes périrent dans le combat, et parmi elles, le fils d'Othon Rossi, personnage considérable à Gênes. La ville apprit ces tristes nouvelles par l'arrivée des vaisseaux qui rapportaient les fugitifs. Aussitôt on se soulève. Douze galères de particuliers sont à l'instant armées et vont mettre à la voile pour courir à la vengeance sur les Pisans, sans vouloir même attendre que le consulat en donne l'ordre; mais les magistrats arrêtèrent ce transport. Les usages de la guerre et du droit des gens devaient être accomplis. Un messager, solennellement expédié à Pise, y porta des lettres de défiance. La teneur de cet acte diplomatique nous a été conservée: je la rapporterai.
«Vous nous provoquez dès longtemps; vous avez troublé notre paix sur tous les rivages du monde. Nous n'avons eu de sécurité nulle part où vous vous êtes sentis en force, et c'est trop peu pour vous si vous n'y ajoutez d'horribles massacres, l'assassinat non d'obscures victimes, mais de nos nobles, un pillage odieux, et encore ces imprécations furibondes par lesquelles vous nous insultez en ennemis perfides. Nous ne supporterons pas plus longtemps l'usurpation de cette Sardaigne que Gênes seule a délivrée du joug des Sarrasins, ni l'enlèvement de nos titres que vous retenez par une violence inouïe. Nous abrogeons les traités d'une paix si mal observée. Libres des liens d'une trêve rompue, nous vous portons, dans notre bon droit, un défi solennel.»
On voit ici dans un acte politique la qualification de noble attribuée aux victimes comme une circonstance qui aggrave le meurtre. On y voit aussi réveillée la querelle sur la Sardaigne. On ignore si le reproche des titres enlevés et injustement retenus se rapporte à autre chose qu'à la spoliation des magasins de Constantinople.
Le messager revenu sans réponse, les galères sortirent, et les hostilités prirent cours. On entra d'abord dans l'Arno, pour insulter le port de Pise. D'autres galères allèrent chercher les ennemis dans les eaux de la Sardaigne et de la Corse. Othon Rossi, le père du jeune homme tué à Constantinople, était de cette expédition; il vengea cruellement son fils sur les prisonniers qui tombèrent entre ses mains.
Dans une rencontre, douze galères génoises se trouvèrent en présence de trente-six galères de Pise. La difficulté n'était pas d'échapper au péril, mais il en coûtait de reculer devant des rivaux. Les Génois s'avisèrent de proposer à leurs adversaires de combattre douze contre douze, et s'irritèrent d'être moqués par un ennemi peu disposé à se départir de son avantage. Il fallut donc se retirer avant de se voir enveloppés. Sur ce récit, les consuls assemblent les citoyens en parlement public; ils proposent l'armement général, et le peuple entier répond: Fiat. Cependant, sur le bruit de ce renouvellement des voies de fait, l'archichancelier accourt pour les interdire. Il ordonne que huit députés de chaque ville comparaissent promptement à Turin devant l'empereur. On s'y rendit: les parties se préparaient à traiter leur cause; mais Frédéric, toujours prêt à mander, ne l'était pas à entendre: il imposa silence en déclarant qu'il était pressé de retourner en Allemagne; il ordonna que les parties jurassent d'observer la trêve jusqu'à son retour.
(1164) L'empereur revint en Italie quelque temps après, et le procès qu'il devait juger se compliqua d'un incident assez curieux. On vint lui demander, au nom de Barisone, juge d'Arborea, le titre de roi et l'investiture de la Sardaigne entière, moyennant un prix raisonnable, argent comptant. Les quatre provinces de cette île étaient tenues par autant de gouverneurs qui, en conservant leur titre antique de juges, en étaient devenus princes héréditaires. Les Pisans, qui les avaient constitués dès le temps où avec les Génois ils avaient chassé les Mores, affectaient chez eux de regarder ces juges comme leurs vassaux: en Sardaigne, ils se contentaient de cultiver leur alliance. Les Génois la briguaient afin de regagner par leur appui la prépondérance dans l'île où il leur restait quelques possessions.
Barisone était loin d'être le plus puissant des quatre juges, et l'événement prouva que ses forces ne répondaient pas à son ambition et à son orgueil. Mais Frédéric, flatté d'être reconnu pour suzerain, et charmé de tirer quelque argent d'une domination qu'il n'aurait pas été capable de rendre plus lucrative, ne fit aucune difficulté d'accorder la demande: le traité s'accomplit. Barisone s'engagea à payer à Frédéric quatre mille marcs d'argent1. Des délégués impériaux le conduisirent d'abord d'Arborea à Gênes où son entreprise était favorisée. L'empereur l'appela à Pavie: il manda à sa suite les consuls génois, qui obéirent, non sans quelque anxiété; mais la réception fut favorable. Le juge fut roi. Frédéric lui mit sur la tête une couronne que les consuls avaient apportée avec eux.
La cérémonie à peine achevée, le consul de Pise comparut et protesta contre tout ce qui s'était fait. L'empereur avait donné ce qui ne lui appartenait pas, ce qui appartenait aux Pisans: il avait fait roi un ignoble paysan, vassal de Pise. Le consul de Gênes, élevant la voix, repoussa ces assertions. Ce serait à Gênes et non à Pise de revendiquer la Sardaigne par droit de conquête. César en donne la couronne, non à un homme vulgaire, mais à un seigneur très-noble, riche de possessions immenses, et qui a pour vassaux les nombreux Pisans établis dans l'île, loin qu'il soit le vassal de leur république. Frédéric prononça que ce qu'il avait fait était bien fait, qu'il avait usé de sa pleine puissance et donné ce qui lui appartenait. Les Pisans se retirèrent irrités.
L'empereur demanda ensuite s'il lui restait à accomplir quelque promesse qu'eussent faite ses ambassadeurs. Barisone témoigna sa satisfaction et sa reconnaissance. Maintenant c'était donc à lui de remplir son engagement. Les quatre mille marcs convenus lui furent demandés. Il avoua avec embarras que ce n'était pas à Pavie qu'il avait compté les payer; mais, à peine rendu dans son royaume, il les ferait tenir ponctuellement à son auguste bienfaiteur. Le bouillant Barberousse s'enflammant à cette réponse, s'écria: «Je pars, j'ai le pied à l'étrier, et ne puis attendre. A me remettre ainsi, autant vaut me déclarer que tu ne me payeras jamais. Quand et comment, de l'on île, tes deniers pourraient-ils me parvenir au fond de l'Allemagne? Apprends que ce n'est pas ainsi qu'un roi tient sa parole. Que sont d'ailleurs quatre mille marcs au prix d'une couronne acquise et de ses profits? Tu dois avoir reçu au delà de cette somme de ceux à qui tu as destiné les nouvelles dignités de ta cour. Ni paroles ni délais, il faut payer sa dette.»
Barisone désolé n'obtint que le temps de recourir à ses amis. Il n'avait de ressource que dans l'assistance de Gênes, il l'employa; la somme était forte, le recouvrement peu certain, à en juger par l'impuissance dans laquelle le roi se trouvait dès les premiers pas, et déjà ses préparatifs et les équipages assortis à son nouveau rang avaient constitué la république en avances qu'elle répugnait à grossir. Mais si la royauté de Barisone était caduque, Gênes perdait avec ses premiers frais tout le fruit de sa politique. On avait connivé à la vanité de ce petit prince dans la vue de se faire de lui une puissante créature en Sardaigne; la dérision et le mépris allaient tomber du protégé sur les protecteurs. L'intérêt et l'amour-propre étaient blessés; l'amour-propre national dicta la réponse.
On retourna donc à Barberousse, et, marchandant d'abord, on essaya de faire accorder de longs délais sous la caution des Génois. L'impatient empereur jura que s'il n'était payé à l'instant, il enlèverait Barisone et le conduirait en Allemagne. Les consuls génois furent forcés de prendre des arrangements plus effectifs. L'empereur fut payé; Barisone, libéré envers un créancier, resta entre les mains d'un autre, moins violent que le premier, mais non moins attentif à ses sûretés. Le roi dut promettre de fournir des garanties en arrivant à Gênes.
Mais là, il n'avait pas plus qu'à Pavie les moyens de s'acquitter. Toutes ses ressources étaient en Sardaigne. Les consuls s'en convainquirent avec d'autant plus de regret que pour le secourir il avait fallu mettre les propriétés de la république en gage entre les mains des citoyens les plus riches. On sentit douloureusement surtout la nécessité d'ajouter de nouveaux deniers à ceux qu'on avait fournis. Barisone, en présence des Pisans, ne pouvait passer dans son royaume sans forces et sans appareil. Il demandait un nouveau prêt pour armer sept galères et trois grands vaisseaux, pour solder des troupes, des archers. Pendant ces préparatifs il vivait à Gênes avec un faste royal. Il montrait gratitude et magnificence. Il souscrivait un acte authentique qui accordait aux Génois les privilèges les plus étendus, les plus exclusifs, dans toute la Sardaigne. Il prodiguait les investitures de ses terres aux citoyens les plus distingués, et probablement à ceux qui lui prêtaient de l'argent, car, en tout, il se trouva devoir jusqu'à vingt-quatre mille livres, tant à la commune qu'aux particuliers. Ainsi un petit prince riche se vit tout à coup devenu un roi pauvre et nécessiteux, destiné à vivre prisonnier pour dettes, soit sur le territoire des étrangers, soit sur leurs vaisseaux.
Picamilia, l'un des consuls, assisté de prudents et vigilants personnages, monta sur la flotte préparée afin d'amener le nouveau roi dans sa capitale d'Arborea avec l'honneur dû à sa couronne; mais les instructions portèrent de ne pas souffrir son débarquement que le payement de sa dette ne fût effectué et l'argent mis en sûreté à bord des galères.
On arriva devant Arborea. Le roi assura que le payement allait être fait, et il fit passer à terre ses ordres portés par des envoyés génois. Ils revinrent annoncer qu'il ne leur avait pas même été permis de débarquer. Les officiers du roi, sa femme même, avaient signifié qu'on ne payerait rien avant que Barisone leur eût été librement rendu. Il offrit de faire cesser ce malentendu sur-le-champ; il lui suffisait d'aller à terre. Mais les Génois n'étaient pas disposés à le laisser sur sa bonne foi; pendant cette négociation ils demandaient au roi de faire du moins apporter des vivres sur les vaisseaux, puisque le retard qu'on mettait à remplir ses engagements prolongeait le séjour à la mer. Le roi promettait chaque jour; mais les approvisionnements n'arrivaient pas. La saison devenait mauvaise. Picamilia craignit qu'on ne lui dérobât la personne qui lui était confiée en gage, et, se défiant de Barisone, des Sardes, des Pisans et d'une surprise, il remit à la voile pour Gênes, et y ramena le royal débiteur. Là il fut consigné à quelques nobles qui en répondirent. La république leur assigna une pension pour son entretien et pour les frais de garde.
(1165) Les Génois et les Pisans étaient intéressés de trop près et trop en contact dans cette affaire pour qu'entre eux la trêve pût subsister, La cargaison d'un vaisseau naufragé retenue par les Pisans avait ému une querelle, et donné occasion de tenir pour la débattre un congrès à Porto- Venere. Les Pisans ne pouvaient se refuser à la restitution: mais ils opposaient qu'il fallait d'abord régler d'autres comptes. Les Génois en bons marchands, qui déjà ne manquaient pas de légistes exercés pour consulteurs, soutenaient qu'il fallait avant tout solder le compte liquide et la dette reconnue. Enfin le consul de Pise éleva la vraie prétention. Gênes, disait-il, a commis la première violence et rompu la trêve en retenant prisonnier Barisone vassal des Pisans. Le consul génois, sans s'arrêter à discuter les qualités, répondit que s'il en était ainsi, et s'ils voulaient que leur vassal fût libre, ils payassent sa dette. Le Pisan sembla prêt à consentir à ce marché. Mais quand, dans le cours des explications, il entendit porter la somme à vingt-huit mille livres, il reprocha à l'avare créancier d'avoir fait recevoir pour argent, des poivres et du coton à des prix doubles et triples de leur valeur véritable, et déclara que sa ville n'était pas assez riche pour se charger d'un tel fardeau. Il offrait seulement d'obliger les sujets de Barisone à reconnaître la dette et à jurer de l'acquitter. Puis il offrait six mille marcs; les Sardes auraient fait le reste. Un incident vint troubler cette singulière négociation marchande.
Un Pisan, exilé de son pays et réfugié à Gênes, s'y était fait corsaire. Sa galère parut tout à coup à Porto-Venere. Le consul génois craignit qu'on ne lui imputât les violences que l'armateur irait commettre au milieu des conférences d'une paix. Il l'astreignit à jurer de s'abstenir de toute voie de fait jusqu'à nouvel ordre, et lui-même il cautionna cette promesse au consul de Pise. Mais celui-ci ne se crut tenu d'aucun ménagement pour châtier un transfuge rebelle. Il fit venir secrètement une galère de sa république, et le corsaire se vit attaqué. Le consul génois accourut dans un canot et fut témoin d'un furieux combat (1166): la galère pisane était abordée par le corsaire. Le consul de Pise qui s'y était rendu se jeta à la mer pour sauver sa vie à la nage. Recueilli par le consul de Gênes, il supplia celui-ci de monter sur le bord, pour arrêter le carnage. Le Génois le crut, et une blessure presque mortelle fut le prix de son dévouement. Cependant, après avoir reproché au magistrat pisan son imprudence et sa perfidie, il le renvoya libre et les autres prisonniers avec lui. Il se contenta d'emmener à Gênes la galère prise.
Peu après les Pisans tentèrent une autre voie. Ils dépêchèrent secrètement des négociateurs en Allemagne, et traitèrent avec l'archevêque de Mayence. Quand Frédéric revint en Italie, ils parurent devant sa cour. Là ils représentaient qu'ils avaient payé au fisc impérial, entre les mains de l'archevêque, treize mille livres, et qu'à ce prix celui-ci leur ayant donné de sa part l'investiture de la Sardaigne, leur avait fait serment qu'il serait ordonné aux Génois de s'abstenir de tout rapport avec cette île. Le Mayençais attesta que telle était la vérité et qu'il avait ainsi juré par ordre de l'empereur. Frédéric reconnut le fait, et, s'adressant aux consuls génois, il leur intima d'abandonner la Sardaigne aux Pisans. Les consuls de Gênes présents étaient Hubert Spinola et Simon Doria, hommes de coeur et habiles. Sans s'intimider, ils répondirent à l'archevêque qu'il avait mal et injustement conseillé l'empereur; à l'empereur qu'il était trop juste pour avoir voulu donner ce qui ne lui appartenait pas; qu'il oubliait sans doute que l'investiture royale avait été solennellement conférée à Barisone; que Gênes avait d'ailleurs des droits supérieurs et incontestables, qu'elle ne saurait en être dépouillée sans jugement, et que si avant qu'il en eût été régulièrement décidé, les parties entendues, les Pisans se prévalaient d'une concession de pure faveur, aucun respect n'empêcherait de les chasser comme usurpateurs du bien d'autrui.
L'empereur, indifférent au fond de la querelle, pourvu qu'il n'eût à rendre ni les treize mille livres ni les quatre mille marcs, convint qu'il avait couronné Barisone, qu'il l'avait fait sans préjudice du droit des Génois, le nouveau roi ayant consenti à cette réserve. En voulant gratifier Pise, il n'avait pas entendu dépouiller les Génois de ce qui serait à eux, et la chose devait être examinée. Alors les parties essayèrent de produire ce qu'elles regardaient comme leurs titres; mais, à ce qu'avançait une partie, l'autre opposait d'abord des dénégations, enfin des démentis: un défi en fut la suite. Frédéric fit apporter l'Evangile et ordonna que deux Pisans et deux Génois jurassent de vider la querelle en un combat singulier, tel qu'il se réservait de l'ordonner. Comme il s'agissait d'en marquer le terme. «Les Pisans et nous, dit Spinola, nous devons marcher ensemble à l'expédition que l'empereur projette; son service ne doit pas souffrir de nos débats. Nous sommes prêts à jurer de ne faire dommage à nos adversaires ni dans leurs personnes ni dans leurs biens pendant la durée de la campagne et un mois après le retour. Qu'ils s'engagent ici envers vous par le même serment; nous leur ferons volontiers présent de mille marcs d'argent, s'ils veulent nous donner cette garantie. Puis, à l'expiration de cette trêve, nous promettons de n'aller importuner personne pour nous plaindre du mal que nous nous laisserions faire par eux.»
Frédéric expédia bientôt à Pise l'archevêque de Mayence, à Gênes celui de Cologne, pour faire cesser les hostilités. Mais les Génois prétendent que l'arbitre qu'on leur envoyait était déjà corrompu par les dons des Pisans, et ils accusent la partialité de l'un et l'autre délégué. Aussi la guerre fut-elle continuée sans égard pour les défenses de l'empereur occupé d'autres soins.
Avant d'en raconter les principaux événements, nous épuiserons ce qui concerne la Sardaigne. Le malheureux Barisone languissait à Gênes, tandis que les juges ses voisins, plus blessés de ce que leur égal avait voulu s'appeler roi, que touchés de sa disgrâce, profitant de son absence, ravageaient ses terres et menaçaient de le dépouiller tout à fait. Après quatre ans (1168) d'une pénible attente dans Gênes, il se présenta aux consuls et au conseil; il les entretint de la nécessité de le laisser reparaître en Sardaigne, si on ne voulait lui faire tout perdre. C'était la seule manière de le mettre en état de payer sa dette, et les Génois devaient sentir que si sa mort leur enlevait leur gage, tout espoir de rien récupérer leur échapperait. Il avait préparé les voies pour parvenir à une extinction certaine de leur créance. A son arrivée en Sardaigne quatre mille livres leur seraient comptées. Une imposition serait mise pour solder la dette, ils la lèveraient par leurs mains. Pour garantie, il leur livrerait ses places, il donnerait en otage, outre un nombre de ses vassaux, sa femme, ses enfants, et lui-même encore, après une courte apparition dans son pays.
Ces raisons étaient palpables. On se décida à tenter cette voie de recouvrement. La commune ne voulut dépenser que l'armement d'une seule galère. Les citoyens qui avaient reçu des investitures de terres en Sardaigne en équipèrent trois autres à leurs frais. Les choses convenues s'exécutèrent de bonne foi; les Génois furent mis en possession de la principale forteresse. La contribution fut établie, ils la perçurent. Le roi, sa famille, les otages qu'il avait promis se rembarquèrent sur la flotte et revinrent habiter Gênes. Après trois années (1171), la dette éteinte, Barisone, escorté par un des consuls, rentra dans sa province, heureux de la retrouver et conservant le vain titre de roi, chèrement payé, sans plus rien prétendre sur le reste de la Sardaigne.
CHAPITRE III.
Suite de la guerre pisane.
La guerre avec les Pisans, que la jalousie irréconciliable des deux républiques commerçantes était propre à perpétuer, convenait peut-être aux intérêts des principaux citoyens (1165). Elle les faisait écouter dans les conseils, les rendait nécessaires aux négociations, leur donnait de l'autorité sur les flottes ou à l'armée. Si elle épuisait le trésor, c'est encore à eux qu'on recourait, et leurs secours intéressés se changeaient en spéculations lucratives, en fructueux emplois de leurs richesses privées. Ils prenaient en nantissement les revenus et jusqu'aux propriétés de l'État; un vif enthousiasme de vanité nationale soutenait les dispositions du peuple, qui d'ailleurs tout dévoué à la navigation, trouvait sa subsistance dans les expéditions où il était appelé. Le commerce n'éprouvait pas un dérangement extrême, parce que quelques flottes ennemies ne suffisaient pas pour interrompre son cours parmi tant d'échelles et de ports de refuge qu'offraient toutes les côtes de la Méditerranée. Chaque bâtiment naviguait armé; on spéculait autant sur la chance de prendre que sur celle d'être pris; on craignait beaucoup moins qu'aujourd'hui la rencontre d'une force supérieure. Il était bien plus facile d'y échapper. Les coups n'atteignaient pas de loin avant l'usage de l'artillerie, et il suffisait d'éviter l'abordage. Enfin les Génois avaient un avantage; s'ils croisaient à l'embouchure de l'Arno, il fallait les combattre pour sortir de Pise ou pour y entrer. L'ennemi ne pouvait de même leur fermer l'entrée de leur port, ni occuper les avenues de leur golfe immense.
Tous les printemps, les Génois envoyaient quelques galères en station à Porto-Venere. De là s'ils n'empêchaient pas la sortie des grandes flottes, ils donnaient la chasse aux bâtiments isolés qui fréquentaient le port de Pise. Une autre partie des galères allait croiser autour de la Corse et de la Sardaigne. On courait jusque sur les côtes d'Afrique pour enlever les vaisseaux qui allaient y trafiquer. Mais la région les plus fréquentées par le commerce des deux peuples, c'étaient les rivages de la Provence et du Languedoc. Sur ce point se dirigeaient souvent les forces des parties belligérantes pour y protéger leur négoce ou pour y détruire leur ennemi. Les galères convoyaient les marchands aux foires de Fréjus et de Saint-Raphaël, et tâchaient d'en intercepter à leurs concurrents les abords ou le retour. De tous côtés on se faisait des créatures dans ces pays pour obtenir des informations sur la marche des adversaires ou pour faire parvenir à propos de faux avis qui donnaient le change aux croiseurs quand il y avait de riches proies à leur dérober.
Les armements qui se rendaient tous les ans aux bouches du Rhône ne cherchaient pas seulement des marchands à dépouiller. C'était une vraie guerre navale, il s'agissait pour les flottes de se détruire; et, comme elles se poursuivaient en remontant le fleuve, les riverains ne pouvaient rester spectateurs désintéressés de la lutte. Ceux de Saint-Gilles étaient alors favorables aux Pisans: ceux-ci avaient huit galères dans ces parages; Gênes en expédia quatorze sous la conduite d'Améric Grillo, un de ses consuls. Informé que les ennemis étaient à Saint-Gilles, il conduisit sa flotte dans le Rhône pour essayer de les joindre. Les magistrats d'Arles, incertains de ses intentions, vinrent lui demander s'il était ami ou ennemi: il les rassura et passa outre. Mais, vers Saint-Gilles, les habitants lui affirmèrent que les galères pisanes n'étaient pas de leur côté, et, grâce à ce mensonge, tandis qu'il rétrogradait, on ménageait leur sortie furtive par une autre issue du fleuve. Désespérant de trouver l'ennemi, Grillo revint à Gênes. Comme il y arrivait, on apprit qu'une nouvelle flotte pisane s'était présentée sur la côte de Ligurie, avait pris, saccagé et incendié la ville d'Albenga. De là elle avait continué sa route vers la Provence. Gênes ressentit cet événement comme un sanglant outrage. En quatre jours trente-cinq galères furent à la voile. Grillo y remonta et courut au Rhône. Les Pisans étaient à Saint-Gilles. Les Génois entrèrent dans le fleuve, appelant leurs ennemis à grands cris, et suivant leur route sans consulter ni écouter personne. Telle était leur furie qu'arrivée de nuit entre Fourques et Saint-Gilles, la flotte s'embarrassa dans le petit bras du Rhône, où l'eau manqua sous les galères; elles se poussaient et s'échouaient l'une sur l'autre; elles brisèrent leurs rames, leurs apparaux, et ne purent se remettre à flot sans perte de temps et sans dommage.
Au jour, les consuls et les notables de Saint-Gilles se présentèrent: ils demandèrent à Grillo de s'abstenir de toute hostilité. Ils se chargeaient d'obliger les Pisans à n'en commettre aucune. Ils répondaient de la sûreté des Génois comme il avait répondu de celle des adversaires. Grillo leur reprocha le traitement peu amical qu'il avait reçu d'eux au précédent voyage; mais puisqu'ils étaient neutres, ils ne devaient pas refuser de lui vendre les vivres dont ils avaient besoin. Ils s'en excusèrent; les Pisans étaient arrivés chez eux les premiers; ils leurs devaient pleine hospitalité et ne pouvaient justement donner aucune aide à ceux qui venaient contre eux. Ils écoutèrent encore moins la demande de Grillo qui les sollicitait de congédier les Pisans. Ils lui déclarèrent qu'ils les assisteraient envers et contre tous; et en ce moment une grande foire réunissant à Saint-Gilles beaucoup d'habitants des contrées voisines qui, tous, paraissaient disposés à prêter la main contre les Génois, ceux-ci n'eurent qu'un parti à tenter; ils députèrent quelques- uns d'entre eux à Beaucaire, auprès de Raymond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, pour lui porter plainte contre la partialité de ses gens. Ils rappelèrent au comte l'amitié que son père, à la terre sainte, et lui-même, avaient toujours témoignée à Gênes; des propositions d'alliance et des offres d'argent appuyèrent ces souvenirs. Un traité fut promptement conclu; moyennant une promesse de mille trois cents marcs d'argent, le comte devait, à son choix, ou joindre ses armes à celles des Génois, ou les laisser attaquer les Pisans en toute liberté, ou enfin accorder le champ libre pour que la querelle fût régulièrement vidée entre les deux parties. Il avait à peine donné sa parole que l'abbé de Saint-Gilles vint interrompre la conférence et tenir avec le comte un colloque secret. Cependant, à l'heure convenue pour recevoir le serment des Génois choisis pour lui être garants de la somme promise» il fît procéder à leur appel. Soixante et dix avaient déjà répondu et juré, quand de nouveaux messagers arrivèrent. Après les avoir entendus, Raymond déclara que le traité ne serait pas maintenu. On apprit que l'abbé et ses religieux avaient consenti à prendre sur leur conscience, à la décharge de celle du comte, le péché du parjure. Raymond s'était mis à la solde des Pisans pour un salaire supérieur à celui qu'il avait accepté de Grillo. Il fallut donc que les Génois renonçassent à l'espérance de brûler la flotte pisane ou de la combattre. Ils se contentèrent de séjourner deux jours pour braver tous les ennemis. Personne ne vint les assaillir. Ils payèrent largement les secours que les habitants d'un lieu voisin (les Baux) leur avaient prêtés. Ensuite ils redescendirent le Rhône. A leur grande surprise, il était barricadé devant Arles. Ils se préparaient à s'ouvrir la voie par force, mais le comte de Provence accourut pour leur donner les explications les plus amicales; l'obstacle avait été élevé en son absence et sans son aveu; il en ordonnait la destruction, et la ville d'Arles prêterait toute assistance au consul. Les galères séjournèrent quelques semaines autour de cette ville. Grillo tenta d'y conclure une alliance offensive contre les Pisans; mais le comte de Provence était engagé en trop de rapports avec le comte de Toulouse pour porter la guerre sur le territoire de ce voisin. Il promit seulement de n'admettre aucun vaisseau pisan dans ses ports pendant un espace de temps déterminé. Il reçut quatre mille livres de sa monnaie de Melgueil pour cette promesse et pour les services qu'il avait rendus.
Dans ces expéditions annuelles, toujours présidées par un des consuls de Gênes en personne, on ne négligeait rien pour se faire des alliances profitables, et pour éliminer, s'il était possible, les concurrents du commerce. Ainsi un traité d'alliance fut conclu avec Narbonne (1166). Deux frères, chargés des pouvoirs de l'archevêque et de la vicomtesse Ermengarde, vinrent à Gênes en jurer l'observation, circonstance qui rend doublement singulier le silence que les annalistes de Gênes gardent sur cette transaction. On a conservé à Narbonne tant l'instrument qui contenait les promesses des Génois que la copie qu'y rapportèrent les députés, des engagements que Narbonne avait contractés envers Gênes1. Cet acte vaut la peine d'être mentionné pour faire voir que les abus de la force érigés en droit maritime sont fort anciens.
L'alliance ou la paix est pour cinq ans: la paix, car c'est ainsi que parlent tous ces traités, comme si l'état naturel était la guerre tant que des conventions n'étaient pas intervenues, et c'est encore le principe fondamental du droit des gens chez les puissances barbaresques.
Les personnes et les propriétés sont garanties: et l'on a soin de marquer que c'est jusqu'au terme du même délai, qu'en cas de naufrage il y aura assistance et que les effets sauvés seront restitués au propriétaire.
Les droits de navigation et de commerce seront réciproquement reportés aux tarifs en usage vingt-six ans en arrière: toute augmentation postérieure est annulée et l'on ne mettra pas d'imposition nouvelle. Malgré la réciprocité apparente, la stipulation était toute au profit des Génois, qui commerçaient plus sur la côte de Languedoc que les Narbonnais en Ligurie.
Les gens de Narbonne pourront naviguer comme les Génois et s'associer avec eux, mais ils ne pourront entreprendre le transport des pèlerins de la terre sainte. Une fois l'an seulement un navire unique pourra partir pour cette destination, à condition que les pèlerins reçus à son bord ne seront ni templiers, ni hospitaliers, ni de Montpellier, ni de Saint- Gilles, ni de la Provence entre le Rhône et Nice.
Dans les autres voyages, les Narbonnais ne peuvent transporter ni les personnes ni les effets, si ce n'est de leurs compatriotes. Ils pourront cependant prendre au dehors les hommes salariés dont ils auront besoin pour la navigation, pourvu qu'aucun de ceux-ci n'embarque sur le vaisseau pour plus de dix livres de valeur. On pourra aussi donner passage à ceux qui iraient racheter des prisonniers, et à l'argent des rançons. Mais cette destination doit être justifiée par serment. Quant aux Pisans, tant qu'ils seront en guerre avec Gênes, ils ne seront reçus eux ni leurs biens; si les Génois en découvrent sur des bâtiments de Narbonne, les enlever, sans porter d'ailleurs de préjudice aux Narbonnais, ne sera pas enfreindre la paix.
(1167) Par de telles alliances les Génois étaient impliqués dans les intrigues et mêlés aux querelles des pays qu'ils fréquentaient. Rodoan de Mauro, consul, fit un traité avec Alphonse II, roi d'Aragon, comte de Barcelone. Ce roi avait enlevé à Raymond, comte de Toulouse, l'héritage du comte de Provence qui venait de mourir. Raymond le revendiquait encore, et il avait occupé un château2 en Camargue, sur tes confins de ses propres États. L'Aragonais acheta pour en faire le siège, l'assistance des Génois, de leurs galères et de leurs machines. Pour prix de ce service il s'engagea à fermer son royaume et ses terres aux Pisans, à s'emparer de la personne et des biens de ceux qu'on y trouverait, à partager ces dépouilles avec les Génois. Ce contrat reçut son exécution. Deux navires pisans entrèrent à Barcelone, on les saisit, et la moitié de la confiscation fut remise au consul génois.
(1174) Quelques années plus tard, il se fit une paix entre la république et le comte de Saint-Gilles3. Des exemptions de droits et des privilèges furent concédés dans tous les ports du comte, de Narbonne à Monaco; car Raymond agissait comme maître de la Provence, et il faisait bon marché d'un héritage qui lui échappait. Le traité portait une sorte de renonciation à la liberté du commerce maritime pour les Provençaux, comme Gênes l'avait exigée des Narbonnais.
Les navigateurs génois et leurs nobles armateurs étaient, dans ces temps, en perpétuel contact avec les seigneurs du littoral. On trouve un Grimaldi, amiral génois, déclaré par Raymond son lieutenant général, dans une expédition contre les Nissards révoltés4. Les Vento, les Grillo fréquentent la Provence, y forment des établissements; ils y sont au premier rang des nobles du pays5, et leurs descendants s'y sont maintenus jusqu'à nos jours.
Une des années de la guerre pisane fut marquée pour les Génois par plusieurs disgrâces. Leur flotte prit la fuite devant l'ennemi. Dans d'autres rencontres plusieurs de leurs galères furent prises, et l'annaliste n'indique que trop la cause de ces pertes. La ville était alors en proie aux factions, et la division était passée sur les flottes. Dans une occasion où se trouvaient ensemble des galères armées par des propriétaires de partis opposés, une portion aima mieux se rendre à l'ennemi que d'appeler ou de recevoir les secours de leurs compétiteurs.
Pendant ces expéditions maritimes, Frédéric était aux prises avec la ligue lombarde soulevée contre lui. Il avait été obligé d'aller chercher une armée en Allemagne pour réduire ces confédérés. A son retour, il trouvait le pape Alexandre devenu le chef de leur alliance et rentré dans Rome réconcilié avec ses Romains. On commençait à relever les murs de Milan. Quinze villes de plus entraient dans l'alliance. Frédéric ouvrit les hostilités en assiégeant Ancône. Ses deux archichanceliers étaient vers Rome, et ils pressaient l'empereur d'y marcher rapidement sans perdre du temps à un siège.
Gênes et Pise étaient toujours réputées dans l'obéissance de l'empereur. C'était, à Gênes du moins, avec une médiocre affection. Ou n'y voulait rendre de soumission que ce qu'il en fallait pour n'être pas rebelle. La république était engagée, comme on l'a vu, à fournir une flotte pour attaquer la Sicile. La première fois que Barberousse avait reparu en Italie après ce traité, des ambassadeurs étaient venus lui demander ses ordres pour cette expédition qu'au fond on était loin de désirer. L'empereur n'était pas en mesure et on le savait d'avance. Il avait remis de s'expliquer à un autre temps, et, après avoir fait assigner des entrevues à Fano, à Parme, à Pavie, il n'en avait plus été question. Maintenant, en marchant sur Rome, il mandait à Pise et à Gênes de lui envoyer promptement des soldats. Les Pisans répondirent qu'en guerre avec les Génois, ils ne sauraient marcher sous les mêmes drapeaux; mais ils offraient de doubler leur contingent, si l'on excluait leurs ennemis de l'armée impériale, et Frédéric reçut favorablement leur offre. Les Génois offrirent de marcher quoiqu'ils n'eussent aucune obligation de servir ailleurs que sur la mer; mais ils demandaient que l'empereur leur fît rendre leurs prisonniers retenus à Pise, et qu'il portât enfin la sentence trop longtemps suspendue qu'il s'était réservé de rendre entre les deux villes rivales. Frédéric différa de leur répondre. Il attendait ces doubles secours que les Pisans devaient lui envoyer; mais bientôt les épidémies, communes autour de Rome, mirent son armée en péril, il ne pensa plus qu'à la retraite, et, regagnant la Toscane, il se déroba secrètement aux ennemis qui menaçaient de lui fermer ce passage (1168). Cette fuite valut de nouveaux confédérés à la ligue. Elle bâtit enfin dans les plaines du Piémont la nouvelle Alexandrie élevée au nom du pape, que la ligue regardait comme son chef, et, ce qui peint assez bien la politique des Génois invités par les consuls de la ville nouvelle à aider à leur établissement naissant, cette commune de Gênes que Frédéric comptait dans son obéissance et qui s'y tenait, fournit aux Alexandrins un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante.
La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane. Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté.
(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux. Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer.
(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer. Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus, dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils promettaient de mieux employer.
(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin, au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie cette forteresse élevée contre eux.
Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards, ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois retenus à Pise.
(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence, archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César; mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière. Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour cette sentence.
Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits, il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et 1,500 par la seconde.
L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne paraît pas que les Génois y aient pris part.
Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre, mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande, et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles. Cependant un arrangement fut conclu avec eux; ils vendirent à la république le château de Lerici dans le golfe de la Spezia, sur les confins des possessions de Pise; on le rasa immédiatement.
(1175) Frédéric, délivré de la guerre qui l'avait retenu en Allemagne, reparut enfin. Pressé de consolider le parti qui reconnaissait ses droits, il manda à Pavie les Génois et les Pisans, avec les Lucquois et les Florentins. Là il prononça en maître sur leurs différends. Il ordonna que la nouvelle forteresse de Viareggio, odieux aux Pisans et notoirement érigée contre eux, serait abattue. Il commanda aux Pisans de remettre à Gênes la moitié de la souveraineté de la Sardaigne. Sur ces bases, il fit jurer la paix devant lui.
(1176)Ce fut peu après que se termina une plus grande lutte. L'empereur et les forces qu'il avait réunies, les Lombards et leur confédération entière se rencontrèrent à Legnano. La victoire se déclara pour la liberté de l'Italie. L'armée de Frédéric fut entièrement détruite. Il se sauva du champ de bataille avec si peu de ressources qu'on perdit sa trace, et qu'il passa pour mort.
Eclairé par l'événement, il eut le bon esprit de se conformer à sa situation et d'en tirer parti avec dextérité. Son antipape était mort, le point d'honneur ne l'empêchait plus de reconnaître Alexandre pour le véritable pontife. Il se hâta de négocier sa réconciliation (1177). Le pape ne voulut entendre à aucun accord, si l'on ne faisait entrer dans le traité les Lombards et le roi de Sicile; et c'était le résultat auquel Frédéric tendait de son côté. Enfin l'ouvrage assez compliqué fut mené à bien dans Venise. L'empereur, absous par le pape, se soumit dans leur rencontre au cérémonial désagréable que déjà Adrien lui avait appris. On prétend qu'en prenant les rênes de la haquenée d'Alexandre, il lui dit: Pas à toi, mais à saint Pierre, et qu'Alexandre répondit: Et à saint Pierre et à moi. Enfin une paix perpétuelle fut conclue avec l'Église, ainsi que des trêves, l'une de quinze ans avec le roi de Sicile, l'autre de six ans, avec les Lombards.
On trouve Gênes au nombre des villes auxquelles Frédéric fait rendre commune la trêve. Quand ce prince, avant de quitter l'Italie, visita les amis qui l'avaient aidé, il se recommanda à leur fidèle affection; il passa par Gênes avec sa femme et son fils; il y reçut les plus grands honneurs6.
Pendant les six ans qui suivirent l'accord, sa politique fut de détacher des membres de la confédération opposée, de faire des paix séparées, d'exciter des jalousies entre les Lombards afin de dissoudre leur ligue et d'être plus fort à la conclusion de la paix générale. Ainsi il rendit son amitié à Tortone qu'il avait si sévèrement traitée. Il acquit à son parti jusqu'à la ville d'Alexandrie, qui, par une fiction singulière, consentit à recevoir de lui un nouveau nom et une fondation nouvelle. A un jour marqué la ville fut vidée, et les habitants y furent reconduits sous ses auspices comme une colonie à laquelle il aurait fait préparer ce séjour. Il décora la ville du nom impérial de Césarée, nom qu'elle ne conserva pas longtemps. Les habitants de cette ville et ceux de Gênes eurent alors une convention pour vivre en bons voisins en s'accordant des exemptions de péage7.
La paix définitive fut faite à Constance. Par ce fameux traité, les républiques italiennes eurent leur indépendance réelle reconnue, en conservant quelque ombre de déférence pour la souveraineté de l'empire. L'empereur se réservait la confirmation de leurs consuls et la délégation d'un juge d'appel; enfin, le serment de fidélité, qui devait être renouvelé tous les dix ans. Les ligues établies entre ces villes étaient maintenues, elles étaient libres d'en former à leur volonté. Les Génois ne semblent pas avoir comparu comme parties à cette transaction. L'empereur les nomme seulement parmi ceux qu'il déclare ses alliés. Les conditions du traité ne paraissent pas non plus avoir rien changé à l'état où se trouvait la république.
CHAPITRE IV. Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et traités. - Administration des finances.
Aussitôt que l'on avait pu se soustraire à l'obligation de suivre Frédéric dans les projets dont il avait menacé la Sicile, des négociateurs y avaient été envoyés au roi Guillaume pour rétablir la paix et le commerce dans ses États. Ce raccommodement fut difficile et nécessita plusieurs ambassades. Au bout de six ans seulement les anciens traités furent renouvelés.
Il faut rendre justice aux conducteurs du peuple génois. Nous venons de parcourir trente ans de guerre; nous allons voir que c'étaient encore trente ans de désordre et de troubles sanglants dans l'intérieur. Sous le seul rapport de la finance ce devait être un temps d'embarras extrême dans un État d'un territoire si borné et si peu fertile, jeté en une suite d'entreprises dispendieuses. Cependant ni la pénurie du trésor, ni la guerre pisane, ni la guerre civile n'arrêtèrent jamais aucun des soins nécessaires à la protection du commerce, aucune des mesures capables de l'agrandir. A la louable unanimité des efforts, au milieu des factions et des tempêtes, on voyait bien que ceux qui disposaient du timon des affaires étaient les principaux commerçants du pays, plus éclairés sur un intérêt solide qu'éblouis par l'ambition ou par l'esprit de parti; ainsi les particuliers continuèrent à accumuler des richesses, alors même que l'État épuisé demeurait pauvre.
Les établissements de Syrie ne cessaient pas de rendre de grands profits, mais leur position commençait à devenir précaire. Si les villes maritimes n'avaient ressenti jusque-là que les contrecoups des secousses qui ébranlaient le royaume de Jérusalem, si les colonies rivales qui les habitaient n'avaient pas encore poussé leurs jalousies jusqu'aux violences qui les ruinèrent plus tard (1163), de grandes vicissitudes suivaient la mort de Baudouin III. Amaury, son frère, qui lui avait succédé, se voyait pressé entre deux rivaux puissants, le Soudan d'Égypte et Noureddin, soudan de Damas (1167). Il servait d'auxiliaire au premier quand, sur le champ même de bataille, tous deux se réunirent contre lui. Bientôt Noureddin fut maître de l'Égypte. Saladin, neveu du lieutenant qu'il avait envoyé au Caire, y devint vizir et ne connut point de maître. Peu après (1170) il se fit successeur de toute la domination de Noureddin. Amaury invoquait en vain des secours pour lui résister. Ce roi mourut en envisageant la chute de son trône. Il le laissait à Baudouin IV, affligé de la lèpre et incapable de soutenir un État chancelant. Une trêve retenait encore les entreprises du redoutable maître de Damas: on la viola, la guerre recommença, le royaume fut ravagé. Le roi, succombant sous son infirmité, céda la régence au second mari de sa soeur, Sibylle: c'était Guy de Lusignan, régent de peu de mérite (1183). Baudouin mourut, le trône appartint quelques mois à un enfant de cinq ans, fils de Sibylle et du marquis de Montferrat, son premier mari. A la mort de ce jeune prince (1185), dans une assemblée religieuse, l'ambitieuse Sibylle prit la couronne entre ses mains, et, sans consulter personne, la mit sur le front de Lusignan son époux (1186). La défection du comte de Tripoli qui ne voulut pas reconnaître le nouveau roi, les dissensions des templiers et des hospitaliers, les jalousies et les querelles sanglantes des Génois, des Pisans et des Vénitiens, le trouble qu'ils mirent dans les villes qu'ils habitaient ensemble, furent le triste prélude et les circonstances qui amenèrent et accompagnèrent la fatale bataille de Tibériade. Tout fut perdu: Lusignan fut fait prisonnier, la vraie croix tomba au pouvoir des Sarrasins (1187). Le comte de Tripoli alla mourir de désespoir, accusé de trahison, et, disait-on, reconnu pour circoncis par ceux qui l'ensevelirent; car jusqu'à quelle absurdité ne va pas la prévention populaire?
Après la bataille, la célèbre, la forte ville de Ptolémaïs, mal défendue par la discorde de ses habitants, ne tint que trois jours devant Saladin (1189). Césarée, Assur, Jaffa, Béryte se rendirent; il ne resta aux chrétiens sur la mer que Tyr, Tripoli et Ascalon: cette dernière cité capitula peu après.
Jérusalem passa au pouvoir de Saladin par une capitulation qu'il exécuta avec fidélité et générosité. Les chrétiens, sortis de cette ville et cherchant une retraite, se présentèrent à Tripoli; on leur ferma les portes. Partout éconduits, ils se traînèrent jusque devant Alexandrie. Là du moins ils furent charitablement recueillis par les officiers de Saladin. On prit soin de leur procurer un asile au pied des remparts, ils y passèrent l'hiver; on leur distribua des vivres et des secours.
Malgré la guerre, les Génois avaient eu l'habileté de se mettre avec les musulmans d'Égypte en état de paix et de neutralité. Trente-huit vaisseaux chrétiens, génois la plupart, hivernaient à cette époque dans le port d'Alexandrie. La venue des fugitifs de Jérusalem fut une occasion de commerce. Ceux qui avaient emporté de l'argent en achetèrent des marchandises; ils les mirent sur les nefs, dit un narrateur1, et y gagnèrent grand avoir. Au mois de mars, les maîtres de navires y donnèrent des places pour le retour de tous ceux qui purent les payer chèrement (1187). Mais il restait mille pauvres chrétiens délaissés. Ce fut encore l'humanité des magistrats d'Alexandrie qui veilla à leur conservation. Le départ était prochain. Les Génois venaient déjà payer les droits de port et redemander leurs timons et leurs voiles qu'on tenait en dépôt pour la sûreté de la perception. Mais, avant de rendre ces apparaux, on demanda aux capitaines pourquoi ils n'embarquaient pas les hommes qui restaient sur le rivage. Ils répondirent qu'ils ne pouvaient s'en charger puisque ces hommes n'avaient ni de quoi payer leur passage, ni de quoi se fournir de vivres: «Eh bien, s'écria le mahométan, ne sont-ils pas chrétiens? Entendez-vous les abandonner pour être esclaves de Saladin? Cela ne sera pas. Vous les recevrez à bord et je leur donnerai des vivres. Vous jurerez de ne les débarquer qu'en chrétienté, de la même manière et aux mêmes lieux que les passagers riches qui vous payent; et si j'apprends que vous ayez fait tort ou injure à ces pauvres gens, sachez que je m'en prendrai aux marchands de votre terre qui viendront en ce pays.» Ces conditions furent remplies, le gouvernail ne fut pas rendu que les capitaines ne s'y fussent soumis.
Après la prise de Jérusalem, Saladin assiégea Tyr. Mais le jeune marquis de Montferrat possédait cette ville, et, par son courage, aidé d'une poignée de Génois, il brava toute la puissance du vainqueur. Il méprisa les offres, et ne prêta pas l'oreille aux menaces, car on lui demandait de rendre la place pour sauver la vie de son père, prisonnier des Sarrasins. Attaqué par terre et par mer, il défit à l'entrée du port les galères envoyées contre lui; il repoussa les assauts. Saladin leva le siège et ne réussit pas mieux devant Tripoli, que Montferrat courut défendre. Le sultan honora ce valeureux ennemi; en se retirant il délivra et lui renvoya ce père dont les jours avaient été en péril. Il rendit aussi la liberté au roi Lusignan et à dix chevaliers dont il lui laissa le choix. A peine libéré, Lusignan accourut à Tyr. Mais Montferrat, non plus que le nouveau comte de Tripoli, ne voulut le reconnaître ni le recevoir. Ce roi sans royaume choisit alors le plus extraordinaire des asiles: presque seul il alla camper devant Acre, il annonça qu'il assiégeait la ville, et il requit tous ceux qui pouvaient fournir assistance de venir le joindre. La flotte sicilienne s'approcha pour le soutenir. Les forces éparses se réunirent. A son tour il fut bloqué dans son camp, mais il n'y fut point forcé. Un an se passa dans cette bizarre position et dans l'attente des secours d'une nouvelle croisade.
(1189) La perte de Jérusalem avait été douloureusement ressentie dans toute l'Europe. Les rois qui avaient négligé ou retardé d'y porter assistance, s'en accusèrent. Les peuples, que leurs discordes avaient distraits de la défense de la terre sainte, suspendirent leurs différends. Aussi bien ils sentaient ce qu'ils allaient perdre et ce qu'ils avaient déjà perdu. Gênes, qui envoya des ambassadeurs aux rois de France et d'Angleterre pour les inviter à se réunir dans l'intérêt de la cause sainte, déféra elle-même aux remontrances des souverains pontifes. Elle fit une trêve avec les Pisans. Les Vénitiens s'unirent à leurs rivaux. Leurs flottes combinées partirent sous la direction des archevêques de Pise et de Ravenne2. Un des consuls de Gênes, Gilles Spinola, fut expédié au siège d'Acre. Des Embriaco, des Castello, des Volta, des Doria, une foule d'autres s'embarquèrent avec lui. Bientôt les plus puissants princes se mirent en route dans l'espérance de reprendre Ptolémaïs. Frédéric Barberousse fut prêt le premier. Il prit la voie de Constantinople et se fit jour à travers l'Asie mineure; maïs il alla mourir misérablement près du terme de son voyage. Philippe Auguste et Richard d'Angleterre, prenant le chemin de la mer, se rencontrèrent à Gênes. Ces amis, ces frères d'armes se retrouvèrent en Sicile, et n'en repartirent pas sans avoir donné le spectacle d'une jalousie haineuse qui devait ruiner toute entreprise commune. Après de longs incidents toutes les forces fuient réunies devant Acre (1191). Saladin les combattit et ne put les distraire du siège. On nous a conservé le souvenir de la place des campements. Nous voyons que les Génois n'étaient pas restés dans leurs galères; selon leur ancien usage, ils avaient pris le soin des machines de guerre. Le siège dura plus d'un an après l'arrivée des deux rois. Enfin Saladin consentit à un traité qui remit Acre aux mains des chrétiens. Il promit d'échanger un de ses prisonniers de Tibériade contre chacun des musulmans qui se trouveraient dans la ville. La vraie croix, ce trophée tombé entre ses mains, devait être rendue. On dit qu'il prit des prétextes pour retarder l'exécution de cette promesse; que les princes, pressés de l'obliger à restituer la croix, le menacèrent de mettre à mort leurs prisonniers, et que, par une égale inhumanité, il les laissa effectuer cette menace. Ils eurent soin seulement de conserver les captifs capables de riches rançons, et ils se les partagèrent.
La rentrée dans Acre amena de nouvelles dissensions. Les conquérants s'emparèrent des propriétés à leur bienséance: les anciens possesseurs voulurent reprendre leurs biens; les uns et les autres en vinrent aux mains. Il fallut une négociation compliquée pour ménager un accord qui devait encore donner de continuelles occasions de querelles. Dans chaque maison celui qui y rentrait fut tenu d'admettre au partage du logement l'hôte qui s'y était établi, et qui eut le droit d'y séjourner à volonté. L'ancien propriétaire ne devait jouir de cette portion qu'à la retraite de cet incommode voisin.
Philippe avait regagné la France, content d'avoir vu Ptolémaïs hors des mains des infidèles, et peu soigneux de pousser l'exécution de son voeu jusque sous les murs de Jérusalem. La guerre s'étant rallumée, Richard annonça qu'il marchait à la conquête de la terre sainte; mais il n'alla pas loin sur ce chemin, arrêté, disait-il, parce que les lieutenants à qui Philippe avait laissé son armée refusaient de le suivre. Il n'en exerça pas moins sa valeur brillante, dont la renommée passa en proverbe chez les Sarrasins. Mais il combattit sans s'éloigner des côtes, en négociant toujours. Il lui tardait de retourner en Occident, et l'on sentait qu'il ne demandait qu'une voie honorable pour repartir. Saladin devait désirer, à son tour, la retraite d'un ennemi si puissant, après lequel il ne resterait aux chrétiens que des forces sans chefs dans des établissements prêts à tomber par leurs propres discordes. Déjà Richard et Conrad, marquis de Montferrat, étaient en querelle déclarée. Le vain titre de roi de Jérusalem retenu par Lusignan, après la mort de cette reine qui l'avait couronné seule, était revendiqué par Conrad, et cette contention divisait tous les croisés. Les hospitaliers et les templiers suivaient des partis différents; les Pisans avaient adhéré à Richard, protecteur de Lusignan; les Génois devaient être pour Montferrat. Les deux peuples en vinrent aux mains dans Ptolémaïs. Richard qui y dominait chassa les Génois de cette ville. Le marquis les reçut dans Tyr (1192). Bientôt ce prince, le plus puissant de ceux que leurs possessions destinaient à se fixer en Syrie, fut tué par des Arabes de cette tribu que nos annalistes nomment les assassins. Saladin, pour tenir le sort des croisés entre ses mains, n'eut plus qu'à désirer le prompt départ du roi d'Angleterre. Il le hâta par un traité dans lequel il déploya une générosité au moins apparente. L'accès de Jérusalem fut libre à la piété des chrétiens. Une trêve consolida les établissements maritimes. Saladin rendit Caïpha, Assur, Césarée, Jaffa, et, quand il eut fait démolir Ascalon, il laissa aux Latins tout le rivage de Jaffa jusqu'à Tyr.
Tout fut réglé sans faire mention de Guy de Lusignan, et de son titre de roi de Jérusalem. Mais il acquit une souveraineté plus réelle. Il acheta la couronne de Chypre, de Richard d'Angleterre qui avait pris possession de cette île à son arrivée, et qui, repartant, n'avait plus qu'à la revendre.
Après la trêve, le royaume de Jérusalem n'existait guère que de nom. Les chrétiens n'y avaient plus de centre commun; les affaires des chevaliers et des barons déclinèrent. Mais les peuples marchands et navigateurs peuvent se passer de domination là où ils négocient. A défaut de protection publique, ils savent au besoin se protéger eux-mêmes par la promptitude des mouvements, par la souplesse et la vigilance. Ils ne demandent que libre accès et des magasins un peu sûrs. Là où ils trouvent ces avantages, ils se rangent aisément à la neutralité. Ils font même leurs affaires chez l'ennemi si le profit paye le risque. Les Génois n'interrompirent point leur commerce, ils firent avec les villes de Syrie, soumises à Saladin, ce qu'ils avaient fait à Alexandrie, qu'ils fréquentaient malgré la guerre. Ils se répandirent à l'intérieur, ils connurent Alep et Damas. Cependant, attentifs à tous les intérêts au milieu des croisés, toutes les fois qu'un nouveau maître ou un nouveau compétiteur parvient au pouvoir dans une principauté, nous trouvons de nouveaux décrets qui confirment et souvent augmentent leurs privilèges. Guy, ce roi de Jérusalem sans territoire, leur accorde et leur renouvelle des concessions étendues3. Un de ses prédécesseurs avait renoncé pour eux à l'alliance des Pisans, et s'engageait à ne pas y rentrer de cinq ans. Le marquis de Montferrat ajoute des jardins à leurs possessions de Tyr4. Il est à peine mort, Henri de Champagne, qui épousa sa veuve trois jours après, succède à peine à la principauté, qu'il renouvelle les privilèges des Génois, avec la faculté de bâtir une église dans Tyr et une tour dans Acre5.
(1150 - 1190) On voit que la politique ne leur manquait pas plus que l'activité. On naviguait, on trafiquait de tout côté, et, dans les années plus funestes de guerres et de soulèvements, l'annaliste répète volontiers que les vaisseaux marchands allèrent au trafic comme en pleine paix. On expédiait partout où la négociation pouvait être profitable. On envoyait des flottes partout où leur présence pouvait appuyer les ambassades. Un envoyé fut dépêché à Mohadin, roi des côtes d'Afrique, qui résidait à Maroc. Ce prince accorda aux Génois la paix et la liberté du commerce dans tous ses États. Les droits de douane furent réglés pour eux à 8 pour cent, excepté à Bougie où l'on percevait 10 pour cent, dont deux étaient restitués à un chancelier que la république y établit, arrangement singulier qui associait les Génois aux profits de l'impôt levé sur leurs marchands dans un port étranger: ce revenu fut affermé dans la suite parmi les ressources du trésor.
(1181) Nous avons déjà parlé d'un traité avec le roi more de Valence en 11496. Rodoan de Moro conclut une paix de dix ans avec Abon Ibrahim, seigneur des Baléares7. Quelques années après (1188), Lecanozze obtint du nouveau maître de ces îles des privilèges, avec les concessions d'une église, de magasins, de bain gratuit une fois la semaine, exemption de certains droits, sauvegarde et réception favorable tant en Espagne qu'au pays de Garba en Afrique. L'émir se réserva un seul point, celui de se faire justice sur les Génois qu'il trouverait parmi ses ennemis. (1200 - 1208) En aucun temps on ne néglige de cultiver les relations avec l'Égypte. Rosso della Volta y fit un traité avec Saladin. Les successeurs de ce prince furent visités par les hommes les plus importants de la république, par Foulques de Castello, par Guillaume Spinola. Le dernier avait été demandé par le soudan; lé premier avait rapporté des présents considérables en allant solliciter la liberté de quelques prisonniers. On ne l'obtint pas, mais on se concilia la tolérance du commerce. C'est ainsi qu'après que les chrétiens eurent été chassés de la Palestine, les Génois trouvèrent des amis et des liaisons profitables parmi les Sarrasins.
(1201) A l'extrémité de la Syrie opposée à l'Égypte, ils obtinrent de nouveaux établissements à peu près à la même époque, et avec ces mêmes concessions qui constituaient leur colonie de la terre sainte. Des princes chrétiens, chassés par les mahométans de la grande Arménie, s'étaient retirés dans la petite. Ils avaient enlevé à l'empereur de Constantinople plusieurs villes de Cilicie. Ils briguaient la dignité royale: les Génois secondèrent, et probablement transportèrent les ambassadeurs qui allaient solliciter auprès de l'empereur d'Allemagne le titre de roi pour leur maître. Léon, de la famille des Ruppins, obtint en effet cette couronne. Ce prince et ses successeurs montrèrent leur reconnaissance envers les Génois, en leur accordant le privilège et l'autorité du consulat8.
Nous avons vu Gênes cultiver l'amitié de l'empereur de Constantinople et recevoir de lui des privilèges aussi magnifiques que lucratifs. Mais l'exécution n'avait pas répondu aux promesses: Ami de Morta fut envoyé pour la hâter. On demandait les établissements promis et les subsides annuels qui avaient été stipulés, et probablement des indemnités pour le dommage que l'empereur avait paisiblement laissé porter aux Génois par les Pisans. L'ambassadeur, après deux ans d'absence (1170), était attendu à Gênes, quand deux délégués de l'empereur y arrivèrent avant lui. Ils parlèrent dans les termes les plus choisis de l'amitié de leur maître, et ils étalèrent cinquante-six mille perperi qu'il envoyait aux Génois. La somme était d'un grand attrait au milieu des embarras du temps; un des traits les plus marqués du caractère génois, la méfiance, l'emporta. Il a toujours régné dans leur pays un scrupule excessif de porter atteinte au moindre droit litigieux: crainte superstitieuse, si l'on peut parler ainsi, qui introduit les conseils du légiste dans la politique et dans les transactions journalières du commerce. On refusa l'argent tant que Morta ne fut pas de retour; on le refusa encore quand, à son arrivée, il assura que l'offre des ambassadeurs n'était pas égale au dernier mot de leurs instructions. Morta, qui, à ce que raconte l'annaliste, très-bien accueilli à Constantinople, en revenait fort riche, y fut renvoyé sur les pas des ambassadeurs grecs pour ôter tout malentendu sur la quotité de l'indemnité (1180)9. Nous ne savons si l'argent fut recouvré, mais huit ou neuf ans plus tard Morta négocia encore un traité avec Alexis Comnène qui avait succédé à Manuel. Le procès-verbal de la prise de possession des établissements concédés aux Génois et la description des lieux sont conservés dans les archives de Gênes. On y trouve aussi les instructions données postérieurement à un autre ambassadeur (1201)10: il était chargé d'aller demander, avec un peu plus de facilités pour le commerce, un rabais sur les droits, et surtout de réclamer justice en faveur des Génois créanciers des Grecs. Il lui est imposé, au surplus, de rapporter au trésor six cents perperi sur les dons que lui fera l'empereur. Mais c'était le temps des sanglantes révolutions d'Alexis III, d'Isaac Lange et de l'usurpateur Murzufle. Probablement la négociation n'avança pas, et peu après, la conquête des Latins vint renverser toutes choses.
On voit que les hommes qui, consuls ou conseillers, s'occupaient des affaires de l'État ne manquaient ni de soin ni de vigilance. Dans une année (1163) où il n'y avait pas d'arriéré, le budget de la république se montait à six mille huit cent cinquante livres en recette et en dépense. La somme était devenue bien médiocre pour le temps et pour la circonstance. Quand un délégué impérial vendait son appui pour deux ou trois mille livres, il est évident qu'il fallait d'autres ressources. On remarque cependant que jamais dans ces temps difficiles un parti convenable à la sûreté ou à l'honneur du pays ne manqua faute d'argent. La bourse des particuliers suppléait sans difficulté à l'épargne épuisée, et c'est ainsi que les richesses privées servaient au bien public. Rien n'empêche de croire que, parmi les citoyens opulents, il y en eut de généreux, capables de sacrifices désintéressés à la patrie; mais communément, il fallait recourir aux emprunts; les prêteurs exigeaient des gages; ils s'emparaient des diverses branches des revenus publics afin d'assurer leurs remboursements par leurs propres mains.
Quand autrefois la république était bornée aux expéditions maritimes, le plus souvent elle n'avait qu'à laisser aux particuliers le soin de s'en charger. L'appât des captures espérées suscitait assez d'armateurs volontaires et d'hommes qui spéculaient sur le profit à faire en s'associant à l'entreprise. Les flottes partaient sans exiger beaucoup d'avances du trésor public. Quand on s'étendait davantage, ou quand il convenait d'aller établir des croisières qui promettaient peu de profits directs, il fallait bien que l'État armât à ses frais. A cette occasion commencèrent les emprunts. Le premier qui nous est signalé eut pour cause l'expédition d'Almérie; mais le butin de cette ville et celui de Tortose surpassèrent la dépense. Toutes les expéditions n'étaient pas si lucratives: celles de Grillo aux bouches du Rhône coûta sans produire. Mais il n'était pas pour Gênes d'expédition maritime qui pût être aussi onéreuse que les moindres mouvements par terre. A leur occasion on voit les revenus engagés, alternativement rachetés et réengagés de nouveau. L'approche de Barberousse, la construction des murs, la protection donnée à Barisone, la diplomatie vénale de l'empereur, exigèrent les plus grands sacrifices. Enfin, pour faire la guerre sur terre, il fallait des cavaliers; il n'y en avait point à Gênes; on en soldait en Lombardie. Pour en fournir promptement aux Lucquois pendant l'alliance, on demandait l'assistance des marquis et des comtes de la Ligurie: ils arrivaient avec leurs suivants; or ces nobles auxiliaires ne servaient ni gratuitement, ni à peu de frais. Une de ces convocations, qui devint inutile, endetta la république de 3,000 livres.
On levait des collectes imposées sur les citoyens. Nous ne savons quand on commença à recourir à cette ressource; mais nous la trouvons annuelle dès 1165. L'impôt devint permanent, sa quotité resta variable; le plus souvent elle était de 6 deniers par livre (deux et demi pour cent); quelquefois elle fut de 8 deniers (trois et un tiers) et au delà. On n'explique pas si c'est sur le revenu ou sur le capital de chacun. L'annaliste avertit quelquefois que la collecte est indépendante de la taxe des vaisseaux. On trouve aussi des années où le droit de douane est élevé à 3 deniers par livre sur la valeur des marchandises importées et de 9 deniers sur les exportations (1169). Dans certaines occasions on essaye de soumettre à la collecte Savone et Noli, sous le prétexte que ces villes sont de la compagnie de la commune de Gênes. Ces impositions devaient servir à l'amortissement des emprunts et au retrait des revenus engagés. Et telles étaient, après tout, les ressources d'une république mal dotée, mais riche en citoyens opulents, que, la guerre de Pise terminée (1185), quand la paix de Constance laissa respirer l'Italie (1186), en deux années les consuls payèrent les deux moitiés de la dette entière et libérèrent les revenus publics. Les embarras pécuniaires étaient plus faciles à faire disparaître que les factions à éteindre et leurs violences à contenir.
LIVRE TROISIÈME.
DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC
II.
1160 - 1237.
CHAPITRE PREMIER.
Établissement du podestat.
En recherchant la situation du pays aux premiers moments du gouvernement échu à la noblesse, le vieux historien Caffaro nous sert encore de guide. Dès la troisième année de la nouvelle compagnie jurée en 1157, et à laquelle nous avons cru pouvoir rapporter l'établissement aristocratique, il nous dit, sans détailler les événements, sans nommer personne, que les citoyens étaient en violente inimitié, mais que le consulat veilla si bien qu'ils n'osèrent entreprendre ni combat, ni voies de fait. L'année d'après (1161), la vigilance des consuls, tournée à remettre la paix dans la ville, leur inspira d'exiger des parties contendantes la promesse qu'on ne se livrerait point aux rixes accoutumées, et que nul ne commencerait des querelles. Dans le serment étaient stipulées de fortes peines en cas de contravention, et, dit l'historien, ceux qui, au mépris de cet engagement, prirent les armes ou insultèrent quelque membre de la compagnie payèrent, l'amende (1163): ils résistaient; mais on les y forçait en abattant leurs maisons et leurs tours, quand ils tardaient à donner satisfaction. La dernière année où Caffaro écrit encore, il loue les consuls d'avoir entretenu la concorde en défendant et en réprimant toute violence, surtout en se débarrassant des instruments de ces méfaits. Depuis plusieurs années les brigands et les sicaires avaient pullulé dans Gênes; le gouvernement les fit rechercher: un grand nombre fut arrêté et jeté à la mer. Alors on respira. Ce qui restait de fauteurs de crimes, découragé, se tint en repos tout le temps de ce consulat. Tel est le tableau que nous laisse, en prenant congé de nous, l'écrivain qui avait célébré la concorde publique florissant sous le nouvel ordre de choses.
La cause des troubles à ce moment était-elle dans l'opposition des populaires dépouillés de leurs droits par les nobles? Cela ne semble pas être, du moins encore; ce sont des tours que l'on rase pour punir ceux qui troublent la paix. Quand l'histoire nomme les combattants, ce sont des nobles. Si elle parle du peuple, il ne paraît qu'à la suite des chefs; ou, plus souvent, il se montre appuyant le consulat, et prêtant la main pour forcer les nobles rivaux à se désister des voies de fait. Car toutes ces dissensions procédaient par la prise d'armes, la guerre intérieure.
Quand des nobles ont pris le pouvoir pour eux seuls, entre eux leurs dispositions jalouses sont entretenues de jour en jour par les intrigues de la candidature, par le choc des intérêts matériels, chacun prétendant bien que le moindre avantage de sa position soit de faire pencher sous le poids de son crédit la balance de la justice. De là les injures réciproques: l'esprit de famille devient au dehors un esprit de haine et de vengeance; les alliances de parenté se changent en faction, et quand les circonstances extérieures présentent deux partis qui divisent le monde politique, le choix fait par les uns jette nécessairement les autres dans la direction opposée.
Deux familles ambitieuses et alliées tendaient ensemble à se saisir de la prépondérance. C'étaient les Castello et les Volta. Ouvertement dévoués à la faction impériale avant qu'elle s'appelât gibeline, ils sont parties principales dans toutes les commotions civiles. Souvent ils bravent les magistrats et provoquent la répression; et cependant on les voit, chaque année, chargés de négociations ou de commandements importants. On les trouve presque sans interruption sur les tables consulaires de la république; et, chose notable, toutes les fois que leurs noms y paraissent, ils sont à la tête de la liste. Foulques de Castello va bientôt marquer parmi les siens; c'est le premier individu que nous pouvons surprendre au milieu des menées d'une ambition flagrante.
Une cérémonie publique met en présence Foulques de Castello et Roland Avocato, membre d'une autre famille puissante. Ils sont l'un et l'autre à la tête de nombreux suivants. S'il y avait quelque opposition politique entre eux, on l'ignore: mais une rixe s'éleva entre les deux cortèges; l'annaliste la représente comme accidentelle et due à l'insolence de quelques jeunes gens. N'était-ce pas plutôt l'occasion saisie par deux rivaux de se braver, de se heurter, de se combattre? Car ils étaient en force et en armes. Les archers de Volta tuèrent le fils d'Avocato et avec lui deux autres nobles. La république en fut bouleversée. Peu de temps après, Marchio Volta, alors consul, paisiblement retiré à sa campagne au temps des vendanges, fut massacré par une bande de misérables sicaires. On reconnut la main qui les conduisait, c'était la vengeance d'Avocato. Ce fut, dit l'annaliste, le réveil de ce furieux esprit de discorde qu'on croyait endormi pour jamais; ce fut le signal de six ans de guerre civile et de dommage pour la patrie.
(1165) Chaque parti, chaque famille avait ses clients; et quand les chefs auraient voulu la paix, la scélératesse de leurs suivants l'aurait rompue. On faisait renouveler, tous les ans, quelques serments de concorde, et du moins on jurait des trêves. Quand on l'avait obtenu, ce serment procurait quelque répit dont les consuls profitaient pour expédier les galères aux destinations que demandait la guerre. Mais les troubles reprenaient bientôt. La république, dit l'historien, était en lambeaux, tous lui causaient des maux, nul ne pensait à son bien.
Enfin des consuls, plus fermes que leurs prédécesseurs, se procurèrent au dehors deux cents clients qui reconnaissaient exclusivement leurs ordres. Ils les armèrent et les conduisirent aux maisons des Volta et des Castello; ils les y établirent en garnison malgré la résistance des maîtres; puis ils assemblèrent le peuple. Le serment que, pour cette fois, ils exigèrent des principaux citoyens exprima l'obligation de porter leurs querelles au consulat pour en ordonner paix ou guerre; le reste de l'assemblée jura de prêter main-forte contre quiconque résisterait.
Fort de ce soutien, on appela les chefs des partis et on leur proposa la médiation des consuls pour faciliter entre eux une réconciliation. Ils refusèrent, et demandèrent qu'avant tout les griefs réciproques fussent débattus. En consentant à les entendre, les consuls se formèrent en tribunal et donnèrent audience aux causes. On rejeta d'abord les plaidoyers écrits que les parties prétendaient produire. On en vint à la franche explication des raisons de chacun. Les juges s'étaient promis de se montrer impassibles pendant cette longue discussion. Le jour se consuma à entendre les parties; la nuit presque entière se passa à délibérer. On fixa les points de la controverse. On reconnut un nombre d'offenses capitales, qui méritaient le combat judiciaire: on examina s'il fallait l'exiger. Avouer qu'on reculait devant ce parti rigoureux eût donné la mesure de trop de faiblesse dans le gouvernement. La sentence ordonna que les querelles seraient vidées par six duels qui furent appointés parmi les acteurs principaux des scènes passées. C'est sur la violence du remède que l'on compta pour en faire désirer de plus doux. On fit sur-le-champ afficher la sentence, l'archevêque fut averti de cette grave résolution. Tandis que les femmes et les enfants des champions désignés couraient en larmes auprès des consuls, les suppliaient de rétracter ce jugement homicide, le pasteur, répondant sans doute à l'intention secrète du gouvernement, rassemblait tous ses prêtres, et, faisant retentir les cloches sans attendre le jour pour mieux frapper les esprits au milieu des ténèbres, appelait l'assemblée et l'assistance du peuple entier comme en une calamité publique. Ceux qui accoururent trouvèrent les cendres du saint Jean-Baptiste exposées, les saintes croix, bannières ordinaires des fidèles, dressées aux portes de l'église, le clergé dans le plus grand appareil en prières, les familles intéressées en émoi. L'archevêque éleva sa voix vénérable et somma les consuls et fous les citoyens de s'opposer à l'effusion du sang. Les consuls rappelèrent ce qu'ils avaient fait pour être dispensés d'ordonner le combat. Une renonciation volontaire, le sacrifice des outrages réciproques pouvait seul maintenant, mais pouvait encore arrêter le cours de l'impassible justice. Le peuple entier l'exigea en témoignant son horreur des duels. Des parties, celles qui étaient présentes cédèrent à ce voeu, mais les principales s'étaient tenues absentes. On courut chercher Roland Avocato, celui dont le fils avait péri le premier. Quand il apprit qu'on lui demandait de se départir de la vengeance de ce meurtre, il déchira ses vêtements, il se jeta sur le seuil de sa maison, protestant qu'il n'en sortirait pas. Il évoqua son fils et les victimes de son parti; mais on ne le quitta point; l'archevêque, le clergé en procession, vinrent lui présenter la croix et l'Evangile. Entraîné par cette sorte de violence, conduit au milieu de l'église, pressé de supplications et d'exhortations religieuses, il céda enfin et promit d'obéir à ce que les consuls exigeaient. Foulques de Castello, alors mandé, répondit avec modestie que les magistrats de la patrie étaient ses maîtres, que son voeu était d'exécuter leurs ordres, mais qu'il les suppliait de l'excuser s'il ne le pouvait sans l'aveu de son beau-père Ingon della Volta. Sur cette réponse on se rendit dans le même appareil chez celui-ci. Le beau-père et le gendre se laissèrent conduire à l'église, et, après quelque résistance, ils cédèrent à leur tour. Le pardon réciproque fut prononcé, juré, confirmé par le baiser de paix. Les autres parties suivirent sans hésiter l'exemple de leurs chefs, et de solennelles actions de grâces, entonnées par l'archevêque au pied des autels, terminèrent cette scène religieuse et patriotique à laquelle il ne manqua que la sincérité.
A l'ombre des grandes querelles, les animosités privées s'étaient donné carrière. Toutes les passions sordides et violentes, instruments dont les parties se servaient, travaillaient pour leur propre compte aux dépens de la sécurité et de la propriété. Les clients, dont les hommes puissants se faisaient suivre, étaient surtout les habitants des domaines que ceux-ci possédaient autour de la ville ou sur les autres points du territoire. Mais des paysans, des montagnards, ainsi formés à exécuter les vengeances de leurs maîtres, se familiarisaient avec les meurtres et prenaient goût aux pillages. Ils se rendaient redoutables à ceux mêmes qui les avaient excités.
Bientôt ce sont les familles des Vento et des Grillo qui sont en guerre. A peine l'autorité leur a fait poser les armes, ces mêmes Grillo sont coalisés avec Foulques de Castello qui reparaît pour livrer un furieux combat aux de Turca ou Curia (une même famille est désignée sous ce double nom). C'est évidemment ici la lutte de l'ambition. Lanfranc della Turca, suivi d'une bande de sicaires, assassine Angelo de Mari, consul en fonction. Cet attentat excite l'indignation et l'horreur: les populaires comme les nobles prêtent la main aux consuls pour venger leur collègue: on poursuit les meurtriers: ils fuient et l'on prononce leur bannissement; on dévaste leurs maisons, on démolit leurs tours: enfin tandis qu'un légat du pape vient prêcher la concorde et opère quelques raccommodements, les Vento rompent avec les Volta naguère leurs alliés; ils se livrent une bataille sanglante sur les places publiques. La cause de ce trouble ne nous est pas cachée cette fois, c'est la jalousie des prétentions au consulat; c'est pour ce prix que se divisent ceux qui s'étaient unis contre les autres concurrents.
(1190) Ces désordres étaient devenus intolérables. C'est alors qu'on insinua aux citoyens paisibles, aux hommes impartiaux, la pensée d'enlever à tous les prétendants, sans distinction, ce consulat trop envié. Ceux dont l'ambition n'était pas assez accréditée pour le disputer connivèrent au projet de suspendre cette magistrature. Quant à la faction opposée aux Volta, contente de faire tomber de leurs mains le pouvoir qu'elle n'avait pu s'assurer pour elle, elle se donnait l'apparence de sacrifier ses propres prétentions et de se soumettre à un remède qui était au fond son ouvrage. On proposa donc de conférer à l'avenir l'autorité et la majesté du gouvernement à un magistrat unique qu'on élirait chaque année sous le nom de podestat1 et qui serait nécessairement étranger. Cette singulière invention d'aller chercher ailleurs un gouverneur et des juges afin d'éviter les jalousies des candidats nationaux et la partialité des compatriotes, s'était déjà répandue en Italie depuis les institutions analogues imposées par Barberousse. Mais elle devait répugner à la défiance de Gênes, à ses sentiments de fierté, d'indépendance, de nationalité, si l'on peut parler ainsi. Il fallait, pour la faire admettre, toute l'importunité, tout le dommage de ces tumultes journaliers où un petit nombre de prétentions blessaient toutes les autres et troublaient la sécurité de la masse. Mais il fallut aussi, pour que cette mesure pût être prise, que le prétendant le plus ambitieux, Foulques de Castello, fût absent. Il était parti pour voler au secours de Ptolémaïs. Une circonstance nous fait connaître que la révolution était faite contre lui et les siens. Ses deux fils et son neveu, ayant épié les consuls qui allaient sortir d'exercice, les assaillent à la tête d'hommes armés, et massacrent Lanfranc Pevere, l'un d'eux. La ville est remplie de troubles. Le podestat élu, appelé et installé à la hâte, rassemble le peuple et lui demande s'il veut qu'un tel forfait reste impuni. Il appelle l'assistance des gens de bien; on s'arme; il marche à la tête de cette foule. On fait le siège de la maison de Foulques. Ce redoutable château est pris et ruiné de fond en comble: les meurtriers du consul se sauvent par la fuite: tels furent les auspices sous lesquels s'installa le régime des podestats. On doit juger par là si c'est avec fondement que le rédacteur des chroniques a pu assurer que cette institution fut unanimement résolue. Au reste, en recourant à cette innovation (1190), le parlement avait déclaré que le consulat n'était pas abrogé, mais seulement suspendu. On semblait n'avoir voulu donner à la république en désordre qu'une sorte de dictature temporaire. Cependant quand cette innovation eut acquis quelque consistance, on la constitua avec des règlements qui en supposaient la continuité2. Le podestat était déclaré gouverneur politique et militaire. La présidence des conseils lui était dévolue; il exerçait le pouvoir exécutif et la police coercitive. L'autorité de la justice criminelle était en ses mains. Les consuls des plaids étaient conservés et maintenus dans leur juridiction pour les affaires civiles seulement, encore paraît- il qu'en certains cas leurs sentences pouvaient être révisées par le podestat3.
Son élection était confiée à trente notables; leurs choix ne pouvaient porter que sur un absent. Ce devait être un chevalier distingué dans les armes, ou un docteur, jurisconsulte de haute réputation. On devait le prendre dans une ville amie. Aussitôt le choix des électeurs déclaré, deux délégués partaient pour aller le notifier à l'élu. S'il acceptait la dignité offerte, les ambassadeurs recevaient son serment solennel en présence du conseil de sa propre ville. Il était tenu de donner une caution pour garantie spéciale de la promesse de remettre le pouvoir le jour même où expirerait l'année de sa charge, de se soumettre à un syndicat où son administration serait jugée, et de s'éloigner aussitôt l'absolution obtenue. En venant à Gênes il ne pouvait y introduire ni femme, ni enfants, ni frères. Son cortège et sa maison étaient de vingt personnes, y compris trois chevaliers et deux jurisconsultes, tous cinq étrangers comme lui, pour lui servir les uns de lieutenants, les autres d'assesseurs ou de vicaires. Toute sa suite devait repartir après ses fonctions finies: ceux mêmes de ses compatriotes qui se trouvaient à Gênes devaient en ressortir avec lui.
Mais, tandis qu'on donnait ainsi des règlements à cette sorte de gouvernement comme à un ordre stable, d'année en année on eut alternativement des podestats ou des consuls. Nous pouvons bien croire que ce n'est qu'au gré des factions qu'on variait ainsi. Quand Foulques de Castello et les siens dominaient, sûrs du consulat ils le faisaient rétablir et ils ne souffraient pas qu'un étranger fut appelé pour leur mettre un frein. Quand les autres nobles étaient en état de résister au crédit de ces puissants adversaires, ils exigeaient la nomination d'un podestat. Ce régime fut maintenu le plus souvent et le plus longtemps quand la couleur dominante du gouvernement était guelfe: sous l'influence de la cour de Rome on prenait les podestats dans les villes de la ligue lombarde; mais Castello, engagé dans la faction opposée, en insistait d'autant plus pour le consulat, qui d'ailleurs lui convenait si bien.
(1202) Cependant, une année, par un exemple unique, on voit un podestat génois contre la condition principale de l'institution, et ce Génois n'est autre que Foulques lui-même. L'annaliste enregistre ce nom comme il a écrit tout autre aux années précédentes. Il n'accompagne d'aucune réflexion ce fait singulier, ce pas évidemment tenté vers l'usurpation. Une émeute avait précédé cette nomination inconstitutionnelle: mais l'année suivante, on nomme un podestat étranger. Nous ignorons sa patrie et par conséquent le parti qui l'a choisi; mais après lui on retrouve plusieurs consulats de suite, les Volta et les Castello y ayant toujours la part principale, et l'on ne retourne aux podestats que lorsque de nouvelles combinaisons extérieures altérèrent l'équilibre des factions. À l'institution des podestats (1190), ceux des six premières années gouvernaient seuls et sans contrepoids; ce fut seulement à la septième nomination (1196) que l'on se ravisa, et que les correcteurs de lois firent imposer aux podestats des adjoints ou conseillers qu'on appela d'abord recteurs. C'était un conseil qui devait concourir à la direction des affaires. Il ne paraît pas qu'avant cela les consuls eussent de pareils assistants; réunis, ils étaient eux-mêmes le conseil de la république, et l'on ne voit pas d'intermédiaire entre eux et le parlement ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre des affaires publiques.
CHAPITRE II.
Henri VI.
L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder, de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu. L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père. Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre. Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains.
Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle.
Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer. Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une réconciliation.
L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri. Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer. Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition, réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole, le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire, irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant de quelques années sur leur usage.
C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique, officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins. Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques.
Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue. Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin d'en augmenter les fortifications.
Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois, faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée. L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent aussitôt. Ils apportaient l'instrument du traité fait entre Henri et la commune, et ils commencèrent à en lire les clauses devant lui. Il interrompit la lecture; elle était fort inutile, dit-il, il savait par coeur le contenu de l'acte, et d'ailleurs il en possédait la copie. Entendait-on venir plaider contre lui avec ces papiers? Il ne pouvait rien donner aux Génois en Sicile. Il n'irait pas partager son royaume avec eux; mais s'ils voulaient conquérir celui d'Aragon, il consentirait à les aider, et il leur laisserait la conquête entière. Les députés prirent cette offre pour une nouvelle insulte. Ils se retirèrent plus aliénés que jamais. Henri passa en Allemagne. Gênes persista dans l'alliance lombarde et prit chez elle ses podestats (1196). C'est à cette époque que les correcteurs des lois réglèrent qu'à ce gouverneur seraient adjoints, sous le nom de recteurs, huit nobles, quatre de chacune des grandes divisions de la ville, la cité et le bourg.
La ville s'était remplie de voleurs, de sicaires. En une même nuit ils furent enlevés; on trancha la tête à quelques-uns; on creva les yeux à tout le reste. Le podestat entreprit aussi de faire la guerre à ces forteresses domestiques dont les citoyens puissants avaient hérissé la ville, à ces tours de hauteur démesurée qui donnaient à leurs propriétaires l'avantage d'écraser au loin leurs ennemis. Une ancienne loi, dont les magistrats promettaient l'observation chaque année, ne permettait aux tours que quatre-vingts pieds d'élévation; et cette mesure donne à la fois pour l'époque celle des ressources de l'art de bâtir solidement et l'idée de l'état hostile dans lequel vivaient les habitants2. Ce serment n'avait jamais été tenu. Le podestat le prit à la lettre. Il alla lui-même, avec les forces dont il disposait, faire abaisser ce qui dépassait la mesure légale. Nous ne savons pas si cette sévérité fut impartiale; mais celle qu'il déploya bientôt par des moyens semblables pour soutenir une loi de parti, enfanta de nouvelles haines et de nouveaux troubles. Depuis que la république s'était soustraite à l'alliance de l'empereur Henri, elle avait défendu à ses citoyens de fréquenter le royaume de Sicile. Cette défense était très-défavorable à leur commerce, elle blessait surtout ceux des nobles qui s'étaient adonnés au parti impérial, les mêmes sans doute que nous avons vus accusés de conseiller Henri au préjudice de leur patrie. Cette loi fut donc méprisée par eux. Ils dirigèrent leurs vaisseaux sur la Sicile, et le podestat entreprit de les en punir. Ido Mallon, noble navigateur, arrivait dans le port avec un navire richement chargé. Le débarquement lui en fut interdit. Il n'en tint compte; il mit ses marchandises à terre, d'abord secrètement, bientôt ouvertement et à main armée. Le podestat assemble le peuple à cri public, marche contre le réfractaire, fait démolir sa maison, et, de peur d'être accusé de s'en approprier le pillage, fait porter tout ce qui s'y trouve de précieux sur la place publique en plein parlement, et de là au fisc. Quant aux autres nobles passés en Sicile malgré les inhibitions, le podestat suivit à leur égard cette manière de procéder qui paraît lui avoir été propre; il rasa leurs maisons et leurs tours (1197). L'un d'eux, Nicolas Doria, revint et tenta de se venger sur la personne du podestat; mais les autres membres de cette puissante famille intervinrent. Nicolas Doria, peu après, commandait une flotte de la république au Levant (1201); il avait fait le traité avec Léon, roi d'Arménie, et rapportait à la commune de Gênes plus de mille cinq cents livres en argent et en pierres précieuses. Il est probable que cette mission avait été une sorte d'honorable exil après sa violente tentative.
Les populations du territoire que Gênes considérait comme son État ne donnaient pas moins d'inquiétude que les troubles internes. Nous ne savons si c'est aussi la querelle générale des deux grands partis de l'Italie qui les agitait; mais à cette époque oh vit de moment en moment et tour à tour les bourgs de la Ligurie soulevés (1198), en état de résistance et de guerre (1199). Chaque podestat pendant son exercice se trouve obligé de marcher contre ces réfractaires (1204). La manière de procéder, en ce cas, est de dévaster le pays, de couper les arbres, de ruiner les habitations autour des lieux qu'on ne peut entièrement soumettre. Là où l'on pénètre on lève des contributions, on prend des otages, et l'on impose des amendes. En un mot, Gênes est la plus forte, mais elle s'entoure de voisins de plus en plus ennemis, et si elle les compte pour des sujets, elle ne peut ignorer combien leur foi est douteuse. Ceux que les poursuites ou les menaces font sortir de leurs foyers se font pirates sur la côte et troublent le commerce. Il faut prendre soin de les détruire, et la république n'y réussit pas toujours. Bientôt les émigrés de la ville même firent en grand cette guerre de corsaires.
Dans les expéditions du podestat, outre les gardes, serviteurs ou clients qu'il s'était attachés, il faisait marcher comme fantassins les hommes en état de porter les armes tant de la ville que de la banlieue. Mais surtout les chevaliers de Gênes se rangeaient à sa suite. C'est ici qu'on en parle pour la première fois. Jadis on requérait ou l'on invitait à grands frais les seigneurs châtelains, vassaux ou amis de la république. Mais l'économie et la méfiance tout à la fois avaient conseillé d'avoir dans Gênes même le moyen de suppléer ce secours étranger. On avait formé un corps de plus de cent chevaliers parmi les jeunes gens le plus en état de s'adonner à l'exercice militaire et les moins engagés dans d'autres carrières, afin qu'ils fussent prêts à marcher à toute heure. A cette époque où combattre à cheval était, chez les autres nations, le privilège et la marque de la noblesse, nous pensons que l'institution des chevaliers de Gênes fut ce qu'elle était ailleurs. L'annaliste, pour en relever l'éclat, la représente comme un retour aux nobles usages de leurs aïeux, et si ce n'est là qu'une supposition, c'est la preuve de l'importance attachée alors à cette chevalerie. Elle fut certainement composée des nobles en état d'y prendre part, et il se peut qu'elle ait servi à faire quelques nobles nouveaux. Précisément à cette époque nous savons que la ville de Narbonne, alliée de Gênes, se maintenait dans la possession de donner à ses bourgeois la ceinture militaire, c'est-à-dire l'ordre de chevalerie, en un mot, la noblesse. Il n'y aura pas eu plus de scrupule à Gênes, qui déjà avait fait des nobles de ses magistrats. Quelques années plus tard la commune de Gênes arma chevalier le fils du noble Hubert de Montobbio, probablement un Fiesque. Quoi qu'il en soit, les chevaliers de Gênes et la part qu'ils prennent aux excursions de la force publique sont souvent mentionnés pendant quelques années, après quoi l'on cesse d'en parler. La guerre maritime répandit toujours plus d'éclat dans ce pays que la guerre de terre. Cependant il ne tarda pas à fournir des stipendiaires aux étrangers; et probablement les capitaines génois de ces compagnies d'archers qui servirent en Angleterre et en France ne négligèrent pas de se décorer du grade de chevalerie.
(1202) La plus importante des soumissions extérieures obtenues à cette époque de notre histoire est celle des marquis de Gavi. Les seigneurs de ce nom, deux frères et leurs neveux fils d'un troisième, abandonnèrent à la république leur château, leurs domaines et tout ce qu'ils possédaient à Gavi, y compris les droits attachés à leur seigneurie, sous la réserve seulement de la moitié du péage qui se levait au défilé de la Bochetta que Gavi domine. Ils reçurent de la commune de Gênes pour cette cession 3,200 livres en argent; et, pour en porter le prix à 4,000 livres, il fut établi, avec le consentement des villes de Lombardie intéressées à l'usage de ce chemin, un droit extraordinaire et temporaire sur les passants qui durerait jusqu'à ce qu'il eût rendu les 800 liv. dues encore aux marquis. De leur personne, non-seulement ils jurèrent à Gênes la compagnie et le domicile, mais ils se soumirent à ne pas se remontrer plus de trois fois par an dans les environs de leur ancienne seigneurie. On ne voit pas que ces nouveaux hôtes aient pris de l'ascendant à Gênes. Leur nom ne paraît pas, soit dans la liste des consuls, soit parmi les conseillers. Seulement on trouve, cinquante ans plus tard, un des marquis de Gavi au nombre des nobles commissaires chargés de la rédaction des annales; et c'est tout ce qu'on en sait.
CHAPITRE III.
Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
L'empereur Henri était mort. En Allemagne deux compétiteurs se disputaient la couronne impériale. Celle de Sicile fut dévolue à Frédéric, enfant que Henri laissait au berceau. Constance, veuve de l'empereur, ne survécut pas longtemps à son époux, et en mourant elle légua la tutelle de son fils au pape Innocent III; mais le sénéchal Marcuard occupait le royaume et le gouvernait à son gré.
La querelle des Génois avec le gouvernement sicilien n'était pas finie. Il y eut cependant quelques rapprochements d'après lesquels les rapports commerciaux reprirent leur cours, et la république cessa de prohiber à ses citoyens la fréquentation de la Sicile. Mais les Génois n'avaient pas oublié que Henri leur avait promis Syracuse et ils cherchaient l'occasion de se faire justice sur cette promesse; la guerre pisane en fournit le moyen.
Cette guerre se poursuivait sur la mer; à chaque saison on entreprenait de nouvelles croisières. Une flotte partie de Gênes se donna rendez-vous avec les galères que l'automne ramenait de Syrie et d'Égypte. La réunion se fit sur l'île de Candie. Un aventurier, Henri le pêcheur, comte de Malte, se réunit aux Génois. Tous ensemble allèrent assiéger Syracuse sous prétexte d'en chasser une garnison pisane qui y dominait, et d'y rétablir l'évêque qu'elle en avait expulsé. L'on occupa la ville. La possession en fut prise au nom de la commune de Gênes, et, sous son autorité, les chefs de l'expédition en nommèrent comte Allaman della Costa que l'annaliste qualifie de brave et excellent ami des Génois1, mais qui, par le reste du récit, semblerait Génois lui-même. Une étroite alliance s'établit entre ce nouveau seigneur et le comte de Malte. Leurs courses maritimes se firent en commun. Syracuse fut le point d'appui de celles des Génois. En partant de ce port on allait au-devant des galères qui retournaient du Levant. On rassemblait ainsi des flottes formidables. Le comte Henri en fut nommé commandant, et, après plusieurs exploits, il se servit de ces forces pour s'emparer de Candie2 et pour s'en faire souverain. Mais cette propriété fut disputée par les Vénitiens3, et les suites de cette entreprise donneront bientôt un aliment tout nouveau à notre histoire. Les Génois ne furent d'abord mêlés à la querelle que comme simples auxiliaires. Le comte leur demanda des secours; ils lui accordèrent des galères, des hommes, beaucoup de vivres et de l'argent. Cependant, après quelques pertes réciproques, Gênes désira 1a suspension d'hostilités qui retombaient sur le commerce. Leur trêve avec les Vénitiens fut jurée pour trois ans. La république obligea le comte de Malte à y souscrire: on ne l'obtint pas sans difficulté.
Ainsi s'était compliquée la querelle avec les Pisans. Il fallait la soutenir non-seulement sur les côtes de la Ligurie et de la Toscane, mais en Sicile, vers le Levant, dans les eaux de la Sardaigne, de la Corse, de la Provence, de l'Espagne. Soit que ces croisières fussent l'occasion d'actes peu agréables aux neutres, soit que d'autres causes les aliénassent, les Génois paraissent avoir été partout traités, à cette époque, avec peu de faveur.
(1212) Le roi d'Aragon se comportait généralement en ennemi; et comme son pouvoir et celui de son frère, comte de Provence, s'étendaient alors jusqu'à Nice, c'était pour Gênes un mauvais voisinage. Cependant les Marseillais avaient déjà fini ou ajourné leurs anciennes querelles avec les Génois par un procédé singulier. Hugues de Baux, suivi de dix gentilshommes de son pays, se présente dans le port de Gênes et vient proposer de faire la paix. Cette démarche noble, la considération due à de tels ambassadeurs font accepter leur offre sans autre délibération, et la paix est conclue pour vingt et un ans.
(1215) Nice secoue en ce moment le joug des Aragonais et recherche une étroite alliance avec Gênes. Ses députés viennent jurer la compagnie de la commune génoise, et s'y associent pour la guerre et pour la paix, se soumettant à leur part de contribution dans les levées d'hommes et d'impositions maritimes. Le château enlevé aux Aragonais fut livré à Hubert Spinola, consul de Gênes; mais cette occupation ne fut pas de longue durée.
Avec les Pisans les hostilités étaient mêlées de trêves. Tour à tour les empereurs d'autorité, les papes dans l'intérêt de leur influence, réclamaient le droit de juger ou de concilier les deux républiques4. Les abbés de quelques monastères situés à la frontière des deux territoires, gens révérés des deux côtés, provoquaient des rapprochements. Ils obtenaient que l'on compromît entre leurs mains; ils portaient des sentences arbitrales, ils faisaient donner des baisers de paix, et au même moment les parties réconciliées s'accusaient de mauvaise foi; enfin on se retrouvait toujours en état de guerre.
(1211) On n'était pas ainsi avec Pise sans avoir à craindre les fluctuations et les perfidies de la politique des seigneurs feudataires voisins des deux États. Les puissants marquis de Malaspina étaient surtout redoutés. Le propriétaire du château de la Corvara l'avait vendu à Gênes. Cette transaction déplut aux Malaspina. Après quelques mois d'hostilité ils acceptèrent une somme pour se désister de leur opposition et souscrivirent la cession la plus authentique et la plus ample de tous leurs droits sur la Corvara. Mais, à leur instigation, le fils du premier vendeur y rentre par surprise (1216), et leur livre immédiatement le château. Les Malaspina n'hésitent pas à se mettre en possession de ce qu'ils avaient solennellement abandonné. Nouvel armement pour les chasser de cette place usurpée. Ils en sont quittes pour faire une fois de plus ce qu'ils ont fait si souvent, ils jurent obéissance à la république et soumission à ses jugements (1218).
De l'autre côté du territoire, la république reçut (1214) d'Othon, marquis de Caretto, l'abandon de certaines terres et les lui rendit en fief sous serment de fidélité. Foulques de Castello prit ensuite (1215) un parti vigoureux pour mettre une barrière entre Nice et Vintimille. Pendant un de ses consulats, il conduisit trois galères où montèrent un grand nombre de nobles avec lui. Elles étaient accompagnées de bâtiments de transport, chargés d'ouvriers et de matériaux de toute espèce. Le convoi débarqua sur le rivage de Monaco, pays que la république prétendait compris dans les concessions de l'empereur Henri IV. Sur ce promontoire élevé au-dessus de la mer, on traça une forteresse défendue par quatre tours entourées d'un rempart. On se mit incessamment à l'ouvrage. Foulques ne rembarqua qu'après avoir vu les murailles à trente-cinq pieds au-dessus du sol.
(1219) Malgré ces mesures, Vintimille donnait sans cesse de l'inquiétude. Un soulèvement nouveau suivait promptement une vaine soumission. Une révolte déclarée avait éclaté. Pour la réprimer, on ravagea le territoire, mais c'est tout ce qu'on put faire dans une première campagne. La seconde année (1220) on eut à la solde de Gênes Manuel, l'un des comtes de Vintimille. Il avait, ainsi que son frère, cédé ses droits sur la ville, mais on ne devait pas s'attendre à les voir les oppresseurs de leurs anciens vassaux. Manuel, qui stipulait aussi pour son frère Guillaume, s'engagea à leur faire une guerre sincère et sanglante de sa personne et avec quinze chevaliers et dix arbalétriers. Il promit de plus, sous bonne caution, de céder aux Génois les prisonniers qu'il ferait, pour le même prix qu'il aurait pu tirer d'eux par rançon, et cette odieuse partie du traité fut accomplie (1221). La guerre continua. Il fallut cinq ans pour lasser les Provençaux et les seigneurs qui étaient venus défendre la ville. Ce comte qui avait déserté ses vassaux pour les assiéger avec les Génois, était retourné au milieu d'eux: enfin, quand la constance des habitants fut épuisée et qu'ils furent réduits à se rendre, l'on s'estima heureux de recevoir leur soumission.
Les guerres, les troubles intérieurs, les mesures répressives sans cesse rendues urgentes devaient rendre très-difficile le maniement des finances d'un État sans territoire. Il nous en reste des détails assez curieux pour les indiquer.
(1208) L'armement de la flotte pour la guerre pisane coûte 10,000 liv. On dépense 20,000 liv. par le second secours accordé au comte de Malte quand il devait lutter contre les Vénitiens. Afin de le fournir, on eut recours à une contribution extraordinaire et temporaire pendant six ans, de deux deniers par livre sur les marchandises exportées et importées. La recette de cette imposition fut vendue à l'encan et produisit une somme de 12,452 liv. A la nouvelle qui se trouva fausse d'un armement des Pisans d'une force supérieure (1210), on en décréta un dont les préparatifs ne furent pas achevés, mais qui donna lieu à une autre contribution. Tous les citoyens furent obligés (1216) de déclarer le montant de leur fortune pour en payer trois deniers par livre, et, en outre, sur chaque 1,000 liv. ils devaient fournir les vivres de guerre pour deux hommes. La seconde campagne de la guerre de Vintimille se fit au moyen d'une réquisition d'hommes sur tous les habitants au-dessus de quatorze ans, de Cogoleto à Porto-Venere. Cinq hommes devaient en faire marcher un ou payer trente sous en s'unissant riches et pauvres, de sorte que la taxe pour ceux-ci fût de cinq sous, et de neuf pour ceux-là. L'année suivante, on fit un emprunt forcé de 20 sous par 100 livres.
Enfin une opération de l'un des consulats de l'époque qui nous occupe nous fait connaître les ressources de l'État et la difficulté de les conserver disponibles et égales au besoin.
(1214) On aliéna pour six ans la recette de l'imposition ordinaire de quatre deniers pour livre sur le commerce maritime d'entrée et de sortie. Cette ferme fut adjugée pour la somme de 38,050 liv.; elle fut consacrée à racheter des droits ou gabelles qui se trouvaient engagés5, non compris toutefois la gabelle du sel; car ce monopole existait déjà: la moitié de cette ressource était aliénée alors pour vingt-quatre ans. Une imposition extraordinaire fut mise sur les immeubles, à raison de 6 deniers par livre. La moitié du produit fut réservée pour le rachat de la portion engagée de la gabelle; l'autre moitié, consacrée aux travaux du port, qui, de la droite du vieux môle, s'étendait maintenant jusqu'à la nouvelle darse. L'année suivante, l'imposition fut répétée, à moins que les annales qui en parlent deux fois, ne se rapportent à une seule mesure, d'abord pour la promulgation, ensuite pour l'exécution6.
En rentrant dans la jouissance du revenu des droits sur le sel, une loi expresse fut portée, pour défendre à l'avenir d'aliéner les impositions et gabelles, excepté celle du sel, les droits du palais que la république possédait à Messine, les revenus de Tyr (1214), et les chancelleries de Ceuta et de Buzea (Bougie). Nous avons vu (1222) qu'en vertu d'un arrangement singulier dans une de ces villes d'Afrique, et probablement dans toutes deux, sur les impôts que le gouvernement des Mores exigeait du commerce génois qui fréquentait leurs ports, une partie du droit revenait au fisc de la république par les mains des officiers qu'elle y entretenait. Ces revenus, par exception, pouvaient être légitimement affermés, mais pour deux ans seulement. Au delà ou pour tout autre, l'aliénation était déclarée nulle de plein droit, et les prêteurs étaient avertis que la république reprendrait ce qu'on leur aurait irrégulièrement engagé en son nom. Tous les citoyens de quinze ans jusqu'à soixante et dix furent tenus de prêter un vain serment pour le maintien de ce nouvel article ajouté aux statuts. En même temps des nobles furent institués commissaires pour la gestion des finances.
CHAPITRE IV.
Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins.
La domination germanique était, en Italie, comme en suspens depuis la mort de Henri VI. Son frère Philippe de Souabe et Othon d'Aquitaine, descendant du duc Guelfe de Bavière, se disputaient la couronne impériale. De leur opposition naquirent en Allemagne ces fameux noms de partis de gibelins et de guelfes, qui, passés en Italie, s'y appliquèrent, non pas au choix entre deux empereurs, mais d'abord à la lutte des amis de l'indépendance et des fauteurs de l'autorité impériale, et bientôt à des intérêts purement italiens; ainsi ils survécurent longtemps aux causes qui leur avaient donné naissance.
Le pape devait être opposé au parti de la maison de Souabe, bien qu'il se portât pour protecteur du jeune rejeton qu'elle avait laissé (1198) dans le royaume de Naples. Cependant Philippe l'ayant emporté sur son compétiteur, Innocent III ne dédaigna pas de négocier pour se rapprocher de l'empereur gibelin. Il avait déjà levé (1208) l'interdit dont il l'avait frappé, quand ce prince mourut assassiné. Othon IV lui succéda paisiblement: il épousa (1209) la fille du mort, et se présenta comme devant recueillir les affections des deux partis. Il vint (1214) en Italie, et, chef des guelfes, il y caressa les gibelins (1222).
Othon se rendant à Rome, manda les Génois pour lui prêter serment et pour soumettre à son jugement leurs querelles avec Pise. Il ordonna une trêve; pour en assurer le maintien, il exigea que de part et d'autre des otages lui fussent remis.
L'empereur fut couronné dans Rome. Mais Innocent III, auquel il faut rapporter l'établissement solide de la monarchie temporelle des papes, avait mis le temps à profit pendant l'éloignement et les discordes des compétiteurs à l'empire. Il avait soulevé la Toscane, entraînant toutes ses villes dans une ligue dont il s'était fait le chef. Les Pisans seuls avaient refusé d'y adhérer et persistaient dans leur attachement aux empereurs. En même temps, le pape réclamait la tutelle du jeune Frédéric, fils de Henri, dans l'espérance d'étendre sa propre autorité sur Naples et sur la Sicile. C'est dans ces conjonctures qu'Othon se présentait. S'il était le chef des guelfes d'Allemagne, ce n'est pas pour lui qu'Innocent avait suscité ceux d'Italie. Ces deux hommes ne se virent qu'en rivaux. Othon, résolu à l'invasion du royaume de Naples, est excommunié pour cette entreprise. Il y appelait à la fois les Génois et les Pisans. Les derniers s'y prêtent avec zèle; les Génois se disent retenus par l'excommunication qu'ils ne sauraient braver. Frédéric, grâce aux intrigues du pape, devenu gendre du roi d'Aragon, favorisé par le roi de France, ennemi d'Othon, va tenter la fortune en Allemagne. C'est à Gênes que le pontife lui ménage les premiers secours. Accueilli à son passage (1212), aidé d'un don de 1,500 liv., il part de là et exécute heureusement son voyage périlleux. En ce moment, tout à Gênes était réuni pour lui. Le gouvernement était encore guelfe et le pape en disposait en faveur de Frédéric; le parti gibelin, qui se renforçait de jour en jour, était favorable à sa personne.
(1214) La bataille célèbre de Bouvines, perdue par Othon contre Philippe Auguste, ébranla le trône de cet empereur; Frédéric s'en prévalut. Il fut reconnu roi des Romains à Aix-la-Chapelle. Deux ans après il eut le champ libre dans l'empire par la mort d'Othon.
Mais à mesure que le pupille se fortifiait, le tuteur lui retirait son appui. L'ambitieux Innocent n'avait voulu faire de Frédéric que sa créature, et le jeune roi était né pour un autre rôle. Ce prince, que le pape avait opposé à Othon comme le vrai César, ne put jamais obtenir de ce même pontife la reconnaissance formelle de son titre impérial. Toutes ses démarches furent croisées, son royaume de Naples fut une source de prétentions et de chicanes. Innocent mourut; Honorius III et Grégoire IX qui lui succédèrent (1217) agirent dans le même esprit. Honorius avait été longtemps ministre de Frédéric dans Palerme. A peine élevé au pontificat, il fit sentir à son maître que leur position avait changé. Avant de renoncer aux apparences de l'amitié il en employa les séductions pour éloigner Frédéric sous un prétexte honorable. Ceci nous ramène un moment aux affaires de la Syrie1.
Tandis que Guy de Lusignan était allé régner en Chypre, son frère Amaury était devenu roi de Jérusalem, du chef de sa femme Isabelle, soeur et héritière de la reine Sibylle. A proprement parler, son autorité n'était reconnue que dans les murs de Ptolémaïs. Il s'y maintint avec des succès divers, attendant le secours d'une nouvelle croisade. Mais, promise à la terre sainte, elle alla éclater (1203) d'abord sur la ville chrétienne de Zara, ensuite sur l'empire chrétien de Constantinople. Les Génois n'avaient point eu de part à cette expédition. Loin de là, elle blessait leurs intérêts en les privant des fruits de leurs alliances avec les empereurs grecs dépouillés. Elle excitait leur plus vive jalousie par l'accroissement de pouvoir et de commerce échu aux Vénitiens. L'annaliste de Gênes parle avec mépris de ces seigneurs qui feignirent de se croiser et qui allèrent à Venise conspirer des usurpations.
Une nièce de Sibylle, fille d'Isabelle et du marquis de Montferrat, l'un de ses maris, succéda au titre royal d'Amaury (1210). L'on appelle du fond de la France Jean de Brienne pour épouser cette princesse et pour partager une couronne si difficile à soutenir. Le nouveau roi reçut quelques secours; mais plusieurs fois les chevaliers venus à la défense du pays se découragèrent et se rembarquèrent sans persévérer. Cependant ce roi conduisit (1219) une armée en Égypte et conquit Damiette. Les Génois l'avaient assisté dans cette entreprise. L'un d'eux, Pierre de Castello, fut dépêché pour en donner la nouvelle, qui retentit dans toute la chrétienté. Ce succès pouvait porter des fruits immenses. Le soudan d'Égypte offrait de rendre en échange de Damiette, Jérusalem et tout ce qu'il avait possédé dans la terre sainte. Le roi croyait assurer la paix et sa couronne par cette glorieuse négociation. Le cardinal Pélage, le plus hautain des légats, s'y oppose d'autorité. Les mesures furent mal prises; Damiette échappa aux chrétiens: dix galères promptement envoyées de Gênes, sous le commandement d'un Doria et d'un Volta, arrivèrent trop tard pour sauver la ville. Ce secours remonta du moins les courages abattus et contint les attaques des Sarrasins. L'armée put rentrer en sûreté dans les murs d'Acre. Jean de Brienne passa bientôt la mer pour aller solliciter à Rome une assistance sans laquelle il ne pouvait plus se maintenir. Sur cette circonstance le pape fonda son projet pour se débarrasser de Frédéric. Ce prince était veuf de Constance d'Aragon. Honorius mit en usage jusqu'à son autorité pontificale pour l'obliger à épouser (1225) la fille de Jean de Brienne qui lai apportait pour dot la succession au titre de roi de Jérusalem; le pape l'excite à réaliser le nom que ce mariage lui assure, à relever le trône de la sainte cité; il lui déclare enfin qu'il ne le couronnera point empereur avant d'avoir reçu son serment de passer promptement la mer pour la défense du saint sépulcre. Frédéric opposa la ruse aux exigences du pontife. Il feignit de partir, envoya une flotte avec quelques secours en Palestine et resta en Italie. Excommunié par Grégoire IX (1227), successeur d'Honorius, comme désobéissant et parjure, il partit enfin; il arriva en Syrie, il combattit, il négocia, il obtint que Jérusalem et le saint sépulcre fussent restitués aux chrétiens. Mais pour les services signalés qu'il rendait à la cause sacrée, il ne trouva qu'ingratitude et persécution. Les malédictions pontificales le suivirent partout. En Syrie, les chevaliers de l'Hôpital et du Temple ne voulurent prendre part ni à ses conquêtes ni à ses traités inespérés. Le clergé rejeta (1229) toute communication avec lui. Les concessions qu'il avait obtenues lui furent reprochées comme autant de sacrilèges et de pactes avec l'enfer. En Europe les anathèmes redoublèrent. On fit déclarer contre lui jusqu'à Jean de Brienne, son beau-père. A ces nouvelles, et son voeu accompli au saint sépulcre, il se hâta de repasser en Italie pour y défendre ses droits attaqués, et, quoiqu'il obtînt du pape intimidé la suppression des censures qui l'avaient frappé, c'est en ennemi qu'il revint et qu'il fut reçu.
Dans la première période de la querelle avant le pèlerinage de Frédéric, le gouvernement génois, toujours guelfe, avait suivi sa politique ordinaire. Ce prince si bien accueilli au temps où, hôte de la république, elle le voyait protégé par le pape et adversaire d'un empereur régnant, ne trouva plus qu'éloignement et défiance quand il fut devenu le chef effectif de l'empire. De son côté, il ne montra pas plus de bienveillance. Lorsqu'il se rendit d'Allemagne en Italie pour venir prendre la couronne, il manda les Génois, les appela au serment qu'ils lui devaient, et les somma de soumettre à son jugement leur différend avec Pise. On obéit: une députation et le podestat en personne allèrent au-devant de lui à Modène. Le serment lui fut prêté; il confirma en faveur de Gênes les concessions qu'elle tenait de l'empire (1220). Mais, quand on lui demanda la confirmation de celles du royaume de Sicile, il remit à la faire jusqu'à ce qu'il fût rendu dans cet État. Frédéric requit les députés de le suivre à Rome pour assister à son couronnement. Ils s'en excusèrent sur ce que la mission qu'ils tenaient du conseil de la république ne s'étendait pas jusque-là. L'empereur s'offensa de cette réponse évasive. Cependant son chancelier, l'évêque de Metz, ne cessa pas de caresser les ambassadeurs. L'annaliste se complaît à nous apprendre qu'il les admit trois fois à sa table; il est vrai, ajoute-t-il naïvement, qu'ils lui apportèrent de riches présents.
Quand Frédéric eut passé de Rome à Naples et en Sicile, une nouvelle députation vint le sommer de s'expliquer sur les privilèges des Génois dans son royaume (1221); mais, loin de les confirmer, il les révoqua durement. Le palais qui leur avait été donné dans Messine leur fut repris. Allaman fut expulsé de son comté de Syracuse. Les procédés sévères étaient pour Gênes et la faveur pour Pise. Telles étaient les dispositions de l'empereur avant sa croisade. Au retour, en guerre ouverte avec le pape, disposant des forces pisanes, c'était pour Gênes décidément un ennemi. Deux nouvelles ambassades n'obtinrent point de dispositions plus amicales, quoique Foulques de Castello, ce grand personnage évidemment attaché au parti impérial, eût été chargé de la dernière.
Gênes, en disgrâce auprès de l'empereur, n'en éprouvait pas plus de bienveillance de ses voisins de Lombardie. Alors cette loi d'un peuple antique, qui punissait quiconque prétendait rester neutre dans les guerres civiles, avait de ville à ville une application immanquable et rigoureuse. Gênes, où les opinions étaient déjà mi-parties, se donnait encore comme attachée à la confédération lombarde; elle y prenait ses podestats; mais elle ne s'en déclarait pas membre actif: elle tergiversait avec tout le monde, elle faisait trop ou trop peu pour chacun.
On avait annoncé que Frédéric venait tenir une diète à Crémone. C'était encore pendant ses préparatifs apparents pour le voyage d'outre-mer (1226). Les voisins ennemis ou envieux de la république spéculèrent sur la partialité de l'empereur contre elle. Savone avait un podestat de Crémone, par conséquent gibelin. Appelé à Gênes pour prêter le serment accoutumé, il comparut, mais il refusa de jurer. Les députés qui l'accompagnaient feignirent de désavouer son refus et de vouloir le contraindre: il persista. La république assigna un bref délai pour la réception du serment sous la commination d'une forte amende. Alors Savone affecta de destituer le podestat réfractaire et d'en nommer un autre à sa place. Celui-ci vint à Gênes et jura sans difficulté avant le terme fatal; mais le prédécesseur reprit ses fonctions, et les habitants de Savone se vantèrent d'avoir échappé à l'amende et éludé le serment en le laissant prêter par un intrus sans qualité. Bientôt après, ils comparurent à Crémone et y portèrent plainte contre l'oppression que les Génois faisaient peser sur eux. Ils n'obtinrent rien de l'empereur directement; mais Thomas de Savoie, celui que les Génois soudoyaient naguère, était devenu vicaire impérial. Par l'entremise de Henri de Caretto, ils acquirent toute sa protection. Ils lui faisaient espérer de le rendre seigneur de toute la rivière. Leur premier soin avait été de s'affranchir de la gabelle du sel dont Gênes imposait le monopole à tout le pays. Ils en établirent un dont ils promettaient le profit au comte Thomas. Il vint résider au milieu d'eux: Albenga le reconnut. Noli seule refusa de se détacher de Gênes. La république fut obligée d'armer pour soumettre les populations soulevées. Le peuple en armes fut appelé sur la place publique et de là entraîné à la guerre sous la conduite du podestat. En marchant contre Savone l'armée fut renforcée par les comtes de Massa, par ceux de Lavagna, par Othon de Caretto et son fils, opposés à Henri leur parent. Les chevaliers de Parme accoururent; il en vint de plusieurs villes de Lombardie (1227). Gênes défrayait cinq cents hommes d'armes étrangers, sans compter plus de trois cents placés en observation sur la frontière lombarde. On prit Savone, et, sur un décret rigoureux du conseil de Gênes, le podestat fit combler les fossés, raser les murailles, subvertir le port par la destruction du môle. Une forteresse fut bâtie sur une hauteur pour dominer la ville. Cent cinquante otages furent pris parmi les principaux citoyens et conduits à Gênes. Deux podestats, nobles génois, furent mis en possession du gouvernement de la ville. Ils arrivèrent suivis de leurs juges et de tout le cortège de leurs officiers de justice. Henri de Caretto vint à son tour faire sa soumission. On la reçut sans y croire. Les victoires obtenues furent pompeusement célébrées. Le podestat, homme magnifique, qui devant Savone n'avait pas manqué de créer des chevaliers sur le champ de bataille, de retour à la ville, fêta son triomphe avec un faste royal. Il tint cour plénière au palais archiépiscopal. Les princes, les seigneurs de la Lombardie et de la Toscane furent invités. Les troubadours italiens et provençaux accoururent aux festins. Des dons, de riches vêtements leur furent prodigués par le podestat et par les principaux nobles génois.
CHAPITRE V.
Entreprise de Guillaume Mari.
(1227) On touchait en ce moment même à une crise extraordinaire qui menaçait de changer la face du gouvernement. Le consulat, quand on préférait des consuls à un podestat, les places des conseillers ou sénateurs, véritables arbitres des affaires, les autres offices de la république étaient des objets naturels d'ambition. Si les familles considérables non encore réputées nobles étaient absolument privées de toute part aux magistratures, ce que nous ne savons pas, du moins elles concouraient à l'élection médiate ou immédiate, et elles n'étaient pas disposées à renoncer à toute influence sur les choix de leurs gouverneurs. Enfin les grandes factions toujours en présence, intéressées à faire prévaloir leurs candidats, mêlaient les intrigues de parti aux brigues personnelles.
Il paraît que chacun des huit quartiers fournissait son contingent dans chaque magistrature, ou du moins nommait séparément des électeurs qui, réunis, choisissaient les magistrats. Il semble aussi qu'il y avait plusieurs degrés, et peut-être le sort y avait part. Enfin parmi les candidats désignés un petit nombre d'électeurs devaient terminer la nomination. Quelques exemples feraient croire que ces derniers suffrages devaient être unanimes. Quoi qu'il en soit, l'ordre patent était modifié, comme il arrive toujours, par des associations de parti. Il s'était formé des compagnies particulières, insidieusement organisées pour s'assurer la majorité dans les élections. L'uniformité des votes de leurs membres était garantie par la foi du serment, profané et respecté tout ensemble. Par là on imposait à la république des magistrats désignés par des coteries, secrètement, si même ceux qui étaient les plus forts prenaient la peine de s'en cacher. Des podestats exclusivement pris dans les villes guelfes indiquent assez quel était le parti auquel ces compagnies étaient vouées; mais rien ne dit que leur majorité représentât fidèlement celle des citoyens. Au moment dont nous parlons, depuis dix ans le consulat était en oubli. Il avait été abandonné depuis qu'un légat du pape avait séjourné à Gênes; et c'est peut-être aux compagnies particulières qu'était due cette période assez longue de podestats se succédant sans interruption.
Quelques nobles se plaignaient de se voir éloignés des emplois par cela seul qu'ils n'étaient pas membres de ces compagnies privées. Un d'entre eux, déjà fort distingué dans la république, Guillaume Mari, se rendit l'organe de tous. Il forma une compagnie de son côté pour réunir ceux que les autres sociétaires avaient laissés à l'écart. Non-seulement les nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé.
Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y recevoir le serment.
Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains. Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer et servir l'empereur Frédéric contre la patrie.
Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu), contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes. Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit.
En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances sur les blés, les huiles et quelques autres denrées.
Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1, et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts. Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil, qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante- quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco.
La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute, n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de leurs pères.
(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au conseil le droit de nommer les correcteurs. Baldini se fit élire correcteur unique. S'adonnant à la refonte des statuts, il les divisa et les classa en livres par ordre de matières. Le travail était utile, mais cette attribution insolite, cette entreprise d'être seul arbitre de la constitution, excita déjà une vive clameur. La rumeur fut bien plus grande, quand, au temps ordinaire de l'élection du podestat futur, on apprit que Baldini manoeuvrait pour rester en charge. Il avait fait venir de Rome Godefroy, chapelain du pape, chargé par le pontife d'absoudre de tout serment tant le podestat qui, à son installation, avait juré de ne pas garder le pouvoir au delà de son année, que les électeurs, le conseil, la commune entière qui juraient tous les ans de ne souffrir ni la prorogation ni la réélection de ce souverain magistrat. Déjà les électeurs étaient renfermés, le scrutin leur avait été remis et leur séance se prolongeait aux yeux du public soupçonneux. Ils avaient expédié un message à l'archevêque, au chapelain et aux frères mineurs dont le crédit était fort grand, pour qu'on leur dît si en effet ils pouvaient sans péché renommer le podestat actuel contre la teneur de leur serment. L'impatience publique trancha la question. Il y eut un soulèvement universel; on protesta que ce parjure et cet opprobre ne seraient pas soufferts, et comme il plut à Dieu, l'archevêque et les frères mineurs répondirent aux électeurs de ne pas songer à la réélection: Spino de Sorexino, Milanais, fut nommé.
(1230) La magistrature de Sorexino fut troublée et terminée par un incident qui fait connaître le peuple et le siècle. On avait fait capture de quelques pirates de Porto-Venere. On condamna les complices à la mutilation de la main droite, et les chefs au dernier supplice. Mais dans ce pays où le sang se répandait avec si peu de scrupule et souvent pour des intérêts si indignes, il régnait une horreur invincible pour les exécutions de la justice. Ce sentiment favorable à l'impunité, perpétué jusqu'à nos jours, y était entretenu par les soins des prêtres, et surtout des religieux qui avaient ordinairement les honneurs de toute grâce obtenue pour les malfaiteurs convertis. Dans cette occasion les dominicains et les frères minimes sollicitèrent pour les condamnés. Le podestat, peu disposé à céder, pour couper court à tout délai, ordonna d'exécuter la sentence sans remise au lendemain; c'était un dimanche et le jour de la fête de Nazaire et Celse, saints martyrs de Gênes. Cette circonstance souleva d'indignation les femmes de tous les rangs et avec elles l'archevêque et le reste du clergé. Le podestat voulait être obéi; il convoqua un parlement à Saint-Laurent. Les femmes se précipitèrent dans l'église et rendirent la convocation inutile. Dans le tumulte un cheval effrayé emporta le malheureux Sorexino et le précipita sur le perron de Saint-Laurent. Il eut une jambe cassée. A peine transporté chez lui et le premier appareil mis, les officiers qu'il avait chargés de veiller à l'exécution des condamnés vinrent lui annoncer un miracle inouï. Sur quatre coupables, deux qui en marchant à la mort s'étaient recommandés à Dieu et à saint Jean-Baptiste, pendus avec leurs compagnons n'étaient pas morts comme eux. Ils respiraient encore. On venait demander de nouveaux ordres sur un incident si peu croyable. Le podestat, dont l'accident passait déjà pour un jugement de Dieu, se hâta d'ordonner que les deux malheureux fussent ramenés. Le conseil, appelé, consentit que leur grâce et leur liberté fussent prononcées. Enfin, comme pour imprimer plus avant les terreurs superstitieuses, le podestat ne se rétablit des suites de sa chute que pour être frappé de mort subite au milieu des réjouissances de sa guérison.
CHAPITRE VI.
Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
(1231) L'état de l'Italie était toujours précaire. L'empereur Frédéric indiqua une diète à Ravenne, où il voulait, d'accord, disait-il, avec le saint-père, pourvoir aux discordes et aux guerres intestines dont les villes étaient agitées. C'est en ces termes qu'il manda les représentants de la commune de Gênes. Dans cette assemblée il promulgua un décret général pour défendre à toute cité de prendre ses podestats ou ses gouverneurs parmi les citoyens des villes lombardes en rébellion contre la souveraine puissance impériale. Les députés de Gênes eurent peine à obtenir la parole pour lui représenter humblement que le podestat de l'année prochaine était déjà nommé, que l'élection, toujours faite à l'avance et au temps déterminé par les lois du pays, était tombée sur un Milanais1; qu'à cette époque l'intention de l'empereur n'était ni annoncée ni prévue; Gênes à l'avenir se garderait bien de tout choix qui pourrait déplaire, mais on réclamait son indulgence pour ce qui était déjà fait. On ne pouvait faire affront au podestat désigné; on ne pouvait, sans manquer à toutes les lois de la commune et aux serments les plus sacrés, rétracter une nomination régulière et solennelle qui n'avait pas même été faite par acclamation, mais qui était sortie de l'urne d'un scrutin2. Frédéric ne donna point de réponse. Les députés de retour ayant rendu compte de leur mission, les partisans impériaux élevèrent la voix et demandèrent que le podestat élu fût contremandé. Ils prirent les armes pour appuyer leur voeu. Cependant le parti opposé l'emporta dans le conseil, et l'installation du nouveau magistrat fut délibérée. Frédéric, irrité, fit emprisonner les Génois qui se trouvaient dans son royaume de Sicile, et saisit leurs biens (1232). Gênes tint un grand parlement sur cette fâcheuse nouvelle. Les opinions divergentes s'y donnèrent pleine carrière. On proposa d'entrer franchement dans la ligue lombarde. La majorité du conseil fit du moins résoudre une ambassade à cette ligue. La minorité, qui voulait députer à l'empereur, parut assez imposante pour ne pas refuser d'expédier à Frédéric un chanoine de Saint-Laurent, comme négociateur secret; mais il fut promptement éconduit. Les amiraux de l'empereur donnèrent la chasse aux bâtiments génois. Frédéric, occupé d'autres combinaisons, affecta la miséricorde (1233). Il écrivit à Gênes des lettres pacifiques. Les messagers se succédèrent; enfin la négociation tourna heureusement. Les Génois détenus à Naples et en Sicile furent remis en liberté, ils reprirent leurs propriétés séquestrées. L'effet de ce raccommodement dura quelques années, pendant lesquelles les Génois continuèrent à recevoir leur podestat de Florence, de Bologne, de Milan. La république, dans cet intervalle, adhéra de plus en plus au pape, envoya des ambassadeurs traiter avec Venise, et mit le plus grand soin à rétablir la concorde troublée dans les villes guelfes de son voisinage.
Le commerce maritime était toujours l'intérêt principal. On expédiait fréquemment des galères pour protéger la navigation, particulièrement pour tenir en respect les Mores d'Espagne et de Barbarie, tantôt amis, tantôt ennemis, et toujours prêts à prendre leurs avantages quand ils voyaient de riches proies et peu de forces pour leur imposer. Dix galères et quelques bâtiments légers devant Ceuta avaient ramené (1231) à l'alliance de Gênes l'émir qui y commandait et le soudan de Maroc, suzerain de ce pays. Malocello et un Spinola en avaient rapporté au trésor de Gênes huit mille besants et avaient montré au peuple, comme un don de l'émir à la république, un cheval couvert de drap d'or et ferré d'argent. Ceuta était alors un des points les plus importants du commerce des Génois; ils y avaient beaucoup de marchands et de capitaux, quand tout à coup on apprit qu'une croisade avait été prêchée en Espagne contre cette ville, et qu'elle était menacée d'un siège par les chrétiens. Les croisés avaient déjà pris les bâtiments génois qu'ils avaient rencontrés dans ces parages. Il y avait tout à craindre pour les propriétés et pour les personnes, si l'on ne s'opposait à cette entreprise. Le risque et le scrupule de combattre contre des chrétiens pour les païens affligeaient vivement, mais un intérêt humain si puissant devait passer avant tout. On se hâta d'expédier une flotte. On espéra qu'en déployant ces forces devant les Espagnols et en employant les voies de la conciliation, les hostilités pourraient être évitées. On obtint en effet quelques promesses, mais si vaines que les croisés tentèrent ouvertement d'incendier la flotte génoise. En même temps le soudan invoquait le secours des Génois et s'engageait à payer la moitié des frais des armements qu'ils enverraient pour la défense des intérêts communs. Cet appel détermina un effort; on fit partir vingt-huit galères et quatre grands vaisseaux (1234). Il paraît que ce puissant secours détourna l'orage et rendit la sécurité à Ceuta. Mais quand on en vint à réclamer du soudan le remboursement des dépenses suivant sa promesse, il fut peu disposé à la tenir. Les Génois qui étaient en force la revendiquèrent avec une hauteur menaçante; le soudan traînant la négociation en longueur, fit venir de l'intérieur des troupes nombreuses de ses barbares. Une rixe entre cette soldatesque et les équipages des galères ne tarda pas à s'élever; ce fut le signal d'un massacre et surtout du pillage et de l'incendie des magasins et des maisons des Génois. Rien ne put induire le soudan à la réparation de ce dommage et à l'exécution de ses engagements. On n'eut pas d'autre ressource que de déclarer formellement la guerre à ce prince barbare, tandis que les galères croisaient devant ses ports. La république, informée de cette fâcheuse conjoncture, envoya de nouveaux renforts de provisions et d'armes; mais ses amiraux lui demandaient des hommes, et personne à Gênes ne s'embarqua. Cependant les ennemis se lassèrent d'être renfermés sans communication avec la mer; une paix fut faite: sans nous en faire connaître les conditions, on nous dit qu'elle fut honorable pour Gênes et que la flotte revint triomphante.
La dépense subite du secours envoyé à Ceuta, si mal remboursée par le More, avait exigé des ressources extraordinaires. Douze deniers du produit de la gabelle du sel, probablement le vingtième du total, furent aliénés pour dix ans et produisirent vingt-huit mille livres. On avait eu recours également à des emprunts et sur de singuliers gages. A la fin de l'année (1235) où se fit la paix de Ceuta et où l'ordre put être remis dans les finances, Ingon Grimaldi rendit la vraie croix que le podestat lui avait remise, du consentement de l'archevêque et du chapitre de Gênes. Il fut dressé acte authentique de cette restitution. Je ne pense pas que ce fait puisse être entendu autrement que d'un prêt sur nantissement et de sa libération. Nous savons que les croix produisaient un revenu, soit qu'elles eussent un casuel attaché à leur emploi dans les cérémonies du culte, soit plutôt que, traitées en reliques, elles attirassent des aumônes: ce revenu avait été sans doute, comme ceux de la gabelle, ou aliéné temporairement aux prêteurs, ou assigné pour le nantissement de leur créance.
La vraie croix, et en général les croix de la ville, jouaient à Gênes un grand rôle. Les annales ne manquent jamais de signaler leur apparition efficace toutes les fois que l'archevêque et ses prêtres viennent entremettre leur ministère de paix au milieu des partis et imposer des réconciliations au nom du Dieu de miséricorde. Les croix contribuent avec les cendres de saint Jean-Baptiste à calmer les tempêtes de la mer comme celles de la place publique. Aussi quelques années avant l'époque dont nous nous occupons, un malheureux reçu dans l'église de Saint-Laurent sous prétexte d'y chercher un asile, ayant une nuit forcé le coffre qui renfermait les croix et les ayant enlevées, le trouble dans la ville fut tel que peu d'événements sinistres en eussent produit un semblable. On courut de toutes parts après le larron; il fut saisi à Alexandrie, mais son butin n'était plus entre ses mains, il en avait été dépouillé lui- même. On découvrit enfin le détenteur. La ville racheta son palladium sacré, il lui en coûta plus de quatre cents livres. On replaça ces précieuses croix, mais elles furent mieux gardées; le coffre fut couvert de lames de fer. L'archevêque institua un anniversaire solennel pour célébrer leur réintégration dans l'église, et il fut ordonné que leur revenu dans cette journée serait employé à la rédemption des captifs. Ce prélèvement spécial excepté, le revenu des croix fut assignée la commune, en indemnité de ce qu'elle avait payé pour leur rachat; elle en affecta le produit aux constructions du môle et du port.
Chez ce peuple dévot, la superstition qui attachait légalement le jugement de Dieu à l'événement d'un duel n'avait pas encore perdu son autorité. Mais des exemples que nous en rencontrons précisément à cette époque, prêtent à une autre observation de moeurs. Les parties ne combattaient point en personne; elles abandonnaient le sort de leur tête à des champions mercenaires. Parmi ces hommes si hardis à la mer, qui sur terre s'étaient faits chevaliers pour marcher à la guerre, qui n'avaient nulle horreur du sang et qui ne craignaient pas de payer de leur personne dans les affaires de partis, il paraît que l'usage de descendre en champ clos répugnait à toutes les idées admises. Dans les temps modernes l'on observait à Gênes plus de rencontres fortuites ou plus de vengeances par le poignard et par le guet-apens que de duels tels qu'on les connaît ailleurs. Cette disposition parait avoir été très-ancienne. Nous avons vu quel effroi causa la menace de dix combats singuliers ordonnés par l'autorité: maintenant on en cite d'ordonnés, soutenus par procureur. Jacques Grillo, accusé d'un crime, ne peut être ni convaincu ni justifié. Le podestat ordonne le combat, et il a lieu. Le champion de l'accusé était de Cumes; celui de l'adversaire, de Florence; le Florentin tua son antagoniste, Grillo eut la tête tranchée.
La guerre de l'empereur avec les Lombards avait recommencé. Le prince les rencontra près de Brescia, et remporta sur eux une victoire signalée. Ces succès donnaient de l'audace aux gibelins répandus dans les villes guelfes: ils réveillèrent ceux de Gênes, et soulevèrent de nouveau les populations gibelines, de Vintimille à Savone. On conçut à Gênes qu'il fallait plier devant le vainqueur, ou du moins essayer de fléchir sa colère. On lui expédia, comme des messagers qui ne pouvaient lui être désagréables, des Volta et des Castello. Mais, dans l'intervalle de ces négociations, on s'était un peu rassuré; l'insurrection des voisins était moins pressante, et les principaux guelfes craignaient moins de se faire entendre. Dans ces circonstances des délégués de l'empereur se présentèrent au conseil pour exiger le serment qui lui était dû. Foulques Guercio, l'un des conseillers, se leva et déclara qu'une telle matière méritait une délibération plus solennelle et devait être mise à la connaissance de toute la commune. Le lendemain un grand parlement s'assembla dans l'église Saint-Laurent. On y donna lecture des lettres de Frédéric. Il paraissait imposer à Gênes le serment de fidélité et d'obéissance à sa domination. Le podestat fit ressortir cette exigence: il rappela au peuple comment celui qui voulait être leur maître les avait traités en Sicile. A cette harangue, à ce mot de domination des clameurs s'élevèrent; le serment fut refusé, le parlement se rompit; le podestat prit des mesures pour que le gouvernement restât le plus fort dans l'intérieur. Les écrivains allemands assurent que le podestat fit ici une erreur, c'est-à-dire un mensonge: la lettre impériale ne requérait que le serment de fidélité et de vasselage (fidelitatis et hominii): on affecta de lire: fidélité et souveraineté (fidelitatis et dominii)3. Quoi qu'il en soit de cette équivoque, elle fit son effet sur l'esprit public. On expédia des ambassades à Rome, afin d'y contracter, sous les auspices du pape, une étroite alliance avec les Vénitiens alors en guerre avec Frédéric. Le pontife, à cette occasion, déclara publiquement que la république de Gênes était placée sous la protection immédiate des bienheureux apôtres Pierre et Paul.
La force était donc restée aux guelfes dans Gênes (1239). Un nouveau podestat fut demandé à Milan (1240), et l'on prêcha, au nom du pape, contre les ennemis du saint-siège une croisade avec les mêmes indulgences attachées à celles d'outre-mer; mais en ce moment, Alexandrie passait au parti impérial et contribuait à soutenir l'insurrection de Savone et d'Albenga. Le marquis Caretto la dirigeait: de l'autre côté du territoire, Hubert Pallavicini, vicaire impérial, menaçait la ville. Gênes avait des ennemis de tous les côtés.
CHAPITRE VII.
Concile convoqué à Rome.
Cependant le pape Grégoire, se sentant appuyé par une partie des villes de la Toscane et de la Lombardie, décidé à pousser aux termes extrêmes sa querelle avec l'empereur, convoqua un concile à Rome dans l'église de Saint-Jean de Latran. Empêcher la tenue de cette assemblée devint la principale affaire de Frédéric. Déjà un grand nombre de prélats de diverses nations s'étaient réunis à Nice, recrutés et conduits par le cardinal de Préneste. Il s'agissait de les faire arriver jusqu'à Rome. Les flottes de Frédéric furent destinées à leur fermer le passage; un Spinola avait été son amiral; il venait de le perdre. Pour le remplacer, Ansaldo Mari fut appelé; il s'échappa mystérieusement de Gênes et fut bientôt sur la flotte impériale occupé à donner la chasse aux Pères du futur concile.
Les Pisans n'étaient plus en guerre avec Gênes. Ils y envoyèrent une ambassade solennelle pour notifier que les ordres de l'empereur les obligeaient à s'opposer à force ouverte au passage des évêques que le pape mandait à son concile. Ils priaient donc les Génois de s'abstenir de prêter leurs galères pour ce voyage, car il serait trop pénible d'avoir à combattre des voisins avec qui l'on désirait conserver la concorde rétablie (1241). Le podestat répondit avec hauteur que les Génois avaient toujours été les fidèles de la sainte Eglise, toujours prêts à la défense de la foi; qu'on avait promis de conduire à Rome les prélats, et qu'aucune menace n'empêcherait de tenir parole. Jacques Malocello, amiral de la république, fut immédiatement expédié à Nice avec tous les bâtiments que l'on put mettre à la mer. Là il prit à bord les cardinaux légats, les évêques et leur suite et les conduisit à Gênes. Quelques-uns cependant, alléguant que ces bâtiments ne suffisaient pas à tous les passagers, saisirent ce prétexte pour se dispenser d'un voyage périlleux et d'un concile non moins fâcheux; ils s'en retournèrent de Nice à leurs demeures.
Ceux qu'on avait conduits à Gênes y séjournèrent plusieurs semaines, d'abord afin d'attendre l'arrivée des prélats et des ambassadeurs des villes lombardes. Il s'éleva d'ailleurs des obstacles avant-coureurs d'un dénoûment fatal. Tandis que les forces maritimes de Frédéric et des Pisans se préparaient à disputer le passage sur la mer, la voie de terre était interceptée par les excursions de Pallavicini et d'autres vicaires impériaux. Dans la ville même il s'ourdissait des trames pour s'opposer au départ de la flotte.
Un émigré florentin avait été arrêté comme espion. Rosso della Volta l'enleva aux sbires: le podestat fit sonner le tocsin et prendre les armes; il dénonça en plein parlement non-seulement cette dernière violence, mais les manoeuvres des factieux contre la tenue du concile, la conjuration découverte contre la vie des meilleurs citoyens, enfin les préparatifs hostiles qui remplissaient les maisons des Doria, des Volta, des Thomas Spinola d'Avocato1, de leurs adhérents, maisons dont on avait fait autant de citadelles menaçantes. «Génois, dit le podestat en terminant ce tableau, Génois serviteurs de Dieu, armés pour sa défense et pour votre liberté, que faut-il faire? - Meurent les traîtres!» ce fut la réponse. Le podestat chargea aussitôt les officiers d'aller punir exemplairement les coupables. On commença par envahir la demeure d'un des nobles accusés. Elle fut ravagée et livrée au pillage, ce qui intéressa sur-le-champ la populace à concourir à de semblables exécutions. On marcha à l'attaque des maisons des Doria et des Volta; et, pour cet effet, on fit descendre à l'improviste tous les équipages de la flotte. Après un combat long et sanglant, les gibelins se jugèrent hors d'état de se défendre, ils abandonnèrent sans bruit les maisons qui allaient être assiégées: la plupart prirent la fuite; le podestat s'empara des postes qu'ils avaient quittés et les fortifia pour son parti. Maître alors de la ville, il put ordonner le prompt départ de la flotte. Les Pères du concile y montèrent. On gagna Porto-Venere. A Gênes on armait encore d'autres galères pour rejoindre la flotte, et pour éclairer la marche d'un si précieux convoi. Mais sans attendre ce renfort Malocello et ses conseillers crurent que le parti le plus sûr était de brusquer le voyage. On remit en mer; ce fut pour essuyer le plus grand désastre. Les galères de Frédéric, commandées par Hensius son bâtard et par Andriolo Mari, fils de l'amiral Ansaldo, renforcées par tout ce que Pise avait pu armer de bâtiments, enveloppèrent, entre le rivage pisan et l'île Meloria, la flotte génoise encombrée de ses vénérables passagers et gênée dans ses mouvements par leur terreur. La défaite fut complète; sur vingt-deux galères dix-sept furent prises; cinq seulement échappèrent. Trois légats, desquels deux étaient cardinaux, une foule de prélats, évêques, archevêques, abbés, clercs, députés des villes guelfes, furent prisonniers avec un bagage immense. Ces illustres captifs furent renfermés dans les prisons de Pise. Quant aux Génois qui étaient sur les galères capturées, la plupart trouvèrent le moyen d'échapper à leurs conducteurs pendant qu'on débarquait tant de prisonniers notables.
A cette fatale nouvelle, la terreur fut grande dans la ville. Cependant le podestat et le conseil écrivirent au pape une lettre pleine de noble fermeté, et même de consolations et d'encouragements pour le pontife. Mais ce fut en vain. Ses espérances étaient détruites, son concile ajourné. Sa haine contre Frédéric trompée au moment où il croyait le satisfaire, il ne put soutenir ce coup inattendu; l'inflexible vieillard n'y survécut pas longtemps.
(1242) Autour de Gênes, Pallavicini redoubla ses efforts et occupa plusieurs châteaux sur les sommités de l'Apennin. La république implora des secours pour se garantir des entreprises de l'ennemi dans un moment si critique. Il lui vint de Milan des fantassins et quelques cavaliers. Mais la plus grande crainte du public était pour le convoi des bâtiments du commerce de la Syrie, d'Alexandrie et de Chypre, dont le retour était attendu à tout moment et dont Mari et les Pisans ne manqueraient pas de tenter la capture. Tout ce qu'on put armer de bâtiments fut envoyé au- devant; et quand le convoi parut, il se trouva assez de forces devant ceux qui le poursuivaient pour les arrêter et pour lui donner le temps d'entrer en sûreté dans le port de Gênes: c'étaient des richesses immenses mises à couvert. Cet événement remonta les courages. Par un nouvel effort de Gênes on eut cinquante et une galères armées sous le drapeau de Saint-George. Les flottes opposées firent alors une longue guerre d'évolutions et de chicane. Quand les galères génoises allaient à la recherche de leurs adversaires, Mari venait braver la ville et se montrer jusque dans le port. Repoussé, il s'écartait devant la flotte ramenée au secours de Gênes par les signaux du phare.
CHAPITRE VIII.
Innocent IV. - Les Fieschi.
(1243) Le cardinal Sinibalde Fiesco, frère du comte de Lavagna, citoyen de Gênes, fut nommé souverain pontife sous le nom d'Innocent IV. Un successeur donné à Grégoire, peu après sa mort, n'avait vécu que peu de jours. Les cardinaux étaient tellement dispersés que six ou sept seulement se réunirent pour une nouvelle élection. Parmi eux quelques-uns passaient pour dévoués à l'empereur, disposition qui rendait difficile l'accord d'où la nomination devait sortir. Ils étaient d'ailleurs peut- être autant de candidats que d'électeurs, et le petit nombre excluait ces combinaisons où la foule entraîne les volontés et emporte les espérances. Chacun pouvait s'opiniâtrer longtemps dans ses prétentions personnelles. La vacance fut de plus d'un an. Frédéric affectait de s'en plaindre. Il appelait enfants de Bélial les cardinaux qui tardaient à donner à l'Église un pasteur, et par lui la paix au monde. Enfin le cardinal Fieschi fut nommé. Jusque-là il avait paru favorable à l'empereur et même attaché à sa personne. Néanmoins celui-ci ne s'y trompa pas; il prévit qu'il avait perdu un ami dans le collège des cardinaux et acquis un ennemi nouveau dans la chaire de Saint-Pierre. Il essaya cependant de se prévaloir de l'ancienne familiarité. Il proposa de marier Conrad son fils et son héritier à une nièce d'Innocent. Il offrit de grandes concessions à l'Église. On l'amusa de promesses et on lui demanda incessamment de nouveaux sacrifices. Il sollicitait une entrevue du pape; il n'aurait pu ni être reçu ni s'aventurer dans Rome, mais on pouvait se rencontrer au dehors, et à cet effet le pape vint à Sutri; mais il ne tarda pas à croire que l'empereur lui tendait un piège et voulait attenter à sa liberté.
(1244) Gênes avait été dans la joie à la nouvelle de l'exaltation d'Innocent. On avait alors Philippe Visdomini pour podestat; c'était un noble de Plaisance qui, ayant déjà rempli les mêmes fonctions, il y avait quelques années, savait bien ce qui convenait aux Génois et par quels moyens on pouvait influer sur eux. Il avait entrepris de concilier au gouvernement ceux des gibelins qui étaient encore dans la ville; le rapprochement qui se traitait entre Frédéric et le pape avait secondé cette louable intention. Mais un frère mineur lui fut secrètement dépêché par Innocent. Immédiatement après on répandit que Frédéric, toujours irrité contre les Génois, envoyait une flotte à Tunis pour y intercepter le commerce de la république; qu'il était indispensable d'armer, et d'expédier dans ces parages pour la protection des convois. Quand, sous ce prétexte, une flotte de vingt-deux galères fut prête, une nuit le podestat y monta avec Albert, Jacques et Hugues Fieschi, neveux du pape, et avec quelques autres nobles à qui fut révélé le mystère de l'expédition. On mit à la voile et l'on gagna la haute mer, afin qu'au jour on ne fût vu d'aucune des côtes de l'Italie. On reconnut le cap Corse, et de là, tournant rapidement vers le rivage romain, on parvint heureusement à Civita-Vecchia. Innocent, qui en attendait impatiemment l'avis, sortit de Sutri aussitôt, il se rendit sur la flotte; ses cardinaux, ses prélats le suivirent. On repartit, on pressa la navigation, on n'eut de repos qu'en se voyant dans le port de Gênes. La réception y fut magnifique; la joie d'avoir pour hôte un pape concitoyen était au comble. Les galères qui avaient porté ce précieux fardeau et son cortège sacré se couvrirent de drap d'or et de soie. L'archevêque et son clergé, les nobles, les chevaliers et les matrones, toute la population enfin vinrent au-devant du successeur de saint Pierre; et à travers les rues, toutes tendues de riches étoffes jusqu'aux plus misérables passages, on le conduisit en triomphe au palais archiépiscopal.
Frédéric était à Pise. La nouvelle de la fuite du pape et de son arrivée à Gênes le frappa d'un coup inattendu. Il essaya de renouer la négociation. Innocent, dans ce qu'on lui offrait prétendit ne voir que des paroles sans garanties, il n'entendit à rien et se décida à se mettre en sûreté à Lyon. Gênes avait pourvu à sa garde par une escorte convenable, et tous les secours nécessaires lui furent libéralement prodigués. Parvenu à Lyon il convoqua aussitôt un concile; l'un des Fieschi fut au nombre des ambassadeurs que Gênes y envoya. Frédéric y fut cité et montra quelque intention de s'y rendre. Il passa à Pavie et de là à Alexandrie, dont les habitants lui livrèrent les clefs de leur ville. Il parut à Tortone, et ce voisinage inquiéta beaucoup Gênes. Cependant la nouvelle de son excommunication et de sa déposition prononcée au concile l'offensa vivement. Il alla raffermir ses partisans de Crémone et de Parme.
(1245) L'assistance donnée au pape redoublait l'animosité contre Gênes. La guerre maritime ne s'arrêtait point. Les succès en étaient variés, le commerce payait toujours les pertes.
Frédéric était fatigué à l'excès de cette contention longue et cruelle qui l'empêchait de jouir de son pouvoir et du repos, qui avait troublé la paix jusque dans ses foyers domestiques et dans ses affections privées. Il haïssait, dit-on, les partis et leurs noms, quoiqu'il fût obligé de se servir d'une faction pour se défendre. Il eût volontiers transigé avec le pontife. Innocent s'était hâté de consolider l'anathème qu'il lui avait lancé de Lyon, en reconnaissant un nouveau César. C'était le landgrave de Thuringe. Ce prince, qu'on appela l'empereur des prêtres, avait notifié (1246) son avènement aux Génois par des lettres flatteuses, où les assurances de sa dérisoire protection impériale n'étaient probablement pas séparées de quelques demandes de subsides. Mais la mort débarrassa bientôt la scène politique de ce personnage importun (1247). C'était un obstacle de moins à la réconciliation de Frédéric. Il trouvait aussi un médiateur puissant; il recourait à saint Louis pour obtenir l'indulgence du pape; Louis s'adressait à lui à son tour pour un grand intérêt. C'était le temps où ce roi se préparait à partir pour la croisade. Les guelfes n'avaient pas manqué de répandre que Frédéric, en digne excommunié, avait résolu de fermer les passages au saint roi. Louis avait à s'assurer qu'un tel obstacle ne lui serait pas opposé. Il obtint aisément le démenti des projets hostiles attribués à Frédéric contre son pieux dessein (1248). La négociation, pour réconcilier le pape et l'empereur, fut moins facile. Frédéric parut déterminé se rendre à Lyon pour y faire une pleine soumission. Mais, au moment du départ, il apprit que Parme avait enfin secoué son joug et renoncé à son parti. Sa colère se réveilla et l'emporta sur toute autre résolution. Il rétrograda aussitôt, appelant ses fidèles Crémonais et toutes ses forces devant la ville révoltée. En arrivant sous les murs, il jura solennellement de ne pas les abandonner qu'il n'en fût devenu maître; prévoyant un long siège, pour gage de sa résolution sur la place où il campait, il jeta les fondements d'une ville nouvelle destinée à remplacer celle qu'il allait détruire, et il l'appela Vittoria par anticipation de sa prochaine victoire. Ses ennemis ne laissèrent pas les Parmesans sans secours. A la sollicitation des Plaisantins accourus à leur défense, Gênes envoya quatre cent cinquante arbalétriers pour son contingent. Mais les assiégés ne perdirent pas courage. Dans une sortie heureuse ils surprirent l'empereur, ils dispersèrent et détruisirent son armée. Frédéric se sauva presque seul, son trésor Tut pillé, l'enceinte de Vittoria fut forcée, les Parmesans détruisirent les fondements de cette cité nouvelle qui s'élevait pour leur honte. Le malheureux Frédéric, après avoir vainement tenté de nouveau de se réconcilier avec le pape, abandonna la haute Italie à elle-même et se retira dans la Pouille; mais deux ans après il y termina tristement sa vie toujours agitée et à la fin si malheureuse.
Sa disgrâce et surtout sa mort mirent en Italie une vive agitation dans les esprits. Les guelfes étaient triomphants et les gibelins abattus (1250). Déjà une partie de la Ligurie orientale, qui s'était donnée à l'empereur, avait embrassé le parti contraire et emprisonné son vicaire impérial. Plusieurs lieux détachés de l'obéissance des Génois s'y étaient volontairement remis. A la nouvelle de la mort de Frédéric, des députés de Savone et d'Albenga et avec eux Jacques de Caretto qui avait dirigé l'insurrection, vinrent demander à être reçus en grâce. Des conditions furent dictées; Savone consentit de nouveau à la démolition de ses murailles; enfin la rivière occidentale rentra paisiblement sous la juridiction de la république. Pise même envoya un religieux pour témoigner le désir de rétablir la concorde, afin, disait-elle, que le Pisan pût librement aller à Gênes et le Génois à Pise. Gênes mettait pour seule condition à la paix que Lerici, au fond du golfe de la Spezia, lui serait abandonné. Mais les Pisans répondirent qu'ils céderaient plutôt un quartier de leur propre ville. Les Vénitiens, à cette époque, renouvelèrent avec Gênes le traité existant dont le terme était près d'expirer.
Mais la république obtint une paix qui, sincère, aurait été la meilleure. Elle rappela ses émigrés. Tous avaient dans la ville leurs plus proches parents et leurs amis. La plupart de ceux-ci partageaient les sentiments des exilés, mais, plus circonspects ou moins compromis, ils n'avaient pas abandonné la place, ils n'étaient pas exclus des conseils et ils pouvaient y servir les absents dans les conjonctures favorables. Leur retour fut essentiellement l'ouvrage des Fieschi. L'exaltation de leur oncle leur avait donné dans Gênes autant d'autorité que de lustre, et il y a des indices qui permettent de croire que leur ambition méditait de plus grands desseins sur leur patrie. Il leur convenait d'y ramener la paix. On ne voit pas que, dans les événements antérieurs, leur famille eût été signalée comme fort avant dans les partis; Innocent lui-même avait été cru gibelin avant d'être pape. Si, par le changement de sa fortune, les siens devinrent guelfes prononcés, soit en changeant, soit seulement en ravivant leur couleur politique, elle était chez eux sans animosité, et, après la mort de Frédéric, loin de regarder les nobles Génois de la faction opposée comme des ennemis irréconciliables, ils essayèrent de les rattacher au saint-siège par l'indulgence. Ce fut principalement par les soins de Jacques Fieschi que tous ces émigrés soumirent à la décision du pape leurs querelles et leurs prétentions envers leurs compatriotes, acceptant d'avance les conditions de la paix et les alliances de famille par lesquelles il voudrait en affermir les liens.
Bientôt on vit à Gênes le pape retournant en triomphe (1251). Conrad, fils et successeur de Frédéric, de son côté venait de l'Allemagne. Il alla se montrer aux gibelins fidèles et opiniâtres de Crémone. Puis il rétrograda jusqu'au bord de la mer Adriatique, et sa flotte sicilienne qui l'attendait à l'écart le transporta dans la Pouille. Ce pays lui avait été conservé par Mainfroy son frère bâtard. Tout le reconnut. La seule ville de Naples tenta de se maintenir indépendante, mais elle fut enfin obligée d'ouvrir ses portes. Innocent et Conrad vécurent en état d'hostilités. Mais l'empereur mourut (1254) dès la seconde année de sa venue en Italie, et le pape le suivit de près au tombeau.
CHAPITRE IX.
Saint Louis à la terre sainte.
(1252) Dans l'intervalle, les Florentins avaient eu une courte guerre avec les Pisans. Après des succès divers, elle avait été suivie d'un traité de paix. Florence invita les Génois à prendre part à cette réconciliation. Les Lucquois y accédaient. Enfin, dans un congrès et après une négociation assez longue, tous les différends furent abandonnés à la décision souveraine de la commune de Florence, devenue, de partie, médiatrice et arbitre. La sentence des Florentins ne se fit pas attendre; si ce fut avec impartialité on peut en juger. Ils s'adjugèrent à eux- mêmes le château de Ripafratta, pour être tenu en gage aux frais des Pisans jusqu'au parfait payement des dépenses que Florence avait faites pour la guerre. Ce que réclamaient Lucques et son évêque devait leur être rendu. Corvara et Massa, occupées par les Pisans, devaient être abandonnées par eux; Lerici, ce poste important envié par les Génois, leur était cédé. Une forteresse que les Pisans avaient élevée pour couvrir Pontedera, devait être rasée, avec défense perpétuelle de la rebâtir.
(1255) Pise refusa de se soumettre à des conditions si rigoureuses: les Génois pressèrent leurs alliés d'en assurer l'exécution par la force. Au printemps on se mit en campagne. Les Génois marchèrent droit à l'investissement de Lerici. Les Lucquois, que suivaient les Florentins, allèrent chercher l'ennemi commun. Mais les Pisans attentifs prirent leur temps, surprirent la troupe de Lucques et la mirent en déroute. Les Florentins accoururent, rétablirent le combat, et la chance tournant, Pise fut en tel péril qu'on imputa à la mauvaise volonté du podestat de Florence de ne l'avoir pas conquise. Content de sa victoire, il regagna promptement sa cité pour mettre en sûreté ses prisonniers. Cette retraite des Florentins engagea les Lucquois à rentrer chez eux, et ils donnèrent avis aux Génois d'en faire autant. Mais quand un intérêt est devenu populaire à Gênes, ce n'est pas ainsi qu'on l'abandonne. On se promit de ne pas quitter la campagne avant d'avoir Lerici entre les mains. La place fut resserrée de plus près. Les Pisans y avaient ajouté une sorte de forteresse murée, où une partie des habitants avaient transporté leur demeure. La porte était chargée d'inscriptions injurieuses qui défiaient Lucques, Gênes et Porto-Venere. Cette citadelle fut d'abord forcée et rasée, et bientôt les Génois achevèrent leur précieuse conquête.
(1256) Les Pisans abattus se soumirent à exécuter envers Florence et Lucques la sentence qui les avait révoltés. Les Génois ne furent pas compris dans ce dernier arrangement. Ils avaient une querelle plus récente avec Pise au sujet d'une place de Sardaigne. Leurs alliés, en faisant la paix, n'avaient pas tenu compte de cette réclamation tardive, et ils restèrent seuls en état d'hostilités.
Des événements si voisins, des périls si journaliers laissaient peu de place aux efforts qu'aurait exigés la défense des établissements de Syrie, et cependant un double danger les menaçait. La domination chrétienne chancelait dans la terre sainte, et la jalousie mercantile parmi les colonies maritimes rendait chaque jour plus sanglants les contrecoups de la discorde des métropoles1.
(1230-1253) Frédéric II avait à peine regagné l'Europe que tout, en Palestine, avait été en confusion. On avait mal gardé les trêves avec les Sarrasins. Les barons du royaume avaient cessé de respecter les lieutenants de l'empereur. Les galères impériales assiégèrent dans Béryte les Lusignans de Chypre qui venaient revendiquer la souveraineté de la terre sainte. Les consuls de Gênes et de Pise, d'accord eu ce moment se présentèrent avec les évêques pour médiateurs, mais, n'ayant pu rien obtenir, ils se retirèrent dans Acre. Les galères génoises allèrent combattre celles de Frédéric; le dénoûment de cette guerre civile arriva par une nouvelle catastrophe (1244): la horde des Carismiens prit Jérusalem et ravagea le pays en tout sens. Le Soudan de Damas vint s'unir aux chrétiens sous les murs de Jaffa pour combattre ces nouveaux assaillants réunis aux Égyptiens. Mais une journée sanglante près de Gaza fut favorable à ceux-ci. Le soudan d'Égypte en recueillit seul le fruit; les Carismiens se dispersèrent après leur victoire, pillèrent la Syrie et disparurent comme un torrent.
Conrad, fils de Frédéric II, devenu héritier du titre de roi qu'il tenait de son aïeul Brienne, ne parut point dans la terre sainte. Les barons confièrent la conduite des affaires à un bailli ou gouverneur électif. Ce gouvernement était misérable. La querelle européenne des guelfes et des gibelins avait passé la mer, même avant la venue de Frédéric, et elle resta après lui pour envenimer les autres sujets de discorde. Quand les templiers avaient négocié une trêve, les hospitaliers la faisaient rompre. Les Pisans s'étaient battus dans Acre avec leurs voisins, et, obligés de fuir, pour vengeance ils avaient mis le feu à la tour et au quartier des Génois. Gênes, pour les contraindre à réparer le dommage et à relever la tour, avait envoyé des galères contre eux, bravant toute prohibition; car on avait imposé à ces rivaux des trêves permanentes dans les colonies communes. Maintenant ils s'acharnaient dans Acre à des combats qu'on vit durer des mois entiers. Ils étaient livrés avec une telle fureur, que, suivant la remarque des historiens, on employa jusqu'à vingt-deux sortes de machines de destruction dans ces batailles données au milieu de la ville.
L'arrivée du saint roi Louis, ses vertus, sa dignité dans le malheur vinrent arrêter quelque temps le cours de ces discordes scandaleuses. Son autorité contint tout le monde en paix.
(1250) Quand Louis avait voulu partir pour la croisade, il avait envoyé des messages à Gênes afin de négocier son passage. Mais il avait cru de sa dignité de ne monter sur la mer que du bord d'une terre de sa domination. Il donna rendez-vous, dans le port d'Aigues-Mortes, à Lercari et Levanto, les deux amiraux génois élus pour le conduire. On partit de là. Il se rendit en Chypre et s'y arrêta jusqu'au printemps. Il paraîtrait, suivant Joinville, qu'en repartant il remonta sur les mêmes vaisseaux; suivant d'autres narrateurs, la flotte qui l'avait porté n'attendit pas l'hivernage; il fallut demander des navires aux colons génois et pisans des villes de Syrie, et l'on ne les obtint qu'à des conditions abusivement onéreuses. Enfin on fit voile vers l'Égypte. Nous ne redirons pas les tristes événements d'une expédition si connue. Lorsque le roi prisonnier dut être remis en liberté, un vaisseau génois se trouva prêt à le recevoir; il paraissait négligemment confié à un seul matelot qu'on voyait sur le tillac. Quand Louis et les musulmans qui le gardaient encore touchèrent au bord, un signal fit sortir du fond du navire cinquante hommes l'arbalète tendue, dont la présence subite écarta les Sarrasins et assura la délivrance du roi2. Ce prince et les débris de son armée furent transportés par les marins génois à Ptolémaïs. Il y séjourna deux ans afin de ne rien laisser en arrière de ses malheureux compagnons d'armes (1256).
Cependant les Vénitiens, pendant la décadence de l'empire latin de Constantinople, s'étaient appliqués avec une nouvelle ardeur au commerce de Syrie. On reconnaît aux procédés des Génois, racontés par eux-mêmes, que ceux-ci voyaient de mauvais oeil des concurrents si puissants. La possession en commun de l'église de Saint-Sabbas dans la ville d'Acre devint un sujet d'animosité pour deux colonies jalouses resserrées entre les mêmes murailles. Un matelot maltraité dans une rixe fortuite suffit pour soulever les Génois. Ils coururent contre les Vénitiens, en blessèrent un grand nombre et poursuivirent les autres jusqu'au palais de Venise. Ils reconnurent cependant que cette violence avait été imprudente. On s'en excusa du mieux que l'on put, mais les offensés en conservèrent un vif ressentiment. A peine cet orage était apaisé qu'un navigateur génois ayant amené dans le port d'Acre un vaisseau qu'il disait avoir acheté d'un pirate, les Vénitiens qui le reconnurent pour leur propriété le revendiquèrent et s'en emparèrent sans autre explication. Une nouvelle émeute s'ensuivit. Les Génois prirent les armes, descendirent dans le port, attaquèrent les Vénitiens, et non- seulement leur arrachèrent le navire objet de la querelle, mais encore se rendirent maîtres de tous les bâtiments vénitiens qui se trouvaient à l'ancre. Un accord fut pourtant ménagé sur ces voies de fait, on convint de payer les dommages qu'on s'était faits; mais, pour en faire l'évacuation, il fut impossible de s'entendre. Les deux gouvernements auxquels leurs colonies en référèrent s'occupèrent de ce fâcheux incident. On avait pris rendez-vous à Bologne pour traiter, quand Venise accusant les Génois des longueurs qui faisaient traîner l'affaire, entreprit de se faire justice à elle-même. Le convoi ordinaire de ses vaisseaux marchands pour la Syrie fut renforcé de bâtiments armés en guerre qui, en arrivant, capturèrent tout ce qui se trouva de navires génois. On brûla même des maisons dans Acre. Mais la supériorité des Vénitiens ne tenait qu'à la présence de leurs flottes: dans l'intervalle de leur retour, les Génois étaient les plus forts, d'autant mieux que Gênes et Pise étaient alors en paix et que leurs établissements se prêtaient appui. Cette union alarma tellement les Vénitiens d'Acre qu'ils crurent nécessaire de se couvrir de la protection ecclésiastique; le pavillon du patriarche fut arboré sur leur palais public. Qu'on ne s'étonne pas de l'animosité excessive qui règne entre ces émules, ce n'est pas seulement d'ambition et de pouvoir qu'il s'agit entre eux. Ils se débattent pour les intérêts mercantiles, pour ces intérêts qui font dans les deux États, mais surtout à Gênes, toute la richesse publique et privée, qui couvrent toutes les fautes, qui réparent tous les désastres au milieu même des guerres civiles. Venise, sous les Latins de Constantinople, avait enlevé un grand commerce aux Génois; probablement elle leur avait fermé l'accès de la mer Noire. En Syrie, en Chypre, en Égypte elle balançait tout au moins leur ascendant; redoutable sur la mer, elle pouvait troubler la navigation là même où les habitudes et les alliances avaient le mieux établi les Génois. Il n'en fallait pas tant pour que les deux peuples marchands fussent irréconciliables.
LIVRE QUATRIÈME.
PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU
PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE
AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE
ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON
BOCCANEGRA, DOGE.
1257 - 1339.
CHAPITRE PREMIER.
Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. -
Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
L'autorité n'était pas contestée aux nobles; mais il y avait des familles devenues si considérables qu'un partage égal du pouvoir ne pouvait plus leur suffire, et l'équilibre menaçait de se rompre.
La nation commençait aussi à se lasser de n'avoir pas la sécurité intérieure pour prix de l'abnégation avec laquelle elle se laissait gouverner. Les plébéiens riches devenaient exigeants et il fallait bien que l'on comptât avec eux, car eux aussi étaient gibelins ou guelfes tout autant que les nobles; et si ceux-ci fournissaient des chefs aux partis, c'est de l'accession des masses que venait la force de ces chefs mêmes: c'est par là précisément que les Spinola et les Doria chez les gibelins, les Grimaldi et les Fieschi chez les guelfes possédaient une supériorité reconnue, à laquelle les autres nobles ne pouvaient atteindre.
C'est par là aussi que ces races privilégiées pouvait être tentées de s'emparer de l'autorité suprême, avec l'espoir de réussir là où Mari avait échoué.
Depuis cette aventure, de sourdes rumeurs avaient souvent donné crédit aux apparences d'un complot qui mettrait la république aux mains d'un chef unique, ou de deux, si les ambitions principales ne pouvaient s'accommoder d'un seul.
On sentait que cette concentration du pouvoir ne pouvait se faire qu'autant que le gouvernement serait ou tout gibelin ou tout guelfe; le mélange des deux factions était inconciliable avec l'unité d'un tel régime. Comme c'était sur la noblesse qu'un dictateur aurait à usurper, il fallait y faire concourir le peuple; aussi le caressait-on par avance. On avait déjà résolu d'adopter le nom de capitaine du peuple, et les nobles les plus fiers se seraient fait honneur de le porter. On supposait déjà qu'on pourrait au besoin donner aux populaires la satisfaction d'avoir un représentant de leur classe, une sorte de tribun, siégeant avec les capitaines en paraissant partager leur autorité. Tout cela semblait en quelque manière concerté; mais ce qui ne l'était pas sans doute, c'est que, soit timidité dans l'exécution de ce plan, soit ruse ou maladresse, les populaires prévalurent tellement qu'à l'essai un plébéien se trouva capitaine au désappointement des promoteurs de cette innovation.
Quoi qu'il en soit, le nom d'une famille plébéienne occupera la première et la dernière page de ce livre; mais entre les deux il y a quatre-vingts ans pendant lesquels c'est la noblesse qui continue à prévaloir.
Un podestat guelfe sortant de charge n'avait pas fait louer sa probité et ses moeurs (1257): c'est tout ce que les annalistes disent de lui. On avait déjà nommé son successeur. A l'arrivée de celui-ci, il y eut une émeute contre le précédent. A la faveur de ce soulèvement quelques nobles invitèrent le peuple à prendre les armes et crièrent qu'au lieu d'un podestat pris au dehors, il fallait à la république un capitaine choisi parmi les citoyens. Les populaires répondirent à l'appel avec empressement; mais ce fut pour tromper l'ambition de l'orgueilleuse noblesse qui les poussait. Ils s'assemblèrent tumultuairement et nommèrent par acclamation et à grand bruit Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple et de la commune. On alla le chercher dans sa maison, on le porta en triomphe, on lui prêta serment avec enthousiasme.
Le nom de la famille Boccanegra ne se trouve pas avant ce temps dans les fastes du consulat ou des conseils, ce qui prouve qu'elle n'avait pas compté parmi la noblesse. Sept ans avant cette élection, le peuple de Florence (1250) avait ôté le pouvoir aux nobles: les Milanais en firent autant en même temps que les Génois (1256). Le cours des idées inclinait vers la domination démocratique. Cependant la noblesse avait trop de force, de crédit et de richesses, sa puissance avait poussé des racines trop profondes pour qu'on ne dût pas prévoir une longue résistance de sa part et de fréquentes convulsions. Il est même évident que, pour consolider le pouvoir de Boccanegra, une transaction intervint. Une émeute l'avait porté au pouvoir sans conditions; le lendemain l'obéissance qu'on lui avait jurée fut expliquée et ratifiée avec des formes plus légales et plus réfléchies. Un parlement fut tenu; douze réformateurs, tous plébéiens de la classe intéressée à l'ordre par ses richesses, reçurent la puissance de donner à la république des lois organiques qui dureraient dix ans. L'État eut deux chefs apparents, un podestat, chef de justice, étranger, et le capitaine du peuple, celui-ci véritable recteur de la république. Tous deux présidaient ensemble les conseils. Le grand conseil qui, à ce qu'il paraît, devait tenir lieu des parlements, se composait d'abord des huit nobles chargés des finances, de trente anciens et de deux cents conseillers. Parmi ceux-ci comptèrent de droit les deux consuls de chaque métier ou profession au nombre de trente-trois, sept députés du territoire, deux des colonies: l'élection populaire désignait les autres sans distinction de condition, excepté quatorze pris exclusivement parmi les plus nobles, meilleurs et distingués: mais ceux-ci n'entraient au conseil que lorsqu'ils y étaient expressément appelés. On voit ici d'assez grands ménagements obtenus par la noblesse au milieu des marques de la méfiance populaire. Écartée de la place suprême, soumise à un chef plébéien, elle n'était pas encore déshéritée de toute part au gouvernement, et elle se tenait en mesure de faire valoir son influence.
Le podestat, le capitaine, les huit nobles du trésor et les trente anciens composaient le petit conseil, véritable siège du gouvernement: ses résolutions sur la paix, sur la guerre et les traités, avaient seules besoin de la ratification du grand conseil. Le capitaine avait la représentation de la république, le pouvoir exécutif, l'initiative de toutes les propositions dans les conseils. Il nommait un juge civil et un juge criminel. Le podestat avait l'appel des causes civiles et la révision des sentences capitales.
Le gouvernement, guelfe jusque-là, ne fut pas encore ouvertement déclaré gibelin, mais cette faction fit de grands progrès. Boccanegra était de ce parti et, comme nous l'avons observé, il eût été impossible que le pouvoir étant concentré dans une seule main, l'État fût censé d'une couleur et son chef d'une autre.
Cependant le capitaine n'avait pas gouverné un an entier que l'on avait conspiré pour le renverser. Il profita de ce qu'on avait entrepris contre lui pour accroître son pouvoir et pour le rehausser par plus d'éclat. Il fit d'un palais près de Saint-Laurent le siège de son gouvernement et s'y fortifia aux frais de l'État. Il exigea un supplément à son traitement annuel, et ses adversaires prirent cette occasion de décrier auprès d'une nation économe une administration qui se rendait coûteuse. On se plaignait d'ailleurs de sa hauteur, mais le peuple était encore pour lui. Le capitaine accorda bientôt une amnistie aux ennemis qu'il avait bannis. Mais ce ne fut point une mesure de sa politique; ce fut une des bonnes oeuvres qu'inspira la dévotion bizarre et contagieuse des flagellants. Sur je ne sais quel miracle et à quelle voix divine, les habitants de Pérouse, les premiers, dépouillent leurs vêtements, se répandent dans la ville, courent d'église en église, criant miséricorde et se déchirant le sein à coups redoublés. Ce fanatisme gagna Rome, la Toscane, Gênes, ses rivières, la Provence. Partout, si l'on en croit les annales, il porta une abondante moisson de bons fruits. Il y eut à Gênes de nombreuses réconciliations. Le capitaine voulut faire la sienne avec ceux qu'il avait traités en ennemis.
(1258-1264) Une dévotion si vive n'arrêtait pas la guerre acharnée entre Gênes et Venise. On expédiait en Syrie pour défendre ses établissements et pour ruiner ceux de l'ennemi. Une flotte génoise était parvenue à Tyr; les Vénitiens, qui l'avaient devancée dans Acre, en sortirent pour la bloquer. Les Génois, peu habitués à se laisser défier patiemment, mirent à la voile pour joindre leurs adversaires; mais ce fut en n'écoutant que leur impétuosité, sans ordre, sans s'attendre. Les premières galères qui s'étaient élancées se trouvèrent séparées; enveloppées, elles furent prises. Sur le bruit de cet échec, on fit partir de Gênes trente-trois galères et quatre grands vaisseaux sous les ordres de Rosso della Turca. Cette flotte se porta d'abord à Tyr, et ensuite devant Acre. Les Vénitiens, les Pisans, les Provençaux armèrent tous les combattants qu'ils purent solder et vinrent à la rencontre. Le combat fut sanglant; la fortune fut contraire aux Génois. Ils ne perdirent pas moins de vingt- cinq galères. Les messagers qui apportaient la nouvelle d'une trêve que les deux métropoles venaient de conclure assistèrent, en quelque sorte, à cette catastrophe. La colonie d'Acre subit les conséquences du désastre. Les Génois en sortirent, et Tyr devint leur seul refuge. La place qu'ils abandonnèrent fut occupée par leurs ennemis. Leur rue fut envahie, leurs tours renversées. Les Vénitiens et les Pisans en portèrent les matériaux dans leurs quartiers et se firent honneur d'en fortifier leurs propres édifices. Le consulat et la juridiction de Gênes furent abolis dans Acre. Les navires génois qui entraient dans le port devaient s'abstenir de déployer aucun pavillon1. Cependant, à leur tour les Vénitiens, passés au siège de Tyr, y avaient éprouvé un affront. Les réfugiés d'Acre les repoussèrent; sur mer ils leur enlevèrent de riches convois. On avait la guerre en Italie, on venait se la faire sur le rivage syrien; ce dont on s'occupait le moins c'était de l'assistance due à la cause commune chancelante sur la terre sainte.
(1260) Malgré ces calamités, les autres relations extérieures étaient prospères, et de nouveaux avantages à prendre sur les Vénitiens se présentaient aux Génois. Michel Paléologue, le successeur des empereurs grecs réfugiés à Nicée pendant que les Latins tenaient Constantinople, se promettait de rentrer dans cette capitale. Les Génois n'avaient jamais cessé d'entretenir l'amitié de cet ancien allié; ils commerçaient partout où son autorité était reconnue ou rétablie, tandis que les Vénitiens régnaient en quelque sorte dans l'empire des princes latins. Gênes expédia des ambassadeurs à Nicée. Ils furent accueillis, un traité s'ensuivit. Paléologue promit aux Génois dans ses États l'accès et le commerce aussi libres que si c'étaient des possessions génoises. Ses députés venus à Gênes pour voir ratifier le traité obtinrent pour leur maître l'assistance de dix galères et de six gros vaisseaux. Martin Boccanegra, frère du capitaine, en fut l'amiral. Avec ce secours les forces de Michel s'étaient portées devant Constantinople (1261). Un coup de main d'un de ses lieutenants, une entreprise hardie, où, pour profiter d'un heureux hasard, ses ordres furent enfreints, lui ouvrit les portes bien plus tôt qu'il ne l'espérait. Ainsi finit l'empire des Latins.
Les Génois recueillirent le fruit de ce succès; et d'abord leur vanité nationale ou leur haine contre leurs ennemis furent gratifiées.
Le palais public des Vénitiens leur fut livré. En représailles des affronts d'Acre, ils le démolirent au son des instruments et aux acclamations d'un triomphe. Les pierres principales de l'édifice, soigneusement chargées sur des bâtiments, furent envoyées à Gênes pour y servir de trophée.
Les historiens grecs dissimulent tant qu'ils peuvent l'assistance des Génois à la prise de Constantinople. Cependant dans leur récit perce ce qu'ils veulent taire. Suivant Grégoras, on laissa vivre dans la ville quelques artisans pisans ou vénitiens qu'on y retrouva; mais, pour la sûreté et pour la paix de l'empire, il n'était pas bon que les Génois habitassent dans la capitale. Or, avant la conquête, l'empereur leur avait promis un établissement s'ils l'aidaient contre les Latins, et il leur tint parole, quoiqu'il eût pris la ville sans leur secours2. Il leur assigna Galata pour siège de leurs colonies3. Certes si Paléologue n'avait reçu l'aide promise, il n'eût pas été si généreux que d'en payer le prix sans le devoir. Il l'accorde avec défiance; on sent que sa libéralité est forcée. En un mot, le récit de Grégoras justifie cette judicieuse réflexion de Gibbon: Les services des Génois et leur puissance méritaient à la fois la reconnaissance et la jalousie des Grecs4.
Galata fut bientôt trop voisin de Constantinople; la colonie ne tarda pas à se rendre importune et redoutable; mais ce n'était pas au moment où la restauration de Paléologue venait d'être si bien secondée, que les mécontentements pouvaient éclater.
Le traité fait avec Michel, tandis qu'il était encore à Nicée, nous a été conservé5. Nous y voyons les avantages qu'il prodiguait aux auxiliaires dont il avait besoin. Il leur accorde exemption de droits, palais, magasins, partout où sa puissance est reconnue, à Smyrne à Salonique, à Cassandre, à Mételin, à Scio, et, s'il plaît à Dieu, à Constantinople et dans les îles de Chypre et de Candie. Après sa rentrée dans la capitale, et au moyen de rétablissement de Galata, les relations que les Génois avaient entretenues dans la Romanie et dans la Natolie prirent une nouvelle activité. Quatre ans après ils établirent un consul de Romanie.
Une circonstance particulière étendit leur influence et multiplia leurs occasions de trafic. Les empereurs latins avaient été obligés d'abandonner aux compagnons de leurs conquêtes la souveraineté d'un grand nombre d'îles, et même de provinces démembrées de l'empire. Maintenant Paléologue, à qui il importait de se débarrasser du voisinage de tant de puissants ennemis, offrit en fief la possession de ses terres, à quiconque de ses alliés pourrait les reprendre. Excités par cette invitation, les nobles armateurs de Gênes se mirent à l'oeuvre, et plusieurs réussirent. Les Embriachi s'emparèrent de Lemnos, les Centurioni de Mytilène, les Gatilusi d'Énos. L'amiral Zaccaria chassa de l'Eubée un Vénitien qui y dominait, et fit prisonnier le duc d'Athènes qui était venu défendre la place6. Deux Cattaneo occupèrent Phocée. Ils exploitèrent dans le voisinage de riches mines d'alun, dont les bénéfices furent assez considérables pour exciter dans la suite l'envie des empereurs grecs7.
Toutes ces seigneuries génoises devenaient autant de points d'appui pour les navigateurs; mais les colons de Galata s'emparèrent immédiatement d'une source abondante de profits. Les habitants de Constantinople devinrent leurs tributaires pour la plupart de leurs consommations, et tous spécialement pour leurs subsistances, à ce point que plus tard, quand les Génois, dans leurs brouilleries avec l'empereur, fermaient leurs marchés quelques jours, il y avait dans la capitale disette, crainte de famine et insurrection8. Les Grecs sans activité, sans marine, ne furent approvisionnés que par eux de grains et de poissons. Seuls ils firent le trafic entre la mer Noire et la capitale, et bientôt tout le commerce entre cette mer et l'Europe entière fut leur patrimoine. Leur alliance avec l'empereur était offensive contre les Vénitiens. Ils firent tous leurs efforts pour chasser ceux-ci du Pont-Euxin. Paléologue promit d'en laisser l'entrée toujours libre à ses alliés et de la fermer à tout autre peuple, excepté aux Pisans. Ainsi, maîtres de la mer, favorisés par l'affranchissement des droits, les Génois usèrent de leurs avantages avec une habileté, avec une activité qui étonnent les historiens grecs si peu prévenus pour eux. La rigueur même de l'hiver, disent ces écrivains, ne les retient pas de courir l'Euxin en tout sens et d'affronter le péril; ce n'est pas même sur de grands vaisseaux, mais sur des bâtiments longs et bas qu'ils appellent des Tarides. Par cette audace, par cette diligence ils s'emparent exclusivement de toutes les voies de la navigation, ils attirent à eux le monopole et les fruits du commerce maritime tout entier.
Toutes les côtes de la mer Noire abondaient en denrées qu'ils portaient à Constantinople. Le pays donnait du sel en abondance: ses pâturages fournissaient avec les bestiaux, les cuirs et la laine. Gênes avait déjà des rapports et mêmes des alliances avec les Tartares qui dominaient en Crimée et aux embouchures du Tanaïs: mais l'établissement de Galata permit de tirer bien mieux parti de la connaissance du pays et de l'amitié de ses princes. En attendant de leur devenir redoutables, on sollicita une sorte d'hospitalité, et, avec des commencements modestes, une ville se forma peu à peu dans cette Tauride encore peu connue des Occidentaux. Bientôt Caffa fut la plus brillante des colonies commerciales de ces siècles. Elle devint comme la capitale d'un grand État qui fut nommé Gazzarie. Soldaja (Sudak), Cembalo (l'anc. Symbolum), d'autres villes florissantes étendaient tout autour la domination génoise, et cependant l'époque de la fondation de Caffa est ignorée: ce puissant établissement a commencé inaperçu. Les chroniques génoises négligent d'en faire mention. Un historien qui écrit au milieu du XIVe siècle9, en parlant de l'agrandissement récent de Caffa dit, qu'il tient des vieillards que la première fondation ne remonte guère au delà de leur âge. Il paraît certain que les Génois obtinrent ou achetèrent la permission de s'abriter sur le territoire d'un prince tartare descendant de Gengis, et qui a régné de 1256 à 1266. A cela se rapporte le curieux récit de Nicéphore Grégoras: «Les Latins, mais surtout les Génois, étant abandonnés au commerce et a la navigation dont ils tirent principalement leur subsistance, la première instruction qu'ils reçoivent de leur république c'est que partout où ils rencontrent un port commode, bien défendu des vents et propre au trafic, ils cherchent d'abord à contracter amitié avec les naturels du pays; ils entrent en alliance et se les rendent favorables. Ils ne croient pas pouvoir commercer avec sécurité sans ces précautions. Quand ils ont découvert un poste semblable ils se hâtent d'y négocier. Ils conviennent des droits qu'ils payeront. Ils offrent d'ouvrir un marché libre à qui voudra acheter. Les pactes convenus et la place accordée» ils fabriquent des logements, des magasins, des boutiques, tout ce qu'il faut pour habiter et pour mettre leurs marchandises en sûreté. C'est ainsi que depuis peu d'années ils ont fondé Caffa, après en avoir obtenu la licence du prince des Scythes, mais l'établissement ne fut pas d'abord comme il est aujourd'hui, vaste et entouré de fortes murailles. Ils se contentèrent d'un peu de terrain clos par une petite tranchée et sans aucune protection de murs. Puis, sans permission et peu à peu, ils transportèrent des pierres par terre et par mer; ils s'étendirent en long et en large; ils donnèrent plus d'élévation à leurs maisons, ils usurpèrent furtivement plus de terrain qu'on ne leur en avait accordé. Non contents de cela, sous le prétexte de l'affluence des marchandises, ils poussèrent plus loin le fossé, et jetèrent de tels fondements qu'ils annonçaient bien d'autres vues. Ainsi, petit à petit ils fortifièrent si bien leur ville qu'ils y furent en sûreté et à l'abri des attaques. Alors, devenus plus hardis, ils traitèrent les Scythes avec moins de réserve, ou plutôt avec cette hauteur qui leur est naturellement propre10.»
Ce n'est pas une main amie qui a tracé ce portrait, mais il est empreint d'une grande vérité. Jusque sous les yeux de l'empereur grec, la même politique, la même astuce, la même audace agrandirent et fortifièrent Galata.
CHAPITRE II.
Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
Cependant, à Gênes, l'alliance avec Paléologue était une sorte de rébellion contre te saint-siège (1261), et, pour avoir tant osé, il fallait s'être déjà détaché secrètement du parti dont le pape était le chef. Dès le premier moment où cette union fut connue, et à l'envoi des secours génois contre l'empire latin (1262), Urbain IV fit éclater son déplaisir et mit Gênes en interdit. Ce fut un embarras de plus pour Boccanegra. Déjà accusé de despotisme, on fit valoir qu'il faisait des alliances à son caprice sans consulter personne, qu'il ne tenait plus compte des résolutions de la majorité des conseils, quand elles n'entraient pas dans ses vues. On lui imputa même de substituer sa volonté absolue aux décisions des tribunaux. Ces accusations étaient admises et répétées par les principaux nobles et par tes plus riches des plébéiens, ce qui doit faire supposer qu'il avait encore pour lui le peuple des classes moyennes et inférieures. Une grande conspiration fut donc ourdie. Il le savait; il crut la prévenir en faisant appeler des hommes armés tirés des campagnes, et des bourgs voisins. Il devait, avec ce renfort, faire arrêter les conjurés; mais ils le devancèrent, se mirent en armes et s'emparèrent des portes de la ville afin d'en fermer l'accès aux gens du dehors. Un des frères du capitaine rassembla du monde à l'intérieur, il fut repoussé, mortellement blessé, et ses adhérents se dispersèrent. Boccanegra, après ce désastre, reconnaissant qu'il était abandonné, recourut à la médiation de l'archevêque; il se démit de sa charge; son abdication fut acceptée. La noblesse reprit son influence et remit le gouvernement à un podestat comme par le passé.
Ce changement ne rendit pas le pape moins inflexible aux supplications des Génois qui lui demandaient de lever l'interdit. C'est de longue main qu'il leur était contraire. Il avait été patriarche de Jérusalem, résidant dans Acre lorsqu'ils étaient en guerre avec les Pisans, et il avait embrassé la cause des derniers avec grande partialité (1263)1. Les ambassades de la république furent sans fruit, un légat vint de la part du saint-siège dicter les conditions auxquelles elle serait réconciliée, conditions qui étaient sans doute si dures qu'elles ne purent être acceptées, et ce n'était pas après la conquête de Constantinople et après les avantages que cet événement avait fait obtenir que Gênes pouvait renier l'alliance des Grecs.
En y persistant on continua les expéditions maritimes contre les Vénitiens, et Paléologue eut un moment à sa solde soixante galères génoises; mais la discorde était sur la flotte et tout s'en ressentit. L'empereur voulait empêcher les Vénitiens de ravitailler Malvoisie. Les Génois, avec des forces supérieures, laissèrent passer l'ennemi: une division nombreuse s'écarta du combat en mettant volontairement les autres en péril. On se réunit dans le port de Constantinople, et telle fut l'animosité entre ceux qui étaient venus conduits par le frère de Boccanegra, et ceux qui avaient été dépêchés depuis la chute du doge, que Michel, mécontent, refusa leur service et les licencia tous. Cette grande flotte revint à Gênes sans gloire et sans profit, après avoir compromis la république dans l'amitié de Paléologue; elle fut reçue avec les murmures de l'indignation publique2.
(1265) Un grand événement venait de réveiller les factions italiennes, en donnant au parti guelfe un nouveau but. Le pape Urbain avait appelé Charles d'Anjou, frère de saint Louis et mari de l'héritière du comte de Provence; il avait entrepris de la faire régner sur Naples et sur la Sicile, au détriment des restes de la maison de Souabe. Les nouveaux guelfes étaient, non plus ceux qui défendaient la liberté contre le despotisme des empereurs germaniques, mais les partisans de la maison d'Anjou, soulevés contre des princes nés italiens et devenus étrangers à l'Allemagne et à l'empire.
L'opinion publique des Génois commençait à pencher vers les gibelins, mais le gouvernement était encore guelfe; on craignait Charles, et lui- même n'oubliait rien pour attirer la république à son parti. Elle était encore sous l'interdit; il s'intéressa pour obtenir du pape son absolution. Il demandait à Gênes si, dans les traités avec la couronne de Naples, quelque clause nouvelle serait agréable; ce qui lui serait le plus cher, disait-il, ce serait que les Génois consentissent à prendre part à la conquête qu'il allait faire. Cependant les événements se pressaient; une armée française avait envahi la Pouille; Mainfroy, le concurrent de Charles, avait perdu la bataille, le trône et la vie. Le prince français se vit en paisible possession de ses nouveaux États. Gênes lui adressa alors une ambassade solennelle pour le féliciter, en tâchant d'acquérir quelque faveur dans son royaume. Il accueille honorablement les ambassadeurs; mais ils n'obtiennent rien. Il n'était pas temps de traiter à Gênes avant sa victoire; à Naples il n'est plus temps.
Il en est encore de même au dernier acte de cette tragédie. Corradin, seul reste de la postérité des Frédéric, arrive en Italie avec une armée. Charles demande aux Génois de refuser le passage à ce prince, tandis que les Pisans demandent qu'on lui donne accès en offrant paix et alliance aux conditions les plus avantageuses. On hésite à Gênes, et, pendant qu'on s'y perd en délibérations, Corradin pénètre à l'improviste près de Savone. La flotte pisane le reçoit et le transporte dans ses provinces. Charles le rencontre à Tagliacozzo et le défait entièrement. Le malheureux fugitif est trahi et livré au vainqueur. Il est conduit à Naples sur les galères de Robert de Levanto, Génois, amiral de Charles: on sait le tragique dénoûment de cette histoire. Nouvelle ambassade des Génois, ils tâchent de reprendre les négociations trop longtemps différées: ce n'est qu'après plusieurs messages qu'ils obtiennent le rétablissement des anciennes relations commerciales.
Ce n'était pas assez que Charles régnât dans les Deux-Siciles, il agitait la Toscane et la Lombardie. Avec des troupes françaises pour auxiliaires, il faisait guerroyer Florence et Lucques contre Pise et Sienne. Il faisait guelfes les villes gibelines. Les nombreux bannis de toutes les cités qui avaient changé de drapeau tenaient la campagne et se présentaient de jour en jour aux portes de leurs patries pour les surprendre ou pour les soulever.
Le premier inconvénient que Gênes ressentit de ces troubles, ce fut la disette des subsistances. Bientôt on éprouva l'influence d'un état de guerre qui remplissait les grands chemins de gens armés et de vagabonds. On ne pouvait aller avec sécurité de Gênes au bourg le plus voisin. Avec ce levain, la discorde régnait partout; les partis étaient toujours en présence.
Les fluctuations de l'autorité devaient réagir sur le succès des affaires. Il y parut dans la conduite de la guerre contre les Vénitiens. On fait amiral d'une flotte de vingt-sept galères Lanfranc Barbarino, dont le nom de famille ne se lit qu'une fois dans l'histoire, et c'est pour être déshonoré. En présence des ennemis, au lieu d'aller à eux il s'obstine à les attendre à l'ancre sur le rivage de Messine, et à enchaîner pour le combat ses galères les unes aux autres. Tout est pris, brûlé ou amené en triomphe à Venise. Tout homme qui ne se sauva pas à la nage fut prisonnier. Cette bataille compte parmi les souvenirs des plus grands désastres de la république.
Luchetto Grimaldi conduit vingt-cinq galères en Syrie. Il ne s'inquiète pas du mauvais état des affaires de la croisade; il va faire du dommage aux Vénitiens s'il le peut; il bloque le port d'Acre, de cette ville d'où la prépondérance de l'ennemi et la partialité de l'autorité locale ont chassé les Génois. Mais, tandis qu'il passe à Tyr avec une partie de ses navires, les Vénitiens paraissent; les galères laissées au blocus sont prises. L'amiral, ne se trouvant plus en force pour combattre, revient en Sicile. Là, Grimaldi, soigneux des intérêts du parti auquel sa famille est liée, emploie ses galères pour retenir sous l'obéissance du roi Charles les villes de la côte sollicitées par les gibelins et prêtes à se donner à eux.
Hubert Doria fut plus heureux. Il conduisit une flotte dans le golfe Adriatique; il parcourut les rades, brûlant les navires, enlevant des prisonniers. De là il parut devant la Canée; la place appartenait aux Vénitiens et elle était bien gardée. Doria débarqua; il renversa tout ce qui se présenta sur son passage, il escalada les murailles, prit et pilla la ville. Le butin fut partagé en trois lots, pour les équipages, pour les armateurs des galères et pour le fisc. La république recevait alors de singuliers trophées. Les pierres du palais des Vénitiens à Constantinople étaient incrustées dans les halles de Gênes. La cloche de la Canée sonnait à l'église de Saint-Mathieu, paroisse de la noble famille Doria.
Le régime des podestats durait encore; les Grimaldi, les plus puissants des guelfes génois, étaient l'âme et les gardiens de ce gouvernement. Mais de moment en moment, on pressentait ou l'on éprouvait des tentatives en sens contraire. La faction gibeline essayait de prévaloir, et un double intérêt poussait ses chefs à l'entreprise; ils voulaient devenir capitaines. Les Spinola étaient les plus ambitieux et les plus hardis. Hubert, l'un d'eux, s'était absenté de la ville, il avait assemblé, sous un prétexte, quelques mercenaires, et beaucoup de gens étaient sortis pour aller le joindre. Le bruit était général qu'il y avait un complot pour renverser le gouvernement et pour en faire un populaire et gibelin. Les Grimaldi en prirent l'alarme. Cependant Spinola revint, on s'entremit, il s'expliqua, et les deux partis promirent de ne point faire d'innovation; l'accord fut scellé dans un festin. Malheureusement Hubert sortant de la fête fut blessé par des inconnus, si toutefois l'attaque et la blessure ne furent pas sa propre manoeuvre. Bientôt il se fait suivre par les populaires, sans avoir pour lui, dit-on, ni les riches, ni les bons (car les annalistes qui le disent ainsi écrivaient sous les auspices de l'autorité), il va surprendre le podestat et l'enlève. Tous ces mouvements s'exécutent au cri de: Vive Hubert Spinola capitaine du peuple! Hubert, trouvant de la résistance sur ses pas, livre quelques maisons au pillage; ces actes le décrient. Un parlement avait été assemblé, l'affaire y tourne en négociations; Hubert ne sera pas recherché pour ce qu'il a tenté, mais il ne sera pas capitaine; c'est une révolution ajournée. Ce ne fut pas pour longtemps. Luchetto Grimaldi, podestat à Vintimille, ayant eu à débattre avec la faction opposée à la sienne, avait fait prisonniers quelques nobles de Gênes. Les parents et les amis de ceux-ci s'adressèrent à la famille Grimaldi et aux autres membres de son parti afin d'obtenir la délivrance des détenus. On promit de l'exiger de Luchetto, mais elle ne s'effectuait pas: les interpellations, de jour en jour plus menaçantes, ne produisaient aucun fruit. On perdit patience, ou plutôt des ambitieux saisirent cette occasion d'en appeler au peuple contre ceux qui attentaient à la liberté de leurs concitoyens. L'entreprise fut si bien menée que le résultat d'un seul conseil convoqué fut une révolution tout entière (1270). On proclama que le gouvernement de Gênes était rendu au peuple. Des nobles, des plébéiens se trouvèrent prêts à jurer aussitôt le soutien de cette résolution; mais non moins promptement des nobles et des plébéiens furent en armes pour s'y opposer. Au milieu d'un combat sanglant les Spinola et les Doria, promoteurs de la délibération, s'emparèrent du palais public. C'est sous ces auspices que Hubert Spinola et Hubert Doria furent proclamés capitaines du peuple pour vingt-deux ans. On réserva à un podestat étranger le soin de rendre la justice avec l'assistance de trois juges inférieurs. Huit anciens, nobles ou plébéiens indifféremment, durent concourir à toutes les mesures importantes. Un parlement devait se tenir tous les mois. Avec ces seules précautions on déféra aux capitaines une absolue puissance dans la ville et sur tout le territoire. Ils l'exercèrent dans toute son étendue; ils firent poser les armes; toute agression fut défendue sous les peines les plus graves, à leurs partisans comme aux autres. Assis sur leur tribunal, ils firent jurer, sur l'Evangile, obéissance à leurs ordres: amis, ennemis, nobles, populaire, tout le monde fut astreint à ce serment. Toutes les communes se soumirent. Luchetto Grimaldi ouvrit la porte à ses prisonniers, comparut en personne et prêta serment. Les capitaines intéressèrent l'archevêque, le clergé, les religieux, à coopérer au rétablissement de la concorde. Des mariages furent provoqués entre les familles opposées. Par ces moyens, tout fut pacifié et tranquille: voilà ce que nous disent les nouveaux rédacteurs des annales, car les capitaines ne manquèrent pas d'en substituer de leur couleur à ceux qui écrivaient sous les podestats guelfes: au milieu de cette heureuse harmonie, ils sont pourtant obligés d'avouer qu'après quelques mois (1271) la plupart des Grimaldi reçurent l'ordre de sortir de la ville et d'aller habiter au delà des frontières.
Ainsi fut accomplie la tentative, naguère manquée, de rendre le gouvernement gibelin, en le livrant à un ou deux nobles éminents. On affecta la couleur d'une révolution démocratique. Il est vrai qu'il y eut alors une restitution faite aux plébéiens, qu'on leur donna place dans les conseils d'où la noblesse les avait probablement éliminés: mais il serait dérisoire de représenter cet esprit comme triomphant dans cette occasion. Les chroniques disent dans leur latin qu'alors on fit le peuple3; mais enfin la république abandonnée à la dictature presque arbitraire de deux nobles, tel fut le fruit de cette prétendue révolution dans laquelle on persuada au peuple qu'il avait ressaisi ses droits. Dans cette revendication de son pouvoir, conduit par quelques membres de l'aristocratie, il les accepte pour ses maîtres, et son transport pour la liberté n'est qu'un instrument saisi par des ambitieux pour leur propre profit. Quant aux nobles entre eux, ce n'est qu'une substitution violente de faction et de personnes.
CHAPITRE III.
Démêlés avec Charles d'Anjou.
Le saint roi de France Louis mourait sur le rivage de Tunis pendant que ces événements se passaient en Italie. L'assistance des Génois ne lui manqua pas. Quelques années (1267) avant son expédition, le pape et le roi de Naples avaient fait demander à Gênes de favoriser le voyage d'outre-mer. Ils avaient même profité de cette circonstance pour obliger la république à faire la paix avec Venise afin que rien ne contrariât la croisade. Non-seulement on avait assuré qu'en paix comme en guerre tout serait fait pour seconder les vues du roi de France, mais des ambassadeurs furent envoyés à lui-même pour offrir les services et la marine du pays. Une négociation s'établit et occasionna de fréquents messages réciproques (1269). Il paraît cependant que le roi s'excusa d'affréter les galères de la république1, mais les équipages des siennes furent pris à Gênes. Nombre d'armateurs joignirent leurs bâtiments à sa flotte (1270). En partant d'Aigues-Mortes il y trouva dix mille Génois, engagés à son service ou volontaires, qui, se voyant en si grand nombre, et suivant leur antique usage, convinrent d'élire entre eux des consuls pour prendre soin de tous les intérêts communs. Ils déférèrent cette autorité à deux nobles, Antoine Doria et Philippe Cavaronco. Quand la flotte toucha à Cagliari, les Pisans, qui y dominaient, furent effrayés du grand nombre de leurs ennemis que l'on remarquait dans l'armée française.
Longtemps on avait cru que le roi retournait en Syrie et on l'y suivait avec joie. On fut bien moins satisfait quand l'ordre fut donné de faire voile vers les côtes de Tunis. C'était, à cette époque, une contrée d'un très-grand commerce pour les Génois. Ils avaient leurs alliances avec le roi de ce pays. A l'ombre des franchises et des privilèges obtenus, les marchands y affluaient et y avaient formé des établissements stables. L'expédition allait compromettre tous ces intérêts. En effet, quand la flotte des croisés parut sur le rivage et qu'on y distingua le pavillon de Gênes, le roi more fit arrêter tous les Génois qui se trouvaient dans ses États et s'empara de leurs propriétés. Il les traita cependant avec modération et seulement comme otages. Ils furent renfermés dans un de ses palais. On ne les accusa point d'avoir attiré cette tempête, et il est vrai que sur la flotte même on n'avait appris la direction de la croisade qu'en pleine mer.
On débarqua sous les murs de Carthage. Les Génois se distinguèrent à l'attaque de cette ville. Quand elle fut prise, leur bannière y fut arborée auprès de celle des Français.
Bientôt la peste étendit ses ravages sur cette armée. Le plus jeune fils de Louis mourut, lui-même fut frappé à mort. Ses derniers moments sont connus de tout le monde. Le roi de Naples, qui ne survint qu'au moment où son frère venait d'expirer, veilla au soin de l'armée. A Tunis on était disposé à se délivrer, par une prudente négociation, du danger dont avait menacé une agression si imposante. Une trêve fut bientôt conclue. Les chrétiens s'engagèrent pour un certain nombre d'armées à ne pas renouveler la guerre. Le More consentit sans difficulté à indemniser les Génois pour ce qu'il leur avait enlevé, et la bonne harmonie avec eux fut rétablie sans nuage et consolidée peu après (1272) par un renouvellement de l'ancien traité. C'est ainsi qu'on quitta le rivage d'Afrique. A peine on s'en éloignait qu'une tempête affreuse dispersa la flotte; elle en reçut les plus grands dommages. Beaucoup de vaisseaux génois échouèrent sur les côtes de Sicile; et là, tout ce qu'on put sauver de ces navires naufragés, Charles se l'adjugea par droit royal en vertu d'une odieuse coutume venue des siècles et des pays les plus barbares. Les Génois faisaient valoir des traités qui les exemptaient de ce droit inhumain. Charles n'en tint pas plus compte que de la communauté du malheur, des services rendus à son frère, du titre de croisés, de l'occasion qui avait fait aller ces bâtiments en Afrique et qui les ramenait sur les écueils de Sicile, tous motifs sans valeur aux yeux d'un despote avare.
Philippe le Hardi, dans son retour, traversait l'Italie. Son oncle Charles l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent à Viterbe pour solliciter les cardinaux à nommer un pape: le siège était vacant depuis la mort de Clément IV. Après deux ans d'intrigues, les réclamations publiques amenèrent enfin l'élection de Grégoire X.
Les Génois, depuis qu'ils s'étaient donnés à des chefs gibelins, ne pouvaient prétendre aux faveurs du pape. Il était entouré de leurs ennemis, et Rome était le foyer d'où leur étaient suscités des embarras chaque jour renaissants. Leur administration fut constamment agitée, au dehors, sur le territoire, dans la ville même, où, indépendamment du jeu des factions générales, faire subsister un gouvernement censé populaire, représenté par deux dictateurs nobles, était un problème étrangement difficile.
(1272) On apprit que le cardinal Ottobon Fieschi avait appelé à Rome les principaux émigrés guelfes, et avait ménagé entre eux un traité avec le roi Charles sous les auspices du pape. On devait donner à ces fugitifs les moyens de rentrer en force dans leur patrie; ils promettaient à leur tour d'y établir cette autorité dont l'ambitieux Charles menaçait l'Italie entière.
Un coup très-rude et qui confirmait ces accords menaçants frappa tout à coup la république: en un même jour, en présence même de ses ambassadeurs à qui rien n'avait révélé une violence, tous les Génois qui étaient sur le sol du royaume de Charles furent emprisonnés et leurs biens séquestrés. Les ordres secrets envoyés en Sicile y firent saisir à la fois comptoirs, navires, hommes et propriétés sans distinction.
Au bruit de cette violation du droit des gens Gênes pouvait user de représailles; on s'en abstint. Un délai de cinquante jours fut accordé à tout sujet du roi de Naples et de Sicile, comte de Provence, pour sortir du territoire de la république et pour emporter ses effets.
Charles, toujours vicaire en Toscane, obligea toutes les villes dont il disposait à déclarer la guerre aux Génois (1273); Plaisance seule résista à cet ordre.
En même temps une grande partie de la rivière orientale est soulevée par les Fieschi. Les marquis del Bosco, vassaux de la république, font publiquement hommage à Charles de ce qu'ils tenaient d'elle. A l'autre extrémité, Menton est livré par Guillaume Vento2 qui en avait la garde. Roquebrune, Vintimille se rendent au sénéchal de Provence; un autre émigré le conduit devant Savone qu'il pense surprendre. Les marquis de Caretto et de Ceva participent à ce mouvement. Gênes, ainsi entourée d'ennemis, ne s'abandonne pas. Les capitaines portent ou envoient partout des secours; leurs nombreux parents leur servent de lieutenants, le peuple les seconde. Les habitants de Savone se défendent contre les Provençaux. Anciens gibelins, ils ne disputent pas cette fois contre l'autorité de Gênes qui a embrassé leur vieille cause. Les secours surabondent, ils arrivent par terre et par mer. Mais du côté de la Toscane, les villes dont Charles disposait déployèrent tant de forces qu'elles firent reculer en désordre les mercenaires employés par les Génois. Quarante galères armées en Sicile parurent devant Gênes. Un Grimaldi et plusieurs autres émigrés d'importance étaient à bord. Une division passa en Corse et enleva Ajaccio. A son tour un des amiraux de la république poursuit les Provençaux sur la mer, brûle les navires dans le port de Trapani, ravage les côtes siciliennes et l'île de Gozo. Au retour (1274), il s'avance à l'embouchure du port de Naples, y salue le roi et la ville de malédictions, et fait défiler une à une ses galères traînant le pavillon de la maison d'Anjou renversé dans la mer.
Il n'y avait, dans ces alternatives, que beaucoup de malheurs et rien de décisif. Les Génois furent réduits à s'allier contre Charles avec le marquis de Montferrat et avec les villes d'Asti et de Pavie. Cette alliance reçut un petit renfort de la part d'Alphonse X, roi de Castille. Après une longue vacance de la couronne impériale, Alphonse s'était mis au nombre des concurrents, et avait obtenu une nomination contestée. Il croyait faire acte d'empereur en envoyant quelques renforts aux gibelins d'Italie (1275); mais Rodolphe de Habsbourg fut solennellement élu en Allemagne, proclamé au concile de Lyon, et les prétentions du Castillan furent bientôt abandonnées.
A ce même concile où le pape s'était rendu, il fit un dernier acte de sévérité contre les Génois. Il les frappa d'un nouvel interdit, à la demande du cardinal Ottobon Fieschi, qui se plaignait de la confiscation de quelques parties de son revenu. Cette rigueur dura jusqu'à la mort de Grégoire X (1276). Innocent V, son successeur, était favorable aux Génois. Dès les premiers jours de son pontificat, il leur adressa des lettres pleines de bonté paternelle et leur demanda des ambassadeurs, afin qu'il pût terminer les différends et les réconcilier à l'Eglise; mais il n'eut pas le temps de mettre à effet ses intentions favorables. Adrien V, son successeur, était ce même Ottobon Fieschi, fils d'un frère d'Innocent IV, l'âme du parti guelfe parmi les Génois; il s'empressa cependant de délivrer sa patrie de cet interdit que ses réclamations et ses intérêts personnels avaient fait infliger. Il conclut un prompt accord qui rouvrit les portes de Gênes aux émigrés; si ce pape eût vécu, son crédit eût porté atteinte à l'administration gibeline, mais, au bout de quelques semaines, il céda la place à Jean XXII (Pierre de Tolède). Tout ce que les Génois ont su de ce dernier pape (1277), c'est que le siège archiépiscopal de leur ville étant vacant, Jean, sans tenir compte du droit d'élection, y nomma un archidiacre de Narbonne, habitué de la cour de Rome3. On se soumit, le nouvel archevêque fut même reçu à son entrée avec un faste inaccoutumé: mais il demeura haï de la commune et du peuple, expression qu'il faut traduire sans doute par le gouvernement et le public.
Le traité commencé avec Innocent et fini avec Adrien avait fait revenir les émigrés; mais la concorde ne pouvait survivre longtemps aux papes qui l'avaient imposé. Les émigrés rentrés ressortirent en armes (1278), et d'abord ils accusèrent à Rome le gouvernement des capitaines d'avoir violé la paix jurée. Martin IV, instrument docile dans la main du roi Charles, délégua pour procéder contre les Génois un évêque qui établit son tribunal à Plaisance (1281). Les Génois cités devant ce juge alléguèrent un privilège qui les dispensait de plaider hors de chez eux. Ils furent frappés d'un nouvel interdit pour cette contumace, sentence fâcheuse à un peuple dévot et ordinairement obéissant au saint-siège Mais, soit que l'abus d'un moyen violent si souvent répété commençât à en amortir la force même chez les plus craintifs, soit qu'il n'y ait pas de scrupules qui ne cèdent au fanatisme des partis, et que devenir gibelin ce fût apprendre à braver les excommunications guelfes, cette fois l'interdit fut méprisé; ce ne fut pas sans précaution, il est vrai. On prétendit avoir retrouvé une bulle d'Innocent IV, premier pape génois, qui réservait à la seule personne du successeur de saint Pierre le droit de mettre Gênes en interdit. Notre annaliste de l'époque, chancelier de la république, est fier de pouvoir insérer dans ses chroniques que c'est lui-même à qui appartint le bonheur de déterrer dans les archives un document si précieux. Son authenticité ne fut pas mise en doute. On assembla avec éclat les théologiens et les jurisconsultes du pays; ils déclarèrent qu'en vertu de la bulle, la commination du légat était nulle sans difficulté. Les consciences se tranquillisèrent, le culte recommença dans toutes les églises sans trouble, et à la grande joie des fidèles.
Cependant le roi Charles ménageait les Génois. En ce moment même il leur envoyait des ambassadeurs et leur proposait de s'associer aux nouvelles conquêtes qu'il méditait; en d'autres termes, il avait besoin de leurs forces navales. Il se prétendait le représentant légitime du dernier empereur latin de Constantinople, et il s'était flatté de l'espoir de revendiquer effectivement cet héritage. Le pape Martin lui ouvrit la voie en excommuniant tous les Grecs. Charles offrit aux Génois de leur payer par les plus utiles privilèges dans Constantinople le prix des services qu'ils lui rendraient si, s'engageant à ne point porter de secours à Paléologue, ils aidaient à l'invasion de l'empire d'Orient. La république écouta la proposition, demanda le temps d'en délibérer, et finit par s'excuser de l'accepter, en se fondant sur les autres soins dont elle se voyait entourée. Une galère expédiée à Constantinople alla donner à l'empereur allié et ami de Gênes la communication de cette étrange ouverture et l'utile avis de se tenir sur ses gardes.
Charles fit avec Venise l'alliance offensive que Gênes avait refusée. Mais bientôt son attention fut violemment détournée de la pensée d'une conquête lointaine. C'est en ce moment qu'éclata la fameuse conspiration des Vêpres siciliennes conduite par Jean de Procida, suscitée et payée par Paléologue4 Pierre, roi d'Aragon, qui sur sa flotte faisait alors la guerre aux Mores de Tunis, fut appelé pour venir régner sur la Sicile enlevée à la maison d'Anjou en quelques heures.
CHAPITRE IV.
Guerre pisane.
Tandis que ces grands événements attiraient l'attention de toute l'Italie, Gênes et Pise, deux villes qui appartenaient alors au même parti politique, donnaient un nouvel essor à leur antique haine et commençaient une guerre plus sanglante qu'au temps où Gênes guelfe se battait contre les Pisans toujours gibelins.
Malgré les trêves et les paix, il était difficile que des colonies marchandes et jalouses de leur commerce s'entretinssent sans querelle entre des murailles communes dans des pays lointains, ou que des navigateurs rivaux, des corsaires, des flottes se rencontrassent en mer ou dans des ports éloignés sans insulte, sans que celui qui se trouvait le plus fort fût tenté de se servir de ses avantages. Il est probable que la part que Paléologue avait réservée aux Pisans dans son alliance, leur admission dans la mer Noire qui troublait le monopole ambitionné par les Génois, produisaient de nouveaux sujets de plainte (1280); mais de plus graves occasionnèrent enfin la rupture. Un noble corse, juge de Cinarca, qui jadis avait été armé chevalier des mains de Guillaume Boccanegra, alors capitaine du peuple de Gênes, gouvernait son district sous la protection de la république. Avide et peu scrupuleux, il rançonnait amis et ennemis. Ses brigandages devinrent surtout insupportables aux Génois de Bonifacio. De Gênes on envoya quelques forces pour réduire au devoir ce petit tyran. Il résista, et quand il dut céder, il mit le feu aux châteaux qu'il abandonnait, se sauva à Pise et y fit hommage de ses domaines. Les Génois députèrent aux Pisans, pour les prier de ne point accepter un vassal qui ne pouvait se soustraire à son suzerain. Les Pisans, après quelques délais pendant lesquels ils firent des préparatifs hostiles, envoyèrent une réponse altière. Le juge de Cinarca était leur vassal, et ils étaient obligés de le défendre. En effet, ils le firent reconduire en Corse avec quelques soldats, et le rétablirent dans ses possessions.
Quelques explications entre deux villes gibelines devaient les ramener à la paix; mais on reconnut qu'elles étaient irréconciliables. La conformité de parti en politique n'empêchait pas, à Gênes, que l'unanimité des voeux ne fût pour la guerre. Un conseil spécial de créance fut muni de grands pouvoirs pour la diriger. L'État n'avait alors en propriété que douze galères, le conseil ordonna d'en fabriquer cinquante. Saint-Pierre-d'Arène se couvrit de chantiers; des flottes nombreuses furent mises à la mer, tantôt armées à la solde du trésor public ou défrayées par une contribution générale extraordinaire1, tantôt composées des galères fournies par les armateurs particuliers, encouragés à concourir aux expéditions communes. A cette occasion il fut réglé que le titre d'amiral et le droit d'arborer le pavillon de saint George n'appartiendrait qu'au chef de dix galères au moins; le commandant d'un moindre nombre ne fut qualifié que de capitaine. Les efforts étaient considérables. On voit mettre à la mer de chaque côté des flottes de soixante et quatre-vingts galères. Les nobles et les populaires s'y embarquaient indifféremment; personne, dit l'annaliste génois, ne pouvait ni ne voulait s'en excuser.
Chaque année le nombre des armements se décidait d'après ce qu'on apprenait de ceux de l'ennemi; car l'usage avait continué d'expédier des explorateurs d'une ville à l'autre. Il restait même des anciennes relations de fréquentation réciproque, à Pise un greffier des Génois, et un greffier des Pisans à Gênes; mais, à l'occasion de la guerre présente, l'un et l'autre furent congédiés.
L'on se fit tout le mal que l'on put. On captura, on pilla de toutes parts. A chaque pas les annales font mention de cargaisons de grande valeur alternativement perdues ou gagnées. Les Génois ravagèrent à plusieurs reprises les îles d'Elbe et de Planuse. Les Pisans, unis en Sardaigne au juge d'Arborea, y ruinèrent les établissements génois; mais sur la mer la fortune ne fut pas favorable aux Pisans; chaque campagne est marquée par des désastres où l'ascendant de leurs rivaux est signalé.
Un convoi très-riche, escorté par des forces respectables, est rencontré par une flotte génoise. Une tempête violente empêche l'attaque; mais, bravant les vents déchaînés, l'amiral Thomas Spinola ne perd la trace de sa proie ni de jour ni de nuit. La tempête s'apaise. Les Pisans, ne pouvant éviter le combat, se serrent en une masse compacte, suivant la tactique de ce temps. Les Génois attaquent, abordent, s'emparent de tout; ils enlèvent tout ce qui peut s'emporter et mettent le feu aux bâtiments; ils rentrent à Gênes et remettent à la commune neuf cent trente prisonniers et 28,000 livres d'argent; 10,000 liv. de ces dépouilles pisanes servent à la fondation de la darse du port de Gênes sur l'emplacement où elle existe aujourd'hui.
Cinquante autres galères armées par le concours des nobles et des populaires de la cité et des rivières étaient sorties sous les ordres de Conrad Doria, fils de l'un des capitaines de la république. Il va droit dans le port pisan et y stationne un jour et une nuit à un jet de pierre des tours. Personne ne sort des enceintes intérieures pour le combattre. La flotte pisane était déjà en mer. Il va la chercher. Les vents l'avaient séparée. Signalée à son retour, Doria lui donne la chasse, en enlève nombre de galères et ramène à Gênes six cents captifs.
Henri de Mari attaque vingt-quatre galères, une est coulée à fond, huit sont conduites en triomphe à Gênes. Quand on a fait de telles prises, on les montre, dans le port de Pise, sous leur propre pavillon, et, à la faveur de cette supercherie, on fait prisonniers jusqu'aux magistrats qui se rendent à bord dans l'ignorance de la capture.
Tous les efforts d'un grand armement de soixante-quatre galères sorties de Pise se bornèrent à ravager Porto-Venere, bientôt secouru par le Génois. Cependant ce peu de succès ne décourage point. On promet dans Pise de venir incessamment assez près de Gênes pour jeter au-dessus de ses murs des pierres enveloppées d'écarlate. Sur cette bravade, Benoît Zacharie, l'un des plus hardis marins de Gênes, amiral de trente galères années par souscription, entre fièrement dans le port de Pise et s'y maintient quelques jours. Le capitaine de la république, Hubert Doria, sort de Gênes à la tête d'une flotte considérable. Zacharie va le rejoindre; ils unissent ensemble quatre-vingt-huit galères et sept vaisseaux. La flotte pisane était à la mer. On la cherche sur la Sardaigne; on y apprend qu'elle avait paru au cap Corse et qu'elle avait tourné ses proues pour regagner la Toscane. On fait voile pour lui couper le chemin; elle était déjà devant son port, et, quand les Génois parurent, elle se présenta valeureusement en bel ordre de bataille. Le podestat de Pise, Morosino, noble Vénitien, la commandait. Les forces paraissent avoir été à peu près égales. Jamais les deux ennemis ne s'étaient engagés dans un combat si général. Il fut horriblement acharné, mais décisif. Le champ de bataille s'étendit de l'embouchure de l'Arno à l'île Meloria, derrière laquelle, dit-on, Zacharie s'était posté en réserve et d'où il sortit au milieu de la mêlée pour mettre en déroute les Pisans. On s'aborda avec fureur. Le capitaine génois et Zacharie s'attachèrent à la galère du podestat pisan; celle qui portait le grand étendard de Pise fut attaquée par les autres membres de la famille Doria, réunis sous la bannière de Saint-Mathieu; l'une et l'autre furent prises, et leur capture fut le dernier signal d'une pleine défaite. Vingt-neuf galères tombèrent au pouvoir des Génois, sept furent submergées, le reste ne se sauva qu'à la faveur de la proximité du port et ne fut en sûreté que derrière les chaînes tendues à l'intérieur. Il périt, dit-on, cinq mille combattants; onze mille captifs furent emmenés par les vainqueurs, et l'Italie dit alors: «Qui veut voir Pise aille à Gênes.»
Pise ne se releva jamais de ce coup fatal, qui fut, au reste, l'occasion d'intrigues et de négociations nouvelles. Deux franciscains vinrent à Gênes demander la paix pour les Pisans et les mettre à la discrétion de leurs adversaires. Mais l'animosité était si grande qu'on ne voulut pas croire que cet abaissement ne cachât pas un piège. On prêta donc plutôt l'oreille aux négociateurs de Florence et de Lucques qui proposèrent une alliance de trente ans pour la ruine totale de Pise. Sienne, Pistoia entrèrent dans cette ligue. Mais les Toscans la tramaient sans bonne foi; il ne s'agissait pas pour eux de détruire la malheureuse cité des Pisans, ils ne voulaient que l'obliger à se jeter enfin entre leurs mains pour échapper aux Génois. Cette ruse eut son effet. On entrevit à Pise la possibilité de rompre cette alliance funeste en recherchant l'appui des guelfes. On eut recours au crédit du comte Ugolin, et ce nom rappelle une catastrophe horrible (1285). Né gibelin, il était connu pour avoir traité avec les guelfes, et l'on crut qu'il serait propre à réconcilier son pays avec les villes de ce parti, puisqu'on était forcé de mendier leur appui. On le mit à la tête du gouvernement. Il parut demander la paix aux Génois, et d'abord il avait offert de céder Castro (Castello) en Sardaigne, la forteresse voisine de Cagliari qui avait été l'objet des premières rivalités. Cette proposition fut au nombre de celles que le premier orgueil de la victoire fit rejeter. Cependant les nombreux prisonniers détenus à Gênes, parmi lesquels se trouvaient les personnages les plus importants, négociaient sans cesse pour racheter leur liberté et pour ménager une paix2. Ils représentaient aux Génois que leur absence seule faisait perdre Pise à la cause gibeline; leur retour ferait cesser les intrigues d'Ugolin, qui vendait leur patrie aux guelfes; et Ugolin, non moins prévoyant, se gardait bien de seconder leurs efforts. Au milieu de ces dispositions diverses, la haine nationale remportant sur l'intérêt de parti le plus évident, fit refuser tout traité et toute espèce de rançon pour ces malheureux captifs. Les écrivains étrangers attribuent aux Génois cette diabolique pensée, que retenir à jamais toute cette fleur de la population et de la jeunesse pisane loin de leurs foyers, c'était empêcher de naître une génération ennemie.
Dans l'état de dépression où les Pisans étaient réduits, le vainqueur les outrageait impunément. Henri Spinola allait ravager les côtes et détruire jusqu'aux défenses des ports (1286). Zacharie stationnait à plaisir dans celui de Pise, poursuivant partout les bâtiments qui s'exposaient encore sur la mer, et il alla réclamer jusqu'à Tunis comme ses prisonniers les hommes qui s'y étaient réfugiés.
(1288) Cependant une paix que les prisonniers pisans avaient trouvé le moyen de conclure après de longs traités, attendait depuis treize mois la ratification de leur république. Ugolin avait tout fait pour éviter cet accord qui, en ramenant tant de gibelins considérables, allait renverser son empire. Mais enfin il n'avait pu s'empêcher d'accéder à la paix demandée avec des instances si pressantes; ce fut toutefois avec la malheureuse espérance de la faire rompre. Tandis que de Gênes on expédiait de tous côtés pour faire cesser les captures maritimes et pour rappeler les flottes, Ugolin faisait tenir à son fils, qui commandait à Oristano et à Cagliari, en Sardaigne, l'ordre de continuer les hostilités. Beaucoup de bâtiments furent victimes de cette mauvaise foi. Ugolin s'excusa sur un malentendu passager, mais les déprédations continuaient. Gênes envoya trois galères en Sardaigne afin de se faire justice. Les ordres portaient de détruire les corsaires et de ne faire aucun mal aux autres Pisans. Ce nouveau cours d'hostilité excita dans Pise un soulèvement. L'archevêque se mit à la tête du peuple; on alla arracher de sa demeure le perfide Ugolin et les siens. On voulait les livrer à Gênes comme les otages responsables de la paix violée: les Génois refusèrent, en se contentant de cette réparation. Le malheureux comte, deux de ses fils, ses deux petits-fils, furent jetés dans une tour; elle fut murée sur eux….. Le Dante a immortalisé leurs souffrances. Ils moururent de faim3.
(1290) La guerre recommencée reprit toute sa fureur. Les révolutions intérieures qui survinrent à Gênes n'en arrêtèrent pas l'activité et les succès, car les Pisans étaient hors d'état d'accomplir les conditions rigoureuses du dernier traité. Conrad Doria, l'un des deux capitaines de la république (Hubert Doria son père paraît avoir obtenu de lui céder sa place4); Conrad Doria reprend le projet d'aller subvertir le port de Pise; il y conduit vingt galères, des pontons, tous les engins capables de détruire des murs et de briser des chaînes. Là, il procède paisiblement à démolir les fortifications. Après son expédition finie, il revient en triomphe. Cette grande chaîne du port de Pise, si souvent attaquée, en est le premier trophée. Mise en pièces avec celle que le lieutenant de Zacharie avait déjà rapportée, les morceaux en sont suspendus aux portes de la ville, aux portiques de Saint-Laurent et des églises principales: on les y voit encore avec les inscriptions qui conservent la glorieuse mémoire du fait.
Les Pisans disparurent des mers et se renfermèrent dans leurs murailles. Les historiens de Gênes semblent les oublier dix ans. Nous anticipons sur cette époque pour dire l'issue de cette guerre terrible. En 1293, Pise avait été admise par ses voisins de Toscane à un traité par lequel elle faisait abandon à ceux-ci de tous les territoires qu'ils lui avaient enlevés. En 1299 elle obtint des Génois, au lieu d'une paix, une trêve de vingt-sept ans. Les Pisans abandonnèrent la Corse à leurs adversaires, leur livrèrent Sassari en Sardaigne et payèrent 135,000 livres5 pour les frais de la guerre. A ce prix les prisonniers de la Meloria furent enfin relâchés; les historiens étrangers disent que sur les seize mille, après seize ans de captivité, il n'en restait plus que mille vivants.
CHAPITRE V. Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe siècle.
Les succès des Génois jetaient un éclat nouveau sur leur république: sa considération s'était accrue parmi les puissances. Cette époque brillante était pourtant marquée par une grande calamité, l'expulsion des chrétiens de la Syrie. Les villes maritimes dont la possession lui restait seule ne recevaient plus de secours. Longtemps Charles d'Anjou, secondant les prédications des papes, avait paru faire de grands efforts pour réunir les forces italiennes afin de les conduire en bonne harmonie à la défense de la terre sainte. Ce n'était là qu'un prétexte pour ses menées et pour son ambition. La concorde ne se rétablit ni en Syrie ni en Italie. Charles ne partit point. Au milieu des hostilités d'Acre contre Tyr, Bihor ou Bondocar, soudan du Caire, suivi de forces irrésistibles, avait déjà pris Assur, Sophie, Jaffa (1263), Antioche (1267), quand il vint mettre le siège devant Acre (1272). Un traité, une sorte de répit qu'il accorda, n'avait laissé au roi Hugues de Lusignan, pour tout royaume, que la plaine d'Acre et le chemin de Nazareth. Tyr et Tripoli tenaient aussi, mais comme des principautés indépendantes (1274). Cet abaissement et l'état précaire de possessions ainsi réduites n'avaient pas empêché le concile de Lyon de délibérer sérieusement sur les lois de la terre sainte et sur les moeurs de ses habitants si dignes de correction et de réforme. Il paraissait des légats, et, soit impéritie, soit intrigue, au milieu des dissensions auxquelles les chrétiens de Syrie étaient en proie, ces envoyés venaient ordinairement rompre des trêves et provoquer les Sarrasins. Bondocar ravagea de nouveau tout le pays (1275): heureux qui put fuir et sauver sa vie et quelques débris! Ce conquérant mourut, mais Kélaoun, son fils, se rendit encore plus terrible. Il assiégea, prit et ruina Tripoli. De là il revint devant Ptolémaïs. La lutte fut longue. On doit distinguer les derniers efforts des Génois pour sauver la place. Zacharie, leur amiral, prit en Chypre tous ses compatriotes en état de porter les armes et les transporta devant Acre (1289). Du fond de la mer Noire, Paulin Doria, consul de la colonie de Caffa, accourut avec du secours (1291). Tout fut inutile. Ptolémaïs tomba, ses défenseurs y périrent. De tout ce qui restait de Latins un petit nombre purent s'échapper par mer: les croisades furent finies; l'ombre même du trône de Jérusalem n'exista plus.
C'était sans doute une grande perte pour les Génois, mais leur habileté les rendait capables de réparer bientôt leurs dommages; ils perdaient une domination partagée; comme marchands ils conservaient des consommateurs et de riches marchés, mais il y fallait toute leur souplesse. Déjà un commerce aussi assuré que lucratif leur avait fait désirer de se ménager à tout prix la faculté de fréquenter l'Égypte. Avant la dernière catastrophe ils y avaient obtenu une sorte de neutralité mercantile auprès du plus redoutable ennemi de la chrétienté. Cependant l'amiral Zacharie était resté à courir les mers. Il avait porté assistance au petit royaume chrétien d'Arménie, il y avait renouvelé les anciens traités. En continuant sa croisière il avait été joint par Paulin Doria, ce consul de Caffa venu au secours de Ptolémaïs amené par son zèle et par celui de sa colonie. Arrivé trop tard pour défendre la ville assiégée, il cherchait des ennemis pour tirer vengeance du désastre des croisés. Ces deux amiraux réunis s'emparèrent de tous les bâtiments mahométans qu'ils rencontrèrent et ne firent pas distinction de ceux qui appartenaient au soudan d'Alexandrie. Cette imprudence attira une représaille fatale. Tous les Génois trouvés en Égypte furent mis en captivité. On saisit leurs biens; ce ne fut pas sans peine qu'un envoyé de la république parvint à faire cesser ces rigueurs et à rétablir les relations.
(1290) Le traité qui en résulta, et qui existe aux archives de Gênes, en deux instruments, est d'autant plus curieux que l'un, rédigé en latin, est celui que l'ambassadeur rapporta comme le titre des concessions faites aux Génois; l'autre, en arabe1 est la copie qui lui fut remise des engagements consentis par l'ambassadeur envers le soudan. Dans tous les deux les promesses sont semblables, mais ce sont deux rédactions différentes. Il est dit dans l'arabe qu'après qu'une traduction, mot par mot, a été écrite entre les lignes de l'original, l'ambassadeur Albert Spinola l'a signée avec l'interprète secrétaire de la commune de Gênes et de l'ambassade. Un secrétaire mahométan a lu la version franque interlignée en la traduisant à mesure. Deux docteurs ont assisté à la lecture pour vérifier l'exactitude de cette traduction et sa conformité au texte originaire: on a prêté des serments réciproques. Des évêques, des moines, ont été appelés pour faire foi qu'ils ont reçu celui de Spinola prêté sur l'Évangile. Chargé de restituer la valeur des prises faites par Zacharie, il jure que la somme qu'il remet est le vrai produit qu'on a tiré à Gênes de la vente des effets capturés, et que, de la somme qui lui a été confiée par la commune pour cette restitution, il n'en retient rien; s'il déguise la vérité, il veut être réputé apostat de sa religion, hérétique et ennemi de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa divinité. L'émir qui stipule au nom du soudan Kélaoun et de son fils et en leur âme, consent, s'ils rompent le traité, non-seulement que le Seigneur Jésus-Christ leur soit contraire, mais qu'ils soient tenus pour des chiens, infidèles et hors de leur loi.
L'indemnité étant réglée pour le passé, les stipulations pour l'avenir sont des plus favorables. Pleine sécurité même en cas de rupture pour les vaisseaux qui entreraient dans les ports musulmans avant d'en être instruits. Le consulat génois est admis et reconnu, avec les prérogatives et la juridiction ordinaires. Le mahométan, l'étranger ne peuvent attaquer les Génois que devant leur consul; ceux-ci ne sont soumis à la justice du pays que lorsqu'ils sont plaignants. Si le consul établi dans Alexandrie a lieu, pour lui ou pour les siens, d'en appeler au soudan de quelque tort, on doit à l'instant lui fournir, aux frais de l'État, un messager ou le guider lui-même jusqu'au Caire. L'église de Sainte-Marie, déjà occupée par les Génois, leur reste dévolue et ne sera pas détruite si elle ne tombe d'elle-même. Des magasins leur sont réservés, ils en ont seuls la clef; l'administration des douanes les garde au dehors; cette administration est responsable du prix tant de ce qu'ils vendent dans la douane où tout doit être mis à l'encan, que de ce qu'ils revendent au dehors par le ministère des courtiers publics. L'or et l'argent peuvent seuls être vendus par eux sans formalité; mais s'ils ne s'en font pas payer le prix comptant, on ne leur garantit pas ce genre de créance. Quand le chancelier de leur consulat répond à la douane pour un Génois, on ne peut retenir les marchandises de celui-ci pour les droits dont il serait débiteur. On ne peut refuser à celui qui part de prendre de lui, en compensation de ces droits, les sommes qui lui sont dues dans le pays. Par une clause dont la réciprocité sera assurée dans Gênes aux sujets du soudan, nul Génois en Égypte n'est responsable de la faute ou de la dette d'autrui s'il ne s'en est porté pour caution. Le soudan se réserve d'adresser ses réclamations à la république contre ceux qui donneraient lieu à des plaintes.
Ce traité, qui constitue une sorte de colonie au milieu d'une domination étrangère, conserve, comme on le voit, l'empreinte de la politique mercantile adoptée pas les Génois dès qu'ils ont paru aux croisades. Ce système de consulat, les mêmes concessions partout obtenues, les mêmes sûretés pour les transactions, se retrouvent uniformément dans toutes les négociations de la république; au traité d'Alexandrie sont presque entièrement conformes ceux qui, dans le cours de quatre-vingts ans, qu'embrasse ce livre, furent conclus avec les Sarrasins de la Mauritanie, à Tripoli, à Tunis, puis à Grenade pour les côtes du royaume de Garbe comme pour celles d'Espagne. A Tunis2, les droits sont fixés à dix pour cent sur ce que les Génois apportent, à cinq pour cent sur ce qu'ils exportent; le salaire des courtiers responsables du prix des ventes est taxé à demi pour cent. Il est recommandé aux Génois de n'apporter que des monnaies légales, à peine de confiscation. Le roi de Tunis, s'il a besoin de bâtiments de transport, se réserve, moyennant un loyer raisonnable, le droit de mettre en réquisition le tiers des navires génois qui seront dans ses ports, ce qui semble indiquer une fréquentation considérable. La faculté d'extraire de Tunis cinq cargaisons de grains chaque année est promise, pourvu que dans le pays le prix n'ait pas dépassé une certaine limite; mais ces grains ne sont accordés que pour subvenir aux besoins de Gênes, et non pour en trafiquer ailleurs. Cette clause, si facile à éluder, se lit aussi dans une convention de la même époque faite avec le roi de Sicile. Partout chez les Sarrasins il y a promesse de respecter les propriétés sauvées du naufrage; il y a sûreté contre toute avanie, contre toute prétention de rendre responsable un Génois pour un autre: c'est à chacun, dit un de ces traités, de pleurer ses fautes3.
Négliger ces détails quand ils se présentent ne serait pas faire l'histoire du peuple génois; son esprit, sa civilisation, sa politique étaient essentiellement dans son commerce.
Ce commerce était alors le même que nous avons vu fonder dès le temps des croisades, depuis que l'achat et la vente des marchandises avaient remplacé la spéculation sur le transport des pèlerins. On avait continué à fournir aux Latins de Syrie, et, de proche en proche, aux musulmans, les produits du sol et de l'industrie de l'Europe, dont les uns n'avaient pas oublié l'usage, dont les autres ne pouvaient plus perdre l'habitude, même après s'être délivrés du voisinage des Occidentaux. En retour, les produits de l'Orient étaient apportés à l'Occident et se répandaient par les mains des Génois en France, en Flandre, en Angleterre, en Espagne et dans cette Mauritanie peuplée de consommateurs arabes à qui les jouissances du luxe étaient aussi nécessaires qu'à la cour européenne la plus civilisée. Toutes les côtes étaient fréquentées; la Sicile, Chypre, toutes les îles servaient de lieux de relâche et de ralliement. Partout on trouvait des acheteurs ou des vendeurs, et les Génois allaient des uns aux autres avec une infatigable activité4. Les grains, les vins, l'huile se transportaient de port en port. Les toiles de Champagne, les draps fins et grossiers, J'écarlate dont Gênes avait alors une manufacture, les armes de luxe, les coraux s'échangeaient contre le sucre, le cuivre, les teintures du Levant, contre la soie et les tissus de Damas, le coton, le lin, la laine, surtout contre les produits de l'Inde, contre ses épiceries, partout demandées et presque aussi chères que l'or. L'Égypte en était le marché principal. La mer Rouge et les caravanes y apportaient ces riches denrées avec l'or, les perles, les pierres précieuses, les plumes, l'hermine et les autres pelleteries. Mais par cela même que c'était la voie la plus connue au commerce des productions de l'Asie lointaine, tout en la cultivant il était dans l'esprit des Génois d'en rechercher de nouvelles où il se trouvât moins de concurrence, afin d'en exploiter le secret ou le monopole.
Quelques années après le temps dont nous parlons, on sait que le Vénitien Marin Sanudo, enflammé de zèle contre les maîtres profanes de la terre sainte, adressa à toutes les puissances chrétiennes de pressantes exhortations pour les porter à attaquer l'Égypte. Il les appuya de curieuses considérations sur la possibilité de renverser le pouvoir du soudan par les armes, et d'abord sur la facilité de l'affaiblir en s'interdisant tout commerce avec ses États. Il entreprit de prouver qu'il n'était besoin de sacrifier aucune jouissance. On pouvait cultiver ailleurs le sucre, le coton, le lin; on pouvait imiter les tissus où les Égyptiens mêlent la soie. Mais leur principale richesse, dit-il, c'est le commerce des épices, et il est une voie par laquelle l'Europe peut les recevoir sans passer sur les terres du Soudan, sans lui payer tribut. Les marchandises de l'Inde lui parviennent par Aden; mais elles arrivent aussi dans les ports du golfe Persique qui ne sont pas soumis à sa domination. De là elles remontent l'Euphrate, et de ce fleuve plusieurs chemins peuvent les conduire dans notre mer. On faisait ce commerce autrefois par Antioche et le long des côtes de l'Asie mineure. Les épices en revenaient meilleur marché, et cette route est encore suivie, ajoute Sanudo, pour les articles précieux qui ne sont pas d'un grand poids. En évitant le monopole fiscal du Soudan, on y trouve de l'économie, et encore les marchands éprouvent que le gingembre qui n'a pas passé en Égypte vaut vingt pour cent de plus que celui qu'on y prend. Le bon Vénitien insiste donc pour qu'on s'attache à la route de Perse; mais ce qu'il conseille les Génois le faisaient en silence, non sans doute par les sentiments chrétiens qu'il prêchait aux fidèles de la croix, mais par un calcul sur les profits d'une voie privilégiée. Le traité de Zacharie avec le roi d'Arménie a pour but essentiel d'assurer le transit des marchandises par Gogalat, entre le port de Layasso, à l'angle de l'Asie mineure et de la Syrie dans la Méditerranée, et Alep, où, par peu de jours de marche, on communique avec l'Euphrate. Nous trouvons inscrit sur le tarif des droits de ce passage les soies et les draps de soie, les épices, les bois de teinture5, l'indigo, le coton, le sucre, et d'autre part les produits des manufactures de l'Europe. Mais Gênes, dominant dans la mer Noire, eut bientôt une autre route plus importante et où elle fut bien plus maîtresse: elle ouvrit un commerce immense à Tana dans la mer d'Asoff. Là, venaient les produits de l'Inde et de la haute Asie; un court trajet faisait passer sur le Tanaïs ce qui descendait le Volga ou ce qui le remontait de la mer Caspienne. Ces pays n'attendaient que la présence d'un peuple industrieux et hardi pour devenir l'entrepôt de ces richesses. C'est en allant les chercher à ces sources, c'est en les échangeant, en les apportant aux consommateurs de toutes les autres régions, que les Génois, pour prix de leurs fatigues, de leur intelligence active et fie leur sévère économie, firent et maintinrent tant de grandes fortunes6.
On voudrait seulement pouvoir douter qu'ils fussent abandonnés au trafic des esclaves, et même au commerce des esclaves chrétiens livrés aux mahométans; mais dans leurs traités avec l'Arménie on voit qu'ils étaient acheteurs de cette marchandise, et le serment qu'on exigeait d'eux qu'ils ne la revendraient pas aux infidèles, donne plutôt une présomption fâcheuse qu'une garantie. Ce que nous connaissons des lois de Caffa fait grande mention de l'esclavage domestique et ne parle pas, il est vrai, de la traite des hommes; mais, par les soins des Génois, le soudan d'Alexandrie obtient de l'empereur de Constantinople la faculté d'envoyer deux vaisseaux par an dans la mer Noire7, et les cargaisons qu'ils en rapportent sont composées d'esclaves dont une partie se vendent volontairement, dont les autres sont vendus par leurs parents ou par leurs maîtres. Il serait difficile de croire que les Génois n'eussent pas été les entremetteurs de cette fourniture; mais, au commencement du XVe siècle, parmi les chefs de réclamation qui font envoyer une ambassade au soudan, se trouve la demande de seize mille ducats dus pour les esclaves de Caffa.
Comme nous avons vu les Génois courir à toutes les sources où l'on peut se pourvoir de marchandises, nous les voyons rechercher les consommateurs avec le même soin; on les trouve établis sur tous les marchés. Il ne manque pas de témoignages sur la navigation des Génois dans l'Océan, au commencement du XIVe siècle (1316)8. Le roi d'Angleterre, Edouard II, invite les Italiens, et nommément les Génois, à porter du blé dans son royaume pendant une année de disette. Il fait réclamer la libération d'un de leurs vaisseaux pris par les gens de Calais, vaisseau qui portait du froment, de l'huile, du miel et d'autres provisions. Peu après (1328) on trouve les privilèges accordés en Angleterre aux marchands étrangers. On voit parmi les importations mentionnées les tissus de soie de toute espèce, articles que les Génois apportent de l'Asie; il en est même qui sont nommés draps de Tarse, probablement comme provenant de leur commerce d'Arménie. On voit par les actes anglais de ce temps qu'une multitude de marchands génois, et, sous ce nom (1329), des Doria, des Spinola, des Fieschi, etc., fréquentent l'Angleterre et les provinces françaises (1338) qui obéissent à ses rois. On en voit (1340) plusieurs parvenir à la confiance des princes, être employés (1345) comme agents, négociateurs ou au service maritime et militaire. Par eux est ménagée (1361) une sorte d'alliance ou d'amitié perpétuelle entre l'Angleterre et la république. A la faveur de ces relations il est fréquemment questions d'emprunts obtenus des capitalistes de Gênes, dans les XIVe et XVe siècles. Ordinairement le Génois se fait assigner son remboursement sur les droits de douane, en obtenant la faculté d'exporter des laines d'Angleterre; et quelquefois aussi nous voyons qu'on n'ignorait pas l'art de faire ces exportations en contrebande. Les Génois fournissent des lettres de change payables à Rome pour acquitter les annates des évêques anglais; et, pour y satisfaire, ils se laissent volontiers défendre d'emporter les monnaies d'or ou d'argent pourvu qu'on les autorise à extraire la laine, le plomb et l'étain. Au reste, fidèles à leur esprit d'association nationale, ils ont un consul appelé par les Anglais maître de la société des marchands génois, et à quelques époques leur activité excite la jalousie des nationaux. On restreint leur commerce; on ne veut pas qu'ils aillent faire le trafic des productions anglaises dans les pays voisins. Un acte exprès ne leur permet de charger que pour débarquer à Calais ou pour passer au delà du détroit de Gibraltar.
Nous ne trouvons pas des traces aussi fréquentes des relations du commerce génois avec les Pays-Bas9. Mais, entre autres faits, nous rencontrons précisément un navire destiné pour l'Écluse, chargé de gingembre, de fleurs d'oranger, de sucre candi, de fruits secs, de riz, de soufre, de salpêtre et de papier pour écrire (carta scrivabilis), expédié par de Negri, de Ferrari, Spinola, Lomellino, pris par les Anglais, réclamé à Londres par Doria et Gentile, et rendu sous la caution de Pinello, marchand génois.
(1277) Pour la France les rapports sont multipliés et bien connus. Jacques Pinelli, autorisé par la république de Gênes, concourt, avec les autres marchands italiens habitant dans le royaume, au traité par lequel Philippe le Hardi leur accorde domicile et privilèges. Dans cette sorte de colonie fédérative les Lombards et les Florentins étaient plutôt banquiers et financiers, les Génois marchands et navigateurs. Il faut, certes, que cette fréquentation fût lucrative, à voir ces étrangers y tenir malgré les vexations énormes et répétées dont ils sont l'objet. Philippe (1274), sous les plus vains prétextes, les avait fait tous arrêter en un même jour, les avait rançonnés avant de leur octroyer ces concessions. Philippe le Bel, suivant l'exemple de son père, leur fit éprouver deux fois en deux ans les mêmes rigueurs et toujours par des mesures secrètes qui les atteignent tous à la fois à un jour marqué. Jadis saint Louis, cédant aux préjugés de son temps, avait prohibé le prêt à intérêt sous de grandes peines et comme une violation des lois divines; ce sont ces peines que les marchands italiens étaient facilement convaincus d'avoir encourues et dont les descendants du saint roi les obligeaient par la terreur à se racheter à prix d'argent. Après cela, l'orage se calme, et sans doute si les emprunteurs trouvaient encore du crédit chez ces banquiers, il fallait bien que l'intérêt des prêts payât le risque du capital et de la personne du prêteur. Vingt ans après ses premières ordonnances, Philippe le Bel, si fameux par sa fausse monnaie et si avide d'argent, ne voit rien de mieux que de détourner les malédictions de son peuple sur les Italiens; il les chasse en leur ordonnant de payer tout ce qu'ils doivent et en confisquant toutes leurs créances. Ils reviennent cependant si bien que son successeur Louis le Hutin, considérant dans un édit royal que depuis trois ans (1315), ils n'ont été soumis à aucune contribution extraordinaire, les taxe à lui payer pendant dix ans cinq pour cent par année de leurs capitaux; et immédiatement un autre édit établit sur eux une imposition de deux deniers par livre du montant de leurs achats et de leurs ventes. Les persécutions, les déclarations que leurs prêts sont annulés ou confisqués (1320) au profit de l'État se répètent de règne en règne (1324). Indépendamment de ces violences, ils devaient être spéculateurs bien attentifs (1330) si les seules variations de la monnaie n'avaient pas détruit cent fois leur ouvrage (1337). Il est vrai que le bouleversement du système monétaire est souvent un temps propice à la subtilité et à l'audace pour tirer parti de la mauvaise foi et de l'ignorance des gouvernements10.
On voit, dans le traité de Philippe le Hardi, que les Italiens avaient déjà des établissements aux foires de Champagne: cette convention en étend les privilèges à d'autres lieux: nous savons que dès longtemps les Génois en particulier fréquentaient toute la côte française de la Méditerranée. Ils avaient des magasins et toute une colonie à Montpellier, ville longtemps demeurée sous la seigneurie des rois d'Aragon et qui ne fut définitivement unie au royaume de France qu'au milieu du quatorzième siècle. Le traité mentionné ci-dessus les établit à Nîmes (1277), ou y confirme leur établissement. Ils y auront un recteur et des consuls, un poids public, un comptoir de change; un juge des conventions y sera institué par le roi pour leur maintenir les concessions qui leur sont faites: juridiction expéditive et d'exception à laquelle les nationaux mêmes pouvaient se soumettre dans leurs contrats et qui, survivant à la colonie des Génois, durait encore de nos jours. Entre eux, leur recteur les juge suivant leurs propres lois; elles règlent seules leurs successions. La force publique serait prêtée au besoin à leur magistrat, pour se faire obéir de ses subordonnés. Si les propriétaires de maisons font la loi trop dure à ces hôtes privilégiés, le prix des loyers sera fixé par des arbitres et, en cas de discords, le juge royal y interviendra. Les marchandises apportées par les Génois ne payeront pas plus de droits à Nîmes qu'on n'en impose sur eux à Montpellier. Pour prix de ces avantages ils promettent de ne débarquer qu'à Aigues-Mortes et de conduire à Nîmes tout ce qu'ils auront introduit dans ce port.
L'édit de Louis le Hutin ne laisse subsister dans le royaume que quatre établissements pour les Italiens et leur défend de négocier ailleurs si ce n'est dans les foires. Nîmes est au nombre des quatre villes privilégiées avec Paris, Saint-Omer et la Rochelle. Si des rois avides et des débiteurs obérés étaient envieux des profits de ces étrangers, on a la preuve que les villes qu'ils fréquentaient en jugeaient autrement (1293). Il existe un grand nombre d'actes par lesquels les autorités nîmoises recourent au roi et à sa justice, afin qu'on empêche les Génois d'aller commercer en Provence ou à Montpellier. Pour ôter tout prétexte à la contravention, on supplie le roi de faire creuser à ses frais un canal d'Aigues-Mortes à Nîmes (1285). Le sénéchal d'Aragon est sommé de repousser de Montpellier la fréquentation des Génois (1349); et quand la réunion de cette ville à la France fut consommée, ce fut encore là un long sujet de querelle entre les deux cités voisines (1317). Enfin Philippe le Long, s'informant à Nîmes des effets de la retraite des Italiens que les concussions de son frère Louis X avaient mis en fuite, on lui répond que cette retraite ruinait la sénéchaussée, la ville, le fisc et les particuliers. Philippe de Valois voulait introduire la gabelle à Nîmes (1341), on lui allègue la pauvreté du pays depuis la retraite des marchands génois. Traités avec faveur pendant leur séjour, l'un d'eux, George Ratti, fut fait chevalier à Nîmes (1322)11. Un Donato Obriaqui (probablement Embriaqui) y devint notaire et greffier. Après la disparition de la colonie, une loge qu'elle avait élevée, fut vendue comme bien abandonné; et ce ne fut qu'en 1441, tant pendant de longues années on avait espéré le retour de ces industrieux étrangers12! C'est apparemment quand ces utiles rapports eurent été interrompus que les Génois témoignèrent leur humeur par la plus chimérique des prétentions. On assure13 que le gouvernement écrivit au sénéchal de Beaucaire et aux consuls de Nîmes pour se plaindre que les habitants de ces contrées osassent faire le commerce maritime, tandis que le comte de Toulouse en avait octroyé le privilège exclusif aux Génois dès 1174.
Mais les Français et les Génois avaient eu à la fois à s'élever contre l'abus énorme d'un privilège moins fantastique et plus récent. Philippe de Valois s'était laissé induire à concéder, c'est-à-dire indubitablement à vendre, à deux nobles trafiquants de Gênes, Charles Grimaldi et Jean Doria, le droit exclusif du commerce des côtes de la Méditerranée et de l'exportation des marchandises françaises de ce côté. On n'avait pas manqué de motiver cette concession sur ce qu'eux seuls étaient en état de soutenir la navigation et de faire le bien du royaume; défense était donc faite à tous marchands de trafiquer sans leur permission; ce privilège devait durer deux ans: le pays, les rois d'Aragon, de Majorque, la commune de Gênes elle-même réclamèrent contre ce monopole. Il fut révoqué le 4 avril 133914.
J'ai cru devoir réunir ici les traits épars qui font connaître le commerce des Génois du treizième au quinzième siècle, commerce qui n'a changé d'aspect qu'après la révolution produite par le passage du cap de Bonne-Espérance et par la découverte de l'Amérique. On y trouvera les preuves de l'intelligence, de l'infatigable activité d'un peuple chez qui le citoyen le plus noble et le plus riche s'honorait alors du négoce et de la navigation mercantile; on ne sera pas étonné des richesses qu'il a su accumuler, surtout si l'on se souvient que la première vertu du Génois fut toujours l'économie. Tant d'opulence permettait le faste aux premiers de l'État, leur politique l'exigeait; il était éclatant dans les occasions solennelles, mais la vie commune était fondée sur une épargne qui allait généralement à la parcimonie. On élevait des palais pour s'en faire des forteresses; aux grands jours on se couvrait de perles rares et de diamants; soigneusement replacés dans le coffre-fort, c'étaient des effets de commerce achetés par spéculation comme un emploi de fonds, ou incorporés aux fidéicommis perpétuels des familles.
Puisque j'ai été conduit à parler de cette opulence, fruit du négoce des Génois, on me permettra d'en emprunter une vive peinture à la plume brillante de Pétrarque, en rapportant une lettre écrite' à un de ses amis:
«Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas; tu verras au flanc d'une colline pierreuse cette ville superbe, fière de son peuple et de ses murailles. A son aspect seul on reconnaît la maîtresse des mers. Viens admirer l'activité de sa population, la majesté de son site, de ses édifices et surtout cette flotte menaçante, redoutée de tous et terrible aux rivages ennemis; ce môle, barrière de la mer, ce port que l'on a creusé avec une dépense inestimable, avec d'incomparables travaux que n'interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que dis-je? c'est peu de cette belle rive qui se prolonge à droite et à gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les ceignent. Si tu étudies le génie, les moeurs, le régime de ces hommes, tu croiras voir revivre ces vertus que jadis une longue constance, un long exercice aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville, et pour un jour entier ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire, vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont l'aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d'une admirable fertilité. Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux villages, palais de marbre resplendissants d'or, c'est ce que tu verras de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t'étonneras qu'une ville si superbe puisse le céder encore à ses campagnes en magnificence et en délices15.»
CHAPITRE VI. Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans le gouvernement de Gênes.
Au milieu de ces prospérités, Gênes trouvait partout la concurrence de Venise dans le commerce et dans les alliances. Quelque paix que l'on ménageât entre ces rivales, à chaque rencontre on se heurtait sur le moindre prétexte, sans prétexte même. Avant la perte de la terre sainte on se battait à Tyr, à Acre, à Tripoli. Maintenant il restait aux chrétiens l'île de Chypre. La cour de Rome encourageait les fidèles à y porter des secours, et beaucoup d'intérêts en recommandaient la défense aux puissances maritimes et commerçantes. Toutefois c'est en allant concourir à cette défense que s'émut sans cause apparente une funeste querelle. Des galères se rencontrent. On s'approche pour se reconnaître. Suivant le récit des Génois, il n'y eut d'abord que des salutations amicales (1293), mais bientôt ils virent les Vénitiens s'armer et enfin tourner leurs proues pour commencer une attaque sans provocation. Ceux de Gênes passèrent promptement à l'offensive. Après une lutte vivement disputée, les Génois l'emportèrent. Cependant, la chaleur du combat apaisée, ils remirent en liberté les hommes, et rendirent les galères et tout ce qui avait été pris. Sur la nouvelle de cet événement, Gênes porta ses plaintes à Venise. Deux dominicains furent chargés de ce message. Les moines étaient alors les négociateurs officieux de toutes les affaires diplomatiques. Trouvant partout des maisons de leur ordre et des frères, plus respectés que les hérauts de l'antiquité, ils avaient abord libre et favorable audience. Leur caractère ostensible les autorisait à prêcher la paix. Leur souplesse les rendait propres à toute intrigue. Dans cette occasion les dominicains de Gênes et ceux de Venise ménagèrent un congrès. On y négocia trois mois sans s'entendre, et chacun prit ses précautions (1294). Toutes les galères génoises envoyées en marchandise dans les mers du Levant se réunirent à Péra, leurs cargaisons furent déposées à terre. Tout s'arma: Nicolas Doria fut choisi pour commandant de cette expédition de volontaires. Il chercha les ennemis; il les rencontra, et leurs forces étant supérieures, il attendit le temps et le lieu de les attaquer avec le moins de désavantage possible: il en saisit l'occasion à l'entrée des Dardanelles. Le succès répondit à son habileté et à son courage. Sur vingt-cinq galères il en prit seize, et, maître de la mer, il alla ravager Candie.
(1295) L'année suivante, la république mit à la mer cent soixante-cinq galères: cent cinq étaient nouvellement construites. Le moindre équipage était de deux cent vingt hommes; il y en avait de trois cent cinquante. On voyait briller sur cette flotte quinze mille habits d'or ou de soie, disent les mémoires du temps, et encore ils s'en prennent aux discordes civiles d'avoir réduit le nombre des citoyens notables qui montèrent sur les galères. Hubert Doria était l'amiral. Cependant il n'y eut point de rencontre. Le pape, c'était alors Boniface VIII, avait ordonné avec la hauteur qui lui était propre, que des deux républiques on vint devant lui éclaircir le différend et recevoir l'ordre de cesser les hostilités. Cette intervention fut sans succès, mais elle ralentit un moment les opérations de la guerre.
(1296) Les Vénitiens ressaisirent l'offensive. Roger Morosini, leur amiral, parut devant Constantinople; et là, se mettant peu en peine d'offenser Andronic1, il attaqua Galata alors sans défense, croyant y surprendre les Génois. Mais ceux-ci avaient mis en sûreté dans les murs de Constantinople leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. Les hommes valides étaient montés sur leurs navires et s'étaient réfugiés dans la mer Noire. Les assaillants déchargèrent leur furie sur les maisons, ils y mirent le feu, même à celles qui appartenaient aux Grecs, à qui ils reprochaient d'avoir soustrait à leur pillage les biens des Génois. Ces violences soulevèrent contre eux le peuple de la capitale; les Vénitiens qui s'y trouvaient furent maltraités. Cependant Morosini était passé dans la mer Noire à la poursuite de ses ennemis fugitifs; il saccagea leurs colonies de Crimée: Caffa, à cette époque, n'avait pas plus que Galata des moyens de résistance. La perte qui s'y fit fut très-considérable. Mais l'hiver survenu, les glaces ne permirent pas aux Vénitiens de regagner le Bosphore; ils eurent beaucoup à souffrir. Au printemps, sur vingt-cinq galères, ils n'eurent pas assez de monde pour en manoeuvrer plus de seize. Cette flotte ainsi réduite vint menacer (1297) Constantinople et demander à l'empereur indemnité pour les torts que, dans le soulèvement populaire, avaient éprouvé leurs concitoyens. Loin de là, Andronic demandait à Venise 40,000 écus d'or, pour le dommage fait à Galata et dont les Génois voulaient être satisfaits. L'amiral vénitien, pour toute réponse, alla ravager les îles de la Propontide, et cette expédition brillante finit tristement2.
(1298) Mais, dans une nouvelle campagne, l'ascendant revint glorieusement aux Génois. A Curzola, à l'entrée du golfe Adriatique, leur triomphe fut aussi éclatant que celui qu'ils avaient obtenu sur Pise dix ans auparavant. Lamba Doria, alors capitaine du peuple, conduit soixante et dix-huit galères; il en attaque quatre-vingt-dix-sept. De ce nombre douze seulement se sauvent, et Venise les voit poursuivies par le pavillon génois jusqu'à l'entrée de son port. Des quatre-vingt-cinq dont il s'est emparé l'amiral en brûle soixante-sept et conduit à Gênes les dix-huit autres avec sept mille quatre cents prisonniers. André Dandolo, l'amiral vénitien, se voit les mains liées, destiné à servir de trophée au vainqueur; il se soustrait à cette honte en se fracassant la tête contre le bord du bâtiment.
Après cette perte immense, Venise sentit l'impossibilité de renouveler un si grand effort, et probablement Gênes avait chèrement acheté sa victoire. La médiation de Mathieu Visconti, alors seigneur de Milan, ménagea une paix entre les deux républiques. Quand elles étaient lasses de combattre, un traité entre elles était aussi facile à rédiger que difficile à rendre stable. Elles avaient peu d'intérêts matériels susceptibles d'être réglés d'une manière précise; et le vrai sujet de la guerre était une rivalité jalouse qui ne pouvait admettre sous le nom de trêve ou de paix que des instants de repos, quand les forces des contendants se trouvaient épuisées.
Il y a d'assez grandes différences dans ce que les historiens des deux côtés ont raconté des conditions de cette paix. Suivant les Génois, leur patrie eut tous les avantages. Les Vénitiens consentirent à s'abstenir, pendant treize ans, de la navigation en Syrie et dans la mer Noire. Ils se soumirent à payer les dommages qu'ils avaient faits à Galata, à Caffa et à Saint-Jean-d'Acre. Selon le récit vénitien, les deux nations se réservaient de se faire indemniser par Andronic, et comme elles l'entendraient, pour les dommages dont respectivement elles le rendaient responsable3. Cependant si les Vénitiens attaquaient l'empereur dans ses États, Gênes pouvait le secourir sans infraction de la paix.
A compter tant d'armements dispendieux, à voir les brillants succès qui attestent une direction habile et qui se meut sans obstacle, qui pourrait croire que durant cette guerre, la république de Gênes était plus agitée que jamais? Que l'ambition nationale et la haine de l'ennemi aient fait concourir à l'unanimité des efforts, des volontés d'ailleurs discordantes, c'est ce que la réussite démontre cette fois, et c'est un phénomène digne d'admiration.
Les causes toujours vivantes de jalousie intestine étaient plus que jamais excitées par le contact des événements extérieurs. Les intrigues de la maison d'Anjou, l'esprit qui agitait toutes les villes voisines de Gênes, exerçaient une double influence plus marquée que jamais.
(1185) Charles d'Anjou, le frère de saint Louis, était mort trois ans après les Vêpres siciliennes. Son fils Charles le Boiteux ou Charles II, qui lui avait succédé sur le trône de Naples et dans ses prétentions sur la Sicile (1291), en cherchant partout des secours, vint à Gênes, voir si au milieu de tant de divisions il trouverait des partisans. Il multiplia les promesses, il caressa tout le monde, nobles et populaires. Quand il reçut quelques réponses favorables, il les enregistra comme autant d'engagements pris. Bientôt après (1292), il envoya une ambassade solennelle que le comte d'Artois accompagnait au nom du roi de France. Ces envoyés venaient proposer une étroite alliance offensive et défensive. La discussion de leurs demandes eut lieu publiquement dans un parlement; mais la majorité voulut conserver la neutralité, et, pour cet effet, il fut ordonné à tous les Génois de sortir dans un délai fixé, soit des États des rois de Naples et de France, soit de ceux des rois de Sicile et d'Aragon; ceux qui ne s'en retireraient pas seraient hors de la protection de la république, quoi qu'il leur arrivât en leurs personnes ou en leurs propriétés. La tendance de cette négociation, mais surtout cette décision préalable, qui allait fermer tant d'issues au commerce de Gênes, trouvait un grand nombre d'opposants. Les marchands refusèrent hautement de laisser sacrifier leurs intérêts à une lâche politique: on revint sur la mesure. Cependant, irrités de ne point obtenir l'alliance qui importait au roi, les ambassadeurs s'éloignèrent. Suivant l'annaliste de Gênes, rentrés en France par la Provence et parvenus à Nîmes, ces envoyés prirent sur eux de faire emprisonner quatre-vingt-quatorze marchands, de saisir leurs propriétés et les nombreux bâtiments chargés d'étoffes et de draperies qui se trouvaient dans le port d'Aigues-Mortes. A cette fâcheuse nouvelle la république fut fort blessée. Elle nomma des ambassadeurs pour aller en France réclamer les conventions auprès de Philippe. Mais ceux qui avaient ordonné cette violence, effrayés d'apprendre qu'elle allait être dénoncée au roi, mirent les Génois en liberté et leur rendirent leurs effets séquestrés, ce qui ne répara qu'imparfaitement un dommage si considérable. Il faut dire que l'histoire très-détaillée de la ville de Nîmes ne fait mention ni de l'arrivée des négociateurs ni de la voie de fait qu'ils auraient hasardée, mais c'est l'époque d'une des avanies faites aux marchands italiens par toute la France. Ou les annalistes de Gênes ont faussement attribué au ressentiment du mauvais succès de la négociation la part que leurs compatriotes auraient soufferte dans cette vexation commune, ou, à la faveur de la rigueur générale, la malveillance particulière aura pesé sur les Génois.
Quoi qu'il en soit, la négociation du roi de Naples donna lieu à de si grandes intrigues que l'écrivain officiel ne peut s'empêcher de déplorer les nouvelles discordes qui en naquirent. Ce n'était plus, dit-il, une opposition de famille guelfe à famille gibeline. Le voisin se sépara du voisin, le noble du noble, le populaire du populaire; dans la même maison les frères furent divisés. Sur la place publique le père et le fils s'invectivaient et se menaçaient l'un l'autre sans respect et sans pudeur.
Dans cet état de choses nous avons peu à nous étonner de voir éclater ou tenter des révolutions. Au temps (1288) où les Pisans avaient été le plus abaissés et un peu avant la rupture avec Venise, Gênes était gouvernée depuis dix-huit ans par ses deux capitaines gibelins, un Doria et un Spinola. Cette perpétuité de pouvoir déplaisait aux amis mêmes des capitaines, tous plus ou moins envieux d'avoir part à la puissance publique, tandis que les guelfes se révoltaient sans cesse contre leur gouvernement. Le peuple avait été favorable aux capitaines, cependant on voit quelques traces de mécontentement. Ils avaient été obligés d'accepter sous eux un podestat pour exercer la police et pourvoir à la justice, et ces magistrats étrangers étaient si éminemment justes, que les capitaines, quoiqu'il leur eût été réservé d'en ordonner supérieurement, s'abstenaient de prendre la moindre part aux affaires de la compétence du podestat. En ces termes faciles à entendre, la chronique officielle nous apprend que toute ingérence de leur part dans ces matières délicates était vue de mauvais oeil.
Enfin on avait créé une magistrature plébéienne, une sorte de tribun sous le nom d'abbé du peuple, que le peuple élisait réellement. Nous n'avons rien de précis sur ses fonctions, sinon qu'elles s'exerçaient conjointement avec celles des capitaines. Mais nous pouvons en juger par analogie avec les institutions de quelques autres villes où il y avait deux podestats ou capitaines, un noble, l'autre plébéien, et chacun commandant à sa classe. On ne trouve pas, au reste, que l'abbé du peuple ait été redoutable aux capitaines; le peuple fut longtemps pour eux, et il est probable qu'ils influaient sur le choix de ce tribun au petit pied.
(1289) Cependant le terme assigné à leurs fonctions s'était rapproché, et ce qui devait arriver à ce moment préoccupait de plus en plus et les nobles et les populaires. On négocia beaucoup et longtemps; enfin, à force de manoeuvres on fit décerner aux capitaines une prorogation de leurs pouvoirs pour cinq ans. Ils opposèrent à ce voeu une modestie affectée, et ne voulurent prêter leur nouveau serment que pour trois ans. Cette réélection grossit le nombre des conjurés qui entreprirent à force ouverte de mettre fin à cet empire perpétué. Le 1er janvier 1290, à la nuit, une rumeur s'éleva; un grand nombre de nobles prirent les armes à un même signal. C'étaient tous les Grimaldi, presque tous les Fieschi, les Embriachi, les Malleone, en un mot les guelfes. Mais bientôt Philippe Volta, à la tête de tous les siens, vint au secours du gouvernement gibelin et souleva le peuple. Une capitulation s'ensuivit, les conjurés se soumirent. Mais si les capitaines restèrent maîtres du terrain, leurs amis et leurs parents sentirent l'impossibilité de les maintenir longtemps; ils leur déclarèrent qu'au terme des trois ans de la dernière prorogation il fallait renoncer au pouvoir; et il en fut ainsi. Après les capitaines on eut des podestats étrangers, mais gibelins, et, au surplus, l'autorité resta à un conseil de dix-huit nobles à qui la dictature fut confiée. Le podestat ne fut que l'exécuteur de leurs volontés: quand les deux tiers des voix du conseil concouraient à une résolution, elle était absolue. En même temps on nous dit, sans aucune explication, que la famille Spinola, pour le bien public et pour éviter tout soupçon d'ambition, renonça en plein parlement à exercer pendant trois ans aucun commandement dans la république et sur son territoire. On ajoute que le conseil des dix-huit remplit sa mission avec zèle et fit rentrer au domaine de la république les terres que certains citoyens avaient usurpées. Ainsi, ou les Spinola étaient accusés de faire leur propriété des lieux dont ils se faisaient confier le commandement militaire, ou plutôt ils avaient menacé d'une usurpation plus importante, et l'on avait besoin de recourir à un ostracisme qui n'était pas même commun à la famille Doria jusqu'ici leur égale.
Cette concorde si difficile à établir était toujours l'objet des soins du clergé, mû, soit par un juste zèle, soit par le désir d'entretenir son influence. Gênes avait alors pour archevêque Jacques de Varagine, écrivain misérable de l'histoire ancienne de son pays, mais pasteur fort occupé de la paix de son troupeau. Il conclut (1295) un accord entre ses guelfes et ses gibelins, et il se flatta d'avoir rétabli une bonne intelligence perpétuelle dans sa patrie. Un an après, on se battait dans les rues de Gênes, et cette guerre civile dura deux mois. Les Grimaldi et les Fieschi ne purent résister et se réfugièrent à Monaco. Conrad Doria4, Conrad Spinola, puis Lamba Doria furent successivement capitaines. L'un d'eux, Spinola, en sortant de charge, passa en Sicile et alla servir le roi aragonais.
De cette île et de Naples sortaient sans cesse de nouveaux incidents qui, combinés au grand foyer des intrigues, à la cour de Rome, répandaient la discorde et l'alarme dans l'Italie. A Gênes, on n'était jamais exempt d'en ressentir les conséquences.
Le cardinal Cajetan, si fameux sous le nom de Boniface VIII, était devenu pape. Alors chaud partisan de la maison d'Anjou, il entreprit de rendre la Sicile au roi de Naples par les voies de la négociation.
Jacques, roi de Sicile, montait sur le trône d'Aragon. Le pape l'induit à céder ses droits sur la Sicile, à reconnaître Charles dont il lui fait épouser une fille. Mais, pour plus ample dédommagement, il n'hésite pas à le déclarer roi de Sardaigne et de Corse (1295), de ces possessions que les Pisans et les Génois s'étaient si longtemps disputées et qu'ils se partageaient encore. Le pape ne s'arrête point à leurs droits, il dispose des deux îles comme si le saint-siège n'avait jamais cessé d'en être le vrai propriétaire.
Cette concession mortifia extrêmement les Génois, et quand ils apprirent que les Siciliens ne voulaient pas reconnaître le traité par lequel leur roi les cédait à un autre, les Doria et les Spinola persuadèrent aisément de leur envoyer des secours. Theodisio Doria conduisit les galères de Gênes en Sicile. Pour cette assistance prêtée à des insulaires rebelles aux volontés du chef de l'Église, Boniface mit Gênes en interdit.
Le roi d'Aragon avait promis d'ordonner à Frédéric son frère et son vice- roi d'abandonner l'île; il avait promis d'aller au besoin le chasser lui- même. Au lieu de déférer à ces ordres, Frédéric fut couronné par le peuple soulevé. Jacques alla réellement faire la guerre au nouveau roi (1296): il lui avait ravi la moitié de l'île quand, ayant honte de se prêter à l'oppression de son frère, il abandonna la Sicile (1301). Le pape y fit venir Charles de Valois, à qui déjà il avait déféré le titre de Pacificateur de la Toscane. Ce pacificateur avait plongé le pays dans la guerre civile plus profondément que jamais par l'effet de sa partialité et de son ambition. Quand il parvint en Sicile, Frédéric venait de gagner une bataille importante. Le climat et les maladies firent de grands ravages dans l'armée de Valois, il fut obligé d'en ramener les restes. Pour reprendre les négociations il fallut en changer les bases. Les royaumes de Naples et de Sicile restèrent séparés et pacifiés. Gênes fut comprise dans cette paix, l'interdit fut levé. Le pape, occupé dans ses dernières années de sa violente querelle avec Philippe le Bel, ne pensa plus à la république.
CHAPITRE VII.
Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.-
Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles
guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
Ici notre histoire devient un peu difficile à exposer. Nous distinguions aisément les guelfes et les gibelins; la présence d'un Grimaldi ou d'un Fieschi, celle d'un Doria ou d'un Spinola suffisait pour reconnaître ces partis. Nous avions vu le gouvernement des nobles longtemps livré à la faction guelfe, puis les intrigues des mécontents qui avaient embrassé la couleur opposée. Les gibelins ont gouverné à leur tour. La part des populaires dans ces contestations était un peu moins facile à assigner. Il a paru en général que le bas peuple suivait l'impulsion des gouvernants, mais que la bourgeoisie riche avait pris parti pour les gibelins. Elle avait aidé à ôter le pouvoir aux guelfes; ensuite, contents du droit de concourir aux offices du gouvernement et du tribunat de leur abbé du peuple, on croit voir les plébéiens moins jaloux de la prépondérance des patriciens. Ils semblent entraînés par les liens de ces factions politiques auxquelles ils s'étaient engagés et dont certains nobles étaient les chefs incontestablement reconnus.
Maintenant nous allons voir ces grandes factions se diviser de famille à famille dans le même parti et d'individus à individus dans une même maison. Des alliances bizarres vont l'emporter sur cette couleur uniforme et tranchée qui séparait la république en deux grands corps. Un fil nous restera cependant pour nous aider à nous reconnaître et il est donné par une observation fort simple. C'est le parti le plus fort, le parti en possession du gouvernement qui se divise, parce que ses membres ont le pouvoir à se disputer et ne peuvent plus s'accorder sur le partage. Les nobles guelfes déchus restent unis, habiles à se mêler parmi leurs ennemis tantôt comme des médiateurs apparents, tantôt comme portant leur appui aux plus faibles. Quelquefois ils paraissent eux-mêmes prêts a fournir des auxiliaires aux deux camps pour mieux en entretenir la discorde, mais ils sont toujours d'accord entre eux secrètement, tout prêts à profiter de l'affaiblissement de leurs adversaires, rentrant au pouvoir et s'y tenant fermes par leur étroite alliance, tandis que les nobles gibelins, plusieurs fois rapprochés par de communs désastres, ont peine à rattacher leurs liens quand ils sont rompus.
Ce sont en effet les nobles gibelins qui se divisent en ce moment; ce sont des Spinola que l'ambition personnelle rend infidèles à leurs alliés: c'est la jalousie qui pousse ceux-ci à la défection. On sait que le fougueux Boniface VIII, distribuant les cendres du carême, les jeta aux yeux de l'archevêque de Gênes, Porchetto Spinola, en prononçant cette sentence: «Souviens-toi que tu es gibelin et que tu retourneras en poudre avec les gibelins.» Ce qui est moins connu c'est l'effet de cette menace. Elle suffit pour convertir secrètement l'archevêque à la foi guelfe. Du moins, afin de se concilier le colérique pontife, il prodigua auprès des siens les insinuations et les intrigues. Il ébranla une partie de ces Spinola qui se vantaient d'être distingués au premier rang des gibelins d'Italie et se portaient pour les chefs de ceux de Gênes. Ils n'abjurèrent pas le nom de leur faction, mais ils en trahirent sans scrupule les intérêts pour ceux de leur propre fortune.
Les grandes familles nobles de Gênes réunissaient volontiers leurs habitations chacune dans un quartier. La race nombreuse des Spinola s'était étendue autour de deux points. Les palais des uns occupaient la place Saint Luc, les autres tenaient le quartier de Lucoli, et les noms de ces deux stations distinguaient les deux branches d'une même tige. Les Spinola de Lucoli furent les premiers à embrasser des vues personnelles d'agrandissement indépendamment de l'autre portion de la famille.
Ce fut dans leurs palais qu'une hospitalité somptueuse fut donnée au duc de Pouille, fils du roi de Naples et qui fut, bientôt après, le roi Robert; peut-être cette circonstance ne fut pas étrangère aux complots de ses hôtes. Occupés à se faire des amis et à ourdir une conspiration, ils n'engagèrent avec eux qu'un seul de tous les Doria, Bernabo; mais c'est le peuple qu'ils caressèrent et qu'ils mirent en mouvement. En un seul jour la querelle fut vidée. Opicino Spinola et Bernabo Doria, cet émule qui s'était donné à eux, furent proclamés capitaines. Mais bientôt, c'est entre eux qu'une vive jalousie se fit remarquer; elle fut excitée par leurs alliances. Opicino Spinola devint le beau-père de Théodore Paléologue. C'était un enfant du second lit de l'empereur Andronic. Sa mère ayant échoué dans les intrigues qu'elle avait suscitées pour faire monter son fils sur le trône de Constantinople, l'envoya en Italie pour recueillir l'héritage du vieux marquis de Montferrat dont elle était la petite-fille. Ce jeune prince trouva envahie une portion de cet héritage; il avait un compétiteur redoutable dans le marquis de Saluces. L'appui des Spinola lui parut utile. Cette maison était devenue puissante en possessions territoriales voisines des États de Théodore. Pour s'assurer cette assistance il épousa la fille d'Opicino. Un historien grec contemporain, très-vain comme ils le sont tous, connaissant peu l'Occident et au surplus très-ennemi de l'impératrice mère de Théodore, parle de cette union avec mépris. L'épouse, dit-il, était la fille d'un certain Spinola qui n'avait ni la splendeur de la naissance ni l'éminence des dignités. Comme les grands d'Italie ont la prétention de ne pas tenir à singulier honneur une alliance de la famille impériale, si Spinola eût été un grand seigneur, il n'aurait pas accordé sa fille à Théodore1. Tandis qu'on parlait ainsi à Constantinople, les Italiens en jugeaient bien différemment. Ce mariage donnait à Opicino un relief qui excita aussitôt l'envie et la défiance. Entre tous les nobles génois que blessa cet honneur fait à l'un de leurs égaux, les plus jaloux, les plus irrités furent les Spinola de l'autre branche. Dans le dépit de l'ascendant que leur parent acquérait, ils s'adressèrent à la famille Doria et manoeuvrèrent si bien avec elle qu'ils parvinrent à marier au marquis de Saluces la fille de Bernabo Doria, réconcilié avec les siens. Ainsi les deux capitaines se trouvèrent avoir pour gendres, deux très-puissants seigneurs opposés l'un à l'autre. Opicino ne put empêcher l'alliance que contractait son collègue, mais il en conçut un vif déplaisir et une haine concentrée.
(1308) Le marquis de Montferrat vint se montrer à Gênes. Son beau-père lui fit une réception royale. Les Doria, furieux, ne craignirent pas de contracter avec les guelfes Grimaldi une ligue tellement avouée que les membres des deux familles, adoptèrent un vêtement uniforme mi-parti des couleurs de l'une et de l'autre. Ces démonstrations furent suivies de préparatifs hostiles. Les semences de discorde ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Le capitaine Opicino ne voulut plus supporter son collègue et s'arrangea pour s'en débarrasser. Un grand parlement est assemblé (1310), on y fait sans peine déclarer Opicino Spinola seul capitaine et capitaine perpétuel. C'est le signal d'une nouvelle émigration de la noblesse, et de la gibeline autant que de la guelfe. Tous se réunissent à Port-Maurice autour de Bernabo Doria, le capitaine éliminé; les Spinola de Saint-Luc y fuient, comme les Doria, la tyrannie de leurs parents de Lucoli. Opicino marche contre cette réunion, mais il est battu; le retour lui est fermé à Gênes tandis que ses adversaires y arrivent en vainqueurs. Le premier moment est donné à l'éclat de la vengeance; les palais de Lucoli sont incendiés; l'abbé du peuple est changé; le nouveau est choisi sans daigner consulter ce peuple dont ce magistrat est censé l'élu et le représentant: ce sont les Fieschi, les Grimaldi et les Doria disposant du pouvoir qui l'ont nommé et qui l'imposent de leur pleine puissance. Cependant on négocie encore une sorte de paix. Opicino seul, qu'on s'était hâté de déclarer banni à perpétuité, consent à rester absent deux années.
(1311) Il est probable que la nécessité pressante de finir la guerre civile avait été sentie à l'approche de Henri de Luxembourg, nouvel empereur germanique qui venait se montrer à l'Italie. Il avait reçu la couronne de fer dans Milan. Il avait conféré à Mathieu Visconti qui l'avait aidé, le titre de vicaire impérial. L'empereur, se mettant en marche pour se rendre à Rome, prit sa route par Gênes. Il y reçut l'accueil le plus respectueux et le plus flatteur. Un grand nombre de citoyens prirent des habits à ses couleurs pour marque de leur dévouement. Il affecta la popularité, l'impartialité. Il détestait, dit- on, les noms de partis et se vantait de ne pas pencher pour les gibelins plus que pour les guelfes. Mais, cependant, on voit assez de quel parti il s'appuyait, puisque à sa suite il amenait Opicino Spinola qui, introduit par lui, se dispensait de tenir la promesse de ne pas rentrer à Gênes avant deux ans. Henri donna de grands soins au rétablissement de la concorde de tous les Spinola et au renouvellement d'une étroite alliance entre ceux-ci et les Doria. Il s'attacha particulièrement ceux de cette noble maison, il décora leur écu de l'aigle impériale qu'ils ont toujours conservée, et pour laquelle ils s'honorèrent de quitter les emblèmes divers qui avaient distingué jusque-là les branches de la famille.
Non-seulement on prêta ce vain serment de fidélité à l'empire, que l'on n'avait pas disputé aux prédécesseurs de Henri et qui n'était pas regardé comme une dérogation à la liberté, mais les Génois se laissèrent induire (1312) à prendre cet empereur personnellement pour leur seigneur particulier. Ils lui conférèrent le pouvoir suprême pour vingt ans. En les quittant il leur nomma un vicaire impérial, et ils acceptèrent cet étranger à la place d'un podestat. C'est ici le premier exemple à Gênes de la seigneurie abandonnée à un prince, avec la prétention de garder l'indépendance à l'abri d'un haut patronage, remède périlleux auquel la lassitude des guerres intestines fit souvent recourir depuis; et que chaque fois le sentiment de la liberté et de la nationalité, si je puis parler ainsi, fit bientôt trouver pire que le mal. L'essai qu'on en fit avec Henri n'eut que des conséquences peu importantes. Ce prince, après son couronnement à Rome, marchant contre le roi français de Naples, succomba à la maladie à Buonconvento.
La concession toute récente de la seigneurie de Gênes devenait caduque par la mort de ce prince (1313). Ugoccione della Faggiola, le vicaire impérial, reconnut la difficulté de se maintenir. Les Pisans, plus fidèles à la mémoire de son maître, le demandaient pour gouverneur. Les Génois l'autorisèrent volontiers à faire retraite, et aussitôt les Doria, les Spinola, cette fois d'accord ensemble et sans appeler ni consulter les guelfes, s'emparèrent du pouvoir; mais aussitôt ils se l'envièrent. Les deux branches de Spinola avaient étroitement resserré leur alliance. Mais les Doria avaient gagné du terrain; la plupart des nobles gibelins et beaucoup de populaires s'étaient adonnés à eux (1314); les guelfes leur étaient bien moins défavorables qu'aux Spinola. Dans un bourg voisin, des protégés de chacune des deux familles allaient en venir aux mains. Sous prétexte de leur donner assistance, elles se trouvèrent en collision. Les Spinola attaquent les premiers dans la ville. Alors les Grimaldi se joignent à eux, la plupart des autres guelfes les favorisent plus ou moins ouvertement. Les Fieschi seuls penchent pour le parti Spinola; et les Salvaghi, autres guelfes, fournissent assistance aux deux partis. Les Spinola se sentent faibles, ils abandonnent le champ de bataille de la ville et vont reprendre leur station hostile ordinaire de Busalla.
Ayant à lutter contre toutes les forces dont on disposait dans Gênes, ils avaient pris à leur solde des Allemands. Avec leur aide ils battirent plusieurs fois les troupes qui leur étaient opposées. Lamba Doria et ses enfants furent faits prisonniers, et les chaînes de ces captifs ne tombèrent point avant que leurs vainqueurs eussent reçu dix-sept mille livres qu'ils prétendaient leur être dues par la république et qui leur étaient nécessaires pour payer leurs stipendiés. Eux-mêmes éprouvèrent bientôt combien sont dangereux de tels secours. Dans une rixe que le hasard amena avec les hommes du pays, un Allemand est tué. Ses compagnons, sans rien entendre, le vengent sur tout ce qui se présente. Un jeune Spinola, ignorant la cause du tumulte, accourt au-devant d'eux, ils le massacrent, et aussitôt ils se mettent en devoir d'abandonner leur poste. C'était laisser ceux qui les avaient appelés à la merci de l'ennemi. On est contraint de faire tous les sacrifices pour fléchir la colère de cette soldatesque, et le père même de la victime immolée par leur fureur est obligé de les supplier et de les caresser en dissimulant sa douleur.
L'issue de la guerre fut digne de son principe, si toutefois il y avait une issue, et si l'on pouvait regarder comme une fin une révolution qui n'était qu'une des phases de la querelle interminable des ambitions.
(1317) Tout était tranquille à l'intérieur. Les Doria exerçaient la principale influence; les Grimaldi et les Fieschi même paraissaient leur être liés d'une intime amitié. Tout à coup les émigrés, les Spinola, demandent modestement la paix, l'oubli du passé et leur rentrée dans la ville. Les principaux guelfes proposent d'y consentir. Conrad Doria, le chef de la famille, s'y oppose; sous aucune condition il n'oserait se fier aux Spinola. Tandis qu'il croit les avoir écartés par son refus, un jour on les voit arriver paisiblement, sans armes, comme des citoyens qui reviennent de leurs champs dans leurs maisons. Les Fieschi, les Grimaldi ont préparé cette surprise, ils assurent aux Doria offensés et alarmés que cette rentrée est pour le bien et pour la paix. Ces garanties ne trompent point des hommes qui voient leur influence ruinée et leur sûreté en péril. C'est à leur tour d'émigrer. Un parti attentif en profite; on nomme des capitaines, et le choix tombe sur Charles Fieschi et Gaspard Grimaldi. Ainsi la révolution est faite au profit des guelfes; et les Spinola que ce parti venait de ramener et dont le retour n'a servi qu'à se défaire des Doria, les Spinola joués ressortent de la ville. Ils vont se rallier à ceux qui naguère étaient leurs seuls ennemis. La querelle redevient alors de gibelins à guelfes, et en cela Gênes n'avait que sa part de la guerre générale que le renouvellement de ces partis rallumait dans toute l'Italie. L'historien qui nous sert de guide avait conféré les mémoires de deux témoins opposés; ni l'un ni l'autre, dit-il, ne désavoue les agressions des siens, ils les racontent avec orgueil, chacun empressé de vanter la valeur de son parti, ne calomniant que le courage de ses adversaires et ne s'embarrassant pas de la justice.
(1318) Savone ouvre ses portes aux gibelins. Affectionnée à ce parti, cette ville en devient la place d'armes. On ajoute à ses fortifications; on y contracte une étroite alliance avec Mathieu Visconti, le seigneur de Milan, et avec toute la ligue lombarde devenue gibeline. Alors ce ne furent plus des émeutes dans Gênes pour s'arracher le pouvoir. Ce fut une longue guerre civile et intérieure avec toutes ses plus graves circonstances. Can della Scala, seigneur de Vérone, les seigneurs de Parme et de Crémone favorisaient la ligue. Tous voulaient que Gênes ne restât pas aux mains des guelfes. C'est avec leurs secours que les émigrés descendirent dans les deux vallées qui embrassent Gênes.
Ils affectèrent d'abord d'aller célébrer dans l'église de Coronata, à la vue des hauteurs de la ville, de pieuses et solennelles supplications à la Madone protectrice de tout Génois. Bientôt ils plantèrent leurs pavillons sur le mont Peraldo, au bas duquel la cité de Gênes est bâtie; ils assiégèrent la tour du Phare ou de la Lanterne, élevée sur un petit promontoire qui s'avance dans la mer et domine le port. Ils bloquèrent cette forteresse du côté de la terre, et les pierres lancées par leurs machines n'en permettaient aucun accès aux moindres barques. Ce siège dura deux mois, et les assiégés étaient à la famine. Longtemps ceux de la ville furent repoussés chaque fois qu'ils se présentèrent pour apporter des secours. Une singulière industrie en fit parvenir. Un homme seul, parti de la ville dans la nuit, se glissa jusque dans la tour; là il fit attacher à une ouverture de la muraille l'extrémité d'un long câble dont l'autre bout fut lancé à la mer; un vaisseau à bords exhaussés vint le relever et le lier au sommet de son grand mât; un panier chargé de vivres y fut suspendu; un homme qui s'y tapissait faisait courir cet appareil en se traînant le long de la corde que faisait tendre la manoeuvre du bâtiment: il allait et venait du vaisseau à la tour. Les ennemis, témoins de cette pratique, essayèrent en vain de la troubler; convaincus que, grâce à ce secours, ils ne prendraient pas la petite garnison par famine, ils eurent recours à la sape. La tour fut minée par un long travail. Quand elle ne fut plus soutenue d'un côté que par des étançons, les gardiens, avertis du danger, virent qu'il était temps d'abandonner la place; mais ils ne voulaient pas le faire avant que la nécessité en fût connue à la ville. Un d'entre eux se plaça dans le panier mobile pour aller rendre compte à Gênes de l'urgence de leur situation. Malheureusement pour eux la mer était en tourmente, le vaisseau dérivait, le câble ne pouvait se tendre, et une demi-journée entière se consuma en vains efforts, sans que le messager pût atteindre le navire. En attendant, le danger était devenu si imminent qu'il n'y eut plus à balancer, ils rendirent la tour en obtenant la liberté de se retirer dans Gênes. Après une résistance si constante ils n'étaient plus qu'au nombre de sept. Mais à peine ils entraient dans la ville que, sans leur donner le temps d'exposer les justes motifs de leur conduite, ils se virent accusés de trahison par la voix publique, et, sur cette rumeur populaire, mis à la torture et condamnés à mort par le podestat, ils furent lancés par les machines par-dessus les murs comme pour les renvoyer aux assiégeants.
Encouragés par le succès, ceux-ci descendirent de la montagne qu'occupait leur camp et forcèrent deux faubourgs. Du côté de la ville on mit le feu aux maisons contiguës aux murs pour empêcher les assaillants de s'y établir. Dans les quartiers qu'ils occupèrent ils respectèrent la vie des citoyens, mais ils firent un grand butin.
CHAPITRE VIII.
Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
Cependant, lorsque le gouvernement guelfe s'était vu attaqué par les forces des Lombards, il avait cherché à son tour un puissant auxiliaire, et ses démarches ne furent pas vaines. Robert, roi de Naples, arriva en personne, et sa venue fut un grand événement (1318). Les capitaines guelfes, en présence du peuple assemblé autour de l'église Saint-Laurent, se démirent de leur charge. Le pape Jean XXII et le roi Robert furent proclamés seigneurs gouverneurs de Gênes, pour dix ans, avec toutes les prérogatives souveraines. Le roi qui devait rester seul seigneur si le pape mourait, aurait lui-même, en cas de décès, son fils pour successeur jusqu'au terme des dix ans. Le pape n'était nommé que par honneur, la domination de Robert était effective, et il s'occupa immédiatement de la défense de sa nouvelle acquisition.
Le roi tenta d'abord de chasser les ennemis des postes qu'ils occupaient. Ses premiers efforts ne réussirent pas. On remarqua que, dans ces combats, les Génois des deux côtés ménageaient volontiers leurs compatriotes et combattaient les étrangers avec acharnement. Les prisonniers tombés aux mains de leurs concitoyens étaient renvoyés librement ou pour de médiocres rançons. Les femmes furent surtout respectées. Les auxiliaires étaient loin de se conformer à cette modération.
(1319) La cause des gibelins souffrit un moment du peu d'union qui présidait à leurs démarches. La confiance était mal rétablie entre les Doria et les Spinola; et, pour rendre suspects ces derniers, il suffisait bien que Conrad Spinola eût un commandement dans l'armée du roi de Naples.
Après que Robert eut vainement tenté de chasser loin de Gênes les assaillants qui en occupaient un faubourg et les hauteurs, il exécuta un mouvement plus heureux. Des troupes embarquées dans le port allèrent descendre sur la côte du ponant et manoeuvrer sur les derrières de l'ennemi. Les gibelins furent battus dans un combat vivement disputé, on les repoussa du rivage de la mer dans les montagnes. Visconti, leur puissant allié, craignit que ses Lombards ne fussent enveloppés; il les retira. Les émigrés, restés seuls, ne purent se soutenir autour de Gênes, ils abandonnèrent leur camp et se retirèrent en désordre; Robert rentra triomphant. Les cendres de saint Jean-Baptiste furent promenées en actions de grâces pour la victoire sanglante d'un roi étranger sur les fils les plus illustres de la patrie.
Mais Robert était appelé auprès du pape dans Avignon; il partit, et les émigrés reprirent l'offensive. Leur parti dominait toujours dans la rivière occidentale. Savone était le point d'appui de leurs opérations de ce côté. Ils armaient des galères et déployaient le drapeau de saint George, ce grand étendard de la république. Les galères de la ville poursuivaient à leur tour celles de Savone, et plus d'une fois la tempête fit naufrager ensemble des combattants acharnés.
(1320) Ce n'était pas seulement l'assaut que l'on avait à redouter au dedans. On manquait de vivres. Telle était la disette que pendant trois jours on n'eut pour provisions à distribuer que dix mesures de vin et quatre-vingts mines de blé. Quelques navires napolitains ou provençaux, enfin un convoi de Constantinople rentré sans perte, pourvurent au besoin; il était temps. Mais on manquait encore de toutes les menues denrées que la campagne fournit à la ville, et la privation en était insupportable. Les propriétaires n'entendaient parler que de ravages; le secours des auxiliaires était funeste. Les hommes de Lavagna que les Fieschi avaient fait marcher, les Provençaux, les Calabrais envoyés par Robert, dévastaient le pays; les Siciliens qui se montrèrent un moment pour soutenir l'autre parti, tous, exerçaient d'affreuses violences, et ne distinguaient guère l'ami de l'ennemi; enfin, pour comble d'effroi, on annonçait que ce terrible Castruccio Castracani, le fameux tyran de Lucques, venait renforcer les gibelins.
Le peuple de Gênes murmurait de ce que lui coûtait une querelle qui, après tout, n'était pas la sienne, qui était bien plutôt celle de ses usurpateurs. Lassé, il s'en prit d'abord à ceux qui l'assiégeaient. Il alla brûler de nouveau les palais des Spinola à Lucoli et des Doria à Saint-Mathieu. Il préparait le même sort aux demeures des Mari et des Pallavicini, car une branche de la famille de l'ancien vicaire impérial, si longtemps le chef militaire des gibelins lombards, s'était établie à Gênes.
(1321) Cette émeute avait un caractère très-grave. Les nobles guelfes ne s'y méprirent pas, et quoique la fureur populaire ne tombât que sur leurs ennemis, ils s'en effrayèrent. Ils dépêchèrent l'abbé du peuple pour apaiser le mouvement; on sauva quelques-unes des maisons menacées; mais bientôt le peuple se plaignit de ne pas être mieux traité par les guelfes dominant dans la ville que par les gibelins qui l'assiégeaient au dehors. Il pensa à se faire craindre, à exiger qu'on lui fît justice, ou plutôt à se faire raison à lui-même, car de justice il disait qu'il n'y en avait plus. Mauvais traitements, offenses, impossibilité d'en obtenir réparation, c'est tout ce que le plébéien devait attendre du noble. Pour y remédier les citoyens populaires formèrent une nouvelle association patente qui prit le nom d'union du peuple. Elle se donna dix chefs et des assesseurs. Ce conseil, auquel l'abbé du peuple était invité, prenait connaissance des injustices commises par les nobles envers les particuliers, ou même des torts faits par un citoyen à un autre sans distinction. Il les dénonçait au lieutenant du roi et en requérait le redressement. Si les magistrats n'y avaient pas pourvu en trois jours, la sentence populaire, à l'instant portée, était mise à effet par les membres de l'association convoquée au son du tocsin. Des comités d'exécution se formèrent à la suite, au nom du peuple et des métiers d'artisans. Ce fut une organisation démocratique spontanée, mais complète, et qui se fit reconnaître et craindre. Une semblable institution dans une ville assiégée, au milieu d'une guerre civile, annonçait peu de dévouement à la cause apparente pour laquelle la ville avait fermé ses portes aux exilés, et surtout présageait peu de dispositions à souffrir longtemps le joug du gouvernement aristocratique.
(1322) Ceux qui soutenaient le siège reçurent de la part du pape un secours singulier. Jean XXII dans Avignon, protecteur docile de la maison d'Anjou, avait excommunié Mathieu Visconti avec ses adhérents et publié une croisade contre les chefs de la cause gibeline. Il expédia sa bulle aux Génois. Elle fut reçue avec une solennité qu'on tâcha de rendre populaire, et, soit pour défier les ennemis, soit pour intimider les consciences encore fidèles à l'Église, on imagina de placarder cette bulle à la porte extérieure de la ville à la vue des assiégeants; mais ils bravèrent la sentence, et l'affiche servit de but à leurs arbalètes. Les Génois eurent seulement la satisfaction d'envoyer au saint-père son parchemin lacéré en témoignage de l'impiété de leurs adversaires.
Cependant les Visconti avaient beaucoup d'ennemis; la croisade rassembla des forces sous les ordres du légat, qui ne négligea pas de solder des troupes allemandes. Les guelfes firent des progrès. Des gibelins, changeant de couleur, procurèrent successivement au pape, Plaisance, Tortone, Parme. Mathieu Visconti vint à mourir. A peine Galéas, son fils, lui succédait, qu'il fut chassé par le peuple de Milan et contraint de se réfugier à Lodi; il rentra bientôt dans sa ville, mais les nobles qui s'étaient opposés à lui sortirent à leur tour et se donnèrent au parti guelfe. Ces mouvements privèrent les émigrés génois de l'appui de leurs principaux alliés. En même temps le frère du roi Robert arriva et conduisit du secours (1323). Les assiégeants, affaiblis, gênés dans leurs communications par ceux de la ville qui commençaient à se répandre plus librement au dehors, manquèrent de vivres à leur tour, tandis que l'abondance était revenue dans la cité. On nous conserve ici un fait singulier. Des nobles guelfes fortifièrent dans le Bisagno une tour qui fermait le passage par lequel une partie des émigrés recevaient leurs subsistances, mais ce ne fut pour eux qu'une spéculation afin de lever un péage à leur profit sur les approvisionnements de leurs adversaires. Enfin ceux-ci attaqués furent battus, chassés presque sans résistance; on leur reprit le faubourg qu'ils occupaient, la forteresse de la lanterne, on pilla leur camp sur la montagne; en un mot, le siège fut levé et la ville demeura libre.
La nouvelle d'un triste désastre vint troubler la joie du succès. La guerre civile dans la métropole mettait aux mains les Génois des deux factions dans toutes leurs colonies, et partout où ils habitaient, le parti le plus faible était chassé par le plus fort et cherchait partout des appuis1. Le gouvernement guelfe avait armé une flotte contre les colonies de Galata et de la Crimée restées gibelines et même contre l'empereur grec qui les protégeait. Dix galères étaient parties, on n'en vit revenir que trois, fugitives et ayant perdu leurs chefs. On avait couru les côtes de la Romanie, pris et brûlé des navires; on avait pénétré dans le Pont-Euxin et menacé les établissements de cette mer. Mais ceux de Péra, aidés par les Grecs, avaient armé pour la défense des comptoirs et pour réprimer les insultes des adversaires. Sur cette nouvelle les capitaines guelfes avaient recherché asile et assistance chez le Tartare Zalabi, seigneur de Sinople2, voisin jaloux des colonies génoises. Ce prince reçut favorablement leurs ouvertures et leur visite. Il fut prompt à convenir d'une ligue offensive; il fit équiper deux grands vaisseaux destinés à renforcer la flotte génoise. Pendant ces préparatifs, son hospitalité et son urbanité charmaient ses hôtes. Les galères étaient à l'ancre sous les murs de la ville; les hommes descendaient et communiquaient librement. Il invitait les officiers à ses fêtes. Au milieu de ces jeux, à un signal, les Tartares passent des quais sur les galères, s'en emparent, y massacrent tout ce qui résiste; de dix, six furent prises; quatre échappèrent; trois seulement, dans un état de détresse et poursuivies par les galères de Péra, ressortirent de la mer Noire et reparurent à Gênes. Le deuil s'y répandit dans les familles. Tous les chefs, tous les nobles étaient restés aux mains des Tartares: exemple déplorable des excès auxquels pousse l'esprit de faction! On aimait mieux perdre les plus belles colonies que de les voir au pouvoir des siens attachés à une autre couleur; on craignait moins un ennemi perfide qu'on ne haïssait la prospérité des compatriotes engagés dans un autre parti.
Il est à croire que Robert désirait que la paix se rétablît à Gênes et que les puissantes familles, qui, quoique exilées, tenaient encore tant de place dans l'État, fussent induites à reconnaître sa domination; alors seulement elle pouvait être affermie. Le pape écrivit des lettres affectueuses aux chefs de ce parti, leur prêcha la concorde et les invita à venir devant lui traiter de leur réconciliation. La réponse fut faite au pontife au nom du conseil de créance des Génois émigrés fidèles de la sainte mère Église et de l'empire. On y demandait des sauf-conduits du roi Robert pour les députés que le conseil enverrait à Avignon. En effet, ils y vinrent et y trouvèrent des ambassadeurs de leurs adversaires. On négocia plusieurs mois, mais sans succès. Bientôt après Robert parut à Gênes en personne (1324) et s'y occupa d'intrigues afin de prévenir le terme où son pouvoir devait expirer. D'abord, écoutant les conseils de la noblesse, il cassa l'association de l'union du peuple qui était devenue le véritable gouvernement de la ville, il abolit les autres corporations populaires qui s'étaient spontanément formées. Il affecta de supprimer en même temps un comité, que la noblesse guelfe s'était donné, mais il le recréa aussitôt en autorisant l'action de huit commissaires nobles chargés des intérêts de la caste et du parti. Ensuite la question de la prorogation du terme de son gouvernement fut indiquée à l'opinion, et bientôt occupa tous les esprits; plus elle s'agitait, plus la ville était divisée. Presque toutes les classes inférieures, travaillées et gagnées, particulièrement tout ce qui servait le palais, criait hautement qu'il fallait continuer la seigneurie pour vingt-cinq ans, pour cinquante ans, pour la vie de Robert et de son fils, enfin à perpétuité. Quelques nobles et l'immense majorité des bonnes maisons populaires, de cette nombreuse bourgeoisie notable qui de père en fils se maintenait dans Gênes et dans le reste de l'État, toute cette classe supérieure amie de la liberté, instruite par ses traditions de famille à rejeter le joug d'un maître, se refusait à toute prolongation. Après une négociation orageuse, Robert, dont le pouvoir avait encore deux ans à durer, fut content qu'il fût continué pour six ans de plus. La concession parut faite avec assez d'unanimité. Le roi partit aussitôt pour son royaume de Naples. Les galères génoises étaient à ses ordres, il les employa dans une expédition contre la Sicile commandée par son fils, mais dont le fruit, après plusieurs mois de séjour dans l'île, se borna à dévaster les environs de Palerme sans pouvoir pénétrer dans la ville.
Les Génois furent regardés apparemment comme simples auxiliaires. Peu après, le roi de Sicile les invita à reprendre leur commerce avec ses sujets et à fréquenter son île comme autrefois; il leur donna d'amples sauvegardes pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Ils en profitèrent avec joie, non sans déplaire à leur seigneur le roi de Naples, jaloux de ces rapports. Il y a longtemps que le commerce est accusé d'être neutre, surtout par les ambitieux qui font des intérêts personnels de leur domination le seul intérêt des États.
A cette époque les princes d'Aragon entrèrent dans une autre relation avec les républiques d'Italie. Un juge d'Arborea, mécontent des Pisans, introduisit en Sardaigne le roi Jacques, qui, amené par cette intrigue, vint se prévaloir du titre de roi de l'île que Boniface VIII lui avait concédé autrefois. Les villes des Pisans furent attaquées; ils firent de grands efforts pour les défendre. Ils prirent à leur service les galères des émigrés de Savone, et Gaspard Doria les commanda; mais leurs troupes de débarquement furent défaites, et la Sardaigne fut perdue pour Pise. A Gênes on fut loin de se réjouir du nouveau désastre de cette ancienne émule et de la part que les émigrés génois en ressentaient. La conquête du roi d'Aragon était fâcheuse et son voisinage menaçant pour tous. Il semble aussi que les factions étaient moins animées. Gaspard Doria ramenant ses galères de Pise à Savone, rencontra des bâtiments de Gênes; il les respecta. Il fit bon accueil à ceux qui les montaient et les assura qu'il n'entendait faire dommage à aucun de ses compatriotes.
Bientôt l'Italie fut occupée d'un autre incident. L'empereur Louis de Bavière vint chercher la couronne de fer à Milan et la couronne d'or à Rome. Les gibelins prirent une nouvelle confiance à sa venue; les guelfes de Gênes tremblaient que Louis ne se détournât de son chemin pour leur ruine; mais il ne les menaça que de loin. Cependant, de Rome l'empereur se disposait à marcher sur Naples. Les deux factions génoises étaient à la veille de prendre une part sanglante à ce démêlé. Ceux de la ville avaient à la solde du roi Robert quarante galères; trente-cinq, armées à Savone par les émigrés, avaient joint celles du roi de Sicile. Cette flotte, réunie dans le golfe de Naples, attendait pour agir l'apparition de l'empereur; mais Louis séjournait à Rome avec son armée et y fatiguait les Romains de hauteurs et d'exactions. Bientôt, craignant un soulèvement, il se mit en sûreté à Viterbe. Aussitôt le peuple romain éclata, s'empara du gouvernement et se régit en république. Le roi de Naples accourut sous prétexte de le défendre: révolution et invasion que les guelfes de Gênes célébrèrent comme l'événement le plus fortuné pour leur cause. Les flottes se retirèrent sans combat.
Bientôt, décrié dans l'Italie entière, Louis ne songe plus qu'à retourner en Allemagne, et bassement fait argent de toutes ses conquêtes. Il ne s'embarrasse ni des voeux des peuples ni des intérêts des princes. Les Visconti qu'il avait dépouillés retournent à la seigneurie de Milan (1329), Marc, l'un d'eux, s'était mis au service de l'empereur comme condottiere avec des troupes allemandes qu'il avait levées. La solde lui était due pour lui et pour ses compagnons. Lucques, faute d'autre valeur, lui fut donnée en payement. Mais il n'était ni assez fort pour garder cette acquisition ni assez riche pour se libérer envers ses troupes sans la revendre. Il la mit aux enchères, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les Florentins la marchandèrent et furent sur le point de l'obtenir. Les Pisans firent les plus grands efforts pour rompre un marché qui donnait à leurs émules et à une république guelfe une telle augmentation de territoire et de puissance. Par leurs intrigues un émigré génois, Gérard Spinola, fut l'acheteur de cette seigneurie. Il désintéressa les créanciers allemands.
En ce temps et après la retraite de l'empereur, tout était en révolution. Le duc de Calabre, que les Florentins avaient accepté pour seigneur, vint à mourir, et ce peuple se garda de chercher un autre maître; il reprit son indépendance et constitua sa démocratie. Au même moment les Pisans se débarrassaient du lieutenant impérial que l'empereur leur avait laissé. On ressentait à Gênes l'effet de ces agitations. On enviait ces exemples, la moindre occasion appelait à tenter de les imiter, et de moment en moment le peuple faisait sentir sa force (1327). Si un noble a querelle avec les matelots des équipages de ses galères, le peuple prend parti pour ceux-ci avec la violence d'une émeute. La famille Cattaneo est accusée d'avoir fait disparaître un prisonnier; la foule prête main- forte en tumulte à l'abbé du peuple qui va prendre vengeance de la témérité de ces nobles. De cette affaire, quand elle s'assoupit, non- seulement l'aigreur et les jalousies restent entre le peuple et la noblesse, mais il en naît entre les nobles mêmes. Les Grimaldi, les Fieschi et leurs partisans s'étaient dispensés de venir au secours des Cattaneo. On les accusa, dans cette prétendue neutralité, de se servir du peuple pour s'élever au-dessus de leurs égaux, et pour s'emparer de la domination. On protestait hautement que plutôt que d'accepter leur tyrannie, on rendrait la ville aux gibelins.
Ces sentiments préparaient du moins la réconciliation avec les exilés de ce parti, et d'autres motifs y conduisaient. La guerre était onéreuse à tout le monde et n'avait que trop duré. Si on la considérait comme née de la jalousie du gouvernement de la patrie commune, les gens sages s'apercevaient que la querelle était intempestive, puisqu'on avait un maître étranger. Si l'on rapportait les divisions à celle qui séparait les guelfes et les gibelins, on reconnaissait qu'elle avait tous les jours moins de fondement et d'intérêt, et proprement l'on ne savait plus à quels chefs et à quels motifs rattacher ces noms funestes tristement héréditaires.
Le roi de France, Philippe de Valois, avait entrepris de se rendre arbitre de la paix de Gênes. Il manda à Paris les députés des deux partis et ceux du roi Robert. On n'avait pu conclure quand de nouvelles circonstances vinrent presser le rapprochement. Les hostilités des Catalans menaçaient les Génois sans distinction, et le péril commun devait les réunir. Mais Jean de Bohême en Italie eut plus d'influence encore (1331). Ce prince, fils de l'empereur Henri VII, élevé en France, brave, léger, bouillant, après avoir rendu des services essentiels à Louis de Bavière en Allemagne, vint en aventurier au milieu des Italiens. Il se portait pour chef des gibelins, à cause de ses liaisons avec l'empereur, et il arrivait d'Avignon, ami des Français, approuvé par le pape, en intelligence avec le légat. Usant de tous ces avantages et s'annonçant en pacificateur, il se fit accepter pour seigneur dans plusieurs villes. Gérard Spinola, l'acheteur de la seigneurie de Lucques, assiégé par les Florentins (1332), l'appela dans sa ville et fut obligé de la lui abandonner sans avoir retiré le prix de son acquisition. Cependant les deux factions et les communes s'aperçurent que Jean de Bohême ne travaillait que pour lui; on finit par le traiter partout en ennemi (1333.) Alors, à l'exemple de l'empereur Louis, il ne craignit pas de vendre les villes qui s'étaient données à lui; de nouveaux tyrans lui durent leurs petites dominations. C'est la pacification qu'il laissa à l'Italie; il en disparut; mais pendant que son ambition y tenait les princes en défiance, Robert avait senti la nécessité de ne pas laisser les Génois divisés plus longtemps et prêts à prendre, les uns ou les autres, la protection d'un tel arbitre. Il y eut d'abord des trêves; puis, quand la négociation eut été assez avancée, douze députés choisis par chaque parti se rendirent en commun à Naples afin de prier le roi de dicter lui-même la paix. Il les reçut avec une égale faveur. Il arma chevalier de sa propre main Tasan Doria, l'un des ambassadeurs gibelins. La paix fut conclue; le retour fut ouvert à tous les émigrés; il y eut entière abolition du passé; pour l'avenir, sous le gouvernement royal, les magistratures et les emplois furent répartis en nombre égal aux gibelins et aux guelfes. La nouvelle du traité fut célébrée à Gênes par les actions de grâces de l'Église et par les démonstrations de la joie populaire. On vit arriver ensemble et en parfaite union les négociateurs de retour de Naples. Ceux des gibelins, après avoir été accueillis à Gênes, allèrent à Savone rendre compte de leur mission; mais là, quelques membres de l'une des familles les plus puissantes, on ne nous dit pas si ce furent des Doria ou des Spinola, soulevés contre cet accord, entreprirent de le faire rejeter dans les conseils du parti. On n'avait pu, disaient-ils, conclure la paix sans l'aveu du roi de Sicile, leur allié. Pour empêcher la publication du traité, ils eurent recours aux armes; mais leur propre famille désavoua ces ennemis de la concorde publique, et les cris de mort à qui s'oppose à la paix, décidèrent enfin le petit gouvernement des émigrés; le traité fut ratifié, proclamé dans Savone; et des envoyés allèrent aussitôt à Gênes opérer la réunion si longtemps attendue.
CHAPITRE IX.
Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.-
Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
La guerre civile avait duré quatorze ans (1317 à 1331). Elle avait abondé en désastres pour les deux partis. Elle avait fait d'un roi étranger le seigneur d'une république libre. Les Lombards, les Toscans et jusqu'aux mercenaires allemands avaient ravagé plus d'une fois le territoire. A dix lieues de Gênes le port de Savone avait recélé des flottes de corsaires qui n'avaient point laissé de sécurité au commerce maritime. La mer comme la terre avait été un théâtre de déprédations.
Il faut entendre sur ces calamités un historien du pays1 qui avait conversé avec les contemporains de l'époque, qui, avec le témoignage des vieillards, avait recueilli les mémoires domestiques des familles; il faut s'en rapporter surtout à une lettre citée par cet écrivain, adressée à l'issue de cette triste querelle à Salogro de Negri, l'un des Génois guelfes les plus distingués, par Gérard Spinola, ce gibelin qui acheta et revendit Lucques, en paya le prix et en perdit le remboursement. Ces récits énumèrent les ravages, incendies des édifices et des navires, récoltes détruites, arbres abattus à plaisir, vignes arrachées, capitaux dilapidés. La dégradation morale avait suivi les infortunes. Ces pertes, les longues privations de l'exil avaient réduit beaucoup de familles nobles à la misère et à l'avilissement. Un grand nombre d'individus étaient allés errant et cherchant à gagner leur vie dans les pays lointains; les plus braves s'étaient faits soldats aventuriers; plus d'un pour toute industrie s'était adonné au brigandage et aux bassesses. On avait fait un honteux trafic de captifs; tel spéculait sur la rançon de ses plus proches, s'il pouvait les avoir prisonniers entre ses mains. Les mariages interrompus ne rendaient plus de fruits; trop souvent les femmes, en suivant leurs maris dans les hasards de la guerre, en étaient devenues les victimes, outragées et enlevées par les vainqueurs; ou, éloignées de leurs époux, elles avaient oublié dans ce long abandon leur rang et leur vertu. On avait vu des matrones de noms illustres réduites à la condition de courtisanes et vivant du prix de leur infamie. La triste consolation du patriotisme de celui qui a tracé ce sombre tableau est d'avertir que le vertige n'avait pas atteint les Génois seuls. La cause et ses funestes et honteux effets régnaient sur l'Italie entière. La discorde agitait à la fois la Lombardie et la Toscane. Les vains noms de gibelins et de guelfes n'étaient pas les symboles uniques des factions. Ceux de noirs, de blancs, vingt autres signes de ralliement divisaient chaque ville, y mettaient aux mains les citoyens entre eux, les gibelins dans Pise, les guelfes dans Florence et dans Bologne. Partout le peuple était apposé à la noblesse; les nobles se disputaient le pouvoir; de petits tyrans voulaient devenir souverains, et par-dessus tout, l'ambitieuse maison d'Anjou agitait toutes les passions pour fonder une grande domination monarchique sur tant de républiques indépendantes.
La paix, rétablie sous son influence intéressée parmi les Génois épuisés par la guerre, dura du moins quatre années. La nécessité de résister à des ennemis extérieurs inspira des efforts communs et fit ajourner les prétentions et les querelles. On avait eu souvent à se plaindre des corsaires catalans et quelquefois on les avait sévèrement réprimés. Ce peuple belliqueux, aventureux et avide de pillage, avait profité de l'affaiblissement des Génois pendant leurs dissensions pour se rendre plus redoutable sur la mer. Leur seigneur, le roi d'Aragon, depuis son établissement en Sardaigne était ennemi des Génois, gouvernés d'ailleurs par l'émule de sa maison.
Avant même que les émigrés eussent effectué leur rentrée, les Catalans avec quarante galères avaient insulté les côtes de la république de Monaco, jusqu'à Porto-Venere. Quand les Génois eurent complété leur réunion, Antoine Grimaldi, élu amiral, conduisit quarante-cinq galères sur les côtes de la Catalogne. Il brûla des vaisseaux et rendit ravage pour ravage. Le roi d'Aragon, qu'il envoya défier, lui fit répondre qu'il trouverait sa flotte à Majorque. Le Génois y vint en effet, il entra dans le port et y détruisit des galères; il remit rapidement à la voile, força les obstacles opposés à sa retraite et revint à Gênes après cet exploit (1333). Ottobon de Marini, Jean Cicala, Salogro de Negri furent successivement chargés de continuer cette guerre (1334). Ils poursuivirent l'ennemi sur les côtes de Provence, en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Un grand convoi catalan portait dans cette île des troupes destinées à y enlever à la famille des Doria les seigneuries qui leur étaient restées: mille huit cents combattants montaient cette flotte; cent quatre-vingts nobles qui en étaient les chefs y avaient embarqué leurs femmes, leurs familles et leurs richesses. De Negri les attaqua. Dix jours et dix nuits il les poursuivit sans relâche, combattant tout ce qui se laissait atteindre. Les vaisseaux furent capturés dans leur fuite. Peu de ceux qui les montaient échappèrent. Le plus grand nombre périt; trois cents captifs furent envoyés à Gênes. On déposa sur la côte de Sardaigne six cents blessés. Les femmes furent reconduites jusqu'à Cagliari, religieusement gardées de toute insulte. Un noble espagnol qui n'avait pas espéré tant d'égards avait poignardé la sienne au moment où le vainqueur montait à l'abordage: de Negri indigné fit trancher la tête à ce barbare. Les Catalans avaient quelquefois massacré ou pendu leurs prisonniers; de Negri, usant de représailles, descendit devant Cagliari et fit pendre deux de leurs capitaines aux fourches que les Catalans eux- mêmes avaient dressées. Cette guerre maritime s'étendait partout. Les galères des Génois de Péra allèrent chercher les Catalans dans les eaux de l'île de Chypre et les poursuivirent sur les côtes d'Égypte. Gênes et ses colonies étaient en paix avec le soudan. Bernabo Doria, l'amiral génois, fit une descente, il s'abstint de toute hostilité envers les habitants, mais, sans ménagement ni scrupule pour la neutralité des Égyptiens, il détruisit par le feu les corsaires ennemis.
(1315) Cependant, il semblait à Gênes que la paix intérieure avait déjà trop duré. Le gouverneur que le roi Robert avait laissé après lui avait entretenu la concorde. Son impartialité avait obtenu la confiance. Tout à coup un successeur lui fut nommé. Les gibelins furent blessés d'un changement dont le dessein leur avait été caché, ils le jugèrent concerté avec le parti guelfe et destiné à les remettre sous la prépondérance de leurs ennemis. Vainement la magistrature mi-partie qui administrait la république réunissait ses efforts pour calmer la méfiance et écarter les sujets de trouble, la fermentation croissait de jour en jour. Les guelfes furent contraints de céder. Le lieutenant du roi de Naples fut remercié, gardé de tout outrage, lui et les siens, et honorablement renvoyé. Les nobles et le peuple réunis nommèrent capitaines de la république, pour dix ans, Raphaël Doria qui avait été amiral de Sicile, et Galeotto Spinola de Lucoli. On régla que sous leur autorité le gouvernement se composerait d'un abbé du peuple et de conseillers ou anciens. Quand ce régime eut pris son assiette, plusieurs guelfes, de ceux qui s'étaient absentés au premier moment, revinrent et jurèrent obéissance au gouvernement reconnu. A la même époque, nombre de populaires guelfes renoncèrent à leur couleur et se déclarèrent gibelins; mais les Fieschi se montrèrent irréconciliables avec cette révolution.
Sous le nouveau gouvernement, au bout d'un an, on parvint à faire la paix avec les rois d'Aragon et de Majorque; mais il fallut recommencer à combattre avec les guelfes, nouveaux émigrés réfugiés à Monaco. C'était maintenant à eux de faire le métier de corsaires.
Une telle guerre dégénérait en piraterie de la part des Génois de Monaco. Mais neuf de leurs galères, commandées par François de Marini, pour aller protéger leur faction dans les colonies du Levant, furent rencontrées à l'entrée de la mer Adriatique par dix galères des Vénitiens. En vertu de la domination exclusive que ceux-ci affectaient sur ce golfe, l'amiral génois fut sommé de rendre compte de sa navigation dans ces parages. De Marini répondit que ni lui ni sa patrie n'avaient affaire ni ne devaient rendre raison aux Vénitiens. Il fut défié et attaqué sur cette réponse. Après un long combat, il prit ou brûla six des dix galères de Venise. Tandis que le gouvernement des gibelins se renforçait, leurs propres partisans n'étaient ni d'accord ni obéissants. Un Spinola fit révolter le bourg de Voltaggio et s'empara à son profit de l'important péage qu'on y levait.
A Albenga deux familles se faisaient une guerre à mort. Les Spinola soutenaient l'une, les Doria ne se firent pas scrupule d'amener à la défense de l'autre quarante barques pleines d'hommes armés. Une révolution plus décisive devait cependant arriver, et, chose bizarre, c'est un démêlé de matelots et de capitaines, en France, sur les côtes de l'Océan, qui allait en amener l'occasion.
Des Génois étaient depuis longtemps à la solde des puissances étrangères. Edouard III et Philippe de Valois les avaient employés tour à tour2. La supériorité, la bravoure de leurs marins, étaient appréciées et leurs secours enviés dans la guerre maritime. Les émigrations causées par les troubles civils avaient multiplié cette fréquentation; en tout sens la dextérité génoise avait été distinguée et accueillie. On trouve un Léonard Pessagno qui avait capté la confiance d'Edouard. Il l'avait honoré du titre de sénéchal d'Aquitaine et l'avait expédié à Gênes avec ses pouvoirs afin d'affréter des galères pour ses guerres d'Ecosse. Il est vrai que peu après le roi le destitue, lui demande compte et le constitue reliquataire, tandis que Pessagno se prétend créancier. Nicolas Usodimare est à son tour connétable de Bordeaux et vice-amiral de la flotte anglaise. Edouard, près d'entrer en guerre avec les Français, avait encore à sa solde des galères de Jean Doria et de Nicolas Fieschi. Il écrivait à la commune de Gênes, et, au nom de l'antique amitié, il la conjurait de ne pas donner de secours à son adversaire; mais Philippe l'avait gagné de vitesse. Il venait de conclure des traités qui lui engageaient vingt galères de Gênes et autant de Monaco3. Un ancien armateur de Porto-Venere, Pierre Barbavera, qui servait en France depuis quelque temps, commanda ces galères4. Elles renforçaient une flotte de bâtiments normands ou bretons sous des amiraux français. Ils commencèrent les hostilités. On ravagea la côte anglaise, on pilla Southampton5. Mais la chance tourna plus tard. Edouard arma une flotte nombreuse. A son approche, Barbavera avait insisté pour l'attaquer en haute mer. Les amiraux français s'obstinèrent à serrer le rivage, et là, combattant avec désavantage, ils furent écrasés. Le Génois se mit à couvert avec les galères de son pays6. Plus tard on le voit fixé au service de la France, y établissant sa famille, et récompensé d'une pension de deux cents livres assignée sur la sénéchaussée de Beaucaire7. Cependant, suivant les récits français de ce temps, on disait qu'à cette malheureuse bataille navale, l'amiral génois avait d'habiles matelots, mais de très-mauvais combattants8. Les archers de Gênes étaient fameux et ils ne manquaient pas; mais les commandants des galères s'étaient procuré des recrues moins coûteuses. Ces témoignages recueillis sur le théâtre de la guerre expliquent la narration génoise. Une partie des équipages qui servaient Philippe se révoltèrent contre l'avarice d'Antoine Doria, un de leurs chefs, et contre les autres nobles commandants de la flotte. Ils leur imputaient de retenir le salaire des pauvres gens de mer et de leur donner des comptes infidèles du profit commun. Le principal auteur de l'insurrection était Pierre Cappuro, marinier natif de Voltri près de Gênes. Guidés par lui, les matelots chassèrent leurs capitaines et s'emparèrent des galères. Les chefs, appuyés par le gouvernement français, eurent bientôt raison de cette violence. Cappuro, qui avait soutenu sa cause devant le roi, fut envoyé en prison. Alors une grande partie des équipages abandonna la flotte. Ces marins regagnèrent leur patrie, marchant unis et accusant à grands cris la noblesse d'avidité, d'injustice et d'insolence. Dans cette disposition, à leur entrée dans Savone, ils criaient Vive Cappuro, et le faux bruit que, depuis leur départ on l'avait fait mourir, vint encore les exaspérer. Le peuple, les artisans, les mécontents de toute espèce se joignirent à eux, et leur bande devint une ligue. On convint d'un jour où l'on prendrait les armes dans Savone. Ce jour venu, le peuple s'organisa comme une armée. Des gens sages faisaient des efforts pour détourner cette tempête. Edouard Doria fut envoyé de Gênes pour la calmer, sa présence la fit éclater, il fut mis en prison; les insurgés établirent régulièrement leur gouvernement, composé de deux recteurs et de quarante conseillers (vingt mariniers et vingt artisans). Cette troupe se répandit dans les campagnes, et, en marchant vers Gênes, elle occupa plusieurs bourgs où l'on fit cause commune avec eux. Alors un esprit public se manifesta dans la ville même; non sans doute qu'on voulût y donner l'autorité à la populace, mais de toute part on déclara aux capitaines qu'on ne resterait pas sous leur pouvoir absolu. On réclama la nomination de l'abbé du peuple, maison la voulait réelle et non abandonnée à leur désignation au moyen de laquelle les familles notables, regardant cette magistrature comme trop au-dessous d'elles, l'abandonnaient à des hommes obscurs et serviles. Tout était changé, on exigeait une élection régulière et libre. Doria et Spinola y consentirent sans résistance, si ce n'est avec plaisir. Vingt électeurs populaires furent pris tant dans la ville que dans les trois districts ou vallées de sa banlieue (1339); cette fois l'opinion était fortement agitée par l'attente de la nomination. Les électeurs étaient renfermés pour y procéder. Ils devaient proclamer leur choix dans le prétoire du palais public, où les deux capitaines siégeaient sur leur tribunal. La foule remplissait la salle; le bas peuple et la haute bourgeoisie s'y étaient portés avec une égale curiosité: on y voyait avec les artisans les commerçants les plus considérables, entre autres, Boccanegra, neveu du premier capitaine populaire de la république. Le choix, difficile à faire sans doute, se faisait désirer depuis longtemps et l'impatience populaire se manifestait par des murmures. Un ouvrier doreur, grossier et qui passait pour fou, s'avise de monter à la tribune sans congé des magistrats et se prend à demander si l'on veut qu'il dise ce qu'il faut faire pour le salut du pays. On prit sa demande pour une bouffonnerie, et, tandis que les uns voulaient l'obliger à se taire, d'autres trouvaient amusant de l'inviter à parler. «Mais, leur répondit-il, ce que je dirai le ferez-vous?» Certainement, lui criaient les mêmes voix. Les autres lui imposaient encore silence. «Il n'importe, s'écria-t-il enfin, je le dirai, ce que nous avons à faire; choisissons Simon Boccanegra.» A ce nom, les yeux se tournent vers le citoyen désigné par cette invitation bizarre, fortuite ou concertée, c'est ce qu'on ne saurait dire. Au milieu de la rumeur élevée, le cri de Boccanegra, Boccanegra! prend consistance et bientôt étouffe toute autre clameur. Simon est entouré, enlevé malgré sa résistance et porté sur le tribunal auprès des capitaines. On lui met l'épée de la république entre les mains. Au bruit, les électeurs sortent de leur séance et voient assez qu'ils n'ont pas d'élection à faire. Cependant, quand Boccanegra parvient enfin à se faire entendre, il remercie ses concitoyens populaires de la confiance qu'ils mettent en lui et de l'honneur qu'ils prétendent lui faire; mais, faisant allusion à ce qu'avait été son oncle et à l'espèce d'hommes qu'on avait faits abbés du peuple jusqu'alors, il proteste qu'il ne le sera point. Ce n'est pas ce qu'ont été les auteurs de sa famille9, et il rend l'épée. Son refus trouble la multitude; des voix confuses se font entendre et au milieu d'elles quelques-unes s'écrient: «S'il ne veut être abbé, qu'il soit seigneur.» Les capitaines, attentifs à ce qui se passait et commençant à craindre l'effet de cette proposition nouvelle, s'emparent de lui et le conjurent de se rendre au voeu général. Boccanegra, comme encouragé par eux, mais répondant à la fois à tout ce qu'on lui offre, s'avance et crie au peuple: «Eh bien! mes maîtres, je serai tout ce que vous voudrez, seigneur, abbé du peuple, il n'importe, j'obéirai.» «Plus d'abbé, répond le peuple, qu'il soit seigneur, qu'il soit seigneur.» «Je le vois, réplique Boccanegra, vous m'ordonnez d'être votre seigneur. Je le serai donc. Voulez-vous aussi avoir des capitaines?» «Non! non!» c'est le cri universel. «Qu'il soit notre duc, notre doge!» Sous ce nouveau titre de seigneurie, Simon Boccanegra, aux acclamations de vivent le peuple, la commune et le doge! est promené en triomphe à l'église de Saint-Cyr, à sa propre maison, enfin au palais public, dont il prend possession. Les capitaines déchus s'en étaient dérobés, et ils ne regagnèrent pas leurs demeures sans péril et sans insulte; bientôt ils sortirent de la ville. La population se livra à quelques excès pour signaler la défaite de la noblesse. Les matelots, en souvenir de la querelle occasion de ce tumulte, allèrent piller quelques palais Doria. Le doge monta à cheval aussitôt pour réprimer ces désordres. Un brigand fut rencontré chargé du butin d'une maison pillée. Boccanegra, pour premier acte d'autorité, lui fit trancher la tête. Mais l'ordre ne se rétablit pas avant que le peuple se fût emparé des registres des redevances dues au trésor par les particuliers, du rôle des impôts, des livres de la douane et de ceux des autres perceptions fiscales pour en faire des feux de joie sur les places publiques.
Cependant cette élection tumultuaire fut ratifiée le lendemain par des serments solennels. Les citoyens de la ville et de ses vallées, rangés sous les armes en entourant l'église de Saint-Laurent, saluèrent d'acclamations réitérées le nouveau doge, qui se rendit au milieu d'eux. Sa dignité fut confirmée et déclarée à vie. Les conseillers, au nombre de quinze, nommés pour l'assister et pour gérer les affaires publiques, furent tous populaires, et l'ancienne division politique se ranimant, on ne nomma dans ce conseil de plébéiens que des gibelins. Les nobles guelfes furent même relégués à leurs champs; mais plusieurs vinrent d'eux-mêmes offrir leur personne et leur fortune au gouvernement nouveau. Quant aux nobles gibelins, on exila quelques membres des deux principales familles; il fut libre aux autres de rester; en somme, la révolution fut contre toute la noblesse. La dernière violence de ces journées tomba sur Robello Grimaldi; rencontré dans la rue, il fut attaqué par le peuple. Quand le doge vint au secours, on lui cria de laisser exercer la vengeance de sa famille sur la race qui avait causé la ruine de son oncle: tel était en ce moment l'esprit de la multitude; Grimaldi leur fut dérobé à grande peine.
Enfin le gouvernement prit son libre cours. On institua des anniversaires pour remercier Dieu et les saints protecteurs de ce grand événement; avant la fin de l'année tout l'État, excepté ses deux points extrêmes, Vintimille et Lerici, reconnaissait les lois du doge de Gênes.
LIVRE CINQUIÈME.
LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. -
GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES
NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES.
- GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA.
1339 - 1381.
CHAPITRE PREMIER.
Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, doge noble.
Les historiens et les traditions du pays ont attaché à l'élévation du premier doge une si haute importance dont l'impression durait encore de nos jours, qu'on pourrait s'en étonner en voyant bientôt que le pouvoir sous ce nouveau titre ne fut pas plus stable que sous tant de magistratures créées et détruites avant celle-ci. Mais le nom de doge, conservé pendant deux cent cinquante ans, quoique rien ne ressemblât moins à la souveraineté destinée à Boccanegra que la présidence biennale des doges de la république moderne, reportait les souvenirs populaires sur l'homme pour qui ce nom avait été emprunté à Venise.
L'événement avait aussi des conséquences faites pour laisser de longues traces, et aucune autre époque n'est plus propre à s'y arrêter un moment pour observer dans la constitution de la république génoise les progrès de la lutte des éléments de la démocratie et de l'aristocratie.
Et d'abord, ce nom de constitution ne signifie pas ici une législation positive et permanente, une charte; on a pu remarquer et l'on verra encore que le plus souvent chaque changement de personne dans le gouvernement amenait un remaniement de ses lois organiques. Quand celui qui gouvernait devenait odieux, ou qu'il s'élevait contre lui un compétiteur plus puissant, le pacte juré entre la république et lui n'était ni l'arme capable de le défendre, ni une pièce de son procès; la force le renversait, et pour un autre chef on faisait une loi nouvelle. Il ne surnageait dans ce chaos de statuts que quelques usages, maximes plutôt transmises qu'écrites, qui, devenues la foi publique, circonscrivaient les pouvoirs et conservaient la tradition des libertés.
Gênes n'avait d'abord réglé son gouvernement que sur le modèle de ses associations maritimes: dans la navigation mercantile, le patron dirige, mais tous les habitants du bord sont appelés à son conseil dans les cas difficiles; de même, ce peuple avait abandonné la conduite des affaires de la république à des consuls, en se réservant d'être consulté en parlement pour décider des plus importantes.
Quand les familles consulaires notables devinrent une noblesse, l'opinion publique s'y accoutuma bientôt; car les mains qui avaient saisi le timon étaient les mêmes par lesquelles on était habitué à le voir manié, et rien ne semblait changé à la tenue des parlements.
La jalousie des nobles entre eux, leur hauteur et leur despotisme excitèrent souvent des plaintes dans le peuple; mais leur caste n'en reste pas moins une institution révérée, enracinée dans les moeurs, indépendante du pouvoir qu'on lui avait laissé prendre; plus tard on le lui dispute, on l'en dépouille même: ce fut toujours sans cesser d'attacher à son illustration la vanité nationale. L'ostracisme dont on frappait les nobles impliquait encore la reconnaissance de leur grande existence dans la république. Enfin, avec le temps, d'éminents populaires se firent presque princes sans oser se dire nobles.
Or, c'est l'établissement du premier doge qui est l'installation définitive de la bourgeoisie au pouvoir. Alors finit réellement le règne de la noblesse; aucune incapacité, il est vrai, ne fut prononcée au premier moment contre les nobles gibelins individuellement; mais, humiliés et révoltés, ils s'attirèrent l'interdiction pour tout noble, bientôt de la dignité de doge, ensuite de la première place du gouvernement, sous quelque nom qu'elle fût déguisée; exclusion qui, devenue la principale loi traditionnelle de la république, a duré cent quatre-vingt-dix ans.
Mais on n'avait longtemps distingué que la noblesse et le peuple. Le peuple n'était qu'un seul corps sous la loi de l'égalité, et cette masse commença à se désunir. Les classes inférieures pressentaient dans leur propre sein une seconde aristocratie que préparait la richesse. Les artisans étaient jaloux des marchands, et ils ne voulaient pas supporter le poids d'une double supériorité. Forts de leur nombre, ils revendiquaient une part d'autorité. Quant à l'élévation du capitaine Boccanegra, on forma un grand conseil qui devait faire tomber en désuétude les parlements ouverts à tous les citoyens: parmi les catégories dont on le composa, les consuls de trente-trois métiers furent appelés comme membres essentiels de cette représentation de la république. De ce moment, les artisans prétendirent compter comme un corps politique. La prévoyance des nobles fortifia cette prétention pour l'opposer à celle de la haute bourgeoisie. Ils caressèrent jusqu'à la populace et s'en firent suivre. Mari, dans sa tentative pour saisir le pouvoir, avait effrayé la classe moyenne en recourant à l'assistance des ouvriers. Hubert Doria, marchant à l'usurpation, n'ayant dans son cortège ni les riches, ni les bons, abandonne au pillage les maisons qui sur son passage lui faisaient obstacle. On s'avise d'imposer aux capitaines gibelins pour collègue un tribun, un abbé du peuple. Il siège avec eux; l'épée de la république est même le symbole dont on le décore; et cette fonction, si relevée en apparence, tombe si bas que les citoyens notables la refusent comme au-dessous d'eux. Quand de nouvelles dissensions entre les nobles mettent Gênes au pouvoir du roi de Naples, Robert, une réunion populaire se forme pour exercer spontanément la justice distributive et répressive: ce sont les artisans qui y dominent et qui se chargent de l'exécution (tentative que plusieurs fois ils renouvellent dans la suite). Les matelots revenant de France, soulevés contre leurs nobles capitaines, composent leur gouvernement d'artisans et de mariniers exclusivement. Enfin c'est un artisan qui prend à Gênes l'initiative de la nomination du doge Boccanegra. Ces premiers faits avertissent suffisamment qu'il y a là un élément de plus à compter avec les nobles et les bourgeois; et nous allons le voir croître en importance d'époque en époque.
Pour compléter l'idée qu'on peut se faire de ce gouvernement populaire, il serait curieux de savoir quelles étaient au juste la forme et l'autorité de ses parlements. Rarement les annales s'expliquent nettement sur de tels sujets. Mais en observant ce qu'elles indiquent en diverses occasions, il paraîtrait que là aussi les usages ont changé plus d'une fois. Cependant, même quand la délibération n'était plus laissée à la masse des citoyens, longtemps l'influence prépondérante de l'institution s'était assez bien conservée, grâce à la puissance de la publicité. Dès les anciens temps on trouve les parlements rassemblés au son de la cloche dans l'église ou sur la place Saint-Laurent, et c'est à l'époque même où le conseil dispose des affaires. Là, souvent on reçoit les ambassadeurs. Quelquefois c'est eux qui ne veulent parler au conseil que devant le peuple réuni, quand ils viennent offrir l'alternative menaçante de la paix ou de la guerre. Dans ces assemblées, le conseil prononce, mais l'assentiment, les acclamations du peuple semblent y dicter les résolutions. C'est un appel à l'opinion nationale, irrégulier, mais certainement imposant. Que des hommes apostés entreprissent de diriger cette opinion au gré des magistrats, c'est ce qui est fort probable; mais on ne peut considérer comme une vaine forme une telle consultation, où l'opposition, pour peu qu'elle fût consistante, devait se résoudre en tumulte.
En certain temps, le conseil, dans les cas graves, se renforçait d'un nombre de notables. Nous rencontrons des exemples de convocations tantôt de cent, tantôt de trois cents citoyens. Nous ne savons rien sur la manière de désigner ces adjoints temporaires. Le conseil était probablement seul arbitre de ce choix, guelfe, gibelin, ou mi-parti, suivant qu'une des deux factions régnait exclusivement, ou qu'elles se partageaient les sièges des sénateurs comme il fut souvent convenu. On ne peut douter que ces convocations, sous prétexte d'urgence et de promptes résolutions, n'eussent été inventées pour substituer les conseils secrets à huis clos aux parlements assemblés sur la place publique. Nous avons remarqué le conseil de deux cents votants formé de catégories au temps du premier Boccanegra. Mais la réaction populaire qui fit doge le second rétablit l'usage, sinon des parlements délibérant en souverains, du moins des conseils tenus sous les yeux du public. Cette forme était réservée à la séance du second dimanche de chaque mois. La cloche qui le convoquait invitait tous les citoyens à y être présents. Étrangers ou Génois, tout le monde y était admis comme spectateurs: devant eux on traitait les affaires, on opinait. Cette institution chère au peuple se conserva longtemps; seulement il serait difficile de croire qu'elle se maintint quand l'usurpation et la violence eurent fait de la magistrature suprême une tyrannie despotique. L'historien Stella se souvient d'avoir assisté enfant à une de ces assemblées dans une occasion mémorable (1383); mais son récit nous fait bien voir qu'au temps où il écrivait elles étaient tombées en désuétude. Quant au conseil ou sénat que les populaires composaient seuls sous le doge Boccanegra, les nobles ne tardèrent pas à y rentrer. Enfin on n'a pas oublié que le maniement des finances avait été confié par le peuple à huit nobles: il paraîtrait même que c'est par cette institution que la reconnaissance de la noblesse avait commencé. Cet usage se conserva, soit défiance des populaires entre eux et confiance en ceux mêmes dont on repoussait l'ambition aristocratique, soit sentiment de cette justice qui appelle les plus forts contribuables à surveiller l'épargne où ils versent plus que les autres. La garde du trésor et le soin du fisc restèrent à des nobles au temps même qu'ils étaient exclus du sénat. On ne trouve qu'assez tard des exceptions avérées à cet usage singulier si propre, au milieu des jalousies populaires, à maintenir pour la noblesse respect, crédit et influence1.
Un doge, arrivé au pouvoir comme par hasard, du moins sans préparation ni alliance patente, avait une tâche difficile à remplir au milieu de ces éléments discordants; il devait les dominer tous. Il avait à faire régner l'ordre et la concorde. Quoique bien vu du peuple, Boccanegra n'avait pas gouverné un an qu'il se voyait menacé de toute part (1340). Les nobles émigrés de Monaco s'étaient adonnés au métier de corsaires. Cette nouvelle puissance maritime donnait la main à tous les mouvements qui se tentaient sur le territoire. Les Doria avaient soulevé les vallées d'Oneille; le marquis de Caretto ravageait le territoire d'Albenga en assiégeant cette ville.
Mais le doge gouvernait avec vigueur; il faisait marcher des forces; le marquis s'effraya. Il envoya des ambassadeurs pour traiter: le doge répondit qu'il n'entendrait à rien avant que Caretto eût comparu en personne. Il se soumit à cette sommation menaçante; il se rendit à Gênes où les cris du peuple sur son passage le dévouaient à la mort. Boccanegra le fait jeter dans une étroite prison: après l'avoir endurée trois mois, il céda à la république, Finale et le Cervo. A ce prix il recouvra la liberté (1342).
A l'autre extrémité du territoire le doge se faisait rendre le château de Lerici. Il n'y eut plus alors qui méconnut son autorité que Monaco où les Grimaldi étaient cantonnés, et Vintimille où les mécontents des quatre familles2 avaient cherché une retraite commune. Cependant les menées continuaient. On ne put savoir si des trahisons véritables se succédaient ou venaient échouer devant la vigilance ou la justice de Boccanegra, ou si, défiant et jaloux de son autorité, il sacrifiait des malheureux à un soupçon, et rêvait des complots imaginaires. L'annaliste qui célèbre d'ailleurs la magnanimité du doge fait entendre que l'opinion d'une partie des citoyens était aliénée par la faute de ses conseillers, toujours prompts à condamner et à punir.
(1334) Il est probable qu'une autre cause acheva de nuire à la popularité de Boccanegra et de son gouvernement. Le doge ne devait recevoir de l'État qu'un médiocre salaire de 8,500 livres; mais il se croyait obligé de s'entourer de soldats stipendiés: il en avait sept cents auprès de lui. Leur solde était une dépense supérieure aux ressources ordinaires de la république. Dès la seconde année de ce régime, on frappa la ville d'une contribution de cent mille génuines: rien n'était plus propre à exciter des murmures. Ces germes de mécontentement vinrent enfin à maturité, soigneusement cultivés par l'intrigue.
Les émigrés mettent en mouvement des troupes nombreuses, ils se répandent dans la vallée jusqu'aux portes de Gênes; leurs étendards portent réunis les écussons des quatre familles si longtemps opposées. Ce drapeau est promené sur tout le territoire pour engager les populations à suivre leurs anciens chefs. Boccanegra menacé de si près voit le péril et ne trouve personne pour l'aider à y résister, il est réduit à le conjurer. Il recourt aux nobles de la ville pour les intéresser soit à la défense, soit à la paix, et dès ce moment son pouvoir est perdu; les affronts se multiplient pour sa personne et surtout pour la liberté populaire. Quatre commissaires de la noblesse commencent à dicter une première loi: sous leur influence le conseil plébéien du doge fait place à un nouveau conseil composé en nombre égal de nobles et de bourgeois, mais ceux-ci des moins énergiques. La noblesse, de plus en plus exigeante, dicte des règlements nouveaux qui limitent le pouvoir du magistrat suprême, il n'est plus que l'exécuteur disgracié de leurs volontés. Cependant les émigrés sont sous les murs; loin que personne les attaque ou s'en défende, on voit sortir de la ville à toute heure d'autres nobles qui vont à eux et des populaires serviles qui courent leur prodiguer les félicitations, les hommages, les offres de les servir. Les amis de la liberté s'indignent, ils sentent que la patrie est vendue; on leur impose silence; des commissaires du gouvernement, et toujours un populaire complaisant à la suite d'un noble, vont de rue en rue signifier aux habitants que chacun doit rester sur ses foyers, ne se mêler que de les défendre; si l'on se permet une acclamation, ce doit être vivent le doge et le bon État; le cri factieux de vive le peuple est interdit, il est temps de s'en abstenir. Boccanegra, que personne ne soutient, voit trop bien où les choses en sont venues. Maudissant ceux qui ont si mal tenu les promesses qu'on lui avait faites, il se démet de son pouvoir et sort du palais avec les siens. Il part et va chercher une retraite à Pise3.
(1345) Dès que le jour reparaît, tous les nobles restés dans la ville, les Imperiali, les Mari, les Squarciafichi, descendent sur les places de leurs palais, y arborent leurs drapeaux et se montrent en armes pour imposer au peuple ou pour en détacher leurs partisans. Ce fut un jour d'incertitude et de tumulte, mais on s'observa sans s'attaquer. Le lendemain matin, la troupe soldée se retira, et aussitôt il fut convenu que les émigrés feraient leur rentrée le même jour. Mais le mécontentement du peuple contre eux voulait être ménagé, et, après tout, les nobles de l'intérieur craignaient de se mettre à la merci de cette noblesse insurgée qui viendrait en triomphe reprendre possession de la ville et du pouvoir. On convint que des commissaires ouvriraient les portes, que les arrivants marcheraient en ordre, que les nobles de la ville seraient rangés sur leur passage, que de part et d'autre tous seraient sans armes. L'événement dérangea ces conventions. Les commissaires qui étaient allés au-devant du cortège, virent un des Spinola s'avancer hors de son rang comme s'il venait surprendre une conquête. Ils rétrogradèrent aussitôt, les portes furent précipitamment fermées, les citoyens soulevés retrouvèrent leur cri favori de vive le peuple, et tout traité avec les émigrés se trouva rompu par ce singulier incident.
Cependant la ville était sans gouvernement, il fallait y pourvoir. Les nobles prétendirent se prévaloir des concessions qu'ils avaient dernièrement arrachées à Boccanegra, pour le partage égal entre eux et les populaires des charges du gouvernement. Pour appliquer cette règle au choix d'un doge, on convint de présenter aux suffrages une liste de quatre candidats, deux de chaque ordre. L'assemblée générale se laissa induire à nommer un noble; mais, pour faire acte d'indépendance, elle affecta de refuser les quatre noms qu'on lui présentait; elle élut doge Jean de Murta, noble de bonne réputation4. C'était un homme estimé et modéré; son élection fut ratifiée le lendemain avec les formalités requises. On l'entendit avec plaisir déclarer qu'il se regardait comme un simple président des conseils de la république. On n'avait qu'à régler l'état convenable à cette présidence, la force dont on jugerait à propos de l'assister: il n'entendait coûter au trésor public rien au delà; son conseil fut mi-parti de nobles et de plébéiens.
L'influence de la noblesse continuait autour du gouvernement, mais la majorité des citoyens était loin d'y acquiescer. Ils ne doutaient pas qu'on n'eût renoué les traités pour livrer de nouveau la ville aux émigrés qui se tenaient à portée, qui occupaient même les faubourgs en attendant qu'on leur ouvrît les portes. C'était un grand sujet de murmures. Le voisinage de ces ennemis était d'autant plus à charge que dans les habitants des campagnes et des vallées ils trouvaient ou se faisaient des auxiliaires et grossissaient leurs forces. Un mouvement éclata à Savone où l'aristocratie était haïe plus unanimement qu'à Gênes, un soulèvement populaire, qui en chassa violemment les nobles, donna le signal aux Génois. Le parti plébéien se rendit maître du terrain. Il conserva le doge, mais il licencia son conseil mi-parti, et lui en donna un autre exclusivement composé de populaires, comme au temps de Boccanegra. On enleva les armes à tous les nobles; quelques-uns furent retenus en otage et avec eux nombre de ces plébéiens qui s'étaient faits les fauteurs de la noblesse. Bientôt on sortit par terre et par mer pour aller chasser les émigrés des faubourgs, où ils s'étaient fortifiés. Il y eut du sang de répandu; mais enfin le peuple mit en fuite ses adversaires et les poursuivit à une assez grande distance. Certains nobles, de bonne volonté, participaient à ces expéditions avec le peuple; seulement il paraîtrait par le récit de l'historien qu'ils se tenaient dans des compagnies séparées.
Cependant, par l'entremise d'un cardinal légat du pape, les deux partis acceptèrent pour juge Luchino Visconti, seigneur de Milan. Cet arbitre se hâta d'interrompre les hostilités. Bientôt après il publia une sentence, elle n'était rien moins que définitive; il se réservait de prononcer ultérieurement sur les griefs réciproques, et se bornait à ordonner que les émigrés rentrassent et fussent réintégrés dans leurs biens. Trois Spinola et trois Fieschi, seuls exceptés, étaient privés du droit de rentrer immédiatement. Ils devaient se tenir à dis milles de la ville jusqu'à ce que le gouvernement les rappelât.
CHAPITRE II.
Génois en France à la bataille de Crécy. -Acquisition de Chio.
(1346) Les Grimaldi de Monaco et quelques autres nobles réfugiés avec eux ne souscrivirent pas à ce jugement arbitral: au lieu de rentrer à Gênes, ils s'occupèrent d'un armement de trente galères; et ils furent assez forts pour y faire monter dix mille combattants. La république s'alarma extrêmement à cette nouvelle, et, se croyant menacée par de si grandes forces, elle fit de prodigieux efforts pour en opposer d'égales. Mais cette peur était vaine; la flotte de Monaco passa dans l'Océan au service de Philippe de Valois.
Antoine Doria, après le soulèvement de ses matelots, était resté en France. Comme lui, Charles Grimaldi y portait le titre d'amiral, et tous deux avaient pris une grande part à la guerre que la maison de Blois faisait en Bretagne à la maison de Montfort. On leur attribua la prise de Nantes, d'Hennebont et de Guérande. Mais, après des courses fructueuses, ils avaient perdu beaucoup de leurs gens et une partie de leurs bâtiments. Le roi Philippe, au moment où, après des alternatives d'hostilités et des trêves, il voyait la France envahie par Edouard, demanda de nouveaux renforts à des auxiliaires éprouvés. Ce n'est pas seulement pour le service de la mer qu'ils étaient recherchés, les Génois passaient pour des archers excellents. Les guerres civiles les avaient exercés à manier l'arc et l'arbalète. Leurs exilés, qui, répandus dans tous les États, avaient adopté pour ressource le métier de soldats mercenaires, peu habitués à se ranger parmi les cavaliers, avaient mis leur industrie à se distinguer dans une arme qui exige l'adresse avec la bravoure. Tout ce que les réfugiés de Monaco purent réunir de forces vint en France courir cette fortune. Elle souriait à des hommes accoutumés à la vie de l'émigration. Ils aimaient mieux chercher les chances de la guerre, du butin et des faveurs d'un puissant roi, que de rentrer à Gênes avec des conditions douteuses, ou de languir sur le rocher de Monaco. Quinze mille archers génois se trouvèrent à la journée de Crécy Cinq mille avaient été détachés d'abord sous les ordres d'un commandant français qui, avec mille hommes d'armes, devait garder le gué de la Somme, et fermer à Edouard l'entrée de la Picardie. Mais, après un rude combat, l'armée anglaise força le passage; devançant Philippe qui la suivait, elle eut plus d'un jour d'avance pour choisir son champ de bataille et pour s'y reposer pendant que les Français enduraient les fatigues d'une marche précipitée et les injures d'une saison pluvieuse. Quand ceux-ci arrivèrent près de Crécy, c'était déjà le soir du second jour après le passage de la Somme. Ils marchaient, la gendarmerie en colonne, les archers génois en arrière-garde. Des conseillers prudents, modérant l'ardeur du roi et sa confiance dans la grande supériorité de son armée, lui avaient fait entendre qu'on devait faire halte, se refaire cette nuit d'une course pénible et remettre la bataille au nouveau jour. Les ordres furent donnés et les premiers rangs de l'avant-garde s'arrêtèrent; mais ceux qui suivaient, aussi insubordonnés que braves, s'écrièrent qu'à l'approche du combat il était de leur honneur de ne s'arrêter point, qu'ils ne fussent aussi près de l'ennemi que ceux qui marchaient devant, et ils s'avancèrent en effet. Ceux de l'avant-garde, jaloux de garder leur rang et poussés par le même mouvement, se remirent en marche. Ainsi on se trouva en présence des Anglais, sans ordre, sans disposition prise et ne pensant qu'à bien combattre. L'orgueilleux Philippe, cédant à l'impétuosité française, ne voulut plus entendre parler de délai. Il donna l'ordre de faire passer les Génois au front de l'armée et de les envoyer engager l'affaire à l'instant. Les archers représentaient qu'ils venaient de faire six lieues à pied, chargés de leurs armes, souffrant de la pluie contre laquelle ils n'avaient pu mettre à couvert les cordes de leurs arcs; ils venaient encore d'essuyer un grand orage sur le champ de bataille. Ils craignaient de ne pas bien faire, il était fort tard, et ils serviraient mieux le lendemain. Ces représentations contrariaient l'empressement et l'orgueil chevaleresque. Le comte d'Alençon, frère du roi, prodiguant l'injure, les traita de misérables qui se faisaient payer et hésitaient à servir quand on avait besoin d'eux. Les Génois blessés ne se firent plus attendre. Ils s'avancèrent en poussant trois fois leur cri de guerre, ils attaquèrent avec ordre. Mais les archers anglais dispos, avec leurs armes mieux en état, lançaient leurs traits avec avantage. De plus, il paraît certain que c'est dans cette bataille que pour la première fois on entendit le bruit effrayant des armes à feu et qu'on en éprouva au loin l'effet meurtrier. Les Génois reculèrent. La chevalerie française s'avançait non pour les soutenir, mais pour voler au-devant des Anglais. Les archers, repoussés sur ses rangs déjà mal ordonnés, y portèrent quelque confusion. Philippe indigné cria qu'on tuât cette canaille génoise qui ne faisait qu'obstruer la voie. Cet ordre imprudent et cruel ne fut que trop sérieusement entendu. Les hommes d'armes chargèrent et massacrèrent ces auxiliaires malheureux, ils se livrèrent avec acharnement à ce premier exploit en présence de l'ennemi, sous les flèches des archers anglais qui les atteignaient à leur tour. Dans cet état ils s'abandonnèrent en désordre à la gendarmerie d'Edouard. Ainsi commença la funeste bataille ou plutôt la sanglante déroute de Crécy Pendant ce combat, ceux des Génois qui échappèrent au massacre ordonné contre eux, avaient brisé leurs armes plutôt que de les employer plus longtemps pour ceux qui les avaient ainsi insultés et sacrifiés1. Tout se ressentit des suites d'une affaire si malheureuse. Sur mer, ils ne purent l'emporter sur les Anglais. L'historien de Gênes observe que, de toute cette flotte de Monaco, il ne rentra jamais une galère dans la Méditerranée.
Quand la république s'était crue menacée par ces armements de Monaco destinés à finir si loin de Gênes, le trésor public était vide et le péril semblait imminent. Par des moyens extraordinaires on obtint cependant un armement de vingt-neuf galères parfaitement équipées. Aucune n'était montée de moins de deux cents hommes, parmi lesquels on comptait de cinquante à cent arbalétriers, bien armés, vêtus d'habits uniformes, ceux de chaque galère distingués par la couleur. Un populaire, Simon Vignoso, fut nommé amiral de cette belle flotte: il reçut solennellement le grand étendard de la république des mains du doge, et mit promptement à la voile. Mais quand on se fut assuré qu'il n'y avait rien à craindre et rien d'utile à faire du côté de Monaco, on convint d'expédier ces forces vers le Levant pour protéger la navigation marchande et les colonies de la mer Noire. La flotte fit voile pour la Grèce. Elle se hâtait de joindre à Négrepont les Vénitiens et les chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem réunis sous les ordres de Humbert, dauphin de Viennois, avec le but apparent d'aller secourir Smyrne. Cette ville conquise par les chrétiens, comme nous l'avons vu, et à la prise de laquelle les Génois se glorifiaient d'avoir contribué, était maintenant attaquée par les Turcs, et c'était un devoir de la défendre; mais Vignoso trouva le dauphin en disposition de conquérir l'île de Chio. Ce projet blessait les intérêts des Génois. Dès longtemps ils avaient fréquenté cette île et s'étaient emparés du monopole du mastic qu'elle fournit et qui était alors l'objet d'un grand commerce mystérieusement exploité. Ils avaient même réclamé la propriété de l'île au nom d'une de leurs plus illustres familles à qui, disaient-ils, elle avait été injustement enlevée. L'amiral Zacharia, utile auxiliaire de Michel Paléologue dans sa restauration à l'empire, ayant remis en son pouvoir l'île d'Eubée, avait reçu en récompense l'investiture de Chio avec de grands titres d'honneur. Ses fils après lui avaient gardé cette possession; mais elle leur fut enviée, parce que le revenu en surpassait de beaucoup le tribut qu'ils en payaient au fisc impérial. On commença par prétendre que la concession originaire n'avait été faite que pour dix ans, qu'elle ne se perpétuait que par tolérance et par abus. Une querelle entre les deux frères Zacharia survint, et elle fournit à la cour de Constantinople l'occasion de rentrer dans ce fief précieux. Comme le cadet, exclu de l'héritage par son aîné, réclama assistance contre lui, les forces de l'empereur Andronic débarquèrent dans l'île. Le frère aîné mourut en se défendant. Son frère crut alors recueillir l'héritage sans obstacle, mais il n'obtint que l'offre d'un commandement subalterne au lieu de ce qu'il regardait comme sa propriété. Il se retira mécontent et prit inutilement les armes sans pouvoir rentrer en possession2. De là naissaient les prétentions des Génois; elles sommeillaient et ils se contentaient bien d'une sorte de monopole commercial que les Grecs leur laissaient exercer: mais tout allait changer si ce pays tombait au pouvoir d'émules occidentaux. Vignoso fit valoir les droits de la république, et réclama contre le projet d'invasion. Le dauphin essaya de vaincre cette opposition par l'appât de l'intérêt personnel. Ces offres corruptrices furent rejetées. Vignoso fit mettre à la voile, résolu de devancer à Chio le dauphin et sa flotte.
En y arrivant, il essaya d'effrayer les habitants en les avertissant du danger qu'ils allaient courir. Il leur présentait le seul moyen de s'y soustraire. Il leur suffisait d'arborer le drapeau de la république, de recevoir quelques Génois dans leur citadelle. Avec ces garanties, le dauphin, les Vénitiens, personne n'oserait attaquer un poste qui paraîtrait appartenir à la seigneurie de Gênes. La cour de Constantinople (l'impératrice Anne de Savoie était alors régente) avouerait avec plaisir une précaution qui lui conserverait Chio: mais si elle ne l'approuvait pas, l'amiral, qui ne voulait que prêter à bonne intention le pavillon et la petite garnison, s'engageait à les retirer à l'instant.
Cette offre cauteleuse ne séduisit pas les Grecs: ils répondirent que, loin d'avoir besoin d'un pareil secours, ils permettaient aux Génois d'aller se joindre aux Latins; ils les défiaient tous. Vignoso se présenta dans le port malgré cette réponse altière. Le peuple de Chio fit pleuvoir sur les galères des pierres et des traits; le cri universel était Mort aux Génois! Ce fut pour ceux-ci une occasion de vengeance ou un prétexte de prévenir les autres conquérants. Après de violents combats, l'île fut gagnée3. Maître de Chio, Vignoso voulut assurer sa conquête et l'agrandir. Dans le voisinage sur le continent, au milieu d'un pays où les Turcs s'étaient établis, était la ville de Fockia, la nouvelle Phocée. Les Génois convoitaient cette possession. Ils s'y prétendaient des droits analogues à ceux qu'ils supposaient avoir sur Chio. La ville de Fockia avait été bâtie en quelque sorte par deux frères Cattaneo, nobles génois. L'un d'eux, s'étant rendu indépendant, avait fait dessein de conquérir Mytilène (1330). L'empereur grec, en se faisant aider par les Turcs, le chassa d'abord de Mytilène et ensuite de Fockia4. De cette ancienne possession -Vignoso se faisait une sorte de titre. Pendant qu'il acquérait Chio, les habitants de Fockia lui avaient montré peu de faveur; ils se défendirent quand il les attaqua. Ils recoururent à l'assistance des Turcs; mais ils furent contraints de se donner à Gênes comme leurs voisins insulaires. L'amiral voulait encore s'emparer de Mételin et de Ténédos; mais, quand la flotte fut à la voile, tous ces hommes de mer se soulevèrent. Assez chargés de butin, ils étaient pressés d'aller mettre leur proie en sûreté dans leurs foyers. Il fallut renoncer à pousser l'expédition plus loin. On revint immédiatement à Gênes. Smyrne, attaquée en ce moment et qu'on eût pu défendre, privée de secours, fut perdue pour les chrétiens.
La liquidation financière des comptes de l'expédition de Vignoso mérite d'être remarquée. Lorsqu'on croyait armer contre les forces des émigrés de Monaco, les commissaires, à qui le gouvernement avait délégué la dépense de l'État, ne trouvant aucune ressource dans le trésor public, avaient convoqué d'abord les citoyens les plus riches et les plus zélés. On leur avait exposé le danger, les besoins; on leur demanda ce qu'ils voulaient faire: l'assemblée décida qu'il serait ouvert parmi les particuliers une souscription pour faire les avances nécessaires à la construction de vingt-cinq galères au moins; que l'État garantirait aux prêteurs la sûreté de leurs deniers, quoi qu'il arrivât aux bâtiments; que, pour gage, on leur déléguerait provisoirement un tiers des recettes du fisc. Ils en jouiraient jusqu'au remboursement qui serait ultérieurement réglé.
La souscription publiée, trente-sept plébéiens et sept nobles s'engagèrent à fournir une galère chacun. Mais les commissaires, craignant que l'effet de ces promesses ne manquât au besoin, exigèrent que chaque souscripteur déposât pour garantie 400 liv., en forme de cautionnement. Cette précaution réduisit le nombre effectif à vingt-neuf galères, vingt-six fournies par autant de populaires, trois par des nobles.
Au retour, les avances furent réglées et fixées à 7,000 génuines par galère ou 203,000 génuines entre les vingt-neuf. Le gouvernement promit de payer cette somme dans le terme de vingt-neuf ans avec les intérêts à sept pour cent. Pendant ce délai, tous les revenus de Chio et des places conquises appartenaient aux créanciers pour leur servir d'indemnité. La république ne s'y réservait que la souveraineté et la justice. Si au terme de vingt-neuf ans les 203,000 génuines ne s'acquittaient pas, le domaine utile de ces conquêtes restait en propriété perpétuelle aux créanciers pour leur payement, sous la réserve des frais de la garde et de la défense de l'île.
C'est ici un exemple de ces conventions que le gouvernement faisait fréquemment avec ses capitalistes ou avec ses fournisseurs; une délégation de certaines branches de revenus leur était donnée comme gage pour un temps déterminé, passé cela, comme payement en propriété. C'est la réunion des sociétés diverses formées entre les créanciers intéressés à la perception de ces revenus et à la distribution de leurs produits, qui, plus tard, a donné naissance à la fameuse banque de Saint-George.
L'aliénation de Chio resta définitive, le gage ne fut point racheté. La presque totalité des fractions de la créance commune se trouvèrent réunies par le laps de temps dans la propriété d'une famille Giustiniani5. Elle était composée elle-même de six races qui, étrangères l'une à l'autre par leur origine, s'étaient alliées en une sorte de parenté, de fraternité volontaire, abandonnant leurs noms particuliers pour en adopter un en commun. Cet exemple n'était pas unique à Gênes; le nom des de Franchi et quelques autres ont une origine semblable. Quand la famille Giustiniani se trouva en majorité parmi les propriétaires de Chio, elle s'attacha à cette colonie comme à une habitation de famille; elle racheta successivement les portions des autres intéressés. Chio resta la vraie patrie d'une foule de membres de cette famille illustre que nous verrons s'y maintenir après la chute de Constantinople. De nos jours, ils n'avaient pas tous renoncé à ce séjour, malgré les incidents qui avaient ruiné leur domination, et il est impossible qu'il n'ait pas été répandu de leur noble sang dans les horribles malheurs de cette île infortunée dont l'Europe a été témoin de nos jours.
CHAPITRE III.
Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque
Visconti, duc de Milan.
Peu après l'expédition de Chio, Gênes eut sa part du désastre d'une peste terrible qui ravagea l'Italie. Longtemps après, le peuple appelait encore ce temps (1348) l'année de la grande mortalité. C'est le seul événement marqué par les chroniques dans les quatre dernières années de la magistrature de Jean de Murta. Il mourut respecté, et nomma les pauvres pour ses héritiers (1349).
La possession de son titre fut à l'instant disputée: heureusement que la querelle ne fut ni sanglante ni longue. Le fils du doge mort avait prétendu succéder à son père: mais son ambition trouva peu de soutiens. La famille Spinola de Lucoli voulait donner à la république un chef populaire qui fût sa créature; elle avait réuni près de deux mille citoyens qui nommèrent doge par acclamations Luchino de Facio. On le conduisait au palais, mais la bourgeoisie commerçante s'était assemblée dans l'église de Saint-George; on y avait fait choix de Jean de Valente; son cortège devançait au palais celui de Facio. Il semble que le plus souvent, dans ces temps, chaque parti nommait et proclamait tumultuairement son candidat. Celui qui pouvait le premier s'installer, faire sonner la cloche de la Tour et se maintenir un jour à son poste, était le doge. L'élection officielle n'était qu'une vaine formalité qui ne faisait que ratifier le lendemain ce que l'intrigue ou la violence avaient fait la veille. Facio, la créature des Spinola, apprenant sous quels auspices Valente se rendait au palais, eut la prudence ou la modestie de s'arrêter dans sa marche, de remercier et de congédier ceux qui l'accompagnaient et d'aller faire hommage au nouveau doge.
Sous le gouvernement de celui-ci, le conseil fut mi-parti de plébéiens et de nobles. Les plus grandes affaires de la république en ce temps furent la suite de la conquête de Chio, les relations avec l'empire grec, et bientôt une guerre avec les Vénitiens, toutes choses qui ne tardèrent pas à se compliquer ensemble.
L'impératrice régente de Constantinople ne pouvait voir avec plaisir les conquêtes des Génois sur ses possessions; et elle sentait combien ces nouvelles colonies donnaient de force à celle de Galata, déjà si menaçante, quoique si utile à la capitale qu'elle nourrissait. Anne envoya quelques forces attaquer Chio et Fockia. Les habitants de Galata prirent parti pour leurs compatriotes, et ils n'eurent qu'à suspendre pendant quelques jours les approvisionnements qu'ils étaient dans l'usage d'apporter en ville; on en fut si effrayé que l'impératrice fit cesser les hostilités, et rendre les prises qu'on avait faites. Alors l'abondance reparut et tout reprit son cours ordinaire1.
(1349) Une révolution survint à Constantinople. Cantacuzène, longtemps serviteur dévoué des Paléologues, et d'abord tuteur fidèle de leur héritier enfant, avait perdu l'amitié de la régente grâce à l'intrigue des courtisans; la persécution finit par le pousser à la révolte. Soutenu par les Vénitiens, tandis que les Génois appuyaient Paléologue, le rejeton de leur ancien allié, Cantacuzène empereur fut naturellement leur ennemi2. Il avait d'ailleurs assez de coeur, si ce n'est assez de forces, pour désirer d'être le maître dans sa capitale et pour vouloir se délivrer de la dépendance de ces hôtes turbulents. Il voulait disposer des passages du Bosphore, ouvrir et fermer à sa volonté les portes de la mer Noire. S'il n'avait pas des forces maritimes capables de s'opposer aux flottes génoises, son amitié ou sa haine était une source de prospérité ou une calamité pour une nation maritime dont le principal commerce, en ces temps, était au fond du Pont-Euxin. De l'établissement de Galata ils avaient fait le centre de leurs colonies de Gazzarie. Ils en faisaient hommage à l'empereur, mais ils s'y tenaient indépendants, et souvent ils traitaient d'égal à égal avec le faible gouvernement qui les comptait pour ses sujets. Assaillis, sur ce rivage ouvert, par les Vénitiens dans leurs premières querelles, ils avaient profité de cette insulte pour mettre leur station en état de défense, non sans prévoir qu'au besoin ils se trouveraient fortifiés contre l'empereur. L'eau de la mer avait été introduite dans leurs fossés, ils avaient élevé de fortes murailles3. Actifs, tour à tour hardis et insinuants, sachant se rendre nécessaires ou tirer parti de leurs services, ils étaient fermiers des droits du Bosphore, et s'en regardaient comme propriétaires. Ils en rendaient trente mille pièces d'or et ils en tiraient deux cent mille4. A mesure que les discordes affaiblissaient l'empire, ils devenaient plus exigeants et plus hautains. Ils voulaient obliger l'empereur à désarmer ses vaisseaux5. Se croyant à l'abri d'un siège et maîtres de la mer, ils menaçaient d'attaquer Constantinople. Ils réclamaient certains nouveaux terrains pour s'agrandir sur la hauteur de Péra, et, sur le refus qu'on leur en avait fait, ils les avaient pris; ils s'étaient hâtés d'y élever des murailles et des tours. Cantacuzène se résolut à les punir. On fit sortir contre eux des troupes et des galères; mais celles-ci furent manoeuvrées avec une extrême ignorance, et les Génois les prirent à la bouche du port. A ce spectacle, les soldats s'enfuirent. Ces prises, avant d'être conduites à Galata, furent promenées en triomphe devant le palais impérial. Cantacuzène fut obligé de subir cette ignominie et d'abandonner aux Génois la concession des terrains qu'ils s'étaient adjugés. Des fortifications redoutables y furent aussitôt élevées6. Un historien grec, qui d'ailleurs mêle à ses récits mille circonstances de rencontres glorieuses pour les siens et honteuses pour les ennemis, déplore cette terreur panique qui tout à coup dispersa les défenseurs, à tel point qu'il avoue que les Génois de Galata eussent pu s'emparer de la capitale. Il bénit la Providence qui inspira la modération aux vainqueurs dans les négociations de cette paix forcée. Il avoue qu'un envoyé de Gênes vint ordonner aux colons de Péra de restituer leurs conquêtes, d'indemniser ceux à qui ils avaient fait dommage et de faire des soumissions à l'empereur. Mais il termine ce récit en peignant l'empire laissant aux mains des ennemis une flotte qui avait coûté tant de dépenses, et privé, sinon en totalité, du moins dans la plus grande partie, de l'espoir des revenus annuels du fisc7.
Gênes ne pouvait supposer qu'un accord si humiliant pour Cantacuzène laissât ce prince dans des dispositions amicales et sans désir de venger ses affronts. Les Vénitiens vinrent lui en offrir l'occasion peu après. La rivalité n'avait pas cessé entre les deux républiques; Venise se ressentait de ce qui s'était passé à la conquête de Chio. Les Génois, dont les relations commerciales à Tana étaient suspendues, étaient jaloux que les Vénitiens y conservassent les leurs; vainement ils avaient représenté à ceux-ci qu'il serait honorable à deux puissances chrétiennes de faire cause commune contre une nation barbare. Ils avaient offert à leurs émules de les admettre à commercer à Caffa; ils leur auraient concédé des privilèges: tout fut inutile; l'animosité s'accrut; la moindre rencontre sur mer devait donner naissance à la guerre; elle éclata8. Le premier hasard fut pour les Vénitiens: trente-cinq de leurs galères en rencontrèrent quatorze de Gênes qui allaient en marchandises, et les enveloppèrent. Dix furent prises, quatre en portèrent la nouvelle à Chio; mais là se trouvait Simon Vignoso, le conquérant de cette île; il en était alors le podestat pour la république de Gênes. Il arma aussitôt tous les bâtiments qu'il put rassembler. Neuf galères, sous le commandement de Philippe Doria, allèrent assaillir la colonie vénitienne de Négrepont et y enlevèrent vingt-trois vaisseaux marchands9.
C'est au milieu de ces hostilités que Venise excite les ressentiments de Cantacuzène contre les Génois. Ceux de Galata, instruits de cette négociation, tandis qu'il balançait encore, se complurent à lui rappeler leur force et sa faiblesse. Les machines de Péra lançaient des pierres dans Constantinople par-dessus les murs. On s'excusait de cette insolence sur une maladresse de l'ingénieur, et elle recommençait sans cesse. Cantacuzène, irrité, contracta contre de si méchants voisins une triple alliance avec Venise et le roi d'Aragon. Nicolas Pisani conduisit quarante-cinq galères vénitiennes; Pons de Saint-Paul commandait trente galères catalanes; quatorze furent ajoutées par les Grecs à cette flotte combinée. La république de Gênes avait expédié soixante galères sous Pagan Doria, célèbre amiral. Les flottes se rencontrèrent dans le détroit des Dardanelles, à peu de milles de Constantinople. Sans attendre le premier choc, les Grecs prirent la fuite et cherchèrent leur salut dans leur port. Il n'en fut pas ainsi des autres combattants; la bataille fut sanglante pour tous. On disputa la victoire une journée; elle resta aux Génois, et elle n'était pas encore assurée quand une effroyable tempête10 vint séparer, submerger, jeter ou briser sur les côtes les vainqueurs et les vaincus. Les Catalans et les Vénitiens perdirent mille hommes; les Génois avaient plus de sept cents morts, treize de leurs galères étaient échouées; sur ce nombre ils en sauvèrent dix. Ils en prirent ou coulèrent à fond dix aragonaises et vingt-quatre vénitiennes. L'amiral espagnol fut tué: les Catalans portèrent le plus grand poids de la journée. Après une nuit funeste, l'amiral vénitien abandonna le champ de bataille emmenant les débris de ses forces à Candie11. Cantacuzène, pliant sous la nécessité, rompit ses alliances; non-seulement il confirma aux Génois autant de privilèges qu'ils en réclamaient, mais il leur abandonna des places dans la Propontide, et mit entre leurs mains les deux châteaux qui ferment la mer Noire. Enfin les Grecs consentirent, pour plusieurs années, à ne fréquenter Tana qu'en compagnie et à la suite des navires génois, à moins d'une permission spéciale du doge12.
Tel fut le succès de la république, glorieux, mais si chèrement acheté, qu'on s'abstint de célébrer la victoire par des cérémonies publiques au milieu du deuil des familles. L'amiral Pagan Doria, rentrant à Gênes couvert de gloire, n'en fut pas moins mal reçu de cette ingrate patrie à laquelle il apportait un traité si avantageux. L'esprit de parti qui le poursuivait s'était déjà manifesté sur la flotte avant la victoire et lui avait suscité de grandes difficultés. Son autorité avait été bravée. Un factieux, del Moro, capitaine d'une de ses galères, avait ourdi contre lui une sédition pour le détourner de ses plans de campagne et pour le forcer à assiéger Héraclée13. Il avait ouvertement menacé l'amiral de la justice populaire à laquelle il aurait à rendre compte. Doria n'avait pu calmer le soulèvement qu'en y cédant. Il avait pris Héraclée; et, au pillage qu'il y permit, il dut probablement la bonne volonté de ses équipages dans la bataille navale; mais, revenus à Gênes, ses ennemis n'avaient pas renoncé à le poursuivre. On le dénonçait aux familles comme responsable de leurs pertes. On l'accusait d'avoir outrepassé ses pouvoirs; en un mot, on l'écarta du commandement d'une nouvelle expédition préparée contre Venise. On lui donna pour successeur un Grimaldi; et de ce nom on peut conclure que ce n'était pas là une querelle de populaires contre le noble, mais de guelfes contre le gibelin.
L'amiral vénitien Pisani prit sur Grimaldi une revanche fatale à la gloire, à la puissance de Gênes et à sa liberté. La flotte de Venise, réunie aux forces du roi d'Aragon, comptait quatre-vingts galères, les Génois en avaient soixante. Antoine Grimaldi fut surpris et attaqué sur les côtes de Sardaigne: le combat lui fut malheureux à un point tellement inouï qu'il rentra tristement à Gênes avec dix-neuf galères; il en laissa quarante et une aux mains de l'ennemi.
Gênes n'avait jamais éprouvé une calamité pareille. La rumeur fut générale. Les affections de chaque famille, tous les intérêts, tous les sentiments nationaux et privés étaient blessés par ce cruel événement. L'État était sans ressource pour se venger ou pour se défendre. L'autorité était décriée; les récriminations du peuple contre les nobles, des guelfes contre les gibelins recommençaient de toute part. Dans un pays où le siège du gouvernement était si glissant, il n'y avait aucun régime qui pût tenir à une si effroyable secousse. Nous perdons le fil de l'intrigue qui vint mettre à profit les ressentiments du désespoir. Mais enfin on vit proposer au conseil, délibérer, décider de résigner Gênes et tout l'État dans les mains de Jean Visconti, archevêque et duc de Milan14. On crut prendre des précautions suffisantes pour conserver la liberté nationale sous sa seigneurie. Elle n'était acceptée que pour la vie seulement. De son côté, il promit de défendre la république, de faire, s'il le fallait, la guerre aux Vénitiens. Pour commencer, il prêta de grandes sommes d'argent afin de créer de nouvelles flottes. N'oublions pas de dire que Visconti est fort loué dans les chroniques génoises pour avoir donné à la ville une horloge sonnante, invention qu'on n'y connaissait pas jusque-là. Le marquis Guillaume Pallavicini vint commander au nom de l'archevêque. Le doge Valente résigna sa dignité et céda la place.
CHAPITRE IV.
Boccanegra redevenu doge.
(1354) Aussitôt qu'on put mettre à la mer vingt-cinq galères, elles partirent. On en rendit le commandement à Pagan Doria, le vainqueur de Pisani aux Dardanelles. Dix autres galères aux ordres de Grimaldi allèrent le rejoindre. Cette flotte se montra dans l'Adriatique, ravagea l'Istrie et brûla Parenzo au fond du golfe: elle en sortit pour gagner la Morée, et là seulement elle se rencontra avec trente-six galères et cinq gros vaisseaux ennemis. C'était encore Pisani qui les commandait; il allait tenter, pour la troisième fois, l'inconstante fortune. Il avait devancé les Génois au port de Sapienza. Sa flotte formait deux divisions: l'une était rangée à l'embouchure du port; Pisani la commandait en personne: le reste de ses galères, qui eût manqué de place pour se mettre en ligne, occupait les derrières dans l'intérieur, sous les ordres de Morosini. Par une hardie manoeuvre, une partie de la flotte génoise se lance d'une ardeur irrésistible entre le bord et l'extrémité de la ligne vénitienne, et pénètre dans le port où Morosini ne s'attendait pas à être attaqué et n'était pas en défense. Les Génois prennent et brûlent tout ce qui se trouve en cette enceinte et, jetant partout la confusion, ils reviennent assaillir la division de Pisani sur ses derrières, tandis que Pagan l'attaque en face. Tout fut pris, la flotte vénitienne fut détruite. De ceux qui la montaient un grand nombre périrent par le fer ou dans les flots; on ramena à Gênes cinq mille prisonniers, l'amiral lui- même, l'illustre Pisani, et pour trophée le grand étendard de Venise. Le triomphe cette fois fut célébré avec ivresse. C'est à Saint-Mathieu, l'église de la famille de Doria, que furent accomplies les actions de grâces et qu'on institua un solennel anniversaire. Sur la même place de Saint-Mathieu, un palais, acheté des deniers de l'État, fut donné à Pagan Doria, comme un monument perpétuel de la reconnaissance nationale. Ainsi le grand citoyen fut vengé de ses détracteurs.
(1355) Les calamités s'étaient partagées; les revers et les embarras financiers avaient été réciproques. Les deux républiques n'avaient rien de mieux à faire que de souscrire à une paix pour terminer une querelle sans but, presque sans motifs qu'elles pussent alléguer, et qui les ruinait l'une et l'autre. L'archevêque Visconti avait tenté cette oeuvre. Pétrarque lui avait servi d'intermédiaire. Il reste des pièces de cette négociation, où l'illustre ambassadeur, plus rhéteur que diplomate, espérait désarmer par son éloquence et au nom du patriotisme italique, deux républiques jalouses et acharnées. Les Vénitiens, au lieu de céder, avaient déclaré la guerre à l'archevêque Visconti. Il mourut peu après, avant d'avoir pu terminer cette querelle. Ses trois neveux lui succédaient tandis que Venise éprouvait le revers de la Sapienza. Cet événement changea les esprits; on fit une trêve. Les neveux de Visconti, que les Génois n'avaient pas balancé à reconnaître, quoique leur traité avec l'archevêque ne déférât la seigneurie qu'à sa personne1, devinrent les arbitres de la paix. Venise paya aux Génois deux cent mille florins pour les frais de la guerre, renonça à commercer à Tana pendant trois ans, et se contenta d'avoir, pendant le même temps, un comptoir dans la colonie de Caffa. C'était s'abaisser sous le monopole génois dans la mer Noire2.
Le roi d'Aragon n'avait point encore accédé à cette paix. Gênes, pour l'y décider, arma quinze galères que Philippe Doria commanda. L'historien de Gênes se borne à dire que cette flotte s'empara de Tripoli de Barbarie et en ramena des esclaves et un grand butin. Les écrivains étrangers ajoutent que Doria apprit en Sicile qu'une révolution avait donné Tripoli à un usurpateur, en enlevant cette ville à la domination du roi de Tunis. Il calcula qu'au milieu des dissensions, suite de cette entreprise récente, on pourrait surprendre le pays et y faire un coup de main profitable. Il s'y présenta d'abord en ami; là, pendant plusieurs jours, il étudia le port et la place, et prépara les mesures qu'il avait à prendre. Cette exploration secrète étant finie, il prit congé; mais à peine éloigné du bord, il s'ouvrit de son dessein à ses compagnons que l'espoir du profit y fit consentir facilement. On tourna la proue la nuit, on revint dans le port, on attaqua les murailles. La ville fut pillée ou plutôt dépouillée. Doria la vendit ensuite à un autre tyran, et ramassa ainsi une somme considérable. Le gouvernement de Gênes, auquel il fit parvenir l'avis de son expédition, la désavoua, craignant que cette trahison, cette violence sans prétexte ne soulevassent tous les peuples de la Mauritanie avec lesquels les Génois faisaient alors le commerce; mais personne ne parut s'intéresser à l'usurpateur de Tripoli ni à sa ville. Doria, enrichi par le pillage, fut reçu facilement en grâce; au lieu du bannissement prononcé contre lui, on lui imposa pour pénitence d'aller croiser trois mois contre les Aragonais, sans recevoir aucune solde de la république3.
Un autre événement, encore dû à une grande hardiesse, rehaussait en même temps le crédit et les espérances des Génois au dehors. François Gatilusio, un de leurs nobles, entreprit de ramener sur le trône de Constantinople Jean Paléologue. Cet héritier d'une race favorable à Gênes, dépossédé par son ancien tuteur, avait été tenu loin de la capitale et presque prisonnier avec le vain titre de collègue de Cantacuzène. Il était mécontent de son sort et il avait fait déjà quelques démonstrations inutiles. Une nuit, deux galères de Gatilusio demandent asile dans le port de Constantinople, comme pour échapper à un accident de navigation. A peine elles ont obtenu accès que le prince et une troupe de combattants en descendent et font retentir le cri de vive Paléologue. Tout ce qui leur résiste est renversé. Ce coup de main suffit pour faire une révolution complète. Cantacuzène se démet et va s'ensevelir dans un cloître. Gatilusio obtint pour récompense la main d'une soeur de l'empereur et la seigneurie de l'île de Mételin qui resta longtemps à sa famille: Gênes y gagna de nouvelles faveurs dans l'empire et la confirmation de tous ses privilèges4.
Tandis que la prépondérance de la république se rétablissait au loin, tenue par ses revers mêmes hors des mouvements de la politique italienne et comme perdue parmi les nombreux domaines de la maison Visconti, elle échappait aux contrecoups des révolutions de la Lombardie et de la Toscane.
L'empereur Charles IV vint se faire couronner à Rome, et réveilla en Italie la discorde gibeline. Une circonstance rendait ces divisions bien funestes, c'était l'emploi des compagnies de mercenaires qui servaient d'auxiliaires aux partis, et qui souvent, faisant la loi à ceux qui les avaient appelés, ne souffraient plus de paix dans toute l'Italie. Des débris, des licenciements successifs, du rebut des armées des rois de France et d'Angleterre, s'étaient formées ces dangereuses bandes d'aventuriers gascons, espagnols, allemands, gens de toutes nations, ne connaissant plus de domicile, d'industrie, de ressources que les camps, la guerre et ses profits. Là se mêlaient en foule des Italiens exilés, vagabonds, désormais sans patrie. Ils se louaient en détail à des capitaines qui revendaient en gros les services de leur troupe à titre de spéculation. Indifférents à la cause pour laquelle ils trouvaient à se faire payer, changeant de maîtres suivant les meilleures conditions qu'on leur faisait, se ménageant quand on les opposait les uns aux autres, mais terribles aux citoyens, c'était un fléau destructeur partout où ils passaient. Ceux qui les employaient s'épuisaient à les soudoyer; et le pillage du pays même qu'ils venaient servir était immanquablement le supplément ou l'acompte de leur solde. Quelques chefs très accrédités conduisaient ces bandes redoutables. Une, entre autres, nommée la grande compagnie, désola longtemps l'Italie supérieure. Ces capitaines, qui devaient vivre de leur métier, eux et leur troupe, étaient assez puissants pour faire la guerre à leur propre compte, quand l'emploi et la demande manquaient d'ailleurs. S'ils ne s'acquéraient pas de domination stable, comme François Sforza le fit plus tard, les dépouilles publiques leur servaient de conquêtes.
La grande compagnie attaqua les Visconti qui s'étaient aliéné l'empereur à son retour en Allemagne. Non-seulement cet orage levé sur leur tête n'atteignit pas les Génois, mais ils virent dans les embarras qui assiégeaient leurs seigneurs, l'occasion de se soustraire impunément à la domination de ceux-ci. Leur protection embrassée par désespoir, était devenue odieuse dès le jour où l'on avait cessé de la croire nécessaire. Avec les prospérités nouvelles avait reparu le désir de l'indépendance. Le prétexte de la reprendre fut fourni par ces périls mêmes qui assiégeaient alors les Visconti; rassemblant toutes leurs ressources, ils demandèrent des secours au lieutenant qui gouvernait Gênes en leur nom. Ce qu'on exigeait dépassait la limite des conventions réciproques et excitait des murmures. A la publication officielle de l'ordre des ducs, le noble Melian Cattaneo éleva la voix et protesta contre l'illégitimité de cette réquisition. Sur le compte qui en est rendu à Milan, Cattaneo y est mandé. Avant d'obéir, il paraît sur la place publique; il raconte l'ordre qui lui est notifié, il avise les autres nobles de se tenir pour avertis; s'ils le laissent aller à Milan, ils y seront bientôt traduits à leur tour. A la suite de cet éclat, une conjuration se forme pour se débarrasser du joug des Visconti; mais en même temps tous les nobles conspirent secrètement à rétablir le gouvernement de leur caste. Ils conviennent d'un jour où ils prendront les armes pour ce double dessein. Mais le peuple se soulève aussitôt qu'eux, et tandis qu'on en est aux mains, reparaît Simon Boccanegra, l'ancien doge: il vient revendiquer sa place. Il se dirige vers le palais public en évitant le lieu du combat où sa marche est encore ignorée. La foule qui le suit grossit et le seconde. Arrivé devant le palais, le capitaine milanais qui y commandait encore essaye de lui en disputer l'entrée. On lui fait entendre que cette résistance est vaine. Le doge entre, il s'installe; il fait sonner aussitôt la grosse cloche de la république; ce signal bien connu annonce aux nobles que, tandis qu'ils soutiennent un combat inégal, le trône ducal est rempli et qu'il n'est plus temps de le disputer. Leur troupe se rompt et se dissipe. Boccanegra est proclamé avec les formalités accoutumées.
La révolution et le triomphe furent exclusivement populaires. Le conseil du doge fut composé des seuls plébéiens, les gibelins et les guelfes y furent mêlés. Quelques-uns des principaux nobles furent exilés. Enfin un décret solennel déclara les nobles incapables de tout office de la république. On leur interdit jusqu'à l'armement des galères et même des vaisseaux de commerce5. Cette dernière rigueur ne dura pas. On voit même Boccanegra confier immédiatement après à des nobles les magistratures supérieures de la colonie de Caffa.
Le territoire de la république resta tranquille et en sûreté6. La navigation génoise fut toujours libre et sans obstacles.
Quelques années se passeraient sans événements remarquables et sans révolutions. Mais les nobles ne pouvaient se réconcilier à une constitution qui les traitait avec une inégalité révoltante. Parmi les populaires, il s'élevait quelques maisons ambitieuses qui se lassaient d'attendre la fin du règne de Boccanegra. Au milieu de ces ennemis divers, le doge, cherchant à se défendre, était hautain, soupçonneux, despotique, du moins s'il faut en croire des témoignages qui peut-être ne sont pas exempts de partialité. Il avait cependant son parti et ses amis. Il possédait surtout deux excellents conseillers qui lui assuraient la faveur de certaines parties du public, et à qui l'on attribuait volontiers ce qu'il faisait de bien. Nicolas de Ganetto était un marchand riche et très-accrédité parmi les guelfes; Léonard de Montaldo, jurisconsulte gibelin, était universellement respecté. On ignorait sa dissimulation profonde; mais son ambition commençait à paraître, et on le regardait dès lors comme le futur doge; l'on ajoute que ce bruit excitant la jalousie de Boccanegra, il fit nommer Montaldo capitaine général de tous les établissements génois du Levant, afin de le soustraire aux regards et à la bienveillance publique. Exilé en Romanie, sous ce titre honorable, on s'aperçut bientôt qu'il manquait aux conseils du doge. Des complots réels ou prétendus effrayent le gouvernement et le public. Tantôt on voit déporter des particuliers suspects, tantôt la ville est témoin de supplices. Enfin une catastrophe arriva: Pierre de Lusignan, roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, passa par Gênes, accompagné de son fils. Il venait exciter le zèle des chrétiens occidentaux pour le recouvrement de la terre sainte (1363). Il fut reçu avec de grands honneurs, et vécut en familiarité avec le doge. Il arma chevalier le fils encore enfant de Boccanegra. Un festin fut donné au roi par le noble Malocello, Boccanegra y assista; ce fut, dit-on, pour y être empoisonné; on le rapporta demi-mort. Son agonie se prolongeant quelques jours, ceux qui voulaient sa succession ne purent se résoudre à attendre. Le peuple se rendit au palais en foule et armé, il demanda qu'on lui montrât le doge: on répondit qu'il n'était pas en état de paraître. La troupe cria que cette réponse prouvait assez que Boccanegra était mort; on le tint pour tel, après s'être assuré de la personne de ses frères, et l'on procéda à l'élection d'un successeur. Cette élection fut faite paisiblement avec des formes compliquées, empruntées des usages de Venise, mais qui probablement ne donnaient dans cette occasion qu'un résultat convenu. Les électeurs proclamèrent doge Gabriel Adorno, populaire et marchand. Six commissaires furent nommés pour constituer le gouvernement de ce nouveau chef.
Pendant ce temps, Boccanegra dépossédé, sur son lit de mort, paya enfin le dernier tribut dans le plus triste abandon. Il avait plusieurs factions contre lui et beaucoup d'envieux: peu le regrettaient. Odieux au nouveau doge et par conséquent délaissé par ceux qui se tournent volontiers vers le soleil levant, il fut porté au tombeau sans cortège et enseveli sans honneurs7.
CHAPITRE V.
Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
Simon Boccanegra, revenu sur son siège ducal, en mourant dans sa dignité avait consolidé, malgré sa triste fin, le régime des doges populaires. C'était un grand héritage qu'il laissait aux plébéiens ambitieux; il ne manqua pas de mains avides pour s'en emparer, ni de familles assez considérables pour espérer de s'en faire un patrimoine.
Parmi ces races bourgeoises qui s'érigeaient aux dépens de la noblesse en une sorte d'aristocratie nouvelle, deux maisons, les Adorno et les Fregoso, s'élevèrent au-dessus des autres. Elles se ravirent alternativement le pouvoir, et l'une et l'autre se virent au moment de le rendre héréditaire. Bientôt, se conduisant en princes, les frères, les plus proches parents furent entre eux des compétiteurs acharnés, assez grands pour que l'intérêt de leur grandeur dût passer avant celui de leur patrie. Enfin vient le temps que tout doge qui ne peut se soutenir vend sa république à une puissance étrangère. C'est, pendant cent cinquante ans l'histoire que nous allons parcourir.
(1363) Gabriel Adorno, premier doge de son nom, eut naturellement à combattre l'opposition de la noblesse dépossédée qui résistait à son abaissement et qui disputait le pouvoir. Il avait à se défendre contre le duc de Milan, qui traitait les Génois de révoltés et qui leur taisait une guerre ouverte. Ses forces enhardissaient les émigrés dans leurs attaques et les ennemis intérieurs dans leurs complots. Adorno comprit sa position; il traita avec Visconti. Il offrit de lui assurer les avantages que le duc tirait de sa seigneurie précédente, quatre mille écus d'or de tribut annuel, et un secours de quatre cents arbalétriers. Ce marché fut accepté. Ce n'est qu'à ce prix que le doge fut reconnu par le duc de Milan et que l'assistance de celui-ci fut retirée aux émigrés. (1370) Cet arrangement donna quelques années de stabilité au gouvernement d'Adorno, mais les finances étaient en désordre, épuisées par les expéditions militaires et par les préparatifs de défense qu'il avait fallu multiplier. Le doge et son conseil, obligés d'y pourvoir, imposaient de nouvelles charges, demandaient et levaient de l'argent de toute part. Un grand nombre de citoyens refusaient d'obéir à ces réquisitions. La malveillance et la jalousie en profitèrent: une assemblée nombreuse et animée se tint dans l'église des Vignes. A son tour, Dominique Campo Fregoso (Fregose), riche marchand plébéien, avait réuni les guelfes dans son quartier. Après une négociation, sa troupe vint se réunir, à l'autre assemblée, et, par un mouvement unanime, on se porta tous ensemble au palais public. On y traîna les machines de guerre pour l'assiéger. Adorno, espérant se défendre, fit sonner le tocsin de la tour pour appeler à son aide, mais il ne se présenta personne pour soutenir sa cause. Appuyé par tous les voeux il y avait si peu d'années, choisi pour sa réputation de justice et comme incapable de s'adonner à la tyrannie, c'est à ce point que maintenant sa faveur était passée; il subit sa destinée. Quand il vit le feu déjà mis aux portes du palais, il se rendit. Fregoso, proclamé doge à sa place, le fit immédiatement conduire en captivité dans la forteresse de Voltaggio.
Ainsi parut sur ce théâtre cette nouvelle famille des Fregoso qui devait disputer si longtemps aux Adorno l'empire de Gênes. Quelques populaires, et avec eux beaucoup de nobles, s'élevèrent contre une élection tumultuaire et violente; assemblés dans une église éloignée, ils prétendaient procéder à un autre choix. Fregoso eut l'adresse de parer ce coup. Il déclara que si le voeu spontané de ses concitoyens l'avait fait doge, il ne voulait exercer sa dignité qu'avec leur assentiment réfléchi, ni gouverner qu'avec des lois qui limitassent son autorité. Il demandait que des règles lui fussent imposées. L'opposition fut vaincue par cette démarche modeste. Fregoso resta paisiblement au pouvoir avec un conseil exclusivement composé de populaires.
L'accession d'un guelfe à la magistrature suprême ne suffisait pas pour réconcilier les nobles guelfes au gouvernement plébéien. Les Fieschi inspiraient de loin des complots et persévéraient dans leurs hostilités. Jean Fieschi, évêque de Verceil, puis d'Albenga, et bientôt cardinal, tenait la campagne à la tête de huit cents gendarmes.
CHAPITRE VI.
Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge.
Gênes touchait alors à une de ces grandes époques où l'intérêt commun et l'orgueil national compromis au dehors savent détourner les esprits des dissensions domestiques et inspirer des efforts unanimes. Les expéditions maritimes n'avaient pas été négligées. Les flottes génoises se faisaient partout respecter. Les populaires et les nobles se signalaient à l'envi dans cette carrière. Les colonies de Péra et de la mer Noire dans tout leur éclat excitaient l'envie des Vénitiens. Les deux nations partout en concurrence se disputaient dans le royaume de Chypre l'influence politique et la préférence mercantile. Il en naquit des guerres sanglantes.
L'île de Chypre, possédée par des chrétiens et ayant un trafic nécessaire avec ses voisins mahométans de l'Égypte et de la Syrie, était un des points les plus favorables au commerce des navigateurs de la Méditerranée. Pendant que les Latins résidaient en Syrie et depuis que cette île était tombée en partage à la famille des Lusignan, plusieurs traités y avaient donné aux Génois accès au commerce, sauvegarde, privilèges, et enfin avaient consolidé les établissements de leurs colonies. Ils avaient été autorisés à bâtir des comptoirs à Nicosie et à Famagouste, les deux capitales de l'île. Leurs relations avec le royaume de Chypre avaient redoublé depuis que Gênes avait prodigué une honorable hospitalité au roi Pierre de Lusignan dans son voyage en Occident. Mais ce prince ne vivait plus. Ses frères, qui s'étaient défaits de lui, faisaient régner sous leur tutelle son jeune fils, comme lui nommé Pierre.
Au couronnement de ce nouveau roi, ses oncles, le prince d'Antioche et surtout Jacques de Lusignan montrèrent plus de faveur aux Vénitiens qu'aux Génois. Ceux-ci en furent offensés; ils s'obstinèrent à réclamer les vains honneurs de la préséance dans la cérémonie. On décida contre leurs prétentions: ils ne s'en désistèrent point, ils soutinrent leur cause avec hauteur et enfin avec violence. Une émeute sanglante s'éleva contre eux. Huit des plus distingués furent saisis et précipités d'une tour; un noble, Malocello, était de ce nombre. On fit ensuite main basse dans toute l'île sur les personnes et sur les propriétés de ces anciens hôtes.
(1373) La république ressentit vivement le malheur et l'outrage. On résolut d'un tirer une prompte vengeance. Pierre Fregoso, frère du doge, fut l'amiral suprême d'une grande flotte de quarante-trois galères montées, dit-on, par quinze mille combattants, parmi lesquels se distinguaient un grand nombre de volontaires. Déjà une division de sept galères, confiée à la direction de Damian Cattaneo, avait précédé le corps d'armée. Cet habile capitaine établit sa croisière autour de Chypre, de manière à fermer l'accès à tout secours du dehors. Il avait surpris la ville de Paphos (Bassa). Là, avec un butin considérable on lui présenta soixante et dix captives vierges ou jeunes épouses. Le généreux amiral les renvoya libres en prenant soin de les protéger contre toute insulte. Les maris qui avaient partagé le sort de leurs femmes furent mis en liberté avec elles. Cette générosité excita les murmures des compagnons de Cattaneo. «Pensez-vous, leur dit l'amiral, en leur imposant silence, que ce soit pour prendre des femmes que la république nous envoie?» Un soldat prisonnier lui était amené, convaincu, disait- on, d'être le meurtrier de Malocello dans la fatale journée du couronnement du roi. Toute la troupe voulait sa mort et le malheureux l'attendait. Cattaneo le sauva. «Il est, dit-il, à la solde des gens de Chypre; il n'est pas coupable de ce que ses chefs lui ont fait faire.»
Les excellentes dispositions de Cattaneo avaient ainsi ouvert la voie aux succès de la flotte qui le rejoignit devant l'île. L'amiral suprême livra de nouveaux combats, détruisit et brûla les vaisseaux de Chypre; le découragement des insulaires fut tel que Famagouste se rendit sans combat. Ainsi la guerre finit. Le premier soin de Fregoso fut pour la vengeance que Gênes l'envoyait accomplir. Il fit trancher la tête à trois seigneurs auteurs reconnus du massacre des Génois. Jacques de Lusignan et les deux fils du prince d'Antioche furent envoyés (1375) à Gênes avec environ soixante seigneurs ou chevaliers de l'île. Cette justice faite, l'amiral accorda la paix au jeune roi; il le maintint sur son trône en exigeant pour la république un tribut annuel de 40,000 florins1, et pour les armateurs qui avaient fait les frais de l'expédition, 4,012,400 florins pour l'armement et 90,000 pour les frais du retour: ces sommes payables en douze termes d'une année, Famagouste restant aux mains des Génois jusqu'à l'extinction de cette dette. Fregoso ayant pourvu à la garde et au gouvernement de la ville qui lui était donnée en gage, reparut en triomphe dans le port de Gênes.
La guerre de Chypre n'avait pas ouvertement mis aux mains les Vénitiens et les Génois. Mais leur rivalité qui en avait fourni l'occasion s'envenimait par son issue. Un nouvel incident produisit une rupture déclarée et de grands événements.
L'empereur Jean Paléologue, celui même que les Génois avaient si utilement aidé à remonter sur son trône, choisissant Manuel, son fils cadet, pour héritier, avait fait crever les yeux à l'aîné, Andronic, et même au fils encore enfant de celui-ci. La prison des princes aveugles était voisine de Péra. Les Génois de cette colonie avaient pris le parti d'Andronic, ils avaient procuré son évasion, ils le reconnurent hautement pour le successeur légitime de l'empire. Ils firent plus: ils l'amenèrent à Constantinople et le mirent sur le trône. Andronic, pour condition ou pour récompense de ce service, leur accordait Ténédos. Cependant le père détrôné et prisonnier à son tour, implorant du secours, avait signé un édit qui donnait cette même île à la république de Venise. Un amiral vénitien, prenant sur lui de s'en prévaloir, n'avait pas attendu les ordres de son gouvernement pour se mettre en possession de l'île dès longtemps enviée. Elle fut immédiatement fortifiée; Venise envoya des renforts. Gênes se mit en devoir de revendiquer le don d'Andronic, et les deux peuples s'engagèrent dans une guerre sérieuse2.
(1378) Elle se compliqua de beaucoup d'éléments. Tandis qu'avant de la déclarer, des deux côtés on expédiait des forces au Levant, François de Carrara, tyran de Padoue à qui les Vénitiens avaient imposé naguère une paix onéreuse, se coalisa contre eux avec les Génois. Par cette alliance ils entrèrent dans la grande ligue des ennemis de Venise où se trouvaient le roi de Hongrie, le duc d'Autriche et la reine de Naples. François Spinola fut en leur nom l'un des ambassadeurs qui allèrent proposer la paix et intimer la guerre aux Vénitiens3. Ceux-ci à leur tour se liguèrent avec le seigneur de Milan, Bernabo Visconti; ils firent donner une fille de ce prince pour femme au roi de Chypre qui s'attacha à leur cause, pressé de se soustraire au traité que lui avaient dicté les Génois et d'arracher de leurs mains Famagouste. En Ligurie, à l'instigation de Visconti, le marquis de Caretto se mit en campagne et enleva aux Génois Noli, Castelfranco et Albenga. Cette dernière ville fut perdue par la trahison de son podestat. C'était un des lieutenants et des plus intimes confidents de Fregose. Sur quelque mécontentement il avait été éloigné de la personne du doge et il se crut exilé dans son gouvernement. Pour s'en venger il vendit la place à Caretto et à Jean Fieschi, évêque de cette même ville d'Albenga, toujours soulevée et en armes contre la république. Pendant qu'un Fieschi persistait ainsi dans sa rébellion, un autre membre de la même famille était nommé amiral d'une des flottes génoises, car la nécessité d'appeler à la défense quiconque pouvait y prêter la main avait fait révoquer toutes les sentences de bannissement. Fregose avait persisté huit ans dans son gouvernement; parmi tant de capitaines ou de doges nommés à vie, aucun n'avait tenu si longtemps. Les émules impatients qui ne voulaient que sa place et ceux qui désiraient un régime plus au gré de leur faction, s'unirent enfin. Les mécontentements mûrissaient et il devint évident que pourvu que l'on pût mettre le peuplé sous les armes, il attaquerait le doge. Fregoso, qui s'y attendait, se refusait à tout armement. On employa les manoeuvres les plus perfides contre sa résistance. Le bruit se répandit que la grande compagnie, soudoyée par Visconti, venait de franchir les monts à l'improviste et descendait en ravageant les vallées. A tout moment et de divers côtés des messages accouraient et confirmaient ces bruits. Bientôt arrive l'annonce qu'une grande flotte vénitienne est à Porto-Venere et vient assaillir Gênes. Toute la ville est imbue de ces nouvelles, certaines, détaillées, confirmées; on demande à grands cris que les citoyens se mettent en défense contre des dangers si imminents; le doge lui-même en reçoit de tels avis qu'il leur donne une pleine créance. Il appelle les habitants aux armes; au bout de quelques heures les armes étaient tournées contre lui. Le palais est assiégé, forcé: il est contraint de se rendre. On le dépose, on le jette dans un cachot, on fait subir le même traitement à son frère Pierre, celui-là même qui avait fini d'une manière si brillante la guerre de Famagouste et à qui la république venait de prodiguer les marques de la reconnaissance nationale. Mais Pierre, habile à s'aider dans sa triste situation, parvint bientôt à se sauver et se réserva pour une meilleure fortune. La famille Fregoso fut bannie à perpétuité: les vengeances journalières et réciproques, les dignités éphémères, tout est proclamé perpétuel dans les temps de révolutions.
Les partis qui venaient de vaincre ne pouvaient s'accorder. En s'unissant, ils s'étaient trompés, et cette aventure assez commune eut cela de particulier que les chefs se jouèrent l'un l'autre. Des électeurs apostés, gens de peu de consistance, élurent d'abord pour nouveau doge Antoniotto Adorno, chef, à cette époque, de son ambitieuse race; une poignée de prolétaires proclama dans les rues son nom et son règne. Saisi du pouvoir pendant quelques heures, il se crut maître sans contestation. Mais le reste des citoyens ne tint pas compte de cette élection subreptice. Ils procédèrent de leur côté. Nicolas de Guarco fut nommé par eux; Adorno se voyant mal soutenu, ajourna ses espérances et consentit à céder la place à son compétiteur, prompt, disait-il, à déférer aux résolutions de la majorité.
Ainsi le gouvernement de Guarco prit consistance. Réputé gibelin, il se montra favorable aux guelfes. Il traita les nobles avec égards, il affecta de prendre leur avis. Dès la première année de son règne il les admit dans son conseil et dans les charges publiques en partage égal avec les populaires. Enfin il souffrit que des statuts précis limitassent ses droits et son pouvoir.
CHAPITRE VII.
Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
(1379) Cependant Lucien Doria conduisait une flotte dans l'Adriatique. Trois galères qui l'avaient précédé avaient déjà troublé la navigation mercantile des Vénitiens et semé l'effroi sur les côtes de leurs provinces. Quand Lucien se montra dans ces parages, il se trouva à la tête de vingt-quatre galères, y compris deux que fournirent Zara et Raguse. En même temps François de Carrara, par terre, effrayait l'ennemi en lui enlevant Mestre et en menaçant Trévise.
L'amiral vénitien Victor Pisani revenait de la Pouille, il ramenait avec vingt-deux galères un approvisionnement de grains porté sur trois grands bâtiments, défendus chacun par deux cent cinquante soldats. Cette flotte était parvenue devant le port de Pola quand Doria la découvrit. Il se détermina à l'attaquer. Parmi les récits de cette bataille nous en avons un qu'on peut appeler le bulletin officiel. C'est la lettre même qui le lendemain fut écrite de Zara par les Génois à leur allié le seigneur de Padoue pour lui notifier leur victoire.
Les Vénitiens étaient voisins de la terre et de leur port. Lucien escarmoucha avec quatre galères et parut éviter un engagement sérieux en s'écartant. Il fut poursuivi, et quand cette fuite simulée eut détaché les Vénitiens du rivage à une distance de trois milles, il fondit sur eux. Ce mouvement subit répandit la confusion parmi les galères de Pisani. On combattit avec une extrême fureur. La fortune couronna les efforts des Génois. Sur vingt-quatre galères quinze furent prises, sept à huit cents hommes périrent par le fer dans le combat ou furent engloutis dans les eaux. Il y eut plus de deux mille quatre cents prisonniers. Le récit du lendemain nomme entre eux vingt-quatre nobles capitaines ou principaux officiers des galères prises, et, quant aux étrangers soudoyés par les Vénitiens, les Génois assurent le seigneur de Padoue qu'ils ont tranché la tête à tous ceux qui leur sont tombés entre les mains. Les grains que la flotte convoyait furent la proie des vainqueurs. De leur côté un seul officier de marque périt, mais ce fut l'amiral victorieux, le brave Lucien Doria. Il vit la bataille gagnée, mais il ne put jouir de son triomphe. La flotte, honorant son nom, lui donna pour successeur Ambroisie Doria, et quand à Gênes en apprenant une si grande perte on nomma un nouvel amiral, ce fut Pierre Doria que fit choisir la faveur méritée de sa famille.
Pendant ce temps Pisani rentrait tristement à Venise avec six galères que la fuite avait dérobées au vainqueur. En arrivant il alla rendre compte au sénat de sa fatale rencontre, mais il était envié par les grands, d'autant plus qu'il était cher au peuple, et son infortune était une première occasion de l'opprimer; sa justification fut brusquement interrompue. Il fut condamné à un an de prison et à une grosse amende.
Ambroisie Doria, longeant et ravageant le rivage, s'empara de Rovigno, de Grado, de Ciorli, se montra devant la rive qui sépare Venise de la mer et y brûla des bâtiments à la vue des Vénitiens, qui n'osèrent rien faire pour s'y opposer. De là il passa devant Chioggia, et, débarquant dans le voisinage, il incendia le faubourg de cette ville appelé la petite Chioggia qu'un pont sépare de la ville. Remontant sur leurs vaisseaux et repassant devant Venise, les Génois y firent montre des pavillons de leurs prises, les traînant abaissés sous celui de leur république. C'est ainsi qu'ils regagnèrent Zara pour y attendre leur nouvel amiral.
Chez les Vénitiens l'abattement répondait à ces progrès de l'ennemi. On ne sut que renforcer le port de chaînes et de digues. Un Giustiniano fut nommé amiral de seize galères, et jamais il ne put en armer plus de six, parce que le peuple n'avait ni amour ni confiance pour ce chef et ne voulait servir que sous Pisani.
Par une combinaison politique plus habile, Venise parvint à susciter une diversion qui mit dans le plus grand embarras chez eux ces Génois si orgueilleux et si menaçants dans l'Adriatique. Bernabo Visconti se hâta d'envoyer sur leur territoire la bande d'aventuriers à sa solde surnommée la compagnie de l'Étoile. Elle s'avança sans obstacle, envoyant la terreur devant elle jusqu'aux portes de Gênes: les familles qui jouissaient hors des murs des délices de la belle saison n'avaient pas le temps de se mettre en sûreté. Cette troupe s'arrêta sept jours à Saint- Pierre-d'Arène, vivant de rapines et de violences. On vit alors une preuve honteuse de la faiblesse du gouvernement, ou, si l'on veut, l'on vit le plus coupable sacrifice de l'honneur national à l'intérêt du doge. Se souvenant de la mésaventure de son prédécesseur, jamais il ne voulut permettre aux citoyens de s'armer pour se délivrer d'une troupe peu nombreuse de brigands. Il aima mieux, pour se libérer de ce double péril, négocier un traité ignoble avec les ennemis. Il acheta leur retraite au prix de 9,000 écus d'or, et il consentit bassement par une clause expresse qu'ils emmenassent les captifs et le butin qu'ils avaient amassé. Cette infâme transaction eut les suites qu'on en devait prévoir et qu'elle méritait: trois mois après, la compagnie était de retour à la porte de Gênes.
Dans l'intervalle la ville eut une autre alarme. Avant qu'Ambroise Doria eût bloqué les approches de Venise, une petite flotte en était sortie, sous les ordres de Carlo Zeno. Elle vint tenter la fortune sur la côte ligurienne où l'on était loin de se croire menacé. Porto-Venere fut surpris et pillé. Les Vénitiens enlevèrent pour trophées les reliques de saint Venerio. L'effroi fut à Gênes, et l'affront y fut vivement ressenti. Cependant les Vénitiens se retirèrent devant neuf galères sorties de Gênes pour les attaquer.
Les Vénitiens avaient suscité ailleurs d'autres difficultés. Ils avaient échauffé les ressentiments de Jean Paléologue remonté sur le trône de Constantinople, et toujours offensé de la partialité des Génois pour les deux Andronic, son fils et son petit-fils1. La colonie de Péra se trouvait dans un état précaire. Assez puissante pour résister à une attaque de vive force du faible empereur, elle n'avait pas moins son commerce, ses subsistances et toutes ses relations en péril quand elle était en hostilité avec la capitale dont Péra et Galata sont proprement des faubourgs. Les intrigues des Vénitiens la mettaient d'ailleurs en état de guerre avec les Turcs, voisins plus redoutables que les Grecs. La plus grande calamité présente était la disette des vivres: Nicolas de Marchi, qui dirigeait les opérations militaires de la colonie, entreprit d'approvisionner Péra des grains attendus à Constantinople. Il prit des mesures pour intercepter les bateaux qui les portaient. Paléologue, informé de ce dessein, envoya promptement au secours une galère et quelques bâtiments légers. Les Génois, à leur tour, eu trois heures eurent équipé et mis à la mer un renfort; et le soir du même jour la galère impériale était conduite à Péra; de Marco l'avait enlevée à l'abordage. Cette action hardie qui se passait sous les yeux des Turcs et des Grecs inspira assez de terreur ou d'admiration aux ennemis pour les disposer à la paix. Les Vénitiens leurs alliés s'y opposèrent en vain. La colonie de Péra resta en sûreté, et la république de Gênes fut délivrée des embarras qui lui étaient suscités.
Pierre Doria allait prendre devant Venise le commandement suprême de la flotte génoise à laquelle il conduisait un renfort de quinze galères. Son départ avait été solennel, et les plus hautes espérances étaient fondées sur son expédition. Il allait achever un ouvrage qu'un heureux préjugé semblait faire croire réservé à sa famille. Les avantages, fruits de la victoire de Lucien, Ambroisie les avait poursuivis; Pierre partait avec le dessein de les rendre non-seulement plus éclatants encore, mais décisifs. Si cet homme, d'une bravoure incontestable et dont l'habileté était vantée, fit bientôt éprouver aux siens les tristes conséquences de l'abus de la victoire, s'il montra une hauteur insolente et une obstination fatale, il ne faut pas l'en accuser lui seul. Aucun Génois ne doutait que Venise ne fût perdue; Doria était envoyé pour prendre possession d'une conquête certaine, et sa dureté s'explique par les instructions qui lui étaient données. Selon les historiens du temps, s'il prenait la ville de Venise il devait la dépouiller. Il n'y laisserait pas un seul noble grand ni petit; tous seraient embarqués et envoyés prisonniers à Gênes, excepté toutefois ceux dont le seigneur de Padoue lui demanderait la tête2.
Venise était prise au dépourvu; elle avait perdu à Pola ses galères, ses matelots et l'énergie populaire; ce qui lui restait de forces maritimes était dispersé à Constantinople, à Ténédos, en Chypre. Charles Zeno faisait une excursion brillante, mais il n'en manquait pas moins à la défense de la patrie. C'est lui qui, de Porto-Venere, avait fait trembler Gênes au milieu des triomphes de cette superbe rivale. On le rappelait, il devait réunir et ramener les galères éparses, mais on ne le voyait pas paraître et l'on ne savait s'il reviendrait à temps3. Pisani était dans sa prison; son émule Thaddée Giustiniani, déclaré amiral, haï du peuple, ne ranimait aucune confiance. Au dehors, les côtes du Frioul, sous la seigneurie du patriarche d'Aquilée ou sous l'empire du roi de Hongrie, étaient des pays ennemis. Le reste des côtes orientales qui reconnaissaient la république étaient désolées par les Génois, ils prenaient les villes, les pillaient et donnaient même leurs conquêtes au patriarche. François de Carrara occupait la terre ferme au nord et au couchant de la ville. Trévise qu'il menaçait était presque la seule cité qui restât à la république et qui pût lui fournir des vivres, quand les secours de la mer étaient interceptés. C'est dans cet état que la reine de l'Adriatique se voyait menacée jusque dans ses lagunes.
Bâtie sur un groupe d'îles embrassées et liées par son enceinte, Venise est au milieu des eaux que l'Adige, la Brenta et le Silo versent à leur embouchure sur un terrain bas qu'elles inondent. Elles y sont retenues par une langue de terre étroite et longue qui sépare ces marais ou lagunes de la haute mer. Ce banc nommé la rive, qui se prolonge près de dix lieues des environs de l'embouchure de la Piave au nord-est jusqu'à celle de l'Adige au sud-ouest, sert de boulevard à Venise et de mur de clôture à tout le bassin interne qu'elle domine. Les courants ont percé plusieurs ouvertures dans cette digue naturelle et l'ont coupée ainsi en une suite de longues îles alignées; c'est par leurs intervalles que de la mer aux lagunes on communique. La coupure la plus voisine de Venise lui tient lieu de port et en porte le nom. Plus loin au midi est la passe qui sert de port à la ville de Chioggia, puis le port de Brondolo, enfin l'ouverture de l'Adige. Ce sont autant de passages par lesquels on peut entrer dans les lagunes; mais ce bassin, où tant d'eaux abondent, n'est navigable que dans les canaux naturels ou faits de main d'homme qui le sillonnent en serpentant à travers les îles et les bas-fonds de ce vaste marais. Tels étaient les facilités et les obstacles que la disposition des lieux présentait pour l'attaque et pour la défense, au moment où, par une fatalité inouïe, Venise se voyait entourée d'ennemis.
La noblesse conserva son courage. Le doge Contarini, brave et respectable vieillard, en donna l'exemple en toute rencontre. On essaya de remonter l'esprit public. On fit des processions et des voeux. On obligea tous les citoyens en état de prendre les armes, nobles, bourgeois, étrangers même, à se porter à la garde de la rive. On mit en défense les ouvertures qui conduisaient de la mer à la ville. On renforça de mille hommes la garnison de Chioggia.
Pierre Doria, parti de Zara, longea la rive, se montra aux Vénitiens et vit leurs préparatifs. Il n'eût pas convenu d'essayer de forcer le passage devant la ville; la place était trop bien gardée; il valait mieux pénétrer dans les lagunes par quelque ouverture plus éloignée, s'y établir et revenir par les canaux pour attaquer Venise derrière sa principale ligne de défense. La ville de Chioggia, située dans le bassin intérieur, offrait, si l'on pouvait s'en rendre maître, un excellent point d'appui pour effectuer ce plan. Elle était assez éloignée de Venise pour n'être que difficilement et imparfaitement secourue dans ces circonstances de terreur qui faisaient concentrer les ressources autour de la capitale; et par l'Adige Carrara pourrait donner la main aux Génois.
Dès que ce projet fut aperçu, les Vénitiens firent tous leurs efforts pour en prévenir les conséquences; ils détruisirent tous les jalons qui, au milieu d'un vaste terrain inondé, marquaient le cours tortueux des canaux, afin que si les Génois s'introduisaient dans les lagunes, les voies praticables leur en fussent dérobées. Ils essayèrent surtout de les empêcher d'entrer. Ils amarrèrent dans la passe qui conduit de Chioggia à la mer un gros vaisseau chargé de bombardes et d'arbalétriers et protégé par une redoute qu'ils élevèrent sur le bord. Les bombardes étaient de grosses pièces d'artillerie qui lançaient des pierres.
Les Génois ne pouvaient forcer ces obstacles du côté de la mer. Ils conçurent le hardi dessein de les attaquer par les derrières. Pour y parvenir, les passages fermés, c'était à l'habileté et à l'audace d'y suppléer.
Chioggia est bâtie dans les lagunes sur un îlot très voisin de la langue de terre qui regarde la mer. Sur cette langue ou rive est le faubourg appelé Chioggia la Petite, que les Génois avaient déjà ravagé une fois; un pont d'un quart de mille le joint à la cité. Une redoute en charpente avait été bâtie pour défendre la porte de la ville; elle y communiquait par un pont-levis.
Chioggia la Petite était voisine de la pointe de l'île qui fait un des côtés du port de Chioggia, au levant; mais au couchant, du côté de l'Adige et de Brondolo, la rive se prolongeait et Carrara avait accès sur cette portion. Il y porta du monde, tandis que du côté de la mer la flotte génoise, stationnée à peu de distance du rivage et couvrant les opérations, détacha douze barques légères qui vinrent aborder la rive sous la protection de leurs alliés. Là, par leurs travaux combinés, à force de cabestans, de poulies et de bras, les douze bateaux furent tirés de la mer sur la rive et redescendus de la rive dans la lagune et dans le canal de Chioggia. Ils se remplirent aussitôt d'hommes audacieux qui vinrent attaquer par derrière la redoute et le gros navire qui fermait l'entrée de la passe. Sous un feu terrible et sous une grêle de traits et de pierres, des grappins saisirent le vaisseau et enfin l'enlevèrent de sa place et l'entraînèrent; le port de Chioggia ainsi ouvert, les galères génoises passèrent aussitôt de la mer dans le canal. Chioggia la Petite et la tête du pont qui, de ce faubourg, conduisait à la ville, furent conquis le lendemain. Les Vénitiens se retirèrent à mesure dans la cité de Chioggia; elle avait alors trois mille cinq cents combattants sous trois capitaines stipendiés et hommes de guerre de quelque renom. Un Contarini, un Mocenigo présidaient à la défense en qualité de provéditeurs de la république. L'importance de ce poste était sentie.
Les assaillants s'avancèrent sur le pont à plusieurs reprises et avec peu de succès durant les premiers jours. Mais un grand assaut fut résolu et mieux conduit. Les redoutes furent attaquées par les barques génoises. Les galères vinrent tirer leurs traits et leurs bombardes sur les troupes vénitiennes rangées sous la ville, tandis que les gens de Carrara attaquaient le pont. Les Vénitiens y tenaient ferme. Les chefs carrarais publient qu'ils donnent 150 ducats d'or à quiconque saura incendier le pont. A peine cette promesse est proférée, un Génois s'est déjà jeté dans une barque, il l'a chargée de paille, de fascines, de goudron et de poudre à canon; il vogue inaperçu, place son brûlot et y met le feu. La détonation et le nuage de fumée qui s'élève font croire aux Vénitiens que le pont est déjà enflammé, ils l'abandonnent avec précipitation, ils ne se croient pas en sûreté contre le feu sur les charpentes de leur redoute, ils rentrent dans la ville en désordre, ils ne pensent pas même à retirer le pont-levis. Ceux qui les attaquent, témoins de ce mouvement, s'élancent après les fuyards. Tous entrent à la fois dans la place. Les soldats font retentir le cri de guerre de Carrara. Les Génois ne laissent pas leurs alliés courir seuls à la conquête, ils affluent en tel nombre, que les défenseurs de la ville renoncent à l'espoir de la sauver. Ils se dispersent; les uns se jettent dans des barques et tâchent de gagner Venise ou Ferrare. Cinquante hommes seulement restent autour du podestat de la ville; ils se défendent de rue en rue jusqu'au palais. Assiégés, ils se rendent enfin. Le drapeau de Saint-Marc est déchiré; on arbore à la fois celui du roi de Hongrie, chef de la ligue, et ceux de Carrara et de Gênes. Cependant la ville est horriblement pillée. L'historien de Padoue ne veut pas, dit-il, conserver la mémoire des cruautés que les Génois commirent. Il est attesté seulement que l'on veilla religieusement à l'honneur des femmes.
Le seigneur de Padoue n'avait pas assisté en personne à cette victoire. A son entrée à Chioggia, Doria le reçut avec les plus grands honneurs: et, au nom de la république de Gênes, il lui résigna sa conquête. Carrara reçut sa nouvelle seigneurie et signala sa prise de possession en conférant d'abord l'ordre de chevalerie à Ambroisie Doria et à quelques autres Génois. Immédiatement après, il se fit prêter serment de fidélité par ses nouveaux sujets. Habile à se les rendre favorables, il se fit amener tous ceux des habitants qu'on avait déjà traités en prisonniers; il paya de ses deniers leurs rançons aux capteurs, et les renvoya libres. Les étrangers soudoyés, les Vénitiens restèrent captifs; ils étaient nombreux: parmi eux étaient beaucoup de nobles et plusieurs hommes de marque.
CHAPITRE VIII.
Désastre de Chioggia.
La consternation fut grande à Venise; une défaite sanglante, la perle d'une place importante, les ennemis établis dans les lagunes, maîtres de la mer et des accès intérieurs, c'était la république à leur discrétion. On ne balança pas longtemps à s'humilier devant la mauvaise fortune. Trois ambassadeurs du sénat se présentèrent aux alliés. Ils demandaient la paix, presque la miséricorde; pour toute instruction, dit-on, ils portaient une carte blanche; ils invitaient le vainqueur à y dicter ses conditions.
La délibération qui suivit cette démarche mit Carrara et Doria en opposition déclarée. Le seigneur de Padoue voulait une paix prompte, qui assurât les avantages auxquels les succès obtenus donnaient droit de prétendre. Doria insista pour pousser les choses à l'extrême; il allégua les instructions de sa république. On ne put s'accorder. Carrara, mécontent, finit par abandonner aux Génois le soin de répondre aux ambassadeurs. «Point d'accord aujourd'hui,» leur dit Doria: et, faisant allusion aux chevaux de Corinthe que dans sa pensée il menaçait d'avance d'un nouveau voyage, «point d'accord que nous n'ayons bridé ces chevaux qui se cabrent sur votre place Saint-Marc; quand nous en tiendrons les rênes, ils seront domptés et dociles, et alors nous vous donnerons la paix.» Les ambassadeurs lui ramenaient sept prisonniers génois, espérant que ce procédé le disposerait favorablement: «Qu'ils retournent avec vous, ajouta-t-il, je ne les veux pas de vos mains; incessamment j'irai les délivrer moi-même.» Ainsi finit la négociation. Par cette réponse plus imprudente encore qu'insolente, Doria préparait sa propre perte, la ruine de toute sa flotte, l'affaiblissement de sa patrie.
L'intelligence troublée à cette occasion entre Carrara et lui ne se rétablit jamais bien. Carrara voulait que les galères génoises retournassent promptement pour bloquer le port de Venise, afin d'en fermer l'accès à Charles Zeno toujours attendu, et la sortie aux armements que les Vénitiens pouvaient encore mettre à la mer pour venir à leur tour assiéger les vainqueurs de Chioggia. Mais les Génois ne voulaient pas se rembarquer sitôt; Doria reprochait à ses alliés le peu de part qu'ils avaient laissé à ses gens dans le butin. Il voulait que Carrara, qui s'était approprié les magasins de sel, de grains et d'huile, payât 300 mille ducats à la flotte, et obligeât ses soldats à rapporter leurs captures à la masse commune. Ces prétentions et ces reproches laissèrent beaucoup d'aigreur. Doria, sollicité de ne pas tenir sa flotte renfermée dans les lagunes, opposa à tout conseil l'orgueil et l'entêtement de son caractère. Carrara quitta Chioggia, Brondolo et l'embouchure de la Brenta, laissant aux Génois quelques troupes; il alla avec le reste de ses forces porter la guerre sur le territoire de Trévise, qui restait seul aux Vénitiens, bloquer cette ville qui leur envoyait encore quelque secours par le Silo, et leur enlever les positions intermédiaires de la terre ferme. Une portion des galères de Gênes ressortit enfin, et vint bloquer le port de Venise.
Alors le peuple effrayé demanda à grands cris que Pisani sortît de prison et vint le défendre. Le gouvernement aristocratique s'indignait de céder à des injonctions populaires dont l'objet était d'ailleurs haï et envié par plusieurs de ces nobles. Cependant il fallut donner cette satisfaction à l'opinion publique. Pisani mis en liberté fut appelé au palais. «Il y a le temps pour la justice, il y a le temps pour la grâce, lui dit le doge; celui de la grâce est arrivé.» - «Mes jours appartiennent à la patrie, soit qu'elle fasse grâce ou justice,» répondit l'illustre citoyen. Les sénateurs l'embrassèrent, le peuple applaudit, et les gens de mer crièrent: Vive Pisani! «Enfants, leur dit-il, criez vive Saint-Marc, ou taisez-vous.» Le bruit courut dès le même jour qu'on lui avait déféré le commandement de la mer. Aussitôt on vient en foule se faire inscrire pour ce service. Les greffiers ne pouvaient y suffire. De là, on alla demander ses ordres. Il remercia les citoyens de leur zèle et les renvoya à la seigneurie qui leur dirait ce qu'ils avaient à faire. Mais quand on apprit que Pisani n'était chargé que de la défense de la ville, sans commandement maritime; que ce commandement restait à Thaddée Giustiniani, les murmures éclatèrent de nouveau avec violence; enfin, le sénat les apaisa en publiant qu'un armement de 40 galères était décrété, que le doge en personne en était l'amiral suprême, et que Pisani serait son premier lieutenant.
Les obstacles dont les Vénitiens avaient hérissé le cours de leurs canaux et entouré leur ville arrêtaient les entreprises des Génois. Ceux-ci résolurent d'établir un camp sur l'île de Malamocco: c'est l'une des parties de cette rive étroite qui court en avant de Venise; sa pointe fait l'un des côtés du port. C'était s'établir sur la ville. Dans ces positions rapprochées, on escarmouchait à toute heure. Une galère génoise était amarrée par le flanc le long de la rive. La nuit, cinquante chaloupes sortirent de Venise et s'avancèrent en grand silence. Les chaloupes, séparées en trois divisions, se portèrent les unes à la poupe, les autres à la proue de la galère; le reste vint la heurter par le travers. Les Génois ne s'aperçurent de ces approches qu'au moment où la trompette donna le signal de l'alarme. Ils furent enveloppés de toute part. On avait choisi l'heure où la marée est basse. La galère était sur le fond et ne pouvait se mouvoir, elle fut prise. Ne pouvant l'emmener, les Vénitiens la brûlèrent. Le butin qu'ils en retirèrent, l'équipage prisonnier, deux bâtiments légers qui accompagnaient la galère entrèrent en triomphe dans la ville. Les Génois furent honteux qu'une telle négligence eût montré à leurs dépens ce qui ne s'était peut-être jamais vu, une galère capturée par des chaloupes.
Cependant il y avait tout à craindre à Venise si l'ennemi restait à Malamocco, et si, à de si grandes forces maritimes on n'avait que des chaloupes à opposer. C'est alors qu'on décréta l'armement. On en demanda les moyens au patriotisme des citoyens, et ils répondirent à l'appel. En peu de semaines trente-quatre galères étaient armées et le vieux doge y commandait en personne. Les Génois en ayant un plus grand nombre, on ne se présentait pas encore à eux. On attendait toujours Charles Zeno pour leur opposer une force égale. Mais chaque jour les galères sortaient de Venise pour exercer leurs équipages à la navigation, car un grand nombre de ces hommes de si bonne volonté étaient étrangers à la marine.
Cette flotte avait la libre sortie sur la mer, elle pouvait tourner Malamocco. Les Génois ne voulaient pas s'exposer à y être attaqués de deux côtés. Ils levèrent leur camp de cette île, détruisirent les fortifications qu'ils y avaient élevées et se retirèrent dans Chioggia. Ainsi ils persistaient dans cette imprudence que Carrara avait combattue, ils allaient passer l'hiver enfoncés dans un coin des lagunes. Leur prévoyance se borna à y amasser des vivres. Ils chargèrent de sel vingt- quatre de leurs galères1 et les envoyèrent au Frioul pour échanger leurs cargaisons contre des grains.
L'éloignement de ces forces inspira à Pisani de tenter une entreprise sur Chioggia. Encouragé par les clameurs du public à qui le danger toujours imminent devenait insupportable, il fît résoudre d'agir sans plus attendre. On appela tout le peuple. Le doge monta sur la mer, et jura solennellement de ne plus rentrer dans Venise que Chioggia ne fût rendue à la république. Les trente-quatre galères, soixante barques, plus de quatre cents chaloupes armées sortirent du port pendant une nuit de décembre et arrivèrent à la hauteur de Chioggia sans que les Génois en eussent réveil. Le projet de Pisani était essentiellement de barrer la communication entre Chioggia et la mer, afin d'enfermer les Génois et leur flotte dans les lagunes. Il destinait deux grands vaisseaux à être coulés à fond dans le canal ou port de Chioggia. Il les y conduisit et marqua leur place. Avant de les échouer, on descendit sur la rive près de Chioggia la Petite, et on se mit en devoir d'y bâtir un fortin. Jusque-là les opérations n'avaient pas été troublées. Mais les Génois de Chioggia accoururent par le pont sur la rive, ils culbutèrent les Vénitiens, il en périt six cents tués ou noyés, le fortin commencé fut détruit. Le doge, qui de sa galère observait ce désastre, fit manoeuvrer sa flotte et donna ordre de fixer sur ses ancres dans l'embouchure du port l'un des vaisseaux qu'on y avait conduits. On commença à élever une redoute sur ce bâtiment. Doria se hâta de le faire attaquer de son côté; de la mer les galères du doge le défendirent. Les bombardes tonnèrent de part et d'autre. Les Génois l'emportèrent enfin: ceux qui manoeuvraient le vaisseau, ceux qui y plantaient des machines furent contraints de tout abandonner. Les Génois se saisirent du bâtiment et, dans leur transport sans ordre et sans réflexion, ils l'incendièrent. Il brûla à fleur d'eau, la coque coula à fond là où elle avait été conduite, elle ferma le passage. Ce que Pisani avait voulu faire, les Génois l'avaient exécuté; ils célébraient leur victoire, elle assurait leur défaite immanquable.
Alors malgré les efforts des Génois, les Vénitiens revinrent à la rive devant Chioggia et se fortifièrent sur les deux îles qui forment l'entrée du port. De là ils protégeaient le batardeau dont ils l'avaient fermé. Les galères croisaient en dehors dans le même but. Ainsi resserrés dans Chioggia, les Génois, tranquilles d'ailleurs dans cette ville, comprirent que pendant l'hiver la flotte allait rester inutile et mal placée dans les lagunes. Ils ne pensèrent plus qu'à l'envoyer à Zara ou même à Gênes. Au printemps les galères seraient revenues en force pour délivrer la ville et pour continuer le cours des conquêtes. Il s'agissait cependant de sortir de Chioggia, le passage devant son port était intercepté. A l'occident, un canal assez large conduisait à Brondolo où la Brenta formait un bassin qui avait son embouchure dans la mer. Quatorze galères génoises s'avancèrent par cette voie. On ignorait encore que la clôture du port de Chioggia n'était qu'une partie du plan de Pisani, et qu'il n'avait pas négligé de fermer les autres issues. Quatre galères avaient été détachées par ses soins avec l'ordre de couler des barques au travers des canaux de manière à en rendre la navigation impossible vers le bassin ou le port de Brondolo et même dans les eaux par lesquelles on aurait pu tourner derrière Venise et aller gagner au loin d'autres passages à l'est de la ville. Les Génois se virent dans l'impossibilité de passer de vive force, ils reculèrent à Chioggia. Aussitôt on compléta les travaux qui devaient leur fermer la voie. Treize galères vénitiennes s'établirent en station à Brondolo pour veiller sur le batardeau qu'on avait élevé au travers du canal et sur les mouvements de l'ennemi. Pisani commandait cette division.
La rive qui s'étend de Chioggia la Petite au port de Brondolo portait à l'extrémité qui domine ce port et en forme un côté, un couvent solidement bâti. Doria fit sortir des troupes de Chioggia, passa le pont, gagna la rive, la suivit et se rendit maître du couvent; il en lit aussitôt une citadelle redoutable. Elle incendiait les galères dans le bassin et éloignait celles qui croisaient du côté de la mer. Mais Doria ne put empêcher Pisani d'élever une redoute sur la pointe opposée. Ce fortin et le couvent ne cessèrent de tirer l'un sur l'autre. Les Vénitiens avaient vingt-deux grosses bombardes. Il paraît qu'une de ces pièces exigeait pour la charger autant de travail qu'une mine. On y passait la nuit entière, et, au point du jour, la batterie tirait sur le couvent. Les Génois répondaient avec la même furie. Il se lança de part et d'autre, disent les auteurs, plus de cinq cents décharges de grosses pierres.
Outre le grand canal qui allait dans le bassin de la Brenta et que Pisani avait fermé, il en était un plus étroit qui longeait la rive et se rendait dans le port même de Brondolo, tout auprès de son ouverture. On n'eût pu croire ni qu'une galère eût place pour y naviguer, ni surtout qu'elle pût y être transportée à flot, car ce fossé ne communiquait pas avec le grand canal. Doria avait cependant conçu l'espérance de faire sortir sa flotte par cette voie qui l'eût conduite tout près de la mer au delà des barrières élevées par les Vénitiens. C'est dans cette vue qu'il avait voulu se rendre maître des deux pointes de l'embouchure du port de Brondolo. Il n'avait pu en garder qu'une, mais elle protégeait le petit canal, et, s'il parvenait à y établir ses galères, il n'était pas sans espérance de dérober leur sortie à l'ennemi en les faisant filer l'une après l'autre. Car ce n'était pas autrement qu'elles pouvaient se ranger dans ce défilé. Dix-neuf y furent transportées du grand canal à force de bras et de machines. Après ce travail immense et tandis que l'artillerie tonnait de toute part pour essayer de donner le change, la galère la plus voisine de l'issue essaya de la franchir. Mais elle trouva aussitôt les Vénitiens qui la repoussèrent. Cependant Pisani sentit le danger qui menaçait de faire échouer tout son plan. Une de ces longues nuits d'hiver (on était à la fin de décembre) suffisait pour faire échapper ceux qu'il regardait comme ses prisonniers. Il redoubla de vigilance autour d'eux, il fit la garde jour et nuit de tous côtés. Mais cette garde était si pénible et si rebutante dans une saison rigoureuse, que les équipages de ses galères refusaient le service; ils voulaient abandonner la redoute et la station, et demandaient en tumulte qu'on les ramenât à Venise. On leur promettait toujours l'arrivée imminente de Zeno qui venait les renforcer et relever ceux qui souffraient; mais personne ne voulait plus croire à ce secours attendu si longtemps. Les Génois allaient être sauvés au moment qui devait assurer leur perte. Pisani, désespéré d'abandonner sa proie, obtint, par un dernier effort de sa popularité, que ses gens garderaient encore leur poste deux jours sans plus, les deux derniers jours de décembre 1379. Le 1er janvier, Zeno parut avec quatorze galères chargées de vivres, de richesses, de butin de toute espèce. Il se montrait à peine devant Venise qu'un ordre lui fut expédié de continuer jusque devant Chioggia, d'où le doge l'envoya immédiatement à la station de Brondolo. La confiance des Vénitiens fut alors remontée. Ils avaient cinquante galères à opposer aux forces des Génois, trente-six furent consacrées aux opérations du passage de Brondolo: de ce côté étaient tous les efforts de l'ennemi.
Les galères qui remplissaient le petit canal faisaient chaque jour quelque démonstration pour tenter de déboucher. Un jour une galère vénitienne de garde, sans attendre les renforts que ses signaux devaient amener, se détacha pour repousser celle qui s'était avancée et la combattit corps à corps. Mais, pendant la lutte, par une singulière manoeuvre, les Génois jetèrent des grappins sur la proue ennemie, et aussitôt toutes les galères génoises remontant à force leur canal se remorquèrent l'une l'autre, et, tirées par les matelots montés sur les deux bords, entraînèrent à leur suite la galère vénitienne; prise dans cet étroit passage, elle ne put s'en délivrer. C'était une de celles de la division de Zeno, richement chargée, et à qui il n'avait pas été permis d'aller mettre son butin en sûreté. Tout retomba aux mains des Génois.
Au milieu de ces événements, Pierre Doria, toujours actif, toujours passant d'une attaque à une autre, fut frappé au couvent de Brondolo d'un éclat de pierre détaché d'une brèche par un coup de bombarde, et mourut sur le coup. Il échappa ainsi à la catastrophe qui menaçait son armée; si la position périlleuse des Génois était due à son entêtement, il leur restait la confiance en son habileté pour en sortir: sa perte dissipa leurs espérances.
Cependant ils ne pouvaient voir leurs galères rangées contre une rive étroite qui seule les séparait de la mer, et où ils possédaient une forteresse, et s'accoutumer à l'idée qu'ils ne sauraient franchir une si simple barrière. Puisqu'à ses deux extrémités on leur fermait les issues, ils songèrent à couper l'île qui les arrêtait et à s'ouvrir un passage fait de leurs mains. Ils le tracèrent sans perte de temps auprès des murs du couvent qui leur servait de citadelle. Ce travail fut pressé avec toute l'activité propre à un peuple ingénieux et patient, mis en mouvement par le plus capital des intérêts. On y employait à l'envi les équipages des quarante-huit galères enfermées entre Chioggia et Brondolo. Un peu de temps eût suffi pour mener ce grand travail à sa fin, et alors en peu d'heures la flotte était sauvée.
Les Vénitiens s'alarmèrent de cette hardie tentative et comprirent qu'il ne fallait pas laisser le loisir de l'exécuter. Ils réunirent toutes leurs forces de terre et de mer, résolus à déposter les Génois du couvent et de la rive de Brondolo. Venise avait reçu de grands renforts; elle soudoyait la compagnie de l'Etoile, celle qui avait fait trembler Gênes, et une autre compagnie plus redoutable encore sous un capitaine anglais; deux mille cinq cents lances et un corps d'infanterie permettaient d'entreprendre toute opération. Les Génois étaient au nombre de quinze mille, soit à Chioggia, soit à l'entour; et la rive, de Chioggia la Petite à la pointe de Brondolo, était le seul champ de bataille que leur offrît cette singulière région.
Le doge et ses troupes occupaient à terre les deux extrémités de l'ouverture qui sert de port à Chioggia et qui se trouvaient réunies par la digue dont ils avaient fermé ce port. Ils y firent monter huit mille hommes pour aller d'abord s'emparer de Chioggia la Petite. Dans cette attaque une tour bien défendue fit une vive résistance. Tandis qu'on employait la sape pour la faire crouler sur ses gardiens, les Génois envoyèrent pour la secourir, d'un côté huit mille hommes sortant de la ville par le pont, de l'autre quinze cents hommes tirés du couvent de Brondolo, afin de mettre les Vénitiens entre deux feux. Mais, loin de s'en effrayer, les assaillants faisaient face des deux côtés, et un combat acharné se livrait de toute part. Les mouvements de la cavalerie à la solde des Vénitiens étonnèrent les Génois et firent hésiter la tête de leurs colonnes. L'ennemi en profita pour les charger, et porta le désordre dans les rangs. Ceux qui venaient de Brondolo furent d'abord dispersés, ils cherchèrent leur salut le long des canaux, où, en tâchant de les traverser, ils se noyaient sous le poids de leurs armes. La colonne de Chioggia, également rompue et poursuivie, se reporta sur le pont pour regagner la ville. Ils s'y précipitèrent avec tant d'impétuosité que le pont surchargé se brisa sous eux. Un très-grand nombre tombèrent et périrent; près de mille hommes furent coupés et faits prisonniers.
Le désastre du pont sauva la ville en ce moment. S'il ne se fût rompu, il est probable que les assaillants auraient pénétré dans la cité avec les fuyards, et Chioggia aurait été reprise par les Vénitiens comme ils l'avaient perdue.
Ils se préparaient à marcher vers la pointe de Brondolo, dont le chemin leur était ouvert. Les Génois ne les attendirent pas. Ils mirent le feu au couvent déjà ruiné par l'artillerie. Ils détruisirent leurs machines. Enfin ils incendièrent douze galères qu'ils avaient encore dans le canal. Après cette destruction chacun chercha à se sauver en gagnant dans quelque canot Padoue ou les terres voisines. Dix galères se trouvaient aussi auprès des moulins de Chioggia. Pisani les fit attaquer, les équipages les abandonnèrent, elles furent prises sans combat et conduites à Venise avec tout leur armement encore à bord.
Chioggia eût été conquise si les Vénitiens l'eussent attaquée dans ce moment de trouble et de stupeur. Ils se contentèrent d'un blocus très- resserré. Ils fermèrent toutes les issues. Il ne passait plus un de ces bateaux qui par le fleuve avaient toujours entretenu quelques approvisionnements. Il ne pénétrait plus un seul message. Les habitants furent mis à la ration. Les femmes et les enfants furent renvoyés hors de la ville; le doge les fit recueillir avec humanité.
Une seule fois Carrara, profitant d'une négligence des ennemis, força un passage et fit parvenir à Chioggia un convoi de vivres et surtout de poudre dont on manquait. Ce secours, qui ne put se renouveler, grâce à la vigilance de Zeno, donna un répit de plusieurs mois aux assiégés, sans rien changer à leur position.
Quand ces dernières provisions commencèrent à s'épuiser, on ne put se dissimuler l'issue nécessaire d'une situation désespérée. Une première négociation s'entama, mais elle fut inutile. La fatale réponse de Doria, quand c'était aux Vénitiens de demander grâce, fut durement reprochée aux Génois. On leur déclara que pas un d'eux ne sortirait de Chioggia que ce ne fût pour entrer dans les prisons de Venise. Cette sentence ranima les courages; on supporta les privations; on attendit la délivrance de quelque heureux hasard; et six mois encore se passèrent ainsi.
Le gouvernement de Gênes, sur la nouvelle de la mort de Pierre Doria, avait d'abord nommé pour lui succéder Gaspard Spinola de Saint-Luc. Il partit par terre, il parvint à Padoue, mais il ne put pénétrer jusqu'à Chioggia.
Une flotte de treize galères fut expédiée avec l'espérance qu'elle porterait un secours efficace. Mathieu Maruffo, plébéien considérable, la commandait. En passant vers la Sicile il avait trouvé Thaddée Giustiniani envoyé à Manfredonia avec six galères qui devaient faire charger et escorter douze cargaisons de grains. Maruffo attaqua le convoi et l'escorte. Giustiniani, ne pouvant résister, brûla ses vaisseaux et ses galères, et tomba lui-même avec deux cents prisonniers aux mains des Génois. Le reste de son monde s'était sauvé à terre. Une autre division de cinq galères partit de Gênes à la suite de celle de Maruffo; toutes ces forces parurent devant Chioggia au mois de juin.
Leur vue excitait des transports de joie chez ceux de la ville, ils montaient sur le toit des maisons, ils agitaient des drapeaux; ils saluaient leurs compatriotes, et leur demandaient de prompts secours. Une fatale barrière les séparait; elle rendait inutiles ces forces déployées, et encore plus déplorable la catastrophe qu'elles ne pouvaient empêcher. Les Vénitiens ne quittaient pas leurs postes. Ils ne s'avançaient point hors des embouchures dont ils étaient maîtres. Les provocations, les outrages des équipages de Maruffo ne purent les attirer en pleine mer. Des flottilles de bateaux venaient escarmoucher avec les Génois; les galères ne se commettaient point.
La garnison fit un dernier effort pour regagner Chioggia la Petite; si elle avait pu se rétablir sur la rive, elle aurait en quelque sorte donné la main à Maruffo, et quelque voie de salut eût pu s'ouvrir. Cette tentative fut inutile. De cette époque on vit les assiégés disposés à entrer en pourparler avec quiconque s'approchait de leurs murailles. Ils avaient cessé de tirer sur tout ce qui paraissait à portée. Ils avaient déjà repris leur finesse à la place de leur hauteur: pour conjurer s'il se pouvait quelques-unes des conséquences de leur mauvais sort, ils s'efforçaient d'opposer à la haine des Vénitiens qui les voulaient captifs dans Venise, l'avidité de ces compagnies de mercenaires pour qui la guerre n'était qu'un commerce de butin et de rançons. Ils les flattaient de se rendre à eux et ils traitaient d'avance de leur rachat. Cette politique pensa les bien servir.
Leurs députés en venant proposer de capituler s'adressèrent non-seulement à Zeno, mais officiellement aux capitaines des auxiliaires. Le sénat, mécontent de la part que ceux-ci se disposaient à prendre au traité, envoya des commissaires à l'armée pour s'emparer de la négociation et pour déclarer avant tout à leurs soldats qu'aucun prisonnier génois ne leur serait laissé, qu'aucun ne serait mis à rançon, parce que tous devaient entrer et rester dans les prisons de la république. Cette déclaration pensa causer un soulèvement; une extrême dextérité fut nécessaire pour négocier avec les compagnies avant d'entendre à un traité avec les assiégés. Enfin, avec assez de peine, on parvint à un accord sur le partage des fruits de la victoire, et il fut solennellement convenu que le gouvernement parlementerait seul avec les Génois pour leur reddition.
Après cet incident une nouvelle députation vint auprès de Zeno implorer dans les termes les plus humbles une capitulation. Le général leur confirma que, pour toute grâce, ils iraient à Venise prisonniers et que rien ne les sauverait de cette humiliation.
Dès que cette triste réponse fut rapportée à la ville, des signaux de détresse amenèrent à la vue Maruffo et sa flotte; il s'approcha de cette même barrière qu'il ne pouvait briser, que ses compatriotes ne pouvaient franchir, qui paralysait des deux côtés tant de forces et tant de valeur, qui rendait enfin une flotte redoutable témoin de la défaite et de la captivité d'une telle armée. Les assiégés en présence de la flotte élevèrent une grande voile, et la laissèrent tomber pour ne plus la relever. Maruffo reconnut le signal et l'emblème; il n'avait rien à y répondre, il regagna tristement une station voisine. La garnison accepta son sort et la reddition s'ensuivit.
Alors s'exécuta la convention faite entre Venise et ses compagnies auxiliaires. Tout se passa sans tumulte et en bon ordre. On procéda pour première opération au choix des prisonniers. Les Génois et les Padouans, les hommes natifs des terres dont la seigneurie de Venise se prétendait maîtresse, et en outre tous les hommes de mer appartenaient aux Vénitiens sans aucune exception. Les auxiliaires avaient à disposer de tous les soldats étrangers à la solde des Génois. Quant aux prisonniers des Vénitiens, on leur enleva tout ce qu'ils avaient; avant d'être embarqués ils essuyèrent trois inspections différentes afin que rien n'échappât. À peine quelques hommes de marque furent ménagés. On recherchait ce que les autres pouvaient avoir de caché sur leur personne avec un soin minutieux; il y en eut qu'on dépouilla de leurs vêtements. Cependant le doge, Pisani, Zeno, quelques autres nobles s'étaient prêtés secrètement à faciliter aux principaux Génois les moyens de déposer sur les galères vénitiennes leur argent et tours effets les plus précieux, afin que dans leur prison ils ne fussent pas sans ressource.
Après l'évacuation des prisonniers, les compagnies entrèrent seules dans la ville et procédèrent méthodiquement et dans le meilleur ordre au pillage universel. Venise eut pour butin l'artillerie des Génois, leurs magasins, leurs bâtiments de toute espèce, vingt et une galères et plus de quatre mille prisonniers. C'était le résultat d'une expédition qui avait promis à Gênes l'entier abaissement de sa rivale. Cette malheureuse campagne, à compter de l'arrivée de Pierre Doria sur la flotte, avait duré depuis le commencement du mois d'août 1379 jusque vers la fin du mois de juin 1380.
Maruffo alla signaler sa colère et la vengeance de Gênes sur Trieste, sur Capo-d'Istria, sur Pola qu'il prit et ravagea et qu'il donna au patriarche du Frioul. Tous les lieux où sa flotte put pénétrer furent abandonnés au pillage. Il fit prisonniers tous ceux qui tombèrent en ses mains. Mais Pisani rendait vains la plupart de ses efforts, en reprenant les places que les Génois avaient occupées. Cette guerre se prolongea plusieurs mois. Gênes envoyait sans cesse des renforts dans l'Adriatique comme si elle avait pu espérer y ressaisir l'occasion perdue. On levait taxe sur taxe. Tous les citoyens avaient été requis pour servir sur les galères, on les avait divisés en trois tiers qu'on appelait alternativement. Il n'y avait point d'exception: ainsi, qui ne pouvait marcher en personne était tenu de fournir un remplaçant. Bientôt la compagnie de l'Étoile reparut sur le territoire, envoyée de nouveau par Visconti; elle surprit et occupa Novi. Ces revers et ces inquiétudes favorisaient les mécontents.
Cependant la paix se traitait depuis longtemps. Le pape la recommandait et expédiait de tout côté des légats pour la prêcher et surtout pour en être les arbitres. Le roi de Hongrie la voulait. Pour les deux républiques, elles en avaient un besoin pressant. La négociation n'en fut pas moins lente et pénible. Le comte de Savoie eut enfin la gloire de faire signer dans Turin cette paix si attendue. Le traité entre les deux républiques offrit des difficultés particulières. Il fallait prendre un parti sur cette île de Ténédos qui avait fait commencer la querelle et sur laquelle ni les uns ni les autres ne voulaient abandonner leurs droits. On convint que le comte de Savoie la prendrait en dépôt et la garderait deux ans aux frais des parties: passé ce terme il en détruirait les fortifications, et, en cet état, elle serait abandonnée par tous. En exécutant cette clause, le comte éprouva de la résistance de la part du gouverneur vénitien; il refusait de rendre l'île et méconnaissait l'ordre de ses maîtres. On ne sut s'ils étaient sincèrement courroucés ou même innocents de sa résistance. Enfin il céda; au bout des deux ans, un syndic de la commune de Gênes alla assister à la destruction des forts.
On pourvut aussi à un autre sujet de contention. À la paix précédente Gênes triomphante avait obligé les Vénitiens à renoncer pour trois ans au commerce de Tana à l'orient de la mer Noire. Cette fois il fut stipulé que cette navigation serait interdite pendant deux ans aux sujets des deux républiques. Elles possédaient chacune une forteresse dans ce pays. On allégua la crainte que les navires qui s'en approcheraient n'y fussent insultés avant que la paix fût bien connue dans ces établissements réputés si lointains. La raison n'était ni bonne ni sincère. Mais ces régions étaient aux mains de princes tartares. Chacun intriguait auprès d'eux et craignait la rivalité. Ne pouvant s'accorder sur ces relations, ou les sacrifiait pour un temps. On prétendit qu'en ce point les Génois avaient été les plus habiles. Leur colonie de Caffa avait les moyens de conserver son trafic de Tana: elle ne pouvait manquer d'attirer sur son marché les denrées qu'on allait chercher ci-devant aux bouches du Tanaïs. Par là les Génois s'en assuraient le monopole, parce qu'en vertu d'un usage dont Venise avait donné l'exemple dans ses colonies, eux seuls avaient le privilège d'acheter à Caffa; et, pour avoir part au commerce des produits qui y étaient apportés, il fallait les racheter de leurs mains.
Les prisonniers, suivant le traité, se rendaient sans rançon de part et d'autre, car ceux du combat de Pola étaient encore à Gênes2. Quand les malheureux Génois sortirent du lieu où ils avaient été reclus, les dames vénitiennes signalèrent leur humanité; elles firent une grande quête pour les pourvoir d'habits, de secours de toute espèce qu'elles leur départirent elles-mêmes avec le zèle le plus louable. Ils avaient beaucoup souffert pendant quelque temps. Il n'avait plus été permis de leur vendre des aliments que ceux à qui il restait quelque ressource ajoutaient à leur misérable ration. Ces rigueurs s'adoucirent ensuite, mais sur environ cinq mille hommes, mille cinq cents périrent de misère. On calcula qu'il manquait à Gênes huit mille habitants à l'issue de la guerre.
L'histoire génoise s'était transportée dans les lagunes de Venise. Ici finit ce grand épisode. Nous voulons dire pour l'achever qu'un an après Trévise fut un nouveau sujet de guerre entre Carrara et les Vénitiens; mais les Génois n'y prirent point de part. Ajoutons qu'avant la paix l'illustre amiral Victor Pisani était mort en Sicile sur la flotte qu'il conduisait contre les galères de Gênes. Charles Zeno fut son digne successeur, il hérita de la faveur populaire et de la jalousie des autres nobles. Après avoir continué de servir glorieusement sa patrie, il se vit, sur ses vieux jours, dépouillé de ses emplois, et condamné à la prison sous un odieux prétexte.
LIVRE SIXIÈME.
ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE
FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. -GEORGE ADORNO DEVENU DOGE.
1382 - 1413.
CHAPITRE PREMIER.
Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois.
(1382) Le gouvernement de Guarco ne réparait pas les maux de la guerre et ne laissait pas jouir des avantages de la paix. Élu presque par hasard et pour empêcher le pouvoir souverain d'être ravi de force par Antoniotto Adorno, il sentait que son crédit n'avait pas de profondes racines. Il vivait dans la défiance et, suivant l'usage des gouvernants qui ont moins de force d'âme que de puissance, il recourait à l'arme pesante du despotisme et la maniait maladroitement. Le public était accablé de taxes; et le doge n'employait les deniers publics qu'à soudoyer des soldats pour garder sa personne. Par là il s'attira l'opposition de la magistrature des huit, cette commission indépendante du conseil, et à laquelle de tout temps étaient délégués le maniement des deniers et le contrôle des dépenses. L'humeur que le doge ressentit de cet incident le jeta dans une démarche d'une inconvenance d'autant plus étrange qu'il lui restait moins de popularité.
(1383) Dans un des conseils qui se tenaient en présence du peuple, le doge éleva la voie et dénonça au public les Huit qui s'attachaient à contrarier ses vues. Il déclama contre ses adversaires, il entra dans une longue justification1. Il n'ignorait pas qu'il était calomnié, qu'on le disait lié par un traité aux volontés de certains nobles et vendu aux guelfes: rien n'était plus faux, il était né plébéien et bon gibelin; il l'était toujours. Cette défense inopportune contre des reproches au- devant desquels il semblait courir, cet appel au peuple, cet appel surtout à des factions qu'il convenait si peu au magistral suprême de réveiller, tout excita l'étonnement et le mépris. Il ne lui manquait pas d'ennemis habiles à en profiter. Guarco se sentait pressé entre Antoniotto Adorno, porté par les gibelins, et par Fregose que soutenaient les guelfes, et il ne comptait pas assez un troisième rival plus dangereux encore. Léonard Montaldo était alors le chef et le moteur caché de tous les mouvements du peuple. Plusieurs fois désigné pour monter au rang suprême, autant de fois éconduit, il n'avait jamais perdu de vue ce grand objet d'ambition, et, attendant les occasions favorables, il se contentait du rôle apparent de conseil et de modérateur du peuple.
Un droit sur la boucherie avait été décrété; les bouchers mécontents eurent à s'assembler pendant la semaine sainte pour convenir du taux auquel, à raison de ce droit, il faudrait élever le prix de leur denrée au moment où la vente et la consommation allaient recommencer. Ils se réunirent le soir après les offices du jeudi saint dans le couvent de Saint-Bénigne, et le résultat de leur délibération violente fut qu'il fallait exiger la suppression d'un impôt inique; que pour cet effet il était temps de se faire justice par soi-même. Pour première mesure ils commencèrent sur-le-champ à sonner le tocsin du clocher de Saint-Bénigne, entreprise qui parut d'autant plus effrayante que c'était dans les jours où, comme on sait, l'Église interdit le son de toutes les cloches. La ville s'en alarma; la vallée de la Polcevera, qui entendit cet appel aussi bien que la cité, sut bientôt qu'il s'agissait de se débarrasser des odieuses gabelles. Ses habitants vinrent en foule se réunir aux bouchers. Toute cette populace se répandit le vendredi dans la ville. Les offices sacrés furent interrompus, les fidèles furent dispersés. Parmi les cris qui demandaient la suppression des impôts, il s'en élevait qui réclamaient le changement du gouvernement. Enfin plus de deux mille hommes s'assemblèrent dans l'église de Saint-Dominique. Les citoyens influents s'y présentèrent et Montaldo s'y trouva parmi eux. Quelque ordre succédant au tumulte, on dépêcha au doge quatre députés, et Montaldo à la tête.
Le palais était presque désert. Les frères de Guarco n'avaient pu y assembler qu'une poignée de défenseurs derrière les grilles, qu'on avait fermées; déjà le chef des gardes du doge, son juge, l'un des régisseurs des gabelles, rencontrés au dehors par la foule soulevée, avaient été massacrés. Déjà aux imprécations du peuple contre les impôts on avait répondu du palais qu'ils seraient abolis. On avait jeté sur la place un registre pris au hasard qui passa pour le livre des nouveaux règlements fiscaux et que les assistants déchirèrent: ainsi le doge était préparé aux concessions quand Montaldo lui notifia les volontés de l'assemblée de Saint-Dominique. Tous les nobles furent d'abord exclus de son conseil; on appela cent citoyens, et ceux-ci, réunis en assemblée extraordinaire, sans déposer Guarco, mirent tous les pouvoirs de la république entre les mains d'une sorte de dictature temporaire de huit membres. Montaldo en fut encore le premier nommé. On était convenu de composer cet office de la provision, comme il fut appelé, de quatre marchands et de quatre artisans, parmi lesquels les bouchers ne furent pas oubliés. C'est comme artisan que Léonard Montaldo, jurisconsulte et d'une des plus notables familles populaires, voulut être désigné. Le notariat comptait alors parmi les métiers, et quoiqu'il n'en exerçât pas la profession, il se fit agréger au collège des notaires2. Tous les nobles qui tenaient des emplois ou des commandements sur le territoire furent à l'instant remplacés par des plébéiens.
Cependant l'agitation n'était pas apaisée. Le gouvernement et l'office de la provision ordonnaient en vain aux habitants de poser les armes, et aux gens de la campagne de se retirer dans leurs foyers: personne n'obéissait, on entendait crier: Vive le peuple, et quelques voix demander un nouveau doge; un parti nombreux dans les classes inférieures appelait Adorno à haute voix. Le doge, toujours plus embarrassé, s'avisa de convoquer le peuple sur la place publique au son de la cloche; il se montra sur la porte de son palais, et un greffier de la république vint demander aux assistants de déclarer s'ils voulaient que Guarco fût encore leur doge et de le faire connaître en levant la main. Les mains se levèrent, et Guarco triompha dans cette épreuve insignifiante.
Antoniotto Adorno était passé à Savone, pour attendre prudemment le moment favorable de se montrer. A Gênes ses partisans répandaient le bruit de sa mort. Il était noyé, disaient les uns; on lui avait tranché la tête, suivant les autres. Ces rumeurs agitaient le peuple; huit cents hommes armés vinrent au palais pour se faire rendre compte de ce qu'on avait fait de lui. Le doge assurait qu'il était à Savone: on refusait d'y entendre. Ce fut encore Montaldo qui fut seul écouté. Il se donnait pour ami d'Adorno; il se portait garant de sa vie et de son retour pour le lendemain. Le peuple s'apaisa sur sa foi.
Antoniotto Adorno arrivé, une grande assemblée populaire spontanément réunie se tenait à Saint-Cyr; Pierre Fregose s'y était rendu. Léonard Montaldo s'y joint, et là tous ensemble ils partent pour aller assiéger Guarco. Le petit peuple criait en marchant: Vive le doge Adorno; le reste ne grossissait ni ne contredisait cette clameur. On semblait ne penser encore qu'à débarrasser la république d'un mauvais magistrat sans s'occuper du successeur qu'il pourrait avoir. Les portes du palais furent bientôt forcées, et le doge fugitif se réfugia à Final.
Dans cette nuit le palais présentait un singulier spectacle. Tout le monde y veillait en armes. Antoniotto Adorno, assis dans l'appartement ducal, recevait les hommages du bas peuple qui le proclamait doge Montaldo et dix notables, assemblés dans un autre appartement, n'en délibéraient pas moins sur l'élection à faire, feignant d'ignorer cette installation prématurée. Ils firent avertir Adorno, comme leur collègue, de venir prendre part à leur délibération. Il ne vint point, et l'on passa outre. Frédéric de Pagano fut nommé doge; mais, menacé par les partisans d'Antoniotto, ce candidat refusa d'accepter et prit la fuite. Pendant le reste de la nuit, Montaldo reçut message sur message de la part d'Adorno pour le supplier d'adhérer à la nomination que le peuple avait faite. Léonard s'en excusa, et le lendemain il appela dans l'église de Saint-Cyr tous les notables populaires. L'assemblée fut nombreuse et imposante; elle nomma d'abord Montaldo pour son président. Celui-ci, appelant par leur nom environ, quarante des plus considérables, leur demanda à l'un après l'autre quel doge ils voulaient élever. Tous lui répondaient: Vous-même. Montaldo avertit alors que si l'on exige qu'il soit doge, il ne peut s'engager à l'être pendant plus de six mois. Cependant Adorno au palais se croyait sûr de sa place, plus de six cents hommes armés étaient autour de lui, quand Montaldo le fit inviter comme un simple citoyen notable à venir prendre sa place dans l'assemblée de Saint-Cyr. Les assistants entendirent ce message avec indignation, ils avaient un doge et ils n'en souffriraient pas d'autre. Mais des amis plus prudents rapportèrent mieux ce qui se passait. Hormis ceux qui entouraient Adorno, tous les citoyens puissants, la bourgeoisie entière, appuyaient Montaldo et marchaient avec lui. Pour la seconde fois Antoniotto, bien instruit, remit ses prétentions à un autre temps, et quitta le palais. Léonard Montaldo y fut conduit en triomphe et installé doge sans opposition. Pierre Fregose lui-même honorait son cortège; bientôt Adorno se présenta pour rendre hommage comme les autres. Cette entrevue se passa sous les yeux du public avec les formes les plus recherchées de l'urbanité et d'un égard réciproque. On fit asseoir Adorno près du doge et à la tête du conseil. Montaldo, paisible possesseur du pouvoir, renvoya les gens armés, et dès le jour même il fit rentrer le palais et la ville dans leur état de paix. Ainsi parvint à ses fins cet ambitieux habile et souple, qui avait caressé et peut-être déchaîné la multitude, et qui, lorsqu'elle s'était prononcée pour un autre favori, avait su disposer contre elle des suffrages et des forces de la portion la plus saine des citoyens. Le lendemain de son élévation toutes les familles nobles allèrent lui rendre leurs hommages.
Son conseil fut de quinze anciens, tous populaires. Il proclama une amnistie générale: elle comprenait une pleine indemnité pour tous les actes du gouvernement de Guarco, excepté en ce qui touchait les intérêts particuliers; ceux qui croyaient avoir éprouvé des dommages pouvaient les débattre devant la justice. La proclamation assurait à la famille de Guarco et à lui-même la liberté de revenir et de rester à Gênes en sûreté, pourvu que l'intention en fût déclarée dans un délai de quinze jours. Les frères de l'ancien doge en profitèrent sans inconvénient; de sa personne il resta à Final. On sut bon gré à Montaldo de cette modération; la sentence d'exil contre la maison Fregose avait fait tort à son prédécesseur; car on laissait bien les ambitieux faire leurs révolutions, mais on les avait vues si fréquentes qu'on les tenait pour passagères, et l'on ne voulait pas que chacune amenât des injustices durables et perpétuât les exils et les vengeances.
Il restait à contenter le peuple sur l'affaire des impôts qui l'avaient soulevé. Un seul fut aboli. Les taxes sur la viande et sur le vin furent réduites, mais elles subsistèrent.
Un événement notable marqua cette époque: Jacques de Lusignan, l'oncle du roi de Chypre, était resté prisonnier dans Gênes depuis huit ans. Son neveu mourut, et la couronne lui fut dévolue. La république eut bientôt traité avec son captif. On convint de le renvoyer en Chypre; il donna Famagouste aux Génois, il reconnut les dettes qu'il avait contractées envers plusieurs d'entre eux, et il assigna des annuités pour leur extinction. Ce traité, conclu dans les derniers jours de l'administration de Guarco, fut ratifié par Montaldo. Le nouveau roi et la reine son épouse furent traités au palais avec une magnificence royale. Dix galères armées par la république transportèrent Lusignan et sa famille dans son royaume.
(1384) Les six mois pour lesquels Montaldo avait accepté sa place s'écoulèrent sans embarras. A leur expiration on attendait avec curiosité de voir ce qu'il ferait. On ne vit rien. Il ne parut pas même se souvenir de la réserve qu'il avait imposée à son acceptation. Il continua de gouverner en paix la république et elle prospérait entre ses mains. Mais bientôt une fièvre épidémique ravagea la ville, elle reparut à plusieurs intervalles; pendant quelque temps elle emportait neuf cents individus par semaine. Le doge en fut atteint à son tour; elle le mit au tombeau, après quinze mois de règne. Cette fois Antoniotto Adorno fut élu doge sans difficulté et à l'instant même. Il maintint le gouvernement tel que Montaldo l'avait heureusement composé, il en changea cependant une maxime, car il se fit livrer par le marquis Caretto l'ancien doge Guarco qui était resté à Final, et il le fit enfermer à Lerici dans une étroite prison.
CHAPITRE II.
Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
Adorno, que nous venons de voir arriver à la suprême magistrature, fut un des plus obstinés ambitieux que notre histoire ait à signaler: et cependant cet homme si entêté du pouvoir, si hardi pour le rechercher, mêlait à son audace une incertitude, une hésitation singulière qui lui faisait perdre ce qu'il avait tant brigué. Nous l'avons vu deux fois se mettre en évidence, éconduit, tantôt par Guarco, tantôt par Montaldo, jamais rebuté, et s'insinuant pour ainsi dire à la suite de ce dernier; nous allons le voir, trois fois chassé de ce siège glissant, y remontant chaque fois, ne le perdant jamais de vue pendant douze années, le disputant comme un patrimoine, et faisant tellement du gouvernement de sa patrie une propriété dont on a droit d'user et d'abuser, que, menacé de la reperdre encore, il ne craignit pas de la livrer à un roi étranger. On ne peut lui refuser la justice d'avoir été dans son administration, vigilant, habile, et tempérant dans sa vie privée. Il mit aussi un grand zèle à relever le nom de Gênes au dehors.
Au commencement de son gouvernement il saisit une occasion qu'il crut propre à l'illustrer et à lui donner une haute influence. Il accorda assistance et hospitalité à Urbain VI, ce pape dont la violence avait fait le grand schisme en obligeant ceux qui venaient de l'élever à le renier, et à lui nommer un successeur. Habile à se faire partout des ennemis, il se faisait assiéger dans Nocera par Charles de Duras qui avait adhéré à lui et qu'il avait couronné roi de Naples. Adorno fit armer dix galères sous la conduite de Clément Fazio, gibelin populaire, son plus intime confident. Le secret de l'expédition fut gardé; le pape fut retiré de Nocera à l'improviste, embarqué et conduit en triomphe à Gênes. Là, toutes les espérances que le doge avait fondées sur ce service furent bientôt démenties, grâce aux procédés hautains de ce nouvel hôte. Il commença par effrayer la ville de sa cruauté. On sait que lorsque les cardinaux qui avaient eu le malheur de faire de lui un pape furent obligés de l'abandonner, Urbain s'était créé un nouveau sacré collège. Mais bientôt ses propres créatures lui devinrent fâcheuses, puis suspectes. Il accusa six de ses cardinaux d'avoir tramé contre lui un assassinat. Il les envoya de la torture dans un cachot, et quand il sortit de Nocera, l'impitoyable pontife se garda bien d'abandonner ses victimes. Il les fît traîner chargées de chaînes sur les galères génoises; en arrivant à Gênes son premier soin fut d'avoir auprès de lui une prison pour eux. Peu après il acheva ses vengeances; cinq furent mis à mort1; le sixième, réclamé par le roi d'Angleterre, fut seul arraché à sa tyrannie.
(1339) Adorno tenant le pape entre ses mains n'avait pas douté de devenir l'arbitre de la paix de l'Église. Il s'attribuait d'avance le mérite de supprimer le schisme; il avait écrit au roi de France et aux autres souverains qui reconnaissaient Clément. Mais les réponses lui montrèrent que ses démarches avaient attiré peu de confiance; en même temps il apprenait combien Urbain était peu maniable. Le pape s'était établi en arrivant chez les hospitaliers de Saint-Jean, dont l'hospice n'était pas encore embrassé par l'enceinte de la ville. Il refusa obstinément, pendant tout son séjour, de mettre le pied au dehors. Rien ne put obtenir de lui la déférence de visiter la cité. Adorno, enfin, avait fait le calcul vulgaire du bénéfice qu'apporteraient à Gênes l'affluence des fidèles et ce concours qui amène les étrangers auprès de la cour pontificale. Cette spéculation se réalisa aussi peu que les autres. L'armement avait coûté soixante mille écus d'or, et Gênes était en grand péril de les perdre. On les réclamait auprès du pape. Il voulut bien cependant en donner une compensation ou un gage, bien entendu aux dépens d'autrui. Il enleva à l'évêché d'Albenga certaines terres, et les assigna en payement à la république. Il exerça aussi un autre genre de libéralité. Il accorda à ceux qui visiteraient la basilique de Saint- Laurent, le jour de la fête de saint Jean, une indulgence plénière et pour tous méfaits, avec les mêmes privilèges attachés pour les Vénitiens à la visite de l'église de Saint-Marc au grand jour de l'Ascension. Le bienfait et cette comparaison avec Venise paraissaient d'importance et satisfaisaient les Génois; mais le pape et le doge s'aliénaient chaque jour davantage. Urbain voulut quitter Gênes; le doge s'estima heureux d'être débarrassé d'un hôte si difficile. On s'empressa d'armer deux galères; le pontife partit et alla tenir sa cour à Lucques.
(1389) Adorno s'appliqua ensuite à réprimer les excursions des pirates de la Barbarie qui infestaient la mer et troublaient la navigation et le commerce; et comme toutes les nations maritimes de l'Italie se plaignaient des déprédations de ces corsaires, il se flatta de les faire concourir toutes à son entreprise. Il fit plus; il expédia des lettres et des ambassadeurs jusqu'en Angleterre, mais surtout en France où il cultivait d'étroites relations, pour engager les chevaliers dans une sorte de croisade dont le centre et la direction auraient été à Gênes.
(1388) Une première expédition partit pour l'Afrique. Raphaël Adorno, frère du doge, la commanda. Gênes y avait fourni douze galères, trois autres avaient été armées aux frais de Mainfroy de Clermont, amiral de Sicile; son roi et la ville de Pise en fournirent quelques autres. Le fruit de cette première campagne fut la conquête de l'île de Gerbi, dans le royaume de Tunis, à l'extrémité méridionale de la petite Syrte. L'île fut cédée à Mainfroy par accord entre les vainqueurs, et pour la part des Génois il leur paya trente-six mille florins d'or. Ils revinrent satisfaits du profit, et l'on pensa à de plus grandes choses pour l'année suivante. Les ambassadeurs envoyés à Paris2 sollicitaient un des princes de la maison royale à venir se mettre à la tête des opérations militaires; l'exemple des premiers succès racontés par les Génois, la tradition des croisades encore vivante, le désir de combattre les infidèles, tout excitait le zèle des guerriers; et une trêve renouvelée pour plusieurs années entre l'Angleterre et la France leur laissait la liberté de porter leurs armes de cet autre côté. Le duc d'Orléans, frère du roi Charles VI, s'obstinait à partir, et l'on eut peine à retenir son jeune courage. Le duc de Bourbon, oncle du roi, fut reconnu chef de ces brillants volontaires. Le sire de Coucy, le comte d'Eu, le dauphin d'Auvergne s'inscrivirent les premiers. Les étrangers vinrent se réunir à la troupe; une foule de princes et de seigneurs se rendirent à Gênes, lieu de l'embarquement. Le roi de France fut obligé de limiter les permissions de départ pour que sa cour et son armée ne fussent pas dégarnies. On ne laissa marcher que des chevaliers et des écuyers, les Génois se chargeant de fournir à chacun les suivants dont la réunion complétait ce qu'on appelait alors une lance. Ils avaient huit mille hommes pour ce service et douze mille arbalétriers (1389). Ils faisaient leur affaire du transport des volontaires et des forces maritimes. Quarante galères et une vingtaine de grands vaisseaux composaient la flotte. Elle était commandée par Jean Centurione, de l'ancienne famille des Oltramarini. Froissart, trompé par le nom, parle du centurion des archers génois, qui, prêt à débarquer en Afrique, invita les Français à prendre soin de la conduite des opérations à terre, genre de guerre qu'ils entendaient mieux que ses compatriotes.
Le débarquement eut lieu avec peu de difficulté. On le fit sur la côte qui va de la Syrte au cap Bon et qui regarde le levant; ce fut sous les murs d'une ville de Madhia qu'on appelait en ce temps Afrique. Elle était forte, bien défendue, et à l'abri d'un coup de main. Pour l'emporter il eût fallu un long siège dont les soins ne convenaient pas à l'impatiente bravoure de tant de volontaires. Ils commencèrent par se répandre dans la campagne cherchant des ennemis qui voulussent rompre des lances, défiant, escarmouchant de toutes parts. Mais bientôt les Sarrasins se renfermèrent dans leurs murs et laissèrent cette valeur s'exhaler en bravades. Ils conçurent que le climat, le soleil du mois d'août et bientôt la disette consumeraient ou décourageraient ces nouveaux venus, et les détruiraient sans combat. En attendant ils les amusaient de messages et de pourparlers. Ils faisaient demander aux Français le motif de leur agression; car si les Génois avaient des intérêts maritimes à démêler avec les barbaresques, les gens de Paris n'en avaient point. Nos braves chevaliers répondaient qu'ils venaient combattre pour l'honneur de la foi et du baptême, et pour venger sur les païens le tort fait à Notre- Seigneur Jésus-Christ, injustement condamné à mort par leurs ancêtres. Les mahométans répondaient qu'on se méprenait et que leurs ancêtres n'étaient pas les juifs. Un été brûlant se passait ainsi. Enfin les chevaliers donnèrent dans un piége funeste. L'un d'eux, rencontré par un guerrier more, lui proposa un combat singulier de dix contre dix; le défi fut accepté et le jour pris. Le chevalier rentra au camp et chercha neuf compagnons d'armes; tous voulaient être choisis. Coucy avertit de se défier d'un engagement légèrement contracté sans précautions ni garanties. On n'en crut pas sa prudence: les champions allèrent au rendez-vous suivis pour témoins et pour spectateurs par la fleur de cette chevalerie. Ils ne trouvent personne au lieu indiqué sous les murs de la ville. Ils vont aux portes sommer leurs adversaires et les piquer d'honneur par leurs reproches; persuadés qu'ils ont imprimé à tous leurs ennemis une salutaire terreur, ils forcent une barrière mal défendue, ils se précipitent en avant, jusqu'à ce qu'engagés dans une seconde enceinte, ils se voient enveloppés et écrasés par le nombre. Plus de soixante périrent. Cette fatale journée mit le comble au découragement et au dégoût. Centurione se plaignait qu'une expédition si coûteuse se passât en escarmouches dont le succès même n'eût pu apporter aucun résultat. Chacun accusait l'impéritie du duc de Bourbon qui n'avait montré ni énergie ni talent. Sa hauteur révoltait, son inertie le faisait mépriser. Tout le jour assis à l'entrée de sa tente, il semblait accablé par la chaleur dévorante du pays. On disait de toute part que si Coucy eût commandé à sa place, la guerre aurait été autrement conduite. Il n'était plus temps. On trouva qu'il fallait repartir. La saison était trop avancée pour rien entreprendre. Il valait mieux aller hiverner chez soi pour revenir avec de plus grandes forces au printemps. On remonta dans les vaisseaux, on regagna Gênes, et les volontaires la France. A la saison suivante personne ne fut tenté de recommencer ce funeste voyage. Le roi Charles VI seul voulait aller en Afrique combattre les infidèles. On lui fit entendre que s'il voulait servir la foi chrétienne contre ses ennemis, il avait d'abord, et sans aller si loin, le schisme à combattre. On eût pu ajouter le conseil de ne pas aller chercher des embarras et des dangers; il en avait assez près de lui.
CHAPITRE III. Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations successives au pouvoir.
(1390) Adorno aurait eu besoin d'un grand succès au dehors pour se maintenir au dedans. Sa méfiance inquiète et sa politique malheureuse multipliaient les ennemis autour de lui. Enfin, préoccupé de l'idée qu'une conspiration allait éclater, persuadé d'être trahi et en péril, il prit le singulier parti de fuir sans avoir été attaqué. Dans une feinte promenade il se jeta sur une galère et se fit immédiatement transporter à Final, laissant le palais et la ville à l'abandon. Il s'était fait accompagner à la promenade par un de ses familiers, en qui, dans ce moment, il avait cru voir son successeur. En s'embarquant il le fit entraîner à bord, pour l'empêcher d'être élu, et il ne le libéra que lorsqu'il sut que le choix avait porté sur un autre.
Après cette désertion, on vit la dignité ducale emportée ou disputée par quatre nouveaux personnages au moins. Il y eut un usurpateur qui ne fut qu'une seule journée au pouvoir. Des autres concurrents, il y en eut qui furent doges trois jours, d'autres une quinzaine; l'un d'eux remonta deux fois sur le siège. Deux enfin, s'étant réunis pour le conquérir, osèrent le tirer publiquement au sort.
Cette anarchie dura quatre ans. Il serait indigne de l'histoire de s'appesantir sur ces obscures mutations. A chacune s'entremêlent de nouvelles apparitions d'Antoniotto; sans cesse il remonte sur le trône et sans cesse il en redescend. Nous considérons donc les mouvements de ce temps comme de simples interruptions passagères de son règne.
(1391) A la première retraite d'Adorno on avait élu pour le remplacer Jacques Fregose, fils de celui qui avait été doge vingt ans auparavant. On eût pu lui préférer son oncle Pierre, le vainqueur de la guerre de Chypre; mais il paraît que cette orgueilleuse famille, se flattant déjà de la pensée de rendre héréditaire à son profit la seigneurie de Gênes, jugeait que le droit de primogéniture devait être suivi. Ce droit était le principal avantage de Jacques, homme au surplus studieux, appliqué à l'étude des lettres et de la philosophie, mais à qui manquait sinon l'ambition, du moins l'énergie propre au rôle qu'il venait de jouer. Adorno s'encouragea facilement à reparaître pour disputer la place à un si faible ennemi; et après avoir lui-même, au gré de ses incertitudes hésité, avancé, rétrogradé, il marcha ouvertement de Final à Gênes. Pierre Fregose avait averti le doge que si Antoniotto mettait le pied dans Gênes, il n'y aurait qu'à lui céder la place. Aussi Jacques avait engagé à son service l'un des marquis Caretto de Final et lui avait donné pour instruction de surveiller les mouvements d'Antoniotto, et si celui- ci se mettait en route, de côtoyer sa marche avec quatre-vingts gendarmes dont le marquis disposait. Cet ordre n'impliquant point de mettre obstacle au voyage, qu'on devait seulement observer, Adorno parvint à Gênes, et là Caretto, qui ne l'avait pas perdu de vue, demandant quels ordres il avait à suivre, le doge le remercia et lui fit dire de s'en retourner sans prendre autre peine. Antoniotto fit bientôt signifier à Fregose de se retirer du palais où lui-même il avait à se rendre. Fregose ne balança pas à s'y disposer; il faisait enlever ses derniers meubles quand Adorno se présenta et s'installa comme si jamais il n'eût cessé d'être doge. L'entrevue fut affectueuse; Fregose fut retenu à la table du doge, et après le repas on le reconduisit honorablement à sa maison.
Quoique reprise sans obstacle cette seconde administration ne fut pas plus tranquille que la précédente. Les prétentions au pouvoir héréditaire ne se concentraient pas dans les deux seules races des Adorno et des Fregose. Trois autres fils d'anciens doges en prirent exemple, Boccanegra, Guarco et Montaldo. Antoniotto eut à les combattre. Il vainquit les deux premiers qui s'étaient unis contre lui. Le jeune Montaldo fut un compétiteur plus redoutable. Il avait rassemblé une troupe de soldats et il vint assiéger une des portes de la ville; à ce bruit seul, Adorno, qui écrivait, jetant sa plume et s'enfuit plus rapidement qu'à sa première sortie.
(1392) Montaldo fut nommé doge: c'était un jeune homme de vingt-trois ans, que le hasard poussait à une place peu faite pour son âge, et dont pourtant il n'était pas absolument indigne par son brillant courage et par quelques sentiments généreux. Mais tous les ennemis qu'Antoniotto avait eus se coalisèrent contre le nouveau doge; et Antoniotto lui-même épiait sans cesse le moment de se remontrer. Montaldo se défendit contre tous. Un des tumultes qu'il réprima avait pour chef Boccanegra, le fils du premier doge. Pris les armes à la main, on le conduisit au podestat qui exerçait le pouvoir judiciaire. Le procès ne fut pas long: Boccanegra fut condamné à mort. L'exécution allait se faire devant le palais ducal. Le patient aperçut le doge, et, lui tendant les mains, il l'implora en lui demandant la vie. Montaldo en fut ému, il envoya son frère pour faire surseoir. Le podestat inflexible feignit de méconnaître le message et pressa le supplice; mais le doge accourut pour sauver le criminel, et, sans tenir compte de la colère du juge, il conserva son ennemi.
Cependant, après s'être maintenu presque un an entier au pouvoir, Montaldo se vit forcé de le déposer: il laissa le champ libre aux concurrents, et parut se vouer à la retraite. Mais quand, au milieu des prétendants, Antoniotto Adorno revint conduisant avec lui des bandes de mercenaires, Montaldo indigné ne put s'empêcher d'accourir pour s'opposer au doge qui venait s'imposer à la patrie en la déchirant. Les meilleurs citoyens s'unissaient pour résister à cette invasion, Montaldo sortit de chez lui pour se joindre à eux et vint combattre au premier rang. La mêlée fut sanglante, mais pour cette fois Adorno ne put atteindre son but, et reprendre sa place. Montaldo, à qui l'on devait principalement cette victoire, n'en usurpa ni n'en exigea le prix. Il rentra modestement dans ses foyers, mais le lendemain une élection nouvelle lui décerna pour la seconde fois le titre de doge. Cependant son pouvoir non plus que la suspension de celui d'Adorno ne furent que passagers: car, à son tour, Montaldo (1394) fatigué désespéra du gouvernement, et, comme on ne devait pas l'attendre de lui, il déserta son rang presque aussi honteusement qu'autrefois Antoniotto.
Une cause fatale rendait les discordes plus cruelles que jamais. De mauvais citoyens, jaloux du doge, s'étaient appliqués à ranimer l'esprit des factions au sein des campagnes: on criait vive l'aigle de toutes parts. Ce signal gibelin venait d'être donné en Toscane, mais on ne l'avait pas entendu dans la république de Gênes, où, si la distinction des partis existait encore, elle était presque sans influence comme désormais sans prétexte; aussi dans la ville depuis longtemps cet antagonisme des factions, quoiqu'on prononçât encore leurs noms, ajoutait peu d'animosité aux troubles qui éclataient. Quand il ne s'agissait que de savoir à qui resterait le nom de doge pour la journée, il se commettait peu d'excès, et l'on peut en juger par l'indignation des écrivains chaque fois qu'ils avaient à parler de quelque accident funeste arrivé dans un tumulte. Le peuple était plutôt spectateur qu'agent dans ces discordes. Elles portaient de grands dommages, elles faisaient verser peu de sang; c'étaient des luttes plutôt que des batailles. Mais, au dehors, quand les gibelins et les guelfes étaient véritablement en jeu, il fallait le fer et le feu, les meurtres et l'incendie, et surtout le pillage.
Ce fut avec des gibelins de la campagne qu'Antoniotto Adorno revint encore à la charge attaquer un doge éphémère qu'on avait nommé au départ de Montaldo. Ils arrivaient furieux, parce qu'ils avaient ouï dire que ce doge était défendu par des guelfes. Au moment où le sang allait couler, Montaldo ayant réuni quelques suivants reparut à son tour et se posa entre les deux partis. Celui qui soutenait le doge fut bientôt dissous; on reconnut que l'homme qu'on avait voulu soutenir était incapable. Montaldo se trouva donc en face d'Antoniotto; mais il s'empressa de déclarer que son intention n'était pas de revendiquer la dignité qu'il avait sérieusement abandonnée. Il venait seulement s'opposer à ce qu'Adorno vînt la reprendre une fois de plus. Sur cette protestation on s'entremit entre eux; les deux chefs convinrent qu'aucun d'eux ne serait doge; que la place serait réservée à celui des amis communs que nommerait l'assemblée des citoyens. Une grande réunion fut donc convoquée; les guelfes n'en furent pas exclus. Montaldo et Adorno s'y présentèrent ensemble se tenant par la main. Quatre-vingt-seize notables s'y assirent pour procéder à l'élection. Adorno leur adressa une harangue étudiée pour faire son apologie, demandant pardon à ceux que le malheur des temps lui aurait fait offenser. Ses amis apostés répondirent en le demandant pour doge. Soixante et douze suffrages, sur les quatre-vingt-seize, le nommèrent. Il accepta sur-le-champ, et il courut au palais prendre possession de sa dignité. La foule le suivait: les hommes considérables s'écartaient pour ne pas grossir son cortège. Montaldo, indigné d'avoir été joué par la mauvaise foi d'Antoniotto, regagna Gavi et s'y cantonna.
CHAPITRE IV.
Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France.
Le gouvernement s'organisa. Les nobles furent admis dans le conseil. Mais Adorno éprouva qu'il est plus facile de prendre le pouvoir, de l'enlever même à ses rivaux, que d'administrer un pays si bouleversé. Les troubles continuaient de tout côté. Savone soulevée avait déclaré rompre tout lien avec Gênes et s'était rangée sous la seigneurie du duc d'Orléans frère de Charles VI et gendre du duc de Milan1. Jean Grimaldi, sénéchal de Nice pour le comte de Savoie, et Louis son frère s'emparèrent de Monaco, séparèrent cette ville de toute dépendance de la république et y établirent leur propre domination. Ce fut de nouveau la retraite des nobles guelfes mécontents qui s'exilaient de Gênes. Leur émigration ne faisait que prévenir les rigueurs du doge; il bannit huit cents citoyens à la fois. Les Fieschi ravagèrent plusieurs parties du territoire. Guarco qui s'était emparé de Ronco, Montaldo qui tenait toujours Gavi, faisaient des excursions répétées jusqu'aux portes de Gênes. Leurs succès n'étaient pas décisifs. Adorno avait à leur opposer 3000 fantassins soldés, avec 1000 chevaux, sans compter 1000 combattants levés sur le territoire. Mais il connut enfin le ressort secret que mettaient en jeu ses rivaux, et il cessa de se méprendre sur le sort que tant d'attaques lui réservaient.
Antoniotto Adorno avait cultivé en tout temps la faveur de Jean Galéas Visconti. Mais, tout digne qu'il était de l'amitié de ce tyran, elle était toujours subordonnée chez celui-ci à l'intérêt de l'ambitieux, qui, non content du lot échu pour sa part dans le partage de l'ancienne souveraineté des Visconti, avait pris en trahison Bernabo son oncle, et, s'étant fait duc de Milan, avait ensuite dépouillé ses voisins par la guerre et par la perfidie. Adorno, tandis qu'il était doge pour la seconde fois, l'avait assez bien servi. Choisi pour arbitre entre le duc de Milan et les Florentins, il avait été si partial, que Florence avait protesté contre la sentence d'un tel juge. De là sans doute la faveur et les bons offices que Jean Galéas lui avait accordés: mais, s'il avait toujours fourni des secours à Adorno pendant sa déchéance pour troubler tout gouvernement qui s'établissait, s'il l'encourageait dans ses efforts pour reprendre la place qu'il avait perdue, les soins de ce protecteur n'étaient pas désintéressés. Il se souvenait que la seigneurie de Gênes avait été tenue par les chefs de sa famille, il la convoitait à son tour; il y fomentait les désordres qui devaient tôt ou tard lui livrer sa proie. Dans ce but, après avoir aidé à remettre Adorno sur le siège ducal, il ne lui convenait pas de l'y laisser tranquille. Il devait, ou l'obliger à se jeter de lui-même dans ses bras, ou enfin le renverser et le supplanter, Antoniotto apprit que les troupes conduites contre lui par Montaldo et par Guarco étaient salariées des deniers de Visconti. Il vit alors comment il devait compter sur l'appui de celui-ci, et jusqu'à quelle issue seraient poussées ses perfides manoeuvres. Enflammé de colère contre tant de duplicité, il se décida sur-le-champ à chercher ailleurs un défenseur, un maître s'il le fallait, plutôt que de tomber sous le joug d'un faux ami.
Les embarras qu'on lui suscitait au dehors n'étaient pas les seuls qui empêchaient son gouvernement de se soutenir. L'état intérieur faisait sentir, à lui, l'impossibilité de conduire les affaires publiques, et à beaucoup de citoyens le besoin d'un abri sous lequel on pût mettre fin à l'anarchie et permettre à Gênes de se rétablir. On était pressé par la nécessité, et par la nécessité la plus instante. L'argent manquait. L'obligation de soudoyer des mercenaires sans lesquels on ne faisait plus rien, était devenue à cette époque un fardeau qui ruinait les contribuables et écrasait la république. Aussi il est remarquable que depuis plusieurs années, il n'est plus question d'armements et d'expéditions maritimes. Dans le moment où Venise réparait les malheurs passés par une activité nouvelle, les Génois semblaient n'avoir plus de ressources pour armer leurs flottes, pour rendre à leur commerce de mer la protection et l'encouragement. On peut juger de la dépense des stipendiés par un seul fait: treize ans auparavant un doge était devenu odieux pour avoir voulu ajouter soixante et quinze gendarmes aux vingt- cinq qui composaient sa garde ordinaire. On salariait maintenant quatre mille hommes, sans parler des habitants qu'on tenait sous les armes. Mais la république n'avait point de ressources disponibles, ses revenus annuels étaient affectés aux créanciers qui avaient fourni avant cette époque aux besoins des armements ou des guerres étrangères; et rien ne pouvait être soustrait à cette délégation dans un pays où la fortune privée et l'existence de l'État semblaient réputées une même chose. Pour des dépenses nouvelles et toujours croissantes il fallait exiger sans cesse des contributions extraordinaires, et elles frappaient sur des campagnes ou ravagées par l'ennemi ou épuisées par la soldatesque, et sur un commerce interrompu par les révolutions, dérangé par l'instabilité de la sécurité publique. Pour faire payer les citoyens mécontents et sans confiance, il n'y avait plus ni entraînement spontané, ni persuasion officieuse; il ne restait que les voies de la contrainte, et il n'y en avait pas qui ne poussât à la révolte.
Dès le commencement de cette magistrature si péniblement reprise, Adorno avait reconnu le besoin d'un puissant appui: les invasions de Guarco et de Montaldo lui firent comprendre qu'il était temps d'y recourir. Il avait entretenu des liaisons à la cour de France; il se tourna de ce côté et songea à placer Gênes sous la seigneurie de Charles VI.
La soumission volontaire de la république à la seigneurie des étrangers n'était pas une chose nouvelle. Nous l'avons vu: tour à tour, un jour d'enthousiasme gibelin, une intrigue au temps de la prépondérance guelfe, une disgrâce imprévue dans la lutte avec les Vénitiens, avaient remis Gênes aux mains de l'empereur Henri VII, de Robert de Naples et des Visconti de Milan. Maintenant, après tant d'années de troubles, ce qui résignait à la pensée de chercher au dehors un maître qui se fît obéir, c'était la lassitude de l'anarchie, la désorganisation du gouvernement national, l'impossibilité d'accorder entre eux les citoyens ambitieux qui venaient s'arracher le pouvoir, car d'ailleurs on l'eût facilement laissé prendre à quiconque eût su le garder. On voulait, en un mot, retrouver à tout prix la protection, la sûreté et la paix publiques, premiers besoins des sociétés. Déjà, dans une des dernières mutations que nous avons signalées, la résolution d'appeler un arbitre suprême pris parmi les princes étrangers avait été sérieusement agitée. Le recours au roi de France avait été formellement proposé. Les guelfes y inclinaient; ils étaient accoutumés depuis l'apparition des Angevins en Italie, à regarder la cour de France comme la protectrice de leur faction, quoique, suivant la remarque d'un judicieux historien2, les Français n'entendissent rien à cette obscure politique des partis italiens. Quant aux nobles des deux couleurs, ils pensaient que le prince et la cour d'une grande et illustre monarchie leur seraient favorables; si l'autorité française s'établissait réellement à Gênes, les distinctions seraient pour eux: si cette protection laissait quelque indépendance à la république, l'expulsion du premier rang étendue quelquefois à toute part au gouvernement ne subsisterait pas à leur préjudice sous l'influence royale. Le roi de France ne pouvait ni goûter la démocratie, ni préférer une aristocratie plébéienne à une noblesse antique. Telles étaient les dispositions diverses qu'Adorno allait rencontrer en développant ses projets; et si ce qu'il méditait était une intrigue contre l'indépendance de sa patrie, il n'en était pas seul coupable. Nous avons à ce sujet quelques lumières que les historiens de Gênes ne paraissent pas avoir connues. Trois ans auparavant, une négociation avait été entamée, et poussée fort loin, par des délégués des émigrés ou des mécontents; nous avons un traité3 en ce sens, fait au nom des nobles de Gênes, ayant pour but la destruction du gouvernement populaire et le rétablissement de celui de la noblesse sous les auspices et avec la participation de la France. L'instrument original que nous en possédons ne porte pas l'assentiment du roi. Il est vraisemblable que la rapidité des changements survenus à Gênes prévint l'effet de ce projet. Peut-être aussi les commissaires qui l'avaient signé ne purent-ils le faire ratifier par leurs commettants. On démêle dans la teneur l'embarras de ces nobles guelfes et gibelins si peu accoutumés à délibérer et à négocier en commun; ayant à stipuler pour leur gouvernement futur, ils sont encore loin d'être d'accord pour pouvoir en désigner les membres à l'approbation du roi, et à plusieurs reprises ils répètent l'expression du doute sur la possibilité de s'accorder pour la nomination d'un seul chef. Mais ce qu'il leur faut au prix de l'invasion violente de leur patrie, c'est la destruction du régime des doges: et maintenant Adorno venait lui-même leur rendre ce service. On ne peut donc s'étonner de voir les nobles se rendre à ses propositions; c'était servir leurs propres vues.
Quant à Adorno, était-il de bonne foi? Toujours préoccupé du pouvoir suprême, prompt à y porter la main, mais timide et malhabile à le conserver, nous l'avons vu déserter lâchement le trône ducal, et, en fuyant devant les obstacles, devancer même l'heure de la nécessité. Nous l'avons vu, toujours dissimulé, attendre l'instant propice de se ressaisir de cette proie qu'il avait si mal gardée, mais que son ambition n'avait jamais résignée sincèrement. Pressé par l'impossibilité de faire marcher son gouvernement, il ne demandait peut-être qu'à emprunter le nom redouté d'un roi de France; mais quel appui réel pouvait-il attendre d'un gouvernement déjà désorganisé, d'un prince insensé et d'une cour divisée?
A s'en tenir aux apparences, il faudrait rendre à Antoniotto cette justice, que s'il avait eu à inspirer à sa république la plus patriotique détermination, il n'aurait pu agir avec plus de ménagement pour tous les partis, de respect pour toutes les opinions, avec des formes plus conciliantes.
Les historiens français parlent avec peu de détail de cette singulière transaction. Les conséquences s'en sont prolongées pendant le cours d'un siècle et demi: cependant, comme elle n'eut alors aucune influence immédiate sur les événements d'une époque malheureuse, une possession lointaine bientôt perdue n'attira pas longtemps l'attention contemporaine. Mais il reste dans nos archives de nombreux documents qui, expliquant ou complétant les récits imparfaits des Génois, révèlent quelques faits curieux.
On y voit que la première ouverture faite par Adorno à ses conseillers avait suivi de près la révolution qui l'avait enfin rassis sur son siège ébranlé, nouveau témoignage des variations de cet esprit malade, qui s'effrayait si vite sur les suites de ce qu'il avait fait avec le plus de hardiesse. Des négociateurs furent d'abord envoyés à Paris4. Là tout se faisait alors par l'intrigue et sous l'influence des haines de parti. Le duc d'Orléans, frère du roi, mari de Valentine, fille du duc de Milan, avait eu par ce mariage la seigneurie d'Asti en Piémont. Il y tenait un gouverneur et une garnison. De là on travaillait à s'agrandir. C'est à la faveur de ce voisinage que la protection du duc d'Orléans avait été réclamée par Savone, quand cette ville entendit se détacher de Gênes. On croit que le doge avait été tenté de s'adresser au même prince. Il est probable que la défiance du beau-père le détourna de se mettre entre les mains du gendre. Mais Orléans n'abandonna pas volontiers l'espérance d'une si belle acquisition: il s'opposa à ce qu'elle échût au roi son frère. A son tour, le roi, dans ses moments lucides, se montrait flatté de ce nouveau domaine. Auprès de lui était le duc de Bourgogne, ennemi irréconciliable du duc d'Orléans dont il méditait la perte. Il s'attaquait souvent à Jean Galéas pour contrarier le duc. Il ne voulait laisser tomber Gênes au pouvoir ni de l'un ni de l'autre. Les ouvertures d'Adorno furent donc acceptées au nom de Charles VI.
A Gênes, pour arriver au résultat, le doge avait assemblé d'abord deux cents gibelins tous populaires, et les avait fait délibérer sur son projet. Ils y avaient donné leur assentiment; douze voix seules l'avaient refusé. Il convoqua ensuite une réunion de guelfes; elle eut un succès semblable. Après ces consultations particulières, un grand parlement solennel fut tenu; huit cents citoyens y furent appelés mi-partis des deux factions et dans chacune de nobles et de plébéiens. La grande majorité accepta la seigneurie du roi de France. Adorno ne voulut pas négliger de demander l'accession des guelfes émigrés. Il monta sur une galère et alla trouver en Toscane leur chef le cardinal Jean Fieschi, l'évêque guerrier de Verceil et puis d'Albenga. Ils furent bientôt d'accord; et, en signe d'union, ils revinrent ensemble à Gênes. La galère qui les portait avait arboré une branche d'olivier pour symbole de la paix dont on se flattait de jouir désormais. Dieu sait quels sentiments secrets étaient cachés sous ce pacifique emblème!
Des ambassadeurs français se rendirent à Gênes. Le traité fut préparé, mais plusieurs mois s'écoulèrent en intrigues et en difficultés. Des lettres patentes du roi nous apprennent d'abord qu'il fallut désintéresser le duc d'Orléans. On y voit que celui-ci avait entrepris d'avoir la seigneurie de Gênes, et tant fait à cette intention qu'il avait en sa main les ville et château de Savone. Mais les doge et gouverneurs de Gênes, ou plus de la semi-part d'iceulx, ayant plusieurs fois sollicité le roi d'accepter la seigneurie de leur État, et Charles ayant condescendu à leur désir, il déclare avoir traité et accordé avec le duc son frère. Celui-ci lui cède tous ses droits, et lui remet Savone et toutes les autres dépendances qu'il avait acquises sur le territoire génois; et, pour le contenter et défrayer des très-grands frais par lui en plusieurs manières faits et soutenus, le roi lui accorde une somme de trois cent mille écus d'or payable aussitôt après la remise effective des villes et châteaux. Le duc donne à son tour des lettres patentes conformes, et intime à ses commandants de rendre sans autre mandement les places qu'ils tiennent pour lui, intimation donnée à contrecoeur, qui fut mal exécutée: il est vrai que nous ne saurions dire si les trois cent mille écus furent jamais payés.
Force était au roi d'acheter Savone, car c'était la condition essentiellement déterminante pour les Génois. Dans l'apathie universelle des sentiments patriotiques, une seule passion populaire était réveillée chez eux, la passion de remettre Savone sous le joug. Le populaire ne voulait pas même qu'on insistât sur aucune autre demande. Quoi qu'il en soit, la conclusion et la rédaction exigèrent de nouveaux pouvoirs du roi, de nouvelles délibérations à Gênes; mais à ce point, si les procès- verbaux qui nous en restent disent tout, la délibération n'était plus que d'apparat pour constater les choses convenues. Six cent huit votants prennent part à une de ces assemblées. Dix orateurs choisis y sont entendus avant le vote. L'un d'eux sollicite la prompte signature du traité, par pitié pour la triste situation des pauvres. Un autre prend dans la Cité de Dieu de saint Augustin quatre conditions qu'un État doit rechercher et qu'il trouve réunies dans la seigneurie du roi de France, roi si grand que le servir c'est liberté, «Si ce roi est bon, dit le dernier orateur, il n'est pas besoin de pactes; s'il est mauvais, les pactes ne serviront de rien; finissons promptement, mais que Savone nous soit rendue.» Celui-là seul, comme on voit, parlait d'affaires.
Les historiens génois disent qu'au moment même que les ambassadeurs français mettaient la dernière main à la convention, Jean-Galéas avait envoyé un nouveau messager et de nouvelles offres qui furent rejetées. Cependant nous avons le procès-verbal d'une assemblée où le doge demandant conseil pour conclure avec le roi, expose qu'il avait d'abord dépêché à Milan des ambassadeurs, et il les fait connaître par leurs noms, pour faire expliquer Jean-Galéas; mais que le duc avait déclaré que par révérence pour le roi de France, il ne voulait plus tenir la promesse qu'il avait faite de se charger du gouvernement de Gênes. Dans ce siècle de dissimulation et de mensonges politiques, il n'y a rien d'étonnant à voir Galéas travailler presque à découvert à ressaisir par l'intrigue ce qu'au moment même il refuse officiellement. Il n'est pas surprenant non plus que, dans les circonstances orageuses des dissensions violentes de Gênes, Adorno eût été forcé d'offrir au duc de Milan ce que pour rien au monde il n'eût voulu laisser tomber dans ses mains avides5.
Enfin tout fut entièrement convenu: les Génois élisaient le roi de France pour leur seigneur à perpétuité. La république se donnait à titre de seigneurie avec toutes ses terres et tous ses droits. Elle devait se gouverner par ses lois propres. Aucun impôt ne serait levé au profit du roi: il ne pourrait exiger aucun emprunt: s'il usait des navires des Génois, il devait les affréter à ses dépens. Gênes ne devait supporter que les frais de la garde de son territoire et le salaire de son gouverneur, qui, sous le titre de défenseur du peuple et de la commune, avait le traitement des anciens doges.
Les ennemis du roi deviennent ceux de la république, sauf les alliances de celle-ci avec l'empereur de Constantinople et le roi de Chypre. Quant à l'empire d'Allemagne, il est remarquable que les Génois, si fiers de leur indépendance et qui depuis tant de siècles avaient si peu de rapports réels avec les successeurs de Conrad et de Barberousse, se croyaient obligés de stipuler qu'ils se donnaient à Charles VI, sauf les droits et les honneurs dus à l'empire romain, aveu que les écrivains du pays ont défiguré en le traduisant, contre la teneur des actes, par ces mots, «sans préjudice des droits de l'empire romain s'il en existe.» En ajoutant sur leur pavillon l'écusson de France, ils y accolèrent l'aigle impériale, restes insignifiants de l'influence gibeline. On se réserva avec un soin particulier la dispense de suivre dans les schismes de l'Église le parti et les déterminations de la France.
Charles VI promettait de faire rendre à Gênes, dans le délai de quatre mois, tous les territoires qui auraient été détachés de l'État depuis quatre ans en arrière. Une convention particulière obligeait le roi à remettre Savone dans la dépendance génoise immédiatement. Il devait tenir la main à ce que les Savonais restituassent les prises qu'ils avaient faîtes.
Le roi se mettait immédiatement en possession des châteaux et forteresses de la république. Il y constituait des commandants français; mais si, à l'expiration des quatre mois convenus, les places qu'il s'engageait à faire rentrer dans le devoir n'y étaient pas rendues, le conseil de la république reprendrait ses forteresses et les retiendrait, notamment jusqu'à la reddition de Savone.
Le gouverneur et le conseil administraient les affaires. Le gouverneur présidait et jouissait de deux suffrages; mais, s'il n'assistait pas au conseil, les résolutions prises en son absence n'en étaient pas moins valables. Les conseillers étaient au nombre de douze au moins, pris en nombre égal parmi les nobles et les populaires, parmi les gibelins et les guelfes. Leur doyen devait être gibelin populaire. Les principales magistratures étaient conservées.
Mais ici arrivait la clause fatale à Adorno, la clause qui venait lui arracher le fruit de toutes ses manoeuvres. Le gouverneur et son lieutenant devaient être envoyés par le roi et natifs de son royaume ultramontain. Charles VI eût pu se réserver de donner à Gênes des gouverneurs français; mais il n'avait point d'intérêt à s'en imposer la loi à lui-même: c'était donc une condition demandée par les Génois. L'ambitieux, trompé dans l'espoir de rester le maître de sa patrie en achetant la protection française, en échangeant seulement son titre de doge, essaya pourtant d'éluder l'exclusion stipulée. Le roi fit ajouter au traité, qu'il pourrait d'abord, à son bon plaisir, nommer Adorno gouverneur provisoire; mais le sort de celui-ci était décidé, il avait obtenu un article secret qui lui garantissait deux fiefs et une pension en France; probablement un autre article secret, traité sans lui, limitait à un temps fort court son gouvernement provisoire.
Ainsi on se donnait à la France; la bourgeoisie pour avoir la paix et la sécurité; le peuple pour opprimer Savone; les nobles pour ruiner le gouvernement populaire, et avant tout pour se défaire d'Adorno. Grâce à ces passions satisfaites, la nation croyait n'avoir pas été vendue et que c'était elle qui se donnait. Dans l'espoir d'échapper à l'anarchie, la république accomplissait ce singulier mélange d'une indépendance douteuse avec la domination d'un monarque étranger atteint de folie.
(1396) Au jour fixé, le nouvel étendard fut déployé. Le doge résigna son pouvoir et en déposa les insignes. Les commissaires du roi reçurent le serment de fidélité. Ils proclamèrent Adorno gouverneur royal, lui rendirent le sceptre du commandement et lui abandonnèrent le palais public6.
Mais, au bout de deux mois, on vit arriver de Paris Valeran de Luxembourg, comte de Saint-Pol, nommé gouverneur. Il conduisait deux cents lances françaises. Plusieurs nobles chevaliers l'accompagnaient en volontaires. Ce brillant cortège fut renforcé par des stipendiés que les seigneurs des environs se hâtèrent d'y réunir. L'évêque de Meaux accompagnait le gouverneur en qualité de commissaire du roi (1397). Adorno ne put refuser de remettre le gouvernement: il se retira chez lui s mais il essaya de retenir la citadelle de Castelletto, sous prétexte qu'elle devait lui servir de gage pour une créance qu'il réclamait de la république. Le gouverneur, d'autorité, se fit remettre cette forteresse et y établit un commandant français. Ici finit la carrière de l'ambitieux Antoniotto. On peut croire qu'il s'était réservé pour de nouveaux troubles: renvoyé à la Pietra, résidence de sa famille, apparemment il s'y fortifia, car Saint-Pol se crut obligé de faire marcher des troupes pour réduire ce château à l'obéissance de la république. Adorno n'y attendit pas un siège; il se réfugia à Final, et, l'année suivante, il fut une des victimes de la peste.
CHAPITRE V.
Gouvernement français. - Mouvements populaires.
Dans la suite des événements et des récriminations qu'ils amenèrent, les Français ont dit que pour la rédaction des traités ils s'en étaient rapportés aux Génois. On mettait sans doute, à Paris, peu d'importance à ce qu'on accordait. On ne voyait d'essentiel que la seigneurie obtenue et la position prise, sans s'embarrasser des formules et du style du contrat. Quand on occupe militairement un pays où l'on se sent étranger, surtout par la langue, c'est chose commune que la distinction soit assez mal établie entre la soumission volontaire et la sujétion par droit de conquête. Il arriva donc que bientôt on voulut gouverner indépendamment de la teneur du traité, et quand les Génois en réclamèrent les conditions, on les prit pour des sujets révoltés. Mais, à leur tour, ces pactes qu'ils venaient de souscrire, ils ne pensaient qu'à s'en affranchir. Cependant les commencements de ce nouveau régime n'eurent rien de pénible. Le gouverneur procéda promptement à l'exécution de la clause à laquelle le pays attachait le plus d'importance. Les habitants de Savone n'avaient pas voulu se remettre sous la dépendance de Gênes et l'on s'indignait qu'ils fissent difficulté de reconnaître la cession qui les remettait sous l'ancien joug. Saint-Pol marcha contre eux et ne les réduisit qu'après une assez longue résistance. Il fit rentrer aussi dans le domaine de la république Port-Maurice qui s'en était détaché. Après quelque hésitation, Montaldo traita et restitua Gavi.
L'assistance due aux colonies du Levant ne fut pas oubliée. Mais, tandis que l'invasion des Turcs de Bajazet, menaçant Constantinople, rendait précaire la position de ces établissements, les secours qu'on leur envoyait ne ressemblaient plus à ces flottes formidables des temps antérieurs. Les expéditions mercantiles avaient pareillement déchu. L'issue de l'une de celles-ci devint funeste. De deux galères chargées de marchandises, une tomba entre les mains des Turcs (1398), l'autre rapporta la peste à Gênes. La contagion n'épargna pas le reste du territoire; pendant longtemps elle reparut à de courts intervalles.
Cependant le gouverneur retourna à Paris, et aussitôt qu'on s'aperçut que les rênes n'étaient plus tenues par des mains fermes, des meneurs secrets semèrent le désordre comme pour essayer l'indépendance. On mit en jeu le réveil des vieilles factions, bien que, pour y donner prétexte, il n'y eût, ni plus rien de leurs anciens intérêts, ni cause qui en fournît de nouveaux. Les tumultes commencèrent dans les rivières aux cris de Vive l'aigle! Bientôt ils pénétrèrent dans la ville, et puisqu'on allait combattre au nom des gibelins et des guelfes, ce ne pouvait être que sous la conduite des Doria, des Spinola, des Fieschi. Ils reprirent leur place à la tête des partis, et s'organisèrent en deux camps au milieu de la cité. L'autorité française ne fut pas écoutée, et bientôt on la mit absolument à l'écart. A l'évêque de Meaux, qui en était le principal dépositaire, on reprocha d'être vendu aux guelfes, on lui insinua que sa présence à Gênes était inopportune; et, quand il eut cédé à cette sommation, on répandit qu'il était allé chercher des troupes pour revenir eu force au secours des guelfes. Ce fut un prétexte nouveau pour presser les hostilités; elles furent longues et sanglantes; le lieutenant du gouverneur en resta tristement spectateur impuissant. La calamité ne cessa que lorsque, l'habitude d'incendier les maisons de rue en rue s'étant établie, les propriétaires des deux couleurs avisèrent que la guerre se faisait aux dépens des riches et au seul profit des pillards et des brigands. On fit donc la paix; si l'on considère quel fut l'article principal du traité, on peut s'étonner que de telles querelles pussent finir par de semblables accommodements. Le grief des gibelins était que, malgré l'égalité du nombre des membres des deux partis dans le conseil, la partialité du gouverneur et sa voix prépondérante faisaient tout décider contre eux. Ils demandaient pour y remédier, d'avoir, sur dix- huit votants, dix membres de leur côté contre huit guelfes. Ce fut là le pacte accordé. Mais on stipula aussi que les fortifications de Castelletto seraient démolies, qu'il n'y resterait que la tour, et cette clause était contre le gouverneur français bien plus que contre les guelfes.
Ce fut le résultat d'une guerre intestine de quarante jours. On en estima le dommage à un million de florins. Il y périt un grand nombre de citoyens, et en un seul jour quinze nobles ou notables des deux partis.
Pendant ces événements tragiques, Montaldo mourut victime de la maladie épidémique. Après avoir brillé de quelque éclat dans les premières époques de son élévation, il n'avait plus joué que le rôle douteux et subalterne d'un intrigant aux ordres du tyran milanais.
La cour de France résolut, après quelque hésitation, de rétablir son autorité dans Gênes. Elle expédia un nouveau gouverneur. Ce fut Colard de Caleville, chambellan du roi. Quand sa venue fut annoncée; quatre députés furent envoyés à Asti au-devant de lui. Ils allaient s'assurer si le gouverneur n'amenait pas plus de forces que le traité ne l'avait réglé. Mais ils ne trouvèrent dans sa compagnie qu'une vingtaine de chevaliers ou de gens d'armes. Sur cet avis on se prépara à recevoir honorablement le nouveau représentant du roi. Il entra à la tête d'un brillant cortège; mais la foule qui le précédait criait encore Vive l'aigle!
(1399) Il ne fallut que quelques mois pour voir les fruits des sentiments populaires éveillés dans les derniers troubles. Environ deux cent cinquante artisans se lièrent en confraternité et tinrent des assemblées politiques. Leur but était de faire exclure les nobles du conseil. Le gouverneur manda le président de cette société; au lieu d'obéir, elle prit les armes aux cris de Vivent le peuple et le roi! Tandis que le gouverneur, se faisant assister des principaux populaires, allait à eux désarmé pour employer la persuasion à les apaiser, ils s'emparèrent du palais, ils s'occupèrent à y organiser le gouvernement, et ils mandèrent à Caleville de venir y vaquer avec eux. Déjà les forts étaient entre leurs mains; les paysans des vallées accouraient pour se joindre à eux: des gens habiles commençaient à se montrer à la tête de ces mouvements désordonnés et à s'en saisir pour leurs fins particulières. Le gouverneur faiblit, les classes supérieures s'alarmèrent, et enfin la noblesse céda au temps. Les nobles sortirent du conseil sur la promesse secrète d'y être rétablis aussitôt qu'on le pourrait avec moins de danger. Tout se soumit alors: il y eut amnistie générale et paix dans la ville. Mais tout à coup la plus bizarre des diversions vint changer le cours des idées. Des processions dévotes d'hommes, de femmes, d'enfants cachés sous le sac du pénitent, coururent en tous sens de la Provence à Rome, et jusqu'au fond de l'Italie. Cette dévotion nouvelle ou renouvelée des flagellants fut spontanée; le pape ne l'avait pas indiquée, et même il la condamna sans que le peuple y fût moins obstiné. Une vision divine, dit-on, l'avait déterminée; à mesure qu'elle se répandit, de nouveaux miracles s'opérèrent et la recommandèrent de province en province. De ces miracles le plus grand fut sans doute de suspendre la fureur des partis et d'opérer, parmi les haines invétérées, des réconciliations nombreuses, si ce n'est solides. En ce moment l'Italie n'entendit parler d'aucun événement, de nulle autre affaire. Dans ces louables dispositions on partait d'une ville, marchant deux à deux, sous le sac et le capuce; les habitants des villages venaient sur le passage se joindre à ces longues processions. Les prêtres et les croix précédaient les fidèles. Ils chantaient des hymnes; le Stabat mater était le cantique favori de ces pèlerins. De distance en distance, ils se prosternaient en criant tantôt miséricorde! et tantôt paix! paix! Quand ils avaient atteint quelque cité assez éloignée, qu'ils l'avaient édifiée en visitant ses églises et ses sanctuaires, la procession rétrogradait et rentrait dans ses foyers. C'est du lieu où elle s'était arrêtée qu'il en partait une semblable qui allait propager plus loin leur nouvelle dévotion. Ainsi, comme une contagion, la pratique s'en étendit de proche en proche à une grande distance et en tout sens. Mais en plusieurs lieux cette dévote mascarade fut suspecte à la soupçonneuse tyrannie ou à la liberté ombrageuse. Jean- Galéas ne voulut point l'admettre à Milan. A Venise quelques moines voulurent y initier le peuple, la république sévit contre eux. A Savone on ne laissa pas entrer les pèlerins qu'ils ne se fussent découverts. Mais à Gênes cette superstition fut accueillie avec enthousiasme, elle y prit une nouvelle vigueur. Les habitants si divisés des campagnes se réunirent soudain dans la concorde et dans l'humilité. Les nobles de la ville qui se trouvaient aux champs se mêlèrent aux processions rustiques qui se dirigèrent vers la cité. Les citadins, touchés de ces merveilles, y répondirent avec transport. Il sortit de leurs murs une procession solennelle où les sexes, les âges, les conditions se mêlèrent à l'envi. Tous les travaux furent suspendus neuf jours; quand les ateliers se rouvrirent, les heures de la soirée furent encore réservées pour répéter dans la ville les stations d'église en église. Toutes les dévotions des confréries déjà formées, les exercices même des flagellants, reprirent une nouvelle ferveur. Les miracles ne manquèrent pas à la foule crédule. Enfin l'on remarqua comme l'un des prodiges, et qui ne fut pas le moindre, qu'au milieu de tant et de si longues courses, jamais pèlerin, homme ou femme, ne souffrit ni ne se plaignit de la fatigue.
Pendant un an les processions continuèrent dans Gênes. Quand le zèle fut tout à fait épuisé, l'habit conservé dans les oratoires de confrères et une confrérie permanente établie à cette occasion perpétuèrent le souvenir de ce grand et singulier mouvement.
(1400) Il avait donné assez de relâche à la chaleur des partis pour que le gouvernement crût pouvoir en profiter en rouvrant la porte des conseils aux nobles qu'on en avait exclus quelques mois auparavant; mais déjà hors de la ville, les prières finies, la discorde avait reparu. Dans la ville il s'élevait d'autres nouveautés. L'association populaire déjà tentée s'y ranima avec des forces singulières et ne craignit pas de traiter l'autorité du roi de France, comme on en avait usé avec celle du roi Robert. Les artisans assemblés déclarèrent publiquement que la république leur paraissait mal ordonnée et qu'ils entendaient prêter la main pour y remédier. Ils investirent de leur pouvoir quatre prieurs avec douze conseillers nommés parmi eux et qui devaient être renouvelés de quatre en quatre mois. Ils étaient mi-partis de gibelins et de guelfes. Leur fonction était de dénoncer les abus, de les poursuivre et d'appeler le peuple entier au secours du bon droit, si quelque obstacle était opposé à la justice. Les artisans avaient juré d'obéir en tout à ces tribuns et de n'obéir qu'à eux. Cette magistrature eut d'abord un grand crédit. Les opprimés y recouraient. Des notables, sans appartenir aux professions associées, des nobles même fréquentaient leurs assemblées, et venaient y suggérer leurs vues sous le prétexte du bien public. Les prieurs avaient établi leur séance au palais; ils assemblaient leur conseil au son de la cloche; ils s'entouraient, en un mot, de formes ambitieuses. Il est pourtant possible qu'ils ne fussent là que pour répondre au gouvernement de la direction des classes inférieures, secrètement serviles tandis qu'ils paraissaient menaçants.
Quoi qu'il en soit, l'institution dénotait la grande impuissance du gouverneur qui la souffrait, ou l'aveu de bien peu de ressources s'il la provoquait pour en appuyer son autorité. Aussi, il suffit qu'un factieux banni parût aux portes de la ville avec une poignée d'hommes, qu'il fit crier Vive le peuple! et à cette voix un grand nombre de citoyens prirent les armes. Le gouverneur, se voyant abandonné, sortit du palais et s'enfuit. Les prieurs furent laissés seuls. Les artisans allèrent se ranger de nouveau sous la direction des grands personnages du parti populaire aussitôt accourus pour empêcher la noblesse de s'emparer de la place vacante. Guarco et les frères de Montaldo, héritiers de ses prétentions, essayèrent de s'emparer du pouvoir. Baptiste Boccanegra, fils du premier doge, concurrent déjà tant de fois signalé, fut enfin nommé pour régir la république sous le titre de capitaine pour le roi de France. Il s'empressa de faire porter ses obéissances à Paris et d'y demander la confirmation de sa dignité. Son envoyé n'obtint pas même audience. Caleville, réfugié à Savone, fut autorisé par sa cour à requérir les secours du duc de Milan et des marquis Caretto pour faire prévaloir la puissance royale et pour en venger les affronts.
Mais si Boccanegra devait se voir bientôt la victime de cette menace, le pouvoir lui échappa bien avant. Les Adorno expulsèrent le capitaine. Il y eut alors une confusion dont il n'est pas facile de suivre les mouvements. D'abord un des Fregose se joignit aux frères Adorno avec lesquels un mariage l'avait allié. On cria vivent Adorno et Fregose! d'une même voix, et des couleurs si longtemps rivales flottèrent réunies dans les rues de Gênes. Leur adversaire était Guarco, qui, après avoir soutenu Boccanegra, combattait maintenant pour ses propres prétentions. Boccanegra lui-même se représenta; il vit son parti grossi par l'accession des frères Montaldo, Bientôt après, les Fregose entrèrent dans la même ligue, malgré leur alliance avec les Adorno. Mais entre ces contendants seuls existait la guerre. Cette querelle si compliquée d'intrigues n'excita dans la masse des citoyens que l'indifférence et le mépris. Tous se saisirent et s'expulsèrent du palais tour à tour. Le public fut également froid pour les soutenir ou pour les repousser. Mais l'anarchie ne pouvait durer toujours. Le voeu du peuple prononça le nom de Baptiste de Franchi, l'un des anciens du conseil, et la puissance tomba entre ses mains, du consentement des prétendants; car, dans leur impuissance commune, il ne restait plus à chacun d'eux qu'à donner l'exclusion à ses rivaux. De Franchi était un plébéien gibelin, membre de cette agrégation de plusieurs familles qui depuis soixante ans avaient contracté une parenté volontaire. La dénomination de Franchi exprimait leurs sentiments populaires; mais celui-ci paraît avoir été un de ces hommes timides qui, flottant dans les temps de trouble entre l'ordre légal et l'impulsion populaire, font sans cesse trop ou trop peu, et ne réussissent qu'à se compromettre; il se démit et se retira effrayé. Enfin, à l'insinuation du duc de Milan dont le roi de France avait demandé la médiation, il fut convenu que Gênes recevrait un lieutenant du gouverneur français, car, pour le gouverneur lui-même, on répugnait invinciblement à le revoir. Les causes de la haine qu'il avait inspirée ne sont pas marquées, mais l'historien de Boucicault, son successeur, accuse les premiers gouverneurs de Gênes de s'être fait haïr par une conduite imprudente envers les femmes; il est probable que cette accusation porte sur Caleville1.
Le lieutenant de celui-ci fit donc l'office de gouverneur; mais il n'acquit aucune prépondérance. Des attentats particuliers troublèrent la ville et les campagnes et ne furent pas réprimés. On essaya plusieurs fois d'émouvoir la cité par le cri de vive le peuple; et enfin les habitants des vallées firent dans Gênes une irruption qui intimida le lieutenant. Il quitta le palais et alla se placer dans la forteresse de Castelletto. Les citoyens, assemblés afin de pourvoir à cette occurrence, rappelèrent de Franchi et proposèrent de le donner pour collègue au lieutenant français. De Franchi refusa cette autorité partagée; alors on le nomma seul; quelques voix lui décernaient le titre de doge; il s'obstina à n'accepter que celui de capitaine pour le roi. Cette nomination fut suivie de quelques jours de calme sans qu'on en fût mieux d'accord. De Franchi était cher aux classes inférieures; les populaires d'un ordre plus relevé se divisaient suivant la faveur qu'ils accordaient aux Adorno, aux Fregose, aux Guarco, aux Montaldo; les nobles voulaient un gouverneur qui vînt de France. De moment en moment, des querelles, de nouveaux désordres naissaient de la situation chancelante de l'autorité.
CHAPITRE VI.
Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
(1401) Un nouveau gouverneur français avait été nommé enfin, et, sur ces entrefaites, il était arrivé à Milan. Celui-ci, connu des Génois, avait déjà bien mérité de la république, et tous ceux qui s'accommodaient de la seigneurie du roi de France l'avaient désiré. C'était le brave maréchal Boucicault. Il avait combattu à la bataille de Nicopolis, perdue par les chrétiens contre les Turcs. Il fut au nombre des prisonniers avec le duc de Nevers, qui fut depuis le duc de Bourgogne. Les marchands génois et vénitiens avaient été employés à négocier et à solder la rançon de ces nobles captifs1. Boucicault, qui brûlait d'aller venger sa disgrâce dans de nouveaux combats contre les musulmans, avait profité d'une occasion qui s'en était offerte. En 1398, la république envoyait quelques forces à Constantinople pour secourir ses établissements de Péra et son allié l'empereur grec contre les efforts de Bajazet. Le roi de France fit armer à Gênes, à ses frais, deux galères pour concourir à cette expédition, Boucicault vint s'y embarquer avec quelques preux compagnons. Cette petite troupe de chevaliers se répandit sur les bords de l'Asie et y fit d'assez grands exploits. Au milieu de ces brillantes aventures, Boucicault apprit que Péra et les faubourgs de Constantinople étaient attaqués par les Turcs; il y conduisit ses braves; leur secours inattendu déconcerta les ennemis, Péra fut sauvé. Les nobles aventuriers protégèrent le pays un an entier. L'empereur vint alors en Occident implorer de plus grands secours, le maréchal le devança. C'est en ce moment que les Génois, mécontents de Caleville, et ne pouvant ni s'accorder entre eux pour se passer d'un modérateur étranger, ni d'ailleurs rompre le contrat fait avec le roi de France, pensèrent à demander Boucicault. Suivant les mémoires du maréchal, une délibération et une ambassade formelle sollicitèrent sa nomination; suivant les historiens du pays, ce fut après les premiers temps de son administration que deux ambassadeurs allèrent à Paris demander que son gouvernement fût déclaré à vie. Quoi qu'il en soit, à son arrivée on le reçut avec confiance et avec honneur.
Boucicault s'était arrêté à Milan. Il avait pris le temps de se faire instruire de ce qui s'était passé à Gênes; il connaissait les choses et les hommes, il venait avec un plan arrêté et il conduisait près de mille hommes d'armes. Il en mit d'abord une partie à la solde de l'État et en forma les garnisons des forts.
On était allé au-devant de lui à son entrée, et les personnages les plus impliqués dans les derniers troubles n'avaient pas hésité à paraître parmi ceux qui lui rendaient leurs respects. Mais dès le jour même il fit rappeler au palais Baptiste Boccanegra et Baptiste de Franchi. Ils furent arrêtés, une sentence rendue à l'instant par des juges français les déclara coupables de lèse-majesté pour avoir usurpé le titre et les fonctions de capitaines pour le roi. Sans leur donner le temps d'entrer en prison, ils furent conduits au supplice. Ils s'excusaient en vain sur la nécessité, sur leurs intentions; ils demandaient du moins le temps de pourvoir à leurs affaires et à leurs consciences. Avant la fin du jour, Boccanegra, moins heureux cette fois que lorsqu'il était condamné sous les yeux de Montaldo, eut la tête tranchée en présence du peuple effrayé de cette prompte rigueur. De Franchi, les mains liées, attendait le même sort. Les assistants émus de pitié, profitant de l'obscurité, se précipitèrent sur lui et le séparèrent de ses gardes; on lui jeta un manteau pour qu'il pût se perdre dans la foule. Il y eut des hommes prompts à couper ses liens et on le fit disparaître2.
Bientôt fut publié un ordre sévère pour le désarmement de tous les citoyens de la ville et des vallées. Après ces premières mesures Boucicault fit proclamer une pleine amnistie d'où ne furent exclus que six gibelins et un guelfe. Avec l'abolition des délits commis, le gouverneur fit marcher une justice sans rémission pour les manquements nouveaux. Il ne confia point l'autorité répressive à un podestat italien; un Français, Pierre de Villeneuve, en remplit, sous un autre titre, les fonctions rigoureuses. Gênes n'était pas accoutumée à une fermeté si soutenue. L'habitude du pardon qui s'accordait à chaque mutation avait tellement enhardi à des désordres sans cesse renouvelés, que les amnisties en étaient décriées. Depuis peu de mois l'on venait de décréter que tout meurtrier qui aurait échappé à la peine ne pourrait, sous aucun prétexte de pardon ou d'innovation dans le régime, être dispensé de cinquante ans d'exil. Boucicault ne se tint pas à cette règle, et il pardonna tous les crimes antérieurs, en empêchant bien que cette grâce n'autorisât personne à de nouvelles violences. Tout méfait fut puni d'un prompt supplice. De nombreux exemples apprirent aux habitants si redoutés des vallées à s'abstenir de tout désordre. Un noble, qui avait cru pouvoir intervenir à main armée dans l'élection d'un prieur de couvent, paya de sa tête un abus de la force qu'il avait à peine considéré comme une témérité3.
Dans les derniers mouvements les classes inférieures avaient revendiqué leur part dans l'administration des affaires communes. C'était à la faveur et par l'organe des corporations de métiers qu'avait éclaté cette prétention redoutable. Appuyée des mêmes institutions, la démocratie avait triomphée Florence, elle pouvait se remontrer à Gênes et prévaloir par la vigueur tumultueuse du peuple. Les aristocraties de fait et d'opinion qui circonvenaient le gouverneur ne craignaient rien tant, et lui-même n'était pas disposé à donner carrière aux entreprises populaires. A l'époque annuelle où les artisans changeaient leurs consuls, il défendit d'y procéder. On ne tint pas compte de son ordre, une élection eut lieu. Il fit emprisonner à l'instant les nouveaux officiers et les anciens qui les avaient fait nommer. Les corps de métiers furent taxés à une amende de 2,000 florins. Dès lors les réunions populaires furent interrompues, les confréries de pénitents n'osaient plus s'assembler dans les oratoires, même pour vaquer à leurs dévotions communes. A la place des consuls des métiers on érigea une magistrature nouvelle de deux nobles et de deux plébéiens qui présidèrent aux professions industrieuses. Les hommes de loi, les notaires, les médecins, avaient compté parmi les artisans; on les en sépara à cette occasion. Boucicault, encore agréable aux classes supérieures, commença dès ce moment à décliner, du moins dans l'affection du peuple. On se préoccupa des moindres circonstances qui portaient atteinte à cette ombre d'indépendance qu'on avait cru conserver sous un seigneur étranger. On murmura quand les fleurs de lis prirent place dans les armes de la république, et quand les actes publics qu'on rédigeait au nom du peuple ne se firent plus qu'au nom du roi.
(1402) Le gouverneur ne tarda pas à faire rebâtir la citadelle élevée du Castelletto, qu'il rendit d'une force imposante. Il fortifia également la darse au bord de la mer; par là il tenait en respect la ville turbulente. Les forteresses de la Spezia et de Chiavari furent aussi édifiées. Il faut cependant rendre justice à son administration, il donna beaucoup de soins aux intérêts de la république. Il expédia des galères dans tous les établissements du Levant et de la mer Noire, à Chio, à Famagouste. Autour de lui il s'occupa à faire rentrer au domaine public les terres que l'usurpation en avait démembrées. Bientôt il ne restait plus à recouvrer que Monaco tenu par Louis Grimaldi, et la Pieve dans la vallée d'Arocia conservée par les Caretto. Il enleva Monaco et força Caretto à rendre la Pieve.
En même temps il s'appliquait à décrier ces misérables distinctions de partis, occasions de tant de désordres et déjà si éloignées de leur origine et si dépouillées de motifs; car, disait-il aux Génois, comment les citoyens d'une même ville peuvent-ils être ennemis mortels, sans procès, sans intérêt de propriété de terrain, ou d'argent? Comment peuvent-ils se dire l'un à l'autre: «Tu es du lignage guelfe et je suis gibelin; nos devanciers se haïrent, ainsi ferons-nous?»
Les mémoires du maréchal nous donnent une idée de la prospérité et de la richesse du pays. Peu d'années auparavant, au milieu des troubles nous aurions pu noter une promulgation de lois somptuaires dirigées spécialement contre le faste des vêtements, lois tristement motivées sur ce que la dépense des femmes éloignait la jeunesse du mariage; c'était un signe de détresse qu'une telle nouveauté dans une ville de grandes fortunes et d'un commerce extérieur qui y multipliait les objets des jouissances de luxe. Mais maintenant les dames avaient repris la soie et l'or, les perles et les pierreries de grande valeur. Quand Boucicault, se voyant solidement établi, appela auprès de lui sa femme Antoinette de Turenne, tous les Génois, en allant à sa rencontre, se vêtirent d'habits nouveaux à ses couleurs, depuis les artisans jusqu'aux grands, couverts de velours et de nobles draps. Les présents qu'elle reçut, les fêtes splendides qui célébrèrent sa bienvenue répondirent à ces magnificences.
Les intérêts de la république au Levant exigeaient de plus en plus la vigilance; ils se compliquaient chaque jour. Les Turcs menaçaient toujours la colonie de Péra qu'ils regardaient comme le meilleur boulevard de Constantinople. C'est alors que Tamerlan parut. Instruit que les chrétiens étaient comme lui ennemis de Bajazet, il envoya aux Génois des encouragements et des présents4; ils y répondirent par des démonstrations assez vaines, ils arborèrent solennellement dans Péra le drapeau du conquérant tartare. Bientôt il les eut délivrés de Bajazet; mais le vainqueur ne fut pas moins redoutable qu'aurait pu l'être son captif; il ravagea Smyrne et Fochia, villes chrétiennes où les Génois avaient des colons. Les fils de Bajazet s'étaient sauvés à Gallipoli avec ses trésors et quarante mille hommes, débris de ses armées. Les vaisseaux chrétiens abordaient dans le port de cette ville. Dans la terreur commune les Turcs et les chrétiens y firent une sorte de paix précaire; les Génois y gagnèrent d'avoir leurs établissements garantis pour un temps5.
Dans l'intervalle, l'empereur Manuel, celui que Boucicault avait défendu dans sa capitale et qui était venu mendier les secours de l'Occident, regagnait lentement le chemin de ses États; car il ignorait encore l'issue de la lutte des Tartares contre son redoutable ennemi. Après avoir parcouru l'Angleterre et la France, il parut à Gênes6. Le maréchal revit avec joie et reçut avec magnificence un prince qu'il avait protégé. On alla à sa rencontre, il entra sous le dais; les principaux des nobles et des citoyens lui servirent de cortège. Les plus belles femmes de Gênes vinrent orner les fêtes qui lui furent prodiguées. L'État lui fit présent de 3,000 florins, secours fort nécessaire à l'auguste voyageur: enfin, pour son assistance on promit l'envoi de trois galères armées. En secourant Constantinople, on avait en vue la défense de Péra.
Dans ces entrefaites éclatait une autre nouveauté. Jacques de Lusignan, si longtemps prisonnier de la république, et dont elle avait favorisé l'accession au trône de Chypre, était mort. Sa couronne avait passé à son fils qui, né à Gênes durant la captivité de son père, en avait eu le nom de Janus. Les Génois croyaient avoir de grands droits à la reconnaissance de ce jeune prince. Il en jugeait autrement; ils possédaient toujours Famagouste dans son île, et il supportait impatiemment leur voisinage, et ce qui lui semblait une usurpation. Le roi entreprit d'employer la force. Sur ses démonstrations Antoine Grimaldi, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, fut envoyé de Gênes avec trois galères pour la défense de la place. Sa seule apparition mit en fuite l'armée de Janus; celui-ci n'échappa qu'avec peine. Grimaldi entra triomphant dans Famagouste, mais il fallait de nouveaux renforts; Boucicault déclara qu'il les conduirait lui-même. Dans son humeur chevaleresque un gouvernement politique et civil ne suffisait pas à son activité belliqueuse. Il voulait encore revoir ces contrées d'Orient où il avait combattu, et se retrouver aux prises avec les infidèles, tout en mettant à la raison le jeune roi de Chypre. Quand cette résolution fut connue, Janus se hâta d'expédier un négociateur à Gênes; mais ce fut vainement: le maréchal, laissant le gouvernement pendant son absence à Lavieuville, son lieutenant, s'embarqua et partit.
A peine sa flotte avait atteint le golfe Adriatique qu'elle se vit veillée et en quelque sorte poursuivie par treize galères de Venise commandées par Carlo Zeno. Les derniers événements dans lesquels les deux républiques s'étaient trouvées en contact les avaient laissées en dispositions peu amicales, mais en paix et sans sujet de querelles. Boucicault, assez mécontent d'être ainsi épié, se tint sur ses gardes, déterminé néanmoins à ne point donner de prétexte à un commencement d'hostilités. Il toucha sans crainte au port de Modon qui dépendait des Vénitiens. Les galères de Zeno se rapprochèrent aussitôt et entrèrent dans le port aussi promptement que les Génois. L'empereur Manuel, qui se savait enfin délivré de Bajazet, se rendait dans ce même port pour se faire conduire à Constantinople. Boucicault lui donnant quatre galères, Zeno voulut en fournir quatre des siennes. Boucicault affecta de témoigner de la satisfaction de ce concours dans une assistance honorable. Il demanda au Vénitien de concourir de même à d'autres expéditions; il se rendait à Rhodes où il espérait trouver l'assurance de n'avoir point de guerre à faire en Chypre, et, libre de ce soin, il proposait que les deux flottes allassent en commun porter la guerre aux Sarrasins au profit de la chrétienté. Zeno annonça que pareillement il allait à Rhodes et que là il ferait réponse. Parvenu dans cette île, il s'excusa sur ce que n'ayant pas d'instruction de sa république, il ne pouvait se permettre aucune entreprise.
Le grand maître de Rhodes s'était entremis pour négocier la paix avec le roi de Chypre; mais les réponses décisives se faisaient attendre. L'impatient Boucicault demanda quelle place des infidèles on pouvait aller attaquer pour ne pas rester oisifs. On lui indiqua Escandalour dans le golfe de Satalie7. Cette place était occupée par un seigneur mahométan qui, se voyant assiégé, demanda d'abord ce qu'il avait fait aux Français et aux Génois pour être traité par eux en ennemi. On s'empara du port et de la ville basse qui le bordait. On pilla et l'on incendia les vaisseaux et les magasins. On renversa à grands coups de lance les défenseurs qui se présentèrent en campagne, on ravagea les faubourgs et les jardins qui leur servaient de refuge. Boucicault eut le plaisir de donner l'ordre de chevalerie sur le champ de bataille à des Français et à des Génois; mais la ville tenait: on n'avait rien de ce qu'il fallait pour la réduire, et rien à en faire quand on l'aurait conquise. Le Sarrasin négocia et offrit de marcher comme auxiliaire contre le roi de Chypre; il fit valoir les secours que son pays pouvait offrir; enfin il eut l'habileté de renvoyer à Rhodes le maréchal et ses chevaliers. Ce n'avait été pour Boucicault qu'un passe-temps de quinze jours.
Cependant le traité avec Janus avait été conduit à sa fin. Le roi paya les frais de la guerre. Boucicault ne resta que quatre jours en Chypre, pressé de retourner au combat contre des infidèles. Janus fit partir deux galères avec la flotte génoise; mais l'une des deux déserta dès le premier jour. Tout ce qui pouvait être utile à la république était obtenu par la paix de Chypre, et sur la flotte on ne demandait plus qu'à regagner Gênes; mais Boucicault ne calculait pas ainsi, il ne voulait pas retourner sans batailler. Il se fit conduire à Tripoli, il y débarqua et y prodigua des exploits inutiles. S'il ne surprit pas la ville, il se persuada que la faute en était aux Vénitiens qui avaient eu la perfidie d'avertir les Mores de sa venue. De là il alla sur la côte de Syrie, insultant les villes du bord de la mer, ravageant, brûlant ce qu'il pouvait atteindre, et laissant partout des marques d'une bravoure exercée sans motif et sans fruit. Il s'obstinait à se porter sur Alexandrie; le vent l'en écarta ou plutôt la mauvaise volonté et la prudence de ses pilotes. La saison des tempêtes approchait, les maladies se faisaient craindre: on obtint enfin l'ordre de retourner en Occident, on regagna l'Adriatique; neuf galères génoises étaient renforcées d'une de Chio et d'une de Rhodes. Alors se présentèrent les treize galères vénitiennes toujours à la poursuite. Le rivage de Modon, à cette apparition, se couvrit d'hommes armés. Deux grands vaisseaux à bords relevés chargés de combattants stipendiaires se détachèrent du port et vinrent joindre les Vénitiens. Boucicault doutait encore que cet appareil fût destiné à l'attaquer. Les Génois l'avertirent qu'il était temps de se préparer au combat. Il l'attendit, mais ce ne fut pas longtemps. Les Vénitiens assaillirent avec vigueur. Les deux grands navires vinrent presser la galère du maréchal; elle ne fut dégagée qu'à force de bravoure. Quand, après une sanglante mêlée de plusieurs heures, les deux flottes se séparèrent, celle de Venise emmena avec elle à Modon trois galères génoises, et laissa Boucicault se glorifier d'avoir gardé le champ de bataille.
On se demanda pour quelle cause les deux républiques étaient ainsi entrées en guerre. Les Vénitiens se justifiaient de leur agression en exposant leurs griefs. Quand ils avaient vu Boucicault parcourir leurs rivages et s'approcher de leurs établissements, ils avaient dû faire surveiller sa marche. Il avait semé dans le Levant des accusations odieuses; il avait pris un de leurs bâtiments sans provocation. A Barut8 leurs marchandises avaient été pillées. Le maréchal répondait que dans une ville ennemie on avait profité des droits de la guerre, qu'il aurait fait respecter ou rendre les propriétés des Vénitiens si quelqu'un s'était présenté à Barut pour les réclamer. Il avait pris, mais remis en liberté un bâtiment, et il aurait pu le retenir, car ce navire était expédié en Syrie pour avertir de sa venue et pour faire mettre les Sarrasins en défense contre lui, ainsi qu'on l'avait fait à Tripoli. Le bon maréchal traitait une telle démarche de perfidie énorme entre chrétiens, et cependant si ces chrétiens avaient les produits de leur commerce compromis dans une ville menacée d'une invasion imprévue, la sollicitude pour les sauver était aussi légitime que raisonnable.
Quoi qu'il en soit, Boucicault de retour à Gênes voulait employer toutes les forces de la république pour pousser une guerre où son amour-propre et ses ressentiments personnels étaient engagés. Il ordonna à ses Génois d'arrêter les navires vénitiens partout où ils les rencontreraient. Mais Gênes semble avoir mis peu de zèle à soutenir cette lutte dispendieuse et inattendue. Les Vénitiens s'étaient adressés à la cour de France pour s'expliquer et pour accommoder le différend. Les chevaliers français, faits prisonniers sur les trois galères capturées, ennuyés de leur captivité, écrivaient, à Gênes au maréchal, et à Paris à toute la cour de France, de ne pas prolonger leur captivité par des résolutions violentes. Boucicault reçut du roi l'ordre de ne faire ni de ne permettre aucune hostilité nouvelle et de se prêter à la pacification des deux peuples. Un ambassadeur ou syndic de Gênes fut envoyé à Venise, et, après quelques semaines de négociations, la paix fut proclamée et les prisonniers délivrés. Alors Boucicault fit partir pour Venise un héraut chargé de ses lettres écrites non par le gouverneur de Gênes, mais par le chevalier et le maréchal de France. Il déclarait qu'il s'était abstenu de mettre obstacle à la paix que les Génois avaient traitée en ce qui les concernait, mais que de sa personne il restait ennemi des Vénitiens et leur demandait raison de leurs actes et de leurs mensonges. Il défiait en combat singulier le doge et Charles Zeno. Il offrait pour cette rencontre les conditions les plus variées; ou corps à corps, ou lui cinquième contre six Vénitiens, dixième contre douze, quinzième contre dix-huit, vingt-cinquième contre trente; ou bien, comme il faut présenter des armes égales à ses adversaires, il proposait la bataille sur mer, galère contre galère. Ces défis étaient faits sous la seule réserve que les champions des ennemis seraient exclusivement Vénitiens, ceux du maréchal seraient Français ou Génois.
Il fut extrêmement blessé quand son héraut revint de Venise sans lui rapporter aucune réponse. Dans sa colère il donna commission encore à quelques armateurs de courir sur les Vénitiens à son profit et sous sa responsabilité; mais il eut bientôt d'autres embarras et d'autres ennemis.
CHAPITRE VII.
Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
Pendant le voyage de Boucicault, la tranquillité de Gênes n'avait pas été parfaite. Le lieutenant n'avait pas obtenu le respect et l'obéissance réservés à la personne et à l'autorité du gouverneur. D'anciens mécontents s'étaient remontrés. Ils étaient probablement envoyés par les Visconti, pour qui la souveraineté de Gênes était sans cesse un objet d'envie. On voit nommés à la tête ou à la suite des insurrections, des Doria, des Lomellini, des Mari. Leurs incursions mettaient la frayeur parmi les citadins dans leurs maisons des champs; quant aux habitants des campagnes, ils s'exposaient pour favoriser les bannis et leur donnaient asile. Plusieurs populations avaient pris les armes, et ce qui était le plus fâcheux, elles avaient protesté que l'impossibilité de satisfaire aux impositions dont on les accablait les poussait à la révolte. Leurs magistrats locaux qui essayaient de les remettre dans l'ordre furent plus d'une fois leurs premières victimes. Les forces envoyées contre eux ne remportaient pas toujours la victoire. Le gouvernement français de Gênes penchait évidemment pour les guelfes, et c'était une des principales causes qui lui aliénaient le plus grand nombre. Il montrait cette disposition dans les moindres choses. Il faisait effacer minutieusement les aigles que les gibelins modernes avaient reprises pour emblème, symbole qui assurément n'impliquait plus un appel à la puissance impériale, mais cette partialité éclatait avec d'autres conséquences dans les affaires du dehors et multipliait les difficultés et les ennemis.
Chaque jour Boucicault devenait moins agréable aux Génois. Déjà pour faire haïr ce gouvernement, il eût suffi qu'il fût devenu dispendieux, et il l'était excessivement. Les augmentations que le salaire du gouverneur avait subies en étaient le moindre article. Suivant le traité primitif, 8,500 livres lui étaient assignées, comme autrefois aux doges; mais, dit un historien, les livres étaient devenues des écus. Comme les doges il devait payer sur son traitement celui de ses officiers: la république fut successivement forcée de soudoyer un nombreux état-major et une foule de stipendiés. Les armements de Chypre avaient exigé beaucoup d'argent; on n'en put faire qu'à force de taxes. Le génie fiscal s'épuisa à en inventer. Il en fut établi de nouvelles non-seulement sur les consommations de viande, de poisson, de bois, sur les chevaux, sur l'usage des perles, mais même sur les actes publics; car les droits d'enregistrement ne sont pas d'une invention moderne, et ce sont là les institutions qui ne s'abrogent jamais. On mit même un impôt sur le salaire des gens de mer; plusieurs de ces taxes s'étendaient sur les campagnes, et elles suffisaient pour en soulever les habitants, ce qui se répéta à plusieurs reprises.
D'autre part, la Corse était révoltée. Gênes régissait cette île par des magistrats qui s'y érigeaient en vice-rois. Boucicault fit bien ordonner qu'aucun gouverneur ne pourrait y rester en place plus de cinq ans; mais la précaution fut insuffisante. Dès leur arrivée, oppresseurs, par système, des naturels réputés sujets, jaloux des autres Génois puissants possessionnés dans l'île, accoutumés à se défaire violemment des hommes qui leur étaient suspects après les avoir attirés par des invitations perfides, ces administrateurs superbes ne firent que des ennemis à leur patrie. Les factions et les révolutions qui l'agitaient elle-même mirent la Corse en feu et la tinrent dans une longue anarchie dont Boucicault ne vit pas la fin.
Les mêmes semences de division pénétrèrent jusqu'au Levant, dans ces colonies où les exploits du maréchal et son zèle valeureux, si ce n'est éclairé, avaient dû lui faire des partisans. L'île de Scio se révolta: elle était gouvernée par un délégué de la république, tandis que le domaine en appartenait, comme on sait, aux actionnaires cessionnaires de l'État. Nous trouvons à Gênes des Giustiniani parmi les compétiteurs du pouvoir que le régime français avait déshérités. C'est à Scio qu'éclata leur malveillance quand la fortune de Boucicault parut chanceler. Ils soulevèrent la population de l'île au nom de saint George et du peuple. On chassa le podestat venu de Gênes, on désarma la garnison, on organisa des forces sous prétexte de se mettre en défense. On ne négligea pas de s'emparer des objets trouvés sur les vaisseaux de Gênes. A cette nouvelle Boucicault fit arrêter tous les parents des habitants de Scio. Il envoya contre l'île Conrad Doria avec trois galères et trois vaisseaux; mais l'amiral, dans ses vues personnelles, pensait plus à la pacification qu'à la vengeance. Après quelques démonstrations, il se mit bientôt d'accord avec ses compatriotes; l'ordre fut rétabli; quelques chefs de l'insurrection se laissèrent exiler; l'île parut rentrer sous la domination du gouvernement français de Gênes, et en attendre patiemment la fin qui devenait imminente.
(1405) Dans l'intervalle Boucicault avait eu le malheur de se livrer à une grande entreprise, il avait voulu forcer les Génois dans leurs opinions religieuses. La France, pendant le grand schisme, n'avait pas le même pape qu'eux, le gouverneur s'obstina à leur faire abjurer le leur pour prendre le sien.
L'obligation de se ranger à l'obédience du pape d'Avignon et de renoncer à celle du pape de Rome eût suffi pour empêcher Gênes de se soumettre à la seigneurie de Charles VI; mais une parfaite liberté avait été stipulée à cet égard. Les Français pouvaient d'autant plus facilement laisser Gênes à son indépendance sur ce point qu'eux-mêmes au moment du traité tenaient médiocrement à leur pontife. Ils avaient adhéré aux successeurs de ce Clément que les cardinaux, effrayés de leur ouvrage, avaient essayé de substituer au farouche archevêque de Bari. Fatigué cependant de la longueur du schisme quand cette tiare était passée à Pierre de Luna, sous le nom de Benoît XIII, le clergé de France n'avait voulu le reconnaître que sous la promesse de travailler à la paix de l'Église. Mais Benoît, le plus opiniâtre et le plus hautain des Aragonais, se conduisit dans un sens diamétralement opposé à ses promesses. On lui adressa vainement des remontrances et des sommations suivies de la suspension de toute obédience. A ces mesures il répondit par des démonstrations si hostiles qu'on fit marcher des troupes pour s'emparer de sa personne; Boucicault, avant d'être gouverneur de Gênes, avait commandé cette bizarre expédition. Il avait assiégé dans le château d'Avignon le pape réfractaire; il l'avait forcé à capituler. Benoît avait promis de se démettre quand son compétiteur en ferait autant. Dans cette attente il était resté en un état voisin de la captivité; mais enfin échappé à ses gardiens par la connivence du duc d'Orléans, frère du roi, il avait repris avec sa liberté toute sa hauteur, et les Français s'étaient remis d'eux-mêmes sous son joug sacré.
Le maréchal avisa qu'il importait à sa conscience et à son autorité de faire reconnaître par les Génois, son ancien prisonnier pour le véritable souverain pontife. Avec toute l'Italie ils avaient tenu pour le pape de Rome dès le commencement. Urbain, venu à Gênes, y traînant ses cardinaux enchaînés, les faisant pendre dans sa demeure. Urbain, dégoûtant, par ses violences, les fidèles les plus dévoués et repartant haï, n'en avait pas moins été le seul vicaire de Jésus-Christ. Sa légitimité n'était pas de celles que les Génois eussent jamais pu mettre en doute: elle avait passé à ses successeurs. C'est contre ces dispositions que Boucicault essaya son autorité. Le pape de Rome venait de répondre par un refus aux ambassadeurs français qui étaient allés l'exhorter à se démettre. Boucicault saisit cette occasion pour inviter les Génois à rejeter un pontife qui résistait aux volontés du roi leur seigneur1. Il assembla les citoyens non en parlement public, mais devant lui par familles et par quartiers, et leur demanda de choisir entre les deux papes. Ils se contentèrent de référer ce choix à la discrétion de leur gouverneur; et avec les sentiments connus de l'immense majorité parmi eux dans une matière qui touchait de si près leur conscience timorée, cette réponse est une lâcheté qui fait foi de la dépendance où ils se sentaient. Boucicault fut prompt à s'en prévaloir. Deux hommes seuls entrèrent dans ses conseils; l'un fut Baptiste Lomellini, l'autre le cardinal Louis Fieschi, qui se laissa retrancher du sacré collège de Rome, pour devenir cardinal du collège d'Avignon. Par ses intrigues il arracha au clergé de Gênes la reconnaissance de Benoît, elle ne fut pas plus unanime que sincère: plusieurs prêtres s'exilèrent à cette occasion. Benoît, jaloux de se montrer aux régions qui venaient de se soumettre à lui et qui ouvraient à son ambition le chemin de Rome, passa de la Provence à Nice et à Savone qui l'avait reconnu plus librement et plus promptement que Gênes. Enfin il se rendit dans cette dernière ville: Boucicault le reçut avec magnificence. Rien de ce qu'il peut y avoir d'officiel ne fut négligé. Le clergé marcha l'archevêque à la tête; les fonctionnaires n'y manquèrent pas. On étala de riches livrées; on ordonna aux familles en deuil de changer d'habits ou de se renfermer; par ordre, les travaux furent suspendus trois jours. Mais parmi ceux que leur devoir n'obligeait pas à paraître, peu se pressèrent sur les pas du pontife. De tous les papes qui avaient visité Gênes aucun n'avait moins attiré de fidèles ou de curieux. Les femmes comme les hommes s'écartaient pour se soustraire à la bénédiction que leur départait un pape qu'ils ne pouvaient croire légitime. Cependant il occupait le Castelletto et il se faisait garder par ses propres soldats. Une galerie couverte y joignait pour son usage l'église et le couvent de Saint-François; là, il régnait et déployait une magnificence bizarre. Il annonçait son voyage à Rome, il allait y prendre sa place; s'il fallait y employer la force, il était décidé à en user, et il comptait sur l'assistance des Génois.
(1407) Cependant on annonçait que la paix de l'Eglise allait se conclure. Les deux papes devaient se démettre; mais, de peur d'être trompé, chacun ne voulait faire le sacrifice qu'en présence de son rival et en même temps que lui. Le rendez-vous fut pris à Savone. Des envoyés du roi de France s'y rendirent pour être témoins de ce grand acte (1408); mais Grégoire, le compétiteur de Benoît, manqua à la réunion convenue: il ne pouvait, disait-il, être en sûreté dans une ville maritime ouverte aux forces d'un gouverneur fauteur de son adversaire. Benoît revint à Gênes et se prépara à y célébrer avec toute la pompe pontificale la fête de l'Ascension; mais, au moment de la cérémonie, l'archevêque avait pris la fuite, désertant sa cathédrale et son diocèse pour rompre toute communication avec un pape schismatique qu'il s'accusait d'avoir reconnu. Cet incident augmenta l'aliénation publique, et c'est gratuitement que Boucicault l'avait provoquée en s'obstinant en faveur de Benoît; car, tandis que celui-ci s'était rendu à Porto-Venere, prétextant qu'il voulait se rapprocher de son compétiteur, on apprit qu'à Paris la cour de France et l'université avaient déclaré que le royaume cessait de le reconnaître et surtout de lui en payer aucun tribut; cette même fête de l'Ascension était le terme auquel il avait été déclaré qu'on rétracterait toute obédience si les prétendants à la tiare n'avaient donné la paix à l'Eglise. Le terme passé, la France tenait rigoureusement parole. Benoît, enflammé de courroux à cette nouvelle, excommunia les conseillers du roi, mit le royaume en interdit, et, ne pouvant rester désormais sur le territoire de Gênes, il s'enfuit de Porto-Venere; il se fit conduire à Barcelone, où, reconnu par le seul roi d'Aragon, il se cantonna contre tout le reste de la chrétienté. Ses cardinaux l'avaient abandonné pour se réunir à ceux qui désertaient de même la cour du pape Grégoire. Un concile général fut indiqué à Pise pour y aviser à ce qu'on devait faire.
Telle était cependant l'animosité que ces tristes divisions semaient chez un peuple dévot, ou telle était déjà la haine que l'administration du gouvernement faisait reporter au nom français, qu'à Voltri, à quatre lieues de Gênes, le passage des prélats de France qui se rendaient au concile fut l'occasion d'une émeute violente. Une insignifiante querelle d'un artisan et d'un officier du cardinal de Bar, fils du duc de Lorraine, y donna naissance. L'archevêque de Reims, qui ne se présentait au peuple que pour le calmer, fut indignement massacré. Le magistrat de la ville, délégué de Boucicault, partagea le même sort pour avoir interposé son autorité. Le peuple forçait les portes pour mettre à mort le cardinal de Lorraine et les autres prélats; ils se sauvèrent par une prompte fuite: poursuivis de village en village au son du tocsin, ils ne furent en sûreté que lorsque Boucicault, averti de ce tumulte, eut pu conduire une forte escorte au-devant d'eux et les eut recueillis.
Mais ce n'est pas la querelle des papes qui seule compromit le maréchal, perdu dans les détours de la politique italienne, poussé par l'ambition et aveuglé par un esprit chevaleresque si peu assorti aux moeurs de ce pays. Il soutenait contre les Vénitiens François de Carrara, le seigneur de Padoue; et de toutes ses alliances celle-ci eût été la moins désagréable aux Génois, si l'assistance n'eût été prêtée avec leur argent, et si le succès eût répondu aux efforts. Carrara, vaincu, alla périr avec sa famille dans les prisons de Venise.
Les relations du maréchal avec les Visconti furent plus compliquées. Gabriel-Marie était un fils naturel du duc Galéas. La seigneurie de Pise lui avait été laissée pour apanage, car cette malheureuse république gibeline était tombée sous des usurpateurs qui l'avaient vendue et revendue. Elle supportait impatiemment ce joug honteux, et Gabriel n'était pas en situation de vaincre leur résistance; il était encore moins en force pour les défendre contre l'agression des Florentins qui s'étaient promis la conquête et l'assujettissement de leurs voisins, sans autre motif que le droit de convenance. Gabriel vint implorer l'assistance de Boucicault, et, pour mieux se l'assurer, il se déclara vassal du roi et requit l'appui de son suzerain. Il remit dès ce moment la ville de Livourne entre les mains du maréchal, sous la condition patente de le garantir contre les entreprises des Florentins et probablement avec la clause secrète de le garder contre les efforts de ses Pisans. Bientôt ceux-ci, las de supporter un petit tyran incapable de les sauver, se soulevèrent et le chassèrent. Il recourut à Boucicault. Le maréchal manda des députés pisans et les exhorta à rappeler leur seigneur. Sur leurs refus opiniâtres il menaçait de l'animadversion du roi encourue pour le traitement qu'ils faisaient à un de ses vassaux. Ce reproche conduisit à une ouverture qui eût détourné la menace; les Pisans proposèrent de se donner eux-mêmes au roi de France sans aucune intervention de Gabriel. Boucicault fut flatté de l'espérance de cette acquisition, mais elle ne put s'accomplir. Les Pisans voulaient la protection des Français et non leur domination; ils voulaient que la forteresse qui tenait leur ville en échec, et que Gabriel possédait encore, leur fût remise pour la raser; Boucicault prétendait l'avoir; sans elle son gouvernement eût été imaginaire. Tout fut rompu. Pour vaincre cette obstination, le maréchal parut prêt à employer la force ouverte. Les Florentins profitèrent de la circonstance. Ils achetèrent les droits de Gabriel. Boucicault, désespérant de faire les Pisans sujets de la France, favorisa cette odieuse négociation qui devait donner pour tyran à des républicains une république au lieu d'un seigneur et qui mettait un peuple gibelin sous le joug d'un peuple guelfe. Les Pisans avertis essayèrent de parer le coup en déférant la seigneurie de leur ville au duc de Bourgogne. Boucicault reçut l'ordre de protéger ce nouvel arrangement et de s'opposer aux entreprises des Florentins. Étonné et contrarié, il prit sur lui de ne pas se tenir à ces ordres. Il était accoutumé à se regarder comme un arbitre presque indépendant dans le gouvernement de Gênes et dans la part qu'il prenait aux affaires d'Italie. L'anarchie, qui déjà se faisait sentir en France et qui bientôt y régna, le sauva du compte rigoureux qu'il eût dû rendre de sa désobéissance. Quoi qu'il en soit la vente aux Florentins était consommée. Boucicault y avait apposé son consentement à condition que Livourne ne sortirait pas de ses mains, et avec cette clause extraordinaire que les Florentins ne feraient de commerce maritime que sous le pavillon et par l'entremise des Génois; ceux-ci pouvaient du moins savoir gré à leur gouverneur des stipulations qu'il faisait dans leur intérêt mercantile. Le maréchal soumettait surtout les Florentins à renoncer au pape de Rome, à reconnaître celui qu'adoptait la France et à le faire reconnaître par leurs nouveaux sujets les Pisans, car ces événements se passaient avant le temps où les deux papes furent également désavoués et où dans cette même ville de Pise, leurs cardinaux réunis en élurent un troisième. Enfin les Florentins faisaient hommage pour leur possession de Pise au roi de France. Sur ces accords la forteresse pisane leur fut livrée. Alors l'indignation et le désespoir doublèrent les forces des malheureux Pisans; ils surprirent cette citadelle qui devait les faire plier sous le joug, les Florentins furent chassés; cependant ils revinrent bientôt attaquer la ville par terre et par mer. Boucicault, pour les y aider, entraîna à sa suite toutes les forces de la république de Gênes, assistance détestée comme odieuse par le plus grand nombre des citoyens: mais les guelfes triomphaient, et quand, après un long siège, les malheureux Pisans, trahis à prix d'argent par Gambacorti qu'ils avaient appelé pour capitaine, virent leurs portes ouvertes à leurs tyrans, deux nobles génois, Jean-Luc Fieschi et Cosme Grimaldi, commandaient l'un la flotte, et l'autre la gendarmerie des Florentins vainqueurs.
Livourne restait à Boucicault, il voulut bien remettre cette possession aux Génois; il eut soin seulement de se faire payer par eux 26,000 ducats, somme à laquelle il affirma par serment que se montait la dépense qu'il avait faite pour garder et pour réparer la place.
Gênes lui dut en même temps une acquisition plus solide. Sarzana avait appartenu comme Pise à Gabriel Visconti et les Florentins voulaient joindre cette ville à leurs possessions. Gabriel était sans ressources pour payer les capitaines qui en tenaient les forts en son nom. Les habitants obtinrent de lui la permission de disposer d'eux-mêmes. Ils en usèrent pour adhérer à la république de Gênes en se rangeant par là sous la seigneurie du roi de France. Les Génois s'empressèrent de faciliter cette incorporation. Pour la terminer il fallut racheter les forts des mains de leurs gardiens. Gênes non-seulement leur paya les arrérages de leur solde, mais acheta d'eux les munitions qui se trouvèrent dans les forteresses.
Gabriel, ce lâche vendeur de villes, réfugié en Lombardie, avait entrepris d'enlever la citadelle de Milan au frère qui l'avait recueilli. On lui avait fait grâce de la vie en le reléguant à Asti où les officiers du duc d'Orléans, seigneur de cette ville, auraient répondu de sa conduite; mais il échappa à cette surveillance, et se jeta dans les bras de Facino Cane, devenu usurpateur d'Alexandrie et ennemi des deux Visconti de Milan et de Pavie. Après quelque séjour chez lui, Gabriel témoigna le désir de venir vivre auprès de Boucicault. Sa précédente demeure chez un ennemi acharné de Gênes et du maréchal le rendait suspect; il obtint cependant un sauf-conduit; mais si une telle sauvegarde promettait l'hospitalité, elle ne devait pas s'étendre jusqu'à mettre à l'abri celui qui venait tramer de nouvelles intrigues. Après quelques mois Gabriel se fit soupçonner d'un projet d'assassinat sur la personne du gouverneur, et du dessein de livrer Gênes au tyran d'Alexandrie. Une menace imprudente échappée à Thomas Malaspina, qui, au dehors, était impliqué dans la conjuration, mit sur la voie. Un piège fut tendu à un messager que lui adressait Gabriel. Les lettres de celui-ci furent arrêtées et lues. C'était un complot gibelin, il ne put le nier: il eut la tête tranchée. C'est la relation du biographe de Boucicault. Les écrivains génois, qui parlent d'une manière moins assurée des preuves de la conspiration, nous apprennent que le maréchal insista sur ce que la confiscation du condamné appartenait au roi de France et qu'elle produisit une grande somme d'argent. Un autre va jusqu'à dire, suivant un bruit répandu, que Gabriel n'aurait pas subi la mort, s'il n'avait eu à toucher 80,000 florins que le maréchal s'était chargé de lui compter à la décharge des Florentins, sur le marché de Pise. Cette imputation est certainement calomnieuse; mais il y a des traces de quelques transactions pécuniaires dans lesquelles le maréchal est impliqué et dont l'explication est assez obscure. Il dispose de Livourne comme de son bien et en exige une indemnité. Il avait payé pour le roi de Chypre, quand celui-ci s'était soumis à compter 30,000 ducats aux Génois pour les frais de la guerre et qu'il avait donné ses joyaux en nantissement. Boucicault, suivant un document émané de lui, avait fourni l'argent pour faire racheter ses gages. Le prieur de Toulouse, de l'ordre des chevaliers de Rhodes, son grand confident, avait paru dans cette affaire. Or, suivant la même pièce originale, le maréchal proposait à ce même roi de Chypre de s'associer dans une expédition contre Alexandrie dont les préparatifs se feraient à Gênes. On ferait crédit au roi pour une partie de son contingent de la dépense, mais il devait envoyer immédiatement 40,000 ducats; et, s'il n'avait pas cet argent prêt, c'est encore le prieur de Toulouse que le maréchal lui indique comme l'homme à ressources qui les lui fera trouver.
Mais, sans pénétrer dans ces arrangements mystérieux, il faut admirer du moins comment Boucicault s'était fait tant d'opulence, ou à quel point il disposait des ressources qu'il tirait ou empruntait de Gênes. Ce projet de conquérir Alexandrie avec le roi de Chypre à frais et à profits communs roulait sur un budget dont la dépense détaillée devait se monter à 132,000 florins; et le maréchal, en se soumettant à en fournir une moitié, offrait de souffrir l'avance d'une portion de l'autre. Le roi de Chypre ne fut pas disposé à se livrer à cette périlleuse spéculation; mais une autre expédition inutile, coûteuse, contraire à l'inclination des Génois, prit la place de ce dessein. Avant l'exclusion donnée aux deux papes rivaux, le roi de Naples, Ladislas, marcha sous prétexte d'appuyer la cause de Grégoire XII, le successeur d'Innocent. Boucicault se chargea, au nom de Benoît, d'aller lui défendre l'entrée de Rome. Il partit avec huit galères et trois vaisseaux, et un grand nombre de combattants français et génois. Mais la tempête le retint, Ladislas fut reçu dans Rome; l'armement fut en pure perte.
Le maréchal fit encore un nouvel emploi, qui fut le dernier, de ses richesses et de celles dont il disposait. A force d'emprunts il eut à sa solde personnelle cinq mille cinq cents gendarmes et six mille fantassins. Il les cantonna vers Gavi et Novi, et, avec cette force, il entreprit de se faire l'arbitre de la Lombardie. Des deux frères Visconti, Jean-Marie régnait à Milan, Philippe-Marie à Pavie: frères divisés, dont les États étaient déchirés par les factions. Boucicault offrit sa médiation appuyée de ses armes. Il fut appelé à Milan, où le titre de gouverneur devait lui être déféré. Rien ne lui annonçait qu'il y eût du péril à répondre à cet appel. Sans inconvénient il s'était absenté de Gênes plusieurs fois pour passer en France, et d'abord pour aller à la guerre de Chypre. Il ne devait pas craindre de soulèvement pour quelques excursions en Lombardie et en présence de ses nouvelles forces.
(1409) Mais ces Génois, qui avaient fléchi devant leur gouverneur et gardé si longtemps le silence, qui récemment encore n'avaient osé se refuser à ses emprunts, à cause de cela même peut-être, avaient épuisé leur patience. Ils murmuraient publiquement. La partialité pour les nobles guelfes était impopulaire auprès des classes les plus nombreuses. Pour toutes, tant d'entreprises militaires et politiques qui compromettaient la république pour la seule fantaisie chevaleresque de ce Français ou pour ses intérêts privés, tant de dépenses inutiles, tant d'argent arraché, ou d'autorité, ou par une sorte de contrainte morale, ne pouvaient plus se supporter. Gênes, disait-on, se fondait dans une consomption visible. Ces mécontentements, recueillis et fomentés par l'intrigue, attirèrent des ennemis prompts à les appuyer. Ce furent Facino Cane et Théodore, marquis de Montferrat, le dernier excité par Baptiste de Franchi, celui à qui Boucicault avait fait voir la mort de si près. Après le départ du maréchal pour Milan, ils se liguèrent pour lui fermer le retour. Ils mirent en campagne deux mille six cents chevaux et quatre mille huit cents fantassins, et parurent dans les deux vallées de Gênes et sous les murs de la ville. Boucicault en avait laissé le commandement à Cholletton2, son lieutenant, assisté de quatre capitaines génois; mais, dès l'approche de l'ennemi, leur autorité fut décriée dans l'intérieur. Gibelins et guelfes, nobles et bourgeois, tous proclamèrent unanimement que Boucicault n'était plus reconnu pour gouverneur. Le lieutenant, sans forces pour résister, sortit du palais pour se retirer dans la citadelle de Castelletto. Quelques citoyens notables croyaient devoir encore l'accompagner et protéger sa marche; mais le peuple des campagnes s'était déjà répandu dans la ville. Assailli par des hommes dont il avait condamné la famille, le lieutenant fut massacré. En ce moment la populace demeura seule maîtresse. Tout Français rencontré dans les rues fut sacrifié: Montferrat et Facino Cane étaient aux portes. On les fit remercier comme les auteurs de la délivrance de Gênes. On invita le marquis à venir dans la ville: cette offre ne fut pas faite à Facino. Ses soldats étaient réputés des brigands, et les habitants des campagnes qui remplissaient Gênes, et qui ne les connaissaient que trop bien par leurs oeuvres, se seraient mal accordés avec ces hôtes. Facino n'insista pas. Il rétrograda vers Alexandrie; mais en passant, sous prétexte de chasser de Novi une garnison française, il s'empara de cette place et en fit sa conquête au préjudice de la république.
Le marquis fut reçu à Gênes avec des transports de joie, il se montra bienveillant et populaire. On ne tarda pas à déclarer qu'avec le gouvernement de Boucicault Gênes abjurait la seigneurie du roi de France. Montferrat fut proclamé capitaine et président de la république avec le pouvoir et les attributions d'un doge. Il fut installé au palais. Son premier soin fut d'assiéger les citadelles que des garnisons françaises tenaient encore. Celle de la darse se rendit la première. Le Castelletto tint plus longtemps, mais enfin il capitula. Les Génois laissèrent le marquis se charger de cette redoutable forteresse, et ils se réservèrent la garde des autres forts de la ville. Boucicault, qui, en entrant à Milan, avait appris sa déchéance, avait fait rétrograder ses troupes; mais arrivé à Gavi, après quelque hésitation, il avait connu que la révolution était accomplie et sa ruine irréparable. Il n'avança pas plus près. Bientôt, sans ressource pour soudoyer ses troupes, il les perdit. Privé de la puissance et du crédit que lui prêtait Gênes, il n'avait plus de service à faire valoir auprès des Visconti; son importance politique fut finie. Il rentra en France. Déjà, sur le bruit de la révolution opérée, tous les Génois qui habitaient le royaume avaient été emprisonnés. Leurs biens étaient mis sous le séquestre. Boucicault, en arrivant à Paris, demanda qu'on procédât contre la république réfractaire à son suzerain et à son gouverneur3. Les Génois furent juridiquement assignés pour rendre compte de leur conduite; mais cette inutile procédure n'eut pas d'autre suite. Boucicault vécut assez obscur pendant les discordes civiles du temps; il combattit à la fatale journée d'Azincourt et il mourut prisonnier des Anglais4.
CHAPITRE VIII.
Banque de Saint-George.
Des dernières années du gouvernement de Boucicault date l'érection de la fameuse banque de Saint-George. On a vu que lorsque la république était entraînée à une dépense extraordinaire, sa pratique ancienne était de faire une ressource anticipée de quelque branche du revenu public. Tantôt elle abandonnait la perception à des prêteurs qui se payaient par leurs mains sur les produits jusqu'à parfait amortissement de la dette. Tantôt elle vendait, pour une somme fixe, un droit ou gabelle à lever pendant un certain nombre d'années sur quelque article de consommation ou de commerce. Quelquefois elle avait stipulé que si le revenu donné pour gage n'était pas racheté dans un délai fixé, l'aliénation en deviendrait perpétuelle. D'année en année ces affaires s'étaient multipliées à l'excès: chacune exigeait des commissaires spéciaux du gouvernement chargés de compter avec les intéressés et des syndics de créanciers unis. En général, magistrats et capitalistes c'étaient bien les mêmes hommes, ce qui rendait les transactions moins difficiles; mais on commençait à ne plus trouver assez de personnages capables pour tant de gestions séparées. Il était raisonnable de les réunir toutes en une seule masse, sous une administration et une comptabilité communes. Une immense économie de faux frais était le moindre avantage de cette grande mesure; elle fut accomplie en 1407.
La banque de Saint-George perçut alors tous les produits ci-devant affectés aux associations qu'elle remplaçait, et distribua aux porteurs d'actions, à titre de dividende, le net produit de ces recettes annuelles. On conserva l'habitude dès longtemps introduite de diviser le capital dû aux intéressés en parcelles de 100 livres (actions ou luoghi). Les annalistes n'ont pas pris la peine de nous dire au juste comment s'opéra cette fusion des actions originaires, productives de dividendes inégaux, en une seule valeur, en la valeur uniforme des nouvelles actions de Saint-George; mais les explorations d'un anonyme plus moderne qui paraît avoir fouillé dans les archives les plus secrètes du pays, nous apprennent qu'au mois d'avril 1407, huit citoyens furent solennellement commis pour examiner les anciens contrats de la république et pour déclarer, suivant Dieu et leur conscience, si l'État, offrant à chaque créancier son capital de 100 livres, n'avait pas le droit de racheter sa dette et de s'en faire transférer l'inscription immédiatement et d'office, sans attendre la signature du titulaire. L'affirmative de ce droit, les commissaires la déclarèrent; il fut aussitôt appliqué: le remboursement du capital fut sans doute le remède extrême avec lequel les créanciers furent conduits à consentir à la conversion de leurs anciens titres à l'amiable; et, eu définitive, il en résulta, en 1408, un recensement de vingt-neuf mille trois cent quatre-vingt-quatre actions converties1. A ce procédé se rapporte évidemment la réflexion d'un écrivain un peu postérieur à l'époque de l'opération financière2. Les anciens emprunts, dit-il, avaient été contractés à des intérêts de 10, 9, 8, 7 p. cent, suivant les temps. Or, un dividende variable suivant des chances aléatoires est beaucoup plus sûr pour le bien des consciences que l'intérêt fixe d'un argent prêt. Nous ignorons si cette considération théologique eut une grande influence; mais, dans un pays où chacun adhérait fortement à son propre droit, une telle fusion menée à bien prouve une intelligence supérieure des matières économiques et peut passer pour un chef-d'oeuvre de l'esprit d'association et de prévoyance. L'administration de la banque ou, comme on disait, de la maison de Saint- George, fut fortement constituée, et d'abord les plus justes comme les plus sages principes en furent la base. On en fit une république financière représentative. La souveraineté en appartint légalement à l'universalité des actionnaires. Leur assemblée générale nommait les membres de leur gouvernement. Elle avait décrété sa charte; elle rejetait ou ratifiait les lois que lui proposaient les magistrats à qui elle avait confié le pouvoir exécutif dans son sein. Huit protecteurs élus temporairement composaient le sénat de Saint-George à l'image de ces huit nobles auxquels l'État avait commis si longtemps le soin de ses finances. Sous eux, des magistratures inférieures se partageaient les détails de l'administration sociale; elles participaient au pouvoir public en ce sens que l'État, en aliénant ses gabelles, avait confié à la réunion de ses cessionnaires le droit d'en contraindre les débiteurs et de réprimer les contraventions. Le tribunal des protecteurs de la banque était une sorte de cour supérieure sur les décisions de laquelle le gouvernement lui-même ne portait pas la main légèrement.
Ainsi établie, la maison de Saint-George était en état de faire respecter dans la république, la grande, la plus fondamentale de ses bases, l'indépendance absolue de son trésor et de ses droits. Grands capitalistes aussi bien que grands citoyens, les chefs de la république eurent presque toujours la prudence de conniver comme magistrats à consacrer cette inviolabilité qui leur convenait comme intéressés principaux. Dans les discordes civiles mêmes, les plus riches étant à la tête des factions, le parti le plus fort était averti par la prévoyance des représailles, de respecter le dépôt des fortunes privées. Nous verrons dans quelques rares occasions la tyrannie tenter de le violer, et la clameur publique se soulever contre ces entreprises. Gênes eut des maîtres étrangers, et ceux-là pouvaient avoir moins de respect pour les trésors de Saint-George. La défiance des fondateurs de la banque n'avait pas négligé toute précaution pour ce cas extrême. Ils ménagèrent la formation d'un fonds de réserve qui devint le secret de l'administration. Les dividendes annuellement distribués furent loin d'épuiser les profits. Sous le prétexte de créances en suspens, de liquidations à long terme, on s'exempta de manifester toutes les richesses de la banque. Trente-sept ans après sa fondation, une magistrature nouvelle fut établie (1444) à Saint-George avec la mission patente de veiller aux rentrées arriérées, mais en réalité pour administrer secrètement ce trésor de réserve accumulé; secrètement, disent les historiens, afin de ne pas donner aux tyrans l'occasion de le convoiter.
Mais si le gouvernement était sans droit pour puiser dans les caisses de la banque, si elle pouvait se refuser à des exigences indiscrètes, quelle ressource l'État ne trouvait-il pas dans ces mêmes coffres lorsque l'intérêt public exigeait un prompt secours? C'étaient, encore une fois, les mêmes familles qui gouvernaient la république et régissaient Saint- George. A Saint-George affluaient les plus abondantes perceptions; des sommes immenses y séjournaient sans cesse. Pour les faire prêter à des entreprises publiques approuvées par l'opinion générale, pour les faire consacrer à des besoins unanimement sentis, une proposition des protecteurs, un vote de l'assemblée générale suffisaient. De très-grandes choses furent faites par ce secours. Les gouvernements ne thésaurisent guère. Dans un vrai besoin le doge et le sénat retrouvaient à Saint- George le même argent qui se fût dissipé entre leurs mains. Sans doute l'on abusa plusieurs fois de cette ressource. Saint-George accepta plus d'une fois la concession onéreuse de possessions dont la république ne pouvait plus porter le fardeau. Mais, après tout, ce qui ne convenait pas à une république obérée ne passait pas les forces d'une si riche association; elle y gagnait du relief, une importance politique dans le monde entier, et quelque chose que l'on peut comparer, proportion gardée, à l'état de la compagnie anglaise des Indes. La maison de Saint-George devint la maîtresse des colonies génoises du Levant, la reine de la Corse: exemple unique, disent les écrivains, de deux républiques renfermées dans les mêmes murailles, l'une appauvrie, turbulente, travaillée par les séditions, déchirée par la discorde; l'autre riche, paisible, réglée, conservant l'antique probité, modèle au dedans et au dehors de la bonne foi publique.
Comme la propriété de la banque en général était sacrée, de même toute propriété que le particulier pouvait y avoir en dépôt était intangible, à l'abri de toute prétention et de toute recherche3. Sous ce rapport l'institution de Saint-George a exercé une salutaire influence sur l'accumulation des patrimoines. Elle se trouva merveilleusement favorable au développement de l'aristocratie opulente qui s'agrandissait de jour en jour. Cet établissement fut réputé l'un des plus solides du monde. Les actions devinrent immédiatement un objet de commerce et de placement de capitaux, mais surtout elles présentèrent un emploi admirablement propre aux fondations perpétuelles. Les riches s'en servirent pour établir des majorats dans leurs familles. Quelques-uns firent des dépôts de prévoyance pour les besoins qui pouvaient atteindre leur postérité; on eut un nombre prodigieux de fondations pieuses sous les formes les plus variées. Les hôpitaux, les chapelles, les confréries, toutes les églises eurent leurs dotations placées sur la banque de Saint-George. Les corporations y placèrent leurs économies, et jusqu'aux religieux leur pécule. Il en fut de même des établissements civils. Les administrations y employèrent le fonds des revenus destinés à leur service. Une famille construisait un pont, un grand chemin; elle assignait des actions de banque dont le dividende devait en défrayer l'entretien à perpétuité. Souvent les fondateurs eurent soin d'ordonner que le revenu de ces actions ne serait appliqué à leur destination qu'à partir d'une certaine époque, ou, en attendant, seulement jusqu'à une certaine concurrence, afin que leur produit accumulé ou la portion mise en réserve servît à l'acquisition d'actions nouvelles, en accroissement du capital inaliénable. On appela ces fondations multiplicats ou colonnes de Saint- George. Dès le siècle précédent, François Vivaldi avait donné l'exemple d'appliquer cette méthode à l'amortissement, au profit de l'État, des portions engagées du revenu public. C'est le premier exemple cité parmi les Génois de cette institution, aussi recommandable par l'esprit de prévoyance qui l'a inspirée et par la combinaison économique qui en est le fondement que par le noble sentiment de patriotisme à qui elle est due. Toute simple qu'elle est, cette combinaison ne pouvait frapper que des esprits solides, spéculateurs, sachant compter sur le temps et appréciant les bienfaits de l'avenir. Depuis l'établissement de Saint- George ou vit fréquemment de ces combinaisons patriotiques. Au seizième siècle Ansaldo Grimaldi établit une colonne que ses accroissements successifs jusqu'à nos jours avaient portée à trente-sept mille actions correspondant à 3,700,000, livres de la valeur primitive de la monnaie de 1407. Il en donnait le revenu pour racheter ses descendants à perpétuité de toute imposition publique, et quoiqu'il pourvût ainsi à l'avantage des siens, on estima que c'était pour le trésor une libéralité si grande qu'on lui décerna une statue. Le palais de Saint-George, tous les hôpitaux sont pleins de monuments semblables érigés pour consacrer la munificence des bienfaiteurs de la patrie et des pauvres.
Nous signalons ici les avantages de la prospérité, mais leur éclat ne saurait déguiser le vice radical de l'institution; elle est fondée sur l'aliénation à perpétuité des principales ressources du gouvernement, aliénation dont le moindre défaut est d'être usuraire. Quelle excessive imprudence, en effet, dans le sacrifice fait pour toujours des revenus les plus productifs, dans cette renonciation au droit et à la possibilité de diminuer les charges présentes, puisqu'il appartient à d'autres qu'à l'État de les percevoir et d'en disposer, dans cette impuissance où l'on se réduit en se dépouillant des ressources fiscales les plus certaines! Sans doute on dut compter que le gouvernement conserverait sur Saint- George une influence irrésistible. En ayant abandonné là tout l'argent des contribuables, on eut bien l'intention de se réserver d'y puiser pour les besoins publics, et l'appui que la république demanda sans cesse à la banque était une condition naturelle, forcée et sous-entendue, de leurs rapports. Cependant ces rapports ne tenaient qu'à une bonne volonté qui n'était pas toujours sans opposition et sans résistance: il fallait recourir sans cesse à la négociation. Le gouvernement en restait dépendant et faible. Voulait-il avoir des ressources en propre, il fallait recourir à une fiscalité odieuse aux citoyens, il fallait s'ingénier pour inventer de nouvelles gabelles en sus de celles que Saint-George ne rendait ni ne supprimait; il en résultait l'oppression des contribuables sans que l'État en fût plus opulent. Quand l'écrivain que nous avons cité comparait, dans une sorte d'antithèse, deux républiques, l'une riche et l'autre pauvre, il disait exactement vrai, et ses paroles avaient plus de portée qu'il no croyait peut-être leur en donner. La république pauvre a fini par abuser du capital de celle qui l'avait dépouillée des revenus. Les derniers temps modernes nous en ont révélé le mystère. Quand à une aristocratie large et flottante, si l'on peut parler ainsi, qui, au quinzième siècle, admettait les prétentions de tous les riches, eut succédé une oligarchie toujours plus compacte; quand les sénateurs sortant de charge se firent élire protecteurs de Saint- George par un usage constant, le mur de séparation toujours censé maintenu entre les coffres pleins de la banque et les caisses vides du trésor public, s'affaiblit et reçut plus d'une atteinte secrète. L'administration de Saint-George ne s'exerça pas dans l'intérêt des actionnaires en général, mais dans celui du gouvernement.
Les familles y avaient trouvé, avec les avantages de la stabilité, les inconvénients d'une restriction perpétuelle de la propriété privée. Ces restrictions ont cessé en 1797, et, par une réaction malheureusement naturelle, l'effet immédiat de la liberté a été trop souvent la dilapidation. Mais ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur les circonstances et sur les effets de la destruction de cet antique établissement.
On demandera quelle influence cette grande institution eut sur le commerce de Gênes? D'abord les droits de douane étant au premier rang de ceux qui appartenaient à la banque, il faut rendre justice non-seulement aux habitudes paternelles et peu fiscales que Saint-George apportait dans son régime en général et dans ses tarifs, mais encore aux excellentes traditions, au discernement éclairé sur les vrais intérêts du commerce, qui établirent les règlements, qui les amendèrent avec le temps, et qui, s'ils avaient été conçus avec quelque préjugé, les firent exécuter dans le sens le plus libéral.
Comme banque, la maison de Saint-George était un établissement de dépôt et non de crédit. Elle ne faisait point le commerce d'escompte; elle n'émettait point un papier de confiance qui, pour tenir lieu de monnaie, reposât sur un portefeuille de créances à terme. Elle ne prêtait à personne; elle se bornait à conserver sans intérêts, soit les dividendes que les particuliers lui laissaient entre les mains, soit les sommes qu'ils lui apportaient; cette garde était gratuite. Les fonds restaient inscrits au compte des créanciers ou des déposants. Quand ils voulaient en faire usage, on leur délivrait des billets ou plutôt des récépissés, pour le tout ou pour telle fraction de leur créance qu'ils désiraient. Ces billets circulaient dans le public comme du numéraire: l'argent pour les acquitter était toujours prêt, puisque aucun billet n'était délivré sans correspondre à une somme déposée dans la caisse. On pouvait également disposer de ses fonds par un simple transfert sur les livres de Saint-George. La rapidité des compensations, la facilité dans les affaires, dans celles surtout où beaucoup d'intéressés avaient part, l'avantage de se libérer envers de nombreuses parties prenantes au moyen d'une seule liste remise à Saint-George, la sûreté des payements, grâce à ce que les teneurs de livres de la banque étaient des notaires publics, présentaient autant de combinaisons favorables qui attestent d'excellentes vues dans les auteurs de ce régime et qui portèrent de très-bons fruits.
Dans les grandes places de commerce on fait cas encore de ces moyens de hâter la circulation; mais ce qui fait essentiellement estimer les banques modernes, c'est le crédit qu'elles offrent, moyennant celui que le public accorde à leur papier de confiance. Un établissement qui n'émettrait pas en billets faisant l'office de monnaie, la valeur de ses portefeuilles, qui n'en créerait habituellement qu'à la place des écus resserrés dans ses caisses, qui n'en donnerait qu'à ceux qui lui apporteraient de l'argent, au lieu de leur en confier sur leurs signatures, ne satisferait pas aux besoins et aux demandes du commerce. Telle est la différence des époques. Aujourd'hui il y a plus d'affaires et surtout plus de concurrents pour les faire qu'il n'y a de moyens disponibles toujours prêts pour chacun d'eux. Il faut en créer, en simuler, il faut des banques pour les emprunteurs. A Gênes, au XVe siècle, il fallait une banque aux capitalistes. Il leur fallait des dépôts assurés pour leurs fonds exorbitants, jusqu'à ce qu'ils trouvassent à les prêter ou à les employer pour eux-mêmes. C'était là le signe d'une grande opulence, peut-être aussi le symptôme d'une industrie parvenue à son apogée et qui va devenir stationnaire.
Je demande grâce pour cette digression. La grande et fameuse institution de la banque de Saint-George méritait de nous arrêter au milieu d'une histoire à laquelle elle aura désormais une grande part.
CHAPITRE IX.
Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge.
(1409) Le marquis de Montferrat, nouveau maître dans Gênes, se disait impartial entre les factions; mais trop d'animosités s'étaient rallumées pour que la révolution s'accomplît sans réaction. Une nouvelle nomination des membres du conseil fut réclamée de toute part pour le purger de sa moitié guelfe. Tout ce qui appartenait à cette faction fut successivement opprimé.
La persécution appelle la résistance et la révolte. La famille Fieschi, surtout le cardinal Louis, et Jean-Luc, cet homme de guerre qui avait eu le plus de part à la faveur et aux opérations de Boucicault, se mirent à la tête des mécontents. Ils armèrent les vassaux de leur maison et soulevèrent une grande partie de la rivière orientale: on marcha contre eux avec des succès divers et sans pouvoir se faire rendre Porto-Venere encore occupé par les Français. Après un an de blocus, la garnison vendit la place aux Florentins par la médiation des guelfes. De même, Gavi fut cédé par ses gardiens à Facino Cane. Dans la rivière occidentale, Savone avait été sur le point d'être livrée aux Français. Vintimille était restée à la France. Les Génois l'assiégèrent et enfin s'en rendirent maîtres quand ils eurent fait proclamer parmi leurs gens que tout ce que prendraient ceux qui entreraient dans la ville leur serait bien acquis. Tel était l'état du pays.
Dans Gênes la faction gibeline dominait; le marquis concourait avec elle de tout son pouvoir. Un parlement de près de trois cents citoyens tous de cette couleur lui déféra pour cinq années les pouvoirs qui d'abord ne lui avaient été donnés que pour un an. Après ces mesures, la persécution contre les guelfes redoubla; elle fut d'autant plus odieuse qu'elle viola les droits les plus respectés de la propriété. On ne se contenta pas de décider que les actions de banque des émigrés seraient mises en vente pour en employer le prix à leur faire la guerre; exemple qui heureusement n'a été que rarement imité à Gênes. Dans cette occasion on fit plus. On entreprit d'obliger les gens notés comme guelfes ou fauteurs des Fieschi à se porter acquéreurs en argent comptant de ces propriétés de leurs chefs ou de leurs amis. On fit sur eux d'odieuses répartitions de ces achats imposés de force. Ces mesures n'étaient pas faites pour ramener les hommes de coeur engagés dans le parti opprimé, mais elles ne furent pas sans influence sur les faibles; et, soutenues par les intrigues du marquis, elles produisirent un effet assez étrange. Jean Centurion et Lionel Lomellino, membres de deux illustres familles, déclarèrent renoncer à la faction guelfe, se constituèrent gibelins et requirent qu'un acte authentique en fût dressé par les notaires. Leur exemple fut suivi par un assez grand nombre d'individus et de familles considérables tant nobles que populaires. Montferrat, qui voulait assurer son pouvoir par la tranquillité publique, sut employer une autre politique envers ceux dont on ne pouvait acheter la conversion; il négocia; il n'armait pas volontiers les Doria pour repousser les Fieschi; il fit une paix avec ceux-ci. Ils acceptèrent une amnistie; leurs actions sur la banque leur furent restituées, et tout parut tranquille.
(1411) Alors la république, attaquée sur mer par un ennemi puissant, put déployer contre lui quelque énergie. Les Catalans, plus corsaires que marchands, s'étaient rendus redoutables aux autres navigateurs. Le roi d'Aragon, leur seigneur, possédait la Sicile, la Sardaigne, la Corse presque tout entière, qui leur assuraient partout des forces et des points d'appui. Une jalousie réciproque les avait mis souvent aux mains avec les Génois. Une de leurs flottes alla insulter l'île de Chio et tirer ses bombardes contre le rivage. La colonie se souleva d'indignation pour repousser cet outrage et pour en tirer vengeance. Les armateurs de Gênes dont les vaisseaux se trouvaient dans le port fournirent leurs navires; les propriétaires de l'île contribuèrent de leur bourse pour les équiper et les approvisionner. Deux consuls envoyés par la république à Caffa, étaient en relâche à Chio; ils acceptèrent la conduite de l'expédition, avec la condition bizarre de commander alternativement quinze jours chacun. Ils cherchèrent l'ennemi et le joignirent dans le port d'Alexandrie; on jeta l'ancre bord à bord et l'on commença à se combattre dans cette situation. Les bombardes de ces flottes ne devaient avoir encore rien de semblable avec notre redoutable artillerie, car dans cette position si rapprochée on voit ces rivaux prolonger plusieurs jours une guerre de chicane qui n'avait rien de décisif. On se battait jusqu'à l'heure des repas, alors on s'écartait pour se reposer. Les chaloupes s'épiaient et se poursuivaient. Les Catalans lançaient des bâtiments enflammés contre la flotte ennemie; les Génois les détournaient et renvoyaient ces incendies aux Catalans. Les Alexandrins se lassèrent de voir leur port servir de théâtre aux violences de ces étrangers chrétiens. Ils prirent parti contre les Génois. Ceux-ci, manquant de vivres, furent obligés de regagner Chio.
La république par cette expédition se retrouva en guerre active avec le roi d'Aragon et les Catalans; guerre d'autant plus fâcheuse que l'ennemi, courant sur les navires du commerce, prit une assez grande quantité de cargaisons de grains que Gênes attendait au milieu d'une grande disette et d'un hiver rigoureux. Antoine Doria fut envoyé pour réprimer les entreprises de ces adversaires. Il releva la réputation maritime de sa patrie. Il courut de l'Adriatique en Espagne, prit ou détruisit tout ce qu'il trouva de bâtiments, soit en mer, soit dans les ports, où il ne craignit jamais de pénétrer. Il fit des excursions sur les bords ennemis, brûla des redoutes et en emporta des trophées. Il montra ses galères à la vue de Barcelone, et les forces ennemies se renfermèrent dans leurs ports (1412). Cependant le trône d'Aragon devint vacant. Ferdinand Ier, prince de la maison de Castille, y fut appelé; il avait été favorable aux Génois avant son avènement. Ils se hâtèrent de lui envoyer des ambassadeurs, de lui proposer la paix et de réclamer son amitié. Une trêve de cinq ans fut immédiatement conclue.
Une trêve fut aussi accordée avec Louis, ce roi titulaire dépouillé du royaume de Naples, mais qui, établi en Provence, pouvait encore être d'un fâcheux voisinage.
Facino Cane, qui avait gardé pour lui Novi et acquis Gavi, mourut à cette époque; mais la mort de cet ancien allié du marquis de Montferrat ne promettait pas pour cela un meilleur voisin aux Génois. Sa veuve épousa Jean-Marie Visconti, devenu, de seigneur de Pavie, duc de Milan par la mort imprévue de son frère, changements qui présageaient des combinaisons nouvelles aux États limitrophes.
Il restait aux Génois leur guerre avec les Florentins. Livourne, que ceux-ci voulaient ravir à la république, en était le véritable objet. Les garnisons françaises restées dans quelques places de la frontière les avaient vendues à Florence. Des efforts devinrent nécessaires pour mettre en sûreté le territoire génois. On reprit quelques bourgs, d'autres retournèrent d'eux-mêmes à l'obéissance. On recouvra la Spezia; mais il fallait reprendre Porto-Venere: c'était le boulevard oriental de Gênes. Les expéditions de terre et de mer se succédèrent à grands frais inutilement. Pendant le reste de la durée du gouvernement du marquis on ne put rentrer dans la place. Plus de 200,000 livres furent sacrifiées; le trésor public s'y épuisa sans succès.
Cette disgrâce, ces dépenses, ces divers contretemps aliénaient le public d'un maître étranger qui ne procurait au pays ni plus de sécurité ni plus d'économie que le gouvernement dont il avait pris la place. La disette avait ressemblé à une famine. Les lieux ordinaires où le peuple trouvait du pain à acheter s'étaient fermés. Un seul bureau de distribution restait ouvert. On y dispensait de faibles rations et non pas à toute heure. Le grain était monté à un prix jusque-là inouï, et ce prix aurait été bien plus élevé si on ne l'avait défendu, dit un historien du temps. Il ajoute que le commerce y pourvut enfin en allant chercher des blés au dehors; mais il a oublié de nous apprendre comment une limite imposée aux prix marchands ne fit pas obstacle aux approvisionnements commerciaux. Dans l'intérieur du gouvernement, des mécontentements et des plaintes se faisaient entendre.
(1413) C'était un symptôme d'inquiétude et un présage de révolution. Le marquis ne pouvait s'absenter de Gênes sans qu'il y éclatât quelque mouvement. Pendant un de ses voyages dans ses terres du Montferrat, une querelle s'éleva à Savone entre les Doria et les Spinola; le conseil de Gênes y expédie promptement deux cents hommes pour rétablir la paix, et c'est à George Adorno qu'il en confie le commandement. Un grand nombre d'amis et de volontaires accompagnent ce chef populaire, frère de l'ancien doge Antoniotto. Aidé de la faveur publique à Savone, il arrête les voies de fait et contient les partis. Mais le marquis inquiet et jaloux accourt de son côté. Les habitants de Savone répugnent à l'admettre dans la ville. Adorno cherche à le détourner d'y entrer; Montferrat n'en est que plus pressé de surmonter les obstacles, et, à peine entré, il s'assure de la personne d'Adorno.
Pendant ce temps, muni d'un sauf-conduit, mais ayant eu soin d'attendre l'absence du marquis pour en user, Thomas Fregose, beau-frère d'Adorno, était venu à Gênes. Le peuple l'avait reçu avec faveur: appelé au palais, il refusa de comparaître. Deux cents soldais sont envoyés pour le prendre, le tocsin appelle les Génois à sa défense. On s'assemble en armes. Le palais, abandonné par le lieutenant du marquis, est immédiatement pillé par la populace. Le gouvernement ainsi déserté, un conseil de trois cents citoyens est convoqué; on y délibère qu'un doge populaire sera nommé; les nobles auront la moitié des autres emplois. La chance de cette nomination semblait pour Fregose, mais avant que l'élection soit consommée, George Adorno entre dans la ville à la tête de ses amis. Il avait recouvré sa liberté à Savone. Adorno était riche, puissant, agréable au peuple. On le conduit immédiatement au palais. Plus de quatorze cents citoyens attroupés sur ses pas lui servaient de cortège en le demandant pour doge. Il est bientôt élu et installé. Le marquis de Montferrat était resté dans la ville de Savone, mais la forteresse lui avait été fermée. Jacques de Passano qui y commandait refusa à la fois de la lui rendre et de reconnaître un envoyé du doge qui ne se présentait qu'au nom d'Adorno. Il déclara que la place qui lui était confiée ne serait rendue qu'à la république. Le marquis l'assiégea inutilement. Les murailles furent à moitié détruites sous les coups de huit bombardes. Mais l'intrépide commandant resta inébranlable. Le siège fut levé. Bientôt Montferrat consentit à faire la paix avec le doge. Il reçut 24,000 ducats; à ce prix il renonça à la seigneurie de Gênes et rendit ce qu'il tenait encore du territoire de la république. Le défenseur de Savone vint recevoir de solennelles récompenses de sa fidélité et de sa fermeté.
Les conditions sous lesquelles les doges recevaient le pouvoir, ou que parfois ils affectaient de s'imposer à eux-mêmes, ont une médiocre importance si l'on considère la durée éphémère de ces dignités prétendues perpétuelles. Cependant il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un moment sur une sorte de charte dressée à l'occasion de l'installation de George Adorno. Un document authentique qui nous en est resté1 est curieux par sa forme et au fond; si les pactes qui y sont énoncés ne furent pas gardés longtemps, ils représentent les règles tantôt écrites tantôt traditionnelles et sous-entendues que l'opinion publique regardait comme les bases du gouvernement.
Cet acte est d'abord le procès-verbal d'un parlement public tenu sur la place du Dôme. Le chancelier y expose que les étrangers ayant été expulsés, et le peuple guidé par l'inspiration de Dieu ayant élevé George Adorno à la dignité de doge, ce digne chef de l'État préfère à une puissance arbitraire, ou à un pouvoir qui ne serait limité que par des usages incertains, un gouvernement réglé par des lois écrites, populaires et sanctionnées par l'autorité d'un parlement solennel. On propose donc de confier à douze réformateurs, six pour l'ordre de la noblesse, trois pour l'ordre des marchands, et trois pour les artisans, le soin de revoir les lois et le droit d'en promulguer de nouvelles, sauf la conservation du gouvernement populaire et la dignité du doge. Ces lois deviendront obligatoires comme si le parlement lui-même les avait votées. Le chancelier invitait ceux à qui plaisait la proposition à crier placet, en levant les mains. Les opposants n'avaient qu'à ne pas répondre.
L'assentiment fut presque général, et l'assemblée se sépara avec des transports de joie.
Les lois des réformateurs furent bientôt publiées; elles forment cent cinquante-quatre articles, dont le dernier abroge toutes lois antérieures.
L'État est déclaré gibelin et populaire: mais les guelfes sont admis à se faire gibelins; les nobles sont admissibles à toutes les places, exceptée celle de doge. Le gouvernement se compose du doge, du podestat, de douze anciens, du petit conseil de quarante membres, du grand conseil de trois cent vingt, des suprêmes (syndicateurs), des officiers de la monnaie, c'est-à-dire des finances.
Le doge est à vie; il régit la république, il préside les conseils avec double suffrage. Il lui est défendu de créer de nouvelles charges, d'altérer les juridictions, de recommander aucun procès ou d'en connaître. Son traitement est de 8,000 génuines, tant pour son entretien que pour celui de sa cour, composée de deux lieutenants et de deux vicaires2.
Des formes solennelles et compliquées sont établies pour l'élection des doges; et toute nomination où elles n'auraient pas été suivies est déclarée d'avance illégitime et nulle. Sur cet article, un historien, qui bientôt après vit violer cette règle de mille manières, ajoute cette réflexion maligne, qu'en recourant à cette loi, on peut reconnaître qui sont les vrais doges et qui les usurpateurs.
Le podestat devait être étranger, docteur en loi, de maison princière ou du moins de famille patricienne; il se donnait trois vicaires approuvés par le doge et le conseil des anciens. Deux l'assistaient dans les jugements civils, le troisième dans les causes criminelles. Mais le podestat prononce seul sur les délits commis dans la ville de Gênes ou à cinquante milles à la ronde. Il est défendu de manger ou de contracter familiarité avec le podestat ou ses vicaires.
Le conseil des anciens est inséparable du doge, qui doit le consulter en toutes choses, excepté pour ordonner l'arrestation des conspirateurs, des séditieux ou des bannis réfractaires. Le petit conseil intervient dans la délibération des affaires graves. On ne peut sans son concours accorder des immunités, nommer des amiraux, démolir des forteresses. Le grand conseil délibère sur la guerre, sur la paix, et fait les traités. S'il y a lieu d'établir quelque loi nouvelle ou quelque amendement à celles qui existent, le doge et le conseil des anciens, à qui appartient ici l'initiative, en font lire la proposition au petit conseil. Si elle y est approuvée, le doge et les anciens avec les officiers de la monnaie nomment une baillie spéciale, qui a l'autorité de rédiger la loi dans le sens et dans les limites de la proposition approuvée. Ainsi le parlement, l'assemblée générale, se trouve implicitement supprimé et remplacé par un conseil.
On voit que cette législation formait une véritable charte3; comme à tant d'autres, il n'y manquait que la durée.
LIVRE SEPTIÈME.
LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE
MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A
PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN;
AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE
PÉRA ET DE CAFFA.
1413 - 1488.
CHAPITRE PREMIER.
Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
Le gouvernement d'Adorno parut s'affermir. Dans un congrès tenu à Pise, la paix fut enfin conclue avec les Florentins. Porto Vénère fut rendu aux Génois; Sarzana resta en leur possession. Le bourg de Gavi secoua le joug du fils de Facino Cane. On racheta de lui la forteresse au prix de 10,000 ducats. Un annaliste nous apprend qu'il y eut dans cette négociation un intermédiaire qui reçut 350 ducats pour son droit de courtage.
Le doge s'appliqua à se tenir hors de toute complication d'intérêts politiques avec les étrangers. Le pape Jean XXIII, chassé de Rome par le roi de Naples, Ladislas, demanda refuge aux Génois; on en délibéra, et l'hospitalité lui fut refusée, de crainte de se brouiller avec le Napolitain.
Vers ce temps, l'empereur Sigismond était venu en Lombardie. Ennemi des Visconti, il n'amenait aucune force contre eux. Errant de ville en ville autour de Milan, et recevant de vains hommages sans secours utiles, il témoigna l'envie de se montrer à Gênes, le gouvernement ne fut pas disposé à le recevoir mieux que le pape. Néanmoins on lui adressa à plusieurs reprises de solennelles ambassades qu'il caressa soigneusement. Un des premiers envoyés, François Giustiniani, fut fait de sa main chevalier et créé comte palatin. L'écusson de sa famille fut orné de l'aigle impériale qu'elle a toujours conservée. C'étaient des comtes impériaux populaires à Gênes.
Il est remarquable qu'en députant à l'empereur, Gênes demanda et obtint de lui un rescrit qui déliait la république des engagements contractés avec le roi de France; c'était comme la réponse à la citation intimée au nom du roi Charles; mais avoir recours à ce remède contre un seigneur qu'on désavoue, n'était-ce pas, pour des républicains indépendants, l'acte d'une double servilité?
Le dedans s'organisa paisiblement, et les dernières lois semblaient assurer la tranquillité publique. Les guelfes cependant se plaignaient d'être maltraités. La clause qui les excluait du gouvernement comme guelfes, mais qui leur permettait de se déclarer gibelins pour être éligibles, ne paraît pas avoir été exécutée à la rigueur; on les admettait sans exiger l'abjuration de leur parti; mais dès lors ils se croyaient en droit de réclamer l'effet des anciennes transactions qui réglaient le partage des charges par moitié. On en vint à faire des recensements; et il fut reconnu qu'il n'y avait sur la population entière qu'un quart de guelfes, et, qu'en proportion de leur nombre, ils ne pouvaient réclamer plus de charges qu'ils n'en avaient obtenu. Après la dernière révolution, on avait cru devoir demander à ceux qui, sous l'influence du gouvernement du marquis de Montferrat, s'étaient faits gibelins, s'ils voulaient retourner à leur ancienne couleur ou ratifier leur changement. Ces nouveaux gibelins persistèrent pour la plupart.
Un historien patriote remarque ici que Gênes en paix ordonnant avec calme sa législation, était alors plus heureuse que les autres villes d'Italie. Seule entre toutes, peut-être, elle n'avait alors ni bannis ni émigrés. Mais l'ambition des hommes puissants ne pouvait laisser la république sans troubles ni le gouvernement d'un d'entre eux sans compétiteur (1414). Il s'en éleva plusieurs tour à tour, et la dernière (1415) de ces entreprises produisit dans la ville trois mois de désordres et de combats. C'était un des Montaldo qui venait réclamer le pouvoir comme le juste héritage de son frère et de leur père. Le doge fut réduit à souffrir que ses droits et les prétentions de son adversaire fussent soumis à des arbitres, et par le jugement de ceux-ci les deux parties contendantes furent également évincées1. Montaldo fut éconduit, mais on força le doge Adorno à se démettre. Un parlement fut assemblé: huit cents citoyens y concoururent. On procéda à l'élection d'un nouveau doge. Le choix tomba sur Bernabo Guano, l'un des auteurs de la pacification, homme estimé de tous les partis, mais peu en état de les tenir en frein. Cependant la confiance parut renaître un moment; et, dès ce temps comme aujourd'hui, le prix vénal des actions de la dette publique étant estimé un symptôme important de la sécurité, on remarqua que leur valeur, tombée à cinquante livres pour les cent livres nominales dans les derniers troubles, se releva rapidement à quatre-vingt-dix. De toute part on rebâtit les maisons incendiées: en effaçant les traces de la discorde, la cité s'embellissait d'édifices modernes. Mais le dernier mot n'avait pas été dit à l'élection de Guano; bientôt éclatèrent de nouveaux troubles. Le doge, attaqué, et ne se voyant défendu par personne, renonça à sa dignité. L'élection de son successeur mit au jour enfin la source de tant d'agitations. Quand George Adorno avait été élevé sur le siège ducal, il avait auprès de lui un ami, un allié, mais un rival caché qui épiait l'occasion de lui ravir sa place. C'était Thomas Fregose, qui dès lors eût été doge lui-même, si l'arrivée d'Adorno à point nommé n'avait réveillé en faveur de celui-ci l'enthousiasme populaire. Fregose ne put lui disputer la préférence; il parut acquiescer; mais il attendit. Il se montra défenseur d'Adorno contre Montaldo, mais il attendit encore. L'événement le trompa quand Guano fut nommé, ou peut-être lui convint-il, au lieu de prendre immédiatement la place d'Adorno, d'y laisser passer un homme incapable de la garder. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Guano fut sorti du palais (1416), le peuple cria vive Fregose; il porta l'ambitieux en triomphe en le demandant pour doge. D'abord installé aux acclamations publiques, le lendemain son élection fut proclamée dans un conseil de trois cents citoyens. C'était déroger à la loi nouvelle qui avait réglé d'autres formes et déclaré nulle toute élection où l'on s'en serait écarté; mais le conseil décida qu'en des circonstances urgentes se départir de l'ordre c'est l'ordre même.
Thomas était le second fils de l'illustre Pierre Fregose, le conquérant de Famagouste. Si celui-ci n'avait pu faire régner longtemps son incapable neveu, il avait laissé en mourant sept enfants disposés à revendiquer l'héritage de leur oncle, le premier doge du nom.
L'aîné, Roland, était mort en tentant un coup de main dans cette vue. Introduit dans la ville, pendant la seigneurie du marquis de Montferrat, il avait appelé les partisans de la famille pour le soutenir. Ils accoururent trop tard; il fut forcé de transiger et de faire retraite à l'instant; embarqué, la tempête le fît échouer à Savone; il y fut massacré.
Thomas, qui avait été compagnon de son entreprise et qui avait payé de sa personne, s'appuyait maintenant à son tour sur les frères qui lui restaient. Ils lui servirent de lieutenants et d'amiraux. Spinetta, l'un d'eux, chargé de veiller sur la rivière occidentale, fut élu gouverneur à vie par les habitants de Savone toujours disposés à regarder leur ville comme une république alliée des Génois plutôt que comme sujette. On ignore si le doge désira cet établissement, ou fut contraint de le subir; s'il chercha un point d'appui pour sa famille, ou si Spinetta n'exigea pas une sorte d'indépendance.
Abraham était destiné à gouverner la Corse, à y rétablir le pouvoir des Génois à peine reconnu, et contre lequel s'était révolté Vincentello d'Istria qui s'était fait comte, sous la protection des Aragonais. Il occupait Ginarca. Abraham Fregose vint assiéger la ville; mais il fut battu. Un historien de Corse dit qu'Abraham, ayant voulu prendre à son profit un pouvoir que sa république lui avait confié, paya cette entreprise de sa tête. Les annales génoises ne disent rien de pareil.
Baptiste Fregose était le personnage le plus marquant parmi les frères cadets du doge. Il servit son frère avec dévouement en toute occasion. Mais après de longues années de fidélité, un jour Thomas étant au milieu d'une solennité religieuse, on vint lui annoncer que son palais était envahi et qu'au moment même un usurpateur se faisait proclamer doge: c'était Baptiste. Cette folle et inexplicable tentative coûta peu de peine à réprimer. Baptiste se rendit; Thomas pardonna, et le premier continua à servir son frère comme par le passé, conservé dans ses emplois avec la même confiance.
Dans l'intérieur la sagesse du doge avait ranimé l'esprit public et l'émulation. Il comprît et embrassa les vrais intérêts de son pays. Par des mesures bien prises il paya 60,000 ducats de dettes et libéra l'important revenu de la gabelle du sel. L'État entreprit les plus utiles travaux. Des jardins et des terrains vagues qui bordaient la mer à l'extrémité occidentale de la ville devinrent une vaste darse pour servir de port aux galères2.
Chez lui, le doge vivait avec somptuosité, et, à son imitation, dans les moments de tranquillité, le luxe des citoyens répondait à la magnificence du chef de la république.
Le commerce maritime, qui fournissait ou augmentait ces trésors, avait repris tout son lustre. Les vaisseaux des Génois couvraient la Méditerranée et l'Océan. Si, au milieu des puissances en guerre, les richesses dont ils étaient chargés les faisaient attaquer, ils savaient se défendre avec une habileté qui leur était propre. Les Anglais traitaient alors le pavillon de la république en ennemi; elle avait fourni des combattants aux Français. Car si la cour de Charles VI avait considéré d'abord les Génois comme des sujets révoltés, dans les malheurs de cette fatale époque elle avait plus affaire de secours que de vaines prétentions de souveraineté. On fit promptement une trêve de dix ans, et le roi prit à son service six compagnies d'arbalétriers, huit grands vaisseaux et huit galères. Dans cette expédition, les Génois, déployant une bravoure inutile, participèrent à la calamité qui en ce temps pesait sur la France. Les Anglais avaient pris Bailleur, il fallait à tout prix leur enlever cette conquête. Deux flottes puissantes se trouvèrent en présence. L'anglaise était la plus nombreuse. Les vaisseaux génois, qui attaquèrent avec vivacité, ne furent pas suivis par les autres auxiliaires que la France avait réunis de toutes parts. Le commandant Janus Grimaldi fut tué; ces braves se virent enveloppés sans espoir de secours: trois vaisseaux furent pris; le reste eut encore le courage et le bonheur de se faire jour.
Gênes resta quatre ans en état de guerre avec les Anglais, guerre peu active faute de point de contact. Cependant, à la paix, la république eut à payer 6,000 livres sterling aux citoyens de Londres dont ses vaisseaux avaient capturé les laines et les autres marchandises, et à qui leur roi avait accordé des lettres de représailles. Le doge, pour conclure ce traité, avait envoyé à la cour d'Angleterre deux nobles ambassadeurs, Raphaël Spinola et Etienne Lomellini.
Cependant, au milieu d'une période de prospérité publique, ce n'était pas sans inquiétude que le gouvernement le mieux organisé pouvait se conduire dans un pays si accoutumé au changement, entouré de voisins jaloux, et toujours peuplé de mécontents. Le duc de Milan mit en jeu une intrigue secrète pour essayer de renverser le doge (1417). Visconti s'était entouré de Génois fugitifs; Thomas Malaspina, le plus mauvais voisin que cette illustre famille eût donné à Gênes, moitié seigneur féodal, moitié brigand, recommençait à troubler le pays. Une coalition menaçante se forma. Visconti, Montferrat, Caretto se déclarèrent protecteurs d'une opposition armée contre le doge, composée d'Isnard de Guarco, des frères Montaldo et de leurs partisans, mais surtout de la famille Adorno. Un Fregose, porté au siège ducal par le concours des Adorno, avait été une étrange circonstance; elle confondait ensemble les deux grandes fractions de la bourgeoisie. Une alliance de famille l'avait amenée. Il est difficile de concevoir comment ces rivaux avaient pu contracter cette parenté ou comment ce lien avait suffi pour imposer silence aux ambitions qui opposaient ces deux races. Ce rapprochement assura le succès des Fregose; mais une telle concorde ne pouvait être que de courte durée, car à peine Fregose fut doge, les Adorno furent bientôt ses ennemis. Thérame, qui l'avait le plus secondé, le plus ambitieux, sans doute, de cette génération, se sépara de lui et quitta Gênes; Visconti ne tarda pas à l'attirer près de lui, et quand, sous les auspices des coalisés, tous ces émigrés marchèrent en armes, c'est Thérame qu'ils reconnurent pour chef; ils l'élurent et le proclamèrent leur doge. Sans attendre les troupes de leurs protecteurs ils s'approchèrent de Gênes (1418). Les habitants des vallées suivirent le mouvement, et la ville se vit près d'être assiégée. Alors la méfiance y régna. Le doge, jusque-là modéré et retenu, adopte les mesures de la terreur. Les proclamations se succèdent, les armes sont interdites à la masse des citoyens. L'autorité désigne expressément ceux à qui seuls elle permet et enjoint de les prendre. Nul de ceux qui ne sont pas commandés ne peut sortir de sa maison après l'heure du couvre- feu. On se bat hors des murs et dans les environs. Enfin, quand les ennemis se retirent, tout ce qui est au delà des monts est perdu pour la république. Visconti prend pour lui Gavi, Voltaggio et Bolzaneto (1419); à ce prix Fregose a obtenu qu'il abandonne la cause des insurgés3. Jean- Jacques, marquis de Montferrat, qui venait de succéder à Théodore son père, se fait donner plusieurs châteaux; le marquis de Caretto retient celui de la Pietra. Les émigrés souscrivent à ces partages; enfin Capriata et Tajolo sont adjugés à Thérame Adorno: il se dit le doge, et il dépouille sa patrie!
La rivière orientale présentait aussi l'aspect de la rébellion et de l'anarchie. Le doge qui, épuisant toutes ses ressources, avait mis en gage ses propres effets pour soutenir les guerres, implorait en vain les secours des Florentins contre ses ennemis. Les Florentins avaient un but que l'occasion favorisait, et ils se gardaient bien de se compromettre pour tirer leurs voisins d'embarras; après de longues intrigues, ils obtinrent la possession qu'ils briguaient. Gênes leur vendit Livourne pour 120,000 ducats d'or4.
(1420) Quand le gouvernement put respirer, cet argent servit à s'opposer aux progrès menaçants des Aragonais. Alphonse V, prince ambitieux, brillant de talents et de valeur, était peu content des limites que les lois d'Aragon mettaient à la puissance royale, et il cherchait au dehors des combats, de la gloire et des conquêtes. A la Sardaigne qui était entre ses mains il voulait joindre la Corse. L'occupation de cette île était le premier exploit qu'il résolut d'entreprendre. Il surprit Calvi, il assiégea Bonifacio; et de l'île entière c'était tout ce qui rendait obéissance à la république de Gênes; car quelques seigneuries tenues par des Mari et des Gentile ne reconnaissaient sa suzeraineté que de nom. C'est pendant ce siège de Bonifacio qu'Alphonse reçut un message de la reine de Naples Jeanne II. Elle lui offrait de l'adopter pour fils s'il voulait prendre en main sa défense et sa vengeance contre deux princes français, Bourbon, comte de la Marche, dont elle avait fait imprudemment son mari, et Louis d'Anjou, qui réclamait contre elle les anciens droits que la maison d'Anjou tenait de Jeanne Ire. En ce même temps Louis avait rassemblé une flotte à Gênes, et Baptiste Fregose, le frère du doge, la commandait avec le titre de grand amiral. Alphonse, flatté de l'espoir d'hériter du royaume de Naples, ou même de s'en rendre maître après son adoption, accepta les propositions de la reine et n'en fut que plus pressé d'achever la conquête de Bonifacio qu'il lui coûtait d'abandonner. Il avait tellement poussé les assauts que la place était entrée en capitulation. Elle devait se rendre à un jour fixé si elle n'était ravitaillée dans l'intervalle; vingt otages avaient été livrés à l'Aragonais. Sur cette nouvelle Jean Fregose, l'un des plus jeunes frères du doge, commandant à vingt et un ans d'une expédition difficile, fit voile sans différer un moment. Bonifacio était une colonie acquise à la république depuis trois cent seize ans, le doge ne voulait pas la laisser perdre. On ne s'arrêta pas devant une dépense de 30,000 livres pour armer sept vaisseaux. Ils portaient quinze cents hommes. Alphonse opposait à ce secours dix mille hommes. Sa flotte était ancrée dans le port même; et ce port, long canal tortueux, avait été fermé par une forte estacade. Une tempête semblait encore écarter les Génois. Ils traversèrent tous les obstacles. Trois de leurs vaisseaux attaquant franchement l'estacade suffirent pour la rompre. La flotte entra dans le port et vint se ranger devant celle de l'ennemi. On combattit à l'ancre avec un extrême acharnement. L'audace et l'adresse des Génois suppléèrent au nombre. Leurs plongeurs coupèrent à l'improviste le câble du vaisseau d'Alphonse. Il dériva, et cet effet d'une cause inconnue fut pris par les siens pour un signal de retraite. Les Génois profitent de la confusion, ils abordent la place, débarquent leurs vivres et leurs secours; Bonifacio est en sûreté. Cependant les Aragonais, après avoir perdu leur position au fond du port, étaient maîtres de la sortie, un brûlot artistement dirigé ouvrit leurs rangs; la flotte génoise ressortit et retourna vers Gênes en triomphe. Alphonse perdit l'espoir de soumettre la ville; pressé de porter son ambition à Naples, il leva le siège et partit. Quelques mois après, les Génois reprirent Calvi.
(1421) Alphonse, établi pour un temps en Italie, en guerre avec les Génois et humilié par eux à Bonifacio, donnait un ennemi de plus et des embarras nouveaux à Fregose. Tout se réunissait pour conspirer contre le maintien de son gouvernement. Mais le plus puissant mobile de toutes les intrigues, c'était toujours l'ambition du duc de Milan. Visconti se préparait enfin à porter des coups décisifs. Un héraut vint défier solennellement le doge et lui déclarer la guerre. Le territoire fut immédiatement envahi. Guido Torelli se montra dans les vallées de Gênes à la tête d'une armée qui accompagnait Thérame Adorno, ce beau-frère devenu l'ennemi et le compétiteur du doge; des Montaldo, des Spinola émigrés s'y étaient joints.
Fregose en cherchant des appuis au dedans croyait s'en être assuré un en tout sens considérable et qui devait lui répondre de toute la faction guelfe. Il avait fiancé à Antoine Fieschi, sa nièce, fille de son frère Rolland. On ne pouvait faire une alliance plus honorable et plus utile. Mais le mariage tardait à se consommer, et depuis quelque temps ce délai était pour le doge un sujet d'inquiétude. Quand le duc de Milan eut déclaré la guerre et que son armée parut en Ligurie, les Fieschi embrassèrent cette cause, et Antoine abandonnant Fregose et l'alliance conclue, alla se réunir à eux. Par leur influence les habitants des vallées favorisèrent l'attaque. Une seconde armée milanaise, conduite par le fameux comte Carmagnola, était descendue des montagnes sur la rivière occidentale. Albenga et les autres places s'étaient rendues à son approche. Spinetta Fregose conservait Savone devenue son patrimoine; mais les ennemis avaient passé outre, et, se joignant avec le corps de Torelli, ils venaient resserrer Gênes et doubler le danger. Il restait aux assiégés la ressource de la mer. Pour la leur enlever Alphonse fit passer sept galères catalanes à la solde du duc de Milan. Avec ces forces le siège devint aussi menaçant par mer que par terre. Le doge eut encore le crédit et l'habileté de créer une flotte de sept galères. Baptiste son frère en fut l'amiral et se hâta d'aller à la rencontre de l'ennemi. Le combat se livra sur la côte pisane; mais l'événement se prononça contre les Fregose. Trois de leurs galères combattirent mollement et prirent tout à coup la fuite: les autres tombèrent au pouvoir de l'ennemi; Baptiste Fregose fut prisonnier.
Cette disgrâce achevait, à Gênes, le découragement des uns et la défection des autres. Le doge le jugea le premier et se condamna lui- même. Sa conduite fut noble, digne et patriotique. Il assembla le grand conseil des citoyens. Il leur déclara qu'il se sentait hors d'état de soutenir son gouvernement et qu'il ne voulait pas, pour essayer de conserver son pouvoir, tenter des mesures onéreuses à l'État. Il ne pensait pas qu'il convînt de chercher quelque autre citoyen qui pût régir la république et la sauver d'une attaque extérieure si pressante. Il exhortait à céder au temps, il demandait l'autorisation d'envoyer une ambassade au duc de Milan et de conclure avec lui un traité qu'il reconnaissait nécessaire. On sut gré à Fregose de cette résignation et de ce dernier soin des intérêts publics. La négociation avec Visconti ne fut pas longue. Une suspension d'armes garantit la ville d'un assaut qui se préparait. Par un traité définitif le duc reçut la seigneurie de Gênes aux mêmes conditions que le roi de France l'avait obtenue. Le Milanais, à son tour, ménagea les intérêts personnels des Fregose. L'ex-doge reçut 33,000 florins en remboursement des sommes par lui avancées pour le service public. Spinetta, en rendant Savone, obtint 12,000 florins. Le duc paya le tiers de ces secours, les deux tiers restants furent à la charge de la ville de Gênes, comme il ne manquait jamais d'arriver dans ces compositions. Thomas Fregose eut aussi la seigneurie de Sarzana Il se hâta de s'y retirer après avoir pris congé affectueusement de ses concitoyens.
CHAPITRE II.
Seigneurie du duc de Milan.
L'armée de Torelli fit son entrée dans la ville, et il s'y trouva, comme il arrive toujours, assez de voix pour crier devant ces nouveaux venus: » Vive le duc de Milan!» Carmagnola survint et prit possession du Castelletto. Après cette précaution il assembla les citoyens; il leur fit savoir que le duc de Milan ne voulait point être lié par les vaines stipulations qu'ils lui avaient demandées et entendait les avoir reçus sans conditions. La proposition sembla dure, mais on ne sera pas surpris qu'après de mûres considérations, la majorité ait consenti à cet abandon du traité et qu'on ait feint de croire qu'il y avait profit à s'en remettre à la libéralité de Visconti, puisque l'on manquait des moyens de le forcer à être fidèle aux pactes. Des ambassadeurs des diverses couleurs envoyés à Milan en revinrent fort caressés et rapportant, dit- on, de beaux privilèges satisfaisants pour le pays (1422).
Alors le duc fit prendre une possession authentique du gouvernement civil de Gênes, formalité que l'entrée des troupes ne suppléait pas suffisamment. Quatre grands commissaires de sa cour arrivèrent pour accomplir la cérémonie, et elle n'eut pas lieu immédiatement à leur entrée. Conformément à leurs instructions très-précises, ils attendirent le jour et la minute que l'astrologue du prince avait marqués comme favorables suivant l'aspect des constellations. L'ambitieux, le cruel et perfide Philippe ne faisait pas ses affaires sans demander conseil aux astres du ciel.
Peu après, le comte Carmagnola revint avec le titre de gouverneur. Il remplaça les quatre commissaires, et d'abord il exigea de la ville autant de salaire pour lui seul qu'on avait été obligé d'en décerner à la commission entière. Les Génois trouvèrent dès l'abord que le régime de Visconti n'était pas économique; à cela près Carmagnola s'attira assez de faveur, grâce à sa grande réputation militaire.
Gênes était pour le duc plus difficile à conserver qu'à acquérir. On disait en ce temps que cette ville ne savait ni garder sa liberté ni supporter la servitude. Les principaux citoyens nobles et populaires, jaloux les uns des autres, étaient toujours prêts à se soulever. Visconti fomenta leurs jalousies pour les affaiblir. Quand des mécontents, des exilés remuèrent contre son propre gouvernement, il ne leur opposa que de médiocres résistances pour ne pas donner occasion dans la ville à de grands armements qu'on aurait pu tourner contre lui. Il contenta le commerce et détourna l'attention publique en soutenant la guerre maritime contre les Aragonais, anciens ennemis qui troublaient la navigation génoise. François Spinola, déjà nommé amiral, partit avec sept grands vaisseaux dont l'armement avait été complété à ses propres frais. La république ne fournit à cette expédition que les vivres. Les forces ennemies furent chassées et dispersées. On fit une descente en Sardaigne. La flotte revint victorieuse.
(1423) Cependant la politique de Philippe entraîna les Génois dans des intrigues étrangères. La bonne intelligence d'Alphonse et de la reine Jeanne sa mère adoptive n'avait pas duré. Elle avait révoqué son adoption et avait rappelé auprès d'elle Louis d'Anjou; mais le roi d'Aragon tenait Naples; la reine était sortie de la ville, et les deux factions se faisaient une guerre ouverte. Le duc de Milan embrassa le parti de Jeanne et ordonna d'employer les forces maritimes de Gênes pour reprendre Naples sur Alphonse. La cause était populaire, l'Aragonais était l'ennemi commun, la dépense seule effrayait. Les exhortations de Carmagnola, son zèle pour une grande expédition dont il se promettait déjà la gloire, surmontèrent tous les obstacles. On décréta de puiser dans le trésor jusqu'à deux cent mille génuines. Avec cette somme on arma treize galères et autant de vaisseaux, la plupart de quatre cents à quatre cent cinquante tonneaux, portant, les plus grands, cinq cents hommes, et les plus petits, deux cents. Ces préparatifs durèrent un an entier. Louis d'Anjou grossit la flotte de quelques bâtiments provençaux ou de galères armées à Gênes, de ses deniers. Carmagnola n'attendait plus que les dernières instructions de Milan pour le départ. L'émulation et la confiance étaient nées à sa voix; les premiers personnages de la république avaient accepté le commandement des galères et des vaisseaux; les jeunes gens les plus distingués s'étaient empressés de se présenter comme volontaires.
On mettait à la voile; Guido Torelli arrive avec les ordres de Milan, c'est à lui que le commandement est déféré. Carmagnola reste obscurément au gouvernement de Gênes, affront sensible, compté bientôt parmi les premières causes de sa fatale défection. A Gênes on partagea sa surprise et son mécontentement. Torelli était fameux à la guerre, mais il était sans connaissance de la mer, les marins les plus expérimentés allaient se trouver sous la direction impérieuse d'un nouveau venu. Un grand nombre de capitaines s'excusèrent de partir en se faisant remplacer dans leur commandement. Torelli dissimula et mit à la voile quand les astrologues du duc en marquèrent le moment.
(1424) Il suffit de se montrer devant le port de Naples pour obtenir un grand succès. Alphonse était retourné en Espagne, Jacques de Caldora à qui il avait confié son autorité laissa emporter un château et bientôt vendit la ville. Quand l'argent qu'il exigea fut venu de Gênes, il remit la place à la reine, au roi Louis et au duc de Milan Philippe-Marie. Jeanne témoigna sa reconnaissance aux Génois. Mais tel était le mauvais état de ses affaires qu'elle ne put leur distribuer pour leur solde qu'une centaine de florins par bâtiment. Quelques secours que les commissaires de la flotte avaient eu la précaution d'apporter furent bientôt épuisés. Les équipages n'avaient reçu en tout que deux mois de paye; il leur était dû le salaire d'un an presque entier, on ne pouvait les retenir plus longtemps. Il était douloureux de ramener de si belles forces capables d'expéditions brillantes, lucratives, et de se contenter d'un seul exploit mal payé. La discorde régnait ouvertement entre Torelli et les capitaines. On revint à Gênes avec un mécontentement réciproque. La reddition de Naples y avait été célébrée: à la rentrée de la flotte on s'abstint de tout appareil de triomphe. Les anciens n'allèrent point au môle, suivant l'antique usage, recevoir l'amiral à son débarquement; et Torelli, sensible à cette négligence, partit immédiatement pour Milan. Toute la solennité fut pour le drapeau national; retiré de la galère principale, il fut mis sur un char et conduit religieusement à l'église de Saint-George; mais peu de jours après un ordre du duc intima de l'enlever de l'église et de le rapporter à la demeure de Torelli1. On prit ce procédé pour un affront, un attentat, une sorte de sacrilège. Il s'en fallut de peu qu'il ne fît éclater une sédition. En tout, cette expédition laissa un sentiment de haine qui ne promettait plus une paisible durée au gouvernement milanais dans Gênes.
Carmagnola avait quitté la ville. Fugitif et passé à la solde des Vénitiens, il avait ranimé leur guerre contre le duc et leur alliance avec les Florentins. Le nouveau seigneur de Sarzana, Thomas Fregose, épiant (1425) les occasions de rentrer à Gênes et au trône ducal, prit part à ces menées; en société avec plusieurs membres de la maison Fieschi, il traita avec les alliés, et pendant que Carmagnola en attaquant Brescia occupait ailleurs l'attention et les forces de Visconti, on entreprit d'opérer une diversion en Ligurie. Vingt-quatre galères catalanes furent mises à la disposition de Fregose. Il se présenta à la bouche du port, espérant qu'à son approche la ville se soulèverait en sa faveur; mais le peuple vit avec indignation son ancien doge porté sur une flotte ennemie qui, avec le nom de Fregose, faisait retentir le port d'insultes, de défis et d'imprécations. Fregose se retira. Cependant dans la rivière orientale le château de Porto-Fino lui fut livré. Les Catalans s'y établirent et de là ils firent leurs excursions et désolèrent le littoral pendant toute la saison. Sous leur protection Fregose et les Fieschi, alors étroitement unis, occupèrent le pays de Chiavari jusqu'à Recco, à peu de distance de Gênes. On fit sortir contre eux des troupes de la ville; on en confia la conduite à Antonio Fieschi; il était propre frère de ceux que l'on combattait; mais il était demeuré dans l'intimité des gouverneurs milanais, et c'est lui qu'en avait vu rompre son union arrêtée avec la nièce de Fregose. D'abord il combattit en homme qui ne manquait pas à la confiance de son maître, quoiqu'il eût en face sa propre famille; mais, après ses premiers exploits, tout à coup désertant sa troupe, il va rejoindre ses frères, et sans retard célèbre le mariage qui le lie à la famille des Fregose.
Le duc de Milan était inquiet des dispositions de l'intérieur autant que du progrès des assaillants. Opicino Olzati était alors commissaire ducal à Gênes, homme sévère et haï. Il désignait à son maître les citoyens qu'il jugeait peu affectionnés à son gouvernement. Ainsi seize notables avaient été tout à coup mandés à Milan: on les y retint.
L'archevêque Pileo de Marini, non moins suspect aux Milanais, s'était absenté de sa métropole: vainement sommé plusieurs fois d'y retourner, il bravait ces appels, et, uni avec Barnabé Adorno, il avait ouvertement embrassé l'alliance des émigrés.
(1426) Le gouvernement ducal devenait de plus en plus soupçonneux et dur. Un prêtre avait été accusé d'avoir donné au gouvernement un faux avis sur les mouvements des ennemis. Olzati fit construire une étroite prison dans les combles du palais pour y renfermer ce malheureux; il l'appela l'appartement des prêtres et déclara qu'il le destinait à la demeure des ecclésiastiques qui oseraient se mêler des affaires d'État. La veille de Noël, dans une rixe, un de ses gens est tué par des bouchers. Il fait courir sur leur bande; trois pris au hasard sont sans forme de procès pendus aux grilles du palais, sans respect, dit le peuple effrayé, pour une nuit si sainte et pour le jour solennel qui la suit.
L'argent manquait au trésor public. Quelques capitalistes pouvaient en prêter encore, on leur prodigue les propriétés de l'État. Le duc assigne la vallée d'Arocia et ses châteaux à François Spinola pour gage de 4,500 livres prêtées à la commune. Ovada est donné à Isnard de Guarco en nantissement d'une créance pareille. Le duc emprunte pour lui-même 3,000 écus d'or du chevalier Lomellino, et lui aliène Vintimille en nantissement pour dix ans. On frémissait à Gênes de voir démembrer le domaine public pour payer des dépenses, les unes imposées, les autres étrangères à la république. Le conseil des anciens hésita avant de ratifier les premiers de ces traités; il ne sut pas résister et ils se consommèrent. Enfin on leur en présenta un qui devait plaire au peuple. Pour 15,000 génuines Jean Grimaldi cédait Monaco, ce dangereux repaire d'ennemis rebelles et de pirates. La république paya volontiers la somme, et crut que la place serait mise hors d'état de nuire; mais les officiers du duc s'en emparèrent et se gardèrent bien de la détruire.
Visconti fait sa paix séparée avec Alphonse et prend à sa solde quelques galères catalanes. Mais le roi, en les confiant à un ancien ennemi veut avoir un nantissement qui lui en réponde. Le duc ne balance pas à lui livrer les châteaux de Porto-Venere sans s'embarrasser si les Génois en murmurent.
Enfin une paix générale fut conclue: celle du duc de Milan avec le roi d'Aragon fut rendue commune aux Génois. Visconti et son gouvernement de Gênes furent réconciliés avec les Vénitiens2, les Florentins et leurs alliés. Parmi ceux-ci furent expressément nommés les Fregose, les Adorno et les Fieschi. Mais ni la paix ni le rétablissement des émigrés ne devaient durer longtemps et n'inspirèrent de sécurité.
(1427-1428) Cependant on jouit d'un peu de calme et des biens qui s'y rattachent si vite. Un archevêque de Milan avait été reçu à Gênes comme gouverneur. Il y apporta de la discrétion et de la bienveillance; il tempéra la sévérité du commissaire Olzati; il donna des soins aux arrangements intérieurs et à la bonne administration. La révision des lois fut entreprise. Beaucoup de magistratures inférieures chèrement salariées devinrent gratuites et par cela même cessèrent d'être des sinécures. Le gouverneur donna l'exemple des économies publiques en n'acceptant qu'un traitement très-inférieur à celui que ses prédécesseurs avaient imposé. Il obtint une grande faveur dans l'opinion en réduisant surtout les dépenses militaires et maritimes. On ne peut dire si dans cette occasion alléger le fardeau des Génois ce n'était pas, en d'autres termes, les désarmer. Cependant les fruits de cet état de paix se faisaient sentir. Le crédit des fonds publics se raffermissait. Les contemporains remarquent que leur cours s'éleva à un taux qu'on avait oublié depuis dix ans de troubles.
(1429) Le premier mécontent qui parut ne pas se tenir aux conditions du traité, fut Barnabé Adorno, neveu ambitieux des anciens doges Antoniotto et George; réfugié dans la vallée de Polcevera, il s'y mit en défense. Les habitants parurent embrasser sa cause; mais le fameux capitaine Nicolas Piccinini passa les monts (1430). Adorno quitta le pays, et Piccinini ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la vallée entière à feu et à sang et surtout au pillage, sous prétexte de faire un exemple qui comprimât les rébellions. Une résolution si désastreuse souleva tous les esprits à Gênes. On n'obtint qu'à peine, par l'intercession du gouverneur et du conseil, la révocation de cette cruelle sentence. Les rigueurs furent tempérées, c'est-à-dire qu'on n'exigea d'un grand nombre d'habitants que des cautions de leur conduite future. Cinquante-sept furent envoyés enchaînés à Milan, d'où on les dispersa dans différents lieux de la Lombardie. Toutes les cloches du pays furent enlevées afin d'empêcher les rassemblements au son du tocsin, privation qui fut très- sensible. Jamais, dit un témoin oculaire, les vallées de Gênes n'avaient été si sévèrement châtiées ni frappées d'une semblable terreur.
Le redoutable Piccinini s'empara des domaines de la maison Fieschi. Il prit les uns de vive force, il obligea les nobles possesseurs à se dépouiller des autres; il traita de même les châteaux des seigneurs Malaspina, amis des Florentins. Plus de cinquante places ou forts sont sa conquête; c'est ainsi que la paix toute récente est exécutée.
Les Florentins étaient en querelle avec les Lucquois. Lucques menacée avait appelé des secours, et c'était le célèbre François Sforza qui était venu en porter sans être ostensiblement avoué par Visconti. A peine ce fameux aventurier est dans la ville que Louis Guinigi, seigneur de Lucques depuis trente ans, est accusé d'un complot pour livrer sa patrie aux Florentins: on l'arrête, et Sforza l'envoie à Pavie languir et mourir en prison. Bientôt, sous prétexte que les Lucquois ne peuvent, isolés, résister à leurs puissants ennemis, ils se laissent induire par Sforza à se donner, non au duc de Milan, mais à la république de Gênes sa sujette. Les Génois sont déterminés, par des insinuations analogues, à accepter cette soumission. On leur fait délibérer d'aider d'armes et de vivres la ville qui se donne à eux. On leur livre Lavenza et Pietra Santa pour sûreté. Piccinini se charge de conduire et d'employer les levées dont ils font la dépense.
(1431) Alors Gênes, Lucques et Sienne se confédérèrent solennellement contre les Florentins. La plupart des places de l'ancien domaine de Pise sont enlevées à Florence. Son territoire même est attaqué et Pise assiégée. Venise fait quelques efforts pour opérer une diversion en Lombardie en faveur des Florentins; un combat est livré sur les eaux du Pô. Eustache de Pavie, qui commandait les forces lombardes, après avoir fait une expérience malheureuse de son infériorité, s'était donné pour appui Jean Grimaldi et des marins génois. Avec ce secours la flotte vénitienne est détruite. Carmagnola, rendu responsable de l'événement par les Vénitiens ses derniers maîtres, va bientôt porter sa tête entre les colonnes de la place Saint-Marc.
Gênes, loin de rompre son traité avec les Vénitiens, avait respecté dans sa nouvelle guerre avec la Toscane leur pavillon et leurs propriétés. Ayant à se plaindre d'un procédé opposé on avait paisiblement envoyé une ambassade à Venise pour s'expliquer; mais désormais les choses étaient trop avancées pour distinguer entre les Génois et leur seigneur. Les Vénitiens vinrent avec une flotte faire lever aux galères génoises le blocus du port pisan.
Piccinini poussait ses terribles exécutions. Aux portes de Gênes et sous les yeux de ses habitants, sont commis les plus affreux ravages et les violences les plus effrénées. On livre tout à la fureur du soldat sans distinction de sexe, d'âge, de personnes religieuses. On voit les vaincus indignement vendus en esclavage sur les places publiques et sur les grands chemins. C'est ici la première fois que cette turpitude est signalée; ce n'est nullement le seul exemple qui en soit rapporté, mais l'indignation des contemporains fait croire du moins que c'était pour les Génois une pratique horriblement révoltante. On voit qu'elle eût suffi pour faire détester le maître à qui des citoyens libres avaient cru se confier, et qui laissait de tels satellites se jouer de la liberté et de la dignité des hommes.
Au milieu de ces événements une flotte vénitienne était allée au Levant essayer de surprendre Scio. Raphaël Montaldo commandait alors dans cette colonie. Il n'y avait que quatre cents Génois. La vigilance et le courage du chef pourvurent à tout. Les bombardes ennemies avaient fait des brèches énormes dans les murs, mais l'approche du rempart fut bravement défendue. Les Vénitiens descendus dans l'île la ravagèrent; ils coupèrent les arbres, ils mirent le feu aux bâtiments épars; le chef-lieu de l'île se maintint contre tous les assauts. Les Vénitiens perdirent dix-huit cents hommes dans cette attaque infructueuse.
Cette agression où une haine nationale avait imprimé son caractère excita le courroux des Génois. Ils demandèrent à grands cris l'occasion d'exercer des représailles sérieuses. Un grand armement fut délibéré, et, circonstance assez notable dans une république devenue si dépendante3, le conseil général, convoqué au son de la cloche, procéda à l'élection d'un commandant. Pierre Spinola fut nommé avec l'assentiment unanime. La flotte courut la mer Adriatique; elle ravagea quelques côtes, prit des navires, causa des dommages à l'ennemi; mais elle n'eut point de rencontres importantes.
Cependant le duc de Milan, par la médiation des marquis de Ferrare et de
Saluces, fit une paix nouvelle avec Venise et Florence. Cet événement mit
fin aux représailles qui avaient fait emprisonner à Caffa tous les
Vénitiens pris sur la mer Noire.
CHAPITRE III. Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.
(1434) Jetés malgré eux au milieu des intrigues de Philippe-Marie, les Génois apprenaient à l'improviste avec quels peuples ils étaient alliés ou ennemis; heureux quand la politique de leur maître ne les entraînait pas dans de nouveaux embarras.
(1435) Un événement inopiné devait avoir des suites considérables pour les Génois. Jeanne, la reine de Naples, mourut. Elle avait annulé, comme on sait, l'adoption d'Alphonse d'Aragon. Louis d'Anjou, qu'elle avait reconnu pour son successeur, était mort avant elle. Elle nomma héritier René d'Anjou, frère de Louis. Ce prince était en France, et même était prisonnier du duc de Bourgogne. Cependant les Napolitains se déclarèrent pour lui, et Alphonse se disposant à revendiquer la couronne, on s'apprêta à lui opposer une vive résistance. Le duc de Milan favorisait le parti d'Anjou; il fit déclarer les Génois contre Alphonse. Celui-ci venait pour première opération assiéger Gaëte; François Spinola y fut envoyé d'abord avec trois cents Génois et quelques auxiliaires; deux vaisseaux porteurs de ce faible secours arrivèrent à temps pour le jeter dans la place. Cette poignée de braves défendit la ville, repoussa tous les assauts et attendit patiemment l'arrivée de plus grandes forces. Celles d'Alphonse étaient considérables. Il assiégeait par terre et par mer avec quatorze gros vaisseaux et onze galères. On portait ses troupes à onze mille hommes. Il commandait en personne; deux de ses frères, l'un roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre de Saint-Jacques, l'accompagnaient; il avait autour de lui la fleur la plus illustre de la noblesse espagnole. Le gouvernement de Gênes fit partir à son tour treize vaisseaux bien équipés. Biaise Azzeretto fut pris dans l'ordre populaire pour en être le commandant1. A l'approche de ces ennemis le roi d'Aragon, ayant pourvu au blocus de Gaëte, monta sur sa flotte et revint à la rencontre de celle des Génois, si inférieure en forces. Sa confiance fut trompée. Une autre supériorité que celle du nombre l'emporta; il fut battu complètement: tout fut pris, excepté deux galères catalanes seules sur l'une desquelles échappa le plus jeune des princes d'Aragon. Le roi de Navarre, un nombre prodigieux de princes, de barons, de chevaliers espagnols et napolitains de leur parti, se virent prisonniers avec leur roi. Alphonse sur sa galère envahie regarda autour de lui; il avait distingué un guerrier valeureux, il demanda son nom, on lui nomma Giustiniani, qu'on lui désigna comme l'un des seigneurs de Scio, où il avait le droit de battre de la monnaie d'or. Le roi le fit appeler et lui rendit son épée. Le butin fut immense2. Une sortie de François Spinola délivra Gaëte et fit tomber aux mains des Génois le camp et le reste des bagages de tant de princes, de grands, et d'une si florissante armée. Les historiens postérieurs remarquent que de leur temps il existait à Gênes des fortunes héréditaires qui n'avaient pas d'autres sources que la victoire de Gaëte.
Spinola et Azzeretto abandonnèrent la foule des prisonniers qu'ils n'auraient pu garder ni transporter. Ils réservèrent et conduisirent vers Gênes les principaux personnages, le roi Alphonse, les princes et les plus notables seigneurs de sa suite.
Depuis des siècles Gênes n'avait obtenu un si beau triomphe, et c'est ici l'un des faits les plus illustres de ses annales. La tradition ne s'en est jamais perdue. Les peintures de la façade du palais des descendants de François Spinola en retraçaient le souvenir. Mais quand Gênes a passé récemment sous le sceptre d'un prince voisin, on a su mauvais gré, dit- on, à l'héritier de ce beau nom d'avoir voulu restaurer le monument de ce glorieux souvenir. Il n'est pas de bon exemple qu'un vaillant citoyen fasse des rois captifs.
Mais, comme aujourd'hui, les Génois étaient alors sujets; ils éprouvèrent à l'instant que leur gloire déplaisait à leur maître et qu'à lui seul en était réservé le fruit. Tandis qu'on multipliait les réjouissances publiques, qu'on redoublait les actions de grâces, tandis qu'on destinait aux augustes captifs des prisons honorables mais sûres, les ordres du duc interviennent tout à coup. Il est défendu à la seigneurie de Gênes d'écrire aux cours étrangères pour publier sa victoire. Azzeretto reçoit en mer des instructions secrètes qui l'obligent, tandis que sa flotte rentre à Gênes, à s'en détacher pour aller déposer les princes prisonniers à Savone, d'où ils sont conduits à Milan3. Ces premières mesures blessent étrangement l'orgueil national. L'accueil plein de noblesse fait aux captifs par Philippe-Marie si rarement généreux, passe à Gênes pour un nouvel affront. On le voit avec indignation leur prodiguer les fêtes et les dons, les entourer de plus de faste qu'ils n'en avaient perdu. On eut bientôt de plus justes sujets de plainte. L'adroit Alphonse, dans l'aimable familiarité de ses entretiens, sut faire entendre au duc que favoriser l'établissement de René en Italie, c'était y appeler les armées françaises à l'ambition desquelles le duché de Milan serait le premier exposé. Dès ce moment Philippe, abandonnant le parti angevin, s'unit étroitement à celui de l'Aragonais, et prit des mesures en conséquence. D'abord il se chargea de la rançon de l'illustre prisonnier et il feignit de lui imposer pour prix la cession de la Sardaigne au profit de la république de Gênes. Des troupes furent aussitôt désignées et mises en route pour aller s'embarquer afin d'assurer la prise de possession de l'île; ce n'était qu'un prétexte pour les porter à Gênes et pour y renforcer la garnison milanaise, dans un moment où le changement d'alliance du duc ne pouvait manquer d'y déplaire. Dans le même temps on ordonnait à Gênes de préparer une flotte que le roi Alphonse devait monter. Le roi de Navarre son frère venait de Milan pour presser l'armement. Un ordre impérieux de Philippe le fit recevoir avec toute la pompe royale et sous le dais: nouveau déplaisir mortel pour les Génois, puisqu'ils revendiquaient ces princes comme leurs captifs. Enfin, deux mille hommes approchaient de la ville pour la prétendue expédition de Sardaigne. La haine était au comble. On résolut de ne pas attendre ces nouveaux instruments d'oppression. Un plan d'insurrection fut formé en secret. On se le communiqua de proche en proche et tout fut unanime pour y adhérer. A l'instant où un nouveau gouverneur milanais, Erasme Trivulze, entrait dans la ville pour prendre possession de sa dignité, et que le commissaire Olzati était allé au- devant de lui, on ferme les portes entre eux et les troupes qui s'avançaient à leur suite. La population entière se soulève et leur coupe tous les chemins. François Spinola, le défenseur de Gaëte, ses parents, ses amis donnent l'exemple à leurs concitoyens. Trivulze, engagé dans ces rues étroites dont les passages s'obstruent de toutes parts, se sauve à grand'peine et atteint la forteresse de Castelletto. Olzati recule et veut regagner le palais. La voie lui est interceptée, il tombe massacré. Les soldats du duc se rendent, on les désarme et on les congédie. Savone suit l'exemple et démantèle sa forteresse. Plusieurs forts enlevés aux Milanais sont immédiatement démolis; Trivulze assiégé dans le Castelletto, et ne pouvant tenir la place, convient de la rendre, s'il n'est pas secouru à un jour fixé, et livre une des tours pour garantie de sa parole (1436). Nicolas Piccinini est envoyé à son aide; il parvient à Saint-Pierre d'Arène, mais il ne pénètre point au delà; et de peur d'accident, le peuple de la ville, sans attendre la reddition convenue, se hâte de forcer le Castelletto et d'en ruiner les murailles. Piccinini s'arrête à brûler sans nécessité les navires qui sont sur la plage; il dévaste le littoral et met le siège devant Albenga4.
La situation de Gênes était fort pénible; après une insurrection si unanime, la discorde n'avait pas tardé à reparaître. L'argent manquait: on compta comme une ressource les misérables rançons pour lesquelles on vendit au rabais la liberté de tout ce qui restait d'Aragonais. Le duc voulait affamer la ville. Tout transport de blé de la Lombardie à Gênes était interdit. On reçut heureusement quelques secours de vivres du côté de la Toscane. Bientôt une alliance fut conclue entre Gênes, Florence et Venise, trois républiques ennemies du duc de Milan. Avec le secours de cette ligue on fit lever le siège d'Albenga, et l'on obligea Piccinini à la retraite. Mais à l'intérieur il restait à disposer du gouvernement.
CHAPITRE IV. Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre Fregose.
(1436) On distinguait encore des guelfes et des gibelins, mais cette division avait perdu de son importance. Les ambitions étaient devenues trop personnelles pour rester rangées sous les drapeaux immobiles de deux anciennes factions; elles s'étaient partout non-seulement subdivisées, mais mêlées. Les Visconti, ces anciens chefs des gibelins, et les autres tyrans des villes d'Italie avaient eu besoin trop souvent de recourir à tous les partis pour que la couleur originaire s'en fût conservée intacte. Les noms subsistaient comme des traditions et des préjugés de famille entretenus surtout dans les campagnes; mais dans les villes et parmi les contentions politiques, ils avaient cessé de caractériser les réunions ou de déterminer les oppositions. En formant de nouvelles alliances, on ne se croyait plus obligé, comme autrefois, de se faire gibelin ou guelfe en présence des notaires.
La séparation entre nobles et populaires était plus réelle, parce qu'elle se fondait sur une prérogative remarquable en faveur des derniers, sur cette loi respectée qui réservait aux populaires exclusivement la première dignité de la république. Une distinction d'où dépendait un tel droit ne pouvait manquer d'être soigneusement conservée. Elle empêchait de se confondre avec la noblesse tant de noms aussi puissants et déjà aussi illustres que les antiques patriciens, et ces vieux Giustiniani qui à Scio battaient la monnaie d'or.
Les nobles n'avaient jamais cessé de faire des efforts pour faire tomber cette barrière odieuse, mais elle était trop bien gardée par l'opinion populaire et par la jalousie intéressée de l'aristocratie plébéienne. Les familles qui composaient ce dernier parti étaient devenues aussi fortes de richesses, d'alliances et de clients que les anciennes races les plus accréditées, et elles étaient en possession du pouvoir par la faute même de leurs adversaires. C'est en se disputant le gouvernement de la république que la noblesse l'avait laissé échapper dès longtemps.
Maintenant, affaiblie par ses divisions, elle ne pouvait plus l'arracher des mains qui l'avaient saisi. Des quatre grandes familles qui avaient dominé dans leur ordre, deux seules semblaient avoir conservé l'espérance de triompher des obstacles, car les Doria mêmes paraissaient contents de leur part dans les commandements militaires. Les Grimaldi, puissants à Monaco, étaient dans Gênes plus considérés qu'ambitieux et remuants. Mais les Spinola, grands propriétaires de domaines et de places fortifiées, disposant de nombreuses populations de fermiers et de colons qui les reconnaissaient pour maîtres encore mieux que si cette dépendance eût été d'origine féodale, les Spinola n'avaient pas cessé de se faire craindre. Les Fieschi (et ceux-ci avaient été des seigneurs avant d'être des citoyens), joignant aux ressources de leur position un grand crédit au dehors et des alliances éclatantes, se mêlaient à toutes les intrigues et épiaient avec plus de persévérance que les Spinola même le moment de subjuguer la république. Avec la même ambition et des forces pareilles les Malaspina et les Caretto, n'étant point introduits comme les Fieschi au rang des citoyens, n'avaient pas les mêmes occasions d'usurper le pouvoir. S'ils l'avaient tenté, des princes plus redoutables et aussi avides les auraient prévenus. Ce n'étaient donc que de mauvais et turbulents voisins.
En général, la noblesse génoise, si elle ne pouvait enlever le premier poste de l'État aux grands populaires, s'étudiait à ce que ceux-ci fussent renversés les uns par les autres. Elle se mêlait à leurs factions, elle semblait se partager entre eux, se divisait même, suivant les occasions ou les affections momentanées; elle aidait à faire un doge à la place d'un autre, mais bientôt elle poussait vers sa chute celui qu'elle avait contribué à élever.
Depuis que Simon Boccanegra avait frayé le chemin aux plébéiens puissants et que la noblesse avait été obligée de céder la première place toujours si enviée, nous avons vu un assez grand nombre de familles nouvelles se jeter dans cette carrière et prétendre à la dignité ducale. Plusieurs d'entre elles avaient fini misérablement, quelques autres étaient sur leur déclin. Au moment dont nous écrivons l'histoire, les Adorno et les Fregose achevaient d'établir leur supériorité sur toutes. Déjà ces deux ambitieuses maisons, réclamant la préférence l'une sur l'autre, la demandaient à peine au choix du peuple; ils la revendiquaient comme un droit, une propriété héréditaire, et, dit un historien du temps, cela avait cessé d'étonner qui que ce soit. Mais ces familles étaient si nombreuses que, dans le sein de celle qui remporterait, l'on avait déjà à s'attendre à des jalousies et à des entreprises d'individu à individu.
Cet état des partis explique suffisamment les révolutions continuelles. On voit comment tout était réuni et prêt à l'instant pour renverser un gouvernement, comment rien n'était préparé pour en mettre un autre à la place, comment, ne sachant pas se défendre elle-même contre l'anarchie, Gênes s'abaissait de moment en moment sous une domination étrangère dont elle pensait aussitôt à se délivrer.
Une situation si connue appelait les brigues des voisins ambitieux. Ils se mêlaient à toutes les résistances, à toutes les discordes, ils accueillaient les mécontents et leur fournissaient des secours, ils influaient sur les résolutions mêmes des conseils, dont l'accès n'était pas fermé à leurs intrigues. Nous avons vu jusqu'au marquis de Montferrat se faire seigneur de Gênes, mais sans pouvoir s'y soutenir. Les ducs de Milan en savaient mieux le chemin, ils l'avaient fait plus d'une fois, et l'asservissement de la république était une des vues de leur politique permanente.
La France, invitée une fois à prendre la domination, ne renonçait pas à la prétention de la ressaisir; elle était trop loin pour que son espérance ne fût pas dans le vague, ou pour qu'elle pût prendre part à des intrigues suivies. Cependant les possessions de la maison d'Orléans en Piémont et les intérêts de la maison d'Anjou à Naples fournissaient aux Français des occasions de tenir les yeux ouverts sur l'Italie.
Tel était l'état des choses quand Gênes se vit délivrée des Visconti. Thomas Fregose avait été averti à l'avance de l'insurrection prête à éclater contre la tyrannie milanaise. Il avait quitté Sarzana pour se rapprocher de la ville; il ne tarda pas à s'y montrer. Il s'attendait à être rappelé à sa dignité, mais il y trouva de l'opposition. Ceux qui voulaient rompre ces habitudes de dépendance prises en faveur d'une ou de deux familles, firent élire Isnard Guarco. Mais ce nouveau chef, vieillard septuagénaire, qui, dans un temps si difficile, n'eût jamais pu tenir le timon des affaires, ne régna que sept jours. Fregose lève le masque, s'empare du palais et congédie Guarco sans autre effort que de forcer la garde. Il disait que, nommé doge, il n'en avait perdu ni les droits ni le caractère. Il avait cédé au temps et à l'usurpation du duc de Milan: la persécution finie, il ne faisait que reprendre son poste; et personne né s'éleva pour y contredire.
En ce temps, le roi René s'était racheté de sa captivité en Bourgogne, et quoique sa rançon eût achevé d'épuiser ses faibles ressources d'argent, il allait seconder les efforts de sa généreuse épouse qui tenait dans Naples; elle avait su résister jusque-là à la puissance d'Alphonse, redoutable compétiteur de son mari. Les Génois embrassaient naturellement la cause que Visconti avait abandonnée, la cause contraire à l'Aragonais qu'ils haïssaient et dont ils étaient violemment haïs.
(1438) Leur part dans l'expédition de Naples fut honorable; mais à la longue elle devint ruineuse et ne porta aucun fruit. La pauvreté du roi fut un obstacle insurmontable au milieu des succès mêmes. Il lui fallait des forces maritimes devant les flottes nombreuses que son ennemi conduisait de ses royaumes d'Espagne; mais René ne pouvait suffire à la dépense nécessaire. D'abord, de sept galères il s'obstina à soutenir que quatre suffisaient, il renvoya les trois autres. Bientôt tous les efforts des Génois se firent à leurs propres frais (1439). Le surplus des besoins de la guerre fut défrayé par la générosité de Jean de Caldora, riche Napolitain qui avait embrassé cette cause. Elle triompha d'abord; Nicolas Fregose, jeune Génois, neveu du doge, conduisit l'attaque du Château- Neuf. Alphonse y porta vainement des secours, ce fort fut rendu et assura au prince français la possession de la capitale. Le château de l'OEuf fut emporté à son tour.
Le pape Eugène IV (Condolmieri) était ennemi acharné d'Alphonse. Il entreprit un grand effort en faveur de René qui, pour se maintenir, avait toujours plus besoin de l'assistance étrangère. Le pape négocia avec les Génois et les Vénitiens une alliance offensive contre l'Aragonais. Il envoya dans le royaume de Naples quatre mille chevaux pour son contingent; les Génois, pour le leur, s'engagèrent à expédier sans retard une grande flotte. On fait aussitôt provision d'argent pour satisfaire à cette promesse, et, au milieu des préparatifs qui se font, on s'occupe d'abord du choix de l'amiral. C'était un grand sujet d'intrigues et de jalousies. Les nobles prétendaient y avoir droit exclusivement dans cette occasion. Ils soutenaient que les commandements devaient être donnés alternativement tout au moins, à un noble après un plébéien, et les deux expéditions précédentes avaient eu des chefs populaires. Il était vrai, la dernière avait été déjà une occasion de contention et de trouble; car les nobles ayant réclamé leur tour de commander une flotte, et les populaires s'y étant opposés, le doge avait déféré la nomination à une assemblée de soixante personnes, tant magistrats que simples citoyens. Pelegro Promontorio, populaire, avait été nommé par la majorité des suffrages et avait fait voile; mais ses équipages soulevés, sous quelque prétexte, avaient refusé de pousser la course sur les côtes de Naples ou sur celles de Catalogne; de leur autorité, ils avaient tourné la proue vers Gênes; l'expédition avait été manquée.
(1441) Cette fois la querelle du commandement se renouvela avec une grande animosité ou plutôt elle devint le prétexte d'une diversion au profit de l'ennemi. Jean-Antoine Fieschi, le plus hardi de sa famille à cette époque, était le noble qui prétendait être amiral et que soutenait la noblesse en corps. Malgré leurs réclamations, Jean Fregose, frère du doge, est nommé. On fait plus; les quatre commissaires de la flotte, ordinairement mi-partis, sont tous populaires, et parmi eux on compte deux Fregose encore. Fieschi se révolta ouvertement et se retira à Torriglia. Là viennent immédiatement le trouver les secours du duc de Milan, attentif à tous ces mouvements ou plutôt qui en était l'âme. Fieschi plusieurs fois paraît en armes sous les murs de Gênes. Le marquis Caretto rompt de son côté avec la république. Il ouvre Final aux mécontents et aux corsaires d'Alphonse. Tous les soins, toutes les ressources de Gênes se doivent à la défense d'une attaque sérieuse faite de si près. L'expédition de Naples est retardée, les fonds qui devaient la faire mouvoir sont consumés dans la guerre civile. Le pape se plaint hautement d'avoir été joué, il se déclare ennemi de Fregose et devient à jamais irréconciliable avec les Génois. René, abandonné, déserté par le fils de Caldora qui passe au parti opposé, est assiégé dans Naples: il y éprouve la famine. On fait encore des efforts en sa faveur, on lui porte des subsistances à grands frais. C'est le gouffre, disent les écrivains du pays, où s'engloutissent les richesses génoises; mais les Catalans d'Alphonse étaient les ennemis éternels du commerce de Gênes, et la haine contre eux ne comptait plus les sacrifices. Cependant la ville de Naples est surprise (1442). René se retire dans un des châteaux et s'y défend en attendant une plus sûre retraite. Une flotte de Gênes va la lui assurer, l'enlève et le conduit à Pise, d'où il retourne tristement à Marseille. Le château napolitain dont il sortit est bientôt vendu au roi d'Aragon1.
Le désastre de la cause que le doge et sa famille avaient embrassée, le triomphe de celle dont ses ennemis s'appuyaient, le mécontentement de tant de dépenses perdues, les intérêts du commerce et la navigation compromis, si le royaume de Naples étant aux mains des Catalans et des Aragonais, on restait en guerre avec leur prince, tout aliénait le public du gouvernement de Fregose. Soit que dans ces temps malheureux tout soit sujet d'accusation et d'aigreur, soit que la famille régnante crût imposer par l'orgueil, on lui reprocha son faste qui insultait aux calamités publiques, et jusqu'à la pompe royale déployée pour rendre les honneurs funèbres à son frère Baptiste.
Tout ce qui pouvait nuire au doge, Alphonse et Visconti le fomentaient. Par leur assistance Jean-Louis Fieschi s'introduisit dans la ville par surprise et s'y rendit aussi fort que le gouvernement. Il partagea si bien l'opinion que ceux mêmes qui auraient dû défendre le doge allèrent lui proposer de se démettre. Il refuse avec fermeté et attend son sort. Fieschi assiège le palais, le force; Thomas Fregose est fait prisonnier, et ici finit la carrière politique de ce grand personnage dont l'ambition n'avait été ni sans noblesse ni sans vertu. On le laissa regagner sa seigneurie de Sarzana
L'Aragonais, roi de Naples, certain que l'assistance des forces maritimes génoises pouvait seule rendre redoutable son compétiteur, voulait avoir dans Gênes une telle influence qu'elle le garantît contre ce danger. Le doge Fregose et sa race ayant embrassé cette cause, Alphonse était devenu leur ennemi irréconciliable. Il protégeait ouvertement les Adorno et les Fieschi; et, ayant pris soin de les lier étroitement ensemble, il se flattait de disposer par eux des populaires et des nobles. Dans l'occasion présente, Fieschi était exclu par sa noblesse de la première place du gouvernement; il fallait Adorno pour être doge; car désormais un Adorno seul pouvait succéder à un Fregose, et réciproquement.
La famille Adorno, à cette époque ne présentait que deux sujets entre lesquels on pût choisir, Raphaël et Barnabé; c'étaient les fils de deux frères d'Antoniotto, de ce doge opiniâtre qui avait saisi et perdu le pouvoir quatre fois. Le père de Raphaël avait été lui-même doge à la chute du gouvernement du marquis de Montferrat.
Barnabé avait signalé son ambition et sa turbulence dans les tumultes des derniers temps. Raphaël était un jurisconsulte estimé, sage et prudent, qui eût très-bien convenu pour magistrat suprême dans un temps de calme: ses concitoyens le préférèrent. Il régit la république avec sagesse et modération (1447), conformément à son naturel. Pour cela même, il ne jouit ni longtemps ni paisiblement de sa grandeur. Le duc de Milan continua à susciter des troubles; Jean-Louis Fieschi fut le premier qui se livra à son intrigue: ouvertement déclaré contre le pouvoir des populaires, il prit les armes dans la province orientale. Alphonse, qui comptait essentiellement sur lui et qui, parmi les Adorno, eût préféré le plus entreprenant au plus pacifique, ne secourait pas le doge; ses Catalans poursuivaient le cours de leurs déprédations maritimes. Raphaël obtint cependant une paix, mais les écrivains du temps, sans en dire les conditions, avouent qu'elles n'étaient pas telles qu'un Adorno eût dû les attendre du protecteur de son nom. Nous savons seulement qu'à cette occasion la république ayant offert au roi un bassin d'or en présent, Alphonse le reçut comme un tribut. Enfin la plus grande opposition que le doge éprouva lui vint de l'intérieur de sa famille. On lui reprocha de manquer de cette énergie qui fait les dynasties et qui transmet les principautés. Des voix non moins artificieuses lui demandaient de résigner son pouvoir pour que la patrie devînt libre. Découragé et lassé, il se démit; le même jour on vit cette intrigue se dénouer; Barnabé Adorno, soutenu par six cents soldats qu'Alphonse avait mis à sa disposition, se proclama doge; mais son usurpation ne dura que trois jours. Il fut chassé par les Fregose.
C'est ici l'époque où cette orgueilleuse famille règne seule. Une nouvelle génération lui était née, elle s'empare du théâtre, et, au milieu des troubles ou de ses propres vicissitudes, elle l'occupe pendant d'assez longues années.
Le vieux ex-doge Thomas vieillissait paisiblement à Sarzana Il n'avait point de fils en âge de prendre part aux affaires; mais Baptiste, ce lieutenant, cet amiral, qui un jour avait voulu supplanter son frère, lui avait laissé un grand nombre de neveux dont les quatre aînés, Janus, Louis, Pierre et Paul devinrent doges, et montèrent à plusieurs reprises sur ce siège glissant. Au reste, on va les connaître par leurs oeuvres. Il y avait eu des négociations entre eux et la France. Charles VII, affermi sur son trône, avait tourné les yeux vers Gênes qu'on regardait à la cour comme une ville révoltée qu'il appartenait au roi son seigneur de revendiquer en pardonnant ou en punissant. Dès 1444, Charles avait signé à Tours un pardon général en faveur des Génois. La rébellion, y était-il dit, avait eu pour suite leur longue sujétion au joug d'usurpateurs divers, mais ils en étaient las, à ce qu'assuraient les lettres de plusieurs d'entre eux; ils désiraient retourner à l'obéissance du roi et à l'ancienne fidélité: et le pardon qu'ils imploraient, le roi l'accordait. Il ordonnait d'avance aux recteurs et gouverneurs à établir d'appliquer l'amnistie à tous les faits passés jusqu'au jour où le drapeau royal serait relevé à Gênes2. Ce pardon dont les historiens génois ne parlent pas, où s'annonce la réintégration de la domination française, était l'annexe ou le préliminaire d'un traité avec l'une des factions, qui se disposait de nouveau à ouvrir à l'étranger les portes de la patrie. Des récriminations subséquentes nous apprennent qu'en effet les Fregose avaient pris cet engagement avec Charles VII, soit que leur marché fût la suite ou le renouvellement des conditions qui avaient occasionné le pardon.
Mais l'hésitation causée par la brusque et violente substitution de Barnabé Adorno à Raphaël, donna à Janus et à Louis Fregose, deux des quatre frères, l'audace de se rendre maîtres de la ville pour leur propre compte, sans attendre les secours que la France devait leur fournir et sans être tenus après le résultat à exécuter le traité, c'est-à-dire à se soumettre à la seigneurie du roi. Le troisième jour après l'installation de Barnabé, une galère seule entra de nuit dans le port. Les deux, frères en descendirent avec quatre-vingt-cinq hommes déterminés. Ils marchèrent au palais, le surprirent, et, après un combat où presque tous ces assaillants furent blessés, mais où leur valeur l'emporta, le doge Adorno fut chassé, Janus Fregose prit sa place: il n'eut pas d'autres électeurs que ses quatre-vingt-cinq compagnons teints de sang.
Ce n'est pas la peine de parler du règne insignifiant de ce nouveau doge. Au bout de deux ans, il mourut avec le rare honneur d'achever sa vie sous la pourpre. Louis, son frère, lui succéda, tant la domination semblait établie dans la famille. Mais, plus médiocre encore que Janus, la lâcheté de ce successeur eut bientôt épuisé la patience des Génois. Après deux ans une émeute à peine remarquée suffît pour chasser ce doge indigne, qui ne s'en réserva pas moins pour d'autres temps (1450).
Ce n'était pas au profit d'un concurrent désigné qu'on se débarrassait de lui. On ne pensa pas même à se soustraire au pouvoir de la famille régnante, si l'on peut parler ainsi. On envoya à Sarzana offrir la place à Thomas; on le pressa de remonter encore une fois sur le siège ducal. Il refusa; sa course, dit-il, était finie, mais il conseillait à ses fidèles Génois d'élever à sa place son neveu Pierre. Sur cette invitation trois cent dix-sept suffrages firent doge Pierre Fregose.
Les antécédents de celui-ci étaient étranges. Signalé dès son adolescence pour son audace et pour son mépris de tout frein, digne instrument de discordes et de violences, il avait été recherché par Visconti, et il avait reçu de celui-ci la possession de Gavi que le duc avait gardée en perdant Gênes. Le jeune ambitieux ainsi encouragé dans ses déportements fit de là des excursions, désola les campagnes, infesta les passages, et proprement se fit voleur de grands chemins. Des convois avaient été pillés; le gouvernement, responsable de leur valeur envers la France à qui ils appartenaient, déclara Pierre voleur et ennemi public, et le bannit avec infamie.
(1451) Aussitôt que ses frères furent au pouvoir, les condamnations avaient été abolies, et Pierre rappelé avait eu le commandement militaire de la ville sous Janus et sous Louis. Peut-être fut-il l'auteur secret du mouvement qui expulsa le dernier et de l'inutile rappel de leur oncle.
Cet ancien brigand une fois doge commença en despote sans retenue. Il avait des détracteurs, il leur imposa silence. On vit, un matin, sur la place publique le corps du noble Galeotto Mari, vêtu de sa toge, enlevé et étranglé dans la nuit sans forme de procès. Une inscription brève et instructive ne portait que ces mots: «Cet homme avait dit des choses dont il n'est pas permis de parler.»
Nous n'avons rien dit encore de Paul, le plus jeune des quatre frères. Pierre l'employa d'abord comme son lieutenant, et à la première vacance qui survint, il le fit archevêque de Gênes.
CHAPITRE V.
Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
Odieux par ses violences et toujours agité à l'intérieur, le gouvernement de Pierre Fregose fut marqué par un grand événement lointain, honteux, menaçant pour la chrétienté tout entière et le plus funeste dont la république pût être frappée dans ce qui lui restait de prospérité. Mahomet II prît Constantinople. Il détruisit (1453) la belle colonie génoise de Péra, si riche, si redoutable aux empereurs grecs. Il fut facile de présager le sort que les établissements de la mer Noire auraient à subir bientôt. Toutes les sources de la force maritime et de la richesse mercantile, tous les véritables appuis de la splendeur de Gênes allaient manquer à la fois. Ce peuple industrieux n'avait pas cessé, depuis les croisades, de faire dans tout le Levant ce commerce auquel il devait tant d'importance politique: sa perte à la prise de Constantinople fut le commencement d'une longue décadence. La conquête de cette capitale de l'empire grec était l'objet permanent et nécessaire de l'ambition des sultans. Dominateurs de l'Asie mineure, ils avaient, cent ans avant Mahomet II, franchi l'Hellespont. Les discordes et l'imprudence des empereurs les avaient appelés en Europe. Ils résidaient à Andrinople. Ainsi établis dans la Romanie, ils avaient resserré les Paléologue dans l'enceinte de Constantinople. Si cette ville tenait encore devant des voisins si redoutables, c'est que des peuples aguerris, mais longtemps sans forces maritimes, ne pouvaient ni l'attaquer par mer ni l'affamer. Les Génois qui s'étaient établis à Péra, les Vénitiens qui y fréquentaient sans cesse, ajoutaient de puissantes auxiliaires aux défenses de la cité et lui assuraient les ressources de la mer.
Mais les difficultés de l'entreprise s'affaiblissaient peu à peu. L'invasion de Tamerlan et le désastre qui en fut la suite sauvèrent seuls Constantinople des mains de Bajazet. Ses successeurs reprirent le projet de la conquête, et quand leur héritage tomba aux mains du brave et ambitieux Mahomet, on sentit que la dernière heure de l'empire grec était arrivée1.
Les Génois de Galata avaient eu quelque espérance d'être épargnés s'il arrivait malheur à la ville. Ils avaient fait dès 1387 un traité avec Amurat2 pour s'assurer, dans les Étais de ce prince, la faculté de commercer et la libre extraction des grains. On a supposé qu'ils avaient renouvelé ces conventions avec Mahomet II; mais elles n'étaient pas de nature à leur donner une grande confiance si près de Constantinople assiégée. Mahomet eut même l'occasion de leur faire savoir qu'il les aimait mieux ennemis déclarés qu'amis perfides3. Il ne manqua pas de poster des troupes qui surveillaient et menaçaient la colonie; et eux- mêmes ne s'abstinrent pas de porter des secours à la ville en péril.
Jean Giustiniani4, l'un d'eux, commandait sous l'empereur Constantin Paléologue, et présidait à la défense de la ville. Longtemps et jusqu'au fatal moment on rendit justice à son dévouement comme à son courage. Les îles de l'Archipel fournirent quelques vaisseaux. L'empereur avait deux frères; l'un possédait le petit royaume de Trébisonde dans la mer Noire, l'autre était seigneur de la Morée. Mais ils avaient peu de forces et moins de coeur. Ils ne remuèrent point pour secourir leur aîné. Entre les Grecs qui prirent les armes et les Génois qui les défendirent, cette capitale immense n'avait guère plus de huit mille combattants sur lesquels l'empereur et Giustiniani dussent compter.
Elle était vivement attaquée du côté de terre, mais la résistance ne manquait pas et les assaillants gagnaient peu d'avantage. Il n'y avait rien à craindre du côté de la mer, à moins que l'ennemi ne forçât l'entrée du port et ne vînt à l'intérieur attaquer les quais et les murs de la ville. Pour rendre cette agression impossible, on avait tendu une forte chaîne à l'embouchure, et derrière s'était formée une ligne impénétrable de tous les navires grecs ou latins qu'on avait pu retenir ou faire entrer. Devant cet obstacle les Turcs remplissaient en vain le canal du détroit de trois cents voiles. Dans ce grand nombre, au reste, ils n'avaient presque que des barques; trente seulement étaient des bâtiments de guerre.
Au milieu de cette foule paraissent tout à coup cinq galères armées, une grecque impériale et quatre génoises; c'est un secours unique mais précieux; la colonie de Scio l'a fourni. Les Turcs entourent et assaillent cette escadre si faible en nombre, mais ils la trouvent supérieure en adresse, et elle porte des courages égaux aux dangers. Ce fut un étrange spectacle. Les Génois se font jour chassant et submergeant tout ce qui s'attaque ou s'oppose à eux. La galère grecque était en péril, ils la délivrent. Vainement Mahomet, à cheval sur la plage, incite les siens à écraser l'ennemi, menaçant ceux qui se tiennent à l'écart; tout cède et fait place à la petite flotte triomphante; elle atteint le port de Constantinople aux yeux de cette multitude étonnée qui couvre le canal et les rivages. Un tel secours vient ranimer les espérances, porter à Giustiniani de nouveaux compagnons, et surtout renforcer cette ligne formidable qui ferme aux assauts des Turcs l'accès de la cité par la mer.
Mahomet fut convaincu dès lors de l'impossibilité de forcer ce passage. Cependant le côté de terre était si bien défendu que la ville ne semblait vulnérable que par l'intérieur du port. Le sultan forma le projet de tourner l'obstacle qui en fermait l'entrée et qu'on ne pouvait surmonter. Il conçut cette idée dont quelques exemples sont connus, mais dont l'entreprise est toujours si hardie, de faire traîner ses barques de la mer sur la terre, de gagner le port par le flanc et d'y descendre devant la ville en laissant derrière soi la chaîne et les bâtiments qui la gardaient. Un plan d'une si grande audace fut exécuté avec une rare activité. Une nuit suffit au despote. Ses soldats obéissants tirèrent à sec, près de la pointe du Bosphore, quatre-vingts demi-galères, et, tournant Péra et Galata, ces faubourgs unis qui, du bord de la mer, s'élèvent sur la hauteur, ils traînèrent ces bâtiments à grande force de bras et les firent glisser sur un chemin aplani à la hâte. Remises à flot quand le port fut atteint, ces demi-galères servirent d'abord à construire un immense radeau, un plancher solide; des batteries y furent postées et commencèrent à jouer contre les remparts. Dans la ville, la surprise abattît les courages; les navires qui avaient si bien fermé l'embouchure du port essayèrent de rétrograder pour détruire l'ouvrage des Turcs, mais la batterie flottante était établie sur des bas-fonds inabordables pour les navires de Gênes. Sous cet appui, les demi-galères ennemies repoussent les assiégés, se chargent de soldats et d'échelles. On prépare l'assaut. L'artillerie, foudroyant les murs de si près, y fait de larges brèches. Enfin le moment fatal est arrivé. L'attaque est décisive. Paléologue, jusque-là si faible, si malhabile pour sauver son empire, déploie tout à coup une fermeté, une valeur dignes d'étonner. Il défendait la brèche. Giustiniani l'avait secondé avec bravoure. Le Génois est blessé, et, se rebutant aussitôt, il se déclare hors de combat. L'empereur veut le retenir, il lui fait honte de déserter le champ de bataille pour une blessure légère, mais Giustiniani passe par la brèche et s'enfuit. Ainsi, après s'être montré si courageux, il se fit accuser de lâcheté ou de ménagements perfides qui dans ce moment funeste étaient de la trahison. On chargea sa mémoire de toutes les conséquences d'une ville perdue, comme s'il eût suffi à la sauver, et pourtant il ne gagna Péra que pour mourir en peu de jours de ses blessures5, signe trop certain qu'elles n'étaient ni feintes ni légères. Cependant Constantinople était prise; l'empereur, décidé à n'y pas survivre, à échapper par la mort à l'esclavage, se jeta dans la mêlée et s'y perdit.
Les habitants de Péra conçurent de vives alarmes. Mahomet, craignant que cette proie ne lui échappât, fit dire aux Génois qu'ils pouvaient rester sans crainte; mais, quand ils lui eurent envoyé leurs soumissions et les clefs de leur colonie, il leur reprocha l'assistance prêtée aux Grecs; il leur déclara qu'il ne voulait plus des anciens traités et qu'ils n'avaient qu'à se soumettre à ce qu'il ordonnait. Il leur accordait cependant la conservation de leurs propriétés: mais ces annonces sévères redoublèrent leur terreur. Le baile de Venise avait été mis à mort, et cet exemple leur fit présager les dangers les plus funestes pour leur vie. Ils montèrent sur leurs vaisseaux et se sauvèrent en désordre, laissant à l'abandon leurs maisons et leurs magasins. Mahomet prit possession du tout: il alla lui-même faire abattre les murs d'enceinte; il fit mettre les scellés sur les biens des fugitifs, et, déclarant qu'il les rendrait à ceux qui reviendraient dans le terme de trois mois, il expédia un vaisseau à Scio pour y faire savoir aux Génois cette résolution, et pour leur faire connaître à quelles conditions ils pouvaient revenir vivre sous son empire. Ils lui payeraient le tribut; mais il leur serait permis de garder entre eux leurs propres lois, d'avoir même un ancien pour les régir. Ils conserveraient leurs églises, à condition de ne faire entendre ni chants ni cloches. Ces conditions, ou plutôt la défiance de l'avenir, ne laissèrent pas revenir les Génois. Le dommage fut immense, et l'on conçut que la calamité présente n'était rien auprès du préjudice futur.
Dans l'Occident la stupeur fut universelle. Chaque puissance avait à se reprocher sa froideur et sa négligence à secourir ce boulevard de l'Europe menacé depuis si longtemps. Les princes d'Italie, les républiques marchandes si intéressées à le conserver dans des mains chrétiennes avaient annoncé des efforts pour y concourir et n'avaient rien fait, distraits de ce soin par leurs jalousies et leurs guerres. Après l'événement c'était un sujet d'accusation réciproque. Les Génois avaient envoyé quelques galères: elles n'étaient pas sorties du port que Constantinople était enlevée. Ils s'en prenaient de ce mécompte et de la faiblesse de leurs efforts à la guerre cruelle qu'Alphonse leur faisait en Corse et sur la mer. Des trêves ménagées par le pape pour permettre aux deux partis de porter assistance à Paléologue, avaient été rompues; et chacun en faisait reproche à son ennemi. Alphonse, pour se justifier de n'avoir rien fait pour Constantinople, et d'avoir empêché ses adversaires d'y envoyer des secours, publia une lettre que nous possédons, monument singulier d'une diplomatie déclamatoire dans une latinité élégante, pleine de sarcasmes et d'outrages tels que les érudits du temps se les prodiguaient dans leurs polémiques littéraires. L'Aragonais demande dans cette lettre, adressée aux Génois, si c'est à eux de parler de négligence à combattre l'ennemi de la chrétienté, quant à eux seuls, à leur coupable avarice, à leur odieuse entremise est due la première invasion des Turcs dans l'Europe.
La république répond à ce manifeste si insultant par une lettre au roi qui nous est également conservée6. Elle est en latin, d'un style non moins soigné, mais plus tempéré, se justifiant et ménageant à la fois. Elle traite de vaine rumeur l'imputation d'avoir transporté les Turcs. Quiconque n'ignore pas tout à fait l'histoire, sait, disent-ils, que c'est par les princes grecs eux-mêmes, au milieu de leurs discordes civiles, que les Turcs ont été établis à Gallipoli.
Le reproche fait aux Génois a été souvent répété; il appartient à notre histoire de rechercher le fait pour l'éclaircir. Leurs annales nous donnent toujours peu de détails sur ce qui se passait dans les colonies lointaines, mais d'autres témoins y suppléent.
Les Génois n'ont pas ouvert le chemin de l'Europe aux Turcs, il n'en était pas besoin. Ces peuples, reste des Corasmins qui ravagèrent la Syrie avant la fin des croisades, répandus dans l'Asie mineure, occupaient la rive asiatique du Bosphore depuis le XIVe siècle. Campés en vue de la Romanie et de la capitale grecque, un canal étroit ne pouvait pas être un long obstacle, et les maîtres de Smyrne et de tant de côtes ne devaient pas manquer à la longue d'embarcations. Mais, tandis qu'ils n'annonçaient pas encore le projet de sortir de l'Asie, les Grecs avaient peu à peu formé avec eux des relations de voisinage. Les princes firent de plus grandes imprudences; faibles et désunis dans leurs familles, ils eurent la mauvaise politique d'emprunter les secours de ces dangereux voisins. Lorsque, après la longue querelle des deux Andronics, Jean Cantacuzène prit la pourpre et disputa le trône à son pupille Jean Paléologue, les deux partis recherchèrent également l'assistance des Turcs d'Asie7. Un émir, maître de l'Ionie, qui avait contracté une étroite amitié avec Cantacuzène, rassembla une flotte à Smyrne et vint deux fois en Romanie pour le service de l'usurpateur. Ce fut le premier passage en Europe, et il ne laissa pas de trace. Mais Orchan, le fils du premier Othman, avait d'abord promis son appui au jeune pupille Paléologue et à sa mère régente de l'empire: Cantacuzène, ambitieux de l'attirer à son parti, eut le courage de lui abandonner sa fille en mariage, et le gendre vint avec toutes ses forces au secours de son beau- père8, c'est-à-dire qu'il s'établit dans toutes les places dont il put s'emparer et qu'à la paix il refusa toujours de les rendre. Lorsque Cantacuzène l'eut emporté sur son adversaire, Orchan, se prévalant sans retenue des conditions qu'il disait avoir obtenues de Paléologue quand il devait le secourir, fit vendre sur le marché de Constantinople les captifs chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'il avait faits à la guerre, tant les compétiteurs de la pourpre étaient avilis devant lui. Enfin Amurat, son fils, transporta sa résidence de Borsa en Asie, à Andrinople, au centre de la Romanie, dont il fut le seul maître.
On voit que les Génois sont innocents de ces fatales combinaisons. Mais, sans aucun doute, ceux de Péra ménagèrent ces nouveaux voisins et commercèrent avec eux quand ils le purent. Quand la colonie fit la guerre à Cantacuzène et l'humilia, Orchan prit parti contre son beau-père. On a vu que, plus tard, quand l'un des successeurs d'Orchan, Bajazet, menaçait Constantinople, les Génois de Péra, loin de se séparer de la cause des Grecs, avaient déployé pour sauvegarde la bannière de Tamerlan; mais, après cet orage, la discorde régnait entre les fils de Bajazet. Le pouvoir des Turcs était faible et disputé dans la Romanie. On eût pu facilement les en chasser; on ne le fit point, et c'est ici que se trouve le reproche le plus fondé qu'on puisse faire aux Génois9. Ils avaient une colonie à Fochia (Phocée), sur la côte ionienne; il paraît que, pour se soutenir sur un rivage où dominaient les Turcs, elle s'était réduite à payer tribut au maître de ce pays (1421). C'était Amurat, le petit-fils de Bajazet, qui disputait à ses oncles leurs provinces et surtout la Romanie. Un jeune Adorno, gouverneur de Fochia, prit parti pour le prince, arma sept galères, et se chargea de le transporter en Europe sur le territoire contesté10. Avant de débarquer, Adorno demanda et obtint la dispense du tribut, et reçut ce prix avec une humilité servile. Deux mille combattants occidentaux11, dont le sultan lui dut le secours, firent tomber Andrinople au pouvoir d'Amurat et l'y affermirent. C'est de là que, trente ans après, Mahomet son fils marcha à la conquête de Constantinople. Tel est le fait qu'on a pu reprocher aux Génois; il n'était ni plus imprudent ni plus répréhensible que la conduite tenue par les chrétiens orientaux envers leurs dangereux voisins depuis quatre- vingts ans.
Quelques voix ont aussi accusé les Génois d'avoir transporté l'armée qui vainquit les chrétiens à Nicopolis12. Amurat, provoqué par la rupture imprudente d'une trêve solennellement jurée, quittant la retraite à laquelle il s'était voué, accourut d'Asie, avec tant de rapidité, qu'on ne sait comment il put réussir à faire passer son armée. Mais les témoignages sur lesquels on impute aux Génois d'y avoir connivé à prix d'argent sont faibles et vagues, et aucun écrivain grec contemporain ne le leur reprochant, c'est assez les justifier.
Maintenant on sentait péniblement à Gênes les suites des imprévoyances passées. On en était réduit à l'impossibilité de porter assistance aux colonies de la Crimée, ou même de conserver les communications maritimes avec elles. Mahomet, après sa conquête, s'était hâté de construire un château à l'entrée du Bosphore, à l'extrémité de la pointe d'Europe: il en possédait un semblable à la pointe d'Asie. Ainsi l'on ne devait plus espérer de franchir ce détroit, cette porte unique de la mer Noire, à moins d'en obtenir sa permission. Une telle nouveauté exigeait de prompts remèdes s'il en était d'efficaces; ils ne pouvaient manquer d'être dispendieux, et le trésor était épuisé. On eut recours, dans cet embarras, à la maison de Saint-George, à cette république riche dans la république pauvre. Elle avait le mérite d'être prompte à exécuter les mesures qu'elle résolvait, parce que les voies et moyens si pénibles à imposer au public contribuable étaient toujours prêts d'avance dans les coffres de Saint-George. L'État céda à la banque la propriété de tous les établissements de la mer Noire pour lui laisser le soin et la dépense de les sauver s'il se pouvait. L'acte de cession que nous possédons fournit quelques détails qui font juger de l'organisation du gouvernement à cette époque, de l'état de celui de Saint-George et de quelques usages. Il est stipulé au nom de très-haut et très-illustre seigneur Pierre de Campo Fregose par la grâce de Dieu doge de Gênes; il est assisté du magnifique conseil des anciens, de l'office de la monnaie (la direction des finances) et des huit proviseurs de Romanie, renforcés de huit citoyens adjoints à ce dernier office. Tous contractent en vertu de l'autorité spéciale qui leur a été déléguée par un conseil général nombreux où ont parlé deux docteurs és lois et le noble Lucien Grimaldi; deux cent trente-six voix contre une seule y ont consenti à la cession. Un préjugé qui s'était conservé dans le pays jusqu'à nos jours persuadait que si un contrat peut être vicié par quelque omission de formes, l'autorité de la justice intervenant a le droit et le pouvoir d'y suppléer; le magistrat judiciaire de Gênes est appelé pour cet effet. C'est le podestat, qui, afin de prononcer régulièrement déclare avoir pris pour tribunal la place à la gauche du doge.
La cession contient Caffa et les autres cités de la mer Noire, forteresses, ports, domaines, impôts mis et à mettre, tout ce qui appartient dans ces établissements au doge, au conseil des anciens, à l'office de Romanie, à la commune de Gênes, le tout conjointement ou séparément et sous la seule condition de maintenir les droits acquis des habitants de ces colonies.
La république se démet des droits régaliens comme du domaine utile, du droit de nommer aux magistratures et emplois. Le doge et le conseil ne pourront s'immiscer dans les nominations ni aucun magistrat dans la connaissance des affaires des colonies, soit pour ordonner, soit pour dispenser. L'office de Romanie se dissout, tous ses pouvoirs étant compris dans les objets cédés; néanmoins Saint-George ne s'oblige à payer les dettes passives qu'à concurrence des revenus transmis.
Cette transmission est déclarée faite à cette maison parce qu'il n'y a pas de secours plus prompts que ceux qu'elle peut donner; «car ses magnifiques protecteurs entre les mains desquels les peuples étrangers déposent leurs richesses comme dans le trésor le plus sûr et le plus sacré, disposant de tant de biens, ont toujours su faire suivre la résolution de l'exécution immédiate, soit qu'il faille agir sur terre ou sur mer; enfin, on peut s'assurer, est-il dit, que des protecteurs toujours choisis, suivant l'usage, dans le nombre et dans l'ordre des plus grands citoyens, ne nommeront pour gouverneurs ou pour magistrats que des hommes semblables à eux, en sorte que, sous leur tutelle, ces villes lointaines refleuriront plutôt que de déchoir.»
Remarquons enfin l'influence des hommes de loi et de leur esprit dans les affaires publiques. Cette grande transaction politique s'accomplit comme un contrat ordinaire entre particuliers pour des intérêts privés. L'acte où le doge même et son gouvernement sont parties contractantes est fait et passé par-devant un notaire et des témoins. Le doge garantissant les clauses stipulées, souscrit à une commination d'amendes en cas de contravention. Enfin la cession est expressément qualifiée de donation entre-vifs, et, en faisant promettre au donateur de ne pas revendiquer la révocation du don, on renonce expressément à l'exception légale de l'ingratitude du donataire.
Une semblable transaction avait mis la Corse au rang des domaines cédés à Saint-George, c'est-à-dire au nombre des possessions attaquées dont l'État ne pouvait plus défrayer la défense. Alphonse, dans la lettre que nous avons citée, faisant allusion à cette transmission, à des trêves rompues et aux excuses qu'en donnent les Génois en distinguant Saint- George et le gouvernement, les compare par une saillie pédantesque au prêtre d'Hercule qui, jouant contre le dieu, jetait les dés alternativement de l'une et l'autre main et faisait les deux rôles.
Plus redoutable par ses armes que par ses sarcasmes, Alphonse occupait San Fiorenzo et menaçait le reste de la Corse. Dans le même temps, sur la rive ligurienne occidentale, les Français s'étaient emparés de Final. Appelés en Italie pour faire valoir les prétentions du duc d'Orléans à la succession de Philippe-Marie, ils restaient en possession du duché d'Asti. Ils étaient encore irrités contre les Fregose depuis que Janus, devenu doge sans eux, avait manqué au traité qui devait leur rendre la seigneurie de Gênes.
CHAPITRE VI. Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le gouvernement du duc de Calabre.
Les embarras allaient croissant. Une flotte d'Alphonse vint menacer le port de Gênes; elle portait tous les compétiteurs et tous les ennemis déclarés de Fregose.
On recourut aux négociations: Alphonse, pour première condition, déclara qu'il n'entendrait à aucune paix avec les Génois tant que Fregose serait leur doge. Il exigeait que le pouvoir fût remis aux Adorno. Des hostilités et des soulèvements fomentés appuyaient ces demandes: Pierre Fregose ne put rester sourd à des déclarations si menaçantes et si opiniâtres. Tout l'abandonnait, il sentait tristement l'impossibilité de rester en place; mais, en tombant, céder à ses émules c'eût été le dernier des malheurs pour son orgueil, et, pour s'y soustraire, il se résigna à tout. Il pensa à rendre Gênes au roi de France bien plutôt qu'aux Adorno, aux protégés d'Alphonse. Quatre ambassadeurs furent envoyés à Paris. L'accord fut promptement conclu, et Jean, duc de Calabre, fils du roi René, vint au nom du roi de Charles VII prendre possession de la seigneurie de Gênes. Après qu'il eut juré la conservation des droits de la république et le maintien des privilèges de Saint-George, le Castelletto et les autres citadelles lui furent remis.
Si l'on veut bien s'arrêter un moment sur cette transaction, on pourra apprendre comment se vendent les villes et en quoi les actes publies diffèrent des conditions secrètes. D'une part, les ambassadeurs génois transfèrent au roi de France la seigneurie de Gênes: les anciens pactes faits en pareille occasion avec le roi Charles VI sont le fondement de ce nouveau traité. Les Génois, seulement, présentent au roi certaines clauses nouvelles qu'ils le prient d'accorder. Le roi se contente de les renvoyer à en discourir avec le duc de Calabre quand il sera auprès d'eux. Mais on remarque dans les pouvoirs des envoyés de Gênes relatés dans l'acte sans explications, une faculté d'engager la commune de Gênes au remboursement de deux sommes de 25,000 ducats, l'une dont le duc de Calabre a déjà répondu pour elle, l'autre pour autre foi (caution) faite ou à faire, afin d'assurer l'exécution des pactes convenus.
Or, en ratifiant cette convention faite au nom de la république, le même jour, le roi ratifie séparément un autre traité antérieur1 fait à Aix entre le duc de Calabre et Borruel Grimaldi, envoyé du doge Fregose. Par cet acte, dont les annalistes génois n'ont jamais rien dit ni peut-être rien su, le doge promet de rendre la seigneurie au roi. A cet effet, aussitôt qu'il fera savoir qu'il est temps de venir la prendre, le duc de Calabre devra s'approcher de Gênes avec des forces qui ne seront pas moindres de douze mille fantassins et trois cents chevaux. Savone et Novi lui seront livrées d'abord et dès qu'il paraîtra.
A la sortie de Gênes, Pierre Fregose et ses frères seront recueillis, soit en France, soit en Provence. Leurs biens y seront sous une sauvegarde spéciale; et si jamais il y avait occasion de la rétracter, ils auraient un an de délai pour faire leur retraite.
Fregose déclare que son intention est de ne rien coûter au roi de France. Ce qui lui est dû, c'est à Gênes de le payer: le traité lui garantit en ce sens 30,000 ducats pour ses bons services. Les Génois lui doivent en outre 41,625 livres pour son traitement, pour ceux de ses frères et pour leurs loyaux coûts. Il lui reviendra aussi la valeur des munitions qui sont dans le Castelletto. Or, pour satisfaire à tous ces payements, le duc de Calabre lui remettra de bonnes lettres de change payables dans Avignon. C'est de cette promesse que la commune de Gênes est obligée d'indemniser le duc: elle sera même tenue d'acquitter ce qui, dans le compte de ces créances, excéderait l'engagement de 30,000 ducats. Enfin Pierre se réserve que la commune le libérera de 9,600 livres qu'il doit au duc de Milan. Elle les retiendra sur 50,000 ducats que doit à celui-ci la maison de Saint-George.
Pour son avenir, Fregose s'en remet à la libéralité du roi. On donne à ses frères des compagnies de cinq cents lances leur vie durant. L'archevêché de Gênes reste à Paul Fregose, l'un d'eux; on lui promet par-dessus l'archevêché d'Aix ou un bénéfice équivalent. Le roi de France et le roi René emploieront leurs bons offices pour lui procurer le chapeau de cardinal. Une fille naturelle du roi de Sicile est promise en mariage à un autre frère. Enfin René donne à l'ex-doge Pierre la seigneurie de Pertuis et lui en assure le revenu pour 1,500 ducats.
Ainsi les princes de ce temps traitaient entre eux et pour leurs intérêts propres. Ainsi Gênes payait chaque changement de domination qui lui était imposé.
Parmi les articles de capitulation dont nous avons parlé, il en est un remarquable. Gênes veut se réserver, en cas de schisme, la liberté de choisir le pape auquel elle adhérera. Le roi répond que, le cas arrivant, il consultera les rois d'Espagne et d'Ecosse, ses autres alliés, l'Eglise gallicane, ses bonnes villes, et Gênes parmi elles: après de telles consultations sa décision prise obligera tout le monde2.
Sous la puissante garantie de la France, les Génois avaient espéré qu'Alphonse s'abstiendrait de les attaquer; excité par les émigrés, il continue les hostilités. Il envoie (1459) de Naples dix galères et vingt vaisseaux qui menacent le port. Mais un événement imprévu change l'état des choses; on apprend qu'Alphonse vient de mourir. A cette nouvelle tout est en confusion sur la flotte. Les Catalans, les Napolitains renoncent au siège de Gênes, ils lèvent l'ancre pour retourner dans leurs ports. Les émigrés perdent toute espérance. On vit Raphaël et Barnabé Adorno au désespoir, épuisés de fatigues et de chagrins, suivre de près leur protecteur au tombeau, victimes d'une ambition et d'une jalousie qu'ils n'avaient pu assouvir.
Barnabé laissait après lui un fils pour renouveler bientôt le combat entre les deux races rivales. Il semblait, en attendant, que Gênes dût avoir quelque répit. Il y eut un moment de calme. Le fils du bon roi René gouvernait sagement et s'attirait l'affection des Génois. Il excitait leur courage et leur haine contre les Catalans; il les engageait de volonté dans les querelles de sa maison, car son père et lui-même avaient repris l'espérance de conquérir le royaume de Naples, depuis que cette couronne semblait moins affermie sur la tête d'un nouveau roi. Alphonse l'avait laissée à Ferdinand, son fils naturel. L'autre Ferdinand, héritier du trône d'Aragon et bientôt maître des Espagnes, Ferdinand le Catholique, n'était pas un prince capable d'un grand dévouement à l'intérêt d'un cohéritier bâtard.
Avant de tenter une entreprise dispendieuse, on avait à Gênes assez d'embarras pour suffire aux frais et aux dettes du gouvernement. Le duc de Calabre levait quelques emprunts, mais il sentait la défaveur que ces exigences jetaient sur son administration. Il eut recours à François Sforza, duc de Milan depuis la mort du dernier Visconti, son beau-père. Sforza était attaché par plusieurs liens à la maison de France; mais la présence des Français à Gênes ne lui montrait qu'un voisinage importun: il leur enviait cette possession qu'il estimait à sa propre bienséance. Il craignait encore plus leurs grands desseins sur Naples, qui, réussissant, les auraient faits souverains de l'Italie. Pour être dispensé d'y donner les mains il s'était hâté de s'engager par une alliance publique avec Ferdinand. Aussi dissimulé que les Visconti auxquels il s'était subrogé, tandis qu'il rendait des services au duc de Calabre, il donnait avis à Naples de ce qu'on méditait à Gênes; il suscitait sous main de nouveaux embarras pécuniaires, et un dangereux ennemi. Pierre Fregose, qui n'avait voulu des Français que pour se délivrer d'Adorno (1460), ne pouvant rentrer par eux au pouvoir, ne chercha qu'à le leur reprendre: bientôt il fut secrètement d'accord avec Sforza. En descendant du siège ducal il avait retenu Voltaggio et Novi. Il y fit sa retraite en accusant les Français de mauvaise foi. Il reprit son métier de brigand et infesta l'Apennin. Cependant le duc de Calabre s'apprêtait à passer dans le royaume de Naples. Son père avait armé une flotte à Marseille: les Génois en fournissaient une; ils avaient tiré du trésor de Saint-George 60,000 ducats pour y pourvoir. Les particuliers s'empressaient encore à lui fournir de l'argent en prêt, tant sa personne et son expédition inspiraient de confiance. Lavallée, que Charles VII lui envoyait pour successeur dans le gouvernement de Gênes, était arrivé. On fit les derniers préparatifs et la flotte mit à la voile. Le duc, se réservant de la joindre à Livourne, s'arrêtait encore quelques jours, inquiet d'observer parmi les émigrés des mouvements évidemment combinés pour faire diversion à ses desseins sur Naples. Pierre Fregose, en effet, tenta un coup digne de son audace. Séparer le chef de ses soldats, le retenir et faire manquer l'expédition commencée, profiter en même temps de l'éloignement des forces pour pénétrer dans la ville, tel fut son plan hardiment conçu et habilement exécuté. Pierre, gravissant les montagnes, arriva aux murs de la ville et pénétra dans l'intérieur. Le duc de Calabre accourut pour s'opposer à sa descente. Les deux partis se trouvèrent en présence: Pierre appelait le peuple à son aide; les Français craignirent de se voir abandonnés. Dans cette anxiété, le duc eut recours à la faction émule des Fregose. Il fit crier: Adorno! Adorno! et ce cri attira contre les assaillants une partie des citoyens. Le fougueux Pierre, enflammé de colère, entendant résonner un nom odieux, se précipita pour tenter les plus grands efforts. Mais Lavallée d'un côté, le duc de Calabre de l'autre, fermant le passage à sa troupe, la cernèrent et la détruisirent. Pierre combattant, toujours sans pouvoir retourner en arrière, se fit jour presque seul à travers la ville. Par la course la plus rapide il atteignit une porte éloignée du lieu du combat; mais il la trouva fermée. Rejoint par ceux qui le poursuivaient, il fut massacré. Ce qui restait de ses gens se dispersa; peu échappèrent. Après avoir triomphé d'une si vive attaque, le prince partit enfin pour son expédition.
Gênes, après cet événement, resta quelque temps tranquille. La navigation marchande et le commerce avaient repris leur activité. On essayait de réparer les pertes de l'Orient et de tirer parti de ce qu'on y possédait encore. Il restait de grandes fortunes privées promptement remises en jeu aussitôt que la sécurité pouvait reprendre; mais l'État était pauvre et obéré. C'était de là que devaient venir les premières révolutions. Il ne manquait pas de créanciers arriérés à satisfaire, et les ressources étaient épuisées. On démolit quelques citadelles pour faire économie des frais de garde et d'entretien. La situation du trésor se juge par cette mesure. Elle ne pouvait suffire au besoin: on chercha d'autres moyens extraordinaires. On demandait aux riches des contributions insolites et des emprunts forcés. Ils voulaient que plutôt on doublât indistinctement toutes les gabelles, c'est-à-dire tous les impôts sur les consommations. Les classes inférieures se soulevaient contre une loi qui enlèverait double part sur leur subsistance et qui ne tomberait que faiblement sur les grandes fortunes; elles demandaient à leur tour, en s'adressant au gouverneur français, l'abolition des immunités d'impôt dont un grand nombre de familles puissantes avaient eu le crédit de se faire privilégier. Le gouverneur hésitait au milieu des embarras et des dissensions. Tandis que tout se passait encore en plaintes et en menaces des pauvres aux riches, peut-être Lavallée croyait utile à sa politique de laisser ainsi se diviser les Génois; car chacun reconnaissait son autorité, et il ne voyait aucun chef apparent pour s'emparer de ces ferments de discorde3. Il ne crut point avoir de mesures à prendre. Cependant le peuple s'assemblait dans le faubourg Saint-Étienne. Le premier jour, quelques orateurs séditieux dirent à l'assemblée que des querelles de ce genre ne se terminaient pas avec des discours: leurs harangues parurent froidement écoutées; on semblait ne pas les avoir entendues: l'impunité encouragea, la nuit on prit plus d'audace, et le lendemain tout fut sous les armes. Le gouverneur, revenu trop tard de sa confiance, essaye de négocier avec les insurgés. Bientôt il ne lui reste plus que la ressource ordinaire de se retirer dans le Castelletto avec sa garnison française. Là il attend les événements.
CHAPITRE VII. Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes.
(1460) Louis Fregose, ce frère de Janus, à qui il avait succédé sur le siège ducal, et qui s'était laissé persuader d'en descendre, avait repris son ambition depuis que, par la mort de son frère Pierre, il se croyait de nouveau le membre le plus considérable de sa race. Mais si un parent l'avait supplanté une fois, on verra que telle fut toujours la destinée de ce personnage inférieur à son ambition. Il avait été en partie la cause des événements du jour. Parmi les créanciers les plus pressants de la république, il avait réclamé une dette de 90,000 ducats; car tous ces doges abdiquant ou même chassés parvenaient toujours à se réserver de larges indemnités sous prétexte de dépenses publiques faites de leurs deniers, ou pour la rançon des places gardées en leur nom. Ceux qui leur succédaient connivaient volontiers, par prévoyance d'un même sort, à ces prétentions qui retombaient sur l'État. En ce sens le grand nombre de ces successions de doges n'était pas la moindre occasion de ruine qu'apportaient les révolutions.
Mais quand Louis Fregose comptait retirer le fruit du soulèvement auquel sa poursuite avait contribué, il se trouva pour le lui ravir des hommes plus habiles. On avait manqué de chefs, l'on vit arriver à la fois Prosper Adorno et Paul Fregose encore. Prosper était fils de Barnabé, le plus hardi des Adorno, qu'Alphonse avait protégé. Paul Fregose était archevêque de Gênes. La profession et la dignité n'empêchaient pas que ce ne fût le plus dissolu des prêtres, le plus hardi et le plus belliqueux des intrigants; sans frein ni de religion ni de pudeur, il joignait à l'ambition et à l'audace un merveilleux fonds de perfidie et de dissimulation. A l'apparition de ces deux hommes, les anciens fauteurs de leurs maisons se divisèrent autour d'eux; l'archevêque eut plus de partisans dans le peuple. Les classes élevées, jadis plus favorables à sa famille qu'aux Adorno, les nobles surtout, craignirent en lui un despote plus violent que son frère; ils soutinrent Adorno. Les Spinola négociaient avec le gouverneur français du Castelletto, afin de réunir toutes les forces contre Fregose. La crainte qu'il ne vînt demander compte de la mort de son frère, et surtout de l'argent que Pierre avait réclamé avant son décès, donnait beaucoup de partisans à son compétiteur. L'archevêque se sentit faible. Il se borna à insinuer au peuple de se méfier des nobles et de ne pas traiter avec les Français. En même temps un avis officieux avertissait Prosper Adorno que l'archevêque ne voulait pas lui faire concurrence. Il ne travaillait, disait-il, que pour faire triompher Gênes de la tyrannie étrangère que préparaient sourdement les nobles. Il offrait de contribuer à faire porter Prosper au siège ducal, content lui-même de sa dignité ecclésiastique: une telle union pouvait seule sauver le pays. On se fia à ces démonstrations, et, en effet, le conseil général assemblé, Prosper Adorno fut doge avec le concours des deux partis; quatre cent trente-six voix le nommèrent. On n'avait jamais vu une élection si nombreuse ni si régulière en sa forme (1461).
Il restait à retirer la citadelle du Castelletto des mains des Français, entreprise difficile qui exigeait des soldats et de l'argent. Sforza, à qui l'on demanda des secours (il était alors brouillé avec le roi de France), envoya mille hommes et quelque somme de deniers: avec le but secret de fermer l'Italie aux Français, il était spécialement incité à nuire à leur domination à Gênes, par les recommandations du dauphin qui fut depuis Louis XI. Alors séparé de la cour et retiré chez le duc de Bourgogne, contrarier son père à Gênes, et par là ses cousins d'Anjou à Naples, était un plaisir digne de son coeur et de sa politique rancunière.
Le secours milanais ne suffit pas pour réduire la citadelle, on se contenta de la tenir bloquée, et cependant un nouveau danger se manifesta. Savone devint le point d'appui d'où les Français menaçaient Gênes, où les mécontents allaient les renforcer. Charles VII envoyait six mille hommes par le Dauphiné; le roi René était venu de Marseille avec des galères; Sforza engagea Marc Pie de Carpi à se mettre au service de la république pour la défense de la ville. On se partagea les postes: le doge garda le port, Carpi un des côtés de la ville; l'archevêque se chargea de la défense de l'autre. Il endossa la cuirasse, et, à la tête d'une troupe de jeunesse choisie renforcée de quelques soldats, il occupa les hauteurs qui couvrent Gênes du côté de la Polcevera.
Pour ces grands efforts il fallait de l'argent; les moyens les plus violents furent employés pour en faire. Le doge, pour la défense du port, s'empare des vaisseaux des particuliers: il convoque trente citoyens opulents sous un prétexte; quand ils sont devant lui, il fait fermer les portes du palais et essaye de rançonner ses prisonniers. Mais il a toujours existé chez les Génois un grand moyen de résistance, la force d'inertie; elle est surtout à leur usage quand on en veut à leur bourse, et souvent elle est efficace: on se laissa menacer, on ne paya pas. Adorno ne recueillit de cette tentative que de la honte et de la haine. Cependant les Français arrivaient, ils étaient à Conégliano. Adorno, Fregose, Carpi réunirent leurs forces pour disputer le passage de la Polcevera: il fut forcé; les défenseurs reculèrent en désordre; mais enfin l'archevêque, par un mouvement habile et heureux, chargea tout à coup à la tête de la cavalerie de Sforza. La terreur panique saisit les assiégeants, ils rompirent leurs rangs et prirent la fuite vers la mer. René, dont les galères suivaient les opérations de la terre, voulut renvoyer ces fuyards au combat, il refusa de les recevoir sur la flotte qu'il tint éloignée du bord. Les Français poursuivis, hors d'état de se reformer, furent écrasés; tout se dispersa laissant un grand nombre de morts et de prisonniers.
Cette victoire appartenait à l'archevêque. La première pensée du doge Adorno fut de l'envier et d'en craindre l'influence. On intima de sa part à Fregose l'ordre de rester avec sa troupe hors de la ville. L'archevêque, indigné et prompt à tenter audacieusement la fortune dans un moment si décisif, se jette dans un bateau de pêcheur, et, tandis que la porte de terre lui est fermée, il arrive par le port; il appelle ses partisans. Le doge rassemble ses forces pour se faire obéir, mais les frères de Fregose sont en état de faire résistance. Dans ce combat imprévu Carpi et ses Milanais restent neutres. Enfin les Fregose l'emportent. Le doge Prosper Adorno prend la fuite. Pour compléter le succès, Lavallée traite, rend le Castelletto et va prendre le commandement de Savone. L'archevêque vainqueur n'ose encore usurper la première place; mais, au bout de trois jours, c'est l'ancien doge Louis Fregose qui vient revendiquer sa dignité passée: il la reprend sans trop de contestations. Devant ce faible et maladroit compétiteur, l'archevêque Paul attend, mais il conserve autour de lui une troupe de sicaires: il est le chef de tous les hommes perdus et il leur donne pleine licence. Après quelques mois (1462), il se décide enfin, il attaque Louis à l'improviste, le chasse et se proclame doge; mais ce premier essai ne lui réussit pas; il se voit contrarié en tout point. Il connaît que l'heure de la tyrannie à laquelle il aspire n'est pas encore venue. Il se démet volontairement d'un pouvoir qui n'a duré que peu de semaines. Le peuple caressé par lui se croit en état de se passer de toute aristocratie. Il nomme quatre recteurs de la république, tous pris dans la classe des artisans. Cette invasion des classes inférieures effraye tout le reste des citoyens. On met à l'écart les autres sujets de plainte. On convient de reporter encore une fois et de soutenir sur le siège Louis Fregose dont l'ambition est peu menaçante, dont la médiocrité n'a rien d'offensif. Les artisans ne gouvernent que huit jours. Louis est doge de nouveau; mais son sort et probablement ses talents ne voulaient pas qu'il pût se maintenir au poste où il reparaissait sans cesse (1463). Six mois n'étaient pas écoulés que Paul l'avait encore chassé et était assis à sa place.
Si les devoirs de la profession ecclésiastique donnaient peu de scrupule à l'archevêque, il n'en était pas moins, dans sa double qualité, obligé à des ménagements envers le pape dont l'autorité apostolique conservait toujours tant de poids, et de qui il n'était jamais indifférent pour le chef d'un État d'Italie d'être reconnu ou désavoué. Paul s'adressa à Pie Il qui remplissait la chaire de saint Pierre. Il fit valoir l'ancien exemple de l'archevêque Visconti qui avait mis sur sa mitre la couronne ducale de Milan. Je crois devoir transcrire ici la curieuse réponse du pape. La gravité, la dignité ne sauraient s'employer en meilleurs termes pour exprimer les concessions que la faiblesse d'un homme de bien n'ose refuser à un scélérat. Un trait caractéristique de l'esprit de l'Église y fait sourire, c'est la supposition que les Génois réclament le gouvernement de leur pasteur par confiance pour la théocratie, et que le digne archevêque se sacrifie pour l'avancement de la juridiction sacerdotale.
«Vénérable frère, vous nous annoncez que le libre suffrage de vos concitoyens vous a nommé doge de Gênes, et vous nous demandez de ratifier leur décret par notre bénédiction. Nous nous sommes étonnés de vous voir accepter le gouvernement temporel d'une cité qui plus que toutes les autres villes de l'Italie se complaît dans les révolutions et, chaque jour en tumulte, ne peut supporter longtemps ni doge ni maître. Vous avez éprouvé par vous-même comment est faite sa constance. Appelé à ce même siège ducal, vous y étiez à peine monté que vous en descendîtes. La nouvelle de votre avènement, celle de votre déposition nous parvinrent comme à la fois. Maintenant quel sera votre sort? nous l'ignorons. Cependant il y a ici une grande nouveauté. Nous ne disons pas que le même homme ne puisse être archevêque et doge si cela se fait sans effusion de sang; mais nous n'en connaissons pas d'exemple à Gênes. Pour une telle innovation il faut supposer de grands motifs; peut-être les Génois auront reconnu que les gouvernements des séculiers sont pleins d'iniquité et que de là naissent tant de révolutions. Dans ce sentiment ils recourent à leur pasteur; lassés du régime des laïques, ils veulent éprouver si l'autorité sacerdotale n'est pas plus juste et plus douce. De grands devoirs vous sont donc imposés. Si vous n'empêchez toute violence, si vous ne veillez à la paix et à la sécurité, si vous n'imposez la loi aux volontés déréglées, si vous ne contenez vous-même et vos adhérents avec le frein du juste et de l'honnête, votre pouvoir ne s'affermira point; vous serez chassé avec honte pour vous, et avec préjudice pour la dignité ecclésiastique; vous serez chassé si toutefois on vous chasse sans qu'il vous arrive rien de plus funeste, comme vous en avez devant les yeux des exemples domestiques. Voyez donc bien ce que vous faites. Pensez que le gouvernement d'un prêtre et celui d'un laïque n'ont pas les mêmes lois. La puissance sacerdotale doit être paternelle et clémente sans ombre de tyrannie. Les hommes supportent dans un prince séculier ce qui dans l'ecclésiastique est odieux. Les fautes légères et sans conséquence de l'un sont dans l'autre des péchés irrémissibles et des crimes énormes; car le pasteur dont la vie est destinée à servir de modèle à ceux au- dessus desquels il est élevé, ne doit pas seulement s'abstenir de mauvaises actions, mais encore de la moindre apparence du mal. Considérez donc encore une fois cette situation. Si vous pouvez régner justement et saintement; si vous savez gouverner non-seulement vos sujets, mais vous- même, détruire l'iniquité et dominer par la vertu; si vous acceptez le rang de doge pour l'utilité du bien public et non pour satisfaire vos passions; si vous embrassez le dessein de défendre la religion du Christ contre le Turc impie; si vous dévouez votre personne à cette cause en vous abstenant de faire aucun tort à autrui; s'il en est ainsi, dans la confiance que cette dignité vous a été légitimement conférée avec les solennités requises et selon les lois de votre patrie, et que tenant vos promesses vous exercerez le pouvoir pour le salut de votre peuple, nous, au nom de la sainte Trinité, à votre gouvernement, à vous, à vos concitoyens comme à toute la république chrétienne, nous octroyons notre bénédiction.»
Paul Fregose se prévalut de cette adhésion du pontife et méprisa ses leçons. Il vécut en despote sans moeurs et sans frein. Les brigandages se commettaient de nuit, les violences en plein jour. Il n'y eut si vieille querelle qu'on ne prétendît venger, et qui ne servît de prétexte pour troubler la paix publique. Nobles comme plébéiens, les hommes corrompus se donnèrent carrière. On vit un Spinola s'introduire dans une maison où se réunissait une société distinguée; il s'empara des portes et ne rougit pas de dépouiller les assistants; il emporta leurs joyaux et enleva un jeune Lomellino pour le rançonner. Le premier des courtisans du doge archevêque, son conseil intime et surtout son compagnon de débauches et de méfaits, était Hiblet Fieschi, homme sans foi, bien fait pour servir et pour trahir un tel maître. Sous ce régime d'oppression et de terreur, la ville entière fut bouleversée. Le commerce disparut, l'argent se cacha, les actions de Saint-George perdirent jusqu'aux trois quarts de leur valeur. Les citoyens paisibles qui purent se dérober ou à la crainte des violences ou au spectacle d'une tyrannie scandaleuse, allèrent se mettre en sûreté à Savone.
Les Français avaient tenu dans cette ville depuis leur sortie de Gênes. Pendant que Paul Fregose disputait le pouvoir à son parent, le roi Charles VII était mort. Sforza, non moins ambitieux que les Visconti qu'il avait remplacés, se souvint que le nouveau roi étant dauphin l'avait engagé à donner aux Génois son aide pour se soustraire au gouvernement de la France; l'on devait facilement obtenir de lui la cession de ses droits sur une possession dont il avait fait si peu de cas. Mais ses ouvertures non plus que ses protestations d'amitié n'obtinrent de Louis XI que refus et mépris. Le duc s'entendit reprocher le secours donné aux Génois contre les intérêts de la France ainsi que le parti qu'il avait pris contre la maison d'Anjou dans les affaires de Naples; quand il voulut rappeler qu'il n'avait rien fait qu'à l'invitation de Louis, on lui répondit que les temps étaient changés et que l'excuse n'était pas valable. Cependant on s'apprêtait en France à la guerre du bien public. Louis XI se lassait de payer la garde de Savone et d'y tenir des troupes. Une nouvelle intrigue le raccommoda avec Sforza. Non-seulement il lui remit Savone entre les mains, mais il lui transporta solennellement tous les droits de la couronne de France sur la seigneurie de Gênes et il fit notifier cette cession à tous les États d'Italie1. La nouvelle fit une grande impression dans Gênes, et ce n'est pas le doge seul qui en fut ému. Les citoyens, prévirent que Sforza, annonçant ainsi ses projets, ne tentait de les débarrasser de leur archevêque que pour les asservir. Il est probable que c'est aux représentations attirées par ce traité que Louis répondit aux Génois que s'ils se donnaient à lui il les donnait au diable2.
Le duc prit possession de Savone3. Bientôt la rivière occidentale presque entière reconnaît son pouvoir. Il s'applique à s'attacher les chefs des partis même opposés entre eux. Celui que le duc séduit le plus aisément c'est Hiblet Fieschi, le confident de l'archevêque. De concert avec ces nouveaux alliés, une armée est envoyée du Milanais devant Gênes; un grand nombre d'habitants des vallées s'y joignent. Paul Doria, Jérôme Spinola s'en font les guides, et tout annonce que le soulèvement intérieur répondra aux assauts du dehors.
L'archevêque comprit son péril. Il vit qu'il fallait se réserver pour un autre temps et aller faire la guerre ailleurs, puisqu'à Gênes il ne pouvait plus résister à la tempête. Son dernier acte fut de prendre dans le port quatre vaisseaux sans s'embarrasser des propriétaires. Il y monta et partit en maudissant la perfidie d'Hiblet, car c'était lui qui assiégeait une des portes de la ville, menaçant de la forcer sans délai. Fieschi, en effet, se fit ouvrir cette porte, toutes les barrières s'abaissèrent devant lui; le duc de Milan fut proclamé seigneur de Gênes aux mêmes conditions que Visconti avait autrefois jurées, c'est-à-dire en garantissant le territoire, les lois et les franchises du pays. L'archevêque, déçu de toute espérance prochaine, prit ouvertement le parti de la piraterie pour ressource. Ce ne fut pas pour longtemps; François Spinola le poursuivit, l'atteignit, lui prit ses galères: Paul se sauva dans une chaloupe. Le pirate échappa au gibet pour devenir cardinal et doge une fois de plus.
La conquête du duc de Milan fut consolidée. Des ambassades solennelles allèrent lui porter l'hommage des Génois, lui présenter à genoux les clefs de la ville et les sceaux de la république, recevoir ses serments et ses caresses. Un des députés reçut l'ordre de chevalerie de la main de Sforza. Peu de temps après, la Corse fut retirée des mains des protecteurs de Saint-George, sous prétexte qu'elle serait mieux défendue par le gouverneur ducal contre le roi de Naples et contre les Catalans. En tout le régime fut modéré. On exigeait un tribut de cinquante mille livres. Mais il se dépensait en entier dans Gênes pour la garde et pour le service public. La situation était devenue supportable après la despotique anarchie où l'archevêque avait fait vivre. Le rétablissement de l'ordre permit de reprendre sérieusement le travail de la réforme des lois civiles et municipales. Parmi huit citoyens qui en furent chargés se remarquent les noms d'un Spinola et d'un Grimaldi, l'un et l'autre portant le titre de jurisconsulte.
(1466) A la mort de François Sforza Gênes passa sans hésitation sous l'obéissance de son fils Galéas, nouveau duc de Milan4. Celui-ci témoigna aux Génois peu d'amour. Il ne les séduisit ni par ses caresses ni par cette magnificence qui attachaient involontairement à son père. Il vient dans leur ville (1467); on fait de somptueux préparatifs à son approche: tout est dédaigné. Il va se renfermer dans la citadelle, ne se montre point et repart le troisième jour sans avoir visité la cité. Tandis qu'on s'étonnait d'un si froid accueil, un ordre du duc appela devant lui à Milan des députés de Gênes afin de conférer sur une affaire importante. C'était pour ordonner de construire une darse nouvelle capable de suffire à la station habituelle d'une grande flotte. Il prescrivait d'armer vingt galères et il empruntait des Génois 11,000 écus à cette occasion.
Ainsi la domination qui, sous le père, avait été salutaire et respectée, commençait à devenir à charge sous le fils; mais ce n'étaient que des semences qui ne devaient pas fructifier encore.
CHAPITRE VIII. Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.
On réparait les pertes passées; le commerce avait refleuri, tant l'opulence revient promptement avec la confiance et la sécurité. A force de souplesses et de sacrifices envers les nouveaux maîtres du Bosphore, on avait conservé à la navigation génoise l'accès de la mer Noire: le moment où les Turcs détruiraient ces établissements semblait s'être éloigné. Caffa brillait de richesse et ne montrait que trop d'orgueil. La corruption et l'injustice de ses chefs en causa la ruine et précipita l'heure fatale.
(1474) La civilisation d'une ville chrétienne, d'une république italique au milieu des Tartares de la Crimée, avait été un grand spectacle pour ces peuples demi-sauvages. Ils avaient conçu admiration, respect et bientôt confiance pour les institutions qui contenaient une population nombreuse, par des lois, avec des magistrats annuels; ils vénéraient des tribunaux intègres qui démêlaient le vrai et rendaient le droit au milieu des transactions de la vie civile et d'un grand commerce. Par leurs échanges et par les relations de propriétés sur un territoire limitrophe, souvent parties par des discussions d'intérêt, ils avaient vu avec étonnement justice faite aussi impartialement en leur faveur qu'au profit des Génois. Ils avaient reconnu que chez ces étrangers la probité et l'autorité des magistrats protégeaient mieux ce qui est juste que chez eux le despotisme ou la force individuelle. Ils s'étaient habitués à reconnaître les magistrats de Caffa comme des arbitres de leurs propres différends. La colonie s'applaudissait justement d'une si haute influence, elle s'attacha longtemps à la mériter par l'équité la plus scrupuleuse. Le Génois savait perdre son procès contre le Tartare. Les Tartares entre eux ne remportaient que des décisions sans faveur ni partialité. Leur recours fut si fréquent à Caffa qu'on y établit, pour leur donner audience, une magistrature de quatre membres sous le nom de députés aux affaires de la campagne. La colonie avait soin d'y nommer les hommes les plus clairvoyants, les plus probes et les plus prudents à la fois.
La Crimée avait un prince ou gouverneur dépendant du kan des Tartares, que les écrivains génois traitent d'empereur. Ces princes entretenaient les relations les plus amicales avec la colonie; ses conseils avaient la plus grande part au choix des gouverneurs de la province quand la place devenait vacante. Il paraît que sous certaines règles, le titulaire, avant sa mort, désignait son successeur. Vers l'époque dont nous faisons l'histoire ce gouverneur mourut. Il avait appelé pour le remplacer deux hommes puissants dans le pays. L'empereur avait ratifié ces choix. L'un d'eux fut installé avec l'assentiment des Génois. Mais la veuve de l'ancien prince avait un fils; elle eut l'ambition de le porter à la place d'où la dernière volonté du mort l'avait écarté. Elle s'adressa aux Génois. Les consuls de deux années consécutives repoussèrent sa prétention injuste et ses offres corruptrices. Il leur vint un successeur moins inflexible. Le consul Cabella se laissa gagner; ses conseillers et les membres de l'office de la campagne connivèrent à l'injustice; ils en acceptèrent le prix en argent. Les détails de cette odieuse négociation sont conservés; on sait le nom du courtier de l'intrigue, on connaît la somme distribuée, 6000 écus; Nicolas Torriglia, l'un des magistrats de la campagne, conclut ce marché pour lui et pour ses collègues. On suscita des traverses et des querelles au gouverneur, il fut dénoncé à l'empereur comme ayant des intelligences secrètes pour livrer Caffa aux Turcs; la colonie ne pouvait se croire en sécurité s'il n'était destitué. On demandait que le fils de l'ancien gouverneur fût mis à sa place; l'empereur répond qu'il veut donner toute satisfaction à la colonie. Le gouverneur sera déplacé, mais alors l'autre candidat désigné auquel il avait été préféré lui sera substitué, par un droit qu'on ne saurait justement méconnaître. On n'en exige pas moins la destitution du titulaire; l'empereur vient en personne pour en faire exécuter l'ordre et pour installer le successeur. Quand il est rendu à Caffa, on insiste pour lui dicter la nomination du jeune homme. Il s'en défend; mais on pousse si loin la menace, l'un des magistrats vendus y ajoute tant d'insolence, que l'effroi saisit le prince qui se voit entre les mains des Génois. Il cède, et installe le protégé qu'on lui impose; celui qu'on sacrifie s'unit avec le destitué, leurs partisans les secondent et alors ces Turcs, dont l'alliance n'avait été probablement reprochée à l'un d'eux que par le mensonge, sont ouvertement appelés par la vengeance de tous deux. Une flotte de nombreux transports préparée à Constantinople pour la conquête de Candie tourne ses voiles vers l'Euxin et vient assiéger Caffa par mer. Les insurgés pressent la colonie par terre. Le nouveau gouverneur et l'empereur en personne viennent la défendre avec les Tartares qu'ils ont pu retenir sous l'obéissance. Mais les voies étaient fermées à tous secours. Les forces turques étaient supérieures et irrésistibles. Le moment de se rendre arriva. L'émir qui commandait l'attaque, aux premières soumissions qu'on lui porta, répondit qu'il n'en voulait point, que les assiégés devaient se défendre, et lui, entrer de force. Mais bientôt il consentit à prendre possession de la ville. Tout s'exécuta avec ordre. Avant tout il se fît livrer les armes, puis il procéda au dénombrement des habitants en les distinguant par nations; en même temps il s'empara de tout ce qui appartenait aux étrangers, et ce fut un immense butin. Il confisqua à son profit tous les esclaves, il imposa sur chaque tête d'habitant un tribut de quinze à cent aspres. Après l'avoir levé, il se déclara maître de la moitié de toute propriété; enfin, après un court délai, la mesure fut comblée, les Génois et tous les Latins furent embarqués et chassés à jamais de Caffa. C'était le temps où Mahomet II, pour repeupler Constantinople désertée par beaucoup de Grecs, y mandait de ses provinces de nouveaux habitants sous peine de la vie. Ceux de Caffa furent jetés dans un quartier désert de la capitale, pour y végéter dans l'abjection de la servitude1. La perte de Caffa était encore plus sensible que le désastre de Péra; sans doute elle devait être un jour la suite de la prise de Constantinople, mais elle arrivait vingt et un ans plus tard qu'on ne l'avait craint d'abord et bien plus tôt qu'on ne devait s'y attendre après le premier répit. Elle ébranlait la fortune et achevait de tarir les sources du commerce de Gênes. Il ne restait plus à la république ou plutôt à ses capitalistes que Scio et quelques autres établissements précaires dans l'archipel. Famagouste avait été perdue après trois ans de siège (1464). Dans une querelle entre des compétiteurs à la couronne de Chypre, les Génois s'étaient attachés à la faction d'un bâtard du dernier Lusignan contre le parti de la fille légitime et du gendre. Les Vénitiens firent triompher ceux-ci. On prit Famagouste; de révolution en révolution intérieure ce fut Venise qui demeura seule maîtresse de l'île. Il n'en resta rien aux Génois.
Tandis que la république éprouvait ces pertes au loin, au dedans elle était tyrannisée au nom du duc de Milan2. L'oppression devenait intolérable. Le conseil avait chaque jour à faire porter des réclamations au duc par des ambassadeurs. Assez bien traités communément et renvoyés avec des promesses, les réponses qui les suivaient de près étaient pleines de refus et d'aigres reproches, comme si un malin esprit fût intervenu pour les dicter. La pesanteur des impôts était le principal sujet de plaintes. On avait établi pour le gouvernement une contribution générale qui se nommait le tribut. Le gouverneur milanais fit entendre aux artisans, aux classes inférieures, qu'il leur convenait d'exiger que la somme à répartir fut divisée en deux rôles, un pour les riches, l'autre pour les pauvres. Une fois que ce partage serait équitablement fait, le fardeau du riche ne pourrait plus être rejeté sur le pauvre par des exemptions scandaleuses ou par des taxations iniques. Les artisans adoptèrent ces idées avec avidité. Ils déclamèrent hautement contre l'injuste part qu'on leur avait faite dans la distribution des charges de l'impôt. Ils en demandèrent la réforme immédiate. Cette discussion s'échauffant, le gouverneur affecta d'en être effrayé. Il se fit donner un nouvel ordre de Milan et notifia que le duc entendait avoir dans sa citadelle du Castelletto au port une communication directe et fortifiée, afin d'assurer en tout temps à ses garnisons l'accès et la retraite. La citadelle est sur la colline de Saint-François, qui domine la ville au nord; elle est écartée de la mer, et, pour y atteindre, le chemin devait être tracé, et il le fut en effet, à travers les rues et les beaux édifices qui déjà méritaient à Gênes le titre de superbe. La désolation fut extrême à cette incroyable entreprise. Les menées suivies pour diviser les esprits perdirent leur fruit. Tout fut unanime quand on vit commencer l'exécution. On se hâta d'envoyer des ambassadeurs à Milan, pour supplier de renoncer à ce projet aussi préjudiciable qu'insultant. Mais l'attente du succès de cette démarche ne suffisait pas à l'indignation publique. Le peuple s'attroupait devant les travaux commencés. Lazare Doria, plus courageux que les autres, tira son épée tranchante et détruisit les cordeaux tendus pour marquer l'alignement des fortifications. Le gouverneur s'en intimida, le duc lui-même participa à cette impression de terreur; il permit que les travaux fussent interrompus. A cette nouvelle le peuple, se donnant carrière, courut arracher de leurs fondements les premières constructions de cette oeuvre de tyrannie. Ce mouvement fut chez le duc un nouveau sujet de déplaisir. On prit d'autres mesures. Des levées très-considérables furent faites en Lombardie et menacèrent Gênes. Un certain nombre de citoyens importants reçurent tout à coup l'ordre de se rendre à Milan: le bruit courut qu'ils allaient peut-être chercher le supplice. Ces annonces excitèrent dans Gênes une fermentation nouvelle. Un jeune noble, Jérôme Gentile, prit les armes et s'empara de la porte Saint-Thomas; quelques citoyens le joignirent, mais la masse hésita. Le mouvement languissait, la révolution n'était pas mûre. Gentile, désespérant du succès, consentit à se retirer et à accepter une amnistie pour lui et pour les siens, à la condition singulière qu'on lui rembourserait les frais de sa prise d'armes. Elle coûta 700 écus; on les paya, et l'on excusa à Milan cette aventure comme l'étourderie d'un jeune homme, désavouée et réprimée par ses concitoyens.
Le duc Galéas ayant été assassiné sans qu'aucune révolution immédiate s'ensuivît, le jeune Jean-Galéas fut reconnu à Gênes comme à Milan. Sa mère, Bonne de Savoie, gouverna comme tutrice et régente.
La ville de Gênes resta d'abord assez calme; mais les mécontentements n'étaient pas encore effacés. Il y avait des ambitieux toujours prêts à se soulever. La liberté des discours était poussée fort loin: l'autorité inquiète se hasarda à faire un exemple; on enleva deux populaires; mais à ce spectacle le peuple s'émut et les délivra violemment. Le cri de liberté commençait à se faire entendre, quand Pierre Doria se dérobant aux efforts faits par sa famille pour le retenir, vint sur la place publique déposer la toge et prendre les armes en appelant à l'affranchissement de la république. Cet élan entraîna tous les citoyens. Les soldats milanais ne purent tenir devant le peuple. Le gouverneur courut au Castelletto, et donna ordre aux siens de se rendre dans cet asile; mais cette retraite fut une déroute. Des toits, des fenêtres, les pierres pleuvaient sur la troupe, elle précipitait sa fuite en jetant ses armes: les rues étaient jonchées de lances et de casques; dans le même temps la populace, qui s'était portée dans le palais abandonné, y pillait non-seulement ce que le gouverneur et ses gens y avaient laissé, mais détruisait jusqu'aux portes et aux fenêtres, considérant dans sa folie, dit un écrivain génois, cet édifice comme un repaire de la tyrannie et non comme le siège vénérable de la patrie commune et des conseils de la république.
Aucune préparation, aucune alliance ne promettait la stabilité à la révolution spontanée qui venait de s'opérer. Les nobles ne voulaient ni en prendre la responsabilité à Milan, ni, dans leur jalousie, en laisser recueillir le fruit au petit nombre de leurs jeunes gens qui l'avaient exécutée. Cependant qui allait gouverner? Déjà arrivaient ou se rapprochaient de la ville des Adorno, des Fregose et l'archevêque Paul tout des premiers.
Mais à Milan on s'avisa pour cette fois d'une habile politique: on y tenait emprisonné, depuis quelques mois, par une précaution jalouse, Prosper Adorno, le personnage alors le plus éminent de sa race. Non- seulement on lui rendit la liberté, mais on l'expédia à Gênes avec le titre de gouverneur ducal. Introduit avec quelques suivants tous Génois, mais appuyé par une armée milanaise contre laquelle Hiblet Fieschi avait peine à défendre les portes, il tombe tout à coup au milieu de tous ces rivaux qui disputaient le pouvoir, il est accueilli par de nombreux amis. On crie Adorno et Spinola, sans faire mention du duc de Milan pour ne pas offenser les oreilles du peuple, comme pour lui taire qu'on vient lui rendre ce maître étranger.
Quand Prosper, si favorablement reçu, peut se faire entendre, il fait lire en public les lettres de la régente de Milan qui l'avaient constitué vicaire représentant du duc et gouverneur de Gênes. Une pleine amnistie y est écrite en faveur de qui a pris les armes. Les paroles de protection, les invitations à la concorde y sont prodiguées. Prosper y ajoute en son propre nom l'assurance de ne garder aucune haine, aucun esprit de parti, aucun sentiment qui ne soit pour le bien de la patrie commune. Aussi empressé que le reste de la ville de se débarrasser de l'armée qui l'a conduit, il fit entendre qu'elle avait droit et besoin d'obtenir une prompte récompense. On délibéra d'y consacrer 6,000 ducats, et beaucoup de citoyens trouvèrent que c'était s'en tirer à bon compte: en trois jours l'affaire fut consommée sans trouble. Les gens de guerre n'entrèrent point; ils partirent pour aller assiéger les terres des Fieschi. Hiblet, qui y avait cherché sa retraite, abandonné par ses amis, fut obligé de traiter et de subir la loi qui lui fut imposé de suivre le général San Severino à Milan. Là, cet homme hardi et né pour les révolutions fut bientôt le confident et le complice de ses vainqueurs. Il entra dans une intrigue tramée entre San Severino et les oncles du duc pour dépouiller la régente. Le complot fut découvert, les princes furent exilés, l'un d'eux se noya en se retirant; San Severino prit la fuite, Fieschi fut mis en prison. On profita de cette occasion pour ruiner le reste de la puissance de cette illustre famille. Jean-Louis Fieschi, chef d'une des principales branches, fut dépouillé de ses châteaux; on lui offrit de riches récompenses s'il voulait consentir à devenir habitant de Milan, il préféra la pauvreté avec l'indépendance.
(1478) Prosper Adorno fut accusé à Milan d'avoir secondé mollement les opérations en Ligurie. On le soupçonna même d'avoir secrètement aidé Jean-Louis Fieschi à qui, disait-on, il devait donner sa fille en mariage, et du moins il lui fit épouser sa nièce. On en prit du déplaisir à Milan, et la déposition d'Adorno y était décidée. Quelques troupes ayant été expédiées à Gênes pour passer de là en Corse, on crut d'abord que, sous ce prétexte, elles venaient pour chasser le vicaire, mais la résolution fut ajournée, du moins les troupes accomplirent leur destination; elles allèrent combattre un Fregose (Thomasino) qui avait soulevé une partie de la Corse. Il fut battu et réduit à se rendre à Milan pour y habiter. On l'y traita avec bonté, il fut caressé, probablement dans la vue politique de s'attacher en lui, pour les occasions futures, la famille émule des Adorno.
Que les princes et les hommes d'État de ce siècle fussent sans bonne foi, sans respect pour leurs serments aussitôt que leur intérêt leur promettait quelque profit dans la perfidie, c'est ce que tout le monde sait. Nous avons été accoutumés aussi, quand les chroniques nous servaient de guides, à voir des éloges donnés dans une page à la vertu d'un grand personnage et démentis à la page suivante: c'est qu'on avait écrit à mesure et toujours officiellement et pour l'autorité. Cependant on ne comprend pas bien comment les écrivains génois contemporains, mais écrivant de suite et après les événements, entendent la morale et craignent si peu de se contredire. Quand Prosper Adorno accepte d'être l'instrument de la servitude de sa patrie et se laisse nommer vicaire du duc de Milan, les historiens s'empressent de nous dire que comme c'était l'homme le plus religieux à garder sa foi et sa promesse, il tint avec une grande fidélité celle qu'on avait exigée de lui à Milan. Tous s'empruntent et copient cet éloge. Puis sans réflexion ils nous racontent non-seulement l'alliance de Fieschi, mais encore la pleine défection de Prosper traitant avec Ferdinand, roi de Naples.
Ferdinand, en querelle avec les Médicis, voulait encore empêcher la régente de Milan de les secourir. Fomenter une révolution dans Gênes contre le gouvernement milanais lui sembla le parti le plus sur et le plus facile. Prosper, dès la première ouverture, s'engagea dans cette manoeuvre. Le roi lui envoya une assez forte somme accompagnée de promesses. Deux galères venaient à sa disposition; mais cette trahison fut connue de la duchesse. Elle crut avoir dans Gênes assez de force et d'autorité pour se faire obéir, et elle résolut de prévenir Adorno. L'évêque de Côme entra déguisé dans la ville, et, annonçant brusquement sa présence et des ordres de Milan, il manda le sénat3 dans l'église de Saint-Cyr, loin du palais; là il fit lire devant le public les lettres qui le nommaient vicaire et qui destituaient Adorno. Mais, sur les nouvelles de cette assemblée que des émissaires portèrent jusqu'à Prosper et répandirent dans la ville, le peuple s'arma spontanément pour Adorno et marcha vers Saint-Cyr. Le tumulte fut tel que l'évêque de Côme n'eut que la citadelle pour refuge; les nobles furent contraints de se tenir cachés. Prosper déclara qu'il rompait tout lien avec le duc de Milan, et quitta le titre de vicaire. La république redevint indépendante. Adorno garda le pouvoir sous le nom de recteur. Six des principaux artisans et deux marchands lui furent adjoints pour modérateurs de son autorité; d'où l'on voit par qui et en quel sens la révolution était faite. Telle était l'ardeur des sentiments du peuple qu'on exigea une loi nouvelle pour renforcer l'exclusion des nobles; ils ne devaient être appelés ni au gouvernement proprement dit ni parmi les anciens au sénat, pas même dans les grands conseils, excepté quand il y avait à délibérer sur l'impôt; car, pour le consentir, le respect de la propriété privée se faisait encore entendre au milieu des passions politiques.
Les soldats milanais étaient toujours dans les citadelles de Gênes. Il fallait cependant se défendre contre les forces que la régente de Milan envoyait de nouveau et contre les garnisons restées encore dans les forteresses: on avait bien peu de troupes à y opposer; mais les citoyens étaient animés et excités à la défense. La résolution et le courage s'accrurent quand on vit arriver Jean-Louis Fieschi. Relégué et passant par mer d'un lieu d'exil à un autre, il avait su le danger de la patrie, il s'était mis en liberté et avait tout bravé pour venir la défendre. Enfin l'ennemi approcha; la bataille fut livrée, elle fut sanglante. Les Milanais parvinrent trois fois aux palissades génoises sans les franchir. Leur ardeur se soutenait encore, mais des hauteurs qu'ils attaquaient ils virent entrer dans le port un convoi napolitain; c'étaient des troupes, des armes et des vivres que Ferdinand envoyait pour renfort aux assiégés. La lassitude d'un long combat inutile fit exagérer ce secours. Les assiégeants crurent désormais leurs efforts superflus, leur salut en danger, ils se débandèrent et prirent la fuite. Les Génois les poursuivirent et en firent un massacre. On recueillit un grand nombre de prisonniers. Beaucoup furent vendus sur les galères napolitaines pour tirer la rame; les paysans dépouillèrent tellement ceux qu'ils ne massacrèrent pas qu'en retournant chez eux ces malheureux empruntaient aux plantes et aux rameaux des arbres de quoi couvrir leur nudité. Ainsi s'entendaient les lois de la guerre, à la fin du quinzième siècle, dans un pays qui se croyait le plus civilisé de l'Europe. Les Fieschi eurent soin de faire retenir tous les prisonniers de marque qui étaient tombés entre les mains de leurs gens, afin de les employer par un échange pour la liberté d'Hiblet qui était toujours détenu. Quant aux terres que les Milanais avaient enlevées à leur famille, ils y rentrèrent en triomphe4.
CHAPITRE IX. Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes.
Quand la ville fut en sûreté, on n'en resta pas plus uni; la noblesse, dont une portion avait pris grande part à la délivrance, se plaignit de la défiance redoublée avec laquelle on la traitait. Encore à rapproche de l'ennemi, on avait publié un décret qui obligeait tout noble à sortir de la ville. L'exclusion permanente des conseils était une injustice et un outrage intolérable. Si la sujétion des Spinola aux Milanais avait blessé, les deux Fieschi accourus à la défense, les autres nobles qui avaient combattu pour la cause publique ne voulaient pas se laisser traiter en ilotes. Attentif à cette discussion et pressé de l'accroître, le gouvernement milanais s'avisa d'ouvrir à Hiblet Fieschi les portes de sa prison et le renvoya à Gênes. On l'instruisit avant son départ à diriger les esprits dans le sens des intérêts du duc. Il promit tout, arrivé il se garda de tenir parole; mais il suffisait de sa présence pour semer la discorde, et de ses manoeuvres pour la faire éclater. Il vint réclamant, exigeant, menaçant. Le gouvernement d'Adorno, intimidé, lui donna une grande somme, car, dit un contemporain, alors tout se réduisait en argent, et la république devait racheter sa paix de ses propres enfants. Milan ne tarda pas à susciter un autre personnage dangereux, et ce fut, dit-on, par l'intrigue des nobles de Gênes. On vit paraître sur la scène Baptiste Fregose, neveu de Louis et de Paul, et fils de Pierre, cet ancien doge qui avait été brigand et qu'on tua dans les rues de Gênes. Baptiste qui avait vécu à Novi, en sortait avec quelques gens à lui. Les garnisons milanaises qui gardaient encore les forteresses du Castelletto et de Lucoli, mais qui n'auraient pu y tenir longtemps, les lui livrèrent. Tout avait été préparé pour faire un coup de main en sa faveur. Cependant dans l'autre parti toutes les précautions avaient été prises pour la défense. Un combat fut promptement engagé. Les défenseurs des Adorno furent vainqueurs dans la première attaque. Mais l'entreprise n'était pas à sa fin; Baptiste Fregose fit négocier avec Hiblet Fieschi, toujours avide d'argent, toujours accessible à l'intrigue et pour son profit indifférent aux Adorno comme aux Fregose. On lui promit 6,000 ducats, mais, ce qui était plus certain, on lui en compta 2,000. Jean Doria fut l'entremetteur du traité; il fut convenu qu'Adorno serait chassé, que Baptiste Fregose serait doge, qu'Hiblet Fieschi aurait la forteresse de Lucoli. L'ambassadeur de Naples agréa cet arrangement; en peu de jours il devint public; aussitôt Adorno se vit déserté de tout ce qui l'avait entouré. A un jour déterminé, le parti de Fregose se montra et donna la chasse aux partisans des Adorno. Prosper, en se sauvant fut poursuivi par quelques hommes avides de vengeance; il gagna la darse, et, pour se réfugier sur la chaloupe d'une galère du roi de Naples, il fut obligé de se jeter tout vêtu à la mer.
Baptiste Fregose, par une élection solennelle, fut nommé doge aussi légalement que s'il n'eût pas acheté sa place (1479). Louis Fregose, comprenant qu'il ne pouvait être refait doge, se contenta du commandement militaire de la ville (1480).
On demandera où était l'archevêque Paul, comment il éclatait des troubles à Gênes sans qu'il y vînt prendre part; pourquoi il laissait sa famille chasser sans lui les Adorno et un autre Fregose monter au siège ducal sans qu'il accourût le lui disputer ou le lui voler. Une autre ambition le retenait ailleurs. Sixte IV nommait cardinal ce digne pasteur des Génois, et, dans un danger pressant pour l'Italie (1481), il le faisait commandant des forces maritimes envoyées contre les Turcs, qui avaient passé l'Adriatique et s'étaient emparés d'Otrante, effrayant Rome et toute l'Italie. Le pape alarmé cherchait de toutes parts des forces à leur opposer. Il demandait des galères aux Génois et en faisait armer quelques-unes; et c'est au cardinal Paul Fregose qu'était donné le commandement de la flotte: son apprentissage de piraterie lui comptait pour en faire un amiral. Il alla devant Otrante avec ses galères, mais la mort de Mahomet II fit plus que les armes des chrétiens, et, au bout de quelques mois, les Turcs rendirent la place et se rembarquèrent.
Aussitôt le cardinal archevêque prit le chemin de son diocèse; il vint montrer sa pourpre à ses amis et à ses ennemis; il vint épier l'occasion de ravir la place de doge par astuce ou par force, et il n'attendit pas longtemps.
(1483) Baptiste Fregose n'était pas aimé; dans la persuasion que personne ne s'élèverait en sa faveur, tout moyen parut bon pour s'en débarrasser. Le doge, visitant l'archevêque son oncle, fut arrêté de la main de celui-ci, contraint de signer une renonciation de son titre et des ordres pour remettre les forteresses, puis enlevé et déporté à Fréjus. Là, il alla compiler à loisir un livre d'exemples et de faits notables dont le but principal était de mettre en lumière la scélératesse de l'oncle qui l'avait dépouillé. Dans la surprise de cette révolution, personne ne se montra pour la combattre. Trois cents suffrages nommèrent l'archevêque doge sans tumulte ni opposition.
Il ne fut ni plus sage ni à peine plus retenu dans sa nouvelle administration que dans la précédente. Si la maturité de l'âge et sa dignité de cardinal le tenaient un peu plus en frein, ses alentours n'en prenaient que plus de licence. Fregosino, le plus violent et le plus insolent des bâtards de prince, donna libre carrière à tous ses vices et montra l'exemple aux autres fauteurs de son père. On revit les crimes les plus atroces. Paul Doria enleva dans la rue une femme belle et riche; un des Fregose, se prétendant offensé par un Lomellino, le fit assassiner publiquement. Tel fut pendant quatre ans le régime sous lequel le cardinal doge tint ou laissa la ville de Gênes1. (1484) Les affaires politiques ne furent pas mieux conduites. La première fut une guerre entre voisins, où l'on signala l'impéritie et la corruption des chefs, naturelle suite des choix d'un mauvais gouvernement. Une paix s'était négociée à Rome; les Génois devaient rendre Pietrasanta et garder Sarzane; mais les Florentins refusèrent (1486) de ratifier le traité et recommencèrent à presser le siège de Sarzane. Le pape fut accusé d'être l'instigateur secret de cette rupture. C'était, sous le nom d'Innocent VIII, Cibo, Génois de naissance, mais qui avait passé sa vie dans le royaume de Naples. Il était tourmenté de l'envie de faire la fortune de son fils, car les bâtards ne manquaient pas aux papes de cette époque. Il s'était contenté d'abord du projet de lui faire donner pour femme la fille de Lazare Doria, mais celui-ci s'était excusé de cette alliance. Innocent en conçut un ressentiment profond; et quand ce fils de pape, refusé par notre Génois, devint le gendre du magnifique Laurent, la partialité du pontife contre Gênes n'eut plus de frein. Il se répandait en griefs; il avait voulu emprunter, on lui avait demandé des sûretés telles qu'on les exigerait d'un marchand en faillite imminente; il avait envoyé une somme pour construire une chapelle, on s'en était emparé sous prétexte de l'appliquer au payement d'une dette; enfin il avait la petitesse de se plaindre qu'on se fût obstiné à faire payer les droits de douane sur des meubles qui lui étaient destinés.
(1487) On recommença la guerre. Sarzane avait été, comme nous l'avons vu, le patrimoine assigné à l'ancien doge Thomas Fregose: sa famille avait vendu ses droits à Florence. Pendant les révolutions et les guerres, la famille Fregose rentra dans la seigneurie vendue; les Florentins ne purent alors la reprendre. La république génoise regardait la possession de Sarzane comme le boulevard de son territoire oriental, et surtout comme une propriété trop précieuse pour la laisser passer à des émules. La maison de Saint-George acheta les droits des Fregose et se prépara à résister aux armes florentines.
Pour défendre Sarzane il fallait conserver Pietrasanta. Des commissaires génois y étaient renfermés; ils promettaient d'y tenir; de prompts secours leur avaient été envoyés; mais Laurent de Médicis vînt au siège avec de l'argent, et la place lui fut immédiatement livrée. Les chefs de l'armée et de la flotte envoyés contre les Florentins ne furent ni plus heureux ni moins suspects. Un d'eux, appelé pour rendre compte de sa conduite, aima mieux déserter qu'obéir. Un des commissaires de Pietrasanta eut la tête tranchée. Après avoir prolongé la défense, Sarzane capitula; les Florentins en prirent possession.
Le mécontentement fut grand à Gênes. Les affaires de la république et celles de Saint-George souffraient de tous les côtés. La Corse était soulevée par l'audace de Jean-Paul de Lecca et par les intrigues de Thomasino Fregose. Il n'avait jamais renoncé à l'espoir d'être maître de l'île où son origine maternelle le recommandait. Chassé par les forces du duc de Milan, retenu en Lombardie, il était revenu à Gênes quand sa famille y était au pouvoir. Quand la maison de Saint-George avait repris possession de la Corse, il avait élevé quelques prétentions pour se faire donner une indemnité en argent. Saint-George avait acquis tous ses droits et les lui avait payés. C'est dans cet état qu'il agissait sous main pour reprendre ce qu'il avait vendu; de Gênes il fomentait les révoltes dans l'île et s'alliait aux insurgés.
Le mauvais état de toutes choses avait fait demander une baillie; elle reçut le pouvoir de veiller aux affaires de la république et de Saint- George tout à la fois: le doge ne put l'empêcher. Cette dictature prit un parti vigoureux. Thomasino fut constitué prisonnier et envoyé en détention à Lerici. Le doge et Fregosino son bâtard l'emportèrent contre la licence des magistrats qui osaient vouloir faire justice d'un Fregose. Celui des membres de la baillie qui avait opiné le plus librement fut assailli et laissé pour mort par des serviteurs bien connus de Fregosino; et quant au prisonnier, la trahison de ses gardiens le mit hors de sa prison de Lerici. Il passa en Corse pour y exciter de nouveaux soulèvements. La baillie y avait envoyé des forces; elle avait fait recevoir à la solde de Saint-George des capitaines français. Avec ce secours on prit la place de Lecca; Jean-Paul et Thomasino furent mis en fuite.
Ainsi les Génois, lassés de tant de fautes et de méfaits, fatigués d'un despotisme sans gloire, commençaient à tenter de retirer leurs affaires des mains du doge. Le cardinal sentit l'animadversion publique, et, déterminé sans scrupule à sacrifier sa patrie pour se faire un appui et pour garder le pouvoir, il tourna les yeux sur Louis le More dont l'ambition cherchait partout à s'assurer des alliés.
Louis avait chassé violemment la duchesse Bonne, sa belle-soeur, et s'était emparé de la régence de Milan et de la tutelle du jeune duc. Son oncle, une fois investi du pouvoir, et tous les ressorts de l'État entre ses mains, s'était vu avec le temps plus maître à la majorité précoce d'un prince timide que pendant la tutelle; cette dépendance de Jean Galéas dura longtemps. Cependant Louis sentait qu'une puissance empruntée était précaire. Il épiait le moment de se débarrasser de ce fantôme de prince, et en attendant il lui convenait de se donner des points d'appui. Reprendre la seigneurie de Gênes, au hasard de souffrir quelque temps que sous sa protection le doge y gouvernât était une des vues les plus naturelles de sa tortueuse politique. Le cardinal et lui furent bientôt d'accord et se lièrent étroitement (1488). Le bâtard Fregosino épousa une nièce du More, soeur bâtarde du jeune duc. On affecta de célébrer leurs noces dans Milan avec une pompe royale où figura solennellement une ambassade génoise. Le prix de cette union devait être la proclamation de la seigneurie de Sforza, le retour à l'ancienne dépendance de Gênes, et les ambassadeurs étaient envoyés pour la reconnaître. L'annonce de cet attentat devenu trop vraisemblable fit éclater les mécontentements qui couvaient depuis quatre années. Tous les ennemis du gouvernement de l'archevêque se coalisèrent. Baptiste Fregose quitta son exil pour venir se venger de l'oncle qui l'avait dépouillé et fut le plus ardent à le renverser à son tour. Paul Augustin et Jean Adorno, chefs à cette époque de la faction opposée, s'unirent avec lui. Hiblet et Jean-Louis Fieschi ramassèrent leurs vassaux. Hiblet était l'âme secrète de la conjuration; il commença à parcourir les campagnes avec des satellites. Le cardinal lui écrivit et lui rappela leur ancienne intimité, leur complicité, pouvait-on dire; il lui demanda pourquoi il semblait se donner une attitude hostile; il l'invita à licencier ses soldats et à venir recevoir toutes les satisfactions qu'il pourrait désirer. Hiblet répondit amicalement: quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, disait-il, étaient venus le visiter, il ne pouvait se refuser à leur donner l'hospitalité; mais, toujours ami du cardinal, il se proposait de venir familièrement à sa table. En effet, tout à coup il parut, mais en armes, et surprit une porte de Gênes. Le mouvement éclata aussitôt. Le cardinal reconnut que le palais et la ville n'étaient pas tenables, puisqu'il n'avait pour lui que ses stipendiaires; mais en les conduisant au Castelletto, en s'y fortifiant avec eux, il pourrait attendre les secours du More, et avant cela même intimider la cité. Il exécuta cette retraite. Poursuivi, il pensa périr comme autrefois Pierre son frère. Baptiste Fregose était sur le point de l'atteindre, résolu dans sa haine à ne pas laisser échapper vivant un oncle si odieux. Personne ne prit la défense du doge; mais le seul Paul Doria, son ancien fauteur, coupa le chemin à Baptiste, et donna le temps au cardinal de se renfermer.
Celui-ci, s'il n'avait pu résister dans son palais à la population entière, parvenu dans la forteresse, n'était pas homme à perdre courage, à s'y laisser forcer ou à se rendre sans combat. Il garda les dehors, il porta des troupes au pied de la montée que le Castelletto domine. De là il prenait l'offensive. Ses mercenaires pillaient les maisons, mettaient le feu aux plus beaux palais dont ces riches quartiers abondent. Au moment de la retraite du cardinal, Augustin et Jean Adorno avaient été reçus en triomphe par leur parti: ils firent donner à Jean-Louis Fieschi la conduite des opérations militaires. Quand on vit que la persévérance du cardinal coûterait beaucoup à vaincre, on eut recours à l'assistance extérieure; on chercha partout des protecteurs, des maîtres s'il le fallait; on inclinait à retourner sous la seigneurie de la France, où le jeune Charles VIII avait succédé à Louis XI. On envoya des ambassadeurs à Paris solliciter des secours d'hommes et d'argent, et négocier au besoin la soumission de la république; mais la cour de France était occupée d'autres affaires, et Gênes ne pouvait attendre. Le cardinal avait invoqué les droits de son alliance avec les Sforza, et un puissant secours lui venait de leur pays; Jean-François San Severino, comte de Cajazzo, conduisait une armée déjà parvenue à Novi. L'urgence inspira un parti à prendre, ou plutôt seconda les vues secrètes des Adorno. Thomas Giustiniani, leur parent, fut envoyé au-devant du comte, pour excuser la ville, pour protester qu'on n'avait pris les armes que contre la tyrannie de l'archevêque et contre l'intolérable insolence de Fregosino. On avait été loin de craindre la seigneurie du duc de Milan, et il devait croire qu'obtenue des voeux du peuple elle serait plus solide qu'achetée du cardinal. Cette insinuation fut entendue à Milan. On s'y résolut à sacrifier le cardinal, mais le gouvernement était plus difficile à arranger à l'intérieur qu'à combiner avec la seigneurie étrangère. Les Fieschi, moyennant qu'on leur conservât des commandements militaires, consentaient à l'élévation des Adorno; car il n'était pas temps d'effacer la loi populaire qui excluait les nobles de la première place. Cependant Baptiste Fregose avait encore des prétentions. Autrefois son oncle l'avait chassé, pour se mettre à sa place, il se flattait de la reprendre comme son bien; mais le vicariat du duc de Milan ne pouvait se partager; et parmi les concurrents, le plus faible fut bientôt jugé et dévoué; le sacrifice s'accomplit dans le sein de la familiarité que le péril commun avait fait naître entre les émules. Baptiste Fregose allait conférer pendant la nuit chez Augustin Adorno. Il y fut saisi par celui- ci et par les Fieschi. Le prisonnier crut qu'on en voulait à ses jours, on le rassura. On lui exposa amicalement la nécessité politique qui exigeait qu'on se délivrât de sa concurrence et de sa présence. Au point du jour il fut remis entre les mains de Jean Grimaldi, ami commun, en qui il avait confiance. Il fut embarqué et conduit d'abord à Monaco, puis à Fréjus; il put y ajouter un nouveau chapitre au volume qu'il avait écrit quand son oncle le fit tomber dans le même piège. San Severino et son armée entrèrent à Gênes. Le duc de Milan fut reconnu seigneur: Augustin Adorno fut nommé gouverneur ducal pour dix ans. Les forces que le cardinal avait appelées pour le secourir furent alors employées à l'assiéger. Il pensa à traiter à son tour avec la France; mais il n'en eut pas le temps; quand une plus longue résistance devint impossible, il capitula. Le duc lui accorda 6,000 ducats de pension, en attendant qu'on pût obliger le pape à lui conférer des bénéfices de l'Église d'un revenu pareil; et Gênes, pour la garantie de cette promesse, fournit des cautions pour 25,000 ducats. On lui réserva la liberté d'habiter à Gênes, et il s'engagea en ce cas à s'y renfermer dans les attributions de sa dignité d'archevêque; mais il ne profita pas de cette faculté, il se retira à Rome.
CHAPITRE X.
Gouvernement d'Augustin Adorno.
(1488) Les premiers temps du gouvernement d'Adorno ne promettaient ni modération ni impartialité. Les hommes de son parti, se revoyant en force, se conduisaient en vainqueurs: ils se livraient aux violences d'une réaction; ils exerçaient des vengeances: plusieurs assassinats furent commis en plein jour; les meurtriers étaient connus et ils restèrent impunis. Les Fieschi eux-mêmes se plaignaient des Adorno, et leur intime alliance fut sur le point de se rompre. Louis le More fut obligé d'envoyer à Gênes un de ses principaux confidents pour enjoindre de se contenir avec plus de retenue et de prudence. Quand ces avertissements eurent inspiré plus de sagesse, peu à peu les biens de la paix se firent sentir, et quatre années de ce régime passèrent avec assez de calme. La valeur des fonds publics s'en ressentit favorablement, et l'on parut content. Le commerce avait repris confiance; or le commerce à Gênes, c'étaient toutes les classes supérieures, toutes marchandes, jusqu'à la noblesse la plus illustre.
Les classes inférieures, tout en recueillant les fruits de la tranquillité publique, étaient moins résignées à la perte de l'indépendance nationale. Adorno en fut haï; le peuple ne le considéra pas comme le magistrat à qui ses concitoyens avaient trouvé expédient de se soumettre, mais comme la créature et le suppôt d'une tyrannie étrangère, comme un homme qui a vendu la liberté et acheté la domination de sa patrie.
Le mécontentement populaire remontait jusqu'à Ludovic. Nous avions vu Louis XI céder ses droits sur Gênes au duc de Milan, celui-ci les avait reçus en fief et en avait rendu et réitéré l'hommage. Nous ignorons si ces démarches avaient été tenues secrètes, mais maintenant Louis le More s'avise de demander une nouvelle investiture à Charles VIII. Celui-ci croit faire, en l'accordant, un acte de souveraineté qui conserve les droits de sa couronne, et cette vaine cérémonie blesse les coeurs génois. On aurait donc, disait-on, trois maîtres, là où l'on devait n'en point avoir! On reconnaîtrait la souveraineté de la France avec laquelle on attendait avoir rompu tout lien!
Cependant une grande querelle intérieure, un grave intérêt d'argent, dès longtemps disputé, fut habilement réglé par Adorno avec le consentement de Ludovic, et tous deux y gagnèrent de la popularité. Le tribut ou vulgairement l'ordinaire était cette contribution annuelle levée au profit de la seigneurie. Elle était odieuse aux maisons opulentes, parce que, imposée en proportion des fortunes présumées, elle pesait presque entièrement sur elles, et que, dans les temps de factions, la fixation arbitraire de la taxe devenait une arme d'injustice. Le peuple, de son côté, s'opposait virilement aux projets fréquemment renouvelés de convertir cette prestation par tête en augmentation des droits sur les consommations. L'idée de prendre la somme sur les profits de la maison de Saint-George soulevait une autre classe d'opposants. C'était rejeter le fardeau sur les actionnaires de la banque. Après deux ans de vives contestations, les Adorno, pour se rattacher l'affection publique déjà fort aliénée, firent des sacrifices pris sur leurs propres trésors. Saint-George fournit tous les ans un modique contingent, on se procura quelques autres ressources, enfin la taxe ordinaire fut totalement supprimée. A peine cet arrangement fut consommé, chacun se sentit à l'aise en se voyant délivré de la partialité qui le taxait. On laissa paraître des richesses qu'on enterrait pour les soustraire à l'impôt; on se hâta de les répandre dans le commerce, dans la navigation, où elles fructifièrent promptement.
Les Génois s'accoutumaient ainsi à un joug qu'on leur rendait léger. Cependant dans leur prospérité il leur était insupportable de voir Sarzane, qu'ils regardaient comme leur propriété, demeurée aux mains des Florentins. Ils voulaient reprendre leur bien par les armes; mais toute l'Italie était en paix; on craignait de la troubler pour ce seul intérêt. Ludovic avait d'ailleurs à ménager les Florentins. Il employa toute sa dextérité à empêcher les hostilités qui commençaient, à faire remettre la querelle à son arbitrage, bien décidé à retarder la sentence tant qu'il pourrait.
(1490) La paix avec une beaucoup plus grande puissance avait été rendue facile. Une guerre de corsaires s'était toujours entretenue entre les Génois et les Catalans. Mais Ferdinand d'Aragon dominait paisiblement sur la Sicile et sur la Sardaigne, et ce roi des Espagnes et des Indes s'inquiétait peu désormais de disputer aux Génois la possession de quelques châteaux sur le rivage de la Corse, sujet de la querelle. Il accorda un traité de paix solennel qui augmenta la sécurité de la navigation. C'était précisément le temps où un Génois venait de lui ouvrir un nouveau monde, événement immense qui n'appartient pourtant à l'histoire de Gênes que parce que Christophe Colomb naquit sur le territoire de la république. Il vit le jour à Cogoleto sur le bord de la mer, près de Savone. Fils d'un ouvrier en laine, lui-même ouvrier en soie dans sa première jeunesse, le goût de la navigation, inné dans tous les enfants de ce littoral, le lança bientôt sur les mers. Préoccupé des récits et des fables marines qui poussaient alors aux découvertes, il conçut l'idée d'arriver en Asie par l'occident, et ce ne fut point le hasard qui lui fit trouver l'Amérique. Une théorie, soit de raisonnement, soit d'instinct, le dirigea dans sa carrière aventureuse. Il n'avait pas été sans précurseur à Gênes dans sa spéculation et dans sa tentative: en 1290, Théodose Doria et Ugolin Vivaldi, avec deux moines franciscains, étaient sortis du port sur deux galères; ils avaient franchi le détroit de Gibraltar pour aller chercher devant eux des mers nouvelles au couchant, mais ils ne reparurent plus.
On dit que Colomb offrit d'abord ses plans au gouvernement de Gênes: c'était pendant l'administration des Fregose. Les historiens du pays n'en font pas mention; mais il est fort naturel qu'on n'ait pas su distinguer la conception du génie du rêve de l'aventurier, surtout qu'on n'ait pu deviner la grandeur inouïe des résultats et qu'on ait reculé devant la dépense. Ferdinand et Isabelle furent plus avisés et plus heureux. Ce ne fut que par les ambassades expédiées à l'occasion de la paix que les Génois apprirent la grandeur des découvertes de leur illustre concitoyen. Plus tard, par son testament il légua à la maison de Saint-George le dixième des revenus qui, après tant d'ingratitude, restèrent le prix des dons immenses que lui devait la couronne d'Espagne. Mais les auteurs génois qui écrivent peu après ce temps, nous disent qu'ils ignorent pourquoi ce legs fait à Saint-George n'a pas été recueilli; et, en effet, tout ce qui en reste, c'est un beau manuscrit conservé dans les archives de Gênes, où sont transcrits les privilèges de Christophe Colomb et de ses héritiers en Espagne et en Amérique.
C'était à peu près en ce même temps que l'Espagne chassait les Mores, les juifs et tous les chrétiens douteux qui avaient dans leurs veines quelques traces de ce sang infidèle. Il est juste, et il convient à l'histoire des moeurs et des opinions de dire que chez les Génois, d'ailleurs si pieux, ce grand sacrifice excita plus d'étonnement et de pitié que d'admiration pour le zèle de Ferdinand. On alla jusqu'à suspecter son avarice dans ce témoignage de l'ardeur de sa foi. Le premier écrivain qui s'en exprime ainsi était au service de la république, et l'on peut croire que les sentiments qu'il ose avoir tenaient de sa position quelque chose d'officiel. Tous les historiens du pays, ses contemporains ou ses successeurs immédiats, accoutumés à le copier, ont conservé son expression. Purger d'infidèles, dit-il, un royaume si catholique parait d'abord une action sainte; mais on peut dire qu'elle contient en soi quelque peu de sévérité. Cet événement étranger fut la cause d'une grande calamité à Gênes. Les juifs fugitifs, entassés au hasard dans les bâtiments qui purent les transporter, dépouillés au départ, rançonnés par les patrons, arrivèrent en grand nombre à Gênes dans l'état le plus déplorable. On ne leur accorda pas la liberté d'un long séjour, mais dans leur profonde misère ils portaient avec eux l'infection. Ils laissèrent dans la ville les germes d'une maladie que l'on nomma la peste, et qui peut-être ressemblait plutôt à ces fièvres, dirai-je contagieuses ou épidémiques, qui ravagent certains pays maritimes aussi promptement que la peste d'Orient. Le mal dura longtemps. Au printemps qui suivit cette fatale importation il devint général. On prit des précautions extraordinaires: des magistrats spéciaux furent nommés; on cantonna les malades. Il en réchappait à peine deux sur dix. Quiconque put quitter cette ville empestée en sortit, et ce fut une précaution salutaire. Comme on l'éprouve dans les crises de la fièvre jaune, il mourut peu de réfugiés à la campagne et ils n'y communiquèrent pas la maladie.
LIVRE HUITIÈME.
CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE
GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ
DORIA.- UNION.
1488 - 1528.
CHAPITRE PREMIER.
Charles VIII.
Nous voici arrivés au temps où, après quelques années de repos et de prospérité, l'Italie entière fut bouleversée par les armées françaises. Une invasion rapide et de peu de durée fut suivie de longues et sanglantes conséquences. Jamais plus d'intrigues n'avaient joué à la fois ou n'avaient plus multiplié les événements extraordinaires.
Les princes d'Aragon possédaient paisiblement les Deux-Siciles. La branche d'Espagne régnait dans l'île; les descendants d'Alphonse occupaient le trône de Naples et recueillaient le fruit de l'adoption de la reine Jeanne. On n'entendait plus guère parler des prétentions de la maison d'Anjou. Le roi René était mort, et d'héritier en héritier les droits de la maison d'Anjou étaient parvenus à Louis XI, et après lui à Charles VIII. Charles acheva sa minorité au milieu des dissensions de sa cour, de sa famille même, et personne ne pensait que ce jeune prince eût plus que son père le dessein ni le moyen de revendiquer le sceptre de Naples par les armes.
Mais Ludovic Sforza était décidé à se débarrasser enfin de son neveu; il voulait être duc de Milan en titre; il voulait s'agrandir, il lui fallait de nouvelles alliances et surtout des intrigues politiques, des manoeuvres sourdes, seul élément où il se sentît à l'aise.
Il craignait la cour de Naples; car Jean-Galéas, ce pupille dépouille, était devenu le gendre du roi Alphonse. Ludovic avait donc cherché des appuis de toutes parts; il avait entretenu une étroite alliance avec les Médicis; mais Laurent était mort, et il y avait peu de fond à faire sur le caractère et sur la conduite de Pierre son fils et son successeur. Alexandre VI, le détestable Borgia, était monté sur la chaire de saint Pierre. Peu importait que son élection eût été scandaleuse et vénale. Sous le prétexte de la paix de l'Italie, Ludovic et les Vénitiens firent une étroite alliance avec le pontife; mais Sforza fut bientôt averti par son frère le cardinal Ascagne, de ne pas compter sur Alexandre, prêt à le trahir sans scrupule pour le moindre intérêt. Ludovic à son tour imagina que bientôt la foi des Vénitiens chancelait à son égard. Le roi de Naples lui demandait enfin que le pouvoir fût réellement remis à Jean-Galéas. Il se voyait menacé, abandonné par toute l'Italie; il ne craignit pas de l'exposer tout entière en y appelant un puissant étranger. Il fit remontrer à Charles VIII qu'il était temps d'aller prendre possession de son royaume de Naples en vertu des testaments qui l'appelaient. Il offrait ses biens, ses forces, celles de Gênes, hommes, galères, argent; enfin un traité fut conclu. Charles se prépara à passer les monts, à joindre son allié Ludovic, à marcher à la conquête. Pour porter la guerre en Italie, il acheta la paix ou des trêves sur toutes ses frontières. Ferdinand d'Espagne, quelque peu d'intérêt qu'il prît à ses parents de Naples, ne pouvait voir avec plaisir que le roi de France allât les détrôner et pût de là menacer la Sicile; mais moyennant que, vers les Pyrénées, on lui abandonnât la Cerdagne, il promit d'être neutre. Ses paroles lui coûtaient trop peu à fausser pour ne pas en donner à celui qui s'en contentait et qui en payait le prix.
On trouve dans les mémoires de Gênes que le testament, par lequel Jeanne révoquant l'adoption d'Alphonse d'Aragon, avait nommé pour héritier Louis d'Anjou auquel René avait succédé, était resté longtemps égaré et qu'un Génois, Èlien Calvo, procura ce précieux document au roi de France qui ne l'en récompensa jamais. Les historiens français ne disent rien à quoi l'on puisse rattacher cette anecdote.
(1494) Des ambassadeurs français précédèrent le roi en Italie et sondèrent les intentions de chaque gouvernement. A Venise on leur répondit en termes généraux d'amitié et de révérence, et en s'excusant de donner à un si grand roi des conseils qu'il daignait leur demander. Pierre Médicis fit déclarer Florence pour l'Aragonais. Baschi, l'ambassadeur du roi, demanda au pape l'investiture de la couronne de Naples pour son maître; mais le saint-père répondit que, l'ayant déjà donnée à Alphonse II qui venait d'hériter de Ferdinand Ier, il ne pouvait l'ôter à un vassal du saint siège tant qu'il ne l'aurait pas jugé et condamné. Tandis qu'il faisait cette réponse il mariait un de ses fils à une bâtarde du roi de Naples. Ludovic seul, et les Génois, à son insinuation, secondaient les Français. Pierre Durfé, grand écuyer de France, était venu à Gênes prendre les mesures nécessaires, faire armer des galères, et surtout emprunter de l'argent. Antoine Sauli prêta lui seul 75,000 ducats1, et quand le roi fut à Rome, le même capitaliste lui en fournit encore 25,000, sans appeler personne en partage de cette grande subvention. On équipa onze vaisseaux, douze galères et vingt galiotes; il vint de Marseille de l'artillerie; Sforza envoya des troupes. Tandis que le roi Charles passait les monts, le duc d'Orléans vint à Gênes et conduisit des Suisses. Le cardinal de la Rovere, qui, depuis l'élection d'Alexandre, se tenait renfermé dans la citadelle d'Asti, s'était échappé pour venir au-devant des Français. Jean-Louis Fieschi prenait parti pour eux; mais Hiblet, brouillé avec lui, avait quitté Gênes pour aller trouver le roi de Naples. Le cardinal Paul Fregose voulut signaler encore ses vieux jours au milieu de ces troubles. Il joignit Hiblet, et tous deux promettant de soulever la rivière orientale de Gênes, persuadèrent à Alphonse de prendre l'initiative, de mettre sa flotte à la mer et de faire ainsi diversion aux préparatifs qu'on dirigeait contre lui. Ces deux anciens boutefeux montèrent sur les galères napolitaines. En prétendant servir l'Aragonais ils n'avaient d'autre but que de profiter de ses forces pour essayer de renverser les Adorno. Ils vinrent jeter l'ancre dans le golfe de la Spezia et prirent terre; mais Jean-Louis Fieschi accourut pour retenir dans le parti opposé ses vassaux et ses amis; prompt, disait-il, à combattre son frère s'il pouvait le joindre. Après un long combat, la flotte napolitaine se retira. Fregosino, le fils de l'archevêque, Hiblet Fieschi, ses enfants et leurs partisans furent laissés sur le rivage de Rapallo où ils combattaient contre deux mille Suisses que le duc d'Orléans s'était hâté de faire marcher sur eux. Ils se dispersèrent: Fregosino n'attendit pas la chance de tomber entre les mains qui l'eussent livré à Ludovic, il se rendit au duc d'Orléans. Les Fieschi, nés dans ces montagnes, en connaissaient les issues, ils se dérobèrent à la soldatesque.
Pendant ce temps, les Suisses maîtres de Rapallo y commettaient d'épouvantables cruautés; ils pillaient et massacraient; ils avaient mis à la chaîne tout ce qui avait semblé pouvoir rapporter une rançon ou être bon à mettre en vente. Gênes entière se souleva d'indignation et d'effroi, quand on vit ces vainqueurs effrénés traînant leurs captifs et étalant leur butin dans les rues et sur les places publiques. Un sentiment d'horreur qui frappa le peuple à cette vue produisit une émeute spontanée. On courut contre les Suisses débandés, on leur arracha leurs victimes, plusieurs furent massacrés. On s'en prit à leurs chefs, aux Adorno; les officiers français furent obligés de se retirer sur leur flotte. Le tumulte ne s'apaisa qu'à grand'peine.
Les mercenaires suisses étaient alors la seule infanterie qui tînt en ligne dans les batailles. Les puissances en guerre intriguaient pour se dérober ce secours les unes aux autres. On caressait à l'envi ces auxiliaires difficiles à conduire et à retenir, gens qui, indifférents à toute cause et ne marchant que pour la solde, n'y souffraient ni rabais ni retard; qui quelquefois prenaient pour nantissement la personne de celui à qui ils étaient engagés; pour qui le pillage accompagnait de droit le combat, et qui appelés pour se battre ne s'informaient pas si le territoire était ami ou ennemi, si les habitants qu'ils trouvaient devant eux devaient ou non être épargnés; mais aussi c'étaient des stipendiés qui faisaient leur métier de combattants en conscience, et autrement que ces bandes d'hommes d'armes, aventuriers du siècle précédent. Ceux-là, ménagers des hommes et des chevaux et s'épargnant réciproquement, étaient accoutumés jadis à des victoires qui n'avaient presque rien de sanglant. Leurs combats n'étaient guère que des joutes. L'usage de l'artillerie avait commencé à mettre hors de mesure ces guerriers si habiles à se conserver. Les Français et les Suisses venaient montrer une guerre plus sérieuse; et si le pillage était la plus grande calamité qui accompagnât les aventuriers, le pillage, qui n'était pas moindre avec les Suisses, était mêlé de bien plus de sang répandu sur le champ de bataille.
Charles VIII ne vint pas à Gênes, où probablement Ludovic ne désirait pas l'introduire. D'Asti il gagna la Toscane; mais avant qu'il eût traversé le territoire lombard, Jean-Galéas était mort à l'improviste; son fils enfant avait été laissé à l'écart, Ludovic avait pris ce titre de duc de Milan si longtemps attendu.
Pierre de Médicis s'était déclaré pour Alphonse: le roi de France traitait la république florentine en ennemie. Il menaçait Sarzane et Pietra Santa. Médicis vint au-devant de lui désarmé, s'excusant de ses alliances avec les Aragonais et implorant son indulgence. Une convention fut facilement conclue: Charles recevait en grâce les Florentins; ils remettaient pour sûreté Sarzane, Pietra Santa et Pise; des garnisons françaises y furent sur-le-champ établies avant même que le traité fût écrit. Le roi s'engageait cependant à rendre ces places aux Florentins aussitôt que la conquête de Naples serait achevée: Médicis se soumettait à faire prêter au roi 200,000 florins par la république; car Charles manquait d'argent et en demandait partout; mais, à la nouvelle de ce traité, le peuple florentin indigné, se souleva contre les Médicis; l'autorité de Pierre fut abolie, lui-même s'enfuit à Venise. Florence députa au roi: toujours amie de la maison de France, asservie et trahie par ses tyrans qui seuls avaient empêché la ville de se déclarer pour la cause française, elle n'avait pas besoin d'eux pour s'y rattacher. C'est elle, et non les Médicis, qui ouvrait ses portes à Charles; elle le suppliait de lui rendre ses forteresses et surtout Pise, cette ancienne émule de la république qui maintenant était et devait rester sa sujette. Le fameux moine Savonarole, l'âme de la révolution populaire contre les Médicis, était de l'ambassade: sa harangue fut une prédication exaltée.
Cependant le roi, au moment même, se mettait hors d'état de contenter les Florentins, ou plutôt de tenir la clause du traité par laquelle il n'avait prétendu être que le dépositaire de la ville de Pise. A sa vue les Pisans avaient jugé que l'occasion était favorable pour secouer le joug florentin. S'il restait encore quelque ressentiment des anciennes factions, c'était pour rendre odieuses à la ville gibeline par excellence les chaînes que la guelfe Florence lui avait imposées quatre-vingts ans; La jalousie de cette rivale triomphante s'était complu à ruiner sa conquête pour mieux l'assujettir. La misère horrible, fruit de cette sujétion, fut vivement représentée au roi dans cette ville déchue; elle lui demanda sa liberté. Charles, touché de ce qu'il voyait, et sans prévoyance pour regarder au delà, laissa échapper une promesse qui fut aussitôt proclamée comme un octroi. La garnison étrangère fut chassée; on brisa les insignes de Florence; un régime libre, un gouvernement pisan se rétablit sous les yeux du roi étonné qui n'osa rien désavouer; mais, parvenu à Florence, il entendit d'autres demandes, qu'il ne sut pas mieux contredire. Il regretta de s'être tant avancé. Pressé de poursuivre sa route, les Florentins à leur tour obtinrent de lui un traité qui n'assurait aux Pisans qu'une amnistie, en leur ordonnant de retourner sous l'obéissance de leurs anciens maîtres. Des ambassadeurs de Gênes étaient venus demander au roi Sarzane et Pietra Santa, puisqu'il avait entre les mains ces deux places qui leur appartenaient. Il reçut très- honorablement les envoyés. Il arma chevalier Luc Spinola, l'un d'eux, mais il éluda leur demande; c'était assez de la querelle de Pise, et les deux forteresses réclamées étaient de celles qu'il devait rendre à Florence suivant le traité. Ce déni unissait d'intérêts les Génois et les Pisans. Le roi se contenta de déclarer que la contestation serait mise incessamment en arbitrage. L'armée française continua sa route. Le pape se renferma dans le château Saint-Ange; mais de là il traita, et Charles passant plus loin, se présenta enfin sur la frontière du royaume de Naples.
(1495) Cette marche imprima partout l'effroi et la stupeur. Le roi Alphonse se vît abandonné, il se sentait haï, il désespéra d'être défendu. Il abdiqua en faveur de son fils Ferdinand II. Il s'embarqua avec les trésors publics volés à son successeur et à la défense du royaume. Il alla faire pénitence dans un couvent de Sicile, et, peu de temps après, il y mourut au moment de se faire moine. Charles marchait à grands pas vers sa nouvelle capitale; tandis que le jeune roi Ferdinand en défendait les approches, des soulèvements populaires y appelaient les Français, et Jean-Jacques Trivulze, émigré milanais à la solde des princes aragonais, qui commandait dans la ville, y donna le signal des défections. Il prit parti pour les Français, à qui il demeura attaché tout le reste de sa vie. Ainsi Charles se vit maître de Naples: on vint de toutes parts le reconnaître et se donner à lui. Parmi les plus empressés se distinguaient le cardinal Fregose et Hiblet Fieschi qui, quelques mois auparavant combattaient contre ses troupes. Ils venaient voir si dans ces nouvelles combinaisons ils ne pourraient en trouver quelqu'une funeste aux Adorno.
Les succès inouïs du conquérant devaient être promptement suivis de revers. En peu de mois, faute d'habileté et de prudence, à Naples la noblesse et le peuple avaient été mécontentés. Les Français eux-mêmes ne montraient que dégoût, ne rêvaient que la France. Des événements sérieux vinrent bientôt avertir Charles qu'il fallait se hâter d'en reprendre le chemin ou se résoudre à ne plus voir Paris. Toute la haute Italie se soulevait déjà pour lui fermer le retour. Il distribua à ses lieutenants la moitié de son armée pour la garde de Naples et des provinces. Avec le reste il rétrograda rapidement vers Rome, la Toscane et la Lombardie, pour regagner Asti et la frontière de France.
Le perfide Ludovic n'avait eu besoin des Français que pour s'assurer la couronne ducale de Milan. Son but atteint, il avait promptement pensé à se délivrer d'alliés exigeants, trop puissants pour n'être pas de mauvais voisins. Il avait ligué toutes les puissances d'Italie effrayées des rapides conquêtes de l'armée française.
Le retour de Charles était hérissé de difficultés. Les semences qu'il avait imprudemment répandues dans son premier passage en Toscane avaient porté leur fruit. Tout y était en guerre, et Gênes en avait sa part. Le More avait déjà passé pour l'auteur du conseil qui poussa les Pisans à demander leur liberté et à se conduire comme si elle leur avait été octroyée. Depuis il les avait incités à résister, quand en vertu du traité fait à Florence on avait voulu les ramener à l'obéissance. Il avait disposé les Génois à secourir une ancienne république tombée qui voulait renaître à la liberté. Des ambassadeurs pisans réclamèrent devant le sénat de Gênes la sympathie des coeurs libres, la pitié pour leurs infortunes, le concours pour leurs généreux efforts. On embrassa leur cause avec enthousiasme; on fournit de l'argent, des armes, les populations du territoire génois voisines des Pisans sont organisées pour leur porter assistance; en un mot, Gênes se livre avec joie à une guerre où retentit le nom de liberté, mais qui surtout peut lui faire récupérer Sarzane et Pietra Santa. Les Florentins demandent à Charles appui et justice en vertu de leurs accords; les Pisans lui demandent de leur tenir sa royale promesse: il flotte hésitant entre des engagements contradictoires et au milieu de ses propres embarras. Il envoie quelques troupes à Pise, il répond aux Florentins que c'est leur faute, et non la sienne, si aucun de leurs sujets ne veut porter leur joug.
Ces dispositions diverses ne promettaient pas au roi que les pays qu'il devait traverser lui livrassent un passage facile: les hostilités éclataient; Ludovic avait pris les armes pour enlever Asti: cette ville perdue eût fermé l'issue vers laquelle Charles dirigeait sa retraite; c'était le patrimoine du duc d'Orléans, petit-fils de Valentine Visconti; et de là ce prince menaçait lui-même le duché de Milan sur lequel il ne cachait pas ses prétentions héréditaires. Il y avait double intérêt à le déposter; mais les Milanais furent repoussés, et, loin de leur abandonner Asti, le duc d'Orléans leur prit Novare.
Charles, doutant s'il trouverait cette route ouverte, avait envoyé à Gênes un négociateur chargé de lui assurer au besoin le passage et rembarquement. Ludovic y avait mis ordre; il avait défendu de fournir aucun secours aux Français; il avait fait séquestrer des galères dont l'armement aux frais du roi avait été commencé avant la rupture. On répondit au messager de Charles que s'il venait à Gênes, il n'y trouverait que des partisans affectionnés et respectueux parmi lesquels les armes lui étaient inutiles. On n'admettrait avec sa personne que cinquante individus de sa suite. Cependant les Adorno surent qu'avec lui marchaient le cardinal de la Rovere, et les Fregose, et Hiblet Fieschi. Ils en prirent l'alarme, ils craignirent à l'approche de ces ennemis les intrigues de l'intérieur autant qu'un coup de main. On bannit beaucoup de citoyens qu'on suspecta: on se mit en défense. Jean-Louis Fieschi et les Spinola persistant dans leur coalition avec les Adorno dont ils étaient les soutiens, mirent sous les armes dix mille hommes. Le roi avait détaché de ce côté un corps commandé par Philippe de Savoie. Il venait, soit par la force, soit par les intrigues des émigrés génois qui le guidaient, faire ouvrir les portes de Gênes. On pénétra jusqu'au Bisagno; on négocia avec Adorno même. Il n'avait qu'à se détacher de Ludovic; son autorité lui serait conservée. Sarzane et Pietra Santa toujours gardées par les garnisons françaises seraient rendues immédiatement à la république, on la comblerait des faveurs les plus distinguées; mais le roi faisait promettre en vain. Quand les Fregose étaient aux portes, les Adorno ne voyaient que des pièges et des ennemis qui venaient leur arracher le pouvoir. Les Français allèrent rejoindre l'armée du roi; il était temps, elle se battait à Fornoue.
Cette bataille ouvrit à Charles un passage glorieux, et Gênes laissée à l'écart échappa à la tempête. Ludovic se hâta de faire ou de subir une paix séparée. Charles, non moins pressé de se revoir en France, la fit à peu près sans garantie. Le duc de Milan abjurait l'alliance de Ferdinand; Novare lui était rendue; il conservait la seigneurie de Gênes sous la suzeraineté de la France, On rendait aux Génois la Spezia et les autres places que l'armée française avait occupées en faisant sa retraite, excepté Sarzane dont on ne parlait pas; il leur était ordonné de rappeler les troupes fournies à Pise, sans plus prendre part à cette querelle. Pour toute sûreté de ces conditions et de la foi du duc, il était stipulé que le Castelletto de Gênes serait mis en dépôt entre les mains du duc de Ferrare, et ce prince était le beau-père de Ludovic. Après cette unique précaution prise, et le roi parti, on méprisa les promesses qu'il avait exigées: ses commissaires vinrent mettre des vaisseaux en réquisition pour porter des troupes au secours du Château-Neuf de Naples, car Ferdinand était déjà rentré dans la ville, et il assiégeait les Français dans cette citadelle. Ludovic était bien éloigné de consentir à cet emploi des navires de Gênes, quoique la dernière convention l'eût prévu. On offrit les vaisseaux, mais on objecta que le traité ne portait pas que ce fût pour mettre des étrangers à bord, et on déclara qu'on n'y recevrait ni Français ni Suisses. Le temps se perdit dans cette chicane. On apprit que le Château-Neuf s'était rendu. Les Français, forcés de renoncer à une expédition sans but désormais, remportèrent leur argent en accusant et les Génois et Ludovic. Quelques mois après (1496), l'officier français qui commandait dans Sarzane proposa de vendre la place à la république2: on envoya aussitôt vers lui des députés et de l'argent. L'infidèle gardien prit vingt-cinq mille ducats; il renonça à sa patrie: on lui prostitua le titre de citoyen de Gênes; mais il alla en jouir ailleurs avec le prix de sa trahison. L'exemple tenta aussitôt le commandant de Pietra Santa, on conclut avec lui; mais au moment où il devait livrer la place, les Lucquois, plus voisins, enchérirent sur le marché des Génois et entrèrent en possession. Lucques et Gênes s'étaient alliées pour secourir Pise; cet événement rompit leur accord. Les Génois voulaient employer leurs forces, si Ludovic ne leur prêtait les siennes, pour reprendre ce dont ils se croyaient légitimes propriétaires comme acheteurs premiers en date. Ludovic, que ces querelles contrariaient, leur répondit par des refus absolus qui redoublèrent les griefs et la désaffection envers son gouvernement. Dans une assemblée du conseil, Etienne Giustiniani proposa de déclarer solennellement qu'on ne lui accorderait ni contributions ni assistance avant qu'il leur eût fait rendre leur propriété de Pietra Santa. Le gouverneur Adorno et son parti s'alarmèrent vivement d'une proposition qui devait blesser le duc de Milan; à force de brigues ils la firent rétracter. Dans le même temps l'intérieur de la république voyait se rallumer des jalousies et des querelles. Une cérémonie religieuse où les nobles paraissaient seuls avait été autrefois en usage; tombée en désuétude depuis vingt ans, leur jeunes gens s'avisèrent de la renouveler. Cette imprudence n'était pas de saison, elle fut mal accueillie par les populaires; des rixes s'ensuivirent: la ville fut à la veille d'une émeute générale. Adorno s'employa, ordonna, supplia; les populaires furent inflexibles, et leur obstination l'emporta. La procession de la sainte croit3, car c'était le sujet de la querelle, devint commune à tous les citoyens. Les nobles, qui avaient fait la dépense des ornements d'orfèvrerie au milieu desquels le bois vénérable était porté, en furent remboursés malgré eux, et ils donnèrent à l'Église ces deniers qu'ils trouvaient honteux d'être condamnés à reprendre. Les mémoires du temps mettent de l'importance à cette petite contestation; elle prouvait que le peuple ne voulait souffrir ni privilège ni distinction exclusive. Il en resta des ferments de haine. Ce sont des indices de dispositions profondes qui venaient de plus loin, et dont nous verrons bientôt l'explosion. Cependant tout redevint tranquille en apparence.
Nous noterons en passant que l'empereur Maximilien avait paru en Italie: on supposa à sa venue de profondes combinaisons; mais il se contenta d'errer en Toscane, de recevoir des hommages à Pise, à Gênes, et de demander partout de l'argent. A cette occasion les Génois crurent devoir solliciter de lui la confirmation de leurs antiques privilèges, la fixation de leurs limites de Vintimille à la Magra et la restitution de Pietra Santa. Il est curieux de voir, d'une part, une république, soumise au seigneur de Milan, parler encore comme si elle se gouvernait par elle- même; et, de l'autre, sa prétendue indépendance conciliée avec l'apparente soumission aux vieilles prétentions de la couronne impériale. Tel était le préjugé: on croyait encore que le parchemin et le sceau auraient plus de vertu que celui qui les donnait n'avait de puissance. Maximilien lui-même se garda bien de prodiguer ses dons, quelque peu coûteux qu'ils fussent. Il répondit aux Génois qu'il délibérerait de leur requête, et éluda d'y satisfaire.
CHAPITRE II.
Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
A cette époque moururent deux hommes dont l'ambition et la turbulence avaient longtemps agité leur patrie. Hiblet Fieschi trouva sa fin à Verceil, et le bruit se répandit qu'il avait péri empoisonné. Le cardinal Paul Fregose termina à Rome sa carrière orageuse. Tour à tour archevêque, doge, pirate, prince de l'Église, doge encore, usurpateur du siège ducal sur son oncle et sur son neveu, il avait vieilli dans les intrigues et dans ces espérances insensées, ces haines impuissantes, ces entreprises sans fondement qui sont propres à l'émigration; il était mort dans le regret et l'ennui de ne pouvoir rien contre ses anciens émules.
L'archevêché de Gênes fut dévolu à Sforzino, fils naturel de Jean-Galéas. Le peuple redoubla de plaintes en se voyant enchaîné par un lien de plus. On fut blessé d'avoir à payer la dette de l'oncle envers la famille qu'il avait dépouillée. La disposition populaire ne devint pas plus favorable par le spectacle du faste que Ludovic vint déployer en visitant Gênes et de la somptueuse réception que les Spinola lui firent les premiers, ni par la dispendieuse magnificence de commande que la ville fut obligée de déployer. Mais pendant ces fêtes le destin de Gênes et celui de Sforza changeaient. Charles VIII était mort, Louis XII lui avait succédé. C'était ce même duc d'Orléans, maître d'Asti, qui avait fait la guerre autour de Gênes, et qui se portait pour véritable héritier des Visconti au duché de Milan.
(1499) Louis XII annonce qu'il vient revendiquer son héritage, et, traitant en ennemi tout ce qui obéit à son compétiteur, il fait arrêter, il chasse de son royaume tous les Lombards et tous les Génois. Son armée passe les monts. Le More troublé ramasse ses forces; il demande à Gênes de lui fournir trois mille hommes et leur solde de trois mois. Le conseil accède promptement; mais l'argent doit sortir de Saint-George, et là on est lent à obéir; on incidente sur les formes, sur les sûretés. Augustin Adorno, le gouverneur, impatient de montrer son zèle au duc, mande chez lui les capitalistes les plus connus comme opposés au gouvernement ducal; il les renferme et les rançonne; il donne leurs engagements extorqués pour sûretés à Saint-George. La levée de deux mille hommes se fait: Jean Adorno, qui doit commander l'infanterie ducale, met cette troupe en marche pour défendre Alexandrie que les Français menaçaient; mais telle a été la lenteur que la mauvaise volonté du public de Gênes a causée qu'Alexandrie est déjà rendue aux lieutenants du roi. Cette approche et le ressentiment de la dernière violence d'Adorno allaient inciter les Génois à un soulèvement; la terreur avait déjà produit ailleurs un effet plus imprévu: Ludovic s'était senti incapable de résister à une tempête si prompte. Il fit d'abord disparaître ses enfants, sa famille et ce qu'il put enlever de ses trésors. Après ces préparatifs il déclara qu'il résignait la couronne ducale en faveur de son fils qu'il avait mis en sûreté, et, s'enfuyant par les lacs et par les Alpes, il alla se cacher en Allemagne.
Gênes, affranchie de son joug par cet abandon, ne conserva pas celui des Adorno. Cependant, dépossédés du pouvoir, ils n'avaient pas quitté la ville; ils faisaient négocier auprès des Français, ils essayaient de maintenir leur poste en changeant de protection souveraine; mais le public voulait les chasser. On aimait mieux se donner au roi en obtenant des conditions favorables que d'être vendu par des oppresseurs. Ceux-ci se détrompèrent de leurs espérances, et se retirèrent. Le roi, parvenu à Milan, envoya un délégué pour prendre possession des États de Gênes en son nom, en promettant de conserver les privilèges du pays. Ces privilèges revus et confirmés, Louis en jura le renouvellement ainsi que le maintien des lois génoises devant une solennelle ambassade de vingt- quatre députés populaires et nobles, qui vinrent de Gênes lui prêter le serment de fidélité. Il ne suivit pas les derniers exemples. Il n'abandonna pas Gênes à la domination d'un gouverneur génois dont la partialité pût compromettre la puissance qui lui serait conférée. Philippe Ravenstein de Clèves fut envoyé comme gouverneur royal. Sous lui Jean-Louis Fieschi conserva la principale influence.
Mais Louis retourna bientôt en France, et aussitôt après son départ, le parti qui, dans Milan, était favorable aux Sforza, le parti qui s'appelait encore gibelin, invita secrètement le More à venir tenter la fortune. Les trésors qu'il avait cachés en Allemagne lui servirent à lever une armée de Suisses. Il parut, et la plus grande partie des Lombards le reçurent avec enthousiasme. Il rentra dans Milan (1500) et s'occupa de faire revenir sous son obéissance toutes les portions de ses anciennes seigneuries. Les Génois, qui avaient fait éclater une vive haine contre lui, craignirent de s'être déclarés trop tôt, et, désespérant du pardon d'un tel maître, ils se mirent en défense. On somma Jean-Louis Fieschi, les seigneurs de Monaco et quelques autres voisins alliés ou tributaires de la république de lever des troupes. On se procura douze cents soldats, le roi en envoya six cents par la Provence, car Trivulze, qui tenait tête à Ludovic en Lombardie, n'avait aucune force à détacher de son armée. Cependant le More intriguait dans Gênes, il suscitait les partisans qui avaient laissé les Adorno, pour faire déclarer la ville en sa faveur: la faction opposée s'agitait en sens contraire, et proprement le débat entre le roi de France et l'ancien duc de Milan n'était à Gênes que la lutte de Fregose et des Adorno. Ce n'est pas dans cette ville que la question fut décidée, mais à la porte de Novare; Trivulze et Ludovic y étaient en présence: il y avait des Suisses dans les deux camps; ceux du More furent pratiqués et le trahirent. Ils lui refusèrent d'abord de se battre contre d'autres Suisses, puis de défendre sa personne ou de capituler pour lui. Ils lui permirent de sortir déguisé au milieu d'eux pour tenter de se sauver dans leur retraite. Il fut reconnu; ils le livrèrent. Le malheureux Ludovic, conduit en France, languit dix ans et mourut dans une dure captivité.
Etranges effets de l'ambition! Un roi clément, pour jouir en paix de sa conquête, use d'une rigueur inflexible envers un prince dépouillé que la trahison seule a fait tomber entre ses mains. Le puissant monarque de France, déjà nanti du duché de Milan, en mendie auprès de Maximilien la chimérique investiture, sacrifie pour l'obtenir des intérêts réels, et s'humilie pour devenir vassal d'un empereur sans force et sans dignité. Un aveuglement nouveau poussa Louis à revendiquer aussi la couronne de Naples. Dans ce but un roi généreux prête ses forces aux Florentins pour opprimer la liberté pisane, et envoie ses troupes recevoir un échec sous les murs de Pise. Un prince honnête homme caresse l'indigne Alexandre VI et consent aux usurpations frauduleuses et violentes du bâtard Borgia. Ce prince vertueux fait plus, il ne craint pas de se rendre complice du perfide Ferdinand d'Espagne qui, sous prétexte de défendre les États de ses parents de Naples, se fait livrer leurs places, tandis que, par un odieux traité fait entre lui et Louis, ils avaient déjà réglé le partage de tout le royaume.
Frédéric, frère d'Alphonse II, avait succédé à Ferdinand son neveu. Il ne put résister à la perfidie de l'Espagnol et aux forces réunies des deux rois. Réduit à capituler, il préféra du moins la foi de Louis à celle d'un indigne parent; il accepta une pension du roi, et alla vivre et mourir en France.
(1501) Les Génois avaient été appelés à concourir à la conquête; huit de leurs vaisseaux se joignirent à dix vaisseaux français. Ravenstein, leur gouverneur, commanda cette expédition et prit le titre d'amiral de Gênes; mais les troupes du roi étaient déjà dans Naples quand la flotte parut devant le port; de là elle passa au Levant. Le Turc faisait la guerre aux Vénitiens; Louis étant alors allié de ceux-ci voulut les secourir. Ravenstein fit sa jonction avec trente-quatre galères vénitiennes: ces forces combinées attaquèrent l'ennemi dans l'île de Mételin: ce fut sans fruit et sans gloire. Les Français et les Vénitiens s'accordèrent mal; les Français même, dit-on, montrèrent peu de bonne volonté pour faire honneur à leur amiral, mécontents d'obéir à un Belge. Les Génois, dont les historiens le racontent ainsi, ne disent pas s'ils firent mieux leur devoir que les autres; mais nous savons qu'ils avaient déjà résisté à la proposition d'aller porter assistance à Venise. Les deux républiques étaient toujours assez mal disposées l'une envers l'autre, et de plus les Génois avaient craint ou affecté de craindre d'exposer à la colère des Turcs leur colonie de Scio qui existait encore.
Ce mauvais succès d'une expédition coûteuse ne disposait pas favorablement les esprits; mais la présence du roi vint faire diversion. Il voulut visiter Gênes. A cette annonce on fit de grands préparatifs qui ne furent pas sans difficultés. Les fleurs de lis furent partout arborées; mais Ravenstein, en faisant repeindre le palais public et en y plaçant les emblèmes du roi, crut devoir supprimer les aigles qui l'avaient toujours décoré. Le peuple en murmura, soit que, tandis qu'on avait tant de fois éludé l'obéissance réclamée par les empereurs, on aimât encore à faire regarder Gênes comme une ville impériale, soit qu'il restât des souvenirs gibelins qui s'attachaient à ce symbole. Quand le roi parut, il s'éleva un autre sujet de contention: les nobles prétendirent marcher les premiers; les populaires étaient décidés à ne rien souffrir qui marquât leur infériorité: la querelle fut vive et opiniâtre. Ravenstein fut obligé d'ordonner que l'âge seul réglerait les rangs. Après cet incident la réception fut honorable et cordiale. Tous les grands avaient brigué d'avoir le roi pour hôte. Jean-Louis Fieschi eut la préférence dans son palais de Carignano. Louis montra beaucoup de bonhomie; il entrait familièrement chez les citoyens. Les plaisirs se succédaient. Les dames de la ville se réunirent pour inviter le roi à une fête: il se plaisait à leur conversation; il dansait avec elles et embrassait ses danseuses, ce qui passa pour un usage français. Il partit en assurant que de sa vie il n'avait joui d'un temps aussi agréable; et le conseil, le gouverneur présent, ne manqua pas d'ordonner par décret que le souvenir de la visite du roi serait à perpétuité le sujet d'une fête publique annuelle.
Mais tous ceux qui courent au spectacle d'un roi et de ses pompes n'en sont pas pour cela mieux affectionnés. Cependant Louis avait trouvé bon que huit commissaires vinssent lui porter les demandes que la ville voudrait lui faire, et il parut disposé à accéder à tous les voeux.
On lui demanda d'abord que Gênes pût rester neutre dans la guerre qui s'allumait entre lui et Ferdinand; car l'Espagnol, après la conquête, n'avait pas été plus fidèle pour son allié qu'envers ses parents. La neutralité fut accordée. Au surplus, le royaume de Naples était déjà perdu pour Louis, et bientôt une trêve de trois ans entre les deux rois laissa respirer l'Italie.
Les commissaires génois demandaient ensuite la faculté de renouveler l'élection des magistratures génoises tous les ans, et la soumission des titulaires sortant de charge au syndicat, c'est-à-dire à une sévère reddition de comptes, à une enquête sur leur administration et à un jugement solennel qui pouvait seul les décharger et les absoudre1. Ce recours tardif contre l'oppression et la prévarication, ce point d'appui donné à l'opinion publique, usage cher au peuple génois, devint une institution essentielle dans l'organisation des pouvoirs publics, et elle a été religieusement conservée jusqu'aux derniers temps. Louis ne refusa pas d'autoriser ces règlements, seulement il témoigna de l'étonnement et de la répugnance pour les élections annuelles, coutume si étrange aux yeux d'un roi de France.
Mais il était d'autres sujets plus difficiles à régler, parce que la politique de Louis les compliquait. Les Génois voulaient toujours récupérer Pietra Santa; ils s'étaient adressés au cardinal d'Amboise, ils avaient offert 25,000 écus, et, bercés d'espérances, ils n'avaient rien obtenu. Jérôme Spinola, seigneur de Piombino, pressé par César Borgia qui voulait le dépouiller, avait voulu vendre sa seigneurie à la république. Elle était flattée de l'idée de cette acquisition. Louis, après avoir fait espérer son consentement, le refusa; il craignit de blesser Alexandre en empêchant le fils du pape de commettre une injustice de plus (1504). Enfin, dans la détresse où se trouvaient les Pisans, ils s'étaient réduits à offrir de se placer sous l'obéissance des Génois. Le roi parut balancer sur cette proposition, et, au moment où l'on se flattait qu'il autoriserait à l'accepter, il le défendit formellement. L'orgueil national s'en offensa, et l'opinion s'aliéna d'autant plus du gouvernement français que les jalousies du peuple et de la noblesse s'y mêlèrent. Les nobles furent accusés d'avoir détourné le roi de souffrir cet agrandissement de pouvoir et de territoire. On s'en prit surtout aux Fieschi qui, de tous les Génois, avaient le plus d'ascendant auprès du roi et du gouverneur; on leur imputa d'avoir été gagnés par l'argent des Florentins au détriment des intérêts et de la gloire de la patrie.
CHAPITRE III. Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
Les annalistes du pays ont marqué comme un événement de haute importance cette petite querelle de préséance qui avait éclaté à l'entrée de Louis XII et le triomphe que le gouvernement français avait été obligé d'attribuer aux populaires. Ces écrivains ont eu raison en ce sens que c'était un symptôme d'une opposition de droit et de prétentions qui devaient finir par changer la face de l'État et des partis.
La noblesse, les nobles proprement dits jouissaient de leur glorieuse et splendide existence; mais, écartés par la jalousie plébéienne de la première place et souvent de toute entrée au sénat, leurs efforts n'avaient jamais pu renverser cette barrière qu'un préjugé séculaire affermissait. Dans cette position, leur patriotisme ne pouvait être le même que s'ils avaient dominé dans la ville. Rien ne les attachait à l'indépendance d'une patrie où, si elle se gouvernait par elle-même, ils avaient légalement pour maîtres ceux qu'ils estimaient leurs inférieurs. Une telle situation renforçait l'égoïsme, renfermait les grands dans leurs intérêts privés, et ne leur laissait chercher que leur propre bien au milieu des affaires publiques. Quand les Adorno et les Fregose, profitant de ce qu'ils n'étaient pas réputés nobles, s'étaient emparés du pouvoir en se le disputant, la noblesse avait été poussée dans leurs démêlés par l'esprit d'intrigue, par le désir d'aider ces familles usurpatrices à se détruire l'une l'autre, par l'espoir de profiter de quelque conjoncture pour les supplanter. Elle avait opposé peu de résistance quand la seigneurie avait passé aux mains des étrangers. Elle avait brigué la faveur des rois de France, des Visconti, des Sforza; mais quand ces princes avaient cru devoir prendre leurs lieutenants parmi les Génois, l'autorité de la loi excluant les nobles, ils avaient combiné leurs manoeuvres subalternes autour des Fregose et des Adorno. Les Doria favorisaient le parti de Fregose, mais avec peu d'ardeur. Les Spinola avaient perdu leur popularité en s'alliant aux Adorno. Les Fieschi paraissent les plus ambitieux et les plus hardis: on les trouve sous tous les régimes comme dans toutes les querelles. Quand enfin le roi de France, maître de Milan, domina paisiblement dans Gênes et y établit des gouverneurs étrangers au pays, les nobles, et les Fieschi tous les premiers, se rallièrent à ce pouvoir et se conduisirent moins en Génois qu'en courtisans français. Leur opulence, leur éclat, leurs manières leur attirèrent les égards et la faveur des seigneurs et des chevaliers de la cour de Louis. Lui-même, comme ses ministres et ses capitaines, voyait avec mépris des bourgeois, qui, armés de leurs privilèges de commune, ne voulaient pas rendre à des nobles de race le respect et l'obéissance, apanage des roturiers. On se prévalait de cette partialité. Elle excitait le dépit des plébéiens et l'insolence de leurs adversaires.
On nommait populaire tout ce qui n'était pas noble; mais cette masse était loin d'être homogène. Et d'abord c'était un singulier préjugé que celui qui comptait pour plébéiennes ces familles en possession depuis cent cinquante ans de fournir alternativement des doges ou des princes à leur patrie.
Les marchands, et avec eux la haute bourgeoisie, maintenaient contre la noblesse les droits politiques dont s'étaient emparés, à son exclusion, leurs devanciers Boccanegra, Montaldo et les autres capelacci; mais ils se prévalaient envers la classe inférieure des avantages de la considération et de la fortune; en un mot, dans leur aristocratie plébéienne, ils souffraient à peine de mettre les nobles de part, et ils repoussaient toute communauté avec les artisans.
Ceux-ci avaient plusieurs fois tenté quelques efforts pour ramener la patrie commune à la pure démocratie. Plus attachés que les classes supérieures à l'indépendance nationale, ils étaient les plus mécontents du gouvernement français. Ils accusaient les ménagements et l'indifférence des marchands que l'intérêt de leur négoce occupait seul; ils détestaient la servilité et la corruption des nobles qui vendaient la république; ils étaient surtout aigris par les manières insultantes qu'on avait l'imprudence d'employer à leur égard; ils sentaient leur force et ils se disposaient hautement à en user. Suivant les positions et les menées, une partie de ces artisans étaient en général liés avec les marchands quand il fallait s'opposer aux nobles.
Souvent, au contraire, la partie la plus inférieure se laissait exciter contre l'arrogance des plébéiens leurs égaux. C'était alors la démagogie aux ordres de la noblesse.
On dit que ces éléments de discorde furent mis en jeu par une main puissante.
Quand le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, le fameux de la Rovere, devint Jules II, après la mort d'Alexandre VI, les habitants de Savone, parmi lesquels il avait pris naissance, s'adressèrent à lui pour être affranchis de la tyrannie génoise; car Gênes, obéissant au roi de France, traitait les villes du territoire en sujettes. Jules assura ses compatriotes que les Génois auraient bientôt trop d'affaires pour tyranniser leurs voisins. On voit cette menace s'effectuer sans retard: c'était au moment où la richesse et la prospérité semblaient aveugler tout le monde. Il en était, disent les contemporains, comme d'un coursier tenu trop longtemps en repos et trop bien nourri qu'on ne peut plus accoutumer au frein. Il se manifestait des signes d'impatience; et, ce qui annonçait une grande révolution, des combinaisons nouvelles avaient entièrement dissous ce qu'il restait des distinctions de guelfes et de gibelins; on voyait les anciens affiliés de ces factions, mêlés ensemble, se séparer en divisions opposées toutes nouvelles.
Le temps de l'élection des magistrats était arrivé (1506). Le gouverneur était absent; on dédaigna de demander à son lieutenant la permission de procéder, première nouveauté sans exemple; mais à peine on a fait les renouvellements ordinaires dans le sénat mi-parti de nobles et de populaires, les nouveaux sénateurs plébéiens demandent qu'à l'avenir le partage en nombre égal soit corrigé. Il y a, disaient-ils, trois ordres distincts, et ils ont droit chacun au tiers des suffrages. Il y a la noblesse, les marchands, les artisans d'état honorable. Les nobles s'opposaient à l'innovation. Ils sont eux-mêmes, disaient-ils, marchands, banquiers, armateurs, comme les populaires, et l'industrie commune à tous ne peut servir de prétexte aux plébéiens pour se créer un double vote. Cette vive contestation ne resta pas renfermée dans les murs du palais; elle s'agita partout au dehors et sur les places publiques. Les jeunes nobles eurent de fréquentes rixes avec les populaires; elles dégénérèrent en combats où l'on tira l'épée, et toute altercation se tournant en dissension politique et publique, la multitude vient en armes redemander pour sa garantie les deux tiers des voix et des charges. Elle crie Vivent le roi et le peuple! Un noble Doria est massacré parce que le peuple a été insulté en passant devant chez lui. Jean-Louis Fieschi arme ses partisans, et vient prendre position au centre de la ville pour s'opposer aux populaires. Le lieutenant du gouverneur, sans armes, se présente entre les deux partis; il suspend l'attaque; mais, intimidé et cédant, malgré Fieschi et les nobles, à des voeux si opiniâtrement appuyés, il consent que le conseil soit convoqué pour délibérer sur la répartition des emplois; c'était donner gain de cause au peuple. Peu de nobles osèrent se rendre à l'assemblée. Elle ratifia la proposition démocratique en reconnaissant trois classes distinctes dans la république; elle leur adjugea à chacune le tiers des charges. Douze pacificateurs furent nommés: leur premier soin fut de députer au roi pour lui faire agréer la délibération prise, en excusant le tumulte qui l'avait provoquée. Le roi parut s'en contenter, mais de nouveaux désordres avaient éclaté dans l'intervalle. Ce n'était plus pour renforcer la haute bourgeoisie et les marchands que les artisans avaient travaillé. Le bas peuple ainsi autorisé et toujours armé voulait commander seul: il pilla plusieurs maisons. Les populaires considérables furent réduits à se renfermer chez eux, honteux et embarrassés de trouver des maîtres là où ils n'attendaient que de dociles auxiliaires. La noblesse, menacée et ne se voyant plus en force, émigra de tous côtés. Jean-Louis Fieschi donna le signal en se retirant à Montobbio: là, on vint le joindre en foule. On choisit des syndics, on régla des contributions pour la défense commune. Le peuple à son tour nomma des surveillants pour épier les mouvements des nobles et pour intercepter leur correspondance avec la ville. Cependant, sur le bruit de ces mouvements désordonnés, le roi envoie Ravenstein pour reprendre le gouvernement que son lieutenant avait laissé flotter. Les deux partis députent au-devant de lui. Fieschi et les commissaires de la noblesse l'atteignent à Asti et n'ont pas de peine à l'irriter contre les prétentions des plébéiens et contre les désordres de la populace; néanmoins ils s'abstiennent de rentrer à sa suite. Ravenstein approche; les magistrats vont à sa rencontre lui porter les respects des citoyens et conduire une garde d'honneur de jeunes populaires. Il remet à les entendre dans la ville et les chasse en quelque sorte devant lui. Cette sévérité alarme: l'effroi est grand quand, à son entrée, il fait dresser des potences sur les places publiques et se renferme au palais. Il y avait à procéder à des élections; on lui demande avec l'ordre de les faire s'il faut suivre le nouveau règlement: en n'obtient aucune réponse; le peuple toujours soupçonneux dit que le gouverneur veut faire marchander son suffrage. Tout à coup Fieschi quitte sa retraite et revient dans son palais de Via Lata. Les nobles l'y suivent; on y amasse des armes, on soudoie des mercenaires. Le peuple demande au gouverneur de garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville; il redemande les élections retardées. La permission d'élire est enfin donnée. On procède suivant le dernier règlement, et le sénat est à peine formé sur ce nouveau modèle qu'il enjoint à Fieschi de sortir de la ville. Sur son refus, le peuple prend sur lui l'exécution du décret; il s'assemble armé. Cette fois les artisans seuls sont maîtres de la délibération. Les riches, les négociants, sans crédit et accusés de lâcheté, d'indifférence pour les intérêts communs, sont obligés d'abandonner la place. Les acclamations populaires nomment huit tribuns chargés de contrôler les actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire exécuter ses voeux. Le plus distingué de ces tribuns était Paul de Novi, teinturier, homme de courage et qui ne manquait pas de talent. Nous savons, au reste, qu'il était propriétaire, il possédait une maison. Le tribunat fut conduit en triomphe et installé au palais. Une populace à demi-nue se dévoua à lui servir de garde et d'instrument. Avec ce secours, les tribuns imprimaient la terreur; ils bravaient le gouverneur, le sénat et la magistrature; ils rendaient la justice à leur gré. Ce qu'ils voulaient ils le faisaient exiger par la multitude. Ils envoyèrent deux mille cinq cents hommes pour écarter Fieschi, qui ne s'était éloigné que de quelques milles; une foule animée à faire triompher la démagogie et le pillage, resta maîtresse de presque toute la rivière.
Cependant, dans la ville, ces soutiens du pouvoir populaire faisaient la loi à leurs propres magistrats. Les brigands, les bannis accoururent, et la confiance du peuple fut pour les plus audacieux. La lutte redoutable des pauvres contre les riches s'établit sans plus de distinction d'ordre ou de parti. On appela de Pise un capitaine assez renommé, appelé Tarlatino, dans l'espérance qu'il mettrait quelque discipline au milieu de cette multitude armée, qu'il aiderait à réprimer l'insubordination et le désordre: il n'y put réussir.
Les tribuns, voulant perpétuer leur autorité en la rendant considérable par quelque exploit, arrêtèrent qu'on armerait pour aller reprendre Monaco sur la famille Grimaldi. On enrôla les citoyens; on requit violemment l'argent et les approvisionnements nécessaires. Ce qui restait de gens sensés avertissait que l'entreprise était au-dessus des forces; Ravenstein s'y opposait. La volonté souveraine du peuple fit partir les galères et marcher Tarlatino. Louis écrivait pour ramener les citoyens égarés, pour leur offrir paix et pardon; mais quand les magistrats se réunissaient pour entendre ces invitations paternelles, la populace se livrait à de nouveaux excès, comme pour rendre toute pacification impossible. Ravenstein le jugeant ainsi, quitta Gênes.
Alors le peuple se donna de plus en plus carrière. Quelques meneurs s'avisèrent de proposer que le pouvoir fût déféré à un corps nombreux dont les membres recevraient un large salaire. La participation aux affaires publiques en devint d'autant mieux un objet de jalousie et de manoeuvres. Il se forma tout à coup des congrégations, ou plutôt des associations et des compagnies qui, sous des noms de saints et de madones, prétendaient servir la liberté et qui l'opprimaient à l'envi. On recommençait à distinguer dans cette tourbe populaire les partisans des Adorno et ceux des Fregose; mais il se trouva des conducteurs assez habiles pour leur faire comprendre qu'il n'était pas temps de se diviser. Dans une assemblée tenue dans ce dessein, on jura de laisser dormir l'ancienne querelle pour que le peuple en une seule masse pût tenir tête à ses ennemis.
Et comme le siège de Monaco n'avançait pas, ce dont on se prenait à la mauvaise volonté de la bourgeoisie, il fut résolu que les artisans se chargeraient de le diriger par eux-mêmes. Ils y expédièrent en effet un grand nombre des leurs, et leur inexpérience, leur entêtement n'y produisirent que des désastres.
A Gênes, les tribuns avaient soin d'interpréter de la manière la plus sinistre et la plus menaçante pour le peuple les intentions du roi. Si parmi eux il y avait un petit nombre de gens probes, le reste était composé d'hommes avides de pillage qui voulaient le trouble.
Le roi se lassa de tant d'outrages et l'on prit enfin des mesures1. On ferma le passage aux grains qui venaient de la Lombardie; on essaya de faire sentir la disette au peuple. Le commandant du Castelletto, qui jusque-là était resté comme immobile à tout ce qui se passait, se déclara tout à coup; la citadelle tira sur les vaisseaux dans le port et lança quelques bombes sur la ville. On savait que Chaumont s'avançait avec des troupes; on annonça la venue du roi lui-même. Déjà un corps commandé par d'Allègre, aidé par le duc de Savoie, avait mis en fuite par sa seule approche les Génois qui assiégeaient Monaco. Toute la rivière du Ponent rentrait sous la main du roi; d'Allègre marchait sur Gênes sans résistance, et devait faire sa jonction sous les murs mêmes de la ville avec l'armée royale que Louis conduisait par le chemin d'Asti. L'événement était facile à prévoir; mais le roi ne demandait pas mieux que d'être dispensé d'employer la force. Le cardinal de Finale, l'un des Caretto, écrivait à Gênes chaque jour, expédiait messager sur messager pour inviter les habitants à ne pas persister dans leur rébellion. Il les pressait d'envoyer des ambassadeurs vers Louis et leur promettait que leurs soumissions seraient bien reçues. Tous les citoyens sages, tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, voulaient qu'on embrassât ce conseil. Les tribuns et leurs satellites, les fanatiques et les hypocrites de démagogie comprimèrent ces voeux par la terreur. Concentrant et régularisant leur gouvernement comme s'il devait être durable, ce fut ce moment qu'ils choisirent pour créer un doge; ils décernèrent ce titre à Paul de Novi, leur tribun. Ils le revêtirent de la pourpre que peut- être ses propres mains avaient teinte. Ils prodiguèrent pour lui autant de pompe que les Fregose et leurs émules en avaient affecté. Tandis qu'on voyait dans les rues les femmes et les enfants aller d'église en église chantant des litanies et implorant le ciel contre les horreurs de la guerre, le doge, son conseil, ses fauteurs faisaient brûler les vivres et les fourrages dans les vallées que l'armée du roi devait parcourir, et portaient au dehors, pour défendre les approches, toutes les forces qu'ils pouvaient réunir. Les Français avaient déjà envahi la Polcevera. Les Génois n'avaient plus à se dissimuler que d'un moment à l'autre, la ville pouvait être forcée. On tendit des chaînes dans les rues principales pour arrêter l'impétuosité de la cavalerie. On fit des amas de pierres pour servir d'armes offensives. On enfonça les portes des maisons que les nobles avaient désertées, et l'on y établit les populations de la Polcevera qui avaient fui devant les Français. Ces précautions furent prises avec assez d'ordre; mais les familles étaient dans le trouble, chacun cachait ses effets les plus précieux et cherchait des asiles.
On doit faveur et intérêt au peuple qui garde ses foyers, qui combat pour son indépendance. Si ses nobles, si ses principaux citoyens négligent la défense du pays, on aime à la voir embrassée par les artisans et par les prolétaires; mais ici une tourbe de factieux lâchant le frein aux passions les plus viles, avait à la fois rompu les traités faits avec le roi de France, opprimé la liberté avilie, attenté aux propriétés privées, et maintenant elle attirait la colère d'un roi puissant et offensé sur une ville que ces mêmes hommes étaient incapables de défendre contre un assaut. Dans le lit du torrent de la Polcevera, une de leurs troupes vivement attaquée ne fit pas une longue résistance; elle se retira en désordre sur les hauteurs que couronnent aujourd'hui les murs de la première enceinte de la ville2. Les Français se préparaient à gravir ces pentes, à attaquer ces fortifications. Les Génois étaient en grand nombre: un homme de guerre, Jacques Corso les commandait en l'absence du capitaine Tarlatino. Il était habile, il dirigea avec intelligence les soldats stipendiaires qu'on lui avait fournis; mais jamais la populace armée ne put être soumise à aucune direction. Le combat fut cependant soutenu tout le jour, mais vers le soir les Français furent maîtres de la redoute élevée sur la crête du mont de Promontorio, et aussitôt les Génois se débandèrent portant l'alarme dans la ville. On y craignit les horreurs d'une invasion nocturne. L'effroi fut au comble, la mer était orageuse et ne permettait pas l'embarquement. Les riches qui s'étaient réservé celle voie de salut frémissaient de ne pouvoir en profiter. Les hommes de la populace, pour la plupart, échappèrent avant que les Français se fussent avancés. Bientôt le roi fit occuper les portes en défendant de laisser pénétrer dans la ville personne de l'armée, et surtout ni les Suisses ni les gendarmes. Deux députés vinrent à son quartier implorer grâce et demander une capitulation: Louis ne voulut pas les admettre; le cardinal d'Amboise les renvoya en leur disant qu'il n'était plus temps de traiter, et que le roi entrerait dans la ville sans condition; il voulait bien, cependant, annoncer que son intention était que les propriétés ne fussent pas violées. Dans cette même journée, quelques enfants perdus d'un faubourg eurent encore la folie de marcher réunis sous un drapeau afin d'aller attaquer l'armée royale. Cette tentative désespérée ne servit qu'à augmenter la colère et la défiance du roi. Enfin le lendemain les troupes se mirent en marche, et lui-même vint aux portes; il parut l'épée à la main. On assure pourtant que sa cotte d'armes portait pour devise: un roi d'abeilles sans aiguillon. Il n'y avait alors aucune ombre de résistance. Ce que la ville avait encore de magistrats et quarante citoyens vinrent sur son passage se prosterner et crier miséricorde. A cette vue, il s'arrêta et remît son épée dans le fourreau; il fit relever ces suppliants qui marchèrent devant lui. Entré, il se rendit d'abord à l'église de Saint-Laurent: les femmes et les enfants la remplissaient, vêtus de blanc et implorant en pleurs l'assistance du ciel, la pitié et la clémence du roi. Il parut touché de ce spectacle. Installé au palais, il ordonna un premier exemple de justice, mais qui ne tomba que sur quelques misérables chargés de crimes: ils furent mis à mort. Après cet acte de sévérité il parut avoir dépouillé toute colère, et, à travers des formes encore menaçantes, l'indulgence naturelle de Louis se fit pressentir. Cependant il fit rassembler un conseil dans lequel on mit en délibération si la concession des deux tiers des charges aux populaires devait être maintenue; il passa de la rétracter. Les populaires présents insistèrent les premiers pour que cette satisfaction fût donnée à la noblesse, et l'on remarqua que ce vote officieux égayait les spectateurs français. Après quelques jours un tribunal fut dressé sur la place du palais. Le roi y parut sur son trône entouré d'ambassadeurs, de cardinaux et des grands de sa cour. Là, les anciens et les autres magistrats vinrent demander publiquement le pardon de la ville. Michel Ricci, Napolitain, faisant les fonctions de procureur général, récapitula dans une harangue solennelle les méfaits dont les Génois s'étaient rendus coupables. Ils avaient forfait aux conventions que le roi leur avait accordées en devenant leur seigneur. Le pacte violé était nul, le droit de conquête régnait seul, et le magistrat sévère concluait en remettant les coupables à la merci du souverain clément qu'ils avaient eu le malheur d'offenser. Suivant ces conclusions, Louis se fit rendre l'instrument où les privilèges que les Génois avaient reçus de lui étaient écrits; il en arracha le sceau et fit lacérer et brûler cette charte octroyée. Il imposa a la ville une amende de 300,000 écus, ensuite réduite à 100,000; il exigea que 40,000 en fussent payés sans retard pour la construction d'une citadelle sur le rocher du phare, afin de dominer le port, de fermer et tenir en bride la ville: il la soumit à entretenir toujours trois galères prêtes pour le service du roi et à payer la solde de deux cents hommes dont la garnison serait renforcée. Après ces dispositions, il fit publier la paix et admit les Génois au serment de fidélité. L'amnistie exceptait quelques noms de personnages absents à qui il fut assigné un délai pour venir se défendre. Deux d'entre eux furent seuls traités en coupables déjà convaincus, le doge Paul de Novi et Démétrius Giustiniani. On rasa leurs maisons, et, bientôt découverts, ils eurent la tête tranchée. Le teinturier s'était sauvé en Toscane. Embarqué pour se rendre à Rome, la tempête le détourna de son chemin; il fut pris, reconnu, vendu et amené au supplice.
Le roi ordonna que quatre citoyens choisis rechercheraient les crimes privés, les vols, les rapines qui avaient pu se commettre, et que quatre autres seraient chargés de remettre l'ordre dans les finances dilapidées.
Ces formes austères dont la clémence s'enveloppait, ces privilèges déchirés, ces exceptions au pardon, cette forteresse menaçante à construire, ces amendes à payer jetaient le peuple dans la stupeur. La ville fut préservée de tout pillage; mais quand la troupe qui avait occupé le Bisagno traversa la cité pour aller joindre le gros de l'armée dans la Polcevera, chaque soldat était chargé du butin pris dans les riches maisons de campagne qui leur avaient été abandonnées. Les propriétaires eurent la douleur de reconnaître leurs effets sans que pas un osât réclamer. Ce qui pesait le plus, c'était la taxe imposée. Louis voulut que la monnaie cessât de porter les insignes impériales que la république avait toujours conservées. Il ordonna d'y empreindre ses fleurs de lis, et ce fut une douleur nouvelle; mais les Génois s'en vengèrent en profitant de la refonte de leurs espèces pour solder la contribution de guerre en monnaie affaiblie3.
Les conséquences du mauvais succès de l'entreprise populaire furent de haute importance. La bourgeoisie, blessée dans ses prétentions, dans ses sentiments, dans ses propriétés, et se sentant en quelque manière la responsabilité des excès de cette classe inférieure dont elle avait espéré se servir sans risque, se sépara d'elle. Des artisans, ceux qui avaient pris une part marquée au mouvement, ou avaient péri ou disparurent. Les autres, heureux de désavouer de tels associés, perdirent, du moins pour longtemps, l'espérance, la volonté de devenir un ordre dans la république et de mettre la main au pouvoir. Séparés de cette foule, les populaires d'un rang plus élevé se comptèrent. S'apercevant que seuls ils pourraient difficilement opprimer la noblesse, ils reconnurent qu'il serait plus facile et plus honorable de se confondre avec elle dans une aristocratie commune. La noblesse à son tour entrevit que cette fusion était le seul moyen de rentrer en participation du pouvoir, d'obtenir l'abrogation d'une odieuse incapacité: ils virent que l'union d'une classe unique où se concentrerait le gouvernement était le seul moyen de repousser à jamais l'ignoble ochlocratie de la populace. De ce moment cette idée commença à germer: elle ne pouvait sans doute venir à maturité tant qu'une puissance étrangère tiendrait la patrie sous sa dépendance, tant que l'on ne serait pas franchement débarrassé des partis qui vivaient encore. Il fallait vingt ans de plus, de nouvelles circonstances et un grand citoyen pour mener cet oeuvre à bien; mais le premier pas était fait et les principaux obstacles étaient levés dans l'opinion.
CHAPITRE IV. Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge.
Après avoir raffermi son autorité, Louis XII se montra indulgent et favorable aux Génois. Pendant l'insurrection le commandant du Castelletto avait ruiné quelques maisons voisines, plus par animosité que pour la nécessité de la défense; les propriétaires furent indemnisés. Des reliques avaient été enlevées; le roi les fit réclamer en France, et elles furent restituées. Surtout une propriété d'un autre genre fut respectée. Les prétentions de Savone contre la domination de Gênes et contre la participation aux impôts et aux gabelles génoises furent renvoyées par le roi à la décision de Lannoy, donné pour gouverneur à Gênes et qui jugea contre les Savonais. Cependant il ne manquait pas, dans le sénat même, de gens obéissant aux impulsions du pape et protégeant secrètement la cause de Savone contre l'intérêt génois. Ils firent éprouver des contrariétés au gouverneur. Sa partialité pour la ville, le soin de faire régner l'ordre et de purger le territoire d'un grand nombre de brigands qui désolaient le pays, l'avaient rendu assez agréable. Lassé d'être entouré d'intrigues, il demanda son rappel. Rochechouart vint le remplacer en jurant de maintenir les privilèges que le roi avait donnés ou rendus à la ville.
C'était un temps de paix, et cela suffisait pour ramener le bonheur et l'opulence. La ville fut embellie; les travaux du port repris et augmentés. Les établissements publics se multiplièrent. Il régnait une parfaite intelligence entre le peuple et la garnison française. Lannoy avait établi une telle discipline parmi ses soldats, il avait tenu la main avec une telle fermeté à la répression de tout désordre, particulièrement de toute insolence envers les femmes, que de l'officier au simple soldat, tout ce qui était français avait part à la faveur populaire.
Parmi les Génois, ce qui restait des anciennes jalousies se bornait à repousser des magistratures, autant qu'il était possible, les plus riches et les plus nobles. Ceux qui briguaient le plus obtenaient le moins. On ne voulait pas, disait-on, se donner des maîtres de plus; sous les Français, il ne restait à l'ambition des premières familles d'autre distinction que leurs grands noms; c'était un pas de plus dans la carrière de l'union projetée.
C'est ici le temps de la ligue de Cambrai, de la victoire de la Ghiarra d'Adda (1509), des désastres des Vénitiens, contre qui tout le monde était conjuré. Les Génois n'y prirent part que par l'armement de quelques vaisseaux demandés par le roi; mais bientôt après tout fut changé. C'est avec les Vénitiens, c'est avec les autres puissances qu'on voit Jules coalisé contre Louis (1510). Des tentatives pour troubler la paisible possession de Gênes, pour en chasser les Français, sont les symptômes les plus immédiats de ce changement et de la haine du pontife. On vit d'abord une société politique se former et faire parade de ses réunions et de ses emblèmes; les nobles et les populaires y prirent part. A mesure qu'elle fit sentir sa consistance, qu'elle influa sur l'administration et tint tête au gouvernement, on s'aperçut que le parti des Fregose en avait la secrète direction. Bientôt les individus de cette famille quittèrent la cour du pape et se montrèrent sur le territoire génois.
Parmi les rejetons de cette race illustre était d'abord Janus Fregose, fils de l'ancien doge Thomas, et dont le nom fait présumer qu'il naquit pendant la suprême magistrature de son père. Après lui venait Octavien1, sorti d'une autre branche, homme distingué par des talents et même par des vertus, pour autant que les grands ambitieux de ce siècle pouvaient en avoir. Il avait un frère plus hardi que lui, Frédéric, archevêque de Salerne, qui fut depuis cardinal. Il y avait encore Alexandre, évêque de Vintimille, fils du fameux cardinal Paul et qui ne démentait pas son origine; plus tard on vit encore sous la scène le jeune Pierre, fils de ce Baptiste que le cardinal doge avait détrôné. Octavien était parent de François Marie della Rovere d'Urbin, neveu du pape, et par cette alliance c'était sur lui que la confiance et les préférences de Jules étaient placées. Par là même il jouissait de l'utile appui d'un personnage déjà important: André Doria avait été le tuteur du jeune duc d'Urbin. Attaché autrefois à la fortune du père de ce jeune homme, il avait rendu à la veuve et à l'enfant de son ancien maître des services qui le mettaient de part dans toutes les alliances de la famille. Il était absolument lié aux intérêts d'Octavien Fregose. Il avait déjà une fois essayé de l'introduire dans Gênes avec l'espérance que l'ancienne faction Fregose se soulèverait en sa faveur. Maintenant que le pape envoyait Octavien avec des forces, Doria vint seconder le mouvement.
Marc-Antoine Colonna, Janus et Octavien Fregose parurent dans la rivière orientale. Une flotte vénitienne entra dans le golfe de la Spezia. Jérôme et Nicolas Doria, citoyens importants, quittèrent Gênes et vinrent se réunir à ces assaillants.
Jules, irrité du peu de succès de cette tentative, envoyait de nouveaux secours. En remettant un drapeau à l'amiral vénitien, il lui déclarait qu'à tout prix il voulait voir les Génois affranchis, et les Français chassés de l'Italie, il faisait venir des Suisses pour les employer vers Gênes; il y avait dépensé 70,000 ducats: mais, en chemin, cette troupe fut débauchée par l'argent du roi de France, et l'entreprise fut encore manquée (1512).
La bataille de Ravenne, ou plutôt la mort de Gaston de Foix qui y périt après l'avoir gagnée, changea la face des affaires du roi de France. Le cardinal de Sion conduisit les Suisses à Milan et y rétablit Maximilien Sforza, le fils de Ludovic. On prit l'alarme à Gênes, ceux du moins qui tenaient pour le gouvernement. On se mit en défense; on demanda quelques hommes à Trivulze et à la Palisse qui commandaient les Français en Lombardie; mais eux-mêmes n'avaient pas trop de leurs forces pour se soutenir. Une baillie de huit citoyens fut nommée pour défendre la ville avec l'ordre exprès de repousser et les Fregose et les Adorno, s'ils se présentaient et venaient troubler la concorde. Janus Fregose et les siens étaient voisins; ils n'amenaient que cinquante chevaux et cinq cents fantassins. Un héraut envoyé par eux vint sommer la ville de leur ouvrir les portes. Le message ne reconnaissait ni le roi ni son gouverneur, et celui-ci voulait faire mettre à mort le messager. La baillie le sauva. Cependant Rochechouart qui se sentait haï, se prétendit insulté, et, sous ce prétexte, il se mit à l'abri dans la citadelle de la Lanterne. On le pressa vainement de rentrer, on lui offrit des otages à son choix, il ne voulut entendre à rien. La ville resta trois jours sans chef et dans l'incertitude. Cent Suisses que le roi tenait au palais pour sa garde, voyant le gouvernement abandonné, sortirent de leur poste pour aller joindre les garnisons des citadelles; elles ne voulurent pas les admettre, alors ils prirent congé d'eux-mêmes et partirent. Après leur départ Janus Fregose se présenta et ne trouva nulle résistance; mais en même temps Pierre Fregose, fils de Baptiste, arriva porteur de lettres du cardinal de Sion qui le recommandait pour être doge de Gênes. Ainsi deux compétiteurs de la famille se trouvaient en concurrence sous les mêmes auspices. Cette rivalité mit la tranquillité publique en péril. Janus fut enfin préféré: on crut suivre dans ce choix l'intention du pape. Doria, qui en fut garant, alla s'en expliquer avec le cardinal; ce ne fut pas sans lui apporter de l'argent pour les Suisses qu'il avait prêtés, et un présent pour lui-même. Jules reçut la nouvelle de l'entrée à Gênes avec une extrême joie: il ordonna des réjouissances publiques. Aussitôt il envoya des canons au doge Janus pour le siège des citadelles où tenaient les Français, et il demanda à Naples des galères pour seconder ses Génois.
Le Castelletto fut bientôt rendu; il en coûta 12,000 écus que l'on paya à la garnison; mais le fort de la Lanterne bravait les attaques. L'impatient pontife s'en prenait à Janus; il voulait le déplacer pour lui substituer Octavien, aux talents duquel il avait plus de foi; mais ce pape belliqueux mourut avant la réussite de ses desseins que de nouvelles combinaisons ajournèrent d'abord et réalisèrent plus tard.
La mort de Jules et une trêve de trois ans conclue avec le roi d'Espagne laissaient à Louis XII la liberté de menacer l'Italie. La Trémouille s'empara du Milanais: il ne restait plus que Côme et Novare à Maximilien Sforza. A la faveur de ces mouvements, une flotte française vint tenter de délivrer la forteresse de la Lanterne.
Des ambitieux mis un temps à l'écart étaient toujours prêts à se faire les auxiliaires de tous les étrangers qui venaient renverser le gouvernement existant. Les Adorno n'étaient pas rentrés dans Gênes tant que les Fregose y dominaient. On apprit qu'ils s'étaient donnés à la France, et leur parti commença à lever la tête. Deux frères, devenus les chefs de la famille, Antoniotto, qu'on pouvait appeler second du nom, et Jérôme, l'un et l'autre fils d'Augustin, ayant pour procureur fondé en France Ottobon Spinola, avaient conclu un traité2 avec Louis XII. Un Spinola traitant du sort de sa patrie au profit et comme homme d'affaires des Adorno!
Ceux-ci s'engageaient à faire promptement une tentative sur Gênes pour en chasser les ennemis du roi, mais à leurs périls et risques et à leurs frais. Louis leur avancera seulement 10,000 écus dont ils lui seront débiteurs, perdant ou gagnant. Provisoirement ils s'obligent à ravitailler la citadelle de la Lanterne dans un mois pour tout délai avec espérance de lier cette opération à l'entreprise générale. Après la réussite de celle-ci, Antoniotto Adorno sera déclaré gouverneur de Gênes, lieutenant du roi, aux mêmes conditions sous lesquelles les anciens Adorno avaient gouverné pour les Sforza. Jérôme Adorno sera capitaine de la ville. Le roi se réserve le droit de disposer de la place de capitaine de la Spezia, son intention étant d'en gratifier son bon serviteur Ottobon Spinola, le négociateur d'Adorno. Le pouvoir d'Adorno sera protégé et défendu par le roi contre tout prince et tout ennemi extérieur; le roi supportera même la moitié des frais de la défense; mais s'il ne s'agit que de la querelle des Adorno et des Fregose, il ne sera tenu d'aucun effort; l'assistance qu'il donnerait sera volontaire.
Si la tentative de l'entreprise fait dépouiller les Adorno des biens qu'ils possèdent en Calabre ou en Lombardie, le roi trouve bon de les en indemniser; mais réussissant, ils s'engagent à faire payer au roi, 100,000 écus au bout de trois mois; ils lui garantissent toute liberté de faire armer à Gênes des vaisseaux et des galères contre qui que ce soit sans exception; promettant de plus de faire contribuer les Génois à l'armement pour somme convenable. Les deux parties se donnaient réciproquement des sûretés; et les répondants d'Adorno pour les 10,000 écus d'or que Louis lui prêtait, furent le grand écuyer de France3, et le bâtard de Savoie. On voit que les intrigues se répandaient hors de Gênes.
Les Fieschi étaient évidemment du nombre des adhérents engagés dans l'entreprise. Ils passaient aux Adorno, et cette longue alliance dans laquelle ils avaient si bien soutenu les Fregose allait prendre fin. Jean-Louis que nous avons vu attaché au parti français était mort. De ses quatre frères, l'un était encore en France et allait reparaître en Italie à la suite de Trivulze. L'aîné, Jérôme, comte de Lavagna, et ses deux autres frères restaient encore auprès du doge, mais ils étaient devenus suspects; dans une conférence où leur duplicité leur était reprochée, il s'éleva une querelle si vive que des épées furent tirées; cependant Octavien Fregose, qui était présent, arrêta les violences. On se sépara paisiblement et rien n'annonçait des suites fâcheuses à cet incident; mais à peine Fieschi était sorti du palais que trois Fregose se jetèrent sur lui et le massacrèrent sur la place. Guidobaldo et Ottobon ses frères, témoins de sa mort, se réfugièrent dans leur palais de Via Lata, appelant secours et vengeance et faisant retentir les noms d'Adorno et de Fieschi. Le lendemain Antoniotto Adorno accourut avec trois mille paysans. Il mit en fuite une troupe qui gardait les approches de la ville et bientôt après celle qui bloquait la Lanterne. La citadelle est délivrée et la flotte de Préjean y établit ses communications. Les vassaux et les partisans de Fieschi arrivent de l'autre côté de la ville; le doge Janus désespère de sa situation. Il s'embarque et va rejoindre la flotte génoise, qui s'établit au golfe de la Spezia. Zacharia, un de ses frères, est fait prisonnier, c'était un des meurtriers de Jérôme Fieschi; les soldats attachés à cette famille le percent de coups et le font traîner à la queue d'un cheval, vengeance atroce qui souleva l'indignation populaire.
Antoniotto Adorno déploie la patente de gouverneur royal pour le roi de France. Les écrivains génois ne connaissaient pas le traité que nous venons d'analyser, car ils mettent en doute si les lettres du roi dont il se prévalait lui conféraient précisément ce pouvoir et ce titre; mais nous ne pouvons en douter; la convention s'accomplissait telle que nous la lisons; l'entreprise avait réussi jusque-là.
Antoniotto envoie aussitôt à la Spezia intimer à la flotte génoise l'ordre de revenir à Gênes ou plutôt en négocier le retour en offrant les plus grands avantages. André Doria les fait refuser, mais la question était décidée à l'heure même devant Novare. L'armée française y fut détruite par les Suisses au service de Sforza. Cette nouvelle changea tout l'aspect des choses. La flotte française se retira, celle des Génois se rapprocha de la ville. Janus Doria, plusieurs membres de sa famille, beaucoup de citoyens considérables étaient à bord. Par terre Octavien Fregose s'avançait avec trois mille fantassins et quatre cents chevaux que le vice-roi espagnol du royaume de Naples avait prêtés, Antoniotto n'avait pas eu le temps depuis son avènement de se faire rendre le Castelletto où les gens de Fregose s'étaient maintenus. Dans ces circonstances les Fieschi et les Adorno, ayant sérieusement examiné leur position, crurent impossible de la garder. Ils résolurent de se réserver pour un autre temps; ils assemblèrent leurs forces et leurs amis, et firent en bon ordre une retraite militaire vers Montobbio. La domination des Adorno cette fois n'avait duré que vingt et un jours, et ce fut la quatrième mutation de gouvernement que Gênes vit dans une année. Octavien Fregose se présenta, il fut reçu avec honneur et conduit dans le sénat. Là il s'exprima avec modération et dignité; il détesta les factions et les réactions; il annonça que toutes ses pensées tendraient à la fusion des partis en un seul corps de citoyens, à l'abolition, à l'oubli des dénominations qui les avaient divisés. On applaudit à ce sentiment qui prévalait depuis longtemps dans les esprits sages. Mais outre ces bonnes intentions, Octavien avait pour le recommander l'appui des puissances alliées et celui du nouveau pape Léon X. On ne voulait pas remettre au pouvoir Janus qui s'était montré peu capable et que le meurtre de Jérôme Fieschi rendait odieux. Trompé dans ses prétentions, il accepta de mauvaise grâce le gouvernement de Savone. Octavien fut élu doge dans un conseil de quatre cents citoyens. On évitait cette fois la contribution de 100,000 écus que les Adorno avaient promise à la France; mais il fallut en payer 80,000 aux Espagnols; ce fut le premier acte du gouvernement de Fregose. C'était l'inévitable condition qui pesait sur la république à chaque changement depuis que les étrangers étaient les auxiliaires nécessaires ou plutôt les maîtres de ces révolutions. Saint- George avança la somme (1514); le cardinal de Sion, fort enclin à profiter de ces dispositions complaisantes, ne tarda pas à demander aux Génois, au nom de l'empereur, ou un contingent de troupes ou de l'argent pour en solder: cette fois, on allégua les privilèges de la ville reconnus par Maximilien lui-même, et toute subvention fut refusée.
Le pape était ouvertement favorable au gouvernement de Fregose. Huit ambassadeurs génois, nobles et populaires, allèrent solennellement lui rendre l'obédience de la république en plein consistoire. L'ambassadeur français, qui voulait protester avant la harangue contre l'admission des sujets révoltés du roi, fut interrompu par le pape, et les Génois lui déclarèrent que la république n'avait rien à faire avec la France4. Cependant les Français tenaient toujours la citadelle de la Lanterne, ravitaillée pendant la courte administration des Adorno; mais enfin un long blocus consomma toutes les ressources de la garnison et l'obligea à traiter. Le commandant consentit à sortir de la citadelle, pourvu que la ville se chargeât de payer 22,000 ducats que le roi devait d'arrérages à la troupe: c'était en ce temps une condition fort ordinaire dans les sièges. Toutes les fortifications furent rasées aussitôt que la place fut rendue. Elle avait passé pour si forte qu'on était pressé de détruire cette retraite de la tyrannie ou de l'usurpation: l'archevêque de Salerne, frère du doge, s'était opposé de toute sa force à cette résolution. Ce qui pouvait aider à tenir la patrie en sujétion, ce qui assurait un asile en cas de disgrâce à une famille dominatrice lui semblait bon à retenir entre ses mains. On sut gré à Octavien d'avoir rejeté ces motifs; le public vit dans la destruction de la forteresse un acte de patriotisme et un gage d'indépendance.
On devait d'autres éloges à Octavien. Il donnait des soins éclairés aux intérêts de la ville, il réparait les ruines, il élevait des monuments.
Il était cependant assiégé d'embarras et de soucis continuels. Les Fieschi et les Adorno menaçaient sans cesse de surprises. Leurs forces étaient toujours voisines, et, au défaut des Français dont ils s'étaient appuyés jusque-là, ces ambitieux savaient se rattacher au parti des alliés et y trouver des défenseurs. Le duc de Milan, qui les favorisait contre Fregose, lui suscitait encore de la part des Suisses des prétentions menaçantes. Octavien avait été aidé par eux aussi bien que par les Espagnols; ceux-ci avaient eu du doge 80,000 ducats; les Suisses en réclamaient autant, et ils voulaient venir s'en faire raison par leurs mains. Janus Fregose lui-même fut accusé d'avoir tramé avec les étrangers en haine du parent qu'on lui avait préféré. L'ordre de l'arrêter fut envoyé à Savone; il prit la fuite. A plusieurs reprises Gênes eut devant ses portes les troupes de ses émigrés. Jérôme Adorno et Scipion Fieschi entrèrent même dans la ville, et, au cri de leurs deux familles, ils tentèrent un soulèvement; mais leur entreprise échoua, ils restèrent prisonniers. Octavien se contenta de les détenir.
CHAPITRE V. Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
(1515) François Ier avait succédé à Louis XII, et ce nouveau monarque venait, brillant de courage et puissant de forces, tenter à son tour des conquêtes en Italie (1516). Octavien Fregose, mécontent des alliés qui lui retiraient leur appui, chercha celui du conquérant. Les citoyens suivirent facilement cette impulsion, et Gênes fut la première cité italienne qui se déclara pour les Français: il fut convenu qu'Octavien prendrait le titre de gouverneur royal perpétuel1. Il aurait la libre disposition des emplois. Le roi, qui le décorait du collier de son ordre, lui accordait une compagnie de gendarmes et 6,000 écus de pension; l'archevêque de Salerne n'oublia pas d'en faire stipuler une de 4,000 écus pour lui-même. Quand cette négociation commença à être soupçonnée par le duc de Milan, Octavien la dissimula, la démentit même pendant quelque temps, mais enfin il se déclara, s'excusant par une lettre au pape d'abandonner des alliés qui ne l'avaient pas soutenu, qui avaient suscité ses ennemis intérieurs et ses émules. Que pouvait-il d'ailleurs contre les Français? Les Génois, il l'avoue, sont enthousiastes de leur indépendance, mais quand le péril s'approche, à la première paille qu'ils voient brûler, ils se découragent, prompts à se livrer; il s'était cru obligé de leur épargner la guerre et la servitude; et si tel avait été son devoir, celui de garder les secrets de son pays et de ne pas les publier avant le temps en était la suite nécessaire. On se mit aussitôt en mouvement. Nicolas Fregose, qui était le commandant militaire de la ville, conduisit deux mille hommes au-devant des Français. Il joignit l'armée à Alexandrie; cette troupe prit part à la bataille de Marignan. François entra victorieux à Milan, dont Maximilien Sforza rendit le château; là, une solennelle ambassade alla remettre Gênes sous la seigneurie du roi de France.
André Doria, toujours ami d'Octavien, croissait en réputation et peu à peu en crédit. Bientôt il raviva la gloire un peu obscurcie de la marine génoise. Ce n'est pas que la navigation eût été négligée, mais elle avait perdu de son caractère et semblait toute commerçante et non plus belliqueuse. Les plus nobles et tous les principaux citoyens avaient leurs galères marchandes et leurs vaisseaux. On usait de forts navires, et leurs cargaisons étaient d'une très-grande valeur. L'attente ou l'arrivée de chacune occupait comme un événement public. On mettait le plus grand soin à aller au-devant des retours pour les convoyer en sûreté. L'armateur qui avait son vaisseau dans le port se prêtait à le faire sortir pour aller à la recherche de ceux de ses concitoyens. Sur le moindre avis d'un danger, on expédiait de toutes parts pour avertir les navigateurs de se tenir sur leurs gardes. Souvent dans les promptes variations des alliances et des hostilités on avait eu à craindre l'Espagne et Naples. Quelques historiens avancent que Ferdinand, quand il harcelait les Génois sur la mer, avait eu en vue de dégoûter les compatriotes de Christophe Colomb des grands vaisseaux capables des navigations lointaines, afin de réduire leur commerce à leurs galères. Mais le plus grand péril du moment était dû aux corsaires de Barbarie qui commençaient à infester les mers. Ils menaçaient les côtes de l'Italie, il devint indispensable de les réprimer. Le pape, que les succès des Français avaient donné pour allié à la France, se mit à la tête de l'entreprise et nomma pour son amiral Frédéric Fregose, cet archevêque de Salerne, plus fait pour la guerre que pour les soins de son église. Dix- huit galères génoises prirent part à l'expédition. Seize appartenaient à des armateurs particuliers; la république n'en possédait que deux, Doria les commandait. On chassa les pirates (1519); on attaqua Biserte, on s'empara des faubourgs; la ville eût été forcée si l'ardeur du pillage n'eût mis l'armée en désordre et n'eût fait perdre un temps précieux; les Mores revinrent en force, la retraite fut pénible, et l'on se retira avec plus de perte que de profit. Doria un peu plus tard fit mieux. Avec six galères seulement il alla chercher la flotte tunisienne, forte de seize voiles, qui menaçait l'île d'Elbe. Il l'attaqua courageusement malgré l'extrême inégalité des forces. Deux galiotes tunisiennes échappèrent seules; Doria s'empara de tout le reste; Cadoli, fameux chef de corsaires, fut son prisonnier. André était déjà un personnage influent dans la république. Il avait combattu sur terre; il avait couru les mers et visité la terre sainte; mais ce fut ici le premier de ses exploits signalés.
Malgré les vicissitudes des affaires publiques, l'opulence génoise devenait proverbiale et enviée par les étrangers et par les princes, qui ne dédaignaient aucun moyen d'en obtenir quelque part. Léon X, contre qui certains cardinaux avaient conspiré, en dégrada deux; il les condamna à mort. L'un subit sa peine; l'autre, Bendinelli Saoli, était Génois; le pape le tint en réserve et fit proposer le rachat de sa tête à sa famille. Ce singulier marché eut lieu pour 25,000 ducats; mais comme le cardinal mourut peu après sa libération, la cour de Rome fut accusée de n'avoir rendu son prisonnier racheté qu'après lui avoir fait prendre un poison lent.
La cour de France et ses officiers n'étaient pas moins avides des trésors de Gênes. Dès le commencement de son gouvernement, Fregose n'avait pu se dispenser de faire prêter au roi 80,000 ducats; les particuliers en avaient fourni la moitié, dont la restitution fut assez difficile. Sur le surplus prêté par la république on trouve que les deux tiers environ étaient dus bien des années après; il est douteux que la dette ait jamais été soldée. Cependant on exigeait sans cesse ou des subventions extraordinaires ou de nouveaux emprunts. Dans une occasion où une ambassade fut envoyée à Paris pour solliciter la restitution de quelques places mal à propos retenues, le roi fut constamment invisible. Les Génois avaient refusé de lui faire un nouveau prêt; après une longue attente les ministres ne craignirent pas de déclarer aux ambassadeurs qu'ils ne leur laisseraient point avoir d'audience que l'argent demandé ne fût livré.
(1520) Les Génois se trouvaient blessés par un endroit plus sensible. D'Allègre, gouverneur français à Savone, favorisait en toutes choses la ville qu'il commandait, et s'embarrassait peu de la domination que Gênes prétendait sur toute la Ligurie. Les Savonais, encouragés par sa protection et ne croyant pas, sous la seigneurie commune du roi, avoir d'autres maîtres, refusèrent de payer tribut à la capitale. Les Génois entreprirent de se faire justice; ils défendirent l'entrée du port de Savone à tout bâtiment de commerce; tous devaient venir payer les droits de douane à Gênes, d'où seulement Savone serait approvisionnée. Les Savonais ne supportèrent pas avec résignation une vexation si caractérisée. Saint-George tenait dans leur ville des entrepôts de sel pour l'exploitation du monopole. A la demande des habitants, d'Allègre fît enfoncer les portes des magasins, il distribua le sel à son gré et, à ce qu'on assure, à son profit. L'entreprise était forte; les doléances de Gênes cette fois furent entendues par le roi; le gouverneur de Savone eut ordre de s'abstenir dans cette querelle2.
Les généraux français en Lombardie, d'autre part, étaient disposés à traiter Octavien en subordonné, et Gênes en pays où leur autorité ne devait trouver aucune résistance. Dans une affaire obscure, une sorte de jugement prévôtal avait été rendu par un commissaire français contre des hommes accusés de brigandages. Quelques-uns se trouvaient à Gênes; Lautrec s'indignait qu'on y refusât d'exécuter la décision et la sentence qui les condamnait. On lui opposait les lois de Gênes, le traité qui les avait maintenues et garanties. Le général ne pouvait concevoir de tels obstacles et il menaçait d'user de violence3. Ainsi les Français donnaient occasion aux mécontentements, et déjà l'on disait à Gênes ce que longtemps après un doge répétait à Versailles: Le roi captive les coeurs, ses ministres les rendent à l'indépendance.
Ce sentiment inspirait de plus en plus le désir de fonder dans la république une union telle qu'il y eût force et accord pour défendre la liberté commune, telle qu'il n'y eût plus d'intérêts de parti pour lesquels une faction eût occasion de sacrifier les droits de la patrie; on retourna avec ardeur au projet d'une fusion qui devait, en conciliant les prétentions rivales, éteindre les divisions héréditaires. Octavien n'y mettait point d'obstacles. Raphaël Ponsonne, longtemps secrétaire d'État, et qui depuis était entré dans les ordres sacrés, chaud et habile promoteur de l'union, avait fait trouver bon au doge que des assemblées fussent tenues pour ce grand dessein. Douze commissaires avaient été nommés qui pouvaient représenter tous les anciens partis, gens dont le rang et le crédit promettaient une conciliation acceptable à tous. Mais l'ambitieux archevêque de Salerne, plus décidé et plus enclin au despotisme que son frère, traita ces réunions de conjurations séditieuses, il se rendit avec des soldats au cloître de Saint-Laurent où elles étaient tenues, il dissipa injurieusement l'assemblée, il fît arrêter sur le lieu même ceux qui y représentaient le parti des Adorno. Cette démarche rendit Frédéric très-odieux, et sans être imputée à Octavien, elle fit comprendre que l'union ne pourrait réussir tant que les deux races qui se disputaient l'usurpation de leur patrie seraient en état de prendre le pouvoir.
(1521) Cependant Charles V, devenu empereur, et François Ier, rivaux irréconciliables, se disputaient l'Italie. Léon X, après avoir balancé, renonça à l'amitié de la France et se ligua avec Charles. Les Vénitiens restèrent unis aux Français. Les Génois émigrés, les Fieschi et les Adorno trouvèrent aussitôt des secours de galères, de troupes et d'argent pour tenter de chasser les Français et de détruire les Fregose, ce qui surtout leur importait. L'armée espagnole, sous la conduite de Prosper Colonna, enleva Milan à Lautrec et à Trivulze, les Français firent un grand effort pour reprendre ce qu'ils avaient perdu; mais repoussés, battus à la Bicoque, chassés de Crémone, ils furent obligés d'abandonner la Lombardie. Léon X mourut de joie à la nouvelle de ces succès.
(1522) Gênes restait isolée; rien n'empêchait les alliés d'y porter leurs forces, et l'on pouvait prévoir que la domination des Fregose touchait à sa fin; mais une catastrophe sanglante devait la terminer. Jérôme et Antoniotto Adorno firent alors avec les ennemis de leur patrie contre la France ce qu'ils avaient entrepris de faire au profit des Français. Ils obtinrent qu'un corps de troupes serait détaché pour cette expédition. Il était trop considérable pour laisser le champ libre à une longue résistance; et le malheur des Génois voulut que la conduite en fût mise sous le double commandement de Pescaire et de Prosper Colonna, deux émules peu unis. Le premier attaquait du côté de la Polcevera et du phare, l'autre venait par le Bisagno; les émigrés suivaient Pescaire.
La ville était en quelque disposition de se défendre. Elle avait des troupes, et assez de citoyens prenaient les armes; mais les partisans des Adorno étaient nombreux et leurs espérances s'étaient ranimées. Ils disaient qu'il fallait ouvrir les portes et ne pas s'exposer aux forces irrésistibles de l'armée impériale. Ils assuraient ce qui ne fut que trop vrai, que le pillage avait été promis aux soldats quand on leur avait fait quitter les plaines lombardes pour la stérile Ligurie. Un message pressant de Pescaire, plein d'exhortations et de menaces, vint ajouter à l'incertitude des délibérations. Il représentait l'inutilité de la résistance, les calamités auxquelles elle dévouait la ville; il vantait le patriotisme et les intentions conciliantes des Adorno, il rappelait le dévouement avec lequel, gouvernant Gênes, ils avaient cédé au temps quand il avait fallu sacrifier leur grandeur à la sécurité de la patrie. C'était le tour d'Octavien de suivre ce grand exemple; il le devait d'autant plus qu'il se sentait plus coupable envers la cause qu'il avait eu le malheur de trahir et de déserter; il lui convenait moins qu'à tout autre d'attirer sur sa ville, pour un vain intérêt personnel, le courroux des alliés qu'il avait offensés.
Octavien fit lire ces lettres publiquement. Il déclara que, gouverneur pour le roi, il ferait son devoir envers la France; mais qu'il ne se croyait pas tenu de forcer ses concitoyens, qui n'étaient pas sous les mêmes obligations à courir avec lui les risques, dont ils étaient menacés, si telle n'était pas leur inclination. Il ne s'opposait point à une capitulation, si l'on jugeait à propos de la demander: il mourrait avec ceux qui aimeraient mieux défendre la ville. On répondit à ce langage modeste par des protestations de fidélité au gouvernement royal, et l'on fit tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Le fameux ingénieur Pierre de Navarre était entré dans le port avec deux galères le jour même; François Ier l'envoyait avec quelques soldats annoncer que six mille hommes marchaient au secours de la ville sous les ordres de Claude de Longueville.
Mais l'ennemi ne laissa pas le temps de recevoir cette assistance. Pescaire, ne voyant pas les portes s'ouvrir, avait hâté les préparatifs de l'attaque. Il avait reconnu lui-même toutes les approches de la ville, et par son ordre des canons avaient été transportés sur une butte escarpée qu'un étroit ravin séparait seul d'un bastion entre la porte Saint-Thomas et le Castelletto; là se trouvait alors une petite porte dite de Saint-Michel: cette artillerie fut montée à bras par des sentiers presque impraticables. Les paysans que les Fieschi avaient tirés de leurs fiefs de la montagne se trouvèrent admirablement propres à ce service. Les premiers coups de cette batterie, dont on n'avait pas soupçonné l'existence sur une cime si difficile à atteindre, jetèrent une terreur excessive dans la ville: le canon tirait de trop près pour ne pas faire brèche et pour ne pas renverser la porte. On délibéra aussitôt d'envoyer des députés à Pescaire et d'entrer en négociation; Thomas Cattaneo et Paul de Franchi Bulgaro furent chargés de cette mission, le premier, homme de bonne foi, le second, dissimulé, et, à ce que l'événement a fait croire, servant l'ambition et les vengeances des Adorno. Jamais ambassade si pressante n'éprouva des contretemps plus fâcheux. On se battait hors de la porte Saint-Thomas; et les envoyés ne pouvaient traverser la mêlée pour parvenir au camp impérial. Ils voulurent tourner autour de l'obstacle en s'embarquant dans le port pour aller descendre sur le rivage au delà des avant-gardes; une tempête les obligea de rentrer. Ils se réduisirent alors à se rendre auprès de Prosper Colonna dans son camp du Bisagno, puisque aucun chemin ne pouvait les conduire à Pescaire. Mais pendant ces hésitations le péril croissait, la batterie continuait ses feux, la terreur était au comble; la baillie fit écrire aux députés de tout céder sans un moment de retard. Ce message leur fut porté en hâte sur le chemin. Bulgaro seul le reçut, comme s'il se fût agi d'une lettre de particulier à lui personnelle. Il n'en donna aucune connaissance à son collègue. Parvenus ensemble chez Colonna et favorablement reçus, ils ne hâtèrent nullement leurs négociations et, se tenant dans la limite des premières instructions qui ne renfermaient pas de pleins pouvoirs, ils convinrent seulement d'une suspension d'armes et d'un rendez-vous au lendemain pour arrêter les clauses de la capitulation. Prosper leur dit qu'il allait donner à l'autre corps d'armée avis de l'armistice convenu; mais en les quittant il leur recommanda de faire bonne garde et de se méfier de Pescaire, des procédés duquel il ne pouvait leur répondre. Cet avis était fondé, mais il fut inutile. Pescaire fut jaloux de la part que son émule allait avoir à la soumission de Gênes. Ce traité semblait lui arracher des mains une victoire sûre, une riche conquête, et, méprisant les paroles données par son collègue, à l'instant même il pressa le feu et disposa l'assaut. Suivant les uns, les émigrés l'encouragèrent, d'autres assurent que du moins Ottobon, Sinibalde Fieschi et Jérôme Adorno, car on ne dit rien d'Antoniotto, firent tous leurs efforts pour obtenir que leur patrie, puisqu'elle était déjà soumise, ne fût point livrée à une si grande calamité. Tandis que l'artillerie ouvrait une brèche dans le bastion ébranlé, Prosper lui-même, animé et exposé comme un soldat, parvenait dans le ravin à la porte ou plutôt à la poterne de Saint-Michel. Elle était fermée, barricadée en dedans. Les bandes de fer et le chêne le plus solide résistaient à tous les efforts. Pescaire fit verser contre la charpente des tonneaux de goudron enflammé; le bois brûla et livra enfin un étroit passage. Nicolas Fregose, l'un des membres les plus accrédités de sa famille, s'était porté à le défendre. Blessé en repoussant ceux qui se pressaient à la porte, et le rempart enfin envahi, il fut renversé et la ville fut prise.
De la porte Saint-Michel la descente dans l'intérieur était escarpée, mais sans obstacle. Les Espagnols et les Allemands descendirent en bon ordre et allèrent d'abord faire ouvrir la porte Saint-Thomas au reste de leurs gens, puis s'emparer des postes principaux et du palais; mais déjà les émigrés et leurs suivants s'étaient précipités en tous sens, criant: Espagne! Adorno! C'était au milieu de la nuit que retentit ce cri, et l'ombre augmenta les horreurs de cette invasion. La ville fut immédiatement livrée au pillage; les Adorno eurent soin de demander des ordres pour en préserver la banque de Saint-George, la douane et le port franc; mais pour tout le reste, à peine quelques églises furent respectées. La vengeance conduisit d'abord l'avidité; les premières maisons pillées furent celles des Fregose; mais Pescaire lâche le frein à la soldatesque, le désordre fut général, le pillage sans distinction, et le parti vainqueur ne fut pas le maître de garantir les demeures de ses partisans; ceux qui firent résistance furent massacrés. On compte un Pallavicini, un Grimaldi parmi les victimes. Augustin Giustiniani, l'un de nos historiens, attiré à la fenêtre par le bruit, reçut un coup d'arquebuse et eut le bras fracassé. Les habitants du faubourg Saint- Étienne, irrités des violences exercées sur leurs foyers et aidés de quelques habitants du Bisagno leurs voisins, chassèrent de leur quartier les assaillants et se barricadèrent; mais un des plus ardents soutiens des Adorno qui avait du crédit dans ce faubourg, les effraya et les obligea à désarmer; quelques-uns d'entre eux allèrent même prendre leur part au butin; car les hommes du pays et ceux des environs n'en laissèrent pas tout le profit aux soldats étrangers et aux suivants des émigrés. Parmi ceux qui ont raconté cette scène lamentable et suivant l'inclination diverse des témoins, on voit exagérer ou dissimuler les outrages faits aux femmes et le pillage des couvents où les citoyens avaient déposé leurs effets les plus précieux; mais il est unanimement avéré que des habitants profitèrent de l'obscurité pour participer au brigandage. Des hommes même qui semblaient avoir quelque considération à ménager se mêlèrent, le visage masqué, aux troupes qui saccageaient les maisons. Les choses allèrent si loin qu'un capitaine allemand attaqua l'église Saint-Laurent et entreprit de forcer la porte de la sacristie. Les chanoines et leurs chantres s'y étaient renfermés pour défendre leur trésor et le sacré Catino, objet de l'ambition rapace de ce soldat. Ils soutinrent le siège: les magistrats de la ville eurent le temps de venir à leur secours. On marchanda avec le capitaine, et un don de 1,000 ducats délivra l'église de ses indiscrétions.
C'est pendant la nuit que se passèrent ces funestes scènes, et vous trouverez dans les écrivains du pays et du temps, que cette nuit si longue aux citoyens opprimés et tremblants ne dura que cinq heures (le 30 mai), abrégée par un miracle évident de la miséricorde divine. Le prodige n'empêcha pas les vengeances et les désordres de se prolonger trois jours.
Frédéric Fregose s'embarqua pendant le tumulte, lorsqu'il vit qu'il était impossible de se défendre. Octavien était retenu par une attaque de goutte; et il refusa de se laisser transporter pour suivre son frère. Il fut arrêté avec Pierre Navarre. On les envoya à Naples, le dernier traité en prisonnier de guerre, Fregose en prisonnier d'État étroitement gardé; il mourut peu après. De tant de chefs que nous avons vus se succéder, c'était peut-être le plus modéré dans son ambition, celui qui a le moins employé d'injustices et de violences, le plus attaché aux vrais intérêts de son pays, et on lui doit cette gloire d'avoir sincèrement embrassé le dessein d'éteindre les factions et de confondre les distinctions de parti.
André Doria croisait avec quatre galères de la république, c'est à son bord que l'archevêque de Salerne se fit conduire. André s'approcha du rivage pour recueillir son neveu Philippin et tout ce qu'il put sauver d'amis des Fregose qui émigraient à leur tour. De là il alla stationner à Monaco, retenant pour lui-même les galères qu'il ne se croyait pas tenu de restituer aux nouveaux maîtres de Gênes; il passa au service de François 1er. On assure que plus tard il fit compte à l'État de la valeur des galères qu'il s'était approprié.
Quand le pillage eut cessé, on eut d'abord l'odieux spectacle du partage et du marché général du butin. Il ne fut pas facile de ramener à l'ordre cette soldatesque, de la faire sortir des maisons où elle s'était établie et de la rassembler sous les drapeaux; mais on annonçait l'entrée en Piémont d'une armée française, et il était temps de penser à la défense. Ces troupes furent ainsi mises en marche au grand soulagement des malheureux citoyens. On admira de quelle foule de femmes ces soldats étaient suivis, elles avaient accouru de tous côtés pour avoir leur part dans les dépouilles de Gênes.
Avant leur départ Antoniotto Adorno fut nommé doge, sans contestation comme on peut le croire, et à peu près sans formalité. Il était l'aîné des deux frères. Jérôme, plus versé dans les intrigues des puissances, se réservait pour suivre sa fortune auprès des alliés. L'exécration était sur leur nom déjà haï: le sac de leur ville natale le chargeait d'une haine irréconciliable. Gênes, disait-on, avait été pillée quatre fois: par les Carthaginois de Magon, par les barbares de Rotharis, par les Mores d'Afrique, maintenant par les Adorno. Antoniotto ne régnait que sous la tutelle de l'ambassadeur de Charles V, qui disposait de l'État en maître despotique. C'était un nouveau sujet de honte et de haine. Quand le nouveau doge fit avec pompe les honneurs de la ville aux généraux alliés, au duc de Milan qui les accompagnait, le peuple les vit avec horreur. Les Génois n'eurent qu'une joie seule. Adrien VI, successeur de Léon X, passa en ce temps pour aller prendre possession de son siège. Les chefs de l'armée impériale revinrent à Gênes lui faire hommage. Aussi superstitieux que sanguinaires, ils osèrent lui demander l'absolution pour les fautes qui avaient pu être commises dans le sac de Gênes. L'austère pontife répondit en trois mots: Je ne le dois, ni ne le peux, ni ne le veux.
CHAPITRE VI. François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.
(1553) Cependant les Vénitiens, l'empereur, le pape Clément VII, car Adrien n'avait fait que passer, s'étaient ligués avec l'assistance du roi d'Angleterre pour fermer à jamais l'entrée de l'Italie aux Français. Le connétable de Bourbon, sacrifiant sa patrie à des ressentiments, l'avait désertée pour s'allier aux ennemis de la France. Jérôme Adorno avait été l'ambassadeur de Charles V auprès des Vénitiens, il avait conclu la ligue avec eux, et ce fut à quarante ans le dernier acte de sa vie; il mourut à Venise. Sa famille perdit en lui son appui et son éclat. Plus habile et plus susceptible de quelques sentiments généreux, il laissait Antoniotto avec plus de haine au milieu des Génois et avec moins de crédit au dehors. Mais en ce moment Gênes appartenait plus aux alliés qu'à son doge et obéissait à leur impulsion. Tandis que Bonivet, commandant en Lombardie une belle armée française, la laissait ruiner, le connétable entreprit l'invasion de la Provence (1554). Il poussa jusqu'à Marseille et y mit le siège. André Doria avec six galères avait ravitaillé la place, il ne cessa d'y porter des vivres et des hommes et de garder la côte de Provence. Il fit prisonnier dans cette croisière Philibert, prince d'Orange, qui passait d'Espagne en Italie. Doria l'envoya au roi, qui promit à l'amiral 25,000 écus pour la rançon de son prisonnier, mais qui ne put les payer d'abord et qui plus tard ne s'en embarrassa guère.
Les secours et les vivres manquaient à Bourbon; le roi marchait sur lui; il fut obligé d'évacuer le territoire français et de se rejeter sur la Ligurie. André Doria le suivit de près avec la flotte et favorisa les mouvements de l'armée française. Il combina ses opérations avec celles du marquis de Saluces, envoyé par le roi dans la rivière occidentale. Savone leur fut abandonnée. Doria demandait au roi quinze cents hommes pour lui rendre Gênes. Le roi promettait et n'envoyait rien. Hugues de Moncade, général de Charles V, était alors dans Gênes, il voulait chasser les Français de ce voisinage; il s'avança sur Varase que le Corse Giocante Casa-Bianca défendait comme l'avant-poste de Savone: car la France devait à ses rapports avec Gênes, d'avoir à sa solde un régiment corse. Casa-Bianca, qui en était le chef, avait bien servi en Provence: il avait harcelé l'ennemi; maintenant il le suivait ou le devançait en Ligurie. Les galères génoises protégeaient l'attaque de Varase; mais Doria sortit de Vado avec les siennes et vint déranger toutes les manoeuvres des assaillants. Il mit brusquement en fuite la flotte génoise. Les premiers qui du bord virent cette déroute, s'en ébranlèrent. Casa- Bianca aussitôt marcha sur eux; Doria les attaqua sur le rivage; ils furent défaits. Moncade lui-même et cent trente officiers supérieurs furent faits prisonniers. La flotte française conduite par Doria ne tarda pas à bloquer Gênes à son tour; la ville fut contrainte de demander une trêve.
Mais en ce moment François Ier perdait à Pavie son armée et sa liberté. On le vit passer à Gênes conduit en captivité en Espagne. Pour assurer ce voyage qu'il désirait lui-même parce qu'il comptait trouver dans Charles V des sentiments nobles et des procédés honorables, il consentit à faire donner des ordres pour que tous ses bâtiments de guerre restassent désarmés dans leurs ports et que six galères françaises fussent remises en gage entre les mains des Espagnols. Celles de Doria furent désignées pour ce service; il refusa d'y déférer. Les conditions de son engagement n'étaient pas de passer sous les ordres de l'ennemi. Il alla sur la côte de Toscane rembarquer les troupes du roi, il les ramena en France et resta quelque temps encore au service français; mais peu ménagé par les ministres et mal payé de sa solde, il passa à celle du pape du consentement du roi. Il eut alors le titre d'amiral.
Après treize mois de prison, François fut enfin délivré en vertu d'un traité que Charles V n'accorda que parce qu'il voyait son prisonnier malade et qu'il craignait de perdre son gage, que François n'accepta que par impatience et qu'il vint faire désavouer par sa nation. Les Vénitiens avaient été blessés de l'avantage que l'empereur avait gardé pour lui seul dans une bonne fortune qui devait être commune à tous les alliés; ils s'étaient entremis pour la paix, et maintenant on l'avait faite sans eux. L'empereur agissait en maître de l'Italie. Venise et le pape recherchèrent François; ils contractèrent avec lui une nouvelle alliance: le roi d'Angleterre s'y associa. On convint de rétablir Sforza dans Milan, d'ôter le royaume de Naples des mains des Espagnols; mais François renonçait à réclamer cet ancien objet de l'ambition des rois de France. La possession d'Asti et la seigneurie de Gênes uniquement lui étaient réservées en Italie. Les opérations devaient commencer par remettre cette dernière ville aux mains des alliés. On devait proposer à Antoniotto Adorno de prendre parti avec eux, et en ce cas on le laisserait au gouvernement sous la protection française. Sur son refus on appellerait l'archevêque de Salerne, Frédéric Fregose. C'était tout ce qui restait dans ces deux familles rivales de personnages notables que l'on pût élever au pouvoir.
Adorno crut devoir fermer l'oreille aux propositions des alliés français. Bourbon, le connétable transfuge, qui était arrivé à Gênes avec des galères espagnoles et des troupes impériales, le confirma dans son adhésion au parti de Charles V.
Le parti opposé ne songea plus qu'à réduire Gênes par la guerre, et André Doria s'y adonna tout entier. Les huit galères qu'il commandait au nom du pape furent jointes par celles du roi, les Vénitiens en fournirent seize: Pierre Navarre commandait les troupes. Savone se redonna aux Français; on occupa le golfe de la Spezia, Porto-Venere, Porto-Fino; on bloqua étroitement le port de Gênes. On prit ou l'on coula bas les navires chargés de grains dont la ville attendait sa subsistance. Travaillée de moment en moment par l'épidémie, elle se vit réduite à la disette. On estima que Doria causait un million de ducats de dommage à ses concitoyens, et, sans pitié, il enchaînait à la rame sur ses galères les équipages des vaisseaux qui tombaient entre sas mains. Il ne demandait que quelques compagnies au duc d'Urbin qui commandait en Lombardie pour les alliés de François, et il promettait de faire ouvrir les portes de Gênes.
(1527) Cependant de nouvelles armées d'Allemands étaient descendues en Italie. Le connétable de Bourbon les commandait. Tout le monde sait qu'avec une singulière résolution il conduisit ses troupes droit à Rome, qu'il fut misérablement tué au moment où elles forçaient les portes, que la ville fut horriblement saccagée et que Clément fut retenu en captivité. Doria, privé de la solde qu'il recevait du pontife, ne pouvait plus se soutenir ni pourvoir à l'armement de ses galères. Les impériaux qui le savaient le sollicitèrent de passer au service de Charles; Clément le prémunit contre ces offres qui exposaient sa liberté et sa personne. Il l'encouragea à retourner au service de François 1er. Doria devint amiral et capitaine général de la marine française dans la Méditerranée. Sa solde fut fixée à 36,000 écus. Il vint reprendre sa station à Savone, croiser devant Gênes, arrêter les bâtiments qui essayaient d'y entrer, et désoler les rivières par des excursions journalières.
Tandis qu'un ennemi si redoutable, tout compatriote qu'il était, la pressait de si près et la ruinait sur la mer, Lautrec était en force dans la Lombardie avec une nouvelle armée et menaçait Gênes de cet autre côté. Adorno se voyait comme assiégé de toutes parts. Il céda à la peur et proposa lui-même de traiter de la reddition de la ville. Lautrec accorda la capitulation qu'on lui demanda, une chose exceptée, mais elle était très-grave. Les Génois voulaient que la France rendît Savone à leur domination, Savone qui avait été le point d'appui des Français, et dont les habitants leur avaient montré bien plus de dévouement que les Génois. Lautrec ne put donner que des espérances, la concession passant ses pouvoirs. Cependant cette réponse n'avait pas rompu les accords; mais le doge s'était sans doute remis de sa terreur. Quand César Fregose, capitaine au service de France, fut commis par Lautrec pour aller prendre possession de la place suivant le traité, son héraut fut renvoyé sans réponse. Fregose se prépara à employer la force. Augustin Spinola et Sinibalde Fieschi, personnages principaux de ces familles attachés aux Adorno, qui étaient sortis contre lui, furent repoussés et faits prisonniers. Alors le doge donna l'ordre d'ouvrir les portes sans plus opposer de résistance. Lui-même monta à cheval et se renferma au Castelletto. On eût pu l'arrêter: il suffit au public qu'il se retirât. Filipino Doria fit prendre aux Génois la croix blanche des Français. Le changement de domination s'opéra sans effusion de sang et sans trouble, sauf pourtant le pillage du palais du doge, incident passé en usage à chaque révolution.
Théodore Trivulze fut donné à la ville pour gouverneur. André Doria reçut le collier de Saint-Michel et il en célébra la fête avec magnificence. Riche du fruit de ses exploits et comblé d'honneurs, marié à la veuve du marquis de Caretto, nièce d'Innocent VIII, en situation de protéger sa famille auprès de la cour de France, il fut alors l'homme le plus important du pays. On oublia bientôt les dommages qu'il avait causés sur la mer à ses concitoyens. Deux choses lui concilièrent l'affection publique au plus haut degré. Il embrassa avec une égale chaleur et la cause des Génois qui revendiquaient la domination de Savone, et le projet, appelé par tant de voeux, de cette organisation publique déjà désignée, comme elle a été appelée depuis, sous le beau nom de l'Union.
CHAPITRE VII.
André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les
Français expulsés de Gênes. - Union.
(1528) Cette grande pensée d'union inspirée par la fatigue des révolutions intérieures et par le dommage que portaient les factions, n'avait jamais cessé de vivre dans le coeur des hommes sages depuis que la possibilité en avait été entrevue. Cependant il s'agissait d'obtenir de chaque citoyen l'abandon du parti dans lequel le rangeaient sa naissance ou ses affections. Mais on sentit assez qu'il n'y avait plus de gibelins à distinguer des guelfes, que les familles illustres qui depuis 1339 s'étaient partagé le pouvoir étaient certainement des nobles et qu'il n'y avait aucune race antique qui pût dédaigner de fraterniser avec de tels plébéiens. La considération que d'immenses richesses avaient procurée à des familles plus modernes était assez grande pour les admettre dans une aristocratie forte et compacte que la victoire remportée sur les artisans conseillait et permettait de fonder. Les partis qui s'étaient divisés en faveur des maisons Fregose et Adorno étaient plus difficiles à réduire; mais ces deux races avaient enfin disparu de la scène. Tant que l'une des deux avait gouverné, l'union avait été impossible. Nous avons vu l'archevêque Frédéric Fregose dissoudre l'assemblée que son frère Octavien avait soufferte. Le projet avait été repris pendant qu'Antoniotto Adorno était doge, et ostensiblement il ne s'y était pas opposé, mais on était alors sous la protection de l'empereur Charles V, et l'on convint que l'on ne pouvait rien faire sans son congé. Adorno laissa nommer deux ambassadeurs pour le consulter. De retard en retard et de prétexte en prétexte, leur mission ne s'accomplit pas. Maintenant les Adorno sont abattus et la haine qu'ils se sont attirée en livrant la ville au pillage garantit contre leur retour. La ville est, il est vrai, sous la seigneurie du roi de France, mais sous cette domination c'est encore une république, et quand elle ne devrait pas avoir plus d'indépendance, sa constitution intérieure, son institution municipale n'en mériteraient pas moins d'être réformées ou plutôt établies. On ne doutait pas que la chose ne fût tout au moins indifférente au roi; l'entreprise démocratique à laquelle Louis XII avait mis fin devait rendre favorable aux yeux de l'autorité française un projet qui donnait des garanties contre l'invasion de la populace; d'ailleurs on ne publiait pas les plans dans toute leur étendue. Trivulze ne croyait autoriser que des réunions et des délibérations qui n'avaient rien d'insolite et sans autre but que de pourvoir à l'administration des affaires. Des mémoires du temps disent que, pour écarter les obstacles qui auraient pu venir de France, on fit au roi un don gratuit, sous prétexte de contribuer à ses armements.
De nouveaux événements amenèrent le résultat par d'autres voies, et, au lieu de l'obtenir sous la protection de la France, le firent dépendre de l'affranchissement de la république et de la fin de la domination française.
François occupait la Lombardie. Mais son engagement envers ses alliés l'obligeait à laisser Sforza en possession du duché de Milan et à se contenter de Gênes et d'Asti. Dans la haute Italie son ambition n'était pas satisfaite, il voulut la conquête de Naples et il y fit marcher l'armée que commandait Lautrec. La flotte aux ordres de Doria avait été mandée pour appuyer cette entreprise; seize galères firent voile, huit appartenaient au roi, huit autres à sa solde étaient la propriété de l'amiral: Philippin Doria les commandait. André de sa personne resta à Gênes ou plutôt à Lerici, car une maladie contagieuse régnait dans la ville et tous ceux qui pouvaient la quitter se réfugiaient aux environs. Doria était déjà mécontent de la cour de France. Estimé du roi, mais incapable de modérer ses plaintes quand on négligeait de tenir les promesses sur lesquelles il avait fondé ou ses plans d'expéditions ou ses engagements pécuniaires envers ses marins, il était fort mauvais courtisan. Véritable homme de mer, ferme et prompt, élevé dans cette république où avec la fierté des nobles on contractait l'esprit populaire de l'indépendance, il était incapable de plier devant les ministres du roi ou devant des grands auxquels il ne se croyait pas inégal, tandis qu'ils le prenaient pour un officier de fortune. La confiance du roi pour les affaires d'Italie était partagée entre lui et un Romain, Rancé de Cere. Celui-ci commandait ordinairement les troupes de terre dans les expéditions combinées avec la flotte de Doria; ils étaient désunis, jaloux l'un de l'autre, et Rancé de Cere, ordinairement plus près de l'oreille de François, avait l'avantage. Pendant qu'on s'apprêtait à marcher sur Naples ils avaient été embarqués ensemble et chargés d'occuper ailleurs les Espagnols. Rancé voulait envahir la Sicile, Doria insista pour attaquer la Sardaigne où il eut le malheur de ne pas réussir, et ses ennemis tirèrent un grand parti de cette expédition manquée; on rendit suspectes jusqu'à ses intentions.
En ce temps même il soutenait avec une vivacité qui approchait de la menace la cause de Gênes contre Savone. Cette ville, protégée par les Français qui l'avaient trouvée dès longtemps favorable à leur parti, aspirait toujours à se soustraire à la domination génoise. Elle ne voulait plus en subir les impôts; elle voulait avoir son commerce à part et se flattait de faire à sa voisine une utile concurrence. Ce n'était plus une ville sujette dépendante d'une capitale, c'étaient deux seigneuries françaises, et il n'y avait pas de motif de soumettre l'une à l'autre. La prétention de Savone était juste sans doute; Gênes n'avait point de titre valable pour que sa municipalité fût reine des cités voisines, pour qu'elle les liât à son gouvernement sans leur permettre d'y participer. Mais les Génois avaient une très-longue possession, et à chaque renouvellement de la seigneurie, la France leur avait garanti leurs anciens droits et l'intégrité du territoire. D'ailleurs ce n'était pas pour le seul amour de la justice que les Français favorisaient Savone, le gouverneur de cette ville en tirait un profit personnel. Le connétable de Montmorency, qui avait obtenu le privilège de fournir le sel en Lombardie, avait mis ses entrepôts à Savone et y ruinait la gabelle génoise. Un droit royal y remplaçait les impositions qui jadis tombaient dans le trésor de la république. Le roi y avait ses chantiers et y faisait construire ses galères. On y avait ouvert un port franc qui détournait le commerce de celui de Gênes et les revenus de sa douane; enfin on y élevait des fortifications qui ne pouvaient servir que contre les Génois. Doria se plaignit de ces préjudices apportés à sa république; il représenta au roi par des lettres souvent répétées, et avec plus de vivacité franche que de respectueuse mesure, ce qu'il y avait d'injuste selon lui, mais certainement d'impolitique, dans ces procédés. Le roi occupé de ses plaisirs n'y donna aucune attention. Le connétable et le chancelier Duprat lui dépeignirent l'amiral comme un homme prévenu, importun, difficile à vivre et impossible à contenter. On se plaignait de ce qu'il s'était excusé d'aller en personne devant Naples; et Doria, qui n'avait refusé peut-être que pour être pressé par le roi, fut blessé à son tour quand, sans plus le rechercher, on nomma Barbezieux pour commander dans la Méditerranée.
Cependant Philippin avec ses galères avait fait son devoir de la manière la plus brillante et la plus heureuse. Les Vénitiens venaient avec leur flotte joindre ses seize galères. Le vice-roi Hugues Moncade, jadis prisonnier des Génois à Varase, crut devoir prévenir cette réunion. Il sortit de Naples avec autant de galères, de grands vaisseaux et de bâtiments de transport qu'il en put rassembler et charger de ses soldats. Les plus braves officiers montèrent sur cette escadre. On attaqua Philippin près de Salerne. Il reçut l'ennemi avec vigueur, la victoire fut longtemps disputée; mais le Génois avait mis en réserve une portion de ses forces, et quand elles tombèrent sur l'ennemi fatigué, le combat fut promptement décidé. La galère de Moncade fut abordée la première, il fut tué; presque tout le reste se rendit. Philippin eut pour prisonniers le marquis del Vasto, Ascagne et Camille Colonna, le prince de Salerne, le marquis de Santo-Croce, l'amiral Giustiniani et une foule d'autres seigneurs ou officiers de renom. Lautrec qui assiégeait Naples demandait ces captifs: Philippin se hâta de les expédier à son oncle: le roi les fit réclamer. André répondit qu'il n'avait aucune obligation de les rendre, et d'autant moins que la rançon du prince d'Orange lui était encore due, que la solde de ses galères et ses pensions étaient aussi très-mal payées. Ainsi, de jour en jour les choses s'aigrissaient davantage; Lautrec en prévoyait l'éclat; il aimait Doria, et surtout il avait besoin de son appui dans une expédition lointaine où les ministres du roi l'abandonnaient trop à lui-même. Il fit un effort pour remédier aux conséquences qu'il fallait craindre; il dépêcha à la cour Langeay du Bellay, qui d'abord vint trouver Doria; il prit connaissance de ce qu'il y avait de sérieux dans les plaintes de l'amiral, il se convainquit que l'intérêt de Gênes dans l'affaire de Savone était l'objet auquel Doria tenait essentiellement, et qu'en lui donnant satisfaction sur ce point, il serait facilement apaisé sur tous ses griefs personnels. Langeay alla en rendre compte au roi et le presser, au nom de Lautrec et pour l'intérêt de la conquête de Naples, de ne pas faire de Doria un ennemi: cette démarche fut inutile. Le refus de rendre les prisonniers, envenimé par les ministres, passa pour une rébellion insolente. Doria, donnant cours à son mécontentement1, se fit bientôt un nouveau sujet d'accusation. Le roi avait envoyé le vicomte de Turenne aux Génois pour leur demander un emprunt. Le gouverneur assembla le conseil pour donner audience au vicomte, Doria se présenta accompagné jusqu'au palais d'une foule de citoyens qu'il n'avait pas craint d'avertir de son opinion. Sur la proposition de Turenne il prit la parole et répondit qu'il était étrange que le roi demandât de l'argent à une ville qu'on l'avait induit à ruiner en transférant son commerce et ses privilèges à Savone; que Gênes n'était pas tenue de payer comme contribution ce qu'on exigeait; que comme prêt volontaire elle ne le pouvait; que l'on devait d'abord lui rendre justice, et qu'alors sans doute elle serait en état de mieux faire, Turenne, peu accoutumé à des délibérations aussi libres, s'indigna qu'on reçût ainsi les ordres du roi. La fermeté de Doria commençait à tourner en menaces. Le gouverneur Trivulze arrêta cette contention. Il répondit qu'en effet la ville avait perdu ses ressources et qu'il se chargeait de rendre compte au roi de l'impuissance où se trouvaient les Génois, sans que l'on dût suspecter leur zèle ni leur fidélité; il priait Doria d'en écrire également à sa majesté: elle ne pourrait manquer d'accorder confiance au témoignage d'un amiral qui avait rendu tant de services, qui en avait tant à rendre, et en qui on respecterait toujours une franchise inspirée par son amour pour sa patrie et par son zèle pour le service du roi. La séance fut rompue sans que la discussion s'engageât plus avant. Mais Turenne, mécontent à l'excès, quitta la ville à l'instant même, et de Florence, rendant compte à Paris de son mauvais succès, il dénonça Doria comme un ennemi déclaré.
On précipita ses résolutions en prenant celle de le faire arrêter. Barbezieux, qui partait avec une nouvelle escadre pour le siège de Naples, eut ordre de s'emparer des galères de Philippin et d'abord de passer par Gênes et de s'assurer de la personne de l'amiral. Un ambassadeur génois était encore à Paris pour obtenir réponse sur l'affaire de Savone, il fut informé de la résolution. Il en expédia un prompt avis secret qui devança l'arrivée de Barbezieux et celle des ordres préventifs qu'on donnait aux gouverneurs de Savone et de Gênes pour les faire concourir à l'arrestation. André s'embarqua à l'instant avec ses grands prisonniers et alla s'enfermer dans la citadelle de Lerici. Barbezieux, arrivé trop tard à Gênes et usant de dissimulation, lui écrivit et l'invita à une conférence; rien ne put engager André à se rendre sur les galères. Barbezieux l'alla trouver, il montra à Doria beaucoup de déférence et d'amitié. Le roi avait été blessé sans doute que l'amiral eût refusé le commandement qu'il lui avait décerné, mais il avait donné l'ordre de le consulter et de prendre ses instructions. Tout fut inutile, Doria ne voulut jamais sortir de son fort. Il ne resta plus à Barbezieux qu'à remettre à la voile et à se hâter d'aller devant Naples pour s'emparer, s'il le pouvait, des galères de Philippin.
Mais Doria y avait pourvu. Le temps de son engagement avec la France allait expirer. Philippin avait reçu l'ordre secret d'abaisser le jour même le pavillon français, d'abandonner le siège et le reste de la flotte, et de revenir immédiatement à Lerici en se tenant sur ses gardes pour éviter la rencontre des Français. Cet ordre fut exécuté à l'improviste, à la surprise et à l'extrême regret de Lautrec. Philippin ramena neuf galères à la Spezia, abandonnant à elles-mêmes les huit françaises qui étaient sous son commandement avec celles de son oncle. Les historiens français disent qu'il fit retenir celle du roi par Antoine Doria, mais ce fait ne semble pas exact.
L'amiral ayant déclaré au roi de France qu'il renonçait à son service, offrit à Clément VII de rentrer au sien. Le pape, qui était peu en état d'accepter, lui envoya son secrétaire pour traiter avec lui, mais essentiellement pour l'empêcher de se mettre à la solde de l'empereur; car Colonna et del Vasto, prisonniers et commensaux de Doria, l'obsédaient sans cesse pour donner à Charles V un serviteur et un auxiliaire si puissant. La négociation fut poursuivie avec ardeur. On offrait à Doria l'assistance impériale pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Il refusa obstinément. Il convint de travailler à l'expulsion des Français, mais il stipula clairement l'indépendance et la liberté de sa patrie, et Charles V promit de n'y jamais attenter. Il exigea aussi que l'empereur garantît l'intégralité du territoire et particulièrement la domination sur Savone. Les Génois durent être traités pour leurs personnes et pour leur commerce, dans tous les États de l'empereur, à l'égalité de ses propres sujets.
Doria personnellement recevait toute abolition pour les hostilités qu'il avait pu exercer contre les impériaux, et, par une clause singulière, il n'était pas tenu de mettre en liberté ceux des prisonniers qui étaient enchaînés sur ses galères. Il devait seulement les rendre par échange à mesure qu'on lui fournirait des esclaves turcs ou des galériens condamnés. Il était nommé amiral et lieutenant de l'empereur. Il mettait à la solde de Charles V douze galères moyennant soixante mille écus par an. On lui donnait des assignations de fonds cautionnées par des maisons de commerce de sa confiance. Un port lui était assigné dans le royaume de Naples pour y faire stationner sa flotte, et, sous prétexte de se réserver les moyens d'assurer ses approvisionnements de bouche, il avait le droit d'extraire tous les ans dix mille salmes de froment de la Pouille ou de la Sicile.
Aussitôt que ce traité signé à Madrid eut été rapporté à Doria et avant qu'il fût public, il s'embarqua. Il allait tenter de se rendre maître des galères françaises dont Philippin s'était séparé devant Naples. Les Français prévenus tirèrent le canon contre lui, mais bientôt Lautrec mourut de maladie, son armée se dissipa, les galères du roi quittèrent une entreprise désormais perdue et se retirèrent vers Gênes et vers la France.
Doria se hâta de regagner la Ligurie; il crut que le moment était arrivé d'ôter Gênes aux Français, de faire coïncider cette délivrance avec le plan d'union qu'il avait embrassé avec chaleur, et de fonder enfin un gouvernement solide et indépendant.
Les citoyens étaient d'avance dans les mêmes dispositions. Une baillie, qui d'abord n'avait paru chargée que d'organiser le concours de la ville aux opérations militaires et maritimes des Français, n'avait pas tardé à traiter de l'union, des moyens de l'amener et du gouvernement à donner à la république. Trivulze inattentif n'en avait pris aucune alarme; il ne s'agissait encore que de réformer les lois sous le bon plaisir du roi. C'était en implorant la bonté et la sagesse royale qu'Augustin Pallavicini, dans une assemblée solennelle tenue en présence du gouverneur et où toutes les magistratures s'étaient réunies, avait prononcé un discours grave et mesuré, mais appelant une réforme immédiate. Toutes les opinions avaient concouru dans le même sens; et la baillie, prête à mettre son travail au jour, avait annoncé le terme précis auquel les nouvelles lois seraient publiées. Le redoublement de l'épidémie cruelle qui ravageait l'Italie avait retardé la conclusion de cette grande entreprise. La querelle de Savone, celle de Doria étaient venues dans l'intervalle faire secrètement penser que ce ne serait pas sous l'autorité française qu'on pourrait opérer pleinement une révolution si difficile à mener à bien dans un État dépendant. L'ambassadeur génois écrivait de Paris qu'il n'obtenait plus d'audiences et qu'elles étaient prodiguées aux députés de Savone. Le roi était plus éloigné que jamais d'écouter les plaintes; les ministres étaient de plus en plus partiaux; il fallait s'attendre à voir Savone devenir la capitale de la Ligurie. Il n'y avait plus rien à espérer ni de la justice ni de la clémence du monarque, détourné par les intrigues et la haine de ses favoris. Il était temps que les citoyens pensassent à pourvoir à leurs intérêts par leur propre résolution.
Le désastre de Naples, la nouvelle force que Doria s'était acquise vinrent relever le courage et pousser à suivre ce conseil. Doria parut avec treize galères et jeta l'ancre à l'entrée du port. Trivulze en fut alarmé, il descendit du Castelletto où il avait établi sa demeure pendant la contagion; il vint avec peu de suite, se montrer sur la place de Banchi, caresser les citoyens, les remercier de leur fidélité, leur demander d'y persévérer. Il ne pensait pas qu'André Doria pût avoir aucune vue hostile, et il désirait que des hommes sages allassent lui parler et l'invitassent à ne rien faire contre la paix de sa patrie.
Des députés allèrent trouver l'amiral sur son bord et lui représenter que s'il se livrait à des mouvements imprudents il travaillerait à la ruine de la ville qu'il voulait servir. Le comte de Saint-Pol était en Lombardie avec une forte armée; une entreprise hasardée l'attirerait nécessairement sur Gênes. Tel était le langage ostensible des députés: ils étaient secrètement chargés par la baillie d'encourager André, et l'un d'eux, J.-B. Doria, son parent, devait concerter toutes choses avec lui. L'amiral affecta de répondre qu'ayant appris qu'une armée étrangère dévastait de nouveau la Lombardie et menaçait Gênes, il venait offrir à sa patrie son bras et ses forces; que néanmoins il déférerait aux conseils modérés de si sages citoyens. Trivulze parut content de la réponse qui lui fut rapportée et remonta paisiblement au Castelletto, mais il expédia aussitôt au comte de Saint-Pol pour lui demander de prompts secours, et il fit appeler tout ce qu'il put trouver de soldats dans le voisinage.
Doria, à son tour, avait déjà envoyé des émissaires dans la ville, d'autres dans les campagnes pour faire trouver à Gênes les personnages notables que la crainte de la contagion avait éloignés. Tout s'emploie dans les intrigues politiques, et avec plus d'astuce que de bonne foi: cette contagion, cette peste, la populace était persuadée que les Français l'avaient introduite à dessein pour affaiblir la ville.
Ces précautions prises et les plans arrêtés, Doria se préparait à un débarquement qui devait s'effectuer en dehors du môle, quand, la nuit, une flotte française qui était dans le port fit un mouvement et se porta sur lui avec une vive canonnade. Il crut avoir à combattre; ce n'était qu'une fausse attaque pour masquer une retraite. Les Français avaient craint de faire enfermer leurs vaisseaux dans le port et ils avaient résolu d'en sortir. Doria fut en doute de leur dessein jusqu'au jour. Il les vit se retirer en hâte. Rien ne l'empêcha plus de pénétrer à l'intérieur, il arbora le pavillon de l'empereur, et c'était celui même que Philippin avait enlevé sur la galère de Moncade.
Approché des quais, il fit descendre autant d'hommes qu'il put en retirer de ses bâtiments. Ils se formèrent en plusieurs corps et se dirigèrent sur autant de points aux cris de Saint-George et Liberté. Christophe Pallavicini, qui commandait un de ces détachements, éprouva une faible résistance. Il fit bientôt sa jonction avec Philippin Doria entré par une autre porte. Ils marchèrent ensemble au palais: quatre-vingts ou cent Suisses qui y faisaient la garde, ne s'embarrassèrent nullement de le défendre. André descendit et se rendit sur la place de Saint-Mathieu, à la loge rendez-vous de sa famille. La foule se précipita sur son passage et à sa suite. Là, se rendirent les magistrats, la baillie, les notables, ceux qui, avertis en campagne, avaient eu le temps de rentrer dans la cité. Doria, entouré des siens, fut salué de tous comme le libérateur de l'État. Le président de la baillie des réformateurs lui décerna le nom de père de la patrie. Il ne manqua pas de flatteurs qui l'appelaient au souverain pouvoir; cette insinuation fut hautement rejetée par lui.
Il harangua ses concitoyens; il leur proposa la liberté et l'union comme les seuls moyens de conserver l'indépendance qu'ils venaient d'acquérir, et qui avait été depuis plusieurs mois le but de ses travaux; il s'estimait heureux d'avoir contribué à le faire atteindre. Il exhortait les fidèles Génois à faire le reste: au dedans ils avaient sur leur tête une citadelle menaçante qu'il fallait réduire; au dehors on devait s'attendre à voir accourir les troupes du comte de Saint-Pol, et certes il ne fallait pas avoir fait un si grand effort pour se laisser remettre à la chaîne. Il ne fallait pas laisser Savone braver la domination de la république et servir de siège à la tyrannie étrangère.
Un assentiment unanime répondit à ses invitations, et tandis qu'on témoignait à l'envi le zèle de la défense commune, la reconnaissance pour l'amiral et le voeu d'abjurer les factions, la baillie des réformateurs, par l'organe de François Fieschi, insistant sur la nécessité de l'union, jeta les bases du gouvernement qu'elle allait fonder. On applaudit à ces vues, on vota par acclamation la prorogation des pouvoirs des réformateurs; mais ils demandèrent que des résolutions si solennelles fussent prises autrement que dans une assemblée fortuite, en quelque sorte tumultuaire, et où manquaient trop de voix dignes d'être entendues. On convoqua pour le lendemain un grand parlement, et l'assemblée se séparant, Doria se retira modestement en sa maison, au lieu d'occuper le palais.
Le parlement du lendemain 12 septembre fut très-nombreux. On avait redoublé les avertissements et les invitations aux personnages importants qui étaient encore dans la campagne. Il se trouva, dit-on, quinze cents votants. Les auteurs disent que ce fut la réunion de tous les citoyens capables du gouvernement. Ils ne nous disent pas comment, sur quelle base ni par quels procédés on établit la distinction de cette capacité. La tradition porte que nobles et bourgeois, tous ceux qui en ce moment eurent la prétention de prendre part aux affaires publiques, vinrent spontanément donner leur nom et siéger au conseil. La noblesse, les grands populaires y étaient naturellement appelés; la bourgeoisie de quelque notabilité ne fut pas repoussée quand elle se présenta; des mémoires postérieurs assurent même qu'il s'y glissa des artisans: ainsi il sembla ne rester dans les classes populaires personne qui eût intérêt à former une opposition, et le peuple, enivré de la joie de l'indépendance, applaudit sans s'apercevoir qu'il sanctionnait une aristocratie, dans ce grand jour ouverte à tous, mais demain exclusive. Le chancelier de la république lut une déclaration proposée au conseil, elle proclamait l'affranchissement absolu de l'État, son retour à une pleine liberté, l'abolition et l'abjuration des noms et des engagements de partis ou de classes. On y garantissait l'adhésion des citoyens absents comme des présents. Sous ces auspices et pour achever l'ouvrage glorieusement commencé, grâce au courage et au patriotisme de l'excellent citoyen André Doria, tous consacraient leurs vies et leurs fortunes à la défense de la patrie: ils voulaient repousser les étrangers qui du dehors menaçaient la cité et chasser ceux qui du haut d'une citadelle usurpée épiaient le moment de l'opprimer; ils voulaient que la ville de Savone fût réduite à la soumission, ils voulaient surtout qu'une union parfaite entre eux fût le gage et le moyen de l'indépendance perpétuelle, de la liberté et de la gloire de Gênes. Ces propositions reçues avec un transport unanime furent développées dans quelques discours animés. Baptiste Lomellino, le premier, demanda que les pouvoirs de la baillie fussent prorogés pour promulguer les nouvelles lois qui seraient la constitution perpétuelle de la république; qu'André Doria fût invité à poursuivre son ouvrage pour la défense de l'État, et que le commandement des troupes de terre fût confié à Philippin Doria; que les citoyens riches fussent encouragés à contribuer volontairement à la dépense extraordinaire du moment; il appuya cette dernière proposition en donnant l'exemple. Il se taxa à une forte somme; chacun fit de même, et l'assemblée ajouta à cette ressource la faculté d'emprunter 150,000 écus d'or à la caisse de Saint-George.
Les résolutions votées avec solennité furent ensuite publiées avec les acclamations de l'enthousiasme. L'anniversaire du 12 septembre fut consacré par une loi sous le nom de fête de l'Union. Nous l'avons vu célébrer encore jusqu'en 1796. Dans ce long espace, le peuple avait eu le temps et l'occasion de reconnaître que cette journée avait été celle de l'usurpation du présent sur l'avenir; mais il prenait part encore à la solennité par la tradition du souvenir d'une délivrance de toute sujétion étrangère et par le sentiment orgueilleux de la nationalité acquise alors et conservée depuis.
Nous parlerons dans le livre suivant du gouvernement établi par la baillie et des conséquences de cette grande révolution politique; nous ne ferons mention ici que de ce qui se rapporte aux suites de l'insurrection contre la domination française.
Le comte de Saint-Pol pressait le siège de Pavie; on ne pouvait douter qu'aussitôt qu'il aurait cette ville en son pouvoir il ne détachât des troupes afin de délivrer le Castelletto, pour essayer de remettre la république sous le joug qu'elle avait rejeté, ou du moins pour maintenir les armes françaises à Savone. On lui envoya d'abord Octavien Sauli pour explorer ses intentions. L'ambassadeur justifia ce qui s'était passé par les diverses violations des traités que les officiers et les ministres du roi s'étaient permises et dont on n'avait obtenu aucune justice. Le peuple n'avait pu les supporter sans se sentir le droit de s'affranchir d'un contrat rompu, il avait pu et dû penser à sa propre conservation; mais les gens sages conservaient respect et affection pour la couronne de France et ne désiraient rien tant que l'indulgence du roi, afin que la république, dans son nouvel état, pût cultiver une alliance à laquelle elle mettait un grand prix et être utile encore à des intérêts auxquels elle s'était dès longtemps attachée2.
Saint-Pol, à qui les opérations de son siège ne permettaient pas de marcher immédiatement, répondit avec assez de modération. Il avait eu pitié de l'erreur dans laquelle les Génois avaient eu le malheur de se précipiter, mais il savait bien que ce n'était pas leur ouvrage. Doria, infidèle à sa gloire par de vaines prétentions d'amour-propre ou de ressentiment, déserteur et coupable des disgrâces que sa défection avait causées dans l'entreprise de Naples, avait trouvé bon d'ajouter à ses fautes de rendre impossible la clémence du roi en faisant révolter une ville fidèle sous de faux prétextes. Sur lui seul devait retomber la punition, et il ne saurait l'éviter; mais il serait déplorable que les Génois se sacrifiassent à l'ambition et à la haine d'un seul homme; il était temps qu'ils séparassent leur cause de la sienne, et l'on ne devait pas ignorer qu'incessamment l'armée française irait demander à Gênes un compte rigoureux de la soumission qu'elle devait au roi.
Sur cette réponse on conçut que si Gênes avait quelque répit il ne serait pas long, et qu'il était pressant de se mettre en défense. On leva des troupes de tous côtés. Les grands propriétaires enrôlèrent dans les campagnes ce qu'ils purent de leurs paysans ou de leurs voisins. Sinibalde Fiesco surtout amena un grand nombre d'hommes; les communes des rivières fournirent des troupes: en peu de jours il arriva sept cents Corses; des officiers envoyés au dehors ramenèrent des bandes d'étrangers. Laurent Cibo, gendre du duc de Massa, forma un corps de deux mille hommes. Avec ces forces on se crut en sûreté et l'on commença le siège du Castelletto. Cette forteresse élevée sur la ville, communiquant aux montagnes extérieures, était garantie par une triple enceinte de fortifications successivement ajoutées; mais elle avait été négligée sous les Français; cependant elle était à l'abri d'un coup de main, et Pavie s'étant rendue, Saint-Pol s'avançait pour délivrer Trivulze. Huit mille hommes soldés, tous les citoyens que la peste avait épargnés, animés par le patriotisme, une foule d'habitants des campagnes indisciplinés et sans retenue, propres par cela même à disputer les passages, à harceler l'ennemi, telle fut la défense qu'il vit préparée. Il ne crut pas pouvoir la braver et forcer la ville. Il borna son entreprise à jeter un faible détachement de trois cents hommes pour aller par les montagnes de l'Apennin renforcer la garnison de Savone, tandis que ses mouvements menaçaient Gênes. Il ne tarda pas à rentrer en Lombardie, et alors Trivulze, n'espérant plus de secours et manquant de vivres, fut contraint de rendre le Castelletto. La capitulation la plus large lui fut facilement accordée; sa troupe sortit avec les honneurs de la guerre, emportant tous ses effets; les Génois fournirent les moyens de transport, contents d'être délivrés du voisinage si prochain de l'étranger: les fortifications furent aussitôt démolies du côté de la ville. Il restait à chasser les Français de Savone; le comte Fieschi y marcha par terre, et André Doria par mer. Quand M. de Moret qui commandait dans la ville vit commencer un siège régulier, il se réduisit très - promptement à traiter, accusé par les uns de lâcheté, par les autres d'avoir vendu la ville et son devoir; le peuple de Savone, qui frémissait de se voir abandonné aux rigueurs des Génois, suppliait en vain son gouverneur de se défendre. Il convint de rendre la place aux assiégeants à un jour fixé s'il ne lui arrivait pas de secours. Il en écrivit promptement à Saint-Pol; mais le duc de Milan et le duc d'Urbin, alliés du roi, ne voulant point fournir de troupes, Saint-Pol ne put détacher un nombre suffisant des siennes; Moret rendit Savone, et le nouveau gouvernement de Gênes se vit maître de toute la Ligurie.
LIVRE NEUVIÈME.
ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION
DES FIESCHI.
1528 - 1547.
CHAPITRE PREMIER.
Constitution. - Savone.
(1528) Les douze réformateurs chargés d'asseoir le gouvernement de la patrie sur de nouvelles bases publièrent leur constitution; elle fut reçue avec un consentement en apparence unanime.
Le problème était compliqué. On avait pu dire à quiconque prétendait au pouvoir: Vous serez tous nobles; on avait pu écrire dans une loi que toute l'autorité serait concentrée dans un corps de noblesse dont tous les membres seraient égaux. Mais organiser ce grand corps, fondre ensemble tant d'intérêts jusque-là discordants, ménager les gloires et les amours-propres, faire à tant de rivaux leur part et les forcer à s'y tenir, c'était une tâche qui ne pouvait être remplie qu'à force de dextérité. L'esprit délié et plein de ressources qui est donné aux Génois ne s'y oublia pas. Le succès pourtant fut loin d'être entier ou du moins durable. Le besoin de l'union, l'enthousiasme de la liberté et de l'indépendance recouvrées firent tout accepter; mais peu après on commença à ressentir du malaise, à éprouver le regret des sacrifices réciproques. On s'aperçut de l'inefficacité de certaines combinaisons factices qu'on avait adoptées. Les distinctions d'origine abrogées entre tous ces nobles par la lettre de la loi, avaient, de fait, été entretenues vivantes. Quant à ce qui n'était pas né noble ou ne l'était pas devenu alors, on l'avait compté pour rien; mais bientôt un grand nombre de bourgeois, plus ou moins notables, dont l'ambition n'avait pas été assez prompte pour s'emparer d'abord de la récente noblesse, se ravisèrent en se comparant avec ceux de leurs égaux qui l'avaient si facilement obtenue. De proche en proche, aucune famille plébéienne qui voyait des nobles parmi sa parenté ou dans ses alliances ne se résigna à rester dans son infériorité. En un mot, la constitution de 1528 ne sauva pas Gênes des dissensions. Cependant la base qu'elle avait posée, l'aristocratie héréditaire se trouva si solidement établie que quarante- huit ans de débats ne purent l'ébranler. C'est sur les mêmes fondements et sans y toucher qu'on refit l'édifice en 1576, édifice qui n'a croulé que de nos jours après deux cent vingt ans non pas de gloire, le temps de la gloire et des progrès était passé pour Gênes, mais de stabilité et de repos.
Entre un patriciat antique et une invasion de nouveaux anoblis, les organisateurs remarquèrent d'abord avec inquiétude une prodigieuse différence dans les forces numériques des deux éléments. Les anciens populaires venaient fournir au registre de la noblesse les noms de plus de quatre cents familles: sur cent cinquante races que l'ancienne noblesse avait comptées, il n'en restait plus que trente-cinq. Les vieilles célébrités allaient se perdre dans cette foule; l'immense majorité des nouveaux venus débordant de toutes parts allait entraîner les débris de ces illustrations séculaires, les dépouiller de force et de prépondérance.
Cependant les noms historiques, connus dans le monde entier, étaient aux yeux de ceux mêmes qui en étaient jaloux et qui leur disputaient le pouvoir, la décoration la plus imposante de la république et comme des reliques sacrées. C'est sur ce sentiment qu'on fonda un expédient bizarre. On fit entendre que, pour créer une aristocratie solide, il la fallait non-seulement une, mais étroitement serrée; trop de noms ne devaient pas être présentés au respect et à l'obéissance du peuple, et l'on proposa de suivre un exemple donné jadis par les grands populaires. Des familles sans lien de parenté entre elles s'étaient unies dans une adoption réciproque. Chacune avait sacrifié le nom de ses pères pour ne plus porter que le titre adopté pour toute l'alliance. Ainsi s'étaient rendus célèbres les Giustiniani, les de Franchi. C'est ce modèle qu'on entreprit d'imposer à tous ces hommes nouveaux: seulement, au lieu de leur persuader d'inventer des noms imaginaires, on leur laissa le choix entre les familles connues auxquelles ils iraient s'affilier. On flatta en eux la vanité secrète de devenir à leur gré des Doria ou des Spinola, en échange des noms plus ou moins obscurs que la naissance leur avait donnés. Si les races antiques devaient éprouver quelque répugnance à voir usurper ainsi leurs titres et leurs honneurs, c'était après tout un hommage éclatant rendu à leur illustration. D'ailleurs ceux qui en étaient les vrais héritiers ne doutaient pas d'acquérir la considération et l'influence de chefs et d'aînés de la famille commune et de faire de ces nouveaux venus des sortes de clients. On eut soin d'ailleurs de mettre le patrimoine, les droits utiles des héritages, à l'abri des prétentions des affiliés.
On s'étudia aussi à trouver un tel mode que le choix des dénominations de ces agrégations nouvelles procurât de fait les préférences convenables, et ne parût déclarer pour personne une prééminence de droit. On statua que, parmi les nobles anciens ou nouveaux sans distinction, tous les noms qui ne se trouveraient pas actuellement portés par six chefs de maisons au moins seraient abolis. Ceux dont on compterait six maisons seraient conservés et chacun d'eux deviendrait le titre d'une alliance ou albergo. Naturellement aucune famille d'hommes nouveaux n'était riche de six branches. Ainsi c'étaient des noms anciens qui allaient seuls subsister. D'après la condition imposée, il se trouva de quoi fonder vingt-huit alberghi; vingt-trois étaient de l'ancienne noblesse; ainsi sur les trente-cinq races qui la composaient encore, douze ne furent pas assez nombreuses pour garder leur nom et durent subir une affiliation comme les anoblis. Les cinq autres alberghi appartenaient à ces familles qui, non moins illustres que les plus nobles, s'étaient obstinées à se dire du peuple: Giustiniani, de Fornari, de Franchi, Lomellino, Promontorio1. Quant à la postérité des doges, elle n'avait pas prospéré. Les rejetons de Boccanegra n'existaient plus qu'en Espagne; les Montaldo, les Guano, les Guarco avaient disparu. Les Fregose étaient dispersés en exil; il ne restait plus qu'un petit nombre d'Adorno.
Voilà ce qu'on fit pour rendre égaux tous les membres de la noblesse. Voici ce qu'on laissa subsister de leurs distinctions. Par une convention, tacite du moins, ou, plus exactement, explicite quoique non écrite, les charges devaient être précisément partagées entre les nobles anciens et les nobles ci-devant populaires. Le doge, dont la charge devenait biennale, devait être pris alternativement dans l'une et l'autre classe. En réalité elles firent deux corps et ne tardèrent pas à se séparer en deux camps. Sous les noms de portique de Saint-Luc et de portique de Saint-Pierre, ils eurent leurs assemblées, leurs commissaires, une complète organisation. Des lieux, ouverts d'abord à leurs réunions habituelles de conversation et de plaisir, devinrent des cercles permanents de politique. La loge principale des anciens nobles ou de Saint-Luc se tenait près de l'église de Saint-Cyr. Des nobles de Saint-Pierre ou du nouveau portique, les plus influents avaient leur rendez-vous dans la loge des Giustiniani; car même ces vieilles et illustres familles qui, depuis l'union, semblaient n'avoir aucun motif de ne pas reprendre leur rang parmi les plus nobles, voulurent garder leur position à la tête de la noblesse moderne sortie du parti populaire. Ces accords étaient passés sous silence dans les lois proclamées, et l'on voit au contraire que l'égalité dans le sein d'une noblesse homogène était tellement le principe ostensible du gouvernement qu'on avait affecté de donner au sort une part immense dans l'organisation des pouvoirs.
Le doge représentait la majesté de la république, mais son autorité était très-circonscrite; il n'était presque que le président du sénat, où seulement le droit exclusif de mettre les propositions aux voix lui donnait une assez grande influence. Ce sénat composé de huit membres était, uni au doge, le pouvoir exécutif. Il exerçait la puissance publique, il veillait à la justice, et la rendait en certains cas. Le doge, avec l'assistance du sénat en corps, présidait le grand et le petit conseil. Le grand était composé de quatre cents membres; le petit était composé de cent des membres du grand. Dans le grand conseil était renfermée comme par délégation la souveraineté nationale; or, pour le former ou le renouveler, tous les ans, d'une urne qui contenait les noms de tous les nobles, le sort en faisait sortir trois cents. Ceux-ci élisaient au scrutin les cent collègues qui complétaient le conseil; mais la loi leur ordonnait d'user de ce droit de manière à réparer les irrégularités du hasard, afin que tous les alberghi eussent à peu près un même nombre de conseillers. Cependant on innova bientôt, et les quatre cents furent entièrement nommés par le sort.
Parmi ces quatre cents c'était encore un tirage au sort qui désignait les cent membres du petit conseil; à ce corps appartenaient la nomination des magistrats et la décision d'un grand nombre d'affaires. Évidemment il était placé pour attirer à lui l'administration et la direction politique; la loi les attribuait au grand conseil, mais la tendance à la concentration des pouvoirs d'une part, de l'autre la résistance de la majorité dans le corps le plus nombreux furent à la longue la cause des perturbations et des changements que nous verrons s'opérer encore.
Les deux conseils étaient annuels; ils étaient complètement renouvelés, et l'on devait n'y rentrer qu'après un an d'intervalle.
Les affaires dont le sénat n'ordonnait pas, il les portait aux conseils; avec leur présidence il avait l'initiative des rapports et des propositions. Enfin il faisait les lois avec cette restriction seule qu'il ne pouvait accroître ses propres pouvoirs. On avait tant accordé dans les chances du sort au principe de l'égalité de tous les nobles, que l'on voulut en balancer les conséquences, en confiant l'autorité législative à une magistrature choisie. Les sénateurs étaient nommés au scrutin par le grand conseil: leur office durait deux ans, avec cette combinaison que chaque six mois deux d'entre eux sortaient de charge.
Ils passaient alors pour deux autres années dans la chambre ou collège des procurateurs; c'était la direction supérieure des finances. Ce roulement y entretenait huit membres temporaires. Les doges sortis de charge entraient aussi dans ce collège, mais ils devenaient procurateurs perpétuels et à vie.
Les sénateurs et les procurateurs réunis étaient appelés les deux collèges. Sous ce nom ils avaient en commun un grand nombre de fonctions administratives.
L'élection du doge était réglée avec des formes compliquées. Des électeurs spéciaux y concouraient. Les deux collèges et les deux conseils y avaient successivement part.
Magistrats, sénateurs ou doge, tous étaient astreints à cette règle honorable et méfiante, de tout temps imposée par les Génois à quiconque avait exercé des fonctions publiques. En les quittant ils devaient subir une enquête et un jugement d'absolution ou de réprobation pour leur conduite dans leur magistrature. Ils pouvaient être mis à l'amende, bannis; leur tête même répondait des prévarications dont cette censure les aurait convaincus. Le doge n'en était pas exempt; s'il ne sortait de cette épreuve solennellement acquitté, il était déchu de ses droits au titre de procurateur perpétuel, et l'on vit bientôt un exemple de cette rigueur. Ce redoutable contrôle, ainsi consacré par la loi nouvelle, fut confié à cinq censeurs qui prirent le nom de syndicateurs suprêmes. Avec cette attribution on leur confiait celle de veiller au maintien des lois, d'où dériva par la suite un droit d'intervenir dans tous les actes du gouvernement pour en suspendre l'exécution si la légalité leur en paraissait douteuse. Une magistrature si éminente fut aussi briguée que l'office des sénateurs. Elle n'a jamais été donnée jusqu'à nos jours qu'aux hommes réputés les plus expérimentés et les plus notables de la république.
Les récompenses qu'elle devait à Doria furent réglées comme autant d'articles de la constitution même. Il fut déclaré président à vie des syndicateurs suprêmes. Un siège et un rang honorable dans les conseils lui furent assignés parmi les sénateurs. Sur cette place de Saint-Mathieu habitée par ses pères et où la reconnaissance publique avait fait don d'une maison à l'un d'eux, un palais nouveau fut bâti pour André et dédié au libérateur de la patrie, une statue lui fut érigée dans le palais public et l'inscription le décorait du beau titre de fondateur de la liberté.
Pour donner le mouvement à la machine qu'ils venaient de construire, les organisateurs firent un dernier usage de leur pouvoir en nommant le premier doge, les deux collèges, enfin les suprêmes syndicateurs. Toutes ces charges, ils les partagèrent exactement entre les anciens nobles et les nouveaux, et par là ils assurèrent à chaque parti une égalité des voix qui dans les nominations devait perpétuer ce partage par moitié.
Les réformateurs affectèrent de choisir le premier doge parmi les nobles qu'on venait d'inscrire; et encore préoccupés du souvenir de tant de tentatives faîtes ci-devant pour rendre héréditaire cette grande dignité, ils préférèrent élever un citoyen qui n'eût point de fils. Leur choix tomba sur Hubert Lazaro, agrégé de l'albergo Cattaneo. Après ces nominations, le grand et le petit conseil se formèrent suivant le nouveau mode, et le gouvernement se trouva entièrement constitué.
On le voit prendre d'abord une assiette, une marche ferme et légale que l'histoire génoise ne nous avait pas encore montrée dans ses continuelles alternatives d'anarchie et d'usurpation. On connaît qu'un grand changement s'est opéré. Dans le sentiment de sa stabilité, la république adopte des maximes et les suit. La politique et la sévère police des Vénitiens semblent lui servir de modèle. S'il se déclare des complots au dedans, des résistances ou des désordres sur le territoire, la puissance publique procède avec ordre et gravité. Ce n'est plus la guerre civile, c'est la force donnée à la loi et à la justice. Les tribunaux jugent et condamnent solennellement. La répression, qui est inflexible, n'est ni violente ni désordonnée.
Le traitement que méritait la ville de Savone fut l'objet d'une des premières délibérations. Savone avait voulu secouer le joug; non- seulement dans ces derniers temps elle avait adhéré opiniâtrement à la cause française plutôt que de se ranger sous le drapeau de la liberté génoise, mais dès longtemps, sous l'influence de ces étrangers, elle avait essayé d'être l'émule indépendante et la rivale de Gênes qui la voulait sujette. Et, ce qui n'était pas un moindre grief, elle avait prétendu prendre part librement au commerce maritime: aux yeux des Génois tenter de le partager, c'était l'usurper, le ravir. La dernière révolte, le siège, la conquête fournissaient le prétexte et les moyens de satisfaire la jalousie mercantile, aussi bien que la vengeance politique. On insista dans le sénat pour l'entière destruction de la ville réfractaire, pour la déportation et la dispersion de tous ses habitants. Cependant les avis plus modérés l'emportèrent; on crut user de clémence en se contentant de raser les fortifications, de démolir les murailles qui défendaient la ville du côté de la mer; surtout on combla le port en faisant couler à fond des barques chargées de pierres afin d'en fermer l'accès au commerce. Ce fut là le pardon accordé. Cet affront et ce dommage ont laissé de longs souvenirs à Savone.
CHAPITRE II.
Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à
Gênes.
La république pourvut ensuite à ses moyens de défense; sa marine fut composée de vingt galères.
On conserva quelques troupes salariées; on organisa une milice urbaine; mais on prit soin de ne lui donner que des nobles pour officiers.
Charles-Quint offrait deux de ses régiments pour défendre le pays (1529). Il regardait comme opérée à son profit la révolution qui en avait chassé les Français, qui avait fait comme l'arbitre de la république Doria son amiral, son serviteur dévoué, et il se préparait à s'en assurer les fruits; mais les Génois ne voulaient pas se livrer. Doria lui-même, quoique Charles fût son maître, n'avait pas eu dessein de substituer dans sa patrie un seigneur à un autre. On refusa les services gracieusement offerts, mais on envoya à l'empereur une solennelle ambassade; elle alla reconnaître que, sous ses auspices, il avait été donné à Doria de faire ces grandes choses pour le pays, et l'on continuait à implorer la bienveillance impériale.
La paix se traitait à Cambrai vers ce temps. L'empereur daigna demander à la république si elle voulait y être expressément comprise ou être simplement nommée parmi ses alliés; mais, sans attendre la réponse, le traité fut signé sans mention des Génois; ainsi aucune réserve n'empêchait le roi de France de continuer à les considérer comme des vassaux révoltés.
(1530) On lui proposait à cette époque une entreprise pour surprendre la ville. Il restait un vieux Fregose, Janus, qui avait été doge lui-même par la protection des ennemis de la France; bientôt dépossédé par le second Antoniotto Adorno, alors soutenu par les Français, il était retiré à Vérone. Il avait deux fils; l'aîné, César, était au service de François Ier, car la famille, à l'exemple d'Octavien, avait une fois de plus changé de parti. Quand, en 1527, les Français rentrèrent dans Gênes, César Fregose était parmi eux, aspirant à se faire nommer lieutenant du roi; mais André Doria l'en empêcha. Il sentait que le gouvernement confié à un Génois, à un Fregose, ramènerait la discorde et renouvellerait les partis qu'il méditait d'éteindre.
Maintenant, après la révolution de 1528 que François n'était pas tenu d'accepter, Janus conclut à Vérone un traité avec l'évêque d'Avranches, ambassadeur français à Venise expressément autorisé par le roi; Janus et ses fils promettaient de remettre Gênes sous la seigneurie française dans un délai de deux mois, à condition que l'on mettrait à leur disposition trois mille fantassins et cent chevaux. En cas de réussite il n'y aurait ni pillage ni violence, sauf cette clémente punition que la bénignité du roi trouverait bon d'infliger. César serait gouverneur de Gênes et de Savone, qui ne pourrait être séparée de Gênes; il en ferait hommage; il aurait l'ordre de Saint-Michel et une compagnie de soixante lances: Janus stipulait pour lui-même 6,000 écus de pension. On demandait en outre des pensions de 200 et 400 écus pour l'entremetteur du traité et pour celui qui livrerait le port ou l'une des portes de la ville.
La ratification du roi devait être remise par l'ambassadeur au terme de six semaines, faute de quoi la convention restait comme non avenue; probablement la ratification n'eut pas lieu, puisqu'on ne trouve à cette époque aucune expédition qu'on puisse rattacher à ce projet1.
La paix faite, Charles voulut se montrer à l'Italie; la république lui prodigua les plus grands honneurs. Il répondit à cet accueil par les démonstrations les plus gracieuses, et, dans cette visite, rien ne décela des intentions suspectes contre l'indépendance génoise. Il reparut à son retour d'Allemagne, et cette fois Doria le reçut dans son palais sorti des ruines après l'incendie éprouvé, réparé et orné avec un faste royal. L'amiral enrichi des dons de César, des fiefs, des charges accumulées sur sa tête, de la solde de ses quinze galères, et surtout du fruit de ses propres exploits sur la mer, déploya dans cette occasion une magnificence dont la tradition ne s'est jamais perdue dans Gênes.
CHAPITRE III.
Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. -
Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
Quand Clément VII négociait le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce, avec le fils du roi de France, les Génois, généralement favorisés par le pape, crurent trouver une occasion favorable d'obtenir de François un meilleur traitement. Laissés dans un état d'incertitude qui n'était ni la paix ni la guerre, et médiocrement protégés à cet égard par Charles dont l'intérêt n'était pas de les voir remis en grâce auprès de son rival, ils n'avaient pu rétablir leurs liaisons de commerce en Provence et en Dauphiné (1531). De temps en temps leurs navires étaient capturés. Mais François reportait la guerre en Italie sous prétexte d'attaquer les ducs de Milan et de Savoie, et se disposait à rompre avec l'empereur; dans ce renouvellement d'hostilités il paraît qu'il voulait forcer les Génois à prendre son parti; il voulait d'eux plus que la neutralité, objet de leurs sollicitations.
François suscitait un autre ennemi. Hariadan Barberousse, chef des forces maritimes du sultan Soliman, dominait dans la Méditerranée et venait souvent effrayer la Ligurie. Déjà plusieurs fois Doria s'était mesuré avec le courageux renégat (1530)1. Il avait même opéré un débarquement en Afrique, attaqué et occupé Cercel; mais le pillage fit débander ses gens, et les Mores, accourant en grand nombre, les surprirent et les chassèrent. Doria n'était pas revenu sans perte de cette expédition (1532); maintenant Barberousse avait dépossédé le roi more de Tunis; en ajoutant cette souveraineté à celle d'Alger dont il était déjà pourvu, il formait un établissement redoutable à la portée de l'Espagne, de la Sicile, au centre des mouvements de la navigation italienne. Charles se détermina à s'y opposer. Par son ordre Doria prépara un grand armement; Gênes y joignit douze galères: l'expédition fut glorieuse. On débarqua, on emporta le fort de la Goulette. Barberousse abandonna Tunis et se retira dans Alger (1535). Charles restitua sa conquête à l'ancien roi dépossédé par Hariadan.
Sur ces entrefaites le dernier Sforza mourut; cet événement fit éclater la guerre dont l'expédition des Français en Piémont n'avait été que le prélude. François, pressé de faire valoir ses prétentions sur le Milanais, y poussa ses troupes. Mais Charles le gagnant de vitesse s'empara du duché. Dans la prévoyance de l'imminente rupture, il avait attiré la plupart des puissances d'Italie dans une ligue qu'il se hâta de mettre en mouvement. Mais parmi les alliés plus d'un voyait avec jalousie et avec crainte l'empereur s'adjuger une grande souveraineté de plus. Il crut donc devoir protester qu'il ne s'emparait pas de Milan pour en faire sa proie. Il promettait d'en disposer en temps opportun au gré de ses amis et pour le plus grand bien de l'Italie.
La république de Gênes eût voulu rester neutre, ne fût-ce que pour être exempte de payer un contingent dans l'alliance, mais elle ne put se dispenser de figurer dans la ligue, et elle pensa en être la première victime. Charles, orgueilleux de quelques succès, s'obstina à l'invasion de la Provence. Doria et ses autres généraux les plus expérimentés tentèrent en vain de le détourner de cette dangereuse entreprise; il y précipita son armée. Tandis qu'elle s'y consumait de fatigue et de misère, un corps de troupes françaises qui s'était maintenu en Lombardie, réuni à la Mirandola, marchait pour couper le retour de France aux ennemis. Cette troupe se présenta devant Gênes. César Fregose était un des chefs de cette expédition; il tenta de s'emparer de la ville, essayant de favoriser l'attaque en réveillant les souvenirs attachés au nom de sa famille; la cité investie fut menacée d'un assaut. La confusion y fut grande, mais les précautions que le gouvernement avait prises suffirent pour résister à ce coup de main; les amis de Fregose, s'il en restait encore dans l'intérieur, ne firent aucun mouvement. Les assaillants se découragèrent, et, se remettant en marche, ils portèrent ailleurs leurs efforts. La ville reprit sa sécurité.
(1538) Cependant la médiation du pape fit conclure une longue trêve entre Charles et François. Paul était venu conférer à Nice avec ces deux rivaux, et les deux princes se revirent encore à Aigues-Mortes avec les apparences d'une cordialité chevaleresque. Dans cette dernière entrevue, François avait visité Charles sur la galère qui le portait. C'était celle de Doria. L'amiral, peu jaloux de se montrer entre eux, s'était tenu à l'écart; mais il fut appelé, présenté au roi et reçu par lui avec des marques singulières d'estime et de bienveillance.
Pendant cette paix avec la France, car c'était la paix sous le nom de trêve, Charles, encore fier du succès de Tunis, voulut en tenter un plus décisif sur Alger, afin de détruire entièrement la puissance que Barberousse avait établie en Afrique. Les préparatifs furent immenses, et parmi les ressources qui les défrayèrent, l'historien de Gênes ne saurait oublier la générosité d'Adam Centurione, l'ami de Doria. Les trésoriers espagnols lui avaient fait entendre qu'un prêt de 200,000 écus conviendrait extrêmement à leur maître. Il leur envoya la somme et en porta aussitôt une quittance à l'empereur. Frappé de ce noble procédé, Charles la jeta au feu et voulut rester débiteur. Suivant quelques narrateurs espagnols, ce fut Centurione qui, recevant une cédule de Charles pour titre de sa créance, la brûla devant lui, et l'empereur émerveillé se contenta de se chauffer, disait-il, à la chaleur d'une flamme si généreuse.
Enfin l'expédition partie, il sortit des portes de Gênes trente-cinq galères, un grand nombre de vaisseaux de transport, et quand cette flotte eut rallié aux îles Baléares les forces de l'Espagne, elle présentait plus de quatre cents voiles sous le commandement d'André Doria. Les vieilles bandes espagnoles, les régiments allemands, les levées italiennes concouraient à l'expédition. Charles s'était embarqué à la Spezia. On atteignit le rivage; le débarquement s'opérait. Tout à coup une tempête s'élève, les câbles sont brisés, les navires se heurtent et sont jetés contre le bord. La galère d'André qui portait l'empereur resta sur ses ancres, beaucoup d'autres échouèrent; celle de Gianettino Doria, qui était de ce nombre, fut immédiatement assaillie par une foule innombrable de Mores et d'Arabes. Un régiment italien commandé par Augustin Spinola, heureusement débarqué, vint au secours et tira les naufragés de ce double péril. Quatorze galères périrent dans cette journée; onze étaient la propriété de Doria. Tout le reste fut maltraité, et l'armée se vit sur une côte ennemie sans provisions et sans munitions. Doria déploya son courage et son habileté dans cette fatale rencontre; mais il avertit l'empereur de la nécessité de retourner en arrière pour ne pas sacrifier toute son armée. Le naufrage, le fer des Mores, la misère qui accompagna le retour exercèrent de tels ravages que de vingt-quatre mille hommes embarqués, Charles, dit-on, n'en ramena pas dix mille.
Un si grand échec à sa puissance fournissait à François une occasion propice de tenter encore sa fortune après tant de sujets de plaintes réciproques et une si longue rivalité.
Ce renouvellement des hostilités était odieux à la république qui avait vu son commerce détruit au milieu des chocs répétés de ces grandes puissances. Les circonstances étaient funestes. Une affreuse disette avaient pesé sur l'Italie; et, pour juger de la décadence de la navigation mercantile des Génois, il suffit de voir cette époque donner naissance à la fois à deux administrations ou magistratures, l'une pour prendre soin des pauvres (1539), l'autre, dite de l'annona, pour se procurer des grains. Ainsi à la première saison rigoureuse, dans ce port où jusque-là ses navires faisaient affluer en tribut les biens et les denrées de toutes les terres, le commerce devenait impuissant pour assurer les subsistances dans la ville, et une population industrieuse et sobre était tombée en état de mendicité. On faisait des plans pour ordonner le défrichement général des terres de Corse, ressource difficile à exploiter et qu'un peuple navigateur avait aussi peu comptée jusque-là que la culture des roches de son propre territoire. Dans cette situation et à la nouvelle rupture, les Génois désiraient par-dessus tout la neutralité. Ils la souhaitaient d'autant plus que les derniers procédés de la France les flattaient d'y rentrer en grâce. Dans leur détresse ils avaient obtenu la permission d'y acheter des grains: un généreux patron s'était trouvé pour eux dans cette cour, c'était César Fregose, ce banni qui un peu auparavant avait assiégé leurs murailles. De retour à Paris et pendant la paix il leur avait prodigué ses bons offices. Les relations commerciales, interdites depuis 1528, avaient été rétablies. Une ambassade génoise était allée remercier François de son indulgente bienveillance. Gênes aurait voulu n'en pas perdre tout le bienfait quand à la suite de l'assassinat de ce même Fregose la guerre recommençait.
Mais Charles n'avait rien négligé pour assurer sa prépondérance dans Gênes. Il comptait sur l'influence de Doria pour lui répondre de tous les conseils de la république. Elle avait pour surveillant habituel l'Espagnol Gomès, ministre résident de l'empereur qui entendait exercer une sorte de tutelle; un lien plus fort peut-être, l'intérêt, mettait les principaux personnages dans la dépendance. Ils prêtaient leurs capitaux au roi d'Espagne, qui leur donnait pour gage les revenus de ses États et les riches produits qu'envoyait l'Amérique. Dans l'occasion présente la république osa insister sur la justice et sur la nécessité de la laisser se soustraire aux calamités de la guerre nouvelle. Après l'échec d'Alger, ses forces maritimes épuisées, loin d'offrir aucune coopération utile, ne suffisaient pas à la défense de son littoral, tandis qu'en vertu de l'alliance du roi de France avec Soliman (1543), la flotte de Barberousse, combinée avec celle de François, stationnait dans la mer de Provence et de Ligurie. L'État de Gênes, borné presque à son rivage, était ainsi vulnérable sur tous les points; et attirer des hostilités c'était appeler le ravage sur soixante lieues de côtes, c'était livrer les populations entières non pas aux calamités communes de la guerre, mais à la férocité des Turcs et à l'esclavage. Les Génois obtinrent enfin de se déclarer neutres; Charles le permit, François en agréa l'assurance. Quelques violences avaient déjà été exercées par Barberousse; le roi envoya à Gênes pour les désavouer et pour promettre qu'elles ne se répéteraient point. En même temps certaines insinuations furent faites de sa part à la république. On demandait l'entrée des ports pour les flottes du roi; on se proposait d'envoyer un ministre français résider à Gênes: François demandait aux Génois, pour gage de leur neutralité, de lui accorder des emprunts comme Charles en levait chez eux. Les Génois répondirent que tous les ports seraient ouverts aux Français, mais à eux seuls toutefois, et nullement à leurs alliés turcs, qu'on ne pourrait recevoir sans anxiété et sans péril. On désirerait qu'un ambassadeur de France pût venir à Gênes, mais on était astreint à de grands ménagements, et l'on craindrait que sa présence n'entraînât quelques difficultés avec les ministres impériaux. Quant aux emprunts, le trésor n'était pas assurément en situation de prêter ni à l'empereur ni au roi. Charles avait emprunté chez des particuliers, ce que le gouvernement ne pouvait ni ordonner ni défendre. Benoît Centurione fut envoyé pour porter ces réponses au roi, et, comme on peut le croire, le messager et le message furent mal accueillis. Cependant la Ligurie fut ménagée. Barberousse fit de son chef assurer le gouvernement qu'il se conformerait aux intentions bienveillantes du roi de France, et qu'il se comporterait envers les Génois en ami. Quelques relations de bons procédés s'établirent entre Doria et lui. Bientôt mécontent des Français (1544), il se sépara d'eux et se prépara à retourner en Orient. Il vint dans la rade de Vado. Le sénat lui envoya des rafraîchissements et des présents. En partant il ne s'en empara pas moins d'un navire richement chargé qui se rencontra sur sa route; enfin il s'éloigna après avoir commis sur les côtes de Toscane les dévastations que Gênes s'était heureusement épargnées.
La bataille de Cérisoles gagnée en Piémont donnait grand crédit aux armes françaises. Malgré les protestations des ministres de l'empereur, Gênes laissa passer sur son territoire Pierre Strozzi qui, battu à Stradella, ramenait les débris de ses troupes pour joindre l'armée victorieuse du comte d'Enghien; mais une prompte paix termina cette guerre. La république, oubliée dans le précédent traité, réclama auprès de l'empereur pour être nommée dans celui de Crespi: elle le fut expressément. Son indépendance fut ainsi formellement reconnue par la France, et ses relations de paix diplomatiquement consolidées. Des navires génois étaient au service de François dans une expédition tentée peu après contre l'Angleterre pour obliger Henri VIII à rendre Boulogne dont il s'était emparé, et de ces vaisseaux il en périt plusieurs à l'embouchure de la Seine.
CHAPITRE IV.
Jalousies et intrigues intérieures.
Le gouvernement régulier de Gênes n'était pas sans ennemis et sans embarras intérieurs. On sentait de temps en temps la fermentation des levains de discorde qu'on n'avait pu détruire. Dans l'ancienne noblesse la jeunesse ne pliait pas son orgueil à la raison d'État, et, se déplaisant dans l'égalité, elle ébranlait cette union sur laquelle devait reposer la force de l'aristocratie. Les nouveaux nobles, se voyant méprisés, s'en indignaient; plus d'un trouvait que sous ce titre il avait moins gagné que perdu, et regrettait sa part d'influence dans le vieux parti populaire. Le patriciat avait pourtant pris tant de consistance dans l'opinion, que ceux qui s'en plaignaient briguaient d'y être admis, loin d'entreprendre de le détruire. Immédiatement après la révolution de 1528 et après la première rédaction du registre des nobles, il s'était élevé tant de réclamations de la part des prétendants, offensés d'avoir été exclus ou oubliés, qu'une admission périodique réglée pour l'avenir n'eût pu y suffire. On ne nous dit pas exactement ce qui se passa dans ces premiers temps; mais il est probable que le gouvernement eut la main forcée et qu'il ne put maintenir la paix publique qu'en faisant droit aux plaintes par une mesure extraordinaire. En 1531 on admit quarante-sept nouveaux nobles supplémentaires, si l'on peut parler ainsi, à titre d'omis ou négligés dans la première formation de la liste. Cette justice ou cette condescendance plus ou moins volontaire apaisa les prétentions pour un temps. Plus tard il s'éleva de grands doutes sur la fidélité de ces inscriptions. Leur exécution matérielle et la garde du livre d'or restaient abandonnées aux soins des secrétaires d'État. On se plaignit qu'ils en abusaient et qu'ils avaient osé insérer furtivement des noms à leur gré. Les suprêmes firent annuler trois inscriptions en 1560. Cet abus ne fut prévenu que par les lois de 1576.
La loi constitutionnelle permettait d'inscrire dix nouveaux nobles tous les ans; sur ce nombre huit devaient être pris dans la ville même. L'élection appartenait au sénat sans la participation du doge; et, comme il y avait huit sénateurs, l'usage était d'abandonner une nomination à chacun d'eux. On vit bientôt ce mode étrange ouvrir le livre d'or à des noms vulgaires et même honteux. Des transactions scandaleuses en résultèrent: l'inscription devenait la dot de la fille d'un sénateur, on en fit une sorte de marché; ceux de noblesse récente appelèrent leurs parents et leurs amis sans que les professions les plus basses y missent obstacle, et déjà il n'y avait que trop d'artisans anoblis depuis 1528. On ne l'avait pas calculé; on n'avait cru admettre que des plébéiens honorables pour les mêler à la noblesse: mais généralement à l'anoblissement d'un père de famille, son inscription comprenait avec lui ses fils nés et à naître; ainsi avec un homme de quelque distinction jugé en état de former à l'avenir une maison nouvelle, on adoptait plusieurs branches déjà séparées du tronc, enfants dont le métier et les alliances répugnaient à la notabilité à laquelle leur père était parvenu. Les réformateurs eux-mêmes avaient contribué à l'intrusion de la classe inférieure, et, si l'on en croit certains témoignages, dans la convention qu'ils avaient tacitement introduite, suivant laquelle la moitié des places devait appartenir à la noblesse nouvelle, cette moitié devait se subdiviser également parmi les anoblis entre les marchands et les artisans. En un mot, il n'y avait pas si obscur boutiquier qui ne se crût fondé dans ses prétentions à la noblesse ou au gouvernement. Mais avant que l'intervention des artisans en vînt à troubler l'État, la jalousie des nobles entre eux suffit pour y apporter la discorde.
Aussitôt que la paix de 1544 eut délivré la république des dangers où l'entraînait la politique de deux puissances redoutables, l'ambition de la noblesse moderne éclata par des entreprises caractérisées. Depuis 1528 on n'avait jamais violé la transaction solennelle suivant laquelle un doge du portique de Saint-Luc succédait (1545) à un doge du portique de Saint-Pierre dans leur règne de deux années. Tout à coup cette règle de bonne foi reçut une atteinte imprévue. Un doge de l'ancienne noblesse devait être nommé; abusant du hasard qui avait donné à l'autre parti la majorité parmi les électeurs spéciaux desquels dépendait la liste des candidats à soumettre au ballottage du grand conseil, on ne porta au choix de celui-ci que des noms du nouveau portique. La noblesse de Saint- Luc, étonnée, se répandit en clameurs contre l'usurpation, contre la violation de la foi publique, contre l'abus des forces de la majorité. On la laissa se débattre et se plaindre; le piège tendu ne pouvait s'éviter, elle ne pouvait nommer qu'un de ses ennemis. Les choses avaient été arrangées de manière que le choix ne pouvait même tomber que sur Jean-Baptiste de Fornari; ils en frémissaient en vain; et les jeunes gens de Saint-Pierre provoquant leurs rivaux par la raillerie et par un amer jeu de mots sur le nom du candidat, leur disaient qu'il n'y aurait point d'autre farine pour la fournée du jour.
De Fornari fut nommé, homme aux talents de qui tout le monde rendait justice, et dont la probité et les moeurs furent estimées même après ses disgrâces; mais ambitieux, accusé de cultiver à son profit secret la faveur populaire au dedans et l'appui des princes au dehors. Les soupçons qu'il attira, le ressentiment de son élection forcée, tinrent pendant son règne les esprits dans la sourde agitation de la défiance et de la discorde; cependant les deux années de sa dignité se passèrent sans incidents remarquables, et le doge sortant de charge devint procurateur perpétuel sans opposition; c'est plus tard que les contrariétés l'attendaient.
CHAPITRE V.
Conjuration de Fieschi.
(1547) En ce moment une crise célèbre mit dans le plus grand danger l'ordre présent de la république; la jalousie des deux factions nobles n'en fut pas la cause. Le mécontentement des plébéiens y concourut à peine. Un homme, rejeton de la plus antique noblesse, vint tenter d'asservir sa patrie en criant liberté: c'est ici la conjuration de Jean-Louis Fieschi.
La branche de cette illustre famille dont il était le jeune chef avait fourni de génération en génération des hommes déterminés, toujours occupés du désir de la domination, prêts à tout faire pour l'acquérir, et n'ayant jamais eu scrupule à mettre en feu la république ou à y amener des maîtres étrangers. Non-seulement on a vu quel fut Hiblet, mais les Fieschi étaient ligués avec les Adorno quand ceux-ci livrèrent la ville au pillage: ils avaient tour à tour caressé la France, et s'étaient faits les fauteurs de la tyrannie des ducs de Milan.
Puissant, riche en fiefs limitrophes, mais indépendants, de la république, Sinibaldo Fieschi, comte de Lavagne, avait épousé Marie de la Rovere, nièce de Jules II; il laissa quatre fils encore pupilles, Jean- Louis, l'aîné, Jérôme, Ottobon et Scipion, et avec eux, un fils naturel nommé Corneille. Intimement uni avec André Doria, il l'associa à la tutelle de ses enfants. Le jeune comte Jean-Louis prit possession dès dix-sept ans de son patrimoine rendu plus opulent pendant sa minorité. Bientôt il épousa Éléonore Cibo, soeur de l'héritier de Massa-Carrara; ses richesses, ses alliances, la grandeur de sa maison, l'ambition que lui inspirait une mère hautaine, tout nourrissait ce jeune homme de vues superbes et hardies; tout le conduisait aux vastes entreprises; il semblait être né pour elles. Ambitieux, téméraire, mais dissimulé, insinuant, avantagé des dons les plus attrayants de l'extérieur et de l'esprit, généreux, prodigue au besoin, à vingt-cinq ans il était en état de concevoir, de vouloir et d'accomplir, digne de servir de héros et puis de modèle à notre factieux coadjuteur de Paris.
Fieschi, méprisant la forme apparente de sa république, n'y voyait qu'un pouvoir et un chef, et c'est de ce chef qu'il était jaloux. Il ne pouvait croire qu'André Doria dans sa haute fortune et dans sa gloire, autorisé par la puissance de Charles V, ne fût qu'un grand citoyen dans Gênes, n'y régnât pas et surtout ne voulût pas y faire régner sa famille après lui. C'est à cet empire qu'il ambitionnait de substituer le sien. Vainement il devait de la reconnaissance à son ancien tuteur, vainement il possédait et cultivait encore l'affection et la confiance de Doria; ces sentiments ne l'arrêtaient point; l'intime familiarité ne lui servait qu'à s'exciter par le spectacle journalier des grandeurs de cette maison et qu'à mesurer les coups qu'il pourrait lui porter.
La position d'André était singulière, et ce n'est pas chez Fieschi seul qu'elle excitait l'envie. L'amiral ou le prince, comme on l'appelait depuis que Charles lui avait donné la principauté de Melphi dans le royaume de Naples, chargé d'honneurs et comblé de richesses, tenait dans Gênes un état supérieur à celui d'un particulier; commandant suprême pour César d'une force imposante, propriétaire lui-même d'une flotte entière qu'il tenait à la solde de l'empereur, la ville, le port étaient pleins de ses clients et de ses subordonnés sous les armes. Dans les conseils où la reconnaissance publique lui avait décerné une place distinguée, il n'affectait point l'autorité, mais l'habitude de compter sur la déférence de ses concitoyens prenait pied sur lui de jour en jour. Charles V, qui voulait en tirer le profit, l'excitait à exiger, à saisir cette prépondérance. On s'en apercevait, on commençait à trouver que l'influence accordée à de si grands services était devenue une puissance gênante et menaçait de dégénérer en tyrannie.
Cependant André unissait la simplicité et la magnificence. Il conservait la franchise et la familiarité de l'homme de mer. Il était serein, populaire, abordable à tous; il marchait sans suite et dans l'habit le plus modeste. Il répandait beaucoup de dons dans le peuple, il parlait, il tendait la main au matelot. Son urbanité parmi les autres nobles faisait oublier la supériorité qu'il avait sur eux. Ainsi vivait l'honorable vieillard. Déjà parvenu à la quatre-vingt-unième année d'une carrière qu'il était destiné à pousser jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans, il conservait encore tant de vigueur de corps et d'esprit, que plusieurs années après il remonta sur la mer et reprit l'exercice de son commandement; mais au temps dont nous parlons, ambitieux de faire briller l'héritier qu'il s'était désigné, il prenait un noble repos dans Gênes, ou s'y occupait, en arbitre écouté, de la direction des affaires domestiques. Longtemps il avait montré assez de faveur aux nobles de Saint-Pierre et aux populaires en général. Ceux de Saint-Luc en étaient même jaloux. Gianettino Doria, fils d'un de ses cousins, était l'enfant adoptif d'André. Il lui avait assuré la transmission des fiefs et des charges qu'il tenait de Charles V. Le commandement de la flotte était déjà comme abandonné à ce jeune homme. Gianettino, élevé comme on l'est dans une si haute fortune, superbe avec toute l'imprudence du jeune âge, n'avait rien de la simplicité de son oncle, et de cette familiarité ouverte jadis contractée par celui-ci dans une condition plus humble et sur la mer. Il ne se montrait jamais qu'entouré d'un nombreux cortège d'officiers et de serviteurs. Il tenait les gens de mer et le peuple à une distance qui blessait les habitudes publiques; aussi entre l'oncle et le neveu, autant il se mêlait d'amour au respect que l'on portait à l'un, autant la faveur populaire s'éloignait de l'autre. Celui-ci offensait encore plus dans la société. Il exigeait la soumission, ne s'y croyant plus d'égaux. Fieschi, qui, avec des qualités plus aimables, n'avait pas moins d'orgueil, s'en indignait plus que tout autre. Il eût supporté la grandeur d'André, aspirant peut-être à trouver une part dans ce grand héritage. Il ne put s'accoutumer à la pensée de plier sous la puissance de Gianettino, et sa haine contre celui-ci fut le premier mobile de la conjuration.
Tout en dissimulant ses projets il avait essayé d'exciter la noblesse contre un arrogant émule qui faisait déjà sentir le poids d'une grandeur usurpée. Il avait trouvé dans Gênes des hommes qui murmuraient, mais que préoccupaient la gloire et la vertu d'André, et qui n'étaient pas disposés à secouer le joug. Fieschi s'adressa ensuite à Barnabé Adorno, fils de l'ancien doge Antoniotto. Adorno, exilé de Gênes, habitait un château voisin de la frontière, et de là il n'avait pas renoncé à l'espoir de troubler un pays qu'il regardait comme dévolu et dérobé à sa famille. Un de ses affidés vint dans Gênes essayer de remettre en mouvement la faction qui autrefois obéissait au nom des Adorno; mais ses menées furent découvertes; l'émissaire fut arrêté et puni. Le nom de Fieschi fut souvent prononcé dans ces intrigues, mais il ne parut point de preuves contre lui et il ne fut pas impliqué dans cette affaire. Après cela il se tourna vers la France; on assure que déjà lorsque Pierre Strozzi avait été obligé d'évacuer le Plaisantin, Fieschi, ayant été requis de l'empêcher de passer sur ses terres, lui envoya secrètement un émissaire pour le conduire en sûreté par des voies détournées. Les agents français cultivèrent ces dispositions favorables au parti de leur maître. Un coup de main qui eût enlevé Gênes au patronage de l'empereur eût bien servi les intérêts du roi. Si Fieschi n'eût pas un traité conclu avec du Bellay, ministre du roi à Rome, il fut du moins encouragé, assuré d'un asile au besoin; et, en effet, après l'événement la France accueillit et protégea sa famille; mais tout à coup il rencontra une protection plus prochaine et un instigateur plus décidé.
Le pape Paul III (Farnèse), qui avait fait son bâtard duc de Camerino, puis duc de Parme et de Plaisance, lui destinait encore le duché de Milan. Il s'était longtemps flatté de lui en procurer l'investiture. On se souvient que l'empereur, en s'emparant de cet État, avait protesté qu'il ne le retiendrait pas pour lui, et qu'il en disposerait pour le plus grand bien de l'Italie. Après avoir trompé François en lui promettant d'en investir le duc d'Orléans, il avait usé de la même manoeuvre envers Farnèse; mais celui-ci, désabusé des vaines promesses et convaincu que volontairement Charles ne se dessaisirait point de ce grand objet d'ambition, voulut à tout prix tenter de réussir par la ruine de la puissance espagnole en Lombardie.
L'irascible pontife s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que la première victime devait être Doria, objet personnel de sa haine et de son indignation. Autrefois il avait honoré l'amiral de l'épée et du chapeau bénit, mais une occasion singulière avait changé la faveur en disgrâce. La cour de Rome avait mis la main sur la riche succession d'un évêque Doria, mort dans le royaume de Naples, et prétendait se l'approprier. André, héritier du sang, la réclamait. Quand il eut épuisé les raisons de droit, les prières et jusqu'aux menaces, il ne craignit pas de se faire justice par ses mains. Des galères pontificales se trouvaient à Gênes, Doria les séquestra de son autorité privée et les fit garder par ses propres forces stationnées dans le port. Il ne leur rendit la liberté de partir qu'après que le pape eut restitué la succession disputée. Paul fut à l'excès sensible à cet affront et ne déguisa pas l'intention de s'en venger. Cette haine s'unissait ainsi à ses ressentiments contre Charles et à une nouvelle politique qui le rapprochait des Français. Renverser l'état présent de la ville de Gênes, la soulever contre ce Doria qui la tenait dans les intérêts de César, était un plan de campagne propre à satisfaire toutes les vues du pape, et, dans ce dessein, l'ambition turbulente de Fieschi le signalait assez comme le meilleur artisan des troubles qu'on voulait exciter.
Un membre de la famille, d'une autre branche que le comte de Lavagna, visitait Rome. Paul l'accueillit et lui témoigna la bienveillance du saint-siège et la sienne propre pour une maison toujours si fidèle à l'Église, qui a donné de génération en génération et des pontifes et tant de cardinaux dévoués, dont les chevaliers ont rendu tant de pieux services. Il s'informe de l'état de toute cette illustre race, il demande pourquoi aucun des quatre fils de Sinibaldo n'a paru encore à sa cour, pourquoi ils ne viennent pas chercher l'avancement qui les y attend. Les honneurs ecclésiastiques ne sauraient manquer aux cadets. Dans sa brillante carrière l'aîné ne voudra pas dédaigner l'accueil paternel d'un pape ami de la fortune du chef d'une si noble maison.
Celui à qui étaient données ces assurances, parent éloigné du comte de Lavagna, hors de tout soupçon d'intrigue et membre très-fidèle du gouvernement, rapporta à Gênes ces invitations flatteuses où il n'avait vu qu'un honneur rendu au nom de sa famille. Il pressa publiquement les jeunes frères de se prévaloir des intentions favorables du pape, sans se douter de la portée des insinuations dont on l'avait rendu messager. Jean-Louis Fieschi se rendit à Rome. Là dès la première entrevue tout fut résolu. Paul l'enflamma de plus en plus contre les Doria, lui fit honte de supporter l'orgueil et d'attendre la domination de Gianettino. Il lui démontra que, pour renverser celui-ci, ce serait folie d'avoir scrupule de s'attaquer au vieux André; pour les moyens, il le renvoya à se concerter avec Pierre-Louis Farnèse, à Plaisance, et, pour premier secours, il promit que les galères pontificales seraient mises au service de la conspiration. «Ce sera, lui dit-il avec un sourire amer, à condition que vous ne me les laisserez pas séquestrer par Gianettino dans votre port de Gênes.» On convint à Plaisance de cacher l'entreprise sous le voile de la dissimulation. Le duc Farnèse ne voulut pas que le nom du pape fût prononcé. Les galères que l'on devait confier à Fieschi lui furent vendues en apparence. Il avait si bien gardé le secret de ses desseins, qu'à la nouvelle de ce marché, Paul Pansa, qui avait été son instituteur et qui était resté son fidèle conseiller et l'intendant de son patrimoine, lui écrivait de Gênes dans l'étonnement et dans le regret de cette acquisition irréfléchie. Il n'y avait pas d'argent disponible pour la payer; on allait donc s'endetter pour la spéculation la plus fausse; car, disait le sévère moniteur, le comte n'était sûrement pas en disposition de s'adonner à la mer et à la marchandise; aucun de ses jeunes frères n'y paraissait propre; et confier à la conduite d'un lieutenant étranger à la famille une flotte qui emporterait une si grande part de la fortune de la maison, n'était-ce pas la plus imprudente des légèretés?
Le comte, en retournant de Plaisance, s'arrêta dans ses terres, et là, sans bruit ou sous des prétextes plausibles, il s'assura des hommes dévoués qu'il put y réunir. Il y laissa des instructions pour donner secrètement une organisation régulière aux bandes de ses paysans, afin qu'à son premier signal elles fussent en état de marcher et de combattre. Revenu à la ville, il prit un autre rôle, et personne n'y soupçonna ses projets. Il rechercha bien les nobles de Saint-Pierre; il fomenta en général la jalousie contre les orgueilleux de Saint-Luc, contre l'insolence de Gianettino, les vues ambitieuses de Doria et l'influence espagnole que le vieux amiral faisait dominer dans Gênes; mais il ne s'ouvrit sur aucun dessein pour y remédier. Loin de là, il continua à fréquenter le palais Doria avec une assiduité redoublée. Il était le premier courtisan d'André: il lui demandait des avis pour les entreprises maritimes auxquelles il destinait les galères achetées à Rome; en un mot, il se maintenait si bien dans l'intimité du vieillard, que quelques défiances ayant été conçues à Milan, André, averti qu'un Fieschi tramait quelque chose, répondit aux ministres de l'empereur qu'un seul de cette famille serait en état d'être ambitieux, et que pour celui-ci c'était un jeune homme d'une excellente conduite, plein d'attachement pour son ancien tuteur, dont aucun soupçon ne saurait approcher. Doria en répondait.
Fieschi caressait le peuple; connu de tous, il affectait les manières familières, et telle était la facilité naturelle de ses moeurs qu'elle empêchait de suspecter cette politique. Il prodiguait les secours aux plus pauvres, les bienfaits cachés aux infortunés, et, dans les occasions, il savait donner à sa libéralité un caractère plus marqué qui la rendait publique et populaire. Il avait questionné comme par hasard des tisserands en soieries sur l'état de la manufacture dans une année de pénurie. Sur la peinture qu'ils lui firent de la misère de leurs ouvriers, il fit venir de ses greniers une quantité considérable de grains et la remit aux consuls de la profession pour donner du pain à ces pauvres gens.
Cependant ses plans étaient loin d'être arrêtés, et il n'avait encore dans Gênes que trois confidents; Sacco, le principal juge de ses fiefs, subalterne entièrement dévoué à son maître et homme de ressources et d'intrigues; Calcagno, ancien serviteur qui s'était élevé dans la maison Fieschi de la domesticité la plus basse jusqu'à la confiance du comte dans ses plus grandes vues; enfin Verrina, le personnage le plus important, le véritable inspirateur de la conjuration. C'était un reste de ces populaires qui, n'ayant pas eu assez de consistance pour être rangés dans la nouvelle noblesse, détestaient la constitution aristocratique et nourrissaient une haine implacable contre les Doria qui l'avaient fondée et qui en avaient le profit. Il s'était lié avec le jeune ambitieux, il étudiait et caressait son ardeur et ses mécontentements; mais rien de sérieux encore ne s'était traité entre eux. Un jour, pour première confidence, Fieschi lui découvrit un dessein qu'il venait d'arrêter. Impatient de donner cours à sa haine, il voulait tuer Gianettino et aussitôt se mettre à l'abri sous la protection française. Depuis quelques heures, il avait expédié son blanc-seing à Rome pour passer au service du roi de France. Verrina, indigné, lui demanda si c'était là tout ce que devait faire un homme de coeur, s'il devait perdre ainsi une position si éminemment favorable. Pour lui, quand il avait vu le comte Fieschi si haut placé et en même temps si populaire, se procurer des galères, se pourvoir de forces, il n'avait pas douté que ce ne fût pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Quand tout invite à la saisir, c'est une honte de fuir; c'est une honte de ne penser qu'à prendre misérablement une victime. Excité par ces reproches, le comte lui demandait ce qu'il avait donc à faire. La réponse fut prompte: Prendre les armes, soulever le peuple, renverser la noblesse, se défaire de tous ses ennemis à la fois, de tous ceux qui feraient obstacle, enfin étonner, surprendre et régner. Verrina en détaillait les moyens; il comptait les hommes que Fieschi pouvait faire venir de ses fiefs, les auxiliaires que lui-même saurait réunir: et, à son avis, c'était immédiatement qu'on pouvait, qu'on devait agir. Fieschi s'enflammait à cette perspective, mais il conservait un doute: le peuple appelé à la liberté lui laisserait-il prendre la seigneurie? Verrina en répondait. Quand le doge aurait été chassé du palais, quand le vainqueur y serait entré porté par la foule, Verrina de sa main lui placerait sur la tête une couronne ducale; tous applaudiraient: l'on poignarderait le premier qui s'aviserait de murmurer; et au besoin on emprunterait, pour comprimer les opposants, les troupes que ne refuserait pas Farnèse. Tous les scrupules s'évanouissaient: un nouveau messager fut dépêché peur reprendre le blanc-seing envoyé à Rome.
On convint sur-le-champ des mesures à prendre. Calcagno se chargea des préparatifs dans le palais Fieschi; Sacco, des démarches à Rome, à Plaisance, dans les terres du comte; Verrina se réserva de soulever le peuple, d'enflammer les esprits mécontents; et certes il était né pour de telles oeuvres. Son premier soin fut d'enrôler une troupe de gens de main et de bandits sous prétexte d'avoir besoin d'eux pour se défaire d'un ennemi dans une querelle privée: chose fort simple en ce temps et qui ne pouvait éveiller la défiance publique.
Après ces préliminaires, on chercha l'occasion la plus propice. Une cérémonie religieuse pouvait réunir tous ceux que l'on voulait détruire, André et Gianettino Doria, leurs parents et leurs adhérents principaux. On aurait encore pu les surprendre dans un banquet que Fieschi ne pouvait se dispenser de donner pour célébrer les noces de Jules Cibo, son beau- frère, avec la soeur de Gianettino. Le palais Fieschi était situé sur une hauteur qui domine la ville, dont il était comme séparé par de rapides descentes ou par le beau pont de Carignan jeté entre deux collines au- dessus des maisons d'un quartier inférieur. Les communications pouvaient être facilement interceptées, et les convives seraient restés sans défense entre les mains des conjurés. Le comte rejeta ces projets; il ne voulait point profaner une église; il s'indignait à la pensée de violer l'hospitalité. Les Doria devaient périr, il ne voulait pas les assassiner: il entendait agir à force ouverte. La situation isolée de son palais ne devait servir qu'à y cacher les apprêts d'une attaque soudaine. Calcagno eut ordre de le remplir secrètement d'armes, d'y introduire peu à peu et d'y cacher autant de vassaux du comte qu'il en pourrait venir à la ville sans être remarqués. Verrina, sûr de ses sicaires, pratiqua avec plus de confiance les populaires mécontents et les nobles sans crédit que l'on supposait disposés à se lever contre l'oligarchie.
Une des galères de Fieschi arriva dans le port et se plaça dans la darse, non loin de celles de Doria. Fieschi annonça qu'il la destinait à faire la course au Levant et qu'il la faisait venir à Gênes pour en compléter l'équipement. Ce fut un prétexte pour y mettre des armes et pour faire venir ostensiblement de nouvelles recrues des terres du comte.
Le moment d'agir fut enfin fixé. Le premier jour de janvier mettait toutes les familles en fête: la nuit qui suivait cette journée devait être favorable à une surprise. Ce jour le comte visita Doria à son ordinaire et l'entretint longtemps. Il s'arrêta familièrement chez Gianettino, caressa les enfants de la maison et montra le visage le plus libre, le moins suspect d'inquiétude ou de projets. En prenant congé il avertit qu'enfin sa galère serait expédiée la nuit même, qu'il recommanderait que le départ s'exécutât avec le moins de bruit possible pour ne troubler le sommeil de personne; que s'il n'y réussissait pas entièrement il en faisait ses excuses, et qu'au surplus, si l'on entendait quelque rumeur, on n'aurait pas à s'en inquiéter, la cause en étant connue d'avance.
Sorti avant la chute du jour du palais Doria, il passa dans quelques lieux de réunion des nobles de Saint-Pierre pour y rencontrer les jeunes gens sur lesquels on pouvait compter. Malgré les soins que Verrina avait promis de prendre pour les réunir en grand nombre, on assure que Fieschi, les invitant à venir finir la fête dans son palais, ne put rassembler que vingt-huit convives. D'autres relations cependant donnent au comte deux cents adhérents populaires ou nouveaux nobles. Par ses ordres ou moyennant la vigilance de Calcagno, les portes du palais étaient ouvertes à quiconque se présentait pour entrer, et fermées à toute sortie.
Pendant que l'assemblée grossissait et que Sacco et Verrina en faisaient les honneurs, Fieschi dévoilait son dessein à ses frères, enflammait leur jeune ambition et leur marquait les postes qu'ils seraient chargés d'occuper. Suivi par eux et déjà revêtu de ses armes, il parut enfin au milieu de ses hôtes. Ce n'est point, leur dit-il, à une fête, à de vains plaisirs qu'il les a appelés dans ce grand jour, c'est à l'oeuvre de la liberté qu'il les invite. Il s'agit d'affranchir la patrie, de briser le joug des Espagnols, de renverser les fauteurs de leur usurpation, l'insolent Gianettino et ce vieillard qui, ayant autrefois servi la république, l'opprime aujourd'hui et s'efforce à rendre la tyrannie héréditaire. Ils n'ignoraient pas, ces nouveaux tyrans, qu'il restait des hommes généreux pour leur faire résistance, et Gianettino, ne reculant devant aucun crime, avait résolu de se délivrer par une proscription de tous ceux dont il redoutait l'énergie. Fieschi, qui se savait du nombre des proscrits, connaissait la liste fatale; il conjurait ses amis de prévenir le coup dont il les voyait menacés et de venir avec lui se sauver, se venger, et rétablir la liberté et la république. Le concours de tous les gens de bien leur était assuré.
La proposition était fort inattendue; de tant d'auditeurs peu répondirent avec enthousiasme; les autres, étonnés, se laissèrent entraîner par l'adhésion apparente du plus grand nombre qui approuvait ou n'osait contredire. Deux seuls déclarèrent qu'ils répugnaient à une entreprise si violente. Fieschi, n'ayant pu les convaincre, les laissa maîtres de ne pas le suivre et se contenta de les faire retenir dans son palais. Déjà chacun s'armait ou prenait à la hâte quelques aliments: on attendait le signal de la marche. Un dernier soin retenait le comte. Sa jeune épouse, renfermée dans un appartement écarté du tumulte des convives, ignorait encore les projets qui les avaient fait réunir. Au moment d'en exécuter l'entreprise, Fieschi vint enfin les lui avouer. Il sortait, et avant de rentrer il l'aurait faite maîtresse de Gênes. La comtesse effrayée et tout en larmes, essaya de s'opposer à sa sortie, elle le conjura de renoncer à une tentative aussi désespérée. A ces efforts le sage Pansa joignit ses remontrances; mais rien ne put ébranler le comte. Tout était prêt et on ne rétracte pas un dessein avancé. Il priait sa femme et son vieil ami de lui épargner des reproches et des craintes qui, sans le retenir, se tourneraient pour lui en mauvais augure. Il embrassa la comtesse et se déroba à ses tendres supplications.
Verrina avait parcouru la ville dans les ténèbres de la nuit; tout était calme, rien n'avait transpiré. La galère était prête à occuper l'embouchure de la darse du côté de la mer pour empêcher la sortie de la flotte de Doria; en attaquant la porte de terre on était sûr d'enlever cette force imposante, et Fieschi jugea que c'était l'opération principale; il se la réserva. On se mit en mouvement, d'abord en silence; les conjurés improvisés précédaient les troupes de mercenaires, de paysans armés, de gens sans aveu ramassés par Verrina. Corneille, le frère bâtard du comte, fut détaché pour s'emparer de la porte de l'Arc; Ottobon, accompagné de Calcagno, courut attaquer la porte Saint-Thomas, poste important qui séparait le palais Doria de la ville et de la darse. Jérôme, tenant le centre de la cité, couvrait et liait les opérations de ses frères.
En sortant le comte, s'emparant déjà du suprême pouvoir militaire, déclara que ses ordres étaient donnés et que quiconque tenterait de se dérober dans la marche ou s'écarterait de la troupe serait immédiatement poignardé. Les plus fanatiques de liberté parmi ses compagnons lui demandaient à leur tour une explication franche sur les vengeances qu'on allait exercer. Il avait des parents, des amis parmi les oligarques: viendrait-il prescrire de les épargner? Il répondit qu'il ne demandait grâce pour aucun, qu'il les dévouait tous sans exception. Ses farouches auditeurs applaudirent, et quelques-uns se dirent l'un à l'autre que lorsque des nobles il ne resterait plus que lui, le peuple en finirait aisément avec la noblesse.
Les mouvements réussirent d'abord. Le comte, maître de la darse dont il avait forcé la porte, tandis que ses marins en avaient fermé l'issue par la mer, se porta sur la première des galères de Doria, s'en empara, et passa rapidement de bord en bord pour se hâter de les soumettre toutes au milieu de la clameur des équipages et des efforts des rameurs qui tentaient de rompre leurs fers. Ce tumulte fut la première annonce du danger qui parvint au palais Doria. Gianettino éveillé et ne soupçonnant qu'une révolte de ses forçats, courut au bruit, suivi d'un seul domestique. Il ignorait que la porte Saint-Thomas était déjà occupée par des ennemis. Tombé entre leurs mains, il fut massacré incontinent. L'homme qui l'accompagnait, rétrogradant, porta l'alarme au palais Doria. Le vieil André fut enlevé par de fidèles serviteurs et transporté par la montagne dans une campagne éloignée.
La conjuration faisait des progrès. Le gouvernement, enfin averti, rassemblait ses membres avec peine; peu de troupes, peu de citoyens fidèles étaient sous les armes pour résister à l'insurrection. Jérôme Fieschi, au coeur de la ville, appelait les citoyens à la liberté. Il battit et dispersa les premières forces qui se présentèrent devant lui. Le doge et le sénat, n'en ayant pas d'autres à lui opposer en ce moment, recoururent à la négociation. On résolut d'envoyer vers le comte une députation nombreuse pour lui demander ses intentions et pour lui offrir de traiter sur toutes les satisfactions qu'il voudrait prétendre. Les hommes les plus accrédités se chargèrent de ce message, et à leur tête marcha Hector Fieschi, ce parent d'une autre branche qui, le premier, avait apporté sans les pénétrer les invitations du pape à Jean-Louis. Les députés, parvenus vers Jérôme, lui demandèrent le libre passage pour aller trouver le comte de Lavagna. «C'est moi qui le suis, répondit à haute voix l'imprudent jeune homme; il n'y en a pas d'autre que moi; faites votre message.» Ce seul mot, entendu et par les amis et par les ennemis, changea à l'instant toute la face des affaires.
Il était vrai; son frère était mort. Le malheureux Jean-Louis, au milieu du plein succès de son entreprise, avait péri misérablement. En passant d'une galère à l'autre, une planche ébranlée l'avait fait tomber dans la mer. Enfoncé dans la vase de la darse, sans doute le poids de son armure avait rendu vains ses efforts, tandis que sa troupe, emportée par le mouvement et pensant le suivre, loin de le secourir ignorait même le déplorable incident qui la privait de son chef. Tout était fini dans la darse quand, le cherchant inutilement, on se convainquit qu'il manquait à son triomphe, et l'on ne put enfin douter de sa perte. Ses principaux amis la tenaient encore secrète, espérant d'achever la révolution en son nom; on en fit parvenir la triste confidence à Jérôme, à l'aîné de ses frères; il venait de l'apprendre quand la députation se présenta à lui, et l'orgueil de se voir l'héritier du succès et des espérances de Jean- Louis lui fit hâter cette déclaration précipitée. Ni dans son parti, ni dans celui dont il fallait achever la défaite, personne ne pouvait espérer ni craindre de ce jeune homme sans expérience, ce que les talents et la résolution de Jean-Louis eussent pu seuls consommer. Ce n'était plus qu'une émeute sans chef accrédité et sans véritable but.
Les députés bien avisés répondirent à Jérôme avec une prudente circonspection. En les congédiant il leur intima d'aller enjoindre à leur doge de se retirer du palais de la république. Mais en peu d'instants il vit sa troupe décroître, ses amis se détacher; il s'aperçut que le temps de faire la loi était passé, et bientôt arriva celui de la recevoir. Le gouvernement avait pris courage: le nombre des nobles qui se réunissaient au palais se grossissait sans cesse et ramenait la confiance. Le peuple, regardant l'entreprise de Fieschi comme désespérée, prenait les armes pour le sénat contre les perturbateurs du repos public; dans cette situation on fit chercher le vieux Pansa; on l'envoya vers Jérôme pour lui faire toucher au doigt le danger de sa fausse position, pour l'avertir que, ne pouvant y tenir, il n'avait pas un moment à perdre et qu'il ne lui restait qu'à profiter de l'indulgence avec laquelle on souffrirait qu'il se retirât. Découragé, intimidé et sans espérance, le jeune homme céda à ce conseil; il gagna la porte de l'Arc, et, suivi de quelques partisans, il se retira dans le château de Montobbio, l'une des places et la plus sûre du patrimoine de sa famille. A cette nouvelle son frère Ottobon et ceux qui tenaient la darse avec lui, Sacco, Verrina, Calcagno, se jetèrent sur la galère romaine et se sauvèrent à Marseille.
Le tumulte étant fini, la ville était en sûreté; l'alarme cependant se prolongea quelques jours: on répandait le bruit que Jean-Louis n'était pas mort, qu'il était au nombre des fugitifs qui avaient trouvé un asile à Marseille et qu'il allait venir avec les forces françaises reprendre et terminer son ouvrage; mais après quatre jours de recherches son corps fut retrouvé et exposé aux regards du public; les craintes s'apaisèrent. Le gouvernement reprit paisiblement sa marche. Le terme des fonctions du doge de Fornari venait d'expirer; on lui donna un successeur avec les formes accoutumées; on expédia des députés chargés de ramener André Doria. A son retour il se fit porter au sénat. Il y reçut les témoignages de l'intérêt public pour les dangers qu'il avait courus et pour la perte de son fils adoptif. Le vieillard fit sentir à son tour que la confiance, l'amitié presque paternelle trahies par ce malheureux Fieschi étaient peut-être la blessure la plus saignante de son coeur. Il demandait une vengeance éclatante pour la république et pour les lois de l'attentat le plus énorme. La mémoire de celui qui était mort, la tête et les biens des complices qui avaient survécu devaient payer la peine du crime. La permission sur laquelle ceux-ci avaient quitté la ville n'était pas une abolition de leur méfait; accordée d'ailleurs hors de la forme légale des délibérations ordinaires, elle ne liait point le gouvernement. Sur cette insistance il fut résolu de poursuivre les conjurés. Le magnifique palais Fieschi, qui de Via Lata dominait la ville, fut rasé et sur ses ruines fut plantée une pierre diffamatoire; elle portait la défense à perpétuité de bâtir sur ce terrain où la perte de la patrie avait été préparée. On leva des troupes, on commit des généraux pour aller exercer la confiscation sur toutes les terres des comtes de Lavagna et surtout pour assiéger Jérôme Fieschi dans Montobbio. Il y avait réuni toutes ses ressources; ses frères étaient passés à la cour de France pour y implorer de l'appui. Déjà Verrina, leur servant de messager, était venu promettre aux assiégés un prompt renfort de troupes françaises. Le sénat, qui ne l'ignorait pas et qui craignait de commettre la république avec le puissant auxiliaire appelé par Fieschi, entreprit de faire tourner la guerre en négociation. Pansa fut encore employé comme médiateur. On offrait à Jérôme, pour lui faire abandonner son château, autant d'argent qu'il en aurait voulu et toute sûreté pour en sortir; mais les assurances que Verrina avait apportées lui firent rejeter ces propositions avec hauteur. La place, disait-il, ne lui appartenait plus, et les forteresses du roi de France ne se rendaient pas ainsi. Sur cette réponse on poussa l'attaque afin de prévenir le secours. On amena devant Montobbio de grandes forces et beaucoup d'artillerie. Cependant les opérations contrariées et la résistance opposée firent durer le siège. Les Français ne parurent point. Jérôme, commençant à désespérer, eût ouvert l'oreille aux accords; il n'était plus temps. Doria exigeait le sang des coupables, il l'obtint; la place se rendit à discrétion. Dès l'entrée, Calcagno et quelques autres complices qui avaient prêté la main au meurtre de Gianettino, furent mis à mort sans formalité, et, disait-on, par un ordre spécial du sénat. Les autres prisonniers furent réservés pour un simulacre de procédure. Jérôme Fieschi et Verrina eurent la tête tranchée. Les fortifications de la place furent démolies. La république prit possession des domaines que la famille Fieschi tenait sur son territoire. Charles V confisqua les fiefs qui relevaient de l'empire, attendu qu'ayant à son service les galères de Doria, leur attaque était un crime féodal dans la personne d'un de ses vassaux. André Doria et sa famille furent gratifiés de ces terres confisquées.
Le pape, qui trop évidemment avait encouragé l'entreprise des Fieschi, se crut obligé d'adresser à André Doria une lettre de consolation pour la mort de Gianettino. Doria n'en fut que plus blessé, et peu après le pape ayant perdu le duc de Plaisance, son fils, assassiné par quelques conspirateurs, Doria, écrivant à son tour sur cette mort violente, affecta de lui renvoyer les mêmes termes de sa froide condoléance.
LIVRE DIXIÈME.
RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX
PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE
CONSTITUTION.
1548 - 1576.
CHAPITRE PREMIER.
Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du
Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
(1548) L'assassinat de Farnèse avait fourni à l'empereur l'occasion de s'emparer de Parme et de Plaisance. Pour le maître du duché de Milan c'était faire un grand pas dans le projet favori d'unir sous une couronne royale toute l'Italie supérieure. Le désir de comprendre la seigneurie de Gênes dans ce plan ambitieux, l'espérance de trouver des facilités pour y réussir dans le dévouement de Doria et dans son crédit sur sa ville natale, ne pouvaient manquer de se présenter à l'esprit de Charles et de ses ministres. Ils s'emparèrent comme d'un prétexte des conséquences de la conjuration de Fieschi. Déjà dès les premiers moments, le gouverneur de Milan avait voulu faire marcher des troupes pour rétablir, disait-il, l'ordre et la sécurité. On s'était hâté de décliner cette intervention officieuse; l'ordre et la sécurité étaient déjà raffermis; mais l'ambassadeur Figuera, qui habitait Gênes depuis longtemps et qui n'ignorait pas l'art d'y semer des intrigues, affectait de grandes craintes. L'entreprise, selon lui, n'était pas un tumulte d'enfants perdus; elle avait de profondes racines, et il fallait se prémunir contre une nouvelle explosion. L'empereur était fondé à y veiller pour la sûreté de ses propres États d'Italie. Après avoir répandu ces insinuations, il fit agir ses créatures; le ministre de l'empereur n'en manquait jamais dans Gênes; beaucoup d'hommes même importants s'étaient adonnés aux volontés d'une si grande puissance pourvue de tant de moyens d'obtenir, d'intimider et de corrompre.
Ils eurent la lâcheté de signer une supplique secrète à l'empereur, pour l'inviter à donner à Gênes une garnison impériale et à exiger l'érection d'une citadelle capable de garantir sous son autorité la tranquillité de la république.
Ferdinand Gonzague, alors gouverneur de Milan, était l'artisan principal de ces menées. Charles V, facilement persuadé qu'elles seraient conduites à effet au gré de son ambition, expédia à Gênes son ministre Granvelle et avec lui des ingénieurs chargés de choisir la place où la forteresse impériale serait élevée. On ne doutait pas que Doria ne concourût dans un dessein qui semblait provoqué par les sollicitations des autres Génois partisans de l'empereur. Granvelle allait donc lui en faire l'ouverture; mais, à la grande surprise du négociateur, l'amiral montra une inflexible résistance à ce qui menaçait l'indépendance de sa patrie. Il attesta les promesses faites de protéger la liberté génoise. Plus il était sincèrement dévoué, moins il laisserait tacher la gloire de Charles par une injuste usurpation. Et quant à lui, comblé de faveurs, honoré de tant de confiance, il était résigné à renoncer à tout, plutôt que de manquer à la défense des droits de son pays. Granvelle insistant, le courageux citoyen s'adressa directement à l'empereur; et, la tergiversation des réponses échauffant la vivacité des répliques, Doria prit le parti d'assembler chez lui les nobles dont l'ambassadeur espagnol avait extorqué les signatures. Il leur fit honte de leur faiblesse, il les obligea à désavouer le voeu antipatriotique qu'on leur avait dicté; et, après les avoir ramenés à de meilleures vues, il se rendit au sénat, il dénonça hautement les projets qui menaçaient la république. Il demanda au gouvernement de revendiquer ses droits et de défendre la liberté de sa patrie. Cet appel fut entendu, l'opinion publique fut unanime; et rien n'étant plus populaire à Gênes que le sentiment de la nationalité, on se souleva de toutes parts pour écarter ce qui l'inquiétait. Les ingénieurs espagnols exploraient les hauteurs, mesuraient, traçaient des plans; le peuple en tumulte se porta contre eux, détruisit leurs préparatifs et les réduisit à la fuite. Le sénat prit, pour sauver leur vie, les mesures de sûreté les plus propres à leur inculquer l'idée du plus grand danger. Granvelle connut que sa mission se prolongerait inutilement; il repartit. Doria, écrivant de nouveau à l'empereur, se servit de ce qui s'était passé pour lui faire entendre les vraies dispositions du pays et l'inutilité des tentatives que l'on ferait pour donner un maître étranger à la république. Charles n'insista pas et ajourna pour un peu de temps son ambitieuse fantaisie.
Cependant cet incident eut de longues et sérieuses conséquences. Doria crut devoir racheter sa franchise patriotique par quelques démonstrations qui ôtât à l'empereur le prétexte de demander de nouvelles garanties pour la sécurité commune. Doria lui-même avait été profondément blessé dans ses affections et dans son système. De cette diffusion de la noblesse, de cette égalité entre tous les nobles que lui-même il avait introduite dans le sein du gouvernement, il voyait sortir le pouvoir menaçant d'une majorité formée par les nobles intrus; il voyait la conduite des affaires prête à dépendre non-seulement de chances fortuites d'un tirage au sort, mais des combinaisons factieuses entre des éléments inégaux en nombre, au mépris de cette supériorité de crédit et d'importance contre laquelle il n'eût jamais cru des hommes nouveaux capables de se révolter. Ces hommes, à peine sortis de la classe des plébéiens, s'appuyaient encore de celle- ci, et enfin, ce qui n'était pas moins à craindre, ce qui venait de se voir, il suffisait d'un ambitieux habile à caresser ces nobles encore bourgeois, pour que le chef fût un Fieschi ou un Spinola, au lieu d'être Doria. L'amiral mit tout en oeuvre pour prévenir cet affront et ces bouleversements. Il présumait assez de la reconnaissance publique pour espérer qu'on lui laisserait corriger son propre ouvrage. En effet, il obtint qu'une baillie de huit membres serait chargée de la révision de certaines des formes du gouvernement. Il présida à cette réunion. Sur les huit, il disposait, dit-on, de quatre voix; il en séduisit deux de plus, et, après une vive résistance, les deux autres cédant enfin1, le sénat, à son instigation, se servit du pouvoir législatif que la constitution de 1528 lui avait laissé pour convertir en loi les changements que le vieil amiral exigea dans l'intérêt de l'oligarchie. Sur les quatre cents membres du grand conseil les trois cents qu'y introduisait le sort entre tous les nobles ne nommèrent plus leurs cent autres collègues. Parmi ces quatre cents ce ne fut plus le sort qui désigna les cent membres du consiglietto. L'une et l'autre de ces nominations passèrent aux deux collèges réunis avec l'adjonction des huit protecteurs de Saint-George, des cinq suprêmes syndicateurs et de sept autres notables magistrats. Les vingt-huit électeurs qui participaient à l'élection du doge et ceux à qui l'on confiait le concours à l'élection des sénateurs, furent choisis non plus par le grand conseil, mais par le consiglietto.
C'est ainsi que l'influence sur les choix fut rapportée aux magistrats principaux et enlevée au sort et par conséquente la faction la plus nombreuse et la plus populaire de la noblesse. On ne craignit plus de voir une élection imposée comme celle du doge de Fornari, et ceux qui l'avaient subie, il y avait deux ans, en sentant leur force ne tardèrent pas à en faire porter la peine à celui-ci. Peu après il fut accusé d'avoir correspondu avec la cour de France. Les anciens nobles et l'ambassadeur de Charles V s'unirent pour invoquer sa punition. Il fut arrêté et mis en jugement. Il avouait une correspondance, mais elle se bornait, suivant lui, à la répétition d'une créance sur le gouvernement français. Une sentence le priva du titre, des honneurs de procurateur à vie et de la noblesse, le condamnant à une relégation perpétuelle dont le lieu lui fut assigné à Anvers. De Fornari se rendit en Flandre; il y vécut sans intrigue et y mourut honoré.
On n'avait pas attendu de voir ce premier essai des avantages que l'aristocratie venait d'acquérir pour en apprécier les conséquences. Le parti de Saint-Pierre sentait ses pertes et se répandait en murmures et en réclamations. Il s'adressait au public, il décriait la loi nouvelle et cherchait à la rendre odieuse et même ridicule. Le vieux Doria avait dit d'avance qu'il avait quelque chose à retoucher pour perfectionner le galbe de sa république. De cette expression bizarre, défigurée par un diminutif et par la prononciation génoise, la loi fut appelée du garibetto (pour galbetto), et c'est sous ce nom qu'elle devint et resta la cause constante des dissensions jusqu'en 1576; car autant les nobles populaires détestaient cette loi, autant les anciens nobles tenaient à la réforme. De bons observateurs assurent qu'une certaine préoccupation leur en faisait exagérer l'intérêt et le besoin. Le souvenir de la loi qui, si longtemps et jusqu'en 1528, avait exclu les nobles de la première place du gouvernement et notamment de celle de doge, frappait encore les esprits. Les anciennes familles sur qui avait pesé cette exclusion ne pouvaient croire que les populaires n'eussent pas un plan arrêté pour le faire revivre, sinon en droit, du moins en fait, en se prévalant des avantages que leur nombre leur donnait dans les chances du sort, si la nouvelle loi était écartée2.
(1548) D'autres combinaisons ne tardèrent pas à réveiller les inquiétudes de la république sur son indépendance. Il paraît bien certain que Charles avait conçu le dessein de fonder en Lombardie un grand État pour en doter don Juan d'Autriche, si même ce plan ne se liait pas à celui de dédommager l'infant don Philippe de la couronne impériale, à laquelle Ferdinand, nommé roi des Romains, se refusait à renoncer. L'occupation de Gênes eût été une partie essentielle de ce projet; elle eût uni en un corps les possessions que Charles avait successivement acquises dans le nord de la Péninsule; elle aurait assuré sa possession dans la mer Méditerranée.
Cosme Médicis, grand-duc de Toscane, Gonzague, gouverneur du Milanais, et le duc d'Albe, le plus accrédité des confidents de l'empereur, avaient le secret de ses desseins. Le dernier était chargé de conduire d'Allemagne à Madrid l'archiduc Maximilien qui devenait le gendre de Charles; on annonçait qu'à son retour il ramènerait l'infant don Philippe mandé par son père; mais d'Albe cheminant avec lenteur, avant de quitter l'Italie pour l'Espagne, s'arrêta à Milan, puis à Plaisance, et là, grâce à ce que les Farnèse y avaient encore de créatures, lé pape, inquiet de ces menées, découvrit qu'on avait tenu de secrètes conférences. Le gouverneur de Milan, un agent de Médicis, un noble génois, vendu à l'empereur, s'y étaient réunis. Quelques indiscrétions échappées mirent sur la voie des projets dont on s'était occupé dans ce congrès. Le pape fit à la république la prompte confidence de ses soupçons, l'avertit qu'un coup de main serait tenté sur Gênes et l'invita à se tenir sur ses gardes.
La flotte de Doria avait été commandée pour le voyage de l'infant; l'amiral était allé lui-même le recevoir à Barcelone sur sa galère. Quand il eut fait voile et qu'on put calculer comme imminents son retour et l'arrivée de Philippe, le sénat reçut presque à la fois deux messages assez significatifs. Le duc de Florence fit savoir qu'il viendrait à Gênes rendre hommage au prince, et que les routes étant peu sûres, il serait escorté de deux régiments de cavalerie et de quelques troupes de fantassins. Gonzague, de son côté, venait de Milan; et comme en Espagne on n'avait pu embarquer sur la flotte un nombre de troupes suffisant pour accompagner le prince, il amenait au-devant de lui deux mille chevaux et deux mille hommes de pied pour lesquels il requérait que l'on préparât les logements; ces forces étaient déjà en chemin.
Mais à Gênes, depuis l'éveil donné par le pape, les résolutions étaient prises. On avait organisé une garde urbaine, on lui avait donné des chefs déterminés. Une volonté arrêtée, des réponses fermes avertirent clairement que ces démonstrations étaient sérieuses et qu'on ne prendrait point la république en défaut. On fit savoir à Milan qu'il n'y avait pas à Gênes de logements pour tant de monde. Gonzague serait le bienvenu de sa personne; mais s'il amenait plus de vingt hommes d'armes, il trouverait la porte fermée. On signifiait au duc de Florence que, venant en ami dans un pays tranquille et sûr, il n'avait besoin que du cortège ordinaire de sa maison et qu'on ne laisserait pas ses soldats passer la frontière. Le duc entendit cette réponse, et ne vînt pas; Gonzague négociait, non sans accuser les Génois de défiance et d'ingratitude; mais il dut renvoyer les troupes qu'il avait mises en marche. On n'admit que deux cents chevaux et trois cents fantassins, que l'on cantonna à quelque distance de la ville, où il ne leur fut pas permis d'entrer.
Cependant, la flotte partie d'Espagne arrivait à la vue des côtes de la Ligurie. Le vieux Doria avait reçu de Philippe un accueil flatteur et des caresses affectées. Tout à coup le prince demande si son logement à Gênes a été préparé au palais du gouvernement; il manifeste l'intention de s'y établir. Doria se récrie d'abord; fier d'avoir eu l'empereur pour hôte, ce serait une trop sensible disgrâce pour lui si le fils refusait de lui faire le même honneur que le père: tout était prêt au palais Doria, et il suppliait l'infant de ne pas dédaigner ce séjour. Le prince insiste avec hauteur; poussé à bout, l'amiral reprend avec une noble rudesse, qu'il n'est pas chargé de répondre à cette exigence inattendue; ce n'est pas lui qui dispose du palais de la république; le prince peut le demander; mais franchement il est peu probable que ceux qui l'occupent soient inclinés à le céder. Cette déclaration excite un vif mécontentement parmi les courtisans espagnols; mais, quand par un bâtiment léger expédié de Gênes à la rencontre de la flotte, on sut avec quelles dispositions l'accès avait été refusé aux troupes de Milan et de Florence, on connut qu'il n'était pas temps d'insister pour établir le prince au palais public. Philippe en revint à accepter gracieusement la noble hospitalité d'André Doria.
Si cette relation génoise est sincère, il faut croire que les courtisans espagnols avaient fait dévier Philippe des instructions qu'il avait reçues d'un sage conseiller3. Elles l'avertissaient que les Génois n'étaient pas ses vassaux, quoiqu'on pût disposer de leurs services comme s'ils l'étaient, et que, jaloux de leur indépendance comme on l'est dans toutes les républiques, ils le seraient d'autant plus qu'elle leur était toute nouvelle. On lui recommandait de ne pas les blesser, de s'observer pour cela dans toutes ses paroles, de leur répéter que son auguste père n'avait rien tant à coeur que leur liberté et leur bien-être, qu'il l'a chargé lui-même de s'informer de tout ce qui peut être à leur avantage. Il doit caresser Doria; il peut prendre ses avis et lui montrer de la déférence: mais on lui indique un obscur secrétaire de la légation espagnole, vieux résident de Gênes, qu'il doit se faire amener très- secrètement. Cet agent lui dira ce que sont les hommes qui gouvernent et lui signalera ceux qui sont le plus dévoués à la couronne d'Espagne.
A l'arrivée du prince à Gênes, la réception fut solennelle et magnifique. Le doge et le sénat attendaient le prince à la sortie de sa galère, et l'on ne fut avare d'aucune démonstration de respect et de zèle. Mais au milieu des fêtes, des cérémonies religieuses, des cortèges militaires, le ressentiment et la défiance ne purent se voiler. Le peuple contemplait ce faste superbe, mais il voyait d'un oeil ennemi ces troupes dont la discipline et les armes portaient un aspect menaçant au sein de la paix. Un officier espagnol était aux arrêts pour une faute grave; ses chefs obtinrent de le déposer dans la tour du palais, prison d'État des Génois. Quelques soldats l'avaient amené, mais on eut à le faire comparaître devant ses juges, et pour l'y conduire on envoya à travers la ville cinquante arquebusiers armés de toutes pièces et la mèche allumée. Le peuple étonné s'attroupa sur leur passage. Quand ils se présentèrent au palais public, on crut qu'ils venaient le surprendre, les grilles furent fermées devant eux, on se mit en défense, et eux-mêmes croyant avoir à forcer les portes, firent usage de leurs armes. On se battit, plusieurs assaillants furent tués. Les chefs accoururent de part et d'autre, on s'expliqua et l'on arrêta le tumulte qui devenait populaire. Le gouvernement s'excusa près de Philippe sur ce malentendu, secrètement satisfait que les Espagnols eussent reçu ce témoignage des dispositions du peuple de Gênes. Le prince parut agréer ces explications et hâta son départ.
(1548) Peu après, la république était menacée d'un nouvel orage; mais il éclata au dehors sans l'avoir atteinte. C'était en quelque sorte un réveil de la conjuration des Fieschi. Trois frères du malheureux comte de Lavagna lui survivaient: Ottobon, Scipion et le bâtard Corneille. Scipion vivait à Rome; trop jeune au temps de la conjuration, il n'avait pas été impliqué dans le procès fait à ses frères. Sa portion des biens patrimoniaux de leur maison lui avait été conservée. Les deux autres erraient dans l'Italie avec un grand nombre de proscrits. Ils unirent leurs ressentiments à ceux de Jules Cibo, leur allié, frère de la veuve de Jean-Louis Fieschi; rejeton d'une illustre famille génoise et petit- neveu d'un pape, il réclamait le duché souverain de Massa de Carrara, héritage de son père. Mais la veuve sa mère, tutrice intéressée, avait obtenu pour elle-même l'investiture de ce grand fief, et Jules à sa majorité en prétendit vainement la possession. Ne pouvant l'obtenir ni de sa mère ni de l'autorité suzeraine de l'empereur, il se fit justice de vive force et s'établit dans Massa. La douairière invoqua la puissance impériale. Le fils fut chassé et quelque temps emprisonné. Ardent, ambitieux, ulcéré par un traitement rigoureux qu'il accusait d'horrible injustice, il permit tout à ses ressentiments. Le pape Paul III les caressa, suivant sa politique, et l'adressa aux cardinaux français que Henri II tenait alors à la cour de Rome. Henri épiait toujours tout ce qui pouvait troubler la domination espagnole en Italie. Cibo offrit ses services, et les Fieschi furent prompts à proposer pour premier complot une tentative sur Gênes; mais tandis que ces plans se tramaient, Cibo eut la perfide imprudence d'entreprendre de persuader aux ambassadeurs de Charles qu'il leur vendait les secrets de la France et que c'était pour les déjouer qu'il allait feindre de les embrasser. Suspect par cette précaution même, il fut surveillé à Rome, à Venise, et, en un voyage au terme duquel il se croyait en état d'agir, il fut arrêté par ordre de l'empereur, conduit à Milan, jugé et condamné à une mort qu'il reçut lâchement. Une sentence de confiscation fut portée alors contre Scipion Fieschi. La France devint son asile, il s'établit dans cette cour où il trouva d'autant plus d'appui que sa famille n'était pas sans alliance avec Catherine de Médicis. Il fut, sous Henri III, un des premiers chevaliers du nouvel ordre du Saint-Esprit. Depuis ce temps toutes les fois que la France chercha des griefs pour inquiéter les Génois, la réclamation des biens confisqués injustement, disait-on, sur Scipion Fieschi fut un des sujets de plainte allégués. Il en fut encore question au bombardement de Gênes sous Louis XIV. Ottobon, impliqué dans le soulèvement de la Corse, dont je vais parler, et fait prisonnier à la guerre, fut livré à André Doria qui, en vertu des anciennes sentences et de son propre ressentiment, le fit mettre à mort sans plus de formalité.
CHAPITRE II.
Guerre de Corse.
En 1551 la guerre éclata entre Charles V et Henri II. Les Génois déclarèrent leur neutralité, c'est-à-dire qu'ils la mendièrent auprès des deux puissances. Mais Charles les tenait par trop de liens pour que Henri ne les regardât pas comme les auxiliaires secrets de son ennemi et pour qu'il se fît scrupule de prendre ses avantages à leur préjudice. L'occasion en fut fournie par un homme d'un grand et implacable caractère dans lequel Gênes n'avait su voir qu'un sujet obscur et rebelle: c'était le Corse Sampier, dont le fils et le petit-fils ont été connus en France sous le nom d'Ornano.
Il était né dans le village de la Bastelica, dont il porta d'abord le nom, suivant l'usage du pays. Sorti d'une condition assez basse, il servit jeune à Rome, en Toscane, puis en France. Catherine de Médicis l'avait protégé comme un homme de résolution, capable de tout faire. Sa valeur l'avait fait avancer dans la carrière militaire. Les suites d'un duel le firent repasser en Corse. Il y épousa Vanina Ornano, d'une des plus nobles familles de l'île, alliance que lui valurent, malgré les préjugés de la naissance, sa réputation et ses grades à la guerre. Pendant son séjour dans l'île, ennemi, comme tous les coeurs généreux, de la domination étrangère qui assujettissait sa patrie à une compagnie marchande, il s'unit avec un des Fregose, l'un pour renverser le gouvernement qui avait enlevé Gênes à sa famille, l'autre pour débarrasser la Corse des chaînes de ce gouvernement. Sur le soupçon ou sur la preuve de cette intrigue, Spinola, commandant génois, tendit un piège à Sampier et le retint prisonnier. Sa captivité fut longue et pénible. L'intercession de la cour de France la fit cesser, mais le prisonnier libéré n'en emporta pas moins un mortel ressentiment, et il ne pensa plus qu'à la vengeance.
Il était retourné au service de France, et il se trouvait en Piémont quand lu guerre se déclara. Les grands coups se portaient en Picardie et en Flandre, mais les Français ne pouvaient renoncer à l'Italie. Ils occupaient les États du duc de Savoie, ils avaient porté des troupes en Toscane. Une flotte barbaresque, commandée par le fameux corsaire Dragut, était unie avec celle du capitan-pacha. Elle menaçait les côtes et les îles de la Méditerranée. Sampier en profita pour faire agréer le projet de s'emparer de la Corse au moyen de ces forces et de ses propres intelligences. Termes était le général de l'expédition; il y avait embarqué deux mille cinq cents hommes de bonnes troupes; Sampier et les Ornano, les parents de sa femme1, leur promettaient dans le pays des auxiliaires sûrs qu'ils se réservaient de commander: c'est ainsi que l'armée se présenta devant Bastia.
Les Génois qui gouvernaient l'île au nom de la maison de Saint-George, l'inondaient d'officiers, d'administrateurs et de préposés du fisc. Ce régime, trop pesant pour un pays pauvre, était aggravé par l'avidité de tous ces étrangers qui, se croyant en exil sur cette terre sauvage, se hâtaient d'y amasser quelque fortune. Ainsi se succédaient sans cesse les exactions, les concussions, pour autant qu'elles pouvaient s'exercer sur une région si dépourvue de richesse et sur un pays si peu docile à un joug odieux. Les procédés arbitraires, le despotisme des magistrats, le superbe dédain des Génois pour un peuple demi-civilisé, leur défiance de sa bravoure insubordonnée et vindicative, multipliaient chaque jour les mécontentements et les révoltes. C'est par les supplices seuls qu'on croyait les étouffer; il n'y avait pas d'autre politique à Gênes et il n'en venait pas d'autres instructions. Les familles distinguées (car il y avait en Corse des restes d'une noblesse féodale très-ancienne et très- vaine) étaient tout à la fois les objets du mépris et de la jalousie des nobles génois. Ce pays était toujours divisé en partis ennemis, et cependant à peine cette circonstance donnait à Gênes quelques partisans, sujets encore à de fréquentes défections et bientôt irrémissiblement aliénés.
Dans cette île montueuse où la nature et la civilisation n'ont ouvert que peu de communications, la puissance des maîtres étrangers parvenait à peine dans l'intérieur. Essentiellement maritime, elle n'occupait guère que le rivage, à l'exception de la ville de Corte; mais des garnisons tenaient les ports de mer, Bastia, Ajaccio, Calvi; pour Bonifacio, depuis qu'on l'avait enlevée aux Pisans c'était une ville toute génoise, une véritable colonie.
(1552) L'expédition française débarqua: Bastia fut prise d'assaut et livrée au pillage. De là partirent pour soulever toute l'île de nombreux émissaires qui allumèrent un incendie universel. En peu de temps le pouvoir de Gênes et de Saint-George ne fut reconnu qu'à Bonifacio et à Calvi. On résolut d'attaquer ces deux places à la fois. Dragut entreprit le siège de Bonifacio. Les assiégés lui opposèrent une résistance longue et désespérée. L'effroi qu'il inspirait animait à se défendre, et le peuple renfermé dans la ville soutenait que dans la nuit on voyait en l'air des protecteurs célestes prêts à repousser les ennemis; mais les ressources terrestres s'épuisèrent. Les Corses mêlés aux assiégeants trouvaient dans la ville des oreilles pour entendre à la menace d'un horrible assaut qui livrerait une cité chrétienne à des corsaires mécréants. On capitula. Ce ne fut pas sans éprouver une partie des maux qu'on avait craints. Après la reddition de la place, Dragut se fit payer par les Français pour la leur remettre. Ce marché fait, il retourna au Levant avec son butin et ses captifs.
(1553) Au bruit inattendu de l'invasion et du soulèvement, Gênes avait été frappée de stupeur et la république parut hors d'état de défendre la Corse. Tandis que Sampier occupait Corte, qu'il parcourait l'île en tout sens, entraînant les populations ou livrant au ravage tout ce qui hésitait à suivre son impulsion, Termes assiégeait Calvi, et, ne doutant pas d'un prompt succès qui devancerait tous les secours, il avait renvoyé les galères françaises sur la côte de Provence; l'événement fut tout autre. L'étonnement des Génois ne fut pas long, et, ce premier moment passé, on ne perdit ni temps ni courage. Christophe Pallavicino arriva le premier; il amena quelques renforts à la garnison de Calvi; il défendit la place avec valeur et intelligence, et donna le temps d'attendre de plus grands secours. Augustin Spinola débarqua ensuite avec trois mille hommes (1554). Enfin André Doria, infatigable nonagénaire, vint prendre le commandement suprême, conduisant avec lui huit mille fantassins et cinq cents chevaux. Sur ce nombre deux mille hommes avaient été fournis par le gouverneur de Milan, deux mille cinq cents par le duc de Florence; la république soudoyait le reste; Charles V avait promis de rembourser la moitié de la dépense. Quinze vaisseaux et trente-six galères composaient l'armée navale. Avant l'apparition de ces forces, celles de Spinola avaient obligé Termes à abandonner le siège de Calvi. Débarrassé du soin d'y accourir, Doria reconquit Bastia et entreprit de reprendre San-Fiorenzo. L'attaque et la résistance furent également vives. L'armée génoise manquait de vivres; une épidémie la travailla. Elle fut elle-même en quelque sorte assiégée dans son camp. La flotte française revint se montrer, mais elle n'osa pas se commettre avec les forces supérieures de Doria. Celui-ci apprit à ses troupes à supporter les privations, à surmonter les obstacles. Après trois mois, Orsini, qui commandait San- Fiorenzo, ayant vu s'épuiser toutes ses ressources, consentit à la capitulation et ramena ses troupes en France. Doria avait refusé de comprendre les Corses dans le traité; c'étaient pour lui des rebelles que sa république avait mis hors la loi. Les hommes de coeur qui étaient renfermés dans la ville firent leur sortie les armes à la main; une partie se fit jour à travers les rangs ennemis.
Les maladies et les combats avaient coûté dix mille hommes à l'armée, à la flotte et aux garnisons génoises. Doria fut rappelé pour le service de Charles V; Termes, aidé de Sampier, reprit alors ses avantages. On se fit sur tous les points une guerre marquée des deux côtés par d'horribles représailles. Vainement les administrateurs de Saint-George s'apercevaient que la perte de tout ce qui dépérissait dans l'île tombait sur eux, que chaque incendie, par qui qu'il fût allumé, ruinait un de leurs contribuables et leur aliénait un sujet; rien n'arrêtait les dévastateurs. Les succès furent longtemps partagés. Les Génois remportèrent quelques victoires, mais peu à peu la fortune les abandonna, ils furent défaits à Sainte-Marie de Pietralba. Ils ne purent tenir la campagne, et bientôt il ne leur resta que Calvi, Porto-Vecchio et Bastia.
A cette époque Termes et Sampier avaient quitté la Corse. Ils y étaient devenus ennemis déclarés. Le premier, fait maréchal de France, avait été rappelé pour commander l'armée française en Piémont. Sampier, qui avait obtenu la patente de maréchal de camp des troupes italiennes au service de France, croyait garder le commandement suprême dans l'île, et c'est probablement la jalousie de ce haut emploi qui l'avait brouillé avec le maréchal. Mais sur les rapports et les plaintes de celui-ci, Sampier fut mandé à Paris, et Orsini fut en Corse le successeur de Termes.
(1555) Rien n'égale la misère à laquelle était réduite en ce temps cette île malheureuse exposée aux ravages journaliers des gens de guerre des deux partis. Les cultures avaient été interrompues; c'était une année de disette. Pour comble de maux, le concours de tant de vicissitudes avait renouvelé l'esprit de faction si familier au pays. On distinguait les blancs et les noirs, et cette distinction était signalée par les haines et par les vengeances sanglantes. Orsini assiégea Calvi. Doria, revenu avec des forces nouvelles, tenta inutilement de jeter des secours dans la place; mais à son tour, Dragut, qui avait ramené ses galères turques au siège, livra d'inutiles assauts, échoua de même devant Bastia et repartit mécontent. Cette assistance nuisit plus qu'elle ne servit aux Français. Tandis qu'ils accusaient les Turcs de vendre leur retraite aux Génois, les Corses mêmes, confédérés avec les Français, trouvaient impie et odieuse l'alliance de ceux-ci avec les Turcs, détestaient la barbarie de ces infidèles; ils massacraient tous ceux qu'on trouvait épars dans la campagne; et cette impression s'emparant des esprits, les populations des deux districts entiers déclarèrent qu'ils renonçaient à l'alliance des Français et retournèrent solennellement à l'obéissance de Saint- George.
On renvoya Sampier dans l'île pour remédier à la défection. Il fit rétracter ces déclarations, mais ses succès ne furent pas de longue durée. Jaloux d'Orsini comme il l'avait été de Termes, il apporta plus d'éléments de troubles que de moyens de rétablir les affaires de son parti. On essaya avec son concours de surprendre Calvi; mais les Français d'Orsini et les Corses de Sampier furent battus. Ce dernier ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval. Les Génois dès lors reprirent le dessus.
Un armistice entre les puissances belligérantes précéda la paix de Cateau-Cambrésis. Il ne suspendit que très-imparfaitement les mouvements qui agitaient la Corse; les dissensions parmi les insulaires ne firent que redoubler. La hauteur et la violence de Sampier lui suscitaient des antagonistes. Enfin la paix fit retirer (1557) l'armée française; le traité restituait l'île aux Génois2. Des commissaires de la république allèrent reprendre possession, relever des ruines, calmer les esprits, s'il se pouvait. Ils n'en prirent pas toujours les vrais chemins. Malheureusement la guerre avait ruiné Saint-George, et l'on crut avoir le droit et la nécessité de tirer de la Corse quelque ressource pécuniaire. On chercha des bases pour asseoir des impôts Ainsi, on se pressa d'exiger de tout propriétaire une déclaration de ses biens et de leur valeur. Cette inquisition fiscale alarma soudain toute l'île et fit éclater de nouveaux soulèvements. Sampier était toujours là. Il ne comptait nullement se prévaloir de l'amnistie stipulée à la paix; mais il reconnut que sans des secours étrangers il ne pourrait se maintenir en armes contre les oppresseurs de sa patrie. Il se réfugia en France, et Gênes prononça la confiscation des biens du fugitif.
Nous n'interromprons point le récit de ses aventures et des affaires de la Corse. Après la mort de Henri II, les minorités et les guerres civiles ne favorisèrent pas en France les projets de Sampier. Cependant Catherine de Médicis l'écouta et lia une intrigue en sa faveur. Elle ménagea un traité suivant lequel Philippe II eût cédé la Sardaigne à Antoine de Bourbon, en indemnité du royaume de Navarre; il aurait accordé son appui pour joindre la Corse à la Sardaigne, et Sampier aurait été l'instrument de la conquête; mais, pour exécuter ce marché, les secours que la reine avait promis de prêter ne se trouvaient pas; l'impatient Sampier se charge d'en aller solliciter d'autres. Il part et se rend sur la côte d'Afrique; il va réveiller l'avarice et l'avidité de Dragut. De là il passe à Constantinople, afin d'obtenir de Soliman le consentement dont le raïs avait besoin pour prendre part à l'expédition projetée. Vaine espérance! la nouvelle de la mort imprévue d'Antoine de Bourbon vient détruire ces combinaisons.
De nouveaux malheurs attendaient Sampier dans son retour en France. Vanina, dont son mari était vain et jaloux, n'ayant pu le suivre dans son voyage, il l'avait laissée à Marseille en chargeant ses amis de veiller sur elle; des émissaires de la république avaient gagné un prêtre de sa maison instituteur de ses enfants. Par ses insinuations et en profitant de la longue absence du mari, on effraya, on ébranla la constance de la femme. Gênes lui tendait les bras, elle y serait reçue avec honneur. Dès qu'elle y serait rendue, tous ses biens confisqués lui seraient restitués. Sampier, dont les espérances étaient désormais détruites, s'estimerait heureux de trouver sa paix faite et de n'avoir qu'à la ratifier. Vanina céda: on ignore si d'autres séductions se mêlèrent à celle-ci. Quoi qu'il en soit, elle s'embarqua secrètement pour Gênes avec son plus jeune fils, emportant les effets les plus précieux qu'elle put enlever de sa maison. Mais un des confidents du mari s'aperçut de la fuite assez à temps pour suivre et rejoindre sur la mer la malheureuse femme; il l'arracha à ceux qui la conduisaient.
Quand Sampier fut revenu et qu'il eut connu par ses yeux toute la vérité, il alla trouver sa femme que l'on avait gardée à Aix, et, après un sombre accueil, il la ramena sans autre démonstration à Marseille, dans cette maison qui, encore dépouillée, rappelait si bien l'entreprise fatale de Vanina. Là, il lui annonça froidement que l'offense était irrémissible et mortelle. Il la laissa trois jours à son agonie: c'est le terme que l'usage d'Italie accorde aux condamnés pour réconcilier leur âme avec le ciel. Ce délai passé il reparut et demanda à sa victime, avec le même sang-froid, quel genre de mort elle avait choisi. Il n'y avait nulle pitié à attendre; elle voulut pour toute grâce mourir des mains de son mari, afin de sortir du monde sans qu'aucun autre homme que lui l'eût jamais touchée. Il approuva cette délicatesse, et il l'étrangla.
(1564) Après cette cruelle exécution il porta son désespoir partout où il crut susciter des ennemis à Gênes et des vengeurs à la Corse. Il implora la France, les Médicis, les Fieschi, les Fregose. Repoussé de toutes parts, odieux à tous pour le meurtre de Vanina, il se rejeta dans l'île, tout proscrit qu'il était; à peine il était suivi d'une poignée de partisans.
Une taxe de trois pour cent sur les propriétés, une capitation d'une livre par personne avaient été imposées par les Génois. Si les mesures préparatoires de ces impôts avaient déjà causé des troubles, la levée en fit éclater des révoltes. Sampier en profita, il renouvela la guerre, et il eut d'abord des succès. Il reçut quelques secours de France. Alphonse, son fils aîné, le rejoignit. Mais les Génois eurent des renforts et regagnèrent du terrain. Les dévastations et les barbaries se répétèrent de tout côté. Un commandant génois fait prisonnier fut donné à dévorer à des chiens à peine plus féroces que leurs maîtres.
(1567) La trahison ne manquait pas en compagnie des cruautés. La tête de Sampier avait été mise à prix; il y avait beaucoup de prétendants pour ce salaire, et des premiers étaient les Ornano dont le meurtre de Vanina justifiait les ressentiments, mais auxquels un motif plus vil n'était pas étranger, car, après s'être vengés, ils ne négligèrent pas d'exiger la récompense promise. Sampier, vendu par eux et attendu dans une embuscade, se vit perdu; son fils était auprès de lui, mais la fuite de celui-ci était possible: le père n'eut qu'une pensée, celle d'ordonner au jeune homme de se sauver et de se réserver pour la vengeance. Libre de cette sollicitude, il se précipita au milieu de ceux qui l'entouraient et se fit tuer. Sa tête fut portée en triomphe à Ajaccio et des réjouissances publiques célébrèrent une si importante victoire.
Alphonse Ornano (le fils de Sampier ne fut connu que sous ce nom) se mit à la tête des amis restés fidèles à son père et continua dans l'île la guerre contre les Génois. Mais, indépendamment de ces hostilités, l'ancienne querelle des blancs et des noirs, devenue générale, désorganisait et partageait l'un et l'autre camp. Blancs ou noirs, ceux qui étaient soumis aux Génois se ralliaient sans scrupule à ceux de leur couleur de l'armée d'Ornano, s'il y avait une occasion de faire une entreprise contre la couleur opposée. Ce fut une puissante diversion. Un gouverneur génois très-habile et très-prudent, George Doria, sut en profiter pour ramener à la république les chefs et une grande partie des populations mêmes. En même temps la France, perdant l'espérance et même le désir de rentrer en possession de l'île, cessa de donner à Ornano les secours qui l'avaient soutenu. Les principaux personnages du pays avaient traité avec Doria. Alphonse se laissa induire à faire aussi son traité; il consentit à se retirer en France. Ses partisans furent autorisés à l'y suivre, sans être soumis à aucune confiscation: la liberté de rentrer dans leur patrie leur était réservée pour huit ans. Une amnistie générale était prononcée. Ce fut la fin de cette longue guerre. Une ambassade solennelle fut envoyée à Gênes pour y porter la soumission en apparence unanime des Corses. George Doria fut récompensé avec munificence.
Quatre ans après, Ornano se présenta au sénat de Gênes avec une mission de Charles IX. Avant de l'exposer il fit, dit-on, une sorte d'excuse pour le passé, et en demanda le pardon dans la forme la plus soumise. Sa commission fut ensuite écoutée. Le roi de France désirait former pour son service un régiment de 800 Corses. Ornano obtint la permission d'envoyer des officiers pour faire ces enrôlements, mais il ne lui fut pas permis de mettre le pied dans l'île. Cette opération heureusement terminée, il repartit pour la France, emportant des présents dont la république voulut l'honorer. C'est ce même Ornano qui fut depuis maréchal de France, ainsi que Jean-Baptiste son fils, en qui finit sa race.
CHAPITRE III.
Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
La guerre de Corse remplit presque seule l'histoire de Gênes pendant vingt ans. Nous avons à raconter peu de faits laissés en arrière; mais ce qu'il faut signaler, ce sont les symptômes d'épuisement et de décadence dus à une lutte si longue. Cette querelle imprévue avait commencé au milieu de la prospérité; l'opulence, il est vrai, n'était plus que dans l'accumulation des anciennes richesses, car l'antique commerce avait décliné; mais les capitaux des grandes maisons, par cela même qu'ils avaient moins d'emploi dans les entreprises mercantiles et maritimes, se répandaient encore avec tout le luxe de la magnificence et secondaient les prétentions hautaines de cette aristocratie politique qui avait affermi ses bases. L'année (1551) de la révolte de Corse était celle où s'était dessinée cette rue magnifique de douze palais, cette rue Neuve qui suffirait à Gênes pour être nommée la Superbe. Douze nobles en jetèrent les fondements et s'élevèrent ainsi des demeures dont plus d'un souverain dut envier la magnificence. Là furent mis à l'oeuvre, là prodiguèrent leurs chefs-d'oeuvre tous les arts d'un siècle fameux par le concours des grands talents, et par le caractère de grandeur imprimé à ses ouvrages allié aux délicatesses du goût. Là, les riches tissus de soie des manufactures génoises rivalisèrent pour les décorations de ces palais avec les célèbres tapis des Flamands. Ainsi Gênes brillait à cette époque. Quelques années après tout était changé. Des impôts nouveaux surchargèrent le commerce (1555). L'abord des marchandises qui venaient de la Lombardie et du Piémont, franc autrefois, fut soumis à des droits. On préleva quatre pour cent sur le prix des ventes. Un peu après (1556), la maison de Saint-George, ne pouvant plus soutenir le fardeau de la guerre, rétrocéda à la république et cette malheureuse possession de la Corse et ses autres domaines. Sur la mer les Français ne ménageaient pas le commerce (1558). Les hostilités des puissances belligérantes, la présence de leurs flottes sur les côtes, surtout celles des corsaires turcs attirés par leurs alliés, ôtaient toute sûreté à la navigation et réduisaient les armateurs à une inaction forcée.
Alors on s'aperçut douloureusement de tout ce qu'on avait perdu au Levant, de tout ce qui manquait pour remplacer les colonies détruites de Péra et de Caffa. On ne savait peut-être pas encore qu'indépendamment de leur perte c'est le commerce même qui avait changé de place, et qu'en retournant en Orient on ne le retrouverait plus où on l'avait laissé. Il avait pris la route du cap de Bonne-Espérance; le Génois de Cogoleto avait contribué à son déplacement en lui ouvrant l'Amérique. Les Génois n'avaient part à ce commerce que de la seconde main, comme prêteurs de capitaux à l'Espagne; et ce qui enrichissait quelques privilégiés ne se répartissait plus sur tous. Ils n'étaient plus, comme autrefois ils l'avaient été avec les Vénitiens, les dispensateurs du monopole des jouissances du luxe asiatique en Europe. Regrettant ce qui s'était perdu, le sentiment du malaise leur inspira la tentative d'en recouvrer quelques fruits. Après de longues délibérations on essaya de négocier un traité à Constantinople, d'obtenir la permission d'y rétablir le commerce aux mêmes conditions que les Vénitiens y avaient reprises. Il fallut d'abord faire agréer ce projet à l'Espagne qui, en guerre avec le Turc, n'approuvait pas ce rapprochement. L'obstacle surmonté, on fit intervenir les Giustiniani de Scio qui avaient à Constantinople des habitudes et des protections. Ils obtinrent qu'une ambassade génoise serait admise; un traité même fut rédigé; à Gênes on se hâta de le signer, de Franchi fut envoyé comme ambassadeur, avec Grillo pour baile résidant. Leur réception fut flatteuse: ce qui restait de familles génoises de Péra ou de celles des relégués transportés de Caffa vinrent au-devant d'eux; les ministres de Soliman les admirent avec bienveillance; ils eurent en don des chevaux; on leur envoya des pelisses d'honneur. La prochaine audience du sultan leur fut annoncée; cependant elle se différait sans cesse. Bientôt ils apprirent que non-seulement les Vénitiens avaient manoeuvré contre la ratification de leur traité, mais que le ministre de France y avait mis une opposition formelle. Les Génois furent dénoncés à la Porte comme les auxiliaires de l'ennemi commun et les suivants de cet André Doria dont les Turcs avaient éprouvé tant d'affronts sur la mer. Sous ces raisons de politique et de guerre se déguisait la jalousie mercantile. Les Génois furent éconduits: le sultan leur fit déclarer qu'il n'admettrait à trafiquer dans ses États que les amis de ses amis et les ennemis de ses ennemis.
Cette contrariété fut sensible, elle arrivait pendant des années malheureuses de disette et de souffrances: la détresse atteignait un grand nombre de familles, et enfin, pour comble de disgrâce, peu après périt la colonie de Scio.
Mahomet II, en entrant à Constantinople, n'avait pas immédiatement dépossédé tous les Génois des seigneuries qu'ils tenaient ou des colonies qu'ils avaient formées. Il s'était contenté de les soumettre à lui payer tribut; ainsi étaient les Gatilusio qui conservaient la seigneurie de Lesbos: seulement on faisait acheter au fils le droit de succéder au père décédé1. De même Scio restait en la possession des Giustiniani. Cette famille avait continué d'y prospérer et d'y multiplier, même après la prise de Constantinople et la perte des autres établissements latins. Un tribut de dix mille onces d'or leur conservait assez de sécurité, de liberté même2.
Cette île avait une population de vingt-cinq mille habitants grecs ou génois. Ces derniers étaient renouvelés presque continuellement par le mouvement naturel du commerce journalier: c'était pour la métropole un marché, et, pour ses navigateurs aventuriers, un dernier point d'appui. Les guerres civiles avaient contribué à peupler l'île. Les familles qui cherchaient le repos hors de Gênes l'avaient trouvé dans ce pays paisible et fertile. On sait qu'il produit le mastic; on n'avait pas encore appris à suppléer cette production dans les arts, et elle était d'un grand revenu. Cette ressource et les droits de douane perçus dans l'île rendaient annuellement 120,000 écus d'or. On en prélevait les dépenses de l'administration; le reste était distribué aux Giustiniani à raison du nombre d'actions possédées par chacun.
Seule catholique dans ces régions, cette population était passionnée pour sa foi; l'île était pleine d'églises et de monastères; des missionnaires en sortaient, et le prosélytisme n'était pas toujours réglé par la prudence. Scio était d'ailleurs le refuge de tous les chrétiens qui réussissaient à s'échapper d'esclavage ou que les navigateurs de l'île pouvaient dérober à leurs maîtres. On les cachait, on les renvoyait déguisés en Europe. Il y avait une magistrature expressément instituée pour ce soin pieux, mais dangereux. Les Turcs s'en étaient souvent plaints avec menace.
Soliman, comme l'on sait, échoua au siège de Malte; il en conçut une grande colère contre les chrétiens de Scio qu'il soupçonna d'avoir épié et divulgué ses préparatifs. Une circonstance fâcheuse vint faire renouveler l'accusation de connivence dans l'évasion des captifs. Un prisonnier de marque, Espagnol, du sang et du nom des Tolède, duquel on attendait une riche rançon, s'échappa par Scio et fut sauvé. Dès lors le sultan résolut la ruine de la colonie. Sans manifester ce dessein, le capitan-pacha croisa dans les environs avec 120 galères (1565). Le sénat de Scio le fit complimenter, suivant l'usage, et l'invita à prendre du repos dans le port. Il y condescendit, et là il appela sur sa galère les principaux de l'île, sous prétexte de les entretenir d'une affaire importante. Pendant cette conférence amicale, dix mille janissaires débarquaient; la ville était surprise; au signal qui dirigeait ces mouvements, l'amiral, changeant de manière envers ses hôtes, leur annonça qu'ils avaient attiré le courroux de Soliman, les fit enchaîner et les envoya à Constantinople; de là ils furent déportés à Caffa. Le pacha fit ensuite rechercher dans Scio tout ce qui portait le nom de Giustiniani; il les tint séquestrés et demanda au sultan ce qu'il devait faire de ces prisonniers. La réponse l'autorisa à en disposer suivant sa prudence, à les chasser ou à les retenir à son choix. Il en profita pour en tirer un grand profit: il vendit aux uns la permission de rester, aux autres la liberté de partir; quelques-uns devinrent sujets du maître qui les avait conquis. Un grand nombre allèrent s'établir à Gênes, à Rome, en France; il en passa jusqu'aux Indes. Charles IX, après quelques années, obtint pour les exilés déportés à Caffa la faculté de rentrer dans l'île et d'y conserver l'exercice de leur religion. Les traditions de la famille honorent la mémoire de dix-huit enfants mis au sérail, circoncis par force et souffrant le martyre plutôt que de renier la foi de leurs nobles ancêtres.
C'était un nouveau désastre pour Gênes, un nouveau sujet de découragement. Tous les ressorts du gouvernement étaient affaiblis, les mécontentements se multipliaient et il se préparait une grande crise. Avant d'en parler, quelques traits suffiront pour montrer comment l'ordre régnait et quelles étaient les dispositions à la concorde.
Dans une des périodes de la guerre de Corse deux commandants qui y avaient été envoyés furent rappelés et remplacés avant le terme ordinaire (1556). Sensible à cet affront, l'un d'eux, Greghetto Giustiniani, l'attribua à la haine et au crédit de Nicolas Pallavicino. Il ne balança pas à le faire assassiner. Un de ses frères et son lieutenant lui prêtèrent la main et poignardèrent Pallavicino dans une église ou il faisait tranquillement ses prières. Ils se mirent en sûreté et l'on procéda vainement contre eux.
(1565) Un plus grand événement se passa bientôt après; J.-B. Lercaro avait été doge: homme de grands talents, il s'était fait des ennemis et des envieux. Dans ces temps déjà malheureux, il n'en avait pas moins cru devoir déployer dans son rang suprême une extrême magnificence; elle blessait ses prédécesseurs et gênait ceux qui aspiraient à lui succéder; elle contrastait avec la misère publique. Cet éclat même, lui donnant du relief aux yeux des étrangers, avait attiré à Lercaro les visites et la familiarité des princes d'Italie et des ministres les plus influents. Ils venaient prendre part à ses fêtes, jouir de sa noble hospitalité. Ce fut un grief de plus pour ses émules et un nouveau sujet de soupçons politiques. Avant la fin de son règne de deux ans on annonçait qu'à la sortie de sa charge il n'échapperait pas à un rigoureux syndicat. Ses ennemis tinrent parole, acharnes à le traiter comme on avait traité de Fornari. Les magistrats suprêmes (suprêmes syndicateurs), chargés de procéder au syndicat, devaient appeler à cette enquête par des publications quiconque aurait à dénoncer des malversations ou à porter des plaintes. Personne ne se présenta contre Lercaro; mais le délai légal expiré, la sentence ne fut pas rendue malgré l'usage; et d'office les suprêmes procédèrent à la recherche minutieuse et partiale de la conduite de l'ex-doge. Enfin, de cette longue information sortit une sentence rendue à la majorité de trois voix contre deux, qui, sans spécifier aucun fait, déclara que Lercaro n'avait pas été irrépréhensible dans l'exercice de sa charge, déclaration qui le privait de la sénatorerie perpétuelle dévolue aux ex doges irréprochables. Cette sévérité envers un personnage si illustre, cet affront qui ne semblait pas mérité, mit Gênes en émoi. Lercaro se déroba d'abord aux démonstrations de ses amis mécontents et de ses nombreux partisans. Il se retira aux champs et parut résigné; mais plus tard d'autres conseils prévalurent sur lui, on l'engagea à déclarer qu'il appelait au sénat de la sentence des suprêmes. Décidé à soutenir ce recours, il s'adonna tout entier à cette triste affaire. On doutait, dans le silence des lois existantes, si les collèges avaient l'autorité de revoir les sentences portées par les suprêmes. L'incertitude du droit et les intrigues prolongèrent la discussion; le temps et la force d'inertie ont toujours été à Gênes le remède favori dans les cas embarrassants.
Au milieu de ces lenteurs qui ressemblaient à un déni de justice, Lercaro allait sollicitant ses juges de porte en porte. Il se présenta chez Augustin Pinelli, sénateur perpétuel et ancien doge; celui-ci était défavorablement disposé, il reçut mal ou plutôt il éconduisit rudement le visiteur, en lui disant qu'au palais public on donnait audience, mais que la maison du particulier n'est pas pour les plaideurs et pour les importuns. Lercaro avait un fils bouillant et imprudent. Malgré le silence que le père avait eu la modération de garder, le jeune homme apprit ce nouvel outrage et se crut tout permis pour en tirer vengeance. Un esclave fut aposté et tira un coup d'arquebuse sur Pinelli; deux sénateurs à la fois coururent risque d'être atteints par le coup, mais ils n'en furent pas blessés. Lercaro, en apprenant cette fatale tentative, en reconnut le vrai coupable; il conjura son fils de prendre la fuite à l'instant. Le jeune homme, qui croyait n'avoir aucun indice contre lui, nia avec tant d'assurance qu'il tranquillisa son père; mais bientôt soupçonné, convaincu, enfin confessant son crime, il fut envoyé à l'échafaud. Vainement le père offrit au gouvernement sa fortune entière pour racheter le malheureux. On tenta de l'impliquer lui-même dans le complot de l'assassinat. On exigea qu'il fournît vingt-cinq cautions de 2,000 écus pour garantir qu'il ne quitterait pas la ville. Il se déroba cependant à un séjour si funeste. Passé en Espagne, les consolations lui furent prodiguées. Philippe voulait l'attacher à sa cour par des emplois considérables, il s'en excusa. Ses amis de Gênes lui ayant fait savoir que son innocence y était pleinement reconnue, il y rentra et vécut tranquille hors des affaires. Dans les dissensions qui s'élevèrent quelques années après, la faction mécontente qui voulait l'attirer à son parti offrit de lui faire rendre sa place de sénateur perpétuel, il refusa et adhéra au parti opposé, quoique ses persécuteurs y abondassent. Il s'y distingua par sa fermeté et par son attachement à la patrie. Il s'obstina à refuser toute charge, toute réparation de ce qu'il avait souffert; seulement il prit soin de faire insérer dans la rédaction des lois nouvelles qu'à l'avenir les sentences de syndicat émanées des suprêmes seraient susceptibles d'appel devant le consiglietto.
CHAPITRE IV. Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au portique Saint-Pierre.
(1560) André Doria, avant la fin de la guerre de Corse, était mort à 95 ans, comblé d'honneurs. Il avait eu pour héritier Jean-André Doria. Aussitôt que ce fils de Gianettino, enfant à la mort de son père, était sorti de l'adolescence, l'amiral concentrant toutes ses espérances sur lui, avait fait de ce jeune homme son élève, son lieutenant; bientôt il avait obtenu de lui résigner les titres et les commandements qu'il tenait du roi d'Espagne. Dans une expédition contre Tripoli, ordonnée par Philippe II, qui avait succédé à son père, Jean-André commandait les flottes; mais le duc de Medina-Coeli, qui y présidait en chef, méprisa les conseils du jeune amiral. La perte de 30 galères, de 14 vaisseaux, de 18 mille hommes, tués, noyés ou prisonniers, fut le fruit de son imprudence. André crut avoir perdu son héritier dans cette fatale journée. Cependant Jean-André avait pu effectuer sa retraite; au milieu du désastre il avait encore recueilli et sauvé le chef espagnol. Mais le bruit de sa mort, le sentiment douloureux d'une telle défaite des chrétiens, d'un tel triomphe pour la marine des Ottomans, et le spectacle du deuil des familles de Gênes avaient mortellement frappé le vieux Doria, il ne put résister à ce coup.
Jean-André, puissant au dehors, riche et accrédité au dedans, dans la force de l'âge, se trouva le premier personnage de la république et prit sa place à la tête de l'aristocratie avec moins de retenue et de popularité que son oncle; l'un s'était fait grand par son mérite et par ses services, l'autre était né au milieu des grandeurs et des prospérités; avec cette seule différence, deux hommes dans une même fortune seraient toujours dissemblables. Employé en ce temps au service du roi d'Espagne, il ne parut pas d'abord sur la scène dans sa patrie; mais, de loin comme de près, il ne cessa d'être regardé comme le chef de la vieille noblesse, comme son appui, à raison de ses adhérences avec la puissance espagnole. Enfin son retour à Gênes fit promptement changer la discorde en un état de guerre.
Incontestablement l'union de 1528 avait eu de bons effets; elle avait créé une république stable et un véritable gouvernement. Ce grand corps de noblesse formait une masse solide, et forte, et quelque hétérogènes qu'en fussent les éléments, ses membres se sentaient un lien commun de domination et d'orgueil. Mais l'inégalité des fortunes et le penchant à l'oligarchie qui en résulte trop naturellement rompirent l'égalité que Doria avait cru fonder parmi les nobles. Tout ce qui promettait la concorde s'altéra et tourna en aigreur. C'était aux nobles des anciennes maisons qu'appartenaient les fiefs et les grandes affaires de finance dans les États du roi d'Espagne; ils en avaient redoublé à la fois d'opulence et de prétentions hautaines. Trente familles intimement unies entre elles par les intérêts de leur immense fortune, et n'admettant aucun autre noble à leur alliance, entendaient compter seules pour la république tout entière. Le garibetto de Doria promettait de concentrer peu à peu la conduite des affaires en substituant les choix d'une minorité d'élite à ceux du sort, et par conséquent aux chances qui avaient profité jusque-là au parti du plus grand nombre. L'ostentation de la richesse, l'affectation de vivre en princes au milieu de ceux qui se prétendaient leurs égaux, faisaient partie de cette politique superbe; elle blessait l'amour-propre des autres nobles, excitait la jalousie des bourgeois et même du peuple.
Ces sentiments éclatèrent de bonne heure; des pamphlets se publièrent capables d'influencer l'opinion et les passions jalouses. Il nous reste de ces tentatives un document singulier. Hubert Foglietta, qui depuis a écrit en latin élégant une histoire de Gênes où rien ne dénote l'opposition au gouvernement, une histoire qu'à sa mort sa famille ne craignit pas de dédier à Jean-André Doria, écrivit dans sa jeunesse une satire violente contre le gouvernement qu'André Doria avait imposé à son pays. Ce traité italien fut publié à Rome (1559) sous ce titre: Della republica di Genova, et il valut à l'auteur une sentence de bannissement. C'est un dialogue supposé entre deux Génois, l'un fixé par son commerce à Anvers, et curieux des événements de la patrie, l'autre qui s'est exilé de Gênes par dégoût de ce qui s'y passe. C'est le plaidoyer des anoblis (Foglietta appartenait à cette classe) contre les anciens nobles. C'est une invective contre la loi du garibetto et contre le vieux Doria qui vivait encore. C'est le manifeste anticipé du portique de Saint-Pierre dans le soulèvement que nous allons raconter.
Suivant Foglietta, le nom de noble n'était pas la désignation d'une caste. Il était attaché dès les plus anciens temps aux magistratures; et ceux qui les exerçaient le portaient ou le dédaignaient, à leur volonté. La constitution de 1528 en appelant nobles les populaires, à qui le gouvernement appartenait de droit, ne leur avait donc rien accordé. C'est pour les anciens nobles qu'elle avait été un bienfait gratuit, puisqu'elle leur avait octroyé la participation au pouvoir d'où ils avaient été si souvent repoussés, et surtout l'accès à la dignité de doge dont ils étaient jusque-là si explicitement exclus. Mais cette loi n'a pas fait deux noblesses, deux portiques: elle n'a point écrit que les charges se partageraient par moitié, qu'on fera alternativement un doge ancien noble et un nouveau. Ce sont là des usurpations très-opposées à l'esprit de la loi, à l'égalité qu'elle proclame. La tentative pour empêcher la nomination du doge de Fornari fut une véritable révolte. Mais on a plus osé: la loi du garibetto défigure la constitution en transportant à une minorité factice les droits que la chance incorruptible du sort répartissait sur tous: c'est Doria qui l'a voulu ainsi. C'est un grand citoyen; il a fait beaucoup de choses louables; il a délivré Gênes des Français, il a coopéré à l'union, bien qu'il en mérite moins la louange qu'Octavien Fregose, qui l'a voulue avant lui. Au reste, s'il a bien servi, il a été bien récompensé, et il y aurait à savoir s'il n'a pas eu la pensée secrète de laisser un héritier en situation d'opprimer la liberté, d'asservir le pays. S'il veut démentir ce soupçon, il le peut. Il suffit qu'il donne ou qu'il vende à Gênes cette flotte menaçante de galères qu'un citoyen ne doit ni posséder, ni armer d'une force étrangère au sein d'une république.
Tel était cet écrit; et tels étaient les sentiments qui se nourrissaient dans les coeurs et qui tentaient sans cesse de faire explosion. Après de longues plaintes les nobles de Saint-Pierre commencèrent à tenir des assemblées secrètes et bientôt publiques. Là, on déclara insupportable et d'ailleurs illégale la réforme dite du garibetto: on s'occupa de la faire annuler pour retourner aux lois impartiales et fondamentales de 1528. Mais l'oeuvre était difficile, si l'on voulait rester dans les voies de la légalité. Cette loi oppressive donnait la prépondérance à la faction intéressée à son maintien, et vainement ses opposants étaient les plus nombreux. Si l'on prenait un parti violent, l'intervention espagnole serait sans contredit invoquée, et sous ce prétexte on pouvait perdre l'État et l'indépendance. Enfin on trouvait dans le peuple assez de dispositions favorables; mais le remède pouvait être aussi dangereux que le mal, et il ne convenait pas à des nobles, à ceux du moins qui prétendaient à la consistance d'une aristocratie nouvelle, de déchaîner la démocratie pour se délivrer des oligarques.
Tandis que, d'accord sur la nécessité de provoquer une réparation, on balançait sur la marche à suivre, une occasion d'éclater fut fournie par l'autre parti. La faculté donnée ou l'obligation imposée aux nouveaux nobles de se faire Doria, Spinola, Lomellino, à leur choix, était une innovation malheureuse qui blessait l'orgueil des propriétaires de ces beaux noms, et qui, parmi les modernes acquéreurs, ne flattait que le vulgaire. La loi n'admettant pas qu'il pût y avoir à la fois deux sénateurs de la même famille, et tous ceux qui portaient un même nom étant censés n'en faire qu'une, chaque agrégé qui devenait sénateur excluait du sénat tous les vrais; propriétaires du nom qu'il avait pris. Enfin, cette usurpation menaçait d'amener la confusion parmi les intérêts patrimoniaux. Dans ces familles où d'anciens fidéicommis donnaient lieu à des distributions de dots aux filles, de pensions aux descendants des fondateurs, on commençait à se plaindre de l'intrusion de quelques nouveaux venus. Si quarante ans avaient suffi pour donner naissance à l'incertitude des origines et aux abus, que n'avait-on pas à attendre à mesure qu'un plus long temps confondrait les races mêlées sous un même nom? Toutes les grandes maisons s'empressèrent de dresser leurs généalogies fondées sur des documents plus ou moins dignes de foi.
La très-antique famille Lomellino, divisée en un grand nombre de branches dont la filiation ne pouvait s'établir sans difficulté, prétendit (1572) avoir un intérêt pressant de procéder au recensement de ses véritables membres. La première elle présenta son arbre généalogique à l'approbation, afin que cette sanction constatât les droits reconnus, et exclût ultérieurement toute prétention subreptice. Mais des oppositions se manifestèrent. La véracité de la généalogie fut attaquée, et surtout les agrégés de l'albergo Lomellino protestèrent contre un document qui les séparait de la noble famille dont ils avaient légalement acquis le nom. Tout le parti de Saint-Pierre prit part à la querelle; cet intérêt, devenu principal et absorbant tous les autres, fit suspendre les affaires publiques. Ainsi il en arrivait fréquemment, lorsque deux factions compactes se heurtaient dans ce sénat où elles possédaient par institution un nombre égal de suffrages; toute proposition y devenant affaire départi, il n'y avait plus de résolution possible. Un singulier exemple en survint et ajouta beaucoup à l'animosité. Le fils d'un nouveau noble agrégé, Pallavicini, chargé de dettes, s'était réfugié en Espagne. Ses créanciers, nobles génois, l'y poursuivirent et l'y firent incarcérer. Il réclama le privilège de la noblesse qui, chez les Espagnols, dispensait de la détention pour dettes civiles. Pour justifier sa qualité, il fit réclamer auprès du sénat de Gênes une déclaration qui le reconnût pour noble, fils de noble et pour Pallavicino. Ses puissants créanciers intervinrent; ils exigeaient que le certificat énonçât que la noblesse et le nom ne remontaient qu'à 1528. Ainsi le débiteur n'étant déclaré que fils d'anobli, ils espéraient que les tribunaux espagnols ne le feraient pas jouir du privilège des nobles de race. On se divisa avec opiniâtreté et acharnement sur la teneur du document requis, et jamais le sénat ne put parvenir à s'accorder pour le délivrer ou pour le refuser.
Les Lomellini, ne pouvant faire approuver leur généalogie au sénat, l'avaient portée devant le juge civil; les adversaires se soulevèrent contre cette tentative et firent revenir l'affaire au sénat. Là, après de longues intrigues, des commissaires proposèrent enfin certaines corrections et une approbation conditionnelle, moyen terme qui ne satisfaisait ni les parties ni la justice, mais qui avait pour but d'étouffer une occasion de troubles. Les sénateurs du portique Saint-Luc ajournèrent tant qu'ils purent la conclusion, dans l'espérance d'obtenir un meilleur parti; et si le sénat se réunit enfin pour adopter cette sorte de sentence arbitrale, le motif déterminant fut une requête menaçante portée au nom du peuple, avec l'adhésion des nobles de Saint- Pierre qui, sur un bruit répandu de l'approche des Espagnols, offraient leur appui contre les offenses étrangères, mais demandaient que le gouvernement établit la paix au dedans.
C'était un parti pris au portique de Saint-Pierre de heurter en tout les nobles de Saint-Luc. Le temps était venu d'élire deux nouveaux sénateurs, un de chaque portique, suivant les conventions reçues. On avait toujours présenté les premiers les candidats anciens nobles, et le lendemain ceux pour la place réservée aux nouveaux. Cette année, on annonça publiquement l'intention de refuser la priorité au sénateur de Saint-Luc. La majorité y parvint en effet. Ce n'était là qu'une affaire de préséance; mais c'était aussi un défi et une preuve de ce que les hommes de Saint-Pierre avaient acquis de force. Le sénat, toujours flottant, ordonna peu après que l'ordre des élections entre les deux portiques serait réglé par le sort, et que les deux sénateurs élus ne pourraient être installés qu'en même jour1.
La querelle s'ajournait jusqu'à la prochaine nomination d'un doge, et là, les manoeuvres devaient être plus animées. On ne craignait pas pour cette fois que la majorité rompît l'ancien accord sur la succession alternative des deux portiques. La nomination revenait bien à celui de Saint-Pierre. Mais le choix du premier magistrat de la république parmi les candidats de ce portique était d'importance pour l'un et l'autre parti. Les uns, obligés de choisir parmi leurs adversaires, voulaient prendre l'homme le plus modéré dans sa couleur: les autres portèrent à dessein le plus ardent de la faction.
Les intrigues se multiplièrent à chaque degré de cette élection compliquée. Elle traîna tellement en longueur et excita tant de mouvements dans la ville que les deux collèges crurent pouvoir et devoir enjoindre aux électeurs spéciaux, dont les présentations devaient compléter la liste des candidats, de terminer leur opération à une heure déterminée. Ce décret accrut la complication; il ne manqua pas de donner lieu à des protestations comme étant illégal et attentatoire à la liberté des suffrages. Cependant Jacques Durazzo fut enfin élu, et ce choix rencontra assez d'assentiment2. Mais le cours des dissensions n'en fut pas arrêté. Des offres de médiation venues d'Espagne y donnèrent plutôt de nouveaux aliments.
Jean-André Doria avait fait à Gênes d'abord une courte apparition, et il s'était flatté que le poids de ses remontrances suffirait pour rétablir la concorde. Il avait appelé à lui les principaux nobles de Saint-Pierre. Il leur avait représenté le danger que leurs prétentions trop orgueilleuses faisaient courir à l'indépendance génoise, toujours menacée par l'ambition des étrangers. Mais cette tentative n'eut d'autre effet que de le faire considérer comme un ennemi irréconciliable des droits et des intérêts de ceux qu'il avait ainsi admonestés. Revenu peu après (1574) avec une flotte de galères; sa présence donna le signal aux nobles de Saint-Luc, qui se virent appuyés par lui et par les forces espagnoles dont il disposait. Ils se hâtèrent d'appeler dans la ville des hommes de leurs fiefs et de leurs campagnes. Aussitôt ceux de Saint-Pierre se constituèrent en état régulier de défense, ils attirèrent à eux le peuple en lui montrant de quels sicaires les anciens nobles avaient rempli la ville et quel pillage menaçait les magasins et les boutiques. Enfin, chaque portique adopta une organisation politique et militaire; ils nommèrent des députés ou commissaires pour diriger les affaires de la faction; ceux de Saint-Luc souscrivent pour une contribution de 600 mille écus d'or. Jean-André fut à la tête de leur conseil. Bientôt les deux commissions dominèrent à l'envi dans le sénat, dont les membres n'osaient plus suivre d'autre impulsion. On proclama bien l'ordre de congédier les stipendiaires étrangers, la défense de paraître en armes, la défense de tenir des conciliabules: tous ces efforts furent vains.
Un élément de plus compliqua bientôt la situation. Les plébéiens et jusqu'aux artisans, profitant de la discorde des nobles, vinrent former ou renouveler des prétentions hardies en les appuyant par des démarches turbulentes, tiers parti nombreux et fort, et d'autant plus redoutable pour la tranquillité publique, que sa masse agissait avec tout son poids suivant les vives impulsions du moment et avec des intentions diverses. Le marchand et l'artisan, le riche et le prolétaire avaient au fond des espérances secrètes qui eussent été inconciliables entre elles et avec lesquelles nul parti n'aurait su comment transiger.
Tant qu'on avait combattu d'intrigues dans l'intérieur du sénat et des conseils, le directeur de cette guerre de chicane dans le parti de Saint- Pierre avait été Mathieu Senarega, ci-devant secrétaire d'État, qui avait dirigé le gouvernement sous plusieurs doges; mais, brouillé avec l'un d'eux, noble de Saint-Luc, il avait perdu son emploi, et le ressentiment l'avait attaché au parti contraire; connaissant tous les ressorts de l'État et les points vulnérables de la faction aristocratique, il avait appris aux opposants à se saisir de leurs avantages. Mais quand on en vint à d'autres armes pour soutenir les prétentions réciproques, surtout quand le peuple parut s'émouvoir pour prendre sa part dans une querelle où le sang allait couler, d'autres hommes, d'autres conducteurs vinrent s'emparer de l'influence qui devait désormais agiter toutes ces masses.
Thomas Carbone, alors sénateur, né dans l'obscurité et sans fortune, avait été admis à la noblesse par le patronage d'un Spinola. Il n'en était pas moins devenu l'irréconciliable adversaire des anciens nobles. Républicain fanatique, l'austérité de sa vie, la pauvreté volontaire dont il se faisait gloire, la rudesse farouche qui lui valait une réputation populaire de haute probité et qui le faisait comparer à Caton, l'accréditaient dans son parti et dans le peuple.
Barthélemy Coronato partageait ce crédit et en usait avec des formes différentes. Celui-ci noble de Saint-Pierre, allié par sa mère aux grandes familles de Saint-Luc, voyait au delà de la querelle des deux portiques. Il s'appuyait sur le peuple, il cherchait avec adresse à s'en établir le tribun, à s'emparer de l'opinion, des volontés, et enfin des forces populaires. Tandis qu'il paraissait occupé de l'intérêt de son parti, son but secret était de ne travailler que pour lui-même.
(1575) Toutes les démarches du peuple dans cette occasion passèrent pour inspirées par Coronato. La première fut la présentation au sénat d'une pétition violente par laquelle les plébéiens requéraient que le livre d'or leur fût ouvert pour de nombreuses inscriptions à la noblesse. Ces pétitionnaires ne se doutaient pas qu'en leur suggérant cette prétention, on ne voulait qu'exciter du trouble et nullement complaire à leur ambition. On comptait intimider le sénat: cependant il donna l'ordre de poursuivre ces solliciteurs factieux; on fit disparaître l'original de la requête qui était par trop insolente; mais en d'autres termes la demande fut réitérée et reparut très-fréquemment. Tel était donc l'état apparent du pays: les anciens nobles voulaient consolider leurs prérogatives; ils voulaient du moins prendre des garanties pour n'avoir plus à craindre de perdre cette moitié des charges qu'ils possédaient et qu'on semblait prêt à leur ravir. Les nouveaux nobles voulaient la révocation du garibetto qui leur ôtait l'influence du nombre. Les populaires voulaient être nobles à leur tour. Ainsi les questions étaient posées pour le moment, et elles n'embrassaient pas encore tous les intérêts en mouvement.
L'alliance des populaires avec le portique de Saint-Pierre avait ses difficultés. Là aussi étaient les fiertés et les dédains, et l'union à peine établie pensa se rompre. Les nobles de Saint-Luc bien avertis intriguèrent pour profiter de cette disposition; ils se hasardèrent à faire espérer leur appui pour l'inscription de trois cents nouveaux nobles; mais ils ne tinrent pas parole. Les populaires, certains de ne rien obtenir par cette voie, resserrèrent leurs liens avec le portique Saint-Pierre, et des démonstrations turbulentes ne tardèrent pas à signaler cette coalition.
L'arme de la religion, si puissante à Gênes, fut elle-même maniée par l'esprit de parti. On célèbre de fréquentes messes en faveur de la liberté. Les nobles de Saint-Pierre et les populaires de tous les rangs s'y donnent rendez-vous, s'embrassent devant l'autel en jurant la fraternité, l'égalité, la défense des lois, et le renversement des illégalités de 15473. Quant à la diffamation et à la calomnie, ce sont des moyens propres aux factieux de tous les temps. Gênes ne manqua pas de pamphlets outrageants. La bassesse des nouveaux nobles, leurs boutiques encore ouvertes, leur proche parenté avec des sbires, avec des serviteurs, avec les plus ignobles journaliers, sont la matière d'un dialogue où chacun est appelé par son nom et traîné dans la boue. Un autre dialogue opposé au premier dévoile à son tour l'origine non moins vile de ces prétendus anciens nobles intrus dans les familles antiques dont ils avaient usurpé les noms, ou rejetons indignes de ces arbres glorieux. On les nomme aussi pour les qualifier d'usuriers, de banqueroutiers, d'assassins, de pirates, de fils d'esclaves. Eux aussi se sont faits garçons de boutique, petits marchands, et l'on cite un Doria qui, vendant en place publique du poisson salé, répondait de la bonne qualité de sa denrée sur sa foi de gentilhomme. Ces libelles4 appartenaient-ils bien aux deux partis? Ne seraient-ce pas des ennemis communs qui, sous ce double masque et dans un intérêt tout démocratique, couvraient de la même fange la nouvelle noblesse et l'ancienne? On ne peut le savoir à ces heures, mais c'est dans ce dernier sens que dans une époque moderne de révolution on a reproduit ce tissu d'anciennes infamies.
Ces semences portèrent leur fruit: un premier soulèvement fut provoqué par le bruit répandu à dessein, que les nobles de Saint-Luc ont appelé des forces étrangères et veulent leur livrer Gênes. Le peuple pour s'y opposer reste armé pendant trois jours. Cependant il n'y a pas de grands désordres. Des cris de vivent le peuple et la liberté sont essayés sans succès dans les quartiers populaires et ne trouvent personne pour y répondre.
Jean-André Doria demande au sénat de prendre des mesures pour garantir la tranquillité. L'ambassadeur d'Espagne vient appuyer cette demande. Le sénat fait de vaines proclamations. Doria s'adresse aux syndics des professions populaires. Il s'efforce de faire comprendre aux artisans que la querelle des deux portiques leur est étrangère, il leur demande d'être neutres et n'obtient rien. Il provoque des conférences entre les commissaires des deux noblesses: il propose de mettre les différends en arbitrage devant le pape, l'empereur et le roi d'Espagne. Les nobles de Saint-Pierre lui répondent qu'ils ne reconnaissent d'autres juges que les conseils de la république prononçant à la majorité des suffrages. Il veut entamer des négociations sur le fond des questions; on lui demande pour préliminaire la suppression immédiate de la loi du garibetto. Rien ne put se concilier dans ces réunions, et l'on en revint aux remèdes extrêmes. Doria fait venir des hommes du dehors sous prétexte de compléter l'armement de ses galères. Aussitôt Coronato donne le signal aux chefs populaires: le peuple est en mouvement, il est armé, il s'empare des portes, des barrières, de l'artillerie; il se trouve organisé militairement et il procède avec ordre sans pillage et presque sans tumulte. Un commissaire au nom du portique de Saint-Pierre dans la vallée de la Polcevera met sur pied les habitants; il ferme la voie aux secours qui pourraient venir de l'étranger, et se livre aux violences contre ceux du parti opposé qu'il rencontre.
Cet état singulier dura plusieurs semaines. Le gouvernement existait, mais ce n'était plus qu'une ombre. Le sénat, sans pouvoir, était divisé et ne pouvait rien résoudre.
Quand on le jugea suffisamment intimidé par cet appareil, un nouveau signal fut donné; à un jour convenu tout se trouva sur pied dans les quartiers de la ville et une foule menaçante escorta des députés du peuple jusqu'à la porte du sénat. Introduits, ces députés demandèrent d'un ton qui n'admettait ni refus ni ajournement la révocation de la loi de 1547 (du garibetto), et l'ouverture du livre d'or pour recevoir l'inscription à la noblesse d'un nombre suffisant de bons citoyens.
Les sénateurs, au bruit et à l'approche de cette députation, avaient réclamé l'assistance de plusieurs nobles influents; mais, quelque nombreuse que fût l'assemblée, le silence de la stupeur ferma longtemps la bouche à tous ses membres.
Un seul le rompit; aussi indigné de la lâcheté de ses collègues que de la témérité qu'elle encourageait, Jean-Baptiste Lercaro éleva la voix: c'était cet ancien doge qui avait été privé de la toge de procurateur perpétuel par une indigne tracasserie dont les suites furent si cruelles. Il dit que, puisque tel était l'état de désordre et d'anarchie où la patrie était tombée par la faute et par la discorde de ses gardiens; puisque ceux qui devaient maintenir les lois en abandonnaient la défense plutôt que de s'unir en abjurant leurs futiles rivalités, il proposait que le sénat, les magistrats, les nobles se démissent à l'instant de leurs fonctions et se reconnussent incapables d'en exercer aucune à l'avenir; que le gouvernement entier fût résigné au peuple, en lui laissant le soin d'en mieux user que ceux qui l'avaient laissé perdre.
Cette allocation amère produisait des impressions diverses et profondes; elle réveillait les uns; les plus craintifs auraient accepté le parti qui leur était ironiquement conseillé; les députés du peuple cherchaient leur réponse, elle leur fut à l'instant suggérée par Coronato qui d'un lieu voisin conduisait les mouvements et surveillait les orateurs qu'il avait envoyés au sénat. Inspirés par lui, ils répondirent arec une artificieuse modestie que le peuple n'acceptait point une telle renonciation, qu'il ne prétendait en rien au gouvernement, qu'il était satisfait de la constitution de 1528 et qu'il n'en voulait que le maintien, en exigeant seulement, selon son droit, qu'elle fût purgée des innovations illégales qui avaient été introduites en 1547.
Cette réponse rendit au sénat toute sa faiblesse, en le ramenant à la dure nécessité de détruire lui-même une loi que les uns se sentaient intéressés à défendre et que tous se savaient en conscience obligés à conserver. Les quatre sénateurs de Saint-Luc protestèrent inutilement contre la violence et la nullité du vote imposé; la loi de 1547 (le garibetto) fut déclarée abolie, et à l'instant le décret de cette abrogation fut publié avec appareil.
Mais le peuple, dont le nom avait gagné cette bataille, demanda si c'était là tout le succès et ce qu'on avait fait pour lui. Les aspirants à la noblesse tenus en suspens, les petits bourgeois jaloux des nobles et de ceux qui prétendaient le devenir, l'artisan jaloux du marchand, le pauvre envieux du riche, quinze mille ouvriers en soieries qui accusaient les manufacturiers de leur faire tort et qui demandaient à grands cris une augmentation de leurs salaires, ceux qui avec plus ou moins de désintéressement, s'il y avait quelqu'un de désintéressé, rappelaient les droits de la liberté abandonnée à la noblesse; tous s'écrièrent que la suppression du garibetto ne profitait qu'aux nobles de Saint-Pierre et qu'il fallait retourner au sénat. Les menaces suivant de près le murmure, une courte négociation détermina des concessions nouvelles, et il y en eut pour tout le monde. Le sénat déclara que trois cents nouveaux nobles seraient inscrits, que la gabelle du vin était abolie au profit du peuple, et que le prix de la main-d'oeuvre sur les tissus de soie serait augmenté.
Alors seulement la joie populaire éclata. La querelle parut finie, on posa les armes, on rouvrit les portes de la ville qu'une défiance menaçante avait fermées. Le portique de Saint-Pierre se fit un mérite des résolutions arrachées au sénat. Il s'acquit en particulier de nouveaux droits au dévouement des ouvriers qui obtenaient l'augmentation de leurs salaires aux dépens de leurs marchands. Mais cette popularité ne profita à personne autant qu'à l'ambitieux Coronato. Il eut l'art de se faire reconnaître pour l'intermédiaire le plus sûr, le plus nécessaire entre son parti et le peuple. On obtint du sénat de l'argent afin d'indemniser cette populace qui avait abandonné ses travaux pour venir dicter la loi au gouvernement; et Coronato fut le dispensateur de cette secrète largesse. Il fut en même temps nommé commissaire pour recevoir les demandes de ceux qui prétendaient entrer dans le nombre des trois cents nobles futurs. Ces deux emplois lui donnèrent une influence nouvelle et prodigieuse. Encore, après avoir attiré à lui tous ceux qui voulaient être nobles, eut-il le soin de les jouer, en sorte que cette promotion toujours exigée et toujours annoncée n'arriva jamais.
Le parti de Saint-Pierre répugnait en secret à l'invasion de nouveaux anoblis. Tout ce que la politique lui avait fait exiger pour ses alliés plébéiens maintenant lui était onéreux, et il voyait avec effroi son propre pouvoir prêt à être absorbé ou brisé par celui que le peuple s'accoutumait à reprendre. Assuré de la majorité dans le gouvernement de la noblesse, si les anciens nobles avaient voulu adhérer à la suppression du garibetto, on aurait volontiers contracté avec ceux-ci une nouvelle et étroite alliance pour soutenir l'union de 1528 contre les tentatives populaires. Mais dans le portique Saint-Luc on nourrissait des sentiments bien opposés. On n'y voulait pas distinguer entre les adversaires, peuple ou anoblis factieux; quand, pour contenir les entreprises de ces derniers, on n'aurait plus le frein du statut du vieux Doria, la position dans le gouvernement ne serait pas tenable. Loin donc de reconnaître la fatale abrogation pour légitimement consommée, il était temps de se dérober d'une ville où la force faisait et défaisait les lois. Aussi dès que les issues avaient été libres après la prise d'armes, on avait vu les principaux nobles quitter leurs palais et, enlevant leurs meubles les plus précieux, se réfugier avec leurs familles dans leurs maisons de campagne. Bientôt de tout le parti il ne resta plus dans Gênes que quelques hommes plus modérés, et les sénateurs et les magistrats à qui leur serment ou leur politique ne permit pas d'abandonner leurs fonctions.
Cette émigration contrariait le parti de Saint-Pierre en plusieurs façons. Elle le laissait sans contrepoids en face de la faction démocratique, elle fournissait un prétexte de plus aux turbulents du peuple qu'elle irritait. Surtout elle présageait la guerre civile, et il n'était pas douteux que ces exilés volontaires n'implorassent et n'obtinssent l'appui des forces espagnoles par l'entremise de Jean-André Doria. On essaya de les ramener. Des commissaires pacificateurs envoyés vers eux allèrent au nom du gouvernement les inviter à reprendre leur place dans la république, et secrètement, au nom du portique de Saint- Pierre, leur offrir une conciliation; mais cette tentative échoua: il était un point sur lequel on ne pouvait s'entendre: le garibetto était, suivant les uns, abrogé, suivant les autres subsistant, et ils faisaient de son maintien la condition nécessaire et absolue de tout rapprochement. On se sépara, et dès ce moment l'intervention des étrangers fut sollicitée par les nobles de Saint-Luc.
La cour de Rome s'y empressa la première. Le pape savait que plusieurs fois dans le cours de la querelle on avait proposé de soumettre les différends à l'arbitrage des puissances amies, et il aurait été flatté, en se hâtant, de se faire accepter pour médiateur suprême et pour juge unique. Le cardinal Morone5 se présenta à Gênes sous le titre de légat, avec les doubles prétentions d'un négociateur imposant et d'un envoyé du père commun des fidèles, chargé de ranger sous sa houlette un troupeau soumis, mais prêt à s'égarer dans les voies de la discorde. Il recourut d'abord aux prestiges de ce dernier caractère. Il ordonna des prières publiques, des processions solennelles. Mais il éprouva que le siècle était devenu mauvais et que l'obéissance était bien moins implicite que dans les anciens temps. Les nobles de Saint-Pierre l'avaient reçu avec défiance, le peuple même avec assez de froideur; la première procession qu'il dirigea fut tout à coup troublée par une rumeur fortuite ou suscitée, qui fit tirer les épées de toutes parts et produisit une terreur panique. Le cardinal ne jugea pas à propos de répéter ses pieux appels à la multitude, et reconnut qu'il n'arrangerait pas les affaires temporelles avec des croix et des bénédictions. Il se mit à négocier et à intriguer de son mieux.
Les armes que le peuple avait conservées lui semblaient l'obstacle le plus pressant à écarter. Il proposa d'abord aux nobles de Saint-Pierre d'obtenir le désarmement complet, à condition qu'en échange la suppression de la gabelle du vin demandée en faveur des classes pauvres serait ratifiée par les nobles de Saint-Luc. Mais il échoua en tous sens: ceux de Saint-Pierre n'auraient pas eu ce crédit sur la multitude et n'auraient pas consenti à se priver de l'assistance qu'ils pouvaient en tirer; les nobles de Saint-Luc ne voulaient ratifier aucun des actes qui avaient accompagné l'abrogation du garibetto.
Le légat proposa ensuite le compromis entre les deux portiques. Mais le parti de Saint-Pierre était trop fort pour s'en remettre à des juges étrangers. Le temps n'était pas venu de subir cette loi de la nécessité.
Morone n'en caressa pas moins ce parti qui dominait dans Gênes, que la masse paraissait appuyer. Il se figurait que s'il pouvait le gagner, il lui serait facile de fournir aux émigrés de Saint-Luc des explications satisfaisantes de son apparente partialité et de les convaincre par de solides gages de son dévouement à leurs intérêts. Cette souplesse lui donna d'abord un crédit considérable dans la ville. Le temps de nommer à certaines magistratures étant arrivé, le sénat mi-parti, comme l'on sait, de nobles des deux portiques se divisa sur l'ordre à tenir dans ces nominations. Les sénateurs de Saint-Luc prétendaient qu'elle devait se faire encore suivant la loi du garibetto, puisque sa révocation était contestée; les sénateurs de l'autre parti soutenaient que l'abrogation étant légale, il fallait procéder en conséquence. Après de longs dissentiments le sénat fut induit à s'en remettre à la décision du cardinal, et il prononça suivant l'avis de ceux de Saint-Pierre et contre le garibetto.
Ainsi, par des décisions complaisantes cet étranger achetait l'ombre et presque la réalité du pouvoir dans les affaires de la république. Le public commençait à s'y accoutumer; le peuple lui portait ses voeux souvent discordants, car les uns voulaient qu'on lui demandât de procurer l'érection d'un troisième portique, le portique du peuple; ceux qui se flattaient d'avoir part aux trois cents anoblissements écartaient cette prétention comme trop ambitieuse et réclamaient seulement l'exécution des décrets obtenus pour l'ouverture du livre d'or et pour l'abolition des gabelles. Le légat accueillait tout et caressait ce peuple déjà si excité et quelquefois si menaçant. Enfin de tous ces éléments naquit un nouvel éclat auquel contribua peut-être le mécontentement des émigrés contre les complaisances du légat; car, cessant de compter sur lui, tandis qu'ils adoptaient une marche décidée et hostile, leurs émissaires, leurs dépendants populaires laissés dans la ville se mêlaient à la populace et l'excitaient dans ses mouvements déréglés, afin d'accroître les embarras du parti dominant. De prétendus députés, suivis d'une foule ameutée, se présentèrent au légat pour lui déclarer que le peuple ne savait ce qu'étaient ces lois de 1528 et de 1547 pour le choix desquelles les nobles oppresseurs disputaient entre eux au détriment du repos public. Le peuple les dédaignait également; il voulait la liberté, la paix, et l'abrogation absolue, immédiate, de tous les impôts qui pesaient sur sa subsistance. Le cardinal écouta ces hardiesses, combla la députation d'éloges et de témoignages de la plus vive sympathie pour le bien-être du peuple et pour tous les voeux qu'il lui faisait exprimer. Enhardis par ces assurances, ce qu'ils avaient déclaré au cardinal, les députés osèrent le signifier au doge; ici l'accueil fut différent. Le sénat reconnut qu'on ne pouvait laisser passer dans l'impunité une démarche qui impliquait une protestation contre la constitution de l'État, des menaces et une provocation anarchique; on ordonna que les porteurs de la pétition et ses auteurs principaux seraient arrêtés et livrés à la justice. Pour que l'exécution de cet ordre ne causât pas un soulèvement, on eut recours à une lâche duplicité. On répandit le bruit que ces hommes qui parlaient ainsi pour le peuple étaient non-seulement envoyés secrètement par les émigrés de Saint-Luc, mais qu'ils s'étaient engagés à assassiner les sénateurs et à bouleverser l'État. Cette erreur une fois accueillie, l'emprisonnement, les procédures criminelles n'éprouvèrent aucune résistance. Coronato et ses amis s'emparèrent de cet incident tout à la fois pour intimider le peuple et pour opprimer leurs adversaires de la noblesse. L'inflexible Carbone présida au nom du sénat à la procédure, aux tortures par lesquelles on tira de ces malheureux toutes les dénonciations qu'on voulut. Quatre nobles émigrés furent déclarés coupables de lèse-majesté pour avoir suscité les imprudents pétitionnaires; la sentence fut immédiatement exécutée contre leurs biens, mesure violente qui les obligea de recourir au légat; il voulut en effet s'opposer à cette dilapidation, mais on n'écouta pas ses remontrances. Il fit venir un bref du pape qui requérait le sénat de surseoir; le sénat répondit sèchement au saint-père que le temps était venu où la sûreté de l'État exigeait que justice se fît sans acception de personne.
Dans le trouble de cette querelle, les sénateurs de Saint-Luc, entièrement découragés, donnèrent leur démission et allèrent rejoindre leurs amis hors de la ville. Les nobles de Saint-Pierre nommèrent des suppléants à la place de ceux qui s'étaient retirés et devinrent seuls maîtres du gouvernement. Ils continuèrent à ménager l'alliance et tout à la fois la soumission du peuple, contenant la populace de leur mieux et éludant l'inscription promise, objet des voeux des principaux.
CHAPITRE V.
J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. -
Compromis.
(1575) Au dehors tout prenait l'aspect de la guerre civile. Les émigrés avaient demandé à la cour de Madrid de permettre à Jean-André Doria d'employer pour les intérêts du parti les galères et les forces espagnoles qui lui étaient confiées. En attendant la réponse, on crut devoir essayer de se faire livrer la citadelle de Savone pour en faire la place d'armes de la faction. Cette entreprise fut manquée, mais Final devint le rendez-vous et le quartier général des nobles de Saint-Luc. Une organisation régulière y fut établie. Des subventions pécuniaires furent réglées et des armes préparées.
Philippe II n'avait jamais perdu l'espérance de confondre Gênes dans ses possessions d'Italie. L'occasion présente lui parut favorable: mais pour y parvenir il se méfiait de Doria; et son projet actuel était de convertir la Ligurie en seigneurie, que sous sa suzeraineté il aurait donnée à don Juan d'Autriche1. Au lieu donc de prêter au parti les galères de Doria, il envoya sur la côte une forte escadre sous les ordres de don Juan. Jean-André, le ministre d'Espagne à Gênes et le gouverneur de Milan vinrent conférer à bord avec le prince. Des députés du sénat se présentèrent aussi pour lui rendre hommage et l'inviter à ne pas priver Gênes de sa visite, mais pour lui déclarer toutefois que la république ne pourrait admettre dans son port plus de quatre vaisseaux à la fois. Cette restriction fut mal reçue, et il ne fut pas difficile aux hommes qui entouraient don Juan de lui persuader qu'il n'y avait rien à attendre par les voies de la négociation de gens si défiants et si ennemis du roi d'Espagne. On résolut donc d'employer la force contre ce gouvernement réputé usurpateur. Mais don Juan, autorisé à agir, avait ordre de faire la guerre et les conquêtes au nom de son maître. Les émigrés voulaient que les hostilités fussent faites sous leur drapeau, en leur nom, et que les forces espagnoles ne fussent qu'auxiliaires. Ils n'entendaient sacrifier ni pour leur patrie son indépendance si chère à tous les coeurs génois, ni pour eux-mêmes leur dignité de chefs d'une république libre. On ne put s'entendre sur ce point; des ordres furent demandés en Espagne. Don Juan partit avec son escadre, et la guerre fut ajournée.
Des ambassadeurs de l'empereur arrivèrent à leur tour, et vinrent recommander la voie du jugement arbitral. Le duc de Gandie était aussi venu comme ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne. Enfin on vit paraître Birague, envoyé de Henri III. Dans quelque affreux embarras que la France fût alors plongée, la cour avait cru de son honneur de prendre part à une affaire qui attirait l'attention des autres puissances. La France était d'ailleurs dans un de ces moments de trêve qui suspendaient parfois la guerre civile. Son gouvernement, qui ne pouvait se faire illusion sur la courte durée d'une telle paix, ne voyait qu'une guerre étrangère qui pût détourner au loin les ambitions rivales qui désolaient le royaume, et qui employât tous ces bras qu'on ne pouvait désarmer. Le roi de Navarre, notre Henri IV, qui languissait alors suspect et presque prisonnier à la cour de Henri III, confiait à un ambassadeur vénitien qu'il avait eu dessein de se jeter dans Gênes avec la foule de volontaires qui n'aurait pas manqué de le suivre. Son espérance secrète était, après avoir secouru la république et bravé les Espagnols, d'aller revendiquer sur eux son royaume de Navarre2. La France n'aurait été ni responsable ni compromise par cette expédition; mais on s'était bien gardé de laisser au prince la liberté d'exécuter ce projet3. Henri III envoya donc Birague à Gênes. Il venait offrir médiation pour la paix, secours pour la guerre; et déjà secrètement la France expédiait par la Provence et par le marquisat de Saluces des munitions et des vivres4. L'envoyé fut bien accueilli du peuple et des nobles de Saint-Pierre. Coronato s'adonna particulièrement à lui.
Le crédit que Birague paraissait prendre excita une vive jalousie chez les Espagnols. Ils sentirent que ce n'était pas le temps d'entreprendre l'acquisition de Gênes, mais qu'il fallait se borner à y maintenir l'influence espagnole, à exclure celle de la France; et, pour amener la nécessité de l'arbitrage qu'ils entendaient bien diriger à leur gré, Jean-André fut enfin autorisé à disposer sous son propre nom des forces qui lui étaient soumises: des troupes allemandes qui étaient au service de Philippe furent licenciées en apparence pour passer à la solde des nobles de Saint-Luc. Le drapeau génois dont ces nobles se prétendaient les plus légitimes gardiens, remplaça sur les galères l'étendard d'Espagne. Avec ces moyens Doria ouvrit les opérations militaires; il prit plusieurs positions sur le littoral et dans l'intérieur du pays.
C'étaient là des ressources imposantes, mais coûteuses, que le parti n'aurait pu entretenir que peu de mois, si les nobles de Saint-Pierre, disposant de Gênes et du gouvernement, avaient su ou pu se mettre en campagne. Les populations étaient pour eux; sans avoir une seule garnison salariée, le peuple de chaque bourg se gardait lui-même. Aucun ne se donna volontairement à l'ennemi, et les plus faibles attendirent pour se rendre de voir pointer l'artillerie; mais au dedans rien n'était préparé. La ville n'avait de troupes réglées que six cents Allemands et autant d'Italiens. On demanda quelques compagnies en Corse. On expédia pour lever trois ou quatre mille fantassins étrangers; on ne put les rassembler. Une belle artillerie prêtée à Charles V pour l'expédition de la Goulette s'y était perdue. Doria, assiégeant Novi avec quinze cents Allemands, mille Italiens et cent cinquante chevaux, ce n'était pas là une force insurmontable, et l'on amena bien pour les combattre près de dix mille hommes ramassés à Gênes tumultuairement. Mais une charge de vingt-cinq cavaliers jeta sur cette multitude une terreur panique. Elle se dispersa; et quoiqu'elle ne fût poursuivie que par deux cents Allemands, les fuyards vinrent porter leur effroi jusque dans Gênes. En un mot, quelques efforts que l'on tentât pour la cause populaire, la déception et Coronato les paralysèrent.
Le légat et les ambassadeurs des puissances étaient dans la ville et pressaient le sénat ou le portique de Saint-Pierre (c'était alors une même chose) de consentir à un compromis, mais l'on hésitait. On gagnait ou plutôt on perdait du temps. Le sénat déclara qu'il entendait que, puisque le roi de France avait montré tant de soins pour la paix de la république, un ambassadeur français concourût au jugement. Les représentants de Philippe ne voulaient pas admettre cette intervention, mais ils laissèrent parler les commissaires de Saint-Luc; ceux-ci récusèrent la France comme malveillante, comme nourrissant les anciennes prétentions de sa souveraineté passée. Le parti de Saint-Pierre insistait; et il ne se serait pas désisté, si Doria, ayant continué ses progrès hostiles, n'eût donné de pressantes alarmes. Après la déroute honteuse de Novi, l'occupation de cette ville par ses troupes ébranla les résolutions. La France d'ailleurs, à cette époque n'était plus en état de donner une assistance suffisante au parti qu'elle eût voulu protéger.
Cependant le sénat, toujours cauteleux, en donnant son adhésion au compromis, mit tant de restrictions que proprement son consentement était illusoire. Le légat y fut pourtant trompé. Le cardinal Morone fit éclater sa joie comme s'il avait remporté une grande victoire et accompli l'oeuvre de sa légation. Il entonna un Te Deum solennel; le canon tira comme si la paix était faite, tandis que le décret apporté à Final y fut sur-le-champ compris et n'excita que la dérision. On pressa donc les progrès de la guerre. Le légat, un peu honteux de sa méprise, revint à la charge et réclama un consentement plus sincère et plus efficace. Le sénat demanda à son tour que les hostilités fussent suspendues; Doria s'y refusa. Le public de Gênes s'en indigna et mit enfin de la vigueur et de l'ensemble dans les préparatifs d'une sérieuse défense. Les nobles de Saint-Pierre profitèrent de cet élan. Une commission de guerre fut nommée avec d'amples pouvoirs. Coronato ne manqua pas de s'y faire élire; il en fut le président, et là, profitant de l'enthousiasme civique, il sut encore augmenter sa popularité; par ce moyen, le champ des mesures arbitraires lui fut ouvert; il se rendit comme indépendant de ses collègues; il les appelait chez lui et voulait les astreindre à ses volontés absolues. Un seul, Christophe de Fornari, homme de coeur et excellent citoyen, entreprit de lui résister. Coronato le dénonça au peuple comme vendu à l'Espagne, et fit révoquer la nomination de ce contradicteur importun. On répandit dans le public l'idée qu'il serait nécessaire de choisir un dictateur, et le nom de Coronato était prononcé. L'autorité fut obligée d'employer la menace et même la force contre les agents de cette intrigue. Les propriétaires furent mis sous les armes pour imposer à l'aveugle populace. Avec ces inquiétudes au dedans, avec les pertes qu'on faisait chaque jour au dehors, les deux collèges durent céder; ils consentirent à un compromis pur et simple et s'en remirent de toutes choses aux arbitres.
Mais Doria, fier de ses succès, les poussait sans s'arrêter, et vainement après le consentement du sénat les ambassadeurs lui demandèrent un armistice. Il répondit que les nobles de Saint-Luc opprimés avaient besoin de tenir en leurs mains des gages de la bonne foi de leurs adversaires et qu'il ne suspendrait point ses opérations que la place de Savone ne lui eût été cédée.
Ces conquêtes consommées ou prétendues par un homme qui, pour être chef de parti en Ligurie, n'en était pas moins un des généraux de Philippe II, ces occupations de territoire par des forces espagnoles et allemandes étaient étrangement suspectes à toutes les puissances de l'Italie, et de toute part on intervenait pour que Doria cessât de mettre obstacle à la conclusion de cette querelle déplorable. Les nobles de Saint-Luc eurent bientôt eux-mêmes un motif imprévu de désirer la fin d'une guerre dispendieuse et le retour de la paix avec la liberté de revenir aux soins de leurs affaires domestiques. Tous, créanciers du roi d'Espagne, ils avaient la partie la plus disponible de leurs richesses engagée dans les finances et dans les emprunts de Philippe II. Mais le souverain des Espagnes, le possesseur des deux Indes était un riche malaisé, un débiteur de mauvaise foi et aux expédients. Il prit alors un parti, le plus décisif de tous; il fit banqueroute aux Génois: le payement de ce qu'il leur devait fut suspendu: l'argent qui arrivait d'Amérique fut distrait pour d'autres emplois5. Ce coup inattendu rendit fort pénibles aux émigrés les sacrifices qu'ils faisaient pour leur cause et les séquestres dont leurs biens étaient frappés à Gênes.
Suivant quelques politiques, le roi d'Espagne avait voulu mettre les nobles hors d'état de continuer la guerre par eux-mêmes et les réduire à remettre eux et Gênes à sa direction. Mais cet incident, en rendant impossible de continuer la campagne, ne fit que hâter l'accommodement. Cependant la transaction pensa se rompre sur une prétention non des parties, mais des arbitres, et si indiscrète qu'elle justifiait tous les soupçons. Ils exigeaient que le compromis leur attribuât le commandement exclusif dans la ville de Gênes, et toute l'autorité de la justice criminelle jusqu'à la promulgation de leur sentence. Le sénat refusa (1576). Le peuple, excité par ceux qui ne voulaient point d'accommodement, d'arbitrage, ni de paix entre les deux noblesses, s'écria que la demande des ambassadeurs était une tentative pour détruire l'indépendance génoise. On se porta en foule à la demeure du légat, on y prodigua les démonstrations les plus insultantes. Les nobles de Final ne voulurent pas qu'on les crût indifférents pour la liberté de la patrie. Ils signèrent une protestation contre la condition proposée. Doria écrivit à Philippe II dans le même esprit en des termes très-énergiques et il publia sa lettre. Les ambassadeurs durent prendre leur parti sur ce refus unanimement manifesté par une expression si véhémente. On reprit la négociation. Le gouvernement eut à résister aux menées de ceux pour qui tout était occasion de troubler cet accord, mais il y réussit. Le compromis signé par Doria, par les députés des deux noblesses, fut solennellement ratifié par le gouvernement.
Par cet acte le légat, les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne au nom de leurs souverains recevaient l'autorité de donner une nouvelle constitution et de nouvelles lois à la république. Cette faculté était concédée pour trois mois, et celle d'interpréter au besoin leurs décrets devait durer quatre mois au delà. Les parties s'unissaient pour prier les puissances médiatrices de garantir pendant deux ans l'exécution de ces lois contre quiconque tenterait d'en empêcher ou d'en troubler l'accomplissement, sauf toutefois la liberté et l'indépendance de la république.
Vingt otages de chaque côté au choix des arbitres devaient être mis à la disposition de ceux-ci pour la sûreté de la convention.
Chaque partie restait en possession des lieux qu'elle occupait, sans pouvoir ni augmenter ses forces ni commettre aucune hostilité. Les nobles de Saint-Luc devaient pourvoir entre eux à la solde de leurs troupes sans que la république se chargeât de cette dépense.
Toutes les communications étaient rouvertes, chacun pouvait rester ou revenir habiter où bon lui semblerait; seulement ceux qui avaient été déclarés bannis, ou condamnés comme coupables de lèse-majesté, ne devaient rentrer dans Gênes ni être déchargés de l'effet des sentences qu'après la prononciation des arbitres. Le prince Doria pouvait faire entrer ses galères dans les ports de la république, pourvu qu'elles n'eussent que leurs équipages ordinaires. Doria lui-même pouvait venir reprendre dans la ville et dans le gouvernement sa place, ses honneurs et ses privilèges.
Doria s'abstint d'user de cette faculté. Les galères reprirent l'étendard
d'Espagne et allèrent stationner à Ville-Franche, hors des limites de la
Ligurie. Lui-même se retira dans son fief de Loano pour être à portée de
Casal, où les arbitres allèrent établir leur tribunal.
On a prétendu que Coronato avait cessé de s'opposer ouvertement à la conclusion de cette grande affaire, gagné par une pension de trois mille écus que lui accorda secrètement le roi d'Espagne et dont la suppression, après l'accord consommé, le jeta dans de nouvelles intrigues. Il est certain qu'il y eut encore des menées pour éluder l'effet du compromis. Un prédicateur prêchant devant le doge et le sénat ne craignit point d'en appeler au peuple du consentement qu'ils avaient donné à une paix indigne. On essaya aussi d'alarmer les otages sur leur sûreté pour les empêcher de se mettre entre les mains des ambassadeurs. Le sénat remédia à ses manoeuvres en décrétant une forte peine contre ceux des otages qui ne seraient pas rendus à Casal au jour indiqué. Aucun n'y manqua, et ils furent envoyés à Rome, à Milan et à Final pour attendre paisiblement l'issue de l'arbitrage.
Les opérations du congrès furent longues; il fallut proroger les délais du compromis. Des députés des deux noblesses se rendirent d'abord auprès des juges et soumirent leurs défenses; ce qui nous a été conservé est peu important. Les écrits de Saint-Pierre réclamaient l'égalité fondée par Doria, et, l'égalité admise, les droits de la majorité. Les avocats de Saint-Luc revendiquaient en style déclamatoire les prérogatives de leurs races antiques. Ce n'est pas sur ces raisons que l'on avait à conclure. Il fallait à la fois un traité de paix et une refonte tout entière du gouvernement. Tandis que les ambassadeurs y appliquaient leurs soins, le légat minutieux et irrésolu déférait toutes choses aux théologiens dont il marchait entouré. Grâce à cette faiblesse de donner une constitution politique à faire à des casuistes, rien ne se terminait. Les ambassadeurs s'en lassaient, les parties contendantes plus encore; ceux de Saint-Luc surtout, car ils avaient à payer la solde de leurs Allemands pendant ces interminables délais. Un jour le chef de leur députation (c'était J.-B. Lercari, celui même qui avait proposé au sénat de résigner le gouvernement au peuple en révolte) aborda David Vaccaro, doyen de la députation de Saint-Pierre. C'était à la porte du congrès où les uns et les autres perdaient journellement leur temps à solliciter et à attendre une décision. Lercari demanda à Vaccaro, hommage sage et de bonne foi, ce qu'il pensait du rôle avilissant qu'on faisait jouer aux représentants d'une république libre, se morfondant dans l'antichambre d'étrangers, venant les supplier de daigner imposer des lois à une patrie indépendante; de faire, Dieu sait avec quelles lumières, ce que les enfants de cette patrie feraient bien plus vite, avec bien plus de connaissance de ce qui convient au pays, que ces juges prétendus. Expérience faite par tous des maux qu'entraînaient leur discorde et la guerre civile, il ne fallait travailler que quelques heures avec les sentiments de la concorde et du patriotisme, la constitution serait faite; elle serait nationale; on remercierait les arbitres et on se passerait d'eux.
Vaccaro soupirait en écoutant cette ouverture. Il en sentait la justice et l'avantage; mais les nobles de Saint-Luc, disait-il, étaient unis et mus par une seule volonté que des hommes sages pouvaient diriger. A Gênes, chez les populaires, étaient vingt partis, vingt opinions discordantes, que la force d'un compromis et de ses garanties réduirait seule à une commune obéissance. Les députés avaient reçu la défense d'entendre à aucune proposition; ce qu'ils prendraient sur eux de traiter serait désavoué et suspect.
Cependant l'impatience des parties et des collègues même du légat firent parvenir jusqu'au pape des plaintes contre les lenteurs et les ineptes scrupules de son représentant. Les trois puissances ordonnèrent que l'affaire finît sans délai. Les deux ambassadeurs s'en emparèrent donc et la dépêchèrent avec plus de lumières mondaines et moins de pieuses hésitations.
Un premier décret fut signifié aux deux partis pour faire opérer le désarmement de leurs forces. Saint-Luc y adhéra promptement, mais l'exécution fut embarrassante. Les contributions levées par voie de souscription étaient épuisées et il était dû des soldes arriérées à deux régiments allemands qui tenaient garnison à Novi et qui ne voulaient pas en sortir sans avoir été payés. Il fallut créer un magistrat spécial chargé d'emprunter quatre cent mille écus et de lever pour amortir cette dette 2 1/2 p. % de taxe sur les biens des souscripteurs qui s'étaient engagés dans le parti; le gouvernement de la république, de son côté, avait décrété une imposition d'un pour cent pour les dépenses de la guerre. Les arbitres décidèrent que la répartition de cet impôt ne pouvait s'étendre sur les nobles de Saint-Luc; ainsi chaque partie paya ses dépens.
Dans la ville deux prélats furent envoyés pour demander, en vertu du décret des ambassadeurs, la liberté des prisonniers, la restitution des biens confisqués, l'abolition des sentences pénales, le désarmement et par conséquent la suppression de ce conseil de la guerre qui s'était maintenu, et d'où Coronato, qui y dominait encore, avait rêvé de parvenir à la dictature. Ces demandes éprouvèrent quelque résistance et probablement à cause de la dernière surtout: les mécontente essayèrent de soulever le peuple. Mais la menace, au nom des hauts garants, de l'excommunication pontificale, du ban de l'empire et des armes espagnoles, entraîna à une parfaite soumission. Les préliminaires pacifiques furent acceptés et accomplis.
CHAPITRE VI.
Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
Le 10 mars 1576, dans l'église de Casal, au milieu d'une cérémonie religieuse et solennelle, les arbitres firent publier les nouvelles lois qu'au nom de leurs princes et en vertu des pouvoirs à eux déférés par les Génois ils donnaient pour constitution à la république, en déclarant toutefois qu'en un tel acte leurs souverains n'avaient entendu porter aucune atteinte à la liberté et à l'indépendance de Gênes.
Ces lois rétablissaient la noblesse en un seul corps où tous étaient égaux; elles abolissaient toute distinction d'anciens et de nouveaux, de portiques, de couleurs, d'alberghi, d'agrégés. Chacun reprenait son propre nom et ses armes, à moins que, par un consentement mutuel, l'agrégé de 1528 ne voulût conserver le nom qu'il avait pris, et que la famille à qui ce nom appartenait ne s'y opposât pas.
La noblesse était déclarée incompatible avec l'exercice des professions mécaniques. On ne comptait pas comme telles la manufacture des soieries ou des lainages, non plus que la banque, le commerce en gros, le commandement d'un vaisseau marchand ou d'une galère, le notariat, l'exploitation des gabelles publiques; mais on excluait celui qui fabriquait de ses mains, le marchand vendant lui-même en boutique, les préposés mercenaires du fisc; quant aux docteurs en médecine et en droit, ils participaient à certaines prérogatives de la noblesse.
Le noble qui exerçait un art mécanique perdait la noblesse; quiconque se présentait pour l'acquérir devait justifier que depuis trois ans il ne pratiquait aucune de ces professions interdites. Par mesure transitoire, ceux qui, à la promulgation de la loi, avaient prétendu à la noblesse, et qui se trouvaient encore attachés à un de ces métiers prohibés, devaient s'engager à le quitter dans le terme d'un an après leur inscription, et ils étaient rayés du catalogue des nobles s'ils y manquaient à ce terme, conformément à la disposition générale d'incapacité.
Avec cette restriction on pourvoyait aux prétentions de ceux qui si longtemps avaient réclamé l'inscription. Ils avaient six mois pour former leur demande. Cinq sénateurs tirés au sort procédaient secrètement aux informations. Ils faisaient leur rapport au petit conseil assemblé avec les collèges. L'inscription n'était admise qu'en obtenant les deux tiers des suffrages; et, soit que les conditions d'admissibilité décourageassent les candidats, soit que le gouvernement reconstitué et sentant sa force eût peu de voix favorables à donner aux candidats, il n'y a pas mémoire d'une nombreuse inscription extraordinaire dans cette circonstance.
Les admissions futures furent réglées sur des conditions analogues; et d'abord tous les ans, au mois de janvier, les collèges et le petit conseil décidaient s'il y avait lieu de procéder à l'inscription; lorsqu'elle était résolue, ce que l'usage n'accordait que tous les sept ans environ, on ne pouvait admettre que dix nouveaux nobles, sept habitants de la ville et trois de la province. Tous devaient être sans tache d'hérésie, de bâtardise, de sédition ou d'autres crimes. Par une précaution de plus contre les intrusions vulgaires, on régla que le nouveau noble ne serait admissible au grand conseil que quatre ans après son inscription, au petit conseil ou dans les magistratures importantes qu'après six ans, au sénat qu'après dix; il ne pouvait devenir doge avant quinze ans de noblesse1.
Tous les nobles furent inscrits sur un livre dont on régla la forme et dont on rendit la falsification impossible. Aussi prit-on le soin de dire qu'il serait relié: connu sous le nom du livre d'or, il est appelé dans la loi liber civilitatis, comme s'il n'y avait de citoyens que ceux qui étaient inscrits. Quant aux autres non inscrits, on leur fit cependant une part; outre la possibilité de devenir nobles, on leur réserva les offices des greffiers, des chancelleries, les recettes des administrations financières, quelques commandements militaires peu importants, de quelques emplois de judicature hors de la ville. Le secrétaire d'État devenait noble de droit au sortir de sa charge. Enfin il devait y avoir un plébéien dans chacune de certaines magistratures occupées de l'administration, comme de la santé publique, etc.
Les institutions générales ne furent pas changées, mais modifiées. On disait encore que le grand conseil représentait le prince et la république. On prenait dans son sein le petit conseil chargé de la conduite des affaires. Les deux collèges des sénateurs et des procurateurs réunis étaient le pouvoir exécutif et les présidents des conseils. Le doge était le grand magistrat et le représentant de la dignité de l'État. Le sénat avait toujours l'attribution judiciaire supérieure, et le collège des procurateurs était la chambre aux deniers. Les doges sortis de charge devenaient, comme par le passé, procurateurs perpétuels après l'épreuve du syndicat, et c'est à cette occasion qu'à l'insinuation de J.-B. Lercaro et en souvenir de l'injustice qu'on lui avait faite, on établit le droit d'appel au consiglietto des sentences des suprêmes syndicateurs.
Le grand conseil fut maintenu dans le droit éminent de faire les lois de finance, car (on le répétera à cette occasion) dans ce conseil était censée résider la république; bien entendu toutefois qu'on n'y délibérerait que sur les projets élaborés dans les deux collèges et dans le petit conseil.
La sanction du grand conseil fut aussi réservée pour l'avenir à l'abrogation ou à l'amendement de toute loi existante. Il en décidait à la majorité simple; mais la proposition d'un tel changement ne pouvait lui être portée qu'avec l'assentiment successif des collèges et du consiglietto, à la majorité des quatre cinquièmes des voix de chacun de ces deux corps.
Toute autre loi se faisait sans le concours du grand conseil, dans les collèges et le consiglietto, à la majorité des deux tiers des suffrages; on y décidait de la paix, de la guerre et des alliances, à la majorité des quatre cinquièmes.
Dans tous ces conseils, comme dans les réunions électorales, des précautions étaient prises pour que les délibérations fussent amenées à une conclusion nécessaire, en dépit de l'égalité fortuite des suffrages ou de l'insuffisance persistante des majorités: on y pourvoyait par des adjonctions ou par des exclusions déterminées par le sort, et l'on n'était pas exposé à cette inaction d'un sénat mi-parti qui avait été nuisible.
Un soin particulier était donné aux formes électorales. Dans le système de 1528 on avait affecté d'accorder au sort beaucoup d'influence. Mais cette concession faite à l'égalité légale de tous les nobles avait été faussée par la répartition des électeurs entre les vingt-huit alberghi et des élus entre les deux portiques. Le garibetto de 1547 était un essai malheureux pour défendre la minorité contre les doubles avantages de la majorité dans les chances du sort et dans le nombre des votes. Maintenant avec une masse plus homogène, on pouvait se livrer à de meilleures combinaisons.
A la fin de chaque année le petit conseil assemblé choisissait au scrutin, et, sur une liste où chaque membre avait pu faire inscrire le nom d'un candidat, trente électeurs chargés de nommer le grand et le petit conseil pour l'année suivante. Sur les quatre cents membres à désigner, soixante pouvaient être pris à vingt-deux ans; vingt-cinq ans était l'âge exigé pour les autres.
Les mêmes électeurs nommaient ensuite entre les membres du grand conseil les cent du consiglietto. La moitié de ceux-ci devait avoir trente ans au moins; l'autre moitié pouvait être admise à vingt-sept ans.
Aucune loi ne disait que les nobles engagés dans l'Église ou dans les ordres chevaleresques religieux seraient exclus des conseils, mais telle était la règle tacitement reçue. Ces noms passaient avec tous ceux de la noblesse sous les yeux des électeurs, mais le scrutin les repoussait.
Les deux conseils devaient être entièrement renouvelés tous les ans, et les membres sortis n'y devaient rentrer qu'après un an d'intervalle; mais nous verrons plus tard que cette clause devint impossible à maintenir; l'usage finit par rendre les conseils à peu près perpétuels; l'élection se refaisait tous les ans, mais elle restait de simple forme, excepté pour remplir les vacances.
Le sort fut maintenu pour la nomination des membres des deux collèges. Mais leurs noms furent tirés d'une urne où cent vingt noms choisis étaient conservés pour servir tous les six mois au renouvellement de trois sénateurs et de deux procurateurs. La durée de leurs fonctions étant de deux ans, le sénat fut ainsi composé de douze membres et la chambre de huit, les procurateurs perpétuels non compris; à mesure qu'on tirait des noms de l'urne, on en complétait le nombre et l'on remplaçait les morts.
L'admission à ce séminaire (on appelait ainsi cette collection de candidats honorablement perpétuels) était le plus haut degré de la considération. Les arbitres en avaient fait le premier choix de leur autorité. Aux remplacements à faire, concouraient les deux conseils; le petit formait au scrutin et aux deux tiers des suffrages une liste double du nombre des places à remplir; le grand conseil choisissait sur cette liste les noms à placer dans l'urne. Les qualités requises dans les membres des deux collèges, et par conséquent dans les nobles dont les noms entraient dans le séminaire, étaient quarante ans d'âge, un honnête patrimoine; si l'un d'eux était tombé en déconfiture, il devait avoir satisfait ses créanciers, et la commune renommée devait attester que le payement avait été réel et complet; enfin, le candidat devait avoir honorablement servi dans les deux conseils et dans les magistratures: chacun des collèges n'admettait qu'un membre du même nom.
Le doge devait avoir cinquante ans et habiter la ville; on exigeait qu'il fût assez riche pour soutenir convenablement une si éminente dignité très-imparfaitement rétribuée. La conduite antérieure dans les grands emplois publics devait servir de garantie pour ce qu'on attendait de lui dans l'exercice de cette haute magistrature.
Le mode de son élection était compliqué. Cinquante membres tirés au sort dans l'assemblée du grand conseil proposaient chacun, et sans pouvoir se concerter, le nom d'un candidat. Ces noms recueillis ne pouvaient se concentrer sur moins de vingt individus; on eût exigé de nouvelles désignations si elles eussent été nécessaires pour compléter ce nombre.
Le grand conseil entier passait au scrutin ces noms l'un après l'autre; une liste était dressée des quinze qui avaient obtenu le plus de suffrages.
Elle était apportée au petit conseil, qui la soumettait à son scrutin. Les six candidats qui, ayant au moins les trois cinquièmes des voix, en avaient obtenu le plus, composaient la liste définitive, et sur celle-ci le grand conseil, pour dernière opération, nommait le doge à la pluralité des suffrages. Il faut avouer que, dans les derniers temps où le grand conseil renfermait une portion assez nombreuse d'une noblesse déchue, ces derniers suffrages se payaient et même à vil prix.
La loi des arbitres organisait fortement la rote criminelle, composée de juges tirés au sort parmi des jurisconsultes étrangers et sans alliance dans Gênes; ce pouvoir était indépendant; seulement, le sénat pouvait déléguer un de ses membres pour servir de surveillant à l'instruction et au jugement. Les membres de la rote étaient d'ailleurs assujettis à un syndicat rigoureux, et, en cas de malversation, le gouvernement pouvait les faire juger eux-mêmes. Les deux collèges avaient aussi le droit d'évoquer les poursuites en cas de rébellion, d'attaque à main armée et de désordres graves: en ce cas ils appelaient les membres de la rote pour assesseurs. Des lois spéciales étaient faites pour réprimer les séditieux, les sicaires, pour défendre les conventicules.
Un chapitre exprès conservait au prince J.-A. Doria les prérogatives concédées au vieux Doria en 1528. Enfin, on créa une magistrature temporaire de conservateurs de la paix. Ils étaient chargés de pourvoir aux mesures transitoires et conciliatrices qui seraient nécessaires pour effacer la trace des dissensions. J.-B. Lercaro y fut nommé, et ce fut la seule réparation qu'il voulut accepter des anciennes injustices.
La plume du légat se complut sans doute à tracer le premier chapitre de ces lois qui, avant tout, déterminait les solennités dans lesquelles le doge et les membres des deux collèges étaient tenus d'aller recevoir la communion des mains de l'archevêque, et qui leur enjoignait d'écouter les prédications du carême. Mais ce chapitre les soumet à prêter la main forte du bras séculier à l'archevêque dans l'exercice de sa juridiction, et à déférer à toutes les réquisitions de l'inquisiteur de la foi pour la poursuite des hérétiques et des suspects d'hérésie2.
En publiant ces lois les arbitres avaient pourvu à leur exécution immédiate. Ils avaient nommé le grand conseil et le consiglietto; ils laissaient en place le doge et les membres des deux collèges pour achever leur temps, ce qui ratifiait l'élection faîte depuis la retraite de ceux de Saint-Luc. Mais les nouveaux membres dont le sénat devait être augmenté étaient appelés par eux. Enfin on a vu qu'ils avaient choisi les cent vingt noms qui devaient entrer pour la première fois dans l'urne du séminaire. Après ces opérations, le congrès se sépara. Les députations des deux partis rivaux et les nobles émigrés rentrèrent à Gênes, tous reçus aux acclamations du public qui ne paraissait occupé que du retour des bienfaits de la paix. Tel était l'excès de l'enthousiasme populaire qu'on décerna les honneurs d'une statue à Jean-André Doria qui naguère s'obstinait à ne point accorder de trêve à sa patrie. Cette statue fut placée à l'entrée du palais de la république, auprès de celle qu'en 1528 on avait érigée au vieil André. Les inscriptions les appelaient, l'un l'auteur, l'autre le conservateur de la liberté; car l'esprit national qui a toujours dominé à Gênes appelait liberté l'indépendance.
Un anonyme peu favorable aux Génois, mais assez impartial et fort au fait des affaires, écrivant un mémoire destiné à quelque puissance qui avait des desseins sur Gênes, cinquante ans après ces événements3, donnait sur les fautes des deux partis un jugement qui semble bon à recueillir. Il accuse les deux factions d'impéritie et de faiblesse. Les anciens nobles n'avaient su compter que sur l'Espagne qui, pour les obliger à se mettre sans réserve entre ses mains, les croisa plus qu'elle ne les soutint, avant même que par sa malencontreuse banqueroute elle les arrêtât au plus fort de leurs opérations. Émigrer, sortir de Gênes et abandonner le gouvernement, fut en eux une faute énorme. Avec moins de morgue et plus d'habileté, ce parti eût attiré à lui la masse des nobles modernes, mécontents et jaloux d'être conduits par une poignée de chefs orgueilleux, nobles aussi et se disant populaires et tout aussi fiers que les autres. A leur tour, ces chefs de l'autre faction, disposant des forces entières de la république, ne savent rien faire à temps. Ils ne peuvent mettre en campagne la moindre troupe. Le grand-duc de Toscane leur envoyait des forces; ils n'osèrent les accepter, non plus que les offres que les Suisses leur faisaient, dit-on. Il leur eût suffi d'écouter les propositions de Birague, et l'intervention de la France les eût affranchis du joug de l'Espagne. Ils promirent d'ouvrir le livre d'or à des inscriptions en masse, et ils manquèrent à leur parole, incapables de refuser et ne sachant pas céder. Enfin il fallut que les derniers nobles inscrits, boutiquiers, artisans, inquiets d'une situation aussi fausse et aimant mieux peut-être s'accommoder des anciens nobles que de rester sous la direction des meneurs de leur parti, forçassent ceux-ci à consentir au compromis sans réserve qui du moins mit fin aux désastres.
Ce jugement paraît très-sain; si nous voulons en porter un sur les résultats de la querelle et sur l'oeuvre des arbitres, nous dirons, en admettant qu'une république démocratique est une chimère, que si l'on peut considérer le corps aristocratique comme l'État tout entier, en ne laissant à ce qui n'a pas été déclaré noble que la possibilité d'être appelé par la noblesse à venir la recruter sous certaines conditions, on doit reconnaître que la constitution nouvelle était bonne et prévoyante.
La noblesse telle que la transaction de 1528 l'avait admise, telle surtout qu'il en avait été abusé, avait dû dégénérer en démocratie turbulente dans son propre sein, et soulever au dehors une démagogie. C'était l'effet naturel de l'exemple, de l'appui demandé au peuple, du contact trop immédiat de tant d'anoblis avec les classes les plus inférieures. Elle favorisait sans doute le principe aristocratique, mais à quoi servirait une noblesse aussi discordante, aussi peu propre à gouverner qu'une masse populaire? La liberté des plébéiens était perdue depuis longtemps, et certes les trois puissances ne s'assemblaient pas en congrès pour la leur rendre. L'ancienne noblesse gagnait peut-être son procès, mais les nobles de Saint-Pierre acquéraient une égalité bien plus réelle, ils entraient effectivement dans un corps aristocratique; tandis que Doria avait exposé le pays à une lutte inévitable en admettant au partage des charges par moitié, deux factions censées égales, mais dont l'une formait une majorité toujours croissante, tandis que l'autre, forte d'illustrations et de crédit, était faible en nombre et se réduisait de jour en jour. La paisible durée du gouvernement de 1576 a montré qu'en effet ses rouages n'avaient pas été mal calculés, malgré les levains de discorde qu'elle n'avait pu détruire. A coup sûr la loi qui parut imposée aux deux partis, comme on a vu, était fondée sur une transaction; et la transaction sur le sentiment du besoin et du danger commun. Ce danger était dans la populace et dans les intrigants qui la faisaient mouvoir. Un effort qu'ils firent pour détruire la constitution nouvelle dès sa première année, fut le dernier épisode de son établissement. Coronato voyait finir le rôle brillant de tribun et les chances de la dictature; il était mécontent, et c'est à cette occasion qu'on renouvela le bruit d'une pension qu'il avait acceptée de l'Espagne et qu'on ne lui avait pas maintenue. Il s'adressa à des populaires qui avaient pris grande part à la querelle maintenant apaisée et qui pouvaient en avoir gardé le ressentiment. Il rechercha ceux que lui-même avait empêchés d'être anoblis par l'inscription des trois cents promise et éludée. Il complota pour soulever le peuple contre le gouvernement et contre la noblesse en général. Ces pratiques furent découvertes: on l'arrêta; son procès fut fait, et il porta sa tête sur l'échafaud.
Coronato fut-il intrigant, factieux? Les historiens le disent et tout porte à le croire. A sa conduite, il est difficile de se persuader qu'il ne fut qu'un citoyen de bonne foi, qui, quoique noble, s'indignait que les droits de tous fussent usurpés par la noblesse. Mais dans cette dernière circonstance était-il coupable de conspiration? ou paya-t-il pour un crime supposé la peine de ses anciennes manoeuvres? On ne le sait; et on voit seulement que le gouvernement fut mécontent des juges de la rote dans la conduite des procédures pour la recherche et pour la punition des coupables. Ces malheureux jurisconsultes furent mis à la torture, privés de leurs offices et bannis.
LIVRE ONZIÈME.
RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV.
- LE DOGE A VERSAILLES.
1576 - 1700.
CHAPITRE PREMIER.
Observations sur le caractère des Génois.
A 1576 a fini la république des Génois du moyen âge. Le spectacle qu'elle nous a montré, quoique borné dans un horizon resserré, avait mérité de l'intérêt. Il est vrai que, depuis quelques générations, ses annales n'étaient plus celles d'un peuple puissant par sa navigation et par son commerce. Involontairement nous n'écrivions plus que l'histoire de certains ambitieux qui, par la violence et l'intrigue, s'arrachaient le pouvoir ou le revendaient à l'étranger.
Toutefois, au milieu des usurpations plébéiennes et des mouvements populaires, il était curieux d'observer la situation singulière d'un corps de noblesse reconnu, respecté, et en même temps irrémissiblement frappé d'interdiction légale. Le dénoûment plus extraordinaire encore de cette anomalie, la fin de cette longue anarchie, l'union amendée et consolidée par les troubles même que ses défauts avaient suscités, toutes ces vicissitudes ont leur originalité et ne manquent pas d'instruction.
Un gouvernement régulier naît enfin. Mais dans les agitations du seizième siècle, l'Europe avait changé de face; une nouvelle balance des pouvoirs s'établissait entre les grandes puissances. Un rang très-inférieur était assigné à la république des Génois modernes. En même temps toutes leurs forces propres avaient déchu. Ce n'était plus dans la Méditerranée que se déployait la puissance maritime; cette mer n'était plus la voie privilégiée du grand commerce. Au levant même, siège de ses antiques relations, Gênes était primée par Marseille et par les navigateurs occidentaux qui avaient appris le chemin de l'Orient. Il ne lui restait plus qu'un commerce secondaire, comme sa puissance n'était plus que d'un ordre inférieur.
Trop peu d'intérêt s'attacherait au récit minutieux des minces affaires journalières d'un gouvernement réduit à de telles proportions. Mais si peu de faits de son histoire sont remarquables par eux-mêmes, je doute qu'on puisse mieux apprendre ailleurs cette vérité désormais fatale, que, dans l'organisation moderne de l'Europe, il n'y a plus de place pour les petits États parmi les grands. Cette leçon m'a paru se présenter ici tellement uniforme à chaque incident, que je n'ai pu me résoudre à en supprimer le précis.
Je voudrais, avant d'entreprendre cette tâche, jeter un coup d'oeil en arrière à travers les vicissitudes de la république que nous avons retracées; je voudrais démêler les progrès de la civilisation, le développement intellectuel, les idées et les habitudes dominantes qui ont fait les moeurs du pays et le caractère propre des habitants, caractère qui dans ses traits modernes conserve encore tant de traces des temps passés.
L'extrême aptitude des Génois pour la navigation et pour le négoce ne peut être l'objet d'un doute. Les monuments les plus anciens en rendent témoignage; et, en voyant ce qui se passe encore sur ce long littoral d'un territoire étroit et stérile, on peut juger qu'en tout temps, pour toute cette nombreuse population, la mer a été, de l'enfance jusqu'à la vieillesse, le principal lieu d'exercice et le champ le plus cultivé1. L'habileté ne peut manquer avec une expérience si générale et si continue. Il n'y a pas d'écrivain étranger qui d'âge en âge n'avoue la supériorité des marins de Gênes. Actifs, courageux, avisés, ils nous sont peints comme également propres, sur la mer, à la marchandise et au combat.
Nous les trouvons sobres, économes, attentifs à leurs intérêts, et, quoique avides, sachant conduire leur commerce par de judicieuses maximes. Nous avons remarqué, dès les premiers temps de leur histoire, leur esprit intelligent d'association, l'institution de leurs consulats, partout où ils ont eu à régler ou à défendre des intérêts communs, leur dextérité dans leurs relations avec les puissances étrangères, les avantages qu'ils savent obtenir dans leurs traités, le soin d'en faire prévaloir les principes uniformément libéraux partout où ils négocient.
Il n'est pas besoin de dire que le commerce a toujours été honoré à Gênes. Tous ses nobles l'avaient pratiqué dans les anciens temps et lui devaient leurs richesses. Les documents français et anglais donnent le titre de marchands aux Spinola et aux Doria; et jusqu'aux dernières époques plusieurs maisons très-illustres n'ont pas cru déroger en exerçant le négoce.
Les marins sont naturellement d'un caractère ouvert, prompt, mais gai, familier, parce qu'une sorte d'égalité s'établit entre des hommes longtemps renfermés sur le même bord et partageant les mêmes périls. Tout cela, les Génois le rapportaient dans la vie commune sur la place publique, où l'on vit beaucoup à Gênes. Les marins passent aussi pour francs; les peuples marchands le sont moins: on a fait parfois la critique et plus souvent l'éloge de la grande finesse des Génois.
La fréquentation longue et variée de l'Asie et de l'Afrique, des musulmans, des Tartares, des Arabes, comme de tant de chrétiens divers, avait donné de bonne heure aux Génois la connaissance d'usages et de moeurs si différents des leurs, que, de cela seul, leur intelligence doit avoir été ouverte. Beaucoup de préjugés ont dû être dissipés à leurs yeux; et s'ils n'ont été instruits, ils ont appris à n'être étonnés de rien. Cette disposition est favorable au commerce en même temps qu'elle en provient. Elle a valu sans doute aux commerçants étrangers qui sont allés s'établir à Gênes, la faveur qu'ils y ont généralement trouvée; et à ceux d'entre eux qui ne professent pas la religion du pays, la tolérance qu'on leur a presque toujours assurée dans une ville si dévote.
Une des vieilles descriptions de Gênes qu'on nous a conservées dit que cette cité possède deux trésors également inestimables: la banque de Saint-George et le sacré Catino2; et, pour louange principale, elle rend aux Génois le témoignage que nulle part il n'y a plus d'horreur pour l'hérésie; que là le moindre soupçon n'en passe pas impuni. Nous avons dans les chroniques beaucoup de preuves de l'attachement du peuple à la religion, à l'Église, à ses cérémonies, à ses reliques miraculeuses et en général à ses croyances. On voit les Génois très-soumis ordinairement à la cour de Rome; et quand leurs seigneurs étrangers veulent les faire changer de pape, ils leur échappent ou y résistent ouvertement. Cependant les gibelins ont souvent et longtemps dominé; Gênes a eu à se refuser aux volontés de Rome; l'idée de l'obéissance implicite a dû s'affaiblir, du moins dans une grande partie de la population. L'histoire nous a même montré une excommunication bravée par le gouvernement. Il est vrai que ce ne fut pas sans précaution, mais en déterrant un induit d'exemption octroyé par un ancien pape. Le gouvernement, en un mot, parut, en général, tenir pour règle de se montrer fidèle au saint-siège, mais de ne pas laisser empiéter sur sa propre autorité.
Il n'avait pu empêcher l'établissement de l'inquisition. Il ne la reçut pas sans résistance et sans déplaisir. On avait mis autant de frein qu'on avait pu à l'indépendance hautaine et menaçante qu'affectaient les ministres de cette juridiction excentrique. Au reste, elle avait peu de matière à exercer ses rigueurs dans un pays où la foi était plus docile que raisonneuse, et où personne, pas même le plus libre penseur, n'eût songé à se dispenser des pratiques établies, même des plus surabondantes.
Le clergé séculier ne possédait pas d'influence sur les affaires publiques. Dans les premières dissensions de la noblesse, nous avons vu l'archevêque apporter, exiger la paix. Mais il agissait à l'instigation du gouvernement civil; il est rare qu'on trouve rien d'important fait sur la propre inspiration des prêtres.
Le revenu des évêchés était peu considérable: les prébendes des chapitres, du moins dans les temps rapprochés de nous, étaient fort médiocres. Il ne paraît pas que les enfants des grandes familles daignassent les prendre. Les nobles qui s'adonnaient à l'Eglise allaient promptement chercher les prélatures de la cour de Rome et le chemin des évêchés et du cardinalat. Dans les campagnes, là où les cures n'étaient pas aux mains des moines, les curés n'étaient souvent que de très-pauvres paysans. A la ville, assez de cadets dans les familles bourgeoises entraient dans les ordres, mais sans croire se donner tout entiers au service de l'autel. Ils étaient avocats, gens d'affaires, ou se mêlaient de commerce. Le prêtre qui, chez des nobles, leur servait d'aumônier était aussi l'intendant de la maison, le pédagogue des enfants, et il n'obtenait de ses maîtres qu'une influence de domesticité.
Le clergé régulier avait un bien autre crédit, il était nombreux, splendidement établi par la munificence de ses protecteurs. L'abondance ne manquait jamais aux couvents des ordres mendiants, et pas plus dans les champs qu'à la ville. Rien n'égalait le luxe de leurs églises. Les nombreux ex-voto d'orfèvrerie qu'on voyait suspendus attestaient la confiance du peuple dans les prières des habitants de ces sanctuaires. La considération des religieux était grande, ils disposaient du pauvre, ils dominaient le bourgeois, ils maniaient la conscience et dirigeaient la conduite du noble, du magistrat et du sénateur.
Dans les commencements de l'apostolat d'Ignace, Lainez, son fameux compagnon, était venu à Gênes; il y avait prêché, et sa parole inspira aussitôt de demander une colonie de jésuites pour renouveler les écoles et pour semer le bon grain. Sur un terrain si bien préparé, les bons Pères ne tardèrent pas à fructifier et à s'étendre. Le palais de leurs écoles est encore un des plus beaux ornements de la ville. L'église de leur maison professe est somptueuse; et ils tinrent de la munificence d'un seul de leurs protecteurs une vaste maison de noviciat. Pour cette occasion fut expressément abrogée la loi des statuts civils qui exigeait l'autorisation du gouvernement pour l'aliénation du bien des familles en faveur des établissements pieux. Le pape, par un bref solennel, remercia la république d'une libéralité si méritoire. Tel fut en ce temps le crédit des enfants de Loyola. On dit que plus tard le gouvernement repoussant je ne sais quelle proposition faite sous leur influence, un sénateur se dépouilla tout à coup de sa toge, et, la jetant avec indignation, courut faire profession au noviciat de l'ordre. Cependant, cette ferveur si vive ne fut jamais universelle. Quand les doctrines imputées à Jansénius devinrent un sujet d'ardente controverse dans le monde catholique, à Gênes elles furent embrassées plus ou moins secrètement par un certain nombre d'ecclésiastiques et de gens du monde, et ces opinions ne se sont jamais perdues.
Lorsqu'on voulut livrer les écoles aux jésuites, on allégua l'état misérable où l'instruction se traînait à Gênes. La république salariait des maîtres; mais, disait-on, on n'en recueillait que les fruits les plus médiocres; et il serait honteux de ne pas rendre les études plus fortes, mieux conduites et surtout plus chrétiennes. On rappelait le scandale de Bonfadio, professeur illustre sans doute, mais qu'on avait vu tout à coup arrêté, jugé en secret et mis à mort dans la prison, en laissant le public effrayé douter si ce supplice punissait un attentat politique, une infamie contre les moeurs, ou plutôt le crime de la liberté de penser, qui dans ce siècle faisait tant d'hérétiques et d'incrédules parmi les gens de lettres mondains.
Nous ne saurions apprécier aujourd'hui des reproches si anciens contre les études publiques du pays; mais l'on peut douter que les Génois aient jamais ni apporté ni puisé dans leurs écoles beaucoup d'instruction. Le malheureux Bonfadio a écrit quelque part, qu'il voyait plus de marchands que d'étudiants, tandis qu'il professait la politique d'Aristote. Gênes fournit peu de noms à la longue liste des savants italiens, et aucun peut-être au premier rang de ceux-ci. Il est cependant des sciences qui n'ont jamais pu y rester ignorées3. Les connaissances nautiques et géographiques y étaient nécessairement familières, et les méditations qui dirigèrent la course de Christophe Colomb en sont une preuve glorieuse. L'habileté, au moins pratique, dans les constructions navales est incontestable. Dans leurs spéculations lointaines, les Génois avaient dû acquérir des notions précieuses sur cette foule de produits exotiques qui font de leur Port franc un vaste et curieux musée d'histoire naturelle. La théorie du traitement des métaux et de leurs alliages leur était fort connue, et ils l'ont parfois pratiquée, dit-on, aux dépens des nations ultramontaines. Enfin, l'esprit de calcul qui leur est propre leur fait saisir toutes les ressources et les finesses, si l'on peut parler ainsi, de la science des nombres, de celle surtout qui n'a besoin ni du tableau ni de la plume pour résoudre dans la pensée les problèmes mercantiles les plus compliqués. Tel était, autant qu'on en peut juger, le fonds des connaissances génoises, toutefois plus empiriques que doctes, et cultivées encore aujourd'hui pour le profit à en tirer, plutôt qu'étudiées pour elles-mêmes ou pour l'amour de la science et de ses progrès.
Dans le même but d'utilité, le droit et la médecine ont toujours été en grand honneur à Gênes. Ceux qui les professaient, réunis en collèges ou facultés, jouissaient de prérogatives signalées et d'une haute considération. Les jurisconsultes étaient les oracles de la république et les conseils de toutes les familles. Peut-être l'influence de leurs habitudes, et cette propension à rapporter toute chose au point de vue légal, ont-elles laissé d'assez profondes traces dans la manière de traiter à Gênes les affaires politiques, domestiques, mercantiles, les matières enfin les plus étrangères au palais. On reprochait parfois aux Génois d'apporter dans les moindres transactions une sorte de cavillation, et une disposition marquée à tenir à tout son droit en accordant le moins possible à celui d'autrui; dans la discussion, l'intention d'engager sans se compromettre, le vague dans les discours, une circonspection évasive dans les écrits, s'il faut absolument écrire, en un mot, le penchant à une certaine défiance qui, devenant générale et caractéristique dans un pays, y décrie la bonne foi et la franchise comme des armes trop inégales4. À cette cauteleuse tendance soigneusement cultivée, les Génois ont dû leur arme défensive la plus familière, et sans contredit la plus puissante: la force d'inertie. Toujours portés à s'y confier, si elle les trompe quelquefois, bien plus souvent ceux qui traitent avec eux l'éprouvent insurmontable.
C'était encore les avocats et les ecclésiastiques quand ils s'adonnaient à l'étude, qui étaient les lettrés, qui fournissaient à la littérature la règle et le modèle. On dissertait comme on plaidait. L'opinion du sénateur, le sermon comme le plaidoyer, se déployaient en syllogismes suivant la forme scolastique. Des citations pédantesques, des adages du droit romain, quelques-uns de ces vers de l'antiquité devenus proverbes en quelque sorte, servaient non-seulement d'ornement, mais aussi d'autorité dans la chaire, au barreau, et y tenaient plus de place que le solide raisonnement5.
De cette rhétorique et des sources où elle puisait, il est resté chez les Génois une facilité remarquable et presque vulgaire de parler la langue latine; presque vulgaire, parce que le latin s'étant conservé jusqu'à nos jours dans les écritures du palais, dans les formules, et longtemps dans la rédaction même des actes du gouvernement ou de la banque de Saint- George, les très-nombreux suppôts de l'administration et de la justice, aussi bien que ceux de l'Église, de renseignement ou de l'art médical, ont eu besoin de manier une langue qui était encore vivante dans leurs professions; aidés, au reste, dans le passage facile de l'italien au latin, par la flexibilité des organes et par l'ouverture de l'esprit qui est familière à Gênes. Mais une latinité plus élégante et plus choisie, modelée sur les bons auteurs, témoigne honorablement chez les hommes distingués d'une étude véritablement classique.
Gênes a un dialecte qui lui est propre. Ses rapports marqués avec le provençal et le languedocien pourraient autoriser à le regarder comme une de ces dérivations romanes venues directement du latin plutôt que comme une simple dégénération de l'italien. Quoi qu'il en soit, la langue toscane y a fait invasion dès longtemps. On n'écrit que du toscan: on l'emploie dans les discours d'apparat. Cependant l'idiome natif est conservé même avec amour. Mais dans les hautes classes chaque jour il se polit, c'est-à-dire il se dénature et se rapproche du pur italien.
Ce n'est pas à Gênes qu'il faudrait demander des poètes. Comme dans les autres villes de l'Italie, on y a des sonnets et des improvisateurs: mais peut-être y a-t-il trop d'esprit pour qu'il s'y rencontre de l'enthousiasme. Les intérêts positifs et les pensées mercantiles y ont laissé d'ailleurs peu de place au génie poétique. On vante comme un lyrique distingué Chiabrera de Savone: hors de la Ligurie il est peu connu. Ami d'Urbain VIII (Barberini), il ne composa pas moins de dix odes pour célébrer l'exaltation de ce pontife. Sur trois volumes de vers, il a de belles strophes: mais le médiocre domine avec les lieux communs, la recherche des images et le mauvais goût. Pour louer saint Charles Borromée, les pestiférés de Milan ne lui ont pas inspiré un seul mot. Il n'a jamais trouvé un mouvement en faveur de la liberté de sa patrie. Mais pour rendre à ce lauréat des papes toute sa verve, il n'est pas de sujet plus heureux que la Saint-Barthélemy à chanter, les Français barbares et hérétiques à dévouer à l'enfer. A peine pardonne-t-il à Henri IV quand il est devenu l'époux d'une Médicis.
Gênes c'est l'Italie: si ses enfants ne sont pas poètes, ils apportent en naissant le sentiment de l'harmonie musicale. Elle est partout chez eux spontanément et sans leçon. Dans les travaux qui se font en commun, les matelots à la manoeuvre, les artisans sur l'atelier, chantent en choeur, en réglant sur la cadence leurs mouvements et leurs efforts. Dans les belles nuits de ce ciel pur, souvent on entend des accords populaires qui ne dépareraient pas un concert étudié. Les chants religieux sont admirables, même au village. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants, s'y marient avec une justesse qui frappe l'oreille et qui pénètre au coeur. Ce n'est pas le moins imposant des caractères de ces solennités presque journalières qui appellent les fidèles dans chaque église tour à tour. Dans ces cérémonies (fonctions, comme on les nomme) qui servent de fêtes à ce peuple dévot, le culte se déploie avec une majesté de bon goût, digne des nobles édifices que l'art et une magnificence pieuse ont consacrés à la religion.
Les palais non moins que les temples témoignent que l'architecture fut toujours cultivée à Gênes. Ces palais jusqu'au dix-septième siècle furent des forteresses aussi bien que des demeures somptueuses: ainsi le voulait l'état du pays. Il reste encore sur pied quelques-unes de ces tours hardies et ambitieuses que les podestats voulaient réduire à quatre- vingts pieds de hauteur. Plusieurs hôtels assez modernes retiennent encore des traces visibles de la défiance avec laquelle le noble, en s'entourant de richesses et de magnificence, avait besoin de se préparer à soutenir des sièges dans son domicile.
Le luxe des palais et des ameublements était un noble emploi des richesses accumulées par ces antiques familles qui avaient traversé tout le moyen âge, commerçant, naviguant sans cesse. Elles y gagnaient de joindre à leurs autres illustrations le renom de protecteurs, de promoteurs des arts dans l'Italie entière; dans Gênes même leur magnificence créait des disciples aux Michel-Ange et aux Raphaël; mais ce beau faste était pour ces grandes maisons une nécessité de leur politique. Quand, au milieu de leur opulence et de leur considération, une révolution populaire eut exclu les nobles du gouvernement; quand on les laissa comme une classe à part hors de rang dans la cité, ils eurent, pour que le grand crédit de leur nom ne s'éclipsât pas, à se prévaloir de l'éclat de leurs richesses, du nombre de leurs clients et de leurs serviteurs, des points d'appui et des forces qu'ils trouvaient dans leurs nombreux domaines. Ils affectaient une vie de princes dont les populaires ne possédaient pas les éléments. Cependant peu d'entre eux conservèrent leur grande fortune dans la décadence du commerce de la Méditerranée et après la perte des colonies du Levant. Mais depuis 1528, la fusion de droits n'ayant pas éteint la rivalité des anciens nobles et des nouveaux, l'orgueil plus que la politique obligeait encore les premiers à soutenir leur prééminence avec les restes de leur ancien faste. C'est seulement quand la force des choses qui avait réduit toutes les proportions de la grandeur génoise finit par resserrer naturellement le gouvernement entre les mains des nobles riches sans distinction de la date de leurs titres, que leur politique se corrigea d'elle-même. Elle se conforma au goût de tous en permettant de régler la manière de vivre sur les conseils de l'économie. Sous le prétexte de ne pas blesser l'égalité, on convint des formes d'une représentation qui distinguât les nobles, mais qui fût à la portée de tous. On se fit des lois somptuaires intérieures. On conserva les palais et on n'en bâtit plus guère. On régla les habitudes, les pompes un peu mesquines et le nombre des serviteurs. «Vous êtes des rois (disait un prédicateur prêchant devant le sénat) qui par modestie daignez vivre en particuliers.» Les dames eurent le noir pour seul habit de cérémonie; il est vrai que l'abondance des diamants de famille distinguait les femmes des premières maisons. Les noces furent presque les seules occasions de festins. Des réunions dont l'étiquette était à peu près l'unique plaisir étaient instituées pendant un certain temps de l'année et se tenaient fastueusement dans un ordre qui, pour chaque maison, n'en ramenait la dépense qu'à de longs intervalles. Quant à la vie ordinaire, elle était retirée. Les charmes et le profit d'une société libre y étaient peu connus, on ne les entrevoyait guère qu'au temps où l'automne attire les citadins à la campagne; là régnait un peu plus d'aisance dans les manières et une sorte d'égalité; à la ville on ne se visitait presque qu'au théâtre.
En parlant de l'emploi des richesses génoises, je ne dois pas omettre de signaler ce que, dans les siècles de magnificence, les monuments publics, les établissements utiles ont obtenu de part dans l'ostentation politique des particuliers; et il serait injuste de ne pas ajouter que même après qu'on se fut astreint à des habitudes plus économiques, cette sorte de libéralité patriotique n'avait pas absolument cessé. On fondait des églises; on bâtissait ou l'on enrichissait des hospices, même avec un luxe de bâtiments qui eût pu être épargné. Les familles établissaient des collèges. Des statues de bienfaiteurs publics remplissaient les salles de Saint-George et les hôpitaux. Au milieu du dernier siècle encore la famille Cambiaso, qui n'avait été écrite au livre des nobles qu'en 1731, changea à ses frais, en une belle voie, une sorte de sentier qui dans des lits de torrents montait de Gênes à la Bocchetta, fameux passage, et unique communication à cette époque entre la mer et les plaines de Lombardie à travers l'Apennin6.
Quand la haute bourgeoisie eut appris à se passer des honneurs du livre d'or ou à se résigner à les attendre, elle se conforma aux moeurs de la noblesse et se permit rarement ce que celle-ci se refusait. On vivait chez soi, la société proprement dite y était inconnue dans beaucoup de familles. On croyait se conformer à la sagesse patriarcale en tenant les femmes renfermées dans une solitude jalouse. Cependant, s'il en faut croire un témoignage du temps où vient de s'arrêter notre histoire, les dames de Gênes au seizième siècle vivaient avec aisance, ne se cachaient point et faisaient le charme de leur patrie. La vertueuse liberté dont elles jouissaient protestait, disait-on, contre les préjugés farouches qui ailleurs dérobent les femmes à la vue du monde7.
Mais quoique les moeurs de chaque siècle permissent ou défendissent à Gênes, les femmes y étaient étrangement opprimées par les lois. Elles étaient en tutelle toute leur vie. Une veuve même ne pouvait rien sans l'autorisation d'un conseil judiciaire qui lui était assigné par le magistrat. Elle n'avait aucun droit à la tutelle de ses enfants. Il n'était pas rare que le jour même de la mort de son mari, elle fût congédiée de la maison, où il n'y avait plus rien à elle8. Mariée, aucune autorité, même dans les soins domestiques, ne lui était ordinairement confiée: condition peu morale qui ne laissait point d'influence à l'épouse ni à la mère, qui ne faisait pas des femmes le lien des familles, et ne leur enseignait pas à se respecter elles-mêmes.
Rien n'était moins étendu que leurs droits sur les biens de leurs parents. La loi fermait l'accès à toute réclamation d'une fille s'il lui avait été assigné une dot d'une somme quelconque par le père, ou, s'il mourait intestat, par un conseil de famille, et la modicité des dots était une des règles somptuaires de la politique des nobles. Ils voulaient par là faciliter les alliances entre eux indépendamment de toute-inégalité de fortune: ils voulaient surtout que les richesses qui devaient servir à soutenir l'éclat d'un nom, allassent le moins possible se disséminer dans d'autres familles.
Également soumis à la discrétion paternelle, les fils cadets étaient un peu moins rigoureusement partagés que leurs soeurs; mais l'inégalité des conditions de fortune entre eux et leurs frères était d'autant plus sensible que dans toutes les maisons considérables une grande part du patrimoine antique et de ses revenus accumulés était dévolue à l'aîné, à titre de majorât perpétuel.
Tant d'intérêts opposés, si peu de motifs d'union dans les familles, tant de biens et tant de jalousies, l'on pourrait ajouter tant de légistes pour conseils, multipliaient les procès. Les hommes puissants ne pensaient pas qu'on pût les leur faire perdre; et chacun regardant comme compromis dans le succès non-seulement la justice, mais son propre crédit, toute affaire contentieuse se débattait avec une chaleur excessive. La juridiction ordinaire était cette rote composée de docteurs étrangers amenés par le sort et pauvrement salariés. Rarement ils échappaient aux soupçons de vénalité. Entre parties considérables la sentence était, disait-on, emportée aux enchères. Mais dans une foule de cas, on était soustraite ce jugement suspect: il appartenait au sénat ou à un magistrat dit de l'extraordinaire de déléguer des juges spéciaux. On les prenait parmi les avocats, et le choix à faire était, comme on peut croire, un sujet inépuisable d'intrigues. Les causes allaient et venaient sans cesse des juges au sénat et du sénat à de nouveaux juges. Mille incidents, mille chicanes venaient encore éterniser les affaires; et il était assez commun qu'après avoir partagé le public, elles se compliquassent d'entreprises violentes ou de voies de fait mal réprimées. La justice criminelle n'était ni moins partiale ni plus forte que la justice civile. En général, on reprochait aux nobles, dans la poursuite de leurs intérêts, dans leurs moeurs, dans ce qu'ils exigeaient du public, de se croire tout dû et tout permis. On reprochait aux bourgeois, la servilité aux uns, et aux autres d'affecter l'imitation des nobles dans leurs procédés arbitraires ou dans leurs dérèglements. Quant au peuple, très-pauvre, laborieux et sobre, mais dépendant de qui le salariat, avide dans sa misère et poussé au mal par l'exemple et par l'impunité, un grand nombre d'entre eux vivaient sans frein. Les uns arrivaient à n'avoir plus que la misérable ressource de s'engager aux galères comme volontaires (buona voglia) pour ramer côte à côte avec les forçats enchaînés. Les autres, devenus réfractaires aux condamnations de la justice, se faisaient brigands; et bientôt, reparaissant sous la protection de quelques nobles, ils venaient se vendre à ceux qui avaient besoin d'instruments de vengeance ou de rapine9. Celui à qui l'on reprochait de violer quelque loi, répondait fièrement: «Ne sommes-nous pas dans une république?» Ce peuple était passionné pour la patrie, mais il n'en concevait pas autrement la liberté. La noblesse tolérait, caressait ces vices; elle recherchait la popularité dans ces classes infimes, pour les déchaîner au besoin contre la bourgeoisie, toujours suspecte d'envie et d'ambition. La populace, en effet, était aveuglément dévouée au gouvernement.
Chez les nobles, la prépotence (ce mot, qui tarde à devenir français, était essentiellement génois); dans le second ordre, la disposition à rivaliser avec la noblesse; chez le peuple, le penchant à la violence et à la rapine, tout cela appartient surtout aux années qui précédèrent et suivirent immédiatement l'établissement de 1576. C'était la suite de la confusion née des dissensions publiques, des moyens dangereux employés par tous les partis et de ce qui restait d'habitudes de désordres et de concessions mal définies. Les choses devaient retrouver leur place et s'y remettre. Mais ce rétablissement de la concorde sous un gouvernement désormais régulier, ce raffermissement de l'ordre public par la résignation des prétentions turbulentes, fut-il, à Gênes, prompt et facile, ou lent et pénible? C'est ce qu'il faut chercher dans l'exposé qui va suivre pour servir de complément à notre histoire10.
CHAPITRE II.
Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
Après 1576, les annales qu'un homme public (Casoni) a recueillies deviennent tout à coup d'une sécheresse extrême. De ce qu'elles contiennent pendant les vingt-quatre dernières années du seizième siècle, il n'y a que deux résultats à tirer: la cour d'Espagne domine dans Gênes; ses ministres fatiguent indiscrètement la république. Un voisin à peine mentionné jusque-là1, le duc de Savoie, prince ambitieux et guerrier, inquiète l'État sur ses frontières; il s'essaye à franchir la barrière de l'Apennin; établi aux dépens des Génois sur le rivage de la mer, il semble convoiter la ville de Gênes.
A peine on voit percer un troisième fait qui se lie aux deux autres. La France, sous Louis XIII, tient les yeux ouverts sur Gênes, non plus comme sur une possession à revendiquer, ainsi que la considéraient les prédécesseurs de ce roi, mais comme sur un des points d'appui de l'ennemi dont les Français sont jaloux. Tantôt ils menacent d'attaquer Gênes à force ouverte comme une dépendance espagnole; tantôt, plus avisés, ils travaillent à y miner cette influence exigeante qui ne semble pas inébranlable; ils en épient l'affaiblissement; ils lui opposent des créatures et des pensionnaires; ils s'offrent pour substituer leur protection à la tyrannie de la cour de Madrid. Le duc de Savoie, occupé de son seul intérêt, s'aide tour à tour des menaces et des intrigues de la France et tout à la fois de l'appui que lui vendent les ministres espagnols.
On voit bien là le cercle étroit dans lequel est nécessairement circonscrite la politique extérieure d'un petit État, au milieu de grands et ambitieux voisins. Mais ce qui se passait à l'intérieur; comment s'exécutait cette constitution imposée par les arbitres; comment des prétentions si mêlées et si violentes s'y étaient soumises; comment les discordes s'étaient pacifiées, sur ces points, la chronique de ces temps est absolument muette, et l'on se voit tenté de croire que tout marchait sans difficulté, suivant les dernières lois.
On s'aperçoit cependant que l'ordre était imparfaitement rétabli, ou que de temps en temps il recevait certaines atteintes (1581). On voit, cinq ans après la publication des nouvelles lois, défendre les armes à tous les citoyens. Les mal-vivants, dit-on, s'étaient multipliés dans la ville même, dans les campagnes et dans les rivières. Fréquemment (1585-1588) il faut renouveler les mesures répressives contre l'audace des bannis qui se font brigands2 aux portes même de la ville. Deux d'entre eux, qui portèrent leur tête sur l'échafaud, appartenaient, si leurs noms ne nous trompent, à des familles illustres.
(1607) Enfin il se passa un fait étrange dont on ne nous donne aucune explication. Tout à coup, une loi extraordinaire est portée; le petit conseil s'assemblera; chaque membre présent sera tenu d'inscrire sur un bulletin secret le nom d'un individu qu'il juge à propos d'exclure de la république. Tout nom qui aura été indiqué par quatre bulletins sera immédiatement soumis à un scrutin définitif, et, si les trois cinquièmes des voix concourent contre lui, l'individu désigné subira un exil de deux ans. Six nobles furent aussitôt condamnés par cet ostracisme. On en nomme trois, un Centurion, un Spinola et Claude de Marini; celui-ci bientôt nous le retrouverons en scène. Le sénat, en même temps, bannit vingt-neuf populaires; sans doute avec moins de scrupules et de formalités.
L'annaliste fait dans cette circonstance une seule réflexion. «La manière licencieuse dont certains nobles vivaient encourageait les populaires aux scandales.» Quelque justification de la nouvelle loi que ces mots impliquent, ce n'est pas pour réprimer des désordres privés qu'un État invente une semblable mesure. Il est probable que le vieux levain fermentait toujours, que la confiance en soi-même n'était pas encore acquise au gouvernement. Les éléments de la discorde de 1576 vivaient; parfois ils faisaient effort et menaçaient d'explosion. D'autres que l'écrivain semi-officiel en ont écrit des témoignages. Parmi les nombreux mémoires que l'obscurité dans laquelle en est tombé le sujet a laissés inédits, beaucoup, de motifs nous font croire que nous ne nous méprenons pas en choisissant un de ces guides3 pour nous faire une idée des circonstances de l'époque.
Suivant le document dont nous parlons, à ce temps la seule querelle de l'agrégation était supprimée. Les boutiquiers ne devenaient plus des Doria ou des Lomellini; mais les autres divisions subsistaient, et l'esprit des intérêts divers continuait à être hostile. Être noble, l'être devenu, n'avoir pu y parvenir, c'était la cause d'oppositions tranchées et d'animosités renaissantes. Parmi les nobles, les anciens et les nouveaux ne s'étaient guère rapprochés. Entre les premiers, les quatre familles principales affectaient de plus en plus la prééminence, et, en quelque sorte, ne connaissaient plus d'autre noblesse que la leur. Les autres nobles anciens ou, comme on s'avisait de désigner leur importance secondaire, les grosses têtes, ne venaient qu'à la suite de ces chefs. Parmi les nobles populaires se tenaient à part les cinq familles antiques qui avaient formé des alberghi en 1528, suivis de quelques adhérents anciennement inscrits; puis venait la foule des anoblis modernes, ridiculisés sous le nom de serre-boutiques, parce qu'ils étaient à peine sortis de leurs trafics plus ou moins ignobles pour passer au livre d'or. Ces diverses classes de nobles ne frayaient pas entre elles. Les loges ou cercles des nobles anciens ne recevaient pas les nouveaux; chez ceux-ci les loges des cinq grandes familles censées populaires ne s'ouvraient pas facilement aux anoblis modernes et se fermaient devant les bourgeois.
Il n'y avait plus, comme de 1528 à 1576, deux noblesses censées confondues en une seule. Les lois nouvelles avaient expressément prohibé la distinction des portiques, mais l'usage reconnaissait encore leur existence, et y attachait des effets consacrés par une convention tacite. La succession bisannuelle des doges amenait tour à tour au siège ducal un membre de quatre familles, un des autres nobles anciens, un des cinq familles de la noblesse populaire, et enfin un des inscrits des derniers temps. Mais la bonne foi seule garantissait ce tour de rôle: il dépendait de la majorité de s'y soustraire. Or, en 1626, il y avait deux mille cent vingt-quatre nobles, inscrits sur une population qui ne dépassait pas soixante mille âmes dans la ville de Gênes. Dans ce nombre, sous trente noms seulement, l'ancienne noblesse ne fournissait que sept cent cinquante-neuf individus. La nouvelle avait porté au livre d'or mille trois cent soixante-cinq personnes sous quatre cent quatre-vingt-quatorze noms. Dans cette inégalité la préoccupation des anciens nobles était encore qu'ayant été si longtemps exclus du gouvernement, ils étaient toujours menacés d'une exclusion nouvelle par l'ambition des mêmes populaires à qui le nombre dans le sein des conseils en donnerait le moyen. La loi de 1547 (le garibetto) avait eu pour objet de réserver à cette illustre minorité la moitié des charges et de l'influence politique, en dépit du nombre croissant des nouveaux venus. Les convulsions de 1575 avaient eu pour but au contraire de faire prévaloir les plus nombreux. L'arbitrage de 1576 avait été une transaction qui était venue restreindre l'invasion de la démocratie dans l'aristocratie, mais qui n'avait fait que la ralentir.
Dans les citoyens non inscrits, continue l'observateur, on distinguait le gros peuple et le menu peuple. Les premiers étaient ceux qui se regardaient, non sans raison, comme aussi dignes de la noblesse que la plupart de ceux à qui on l'avait conférée, et beaucoup plus dignes que tant de personnages inférieurs à qui elle était échue au milieu des plus viles occupations. Tous se souvenaient des trois cents inscriptions promises au peuple par décret, dont les listes avaient été dressées et qu'on n'en avait pas moins éludées. Quelques admissions annuelles autorisées par la loi, loin de suffire aux prétentions, excitaient les jalousies. Plusieurs même voulaient l'inscription en masse de la bourgeoisie entière; car, en ce temps de préjugés, pour fonder l'égalité, on rêvait de faire tout le monde noble, et non pas d'ôter la noblesse à tout le monde.
On nous a conservé un singulier exemple du combat obstiné des prétentions. Dans la familiarité de la place publique, tous les Génois avaient l'habitude en se rencontrant de se saluer amicalement de la voix. Mais les nobles voulaient rester couverts, en exigeant que les populaires se découvrissent. Ce fut un sujet interminable de querelles, de violences. Il fallut que le gouvernement intervînt, et qu'un décret (chose misérable!) réglât les salutations réciproques. Nous trouverons ci-après un jeune citoyen engagé dans une conspiration4, où pour premier mobile il fut poussé par ce ridicule incident.
L'espion anonyme qui peint ces discordances cherche ouvertement par quels points nouveaux le gouvernement de Gênes est vulnérable après cinquante ans de durée. «Voulez-vous seulement, dit-il à ceux qui le font écrire, prendre de l'influence dans la république? ne pratiquez pas les anciens nobles; ils sont sans retour vendus aux Espagnols. Leurs fiefs à Naples, leurs créances en Espagne, le risque qu'elles y courent, les suspensions de payement dont la cour de Madrid les effraye, et sur lesquelles ils sont réduits à marchander et à supplier, sont des chaînes qui ne peuvent être brisées. Adressez-vous plutôt à la noblesse nouvelle, à celle du moins dont le titre n'a pas eu le temps de vieillir. Elle n'a rien de ces engagements et elle les déteste.
Mais s'il s'agit de susciter des troubles, adressez-vous à ceux qui attendent en vain l'inscription au livre de la noblesse, et qui parfois la sollicitent jusqu'à Madrid5. Cette cause de jalousie est toujours flagrante. Attachez-vous aussi aux anoblis mécontents, auxquels une rivalité orgueilleuse et blessante dispute le pouvoir qui, entre égaux, devait appartenir aux plus nombreux. Cette classe tient encore par mille liens à la bourgeoisie dont elle sort, et facilement ces deux populations agiront ensemble. Quant au bas peuple, il ne hait pas les nouveautés, mais il ne se soulève pas de lui-même: il suivra les impulsions qui lui seront données, et il les recevra plutôt des populaires que de la haute noblesse6.» Enfin, remarquait-on, cinq cents Allemands, la plupart casernes au palais, trois cents Italiens disséminés en plusieurs postes, et cent Corses, étaient toutes les forces qui défendaient la ville. J. - L. Fieschi, s'il ne se fût perdu au moment du succès, surmontait ces obstacles avec trois cents paysans.
On voit s'exécuter en 1627 une tentative réglée précisément sur ces données, et l'on peut douter que cette statistique politique soit absolument innocente des événements que nous allons retracer. Au reste, observateur ou espion, le judicieux anonyme prévoit que la balance ne pourra rester en équilibre, et il devine le poids qui doit l'emporter. Si la tranquillité subsiste au milieu de tant d'éléments de discorde, c'est qu'un même motif y dispose tous ceux qui possèdent. Tous les riches sont les véritables maîtres de l'État. C'est, en effet, ce qui a fini par rejeter dans l'ombre et dans l'impuissance les nobles pauvres. C'est ce qui a fait désespérer aussi les petits bourgeois des objets de leurs prétentions ambitieuses. C'est ce qui a fait entrer dans une même communauté compacte d'influence et de politique, l'ancien noble resté opulent et l'anobli aussitôt qu'il est devenu égal au premier en richesse, dernier état d'une république faible et abaissée; mais ce n'est que peu à peu qu'elle a gagné cette assiette et l'espèce de calme dont on y a joui.
Les Génois étaient jaloux de leur territoire et surtout de leur littoral. Quelques fiefs impériaux y étaient enclavés; et plus d'une fois des investitures, achetées par des seigneurs qui s'accordaient mal avec eux, inquiétaient leur sûreté et leurs intérêts commerciaux. Final, patrimoine de l'antique famille Caretto; a été longtemps et jusqu'au siècle dernier un de ces sujets de contestations et de traités. Sous prétexte d'un long procès féodal, l'empereur ayant prononcé le séquestre de ce petit État, le roi d'Espagne, d'ailleurs étranger à la contestation, s'était hâté de s'en faire attribuer le dépôt judiciaire et la garde; successivement il entendit s'en arroger la propriété. Il lui convenait, à cause de son gouvernement de Milan, d'avoir pour ses galères et pour ses troupes un abord assuré indépendant de la bonne volonté des Génois. Gênes, à son tour, redoutait à bon droit au milieu de son pays un établissement espagnol; elle craignait qu'on n'y détournât le commerce du transit pour la Lombardie; surtout qu'on n'y fît des dépôts de sel qui alimenteraient les environs au préjudice de ses gabelles (1602). Mais les Espagnols consolidèrent leur possession de leur mieux, et les prétentions des Génois toujours entretenues Surent réservées pour un autre temps (1588).
Sur le même rivage le duc de Savoie possédait Oneille et il cherchait à s'agrandir. Le duc était alors en guerre avec la France pour le marquisat de Saluces, et il n'était pas en mesure de gagner ses procès à main armée (1624). Mais plus tard la querelle de la Valteline éclata; la France rechercha l'alliance du duc de Savoie; et les termes dans lesquels le cardinal de Richelieu raconte ce qui se passa sont assez naïfs pour nous en emparer ici.
«Pour arrêter le secours qu'on envoie à Milan, une diversion est nécessaire en Italie, en laquelle les armes de S. M. ne paroissent pas. Celle qui semble être le plus à propos c'est l'attaque de Gênes au nom du duc de Savoie, sous prétexte de l'injure qu'il a reçue de cette république sur le sujet de Zuccarel qu'elle lui retient. Le fief de Zuccarel appartient pour trois quarts à Scipion Caretto, et pour un quart à Ottavio Caretto. M. de Savoie a acheté les trois quarts de Scipion sans le consentement de l'empereur de qui ils dépendent, et contre un contrat que ledit Scipion avoit passé avec la république de Gênes, par lequel il s'engageoit à ne vendre point Zuccarel de vingt ans qui n'étoient pas expirés. Il en poursuivoit (le duc) l'investiture, laquelle lui est déniée. Ottavio Caretto, cependant, vend son quart à la république de Gênes, qui obtient l'investiture de l'empereur. Ledit empereur confisque ensuite les trois quarts qui appartiennent à M. de Savoie, parce qu'il n'a pas obtenu ce qui étoit dû à l'empire, en ce qu'il a acheté Zuccarel inscio domino. Ensuite de cette infraction la république achète ces trois quarts de l'empereur bien cher auprès de ce qu'ils avoient coûté à M. de Savoie. De là M. de Savoie vient aux armes: voilà le plus juste prétexte que nous eussions pu désirer7».
D'après les accords faits avec la cour de France, le duc fit de grands préparatifs de guerre. Il fut bientôt joint par le connétable de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et par le maréchal de Créqui, gendre de celui-ci, qui lui amenèrent des troupes françaises. La république s'était mise passablement en état de résister au duc, mais non à de tels auxiliaires. Dès le commencement (1625) de la campagne on lui prit Novi, Voltaggio et jusqu'à l'importante forteresse de Gavi. Les ennemis se préparèrent à pénétrer sous les murs de la ville. On croyait sa reddition si immanquable et si prochaine que les assaillants pensaient n'avoir pas de temps à perdre pour s'accorder sur la possession d'une si belle proie. Nous avons les pièces de cette négociation8.
La ville devait d'abord être mise en dépôt entre les mains de la princesse de Piémont, soeur du roi. La garnison serait mi-partie. Le chef serait français, mais choisi par le duc, et l'on voulait que le choix tombât sur Créqui. La possession de l'État de Gênes reviendrait à la France, si par la suite des opérations le duc obtenait Milan. Il n'aurait dans ce cas du territoire génois que Zuccarel. S'il ne gagnait pas Milan, il aurait la rivière du ponant et la Corse. Le roi aurait la ville de Gênes et la rivière du levant. Enfin, si le duc entrait en possession de Genève, il n'obtiendrait en Ligurie que la rivière du ponant; la Corse passerait dans le lot de la France.
Par un dernier article des propositions dressées à Turin, le butin était d'abord employé aux frais de l'armée; le surplus serait partagé entre le duc et Lesdiguières. Le roi dans sa réponse corrige cet article. C'est lui qui entrera en partage du butin, en se chargeant de satisfaire le connétable. Cependant le roi faisait écrire qu'en s'en remettant sur le siège de Gênes à la prudence du connétable, il pensait qu'avant de l'entreprendre, il importait de bien prendre ses précautions, afin de ne pas compromettre la réputation des armes françaises.
On avait annoncé une escadre qui serait renforcée de vaisseaux anglais et hollandais; mais rien de semblable ne parut. Au contraire, les Espagnols avaient réuni dans le port de Gênes soixante-dix galères. Elles ne donnaient aucun secours au reste du littoral, mais elles gardaient la capitale. Lesdiguières jugea impossible d'attaquer sans le concours d'une flotte, une ville qui venait de relever ses fortifications, et qui se montrait décidée à défendre sa liberté; qui d'ailleurs serait incessamment secourue par le gouverneur de Milan. Il refusa, au grand désespoir du duc, d'assiéger Gênes, et, méditant sa retraite, il engagea le prince à conduire l'armée à l'envahissement de la rivière du ponant. On vient de voir que les instructions de la cour de France se méfiaient du succès d'un siège et de l'opportunité de l'entreprendre: peut-être y avait-il une secrète répugnance à détruire au profit du duc, dont la politique était si variable, une république qu'on n'avait attaquée que pour faire diversion à la guerre de la Valteline9. Mais l'Italie entière se persuada que Lesdiguières avait vendu sa retraite et que les Génois l'avaient payée. Ceux-ci, ranimés à mesure que le péril s'éloignait de leur ville, prirent à leur tour leurs avantages. Aidés enfin par des secours venus de Milan, ils regagnèrent les places qu'ils avaient perdues, même le fort de Gavi. Le duc de Savoie accourut pour les reprendre; son camp fut surpris. Forcé à la retraite, il ne put enlever ses canons; ils passèrent aux mains des Génois: peu auparavant ils avaient acquis sur lui un autre trophée; sa galère capitane fut prise.
Le duc était mécontent et il ne tarda pas à tourner ses intrigues vers l'Espagne. Mais Gênes en ce moment se faisait une querelle avec la France. Le ministre français à Turin était un Génois, Claude de Marini, l'un des nobles soumis en 1607 à un exil de deux ans par mesure politique. Il s'était retiré en France; il était habile intriguant, et comme le dit de lui le cardinal de Richelieu, en morale ce n'était pas un ange10. Il se rendit nécessaire et se fit employer quand on se jeta dans les détours de la politique italienne. Il ne faut pas douter que dans sa nouvelle position il n'ait rendu à sa patrie tous les mauvais services qu'il a pu. Un de ses parents, Vincent Marini, était directeur des postes à Gênes. Claude disposait de lui et des correspondances qui passaient par ses mains. Le duc de Savoie cherchait des créatures qui pussent livrer les portes de la ville: le directeur des postes avait prêté son ministère à cette intrigue. Elle fut découverte, et il paya de sa tête la prévarication dont il fut convaincu. Mais il n'était que l'instrument de Claude, et la république feignit d'ignorer qu'un de ses nobles, responsable par sa naissance aux lois de la patrie, était devenu un ambassadeur français. Elle le regarda comme un simple contumace, et le condamna aux peines de haute trahison. On mit sa tête à prix; on rasa sa maison. Une ordonnance du roi de France parut aussitôt11. Elle protestait contre l'outrage fait au droit des gens et à la France dans son ambassadeur. La personne de celui-ci et ses propriétés étaient expressément mises sous la protection royale. Pour représailles, une récompense de soixante mille francs était offerte à quiconque tuerait un des juges qui avaient condamné Marini. Les Génois trouvés dans le royaume devaient être arrêtés et leurs biens séquestrés pour l'indemniser des confiscations prononcées contre lui12. Mais la paix de Monçon entre la France et l'Espagne changea les rapports. Les Génois ne demandaient pas mieux que de s'attirer la bienveillance du roi. A sa requête ils annulèrent la sentence prononcée contre de Marini; ils démentirent même la mise à prix de sa tête, que néanmoins les écrivains du pays donnent pour très-véritable13. De Marini n'en restait pas moins l'irréconciliable ennemi de Gênes à la cour de Turin.
Le traité de paix invitait le duc de Savoie et la république à concilier leurs différends par la voie d'un arbitrage direct (1626). S'ils n'y étaient pas parvenus dans le délai de quatre mois, les deux cours se réservaient d'en être les juges. Il devait y avoir en attendant suspension des offenses. L'accommodement direct fut impossible: le duc donnait ses pouvoirs à Claude de Marini; et l'honneur ni l'intérêt des Génois ne leur permettait d'accepter un tel arbitre. Le jugement fut renvoyé à Madrid: l'ambassadeur de France y devait prendre part avec les ministres espagnols. Quant à la cessation des hostilités, le duc prétendait n'y point être tenu que pour préalable les Génois ne lui eussent rendu ses canons, sa galère et ses prisonniers. Les Génois consentaient à l'échange des prisonniers, mais ils entendaient que les autres restitutions fissent partie des conditions qu'imposeraient les arbitres.
Ainsi menacée, la république éprouvait un autre malheur. L'Espagne était de plus en plus obérée: le principal ministre, Olivarès, se montrait chaque jour plus dur. Un édit, aussi injurieux dans ses termes que fatal dans ses dispositions, rompit violemment les marchés par lesquels les grands capitalistes génois, créanciers et fermiers des revenus espagnols, en étaient les percepteurs directs. Ils se payaient par leurs propres mains, ou avaient des assignations assurées sur les trésors que les galions apportaient d'Amérique. On les priva tout à coup de ces deux sûretés. On les réduisit à une liquidation onéreuse et sans terme dont les titres se vendaient à un tiers de perte; et encore la défense d'exporter d'Espagne des métaux précieux empêchait de retirer sans un nouveau déchet les débris des créances. Ce fut à Gênes un bouleversement complet: dix millions de piastres manquaient à la fois à la circulation, et sur ces dix millions on en calculait cinq perdus sans remède. On fut contraint de décréter une suspension générale des payements, un atermoiement universel, et cinq ou six riches et nobles maisons restèrent en état de faillite14.
(1628) L'ambassadeur d'Espagne n'en osa pas moins, l'année suivante, demander à la république un emprunt de cinq cent mille écus, et sa cour adressa pareille demande à dix ou douze individus riches, ou censés l'être; car, disait une lettre du temps, «maintenant nos richesses sont plus dans l'opinion qu'on en a encore que dans la réalité15.»
Tels étaient les procédés de l'Espagne envers ces Génois qu'elle entendait tenir sous le despotisme de sa politique, et qu'elle compromettait dans sa propre décadence.
Un nouvel incident venait encore troubler l'Italie. Le duc de Nevers, succédant à la branche italienne de sa maison, était devenu duc de Mantoue (1627). L'Espagne ne voulait pas d'un prince français si près du Milanais. Le duc de Savoie convoitait le Montferrat, qui faisait partie de l'héritage de Mantoue. Une prompte alliance réunit ces deux ambitions. Charles-Emmanuel se mit en marche et les Espagnols assiégèrent Casal.
A Turin on ne rompit pas ouvertement avec la France. De longues négociations s'ensuivirent. Les ministres de Louis XIII voulurent du moins empêcher le duc de se livrer entièrement à l'Espagne. On lui faisait sentir qu'il avait lieu de se plaindre de cette puissance qui, chargée de terminer ses différends avec les Génois, y avait mis perpétuellement des obstacles; mais c'était précisément l'amorce que la cour de Madrid employait pour l'attirer à elle16. Quoi qu'il en soit, dans le cours de cette longue affaire, le duc insista sans cesse auprès de la France, pour qu'elle s'engageât à lui laisser conquérir Gênes17. On refusa longtemps de s'y prêter. Il parait qu'enfin on eût consenti à sacrifier les Génois pour ôter à l'Espagne, à ses flottes et à ses besoins pécuniaires, une ressource si considérable; mais le duc tergiversa encore, et la cour de France renonça à le ramener à son alliance.
Le siège de Casal devint la grande affaire de l'époque: c'était pour le pousser que la cour de Madrid demandait de l'argent aux Génois; elle les requérait, en outre, de donner à son entreprise une accession déclarée en fournissant un contingent de troupes. A Gênes, les inclinations et les jugements étaient fort partagés. On était de plus en plus fatigué des Espagnols; mais on se sentait sous leur dépendance. On se demandait seulement où était le plus grand risque d'encourir leur partialité dans la contestation avec le duc de Savoie, soit en se refusant à ses démarches, soit en entrant dans une confédération où la partie adverse aurait bien plus de crédit que la république. Elle céda enfin, sur la promesse formelle de l'Espagne que le duc n'entreprendrait rien au préjudice de Gênes18.
Si tel fut le motif auquel les Génois se rendirent, leur espérance fut immédiatement démentie. Le duc suscita dans leur propre ville une conspiration à son profit dont il ne craignit pas d'avouer les instruments.
(1628) Un aventurier qui se faisait nommer le comte Ansaldo vint à Gênes, s'y cacha et pratiqua un certain nombre d'hommes irrités de n'être pas nobles. Le principal d'entre eux était un marchand nommé Vachero, qui avait quelque fortune et que sa première vie avait rendu familier avec les violences de toute espèce; après lui venait un jeune Fornari, persuadé que les nobles enviaient ses richesses, ses beaux chevaux, et qu'ils prétendaient le contraindre à les saluer. Des médecins, quelques notables, mêlés à nombre d'hommes tarés, prirent part à ces réunions, où Ansaldo se donna pour chargé des affaires du duc. On compta le petit nombre de soldats dont on aurait à se défaire au palais ou aux portes, et l'on assura que pour un coup de main, on n'aurait besoin que de deux cents fantassins que fournirait le duc: on s'emparerait de la ville, et on subvertirait le gouvernement en deux heures. Pendant la délibération sur les mesures à prendre, il vint cependant dans l'esprit des principaux conjurés qu'Ansaldo, en lisant les lettres du duc sans les montrer, les altérait et leur prêtait ce qu'elles ne contenaient pas. Dans le même temps, le duc impatient craignait que son agent ne l'entretînt d'une conspiration imaginaire, et ne dérobât les deniers qu'il s'était fait avancer. L'intrigant Ansaldo se plaça adroitement au-dessus de ces doubles soupçons. Il conduisit Vachero à Turin en secret, et le mit en présence du duc. Les interlocuteurs se convainquirent de ce qu'avaient de sérieux les accords ménagés à Gênes. Vachero caressé, renvoyé avec des diplômes de colonel pour lui et pour le vaniteux Fornari, revint à Gênes en état de donner confiance à ses associés. Le duc avait promis que, sur le premier avis, le prince son fils paraîtrait aux portes de Gênes avec de la cavalerie pour appuyer l'entreprise. Mais on craignait de trouver de grandes difficultés pour introduire, sans donner l'éveil, les deux cents Piémontais qui devaient opérer à l'intérieur. On pensa qu'il ne serait pas impossible de réunir dans la ville même un tel nombre d'anciens militaires, de gens dévoués et de main. Le duc donna de l'argent à Vachero pour les solder et des directions pour trouver des individus qui avaient servi dans les troupes du prince. Dès lors les conjurés ne virent plus rien qui dût les arrêter. Ils firent leurs levées secrètes; ils les casernèrent même; ils choisirent des capitaines parmi les plus habitués au service. L'un d'eux qui, sous une sentence de bannissement, n'en était pas moins dans Gênes, reçut la confidence: il s'en effraya, et bientôt il calcula quel plus grand profit il aurait à dénoncer la conspiration. Il assiste donc aux réunions, il prend connaissance de toutes choses, de l'ordre convenu, du jour assigné; puis, parvenu non sans difficulté jusqu'au doge, il fait son marché et dévoile toute l'affaire. Les deux collèges s'assemblent sans bruit. Tout surpris qu'ils sont, les preuves qu'on leur donne n'admettent pas le doute. Ils sont avertis que, le soir même, les conjurés peuvent être pris en flagrant délit dans le logement de Vachero. Mais les hommes timides redoutent l'attaque d'une maison remplie d'armes et de gens déterminés. Le plus pitoyable expédient est adopté: on se sépare en silence, et le doge donne au barigel en chef un ordre pur et simple d'arrêter Vachero dans la journée, comme on lui aurait ordonné d'emprisonner tout autre délinquant pour la plus mince contravention. Cet exécuteur des ordres du gouvernement trouve bizarre d'avoir à capturer un homme aussi connu, sans sujet apparent. Dans son étonnement ou dans sa répugnance, il fait part de cette singularité à deux de ses connaissances qu'il rencontre dans la cour du palais. C'étaient précisément deux capitaines des conjurés: Vachero est averti sur-le-champ, et tous les conspirateurs disparaissent. Mais les perquisitions fournissent bientôt des preuves nombreuses. On court après les fugitifs; on les retrouve: ils sont livrés à la justice.
Ici est un fait que je ne puis passer sous silence: Vachero était caché dans une campagne solitaire avec un de ses complices de bas étage. La famille de celui-ci leur avait procuré cet asile. Ces pauvres gens vinrent à mettre en délibération s'ils ne livreraient pas le grand coupable, non pour recevoir le prix de son sang, mais pour sauver la tête de leur enfant. Ils allèrent consulter un praticien leur allié; celui-ci leur ôta tout scrupule: ils ne pouvaient pas hésiter, par une fausse délicatesse, entre le crime et la loi. Mais en parlant ainsi le misérable entendait s'emparer de l'affaire et en faire son profit. Il fit offrir au gouvernement de révéler la retraite de Vachero, moyennant qu'outre la somme promise pour cette découverte, on lui accorderait l'impunité de deux conjurés: le marché eut lieu; il toucha à l'insu des parents les quatre mille écus offerts aux révélateurs; et quand il en fut temps, il vendit pour pareille somme la seconde grâce de la vie à Fornari. Ce trafic indigne fut découvert; l'auteur en fut puni; le gouvernement mit en doute s'il laisserait Fornari jouir pour son argent d'une impunité si mal accordée. On finit par commuer pour lui la peine capitale en une relégation, Vachero et les autres complices furent mis à mort19.
C'est pendant le procès que le duc de Savoie eut le courage d'avouer cette bande de malfaiteurs rebelles, et de demander qu'on se gardât bien d'attenter à des hommes pourvus de commissions de lui. Il menaça de représailles; il fit intervenir les ministres espagnols résidant à Gênes et à Milan pour empêcher le jugement. La république, disaient-ils, avait droit de punir, mais en punissant, elle soulevait une querelle qui allait troubler l'harmonie et nuire aux entreprises de la confédération italique. On ne céda point à ces considérations, mais on crut devoir expédier un ambassadeur à Madrid pour y justifier la nécessité où l'on avait été d'exécuter la sentence. L'envoyé fut très-mal reçu d'Olivarès, qui reprocha aux Génois d'avoir fait manquer le siège de Casal. Quant au duc de Savoie, en vertu des menaces qu'il avait faites, il fît rendre une sentence de mort contre ses prisonniers génois; et il remit l'exécution à la discrétion de son comte Ansaldo: odieuse et honteuse manière de le gratifier de rançons!
(1630) Cependant, cessant de ménager le duc, que ne pouvait ni satisfaire aucune concession, ni lier aucune parole, Louis XIII vint avec une armée et força le pas de Suse; le siège de Casal fut levé. Le roi envoya aussitôt à Gênes, afin qu'on n'y prît aucune alarme, et qu'on y sût qu'étant venu pour délivrer les uns, il n'avait pas dessein d'opprimer les autres20. M. de Sabran fut chargé de cette mission, et en profita pour faire connaître confidentiellement au sénat des documents qui prouvaient le peu de fond que la république avait à faire sur la protection espagnole dans sa contestation avec le duc de Savoie. Une ambassade solennelle fut envoyée au roi; et quoiqu'elle n'apportât que des témoignages de respect, les Espagnols surent très-mauvais gré aux Génois de cette démarche. Les partisans français gagnaient quelque terrain à ce moment, dans le sénat et dans les conseils. La faillite dans laquelle l'Espagne avait précipité plusieurs de ses adhérents, les éloignant des affaires publiques, affaiblissait leur parti, et changeait la majorité des votes. Le doge qui fut nommé à cette époque était personnellement désagréable à la cour de Madrid. La république en vint à déclarer solennellement sa neutralité, et le roi l'en fit remercier21. M. de Sabran resta résident à Gênes: nouveau sujet de plaintes pour les Espagnols; et cependant jamais cet envoyé ne fut reconnu sous un titre diplomatique. Il n'était admis auprès du doge que quand il portait un message exprès de son roi.
Le duc de Savoie essaya par mille manières d'arrêter les progrès des armes françaises; négociant, offrant, demandant, changeant sans cesse de propositions, et espérant encore tirer parti de la rivalité des deux grandes puissances qui le pressaient de tout leur poids. Il promettait de retirer ses troupes de l'armée espagnole, et il ne le faisait point. Préoccupé de l'ambition de devenir roi, il insistait, afin d'agrandir son royaume, pour que la France l'autorisât tout au moins à attaquer Gênes. Mais la France avait toujours moins de motifs de détruire la république, ou de la jeter, en la blessant, dans les bras de son ennemi22.
Le fameux général Spinola au service d'Espagne était accouru pour relever le crédit des armées espagnoles. Casal était de nouveau assiégée. Les Vénitiens, qui, alliés du roi, gardaient Mantoue, avaient laissé enlever cette place. Le cardinal de Richelieu revint en Italie avec une forte armée. Pour premier exploit il s'empara de Pignerol, succès qui fit un prodigieux effet parmi les Italiens. Quant aux Génois, dit le cardinal, ils ne savaient s'ils devaient en être tristes ou joyeux23.
(1631) Le duc Charles-Emmanuel ne survécut pas à cette perte. Il mourut, dit-on, en recommandant à son fils de faire la paix. Celui-ci suivit pourtant d'abord l'exemple paternel, négociant de tous côtés et demandant à s'emparer de Gênes24. Mais il céda au temps, et obtint dans le Montferrat des acquisitions avantageuses. Le cardinal conclut la paix à Ratisbonne, et le duc de Mantoue rentra dans sa capitale sous la protection française. Casal lui fut remise. Le crédit des armes et de l'autorité de la France prit de l'ascendant parmi les Italiens, tandis que la puissance espagnole déclina de jour en jour.
CHAPITRE III. Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
Quoique la république eût été plus d'une fois en peine de maintenir ses droits pendant qu'on se battait dans son voisinage et que les flottes des puissances belligérantes couraient son littoral, sa neutralité lui avait été favorable; mais les hostilités finies, il lui restait toujours sa vieille querelle avec le duc de Savoie, long sujet d'intrigues et de jalousie.
L'affaire fut portée à Madrid où l'ambassadeur de France devait en traiter avec les ministres espagnols, et l'on demanda (1628) aux intéressés des pouvoirs pour consentir à l'arbitrage qui allait se faire. La république de Gênes donna le sien à la cour d'Espagne: celui que le duc aurait dû donner à la cour de France fut promis et ne vint jamais. Après une longue attente on s'en passa en prononçant sous le bon plaisir des parties; c'est-à-dire qu'on rédigea bien moins une décision qu'une invitation1. L'accord, au reste, n'était pas compliqué; on devait se rendre de part et d'autre ce qu'on s'était pris. Gênes aurait gardé Zuccarel en payant au duc cent mille écus d'or; et par une clause qui, dans tous les cas, ouvrait la porte à des contestations nouvelles, si le duc prouvait que la valeur de ses prétentions dépassait les cent mille écus, la république devait parfaire l'indemnité.
Personne n'accepta cette décision; et la France s'étant brouillée avec l'Espagne peu après, il n'y eut plus lieu d'attendre un jugement rendu des deux gouvernements. La cour d'Espagne prétendit que la décision si mal reçue avait épuisé le droit réservé en commun aux puissances contractantes dans le traité de Monçon, et que le duc étant devenu son allié comme les Génois, c'était à elle seule à interposer ses bons offices. Le duc, certain de la partialité d'Olivarès en sa faveur, envoya le plein pouvoir qu'il avait refusé jusque-là. Mais la sentence favorable sur laquelle il comptait, on la lui faisait attendre, parce que la politique espagnole avait besoin de ce frein pour contenir la versatilité et l'ambition de ce dangereux voisin des possessions milanaises.
(1631) Maintenant le duc exigeait des Génois2 outre les restitutions, que l'impunité des conjurés de Vachero fût une des conditions de l'accord. Ils y résistaient. Le roi de France leur représentait avec quelle partialité l'Espagne allait juger, et leur rappelait que le butin qu'on leur redemandait ayant été acquis à l'occasion de leur alliance avec la France, il était honteux de s'en laisser dépouiller sans recourir à la protection du roi. Cependant, de lassitude, ils cédèrent. Le roi d'Espagne rendit un jugement qui semblait définitif. Il élevait à cent soixante mille écus l'indemnité de Zuccarel et confirmait dans les autres points la précédente décision3.
Gênes adhéra. Le duc incidenta: il voulait qu'on indiquât de quelle espèce étaient les écus d'or qui lui étaient alloués; en quel lieu lui seraient rendus ses canons; en quel état serait restituée sa galère. La cour d'Espagne autorisa Féria, le gouverneur de Milan, à expliquer le sens des clauses débattues: c'était un substitut encore plus suspect que le principal.
Mais il survint un autre sujet de querelle. Un frère de Vachero, que la république avait relégué à Naples, y trama avec d'autres fugitifs des intrigues criminelles. La république obtint son extradition sans difficulté, et fit faire son procès. Le duc de Savoie intervint avec une extrême hauteur pour s'opposer à son jugement: il fit arriver des remontrances d'Espagne et de France tout ensemble. Mais Gênes ne faillit pas cette fois. Vachero fut condamné à vingt-cinq ans de prison sévère, suivie du bannissement à perpétuité.
Le hasard du renouvellement intégral des conseils y amena en ce moment plus de partisans français (1633): ils firent résoudre l'envoi d'une ambassade à Paris. Mais avant son départ la majorité était revenue aux fauteurs de l'Espagne. Ils ne purent révoquer la mesure décrétée, mais ils retardèrent le départ de l'ambassade tant qu'ils purent, et ils astreignirent l'ambassadeur, par ses instructions, à ne porter au roi de France que de vains compliments4.
Sur ces entrefaites, un prince d'Espagne, le cardinal infant, passe par Gênes en se rendant à Milan. Le cardinal dans sa grande bienveillance demande à être chargé de terminer le différend de la république avec le duc de Savoie. On n'osa refuser sa médiation, et il promit de décider aussitôt qu'il serait rendu à Milan. En effet, au bout de quelques mois, avec l'assistance d'un autre cardinal qu'on lui avait donné pour confesseur et du chancelier de Milan, il rendit une décision finale sur les points que la sentence de Madrid avait laissés douteux. Les écus d'or furent de la monnaie d'Espagne, mais on lui fit glisser une clause qui n'était nullement de la sentence primitive. En confirmant l'amnistie donnée par la république aux Génois rebelles qui avaient pris les armes, on ajoutait que le roi d'Espagne continuerait à décider à quels individus le pardon devait s'accorder. Gênes refusa péremptoirement de se soumettre à cette dernière condition. Le roi ayant déjà déclaré quelles personnes étaient amnistiées, on ne pouvait lui laisser le pouvoir d'en nommer d'autres. Les courtisans du prince cardinal et les ministres espagnols qui l'entouraient, étaient indignés d'une telle résistance; ils s'écriaient qu'il y allait de l'autorité de leur roi d'exiger l'admission de la clause. Mais Gênes l'emporta, et enfin, par l'exécution du traité, cette misérable querelle finit après huit ans de tracasseries.
On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant à quelle obéissance était réduit un État dont naguère la puissance n'était pas méprisable. Il décline à mesure qu'à son détriment grandit son ambitieux voisin: à peine il a le droit de se défendre; il ne le peut sans une protection étrangère qu'il n'est pas le maître de choisir. Les grandes monarchies ne considèrent la faible république que relativement à leur intérêt propre ou à leur jalousie réciproque; qu'en raison de l'influence qu'elles peuvent y exercer ou s'y disputer. L'Espagne avait multiplié les liens: Gênes en sentait toute la pesanteur sans pouvoir les rompre. La France ainsi devancée cherchait à regagner du terrain: mais elle en désespérait presque; et il est curieux de voir comment le fier Richelieu souffrait l'infériorité de traitement, les dégoûts, et surtout le peu de crédit dont l'envoyé de son roi eut à se contenter à Gênes pendant plusieurs années consécutives. «Il y a quinze jours que, ne pouvant venir vers vous faute d'y être reçu avec l'honneur qui semble dû à sa majesté….» ce sont les premiers mots d'une harangue de Sabran au sénat5, lorsque ayant reçu une mission spéciale, on n'avait pu lui refuser audience: jusque-là il n'avait pu communiquer que par l'entremise de son secrétaire. Dans toute la durée de sa résidence, on n'avouait jamais et l'on était souvent prêt à nier qu'il résidât à Gênes un ministre de France; ce n'était qu'un simple gentilhomme du roi, un simple porteur de ses messages, et l'on ne le rassurait pas toujours sur la liberté de son séjour dans l'intervalle des commissions isolées qu'il recevait de sa cour6. On lui écrivait de Paris que le ministre espagnol de Gênes s'était plaint de n'avoir pas été visité par lui. Il répondait qu'il n'était pas fâché que ces messieurs s'en chagrinassent, mais il les verrait très-volontiers, si on lui assurait leur accueil: car il lui conviendrait beaucoup d'être traité en diplomate par les ministres étrangers. Les moindres affaires étaient rendues difficiles. L'établissement d'un consulat français à Gênes eût besoin d'une longue négociation et fut admis d'assez mauvaise grâce.
Sabran, dans sa correspondance, voit sans cesse la tendance vers l'Espagne; le gouvernement lui semblerait prêt à faire déclarer la république ouvertement, sans la crainte d'émouvoir le citadin et le peuple qui ne penchent pas de ce côté. Il y avait même des amis décidés de la France. Sabran les avait fait connaître. Quand Pignerol est occupé, on lui demande si cet événement n'en fera pas déclarer d'autres: on voudrait avoir des engagements écrits. Il répond: «Il faut que vous vous teniez pour assuré de l'intention de ceux que je vous ai marqués, et de tous ceux de même qualité, dont la seule occasion peut faire paraître les effets et qui néanmoins sont infaillibles.» Sabran connaissait, on le voit, la valeur de cette qualité fort commune, mais toujours particulièrement prisée à Gênes, et qui s'y définit par cette locution proverbiale: amis du bon succès!
La France avait aussi quelques pensionnaires parmi les nobles. Sabran les croit de bonne intention; «mais, dit-il, je prierai toujours Dieu qu'es lieux où je me trouverai honoré d'un commandement du roi, ou employé à son service, les pensionnaires de S. M. y aient plus de crédit ou m'assistent mieux.» Il remarque que quand la seigneurie de Gênes veut lui faire parvenir quelque insinuation fâcheuse, ou quelque menace, comme celle d'exiger son départ, c'est toujours ces pensionnaires secrets qu'on lui dépêche, ce qui l'oblige de se garder de s'ouvrir à eux plus qu'à tout autre.
Plusieurs envoyés nouveaux se succédèrent dans le cours de quelques années (1639-1648); tous avaient pour instruction principale d'amener peu à peu les Génois «à considérer également les deux couronnes (de France et d'Espagne), et à se persuader que la conservation de leur liberté dépend de là.» Mais pas un n'y réussit. Aucun de ces agents ne s'acquit même une position diplomatique moins équivoque que celle où nous avons vu Sabran. L'un d'eux écrit (1643) que la république affectait de ne pas lui faire savoir l'envoi qu'elle faisait d'un ambassadeur pour aller complimenter la cour de France à l'avènement de Louis XIV. «En cette occasion, ajoute-t-il, ces messieurs n'ont pas voulu faire une action positive qui pût montrer qu'ils reconnaissent ici un ministre de France. » Voilà de quoi l'on se contentait à Paris; et tels étaient les ménagements auxquels on se prêtait, qu'on chargeait l'envoyé d'assurer à Gênes «tous et chacun, que le roi ne désirait que leur bien, et qu'il ne tenait pas un résident auprès d'eux pour les brouiller avec l'Espagne.»
Une fois seule l'envoyé reçut des ordres rigoureux, et l'occasion en est singulière. On lui écrit: «On a trouvé fort étranges au conseil du roi les témérités de Castelli, gazetier de Gênes, qui a osé plusieurs fois employer en ses nouvelles, diverses choses scandaleuses et fausses contre l'honneur et la réputation de la France. C'est pourquoi, vous lui ferez dire qu'il s'abstienne dorénavant de parler ou écrire en aucune façon des affaires de la France ou de ses alliés, sous peine d'être maltraité et vigoureusement châtié, si, après avoir été averti, il ose l'entreprendre. » Après cet avis officiel, on proposa privément au journaliste de faire sa paix, en acceptant un associé du choix du ministre de France. Castelli se justifia d'abord en montrant qu'il n'avait fait que répéter ce qui se trouvait dans d'autres feuilles; et à défaut de l'association qui ne put se combiner, l'écrivain s'empressa de se remettre tout entier à la générosité du cardinal Mazarin.
Enfin en 1648 la France n'eut plus à Gênes d'autre agent que Gianettino Giustiniani, gentilhomme génois fort pauvre, fort avide et de peu de consistance. Il s'était fait le correspondant officieux de Mazarin qui l'avait connu personnellement et qui le prit pour son chargé d'affaires. Cette mission entre les mains d'un noble, membre de droit du gouvernement en cette qualité, était peu conciliable avec les lois de la république. Giustiniani le répétait souvent pour se faire valoir comme si son dévouement à la France le rendait suspect, l'exposait même à des pénalités. Mais il est évident que les Génois trouvaient très-bon de n'avoir de la part du cabinet français qu'un des leurs pour intermédiaire et pour surveillant. Dans les lettres ridiculement flatteuses et emphatiques de celui-ci, et de quelque hauteur énergique qu'il se vante quand il a été chargé de parler au nom de la France, informations, récits, suggestions, conseils, tout enfin n'est visiblement que ce que le sénat lui dicte7.
(1639) Parfois cependant on était sorti de cette sorte d'abnégation de tout ressentiment. Un navire français avait été capturé dans les eaux de Gênes, au mépris de la neutralité de la république; elle en était responsable et elle promettait de le faire rendre. Mais la restitution tardait. Un ambassadeur génois se trouvait à Paris, on lui notifia de garder les arrêts dans sa maison, lui et tous les siens, jusqu'à ce que la capture fût délivrée. Dans une autre occasion la république envoyait un noble Pallavicino résider en France. Le cardinal le fit retenir à Marseille, et déclara qu'on n'admettrait point pour envoyé un si fougueux partisan espagnol (1648). Dans les dernières années qui précédèrent la paix de Westphalie, la France obtint le passage de ses troupes sur le territoire et par tous les ports de Gênes, la capitale exceptée. Mais cette résolution fut enlevée dans un moment où le hasard des élections favorisait les partisans de la France8.
Gênes était ainsi travaillée par les entreprises des étrangers. Son gouvernement avait besoin de force pour maintenir à l'intérieur l'obéissance; car quiconque troublait l'ordre trouvait des protections intéressées; et plus d'une fois des membres même de la noblesse passèrent pour avoir demandé justice et vengeance à la main des scélérats plutôt qu'aux lois. Grâce à l'impunité, les mêmes instruments, meurtriers et brigands pour leur compte, se trouvaient encore tout préparés pour les complots politiques comme satellites, ou pour le guet-apens comme sicaires.
(1628) On imagina, pour remédier aux dangers et aux désordres, un moyen destiné à réprimer et à prévenir tout ensemble, mais un de ces moyens périlleux par lesquels dans son émoi l'autorité essaye d'inculquer la terreur. Immédiatement après la conjuration de Vachero, et pour en poursuivre les restes, on institua la magistrature ou tribunal des inquisiteurs d'État, dont le nom redoutable a eu quelque célébrité. Un sénateur (procurateur) et cinq membres composaient ce tribunal, tous choisis parmi les nobles les plus dévoués au gouvernement et de la plus grande expérience: car on leur voulait autant de prudence que de zèle. Leurs fonctions étaient de rechercher les délits qui pouvaient menacer l'indépendance, la liberté et la paix de la république; faits, écrits, paroles, relations avec l'extérieur, tout était de leur ressort: le noble était leur justiciable comme le citadin. Ils dépensaient les fonds de l'État sans rendre compte. Leur procédure restait secrète; leurs oreilles étaient, comme à Venise, ouvertes aux dénonciations anonymes; ils avaient leurs délateurs et leurs espions. Ils étaient instructeurs et juges sans appel jusqu'à la peine de mort exclusivement. Si l'affaire était capitale, ils venaient siéger avec les deux collèges; ils faisaient le rapport, et tous ensemble prononçaient: la condamnation passait aux deux tiers des voix.
Dans les autres cas les inquisiteurs avaient pour mission de juger ex informatâ conscientiâ, autorité arbitraire, effrayante dans un pays où pour tout autre tribunal la conviction des accusés était attachée à un système légal de certaines preuves, ou à des témoignages géminés de chaque fait. Les inquisiteurs seuls prononçaient comme nos jurés, sur la seule impression de leur conscience. Mais quel jury! secret permanent, irrécusable, composé sans contrepoids de grands fonctionnaires de l'État, en un mot, juges et parties; c'est leur conscience politique qui parlait plus haut que celle d'homme; et pour les mettre plus à l'aise, la loi avait eu soin de les autoriser, quand les preuves ne marchaient pas avec les soupçons, à se débarrasser par le bannissement ou par cinq ans de relégation dans quelque île, de ceux qu'on ne pouvait déclarer convaincus; mais pour les acquérir, ces preuves, les instruments de torture étaient à la disposition des inquisiteurs; et c'étaient les plus scrupuleux qui en prodiguaient le plus l'usage, car ils se sentaient bien plus en repos en condamnant un prévenu qui confessait, qu'en exilant un suspect qui n'avouait pas sa faute.
On n'avait d'abord voulu renvoyer aux inquisiteurs que les crimes contre l'État; mais les yeux tendus pour épier les crimes politiques voyaient jusqu'aux incidents de la vie privée. Peu à peu cette juridiction fut étendue sur les voleurs, les joueurs, les gens de mauvaise vie, sur le scandale en général, c'est-à-dire sur le secret même des familles. Quant aux étrangers, sur le moindre soupçon ils étaient renvoyés sans aucune forme de procès.
Il faut l'avouer, ce qui restait de moeurs sauvages justifiait l'autorité discrétionnaire accordée à la répression. Les tentatives de quelques hommes vendus au duc de Savoie, quelques intrigants qui allaient faire au cardinal Mazarin des offres impuissantes et à peine écoutées9, occupèrent d'abord les inquisiteurs; mais on voit bientôt entre leurs mains des affaires où probablement la politique était pour peu de chose ou pour rien. Dans une quinzaine d'années on trouve répétées des violences en ville et à la campagne, des personnages riches enlevés ou rançonnés; des nobles expulsés pour leur conduite scandaleuse et pour leur rébellion contre les lois; deux, condamnés pour des meurtres; des assassinats commandés et exécutés à prix d'argent; un sénateur poignardé dans les rues, un autre sénateur prenant la fuite pour se soustraire à la justice, et condamné à la peine capitale par contumace pour avoir enlevé et tenu en chartre privée un misérable qu'il accusait de s'être chargé de l'assassiner. Il l'avait mis à la torture et l'y avait laissé pour mort. Un des hommes qui bientôt après tenta une conspiration ouverte avait commencé sa carrière en prenant les armes et en conduisant des stipendiaires sur la place publique, en plein jour, pour une simple querelle de particuliers.
Cependant si les excès de quelques individus faisaient croire que le règne de l'ordre avait peine à s'établir, la sévérité de la répression attestait qu'on s'y efforçait sans dévier.
Depuis que la noblesse avait cessé d'être envahie ou sans cesse menacée d'irruption, elle se comptait, elle s'unissait mieux; elle sentait que dans le gouvernement tous les riches avaient le même intérêt, et que la communauté des vues était plus utile à rechercher que celle des origines.
La marche de cette oligarchie est assez marquée. Sa première origine remonte à la loi de 1528, qui aux procurateurs bisannuels adjoignit comme procurateurs perpétuels les doges sortis de charge et honorablement acquittés dans l'épreuve du syndicat. Les procurateurs, comme on l'a vu, composaient la chambre spécialement chargée de l'administration des deniers. Mais cette chambre était, comme le sénat, l'un des deux collèges qui, réunis, présidaient les conseils, qui avaient l'initiative des propositions, et possédaient, en un mot, la plus grande influence sur la conduite des affaires. Les doges n'avaient pu être choisis que parmi les hommes les plus considérables. Quand après avoir été deux ans à la tête de l'État, après avoir été le pouvoir exécutif de la république et les maîtres de la diplomatie, ces grands personnages se trouvaient membres à vie du gouvernement dans sa partie la plus élevée, on sent tout le crédit, toute l'autorité qu'ils devaient acquérir dans des collèges où de nouveaux venus arrivaient tous les six mois et ne restaient que deux années.
Nous avons vu que, suivant un usage assez respecté, les nobles anciens, les nouveaux, les antiques familles réputées populaires, et les inscrits modernes, se donnaient tour à tour des doges. Ainsi dans les sénateurs perpétuels, il se trouvait des hommes de toutes les classes de la noblesse; mais ce n'était pas dans la pauvreté qu'on était allé chercher les chefs de l'État, nouveau moyen de rapprochement entre les familles riches de toutes les origines.
Cependant la mobilité annuelle des conseils, le renouvellement intégral, l'incapacité légale, des membres sortants pour une réélection immédiate, étaient essentiellement défavorables à la stabilité des procédés du gouvernement. Les anciens doges, devenant seuls grands fonctionnaires à vie, y gagnaient encore quelque chose; mais du renouvellement annuel des autres fonctions il ne sortait le plus souvent que des contrariétés ou des hésitations qui empêchaient de fonder l'unité des maximes de la politique. Dans le petit conseil, destiné à conduire essentiellement les affaires en concours avec les deux collèges, ou à préparer celles qui étaient réservées au grand conseil, l'inconvénient se rendait sensible. On n'y avait pas le temps de remplir utilement sa mission: la chaîne s'y rompait tous les ans. Mais en 1652 on fit passer en loi que les cent membres du consiglietto, à la fin de leur année, resteraient adjoints au consiglietto de l'année suivante. Ce petit conseil fut donc de deux cents membres, nommés pour deux ans et renouvelés annuellement par moitié. L'institution gagna en force par le nombre et par la durée. Cette innovation fut faite à titre d'essai pour cinq ans: après une première prorogation elle devint perpétuelle.
Il survînt une peste qui ravagea l'Italie: Gênes fournit à la mortalité un triste contingent10. Beaucoup de nobles périrent ou se dispersèrent. On ne fut plus en état d'avoir un grand conseil de quatre cents membres, et de les remplacer à la fin de l'année avec un an d'intervalle entre les sorties et les rentrées des mêmes individus. Ou déclara que le grand conseil pouvait contenir tous les nobles qui auraient atteint vingt-deux ans. C'était une satisfaction qu'on semblait donner aux moindres nobles; mais c'était aussi une assurance que les puissants resteraient sans interruption à la tête des conseils.
Cependant les deux conseils étaient toujours censés électifs. Dans l'ancien état des choses, c'était après avoir composé le grand qu'on y prenait cent membres pour former le petit. Par une dernière innovation il fut réglé que les électeurs nommeraient d'abord le consiglietto. Ce changement semblait de peu d'importance depuis que le grand conseil était plutôt la réunion de tous les nobles qu'un choix entre eux. Mais on voulait qu'il fût reconnu, une fois pour toutes, que le petit conseil n'était pas un simple démembrement du grand, qu'il avait son existence indépendante et son autorité propre. Dès ce moment ses membres furent, pour ainsi dire, à vie de fait sinon de droit. Je ne doute pas qu'on ne doive regarder cette distinction entre les deux corps comme le dernier sceau de la constitution oligarchique qui a gouverné Gênes jusqu'à nos jours. J'ajoute que la mesure rencontra peu d'obstacles: et si nous avons vu qu'en 1626 on montrait à l'étranger, comme vivants et faciles à faire éclater, les mécontentements et les jalousies qui avaient produit une guerre civile cinquante ans auparavant, on peut accorder quelque habileté aux hommes qui avaient opéré sans bruit un si grand changement. Les petits nobles, au lieu de conspirer, se firent les clients des grands; contents de leur séance au grand conseil et de quelques profits obscurs qui en résultaient pour eux, ils obtenaient certains emplois inférieurs civils et militaires, et quelques postes subalternes dans les finances ou à Saint-George. Si les classes bourgeoises supérieures conservaient quelque rancune de leur infériorité, elles le dissimulaient, et l'espérance d'un changement dans le gouvernement paraissait oubliée. Pour les classes inférieures, y compris ces artisans qui, un peu auparavant, avaient prétendu avoir aussi leur portique, et donner peut- être des successeurs à Paul de Novi le teinturier, elles montraient à cette haute noblesse un dévouement qui allait presque au fanatisme On y prenait peine: ces nobles s'imposaient le faste pour salarier le peuple; ils se faisaient les tuteurs des pauvres familles; on s'emparait surtout de ces sentiments si connus et si exaltés de nationalité et de vanité populaire qui, au seul nom de Gênes, font tressaillir tout coeur génois. On ne négligeait rien pour satisfaire cet orgueil national. Au dedans on frappait les yeux par des pompes et des cérémonies, dont les voeux religieux et la piété publique fournissaient toujours l'occasion. Au dehors, la république cherchait sa place parmi les puissances italiennes. A cette époque elle briguait et s'attribuait enfin le titre de sérénissime11, la pourpre pour son chef, et les insignes royaux. La Corse passait pour un royaume12. Gênes avait imaginé de décerner à la Madone sa protectrice le titre de reine (1637), On posa solennellement sur le front de la statue de la sainte Vierge une couronne; dès lors le palais ducal devint le palais royal, et le doge, au grand jour de son couronnement, montra au peuple ravi le manteau des rois et le diadème. Ces mesures assez puériles tendaient à un but auquel la vaine et cérémonieuse Italie trouvait une réelle importance. Gênes déchue ambitionnait auprès des autres États un traitement honorifique égal à celui qu'on ne contestait pas à la république des Vénitiens toujours considérée comme puissante. Quelques cours, comme celle de France, se prêtaient à cette prétention: mais Gênes briguait à Vienne les honneurs royaux; surtout à Rome l'admission des ambassadeurs de la république dans la salle royale13, et on ne pouvait l'obtenir. Nous verrons le gouvernement de Gênes poursuivre un siècle entier cette entreprise avec la ténacité et les sacrifices qu'auraient mérités les avantages politiques les plus solides. Nous la verrons acheter à haut prix la condescendance impériale, et toujours échouer à la cour romaine.
Et cependant, dans son propre sein, le gouvernement ne pouvait empêcher l'archevêque de Gênes renouvelant une querelle déjà ancienne, de faire à la seigneurie l'affront de hausser son siège épiscopal à l'église au- dessus du trône du doge; querelle misérable sans doute, mais symbolique, si l'on peut parler ainsi. Le prince de l'Église prétendait être plus que le chef de la république. Les archevêques se regardaient comme les pasteurs d'un troupeau et non comme les sujets de l'État. Ils affectaient non-seulement l'indépendance envers le gouvernement laïque, mais le droit à une juridiction pleine et entière qu'ils ne tenaient que de Rome et qu'ils s'étudiaient à étendre. Cette juridiction avait ses juges, ses sbires, ses prisons à l'archevêché. Elle tentait parfois de faire des décrets comme le sénat; de statuer des peines contre l'inobservance des fêtes contre les concubinaires et autres pécheurs. Un noble surpris dans une débauche fut ainsi condamné à l'amende, et les huissiers de l'officialité ne craignirent pas d'aller chez lui pour saisir ses meubles. Il les fit chasser de son palais, et l'affaire se compliqua de cette prétendue rébellion. La justice civile, à son tour, avait arrêté un particulier porteur d'armes défendues; celui-ci déclara que sous son vêtement laïque il était prêtre, et la rote, craignant d'outrepasser sa compétence, suspendit sa procédure. L'archevêque, aussitôt, envoya à la prison pour que le détenu lui fût livré, et s'indigna que les gardiens osassent attendre un ordre de l'autorité pour le lui rendre. Il s'emporta jusqu'à prononcer des excommunications. Mais le gouvernement n'était pas disposé à céder; on résista. On expédia le chancelier de la république à Rome; il y porta de telles plaintes que l'archevêque y fut appelé et retenu longtemps, ce qui fit tomber le scandale.
(1664) On vit même plusieurs fois la république se départir du scrupule d'offenser Rome, et de cette obéissance craintive que les papes avaient si longtemps attendue de ses humbles respects. Le cardinal Impériale, mêlé à Rome dans la querelle de M. de Créqui, s'était retiré à Gênes où son séjour déplaisait à Louis XIV. Les inquisiteurs d'État ne craignirent pas de lui intimer l'ordre de se retirer. Il résista, et ne manqua pas de nier le droit de l'expulser sans l'aveu du saint-père. Le sénat envoya chez lui la force armée. Il ne l'attendit pas et disparut. Un de ses frères était alors sénateur. Compromis par la vivacité avec laquelle il avait soutenu la résistance du cardinal, il reçut l'ordre de se rendre en prison. Il désobéit et prit la fuite. Des explications survinrent qui satisfirent la cour de France; le cardinal fut rappelé de son exil. Le sénateur rentra à la recommandation du roi, mais le pape ne cessa point de se ressentir de cette offense.
(1669) La république, bientôt après, se fit à elle-même une justice éclatante qui excita bien d'autres plaintes. L'inquisiteur de Gênes était un dominicain envoyé de Rome et nommé directement par le pape. Suivant les conditions faites en 1535, il n'y avait à Gênes qu'un seul inquisiteur, et il ne pouvait prononcer qu'avec le concours d'assistants choisis par le gouvernement, docteurs en théologie ou en droit, religieux et séculiers par moitié. Mais l'inquisiteur tendait à agir par lui-même, par l'autorité propre au saint-office et non par cette sorte de délégation fit de tolérance. De fréquentes contestations s'étaient élevées à l'occasion de tentatives de cette nature. La dernière amena un éclat singulier. L'inquisiteur s'était avisé de faire afficher dans Gênes, de son autorité privée, des prohibitions de livres défendus par l'index de la congrégation romaine. La république en fut blessée. Les collèges prirent d'abord l'avis de leurs théologiens; puis ils firent leur rapport au petit conseil, où l'on délibéra qu'on expulserait l'inquisiteur. Trois sénateurs furent chargés de le faire comparaître, et de lui intimer cet ordre, en présence de deux autres dominicains, afin, lui dit-on, que leur témoignage l'empêchât de faire au pape des récits mensongers, comme il en avait la coutume. Cette déclaration ne se passa pas sans produire une scène aussi ridicule que violente. Dès les premiers mots l'inquisiteur s'écria, interrompit la lecture par ses clameurs. Il se boucha les oreilles pour que l'intimation qu'on prétendait lui faire n'arrivât pas jusqu'à lui; il tenta de s'y soustraire par la fuite; retenu, il protesta et déclara l'assistance excommuniée. On le garda à vue; on assembla de nouveau les théologiens du pays; sur leurs avis on réunit encore le consiglietto; et, les consciences toutes bien rassurées, le prisonnier, sous une bonne escorte de soldats allemands du palais, pour le garantir, lui dit-on, de la colère du peuple, fut expédié la nuit même au delà des frontières14.
CHAPITRE IV. Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
Ce n'est pas seulement envers la cour de Rome, ou pour tenir tête à ses adhérents, que la république eut besoin de fermeté. Elle éprouva une violence inouïe de la part du gouvernement espagnol dont la politique aurait dû plus que jamais ménager un pays où il trouvait tant de crédit et de ressources. La hauteur et l'indépendance des gouverneurs de Milan firent mettre en oubli tous les motifs de bienveillance et amenèrent une catastrophe. L'Espagne conservait Final au détriment des droits que les Génois croyaient y avoir. On rêvait à Madrid ou plutôt à Milan le projet de creuser sur ce point du rivage ligurien un vaste port qui absorberait le commerce de Gênes. En attendant, on y faisait la contrebande du sel, qu'on fournissait aux populations génoises environnantes. Il arrivait fréquemment de Madrid des ordres qui défendaient d'empiéter sur les droits de la république, mais les officiers de Milan n'en tenaient compte. Les habitants de Final à leur tour, ne se souvenant plus d'être Génois, et se prévalant de la protection intéressée de leurs maîtres actuels, couvraient la mer de leurs embarcations; dans les rades génoises qu'ils fréquentaient, ils bravaient les règlements de la police sanitaire. Si l'on procédait contre eux, ils usaient de représailles de leur autorité privée. Ils faisaient des prises sur les Génois. Deux commissaires de la république et deux galères furent envoyés pour protéger la navigation (1654). Quelques barques de Final furent prises ou brûlées: elles étaient en contravention flagrante aux règles ordinaires. Sur ces nouvelles le gouvernement de Milan dépêche un officier de justice qui, à peine parvenu à Final, s'avise de traiter de piraterie les mesures des Génois, et lance une vaine condamnation à mort contre les commissaires du sénat qui ont procédé et contre les capitaines des galères qui saisissent ou visitent les bâtiments. En représailles de cette folle procédure la république condamne le commissaire milanais ridiculement à la peine capitale par contumace. On tenait en prison un patron de Final sous une sentence non exécutée qui le condamnait aux galères: on l'y envoie réellement.
Alors le gouverneur de Milan ne voit rien de mieux à faire que d'obtenir secrètement de Madrid un ordre qui met en séquestre, le même jour, tous les biens des Génois existant non-seulement dans le Milanais, mais dans les royaumes de Naples et de Sicile. Là, tout fut saisi à la fois, les fiefs, les récoltes, les fermages, les créances sur l'État ou les dépôts dans les caisses publiques, maisons, magasins et navires (1654). Ainsi l'on séquestra cent fois peut-être plus que tout Final ne pouvait valoir. Il fallut recourir aux supplications pour que les propriétaires les plus opulents, les marchands les plus accrédités, obtinssent sur ce qu'on leur détenait quelque faible prélèvement pour le pain journalier de leurs familles.
Frappée d'un coup si violent par une main qui devait être amie, la république ne s'abattit point et conserva quelque dignité. Elle défendit tout commerce avec les sujets de l'Espagne. Elle rappela tous les officiers, tous les matelots qui servaient à l'étranger; ce qui était dépeupler la marine de ses oppresseurs. Elle défendit la sortie des capitaux, dans l'intention de leur ôter leurs ressources ordinaires. Elle répandait dans toutes les cours ses protestations et ses plaintes. Une ambassade qu'elle dépêcha à Madrid y fut d'abord mal reçue: sur les premières nouvelles de ce mauvais succès on chercha quelque chose de plus que des médiateurs: on pensa à un traité d'étroite alliance avec la France, de nouveau en guerre avec l'Espagne. M. de Lyonne, en passant pour se rendre à son ambassade de Rome, offrit la protection du roi et encouragea les Génois à résister à l'injustice. Ces démarches ne furent pas inconnues à Madrid; elles y amenèrent d'autres réflexions. On y sentit enfin l'énorme disproportion des mesures prises aux griefs imputés. On s'aperçut du préjudice qu'on se portait en privant l'Espagne, ses villes et ses flottes, de tant de Génois industrieux et laborieux qui suppléaient à l'indolence des gens du pays. On apprécia la nécessité d'avoir le port de Gênes pour la station et le refuge des galères espagnoles. On se souvint surtout de l'infatigable confiance de ces prêteurs génois que rien encore n'avait pu dégoûter d'ouvrir leurs bourses. Les séquestres furent levés; on annula de part et d'autre toutes les procédures; les rapports de Final avec Gênes restèrent sur l'ancien pied, c'est-à-dire qu'une grande querelle demeura tacitement ajournée; et la réconciliation ne fut pas sans honneur et sans profit pour la république. Elle fit à Lyonne d'assez vains remercîments1.
(1655) Un incident beaucoup moindre, mais assez singulier, lui valut une satisfaction d'une autre espèce: à Marseille, le peuple, irrité de se voir braver par des corsaires barbaresques, presque à la bouche du port, s'empara tumultuairement d'une galère génoise qui se trouvait à l'ancre, s'y jeta en foule et s'en servit pour aller donner une chasse inutile à ces écumeurs de mer. La galère fut ramenée saine et sauve; mais la république se plaignit à Paris de cette voie de fait. Le cardinal Mazarin exigea qu'il en fût fait justice. Les consuls de Marseille écrivirent au sénat de Gênes; ils excusèrent sur l'aveugle transport de la populace un acte que les magistrats avec tous les habitants honnêtes désavouaient hautement. Un envoyé, député de la ville, vint à cette occasion renouveler l'ancienne amitié qui unissait autrefois les deux cités. Il fut reçu avec de grands honneurs. Il s'exprima devant le gouvernement en magnifiques termes oratoires. Le doge et les collèges donnèrent des réponses dans le même esprit, et s'engagèrent à solliciter eux-mêmes à Paris le pardon des coupables.
Malheureusement Louis XIV, quand il eut pris en main les rênes de son gouvernement, ne fut pas si bien disposé pour la république.
D'abord, les Génois ayant entrepris de renouveler des relations longtemps interrompues avec la Turquie, et de faire admettre leur pavillon à Constantinople, la France, d'après les règles d'une politique assez usitée, leur rendit autant de mauvais services qu'elle put. Ses capitulations avec la Porte ottomane lui donnaient le droit de protéger non-seulement les pèlerins, mais aussi les commerçants des États chrétiens, qui n'avaient pas de traité de paix avec le sultan. Sa bannière avait le privilège de leur servir de sauvegarde, et elle avait ainsi intérêt à s'opposer à de nouveaux traités qui lui enlevaient des protégés et lui donnaient des concurrents. Les Anglais jouissaient d'une ancienne alliance; ils venaient d'en obtenir la confirmation, grand sujet de jalousie; car ils prétendaient avoir les mêmes droits que la France, et vendre leur patronage aux Hollandais; ceux-ci, quelques années après, à la paix de Ryswick, se réservaient encore que la France leur conserverait sous son pavillon leur participation à ses privilèges commerciaux au Levant.
(1665) C'est au milieu de ces rivalités intéressées que les Génois, sans bruit, eurent l'habileté de dérober en quelque sorte une concession inattendue. Dans un voyage entrepris par un goût d'exploration, un de leurs nobles, Jean-Augustin Durazzo, conçut l'idée de faire reprendre à la marine et au commerce de sa patrie des rapports, source autrefois d'opulence et encore très-profitables. Le gouvernement de Gênes, qui observait tristement le déclin de l'activité mercantile du pays, adopta avec ardeur cette vue patriotique. Durazzo retourna au Levant muni d'amples pouvoirs; mais il n'y alla qu'en se glissant dans la suite d'une ambassade autrichienne, en sorte que sa mission resta cachée. Aussi délié que zélé, il sut se procurer des appuis. Un renégat, interprète en faveur, né sur le sol de la Ligurie, n'avait pas oublié l'amour de la terre natale. Il servit Durazzo, et lui donna accès auprès du vizir. Une négociation secrète s'établit; le traité qu'on venait d'accorder aux Anglais servit de modèle. La convention signée, Durazzo se hâta d'aller la porter à la ratification, et bientôt il fut renvoyé (1666) à Constantinople en qualité d'ambassadeur, conduisant avec lui un résident, un consul pour Smyrne, et porteur de riches présents pour le sultan et pour ses ministres.
Quand l'ambassadeur de France fut informé de ce qui se passait, il n'oublia rien pour faire rompre le traité. N'ayant pu y réussir, il protesta: il ne communiqua en aucune manière avec la légation génoise. Il travailla pour faire manquer l'audience solennelle qui était réservée à celle-ci. Elle eut lieu enfin à Andrinople avec beaucoup de pompe. Durazzo rentra à Gênes content d'un tel succès de sa dextérité. Cependant le commerce n'y gagna guère, la navigation génoise ne s'en releva pas mieux de sa décadence. L'admission de son pavillon aux Dardanelles ne la garantissait pas de l'attaque des corsaires barbaresques; en un mot, la négociation de Durazzo ne porta ni à Gênes autant de profit, ni à Marseille autant de préjudice qu'on l'avait craint chez les Français2.
Le duc de Savoie Charles-Emmanuel II n'avait pas renoncé à ces vues politiques de sa famille, à cette ambition qu'enfin réalisa son fils encore plus ambitieux que lui. Il voulait être roi, et d'abord se faire un royaume. Cette maison avait toujours les yeux fixés sur le littoral ligurien, où elle s'indignait de ne posséder que Nice et Oneille. Elle étudiait tous les moyens de s'y agrandir; elle convoitait Port-Maurice et Savone; et s'il se découvrait quelques instruments de troubles, propres à donner l'occasion de tenter un coup de main, la cour de Turin les recherchait aussitôt.
Il y avait à Gênes un jeune noble, Raphaël della Torre: il était neveu d'un sénateur, et petit-fils de celui qui avait écrit l'histoire de la conspiration des Vachero, après avoir été juge instructeur de cette affaire: mais ce jeune homme s'était formé sur d'autres exemples. Ses désordres et la bassesse de ses liaisons l'avaient avili à ce point, qu'il fut convaincu d'avoir trempé dans le vol nocturne fait sur la mer d'une somme d'argent qu'on transportait de Gênes à Livourne. Son palais de campagne, situé sur le rivage, avait servi aux voleurs de repaire pour guetter la prise, d'asile pour la receler; et l'usage imprudent qu'il fît de sa part servit à faire découvrir le crime (1671). Il avait pris la fuite; on prononça contre lui une peine infamante. Réfugié à Oneille chez le gouverneur piémontais, il s'y répandit en invectives et en menaces de vengeance. On l'invita à se rendre à Turin; il y devint capitaine dans le régiment des gardes.
(1672) Le duc assemble des troupes sous des prétextes qui n'avaient rien d'hostile. Il forme une véritable armée vers la frontière génoise de la rivière occidentale. La république y porte son attention, mais il n'existait aucun sujet de querelle. Deux ans auparavant quelques difficultés s'étaient élevées sur la délimitation du territoire. Le roi de France avait aussitôt requis les deux parties de retirer les troupes qu'elles avaient mises en marche, et d'accepter l'intervention de son ambassadeur en Piémont, l'abbé de Servient3. La décision que celui-ci avait rendue, exécutée sans réclamation, ne semblait avoir laissé aucun lieu à contester ultérieurement.
Cependant Torre avait couru les montagnes, il avait cherché partout des partisans à engager en faveur des entreprises que le duc de Savoie ne tarderait pas à réaliser. Avec un des principaux habitants du pays, il avait été plus explicite. Il l'avait fait entrer dans ses menées: il lui avait déclaré que l'armée piémontaise était destinée à enlever Savone, tandis que lui-même, aidé de quelques amis, tenterait de soulever la ville de Gênes. Il avait tout préparé. Un magasin à poudre devait être incendié pour accroître la surprise et le désordre. Les marches de l'armée étaient combinées sur ces mouvements; et les mesures étaient prises pour que tout éclatât au même jour.
En effet, les troupes du duc se meuvent, franchissent la frontière, s'emparent des défilés et prennent leur chemin pour descendre vers Savone. Mais tout à coup elles s'arrêtent: on tient conseil de guerre; à l'issue, on change de route et l'on se porte au couchant sur la Piève. Cette place ne pouvait se défendre contre tant de forces; elle fut occupée sans résistance.
Suivant la narration génoise, l'homme à qui Torre s'était confié et qui avait paru s'associer à ses plans, avait livré le secret au gouvernement; la conspiration était éventée à Gênes; Torre, venu sur le territoire, en était sorti avec précipitation. Savone était en sûreté: la nouvelle qui en était parvenue au camp piémontais, occasion imprévue du conseil de guerre, avait fait changer la destination des troupes; on tournait le dos à Savone où il n'y avait rien à faire; on essayerait de pénétrer à Albenga et à Port-Maurice, et la Piève en ouvrait le chemin.
Suivant les premières déclarations officielles des Piémontais, on n'avait jamais eu qu'un seul but. Les habitants de deux villages voisins, dont le plus petit qui relevait du Piémont était une sorte d'enclave dans le territoire génois, vivaient en mauvaise intelligence. Ils se disputaient des pâturages et s'enlevaient des troupeaux. La limite sur ce point n'avait pas été réglée par Servient. Les paysans piémontais étaient opprimés. Le seigneur de leur village réclamait; le duc lui devait main- forte; or il ne pouvait parvenir au lieu contesté sans mettre garnison dans la Piève. C'est à quoi il avait dû procéder, en marchant, en force, il est vrai, mais amicalement, et sans troubler le bon voisinage. Et c'était pour la protection de ce hameau que quatre mille fantassins et treize cents chevaux étaient mis en mouvement; que don Gabriel de Savoie, oncle du duc, était venu prendre le commandement de ces forces guidées par les généraux le plus en faveur à la cour de Turin!
Le patriotisme des Génois se signala en cette occasion; on prodigua les dons volontaires; la bourgeoisie y fournit sa part; on solda des troupes; on employa deux officiers corses qui servirent avec dévouement et intelligence. Il y avait près de cinq mille soldats sur pied et autant de milices du pays; un sénateur, Durazzo, reçut des pouvoirs supérieurs pour présider à la conduite de la guerre dans laquelle on se trouvait engagé, car les Piémontais cessèrent bientôt de dissimuler leurs projets hostiles.
On n'avait pu les déloger de la Piève; mais ils en sortirent d'eux-mêmes pour se diriger sur le rivage de la mer. Ils se séparèrent en deux corps destinés à attaquer à la fois Albenga et Port-Maurice à la droite et à la gauche d'Oneille, qui devait être leur point de ralliement. Durazzo résolut avec les deux commandants corses d'empêcher les deux corps ennemis de se rejoindre. On occupa les cimes et les gorges qui les séparaient, on leur fit tête de toute part. Ils ne pénétrèrent pas à Port-Maurice, et ils furent repoussés d'Albenga. Des deux côtés ils rétrogradèrent dans les montagnes. Une de leurs divisions se laissa renfermer à Castel-Vecchio. Le prince Gabriel, qui commandait l'autre, ne put arriver au secours et rentra en Piémont. Une sortie meurtrière sauva une partie des assiégés; mais le reste fut contraint de se rendre avec son général. La république, depuis si longtemps déshabituée des triomphes militaires, eut une victoire à célébrer.
Alors les puissances s'émurent; le pape, le roi d'Espagne offrirent leur entremise. Mais Louis XIV fit prévaloir la sienne en des termes qui n'admettaient pas de refus. Il déclara qu'il ne souffrirait pas la continuation de cette guerre. Il intima aux deux parties de souscrire promptement à une suspension d'armes, et il se fit l'arbitre de leur paix.
M. de Gaumont fut envoyé pour signifier ces intentions. Il devait dire au duc que S. M. avait sujet de trouver étrange qu'un prince qui lui était si étroitement allié s'engageât dans une querelle qui retentissait dans toute l'Europe et qui attirait même un soupçon de concert avec la France, sans lui en donner la moindre part avant de s'y commettre.
Or, dans l'intervalle, les Génois, fiers de leur victoire, s'étaient emparés d'Oneille. Le duc voulait avant de poser les armes qu'on lui restituât cette place. Les Génois s'en défendaient. L'envoyé de France les pressait et les menaçait du déplaisir de son maître: ils offraient de mettre la place en dépôt entre les mains du roi. Refusés, ils balançaient encore, quand ils apprirent que le duc venait de leur prendre Ovada. Dès lors une prompte restitution réciproque était sans objection; ils délivrèrent au ministre français les ordres nécessaires pour que la remise des places eût lieu en même temps des deux parts. Mais le duc éleva de nouveaux incidents; et au lieu de cesser les hostilités, il se donna le plaisir de reprendre Oneille à force ouverte. Les Génois, que la négociation avait rendus négligents, furieux de la perte de cette place, se mirent en devoir d'y rentrer. Ils en avaient le droit, puisque l'armistice n'était pas publié. Mais M. de Vivonne était là avec les galères de France. Il déclara qu'il emploierait toutes ses forces pour défendre les possessions du duc allié de son maître. Ses embarcations portaient des munitions de guerre à Oneille à la vue des Génois. Enfin, la suspension d'armes eut lieu, et les parties belligérantes s'étant remises à leur puissant médiateur, l'arrangement fut fait par une déclaration du roi de France.
(1673) Rien ne fut plus simple que cet accord; cela devait être après une rupture sans aucun motif qu'on pût avouer4. La trêve fut convertie en paix; les prisonniers, les places, tout était déjà rendu; seulement il fallut écarter une prétention du duc qui voulait gagner une communication directe entre le Piémont et Oneille. S'il ne l'avait, disait-il, par le traité, il se la donnerait par l'épée. Le roi de France ayant à coeur le repos de l'Italie, se portait pour garant de la paix. Quant au procès des deux villages, misérable prétexte des hostilités, il était envoyé au jugement de jurisconsultes italiens, du choix desquels les parties conviendraient, ou que le roi nommerait à leur défaut. C'est l'université de Ferrare qui fut nommée. Mais entendait-on par là les docteurs ou les professeurs? Car à Ferrare c'étaient deux corps distincts. On disputa sur ce préliminaire sans rien conclure, et il paraît que personne ne songea plus guère au fond de la querelle. Les villageois se seront provisoirement accordés entre eux: cependant il n'y a pas de question diplomatique si profondément endormie qu'on ne sache la réveiller quand on veut: celle-ci reparut de temps à autre.
Dans cette occasion la volonté hautaine de la France, en contrariant l'enthousiasme belliqueux des Génois, empêcha peut-être la ruine qui eût suivi leurs premiers succès; mais nous allons les voir maintenant victimes des ressentiments orgueilleux de Louis XIV. L'histoire européenne du grand siècle a gardé une place à ces faits assez remarquables: Gênes bombardée, son doge à Versailles.
(1672-1678) Pendant la guerre à laquelle la paix de Nimègue mit fin, les Génois avaient subi quelques-unes de ces contrariétés qui ne sont pas épargnées aux neutres, toujours accusés de partialité par toutes les puissances belligérantes à la fois. Louis XIV leur imputait de prêter leur entremise pour retirer d'Espagne l'or et l'argent que les galions d'Amérique y déposaient pour le compte des Hollandais. Il leur déclara qu'il ferait visiter jusqu'à leurs galères pour découvrir la simulation. Ils réclamèrent avec d'autant plus de force contre cette vexation, qu'elle menaçait de faire confondre avec des propriétés ennemies les grandes sommes habituellement transportées pour leur propre compte. Le roi répondit à leurs remontrances que ceux qui résisteraient à la visite seraient coulés bas. Un coup de canon avait été tiré de terre, pour empêcher une galère française de faire une prise dans les eaux de la république. En représailles le roi ordonna d'arrêter tous les navires de Gênes. Il daigna cependant révoquer cet ordre, à condition que l'officier qui avait commandé le feu serait envoyé en prison à Marseille. Dès ce temps le déplaisir du monarque fut annoncé avec un tel éclat que le prince de Monaco qui se trouvait à Gênes en repartit à l'instant pour ne pas rester dans un pays dont le roi était mal content5. Cependant M. de Gaumont, qui était alors envoyé de France à Gênes, mandait à M. de Louvois: «Tout ira bien, pourvu que les Génois se défassent d'un certain manque de respect que le roi n'a plus la volonté de souffrir6.» Cet agent obtint en effet tous les arrangements qu'il demandait pour les recrutements, pour le transit des approvisionnements, et, dans les derniers temps de la guerre, pour le passage des troupes. Enfin, quand la paix se fit, Louis XIV fit nommer les Génois dans le traité de Nimègue.
Mais cette paix ne devait être qu'une trêve, soit pour l'ambition de Louis, soit pour les ressentiments des puissances auxquelles il avait fait la loi. En attendant, il venait d'acquérir Casal, ce qui semblait annoncer quelques vues sur l'Italie. Sa marine dominait dans la Méditerranée; mais, quoique celle d'Espagne ne pût soutenir la comparaison, comme les galères génoises faisaient la plus grande partie de celle-ci, il en était jaloux; il l'était surtout de l'influence et du crédit que la cour de Madrid conservait encore à Gênes; c'est là ce qu'il voulait détruire ou punir: et c'est ainsi que tout le poids d'une querelle qu'il se complaisait à tenir ouverte envers la couronne espagnole tomba sur Gênes.
De tous les temps les particuliers génois avaient possédé des galères indépendamment de celles de la république. Depuis qu'ils ne les expédiaient plus pour leur propre compte soit en course, soit en marchandise, elles étaient louées à la cour d'Espagne, et portaient son pavillon. Dès l'origine de cet usage, les Doria et les autres propriétaires avaient obtenu un emplacement dans le port de Gênes pour les mettre en sûreté à leur retour. Un Doria, duc de Tursi, avait de père en fils le commandement de ces galères.
Louis XIV avait la prétention que son pavillon fût salué partout où il se montrait. A cet égard Gênes s'était soumise à ses exigences, et à celles de ses amiraux, parfois plus difficiles à satisfaire que le maître. Mais ce n'était pas de la déférence de la république qu'on se contentait. Le roi déclara qu'ayant ordonné à ses commandants d'employer la force pour obliger les Espagnols à saluer les premiers, et, sachant que leurs galères se réfugient dans le port de Gênes, il y enverra les siennes pour exiger le salut. Vainement les Génois, sur cette déclaration, s'excusèrent humblement d'avoir à s'entremettre entre deux si grandes couronnes; les notifications étaient de plus en plus menaçantes. Le roi tenait Tursi et ses galères pour Espagnol; et si la république souffrait qu'ils s'avisassent d'arborer son pavillon pour éviter de saluer sous celui de leur maître, non-seulement ce déguisement ne serait pas toléré, mais Gênes serait responsable de cet abus de ses couleurs. Enfin, puisqu'il y avait dans le port de Gênes une enceinte privilégiée où les galères des Espagnols étaient admises, celles de France avaient ordre d'y pénétrer. Nul ne devait avoir des privilèges dont les Français n'eussent pas le partage.
Cette querelle mettait les Génois dans le plus grand embarras, et il y paraissait à la confusion de leurs conseils. Le seul parti auquel on sut s'attacher, ce fut de négocier en Espagne pour que les galères de Tursi ne vinssent pas: en effet, pendant quelques années elles s'abstinrent de paraître à Gênes. Leur longue absence encouragea le gouvernement de la république à répondre aux instances de la France, que la venue des Espagnols était si peu probable, qu'il était inutile de s'en occuper d'avance7. Mais Louis ne se payait pas d'une réponse si vague; il en exigeait de catégoriques.
Tout à coup l'envoyé de la république à Paris avertit ses maîtres d'une étrange nouvelle que l'envoyé de Savoie prétendait tenir de la bouche de Louvois. Une expédition contre Gênes avait été résolue. Cet avis mit le comble au trouble déjà répandu. Dans le sein du gouvernement, le parti habituellement opposé à la France voulait qu'on eût recours sur-le-champ aux secours des puissances étrangères. D'autre part, on demandait de se mettre en défense, les uns avec plus ou moins d'espérance de résister, les autres afin d'être du moins en état de parler avec plus de dignité, et de faire mieux écouter le bon droit de leur patrie. Les plus timides voulaient que, sans perdre de temps, on commençât par démolir la citadelle de Savone, afin d'empêcher les Français de s'y établir: étrange système de défense qui, au reste, s'est souvent représenté dans les pensées stratégiques du pays. Le sentiment qui l'emporta fut celui des amis de la temporisation. Une menace arrivée par l'indiscrétion volontaire du ministre d'un voisin d'inclination fort suspecte, pouvait être un faux avis donné par artifice. Sur ce soupçon on convint d'expédier à Paris le secrétaire d'État Salvago, homme délié qui sonderait le terrain. On cacha les craintes du gouvernement, au public déjà mécontent, et l'on ne prit que quelques mesures défensives peu apparentes. La plus importante fut de mettre en construction quatre galères8; il n'en restait que six à la république, augmentation bien insignifiante et pourtant malheureuse qui devint le principal objet des griefs de Louis XIV.
Ces griefs prétendus se multipliaient sans cesse, et dans la correspondance officielle tout était prétexte à la colère du roi, tout était crime pour les Génois. Les vieilles prétentions des descendants de Scipion Fiesque devenus des seigneurs de la cour de Louis étaient en première ligne; et les réclamants ne craignaient pas d'assurer que la conjuration de 1547 avait été entreprise au profit de la France. Un noble, Raggio, avait été condamné à mort il y avait trente ans, pour brigandage, assassinat et trahison. Il s'était fait justice à lui-même en se poignardant dans sa prison. Maintenant son fils était protégé par la France. Elle exigeait qu'on lui rendît les biens confisqués sur son père, ceux même dont l'État n'avait pas profité. La famille Lomellini possédait sur la côte d'Afrique la petite île de Tabarca: elle y faisait pêcher le corail. La compagnie d'Afrique établie à Marseille exploitait cette même industrie sur la côte d'Alger: elle contestait en justice les droits des seigneurs de Tabarca. Le roi trancha la contestation, et fit courir sus aux barques des Lomellini en rendant la république responsable de leur résistance9. On s'avisa à Gênes, par je ne sais quelle étroite idée, de faire une loi somptuaire: les ministres du roi se persuadèrent que c'était en haine des manufactures de luxe dont Colbert avait doté la France. Giustiniani, encore en service, avait écrit que Salvago, envoyé à Paris, était d'inclination espagnole: ordre à la république de le rappeler, et elle obéit. Au reste, le roi faisait rechercher les anciens titres de ses prédécesseurs sur la seigneurie de Gênes: c'est le dernier fait dont le Génois congédié put se convaincre en partant de Paris.
Il existe un mémoire anonyme où, après avoir recommandé à Louis XIV de s'approprier Gênes par la conquête, on recherche quelle occasion on pourrait faire naître pour colorer cette entreprise, en poussant les Génois par le désespoir à des démarches imprudentes qui appelleraient les armes du roi. Enlisant ce projet on est singulièrement frappé d'y trouver indiqués d'avance, comme autant de pièges à tendre à leur susceptibilité, ces griefs mêmes dont nous venons de les voir harceler10. Sur ce rapprochement on serait tenté de se demander si Louis XIV, à cette époque, n'avait pas d'arrière-pensée, s'il ne voulait qu'occuper ses forces pendant la pais générale ou qu'entretenir la réputation et la terreur de ses armes par des expéditions brillantes à Tripoli, à Alger, et aux dépens des Génois.
M. de Saint-Olon fut envoyé ministre à Gênes. Au point où les choses étaient parvenues, ce n'était pas pour faire de lui un conciliateur. Il n'eut pourtant pas d'abord la mission de Popilius. Il venait voir si la république menacée ne cherchait pas des appuis étrangers; si le peuple n'était pas en discord avec le gouvernement; à quels préparatifs de défense on s'était livré, et surtout si le projet d'avoir dix galères au lieu de six, si ce projet téméraire était poursuivi. Saint-Olon, en mettant son zèle à recueillir ces informations, déplore de n'avoir aucun secours à tirer de son prédécesseur (Giustiniani), chagrin de sa destitution, et, de plus, fort incliné pour les intérêts de son pays natal11. Lui-même isolé, avouant qu'il est sans confidents, sans amis, tenu à l'écart par les Génois dans ces critiques circonstances, ne put les voir qu'avec des yeux prévenus, et ses préventions lui furent abondamment rendues avec une égale malveillance.
(1683) A peine la quatrième des galères en construction put paraître dans le port, que Saint-Olon reçut l'ordre de notifier les inflexibles volontés de son maître. Le roi n'entendait pas que les Génois ajoutassent quatre galères à leurs forces maritimes. S'ils s'y obstinaient, il ferait arrêter leurs vaisseaux sur la mer, assiéger leur port, et interrompre leur commerce.
Fort ému à cette sinistre déclaration, le gouvernement essaya de dissimuler son effroi, dans l'espérance qu'à Paris son envoyé de Marini obtiendrait quelque commentaire plus rassurant. On se borna à prier Saint-Olon d'assurer le roi des intentions pacifiques et respectueuses de la république. Si elle armait quelques galères par la nécessité de garder son littoral et son commerce maritime contre les croiseurs barbaresques, aucun autre dessein ne pouvait lui être raisonnablement imputé. Mais à peine cette réponse rendue, un courrier de Paris vint faire savoir combien l'injonction était sérieuse. L'audience du roi était refusée à de Marini; et non-seulement les ministres le renvoyaient sèchement aux intimations que Saint-Olon faisait à Gênes, mais celui-ci était chargé d'en faire une nouvelle non moins fâcheuse que la précédente. Le roi voulait qu'il fût établi à Savone des magasins français de sel et que de là le transit fût librement ouvert à travers le territoire, sous prétexte d'approvisionner les garnisons de Casal et de Montferrat. C'était renouveler une bien ancienne querelle; c'était réserver aux agents français le droit de la contrebande contre le privilège financier le plus important de la banque de Saint-George et par conséquent de l'État12. Aussi le gouvernement se ressentit de cette proposition plus vivement que de toutes les autres menaces. Il se tergiversa point cette fois: sa réponse fut un refus précis, seulement étudié dans les termes pour le motiver du mieux qu'on le put, et en prodiguant toutes les formes de respect. Quant à la demande relative aux galères, on espéra un moment la faire oublier à force de souplesse et de ménagements. Elles restaient cachées en quelque sorte au fond de la darse intérieure; on les faisait passer pour désarmées; seulement, au lieu d'en renvoyer les équipages, on les avait dispersés sur les anciennes; en sorte qu'au besoin l'armement eût été complet instantanément.
Cependant, malgré le désir du gouvernement d'éviter la rumeur, l'esprit public s'était réveillé, et l'on ne trouvait plus les ménagements de saison. La république est indépendante, disait-on de toute part; elle ne doit pas se laisser désarmer pour être insultée plus à l'aise. On se soulevait contre des prétentions hautaines et tyranniques. Les offres patriotiques abondèrent. Les familles nobles s'imposaient à elles-mêmes les frais d'une, de deux galères, ou se réunissaient dans des souscriptions généreuses. Les opinions les plus opposées semblaient s'accorder pour entraîner le gouvernement hors de ses résolutions méticuleuses ou dilatoires; ceux qui ne pensaient qu'à l'honneur et à la liberté de la patrie n'étaient pas moins irrités des exigences contre les droits du pays que, ceux qu'une vieille partialité animait contre la France. Mais ces derniers travaillaient à faire accepter la proposition d'une alliance défensive que l'Espagne s'empressa d'offrir. A chaque courrier, Saint-Olon annonçait à Versailles que le traité était conclu. Le lendemain il était obligé de convenir que la nouvelle était prématurée; que la faction Durazzo, qu'il supposait dévouée à la France avait empêché la faction Doria d'obtenir la majorité requise pour la décision.
Le gouvernement, entraîné, prit du moins certaines mesures ostensibles. On fit quelques recrues, on assembla des milices urbaines. Les quatre galères, tirées de leur prison, paradaient, même en haute mer. On fondit des canons; on éprouva des mortiers: surtout on augmenta les impôts. Enfin on balança entre la réparation et la destruction de la citadelle de Savone; on pensa même à exécuter le projet de combler le port, et on l'essaya vainement. Savone, son port où les Français déposeraient leurs sels, sa citadelle dont ils pouvaient faire leur place d'armes, étaient des objets de crainte et de jalousie toujours présents aux préjugés génois.
Une escadre formidable s'armait à Toulon. Les Génois s'attendaient à la voir paraître pour les opprimer. Mais elle alla bombarder Alger, et ils respirèrent. L'Espagne, qui les pressait de se mettre sous sa protection, en vain leur faisait savoir qu'au retour d'Afrique l'attaque de leur port était certaine: contents d'avoir quelque répit, ils ralentissaient leurs préparatifs, ils se fiaient à leurs négociations, ils comptaient surtout sur les bons offices de l'ambassadeur de Charles II d'Angleterre. Mais il fallut se détromper. En ce moment Guillaume et ses Hollandais, l'empire et l'Espagne semblaient prêts à rentrer en guerre avec la France: toutefois, l'Europe tentait encore d'éloigner le fléau des hostilités: on négocia à Ratisbonne une trêve de vingt ans. La cour d'Espagne proposa d'y comprendre la république; et les Génois étaient sur le point de nommer leur plénipotentiaire, au grand scandale de Saint-Olon qui ne concevait pas, disait-il, comment un État qu'on prétendait neutre pourrait être porté dans un traité parmi les puissances belligérantes. Ce n'est pas l'argument qui décida Louis XIV; mais il déclara à l'ambassadeur anglais, qu'il avait des différends avec la république, qu'il entendait les régler seul et qu'il n'y souffrirait l'intervention de personne13. A cette déclaration les illusions cessèrent, et quand on apprit le succès de l'expédition d'Alger, Gênes connut le sort qui l'attendait. Néanmoins, si les espérances de salut déchurent, les courages ne s'abattirent pas. La fermentation patriotique n'en fut que plus vive. Saint-Olon, qui se sentait haï, et à qui le pays faisait l'honneur d'attribuer les fatales préventions de son roi, fut effrayé lui-même des manifestations populaires. Il ne se crut pas en sûreté: il demanda à sa cour ou une prompte assistance, ou la permission de se mettre à l'abri. On le prit au mot; il fut immédiatement rappelé, et à son retour il se trouva disgracié. Le roi refusa de le voir. Les ministres lui reprochèrent d'avoir, par des menaces imprudentes, poussé les Génois à prendre des précautions et à se mettre sur leurs gardes14.
Enfin le 17 mai 1684 une forte escadre parut devant Gênes15. Seignelay, le ministre de la marine, était venu présidera l'expédition. Duquesne en était le chef, assez mécontent de ne commander que suivant le bon plaisir du ministre. Celui-ci demande aux Génois de lui livrer les quatre galères neuves, d'envoyer quatre sénateurs implorer le pardon des offenses de la république, et il n'accorde que quelques heures pour répondre à ces sommations. L'indignation publique, le sentiment patriotique de la nationalité, soutinrent le courage du gouvernement. On n'accepta pas ces conditions outrageantes, et aussitôt les galiotes commencèrent le bombardement. De nouvelles propositions, qui s'aggravaient d'heure en heure, interrompaient seules le feu de l'escadre. On ajouta aux premières exigences la demande de six cent mille francs pour les frais de l'expédition et le libre passage des sels à travers tout le territoire; sur un nouveau refus, le bombardement recommença.
Cette redoutable démonstration causa d'assez grands dégâts. Mais l'effroi surpassa de beaucoup le dommage. La population fut frappée de stupeur; la résolution de ne pas céder à la violence ne se démentit pas, mais chacun abandonna sa maison et ses biens; on se réfugia en foule sur les hauteurs pour échapper à la pluie de feu et aux terribles éclate des bombes16. Après quatre jours, au milieu de ce fracas si menaçant, les Français exécutèrent une descente. Les équipages de l'escadre et les soldats qu'elle avait à bord formèrent deux troupes: l'une, de six cents hommes, commandée par un chef d'escadre, fut destinée à une fausse attaque au levant de la ville. L'autre colonne était forte de deux mille cinq cents hommes. Le duc de Mortemart la commandait en chef: il avait sous lui un lieutenant général et deux chefs d'escadre. Le débarquement se fit au couchant par delà le magnifique bourg de Saint-Pierre d'Arène, qui du pied des remparts de Gênes se prolonge sur le rivage. Les assaillants éprouvèrent une vive résistance aux approches, et puis de rue en rue et de maison en maison. Cependant on avança, et quand on eut couru tout le pays, les artifices préparés sur l'escadre furent apportés, et l'on procéda à mettre le feu partout, en commençant de l'extrémité voisine de la ville et en rétrogradant vers le point où l'on avait pris terre: là on attendit l'ordre de se rembarquer.
Le bulletin que l'on publia en France, et que nous venons de suivre, dément ce que les assaillants avaient d'abord affecté de répandre autour d'eux pour dissimuler l'importance d'une opération manquée. Ils prétendaient n'être descendus que pour s'approvisionner d'eau douce. La relation officielle marque, au contraire, que le débarquement était résolu dans les plans arrêtés à Paris. Mais, quand on écrivait d'avance dans les instructions l'ordre de débarquer, ne voulait-on que ce qu'on fit? Ou, tant de forces engagées, tant de chefs d'un rang élevé agissant sous les yeux du ministre du roi, tout cela répondait-il à quelque espérance de profiter dans la capitale de la terreur imprimée et des hasards d'un coup de main? Quoi qu'il en soit, les aveux de la relation publiée disent assez pourquoi on se borna au triste soin de pétarder quelques édifices. Cette action ne se passa pas sans une perte considérable de part et d'autre, dit modestement le bulletin, et aussitôt il avoue deux cent dix-huit morts ou blessés: entre les morts un chef d'escadre; parmi les blessés, d'Amfreville, qui commandait la fausse attaque. Un capitaine de vaisseau y avait été laissé prisonnier avec quelques officiers. De telles pertes et la vivacité de la résistance n'auraient pas permis d'essayer de tirer quelque autre parti de cette tentative. Les récits génois ajoutent que les populations désespérées dont on avait ravagé les demeures vinrent épier l'occasion de prendre quelques vengeances. Les campagnes se soulevaient: on harcelait les troupes dans leur retraite quand le signal leur ordonna de se rembarquer.
Le bombardement fut repris et continua quelques jours encore. Puis, quand Seignelay crut avoir fait assez de mal pour que la sévérité du maître fût satisfaite, il retourna en France sans nouveaux pourparlers, et l'escadre disparut.
L'ennemi retiré, les fugitifs revinrent: les galères d'Espagne parurent: le gouverneur espagnol de Milan vint en personne réconforter les Génois. L'escadre, cependant, maîtresse de la mer, se faisait voir par moments. Elle n'attaquait plus; mais elle capturait ou détruisait les navires; elle tenait en alarme tout le littoral, et ce qui ne causait pas moins de terreur dans Gênes, le duc de Savoie en armes se mettait en campagne sous un prétexte insignifiant, et semblait combiner ses mouvements sur les menaces de la France. En un mot, les Génois, au milieu de leurs désastres, pouvaient se glorifier de leur constance: leur volonté n'avait rien cédé; leurs murailles avaient résisté; l'attaque par terre avait été repoussée: mais rien n'était fini. Le danger ne pouvait manquer de se renouveler avec plus de force: on s'épuisait à relever quelques fortifications, à solder quelques fantassins allemands ou suisses. Le gouvernement sentait son impuissance et la nécessité d'obtenir grâce de son superbe ennemi.
On avait employé les bons offices du pape, et le nonce négociait à Paris. La république offrait humblement de livrer les quatre galères, dernière cause apparente de cette calamité. Elle aurait envoyé quatre de ses plus notables gentilshommes porter ses excuses: mais on lui faisait savoir que la volonté du roi était que le doge en personne et quatre sénateurs vinssent devant son trône pour entendre ses intentions. Les galères seraient désarmées, les recrues renvoyées, et surtout la république romprait tout traité, toute alliance faits au préjudice de la France. Enfin elle ferait raison aux Fiesque retirés à la cour de France, et, par provision, leur payerait cent mille écus.
Quelle que fut la résignation, on ne s'était pas attendu à une loi si dure et si humiliante. Ces conditions firent la sensation la plus douloureuse sur les esprits. On regarda de toute part quelle chance on aurait de s'y soustraire. Le roi d'Angleterre refusait son intervention. Les autres puissances n'étaient pas en termes de rendre de bons offices. L'Espagne, pour encourager la république à une résistance qui était au- dessus de ses forces, lui faisait de vaines offres de services plus faites pour la compromettre que pour la sauver.
(1685) Il fallut céder. Cependant envoyer en suppliant le chef de l'État, le doge qu'une constitution jalouse tenait toujours renfermé et gardé dans l'intérieur de son palais, c'était le plus grand sacrifice que pût s'imposer la fierté génoise. La défiance voyait plus loin. Les Génois craignirent que le doge étant à Paris, on ne disposât de lui, on ne lui arrachât par contrainte de nouveaux sacrifices d'argent, peut-être de territoire. Dans cette situation on retourna au roi d'Angleterre: on implora ses bons offices; il dissipa ces scrupules, et Gênes reçut l'assurance que Louis n'avait aucune vue sur l'Italie; que le doge retournerait en pleine liberté sans qu'on lui demandât rien au delà de cette satisfaction que le roi croyait due à son honneur et qu'il se disposait à prendre par la force, si on la lui faisait attendre. Sur ces assurances et ces menaces, on résolut après de longues et pénibles délibérations. Le ministre de la république à Paris, de Marini, qui avait été envoyé à la Bastille (à Constantinople on l'eût mis aux Sept-Tours), maintenant sorti de sa prison sur parole, reçut un plein pouvoir pour accepter les exigences du roi17. Le voyage du doge et des quatre sénateurs fut réglé avec cette clause qu'ils resteraient en charge jusque après leur rentrée à Gênes, sans égard pour le terme ordinaire de leurs fonctions. On stipula des indemnités pour le pillage des maisons françaises. Le roi voulait bien que la contribution qu'il était en droit d'exiger fût appliquée à la réparation des églises endommagées par les bombes, et il abandonnait au pape le droit d'en taxer la somme et d'en ordonner l'emploi. Enfin au moyen de cent mille écus payés au comte Fiesque, on consentait à ne plus intervenir dans le règlement des prétentions de cette famille, on les renvoyait aux tribunaux compétents.
Nous ne nous arrêtons pas aux détails assez connus du voyage et de la réception du doge Imperiale Lercari. Le roi, fier d'avoir obtenu un hommage si insolite, reçut les nobles voyageurs avec urbanité et magnificence. On sait qu'ils disaient que la bonté du monarque captivait les coeurs, mais que la hauteur des ministres les rendait à leur liberté, et tous les mémoires redisent que le doge, à qui l'on demandait ce que parmi les merveilles de Versailles il avait trouvé de plus extraordinaire, répondit: C'est de m'y voir.
Ainsi la paix était rétablie: la concorde le fut assez mal. Les esprits étaient encore agités à Gênes. Le doge, à son retour arrivant au terme de ses fonctions, subit un syndicat long et orageux, et il n'obtint sa décharge qu'avec peine. Quelques nobles qui avaient été persécutés pour avoir eu des relations avec Saint-Olon, ne retrouvèrent l'impunité que parce que le roi déclara qu'il ne croirait pas aux bonnes intentions de la république tant qu'on poursuivrait des hommes sur le seul soupçon mal fondé de partialité pour sa couronne. Un nouvel envoyé de France se plaignit de n'être pas moins évité par les Génois que ses prédécesseurs. Il écrivait qu'il ne se flattait pas de détacher ces gens-ci des intérêts espagnols. Louis XIV en jugeait de même. Averti que Gênes proposait une alliance au duc de Savoie, il écrivait: «Il ne convient pas à ce prince d'entrer en des engagements avec une république qui en a toujours de trop étroits envers l'Espagne pour être longtemps compatibles avec les miens.»
Il se formait cependant alors dans le sénat de Gênes un parti qui, dévoué à l'indépendance de la patrie, sentait qu'à tout prix il fallait secouer ce joug de l'Espagne. Un Durazzo devenu doge en était le chef; il avait gagné la prépondérance dans les deux collèges. Le parti espagnol avait, au contraire, la majorité dans le petit conseil, et celui-ci décidait les affaires. Mais il ne pouvait délibérer que sur l'initiative des collèges qui, en s'abstenant d'y apporter les propositions suspectes, empêchaient du moins d'embrasser les mesures dangereuses au gré de l'esprit de parti. Après une si grande mésaventure, les amis de leur pays ne recouraient plus qu'à l'arme défensive favorite des Génois, la force d'inertie, afin de se tenir loin des affaires d'autrui. Leur seule politique était de n'être pour rien dans celle des autres princes. Mais il ne dépend pas des faibles d'éviter le choc des intérêts qui s'agitent autour d'eux. La république protesta sans cesse de sa neutralité; cette neutralité fut rarement acceptée sans amener des embarras, sans imposer des sacrifices. Car ce n'est pas seulement de sa dignité qu'un gouvernement sans force paye le droit de rester obscur. Quand la trêve qui avait succédé à la paix de Nimègue fut rompue, l'empereur envoya en Italie des commissaires qui, sous prétexte d'une guerre d'empire, levaient des contributions sur les feudataires impériaux. Ceux-ci étaient en assez grand nombre parmi les anciens nobles génois, et, comme on l'a vu, c'étaient autant de voix acquises en toutes choses aux intérêts des couronnes autrichiennes. Ils payaient leurs contingents avec plus ou moins d'empressement. Mais la république en corps possédait quelques fiefs enclavés dans son territoire. On exigeait qu'elle contribuât, et on la taxait d'autant plus lourdement que la chancellerie impériale n'avait jamais convenu que la ville de Gênes elle-même ne fût pas une dépendance de l'empire. Il fallait donc sans cesse disputer sur ces subsides demandés. Les escadres espagnoles reçues dans le port semblaient y venir pour appuyer les prétentions allemandes et demandaient de l'argent pour leur propre compte. La querelle des magasins de sel à Final se renouvelait, et il fallait en acheter l'ajournement. On disputait, on marchandait, on accordait quelques sommes d'argent qui ne servaient que d'appât pour en faire exiger d'autres. Quand la cour de Madrid était mécontente, ses galères prenaient des vaisseaux génois. Des frégates anglaises et hollandaises établies dans la Méditerranée capturaient ou rançonnaient de leur côté. Pour la France elle ne demandait à ses voisins que leur neutralité, mais elle l'imposait avec menaces; elle offrait pour la faire respecter des forces qui l'auraient détruite; par ses lois maritimes elle faisait au pavillon de cette république qu'elle voulait neutre, une sorte de guerre sous le prétexte des simulations qu'il pouvait couvrir. Gênes se tournait de tout côté pour faire respecter son repos et son commerce; elle sollicitait jusqu'à ce roi redoutable d'Angleterre que dans son orthodoxie elle n'appelait encore que le prince d'Orange. La paix de Riswyck vint donner quelque intervalle de relâche (1697-1700); mais Charles II d'Espagne mourut, et la guerre de la succession commença.
LIVRE DOUZIÈME. DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. 1700 - 1815.
CHAPITRE PREMIER.
Guerre de la succession.
(1700) Lorsque les grandes puissances traitaient entre elles par avance du partage des dépouilles du roi d'Espagne encore vivant, les Génois avaient observé ces combinaisons éventuelles avec anxiété. Toujours accoutumés à étudier ce qu'il y aurait pour eux de profit ou de perte dans les plus grandes affaires d'autrui, ils craignaient que les provinces lombardes ne fussent destinées à quelque prince assez fort pour opprimer ses voisins, sans l'être assez pour empêcher la haute Italie de devenir encore le théâtre de la guerre. Le roi de France leur avait fait notifier le traité du partage tel qu'il avait été résolu en dernier lieu, et il leur avait demandé de le garantir1. Ils en étaient encore à s'excuser modestement d'être parties contractantes dans un tel arrangement, quand Charles II mourut. En apprenant que le duc d'Anjou était son héritier et que Louis XIV acceptait le testament, leur premier sentiment fut de s'en réjouir. D'abord ils n'avaient plus à craindre de voir le duc de Savoie maître du Milanais, ce qu'ils avaient redouté par- dessus tout. D'autre part, la rivalité de la France et de l'Espagne, sujet pour Gênes de tant de contrariétés et de tant de calamités, cessait tout à coup. Mais bientôt d'autres réflexions survinrent. Les avantages commerciaux que l'industrie et l'activité des Génois avaient acquis en Espagne allaient s'effacer devant les privilèges que l'alliance de famille assurerait aux Français. On serait heureusement délivré en Italie du voisinage d'une domination autrichienne; mais Louis XIV, sous le nom de son petit-fils, serait-il un voisin moins exigeant et moins redoutable? Dans les préoccupations ordinaires des Génois, il suffisait que Final, au centre du littoral ligurien, fût une dépendance des possessions espagnoles, pour leur faire rêver une grande station maritime, et un grand entrepôt commercial qui s'élèverait à leur détriment; et d'abord ils n'échapperaient pas au renouvellement des anciennes querelles sur le monopole du sel, qui les avaient tant chagrinés.
(1701) Néanmoins on ne fit aucune difficulté d'accorder le débarquement et le libre passage des troupes que la France portait en Lombardie, car une armée autrichienne venait déjà tenter la conquête de cette belle partie de l'héritage.
Le roi de France ne demandait pas de soldats aux Génois. Ses forces et celles de l'Espagne que le nouveau roi venait commander devaient suffire pour défendre le Milanais; mais il pressait la république de fermer ses ports aux vaisseaux anglais et hollandais. Après de longs délais, on fit la réponse dilatoire ordinaire; l'hiver arrivait; les escadres ne viendraient pas avant le printemps; et une déclaration anticipée ne ferait que compromettre la navigation et le commerce. Mais ce n'était pas là répondre pour l'avenir, et la France voulait qu'on s'en expliquât catégoriquement. Les Anglais faisaient en même temps des demandes importunes que les Génois prétendaient avoir éludées au moyen de quelques concessions de franchises sur des droits de douane. Les commissaires impériaux à leur tour étaient venus réclamer des subsides; on se vantait de les avoir éconduits; mais il est probable que ce n'avait pas été gratuitement.
Le duc de Savoie, après quelques hésitations, paraissait s'unir aux intérêts du roi d'Espagne devenu son gendre et ceux de la couronne de France dont son autre gendre était l'héritier présomptif. Mais le duc était mécontent. Il regardait des deux côtés pour voir d'où pourraient lui arriver plutôt le duché de Milan et ce titre de roi si convoité, prompt à se tourner vers le parti qui lui en ouvrirait le chemin. Il avait joint ses troupes à celles des deux couronnes, et cependant il négociait à Vienne. L'empereur lui avait envoyé le prince Eugène, puis un de ses ministres venu à Turin secrètement. Ces menées ne pouvaient être longtemps cachées. On savait à Gênes avec quelles prétentions il traitait (1703). Il demandait à l'empereur de lui assurer le Montferrat et le Mantouan, et aux dépens des Génois, Savone. L'Autriche marchandait avec lui; mais sa défection devint si évidente que ses troupes furent désarmées par les Français. Après cet éclat il fallut bien le compter pour ennemi déclaré, surcroît de crainte pour la république sa voisine. Effrayée, elle cessa un moment de repousser l'alliance défensive que lui offraient les deux couronnes. Comme le duc avait voulu que les alliés lui promissent Savone, elle demandait qu'on lui donnât Oneille. Louis XIV lui fit entendre que cette acquisition ne serait jamais ratifiée à la paix.
Si on avait pu enlever Oneille au duc devenu ennemi, c'eût été un immense avantage pour la France particulièrement. Des nuées de petits corsaires sortaient de cette mauvaise rade. Des barques de pêcheurs, avec une lettre de marque et un pierrier, interceptaient tout le cabotage entre la Provence et la Ligurie, et exerçaient contre les bâtiments désarmés une piraterie irrémédiable. La république n'y pouvait rien; ses galères n'étaient pas propres à ce service (1705); et, au fond, écrivait l'envoyé de France, elle n'était pas en mesure de se mettre en hostilité avec le pavillon du duc de Savoie. «Si donc votre majesté n'y met la main, on aura le chagrin de voir qu'une coraline2 d'Oneille fait plus de mal au commerce de Marseille que tous les Anglais et les Hollandais ensemble.» Le roi promettait d'envoyer de petits bâtiments de guerre pour balayer la côte. Mais précisément dans le même temps on donnait, ou l'on laissait donner par les consulats français de la Toscane des autorisations pour des armements de barques semblables sous pavillon français. Elles se gardaient bien de s'attaquer aux corsaires d'Oneille, mais elles arrêtaient tous les navires génois, sous prétexte que leur cargaison pouvait être de propriété ennemie. La nouvelle de chaque prise causait à Gênes une sorte de soulèvement: car il fallait tout au moins attendre des années entières la libération de ce que les tribunaux ne confisquaient pas: c'était une ruine, une totale interception du commerce. Aux vives réclamations du ministre génois à Versailles, Pontchartrain, ministre de la marine, répondait gravement: «Le roi a bien voulu par son ordre du 2 septembre 1693 dispenser les sujets de la république de Gênes de la règle qui porte que les effets de l'ennemi confisquent le bâtiment aussi sur lequel ils sont chargés, ce qui est établi par les ordonnances3, mais l'exécution de cet ordre est finie avec la guerre qu'on avait alors.» Et après cette réponse on laissait se perdre les clameurs des Génois, leur inclination s'aliéner. L'envoyé français écrivait en vain: «Le gouvernement se conduit bien, mais rien n'égale la haine du public: il fait déserter nos soldats: j'ai demandé d'où cela pouvait venir, car nous répandons ici beaucoup d'argent pour nos mouvements militaires……On m'a répondu que cette haine vient de ce qu'on ne peut plus faire le commerce par mer, tous les vaisseaux rencontrés par les armateurs français étant arrêtés4.»
L'état de guerre auquel on se trouvait forcé envers le duc de Savoie, et la prévoyance de ce qu'il pouvait entreprendre, avaient obligé les généraux français à changer leurs plans. Les premières campagnes avaient eu pour objet de fermer l'accès des plaines de la Lombardie aux troupes impériales, et l'on n'y avait pas réussi. Maintenant, il fallait se rapprocher du Piémont, du Montferrat, et dans cette situation les Génois avaient la double crainte que leur territoire ne servît de théâtre aux hostilités, et les hostilités de prétexte ou d'occasion à quelque entreprise de leur ambitieux voisin sur Savone et sur d'autres de leurs places. Vendôme, qui commandait l'armée française, les faisait assurer qu'il ne viendrait point sur leur territoire, si les mouvements de l'ennemi ne l'y forçaient. Mais il exigeait des contributions des habitants de fiefs impériaux enclavés dans l'État de Gênes, ou limitrophes, appartenant pour la plupart à des nobles génois. Le sénat lui représentait que ces populations sans ressources étant incapables par elles-mêmes de satisfaire à ces réquisitions, les exiger ce serait jeter des taxes sur les seigneurs de ces terres, c'est-à-dire sur des membres du gouvernement d'une république amie. Mais les fiefs ou les feudataires avaient contribué en faveur de l'ennemi, répondait Vendôme; il ne dépendait pas de lui de les exempter au préjudice de l'armée française. Ce n'était au fond que ce dont Louis XIV avait averti la république, en lui faisant sentir les conséquences des concessions faites à ses ennemis.
Ceux-ci s'approchèrent du territoire à leur tour. Ils envoyèrent des détachements dans les fiefs, sous prétexte de les garder: mais ils y vécurent à discrétion, sans s'embarrasser du scrupule de ruiner les propriétés de leurs plus chauds partisans de Gênes. Ainsi de toute part se multipliaient les calamités.
Louis XIV avait ordonné le siège de Turin. Le duc absent y avait laissé sa famille. La duchesse demanda au sénat de Gênes de lui donner pour asile la citadelle de Savone, proposition qui ne manqua pas d'effaroucher les soupçonneux républicains. On assura la princesse que la citadelle n'avait pas de logement en état de la recevoir; mais on s'empressa de lui offrir Saint-Pierre d'Arène ou Gênes même pour demeure. Elle accepta ce dernier parti: mais bientôt les Français perdirent la fatale bataille de Turin; le siège fut levé, et la duchesse rentra triomphante dans sa capitale.
Le revers de Turin, les fautes qui l'avaient précédé, le peu d'accord entre les généraux des deux couronnes, et même la jalousie des Français entre eux, tout ruina la cause de Philippe V en Italie. Malheureusement elle n'avait guère plus de succès ailleurs, et le moment était venu où le grand roi vieilli sentait avec douleur qu'il ne disposait plus d'assez de forces pour soutenir la guerre de tous les côtés. Tandis que le Dauphiné et la Provence étaient attaqués ou menacés, il ne restait plus rien d'utile à faire en Lombardie. Il convenait d'en retirer les troupes pour les porter là où était le pressant besoin. L'évacuation de la Lombardie fut résolue et enfin réalisée de la part des deux couronnes, au moyen d'une triste convention5.
Avant et après cet abandon Louis s'efforçait d'engager les puissances italiennes à s'unir elles-mêmes pour défendre ce territoire qu'il ne pouvait plus protéger. Il les invitait à se liguer pour se soustraire au joug autrichien qui allait peser sur elles: mais il les appelait en vain à cette tardive entreprise: elle était impossible par la raison que « l'intelligence manquait aux uns, aux autres le courage, à tous l'esprit d'union.» Ainsi l'expliquait un observateur bien placé.
Chez les Génois particulièrement, ceux qu'on appelait Français, parce qu'ils n'étaient pas vendus à l'Autriche, avaient commencé à douter de la stabilité du trône de Philippe V depuis qu'il avait perdu Barcelone et que l'archiduc son compétiteur avait pris pied en Espagne. Les mauvais succès en Lombardie leur faisaient envisager avec effroi le sort réservé à leur république. Quelques concessions partiales lui étaient déjà reprochées par les ennemis de la maison de Bourbon, et elle allait être exposée sans contrepoids aux exactions des Allemands et aux vues ambitieuses du duc de Savoie. Les défiances que cette attente suscitait se faisaient sans doute remarquer; car Louis XIV en montrait un vif mécontentement. «Bien loin, disait-il, de songer à réparer le passé, ils amassent au contraire de nouveaux sujets de s'attirer mon ressentiment et celui du roi mon petit-fils. Ils m'obligeront à les regarder et à les traiter comme sujets de l'archiduc.» Cependant la république cherchait encore à conserver sa position envers toutes les puissances, et peu après l'évacuation du Milanais, la femme de l'archiduc Charles, de ce roi éphémère de Barcelone, étant venue s'embarquer à Gênes pour aller rejoindre son époux, le gouvernement, en lui prodiguant les respects et à force de souplesse, obtint de ne la traiter qu'en archiduchesse sans reconnaître la royauté de son mari. Louis XIV en fit remercier le sénat.
A peine on s'était vu isolé au milieu de voisins redoutables, que la première crainte qui se présenta aux Génois, ce fut cette idée fixe que le duc de Savoie allait tenter de s'approprier Savone. Ils supposaient que la place serait incessamment assiégée par terre et par mer, et ils se hâtèrent d'expédier à Londres et à La Haye des messages secrets pour obtenir que les puissances maritimes n'y prêtassent pas la main. On le leur fit espérer, et selon toute apparence leur peur avait été chimérique. Cependant il ne manqua pas d'occasions de juger que l'Angleterre voulait à tout prix s'assurer le duc de Savoie, et qu'elle n'aurait aucun scrupule de lui sacrifier ce qu'il désirait du bien d'autrui. Il recevait de larges subsides; les escadres anglaises étaient comme à ses ordres, et tandis que le théâtre de la guerre était chez lui, il passait pour s'en inquiéter peu, à cause de l'argent qu'il recevait des alliés et des garanties dont il était pourvu pour l'avenir.
Un inconvénient plus réel que le danger supposé de Savone ne tarda pas à se faire sentir. Les Allemands se répandirent sur le territoire; ils occupèrent Novi, et le prince Eugène renouvela impérieusement la demande de contributions. La cour impériale se faisait un droit de celles auxquelles la république n'avait pu se soustraire dans la guerre précédente; elle cherchait même à en établir l'usage en tribut permanent. Eugène élevait de son mieux le chiffre de la taxe, et menaçait d'exécution militaire. Gênes disputait ou plutôt marchandait. Cette pratique était menée avec prudence et mystère. Le maximum des deniers qu'on se réduisait à payer était le secret de l'État, le dernier mot qu'on ne devait dire qu'à l'extrémité. On envoya des négociateurs à Milan et il s'y fit plusieurs voyages. Le public parlait diversement de la somme demandée et de la somme offerte. On variait de quatre-vingts à cent cinquante mille louis d'or. On ouït dire enfin que la contestation était vidée moyennant quatre-vingt mille louis suivant les uns et soixante et dix mille selon les autres.
Ce traité, dont la conclusion dura plusieurs mois, avait eu le temps d'être oublié du public, quand, parmi les sénateurs qui sortaient de leur charge bisannuelle, l'un d'eux, au moment où il déposait la toge, fut retenu, renfermé à la tour et livré aux inquisiteurs d'État. C'était Urbain Fieschi. On ne savait encore quel crime lui était imputé. Mais le passé de ce personnage était fort connu, et il mérite qu'on en fasse mention.
Propriétaire de fiefs impériaux, il était le partisan le plus déclaré et le plus fougueux de la cour de Vienne. Sa patrie n'avait pas d'intérêts qu'il ne sacrifiât à celui de la faction. Le reste de son parti blâmait et redoutait ses emportements indiscrets. Il avait montré tant de haine pour le nom français, il s'était si bien complu à laisser redire qu'il avait formé chez lui des magasins d'armes et de munitions de guerre, que, bien qu'averti de se mieux contenir, il avait attiré à son fief l'onéreuse visite d'une garnison française. Les Allemands, venus à leur tour, ne l'avaient pas épargné d'abord, ce qui fut en quelque sorte une consolation pour le public. Mais bientôt il reçut, lui seul, la sauvegarde des alliés la plus ample et toutes les faveurs dues à une créature si dévouée. Il les avait gagnées par son audace, et l'on en jugera par ce trait. On annonça que sa femme allait à Savone pour accomplir un voeu religieux au sanctuaire de la Madone. Un Doria son gendre obtint à cet effet du ministre espagnol résidant à Gênes, qu'une des galères du duc de Tursi fût destinée à ce trajet de quelques heures. Ces galères étaient oisives dans le port de Gênes, et ces sortes de complaisances s'accordaient aisément. Doria, qui était lui-même un des officiers de cette escadre, se mit du voyage et s'embarqua avec une troupe de moines, pieux auxiliaires de la dévotion de sa belle-mère. Elle-même les attendait au passage sur le rivage de Saint-Pierre d'Arène. Le capitaine de la galère alla pour la recevoir dans son canot, mais elle s'excusa, la mer lui parut trop agitée; sa santé ne lui permettait pas de s'embarquer. Le capitaine, n'ayant pu la rassurer, se hâte de retourner à son poste, quand, à sa grande surprise, il voit la galère sans l'attendre gagner la haute mer à force de rames, et quand il croit la joindre, une fusillade du bord l'en écarte. En son absence les prétendus moines avaient dépouillé le froc et montré leurs armes cachées. Doria s'était saisi du commandement. La galère était perdue. Elle était livrée à l'escadre anglaise qui croisait dans ces parages. Personne ne douta que Fieschi ne fut Fauteur de ce guet-apens, où sa femme avait joué le rôle principal. Le hasard qui fit sortir son nom de l'urne pour être sénateur presque à la même époque, ne changea rien à sa pétulance factieuse. Il fut à son tour l'un des deux sénateurs qui alternativement habitaient avec le doge, et sans le concours desquels il ne pouvait ouvrir aucune dépêche. Fieschi participa donc à la connaissance des plus intimes secrets de l'État, et, dans ce temps même, il servait d'agent caché à ce roi d'Espagne autrichien que la république refusait de reconnaître. Il était l'intermédiaire ignoré des rapports entre Barcelone, Milan et Vienne. Les preuves en furent trouvées à bord d'un bateau pris par un bâtiment de guerre français. On murmura, on s'indigna de ce scandale. Le roi de France, à qui les papiers interceptés avaient été transmis, les fit mettre très-secrètement aux mains du doge, et l'on y vit dévoilées, au profit de la cour autrichienne et de son armée, les déterminations les plus importantes auxquelles Fieschi avait eu part dans le sénat. Mais le trait de sa déloyauté le plus sensible pour ses collègues fut alors avéré. Quand on avait expédié au prince Eugène pour lui faire agréer une contribution modeste, celui-ci avait brusquement répondu qu'il ne se payait ni de diplomatie ni de rhétorique, et qu'il s'agissait de savoir quelle somme on lui apportait. Il en eut à peine entendu le chiffre qu'il s'emporta. Il accusa les députés de mensonge; il savait de science certaine quel jour on avait délibéré à Gênes, quelle somme bien supérieure à celle qu'on lui offrait avait été fixée: les Génois venaient-ils donc faire auprès de lui leur métier de marchands et essayer de le surfaire? Ainsi le secret de l'État avait été trahi; il fallut que le sénat apprit que ses délibérations les plus cachées avaient été découvertes, qu'il avait des traîtres dans son propre sein. On dépêcha à Milan Brignole, un des plus habiles et des plus considérables personnages de la république; il alla négocier sur la somme d'argent avec laquelle il fallait d'abord contenter Eugène. Là, on acquit enfin la preuve qu'Urbain Fieschi était le perfide révélateur. Les correspondances interceptées avaient mis sur la voie; maintenant la preuve était complète. On résolut cependant de garder le silence jusqu'à l'expiration de la dignité sénatoriale dont le coupable se trouvait revêtu. C'est en cet état qu'il tombait entre les mains des inquisiteurs.
Soit qu'il eût appris ou ignoré quel orage le menaçait, il n'avait pu méconnaître l'animadversion qui s'élevait contre lui, et il avait déjà résolu de se mettre à l'abri. Il avait projeté de suivre l'archiduchesse à Barcelone. Quand la princesse arriva dans Gênes, contrariée et en peine des suites de la détention d'Urbain, elle se hâta de demander la libération du prisonnier; et son insistance fut si vive qu'elle mit la timide république dans un pénible embarras. Tandis qu'en éludant de reconnaître en elle une reine, on se croyait obligé de lui prodiguer en compensation les soumissions et les hommages, on avait à repousser une réclamation impérieuse, très-indiscrète sans doute, mais dont cela même montrait toute l'importance qu'y attachait l'auguste solliciteuse. On résista pourtant, en prenant pour prétexte que les lois refusaient au gouvernement le droit de disposer d'un accusé tant qu'il était sous la main de la justice des tribunaux. La princesse partit mécontente, mais des injonctions de l'empereur ne tardèrent pas d'arriver. Il intervint avec insistance et menace: la constance des Génois ne put aller plus loin. Suivant la tradition du pays, l'énergique réquisition de Vienne trouva la sentence capitale portée6, quoiqu'on n'osât encore ni l'exécuter ni la publier. Mais lorsque la république se laissa contraindre, comment sut-elle colorer sa faiblesse? Par quelles prétendues finesses de langage espéra-t-elle ou plutôt feignit-elle de concilier ses droits et ceux de la justice distributive avec sa lâche condescendance politique? C'est ce qui est tristement curieux; et c'est comme un trait caractéristique de ce gouvernement en décadence, que l'histoire doit conserver le texte du seul acte public qui finit ce grave procès.
«Proposition faite au petit conseil de la sérénissime république.
Une procédure ayant été instruite par les illustrissimes inquisiteurs d'État, à la charge du magnifique Urbain Fieschi, pour contravention en matière d'État et de gouvernement, révélation de secrets intérieurs, correspondances prohibées par les lois, suggestions capables de troubler la tranquillité publique pendant qu'en qualité de l'un des sénateurs il avait part au suprême gouvernement; le tout comme aux actes de la procédure;
Et de pressantes instances ayant été faites par l'empereur;
Il est proposé qu'il soit élargi de sa prison, afin qu'il puisse se porter auprès de la susdite majesté, pour lui rendre grâces de ses bons offices;
Et ce, en considération encore de la cour de Barcelone d'après les instances ci-devant faites.
Il sera donné connaissance de la déclaration ci-dessus à l'envoyé Balbi7, afin qu'il se présente immédiatement devant l'empereur pour la lui faire connaître dans toutes ses circonstances.
Les sérénissimes collèges en feront parvenir l'avis à la cour de Barcelone et à tous autres qu'ils estimeront convenable, et ce par les voies qu'ils trouveront à propos.
La présente proposition a été approuvée8.»
Mis en liberté sur cette étrange déclaration, Fieschi protesta avec hauteur qu'il ne s'en contentait point. C'était un acte d'accusation publié contre lui pour le laisser inculpé des crimes d'État les plus graves. C'était, sans jugement, une condamnation sous forme de grâce. Il réclamait ou une sentence, ou une absolution pure. Il était dans son droit: on lui fit savoir qu'il pouvait rentrer dans sa prison et que le procès reprendrait son cours. Mais il ne se sentit pas disposé à suivre cette marche; il faut lui rendre justice: en fait d'écritures, il fut aussi ingénieux que le conseil. Un long mémoire qu'il adressa au sénat, où il prétendait se justifier, se terminait ainsi: il avait été tenté de se remettre en prison; mais il avait cru devoir, dans son zèle pour la patrie, laisser à la république le temps de jouir du mérite qu'en lui ouvrant les portes de la prison, elle avait désiré se faire auprès de l'empereur. Il s'était donc rendu à Barcelone, où il offrait ses bons offices à ses concitoyens; mais bientôt il viendrait réclamer son absolution.
Malgré cette assurance, il ne se hâta point. La cour de Barcelone le fit grand d'Espagne. Cette grandesse n'était pas sans doute la même que celle de ce Castillan qui aurait brûlé son palais s'il avait été contraint d'y donner l'hospitalité au connétable de Bourbon transfuge. Fieschi ne craignit pas d'accepter huit mille ducats de pension sur les fiefs confisqués du duc de Tursi, demeuré fidèle à Philippe V9. Après quelques années, le nouveau grand se montra dans Gênes, où, comme on peut croire, ni la république ni lui ne pensèrent à reprendre le procès. Mais, ne trouvant chez ses compatriotes qu'un froid accueil, il se retira dans ses terres, toujours vendu à la cause pour laquelle il s'était si indignement compromis.
Une circonstance empêcha que les forces autrichiennes n'aggravassent le joug sur les Génois. Le duc de Savoie fut mécontent de l'empereur: les concessions de territoire qu'il avait obtenues lui semblaient trop modiques. Ces deux puissances s'observaient, et il n'y avait aucune opération nouvelle contre leurs voisins qu'elles eussent pu concerter ensemble, ou que l'une pût tenter en présence de l'autre. De cet état des choses Louis XIV espérait encore qu'il pourrait sortir une ligue italienne pour repousser la domination de l'empereur. Le maréchal de Tessé cultivait cette pensée et la suivait jusqu'aux détails. Il estimait que les Génois, piqués de l'aventure de Fieschi, pourraient bien fournir douze mille hommes10. C'était mal les juger dans l'intention et dans les moyens.
Mais les mécontentements du duc de Savoie leur faisaient courir un autre danger à leur insu. Le duc avait expédié à Gênes un messager fort obscur mais très-délié, chargé de voir auprès des envoyés français et espagnols, si au lieu de s'en remettre à la paix générale qui se faisait attendre, il pouvait faire secrètement la sienne avec Louis. Cette curieuse négociation ignorée à Gênes, où elle ne se traitait que par hasard, reprise à plusieurs fois, et qui porte une forte empreinte de la versatilité comme de l'ambition du prince qui l'avait provoquée, cette négociation, dis-je, n'est pas de notre sujet par elle-même. Mais dans une occasion l'entremetteur avait rapporté qu'il avait fait considérer au prince que probablement, s'il voulait Savone, les Espagnols lui en feraient bon marché: l'envoyé français, dans le compte qu'il rendait à Versailles de cette conférence, ayant écrit qu'il ne savait si cette concession paraîtrait à la France, comme à l'Espagne, juste ou politique, M. de Torcy déclara en réponse «que leurs majestés n'ayant nulle liaison particulière avec aucun prince d'Italie, et au contraire tant de sujets de se plaindre de leur partialité, S. M. consentait dès à présent, pour elle et pour le roi d'Espagne, à tout ce que M. le duc de Savoie voudrait entreprendre, et elle approuvait qu'ils se servît de ses troupes, soit pour exiger de ceux qui se sont déclarés pour l'empereur les mêmes contributions qu'ils payent aux Allemands, soit pour faire des entreprises plus solides et plus utiles pour son État.»
Les conditions exorbitantes que le duc voulait imposer et qui auraient fait de la frontière française une barrière ouverte à sa discrétion firent abandonner ces projets de traité et tout fut renvoyé à la paix générale. Mais on voit que Savone eût été facilement abandonnée aux entreprises de l'ambitieux. M. de Torcy disait, et peut-être était-ce à titre de justification: «Je vois que les Génois ont le talent de mécontenter également tout le monde, car il est certain que les ennemis se plaignaient de la partialité qu'ils imputent faussement à la république pour la France, malgré les services qu'ils en reçoivent.»
La remarque était fondée, mais n'est-ce pas là le sort inévitable des faibles, sort plus inévitable qu'ailleurs à Gênes où le pouvoir suprême passait de main en main à de si courts intervalles; où le système d'une année était interverti l'année suivante; où l'assemblée maîtresse des affaires prenait, démentait, ajournait surtout les résolutions au gré d'une majorité flottante chaque jour variable; où, enfin, par des causes extérieures, l'esprit public avait fait place à l'esprit de faction et à l'influence avilissante des intérêts privés? Louis XIV lui-même reconnut qu'il était dû quelque indulgence à la faiblesse. Les malheurs de la guerre, les refus outrageants opposés à ses offres d'acheter la paix aux plus déplorables conditions, n'avaient pas abattu son courage, mais sa fierté. Il s'attendait à voir les Génois reconnaître incessamment l'archiduc pour roi d'Espagne. Il avait cru d'abord qu'ils n'en éviteraient pas l'occasion au passage de l'archiduchesse, et il s'était borné à donner ordre à son ministre de s'absenter pour n'en être pas témoin, mais sans se retirer, «car, écrivait-il, il ne faut pas leur ôter les moyens de revenir à moi, quoique je ne puisse avec bienséance approuver le parti que la nécessité les porte à prendre.» Prévoyant un peu plus tard que l'empereur va faire à toute l'Italie la loi de reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne, il mande tristement à son ministre: «Vous attendrez mes ordres avant de vous déterminer à sortir de Gênes. Vous mesurerez même vos démarches et vos discours de manière à ne prendre aucun engagement.» Réflexion faite, il donne ordre à son envoyé de quitter Gênes si la reconnaissance a lieu, mais en prétextant l'état de sa santé, et en laissant un chargé d'affaires qu'il lui indique.
Cependant l'empereur est mort; son frère accourt d'Espagne pour aller briguer la couronne impériale. C'est un grand événement dans la politique générale. Mais c'est, en Italie, un titre de plus sous lequel le déplaisir de l'archiduc pourra devenir encore plus funeste. Le pape et Venise ne lui contestent plus le nom de roi d'Espagne. Les Génois tremblent plus que jamais, et pourtant ils persistent dans leur résolution. Ils imaginent que le prince concevra l'inutilité pour lui, le préjudice pour eux de la reconnaissance. L'espoir d'une prochaine paix soutient leur courage. L'archiduc arrive par mer à la vue de Gênes; il s'y tient en panne une journée entière pour savoir s'il y sera reçu en roi; et, assuré qu'on n'y est pas décidé, il descend sur le rivage hors de la ville, et repart pour Milan sans autre communication. Mais alors grand effroi, on perd tout ce courage qu'on avait montré. On va à l'envoyé de France, l'avertir qu'on ne peut plus longtemps refuser à l'archiduc un nom qui est sans conséquence: un grand nombre de feudataires impériaux étant venus renforcer le conseil en changent la majorité. On fait partir un noble député chargé de saluer le roi Charles III d'Espagne. Ce roi refuse de recevoir un hommage tardif et incomplet. Il fait peu de cas d'une telle reconnaissance; il attendra que les sénateurs de la république se présentent à lui; on se soumet, et le roi de France écrit qu'il excuse les Génois et qu'il leur tient compte de leur longue résistance.
L'empereur fut nommé; sa femme revint d'Espagne pour le rejoindre en Allemagne, et cette fois, les Génois, plus obséquieux que jamais, lui firent entendre les noms augustes «de majesté impériale et catholique.»
Mais Vendôme en Espagne avait rétabli le royaume de Philippe V. Les incidents de la cour de la reine Anne à Windsor valurent à Louis XIV la victoire de Denain et la paix d'Utrecht. Le duc de Savoie devint roi de Sicile; et les Génois le virent avec plaisir recevoir cette couronne plutôt que le duché de Milan. L'empereur seul prolongea la guerre une année encore. C'est loin de l'Italie qu'on se battait, et la mer était libre: la neutralité des Génois ne fut pas troublée par ces dernières hostilités; mais elles occasionnèrent une transaction importante pour la république. Charles VI, sans argent pour soutenir une lutte pénible proposa de leur vendre Final. C'était leur offrir une possession qui leur avait bien des fois échappé et qu'ils avaient à bon droit toujours regrettée et enviée. C'était un petit territoire qui, quand il était hors de leurs mains, coupait la ligne de leur littoral déjà morcelé à Oneille par le duc de Savoie: position qui avait si souvent servi de repaire aux émigrés, aux bannis et à la piraterie; dont les Espagnols depuis deux siècles avaient fait leur lieu de débarquement et leur place d'armes pour s'ouvrir les chemins de la Lombardie au travers de l'État de Gênes, non sans y semer la contrebande à plaisir; point d'appui, enfin, d'où l'étranger peut dominer tout le rivage et intercepter le commerce. On était trop heureux de rentrer dans une telle propriété et de mettre à l'abri, par un nouveau titre, les anciens droits qu'on croyait y avoir.
Quand, à la paix d'Utrecht, les Espagnols avaient évacué l'Italie, les Autrichiens s'étaient établis à Final, ils y étaient encore, et de plus Final, comme annexe du Milanais, était réservé à l'empereur dans le partage de la paix d'Utrecht. Il pouvait donc vendre et livrer ce territoire. Cependant tant qu'il n'avait pas adhéré à la paix et qu'en continuant la guerre il remettait à de nouvelles chances le lot qui lui était proposé, était-il prudent d'accepter la cession qu'il voulait faire? N'offenserait-on pas les autres puissances? C'est ce qu'on se demandait à Gênes. On craignait de déplaire au roi de France, mais Louis se contenta de rappeler qu'un acquéreur imprudent s'expose à perdre son argent. Quant au roi d'Espagne, il protesta contre l'aliénation d'un pays qu'il prétendait lui appartenir. Mais la crainte de voir le duc de Savoie, roi de Sicile, enchérir sur leur marché et devenir maître de Final, fit passer les Génois sur toutes les considérations. Enfin, après de longues négociations entre un vendeur formaliste et un acheteur cauteleux, le traité fut conclu, le prix fut payé11. La république prit possession de Final, et aussitôt qu'elle se fut remise de l'anxiété que l'opposition espagnole lui donna d'abord, elle se hâta de démolir toutes les fortifications. Nous avons déjà signalé cette politique timide par laquelle les Génois se défiant d'eux-mêmes, aimaient mieux laisser leurs places ouvertes que d'avoir à défendre des murailles dont un ennemi vainqueur ferait une position offensive.
Toujours pressé d'argent, et content sans doute de ses opulents acheteurs, l'empereur proposait secrètement de leur vendre encore la Sardaigne. Mais ils n'auraient osé entrer dans un marché pareil, et à cette époque ils n'avaient que trop déjà de leur royaume de Corse.
Quelques années après, Charles VI, caressant une de leurs passions vaniteuses, les encouragea à lui demander la concession des honneurs royaux à sa cour. Il y avait longtemps que cette ambition était née chez eux; il la réveilla: une longue négociation s'ensuivit, dans laquelle on fit naître des difficultés sans nombre, et enfin l'affaire paraît avoir fini moyennant un sacrifice de huit cent mille francs. Mais ces honneurs de Vienne n'étaient rien, si la république n'obtenait pas à Rome sa place dans la salle royale. Elle la briguait; elle avait plusieurs fois réclamé pour y réussir l'intervention de la cour de France; mais Gênes avait alors une querelle très-vive avec le pape, et ce n'était pas le temps d'attendre de lui des faveurs.
Un criminel, venant chercher un asile dans l'église de l'Annonciade, avait été saisi à la porte par les officiers de justice qui le poursuivaient. Les moines de ce couvent, se trouvant en guerre avec leur supérieur dont la sévérité les gênait, l'accusèrent d'avoir connivé contre le privilège des lieux saints. Le pape lui ordonna de se rendre à Bologne où sa conduite serait examinée. Mais le sénat s'y opposa, car il s'agissait, disait-il, d'un des théologiens de la république12, à ce titre dépositaire des plus intimes secrets de l'État, et l'on ne pouvait lui permettre de s'absenter. Clément XI s'emporta, il ordonna à l'archevêque de Gênes d'excommunier le père Granelli (c'est le nom du supérieur). Le gouvernement proclama à son tour que cette excommunication était nulle pour vice de forme. Le pape répliqua par un bref menaçant, déclarant que si les Génois s'avisaient de se prévaloir d'immunités ci- devant accordées, il les révoquait toutes par sa pleine puissance. Alors dans Gênes l'opinion publique se divisa. On craignit que l'interdit ne fût jeté sur le pays. Ce fut un long sujet de troubles et d'intrigues. Les femmes s'en mêlaient: le sénat fit savoir à l'une des plus considérables matrones, que, quelques égards qu'on eût pour les dames, il y avait pour elles des prisons et des exils. On crut un moment avoir calmé le pape et réglé l'affaire avec lui; mais il se rétracta et se montra plus irrité que jamais; et Grimaldi, envoyé de Gênes à Rome, eut beau dire que quoiqu'il y eût, du saint-père à lui, toute la distance du ciel à la terre, il n'entendait pas que le pape manquât à sa parole: à Gênes, soit qu'on voulût donner au père Granelli la garantie de la force majeure, soit qu'on craignît qu'il ne faiblît dans la résistance, on l'obligea à loger dans le palais du doge, où on le surveillait. Il y passa près de sept ans, tant cette querelle fut prolongée: elle ne finit que lorsque, ennuyé d'une si longue séquestration, le prieur prit la fuite et courut se jeter aux pieds du pape. Mais ce dénoûment n'apaisa pas la colère du pontife, il éleva un autre grief d'une nature singulière. Le cardinal Albéroni, chassé d'Espagne et congédié de France, venait demander un asile aux Génois. Le pape leur enjoignit de se saisir de lui et de l'envoyer prisonnier à Rome. On eut honte de livrer ce cardinal. Il avait été retenu sur la route avant d'arriver à Gênes; on diminua à dessein la surveillance des gardiens qu'on lui avait donnés; on le laissa disparaître, et le pape en fit un nouveau crime à la république.
Les Génois furent témoins à peu près désintéressés des ligues et des expéditions successives qui enlevèrent la Sardaigne à l'empereur; qui donnèrent cette île au duc de Savoie en lui retirant la Sicile; qui mirent aux mains pour un moment les deux branches royales de la maison de Bourbon; de celles qui tentèrent de faire remonter Stanislas au trône de Pologne; qui firent de lui un duc de Lorraine ayant la France pour héritière; qui donnèrent au gendre de Charles VI la Toscane au lieu de la Lorraine, et placèrent la couronne des Deux-Siciles sur la tête d'un infant d'Espagne. La république y gagna seulement d'avoir la possession de Final reconnue par le traité de la quadruple alliance et par la paix de Vienne. Toujours dans ces guerres elle se déclara neutre, mais en ne soutenant qu'à grand'peine sa neutralité; sans cesse préoccupée de ces mouvements des grandes puissances, de la pensée qu'elle serait sacrifiée, tantôt que quelque portion de son territoire servirait d'indemnité dans l'échange de la Sicile contre la Sardaigne, tantôt que Savone et Final allaient être attaqués. Avec cette terreur, toute démarche, toute résolution, quand on parvenait à en prendre, était faible ou hasardée.
En rapprochant les faits de la période que nous venons de parcourir, il est impossible de méconnaître les inconvénients de l'organisation de la république, sous le rapport de la politique extérieure. L'état misérable de cette politique ne dépendait pas seulement de l'exiguïté des ressources nationales, ni même de ces influences étrangères qui tenaient les membres du gouvernement liés à des factions opposées, par des intérêts personnels. Le vice venait des constitutions de 1528 et de 1576. Nées de la lassitude des discordes entre les citoyens puissants, elles avaient été rédigées avec l'intention principale de prévenir au dedans l'envahissement du pouvoir. On avait mis une jalousie extrême à ce que nul n'eût personnellement l'autorité; à ce que les chefs entre les mains de qui il fallait par force la mettre en dépôt n'eussent pas le temps de s'habituer à l'exercer à leur profit. Le doge, les sénateurs n'avaient leurs charges que pour deux ans. Le corps du sénat tous les six mois perdait des membres et en recevait de nouveaux désignés par le sort. Dès lors point d'unité, point de pensée d'avenir. Les vues politiques, les adhérences à telle ou telle puissance étrangère devant avoir peu de stabilité, inspiraient peu de confiance. De plus, le doge et les deux collèges n'avaient que l'initiative des propositions: les mesures qui concernaient particulièrement les rapports extérieurs étaient décidées par le petit conseil, qui ne pouvait délibérer si quatre-vingts membres n'y étaient présents. Cette circonstance suffisait pour qu'une minorité compacte, en se tenant absente, ajournât à volonté les plus urgentes décisions, et en fît manquer l'à-propos. Enfin, il fallait l'assentiment des quatre cinquièmes des membres présents, d'abord dans les collèges, ensuite dans le petit conseil, pour prononcer sur ces matières. Il était facile à une opposition de faire longtemps attendre un tel concours; et lorsqu'une mesure avait été délibérée, s'il survenait quelque incident qui la rendît inopportune, il était difficile d'obtenir le nombre de voix qui seul permettait de la révoquer ou de la changer. Tout au moins le temps d'agir passait; et en attendant, le secrétaire d'État ou les délégués spéciaux, chargés de traiter les affaires avec les ministres étrangers, n'étaient autorisés à donner que des réponses évasives ou dilatoires. Il leur eût été même impossible de faire prévoir un résultat si incertain jusqu'au dernier jour. Aussi les négociateurs étrangers témoignent-ils dans chaque dépêche qu'à Gênes on est incapable de prendre un bon parti, ou de rien faire qu'à contretemps. Ils en témoignent impatience, mécontentement et mépris. Quand leur cour les pressait de hâter une conclusion, ils ne pouvaient se retenir d'accuser la mauvaise foi de ces gens-ci, comme parfois ils les appellent, et d'exagérer leur incapacité ainsi que leur impuissance. Ils disaient à cette époque que jamais la république n'avait été si voisine de la perte de sa liberté; que c'était l'effet de la maladie de leur gouvernement, divisé entre le parti des vieillards intéressés et timides, et le parti de la jeunesse qui est capricieuse, sans expérience, et qui prévaut en ne consultant que sa vanité. Grâce à ces divisions, ajoutait-on, la haine des bourgeois et du menu peuple contre la noblesse est tellement augmentée qu'ils seraient capables d'en venir aux dernières extrémités pour peu qu'ils se vissent soutenus par quelque puissance.
Nous verrons, au chapitre suivant, que dans ces dernières assertions on s'exagérait la disposition du peuple à saisir l'occasion de se débarrasser du gouvernement des nobles, et nous verrons l'habileté de la noblesse à regagner le terrain qu'elle avait perdu.
Un grand et universel intérêt faisait que tout le monde s'accommodait du temps présent. Le profit du commerce compensait mille inconvénients. Il reprenait son cours dès que la mer redevenait libre. Là où la navigation génoise avait besoin d'emprunter pour ses vaisseaux la garantie du pavillon français, là où elle pouvait s'en arroger les privilèges, on avait l'adresse d'en trouver les moyens. Un nombre prodigieux de marins, qui n'avaient jamais habité la France, avaient des lettres patentes qui les déclaraient Français sans sortir de leur pays. On fut obligé en France, pour réprimer cet abus, d'annuler à la fois toutes ces naturalisations subreptices.
La fatale peste de Marseille et ses longues suites de quarantaines firent détourner vers Gênes un grand nombre d'affaires, tel qu'il fallut agrandir de beaucoup l'enceinte des locaux du port franc13. On en renouvela dans le même temps les privilèges et les règlements, toujours libéralement exécutés. A plusieurs reprises on avait voulu transporter ce beau dépôt des richesses du monde commercial dans le golfe de la Spezia. Mais cette fausse et bizarre idée de séparer le port franc de la ville commerciale, d'isoler les marchandises des acheteurs et de leurs caisses fut à jamais abandonnée. C'est un beau lazaret qu'on bâtit alors dans le golfe.
N'oublions pas de dire que, suivant les témoignages du temps, de tous les magasins du port franc, le plus riche, le mieux fourni était celui des pères jésuites, «surtout en aromates, drogues et autres produits précieux, qui leur arrivaient d'Espagne, de Portugal, des deux Indes et de la Chine14.»
CHAPITRE II. Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
La mort de l'empereur Charles VI vint troubler la paix de l'Europe. Ce prince croyait avoir assuré à sa fille Marie-Thérèse la succession entière de ses vastes États. Il avait obtenu l'assentiment de tous les souverains pour l'édit solennel qui, sous le nom de pragmatique sanction, avait réglé ce grand héritage. Il comptait bien que sa couronne impériale passerait par une facile élection à son gendre, devenu grand-duc de Toscane. Et quand il avait donné celui-ci pour héritier au dernier des Médicis, ayant fait céder la Lorraine au beau-père de Louis XV et, après lui, à la France, il pensait avoir particulièrement intéressé cette puissance à ses arrangements de famille. A sa mort il n'en fut pas ainsi. Tout fut troublé à la fois. En Allemagne, plusieurs princes revendiquaient des droits héréditaires; le roi de Prusse voulait la Silésie et s'en emparait par droit de bienséance. L'intrigante Parmesane que Philippe V avait épousée en secondes noces ambitionnait de faire au second de ses fils un établissement en Italie aux dépens de l'héritière autrichienne. Le cardinal de Fleury, qui gouvernait la France, suscitait et liguait ensemble tous ces ennemis. Marie-Thérèse, prise au dépourvu, attaquée de toutes parts, était menacée de tout perdre. Déjà son mari avait échoué dans ses prétentions à l'empire. Son compétiteur, le duc de Bavière, avait été couronné sous le nom de Charles VII. Mais alors l'Angleterre embrassa ouvertement le parti contraire. Une étroite alliance se forma entre les cours de Vienne et de Londres; cette dernière attira dans leur union le duc de Savoie, devenu roi de Sardaigne; accession importante, parce que, tandis que la reine de Hongrie luttait en Allemagne, ses possessions italiennes acquéraient un gardien contre l'invasion des troupes espagnoles et françaises. Mais ce ne fut pas gratuitement que ce nouvel allié prêta ses services. On stipula en sa faveur des avantages, des accroissements de territoire et présents et éventuels, tels que la sécurité de ses voisins en fut immédiatement troublée. On apprit que par le traité de Worms, qui était l'acte de cette alliance, Marie-Thérèse avait cédé à Charles-Emmanuel ses droits sur Final.
Les Génois, habitués à révérer la maison d'Autriche, à craindre l'inimitié d'une si grande puissance, si voisine de leur petit État, étaient bien éloignés d'avoir osé faire des voeux pour que la couronne impériale passât dans une autre famille. Ils avaient hésité à reconnaître l'empereur bavarois. La seule crainte de faire prononcer la confiscation de leurs fiefs les avait forcés à cette reconnaissance, qui fut tardive et de mauvaise grâce. Ils avaient bien présumé que Marie-Thérèse rechercherait l'alliance du roi de Sardaigne et que ce pourrait être à leurs dépens; mais ils ne s'attendaient pas à apprendre que l'héritière de celui qui leur a chèrement vendu Final, qui leur en a donné l'investiture solennelle, se joue de leurs droits et leur porte une atteinte publique: ils voient au delà de l'énorme préjudice que leur causera la perte de Final: ils voient leur ambitieux voisin poursuivant ou reprenant ses anciens projets; attentif à porter sa puissance en deçà des monts, sur le rivage de la mer, non content d'occuper Nice, d'interrompre à Oneille la contiguïté du littoral génois, il vient le couper encore à Final, se rapprocher, étreindre Gênes de toute part et en préparer l'invasion si longtemps méditée.
Leurs réclamations remplissent les cabinets de l'Europe. Ils adressent leurs plaintes et leurs remontrances à Vienne et à Londres. A Vienne, on nie d'abord que, dans le traité encore secret, il y ait aucun article qui intéresse Gênes. A Londres, on répond qu'il faut se tranquilliser, et qu'à l'apparition du traité on verra qu'il n'est pas si fâcheux qu'à Gênes on le suppose. Enfin il devient public. Alors les ministres d'Autriche déclarent que leur maîtresse ayant été obligée de donner de son propre territoire au roi de Sardaigne, elle ne pouvait, à plus forte raison, l'empêcher de prendre ce qui était à sa bienséance chez autrui. La cour de Londres est mortifiée de la contrariété que les Génois éprouvent: mais avec un si grand intérêt pour les alliés de fermer les Alpes à leurs ennemis, et avec un désir si prononcé chez le roi de Sardaigne d'avoir Final, il a été impossible de ne pas le satisfaire.
La dernière réponse de l'Autriche est remarquable par un trait d'hypocrisie diplomatique qui finit la discussion. Après tout, dirent les ministres, on n'a cédé que les droits qu'on avait; si, comme le soutiennent les Génois, on n'en avait point, on n'a rien cédé, et Gênes n'éprouve aucun préjudice. Au reste, le texte du traité était marqué tout aussi bien de la même espèce de dissimulation dérisoire. On y déclarait que, dans la confiance que la république de Gênes prêtera toute facilité, elle aura droit au remboursement des sommes qu'elle avait payées; remboursement du quel pourtant ni la reine de Hongrie ni le roi de Sardaigne ne seront tenus.
Que faire au milieu de ces pénibles circonstances? La France et l'Espagne, sur les premières plaintes, avaient offert leur assistance et leurs armes en invitant les Génois à faire cause commune avec elles. On avait refusé ce dangereux appui tant qu'on avait pu espérer fléchir les alliés de Worms. Mais après cette espérance perdue, les offres furent renouvelées, et il fallut bien les écouter. Le sénat et le conseil en délibérèrent longtemps. Les uns voulaient, au prix de Final même, conserver la neutralité et le commerce maritime. On leur répondait qu'après une première violence il n'y en avait aucune qui ne fut permise au roi de Sardaigne, et que Gênes ne dût attendre; que le commerce ne serait pas plus respecté que l'État; qu'en effet le roi de Sardaigne avait fait déclarer, dans le traité de Worms, que Final serait un port franc; que ce roi, en ouvrant à Final un passage de la mer à la Lombardie, et en couvrant la côte de corsaires, ôterait à Gênes son commerce. On balança longtemps, et le ministre français, qui observait ces hésitations, pensait que l'on comptait plus, à Gênes, sur la force des génuines que sur les alliances. On se proposa, dit-on, d'offrir trente mille ducats au ministre de Vienne, trente mille à lord Carteret, si par leurs bons offices la clause fatale de Final était supprimée à la ratification du traité. Mais les ratifications eurent lieu sans amendement. En attendant, l'amiral anglais Matthews avait demandé d'occuper Final pour station et pour place d'armes, et la république aurait volontiers acheté de lui la complaisance de ne pas insister. Mais les habitants de Final, déjà en querelle avec le gouvernement pour certains privilèges qu'ils réclamaient, manifestaient hautement leur désir de se séparer de la domination génoise. Enfin, la nécessité poussa le conseil à entrer dans l'alliance des Espagnols et des Français. Le traité fut signé à Aranjuez le 1er mai 1745. Le sénat, en le publiant, protesta de sa neutralité; il ne prenait aucune part à la querelle des puissances belligérantes; c'est sans renoncer à son amitié respectueuse pour elles qu'on armait, uniquement pour se soustraire aux conséquences dont le traité de Worms menaçait la république; et Gênes ne se regardait que comme un auxiliaire fournissant, en cette seule qualité, un corps de troupes et un train d'artillerie à l'armée combinée1.
Cette vaine réserve de manifeste dont les Génois semblaient avoir été dupes eux-mêmes, cette précaution oratoire par laquelle, en faisant la guerre, ils prétendaient rester dans la neutralité et en paix, fut probablement l'ouvrage des esprits faibles qui se crurent conciliants. Bientôt tout porta l'empreinte de cette hésitation, plus funeste sans doute dans les résolutions que dans les paroles. Mais la délibération sur cette grande affaire n'avait pas été unanime et elle ne pouvait l'être. Outre les bonnes raisons qui méritaient d'être pesées, la crainte de la guerre, la répugnance à compromettre la fortune d'un État commerçant et l'existence d'une république indépendante, outre ces considérations, les intérêts privés partageaient les conseillers. On ne pouvait délibérer que sous l'influence ou au milieu du choc des impulsions étrangères.
Pour le public, il n'influa en rien dans la résolution qui mit Gênes en état de guerre. On ne consulta pas son opinion; et peut-être n'en avait- il point. La masse aura considéré la perte prochaine de Final comme un affront à la gloire de la république, objet d'une vanité nationale commune à toutes les classes. Les négociants, à qui la neutralité avait été favorable dans toutes les guerres, auront craint pour leur commerce, et prévu deux choses également fatales pour ceux de cette classe, des obstacles et des contributions. Le peuple proprement dit était encore insensible à ce qui se préparait. On ne faisait pas de levées dans la ville. Les huit mille hommes que fournit d'abord la république étaient un ramas d'étrangers soudoyés. Le premier indice d'un esprit public est de 1746; on trouva mauvais que l'archevêque, dans une lettre pastorale, eût donné aux citoyens le nom de sujets, et ce mécontentement, qui ne fut manifesté que par des placards, n'occupa probablement qu'un petit nombre d'esprits.
L'alliance des Génois n'était pas encore notifiée, que les Anglais avaient jeté quelques bombes dans Savone et que les Autrichiens occupaient déjà Novi et une partie du territoire. Les premières opérations furent de les déposter. On leur prit le fort piémontais de Serravalle, et les Génois, qui parlaient encore de leur neutralité, en furent mis en possession en vertu d'une stipulation qu'ils avaient eu soin de faire par avance. Les ennemis ne manquèrent pas de leur faire tout le mal qu'ils purent. On souleva la Corse, et les Anglais désolèrent la côte ligurienne. Enfin, après un an d'opérations peu importantes, la funeste bataille de Plaisance est perdue, le 16 juin 1746, par les Français et les Espagnols. Au milieu de la dissension qui s'élève entre eux et de leurs efforts mal concertés pour tenir la campagne, on apprend la mort de Philippe V. Cet événement change les intérêts. Ce que le feu roi avait fait pour établir à Parme don Philippe, le plus jeune de ses fils, Ferdinand, son fils aîné, en lui succédant, était moins pressé de le faire pour un frère d'un second lit. L'armée combinée se retire. Elle se défend sur le Tidone, mais elle ne s'y arrête point. Un nouveau général espagnol, le marquis de la Mina, vient de remplacer le comte de Gages qui avait fait les deux dernières campagnes; et ce nouveau chef précipite la marche rétrograde. Les Autrichiens rentrent à sa suite sur le territoire génois, à Novi, à Serravalle. Les alliés redescendent la Bocchetta. L'infant don Philippe est parmi eux. Les Génois, menacés d'abandon, et se voyant à deux doigts de leur perte, supplient qu'on les défende et en démontrent la possibilité. On les flatte de tenir. On projette un camp entre la Bocchetta et la ville; et cependant l'artillerie espagnole se rembarque. Enfin, les Allemands franchissent la Bocchetta à leur tour. Aussitôt l'infant et l'armée disparaissent. Ils se retirent avec précipitation par Savone vers la Provence, et Gênes se trouve abandonnée à elle-même, à l'improviste, sans troupes, sans préparatifs de défense, surtout sans conseil pris, et en présence d'un ennemi victorieux.
Un auteur français assure qu'un conseil de guerre général s'était tenu dans Gênes et que la retraite y avait été décidée d'une voix unanime. Mais si telle avait été la résolution discutée et prise à l'avance le 9 août, aurait-on abandonné, le 3 septembre, une ville alliée si importante sans y jeter quelques troupes? Les Génois affirment en mille endroits qu'on les endormit par de vaines promesses, qu'un de leurs commissaires avait encore rendez-vous au quartier général de l'infant, à deux lieues de la ville, pour concerter la défense, et était en chemin pour s'y rendre au point du jour, quand il apprit la retraite, tant elle fut imprévue et furtive. Il est probable qu'on avait voulu réellement couvrir Gênes ou la défendre dans ses murailles, mais que la fluctuation des vues des généraux et la divergence des instructions de leurs cours firent perdre un temps précieux. La Bocchetta fut mal défendue, et les ennemis l'ayant passée, les alliés ne surent qu'abandonner la malheureuse ville de Gênes et aller porter plus loin leur incertitude et leurs dissensions2.
La consternation des Génois est plus facile à imaginer qu'à dépeindre. Le sénat expédia d'abord au général allemand qui s'avançait. Il lui adressa des rafraîchissements et des harangues dont le thème était que la république n'était pas en guerre avec l'impératrice. Cet argument ne persuadant pas l'ennemi qui, d'heure en heure, resserrait la ville, on crut qu'une démonstration de défense amènerait les Autrichiens à une meilleure composition. La magistrature municipale (les Pères de la commune) fit distribuer quelques armes au peuple par les consuls des arts et métiers. Ce fut alors qu'il éclata une opinion publique et populaire: le peuple, voyant sa ville et sa subsistance compromises par ses chefs et menacées par une armée ennemie, commença à donner des signes spontanés de patriotisme et de courage. Il courait en foule aux remparts, et, autant qu'il était en lui, ces armes qu'on lui avait remises pour en faire une simple parade, il les employait, non moins inutilement sans doute, mais avec beaucoup plus de démonstration d'animosité que le gouvernement n'avait osé en vouloir. Du haut de remparts élevés sur les collines on faisait feu à coups perdus sur les Allemands qui étaient encore au fond de la vallée. Mais bientôt une proclamation du gouvernement fit défense de tirer sous peine de la vie. Une circonstance extraordinaire sembla inciter encore les citoyens. Dans le vallon formé par les montagnes que couronnent les fortifications de la ville du côté du couchant, coule du nord au sud le torrent de la Polcevera. Le plus souvent son lit est entièrement sec; mais ses crues sont imprévues et rapides et son cours d'autant plus violent que les eaux qui le remplissent tombent des hauteurs presque perpendiculaires qui environnent la Bocchetta et des autres sommets de cette branche des Apennins. Les Allemands avaient leur camp tendu dans le lit du torrent qui était à sec. Un orage sur la montagne, pendant la nuit, causa une inondation subite au point du jour. Les eaux couvrirent toute la vallée. Le salut du corps entier fut exposé. Beaucoup d'hommes furent noyés et entraînés à la mer avec les chevaux, les tentes et les bagages. Le peuple, qui voyait ce désordre du haut des murailles, et les paysans répandus sur les hauteurs, voulaient profiter de la circonstance. La plus excusable des superstitions leur représentait Dieu et les saints combattant pour eux. Ils auraient pu détruire cette troupe débandée, désarmée et hors d'état de se défendre: mais le gouvernement n'eut pas le courage de le permettre et il mit toute l'énergie qui lui restait à comprimer celle de ses défenseurs.
Privé de cette ressource, il n'en restait plus. On se hâta de tenir un conseil de guerre qui, au gré de la frayeur du sénat, déclara que la place ne pouvait se défendre d'un coup de main, même tenir une heure; et on le déclarait derrière une barrière de montagnes escarpées, des enceintes de murs, une artillerie formidable, un peuple nombreux et animé, dont on vit peu après la force et le dévouement à la patrie! Les assiégeants n'avaient pas même encore amené leur canon de siège!
On négociait en vain: les conditions imposées s'aggravaient d'heure en heure. Le général Botta Adorno, d'une famille lombarde inscrite depuis un siècle parmi les nobles génois, vint prendre le commandement des Autrichiens et sommer la ville. A la première députation qui lui fut envoyée, il répondit que les Génois avaient l'option de deux partis: ou se défendre, auquel cas il se chargeait de prendre la ville en peu d'heures en sacrifiant quelques Croates, ou signer à l'instant les conditions qu'il imposait. Ne pouvant le fléchir sur les articles, ou lui exposait du moins qu'il fallait, pour les faire accepter à Gênes, accorder le délai exigé par les lois pour la délibération successive des divers conseils qui devaient y concourir. Botta répondit qu'il n'existait plus de lois que la sienne; elle fut subie: le petit conseil accepta le traité, et aussitôt les Allemands s'emparèrent des issues.
Ces conditions comprenaient: la remise d'une des portes, la garnison prisonnière sur parole, le désarmement des citoyens, la promesse que les Génois ne commettraient plus d'hostilités, le libre accès du port aux alliés de l'Autriche, le passage des troupes sur tout le territoire à volonté, la dénonciation et la remise de tous les effets et des munitions appartenant aux Français et aux Espagnols, cinquante mille génuines (320 mille francs) pour rafraîchissements et bienvenue à l'armée, sans préjudice des contributions dont la république aurait à convenir avec un commissaire impérial. Cet article mettait la fortune entière des Génois à la discrétion de l'ennemi. Il était déclaré que le tout ne serait que provisoire jusqu'à la réponse de Vienne; et par ce provisoire la république se livrait désarmée entre les mains des vainqueurs. Quatre sénateurs étaient transférés à Milan comme otages. On ordonna aussi que le doge et six sénateurs iraient incessamment à Vienne demander pardon. On se souvenait, dit Voltaire, que Louis XIV avait exigé que le doge vînt lui faire des excuses à Versailles, avec quatre sénateurs: on en exigeait deux de plus pour l'impératrice.
A ce prix, Gênes ne fut pas pillée par le soldat. Elle livra ses portes; mais le gouvernement crut exister encore et régner dans l'intérieur de la ville. On ne tarda pas à s'apercevoir que cette espérance était vaine. A mesure que les calamités devinrent plus pesantes, l'opinion se prononça plus fortement contre un gouvernement qui, imprudemment ou malheureusement, avait fait une alliance désastreuse, mais qui, surtout, s'était abandonné au besoin et avait injustement désespéré du salut de la patrie; qui, possédant une ville forte, intacte, et un peuple capable de la défendre, avait lâchement livré sa capitale à un ennemi peu nombreux, avant même qu'il eût mis le siège devant les murailles; qui s'était rendu, comme à discrétion, sans avoir soin de rien stipuler pour la sûreté des citoyens, en paraissant, au contraire, les sacrifier pour se réserver à lui-même un fantôme d'existence. Ces plaintes ne furent pas les seules. Par une récrimination peu généreuse, le ministre espagnol accusa le gouvernement de n'avoir pas voulu recevoir l'armée dans Gênes et d'avoir été dès lors secrètement d'accord avec les Autrichiens. La manière cruelle dont la ville était traitée, au moment même où cette accusation fut publiée, ne la réfutait que trop bien. Qui peut dire, cependant, que le gouvernement n'ait pas craint des défenseurs et la nécessité de soutenir un siège en se mettant entre leurs mains? Il n'était pas d'accord avec les Allemands à l'avance: mais peut-être il espérait se mieux tirer d'affaire par la négociation et par l'intrigue en traitant tout seul. Si tel fut son espoir, il fut cruellement déçu, et il ne sauva, pas mieux que son honneur, son pouvoir et son argent même.
Dès l'instant que le gouvernement eut cédé, il put voir toute la conséquence de sa faiblesse. Il pensait n'avoir promis de livrer que la porte extérieure, car les faubourgs étant séparés de la ville par une muraille, la laisser franchir par l'étranger, c'est mettre la ville entière à sa disposition. Botta ne manqua pas de prendre possession de la porte intérieure, en disant que, par une porte, il entendait toute l'issue correspondante. Les représentations furent rejetées avec mépris.
Le désarmement porta même sur la garde du doge et du palais. On vit dans les solennités religieuses, marcher le sénat escorté de ses gardes suisses sans hallebardes; et longtemps après, les vieillards se souvenaient encore que ce fut un des spectacles qui offensèrent le plus péniblement les regards de la multitude.
Bientôt, un commissaire civil autrichien arrive à Gênes et impose trois millions de génuines payables par tiers, en quarante-huit heures, en huit et quinze jours. Les Génois, disait son ordre, responsables de tous les dommages causés en Lombardie par les ennemis à qui ils avaient donné accès, devaient être taxés à tous les frais de la guerre; mais ils éprouvaient la clémence de l'impératrice. Les représentations étaient inutiles; le premier million (7 millions trois cent mille livres) fut emprunté aux dépôts de la banque Saint-George, dans l'espérance que le payement de cette somme énorme ferait abandonner la demande du restant. Mais tout passeport fut refusé aux envoyés que la république voulait expédier à Vienne pour implorer grâce. Le gouvernement, au désespoir, avait sollicité et obtenu quelques bons offices inutiles de la cour de Londres et de la Hollande; ce fut un nouveau crime auprès des ministres autrichiens, une noire ingratitude d'avoir eu recours à l'intervention des puissances au milieu des preuves de la modération mise en usage envers une ville prise à discrétion. Le commissaire à Gênes insista donc pour le payement du second terme. On recourt à Botta pour lui remontrer l'impossibilité d'y satisfaire: il répond: Il le faut, et il redouble ses réquisitions de vivres et d'effets pour l'armée, imposition arbitraire et journalière indépendante des contributions civiles. Rien ne put soustraire au payement du second terme: ce furent neuf cent mille génuines (6 millions 500 mille francs) encore puisés dans le trésor de Saint-George. Le pape s'émut enfin de pitié: sous sa protection toute- puissante, le nonce, à Vienne, eut parole que le troisième million ne serait pas exigé, et le saint-père en donna prompt avis à Gênes, où ce ne fut pas un médiocre sujet de consolation. Mais tout à coup nouvelle instance, nouvelles menaces; le nonce réclame la parole donnée. On lui répond à Vienne qu'il y a eu du malentendu, et que S. M. a eu tant de frais à payer qu'elle n'est pas en état de faire des sacrifices. Avec le million dû en imposition, on en demande un autre pour les quartiers d'hiver, et, en sus, deux cent cinquante mille florins pour le prix présumé des magasins militaires qui avaient dû exister dans la ville, évaluation qualifiée de clémentissime et dont on fait honneur à la bénignité de l'impératrice. Ce n'était plus la vaine espérance d'adoucir la rapacité des vainqueurs, c'était la nécessité; c'était l'impossibilité de trouver dans Gênes les sommes exigées, qui faisait de nouveau demander grâce aux commissaires, à Botta. Mais Botta répondait qu'à défaut d'argent, il y avait des placements à Londres, en Hollande, et que la cour de Vienne les accepterait en payement. En un mot, on lui attribue d'avoir dit avec une expression populaire énergique dans la circonstance et bien d'accord avec son caractère, qu'il ne devait rester aux Génois que les yeux pour pleurer.
Pour appuyer les demandes d'argent, il étend ses troupes dans l'enceinte des murs. Ses officiers se répandent dans la ville et la parcourent: ils entrent à cheval jusque dans l'enclos du port franc, menaçant, effrayant et prenant ostensiblement leurs mesures pour leur établissement en ville. Le général annonce avec dérision que son âme est si sensible, quoi qu'on en dise, que, quand il enverra ses troupes à discrétion dans Gênes, il n'aura pas le coeur d'y entrer et d'être témoin des calamités qui pourront s'ensuivre.
Enfin, par une dernière entreprise, les Autrichiens veulent enlever l'artillerie. Ils avaient poursuivi l'armée ennemie jusqu'au delà du Var, ils envahissaient la Provence, et ils voulaient faire servir les canons et les mortiers de Gênes au siège d'Antibes. Ils daignèrent d'abord les demander au sénat: la réponse, conforme aux circonstances et surtout à l'esprit de ce corps, fut qu'il ne donnerait point l'artillerie, mais qu'il ne saurait empêcher de la prendre. Botta ne tarda pas à la faire enlever. On la conduisit au port, où elle était embarquée. Ce spectacle était odieux aux citoyens: la mesure était comble et un léger accident la fit verser.
Le 5 décembre, à la chute du jour, un mortier pris sur les remparts était conduit par une escorte peu nombreuse à travers une rue étroite au milieu d'un quartier populaire nommé Portoria, le plus éloigné de la porte Saint-Thomas, où les Allemands avaient leur poste. Le pavé céda sous le poids: il fallut s'arrêter et employer la force des bras pour retirer l'affût de l'ornière. L'accident avait attiré beaucoup de curieux; les Allemands voulurent les obliger à prêter la main à l'ouvrage. Chacun s'y refusant, ils eurent l'imprudence d'employer le bâton pour contraindre les plus voisins. Les esprits s'exaspérèrent à cette violence. Un jeune homme crie aux assistants: Voulez-vous que je commence3? et il lance une pierre sur un soldat. C'est le signal de l'émeute, de la révolution. Une grêle imprévue de pierres chasse l'escorte; elle s'avance le sabre à la main: mais les flots du peuple grossissent, les cailloux volent, les Allemands fuient jusqu'à leur poste sans plus regarder en arrière. Tandis qu'on court donner avis de cet événement à leur chef, qu'il balance sur le parti à prendre et qu'un temps précieux est perdu, les cris d'armes! de liberté! de vive Marie protectrice de Gênes! circulent de quartier en quartier et soulèvent tous le bas peuple. On court en foule au palais; on demande des armes. Le sénat tremblant les refuse; il se cantonne, il ferme ses portes et parlemente au guichet avec ceux qui se présentent comme les chefs de l'insurrection. On les exhorte à la prudence: on leur remontre l'impossibilité de résister, et les suites fatales d'une démarche hasardée. On voyait bien que ceux qui parlaient ainsi craignaient surtout d'être personnellement responsables de l'énergie de leurs concitoyens. Une pluie abondante et la nuit dissipèrent la foule. Le gouvernement en profita pour dépêcher au général Botta un de ses membres expressément chargé de désavouer le peuple en implorant son pardon. Cependant l'émeute recommence avec le jour. Botta envoie cent grenadiers pour enlever le mortier resté sur la place. A moitié chemin, ils sont assaillis par la foule. Les pierres pleuvent et cette troupe armée fuit devant un peuple désarmé. Alors de tous les quartiers on se reporte au palais. On demande des armes, on rejette les conseils et les supplications du sénat; on l'accuse de lâcheté. Il est permis de croire cependant que dès lors le gouvernement, sans avouer le peuple, mais assuré qu'il se levait tout entier, commençait à fonder quelques espérances sur cette insurrection. Aussi bien, il n'était plus temps d'être excusé auprès des Autrichiens. Les relations populaires disent bien que la noblesse refusa de livrer des armes et ne prit aucune part à la guerre; celles que les nobles publièrent à la même époque le disent de même: l'événement était trop récent, on s'était trop épuisé en désaveux auprès de l'Autriche, pour accepter une part à la gloire. Il est certain encore qu'au moment dont nous parlons le peuple ayant entrepris d'escalader l'arsenal, qui était dans le palais même, le sénat fit enlever les échelles. Mais une tradition unanime assure que tandis que le doge refusait des armes, ses huissiers, du fond de la salle, criaient au peuple où il en trouverait des dépôts. On y courut. Au bout de quelques heures, un peuple nombreux se montra bien armé, disposé à une guerre réelle, et d'abord à assiéger la porte intérieure de Saint-Thomas pour en chasser les Allemands. Des piquets de cavalerie que ceux-ci avaient fait entrer dans la ville pour dissiper les rassemblements furent partout repoussés et laissèrent quelques hommes sur le carreau. Ce fut le premier essai et le premier encouragement des armes génoises.
La porte Saint-Thomas, voisine de la mer, tient, du côté de la terre, au penchant d'une colline médiocrement élevée, mais rapide, qui entoure un tiers de la ville. C'est la portion où il existe un simulacre d'enceinte intérieure. A quelque distance de la porte, ces hauteurs sont immédiates sur les plus beaux édifices de Gênes. La célérité des mouvements du peuple ne laissa pas le temps aux Autrichiens de s'emparer de ces postes. Par des montées taillées dans le roc, par des escaliers où les hommes ne passent qu'à peine, les Génois transportèrent à force de bras de gros canons et établirent sur la crête une batterie qui fermait les passages à l'ennemi. Les Autrichiens, à leur tour, élevèrent quelques canons sur la portion de cette même hauteur la plus voisine de leur poste. De là, ils enfilaient la place et la grande rue qui conduit à la porte. Ces deux batteries tiraient sans cesse l'une sur l'autre. Les Autrichiens occupaient aussi dans l'intérieur l'église et le clocher de Saint-Jean fermant une étroite issue qui conduit encore à la porte. C'est ainsi que les deux partis étaient en présence du 6 au 10 décembre.
Ces journées se passèrent en pourparlers. Botta avait-il trop peu de force? Manqua-t-il de courage? Il est certain qu'il négligea tout ce qu'il fallait pour intimider la ville. Il en avait les moyens, s'il est vrai, comme le disent les relations génoises les plus accréditées, qu'il disposait de quinze bataillons, de cinq cents hommes de cavalerie régulière et de mille cinq cents Croates. Le sénat avait envoyé dans les vallées des proclamations dans le sens de son ancien esprit pour défendre de sonner le tocsin et de prendre les armes. Les habitants de la Polcevera obéirent, et par là Botta eut la facilité de concentrer toutes ses forces vers Gênes. Un petit corps se répandit dans la vallée du Bisagno, pour attaquer le peuple à l'opposite de ses mouvements actuels sur la porte Saint-Thomas. Mais les paysans de ce côté se soulevèrent et mirent en fuite cette troupe. Des députés du gouvernement allaient d'heure en heure assurer Botta des efforts de la noblesse pour calmer la sédition. Tantôt il répondait qu'il méprisait le soulèvement de la populace, mais que c'était aux sénateurs à penser qu'ils en répondraient sur leurs têtes; tantôt il exigeait que, tandis qu'il attaquait le peuple de front, le gouvernement le fît prendre à dos et charger par ses propres soldats, et les narrateurs de la noblesse exaltent le généreux refus du sénat à cette proposition plus ridicule qu'odieuse. Cependant l'incertitude et la crainte se manifestaient de plus en plus chez le général, en même temps que la contenance du peuple, de plus en plus ferme, relevait le courage des sénateurs. Botta vient chercher lui-même les moyens de conciliation: il se rapproche; il se rend au palais du prince Doria, à la vue et au dehors de la porte Saint-Thomas. Il demande un armistice pour quelques heures. Il l'obtient; il négocie. Les Génois font demander par les députés du sénat la restitution des portes; qu'on n'enlève plus d'artillerie; que les impositions cessent. Botta paraît céder: il consent à rendre la porte Saint-Thomas. Mais l'équivoque est sentie, et, faisant allusion à l'explication violente que le général avait donnée à la capitulation de la ville, Augustin Lomelin lui répond en souriant que le peuple veut les portes et non la porte. Il lui déclare qu'il faut évacuer toute l'enceinte, laisser libre la ville entière, que les citoyens de tous les rangs sont désormais en armes, et que jamais avec plus d'enthousiasme voeu plus unanime de vaincre ou de mourir n'a été sur le point de s'accomplir. Botta s'emporte et veut retenir prisonniers les députés. Lomelin répond froidement qu'ils se féliciteront d'avoir plus longtemps l'honneur d'être ses commensaux. Cependant le général balançait encore; un religieux, ami de sa famille, l'avait ébranlé. Il demandait si, en sortant de la ville, il pourrait s'assurer de n'être point poursuivi. Mais son irrésolution lui fait rejeter les partis offerts. L'heure de l'armistice s'écoule; le négociateur se retire en criant au peuple: Il n'est plus temps! braves gens, aidez-vous vous- mêmes! A l'instant deux coups de canon de la batterie autrichienne donnent le signal des hostilités. De toute part le tocsin sonne. Le peuple se précipite par toutes les rues qui conduisent vers Saint-Thomas. L'église Saint-Jean est forcée. Sa garnison est prisonnière. On court à la porte. Botta, qui était au dehors, est légèrement blessé d'un coup tiré de la hauteur. Il se retire en ordonnant que la porte soit évacuée. Elle est enlevée par les Génois avant que les Allemands aient fait leur retraite: une portion de la garde se rend aux vainqueurs. Le reste, en se repliant, se dispose à tenir entre les deux murailles. Mais tout le peuple, sorti de la ville par les derrières, se montre en armes de toutes parts et s'étend sur les collines qui forment la grande enceinte. De l'extérieur les paysans donnent la main aux citoyens. Quelques troupes irrégulières tentent un vain effort contre la multitude. Elle enlève tous les postes: elle domine la porte de la Lanterne: l'ennemi près d'être coupé, canonné dans sa position le long de la mer par les batteries opposées du môle, cède et se retire enfin. Les Génois lèvent les ponts, ferment les portes, et, vainqueurs, ils se voient en possession de leur liberté et de leur ville. Ils se livrent aux transports de l'allégresse; à l'ivresse d'une victoire inattendue, gagnée sur des soldats par des bourgeois sans chefs, sans partage, sans exemple. Un malheureux domestique d'auberge, Jean Carbone, blessé, est porté en triomphe au palais, tenant en main l'honorable trophée des clefs de la porte Saint- Thomas qu'il avait arrachées. Il les présente au doge, au sénat assemblé, et leur crie: «Vous les aviez données à l'ennemi; nous les avons reprises au prix de notre sang: gardez-les mieux à l'avenir!» On sourit de pitié quand on voit les historiens de la noblesse travestir cette harangue éloquente en tendres protestations de respect et d'amour terminées par la demande d'un pardon pour les irrégularités que le peuple pouvait avoir commises en se sauvant lui-même!
La terreur panique dont son énergie avait frappé les ennemis ne rend pas trop invraisemblables les relations qui ne font monter qu'à quarante morts ou blessés la perte des Génois à l'attaque de la porte. Les escarmouches des journées précédentes n'avaient pas été beaucoup plus sanglantes.
CHAPITRE III.
Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
Les habitants des campagnes suivant partout l'exemple de ceux de la ville, Botta, harcelé de toutes parts, ne se crut pas en sûreté. Il repassa la Bocchetta avec précipitation. Ses hôpitaux furent abandonnés. Des bataillons épars, enveloppés, rendirent leurs drapeaux et leurs armes. On conduisit prisonniers à Gênes plus de cent officiers et trois mille cinq cents soldats. Le peuple, qui venait de faire avec tant de courage et de bonheur l'apprentissage de la guerre, se livra avec la même ardeur au pillage des magasins et des bagages.
Le fond de cette foule armée était composé des classes les plus infimes; et ceux qui se distinguaient par la bravoure n'étaient pas toujours les plus recommandables par l'état, la conduite et les moeurs. Les artisans notables, la petite bourgeoisie, quelques personnes considérables, s'étaient réunies à mesure; mais ceux qui avaient donné l'exemple avaient retenu l'autorité que les premiers ils s'étaient arrogée. Dans l'action, l'impulsion une fois donnée, un esprit public que la crise avait développé entraînait les citoyens dans une unanimité d'intention qui suppléait au défaut de chefs réels ou au peu de confiance que ceux qui en avaient pris le rôle auraient mérité. Mais après le premier péril, quelle était la position singulière et délicate de cette grande ville? Au dehors, un ennemi furieux de sa disgrâce campait encore à une journée de distance et menaçait Gênes de grandes forces que la Lombardie pouvait lui fournir: il tenait la ville de Savone et en assiégeait la citadelle. Le patrice Adorne, plus déterminé que le sénat ne l'avait été dans Gênes, avait refusé de la rendre: mais il était réduit à l'extrémité. Peu après, l'ardeur du pillage d'un magasin ayant fait débander dans Saint-Pierre d'Arène un secours populaire qu'il attendait de Gênes, ce brave gouverneur fut obligé de rendre la place. Au dedans, plus Gênes avait de citoyens armés et plus ils étaient enflammés par le succès, plus il y avait de confusion et d'anarchie. On ne voulait plus reconnaître les ordres du gouvernement; lui-même craignait d'en donner. La noblesse était devenue odieuse et par ce qu'elle avait fait et par ce qu'elle avait refusé de faire. Plusieurs de ses membres avaient satisfait à leur bravoure personnelle en se mêlant au peuple; et probablement leur zèle était conforme à la politique du corps. Mais cette politique avait été si secrète et si peu avouée que ceux des nobles qui prirent les armes le firent sous le déguisement de mariniers. La porte de toutes les maisons nobles avait été fermée au peuple et soigneusement barricadée, soit par défiance de ces défenseurs volontaires de la patrie, soit par crainte de se compromettre envers l'ennemi en leur assurant des asiles ou en leur donnant des secours. Après l'événement cette précaution injurieuse fut violemment reprochée à la noblesse. On regarda les nobles comme des ennemis irrémissiblement atteints d'un coupable égoïsme, indignes de gouverner et de défendre la ville. Les chefs populaires s'étaient emparés pendant l'émeute du palais de l'université (ou collège des jésuites). Ils y fixèrent leur conseil de guerre et y prolongèrent leur empire sous le nom de quartier général. Un courtier, des boutiquiers, étaient les plus distingués de ceux qui le composèrent. Des tapissiers, des cordonniers, un portefaix et le fameux garçon d'auberge furent les membres de ce conseil tout-puissant. Ils se nommèrent les défenseurs de la liberté; ils donnèrent des ordres et des patentes, et loin de supposer que l'autorité du sénat existât encore, de leur autorité privée ils abolirent les impositions publiques, les octrois, les gabelles; ils s'emparèrent de tout le gouvernement.
Cette autorité prise par une réunion spontanée d'un petit nombre d'hommes courageux, mais peu faits pour administrer une république, fut bientôt suspecte. Mille sujets de terreur ou d'inquiétude rendirent fâcheuse leur administration. Les vivres manquaient. Les vaisseaux anglais, les corsaires du roi de Sardaigne, rendaient aux bâtiments génois l'entrée du port difficile et casuelle. Ce grand nombre de gens armés, sans discipline, exigeait impérieusement et dilapidait indiscrètement les subsistances. Toutes les caisses étaient vides et l'on avait détourné, pour flatter le peuple, les sources qui les remplissaient autrefois. Le butin fait sur les Allemands offrait une ressource; mais ce fut un sujet de vexations odieuses. Des patrouilles sans ordre et sans aveu violaient tous les domiciles sous prétexte de rechercher les dépôts appartenant à l'ennemi. Le premier jour on restitua fidèlement ce qui avait été pris sur les citoyens en croyant enlever des propriétés ennemies: mais bientôt tout ce qu'on put prendre fut de bonne prise, et tout homme armé s'arrogea le droit de piller à son profit, au nom de la patrie. Tout magasin bien pourvu était suspect d'être un magasin allemand. On rançonnait les négociants en les supposant détenteurs de sommes que les Autrichiens leur devaient avoir confiées. Enfin, le partage des dépouilles devint un sujet de discorde entre les chefs populaires. Ce fut la première occasion que la noblesse, plus habile dans l'intrigue que dans la politique extérieure ou dans la guerre, saisit avec dextérité pour reprendre le terrain qu'elle avait perdu.
Le gouvernement, qui voyait ses pouvoirs envahis et la confiance aliénée, dissimulait et attendait. Ne pouvant s'opposer au torrent populaire, craignant les transactions avec le peuple et les concessions forcées, ne voulant pas offrir aux actes de cette nouvelle autorité une sanction qui aurait peut-être été rejetée avec mépris, il semblait vouloir se faire oublier. Le sénat même ne s'assemblait plus, sous prétexte que, par la dispersion de ses membres, on ne trouvait pas à le réunir en nombre légal. Mais il faisait partir des agents secrets pour les cours de France et d'Espagne. Il tentait même, mais inutilement, de faire arriver un de ses négociateurs auprès du cabinet de Londres. Surtout il avait les yeux ouverts sur ce qui se passait dans le peuple, et sa vigilance égalait sa circonspection.
Peu de jours après la victoire, on fit réclamer une assemblée générale des citoyens, et les chefs populaires furent obligés de la convoquer. Elle fut tenue tumultuairement en plein air sur la place de l'Annonciade: les propriétaires, la bourgeoisie n'abandonnèrent pas cette assemblée à la populace. Il y fut résolu que la défense et le soin de la république seraient confiés à un corps de députés de toutes les classes, hormis de la noblesse formellement exclue. Huit avocats, notaires ou négociants, douze artisans, quatre députés des campagnes formaient ce conseil avec douze chefs populaires, comme si ces premiers conducteurs de l'émeute fussent devenus un ordre à part, à la place de la noblesse. Par le faible contingent accordé aux classes supérieures, on voit bien que les idées démocratiques dominaient encore. On délibéra une levée de quinze mille citoyens sans distinction.
Aussitôt que l'autorité dictatoriale eut cessé d'être exclusivement dans les mains des premiers chefs, trois quartiers populaires soulevés à la fois vinrent leur demander compte du butin, et, sur leur résistance, menacèrent d'attaquer le quartier général et sa garde. Un noble des plus considérables se trouva prêt pour s'entremettre entre les deux partis. Pour premier résultat de ce mouvement, deux des principaux chefs furent accusés d'avoir volé à leur profit l'argenterie. Tous furent suspects, déconsidérés et la plupart emprisonnés. Le peuple suit dans le péril ceux qui marchent en avant; mais quand il croit disposer d'un intérêt pécuniaire, il sait bien passer par-dessus les préjugés et la jalousie pour distinguer la probité; ou plutôt c'est contre ses égaux qu'il tourne sa jalousie et sa méfiance. Ces chefs populaires sont à peine expulsés, on va prendre deux nobles dans leur maison; on les conduit au quartier général. «Nous ne voulons que de braves gens; guidez-nous,» telle fut la harangue de leur installation. Dans l'assemblée ainsi purgée et renforcée, il passa en résolution de demander au sénat des arbitres pour régler les différends sur le partage du butin; puis des commissaires pour veiller aux rations et aux approvisionnements militaires. On ne se fiait qu'à la noblesse en ce qui demandait du désintéressement et de l'impartialité. Ce furent autant de nobles introduits dans le quartier général, et une correspondance fut établie qui constatait l'existence du sénat et lui rattachait l'administration de la république. Les arbitres firent décider que le butin serait consacré aux frais de la défense commune, résolution reçue avec applaudissement. En même temps, des nobles furent nommés pour présider à la réparation des fortifications de la ville destinée à soutenir un siège. Les citoyens de toutes les classes s'étant portés avec le plus beau zèle à ces travaux, tous rendirent hommage au dévouement des commissaires, éloges qui tournaient au profit de leur ordre et lui reportaient la confiance.
On fit un plus grand pas. A l'occasion du remplacement des chefs expulsés du quartier général, on en changea la forme. Les nobles s'y maintinrent sous le nom de conseillers des quartiers de la ville. On y conserva douze artisans d'abord tirés au sort parmi les syndics des métiers, puis parmi des représentants qu'on fit élire par ces corporations. Les douze conseillers artisans ne restaient que trois mois en place. Enfin, il siégea dans ce conseil un ou deux représentants de chacune des paroisses de la ville, dont il fut facile de diriger l'élection. On indiquait une assemblée paroissiale; elle se formait au hasard. On y proposait un candidat; une acclamation l'acceptait ou le rejetait. Presque partout cette forme d'assemblée donna pour élus des bourgeois notables. On fit promettre au peuple la plus grande déférence pour ces députés qu'il crut avoir choisis et qu'on qualifia de chefs de paroisse.
Quoique la noblesse, ou même le gouvernement proprement dit, eût déjà de l'influence, tous les pouvoirs se concentraient encore dans l'assemblée du quartier général. Cette assemblée se divisa en commissions et se partagea l'administration entière. Chacun de ses bureaux exerçait l'autorité d'une des magistratures de la république; seulement, on eut soin de n'usurper les noms d'aucun de ces corps en se saisissant de leurs fonctions. Mais on vit bientôt que ces commissions n'avaient été érigées que pour préparer la rentrée des magistrats qu'elles semblaient remplacer.
On n'oublia pas de créer un comité inquisitorial pour le procès des chefs populaires accusés de dilapidations. Cette institution ne servit qu'à amuser le peuple. Au bout de quelque temps, ces premiers soldats de la liberté sortirent obscurément de prison et personne ne parla plus d'eux.
Si, quand le peuple eut délivré la ville sans que les nobles eussent osé y prendre part ou avouer qu'ils y avaient concouru, il avait eu à sa tête des plébéiens honorables et surtout des hommes purs, il est probable que la masse du public eût disputé plus longtemps à la noblesse les droits que celle-ci avait laissé perdre. La constitution eût pu en être modifiée. Mais le marchand, le jurisconsulte qui avaient pris les armes ou qui se dévouaient à les porter tant que la patrie serait menacée, voulaient plier sous un sénat démagogique encore moins que devant un sénat aristocratique; obéir à des portefaix encore moins qu'à des nobles. Ceux qui possédaient craignaient de se soumettre à ceux qui n'avaient rien, de s'abandonner à la discrétion de ceux qui, n'ayant rien, n'avaient aucun respect pour la propriété d'autrui. C'est ainsi que la restauration du gouvernement des nobles, conduite de leur part avec un art admirable, en flattant, en caressant, en promettant, en divisant, en temporisant, surtout en dépensant, éprouva tant de faveur dans cette classe mitoyenne que la noblesse avait lieu de craindre pour émule. Cette classe se livra elle-même et ne s'employa plus qu'à dissiper les préjugés dont le bas peuple avait été imbu, préjugés heureux puisque sans eux ce peuple n'aurait pas fait l'effort qui sauva la ville; et cet effort le sénat ne l'eût jamais ni commandé ni permis.
Les choses de ce monde n'ont qu'un temps et, s'il est permis de parler ainsi, qu'une mode. Ce n'était pas encore l'époque des penseurs qui croient, de nos jours, à la possibilité de la démocratie pure, ni des déclamateurs qui, dans leurs comptoirs ou leurs études, rêvent Athènes et Rome, ni de ces génies entreprenants qui, de bonne ou de mauvaise foi, se disent faits pour rajeunir la décrépitude des anciens pouvoirs. Il ne se trouva pas dans Gênes, chez un seul homme de quelque crédit, la pensée d'oser résister à l'impulsion qui de loin ramenait les nobles au timon de la république. Le métier d'agiter le peuple ne fut plus que le patrimoine de quelques misérables qui avaient besoin de troubles pour être quelque chose ou de pillage pour subsister. Cependant les esprits étaient encore tellement agités que ce n'était pas trop de toutes les précautions prises pour remonter lentement la machine. Quoique la restauration avançât à grands pas, il n'aurait pas été sûr d'avouer le but proposé; le moindre incident remettait les nobles dans les transes, et la ville dans le trouble et l'anarchie.
Parmi les moyens employés pour l'attaque et pour la défense, on n'épargnait par les calomnies. Tout citoyen qui élevait la voix dans un sens opposé à la noblesse était, suivant elle, un pensionnaire de l'ennemi chargé de semer la division dans Gênes: suivant les factieux, la noblesse était vendue à la cour d'Autriche; elle était pressée de faire sa paix; elle l'avait déjà faite en secret; elle sacrifiait le peuple à la vengeance des généraux; sa vue unique était de ne pas perdre ses fonds placés dans la banque de Vienne. Un bruit se répand que les Allemands redescendent la Bocchetta. Tandis que les plus braves de toutes les classes courent au-devant de l'ennemi, une populace eu émeute redouble ses clameurs insensées et accuse le sénat de trahison. Trois malheureux, un poissonnier, un sbire, le fils du bourreau, se font les tribuns de ce vil peuple, demandent des armes et font voir l'usage qu'ils veulent en faire en pointant deux canons contre la porte et les murailles du palais public. «La noblesse, disaient-ils, voulait le convertir en citadelle à son usage…» Une étincelle pouvait subvertir Gênes. Que serait devenue la république si une guerre civile avait éclaté dans son sein? si le peuple, ignorant et facile à entraîner, avait entendu un pareil signal de pillage et de massacre? Quel parti auraient pu prendre les gens de bien, entre une noblesse dispersée, avilie, un sénat sans appui, et les prolétaires en tumulte faisant crouler sous leurs canons le siège du gouvernement? Et c'était ainsi que Gênes, au moment de revoir l'ennemi à ses portes, préludait à sa défense!
Le courage de Jacques Lomellini conjura seul la tempête. J'ai rarement occasion de nommer des hommes. J'indique l'esprit de chaque classe; et les personnages se confondent dans la foule. Mais l'homme qui a calmé une émeute furieuse, l'homme dont la résolution et l'autorité ont sauvé la ville, on aime à conserver son nom. Jacques Lomelin, noble distingué, agréable au peuple qui l'avait vu payer de sa personne à la reprise des portes, se montra seul à la foule sur la place du Palais. Il parla, il défendit la cause de son ordre et du sénat; il répondit aux calomnies; il promit, il caressa, il ébranla la multitude et la vit prête à se séparer de ses chefs factieux. Ceux-ci courent au canon pour toute réponse. Lomelin se précipite au-devant du coup prêt à partir. Il s'écrie qu'il sera la première victime de l'erreur populaire, qu'il ne verra pas ses concitoyens attenter au sanctuaire de leur liberté et détruire ensemble le palais et le sénat, le monument de tant de siècles. Cette action généreuse gagna à sa cause tous les coeurs droits. Le peuple enleva les canons et les reconduisit à leur place. Cependant telle était encore la chaleur populaire qu'elle ne fut apaisée qu'en lui ouvrant l'arsenal. En un instant il fut vidé, beaucoup plus avec l'apparence d'un pillage que d'un armement. Les armes antiques et hors d'usage conservées comme des monuments des croisades, des guerres pisanes et vénitiennes, furent enlevées comme les armes usuelles, et on les vit immédiatement après revendues parmi le peuple à vil prix, comme un butin. Le gouvernement dissimula d'abord tout ressentiment de cette émeute: mais, peu après, les trois misérables qui l'avaient suscitée furent enlevés. Deux, jugés secrètement, furent mis à mort dans la prison. Le plus vil fut réservé pour un supplice public quand le progrès de l'opinion parut le permettre.
L'annonce des Allemands avait été l'effet d'une terreur panique ou un mensonge de séditieux. On put respirer. Les armes dans les mains de la multitude, l'indiscipline du peuple, étaient le principal sujet des craintes du gouvernement et du quartier général. On était menacé d'une subversion intestine et de manquer de défenseurs au besoin. Ceux que le peuple avouait pour chefs ne savaient eux-mêmes comment conduire cette tourbe. On avait fait diverses tentatives pour organiser la milice. D'abord, à la levée indistincte de quinze mille hommes ordonnée dans les premiers temps, on avait substitué des compagnies de cent hommes par paroisse. On leur avait donné des capitaines qu'on avait fait élire comme les représentants au quartier général. Mais enfin, par une invention heureuse, on favorisa l'établissement d'une compagnie de volontaires. En s'offrant à faire le service le plus pénible et le plus dangereux, ces volontaires parurent n'avoir en vue que de soulager le peuple et les journaliers qui ne pouvaient sacrifier tout leur temps à la patrie. Cette compagnie se donna un uniforme élégant et coûteux. L'exemple fut suivi; il se forma d'autres corps semblables tous distingués par l'habit militaire. Un grand nombre de citoyens aisés se détachèrent des compagnies de paroisses pour entrer dans les corps d'élite. Toutes les professions un peu relevées, et, de proche en proche, les corps d'artisans, se donnèrent une distinction analogue. La noblesse facilita certainement cette dépense à ceux qui lui étaient dévoués. La compagnie des laquais ne fut pas la moins brillante et dut être la plus protégée. L'uniforme sépara le public en deux classes avant que le peuple pût en murmurer. La vanité des individus fut une sorte de dissolvant sur la masse. Les compagnies de paroisses abandonnées par amour-propre, avilies par la comparaison de ces troupes brillantes, déclinèrent rapidement. Enfin il ne resta plus à leurs officiers notables demeurés seuls qu'à se réunir eux-mêmes en une compagnie d'élite qui s'appela la compagnie des capitaines.
Les nobles ne furent pas les premiers à se montrer et ils ne se répandirent pas indistinctement dans ces corps. Ils en formèrent un sous le nom de Castellans où ils s'inscrivirent. Ils affectèrent de s'y réunir avec des bourgeois, mais ils n'y laissèrent entrer avec eux que des gens du palais, c'est-à-dire les plus habitués par état à dépendre de la noblesse. Avec le courage et l'autorité, la morgue commençait à renaître.
C'était peu d'avoir ainsi reformé l'armée; on voulut la ranger sous l'obéissance directe du gouvernement. Ci-devant, les détails militaires de la république étaient commis à une magistrature de guerre dont les membres, à tour de rôle, avec le titre de sergent d'armes et puis de général d'armes, donnaient les ordres directement aux troupes. A la première organisation du quartier général, en suivant la vue de se donner des officiers différents de ceux de la république, on avait élu un nouveau sergent d'armes. Ce fut un noble. Mais bientôt on appela insolence la sévérité de la discipline, les troupes se déposèrent, et même on le mit en prison. Or, à mesure que les compagnies volontaires furent formées, elles demandèrent les ordres au sergent d'armes de la république; c'est au palais qu'elles reçurent leurs drapeaux; et dès lors c'est au gouvernement qu'elles appartinrent.
Au dehors la nouvelle du soulèvement et de la victoire des Génois avait excité partout la surprise et l'admiration. La cour de France, si intéressée au succès, pour signaler la sympathie utilement, s'était empressée d'envoyer un premier secours pécuniaire sans attendre qu'il fut demandé. L'ennemi ne pouvait manquer de revenir en force pour essayer de venger son affront. Il était aussi nécessaire que juste d'organiser l'assistance à porter à Gênes pour défendre la ville et ses braves citoyens. Il fallait y faire arriver des subsides réguliers et des troupes. Mais à qui les adresser? où était, qui était maintenant le gouvernement? L'envoyé génois résidant à Paris ne parlait que du sénat, comme si rien ne fût avenu, comme si la noblesse fut encore tout l'État. On pensait à Versailles qu'en ce moment il n'en pouvait être ainsi. La renommée avait même grossi les événements qui s'étaient passés à Gênes depuis la révolution. Le bruit avait couru que le peuple s'était créé un doge pris dans la plus basse classe. On rejetait ces calomnies; mais il importait de savoir si la ville était livrée à l'anarchie. Car si l'intérêt des opérations futures, autant que la justice et l'estime dues au courage, inspirait de secourir les Génois, s'allier avec une populace, l'aider peut-être à opprimer les nobles, se confier à une démocratie en tumulte, on y répugnait avec raison. On interrogeait le ministre de France resté à Gênes. Il répondait avec embarras et réticence. Il hésitait à recommander à la confiance de sa cour un sénat sans pouvoir et sans popularité, qui se rendait presque invisible; ou une tourbe d'hommes courageux mais sans lumières, incapables de gouverner, d'administrer, et qui, en se défiant les uns des autres en fait d'argent, ne faisaient que se rendre justice. Aussi l'envoyé n'avait-il pas balancé à délivrer au sénat les sommes venues de France. On lui dépêcha de Paris un messager secret qui pût tout entendre de lui, tout voir, et revenir rendre compte de l'état des choses. Sur ses rapports on se convainquit que la révolution était avancée, que le peuple n'avait point de chef en état de contre-balancer le pouvoir de la noblesse, que les classes mitoyennes penchaient pour elle, même involontairement et par le cours naturel des choses, les moins enclins effrayés de la domination de la glèbe et n'ayant pas besoin d'en faire une plus longue expérience; que le peuple se rangeait de jour en jour sous l'ancienne loi; que le quartier général ne serait bientôt plus qu'un instrument du sénat, un intermédiaire commode et sans danger entre le gouvernement et les citoyens armés, et que cet échafaudage serait facilement supprimé aussitôt qu'on le voudrait.
Cependant la jalousie n'était pas éteinte entre le gouvernement des nobles et celui des plébéiens. Tantôt le premier, se croyant trop tôt sûr de sa puissance retrouvée, annonçait imprudemment la suppression du quartier général. Tantôt le quartier général mettait au jour la prétention d'envoyer ses délégués siéger au petit conseil1. Quand on apprit que le roi de France se préparait à envoyer six mille hommes, les meneurs affectèrent de craindre qu'arrivées pour être à la disposition du sénat, ces troupes ne fussent destinées à opprimer la liberté populaire. Ils s'offensèrent également de ce que l'argent venu de France ne leur eût pas été remis et se dépensât sans leur concours. Leurs plaintes redoublèrent quand ils apprirent que le subside serait permanent2. L'envoyé français eut quelque peine à leur faire entendre que les troupes du roi ne se mêlaient que de défendre le pays contre les Autrichiens; que les secours généreux de la France avaient pour destination exclusive de pourvoir aux fortifications et aux munitions. Loin d'être défavorable à la cause populaire, la cour elle-même n'avait pas fort approuvé que son argent passât aux mains des nobles. Elle craignait que, soustrait aux yeux du peuple, ce sacrifice ne manquât le but en ne servant pas à maintenir et à encourager l'esprit public. Mais à livrer la somme aux chefs populaires, la dilapidation aurait été certaine; et entre les mains du sénat même, on eut lieu de croire qu'une portion des deniers, au lieu de subvenir aux besoins présents, avait été distraite pour rembourser à certains gentilshommes des avances faites pour des besoins passés. On convint enfin que l'argent serait encore remis au sénat, mais qu'on ferait savoir au public ce que le roi donnait, et qu'il serait pris en même temps des mesures pour empêcher que rien sur ce fonds ne fût détourné de sa destination3. Ces ménagements calmèrent les dernières agitations; mais cinquante ans après on trouvait encore des vieillards qui, regrettant qu'on eût perdu cette occasion de secouer le joug des nobles, accusaient les ministres de Louis XV de corruption et d'injustice pour avoir préféré la noblesse et prêté la main pour la relever.
Bientôt arriva dans le port une frégate française. Six officiers supérieurs, deux ingénieurs en descendirent. L'allégresse publique éclata à leur passage. Ils annoncent que les Autrichiens reculent sur Var et que l'armée française du maréchal de Belle-Ile passe ce fleuve à leur poursuite; que Gênes verra bientôt de nouveaux défenseurs. En effet, des troupes françaises et espagnoles échappées aux vaisseaux anglais, accompagnées de convois d'argent, parviennent heureusement au port; à leur tête on voit paraître le duc de Boufflers. Il se rend au palais; c'est dans la personne du doge qu'il reconnaît, qu'il félicite la république de sa glorieuse résistance. C'est avec le sénat qu'il concerte les mesures pour l'avenir4.
Dans les instructions données au général on lui recommandait de réunir, s'il se pouvait, la noblesse et la bourgeoisie dans un même sentiment de zèle pour le salut de la patrie. S'il y avait dissentiment invincible, il devait adhérer à celui des deux partis qui serait le plus franchement déterminé à la défense, et le plus fermement attaché à l'alliance des couronnes de France et d'Espagne. Quoique Boufflers se fût d'abord adressé au doge, il arrivait avec des préventions contre une noblesse suspecte de ménager l'Autriche par crainte ou par intérêt. Il venait aussi sous l'impression de l'éclat d'une victoire plébéienne; et flatté de l'accueil qu'il recevait, ce qui n'allait pas bien il l'attribuait à la jalousie et à la méfiance des grands envers le peuple; il se promettait de faire connaître à ce peuple toute sa propre force, et, pour en avoir l'occasion, il était impatient que l'ennemi parût. Mais après quelques semaines, son jugement fut modifié par de nouvelles observations. Il reconnut que si parmi les nobles qui concouraient au gouvernement tous ne pouvaient être également zélés, également bien intentionnés, le plus grand nombre des membres se montraient convenablement. Il les avait bien vus essayer d'abord de lui dérober une ouverture indirecte qu'ils avaient reçue pour un accommodement secret avec le roi de Sardaigne; mais il avait suffi du ton sur lequel il s'était expliqué à ce sujet, pour faire rompre ces pratiques et en finir de ces mystères, et il n'y avait plus si indifférente affaire qu'on n'en consultât avec lui. On suivait ses avis avec la plus grande déférence. Seulement il cherchait des hommes d'État et il n'en avait rencontré encore qu'un seul5.
Quant au peuple, il s'apercevait que ces hommes qu'on croyait guerriers ne l'étaient nullement. Ils avaient montré dans le désespoir de la témérité et de la fureur; mais on ne pouvait compter sur eux pour une défense régulière6. «On manque dans cette foule, dit-il, des personnages supérieurs à la multitude, et ainsi il n'y a rien à négocier avec cette partie de la république.» Boufflers finit cependant par ranimer les courages; il les excita par l'émulation, il les plia à la discipline par la confiance qu'il acquit près d'eux. Ce fut son prodigieux mérite et l'amour public fut sa récompense.
Le général autrichien Schullembourg avait pénétré de toutes parts; Gênes était resserrée. L'ennemi avait sommé la ville plusieurs fois. Ses défenseurs avaient abandonné et repris les postes les plus voisins de ses remparts, avant même que Boufflers fût arrivé pour les défendre. Mon but n'est pas de suivre les détails de l'attaque et de cette belle défense. Il me suffit de dire que les Génois soutinrent avec courage et discipline les fatigues d'un siège long et pénible. C'est ici leur moment honorable. Le péril, la présence d'un ennemi qu'ils avaient bravé et chassé, Boufflers et les Français, tout ranimait l'esprit public. Et le général put alors s'apercevoir du crédit qu'il avait gagné, ainsi qu'il l'écrivait avec satisfaction. Plus de troubles dans la ville, bonne volonté constante pour marcher en campagne. Les nobles qui y parurent s'y distinguèrent; plusieurs y moururent au champ d'honneur. A cette époque, les sacrifices d'argent ne coûtèrent plus rien à la noblesse. Je ne parle pas des bijoux dont il fut de mode parmi les femmes de faire des offrandes patriotiques, ni du renoncement, que les narrateurs populaires ne peuvent s'empêcher d'admirer, des sénateurs qui se réduisaient à un seul laquais pour toute suite, et des dames qui ne se montraient plus suivies que de leurs femmes. Le patriotisme se manifestait par des signes plus certains. Les corps de métiers fournissaient tous les jours huit cents hommes pour la garde. Toutes les compagnies de volontaires étaient toujours prêtes à marcher. Les citoyens rivalisaient de bravoure et de discipline avec les soldats, les habitants des campagnes de dévouement et d'intelligence avec ceux de la ville. Le clergé même signala son courage. Il s'était utilement et honorablement conduit dès le commencement de la crise. Ses prédications, ses directions publiques et secrètes avaient soutenu le bon esprit du peuple. Les cérémonies religieuses, les processions, les neuvaines lui plaisent: ce sont ses fêtes, on les avait multipliées dans ce but. On avait fait des voeux à tous les autels. Les prêtres avaient excité par la piété le patriotisme; et, chose remarquable, au milieu de la chaleur des deux partis, on ne voit nulle part ni la noblesse accuser le clergé d'avoir abusé contre elle de son influence, ni les populaires lui reprocher d'avoir coopéré à les remettre sous le joug. Il agit, et il semble ne l'avoir fait que dans le sens du salut de la république. Les prêtres, les religieux même offrirent de prendre les armes pour la police intérieure. Ils gardaient les prisonniers et les établissements publics; ils faisaient des patrouilles pour le bon ordre. On les vit donner sous les murs de la ville le singulier spectacle d'une légion d'ecclésiastiques sous les armes, passée solennellement en revue par l'archevêque: et, de démonstration en démonstration, les prêtres se mêlèrent fréquemment aux expéditions extérieures. L'ennemi même les distingua avec une particulière animadversion. C'est peut-être le patriotisme des ecclésiastiques qui enflamma les Autrichiens contre les saints protecteurs du pays. On trouva les madones qui étaient sur les portes ou dans les campagnes souillées, décapitées, pendues, turpitude plus superstitieuse que la confiance qu'y mettaient les Génois. Il est vrai que le peuple avait vu la Vierge écarter de sa main les boulets tirés sur la cité. Malheureusement la fureur des assiégeants se signala par des excès plus funestes. Ils étaient aux portes de la ville. Ils tenaient ces beaux villages, ou plutôt ces faubourgs magnifiques qui la prolongent des deux côtés, Saint- Pierre d'Arène, Albaro: là tous les palais superbes qui, dès le temps de Pétrarque, faisaient des environs de Gênes le plus noble séjour de l'Italie et dont les merveilles s'étaient accrues ou rajeunies de siècle en siècle, furent brûlés, démolis ou dévastés. Ceux que dessina Michel- Ange n'échappèrent pas aux vandales. Nous avons vu, après cinquante ans, les marques irréparables de cette dévastation atroce, jusqu'à ce qu'une autre guerre et de nouvelles calamités soient venues ajouter d'autres ruines à ces ruines anciennes.
La défense de Gênes par M. de Boufflers est un événement militaire que les gens de l'art admirent et étudient encore. Il fit toutes ses opérations à propos. Des batteries placées le long de la mer écartèrent les vaisseaux anglais qui incommodaient le rivage. Des retranchements, des forts, habilement combinés, défendirent autant qu'il était possible l'approche des hauteurs qui, sur la rive gauche du Bisagno, longent et dominent les fortifications orientales de la ville. Un moment les forces ennemies parurent l'emporter. On ne put leur fermer le Bisagno. Mais le terrain leur fut si savamment disputé qu'elles ne purent tirer aucun parti considérable de leur introduction dans cette vallée. Français, Espagnols, Génois, tous rivaux d'émulation, semblaient n'avoir qu'un même esprit et suivre sous leur chef habile une inspiration unique. Après de vains efforts, Schullembourg, ayant consumé beaucoup de temps et inutilement fatigué son armée, leva le siège de Gênes au commencement de juillet 1747.
Le duc de Boufflers, épuisé de fatigues et attaqué de la petite vérole7, mourut au moment même de cette retraite de l'ennemi. Sa mort fut, dans Gênes, une calamité telle qu'elle fit craindre des excès de désespoir. Les écrivains du gouvernement assurent qu'on fut obligé d'employer l'influence secrète des prêtres auprès du peuple, pour modérer la violence de la douleur publique.
Le duc de Richelieu vint remplacer Boufflers. Ses instructions l'invitaient à rechercher la popularité: il lui en coûta peu pour l'obtenir. Dans ce pays qui se souvenait de l'avoir vu dans sa plus brillante jeunesse, sa dignité noble et aisée, sa gracieuse facilité de moeurs séduisirent toutes les classes et multiplièrent ses succès. Mais il était avide de gloire militaire, il avait d'avance mandé au ministre qu'il n'entendait pas qu'on ne l'envoyât à Gênes que pour y publier la paix (car on commençait à en parler alors). Cependant pendant son séjour au printemps de 1748, l'ennemi ne menaça Gênes que de loin. Richelieu perfectionna quelques ouvrages de défense. Il fit des excursions peu importantes avec des succès variés. Il disputa assez heureusement les approches, mais sans grandes opérations ni périls éminents. Le seul avantage de commander encore quand la paix fut signée ne devait pas lui mériter le titre de libérateur de Gênes. La famille de Boufflers fut inscrite sur le livre d'or des nobles de la république. Richelieu vivant, avec le même honneur, eut une statue; et le même jour le bâton de maréchal lui arrivait de France. Le courtisan hérita des lauriers qui appartenaient au guerrier.
La paix vint enfin. Après des préliminaires signés le 30 avril 1748, le traité d'Aix-la-Chapelle fut conclu le 18 octobre. Les Génois y furent compris. On leur rendit ce qu'on occupait encore de leur territoire, Savone et Final, ce premier sujet de leur querelle8. On eut soin de stipuler que les pays frappés de contributions et que le sort de la guerre avait délivrés de l'occupation de l'ennemi seraient affranchis de toute demande pour le reliquat non acquitté; que Gênes et les Génois retourneraient dans la jouissance de leurs revenus à la banque de Vienne. Contre la teneur d'une stipulation si explicite, les ministres autrichiens essayèrent de les frustrer de leurs capitaux: et ce fut par un ridicule sophisme de légiste. Au moment, disaient-ils, que les Allemands sortirent de Gênes, l'impératrice était créancière légitime des Génois du reste des contributions qu'elle avait eu le droit de leur imposer. Les Génois étaient à leur tour créanciers de l'impératrice pour des capitaux employés dans la banque publique. Quand les dettes et les créances sont réciproques entre les mêmes parties, il se fait pour chacune et à concurrence une compensation naturelle, une secrète et mutuelle extinction des dettes. Telle est, en effet, la loi civile: on n'avait pas de honte de l'appliquer aux relations politiques de deux États: et quant à la stipulation opposée qu'on venait d'insérer dans le traité de paix, elle ne devait, disait-on, se rapporter qu'à des créances existantes. Or, celles-ci compensées, confisquées, éteintes, et ne pouvant revivre, ce n'est pas elles que l'article du traité avait pu considérer. Cette chicane fut soutenue avec une longue insistance. Heureusement que les Autrichiens faisaient d'autres difficultés non moins injustes qui intéressaient les puissances principales. La France exigea donc avec menace la fidèle exécution du traité. Par un acte solennel l'impératrice reconnut enfin le droit des créanciers génois et leur rendit de nouveaux titres à la place de ceux qu'elle avait cru annuler pour en avoir prononcé une confiscation.
Il resterait à parler des récompenses que le gouvernement dut accorder au peuple qui l'avait sauvé et qui lui laissait reprendre sa place; et à cet égard, les écrivains de la noblesse disent, en racontant la délivrance de la ville, qu'on remit à des temps plus calmes à récompenser Carbone et les autres populaires qui s'étaient distingués à cette époque; et ils ajoutent qu'en effet ces récompenses furent proportionnées à la reconnaissance publique. Il faut les en croire. Mais la rémunération est demeurée obscure. Quelque somme de deniers aura acquitté cette dette. La misère de ces champions, les accusations qu'ils s'attirèrent et qu'on eut grand soin de ne pas leur épargner, autorisèrent sans doute à les payer en argent et à les remettre à leur place. On voit aussi qu'en 1748 on inscrivit au livre des nobles, dans des formes et au temps ordinaires, six particuliers de la classe de ceux qui dans toute autre circonstance auraient pu prétendre également à cet honneur. On donna cette inscription comme le pris de leur assistance fidèle au quartier général, c'est-à- dire, de leur zèle à entrer dans les vues du gouvernement et à y reconduire le peuple. Les milices bourgeoises se drapèrent peu à peu. L'uniforme les avait créées; les habits ne se renouvelèrent pas. Le gouvernement hâta la dissolution de ces corps, qui l'offusquèrent aussitôt qu'il cessa d'en avoir besoin.
Une suite plus intéressante de la grande crise que Gênes avait soufferte mérite d'être signalée. C'est la restauration de ses finances et de la banque de Saint-George en particulier.
La paix générale ayant rendu libres la navigation et le commerce, il n'est pas surprenant que Gênes ait promptement repris les avantages que sa position lui assurait, quand, tout entière à ses vrais intérêts, sans barrières fiscales et presque sans impôts, elle pouvait faire le seul trafic qui lui convienne. Elle fut de nouveau l'entrepôt des marchandises étrangères, le bureau d'un péage, si l'on peut s'exprimer ainsi, entre la mer et la haute Italie ou les régions intérieures qui y répondent. Elle fut une sorte de lien réciproque entre le Levant et les colonies espagnoles et portugaises, entre le nord et le midi, et la factorerie du commerce de toutes ces régions avec l'Italie. Son port franc fut fréquenté de nouveau, comme une foire perpétuelle ouverte à tous ces peuples. Le travail revint aux pauvres, les bénéfices aux commerçants, les intérêts aux capitalistes, les consommateurs aux propriétaires de denrées. Sans le retour de ces biens, il eût été inutile de penser au choix des moyens capables de refaire le crédit et la fortune publique. Mais telle avait été la brèche de quelques années, que cette prospérité renaissante du commerce ne suffisait pas pour en réparer les ruines.
Nous avons vu que c'était dans le trésor de Saint-George qu'on avait puisé les contributions enlevées par les Autrichiens. La suspension des payements de cette banque en avait été la suite9. Cet événement compromettait à la fois le revenu des familles et des établissements de toute espèce, la fortune des citoyens entre les mains de qui les billets de Saint-George étaient répandus, et toute la circulation du commerce d'une place qui ne connaissait presque plus d'autre monnaie.
Cette suspension ne pouvait finir qu'en trouvant les moyens de remplir de nouveau le vide du trésor. Le désordre et la dilapidation attachés à un mouvement insurrectionnel, les habitudes qui en restent, la difficulté de ramener le peuple sous le joug des impôts dont il s'est affranchi, le surcroît de dépense et la consommation prodigieuse que fait un peuple armé en masse comparé à l'entretien d'une armée régulière, toutes ces causes ne permettaient pas même la tentative de réparer le mal. Tant que la guerre dura, depuis l'expulsion des Allemands à la fin de 1746, jusqu'à la paix d'octobre 1748, on épuisa toutes les ressources qui pouvaient rester encore. On essaya plusieurs tempéraments en 1749: mais ce ne fut qu'en 1750 qu'on fut en état de procéder à une liquidation générale par laquelle on consolida les billets suspendus et les autres dettes arriérées. On se soumit à des contributions que le retour de la prospérité commerciale commençait à permettre de s'imposer10. Elles assurèrent le revenu de cette dette consolidée, et, par une opération bien faite, juste pour chaque créancier, ni trop retardée, ni trop précipitée; la circulation fut rétablie et le lustre rendu à cette banque dépositaire de tant de fortunes11.
Ce retour de la prospérité commerciale, ce prompt réveil de la sécurité des capitalistes, furent les bienfaits de la paix qui, en occupant lucrativement tous les bras et toutes les pensées, dissipèrent les restes de l'agitation et mirent fin aux récriminations malveillantes en bien moins de temps qu'on n'osait l'espérer. Richelieu, qui partait de Gênes immédiatement après la paix faite, écrivait au roi et aux ministres ses appréhensions. Il voyait un peuple armé, une bourgeoisie mécontente, et il signalait des têtes chaudes. Suivant lui, à Gênes, personne encore ne gouvernait tout à fait; et l'opposition de la noblesse et du peuple aurait produit une turbulente anarchie sans la sorte d'autorité que les circonstances avaient donnée au roi. Aussi il prévoyait qu'à la retraite des troupes françaises qui allaient le suivre, il éclaterait non une conspiration, mais une révolte. Sa prédiction fut heureusement démentie, et il y aurait injustice à ne pas reconnaître, en un tel dénoûment, une grande preuve d'habileté dans les chefs de la république reprenant doucement les rênes et remettant le char dans la bonne voie. Tant de fois nous l'avons vu maladroit! On avait dit12 de ce gouvernement qu'il était grand dans les petites choses et petit dans les grandes. Certes cette difficile restauration était une grande affaire; de petits moyens peuvent y avoir été employés; mais le succès fut complet, et certainement il était digne d'estime13.
(1755-1763) L'alliance des cours de Versailles et de Vienne qui se contracta bientôt après conserva la paix de l'Italie. Elle affermit et contint dans leurs limites les puissances de cette heureuse contrée. La guerre, qui éclata quelques années après entre l'Angleterre et la France, ne causa aux Génois que quelques inquiétudes passagères. C'était au fort de leur querelle avec les Corses, et les escadres anglaises pouvaient donner la main à ceux-ci. L'ambition toujours éveillée du roi de Sardaigne pouvait se prévaloir à leur préjudice de la protection de la cour de Londres. Ils avaient donc à coeur de ne rien faire qui les fît tomber dans la disgrâce de cette cour. L'Angleterre, qu'ils avaient vivement sollicitée, leur fit dire qu'on ne ferait rien contre eux s'ils restaient exactement et sincèrement neutres; mais qu'on se tiendrait offensé des moindres signes de leur défiance ou de leur mauvaise foi. Cependant les craintes de se voir compromis, d'être envahis pendant la guerre ou sacrifiés à la paix, recommençaient chaque jour. «Les gouvernements faibles sont toujours soupçonneux, écrivait-on de Versailles; on ne peut les guérir de la peur; et après tout, ce n'est pas à nous de tranquilliser les Génois.» Enfin la paix se fit (1763), et une nouvelle garantie de leurs possessions y fut explicitement comprise.
Il faut ici rapporter un fait assez significatif pour montrer quel déchet l'esprit public avait souffert parmi les membres mêmes du gouvernement. Les préparatifs de défense, ajoutés aux frais de la guerre de Corse, nécessitaient des sacrifices. On avait décrété une contribution extraordinaire. Chacun devait s'imposer à proportion de sa fortune, mais nul ne pouvait être taxé d'autorité à plus de mille livres. On devait compter sur le patriotisme des riches pour ne pas s'en tenir à la taxe obligatoire. Le doge Augustin Lomellini14, excellent citoyen, crut devoir donner un généreux exemple (1762); il souscrivit pour soixante mille livres, mais nul ne l'imita, plusieurs le blâmèrent avec aigreur; quand il sortit de charge, peu de mois après, le nouveau doge qui le remplaça prétendit avoir été injustement surchargé par les répartiteurs, réclama la réduction de sa taxe (1763), et l'obtint pour compléter le scandale.
Quand on recourait aux contributions extraordinaires, ou qu'on augmentait les impôts, on essayait d'étendre ces charges hors de Gênes, et de les faire partager aux autres villes de l'État. On rencontrait habituellement de la résistance. Final, se souvenant de sa qualité féodale, recourait au conseil aulique pour y plaider contre la république (1754). Cet exemple fut suivi avec acharnement par la petite ville de Saint-Rème. Elle avait eu autrefois pour seigneur l'évêque de Gênes, et elle prétendait que c'était sous la suzeraineté impériale.
L'empereur accueillit avec empressement cette soumission à sa couronne, cette attaque contre la souveraineté génoise. On croira aisément que la paix d'Aix-la-Chapelle n'avait pas suffi pour rétablir Gênes dans les bonnes grâces de Marie-Thérèse et de l'empereur François. Le conseil aulique instrumenta à Vienne. On fit plus; on prétendit que les habitants de quelques petits fiefs tenus par la république avaient été maltraités par ses officiers, et l'empereur délégua un haut commissaire pour aller constater ces offenses. Or, ce commissaire, le croirait-on? fut Botta Adorno, ce général oppresseur que le peuple génois avait mis en fuite. La république indignée protesta qu'elle ne le reconnaîtrait point. L'affaire s'envenimait: il paraissait des injonctions, des proclamations judiciaires et martiales au sujet de cette mission et du procès de Saint- Rème. La protection de la France intervint. Les procédures s'arrêtèrent et parurent oubliées. Mais douze ans après (1766), la cour de Vienne se réveilla. Une sentence fut prononcée en faveur des habitants de Saint- Rème. Il ne fallait plus qu'un pas pour que Gênes même et tout son État fussent déclarés sujets à la juridiction féodale de l'empereur. Mais on coupa court à ces iniques vexations. Le duc de Choiseul écrivit à Vienne «que les extrémités auxquelles les Génois étaient exposés ne permettaient plus au roi de persévérer dans la résolution qu'il avait prise de n'employer en leur faveur que des sollicitations et de bons offices. Leur inutilité le forçait à recourir à des moyens plus efficaces pour remplir ses obligations. Son intention était que la cour de Vienne en fût prévenue.» Le roi déclarait donc qu'il exécuterait pleinement la garantie donnée à la république pour toutes ses possessions; et qu'en outre, il requerrait pour y concourir toutes les puissances contractantes du traité d'Aix-la-Chapelle, et spécialement S. M. l'impératrice-reine. La déclaration eut son effet, et l'on ne parla plus de cette affaire.
La république, en même temps, en avait une autre avec le pape Rezzonico (Clément XIII). Par une sorte de concordat tacite, mais bien ancien, le pape pourvoyait aux évêchés génois en prenant un sujet à son choix sur une liste que lui présentait le sénat. Tout à coup, il plut au saint-père de nommer à l'évêché de Vintimille un abbé de Franchi, chanoine de Gênes, sans attendre de présentation. Le sénat tint la nomination comme non avenue et envoya sa liste de candidats. En même temps, pour empêcher l'élu d'aller prendre possession du siège, on le logea chez le doge comme autrefois le père Granelli; mais de Franchi mourut dans la demeure qu'on lui avait donnée. Le pape se montra violemment offensé, et l'archevêché de Gênes étant devenu vacant, il nomma promptement un Lercari15, sans admettre aucune proposition du gouvernement. Cette fois on n'osa pas à Gênes renouveler la querelle, le choix convenant d'ailleurs. Il y eut alors une sorte de transaction (1767). Le pape conserva le droit de nommer, la république se réserva de n'admettre les évêques ainsi promus à prendre possession de leur dignité qu'après que le petit conseil en aurait donné son agrément.
(1769) Peu après, Gênes demandait encore les honneurs de la salle royale à Rome, et sollicitait avec instance les cours de Versailles et de Madrid de prêter leur appui à cette prétention. Elles répondaient qu'elles n'avaient déjà que trop d'affaires fâcheuses avec le pape et qu'elles ne sauraient entreprendre celle-ci16.
CHAPITRE IV.
Guerre de Corse.
La ville de Gênes, bombardée au bon plaisir de Louis XIV et soixante ans après abandonnée à la discrétion des soldats de Marie-Thérèse, c'étaient deux incidents nés du choc ou des jalousies des grandes puissances; à cela près, le gouvernement de 1576, de son commencement à sa fin, n'eut, à justement parler, que deux affaires qui lui fussent propres: défendre son existence contre l'ambition du duc de Savoie; maintenir sa domination sur la Corse. J'ai raconté la résistance qu'il opposa à son dangereux voisin; il faut, en remontant en arrière, rassembler ici les détails de sa dernière lutte avec les redoutables insulaires que la république prétendait tenir assujettis. Elle se disait reine de la Corse; la fière et sauvage énergie, les vertus et les vices de tels sujets, ne s'accommodaient point de pareils maîtres. Comme au temps de Vicentelli et de Sampier, il naissait sur ce sol des âmes fortes et des hommes sans frein. Il s'y nourrissait d'implacables ressentiments; les vengeances s'y perpétuaient; des actions violentes s'y répétaient chaque jour. Les Génois y étaient détestés; et eux-mêmes avec leurs prétentions, avec leurs superbes dédains, ne savaient ni ne pouvaient rien faire pour apprivoiser ces populations farouches. Une seule chose avait changé: autrefois les révolutions qui éclataient à Gênes, et qui détournaient l'autorité du soin de contenir les Corses, étaient pour eux autant d'invitations à secouer le joug. Les factieux tour à tour expulsés du gouvernement venaient; porter et demander à la fois de l'appui aux mécontents de l'île. Mais depuis 1576 ces occasions de soulèvement manquaient, sous un gouvernement régulier et consistant quoique faible. Depuis que les entreprises de Sampier avaient échoué contre lui, il opprimait avec méthode, incapable, au reste, par ses préjugés autant que par sa politique, d'ouvrir aucune voie de civilisation à un peuple inculte, qu'il croyait avoir le droit de mépriser et de tenir abaissé. Les familles génoises elles-mêmes, qui d'âge en âge s'étaient établies dans l'île, étaient regardées dans Gênes comme des branches inférieures dans leur propre parenté, et comme déchues d'un degré dans la considération publique. Des évêques étrangers à l'île étaient donnés aux diocèses; et ce n'était pas en leurs mains que se trouvait placée l'influence sur ce peuple très-dévot au milieu de ses vices et de ses violences; elle était réservée aux pauvres prêtres du pays qui faisaient cause commune avec leurs ouailles dont ils partageaient les passions et les moeurs. A la suite des magistrats temporaires envoyés par la république, débarquaient de nombreux suppôts: ils s'emparaient de toutes les fonctions honorifiques ou lucratives; la voix publique était toujours prête à les accuser de rapacité et de concussion. Dans cette disposition des esprits, il n'était aucun impôt qui pût se lever sans soulever des résistances désordonnées. Sur tant de griefs les représentations étaient mal reçues: les recours à Gênes, le plus souvent, valaient au moins la prison à ceux qui s'exposaient à les porter au sénat. Enfin le gouvernement croyait avoir à se montrer inflexible dans ses exigences; ses répressions étaient cruelles; et soit dans l'île, soit dans la tour de Gênes, on jugeait dans l'ombre, on condamnait suivant l'effrayante formule des inquisiteurs d'État, ex informata conscientia.
Cependant la douceur ou la sévérité, l'habileté ou la maladresse des gouverneurs, donnèrent tour à tour du relâche ou de l'élan aux dispositions hostiles des insulaires. Vers 1728, des querelles insignifiantes sur la légalité d'une taxe légère qui se payait sans difficulté depuis quinze ans, s'envenimèrent tout à coup; ce fut l'étincelle qui alluma un incendie. Les magistrats génois furent tantôt faibles dans leurs concessions, tantôt malheureux dans leurs mesures répressives. On s'insurgea, et les Corses ne manquèrent pas de chefs audacieux, dont plusieurs s'étaient formés au métier des armes chez les puissances du continent. Le mouvement fut général: des diètes s'assemblèrent; elles consultèrent les théologiens de l'île, qui décidèrent que la guerre était légitime et juste.
On assure qu'alors les Corses offrirent la souveraineté de leur île au pape: le saint-père ne leur proposa que son inutile médiation. Pour eux, ils déclarèrent qu'ils ne se livreraient plus au pouvoir absolu de leurs oppresseurs; qu'ils ne traiteraient avec les Génois que sous l'expresse garantie de l'empereur, de la France, ou de l'Espagne. La France avait manifesté de l'intérêt pour leurs souffrances: l'Espagne passait pour avoir favorisé secrètement l'insurrection: à Gênes on se méfia de ces deux puissances et l'on se contenta de demander à la première si elle verrait sans jalousie l'intervention de la cour de Vienne, la garantie dont celle-ci se chargerait pour l'exécution de l'accord qui serait conclu sous son arbitrage, et d'abord le passage en Corse de quelques troupes impériales pour appuyer la médiation. La cour de Versailles, sans témoigner ni opposition ni approbation, répondit simplement qu'elle était loin de favoriser une révolte: mais elle fit savoir officieusement le jugement qu'elle portait d'un pareil secours. Elle prédisait que les Génois l'achèteraient chèrement, et qu'ils allaient rendre la cour impériale seule arbitre dans leurs affaires en Corse. Les Génois ne tinrent nul compte de cet avis. L'empereur fournit (1731) d'abord trois mille cinq cents hommes qui débarquèrent dans l'île; elle devint le théâtre d'une guerre sanglante sans être décisive (1732). Cependant le prince de Wirtemberg détermina enfin les Corses à se soumettre à ce que l'empereur réglerait entre eux et la république. Pour préliminaire, quatre chefs de l'insurrection se rendirent au prince, qui les remit aux mains des Génois sous certaines garanties convenues. Ils furent d'abord renfermés dans la tour de Gênes, traités cependant avec de grands égards. Puis ils eurent pour prison la citadelle de Savone; et là, enfin, ils servirent à leurs compatriotes de plénipotentiaires pour adhérer à la pacification. Elle eut lieu sous la forme d'un règlement émané du gouvernement de Gênes avec l'intervention et la garantie de l'empereur. Mais cette garantie ne paraissait accordée qu'au profit des Génois pour obliger les Corses à l'obéissance. La plupart des conditions favorables à ceux-ci formaient des articles séparés, tenus secrets; et la stipulation de la garantie impériale s'y trouvait omise; on ne craignit pas de dire que cette omission avait été achetée à Vienne à prix d'argent.
L'expédition allemande fut en tout préjudiciable à ceux qui l'avaient sollicitée. Tant qu'elle dura, la présence de tels auxiliaires enleva toute réputation aux forces génoises, et toute autorité aux magistrats. La Corse ne reconnaissait plus ceux-ci, et personne ne recourait à eux. Les généraux allemands faisaient sans les consulter des armistices auxquels la république était obligée de se conformer. Elle payait au complet la solde des troupes dont plus d'une fois une partie avait été ramenée sur le continent. Quand, après le règlement publié, Wirtemberg partit et que les soldats sortirent de l'île, l'Autriche demanda quatre cent vingt mille génuines (environ trois millions de francs) pour les frais. Il fallut voter pour les chefs impériaux de larges récompenses: les dépenses patentes n'étaient pas les seules à couvrir; et l'on assurait que sur les fonds expédiés dans l'île, il se trouvait un mécompte de cinq millions de livres resté inexplicable. À plusieurs époques de cette longue querelle, on voit percer le soupçon que parmi les causes qui la rendaient éternelle, se trouvaient certains intérêts privés de gens qui faisaient mieux leurs affaires que celles de la république.
Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits pour obtenir l'intervention de l'empereur furent en pure perte (1734). A peine les Allemands repartis, l'île fut de nouveau soulevée. Elle reprit son organisation militaire et politique. La Vierge Marie fut déclarée protectrice souveraine de la Corse, une grande diète nationale confia le gouvernement à trois généraux décorés du titre d'altesse (1735), et assistés d'un conseil d'État. L'un des trois fut Hyacinthe Paoli, nom qui s'est rendu fameux pendant deux générations. Ainsi la nationalité corse se trouva déclarée et constituée.
Ici, je rapporte la première origine du projet de donner la Corse à la France. L'envoyé de cette puissance à Gênes était alors M. de Campredon. Il avait régulièrement informé la cour des événements de l'île qui transpiraient à Gênes, malgré la défense d'en parler, défense parfois appuyée de la commination des galères. Il avait démontré que la république seule n'aurait jamais la force nécessaire pour soumettre les Corses à l'ancien joug, et pour détruire la redoutable organisation qu'ils s'étaient donnée. Cependant, ajoutait-il, l'empereur pensait à faire tomber la Corse aux mains du roi de Portugal; l'Espagne se vantait qu'aussitôt qu'elle le voudrait elle disposerait de l'île: elle entretenait des intelligences avec Giaffiero, l'un des trois généraux du pays, et le principal ouvrier des troubles précédents. Paoli se glorifiait de l'appui de l'Angleterre: on avait parlé des desseins du roi de Naples, et le roi de Sardaigne était prêt, disait-on, à s'emparer du pays dès que les Génois l'abandonneraient, comme il était devenu' probable. Quant à Gênes, on y trouvait assez de membres du gouvernement qui avouaient qu'il s'élèverait peu de regrets sincères si la Corse était ôtée à la république par les armes de quelque puissance; qu'à plus forte raison, si quelqu'une d'elles lui en demandait la cession à des conditions avantageuses, le marché pour se défaire d'une possession onéreuse serait promptement accepté. Mais ce marché serait-il indifférent à la France? Pourrait-elle laisser passer à d'autres une station si voisine de ses côtes, de ses arsenaux de Toulon, de son commerce de Marseille, si bien placée sur la Méditerranée pour l'offensive comme pour la défensive? Les Anglais avaient Gibraltar et Mahon; la France pourrait- elle laisser encore occuper la Corse? Pour conclusion Campredon proposait directement d'entamer une négociation avec les Génois, pour obtenir la résignation de leurs droits entre les mains du roi de France, et avec les Corses pour les disposer à être contents de cette cession1.
Le ministre répondit promptement à cette dépêche2. Elle avait été lue et méditée: le roi et le conseil y donnaient une pleine approbation: «Vous êtes l'auteur de l'idée; il faut vous laisser le choix des moyens, le soin de préparer les voies; il suffit de vous dire que nous entrons à tous égards dans l'esprit de votre lettre.»
Flatté de la satisfaction qu'on lui témoignait, Campredon se hâta de prendre les premières mesures. La plus facile fut de faire pressentir l'esprit des insulaires. Il avait pour amis et pour conseils des personnages attachés aux intérêts corses, et peut-être son projet n'était-il qu'une de leurs inspirations. Bientôt il vint de l'île une supplique au roi de France où l'on implorait sa médiation entre les Corses et les Génois. C'était une sorte de préliminaire, mais si peu important qu'il n'était signé que par vingt chefs de canton d'une province seule, et que la date était restée en blanc, afin que ce produit d'une intrigue clandestine ne vît le jour qu'en temps opportun.
On ne négligeait rien pour habituer le public génois à l'idée d'être débarrassé de la Corse. On pensait que si cette ouverture était faite avec l'offre de garantir à la république à perpétuité, Savone, Final et la Spezia, la proposition aurait de grandes chances de succès. L'envoyé crut pourtant s'apercevoir que la vanité nationale y mettrait plus d'obstacles qu'il n'avait pensé d'abord. On se ferait scrupule à Gênes d'abandonner volontairement un royaume, et la misérable et chimérique recherche des honneurs royaux de la cour romaine accroîtrait encore cette répugnance: mais cette île, qu'on craindrait de vendre si elle était perdue par une force majeure, par une invasion, Campredon persistait à croire qu'on n'en serait que médiocrement fâché: des gens graves le lui donnaient à entendre, et, sur cette confiance, il conseillait au roi d'envoyer des troupes dans l'île et de s'en emparer à l'improviste. On se hâta de lui répondre, comme il convenait à la prud'homie du cardinal de Fleury, que jamais on ne se donnerait ce tort envers les Génois et en face de l'Europe. On estimait même, qu'il serait imprudent, quant à présent, de faire au sénat aucune ouverture. On devait se borner à faire reconnaître par les hommes influente que l'île leur était à charge, et qu'il serait plus profitable pour eux d'en traiter avec une puissance en état de la défendre, que de risquer qu'elle fût enlevée par le premier occupant: mais jusqu'à ce que ces réflexions portassent la république à demander à traiter, ou ne lui refuserait pas de se prêter à tout ce qui pourrait ramener les Corses à son obéissance. Néanmoins comme l'envoyé avait averti que si la cession était négociée, il y aurait quelques sacrifices à faire pour se procurer la majorité des suffrages, on l'assurait qu'en ce cas on ne manquerait pas d'accorder tout ce qu'il faudrait.
Ces instructions convenablement dilatoires tendaient à tempérer l'impatience avec laquelle Campredon suivait son idée. Mais tout à coup3 le ministère de Versailles lui enjoint de cesser ses démarches et de laisser tomber l'affaire. On ne lui donnait aucune explication sur ce changement. Mais on venait de signer les préliminaires de la paix avec l'empereur. Le grand-duché de Toscane passait au gendre de Charles VI. Cet événement amenait pour la France de nouveaux arrangements que l'acquisition de la Corse aurait sans doute contrariés.
Le projet fut abandonné; mais les convictions qui l'avaient fait naître restèrent acquises. Si les ministres de Louis XV, à cette époque, n'estimèrent pas la Corse d'un prix assez haut pour affronter les embarras que son occupation eût pu donner, on fut bien d'accord de ne pas souffrir qu'elle passât dans des mains étrangères.
Une étrange aventure (on ne saurait donner un autre nom à cet incident) vint tout à coup compliquer la situation, et bientôt elle détermina Gênes à demander des secours. On vit débarquer dans l'île un personnage inconnu apportant quelques armes aux insurgés4 et leur promettant d'amples secours qui allaient le suivre. C'était un grand seigneur anglais suivant les uns, un exilé Corse d'origine, suivant les autres. On sut enfin que c'était le baron Théodore de Newhoff, qu'on supposa expédié par une des grandes puissances. Il n'en était rien: cet aventurier, gentilhomme allemand, avait été, autant qu'on a cru savoir, page et puis sous- lieutenant en France, disciple pauvre de l'Ecossais Law, esprit romanesque se mêlant de chimie, suspecté même d'alchimie. Devenu lieutenant-colonel en Espagne, marié à Madrid, il avait abandonné sa femme en traversant la France. Prisonnier pour dettes à Cologne, à Livourne, il s'était réfugié à Tunis, il y avait trouvé des Corses et quelques Toscans; en vivant avec eux il avait conçu le dessein d'aller tenter la fortune en Corse. Sa petite cargaison d'armes lui avait été fournie à Livourne sur le crédit de ses nouveaux amis. Un vaisseau marchand anglais l'avait transporté dans l'île. Il y fut accueilli avec enthousiasme; il répandit tant d'espérance, il fit tant valoir le mystérieux appui des cours étrangères, il seconda si bien la chaleur patriotique des populations, qu'à peine arrivé il fut proclamé roi de Corse. Le nouveau monarque décora tous les chefs de l'insurrection de titres magnifiques. Hyacinthe Paoli fut nommé premier ministre.
Une guerre de manifestes s'éleva d'abord. Le sénat de Gênes mit à prix la tête de Théodore; celui-ci se répandit en menaces. Dans l'île il agit avec assez de vigueur pour réduire bientôt les Génois à quelques villes du littoral et à leurs étroites banlieues. Mais, pour aller les y chercher, on avait besoin des renforts promis, et ils n'arrivaient pas. A peine couronné, le roi voulait partir pour aller au-devant d'eux. Mais, se défiant de lui les premiers, les soldats qu'il avait rassemblés craignirent d'être abandonnés sans que leur solde fût assurée. Bientôt après, plusieurs des chefs même mirent en doute la véracité des promesses et le caractère de leur prince. Quelques-uns rompirent ouvertement avec lui et se soulevèrent contre son autorité. Il les réprima; mais, enfin, on lui déclara que si les secours annoncés ne paraissaient pas dans le mois, on répudierait toute confiance en lui. Ce temps écoulé, il convoqua une diète dans laquelle il fit de nouveaux efforts pour rétablir son crédit et pour obtenir la faculté de sortir de son royaume, afin d'aller chercher les défenseurs dont il s'était assuré. Cette liberté lui fut donnée, les chefs qui se défiaient le plus de lui ou qui lui enviaient le pouvoir, estimant qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de le laisser aller. La république génoise ayant demandé au grand-duc de Toscane de le faire arrêter au passage, celui-ci répondit que c'était faire trop d'honneur à un pauvre roi détrôné.
Pendant ce temps on délibérait à Gênes. On sentait la nécessité d'avoir des auxiliaires à opposer aux insurgés, et l'on ne voyait que la France à qui l'on pût en demander. Mais remettre les places qu'on tenait en Corse entre les mains des soldats français, c'était ce qu'un parti nombreux ne voulait pas souffrir. Les assemblées du petit conseil se multipliaient, et nulle proposition n'y réunissait le nombre nécessaire de suffrages. Dans le sénat plus qu'en Corse, disait-on, était la guerre. Enfin on imagina d'offrir aux révoltés un pardon général même pour les chefs, et une exemption d'impôts pendant douze ans.
Paoli et Giaffiero avaient été nommés par Théodore régents du royaume en son absence, et ils avaient eu grand soin de faire confirmer leurs pouvoirs dans une assemblée populaire. Ils firent délibérer la diète sur la question de savoir si l'on entendrait les propositions que la république 'pourrait faire. Il ne manquait pas de voix pour s'y refuser: d'autres trouvaient bon qu'en faisant ses conditions on accoutumât les Génois à traiter avec eux de peuple à peuple. L'assemblée prit alors une délibération solennelle, qui fut souvent rappelée depuis. On déclara qu'en aucun temps la Corse n'entrerait en négociation sans que, pour préalable, les Génois eussent souscrit aux conditions suivantes: amnistie sans aucune exception: les Corses ne pouvaient être traités de rebelles: chacun d'eux aurait droit d'entrer, de résider, de sortir avec liberté illimitée: le port des armes ne pourrait être interdit: les règlements de l'ancien gouverneur Vénéroso seraient renouvelés. (Ce digne magistrat, quand il avait régi la Corse, y avait seul donné des lois équitables; aussi, à son retour à Gênes, avait-il été accablé de dégoûts.) Enfin, venait la clause principale: on ne ferait aucun accord sans qu'une puissance étrangère intervint pour garantir la fidèle exécution des pactes. C'était l'éclatante confirmation des déclarations de 1728.
Gênes, au contraire, exigeait que les Corses s'avouassent rebelles; qu'ils fussent désarmés, et surtout qu'ils ne se permissent plus de réclamer entre des maîtres et des sujets aucune intervention de garants. L'espérance d'accommodement fut donc perdue.
(1737) Cependant, il arriva en Corse des lettres de Théodore: son retour semblait imminent. Il allait amener de grands secours de vaisseaux, de soldats et d'armes, et il venait soutenu par la faveur des cours les plus influentes de l'Europe. Ses partisans propageaient de telles nouvelles avec la plus éclatante publicité. Ils appelaient le peuple dans les églises et chantaient le Te Deum pour ces annonces comme on l'eût fait pour des victoires. Sur ce bruit les Génois conçurent un surcroît d'alarmes, et, après de longs dissentiments, ils se décidèrent enfin à demander des troupes à la France. Les réserves et les précautions furent multipliées de leur part dans le traité qui eut lieu à Paris. La domination génoise devait être intacte en toute chose. Le pardon et la liberté qu'on obligerait la république à accorder aux Corses ne pourraient paraître qu'en forme d'édits spontanément octroyés par elle: le roi pourrait seulement s'en déclarer garant, car sans cette condition la France refusait de traiter. Gênes crut nécessaire de faire intervenir l'empereur dans cette même garantie, puisqu'il avait été garant du règlement de 1734: mais ce prince, en guerre avec les Turcs, ne fournit que son nom, et trouva bon que Louis XV envoyât ses troupes. Six bataillons furent d'abord expédiés sous les ordres de M. de Boissieux (1738). La république pourvoyait au logement et à la subsistance. Elle s'engageait à payer à la France deux millions de francs pour tous les autres frais. Ces troupes n'étaient pas mises sous les ordres des chefs militaires génois, pas même en contact avec les garnisons de la république. Elles devaient avoir leurs quartiers séparés. Leur commandant devait s'entendre avec le gouverneur ou commissaire du sénat: comme il fallait s'y attendre, ce concert fut mal établi et plus mal entretenu.
La France avait exigé la suspension de toutes les hostilités. Comme elle la garantissait du côté des Génois, elle soumit les Corses à donner du leur des otages qui furent envoyés en Provence. Les chefs y contribuèrent par leur influence. Le général français, tout en défendant la domination génoise contre les insurgés, ne s'abstenait pas de correspondre avec ceux-ci. Il les invitait à la soumission, les assurant que la France ne voulait que leur bien et entendait leur assurer des conditions équitables et libérales. Paoli et Giaffiero, par son canal, écrivaient au cardinal de Fleury. Leurs lettres protestaient de leur obéissance aux volontés du roi de France notre maître, disaient-ils. Le cardinal répondait: «Vous êtes nés sujets de la république; elle est votre maîtresse légitime. Il ne faut pas vous flatter; le roi ne peut avoir d'autres principes: mais il est porté à vous regarder comme ses enfants. La république entrera dans tous les expédients raisonnables pour vous rendre le joug de l'obéissance non-seulement supportable, mais encore doux et léger.» Il demandait que les Corses nommassent des députés, pour négocier à Bastia sous la médiation du général français, Giaffiero répliquait, en promettant que les députés demandés seraient envoyés, mais en soutenant les droits de la nationalité des Corses et de leur indépendance. Le cardinal à son tour n'admettait pas cette réserve, et sa dernière lettre finissait ainsi: «Le roi serait bien fâché de dépouiller la qualité de pacificateur, pour devenir votre ennemi.»
Un règlement, tel quel, fut dressé à la hâte. Il ajoutait quelque chose à celui que Wirtemberg avait inutilement publié sous l'autorité de l'empereur. Il contenait des amnisties, des remises d'impôts arriérés; il était aux gouverneurs le droit de condamner arbitrairement. Il déclarait qu'aucune grâce ne serait accordée aux homicides; car l'impunité des assassins prodiguée, et peut-être vendue, était reprochée amèrement aux fonctionnaires génois, peut-être parce qu'elle contrariait les vengeances de famille. Puis venait la clause du désarmement général. Ce règlement, la république qui le promulguait priait l'empereur et les rois de France et d'Espagne de le garantir. Le roi de France acquiesçait; un terme était assigné aux populations pour déclarer leur soumission et pour livrer leurs armes, et quand le délai serait expiré, le roi entendait tenir les conditions pour acceptées, et les faire immédiatement exécuter. Il était réservé, au reste, d'ajouter à ces conventions toute stipulation nouvelle qui serait demandée et qui serait reconnue utile au bien du pays. Or les réclamations de cette nature ne se firent pas longtemps attendre. L'assemblée convoquée à Bastia fut loin d'être complète: mais, pour première démarche, elle demanda la reconnaissance d'une organisation de la nation corse qui eût réduit presque à rien les droits de la seigneurie génoise. Les insulaires voulaient surtout avoir auprès de la cour de France des représentants sédentaires, pour y porter leurs plaintes et pour en requérir directement le redressement.
Une partie de l'île se soumit cependant sans réclamation. En certains lieux cet acquiescement fut une feinte et un piège. Les détachements de soldats français appelés pour retirer les armes qui devaient être paisiblement déposées, furent attaqués dans des embuscades. Il y eut du sang répandu: et telle était la disposition des esprits chez ce peuple vindicatif qu'on ne craignait pas d'y appeler cette trahison les Vêpres corses.
L'influence du nom de Théodore encourageait les résistances. L'aventurier avait promis fort au delà de son pouvoir, mais tout n'était pas mensonger dans ses annonces. A son arrivée à Amsterdam, il avait d'abord retrouvé quelques créanciers qui, pour une misérable somme de cinq mille florins, avaient fait détenir le roi des Corses au milieu de ses grands desseins. Deux amis puissants, qui l'avaient tiré de cet ignoble embarras, avaient prêté une oreille favorable à ses projets: ils l'avaient mis en état de charger un petit vaisseau hollandais pour aller porter secours à ses fidèles sujets. En attendant la saison du départit s'était montré à Paris; mais le lieutenant général de police l'avait promptement congédié. Enfin il s'embarqua (1737). Le navire arriva dans les eaux de la Corse. Quelques quantités d'armes et de munitions furent débarquées et distribuées aux habitants du voisinage. Des hommes en petit nombre prirent terre à l'île Rousse; on publia que le roi en personne était à leur tête, mais il ne parut point. On vérifia plus tard5 qu'à l'approche de l'île, la croisière d'une frégate française et la vue d'un nombre de barques génoises armées qui gardaient le littoral lui avaient fait craindre de tomber entre les mains de ses ennemis. Un vaisseau marchand suédois s'était rencontré là par hasard, il était passé sur son bord et avait laissé sa petite troupe débarquer sans lui. Elle fut bientôt dispersée. Un secrétaire dont le roi avait fait un colonel fut pris et mis à mort: mais les armes de la cargaison restèrent entre les mains des insurgés.
Théodore, retourné en Hollande, en repartit l'année suivante (1738). Cette fois, il conduisit quatre navires, équipés à ce qu'on supposait, par les mêmes amis qui avaient pourvu à l'expédition précédente, et qui s'étaient associées par spéculation à ses folles espérances. La petite escadre, sur le point d'arriver, fut séparée par les vents. Trois navires allèrent à Livourne, où ils furent mis sous séquestre. Théodore, sur le quatrième vaisseau, aborda une plage voisine de Porto-Vecchio. Mais la garnison de cette place accourut Pour s'opposer à l'invasion. Théodore resta sur le vaisseau à l'ancre. Il envoya de là des proclamations et des lettres: il prit soin d'y joindre l'inventaire de toutes les munitions qui composaient ses quatre cargaisons, et qui devaient armer tous ses partisans. Il n'attendait que des otages de Porto-Vecchio pour débarquer dans ce port. Il invitait d'ailleurs tous ses fidèles sujets à venir au- devant de lui. Il fit donner des habits et des fusils à ceux qui se présentèrent, mais il en vînt très-peu. Quant aux régents qu'il avait établis, Paoli, Giaffiero, avant sa venue ils lui avaient écrit qu'il devait se hâter, ne pouvant différer de faire trouver les députés que le général français convoquait en assemblée générale pour délibérer sur un projet de pacification. Or le temps avait passé sans voir paraître personne, et il avait fallu donner cours à la convocation qu'on n'était pas en mesure d'empêcher: maintenant l'expédition venait trop tard. Les deux chefs, sans paraître auprès de Théodore, lui mandaient franchement que s'il n'avait assez de forces pour chasser de l'île les Génois par lui-même et sans l'assistance des Corses maintenant découragés, il ne devait pas se hasarder à venir plus avant. Théodore comprit la portée de cette réponse; il économisa ce qui lui restait d'armes, il cessa d'en distribuer, trop peu assuré qu'elles dussent servir à sa cause. Il se rendit à Naples; il y séjourna quelque temps, en querelle, disait-on, avec le procureur fondé dont ses armateurs l'avaient fait suivre. A cette époque, il fut de nouveau perdu de vue.
La tentative de Théodore n'avait pas moins troublé les Génois qu'occupé les Corses. Dans les conseils de la république les partis en avaient pris une aigreur nouvelle. Ceux qui étaient opposés à la France disaient hautement que le roi s'étant fait entrepreneur à forfait de la soumission des Corses, c'était à lui de tenir son marché. On ne disait pas que la république en payait mal le prix, et exécutait encore plus mal ce qui était à sa charge. En Corse, son commissaire général, jaloux de son autorité, accusant M. de Boissieux de partialité pour les rebelles, contrariait toute mesure. On attendait de France de nouveaux renforts. Un bâtiment qui portait un détachement vint échouer sur le rivage. Les soldats, harassés par la tempête et mal secourus, se virent entourés par les populations accourues en tel nombre que la résistance fut inutile. Cet échec, tant de déplaisirs dans les rapports avec l'autorité génoise, tant de mécomptes dans les soumissions qu'on avait crues certaines, accablèrent M. de Boissieux; sa santé n'y résista pas, il mourut (1739): les députés qu'on tenait réunis à Bastia pour rassemblée nationale se dispersèrent, et tout resta en confusion plus que jamais.
Paoli et Giaffiero publièrent, en manière de manifeste, une lettre adressée aux otages envoyés à Marseille pour répondre de la suspension des hostilités. Ils leur racontaient par quelle fatalité ces hostilités avaient recommencé. Ils en accusaient les mauvaises intentions et les mauvais procédés des Génois: ils ne parlaient du roi de France qu'avec ménagement. Ils lui avaient rendu compte de ce qui s'était passé, et, jusqu'à ce que sa volonté fût ultérieurement connue, la Corse se croyait en droit d'opposer la force à la force.
Cela n'empêchait pas Hyacinthe Paoli de faire exécuter la soumission solennelle de la province de Balagne, ainsi qu'il en avait contracté l'engagement antérieur. Il prit, il est vrai, un prétexte pour ne pas assister à cette triste cérémonie; et, il faut le dire, pendant qu'elle avait lieu, un de ses intimes confidents, religieux de grande considération, écrivait aux chefs des autres provinces de ne pas se hâter de se soumettre: une amnistie était convenue et ils seraient toujours à temps d'en profiter. La Balagne seule livra ses armes.
M. de Maillebois succéda à M. de Boissieux dans le commandement: il montra dans cette mission difficile, du discernement, de la fermeté avec un esprit conciliant et des vues élevées. Il y obtint, en un mot, tout le succès dont elle était susceptible.
Mari, commissaire général génois, voulut d'abord lui persuader de ne point traiter avec les chefs, gens ambitieux pour leur propre compte, et qui ne représentaient nullement les populations. C'est directement à celles-ci qu'il convenait de recourir en s'adressant à leurs magistrats locaux. Maillebois reconnut promptement que ces magistrats prétendus, placés officiellement à la tête de chaque district par les Génois ou sous leur influence, n'en avaient aucune sur le peuple. Il donna donc accès aux chefs et peu à peu il obtint des soumissions presque unanimes: l'île jouit d'une sorte de tranquillité.
Le général voulait avec impartialité la paix du pays et le bien-être de ses habitants. Mari en usait autrement: ceux qui s'étaient soumis étaient pour lui des rebelles déguisés: il leur interdisait l'entrée des marchés de Bastia; et il usait pour ceux qui s'y présentaient, de vexations intolérables. On jugera des sentiments de Maillebois par ce fragment d'une de ses lettres au commissaire: «Je ne puis m'empêcher de vous demander si vous regardez comme vos peuples ceux que l'armée du roi vous soumet, ou, si vous ne les regardez pas comme tels, si vous voulez les détruire. Si vous les regardez comme des hommes qui sont vos sujets, vous devez leur donner les secours dont ils ont besoin de toute manière pour leur subsistance; et vous devez, en ministre sage, faire l'impossible pour y parvenir. J'ajouterai que si vous voulez les détruire, les armes du roi ne sont pas faites pour cet usage; et assurément je ne ferai pas massacrer de sang-froid ceux qui auront recours à sa protection et à sa garantie, ainsi qu'il m'a chargé de les en assurer.»
Maillebois voulait que la pacification obtenue fût rendue stable et perpétuelle, en obligeant le gouvernement génois à établir dans l'île un régime équitable où la souveraineté fût combinée avec les droits nationaux des Corses, et avec des moyens efficaces et permanents d'exercer la garantie promise par la France. Il avait engagé le commissaire génois à demander des instructions dans ce but; mais, ajoute- t-il, ils ne diront pas tout ce qu'ils veulent, c'est-à-dire l'extermination des chefs et même d'une grande partie de ce peuple redoutable. Il proposait lui-même des plans étendus; et l'occupation de quelques places maritimes lui paraissait due et nécessaire pour la sûreté des forces françaises qu'on laisserait dans l'île.
(1740) Mais la cour se contenta de déclarer au sénat que, la guerre étant finie, le roi se disposait à rappeler ses troupes. La république avait deux motifs de ne pas presser l'évacuation: elle ne se dissimulait pas que l'obéissance des Corses n'était maintenue que par la présence des Français; en outre, le traité fait avec la France comprenait de la part de celle-ci la garantie de toutes les possessions continentales des Génois jusqu'à l'issue des troubles de Corse. Le sénat se hâta donc de répondre qu'il n'était pas sûr que la soumission et le désarmement eussent été absolument complets. On ajoutait que le départ des troupes pourrait faire croire aux insulaires que le terme de la garantie du roi était expiré et ne les obligeait plus. Si donc le roi laissait dans l'île une partie de ses soldats, les Génois reconnaîtraient sa magnanimité dans cette condescendance.
La cour de Versailles offrit de laisser encore six bataillons pendant un délai dont on conviendrait, mais à condition que ces troupes tiendraient, à titre de places de sûreté, Ajaccio, Calvi, et une ligue de communication entre ces villes que le roi fortifierait à sa volonté. Ces conditions effarouchèrent Gênes. Le roi se formalisa de ces méfiances. D'ailleurs l'empereur Charles VI mourut avant que rien fût arrêté; la guerre imminente que la succession allait faire éclater rendit convenable le retour des troupes en France. Elles furent rappelées. Les Génois et les Corses furent abandonnés à eux-mêmes.
CHAPITRE V.
Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
(1740) Les dernières délibérations à Gênes avaient été longues et pénibles. Parmi les opinions discordantes qui se faisaient entendre dans le sénat et dans le conseil, l'impossibilité de conserver la souveraineté de la Corse fut plusieurs fois exprimée et soutenue par un assez grand nombre de voix. On en vint sérieusement à l'idée de se défaire de cette propriété. Il ne faut pas trop s'en étonner: l'importance de la république était déjà descendue à de très-médiocres proportions. L'ambition de son gouvernement était fort abaissée. Ses nobles depuis longtemps n'étaient plus ni hommes de guerre, ni hommes de mer. Riches particuliers, chefs d'un État pauvre, ils étaient devenus moins enclins aux généreuses illusions, et plus sensibles aux sacrifices pécuniaires. L'esprit mercantile de leur pays, dont ils avaient leur part, amenait toutes choses à la règle positive d'un calcul de perte ou de gain; et cette règle arithmétique, à la considérer seule, disait qu'il y aurait bénéfice à vendre la Corse et même à la donner pour rien. Mais ce dernier parti était trop pénible pour s'y résoudre. La Corse depuis les troubles avait fait dépenser vingt millions à la république; pouvait-on l'abandonner sans dédommagement? Les décisions eussent été moins flottantes, si l'on eût entrevu quelques moyens d'échange; les convenances auraient été par là sauvées comme les intérêts. Mais où trouver à réaliser cette espérance? Quoi qu'il en soit, la pensée de se débarrasser de la Corse se répandit dans le public, et il s'accoutumait à l'idée de la possibilité de ce sacrifice. Depuis lors la proposition formelle en fut souvent renouvelée dans les conseils.
Pour le présent, quand le roi de France fit revenir ses troupes, le gouvernement de Gênes fait aux longues discussions et aux moyens dilatoires fut extrêmement frappé d'une décision si promptement exécutée. A peine put-il disposer de deux cents soldats enlevés à la garnison de Gênes pour aller en Corse remplacer les bataillons français à leur départ. On ne manqua pas de dire que la France avait reçu l'argent de la république sans rien faire pour elle. Cependant le sénat remercia le roi en termes convenables et reconnut qu'on lui devait la pacification de la Corse. Mais dans l'île, Mari, content d'être affranchi du contrôle de tels protecteurs, se hâta de rendre à son autorité tout son ancien essor. Il dénonça de nouvelles rigueurs contre les insoumis. Il n'eut garde, dans cette occasion, de se référer à la garantie du roi de France: il affecta au contraire de la faire oublier, et de ne pas souffrir que personne osât la rappeler. Il avait invité tous les cantons à donner des pleins pouvoirs pour prêter le serment: mais personne ne se présentait. Il convoqua comme des représentants naturels de la nation, dix-huit commissaires ou syndics connus sous le nom de nobles d'en deçà et d'en delà des monts, il les caressa en les provoquant lui-même à formuler des demandes qu'il ferait valoir au sénat; mais il leur fit omettre la mention de la garantie; et, pour cette omission, ils furent désavoués de leurs concitoyens: d'ailleurs le sénat repoussa toutes leurs requêtes. Ainsi, tandis que l'on assurait que tout allait bien depuis la sortie des Français, la fermentation avait recommencé. Il se formait des rassemblements; plusieurs des chefs exilés se remontraient, une nouvelle révolte éclata. Le nom de Théodore vint l'accroître encore une fois au moment où la succession de Charles VI remettait l'Europe en guerre. Un peu avant cette époque Théodore avait donné signe de vie. Il avait en France un beau-frère conseiller au parlement de Metz. Il lui adressa d'Allemagne des lettres ostensibles. Il s'y vante d'être toujours le roi des Corses légitimement élu: son absence du royaume n'est pas le signe d'une ruine entière; ce qu'on lui a vu faire, il est en état de le faire encore. Il a appris en arrivant de Copenhague, que le roi de France s'occupe du sort des Corses. Il veut croire que ce n'est pas pour aider à les opprimer, mais pour les protéger. Cependant, si l'on avait des vues sur l'île, abstraction faite des Génois, c'est avec lui qu'on devrait s'entendre; et il voudrait savoir catégoriquement les intentions de la cour. Cela veut dire, je pense, que lui aussi aurait volontiers vendu la Corse, si l'on eût voulu l'acheter de sa main. Ses réclamations n'eurent pas de suite alors: mais depuis que l'Angleterre, l'Autriche et le roi de Sardaigne se furent ligués pour la guerre, il espéra trouver des chances favorables sous leur protection, et ils le regardèrent comme un instrument dont on pouvait essayer de se servir. Un vaisseau de guerre anglais vint porter en Corse des exemplaires de ses proclamations royales (1743). Il envoyait devant lui le pardon de toutes les offenses qu'on avait pu lui faire. Il apportait des armes pour ceux qui en demanderaient: un de ses officiers en fit débarquer quelques-unes. De sa personne il était à l'île d'Elbe avec le reste de l'escadre anglaise: et de là il sommait le commandant génois de l'île Rousse de se retirer pour lui faire place. Il annonçait d'avance qu'Ajaccio allait être assiégé. En effet, un autre vaisseau sur lequel il était monté vint canonner le port et la ville. Une frégate française soutint l'attaque et empêcha le débarquement. Criblée par les boulets ennemis et échouée, le capitaine français y mit le feu. La démonstration des Anglais n'eut pas d'autres suites. Ils virent sans doute que personne ne répondait aux appels de Théodore, et ils abandonnèrent ce prétendu roi. Depuis on n'entendit plus parler de lui, que pour savoir qu'il avait passé ses derniers jours obscurément à Londres, non sans avoir encore habité la prison pour dettes.
Si à sa dernière apparition les Corses n'allèrent pas en foule se ranger sous son drapeau, si les principaux d'entre eux l'avaient plutôt repoussé qu'accueilli, sa venue n'en servit pas moins de prétexte à l'insurrection presque totale de l'île. A Gênes on se livra plus que jamais au découragement. On crut que le temps était venu de se préparer au sacrifice. Dans cette pensée, on arracha d'abord au grand conseil ce que jusque-là on n'avait pu obtenir, c'est-à-dire la faculté laissée au petit conseil de disposer librement de la Corse suivant sa sagesse. On arrêta ensuite d'offrir l'échange de l'île à l'empereur ou au roi de Sardaigne, eux seuls pouvant donner une compensation telle que les Génois la concevaient soit dans leurs possessions, et particulièrement dans celles dont le roi de Sardaigne s'était fait gratifier en Lombardie; soit dans les conquêtes que la guerre leur promettait. On ne craignait pas de leur indiquer comme monnaie d'échange Parme, Plaisance, Tortone. Un des Spinola fut dépêché à Vienne pour traiter de cette négociation. Il y fut longtemps sans obtenir audience; et quand il crut avoir gagné un ministre par des présents, celui-ci l'assura que la république aurait pu obtenir tout ce qu'elle ambitionnait sans même abandonner la Corse, si, quand on l'avait pressé d'entrer dans la ligue contre la maison de Bourbon, elle ne s'était pas refusée à y accéder. Maintenant il était trop tard. Le traité de Worms, qui la dépouillait de Final, fut signé quelques jours après et réduisit les Génois, dans leur désespoir, à contracter la fatale alliance d'Aranjuez. Ce ne fut plus la cession de la Corse dont on eut à s'occuper. C'est dans sa capitale même que la république était au point de périr.
Mari était pourtant parvenu à rassembler une consulte corse assez docile en apparence, au moyen de quelques concessions. Les chefs populaires influents étaient dispersés. Le vieux Hyacinthe Paoli avait dit adieu à sa patrie, il avait transporté sa famille à Naples. Le commissaire général recueillit des soumissions qu'une partie de l'assemblée proposait de célébrer par un Te Deum; tandis que d'autres voix s'écriaient qu'il fallait chanter le Dies irae. La république daignait nommer colonels les principaux personnages qu'elle croyait s'être attachés. Mais plusieurs renvoyèrent leurs brevets: les autres disputèrent sur le genre de service pour lequel ils seraient exposés à être commandés. Dans certains villages les proclamations du commissaire furent lacérées. On répandit (1745) un prétendu manifeste où l'on déclarait révoquer tout serment prêté à tout autre qu'à Théodore, roi des Corses élu par la majorité en nombre et par la plus saine partie de la nation. Le nom du roi fugitif n'était employé là que pour mieux désavouer les soumissions faites aux Génois. Sur ces entrefaites le recouvrement d'une taille fut une occasion directe de révolte.
Une nouvelle scène s'ouvrit. Un Corse, l'un des chefs exilés de l'insurrection précédente, passé au service du roi de Sardaigne, Rivarola, vint dans l'île avec une patente du roi son nouveau maître, deux cents à trois cents soldats et l'appui des vaisseaux anglais. Cet émigré rentré n'avait pas douté d'avoir pour lui tous les Corses, et de se faire reconnaître comme le libérateur de la patrie, en venant combattre les Génois. Il s'en était vanté par avance, et le peu d'empressement qu'on lui montra pensa faire échouer l'expédition à laquelle il avait induit les Anglais. Elle se borna pour eux à jeter des bombes dans Bastia, et à aider Rivarola à s'emparer de cette ville au nom du roi sarde. Rivarola y assemble alors une consulte: il l'espérait unanime, elle fut tumultueuse et menaça de devenir sanglante. Une portion des habitants de cette ville était accoutumée au joug de la république, dont les autorités y siégeaient. D'autres ne voulaient pas plus du roi sarde que du sénat de Gênes. Aussitôt que les Anglais se furent éloignés assez mécontents, on se souleva contre Rivarola, il ne put tenir dans sa conquête et se réfugia à Saint-Florent. Les Corses restaient donc seuls maîtres de Bastia, et leur intention n'était pas d'y admettre de nouveau la garnison génoise qui s'était retirée devant Rivarola. Mais Mari reparut; on n'osa lui fermer la porte, et bientôt il leur persuada qu'ils ne pouvaient se passer de secours, qu'ils n'en trouveraient qu'en recourant à la république; et il finit par leur conseiller de lui donner un gage de leur fidélité, en livrant les fauteurs de Rivarola qu'ils avaient mis en prison. Cette indigne proposition fut d'abord repoussée; mais on y revint avec tant d'adresse et d'insinuation qu'enfin cinquante- cinq prisonniers notables passèrent de Bastia à la tour de Gênes. Parmi eux se trouvait Gafforio, l'un des chefs les plus importants. On assure que ces captifs avaient été remis sous la condition expresse que leur vie et leur honneur seraient saufs; et néanmoins dix d'entre eux furent condamnés à mort et exécutés, ce qui fit une horrible impression chez les Corses. Gafforio avait été épargné. La crainte de voir tomber l'île aux mains du roi de Sardaigne avait exaspéré l'opinion publique à Gênes. Le peuple allait criant qu'il fallait prier la France d'envoyer tous ses vaisseaux au secours de l'île. Le sénat n'était pas en mesure de rien faire d'utile, et l'on y entendait avec quelque faveur l'avis d'abandonner la Corse à elle-même quant à présent, pour la retrouver à la paix générale, qui ne pouvait manquer de la rendre à ses maîtres légitimes, comme la France et l'Espagne l'avaient garanti.
(1748) Cependant Rivarola entreprit de nouveau d'assiéger Bastia, sans attendre l'assistance des Anglais. Il ne fallait pas de grandes forces pour l'empêcher, et Boufflers, qui était alors à Gênes, ne put se résoudre à voir la république exposée à perdre peut-être l'île entière faute de quelques centaines d'hommes de renfort. Il prit sur lui d'envoyer à Bastia un petit détachement commandé par M. de Choiseul. A leur arrivée la vieille ville était déjà prise par Rivarola. Cette poignée de braves en chassa l'ennemi et fit lever le siège. Mais on ne put poursuivre ce succès ni se risquer en campagne avec si peu de monde. M. de Choiseul revint à Gênes, où il trouva M. de Richelieu. On apprit que le roi de Sardaigne préparait une expédition de quatre mille hommes. Le sénat effrayé eut recours à Richelieu; et cette fois, renonçant à cette politique méticuleuse qui lui faisait tout ensemble solliciter des secours et répugner de mettre les armées françaises dans les places fortes, on supplia le duc d'envoyer en Corse autant de monde que l'état des affaires en Italie permettait d'en détacher. Le duc, flatté personnellement de cette confiance si nouvelle, se hâta d'envoyer des garnisons pour Calvi, Bonifacio, Ajaccio, Bastia, sous le commandement de M. de Cursay. La Corse allait devenir l'un des champs de bataille de la guerre générale; heureusement en ce moment même les préliminaires de la pais furent signés.
La paix d'Aix-la-Chapelle conservait ou restituait aux Génois leurs anciennes possessions; la Corse aussi bien que Final. Les troupes auxiliaires qui avaient été destinées à combattre l'invasion piémontaise, semblaient n'avoir plus qu'à évacuer l'île. Mais si les Français qui jusque-là avaient gardé les villes les abandonnaient subitement, elles allaient tomber au pouvoir des Corses, contre l'esprit et la lettre du traité qui en garantissaient la propriété aux Génois. Aucune des puissances ne pouvait se plaindre de quelque prolongation de séjour de ces garnisons jusqu'à ce que la république eût pris ses mesures pour les faire relever par ses propres soldats.
On se trouvait cependant dans une position singulière; la république et ses partis divers, la cour de France, ses représentants à Gênes et ses généraux en Corse, les insulaires partagés en factions rivales, tous avaient des vues différentes et négociaient sans concert. A Gênes on voulait bien que la Corse fût défendue par des Français; mais ou craignait leur appui: on les aurait voulu auxiliaires passifs; on était jaloux de leur contact avec les hommes du pays. Les commissaires de la république, en particulier, dans leur orgueil blessé, auraient risqué toutes choses pour se voir délivrés d'une tutelle exigeante. Mais les Génois recevaient des subsides de la cour de France depuis la révolution de 1746. On les avait continués à raison du soulèvement des Corses pendant la guerre; si la France, à la paix, jugeait à propos de retirer ses troupes, elle trouverait probablement qu'il n'y avait plus de motifs de fournir plus longtemps de l'argent.
En France le roi ne voulait pas s'arroger la souveraineté de la Corse; aucun motif ne faisait désirer cette acquisition, car l'on savait que quant au peuple corse il n'y avait aucun fond à faire sur lui1. Mais on reconnaissait qu'il ne fallait pas le laisser passer sous un autre maître. On voulait donc, de bonne foi, que Gênes conservât sa propriété, et l'on était disposé à y contribuer, mais cela ne se pouvait qu'en réussissant à mettre d'accord les insulaires et la république sur des termes équitables; on ne voulait rien faire que de concert avec l'autorité génoise, et celle-ci ne savait pas même ce qu'elle voulait.
Richelieu à Gênes, et après lui M. de Chauvelin qui lui succédait dans le commandement militaire, et qui reçut aussi des pouvoirs diplomatiques, appuyaient avec énergie sur la nécessité d'empêcher que quelque puissance ne vint s'établir dans l'île, soit par l'abandon des Génois, soit par la connivence des Corses. Mieux vaudrait s'en mettre en possession soi-même, d'une manière quelconque, disaient-ils, et l'on voit que c'est le parti qu'ils eussent été enclins à proposer sans la répugnance manifestée par la cour. Mais ils avertissaient qu'il était impossible d'attendre que les Génois seuls se défendissent contre les rebelles: ils insistaient donc sur l'obligation d'intervenir, de rester en force dans l'île entre les uns et les autres, d'avoir des places de sûreté: sans cela on ne pouvait ni s'acquitter des garanties qu'on avait promises, ni s'assurer contre une invasion extérieure.
En Corse, le général faisait plus que donner des conseils: il n'avait jamais cessé de traiter plus ou moins directement avec les chefs des Corses, soit pour les porter à la soumission, ou à des arrangements avec la république, soit pour les affectionner à la France, afin de les détourner de chercher des secours ailleurs. M. de Cursay, qui avait pris un grand empire sur eux, les protégeait ouvertement; chaque jour il avait des querellés à ce sujet avec le commissaire génois.
Les Corses n'étaient nullement pressés de voir rembarquer les Français. Dans le courant de la guerre, ils n'avaient pas fait difficulté de remettre à ceux-ci les places qu'ils avaient ôtées aux Génois. Gafforio, après s'être mis à la suite de Rivarola, était rentré. Il avait obtenu une grande confiance chez M. de Cursay; il avait fait décider par une diète qu'il avait dirigée, que la nation corse s'en remettrait de son sort à la décision du roi de France. Dans une autre assemblée tenue par M. de Cursay (1749), on avait juré sur l'Évangile une soumission entière aux volontés du monarque. Un nouveau règlement fut alors proposé. Des difficultés sans fin s'élevèrent sur son contenu et sur les contre- projets qu'il fit naître. Le ministère français, qui voulait en faire une charte permanente et qui sentait que cela ne pouvait se faire qu'à titre de transaction, exigeait qu'il y eût de la part des Corses une délibération régulière d'assentiment. Le sénat de Gênes s'y opposait: il voulait qu'entre la république et ses sujets il y eût ordre imposé de sa part et obéissance de la leur (1751). M. de Chauvelin, qui s'était montré en Corse et qui avait crédit à Gênes, fit convenir enfin que le règlement, une fois mis d'accord avec le sénat, serait communiqué en ses articles essentiels à l'assemblée corse, invitée à déclarer son adhésion. Cela fait, le commissaire génois publierait le résultat de cette convention sous la forme d'un édit spontané de la république. M. de Cursay tint l'assemblée; accoutumé à y dicter des ordres, il crut si bien y avoir reçu une adhésion générale, qu'on eut peine à l'empêcher de publier le règlement sur-le-champ de sa propre autorité, sans s'embarrasser de celle de Gênes.
(1752) Le règlement semblait enfin agréé par toutes les parties intéressées. Pour le garantir, par un traité nouveau le roi accordait des subsides pour trois ans. Quant à la durée du séjour des troupes, les Corses avaient émis le voeu qu'elles occupassent l'Ile pendant dix ans; les Génois avaient vu cette demande avec indignation: on se contenta de stipuler qu'à la première réquisition de Gênes ces forces seraient retirées. En attendant le roi disposait de Calvi comme place de sûreté: ce fut la clause à laquelle les Génois souscrivirent avec le plus de répugnance.
Mais de nouveaux incidents fâcheux étaient survenus. Tantôt M. de Cursay, sans l'aveu du sénat, avait publié en son propre nom des édits, même avec la commination de la peine de mort. Tantôt il faisait, de sa seule autorité, des exécutions militaires contre les villages qui ne se soumettaient pas au règlement. Ses soldats gardaient la place de Saint- Florent conjointement avec une troupe génoise: tout à coup celle-ci en fut expulsée. M. de Cursay s'en excusait en disant qu'il n'avait rien ordonné que d'accord avec le Corse Gafforio, et que seulement ses ordres avaient été maladroitement exécutés. Saint-Florent était une de ces villes que les insurgés avaient prises et remises aux Français. Ils les redemandaient à ceux-ci: mais suivant le traité d'Aix-la-Chapelle, c'est aux Génois qu'elles appartenaient, et le gouvernement français ne pouvait les rendre qu'à eux. Pour l'empêcher, les Corses se préparaient à les bloquer au moment où les Français en sortiraient; et à Saint-Florent c'était par avance que Gafforio avait pris des mesures pour qu'il ne s'y trouvât pas de garnison génoise toute portée2.
Quoi qu'il en soit, le malheureux règlement, si péniblement ménagé, fut rejeté de toute part. Il fut impossible de s'en promettre l'exécution. La république profita de cette occasion pour renouveler ses objections contre les concessions qu'on lui avait arrachées. Lassé de tant de contrariétés, irrité d'ailleurs de ce que, sur un ordre maladroit du commissaire général, un détachement génois avait osé croiser la baïonnette contre des officiers supérieurs français, le roi fit déclarer à la république qu'il la déliait des engagements qu'elle venait de contracter par le traité récent. En effet, l'instrument en fut renvoyé de Gênes à Versailles pour que les signatures en fussent biffées et les sceaux rompus3. Le roi, de sa grâce, maintenait les subsides, mais il retirait ses troupes. Le sénat accepta avec reconnaissance l'argent, la renonciation au traité, au règlement, et demanda la prompte évacuation; elle eut lieu. Rien ne prouve mieux qu'à cette époque encore la France était loin d'être décidée à s'approprier la Corse. Elle cessait même, malgré de nombreux avertissements, de se précautionner contre la concurrence ou l'intrusion de quelque autre puissance.
Ainsi, pour la seconde fois, les Génois et les Corses se trouvaient seuls en face les uns des autres. A mesure que les Français quittaient une place, il s'y glissait un détachement de Génois venus par mer le long du rivage, car l'intérieur, les communications par terre leur étaient désormais fermés. On avait plusieurs fois comparé leur possession à celles des premiers colons qui s'établirent sur les rivages découverts en Amérique; occupant le bord de la mer, mais resserrés sur les derrières par les naturels sauvages. Cette comparaison était plus juste que jamais. La république avait multiplié les invitations à la soumission, à la concorde. Loin d'y déférer, les chefs s'étaient réunis pour s'engager par serment à n'entendre à aucun traité. Le gouvernement de Gênes n'en résolut pas moins de tenter un genre de guerre qu'il croyait bien entendre, et auquel on eut toujours confiance dans ce pays. Il s'occupa à diviser ses ennemis et à corrompre les principaux à prix d'argent. Les semences de jalousie ne manquaient pas entre eux; les haines de familles et de factions étaient toujours prêtes à revivre. Gênes s'attacha à les cultiver. Gafforio, devenu le principal personnage de la Corse, fut assassiné dans une embuscade (1753). On prétendit que ses meurtriers s'étaient réfugiés à Gênes, mais rien ne prouve que la république eût accepté ce moyen sinistre de se délivrer d'un adversaire.
La place ne resta pas vacante. Pascal Paoli vint la remplir (1755). Son père, le vieux Hyacinthe, dans sa retraite à Naples, n'avait pas élevé ses fils pour rester étrangers à la cause de la patrie. L'un, Clément, y avait déjà fait connaître son nom. Plus d'éclat et d'influence étaient réservés à Pascal. Il n'avait que vingt-deux ans; il n'était que lieutenant au service de Naples, quand il se présenta. Il apportait pour le service de sa nation du patriotisme, du talent, de la bravoure, et pour lui-même de l'ambition et une profonde souplesse politique. C'est à l'affranchissement de son pays qu'il se vouait; c'est du pouvoir qu'il venait chercher. Le gouvernement lui fut déféré à vie, et il s'employa tout entier à faire la guerre aux Génois; il soutint la lutte longtemps; et il domina la Corse non sans trouver autour de lui des envieux, des ennemis et des traîtres.
On lui avait donné d'abord des adjoints. Matra, l'un d'eux, fut de bonne heure jaloux de l'autorité de Paoli; déjà peut-être vendu aux Génois, il débaucha quelques soldats et tenta de renverser son chef. Mais, déclaré traître à la patrie, il fut vaincu et il perdit la vie.
Paoli était en force. Les mercenaires enrôlés au hasard par les Génois désertaient pour passer de son côté. S'il n'avait manqué d'artillerie, difficilement les places lui auraient résisté. On soupçonnait que des secours d'argent lui arrivaient d'Angleterre. Dans toute sa carrière on l'a toujours considéré comme protégé par les Anglais. Il le fut ouvertement à certaines époques; et cependant il entretenait d'intimes relations avec la France.
(1756) Les hostilités maritimes qui commencèrent la guerre de sept ans avaient éclaté. Avec les intelligences en Corse qu'on supposait aux Anglais, la France ne pouvait pas souffrir que cette île restât sans défense. C'était pour que les Génois la fissent garder que le roi avait accordé les subsides, il exigeait que la république levât des troupes pour les y employer. Le roi voulut aussi savoir en quel état se trouvaient les fortifications de l'île, et il y expédia des ingénieurs, mission dont les Génois s'offensèrent. Ils montrèrent aussi une répugnance plus qu'ordinaire quand on leur offrit d'envoyer des troupes de France, puisqu'ils n'en avaient point eux-mêmes. Ils savaient cependant que Paoli, dans une assemblée nationale, avait annoncé la venue d'une escadre anglaise, et s'était vanté que dans un mois il ne resterait plus un seul Génois sur le sol de la Corse. On n'en répondit pas moins à la France que rien ne pressait, et qu'au besoin ce serait à l'apparition des Anglais qu'on réclamerait l'envoi des forces françaises. Le roi, irrité, fit déclarer à la république que, si elle ne se hâtait pas de demander des troupes, ce serait lui, cette fois, qui prendrait l'initiative des mesures, et qu'il exigeait qu'elle déclarât catégoriquement si elle y donnait son consentement, ou si elle pensait à le refuser. La négociation qui suivit cette déclaration, et qui aboutit à un de ces traités éphémères de secours en hommes, de subsides avidement recherchés et de réserves défiantes contre la protection française, cette négociation fut plus pénible que jamais. Le traité conclu ne fut ratifié à Gênes qu'après neuf séances de délibération du petit conseil. La république obtint des secours considérables; les troupes ne devaient que défendre l'île contre les attaques intérieures; garder Calvi, Ajaccio et Saint-Florent, ne rien traiter avec les rebelles, ne pas leur donner accès dans les villes de garnison. Les Génois voulaient même que ces garnisons fussent mi-parties, mais la France s'y refusa.
Suivie à Gênes la négociation n'aurait pu finir: mais la république avait à Paris un chargé d'affaires nommé Sorba, de qui ce traité et ceux qui le suivirent furent l'ouvrage. Il avait gagné la confiance des ministres du roi, et certes, ses maîtres avaient à se louer de son savoir-faire. Il était d'une famille si récemment écrite au livre d'or, que l'on avait douté si la cour de France, accoutumée à se voir députer des Doria, des Pallavicini, des Lomellini, se contenterait d'un nom obscur; ou plutôt la vanité génoise avait eu quelque scrupule d'être si modestement représentée. Le père de Sorba avait été à Paris simple secrétaire de la légation génoise. Mais par cela même le fils, élevé en France, s'était formé aux habitudes du pays. Il connaissait les hommes, la manière de traiter, et assez bien les intérêts réciproques pour trouver le point où l'on pouvait arriver à les concilier tous, y compris ceux des susceptibilités nationales. «Nous travaillons avec Sorba, écrit le ministre des affaires étrangères, et j'espère que nous réussirons.» C'est ainsi que la dernière affaire fut menée à bien.
M. de Castries avait conduit des troupes en Corse. Paoli déclara qu'il les voyait avec plaisir. Il avait à remettre l'ordre dans un pays livré de toute part aux violences: la présence des Français concourait au même but. M. de Vaux succéda à M. de Castries; il fut moins heureux dans ses rapports avec les Corses. Dans quelques rencontres il y eut du sang de versé: Paoli se hâta de rétablir la bonne harmonie. Celle qui aurait dû subsister entre les Français et les Génois ne fut pas mieux entretenue que par le passé. L'antipathie se faisait sentir à chaque incident. M. de Vaux prétendait lever pour l'armée française un régiment de cavalerie corse. Les Corses insoumis n'avaient qu'à se parer des cocardes françaises pour être librement admis dans les villes de garnison (1757). Dans une occasion où l'on s'attendait à être attaqué par une escadre anglaise, le général avait assemblé les habitants de la province voisine pour savoir s'il pouvait compter sur eux. C'étaient là autant de griefs pour les autorités génoises. En France on se lassait de ces querelles interminables. Les Anglais n'avaient pas paru. Le secours n'avait pas servi. On se demandait si, peu considérables comme étaient les forces, elles suffiraient contre un débarquement sérieusement tenté sous le canon d'une escadre. On avait besoin de soldats sur le continent, où la guerre était malheureuse. Le roi rappela ses troupes: la république se formalisa de n'en pas avoir été assez régulièrement avertie. Au fond, les subsides cessaient, et c'était là le grand sujet de plaintes.
Dans l'intervalle, Paoli avait eu de nouveau à combattre l'attaque d'un frère de Matra. Celui-ci éprouva le même sort que son aîné. Nous verrons reparaître un rejeton de cette famille ennemie. Chacune de ces tentatives réprimées ajoutait à l'influence et affermissait le pouvoir du général suprême. Les assemblées, les diètes délibéraient d'après ses vues, et décidaient suivant ses volontés. Mais ce dictateur redoutable savait l'art de voiler sa domination et de se faire obéir de es compatriotes, en ne leur montrant jamais que l'intérêt de la liberté et de l'indépendance nationale. On peut citer en témoignage de son habileté, l'adresse avec laquelle, en éveillant le zèle et les scrupules du pape, il procura de la part de la cour de Rome une reconnaissance implicite à la nationalité corse, blessure profonde faite à la république qui voulait qu'on ne vît dans les insulaires insurgés que des sujets en révolte. Quelques sièges épiscopaux dans l'île avaient pour titulaires des Génois qui n'avaient pas osé résider au milieu de l'insurrection, Paoli les somma de revenir à leur poste, et, sur leur refus, il dénonça au saint-père l'abandon où les pasteurs laissaient leurs troupeaux, en le priant de remédier à un si grand abus. Le pape envoya en Corse un visiteur apostolique, avec pouvoir de vérifier le mal et d'y appliquer la correction. Gênes s'offensa extrêmement de cette démarche faite sur ses terres sans son aveu, et à la réquisition d'un rebelle. La république, par des proclamations, défendit de donner accès au visiteur, et de souffrir qu'il exerçât aucune fonction de son ministère; le pape, par un bref, cassa les proclamations de Gênes; le sénat fit lacérer l'affiche du bref, et cette querelle se poursuivit avec tant de violence que l'on s'attendait à voir jeter l'interdit sur les Génois. Elle ne finit pas, mais à grand peine elle fut adoucie et en quelque sorte suspendue par l'intermédiaire du roi de France. Paoli, de son côté, saisit le temporel des évêques absents. A son tour le peuple s'alarma de voir porter la main sur les biens de l'Église. Le dictateur répondit à ces murmures, que si l'autel doit nourrir ses ministres, le bien du ministre qui ne sert pas l'autel appartient aux pauvres.
(1761) A cette époque, la république eut pour doge Augustin Lomelin4, qui avait été ci-devant son envoyé à Paris, et qui y avait vécu également recherché par la bonne compagnie, par nos philosophes et par les hommes d'État. Il aimait la France, mais il était avant tout citoyen de son pays. Il était un de ceux qui, non par intérêt, ou par engagement de faction, mais par conscience, sentaient que s'il était difficile de conserver la Corse, cet antique héritage des temps les plus glorieux, elle ne devait pas être abandonnée sans faire des efforts pour la garder, et qu'elle ne saurait être vendue sans honte. Décidé contre ce dernier parti, il pensait qu'il fallait tout faire, n'épargner ni concessions ni sacrifices pour rester en possession. On assure que son dessein aurait été d'amalgamer les deux peuples; d'admettre les Corses notables aux honneurs du livre d'or; d'ouvrir aux plus distingués les portes du conseil et du sénat. Si telle était la fin qu'il envisageait pour l'avenir, il est probable qu'il ne disait pas tout haut sa pensée entière; il se serait trouvé seul à la soutenir au milieu des préjugés les plus contraires. Mais du moins il voulait qu'au lieu d'opprimer et de mépriser, on joignît à la fermeté, la justice au fond, et les procédés conciliants. On demandait au gouvernement français (car on le savait en correspondance suivie avec Paoli) de ne pas laisser aux Corses sur les desseins de la France, des illusions qui contrarieraient l'effet des offres bienveillantes que les Génois entendaient leur faire. Sorba écrivait au duc de Choiseul; «Il ne nous faut ni argent ni troupes. Nous avons les meilleures intentions et la meilleure morale; nous voulons rendre les Corses heureux; mais il faut qu'ils sachent que la France a déclaré mille fois qu'il convient à ses intérêts que la Corse soit à perpétuité la propriété des Génois.»
Lomelin fit décider qu'on se bornerait dans l'île à défendre les places qu'on occupait. En proposant d'admettre les Corses à une négociation, et en comptant (il faut l'avouer) sur de l'argent à répandre, il se flatta un moment de réussir. On pensait avoir gagné plusieurs personnages considérables; on faisait offrir à Paoli le titre de général à vie des troupes corses, et le doge le croyait disposé ou à accepter ou à s'éloigner de l'île. Pour se donner les moyens de suivre un pareil plan, on avait fait voter à Gênes un emprunt considérable.
(1762) On se méprenait étrangement sur les dispositions de Paoli. Il assembla ses Corses, il leur annonça qu'ils étaient recherchés par la république pour une paix à négocier, dont les conditions pouvaient être avantageuses; c'était à eux de voir quelle confiance ils pourraient prendre à ces invitations pacifiques. Une acclamation unanime servit de réponse: «Guerre et liberté!» Sur ce voeu le général fit rendre un décret qui défendait, sous peine de la vie, d'entrer en aucun pour-parler avec les Génois. Des commissaires de la république étaient arrivés avec une grosse somme d'argent à distribuer à ceux qui voudraient se laisser séduire. La somme et les commissaires retournèrent à Gênes. Après quelques tentatives on reconnut qu'il n'y avait rien à faire, et qu'il fallait réserver ces moyens pour un autre temps.
Il y eut alors à Gênes un grand déchaînement contre Lomelin, qui s'était ainsi trompé dans ses espérances patriotiques et libérales. Ses ennemis déclamèrent contre lui. La dépense, l'emprunt, les impôts dont il avait fallu l'accompagner lui furent amèrement reprochés. Il semblait vouloir tenter encore la force pour dernier moyen; il proposait, dit-on, de demander à l'Espagne un corps considérable de soldats. La république ne voulut plus se livrer à de nouveaux frais. Le gouvernement français, en louant le patriotisme désintéressé du doge, regretta l'illusion dont il s'était laissé surprendre, et avertit que l'inutile emploi de la violence pour regagner une soumission déjà perdue serait un crime.
Cependant après Lomelin, le sénat ne put résister aux imprudentes suggestions de quelques Corses qui se vantèrent de renverser la puissance de Paoli. Pour y parvenir, on pratiqua le neveu de l'ancien Matra; on lui remit des fonds, on lui confia des patentes pour lever des troupes dans l'île au nom de la république. Ce fut encore de l'argent perdu. On pouvait susciter quelques hommes mécontents jaloux du dictateur: mais aucun d'eux n'eût voulu, pour marcher contre lui, se mettre sous les étendards des Génois. Paoli se défit de tout ce qui lui était opposé. De plus en plus il marcha droit à son but. Dans une grande assemblée, le peuple corse, par un acte solennel, proclama son indépendance; il déclara qu'il ne reconnaissait plus aucun lien subsistant entre lui et la république de Gênes. Paoli notifia à la France et aux autres puissances étrangères ces résolutions en forme de manifeste. Successivement il compléta l'organisation nationale en toutes ses parties, représentation, législation, pouvoir judiciaire, administration, instruction publique. Il fit décréter jusqu'à l'établissement d'une université. C'est à cette époque qu'il avait fait proposer à J. J. Rousseau de devenir le législateur des Corses. Il l'avait pressé de venir au milieu d'eux, inspirer une constitution politique, et, chose remarquable, il insinuait au philosophe d'embrasser la religion catholique pour s'acquérir plus entière la confiance des peuples5. Jean-Jacques demanda qu'on ne lui reparlât jamais de cette dernière proposition: mais on voit aussi par ses lettres que sur les notes qu'on lui avait fournies, il était effrayé de l'étrange distance qu'il trouvait entre les idées corses et les principes du Contrat social. On s'organisa sans lui.
Les Génois semblaient n'avoir plus d'illusions à se faire, et de toute partie bruit courut qu'ils allaient se défaire de la Corse. Mais chez eux, au conseil, trois partis encore se disputaient le terrain. Les plus vieux voulaient les choses dans leur état actuel; garder les villes maritimes et attendre, sans plus s'occuper du reste de l'île. Les jeunes ne voulaient renoncer à rien, et demandaient encore l'emploi de la force pour ramener les rebelles à l'ancienne sujétion. Ceux qui voulaient la vente ou l'échange de cette possession onéreuse, formaient un tiers parti, et il grossissait tous les jours. Mais il se partageait lui-même sur les moyens; les uns espéraient quelque échange; l'archiduc Léopold, devenu grand-duc de Toscane, pouvait en fournir l'occasion, et cette idée plaisait essentiellement aux partisans impériaux. Les autres réprouvaient ce projet, prévoyant que ce serait la ruine du commerce de Gênes au profit de celui de Livourne.
Mais, pour vendre une propriété, il faut en être encore maître, il ne faut pas s'exposer à attendre qu'elle soit enlevée par la force, et Paoli attaquait ou bloquait les places. La république était avertie par ses agents qu'incessamment tout serait perdu si elle n'envoyait des renforts pour garder ce qui restait. Force fut de recourir de nouveau à la France. Elle venait de terminer la malheureuse guerre de sept ans, elle pouvait disposer de quelques troupes. Sorba en demandait encore une fois un corps pour conserver, réduire et pacifier l'île. Mais dans cette occasion la cour commença à en croire ceux des généraux et des fonctionnaires qui depuis longtemps représentaient la nécessité de prendre un pied ferme en Corse, et le peu de convenance de ces secours prêtés et retirés si souvent. On éleva d'abord des objections contre les termes de la demande des Génois, on ne voulait plus se charger de réduire; on favoriserait une pacification, mais on ne s'y obligeait point. On ne s'engagerait qu'à garder les villes qu'on aurait en dépôt; et surtout la France prétendait obtenir au moins une place de sûreté qui deviendrait sa propriété perpétuelle. On se récriait à Gênes contre ces exigences. Cependant à son tour le roi balançait: obligé de faire dans son armée une réforme considérable, il doutait qu'il lui convînt de détacher les troupes qu'on lui demandait. Mais ses ministres lui firent considérer que s'il refusait, le parti antifrançais dans le gouvernement de Gênes s'en ferait une arme pour céder la Corse à d'autres, au préjudice de la France. D'une part, cette hésitation avait effrayé les Génois et les rendait plus souples. Sorba employa toute son adresse dans cette occasion, et enfin un nouveau traité fut conclu (1764)6, beaucoup plus explicite que les précédents. Le roi faisait passer en Corse un corps de trois mille hommes qui prendrait en dépôt pendant quatre ans trois villes maritimes sur les cinq que les Génois tenaient encore. Ces forces ne devaient nullement faire la guerre. Leur seule affaire était la garde et la conservation des places. Les garnisons génoises devaient en être retirées; sous aucun prétexte il ne pourrait y rester un seul militaire génois. Les chefs français n'avaient ni ordre à recevoir de la république, ni compte à lui rendre. Dans ces villes qui leur étaient confiées ils exerçaient la police et la juridiction militaire. À cela près, les Génois y restaient en possession de leur souveraineté intacte avec l'exercice du gouvernement civil, ecclésiastique et municipal. Ils pouvaient publier des édits pour rappeler les Corses à l'obéissance; mais les officiers français, afin qu'ils pussent contribuer au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité, étaient autorisés à entretenir tel commerce qu'ils jugeraient à propos avec les habitants de l'île entière sans distinction. Seulement ils étaient chargés de faire entendre à ceux- ci l'intérêt que le roi prendrait à une pacification de laquelle dépendait le bonheur réciproque du souverain et des sujets. Les subsides stipulés dans les traités précédents étaient totalement supprimés. Un article secret promettait qu'en temps de guerre, les troupes françaises respecteraient en Corse la neutralité de la république.
Ce traité mettait dans les mains et à la discrétion du roi de France la meilleure partie de ce que les Génois possédaient encore dans la Corse et lui assurait une influence prépondérante sur toute l'île. Peut-être on se flattait à Gênes d'y conserver une sorte d'empire indivis; ou pour se consoler des sacrifices faits, on se fiait sur ce qu'ils n'étaient stipulés que pour quatre années; mais il était sensible que si la Corse devait être cédée, il n'y avait plus d'autre acquéreur possible que celui qui la retenait entre ses mains. La France, de son côté, acquérait la certitude que si les Génois pouvaient être maintenus dans l'île, ce ne saurait plus être que par son concours: s'ils devaient en sortir, les Français étaient tout portés pour recueillir leur héritage.
Mais il ne suffisait pas de prendre des précautions à Gênes. Les Corses pouvaient prétendre disposer de leur île; ils pouvaient y introduire d'autres protecteurs: il était nécessaire de s'assurer de leurs dispositions. Il fallait savoir si en allant exercer chez eux une espèce de neutralité armée, on aurait à compter sur leur confiance ou sur leur opposition. Ce soin avait empêché de fermer l'oreille aux avances, aux ouvertures de Paoli. Celui-ci savait qu'il ne pouvait se délivrer des Génois sans s'entendre avec les Français. Il sentait aussi que quand même les Corses expulseraient leurs oppresseurs, la nation aurait peine à se soutenir isolée. Or la puissance la plus en situation de prêter son appui était la France. Il l'avait donc recherchée depuis plusieurs années; il avait envoyé des émissaires au duc de Choiseul. Des mémoires de lui faisaient envisager comme immanquable et prochaine la chute de la domination génoise sur la Corse, et offraient à Louis XV le protectorat du pays. Des correspondances suivies eurent lieu. Un négociateur secret que la cour avait envoyé7 vint à Paris apporter de la part de Paoli le projet d'un traité8 entamé avant la dernière proposition de Gênes, et au moment où la république avait demandé des secours.
Suivant le projet, Paoli se chargeait de chasser les Génois, aussi demandait-il d'abord qu'on lui prêtât quatre canons. La nation corse reconnaissait le roi de France pour son protecteur, lui demandait de la regarder d'un oeil paternel comme il regardait ses autres sujets. On livrerait au roi pour sa garantie des otages et une ville à son choix. Les Corses ne se sépareraient de la France ni en guerre ni en paix; en tout temps le roi y exercerait le recrutement volontaire comme dans ses autres États. En temps de paix il réglerait le nombre des troupes que la Corse entretiendrait pour se garder. Il accorderait seulement, pendant quatre ans, un subside annuel de quatre cent mille francs pour lever deux régiments; passé ce temps, un régiment suffirait, et le subside serait réduit de moitié.
C'était là ce qui avait été négocié et ce qui, résumé en articles, était proposé à la cour de France au moment où elle avait promis de fournir des troupes aux Génois. On trouva l'engagement pris envers la république trop avancé pour le rompre, mais on en retarda l'exécution jusqu'à ce qu'on eût pu avertir Paoli de cet accord et que l'on connût ses intentions en conséquence.
La réponse de Paoli fut contenue dans une simple note sans signature9. Tout devait, quant à présent, rester tellement secret que s'il s'en répandait le moindre bruit, la France se réservait le droit de tout désavouer, jusqu'à la mission de son négociateur. On annonçait qu'on se trouvait présentement obligé à envoyer en Corse six bataillons et un régiment de troupes légères, mais en aucune manière pour y faire la guerre. Ces forces avaient uniquement à garder les places désignées sans pouvoir être commandées contre les mécontents (et ce nom envers les Corses remplaçait celui de rebelles). On demandait à Paoli de bien faire connaître cette neutralité à ses compatriotes, afin qu'ils n'entreprissent rien contre les places tenues par les Français, ceux-ci ne les empêchant pas à leur tour d'attaquer les Génois partout ailleurs. Quant aux articles proposés, on les acceptait pour servir de base à un traité, en temps opportun, puisque le moment n'était pas venu d'abandonner cet accord à la publicité. On ne faisait objection qu'à l'une des mesures proposées; on pensait que les Corses si belliqueux et si nombreux n'avaient pas besoin de régiments soldés: mais on ne leur en donnerait pas moins les subsides qu'ils désiraient; ils s'en serviraient pour compléter l'organisation de leur pays.
Paoli témoigna beaucoup de regret sur ce prêt de troupes accordé aux ennemis de sa nation. Il en prévoyait de mauvais effets. Le séjour des Génois dans l'île serait donc prolongé; il fallait prendre ses mesures en conséquence. Il demandait que le subside fût doublé. Il demandait surtout qu'on lui donnât connaissance du traité fait avec Gênes et de ses articles secrets.
La convention avait eu lieu aux conditions indiquées. Sorba avait inutilement insisté pour en faire rayer la clause qui excluait les militaires génois des places assignées aux Français. Les troupes du roi débarquèrent sous les ordres de M. de Marboeuf.
Une assemblée générale des Corses, tenue à cette occasion, arrêta qu'on n'attaquerait ni les Français, ni leurs villes de garnison: mais que les postes voisins de ces places seraient gardés avec la plus grande vigilance. Une police spéciale veillait à l'exécution de l'ordre qui prohibait la communication des particuliers avec les troupes étrangères. Si les officiers français demandaient des passe-ports pour l'intérieur, il appartiendrait au général Paoli seul de les donner, et il rendrait compte à la première assemblée des motifs pour lesquels il avait jugé à propos de les délivrer. S'il parvenait des propositions de paix ou de transaction, elles ne seraient reçues qu'après que les conditions préliminaires demandées par la nation dès 1736 auraient été consenties et exécutées: c'est-à-dire, que la nationalité des Corses serait reconnue, qu'ils ne traiteraient jamais avec les Génois, sinon sous la garantie d'une des grandes puissances.
Une assemblée postérieure déclara que Paoli avait rendu un compte fidèle de ses relations avec la France, que sa conduite était approuvée, et qu'il était invité à continuer à entretenir la bonne harmonie. Elle se maintint, et les Français eurent toute liberté d'aller s'approvisionner aux marchés du littoral et de l'intérieur.
(1765) Les Génois ne se flattaient pas que trois mille auxiliaires terminassent leurs embarras en Corse; et ils s'avisèrent de solliciter un nouveau renfort. On leur avait répondu que cela ne pourrait se faire sans exiger quelque compensation nouvelle. On leur demanda la cession d'une place forte à perpétuité. Ils se réduisirent dès lors à demander que le général français employât son influence à ménager une pacification permanente.
(1766) Convaincus, enfin, qu'il n'y avait nulle espérance qu'aucune médiation pût amener rien de pareil, ils se bornèrent à solliciter la prorogation du terme auquel les troupes françaises devaient se retirer. Des quatre années pour lesquelles avait été stipulée l'occupation, la moitié était déjà écoulée. Mais on leur déclara que le roi ne ferait pas continuer un service onéreux sans de nouvelles conditions. Ils ne tinrent pas compte de cette insinuation; et comme ils n'offraient rien, on leur notifia qu'à l'expiration de la quatrième année, les troupes seraient retirées.
Quelle que fût la sincérité de la déclaration, elle causa un trouble extrême; Gênes se convainquit enfin que son royaume de Corse lui échappait. Le voile tomba tout à fait, et l'on sentit même que le séjour prolongé de quelques garnisons françaises n'aurait été qu'une garantie insuffisante d'une telle propriété. Paoli avait fortifié de nouvelles places; dans les villes où les Génois tenaient encore, les habitants, qui jusque-là avaient gardé une apparence de soumission, venaient d'envoyer leurs députés à l'assemblée générale. L'union nationale était complète. En Ligurie même on commençait à la reconnaître en dépit du sénat: les Génois navigateurs des deux rivières acceptaient des passe-ports de Paoli pour la sauvegarde de leurs expéditions commerciales (1767). Enfin les Corses attaquèrent l'île de Caprara, cette annexe de leur île; la garnison génoise fut forcée de capituler et d'en rendre la citadelle. Ce dernier événement fut décisif à Gênes pour l'opinion. On se vit dans l'alternative ou d'abandonner la Corse à des sujets révoltés, ou de la faire accepter par la France. On fit connaître à Versailles la disposition où l'on était «d'entrer dans un traité plus conforme que les précédents à la gloire du roi et à la sûreté de la république;» et, en s'en rapportant à la pénétration du ministère, on demandait qu'elles seraient à ce sujet les intentions de la France.
Des commentaires suivirent cette ouverture significative, mais un peu vague. La république consentait à laisser les Corses à une entière indépendance de son pouvoir, pourvu qu'elle n'eût ni de concessions à leur faire directement, ni à reconnaître formellement leur liberté. C'est au roi seul qu'elle remettrait eux et leurs villes, et le roi en disposerait à sa volonté. Suivant une autre proposition, le roi, en affranchissant les Corses, devait retenir pour lui-même certaines villes, ainsi qu'il en conviendrait avec les Génois. Les Corses ne pourraient faire par eux-mêmes ni paix ni guerre. Ils seraient assujettis à un tribut, qui tournerait en indemnité pour la république. Le roi en fixerait la quotité.
Sorba, de son côté, produisait un autre plan pour dissimuler la cession pure et simple ou la vente. Sa teneur paraissait bizarre, et cependant nous verrons qu'on finit par l'adopter.
De Versailles on répondit à Gênes que l'offre de céder la Corse était neuve; qu'elle avait besoin d'être faite directement, officiellement, et qu'on ne saurait la considérer que lorsque la république l'aurait formulée telle qu'elle l'entendait. Le sénat annonça un mémoire sur cette affaire; mais il ne le donnait pas. On supposait qu'il ne voulait que gagner du temps; la bonne foi de ceux qui avaient fait l'offre passa pour très-suspecte; et le roi fit savoir à Gênes que si l'on voulait laisser tomber cette affaire, la France n'y aurait pas regret.
Mais à Gênes, on avait appris que Buttafuoco, l'ami, le confident de
Paoli, celui qui avait correspondu pour lui avec J. -J. Rousseau, était à
Paris; et, avant de savoir ce qu'il y allait faire, on ne voulait pas
livrer le dernier mot de la république.
Quand Paoli avait appris que les Génois étaient enfin déterminés à renoncer à leur souveraineté prétendue, pressé de délivrer d'eux sa patrie, il s'était mêlé de faciliter les accords: il avait offert de sauver le décorum de la république, c'était son expression; il aurait consenti que Gênes retint un titre de seigneurie sur Bonifacio, cette ville essentiellement génoise depuis si longtemps. Les Corses la posséderaient comme les autres villes, mais ils l'accepteraient en fief; et, sous ce prétexte, Gênes obtiendrait une redevance de cinquante mille livres, tandis qu'on établissait que la république ne tirait de la Corse qu'environ trente-six mille livres.
Quel était le fond de la pensée de cet homme aussi fin que puissant? Cette nationalité à laquelle il avait tant travaillé, croyait-il la conserver, sous l'appui d'un simple protectorat de la couronne de France? ou savait-il qu'elle allait se confondre dans la vaste nationalité française? La suite des événements pourrait faire douter qu'il eût accepté la dernière conséquence. Mais cette question n'appartient pas à l'histoire de Gênes. Paoli avait jusque-là coopéré aux desseins de la France. Dans le même temps il recherchait des appuis en Angleterre. Il méditait des constitutions, et un jour, à la sortie de la séance de l'assemblée générale, conduisant les députés dans une salle qui leur était inconnue, il leva un rideau et ils virent un trône éclatant. «Voilà, leur dit-il, la première marque de l'indépendance nationale, mais que ce trône ne vous effraye pas; personne n'y montera que les Génois n'aient été chassés de tous les lieux de la Corse où ils sont encore.»
Après des contestations sans fin on avait arrêté à Gênes les termes d'une offre authentique à faire à la France. Pour y parvenir, il avait fallu faire décider que la cession, n'étant que l'exécution d'une résolution précédemment votée, passerait à la majorité des deux tiers des voix du petit conseil, tandis que, comme mesure nouvelle, elle eût exigé l'assentiment des quatre cinquièmes qu'on n'aurait pu réunir. Sorba, présentant en France la proposition officielle, demanda essentiellement que la France consentît à recevoir les Corses comme des sujets, de la main et par la volonté de leurs souverains légitimes, tellement qu'ils ne pussent jamais former une nation indépendante. Une somme convenable serait payée à la république. Ses États de terre ferme lui seraient garantis par le roi à perpétuité. L'île de Caprara lui serait restituée. Enfin, on demandait que la maison de Saint-George conservât le privilège de fournir le sel dans l'île.
Mais bientôt le sénat vit arriver de Paris un autre projet qu'il reçut avec une joie extrême; car, pour ceux qui se complaisaient aux subtilités, on ne pouvait inventer rien de mieux, dans la pensée de sauver par l'expression la honte d'une transaction assez misérable. La république n'abandonnait pas la Corse; elle reconnaissait seulement qu'à l'expiration imminente des quatre années pendant lesquelles ses villes devaient rester en dépôt, elle ne saurait les reprendre sans augmenter les troubles et les calamités. Elle consentait donc que le roi les fît occuper ainsi que les autres places, tours et postes, nécessaires à la sûreté des armes de sa majesté. C'est en ces termes détournés qu'on stipule la cession de l'île entière. Le roi prendra le tout en nantissement des dépenses qu'il aurait à faire pour l'occupation et la conservation du pays. Si par la suite, l'intérieur se soumet à la domination du roi, cet intérieur sera sujet aux mêmes conditions. Sur le tout l'exercice de la domination française sera entière et absolu. Mais, néanmoins, ce ne sera entre les mains du roi qu'un gage qu'il gardera jusqu'à ce que la république lui en demande la restitution, après lui avoir remboursé la dépense. Par cette raison on déclare que la souveraineté acquise au roi ne l'autorise pas à disposer de la Corse en faveur d'un tiers. C'est bien là le droit civil, on ne peut disposer de ce qu'on a reçu en gage. Par un acte séparé le roi s'engageait à payer aux Génois, pendant dix ans, deux cent mille francs par an, sous prétexte de certains arrérages qui leur revenaient. En un mot, la république vendait la Corse au prix de deux millions de francs, sous la forme d'un contrat de nantissement ou d'une cession à réméré, en style de notaire. On ne craignait pas en France que les Génois vinssent faire des offres réelles pour les loyaux coûts et redemander son gage. On ne prit pas la peine de fixer un terme à cette faculté; du moins il ne se trouve point de trace d'article secret qui y pourvoie; mais, au contraire, les Génois avaient soin de faire déclarer dans l'instrument, que, malgré la faculté qu'ils se réservaient d'acquitter les dépenses pour rentrer en possession, ces dépenses ne constitueraient jamais une dette qu'on pût les obliger à payer en leur offrant la restitution de la Corse10.
On se demande comment une rédaction si extraordinaire est sortie, non de Gênes, mais du cabinet de France, dont ces stipulations de légistes portent si peu l'empreinte Nous ne pensons pas qu'on prétendit dissimuler aux yeux des puissances rivales une acquisition de cette nature au moyen d'un bail emphytéotique. Ce n'est qu'à l'amour-propre génois que pouvaient convenir ces énonciations dérisoires. Aussi est-il probable qu'elles sont dues à Sorba. Elles ressemblent à celles qu'il avait déjà proposées. Il avait gagné en France crédit et confiance personnellement. A Gênes, dans les derniers temps, les affaires de Corse avaient été concentrées dans les mains d'un nouveau secrétaire d'État, habile en intrigues, homme de ressources et très-versé dans les subtilités du palais. Ces deux hommes s'étaient sans doute entendus, et, par la condescendance du ministère français, ils avaient servi le goût de leurs maîtres plus qu'on ne l'avait su d'abord imaginer. Mais si ces finesses diplomatiques furent destinées à faire croire au peuple de Gênes qu'il ne perdait pas son royaume, qu'on le confiait à la France pour y rétablir l'ordre, comme autrefois le sénat s'en déchargeait sur la banque de Saint-George, le but fut manqué. Ce peuple vaniteux, marchand et malin, murmura d'un marché peu honorable, le jugea à la manière mercantile, et en railla les négociateurs et les courtiers11.
Au bruit de la cession, Bonifacio, la ville la plus génoise de la Corse, fit entendre des regrets; mais Ajaccio alluma des feux de joie. De nouvelles troupes françaises arrivèrent; et les bâtiments qui les débarquaient, remportèrent à Gênes les fonctionnaires et les soldats de la république. Tout dans l'île fut fini pour elle. L'année d'après (1769), la France notifia aux puissances que la Corse entière était passée sous ses lois.
J'ai épuisé tout ce que cette île avait à fournir à l'histoire de Gênes; et c'est aussi le dernier événement de cette histoire, jusqu'à ces grands jours où un Corse (les Génois l'auraient-ils pu croire?), devenant l'arbitre unique de tant de destinées plus importantes, le fut aussi des dernières vicissitudes de la leur. Dominateur de l'Italie, il n'eut qu'à souffler sur leur gouvernement pour le dissoudre. Plus tard, de son champ de victoire de Marengo, il chassa de Gênes les Autrichiens qu'on y avait revus comme en 1746. Empereur des Français, il supprima l'ancienne nationalité des Génois, et l'absorba dans son glorieux empire. Hélas! grâce à ses revers, c'est au profit d'un autre qu'il l'avait abolie, cette nationalité; au profit du voisin qu'ils avaient si longtemps haï et bravé.
Je dirai, pour finir, quelque chose de ces derniers temps. Après avoir cherché d'époque en époque les meilleurs guides, je puis bien ajouter à cette longue histoire la simple notice de ce dont j'ai été le témoin oculaire.
CHAPITRE VI.
Dernières années de la république.
Au moment où se préparait la révolution française, qui devait changer la face de l'Europe, Gênes, dans sa décadence politique, recueillait avec sécurité les fruits d'un commerce florissant1. Le commerce y était la grande affaire publique et privée; c'était la vie propre de cette population industrieuse et économe. Les ressources qui avaient fermé les plaies de 1746 avaient continué à répandre leur salutaire influence. Le gouvernement, sans préoccupations ambitieuses, veillait à écarter les obstacles et laissait faire. Peu dépenser, il se contentait d'une fiscalité modérée. La banque de Saint-George était le centre de toute la circulation qui donnait le mouvement et l'activité à la richesse pécuniaire. Si la banque se bornait à l'office de dépositaire sans prêter son crédit, c'était pour laisser le profit du prêteur aux puissants capitalistes du pays, avides de placements et d'escomptes. La principale sollicitude des maisons de l'antique noblesse s'appliquait à ne pas laisser oisifs les capitaux que reformaient sans cesse leurs revenus accumulés. Quelques nobles importants ne dédaignaient pas les titres de banquiers et de négociants. Toute la bourgeoisie riche était commerçante: les établissements séculaires se perpétuaient de père en fils, et chaque jour il en surgissait de nouveaux pour les hommes que le travail et l'épargne faisaient parvenir de la médiocrité à l'aisance, et de l'aisance à la fortune. Enfin, on voyait affluer des Anglais, des Français, des Suisses, colonie intelligente, qui rendait plus familières les relations avec tous les pays commerçants.
L'esprit des lois était favorable à ces rapports2, nous l'avons déjà remarqué. Sous des règlements peu exigeants, rendus presque inaperçus par une sage tolérance, ce régime était sensiblement celui de la liberté. Cadix, Lisbonne expédiaient sans cesse à Gênes les précieuses denrées de leurs colonies d'Amérique. De nombreux Génois répandus en Espagne et en Portugal étaient en quelque sorte les courtiers de ces relations fondées sur l'assurance des débouchés, et d'abord sur les avances d'argent qui ne manquaient jamais sur d'aussi bons gages. Gênes avait, en ce genre, des avantages particuliers. Les ports de Venise et de Trieste sont bien placés pour le commerce du Levant, mais au fond de leur golfe ils ne peuvent aussi bien attirer les vaisseaux de l'Océan. Livourne a son marché resserré entre l'Apennin et les Alpes. Gênes, plus opulente en capitaux que toutes ces villes, et maîtresse d'un passage ouvert entre la mer et les plaines lombardes, savait en tirer grand parti. On n'y était pas seulement facteur pour autrui, mais ce métier même offrait l'occasion favorable pour y mêler la spéculation et l'entreprise.
La marine avait changé; les galères mêmes avaient disparu. Il en restait au gouvernement trois ou quatre qui composaient tout le simulacre de sa puissance maritime, comme deux ou trois misérables régiments allemands ou corses formaient tout l'appareil de ses forces de terre. Mais les ports et les rades abondaient en beaux navires de toute espèce, parfaitement construits et équipés3. Nul riverain de la Méditerranée ne naviguait avec autant d'habileté, de promptitude et d'économie. Reçu dans les États ottomans, dans la mer Noire, en Égypte, à Maroc, craint des autres Barbaresques, le pavillon génois était estimé de la Crimée à Gibraltar, et il n'était pas inconnu sur l'Océan.
La somme des fortunes anciennes et modernes était telle à Gênes, que ce grand commerce ne pouvait l'épuiser. Il restait assez d'argent pour l'employer dans les dettes publiques de tous les États de l'Europe. Les diverses couronnes y faisaient fréquemment ouvrir4 des emprunts spéciaux. Tous ces crédits n'étaient pas sans périls, et l'abbé Terray avait fait voir quelle chance courent les créanciers des États5. Mais tel était pour les nobles capitalistes le besoin de placer leur argent, qu'ils comparaient ces emplois hasardés, rendant cinq pour cent environ, aux prêts à la grosse aventure maritime, où, pour gagner un fort intérêt, le prêteur assume les risques de la mer, et où ce qui échappe au naufrage paye pour ce qui périt.
(1789) Grâce à cette préoccupation universelle, les premières dissidences d'opinions ou plutôt d'inclinations qui se montraient à Gênes quand notre révolution éclata, furent entre ceux qui attendaient d'un gouvernement parlementaire la suppression du fameux déficit et le vote assuré des fonds pour l'exact payement de la dette, et ceux qui pressentaient, en créanciers alarmés, la guerre et le bouleversement des finances dans toute tentative d'innovations politiques. Les événements ne donnèrent que trop raison à ceux-ci. Le papier-monnaie, la consolidation de la dette, détruisirent un grand nombre de créances et ruinèrent les anciens rapports. Cependant il s'en forma de nouveaux: le commerce, repoussé de la France par le maximum et par la terreur, se tourna ailleurs. Gênes en prit sa part. Quand notre malheureux pays, épuisé de toutes choses, eut à demander à l'extérieur jusqu'à ses subsistances, les magasins de la Ligurie y pourvurent. Ces hardis marins se faisaient à la fois vendeurs, voituriers et assureurs, et se signalaient en bravant les croisières ennemies avec autant de profit que de courage.
Mais, indépendamment des intérêts, il s'agitait en France des questions trop brûlantes pour ne pas éveiller partout des sympathies et des oppositions. Le retentissement du nom de liberté s'était fait entendre à Gênes comme ailleurs, et y avait fait des amis à la cause de la révolution. Plusieurs, il est vrai, s'en détachaient à mesure que les excès l'avaient déshonorée; mais pour en grossir le nombre, il ne manquait pas de recrues dans ce vulgaire qui se laisse payer de déclamations et qui croit à la vertu des modernes Brutus. Des hommes plus hardis osaient même applaudir de loin aux mesures de la terreur; ils semblaient étudier avec envie et espérance ces atroces modèles.
Le gouvernement observait en silence, et ne pensait d'abord qu'à éviter de se commettre avec la France en accueillant les émigrés. Mais l'abolition de la noblesse chez nous, la haine qu'on y vouait au nom d'aristocrate, faisait pâlir la noble aristocratie maîtresse de Gênes. Les atteintes portées au clergé français vinrent scandaliser les consciences. Enfin, il existait, comme de tout temps, parmi les chefs de l'État, des familles adonnées, sinon vendues, à la cour de Vienne. Tous ces éléments fournirent parmi les gouvernants un parti aussi ardent que nombreux, contre la contagion que le vent de la France menaçait de répandre.
(1792) Cependant cette faction ne dominait pas sans contradicteurs dans les conseils publics. Lorsque la guerre fut déclarée, l'Autriche et le roi de Sardaigne sollicitaient l'accession de la république avec une insistance qui n'était pas exempte de menaces. On leur répondit que le gouvernement n'avait rien plus à coeur que de s'attirer la faveur de sa majesté impériale; qu'il aimait à se voir dans les bonnes grâces du roi sarde; que, d'autre part, les intérêts commerciaux ne permettaient pas d'interrompre les relations avec la France; que la république resterait neutre, et qu'elle armerait pour garder la neutralité sur son territoire.
Cette réponse assez digne avait été en quelque manière arrachée après de longues et orageuses discussions. Comment fut-elle soutenue? La dépense qu'exigèrent quelques faibles démonstrations suffit d'abord pour constater aux yeux du public la pénurie de l'État et l'incapacité administrative de ceux qui le régissaient (1793). Bientôt une division anglaise entre dans le port de Gênes, en vertu et sous les conditions de la neutralité. Sous la même foi, la frégate française la Modeste était à l'ancre. Les Anglais vont droit à elle, l'abordent à l'improviste et s'en emparent violemment sous les batteries mêmes du môle, qui restent silencieuses. Puis, ils séjournent tranquillement, repartent enlevant leur proie, tandis que le sénat prolongeait ses délibérations sur cette violation de sa neutralité et du droit des gens.
Loin que la cour de Londres s'en excuse, un envoyé vient, en son nom, sommer la république de rompre avec la France. Il s'avise de donner quarante-huit heures pour satisfaire à son injonction, comme s'il eût eu une force imposante pour se faire obéir. Cette fois l'indignation universelle du peuple passionné donna la loi au gouvernement et étouffa les dissidences; les quarante-huit heures s'écoulèrent: l'Anglais partit, et le ridicule l'accompagna.
(1794) Une croisière de deux frégates dans le golfe, chargée d'écarter du port de Gênes les navires du commerce, fut la seule hostilité qui suivît les menaces; et au bout de quelque temps l'Angleterre ayant déclaré qu'elle levait son blocus, cette indulgence affectée donna plus d'embarras que la rigueur n'avait fait de mal. Les Français prétendirent qu'on s'était accommodé à Gênes avec les Anglais, qu'on avait sacrifié la réparation qui devait être exigée d'eux et qui était due à la France pour le guet-apens exercé sur la Modeste. Dès lors il était loisible aux Français d'en prendre sur les Génois la satisfaction qu'on avait bien voulu ajourner. Cette prétention reproduite devint un prétexte permanent et commode de se dispenser de tout respect pour la neutralité6.
L'occasion en devint imminente: après de longs efforts les Français étaient parvenus sur les crêtes des monts qui s'étendent de Nice à Gênes, et qui servent de limite entre la Ligurie et le Piémont. Les Autrichiens s'étaient postés au-devant d'eux, et de jour en jour des escarmouches ou des mouvements plus sérieux devaient pousser les uns sur les autres sans égard pour les limites génoises. L'armée française continuant à s'avancer jusque sur des cimes qui, pendant sur la mer, voient de loin la ville de Gênes et approchent de Savone, leurs ennemis, pour leur fermer le passage, demandèrent à occuper la citadelle de cette dernière ville. Ils n'obtinrent pas leur demande du sénat; mais ils ne balancèrent pas à prendre position sur le territoire de Gênes. Les Français, joignant ce grief aux précédents, s'autorisèrent de l'exemple. A la suite de quelques succès où ils avaient repoussé l'ennemi, ils occupèrent la ville de Savone. Ils laissèrent à sa neutralité la citadelle, et elle n'inquiéta pas leur établissement.
(1796) Après ces mouvements que les conséquences du 8 thermidor et les événements de la dernière période de la Convention nationale firent traîner en longueur et mêlèrent de vicissitudes, arriva enfin le jeune général Bonaparte, et s'ouvrit l'immortelle campagne de 1796. Toujours sous le prétexte de l'ancienne querelle de la Modeste, une avant-garde fut poussée de Savone jusqu'à deux lieues de Gênes. On ne doutait pas que l'armée entière ne la suivît pour opérer contre la ville. Aussitôt le général en chef Beaulieu en personne amène le corps principal des forces autrichiennes, descend des montagnes sur Gênes, et défile le long des murs de la place pour aller combattre ces redoutables Français. Ceux qu'il rencontre se replient devant lui, il les poursuit avec précaution; et tandis qu'il les cherche au bord de la mer, Napoléon a déjà franchi les crêtes, couru sur le versant opposé, défait les autres corps autrichiens à Montenotte, à Millesimo, à Dégo; les plaines lombardes lui sont ouvertes; bientôt le Piémont a subi sa loi. La république de Gênes cessa dès lors d'être le théâtre de la guerre, mais elle devint l'étape et le magasin militaire des Français. Ils s'y établirent partout où ils voulurent, l'enceinte de la ville exceptée. Ils s'y comportèrent généralement en amis, quelquefois un peu exigeants. Ils l'étaient surtout pour le gouvernement, qu'ils méprisaient. Les particuliers s'accommodaient assez bien, sinon de ce que l'hospitalité coûtait, du moins des habitudes franches et joviales de leurs hôtes.
Ce contact perpétuel, l'éclat des armes françaises, l'illusion républicaine qui les accompagnait, étaient devenus une propagande naturelle. Dans Gênes quelques hommes mécontents avaient déjà fait un retour sur eux-mêmes. Ils trouvaient qu'il y avait quelque chose à refaire à leur république, et que maintenant les tentatives de réforme auraient de puissants auxiliaires.
Ce n'était pas le peuple chez qui s'élevaient ces velléités, il était satisfait et vain de ce nom de république si vieux chez eux, emprunté depuis si peu de temps par la France; il restait aveuglément dévoué au gouvernement qui le flattait. La bourgeoisie était médiocrement affectionnée, mais elle n'aurait osé conspirer; elle eût craint d'allumer la guerre des pauvres contre les riches. Quelques jeunes nobles d'opinion libérale, d'inclination française7, conçurent les premiers la pensée, non pas, à ce qu'il semble, de bouleverser le pays, mais de revendiquer leur droit à l'égalité entre les nobles, avec l'ambition et l'espérance d'enlever à l'oligarchie régnante la domination exclusive qu'elle exerçait au gré de l'obscurantisme de ses vieux préjugés.
A côté de cette petite faction s'élevaient des éléments de démagogie encouragés par une singulière imprudence. Longtemps la police inquisitoriale s'était employée pour supprimer toute manifestation qui pût inoculer les germes révolutionnaires. Mais à l'époque où les Anglais, non contents d'avoir pris la Modeste, bloquaient et menaçaient, le gouvernement, qui avait si mal su leur résister, crut politique de leur faire peur de l'opinion populaire. On laissa un libre cours aux affections françaises. La jeunesse, voyant que le frein était relâché, poussa la démonstration jusqu'à l'extravagance8. On entonna publiquement ces chants français, qui, hélas! à cette époque encore en France accompagnaient les meilleurs citoyens à l'échafaud. On vit l'étourderie ignorante se décorer du simulacre de l'odieux bonnet rouge comme d'une croix d'honneur. L'autorité embarrassée ne savait plus comment retenir le torrent auquel elle avait maladroitement ouvert le passage. Tout était ridicule, mais tout devenait périlleux. La boutique d'un apothicaire, rendez-vous d'oisifs et de nouvellistes, comme elles le sont toutes à Gênes, était le réceptacle de ces hommes exaltés. Des insensés de la plus mince bourgeoisie faisaient le fond permanent de la réunion, quelques hommes tarés et perdus de dettes en étaient les meneurs ostensibles. S'il y avait des associés plus considérables, peu de personnages notables s'y laissaient apercevoir. Là, on copiait les formes, les harangues patriotiques de nos clubs; on y parlait hautement, mais en termes vagues, d'une révolution ligurienne.
Il est probable que les jeunes novateurs de la noblesse caressaient cette réunion plébéienne, pour s'en appuyer au besoin. Mais l'esprit de liberté radicale qui y régnait n'eût pas convenu à leur ambition. Quoi qu'il en soit, les trames que ces nobles, de leur côté, avaient commencé à ourdir furent découvertes, du moins au gouvernement; car après une longue procédure secrète, on ne mit pas le public dans la moindre confidence de leur délit. Une sentence ambiguë termina l'affaire. Elle assignait à quelques-uns pour punition la prison préventive qu'ils avaient soufferte: d'autres furent éloignés ou s'exilèrent. L'un d'eux, qui par avance s'était mis en sûreté, était recommandé par l'envoyé de la république française en ces termes: C'est un noble qui s'ennuie d'être pauvre.
Ce procès laissa les conseils de la république toujours plus divisés, à cause des liens de famille ou d'alliance qui attachaient aux accusés un grand nombre de personnages importants. Tels étaient la confusion et le découragement, que personne ne voulait plus être doge9. Une rigoureuse surveillance s'était portée sur les affidés du pharmacien. Le zèle de ceux qui fréquentaient cette officine de la liberté en redoubla; et, comme il arrive souvent, une réunion à peu près insignifiante devint une société organisée, capable de résolutions violentes. Quelles correspondances s'y établirent? quels encouragements, quelles intrigues y parvinrent? On ne sait: mais le 17 avril 1797, Napoléon victorieux, maître de la haute Italie, signait la paix à Léoben; le 2 mai, il déclarait la guerre à la république de Venise; le 12, elle était dissoute: le 22, le gouvernement de Gênes était détruit.
Une simple rixe produisit un attroupement; des enfants perdus forcèrent un corps de garde; on y prit quelques fusils, et cela devint une grande émeute. On courut de poste en poste, on les emporta tous. On déchaîna les galériens au nom sacré de la liberté. Le peuple étonné laissa passer d'abord ces bandes effrénées, leurs tambours, leurs invitations à l'égalité et à la liberté. Le gouvernement surpris se cantonna au palais; il rassembla ses forces dispersées. Elles auraient été insuffisantes contre l'insurrection pour laquelle recrutait l'espoir du pillage. Mais des émissaires furent mis en campagne; le clergé fit circuler les appels aux fidèles; on réclama l'assistance de ce bas peuple toujours ménagé par ses maîtres. On fit retentir l'ancien cri de guerre de 1746: Vive Marie! Le corps nombreux des charbonniers fut armé le premier, et dès qu'il se montra l'émeute fut abandonnée par tous les hommes des classes populaires. Elle fut refoulée, poursuivie; au bout de vingt-quatre heures les chefs étaient morts, prisonniers ou en fuite. Le champ de bataille était resté au gouvernement.
À la première nouvelle de cet événement, Napoléon écrivait au directoire: «Le parti qui se disait patriote à Gênes, s'est extrêmement mal conduit. Il a, par ses sottises et ses inconséquences, donné gain de cause aux aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même10.» On peut croire, d'après cette lettre, que le général n'avait pas poussé à l'insurrection, qu'il n'avait pas eu besoin de l'oeuvre de ces étourdis, et qu'il eût mieux aimé faire du sénat génois ce qu'il venait de faire du vénitien. On voit dans tous les cas ce qu'il voulait obtenir dans quinze jours; et il prit soin d'arriver aux mêmes résultats sans un plus long terme. Il fit marcher des troupes pour aller rétablir dans Gênes l'ordre troublé. On entendit ce que cela signifiait: le gouvernement, tout vainqueur qu'il était, donna sa démission, brûla ses insignes; la république d'André Doria, le régime de 1576 furent détruits, et firent place à la république ligurienne une et indivisible. La noblesse fut abolie.
On eut d'abord un gouvernement provisoire. On appela pour le composer quelques nobles respectables pour tous les partis, quelques citoyens distingués par un amour sage de la liberté et de l'ordre, enfin quelques membres de cette minorité noble qui avait inquiété l'ancien sénat. Cette organisation réussit mal. Il se trouva dans ce corps plus de probité que de talent, et plus de talent que de caractère. On crut devoir y affecter un grand respect pour le peuple souverain; et ce peuple souverain fut bientôt une poignée de brouillons parmi lesquels on signala des voleurs. Le club de ces mêmes patriotes dont Napoléon venait d'apprécier l'inconséquence et la sottise, intimida, croisa le gouvernement, s'ameuta contre quelques-uns de ses membres. Le public n'accorda aucune confiance. Les nobles, vexés dans leurs personnes et indignement pressurés dans leurs biens, opposèrent des résistances de toute espèce. Le peuple regrettait à haute voix ses anciens maîtres; les artisans, leur riche clientèle. Le fanatisme armait souvent les campagnes. On avait tout à créer et l'on n'avait su que détruire. Le commerce, privé de sécurité, avait fui. On manquait d'argent; on avait sacrifié à la popularité les revenus principaux de l'ancienne finance.
Ce provisoire fut long; car on ne pouvait s'accorder sur la constitution à faire; mille insinuations, mille artifices étaient employés pour engager la république ligurienne à se fondre dans la république cisalpine. Peut-être aurait-on mieux fait d'embrasser ce parti. Mais l'amour de la nationalité génoise était une plante trop vivace, et il fallait une autre force pour la déraciner (1798). La Ligurie resta donc isolée, et l'on eut un directoire, deux conseils et jusqu'à un risible institut; tout fut taillé sur le patron français, mais ce n'étaient que jeux d'enfants. Le véritable mobile était la volonté française, et cependant l'ombre de pouvoir qu'elle laissait aux Génois était disputé entre eux avec toute la violence qu'inspirerait l'objet de la plus haute ambition. Un représentant du peuple assassina un de ses collègues en sortant d'une séance du corps législatif et périt à son tour par la main du bourreau. Inhabiles au bien, ceux qui gouvernaient étaient souvent assez forts pour faire le mal. Il y eut une justice révolutionnaire et du sang répandu. Heureusement que les fureurs empruntées à la France de 1793 étaient trop vieillies en 1797 pour n'être pas émoussées, et que ceux qui les copiaient étaient encore timides; d'autant plus misérables dans leur lâcheté, ils n'osèrent pas sacrifier des victimes considérables, et ils tournèrent leur rage contre de pauvres prêtres de campagne, instruments passifs de résistance. Mais quand ils purent mettre la main sur les biens des nobles, il n'y eut ni timidité ni réserve. On imposa des amendes, on pilla le mobilier. Les fureurs dégoûtantes de la démagogie accompagnaient ces violences et rendaient ces grands patriotes11 aussi ridicules qu'odieux. Quelques hommes estimables furent, à chaque phase du régime, condamnés à siéger dans ce gouvernement sans dignité, sans autorité, sans indépendance: car un tuteur étranger exigeait une docilité sans réserve et des sacrifices sans mesure. Le voisinage des troupes, les malheurs de la guerre, obligèrent de mettre la main sur toutes les propriétés; on recourut aux emprunts forcés levés militairement; probablement alors les caisses de Saint-George se vidèrent12. Les ministres de ces opérations violentes furent souvent taxés de les avoir aggravées à leur profit.
(1799) Napoléon était en Égypte. La guerre avait recommencé. Les Russes mêmes foulaient le sol de l'Italie. La plaine de Novi, les rivières de Gênes étaient devenues des champs de bataille souvent funestes aux Français. On avait besoin de toutes choses; les subsistances mêmes devenaient rares; la mer était fermée par les Anglais; les ennemis interceptaient les passages de la Lombardie; la France n'accordait aucun secours, même pour nourrir ses soldats.
C'est en cet état de misère que la ville se voyait investie par les armées autrichiennes et étroitement bloquée par les escadres anglaises. On se battait tous les jours à la vue de ses murailles; et peu à peu les Français, qui en défendaient les approches, cédaient du terrain. Cependant un grand événement ranima l'espoir (1800). Napoléon revint; il était maintenant le chef unique de la république française, comme on appelait encore son royaume. Le salut commun était sans doute dans sa main puissante, et l'Italie ne devait pas périr sous ses yeux. Cependant la ville de Gênes était serrée de près. Masséna et ses braves la défendaient avec un courage héroïque et une constance inébranlable. Mais la famine y régnait. On faisait de brillantes sorties et l'on ramenait des colonnes de prisonniers, c'est-à-dire de nouvelles bouches à nourrir. Les bombes anglaises troublaient le sommeil de chaque nuit, et les secours ne paraissaient pas. Le blocus était si hermétique qu'il ne passait pas la moindre nouvelle de la marche des Français. Le monde sait après quels combats et quelles extrémités souffertes, Masséna rendit la ville par la plus honorable capitulation *. Mais peu de jours après, on apprit comment sa longue résistance avait favorisé la marche hardie de Napoléon. Marengo rendît libre la ville de Gênes, redonna la paix à la contrée, et mit fin aux spoliations dont les ennemis commençaient à affliger la cité et le port.
Il fallut, après cela, se donner un nouveau gouvernement ou plutôt le recevoir des mains du glorieux libérateur du pays. Sous ses auspices il y eut de meilleurs choix; mais le désordre et le dévergondage, mais les embarras d'un petit pays ruiné attaché au sort d'un tout-puissant voisin, les jalousies locales et les résistances abondèrent toujours. Les intrigues redoublèrent quand Napoléon voulut opérer la réunion de la république à son empire (1805). Ce fut une grande violence qu'eut à se faire cet esprit génois si amoureux de l'indépendance qu'il appelait la liberté. Mais huit ans de désordres, l'impossibilité de s'accorder au dedans, l'éclat de l'empereur et de l'empire, aussi la persuasion qu'on résisterait en vain, tout cela amena une sorte de résignation. Cependant le système continental et les lois de la douane française imposés à Gênes étaient aussi inconciliables avec le commerce du pays13 que la conscription pour le service de terre y était antipathique. Toutefois, une administration régulière, quoique ses leçons parussent coûteuses, des lois claires observées et impartiales, des institutions, une justice, la répression des crimes établissant la sécurité, modifiaient peu à peu les résistances. Les nobles reprenaient leur influence comme grands propriétaires, et retrouvaient la considération due à leurs noms illustres. Ils appréciaient ces avantages, et d'autant plus, que rien ne les empêchait de satisfaire en même temps leur rancune en déclamant contre celui qui leur avait rendu ces biens. Les mères étaient étonnées d'être devenues tutrices de leurs enfants; les frères cadets de partager avec leurs aînés; les soeurs de n'être pas absolument déshéritées: toutes choses jusque-là inouïes à Gênes; aussi blessaient-elles les préjugés, mais elles attachaient ceux à qui elles faisaient justice14.
(1810-1814) Cette expérience d'une fusion difficile n'eût pas le temps de s'accomplir. Napoléon alla du Kremlin à l'île d'Elbe. L'empire fut démembré. Les Génois montrèrent d'autant plus de joie de se débarrasser des liens français, qu'ils furent flattés un moment de reprendre et de conserver leur nationalité républicaine. Soit par une ruse politique anglaise, soit par une bonne volonté hasardée de l'amiral qui s'était fait leur tuteur, ils crurent avoir à refaire leur république; ils s'amusèrent encore une fois à l'oeuvre de leur future constitution.
(1815) Le congrès de Vienne adjugea le duché de Gênes au roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem **.
Il n'y eut plus, il n'y a plus de république de Gênes. Cette plante vivace dont nous parlions tout à l'heure est-elle morte ou seulement brisée? La racine repoussera-t-elle un jour?
Mon histoire est finie, et si elle devait avoir un nouveau chapitre, ce n'est pas à moi qu'il serait donné de l'écrire.
» Sed fatis incerta feror, si Jupiter unam
Esse velit Tyriis urbem, Trojaque profectis,
Miscerive probet populos, aut foedera jungi.»
AENEID., lib. 4.
* Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de M. Vincens en donnant, a la
fin de son travail, cette pièce historique.
De toutes les conventions militaires faites pendant les guerres de la république, celle qui remit provisoirement Gênes entre les mains des Autrichiens peut être regardée comme la plus honorable. Elle n'a d'égale que dans la capitulation qui termina le fameux siège d'Ancône par le brave général Monnier (6 décembre 1799). Aussi fit-elle à Masséna, selon l'expression de l'empereur, autant de gloire que le gain d'une bataille. On pourrait ajouter que cette convention fut digne de couronner les quarante-quatre jours de combat et d'héroïsme qui immortalisèrent les défenseurs de Gênes.
Nous donnerons en même temps l'acte qui restitua cette place aux
Français dix-huit jours après l'évacuation de Masséna.(F. W.)
** Nous avons ajouté à la fin de l'ouvrage les Articles sur les États de
Gênes in Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 contenant l'acte
intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de
Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde. (E.N.)
NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le général en chef français Masséna.
ARTICLE PREMIER. - L'aile droite de l'armée française, chargée de la défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront avec armes et bagages pour aller rejoindre le centre de l'armée. Réponse. - L'aile droite chargée de la défense de Gênes, sortira au nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour aller par Nice en France; le reste sera transporté par mer à Antibes. L'amiral Keith s'engage à faire fournir à cette troupe la subsistance en biscuit sur le pied de la troupe anglaise… Par contre, tous les prisonniers autrichiens faits dans la rivière de Gênes par l'armée de Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse en compensation; se trouvent exceptés ceux déjà échangés au terme d'à présent. Au surplus, l'article premier sera exécuté en entier.
II. - Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et munitions en tout genre, sera transporté par la flotte anglaise à Antibes ou au golfe de Juan.
Réponse. - Accordé.
III. - Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher, seront transportés par mer jusqu'à Antibes et nourris ainsi qu'il est dit dans l'article 1er.
Réponse. - Ils seront transportés par la flotte anglaise et nourris.
IV. - Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir, ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article III.
Réponse. -Accordé.
V.- La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres; la ligne qui détermine sa neutralité sera fixée par les parties contractantes.
Réponse. - Cet article roulant sur des objets purement politiques, il n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées d'y donner un assentiment quelconque. Cependant, les soussignés sont autorisés à déclarer que sa majesté l'empereur, s'étant déterminée à accorder aux habitants génois son auguste protection, la ville de Gênes peut être assurée que tous les établissements provisoires que les circonstances exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité publique.
VI. - L'indépendance du peuple ligurien sera respectée; aucune puissance, actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer aucun changement dans son gouvernement.
Réponse. - Comme à l'article précédent.
VII. - Aucun Ligurien ayant exercé ou exerçant encore des fonctions publiques ne pourra être recherché pour ses opinions politiques. Réponse. - Personne ne sera molesté pour ses opinions ni pour avoir pris part au gouvernement précédant l'époque actuelle.
Les perturbateurs du repos public après l'entrée des Autrichiens dans
Gênes, seront punis conformément aux lois.
VIII. - Il sera libre aux Français, Génois et aux Italiens domiciliés ou réfugiés à Gênes de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent, marchandises, meubles ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable. Il leur sera délivré à cet effet des passe-ports, lesquels seront valables pour six mois.
Réponse. -Accordé.
IX. - Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement.
Réponse. - Accordé, d'après la réponse à l'article V.
X.-Aucun paysan armé ne pourra entrer ni individuellement ni en corps à
Gênes.
Réponse. -Accordé.
XI. - La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court délai.
Réponse. - Accordé.
XII.- Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent avoir lieu conformément à l'article premier, seront réglés dans la journée, entre les chefs de l'état-major des armées respectives.
Réponse. - Accordé.
XIII.-Le général autrichien commandant à Gênes, accordera toutes les gardes ou escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets appartenant à l'armée française.
Réponse. - Accordé.
XIV.- Il sera laissé un commissaire français pour le soin des blessés et malades, et surveiller leur évacuation. Il sera nommé un autre commissaire des guerres pour assurer, recevoir et distribuer les subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche.
Réponse. - Accordé.
XV. - Le général Masséna enverra en Piémont ou partout ailleurs un officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes. Il lui sera fourni passe-port et sauvegarde.
Réponse. - Accordé.
XVI.- Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna, faits prisonniers de guerre depuis le commencement des hostilités de la présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir qu'après leur échange.
Réponse. - Accordé.
La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis et l'entrée du port, seront remis à un détachement de troupes autrichiennes et à deux vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 juin à deux heures après-midi. Immédiatement après la signature, il sera donné des otages de part et d'autre.
L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires appartenant à la ville de Gênes et son territoire, seront remis fidèlement par les commissaires français aux commissaires des années alliées.
Fait double sur le pont de Conégliano, le 4 juin 1800.
Signé: le baron D'OTT, lieutenant général;
KEITH, vice-amiral.
MASSENA, général en chef de l'armée d'Italie.
ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux armées autrichienne et française en Italie.
ARTICLE PREMIER. - La ligne des avant-postes du côté du Ponent, s'étendra de l'embouchure de la Polcevera jusqu'au confluent de la Secca, et rencontrera ladite rivière et la Sadicella jusqu'aux crêtes des montagnes. Les rives droites seront occupées par les Français et les rives gauches par les Autrichiens.
II. - Personne, tant à la ville qu'à la campagne, ne sera vexé pour opinion ou avoir porté les armes ou servi dans le gouvernement impérial.
Réponse. -Cela est déjà accordé dans l'article XIII de la convention passée entre les généraux en chef Berthier et Mélas, la 26 prairial ou 15 juin dernier1.
III. -Les malades non évacués le 24, pourront l'être sans difficulté, et, en conséquence, la flottille impériale pourra jusque-là rester dans le port de Gênes.
Réponse. - Ce qui est relatif à l'exécution de cet article doit être réglé par les commissaires français et autrichiens, nommés par l'article XII de la convention mentionnée à l'article précédent. On est persuadé que l'évacuation des malades autrichiens, même après le délai porté par cette convention pour la remise des places, ne sera point un objet de litige.
IV. -La communication pour Savone sera libre par terre.
Réponse. - Cette communication sera libre comme elle le sera réciproquement à travers tous les autres postes français ou autrichiens.
V- Jusqu'à ce moment, personne de l'armée française ne pourra passer les avant-postes pour venir à Gênes, sans que M. le comte de Hohenzollern en soit prévenu.
Réponse. - Convenu.
VI. - M. le comte de Hohenzollern avertit M. le général français qu'il ne prend aucune part à ce qui s'est passé entre les Anglais et la ville de Gênes.
Réponse. - Cet article est du ressort des commissaires nommés par la convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
VII - M. le comte de Hohenzollern demande satisfaction de l'événement arrivé au régiment de Casal.
Réponse. - Il sera donné suite à cette affaire.
VIII. - Si MM. les commissaires impériaux et français ne sont pas arrivés à Gênes le 22 à cinq heures du soir, alors on conviendra amiablement de quelle manière l'évacuation de la place de Gênes sera faite par les troupes autrichiennes, d'après l'ordre qu'en a reçu M. de Hohenzollern, qui fixe le départ au 24 de ce mois.
Conégliano, le 20 juin 1800.
Le comte DE Bussy, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.
Réponse. - On se réunira alors pour concerter l'exécution de la convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
L'adjudant général, chef de l'état-major du lieutenant général Suchet, fondé de pouvoirs par lui, PREVAL.
Le chef de brigade du génie, fondé de pouvoirs du lieutenant général
Suchet,
L. MARES.
CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre les généraux en chef Berthier et Mélas.
Les commissaires et officiers munis d'ordres du général Suchet pourront entrer demain à huit heures.
Convenu.
Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises à trois heures du soir.
Convenu.
Les trois ou quatre cents malades qui ne sont pas transportables, auront les mêmes soins que ceux des troupes françaises.
Convenu.
La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent de sortir. Elle sera neutre jusqu'à Livourne.
Convenu,
A 4 heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte de Hohenzollern sortira avec la garnison.
Convenu.
Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui arriveront après le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne.
Convenu.
Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point rendu d'honneurs à sa troupe.
Convenu.
Signé, le comte DE BUSSY, général major, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.
Conégliano, le 5 messidor an VIII de la république française (22 juin 1800).
Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815
Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité
Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814, s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte, avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations, règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités dans le présent traité. Et ayant, susdites Puissances, nommé plénipotentiaires au congrès, savoir
* S.M. l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohème
* S.M. le Roi d'Espagne et des Indes
* S.M. le Roi de France et de Navarre
* S.M. le Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande
* S.A.R. le prince régent du royaume de Portugal et de celui du Brésil
* S.M. le roi de Prusse
* S.M. l'Empereur de toutes les Russies
* S.M. le Roi de Suède et de Norvège
Ceux de ces plénipotentiaires qui ont assisté à la clôture des négociations, après avoir exhibé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus de placer dans ledit instrument général, et de munir de leur signature commune les articles suivants.
(Articles sur les États de Gênes)
Limites des États du Roi de Sardaigne
85. ……… Les limites des ci-devant États de Gênes, et des pays nommés impériaux, réunis aux États de S.M. le Roi de Sardaigne, d'après les Articles suivants, seront les mêmes qui, le 1er janvier 1792, séparaient ces pays des États de Parme et de Plaisance, ver de ceux de Toscane et de Massa.
L'île de Capraia ayant appartenu à l'ancienne république de Gênes, est comprise dans la cession des États de Gênes à S.M. le roi de Sardaigne.
Réunion des États de Gênes
86. Les États qui ont composé la ci-devant république de Gênes, sont réunis à perpétuité aux États de S.M. le roi de Sardaigne, pour être, comme ceux-ci, possédés par elle en toute souveraineté, propriété et hérédité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux branches de sa maison; savoir, la branche royale et la branche de Savoie- Carignan.
Titre de duc de Gênes
87. S.M. le Roi de Sardaigne joindra à ses titres actuels celui de duc de Gênes.
Droits et Privilèges des Génois
88. Les Génois jouirons de tous les droits et privilèges spécifiés dans l'acte intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de S.M. Sarde; et ledit acte, tel qu'il se trouve annexé à ce traité général1, sera considéré comme partie intégrante de celui-ci, et aura la même force et valeur que s'il était textuellement inséré dans l'Article présent.
Réunion des Fiefs impériaux
89. Les pays nommés fiefs impériaux, qui avaient été réunis à la ci- devant république ligurienne, sont réunis définitivement aux États de S.M. le roi de Sardaigne, de la même manière que le reste des États de Gênes; et les habitants de ces pays jouiront des mêmes droits et privilèges que ceux des États de Gênes désignés dans l'Article précédent.
Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde.
Article I. - Les Génois seront en tout assimilés aux autres sujets du Roi. Ils participeront, comme eux, aux emplois civils, judiciaires, militaires et diplomatiques de la Monarchie, et sauf les privilèges qui leur sont ci-après concédés et assurés, ils seront soumis aux mêmes lois et règlements, avec les modifications que Sa Majesté jugera convenables. La noblesse Génoise sera admise, comme celle des autres parties de la Monarchie, aux grandes charges et emplois de Cour.
Article II. - Les militaires Génois, composant actuellement les troupes Génoises, seront incorporés dans les troupes Royales. Les officiers et sous-officiers conserveront leurs grades respectifs.
Article III. - Les armoiries de Gênes entreront dans l'écusson Royal, et ses couleurs dans le pavillon de Sa Majesté.
Article IV. - Le port franc de Gênes sera rétabli avec les règlements qui existaient sous l'ancien Gouvernement de Gênes.
Toute facilité sera donnée par le Roi pour le transit par Ses États des marchandises sortant du port franc, en prenant les précautions que Sa Majesté jugera convenables, pour que ces mêmes marchandises ne soient pas vendues ou consommées en contrebande dans l'intérieur. Elles ne seront assujetties qu'à un droit modique d'usage.
Article V. - Il sera établi dans chaque arrondissement d'Intendance un Conseil provincial, composé de trente membres choisis parmi les nobles des différentes classes, sur une liste des trois cents plus imposés de chaque arrondissement.
Ils seront nommés la première fois par le Roi, et renouvelés de même par cinquième tous les deux ans. Le sort décidera de la sortie des quatre premiers cinquièmes. L'organisation de ces Conseils sera réglée par Sa Majesté.
Le Président nommé par le Roi pourra être pris hors du Conseil; en ce cas il n'aura pas le droit de voter.
Les membres ne pourront être choisis de nouveau que quatre ans après leur sortie.
Le Conseil ne pourra s'occuper que des besoins et réclamations des Communes de l'Intendance pour ce qui concerne leur administration particulière, et pourra faire des représentations à ce sujet.
Il se réunira chaque année au chef-lieu de l'Intendance à l'époque et pour le tems que S. M. déterminera. Sa Majesté le réunira d'ailleurs extraordinairement, si Elle le juge convenable.
L'Intendant de la province, ou celui qui le remplace, assistera de droit aux séances comme Commissaire du Roi. Lorsque les besoins de l'État exigeront l'établissement de nouveaux impôts, le Roi réunira les différents Conseils provinciaux dans telle ville de l'ancien territoire Génois qu'il désignera, et sous la présidence de telle personne qu'il aura déléguée à cet effet.
Le Président, quand il sera pris hors des Conseils, n'aura point voix délibérative.
Le Roi n'enverra à l'enregistrement du Sénat de Gênes aucun édit, portant création d'impôts extraordinaires, qu'après avoir reçu le vote approbatif des Conseils provinciaux réunis comme ci-dessus.
La majorité d'une voix déterminera le vote des Conseils provinciaux assemblés séparément ou réunis.
Article VI. - Le maximum des impositions que Sa Majesté pourra établir dans l'État de Gênes, sans consulter les Conseils provinciaux réunis, ne pourra excéder la proportion actuellement établie pour les autres parties de Ses États; les impositions maintenant perçues seront amenées à ce taux, et Sa Majesté se réserve de faire les modifications que Sa sagesse et Sa bonté envers Ses sujets Génois pourront Lui dicter à l'égard de ce qui peut être réparti, soit sur les charges foncières, soit sur les perceptions directes ou indirectes.
Le maximum des impositions étant ainsi réglé, toutes les fois que le besoin de l'État pourra exiger qu'il soit assis de nouvelles impositions ou des charges extraordinaires, Sa Majesté demandera le vote approbatif des Conseils provinciaux pour la somme qu'Elle jugera convenable de proposer, et pour l'espèce d'imposition a établir.
Article VII. - La dette publique, telle qu'elle existait légalement sous le dernier Gouvernement Français, est garantie.
Article VIII. - Les pensions civiles et militaires, accordées par l'État d'après les lois et les règlements, sont maintenues pour tous les sujets Génois habitant les États de Sa Majesté.
Sont maintenues, sous les mêmes conditions, les pensions accordées à des ecclésiastiques ou à d'anciens membres de maisons religieuses des deux sexes, de même que celles qui, sous le titre de secours, ont été accordées à des nobles Génois par le Gouvernement Français.
Article IX. - Il y aura à Gênes un grand Corps judiciaire ou Tribunal suprême, ayant les mêmes attributions et privilèges que ceux de Turin, de Savoie et de Nice, et qui portera comme eux, le nom de Sénat.
Article X. - Les monnayes courantes d'or et d'argent de l'ancien État de Gênes actuellement existantes seront admises dans les caisses publiques concurremment avec les monnayes Piémontaises.
Article XI. - Les levées d'hommes, dites provinciales dans le pays de Gênes, n'excéderont pas en proportion les levées, qui auront lieu dans les autres États de Sa Majesté.
Le service de mer sera compté comme celui de terre.
Article XII. - Sa Majesté créera une compagnie Génoise de Gardes du corps, laquelle formera une quatrième compagnie de Ses Gardes.
Article XIII. - Sa Majesté établira à Gênes un Corps de ville composée de quarante nobles, vingt bourgeois vivant de leurs revenus ou exerçant des arts libéraux, et vingt des principaux négociants.
Les nominations seront faites la première fois par le Roi, et les remplacements se feront à la nomination du Corps de ville même, sous la réserve de l'approbation du Roi. Ce Corps aura ses règlements particuliers donnés par le Roi pour la présidence et pour la division du travail.
Les Présidents prendront le titre de Syndics, et seront choisis parmi ses membres.
Le Roi se réserve, toutes les fois qu'il le jugera à propos, de faire présider le Corps de ville par un personnage de grande distinction. Les attributions du Corps de ville seront l'administration des revenus de la ville, la surintendance de la petite police de la ville, et la surveillance des établissements publics de charité de la ville.
Un Commissaire du Roi assistera aux séances et délibérations du Corps de ville.
Les membres de ce Corps auront un costume, et les Syndics le privilège de porter la simarre ou toga comme les Présidents des tribunaux.
Article XIV. - L'Université de Gênes sera maintenue, et jouira des mêmes privilèges que celle de Turin.
Sa Majesté avisera aux moyens de pourvoir à ses besoins.
Elle prendra cet établissement sous Sa protection spéciale, de même que les autres Instituts d'instructions, d'éducation, de belles-lettres e de charité, qui seront aussi maintenus.
Sa Majesté conservera en faveur de Ses sujets Génois les bourses qu'ils ont dans le collège, dit Lycée, a la charge du Gouvernement, se réservant d'adopter sur ces objets les règlements qu'Elle jugera convenables.
Article XV. - Le Roi conservera à Gênes un Tribunal et une Chambre de commerce, avec les attributions actuelles de ces deux établissements.
Article XVI. - Sa Majesté prendra particulièrement en considération la situation des employés actuels de l'État de Gênes.
Article XVII. - Sa Majesté accueillera les plans et propositions qui lui seront présentés sur les moyens de rétablir la banque de St. Georges.
Endnotes ————————————————————————————————
AVANT-PROPOS 1 Histoire des révolutions de Gênes, 3 vol. in 12, 1753, de M. de Brequigny, de l'académie des inscriptions et belles-lettres. 2 Dell'istoria del trattato di Worms fin' alla pace d'Aquigrana, libri quattro. Leida, 1750. 3 Compendio delle istorie di Genova dalla sua fondazione fin'all'anno 1750.., dedicato a Maria sempre vergine, di Genova e de' suoi popoli augustissima protettrice. Lipsia, 1750. 4 La storia dell'antica Liguria e di Genova scritta dal marchese Girolamo Serra. Torino, 1834; 3 vol. et un volume de dissertations. 5 Lettere ligustiche… dell'abate Gasparo Luigi Oderico, patrizio genovese. Bassano, 1792. 6 Dissertazioni quattro del P. Prospero Semini, professore di etica all'università di Genova, sopra l'antico commercio della Rep. Ligure nel Levante, 1803, ms. Voir le rapport de M. Silvestre de Sacy, mentionné ci- après. 7 Della colonia di Genova in Galata, libri sei. Torino, 1831; 2 vol. 8 Rapport sur les recherches faites dans les archives du gouvernement de Gênes et autres dépôts publics de Gênes, par M. Silvestre de Sacy: Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, tome III. - Suit la Notice des pièces tirées des archives secrètes de Gênes. - M. de Sacy avait eu l'extrême obligeance de me laisser prendre des notes sur les feuilles imprimées, mais non publiées encore, des pièces qu'il a insérées dans le tome IX des Mémoires de l'académie. 9 On trouve des copies de ces actes à la bibliothèque royale, dans les collections ms. de Dupuy, Brienne, etc. 10 C'est la première date à laquelle la correspondance a été recueillie et mise en ordre annuellement. Les Mémoires du cardinal de Richelieu comprennent les détails d'une époque antérieure, résumés évidemment sur les correspondances de son temps. 11 Recherches historiques et statistiques sur la Corse, par M. Robiquet, ancien ingénieur en chef des ponts et chaussées.
LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS 1157. CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état intérieur. 1 Tit. Liv., liv. 18, 22; liv. 18, 46; liv. 30, 1. 2 Tite-Live, 28, 46. 3 L. Cécilius et Q. Mucius Scévola, ann. 637. 4 L'archevêque était un excellent citoyen, un pasteur plein de zèle pour son troupeau; mais les écrivains nationaux reconnaissent que son origine de Gênes est fabuleuse, et qu'il n'était savant qu'en histoire ecclésiastique. Or, il est l'auteur de la légende dorée! La cathédrale est de 1307. (Stella.) 5 Cassiodore, liv. 1, 27; liv. 4, 33. 6 Procope, liv. 3,10. M. de Sismondi suppose que Gênes appartint longtemps aux Grecs de l'empire d'Orient et en ressentit quelque influence. Il n'y a ni monument ni tradition qui appuie cette croyance, hors ce que Procope a dit du gouverneur Bonus. 7 Gibbon, ch. 41. 8 Sismondi, Hist. des Français, 1re part., ch. 6, page 278. Gesta regum Francorum, cap. 26, et Chron. de Moissac. 9 Fredegaire, cité par Muratori, Annales d'Italie, tome IV, 86. 10 Une chronique rapportée par D. Bouquet, tome VI, pages 55, 333, appelle ce chef simplement un des nôtres: elle ne dit pas que l'expédition partit de Gênes, mais d'Italie. L'abbé Oderigo, Lett. Ligust, demande pourquoi Adhémar ne serait pas comte de Genève aussi bien que de Gênes: le nom latin a fréquemment confondu ces deux villes. Muratori, Dissert. 6, page 40, suppose bien que le littoral de Gênes était devenu à cette époque une marche permanente. Mais les autorités dont il s'appuie ne sont ni contemporaines ni précises; on y a opposé de grands doutes. Muratori, au reste, ne fait aucune mention d'Adhémar ni de son expédition de 806. Il en signale une plus heureuse en 803, conduite par Ermengarde, comte d'Ampuria, mentionnée par Eginhard. 11 Pièces tirées des archives de Gênes par M. Silvestre de Sacy. 12 M. Serra, tome I, page 286, suppose que cet Hébert, qu'il nomme Eborio ou Ébron, était un ambassadeur génois, mais il n'en indique aucune preuve. 13 Liuthprand raconte l'invasion des Mores et les ravages qu'ils exercèrent; et comme cet historien était diacre à Pavie, on peut accorder confiance à un témoin si voisin. Il est vrai qu'il mêle à son récit le fabuleux présage qu'une fontaine avait donné aux Génois peu de temps auparavant. Au lieu d'eau il en était coulé du sang un jour entier. Les annalistes de Gênes postérieurs ont adopté ce miracle et le ravage de leur ville. Mais ils y ont ajouté ce retour imprévu de la flotte génoise, cette poursuite des vaisseaux, la rencontre en Corse et la recousse des prisonniers et du butin; aucune autorité n'appuie cette addition à la narration de Liuthprand. M. Serra cite sur ce point principal un détail circonstancié qui se trouve dans Airoldi, Codice diplomatico di Sicilia sotto il governo degli Arabi. Rien ne serait plus positif. On aurait les rapports officiels des commandants de l'expédition; le bulletin ample des opérations, des captures et du butin, qui véritablement donnerait de la population et de la richesse des Génois en 936 une idée beaucoup plus avantageuse que nous ne pensons leur en attribuer d'après les documents que nous en avons. M. Serra reconnaît qu'on a soupçonné l'authenticité de ce code; on a supposé, dit-il, qu'il était le fruit d'une fraude littéraire; mais il semble en douter. Or, tout doute a été levé. L'ouvrage publié par Airoldi a été reconnu réellement supposé; et comme il avait été imprimé à grands frais aux dépens du roi de Naples, la falsification due à un abbé Vella a été l'objet d'un jugement criminel et d'une punition exemplaire. Voir l'article Vella de la Bibliographie universelle. - Il est évident que ce faussaire a fait des bulletins de l'expédition de Gênes avec le passage de Liuthprand qu'il a eu soin de citer par manière de concordance: aussi n'admettait-il pas la tradition génoise sur la prétendue revanche obtenue par eux si à propos. 14 Mimaut, Hist. de Sardaigne, tome I, pages 94 et suiv. 15 Hist. de la Corse, attribuée à M. de Pommercuil, pages 39 et suiv. 16 Michaud, Hist. des croisades, tome I, page 78, et preuves, 536. 17 Il paraît que la ville n'occupait dans ce temps que la face orientale du promontoire qui termine vers le levant le bel arc de cercle sur lequel elle s'est depuis étendue. Elle rampait du midi à l'orient sur les flancs de la colline de Sarsan. Au pied, les galères jetaient l'ancre ou étaient tirées sur le sable d'une plage étroite et sans môle. La ravine qui sépare la hauteur de Sarsan de celle de Carignan, borna longtemps la ville de ce côté. Du nord au couchant, elle s'étendait seulement jusqu'à la place où depuis fut bâti le palais public, et jusqu'au pourtour de l'église de Saint-Laurent, d'où elle redescendait vers la mer. L'église de Saint-Pierre (à Banchi) en formait l'extrémité la plus occidentale, et se nommait Saint-Pierre de la Porte. Quelques édifices religieux épars au delà attestent peut-être que les habitations avaient reculé par le malheur des temps. Ainsi l'église à laquelle l'évêque saint Cyr avait laissé son nom et ses reliques, avait été le premier siège épiscopal de Gênes, mais elle était restée hors de l'enceinte. Il fallut, dans des temps difficiles, mettre en sûreté le corps du saint évêque, et Saint- Laurent devint la cathédrale. Avec les progrès de la prospérité dont nous allons voir la naissance, la première enceinte fut promptement dépassée. Un môle abrita les navires en deçà de la hauteur de Sarsan. Le port se forma tel que nous le voyons. Les habitations se répandirent vers le couchant, et le bourg occidental de Pré rejoignit la ville. 18 M. Serra, ayant adopté la tradition de la subversion de toute la Ligurie, à l'occasion de la descente des Sarrasins en 933, et de la retraite des habitants dans les montagnes, suppose (tome Ier, page 258), qu'après le péril passé, les fugitifs se partagèrent en trois divisions. Les uns, restes sur les hauteurs et imitant les institutions féodales des Lombards, leurs voisins, reconnurent pour chef le plus puissant dans chaque tribu, et laissèrent établir dans sa famille un pouvoir héréditaire. D'autres prirent leur évêque pour seigneur. A Gênes, à Savone, à Noli, l'égalité démocratique prévalut. On s'y associa en compagnies dirigées par des consuls. Le trafic maritime et la course contre les ennemis, pour la défense et le profit commun, étaient le but et le lien de la société. Après chaque expédition, elle se dissolvait pour en recommencer une autre. Les chroniques n'offrent rien qui justifie cette répartition hypothétique; elle se rapporte, au reste, à des temps antérieurs à ceux qu'elles embrassent.
CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem. 1 An historical and critical deduction of the origin of commerce 1787. 2 Voyez Michaud, Croisades, tome I, 38. 3 Guillaume de Tyr, 4, L. 4 Jacques de Vitry, page 127. 5 Guill. Tyr. 1, 6. 6 Un traducteur de Guillaume de Tyr fait de ce nom un surnom fâcheux; il l'appelle Ubriaco: Guillaume l'Ivrogne. 7 Guill. de Tyr, 1, 8. 8 Jacques de Vitry, page 127. 9 Ce récit des écrivains des croisades est conforme à celui d'Anne Comnène, Godefroy à Constantinople avait promis à l'empereur Alexis de lui rendre les villes dépendantes de l'empire qu'il reprendrait sur les Sarrasins. Bohémond, requis de prêter le même serment, le fit sans difficulté, dit Anne Comnène, mais aussi sans aucune intention de le tenir. On avait occupé Laodicée, et le comte de Toulouse avait fidèlement remis cette place aux lieutenants de l'empereur. Bohémond, au contraire, la fit assiéger par son neveu Tancrède. L'évêque de Pise vend à Bohémond le secours des Pisans à pris d'argent; ce qui met l'empereur en guerre avec la république pisane. Ici Anne ne parle pas des Génois, qu'elle confond sans doute avec les Pisans dans cette occasion, mais elle raconte que l'année d'après on annonça une Hotte génoise. L'empereur arma pour la combattre; mais son amiral l'ayant rencontrée ne jugea pas à propos de l'attaquer. Un traité de paix survient entre Bohémond et l'empereur grec: il est rapporté tout au long. Bohémond promet de rendre les villes à l'empereur, et d'obliger Tancrède à restituer Laodicée dont il avait fini par s'emparer. Mais Bohémond mourut, et Tancrède ne voulut rien rendre. Anne Comnène, Hist. d'Alexis, liv. 10, ch. 9, 11; liv. 11, ch. 5, 6, 8, 9, 11; liv. 13, ch. 7, et 14, ch. 2. 10 Albert d'Aix, liv. 12, page 405.
CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée. 1 Albert d'Aix, liv. 7, 439 et suiv. 2 Albert d'Aix, liv. 7, 443. 3 Guill. de Tyr, liv. 10, 72. 4 Guill. de Tyr, liv. 10, 75. 5 Cette distribution mérite quelques remarques. Les hommes qui ont couru le danger partagent personnellement le produit: mais on en retient une portion au profit des galères, c'est-à-dire, du corps de l'entreprise, de la compagnie qui a fait les frais de l'armement; de la compagnie, car il n'est pas encore question de mettre la commune en partage des bénéfices. Cette portion n'est que d'un quinzième sur les valeurs mobilières, mais ce n'est qu'un supplément à l'importante acquisition en propriété d'un quartier de la ville qu'on ne voit pas entrer dans ce partage. La répartition du surplus se fait par tête. Il n'y a de distinction de classes ou de grades, qu'en faveur du consul et des capitaines. C'est, à cela près, un partage démocratique et social. Du poivre est donné en nature; cette marchandise était assez précieuse pour intéresser chaque copartageant, et assez abondante dans les magasins de Césarée pour fournir à tant de contingents. C'est une indication à noter des objets et des voies du commerce de l'Inde à la Méditerranée en ce temps. 6 Guill. de Tyr, liv. 10, 77. Depuis Guillaume de Tyr jusqu'à nos jours, rien n'a changé dans cette prétention et dans cet usage. A ce qu'on a supposé d'éminemment précieux dans la matière, la crédulité et les traditions ont ajouté bien d'autres prérogatives. Le Catino est le bassin qui a porté la tête de saint Jean-Baptiste. C'est le plat de la Cène auquel mirent la main à la fois Jésus et Judas. L'archevêque Varagine ajoute que dans ce vase Nicodème reçut le sang de notre Seigneur à la descente de la croix. Il prouve que le Catino fut fait de main divine au commencement du monde, aussi est-il unique. Enfin il assure qu'au sac de Césarée on fit trois lots de valeur égale, la ville, ses richesses, et le Catino, et celui-ci échut heureusement aux Génois. Nous avons vu que ce ne fut pas tout à fait ainsi que se firent les partages. Le Catino, tiré de nos jours du trésor de la cathédrale de Gênes, après un séjour de 700 ans, a figuré dans notre musée impérial. Il est retourné à Gênes pour s'y dérober aux regards des profanes.
CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte. 1 Albert d'Aix (collect. des mémoires sur l'hist. de France), liv. 7, page 64. 2 Archives secrètes de Gênes. - Mémoires manuscrits du père Semino. 3 Guill. de Tyr, liv. 1, page 103. 4 Manusc. de Semino. 5 Federico Federici, dans une lettre à Scipius, cite ainsi ce décret: « Solinum autem Gibellum, Coesaream et Arsur per se ceperunt et Hierosolymitano imperio addiderunt.» 6 Guill. de Tyr, liv. 11, 130 et suiv. On a vu plus haut que, dans une expédition précédente, ils avaient pris pour leur compte l'autre ville du même nom (le petit Gibel). 7 On assure qu'il se trouverait dans les archives de cette cathédrale des comptes du revenu de Gibel, qui était, dit-on, fort considérable. Ces documents nous révéleraient plusieurs usages de la navigation et du commerce, et nous feraient connaître le système d'impôts d'une ville de Syrie au XIIe siècle. 8 Hist. du Languedoc, tome II, page 337, preuves 360, 1103, 16 février; inter Tripolim et Berytum. C'est bien là Byblos. L'autre Gibel (le petit) est entre Laodicée et Tortose. 9 Ibid., page 355, preuve 374. L'instrument est aussi aux archives de Gênes; il porte: «Insuper, concessi eis, ut nullus Januensium sive Saonensis, sive Naulensis, aut Albingenensis, a Nizza usque ad Portum- Veneris, nec etiam quilibet Lombardus eis in sociÉtate adjunctus ullum tributum donet in terra mea praeter illos, etc.» Les historiens du Languedoc ne se sont pas aperçus que c'est une concession faite à tous les habitants de la Ligurie suivant les limites de la domination génoise. Trompés par la ressemblance de noms, ils ont entendu de Nice à Port-Vendre (du levant au couchant) au lieu de Nice à Porto-Venere (du couchant au levant), et ils ont conclu que Bertrand dominait sur toute la côte de la Provence, du Languedoc et du Roussillon. Il est évident cependant, par la construction de la phrase, que les limites qui y sont indiquées se rapportent aux Génois admis au privilège, et non pas au territoire sur lequel ils l'exerceront. Si le comte n'a pas borné sa concession à ses possessions de la terre sainte, on peut mettre en doute quelle était l'étendue du pays sur lequel il privilégiait les Génois. La charte dit simplement in terra mea; et Bertrand ne s'intitule que Comes sancti Egidii. 10 Ici les deux Gibel sont nettement distingués. Celui-ci est appelé, dans l'acte, Gibelletum; c'est bien exprimer le petit Gibel quand on se sert du mot Gibellum pour désigner Byblos.
CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie. 1 Plus de régularité supposant peut-être moins de bonne foi, les historiens ont noté, peu après, le temps ou les témoins commencèrent à apposer leurs seings sur les actes passés en leur présence. Il est remarquable que jusqu'à la réunion à la France, et depuis un temps immémorial, les notaires de Gênes s'étaient fait rendre ce droit exorbitant, de signer seuls leurs actes, à l'exclusion des parties et des témoins appelés. 2 On ne peut entendre ici par ce mot que l'assemblée générale des citoyens, du peuple, comme il est dit quelques lignes plus haut, en parlant de l'invitation a jurer la compagnie. 3 La formule de ce serment paraît avoir été ignorée des anciens historiens. M. Serra le fait connaître tome 1, page 277. Il le possédait manuscrit, sorti, à ce qu'il paraît, des archives de Gênes; il le donne comme une copie de statuts plus antiques; au reste, il ne le rapporte que par extrait. Il pense qu'on ne peut clairement assigner l'époque où a commencé la constitution municipale à laquelle ce document se rapporte. Mais il l'insère dans son récit dès qu'il a atteint l'an 950, et il avance que du moins le gouvernement était constitué à Gênes dans le Xe siècle, puisqu'il expédiait des ambassadeurs aux rois lombards: car il voit, on ne sait sur quel fondement, un ambassadeur dans cet Hébert qu'il nomme Eberio ou Evone, ce fidèle à la prière de qui Bérenger et Adalbert ont accordé aux Génois un diplôme dont nous avons parlé au chapitre Ier. Mais nous avons pu remarquer que cette sauvegarde accordée aux possessions génoises est un monument de servitude duquel on ne peut tirer la moindre preuve d'indépendance ou de constitution politique pour nos Génois. L'historien Giustiniani croyait avoir trouvé des traces du consulat remontant à 1087. Caffaro nous le montre en 1101, ce consulat encore confondu avec le syndicat d'une société maritime. Il nous apprend qu'il n'y eut une organisation régulière, un chancelier, des officiers de justice, qu'en 1121. Quant à la date du formulaire de serment produit par M. Serra, elle doit être fixée entre 1121 et 1130. Car à la première de ses dates commence le consulat annuel que ce serment suppose. D'autre part, on voit que les consuls qui le prêtaient exerçaient encore les fonctions judiciaires. Or, en 1130 elles passèrent aux consuls des plaids. Il est vrai que M. Serra suppose que les consuls de la commune et ceux des plaids formaient un seul corps; que les derniers participaient au gouvernement politique, et que le même serment leur devait être commun. Nous ne connaissons aucune preuve de cette confusion, et, dans tous les cas, il paraît qu'à cette époque les consuls de la commune cessèrent d'exercer la justice distributive. Le serment tel qu'il nous est donné ne peut être postérieur à ce changement. Nous avons ici une preuve encore plus directe. Le serment parle de l'évêché de Gênes; l'archevêché fui érigé en 1130. Le serment est donc antérieur à cette année. 4 Ces compagnies étaient les sous-divisions de la commune. On lit, dans un passage des annales, que dans les causes dont les parties appartenaient à des divisions différentes, c'est au tribunal des demandeurs qu'elles allaient plaider. Ce serait une singularité, contraire au principe de droit que les Génois avaient fait prévaloir dans leurs colonies, au principe qui attribue les juridictions au juge du défendeur; mais il est plus que vraisemblable qu'il n'y a qu'une erreur de copiste.
CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes. 1 Hist. du Languedoc, tome II, page 435. 2 Hist. du Languedoc, tome II, page 442. 3 Suivant M. Serra, sept marabotins d'or pesaient alors une once; un marabotin d'or en valait vingt-quatre d'argent. Tome I, page 360, en note. Le marabotin est devenu, dit-il, le maravédis. 4 Hist. du Languedoc, liv. 17, tome II, 422. 5 Sylv. De Sacy, dans le tome XI des Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres. 6 Probablement Gatilusio.
CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse. 1 Nicétas, lib. 7, ch. 1er. 2 Cette monnaie répondait à 15 sous d'or, ou aux trois quarts d'une once. M. Serra, en se bornant à la comparaison de la valeur du métal sans rapport avec le prix comparé de la monnaie aux choses vénales, trouve que 500 perperi de ce temps correspondent à 37,500 liv. de la monnaie génoise moderne (31,250 fr.). Il note à cette occasion, que, suivant les cotes des notaires à cette époque, un vaisseau marchand coûtait 16 livres ou génuines, et une galère 5 liv. Tome I, page 385. 3 Le traite est imprimé parmi les documents du 2e vol. de l'histoire de la colonie de Galata, de M. Louis Sauli, page 181, et l'engagement corrélatif des Génois, pris en plein parlement, page 182. Le document est fait au nom des consuls et de tout le peuple, et juré en plein parlement par les consuls, et pour le peuple, par le crieur public (cintracus). 4 Mém. de Semino. 5 «Tunc non erant nobiles et de populo divisi: imo omnes erant de uno nomine. Sed qui progeniti sunt ex ipsis magistratibus, nobiles postea nuncupati sunt.» M. de Sismondi a cru voir des seigneurs féodaux parmi les premiers consuls de Gênes. Mais il n'en a d'autres preuves que les dénominations de vicecomes (Visconti) et de marchio, qui dans les fastes consulaires sont accolés à deux ou trois noms. Il en a conclu des comtes, des vicomtes et des marquis. Mais tout dément cette supposition; comme tant d'autres prénoms ou surnoms bizarres et sans rapports avec les saints du calendrier, qu'on a si longtemps affectés en Italie, ces appellations accompagnant des noms d'individus, on ne les retrouve pas deux fois dans les mêmes familles et jamais elles ne se lient à des noms de lieux. De toutes les familles génoises encore illustres, celle de Spinola est la plus anciennement signalée dans les chroniques; et son nom n'est pas celui d'une terre, d'un bourg ou village, qui, comme il est arrivé si souvent, ait servi de désignation à une race, parce qu'elle en était originaire. Jamais, dans ces temps anciens, les Spinola n'ont porté un titre de seigneurie. Dans le cours de leur plus grande importance, ils sont nommés Spinola de Lucoli et, Spinola de Saint-Luc; ce sont simplement les noms des rues ou les deux branches de la famille avaient rassemblé leurs palais. M. Serra se contente de remarquer que si l'on n'a pas de preuve directe que les consuls fussent pris dans un ordre de noblesse distingué, deux fortes inductions le lui persuadent. 1° Les premiers mémoires génois donnent le titre de noble et même de très-nobles, à divers consuls et autres personnages considérables du temps. Nous avons exactement indiqué les passages où ces épithètes honorables se rencontraient, et nous persistons à croire qu'avant 1157 elles ne peuvent donner l'idée d'une caste noble reconnue. 2o Tous les anciens gouvernements de Gênes, même populaires, ont reconnu pour nobles les familles consulaires. Ce dernier point est incontestable; mais faut-il conclure qu'une noblesse a précédé le consulat, ou que la noblesse n'est venue qu'après le consulat, et qu'elle en est née? Le noble historien moderne semblerait pencher pour la préexistence de la noblesse. Par les motifs que nous venons de puiser dans les chroniques contemporaines, nous croyons que la noblesse ne dérive que du consulat et qu'elle n'a pas d'autre origine que celle que lui assigne Stella. Nous ferons mention, au 10e livre, ch. 7, d'un écrit de la jeunesse de l'historien Foglietta, publié en 1559 au milieu d'une violente querelle, et qui était comme le manifeste d'un parti. Le but peut avoir influé sur les assertions de l'écrivain; mais son point de départ se rapportant à l'objet de la présente note, il convient de le discuter ici. Foglietta prétend que le nom de noble a été pris à Gênes seulement lorsque ayant appelé des étrangers pour gouverneurs annuels sous le nom de podestats, on leur donna des adjoints génois: on voulut que ceux-ci eussent un titre honorifique qui les mît au moins de pair avec les chevaliers que le podestat amenait comme ses lieutenants. Le titre aurait donc été simplement personnel ou inhérent aux fonctions. Il est vrai que peu à peu les enfants prirent l'habitude de se décorer de la distinction acquise à leurs pères. Quand, après une révolution arrivée en 1270 et que l'auteur déplore, la séparation entre le peuple et la noblesse fut arrivée, chaque magistrat, à son entrée en charge, déclara s'il acceptait ou refusait la noblesse pour sa postérité; et c'est ainsi que l'on retrouve, dans les rangs des plébéiens, des races aussi illustres que les plus nobles familles. Les monuments et les dates démentent ce système. L'établissement du podestat est de 1190. Il n'y a eu d'adjoints qu'à partir de 1196. Or, avant cette époque, en 1174, le chancelier de la république dédiait ses chroniques à l'émulation des nobles: et déjà, en 1162, les Génois, dans une lettre de défiance adressée aux Pisans, leur reprochaient l'assassinat non de gens obscurs, mais de nos nobles. Certainement à ces dates la noblesse était fondée et reconnue. Le fait de 1270, employé pour établir la séparation de la noblesse et du peuple, est mal choisi. Nous verrons qu'alors le peuple se souleva contre l'usurpation déjà consommée par la noblesse depuis plusieurs années; et nous verrons aussi que le concours populaire ne servit qu'à mettre le pouvoir entre les mains de deux capitaines de la plus éminente noblesse, à la place d'autres nobles leurs émules. Ce fut une intrigue dont le peuple fut l'aveugle instrument; ce ne fut pas une révolution. Enfin Foglietta n'a pu voir nulle part que tout nouveau magistrat eût le choix d'appartenir à la noblesse, ou ne restât plébéien qu'en vertu de sa déclaration: il n'y en a point de traces, tandis qu'on trouve des options officielles pour être guelfe ou gibelin. 6 Il y a pourtant une phrase pour 1152: «Sous ce consulat, il se fit plusieurs boucheries dans la ville; une près du môle, l'autre au quartier de Sussiglia.» Il faut faire comme les historiens génois postérieurs qui n'ont vu de ce récit que l'expression au propre, et qui, ne faisant que traduire Caffaro en style rajeuni, n'ont pas trouvé extraordinaire qu'en quatre ans, que les récits suivants nous donnent comme de temps de crise, il ne se soit rien passé dans Gênes de plus notable, de plus digne d'être transmis à la postérité, que l'ouverture de deux étaux de bouchers. C'est peut-être dans un sens beaucoup plus sinistre qu'on pourrait entendre ces tristes paroles et ce mot de boucherie 7 Tout n'a pas été dit, quand nous avons constaté l'existence de la noblesse et son avènement au pouvoir. Il nous manque la solution de plusieurs questions importantes. Comment les meilleurs se réparèrent-ils du vulgaire? Comment une supériorité, qui ne dut être d'abord que dans l'opinion et dans les habitudes, est-elle devenue un fait légal et reconnu? A quelles conditions cette reconnaissance a-t-elle constitué un ordre de l'État? Les nobles avaient envahi le consulat, mais le possédaient-ils exclusivement? Les populaires restèrent-ils réduits à leurs votes dans le parlement public, sans plus avoir de part au maniement des affaires? Comment s'est dressée la liste primitive des nobles? comment a-t-elle été close? Les magistratures, les consulats ont-ils continué à ajouter au patriciat de nouvelles races, et jusqu'à quelle époque? Nous ne pouvons lever tous ces doutes; voici ce que nous savons: Nous trouvons qu'en 1270 les plébéiens voulaient avoir, pour les défendre, un tribun sous le nom d'abbé du peuple. Cette précaution, ce remède nouveau prouve qu'alors les nobles tenaient seuls le gouvernement. En 1339, un plébéien fut élever à l'improviste à la tête de la république; ce qui fut considéré comme une révolution d'une portée immense, et c'est à la noblesse qu'on disputa d'abord et qu'enfin on arracha le pouvoir. A la suite de cette révolution un décret très-solennel, en 1356, exclut les nobles des conseils et spécialement de la première place du gouvernement: exclusion souvent modifiée, mais inflexiblement maintenue pour rendre tout noble incapable de présider l'État. Il est évident qu'alors non-seulement la noblesse était un ordre dans cet État; un corps compacte et circonscrit qui se maintenait sans pouvoir plus s'accroître; car si l'exercice des hautes magistratures y avait donné accès, soit par le passé, soit jusqu'à ce moment, du jour où le titre de noble devenait incompatible avec le pouvoir, il n'y avait plus ni de moyen d'acquérir ce titre ni d'ambitieux pour le rechercher. Nous voyons, au contraire, quelques familles très-illustres déclarer alors, afin de se soustraire à la prohibition antinobiliaire, qu'elles n'entendaient point être nobles. En un mot, il n'y a point d'anoblissement qui ait pu être postérieur à 1356 au plus tard; et les choses ont duré ainsi jusqu'à 1528, année d'une réorganisation de tout l'État.
LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190) CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse. 1 Alexandre III le leur ordonnait par ses lettres, afin de pouvoir venir se mettre en sûreté parmi eux. Serra, tome I, page 392. 2 Partant, au levant, du pied de l'élévation de Sarsan et du même point où le mur primitif touchait à la mer, la nouvelle muraille serpentait sur les hauteurs au delà des églises et des monastères de Saint-André, Saint- Dominique, Sainte-Catherine et Saint-François. Elle redescendait de l'église Sainte-Agnès à l'église de Sainte-Sabine. C'était un accroissement immense. Les belles églises des Vignes et de Saint-Cyr cessaient d'être reléguées hors de la ville. Au bord de la mer, la limite au couchant était jadis attenante à Saint-Pierre de Banchi; elle était reculée près de l'emplacement où est aujourd'hui la Darse, au lieu où est conservé le nom de porte des Vacca. Encore voyons-nous qu'au delà de cette nouvelle circonscription, le bord de la mer, occupé par des chantiers et peuplé de familles de matelots et de pêcheurs sous le nom de Bourg du Pré, commençait à former un prolongement extérieur de la ville. Le mur achevé eut en tout cinq mille cinq cent et vingt pieds: il fut couronné de mille soixante et dix créneaux. L'année suivante on compléta l'oeuvre en élevant des tours de distance en distance. Tout fut bâti en pierres de taille cubiques; et les parties qu'on en voit encore attestent la régularité et la solidité de l'ouvrage.
CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone. 1 M. Serra, d'après quelques annalistes du XIIe siècle, égale le marc à une livre d'argent. (On entend toujours à Gênes la livre de 12 onces, très-près d'un tiers de kilogramme.)
CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane. 1 Hist. gén. du Languedoc. 2 Albaron, Ce lieu est encore nommé le Baron. 3 Bouche, tome II, page 158. Guillaume de Sobran alla quérir la paix à Gênes. 4 Papon, tome II, page 18. Preuve 19. 5 Nostradamus, 141. Une famille Doria est restée aussi en Provence. 6 On a retrouvé un diplôme par lequel, après la paix, Frédéric donne la seigneurie de Milan et de Gênes à Obbizzo d'Este. Mais cet acte resta secret, et rien ne fut essayé pour le mettre à exécution. Serra, page 418. 7 Semino, trompé par le nom de Césarée, avait rapporté ce traité aux affaires du Levant.
CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et traités. - Administration des finances. 1 Bertrand, trésorier, pages 135 et suiv. 2 Il paraît que le commandement supérieur de la flotte fut tiré au sort et échut aux Pisans. Serra, 424. 3 Archives de Gênes. Ier mémoire de Semino. 1190-1191. 4 Ibid. 1190-1192. 5 Ibid. Il y a, en 1187, un privilège donné par le corps des barons du royaume. 6 Liv. 1, ch. 4. 7 Sylv. de Sacy. Mém. de l'acad. des inscr, et bell.-lett., tome XI. 8 Sylv. de Sacy. - Saint-Martin, XI. Semino, trompé par une fausse date, avait cru que ce traité, qui existe aux archives de Gênes, remontait à 1002. 9 M. Louis Sauli (Colon. di Galata, tome I, page 23, et tome II, doc. 4, 5, p. 188) a donné le traité négocié par Morta (oct. 1178), et celui qui y fut substitue au second voyage du même ambassadeur. Il fait remarquer que quoiqu'on déclare que l'empereur ne fait pas un nouveau traité, mais confirme purement et simplement celui qu'il avait fait, les deux actes ne sont pas absolument semblables. Le deuxième omet une clause du premier, où l'alliance était déclarée perpétuelle nonobstant toute excommunication ecclésiastique, ou toute défense d'homme couronné ou non couronné. M. Sauli croit, avec une grande apparence de raison, que la république n'osa pas braver si ouvertement les excommunications. M. Serra, tome I, page 461, croit à son tour qu'on aurait craint d'offenser Frédéric en s'exposant ostensiblement à mépriser les défenses de tout homme couronné ou non couronné. Mais il suppose que les Grecs avaient glisse frauduleusement la clause dans la rédaction: ceci est bien peu probable. 10 Sauli, II, 183, donne aussi les instructions d'un Grimaldi, également envoyé à Constantinople en 1175, pour réclamer les subsides qui n'arrivaient pas, et pour obtenir justice d'un grand nombre de torts faits à des particuliers. On le charge de solliciter un secours pour achever la construction de la cathédrale de Gênes. L'ambassadeur est soumis à rendre compte de tout ce qu'il recevra sans en rien retenir; il ne pourra expédier ni rapporter des présents pour une valeur de plus de 10 livres.
LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237) CHAPITRE I. - Établissement du podestat. 1 En latin potestas. On voit quelle idée d'autorité renferme ce nom. 2 M. Serra a retrouvé dans les archives des notaires de Gênes le règlement des podestats. Il est certain cependant qu'il ne fut pas rédigé tel qu'il le donne dès le premier moment de l'institution. 3 En 1216 les consuls des plaids furent supprimés et, par les mêmes raisons d'impartialité qui avaient fait appeler un podestat de dehors, le jugement des procès civils fut délégué à des juges étrangers amenés par le podestat. Cet usage a dure jusqu'en 1797.
CHAPITRE II. - Henri VI. 1 Il était Milanais. 2 Il en subsiste des restes curieux, particulièrement la tour des Embriachi.
CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances. 1 M. Serra dit qu'Allaman della Costa était un émigré de Candie. Tome II, p. 14. On trouve entre les nobles, signataires ou jureurs d'un traîté d'alliance avec Arles, Nicolas comte de Malte, et Jean Allaman, parent sans doute d'Allaman della Costa. 2 Voici en quels termes Nicétas parle de la conquête de Candie: « Certains corsaires génois qui n'étaient qu'un vil excrément de la terre, ayant mis ensemble cinq vaisseaux ronds et vingt-quatre galères, arrivèrent à un port de l'île de Candie, où, ayant été reçus en marchands, ils agirent bientôt après en soldats. (Hist. de Baudouin, ch. 11, 2, traduction du P. Cousin.)» 3 Après l'établissement des Latins à Constantinople, le marquis de Montferrat obtint Candie dans son partage. Il traita avec les Génois de la vente de cette île: mais ils se laissèrent gagner de vitesse par les Vénitiens, qui couvrirent leurs offres et restèrent maîtres de l'île. Serra, tome II, page 10. 4 Baluze. Lettres d'Innocent III, tome II, page 329. Il dit avoir ordonné aux Pisans, pour préalable de l'arbitrage, d'indemniser les Génois des derniers préjudices dont ceux-ci ont à se plaindre ou de donner caution idoine d'y satisfaire. 5 On nous donne l'énumération suivante de ces droits: péage de Gavi, de Voltaggio, de Porto-Venere; gabelles de Chiavari et de Voltri, revenus des droits de pesage et de vente du pain. 6 On changea du moins la proportion des destinations primitives. On ne réserva qu'un demi-denier pour les travaux du port; cinq et demi furent employés à rendre libre l'impôt du sel.
CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins. 1 Bernard, trésorier, et les chroniques génoises donnent les détails qu'on va lire.
CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari. 1 Papon, Hist. de Provence, tome II, preuve 51, donne ce traité tel qu'il est conservé à Arles. Il le rapporte à l'an 1232; c'est une erreur: l'acte est fait au nom du podestat de Gênes Oldrati, qui exerça en 1237. Cette année est donc la véritable date. On trouve aussi (ibid.) preuve 31, le traité d'alliance des communes de Gênes et de Grasse en 1198, renouvelé plusieurs fois jusqu'en 1420. 2 Le traité avec Arles (1237) dont on vient de parler, parait le renouvellement d'un traité de Baldini.
CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta. 1 Les Milanais prirent à leur tour pour leur podestat Pierre Vento. Serra, 62. 2 Ad brevia seu ad sortem. Ch. de Bartolomeo. On alléguait cette forme à l'empereur comme une excuse de plus. On peut croire que c'était une élection où l'on tirait au sort sur des noms choisis et mis dans l'urne, comme on l'a fait longtemps à Gênes pour choisir les juges des rotes, et même les sénateurs depuis 1528. 3 Fréd. Raumer, Hist. (en allemand) de la maison de Hohen-Staufen, tome IV, page 14. Il renvoie à la lettre même de Frédéric, recueillie par Hahn, Collectio veterum monumentorum et litteroe principum, tome II, lett. 21.
CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome. 1 Nous avons vu les Avocati en guerre avec les Volta (liv. 2), nous les trouvons maintenant ensemble dans le parti gibelin.
CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte. 1 Bernard trésorier: il parle aussi fréquemment des événements d'Europe. 2 Joinville, page 304, éd. Petitot.
LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339) CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople. 1 Navageri, Hist. veniz.; Muratori script. tome XXIII, page 999. 2 Gregoras, lib. 4, 5, page 97. Éd. de Bonn. 1829. 3 Les Génois furent d'abord envoyés à Héraclée, puis transférés à Galata. Pachymère, liv. 1, ch. 32, 35. 4 Gibbon, ch. 62, page 402. Éd. Philadelph. 1802. 5 Dans la ratification du traité fait à Gênes le 10 juillet 1260, nous trouvons le nom des puissances que les Génois déclarent amies: savoir, les rois de France, de Castille, d'Aragon, d'Angleterre, les princes, barons chrétiens et les ordres religieux de la terre sainte, les rois de Chypre et d'Arménie; mais en outre ils déclarent leurs alliances avec le soudan d'Egypte, de Damas, d'Alep, avec le soudan des Turcs et avec le roi de Tana, souverain des Palus Méotides. L'on voit qu'à la faveur de ses établissements dans les villes chrétiennes de la côte en Syrie, Gênes n'avait pas néglige le commerce des mahométans, bravant les excommunications qui l'avaient défendu si souvent. 6 Gregoras, de Zaccaria a fait Icarus. Plus tard sous Andronic, Zaccaria perdit l'Eubée et obtint Chio. 7 Ducas, ch. 25. 8 Gregoras, lib. 13, 12, page 683. 9 Stella. 10 Gregoras, lib. 13, 12, page 683.
CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples. 1 Continuation de Guill. de Tyr, 558. 2 Les historiens grecs n'ont pas parlé de cet incident. 3 Foglietta en parlant des nobles, promoteurs de ce soulèvement populaire, dit: «Regimen civitatis universo populo asserentes;» et il met contre eux ce reproche dans la bouche des guelfes: «Regimen populare appellent quod, civibus ablatum, in se ipsi privatim verterint. » Lib. 5, page 197. Niehbur (Instit. Rom., tome II, pages 141, l52), dit en passant que dans le moyen âge, le mot peuple s'entendait de l'union d'une aristocratie avec une commune, celle-ci ne contenant que le populaire. Conformément à cette définition, il y aurait ici réunion de tous les ordres de citoyens, du moins en apparence. Mais comme l'aristocratie avait usurpé sur la démocratie, faire le peuple était, dans cette occasion, rendre au peuple les droits dont on l'avait privé, bien entendu que l'usage de ces droits ne consiste qu'à changer de maîtres parmi les nobles.
CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou. 1 La publication récente d'un premier volume de Documents inédits de la collection du gouvernement nous donne le moyen d'éclaircir ce passage. Dans les Documents maintenant publiés, on voit 26 pièces relatives aux affrètements ou aux achats de navires que saint Louis fit faire à Gênes de 1268 à 1270, quand il préparait son second pèlerinage. Ces actes, réunis en un recueil oublié, ont été retrouvés par M. Michelet aux archives du royaume. Il les a communiqués à M. Jal, qui les a annotés, et M. Champollion-Figeac les a admis dans la collection dont la direction lui est confiée. Le saint roi n'affréta pas de galères à Gênes; il y acheta des vaisseaux de plusieurs particuliers. On en construisit un certain nombre sur ses ordres; la république se chargea de la construction de deux de ceux-ci, et intervint comme garant dans les contrats passés avec d'autres constructeurs. Les dimensions furent exactement fixées; et essentiellement, on s'attacha à rendre ces navires propres à l'embarquement des chevaux. La description des bâtiments et l'inventaire exact de l'armement inséré dans chaque contrat rendent ces pièces très- curieuses sous le rapport technique de la navigation du XIIIe siècle. Il y a des affrètements simples; mais souvent le roi s'y réserve l'option d'acheter les navires. Tous devaient être rendus à Aigues- Mortes (quelques-uns seulement à Toulon) le 8 mai 1270; le voyage ultérieur n'était pas déclaré. Il est stipulé que le roi pourra, dans le lieu où il les aura conduits, les garder un mois, et durant ce temps s'en servir pour passer ailleurs. Le prix du fret est réglé à forfait pour ce voyage, tout incertaine qu'en est la durée; seulement ce prix sera augmenté si le roi fait hiverner les vaisseaux. Parmi les 26 actes, il y a des quittances des frets payés: les marchés ont donc eu leur effet. (Note de l'auteur, placée en tête du second volume de l'édition de Paris.) 2 Guillaume Vento était un des nobles génois dévoués aux Angevins. Il avait suivi Béatrix, femme de Charles, à la prise de possession de Naples. Au reste, il apparaît comme possesseur de Menton sous la seigneurie de la république génoise, dans un traité fait en 1260 avec le comte de Provence (Charles). Par ce traité on partage le comté de Vintimille. Charles a la Briga; Gênes a Vintimille, Menton, Roquebrune. On convient que les Génois ne pourront faire aucune acquisition du Rhône à la Trébie, ni Charles sur le territoire génois. Nostradamus, pages 226, 230, 238. 3 On trouve des élections d'archevêque à Gênes par délégués (1163), par 12 électeurs (1188); la confirmation du pape est exprimée en 1233: elle était probablement toujours réservée: on a vu que le pape la refusa à l'élection de saint Bernard pour le destiner à de plus grandes choses. Les chroniques en général donnent peu de détails sur les procédés électoraux. 4 Gibbon, ch. 62, page 412.
CHAPITRE IV. - Guerre pisane. 1 On éleva les revenus de l'État, au moyen de nouvelles taxes, à 140,000 livres, M. Serra croit qu'alors la livre valait un quart d'once d'or, somme qui (toujours sans rapport avec sa puissance vénale) répond à 3,300,000 livres de la monnaie moderne de la république de Gênes (2,750,000 francs). Tome II, page 179. 2 Suivant M. Serra, au contraire, les prisonniers pisans imitaient le dévouement de Régulus et écrivaient à Pise de ne pas céder. Tome II, page 203. 3 A côté de cet effroyable tableau, Dante s'écrie: «O Génois! hommes étrangers à tout bien, charges de tous méfaits, que n'êtes-vous dispersés parmi le monde!» C'est à l'occasion d'une infernale invention poétique. Le poete voit aux enfers le Génois Branca Doria, damné parmi les traîtres au plus profond du gouffre. Il se récrie, car il a laissé ce perfide sur la terre en pleine santé. On lui explique que Branca est réellement mort et damné, celui qui est sur la terre est un démon qui tient la place du défunt. Guelfe blanc, exilé de Florence par les guelfes noirs, Dante ne pouvait être favorable à Gênes, tantôt gibeline, tantôt guelfe angevine. 4 M. Serra (page 204) place cette résignation au 13 juillet 1293. Mais (pages 205, 206) il raconte les événements du 1er janvier 1289 (1290) et il attribue les troubles de cette époque à ce changement même. Il introduit Hubert arrivant de la campagne et parlant au peuple en qualité de simple particulier. Il faut que la date de 1293 donnée à la subrogation du fils au père, soit erronée. 5 M. Serra dit 160,000 livres: il ajoute que la livre était alors à peu près le sixième d'une once d'or.
CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe siècle. 1 Publié par M. Silvestre de Sacy: il remarque que la double rédaction des engagements réciproques était fort usitée chez les négociateurs de ces temps. (Mém. de l'acad. des inscrip. et belles-lettres, tome VI, page 94.) - Nous en avons cité un exemple, liv. 3. 2 M. Depping, tome II, page 133, prend le traité de 1250 pour le plus ancien de ceux entre Gênes et Tunis; tandis qu'il cite, page 133, un traité des Pisans, de 1239, qui fait mention des privilèges accordés aux Génois par les Tunisiens. 3 On trouve la même concession dans un traité fait à Péra, en 1387, par l'ambassadeur d'un prince bulgare nommé Juanco, qui désirait attirer les Génois à commercer dans ses États; et pour exprimer cette idée le rédacteur du traité a emprunté ces mots du prophète Ézéchiel, ch. 18, v. 1: «Les dents des enfants ne seront pas agacées des raisins verts que leurs pères auront mangés.» Ce traité a été publié par M. Silvestre de Sacy (Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VII, page 294). Ce Bulgare était chrétien grec, ainsi qu'une partie de ses sujets. Au reste, on ne trouve aucun détail sur le commerce auquel le traité se rapporte. Il n'a dû être cultivé que par les colons de Péra; et la métropole n'en aura pas conservé de traces. 4 La commune de Gênes avait alors 670 voiles indépendamment des armements privés. Sauli, tome I, p. 145. Pegolotti nous apprend qu'on payait le fret des marchandises sur les galères non armées, moitié moins que sur les galères armées. 5 Le bois rouge de l'Inde était nommé brésil, bien avant la découverte de l'Amérique. C'est ce bois qui a donné son nom à la contrée américaine remarquable par ses forêts de cette espèce. 6 On peut remarquer, dès les premières pages de la Pratica della mercatura de François Balducci Pegolotti, qu'il fait partir de Caffa et de Tana l'itinéraire pour aller en Chine à l'achat des soies. C'est aussi au poids de Gênes et de Tana qu'il rapporte les poids des soies achetées en Chine. Il s'occupe beaucoup des usages du commerce des colonies génoises; il indique les routes et les transits qui l'alimentent et le propagent de tous côtés. Il fixe à huit mois au moins la durée du voyage de Tana à Cambalu, soit par les caravanes, soit pour le commerçant qui part avec son interprète et un domestique. Pegolotti était associé ou voyageur de la fameuse maison Bardi de Florence. Il était dans le Levant en 1335. 7 Gregoras, liv. 4, ch. 7. 8 Rymers, passim. 9 Nous savons que plus tard, au mariage de Charles le Téméraire (1468), cent six Génois établis à Bruges parurent dans le cortège, uniformément vêtus de velours violet, portant sur leurs habits la représentation de saint George. Olivier de lu Marche, page 309. Éd. Petitot. 10 Il y a aux archives du royaume des réclamations du gouvernement de Gênes contre ces vexations, contre l'augmentation des impôts sur le commerce, etc. On envoya même des ambassadeurs pour porter plainte au roi. Ces démarches sont de 1333 et 1337. La première est faite au nom du sénéchal de Sicile, gouverneur de Gênes pour le roi Robert, et au nom de l'abbé du peuple et des douzes sages. La seconde est au nom du podestat, de l'abbé du peuple, et des capitaines Raphael Doria et Galeotto Spinola. 11 Il fut décapité à Nîmes pour avoir comploté, avec Baldo Doria, de livrer la ville au sénéchal de Provence qui faisait alors des excursions de brigandage. Histoire de Nîmes, tome II, page 200. 12 Hist. de Languedoc et Hist. de Nîmes passim, surtout aux preuves. 13 Voyez ci-dessus, liv. 2. Suivant l'histoire de Languedoc, la lettre du doge Boccanegra est aux archives de Nîmes. Cependant l'historien de cette ville ne la rapporte pas. 14 Hist. de Languedoc, tome IV, page 517. 15 Pétrarque, qui se vante dans sa correspondance d'avoir été deux ans l'hôte des Génois, écrit dans une autre lettre: «Transiebis Apenninum, visurus Januam nec immerito: nulla enim animosior, nulla hodie verius regum civitas dici posset, si civilis inde concordia non abesset.» Var. Epist. 33.
CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans le gouvernement de Gênes. 1 Il avait succédé à Michel son père. 2 Pachymère, liv. 9, chap. 20, 21; Gregoras, liv. 6, chap. 11. 3 Serra, tome II, page 228. Navagera apud Muratori, Script. ital. tome XXII, page 1011. 4 M. Serra indique un manuscrit conservé a Gênes dans lequel Nicolas Castiglione, en idiome et en vers génois, adresse au capitaine Conrad Doria des reproches et des leçons: il l'avertit de la défaveur populaire qu'il s'attire; tome II, page 221. Lamba était capitaine du peuple à l'époque de son triomphe à Cursolo.
CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville. 1 Gregoras, VII, c. 5.
CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile. 1 Gregoras VIII, tome I, p. 286. 2 Sauli suppose que c'est Gazi-Celebi et attribue cette trahison au désir de faire des choses agréables à Andronic. Tome I, page 229.
CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement. 1 Stella. 2 Déjà sous Philippe le Bel, on trouve au nombre des amiraux francs Reinier Grimaldi, 1306. Sainte-Marthe, Hist. généalog. de la maison de France, tome II, page 978. 3 On trouve, aux archives du royaume, le contrat d'affrètement des vingt galères de Gênes demandées pour le service du roi, concurremment avec vingt galères de Monaco. Ce contrat est passé par-devant notaire à Paris le 25 octobre 1337. Antoine Doria stipule pour les propriétaires de Gênes. Les galères partiront le 1er avril 1338 au plus tard, et le 1er février, si le roi le demande. On payera pour chaque galère armée 900 florins d'or par mois; l'engagement est pour trois mois de service et un mois de retour, calculé à raison de vingt jours pour aller du cap de Finistère à Aigues-Mortes, et dix jours de là à Gênes. Le service sera contre tous ennemis, et en conséquence, si à l'expiration du terme, les galères se trouvaient en Romanie ou en Syrie, le mois alloué pour le retour compterait jusqu'en Sicile, et il y serait ajouté dix jours pour revenir de Sicile ou de Naples à Gênes. Sur les 3,600 florins que chaque galère gagnera dans les quatre mois que le traité embrasse, le roi avancera 1,000 florins dès le 1er décembre, et si avant le 1er février il contremandait l'expédition, 500 florins lui seraient rendus: les autres 500 resteraient aux armateurs en indemnité. Outre le fret, le roi abandonne la moitié des profits qui se feront sur ses ennemis, sauf les châteaux, héritages et prisonniers qui lui appartiendront exclusivement. Il s'engage à ne faire ni paix ni trêve avec l'Angleterre, sans y comprendre Doria, les galères et la commune de Gênes. Doria se fait allouer 100 florins par mois: il y aura sur la flotte un chirurgien génois qui recevra 10 florins mensuellement. Sur la liste des noms des capitaines des vingt galères, il y en a neuf du nom de Doria, quatre Spinola, deux Squarciafico, etc., y compris un Grimaldi. Ce dernier nom prédomine, au contraire, parmi les capitaines de Monaco. 4 C'est par le récit de Froissard, et par les chroniques que cite Dacier, que nous connaissons le commandement de Barbavera dans ces compagnes maritimes. 5 Froissard, ch. 80. 6 Ibid., ch. 122, et note de M. Dacier; Éd. de Buchon, pages 339, 340. 7 Barbavera est qualifié de sergent d'armes dans un compte, arrêté en 1346, du désarmement d'une autre flotte où se trouvaient des galères génoises. (Voyez liv. 5, ch. 2.) Il paraît qu'alors il avait au-dessus de lui un amiral et deux vice-amiraux français. 8 Malgré une remarque de M. Buchon, page 338, ce reproche de Froissard n'est pas en contradiction avec celui de la grande chronique de France, qui accuse les capitaines génois de n'avoir sur leurs galères que des poissonniers au lieu de gentilshommes, c'est-à-dire des marins et non des guerriers. Mais on lit dans un règlement sur les finances et sur les gens de guerre du 6 décembre 1376, article 20 (Ordonnances de France, tome V); «Nous avons entendu que les capitaines et les arbalestriers génevois (génois) étant à présent à notre service, n'ont pas tenu dans le temps passé et ne tiennent pas à présent le nombre d'hommes dont ils ont eu les gages, et aussi en ont eu en leurs compagnies qui n'étoient pas Génois, comme autres qui n'étoient pas arbalestriers, mais gens de petit état et de petite valeur, lesquels ils avoient par petit profit: et avec ce, la moitié et plus d'iceulx qui avoient été reçus comme arbalestriers ne le sont mie.» En conséquence, afin de pourvoir aux cautèles et malices des dessusdits, le roi nomme Marc Grimaldi, écuyer, capitaine général de tous les arbalétriers. Il en choisira huit cents des meilleurs et cassera tous les autres: il divisera les huit cents en compagnies; il les baillera aux capitaines, et ils passeront en revue tous les mois. 9 Niceph. Gregoras, dans le style méprisant dos Grecs de Constantinople, ne manque pas de dire que les Génois, pour se donner un doge, allèrent prendre Boccanegra (il l'appelle Tuzus) ab ligone, à la bêche, à la charrue. Liv. 13, ch. 13.
LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381) CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. - Jean de Morta, doge noble. 1 En 1488 on voit des actes où l'office dont il s'agit est appelé Dit des huit, et on y trouve des noms populaires. Serment au duc de Milan, Bibl. R., ms. Collection Dupuis, 159. Dans le système de Foglietta, quand il écrivait contre la noblesse dans sa jeunesse, le nom de Noble était attaché à la magistrature des finances sans impliquer une distinction de race parmi ceux qui l'exerçaient temporairement. 2 Quatuor gentes, expression consacrée pour désigner Spinola, Doria, chefs des gibelins; Grimaldi, Fieschi, chefs des guelfes. 3 On dit que le peuple s'obstina à voir des chaînes et des carcans préparés dans la maison de Boccanegra: c'étaient les colliers de ses chiens et les anneaux auxquels ses chevaux étaient attachés. Serra, tome II, page 316. 4 Expression de Stella.
CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de Chio. 1 Froissart, ch. 287. 2 Ducas, ch. 25. Pachymère, ch. 26. Cantacuzène, ch. 10, 11, 12 et 13. La concession à l'amiral répond environ à l'an 1275. L'expulsion de ses fils est de 1329. 3 Cantac, liv. 3, ch. 95. - Nic. Greg., liv. 15, ch. 6. 4 Ibid., liv. 2, ch. 29, 30, 31. 5 Suivant M. Serra, c'est à Chio que cette affaire fut réglée par l'amiral Vignoso en vertu de ses pleins pouvoirs: il dit que les officiers de la flotte achetèrent des possessions dans l'île ou s'y marièrent, et qu'après les 29 années les familles, à qui restaient acquis à perpétuité les revenus de Chio, se réunirent en une seule, et prirent le nom commun de Giustiniani. Tome II, page 325.
CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque Visconti, duc de Milan. 1 Nic. Grég., liv. 5, ch. 6. 2 Idem, liv. 15, ch. 8. 3 Greg., 17, ch. 1; Pachymère, 12, 9. 4 Greg. 17, 1. M. Sauli l'entend autrement. Les douanes de Constantinople ne rendaient que 30,000 pièces d'or, celles de Galata en produisaient 200,000 aux Génois. Tome I, page 293. 5 Greg. 17, 2. 6 Cantac, liv. 4, ch. 11. 7 Nicéph, Gregoras, 17, ch. 7, à la fin. 8 Ce qui inquiétait les Génois, c'est qu'on ne pouvait plus tirer les marchandises de l'Inde, de la mer Caspienne par la mer d'Azof. Ils ne pouvaient soutenir la concurrence de celles que les Vénitiens allaient chercher par cette route. (Matt. Villani, liv. 1, ch. 83.) A la rupture, Pétrarque adressa au doge de Venise André Dandolo une lettre pleine d'érudition et de rhétorique pour détourner Venise de la guerre. Le doge lui répond en louant son éloquence et l'engage à lui continuer le charme de sa correspondance quand il en trouvera la matière. Quant à la guerre contre les Génois, elle est juste et on la fera. Lettres famil. varior. N. 1 et 2. 9 Matt. Villani met ce fait à Candie. Les chroniques génoises et vénitiennes (Daru, liv. 8, page 545) parlent de Négrepont. On croirait que ce nom a été commun en ce temps aux deux îles, à voir combien de fois Villani les confond. 10 Il paraît que l'amiral génois avait prévu la tempête et pris ses précautions (Sauli, liv. 1, page 352). 11 «Ce ne serait pas une tâche facile que de se charger de concilier les récits des Grecs, des Vénitiens et des Génois.» Gilbert, ch. 63. Il a raison. Cantacuzène accuse Pisani de lâcheté et d'incapacité avec une violence inouïe. Mais son récit (il parle de lui-même) finit par ces mots remarquables: «Il crut qu'on ne pourrait rien lui reprocher si après avoir été abandonné par ses alliés il s'accordait avec ses ennemis. Bien qu'ils fussent alors plus puissants que lui sur mer, ils ne laissèrent, pas que de consentir à la paix.» Liv. 4, ch. 31. 12 Sauli, tome XI, page 216. 13 Sauli. tome I, page 346. 14 Pétrarque assista à Milan à la réception des ambassadeurs génois. Il les trouva d'une contenance digne, où perçait la douleur du sacrifice de la liberté génoise. Il leur témoigna son regret de voir Gênes s'abandonner ainsi elle-même. Les ambassadeurs gibelins rejetèrent tout le mal sur l'amiral guelfe qui s'était laissé vaincre et qui, à Carthage, aurait été mis en croix.
CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge. 1 Les trois neveux de l'archevêque partagèrent ses seigneuries, mais celle de Gênes resta indivise «per non potersi dividere commodamente.» Benvenuto San Giorgio, page 522. 2 Navagera dit simplement que la navigation de la mer Noire fut libre aux deux nations, et qu'on se rendit les prisonniers, page 1042. N. B. Marino Faliero dans sa conspiration avait compté sur l'aide des prisonniers génois. 3 Matteo Villani, liv. l, ch. 5. 4 M. Sauli a donné, à la tête de son 2e volume de l'histoire de la colonie de Galata, un excellent précis du régime de cette colonie à la fin du XIVe siècle. A la suite de la restauration de Paléologue, les Génois eurent un château à la pointe du Bosphore d'Asie; ils possédaient Chio et Mételin et convoitaient Ténédos. Mais, sous prétexte que les Vénitiens exigeaient qu'on leur rendit cette île, l'empereur se défendit de la céder aux uns ni aux autres. Sauli, tome II, pages 42, 43.Ducas, ch. 12. 5 Foglietta, liv. 7, page 143, dit expressément qu'on priva «nobilitatem omnem, non modo publicis muneribus et honoribus, omnique procuratione reipublicae, ac facultate naves ad bellum armandi, sed etiam privatae negociationis causa comparandi.» M. Serra soutient que les nobles ne furent pas exclus alors des places de conseillers, et il cite textuellement, à ce qu'il semble, le décret même de 1357 qui les exclut de la dignité de doge, de celle de vice-doge (place qui ne fut pas remplie) et de suprêmes syndicateurs, et des fonctions de podestat ayant droit de sang: et comme on ajoutait, par forme d'ironie (ainsi dit M. Serra), que si, en les admettant aux emplois, on a fait quelques exceptions, c'est autant pour leur bien que par zèle populaire: puisque le décret se tait sur les places du conseil, on doit conclure (c'est toujours M. Serra qui parle) qu'elles ne leur étaient pas interdites. Le décret, si M. Serra l'a bien lu, doit l'emporter sur le témoignage postérieur de Foglietta. Mais M. Serra, sur ce même document, reconnaît que les douze conseillers devaient être six marchands et six artisans des meilleurs. Il n'y a pas là place pour les nobles. Dirait-on que les nobles étaient marchands eux aussi? Les étrangers les confondent souvent sous cette dénomination; mais chez les écrivains et les annalistes du pays, les marchands, ce sont toujours les gros populaires par opposition aux nobles et aux artisans. Serra, tome II, page 385. 6 Le marquis de Montferrat, ayant emprunté 17,000 ducats de la commune de Gênes, lui livra pour gage, le 29 janvier 1359, la ville et le territoire de Novi, pour les garder jusqu'à restitution de la créance. Benvenuti San Giorgio, page 540. 7 L'impression de cet ouvrage en était ici quand nous avons tardivement connu l'existence d'une nouvelle histoire de Gênes en huit volumes dont les deux derniers imprimés en 1838 ne nous sont pas encore parvenus. Elle a été élégamment écrite en italien par M. Charles Varese de Tortone. Comme nous, il a fait usage des matériaux connus fournis par les anciens écrivains génois. Seulement il paraît avoir pensé que la dignité de l'historien ne permettait pas de rien emprunter aux naïvetés des vieilles chroniques. Nous regrettons qu'en alléguant l'insuffisance des documents antiques, il ait évité de s'étendre sur certaines circonstances importantes. Il semble avoir peine à avouer l'extrême faiblesse des commencements de la république. Il ne s'explique pas sur l'origine de la noblesse génoise. Enfin, cette histoire si étendue est presque exclusivement militaire et politique; aussi s'y livre-t-on à de très-grandes excursions dans l'histoire générale de l'Italie. Le point de vue en est donc bien éloigné du nôtre. Au temps où nous avons vu un peuple navigateur et marchand même quand il a les armes à la main, que l'intérêt commercial fait prospérer et grandir, l'auteur italien signale déjà (ce sont ses termes) des Achilles pour le combat, des Nestors pour le conseil, des Ulysses aux paroles emmiellées pour les traités. Nous ignorons encore dans quel esprit il a rendu compte des événements récents. Mais il est juste de reconnaître qu'à l'occasion des combats que les Génois, au dix-septième siècle, ont eus à soutenir contre l'ambition des princes de la maison de Savoie, M. Varese s'exprime avec une libérale impartialité.
CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge. 1 M. Serra égale à cette époque le florin d'or (monnaie qui est restée toujours assez uniforme) à une livre et un quart de la monnaie de Gênes: à ce compte le florin répondant aujourd'hui à 12 francs environ, la livre de Gênes de 1370 équivaudrait à 10 francs de notre monnaie actuelle. La somme accordée pour les frais de la guerre me paraît excessive. Mais M. Serra cite textuellement la convention recueillie, dit-il, par Carlo Speroni. Serra, tome II, pages 379 et 403. 2 On a remarqué que c'est dans l'expédition de Ténédos qu'on trouve la première notion certaine de l'emploi des bombardes sur les galères de Gênes, 1377. 3 André Gattaro, Ist. Padovan. apud Murat. Script. Ital., tome XVII, page 214.
CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville. 1 M. Sauli a imprimé un traité du 2 nov. 1382 dans lequel l'empereur Jean fait avec les deux Andronic un nouveau traité de paix et de partage de l'empire, dont le podestat et le conseil de Péra se portent pour garants au nom de la république de Gênes. Ils promettent de prendre les armes contre celui des trois princes qui envahirait le lot des autres ou leur susciterait l'inimitié des Turcs. Et à la suite de la copie découverte de ce traité, on voit une déclaration de l'empereur Jean. Il proteste contre les infractions que les Génois ont laissé faire à ces pactes par les deux Andronic: ceux-ci ont pris des châteaux qui ne leur appartenaient pas, négocié avec les Turcs, etc. La colonie de Péra leur a fait accueil, loin de tenir la promesse de réprimer ces voies de fait. L'empereur Jean, au contraire, passant à Péra, n'y a pas reçu les honneurs accoutumés. Della colonia de' Genovesi in Galata. Tome II, pages 260 à 267; doc. 15. 2 M. Serra veut espérer que les historiens ont calomnié le gouvernement de Gênes en supposant des instructions si violentes. Il se refuse à croire aux réponses hautaines attribuées à Doria envers les députés de Venise. Tome II, pages 442-458. Gattari, historien de Padoue, et un écrivain trévisan affirment ces faits. Quelques Vénitiens prêtent ces réponses à Carrara: mais l'entêtement indubitable de Doria rend vraisemblable son arrogance. 3 M. Serra, d'après Sanuto, dit que Zeno, faisant une croisière lucrative, ne voulait pas la quitter et éludait les ordres qui le rappelaient à Venise. Il avait relâché en Candie et il n'en partait pas. Le gouverneur de l'île envoya prendre la hache du bourreau et déclara que, passé une certaine heure, cet instrument en finirait de quiconque des équipages de la flotte, amiral ou matelot, se trouverait encore à terre. P. 474.
CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia. 1 Le sel de Chioggia, dit M. Serra, fut pour les Génois ce qu'avaient été pour les Carthaginois les délices de Capoue. Tome II, page 469. 2 Suivant M. Serra de 7200 prisonniers, il n'en restait que 3856. P. 504.
LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO DEVENU DOGE. (1382 - 1413) CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois. 1 Suivant M. Serra, ce seraient les huit qui auraient porté leur dénonciation au parlement, et Guarco, dans sa maladroite justification, n'aurait fait que se défendre. En général, M. Serra est favorable à Guarco. Tome III, page 8. 2 Suivant M. Serra, les Fregose étaient aussi inscrits dans la corporation des notaires; Adorno dans celle des tanneurs. Tome III, page 7.
CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique. 1 L'un d'eux était archevêque à Gênes. 2 Chronique de Saint-Denis (Documents inédits), tome I, page 149.
CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France. 1 Enguerrand de Coucy était à Asti avec quelques troupes. Savone l'appela pour se mettre sous la protection du roi de France. Chronique de Saint- Denis, tome II, page 393. 2 Sismondi, Rép. it., ch. 12. 3 Archives du royaume et MS de la Bibl. du Roi. Collect. Dupuy, vol. 359. L'instrument est du mois de février 1392 (1393). On a omis de déclarer en quel lieu il est souscrit, mais les signataires étaient probablement à Gênes, et, suivant l'original, ils étaient du moins présents en un même lieu. Ce sont Raymond de Fieschi, docteur en droit et comte de Lavagna; Jean Luc Grimaldi (deux chefs guelfes); Adam Spinola (un chef gibelin), et avec eux Charles et Antoine Malocelli père et fils, et Joseph Lomellini. Ils stipulent pour eux et aux noms des autres nobles ou marchands tant des quatre familles que de plusieurs autres citoyens et habitants de Gênes. On sait que, dans leur langage, citoyen veut dire noble. Il y a aux archives une adhésion de Charles de Fieschi (1393). Pour rendre le gouvernement à ces confédérés le roi fournirait un secours de mille hommes d'armes et de cinq cents arbalétriers qu'il solderait de ses deniers pour deux mois; il pourvoirait à leur transport par mer. L'occupation étant opérée le roi sera reconnu seigneur supérieur et perpétuel de Gênes. Le serment de fidélité lui sera prêté, et, en signe de la suprématie, il recevra tous les ans quatre mille florins d'or de cens ou redevance. Le roi protégera et défendra Gênes comme il défendrait une de ses villes; néanmoins les Génois supporteront les frais de la défense. A leur tour, ils auront pour amis les amis du roi, et pour ennemis ses ennemis. Tant que durera la guerre de la France avec l'Angleterre, aucun Génois ne pourra, sous peine de la vie, commercer avec les Anglais. Gênes se réserve seulement le droit de tirer vengeance des offenses qui lui seraient faites, et en ce cas elle pourra requérir l'assistance de la France. Le roi pourra en tout temps et dans toutes ses guerres armer à ses dépens dans le port de Gênes, galères et vaisseaux, enrôler des arbalétriers sur le territoire. S'il allait combattre les infidèles outre-mer, ou s'il y envoyait un prince de sa famille, la ville, à ses propres frais, fournirait le dixième des galères. Les actes publics seront faits au nom du roi et du gouvernement de Gênes. Les gouverneurs seront ceux qui lui seront présentés à la majorité des suffrages des contractants ou de leurs constituants. Si l'on venait à s'accorder sur le choix d'un seul individu, il serait unique gouverneur. Si ceux qu'on aurait choisis manquaient à la fidélité due à la couronne de France, le roi pourrait les révoquer et leur donner des successeurs, toutefois avec le consentement et sur une nouvelle présentation des confédérés. Ceux-ci semblent ainsi se créer des droits personnels et permanents. Seulement, ils se réservent d'associer à leur gouvernement d'autres nobles s'ils le jugent à propos. Enfin, on n'oublie pas de stipuler que si, l'entreprise manquant, les biens des contractants sont exposés aux rigueurs du peuple de Gênes et de son gouvernement, le roi fera saisir en France les biens des Génois populaires pour servir à l'indemnité des nobles dépouillés. 4 Chron. de Saint-Denis, liv. 16, ch. 19, tome II, page 401. 5 Les intrigues de Jean-Galéas pour faire rompre la négociation entre Gênes et la cour de France sont indiquées dans la chronique de Saint- Denis, liv. 17, ch. 3 et 10. 6 Les actes mentionnés relativement à la seigneurie de Charles VI existent aux archives du royaume. On en voit les copies à la Bibliothèque royale, collection Dupuy, 159.
CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires. 1 Hénault (abrégé chronologique) rapporte cette accusation a Saint-Pol.
CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant. 1 Le Génois Gatilusio, prince de Métellin, fut caution de la rançon du duc de Bourgogne. Ducas, ch. 13. 2 M. Serra dit que Boucicault fit couper la tête au bourreau qui avait laissé fuir sa victime. Tome III, page 60. 3 Suivant M. Serra, tome III, page 59, Boucicault congédia les anciens du conseil qu'il trouva en place, et en nomma d'autres à son gré. 4 M. Serra dit que le principal ministre de Tamerlan, Ascala, était né à Caffa d'origine génoise. Tome III, page 187. M. Silvestre de Sacy a donné (Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VI, p. 410) la correspondance de Tamerlan avec Charles VI, en 1403. On y voit que le conquérant avait écrit avant ce temps aux républiques de Venise et de Gênes pour les inciter contre Bajazet, leur ennemi commun. 5 Ducas, ch. 16, 17. 6 Ibid., 14. 7 Le traducteur de la chronique de Saint-Denis paraît avoir fait erreur en confondant cette ville avec Alexandrette de Syrie (Chron. de Saint- Denis, tome III, page 83). Collection de documents inédits. Il remarque, au reste, avec raison que le récit de tout ce voyage dans la chronique diffère assez de ce qui en est dit dans le livre des faits et gestes de Boucicault, collection de Petitot. 8 Beyrouth.
CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault. 1 Il appella a Gênes saint Vincent Ferrier pour y prêcher en faveur du pape reconnu par la France et par l'Espagne. Serra, tome III, page 69. 2 Les écrivains génois le nomment Luc de Gilbert. Monstrelet, ch. 62, l'appelle Cholette de la Choletterie. La biographie du maréchal n'arrive pas jusqu'à cette époque fâcheuse de la vie de son héros; mais elle nomme fréquemment parmi les chevaliers les plus affidés du maréchal, le seigneur de la Choletterie, liv. 2, ch. 15, et elle l'appelle Choleton, liv. 3, ch. 21. Les Génois, habitués à désigner les hommes par leur nom de baptême, ont sans doute suivi ici cet usage. 3 Monstrelet, ch. 42. 4 Ibid., 154.
CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George. 1 Relazione esattissima del governo antico e moderno della R. di Genova, 1626. MS Bib. R., 10439. M. Serra a vu depuis dans les archives de Saint- George le décret original sur parchemin dont les historiens n'ont rien dit. Il est du 23 avril 1407. Boucicault, les anciens, et l'office de la Provision, avec le consentement de l'office de la monnaie, des Procurateurs et des Pères de la commune, nomment George Lomellini, Frédéric Promontorio, Barthélémy de Pagani, Raphaël Vivaldi, Antoine Giustiniani, Lucien Spinola, et Cosme Tarigo, et les chargent de racheter et libérer les revenus de la commune, de liquider et éteindre les actions auxquelles ces revenus étaient affectés, avec pleine faculté de revoir les comptes, faire toutes réductions, et assigner les produits nouveaux, sans tort ni dommage de qui que ce soit, pour autant que cela se trouvera possible. Ce travail des commissaires dura un an. M. Serra ajoute qu'ils s'attachaient à ce que les dividendes communs répondissent à 7 pour cent d'intérêt sur les capitaux. 2 Stella. 3 Les actions de la banque ne pouvaient être transférées que par la signature de leur propriétaire titulaire, sauf pour héritage, disposition testamentaire ou dot constituée. Elles étaient insaisissables.
CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge. 1 Leges antiquae Januens. MS des archives de Gênes, cité par M. Serra, tome III, page 88. 2 Le doge a, dans les actes seulement, les titres de Magnifico illustre et Eccelso; partout ailleurs il ne doit être appelé que Messer Doge. Dans les cérémonies il marche seul: le doyen des anciens et le podestat viennent après lui en même rang entre eux. 3 Le décret énumère les magistrats inférieurs: les proviseurs, les magistrats de Romanie, de la marchandise, de la guerre et de la paix, et les consuls de la raison. Les proviseurs sont des magistrats de haute police tels que devinrent depuis les inquisiteurs d'État. Ils sont chargés aussi de faire le budget des dépenses publiques. L'office de Romanie était l'administration des colonies de Péra et de la mer Noire. L'office de la marchandise était un tribunal de commerce. Les consuls de la raison jugeaient les différends de moins de 100 liv. Le budget est fixé pour 1413 à 72,324 livres génuines, indépendamment de la dette publique soldée par les revenus abandonnés à la banque de Saint- George. M. Serra estime la somme ci-dessus égale à 1,119,770 livres de Gênes modernes (933,142 francs); évaluation qui, comme toutes celles que j'ai citées, ne se rapporte qu'au poids des espèces et au prix vénal des métaux de chaque époque comparé à leur cours actuel.
LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488) CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. 1 On trouve dans l'histoire de Montferrat de Benvenuto S. Giorgio (Muratori, Scrip. It., tome XXIII) un acte passe par-devant notaire à Acqui, par lequel le marquis Théodore traite avec Isnard Guarco, Montaldo et de Franchi, et leur promet son appui dans l'entreprise qu'ils s'engagent à tenter pour renverser le gouvernement d'Adorno, et pour donner à Gênes un doge gibelin. Le marquis conférera à ce doge le vicariat de l'empire, si l'empereur le lui permet. Il renonce, au reste, pour lui-même à réclamer le gouvernement de Gênes, directement ou indirectement. Il confirme ces engagements par serment et par une clause pénale de 10,000 florins d'or. L'acte porte la date du 29 janvier 1415. Ne serait-ce pas plutôt 1413 (1414) car ce traité semble se rapporter parfaitement à la tentative que nous venons de voir, plutôt qu'à une intrigue postérieure pour la renouveler après sa mauvaise issue? 2 Il reste à Gênes des tableaux de ce temps où l'on voit figurés les travaux et les moyens employés pour les accomplir. D'ailleurs les annalistes les ont décrits avec une minutieuse exactitude. On peut donc se faire une idée de l'état de l'art des constructions hydrauliques de cette époque. De longues poutres armées de pointes ferrées furent enfoncées en terre sur le sol inondé; elles y furent plantées à 25 et 30 pieds de profondeur. On fit de ces pilotis une estacade qui résista au flot extérieur. L'épuisement se fit alors avec la constance et la patience qui suppléaient à des engins plus énergiques que ceux qu'on possédait alors. Dans les détails qui nous sont restés, nous observons la grande roue à chapelet et à godets telle que les Arabes l'ont transmise aux jardins de notre midi. A Gênes elle était mue par des hommes piétinant dans un tambour. Nous retrouvons aussi la cigogne à fléau suspendu portant un seau que la main d'un homme aidé par le jeu du levier plonge et retire sans trop de peine; misérable ressource pour dessécher, mais encore aujourd'hui seul moyen employé à Gênes pour l'arrosage. 3 Corrio, cité par Serra, 3, 104. 4 400,000, suivant M. Serra qui les estime à 1,470,000 livres modernes de Gênes (1,225,000 francs). Un écrivain du XVIe siècle dit que le sénateur Pinelli ayant attaqué dans le sénat le marche de Livourne, fut trouvé pendu en place publique avec cet écriteau: «Cet homme a dit ce qui devait être tu.» M. Serra, tome III, p. 119, remarque que Stella, contemporain, n'a pas raconté un fait si grave, que postérieurement deux auteurs accrédités, Foglietta et Giustiniani, lesquels ont écrit antérieurement à celui qui a mentionné cet incident, n'en parlent en aucune manière. D'autre part les historiens rapportent le supplice nocturne et l'odieuse inscription, au temps du doge Pierre Fregose, à la personne de Galeotto Mari, et à l'année 1415 (voyez ci-après), ce qui rend suspecte l'anecdote dont il s'agit ici, quoiqu'elle ne soit pas absolument invraisemblable.
CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan. 1 Serra dit que Torelli emporta secrètement le drapeau à Milan. Tome III, p. 127. 2 En 1425, les Florentins et les Vénitiens, ligués contre le duc de Milan, avaient envoyé des ambassadeurs pour traiter de la paix sous la médiation du pape. Une des conditions exigées par les alliés était l'affranchissement de Gênes; le duc ne voulut pas y entendre et l'on se sépara. Navagera, 1088. 3 Dans un écrit du temps, manifeste ou pamphlet, les Génois reprochent au duc de Milan les pertes qu'ils ont subies dans les expéditions maritimes dont il leur a imposé les directeurs, tandis que lorsqu'il leur avait laisse la faculté de choisir eux-mêmes leurs chefs, ils n'avaient eu que des victoires. Serra, tome III, page 169.
CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes. 1 Il était notaire. Serra, tome III, page 151. 2 M. Serra, tome III, page 156, donne la dépêche originale d'Azzeretto adressée au conseil des anciens et à l'évêque commissaire milanais; elle mérite d'être conservée et traduite: «Magnifiques et révérends seigneurs, avant tout nous vous supplions qu'il vous plaise rapporter notre grande victoire à Dieu, à saint George, et à saint Dominique dont c'était la fête vendredi dernier, jour de la sanglante bataille où nous sommes demeurés vainqueurs, non par nos forces, mais par la vertu de Dieu, parce que la justice était de notre côté. Le 4 de ce mois, le matin de bonne heure, nous rencontrâmes sur la mer la flotte du roi d'Aragon, forte de quatorze vaisseaux choisis sur vingt. Six étaient très-forts, les autres de portée ordinaire. Elle portait le roi et les barons comme vous verrez ci-après, et six mille hommes, suivant ce qu'ils nous ont dit depuis. Le plus faible navire avait trois à quatre cents hommes, les moyens six cents et le vaisseau royal huit cents. Le roi d'Aragon s'y trouvait avec l'infant D. Pierre, le duc de Sessa, le prince de Tarente et cent vingt chevaliers. La flotte avait aussi onze galères et six barbettes. Le vent venait du Garigliano, ce qui leur donnait la faculté d'attaquer. Nous nous en tenions à l'ordre que vous nous aviez donné d'éviter une bataille s'il se pouvait, mais de secourir Gaëte; nous nous efforcions en conséquence de gagner le vent, et nous naviguions vers l'île de Ponza, toujours suivis par l'ennemi qui nous rejoignit bientôt. Le vaisseau du roi, le premier, nous aborda par notre proue et s'y attacha étroitement (amorosamente); nous avions à l'autre bord, à la poupe et à la proue, trois autres vaisseaux. Ne pensez pas que nos patrons et mariniers aient cherché à fuir: ils se sont jetés sur les ennemis, et les uns et les autres nous sommes restés liés corps à corps. Les vaisseaux nous tiraient des bombardes et des traits à leur plaisir. Les galères aragonaises fournissaient les vaisseaux de troupes fraîches à tout moment; la mer était très-calme. Nous avons combattu ainsi depuis douze heures jusqu'à vingt-deux sans intervalle ni repos. Enfin, et grâce à la justice de notre cause, le Très-Haut nous a donné la victoire. D'abord, nous avons pris le vaisseau du roi: nos autres galères en ont pris onze; une galère aragonaise a été brûlée; une autre abandonnée et submergée. Deux se sont écartées de la bataille, et ont fui pour en aller porter la nouvelle. Le roi d'Aragon est resté prisonnier avec le grand maître de Saint-Jacques, le duc de Sessa, le prince de Tarente, le vice-roi de Sicile, et grand nombre d'autres barons, chevaliers et gentilshommes, outre Meneguccio dell'Aquila, capitaine de cinq cents lances. Les autres prisonniers se comptent par milliers, comme vous en serez exactement informés dès que j'aurai le loisir de le faire. Je certifie à vos magnificences et à votre paternité que je ne sais par où commencer pour rendre compte dignement, et avec les éloges mérités, des exploits de tous mes compagnons et équipages, pour témoigner de l'obéissance et de la grande révérence qu'ils m'ont toujours montrées, principalement le jour de la bataille. S'ils avaient combattu sous les yeux de vos seigneuries, ils n'auraient pu faire davantage. Ils méritent, en vérité, d'être singulièrement loués et ré-compensés. Que Christ nous fasse la grâce que nous puissions aller de mieux en mieux.» N.B. Ces derniers mots sont écrits en idiome génois; le reste de la lettre est en toscan. 3 Serra, tome III, page 162. 4 M. Serra donne l'analyse d'un manifeste violent dans lequel les Génois adressent au duc de Milan la justification de leur soulèvement, c'est-à- dire l'exposé de leurs griefs. Il est en latin, daté du 18 décembre 1436. Mais cette pièce pourrait bien n'être que le produit de la rhétorique d'un écrivain privé. Il n'y a pas de trace de son authenticité. Voy. Serra, tome III, page 169.
CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre Fregose. 1 Un Génois y commandait (Antoine Calvi); René lui devait une forte somme et no pouvait s'acquitter. Il ne partit pas de Naples sans écrire à son créancier, en l'autorisant à traiter de la reddition du château, et à se la faire payer en compensation de sa créance. Serra, tome III, page 174. 2 MS de la Bibl. Coll. Dupuy, 2, 159.
CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra. 1 Ducas, c. 34 à 39. 2 Notices des MSS de la Bibl. du Roi, tome XI, page 58. 3 Sauli, tome II, page 162. 4 Il était venu de Gênes sur une des deux galères que le doge Fregose avait expédiées a Constantinople. Giustiniani, cinq ans auparavant, avait été consul de Scio. Serra, tome III, page 199. 5 A Péra, il fut immédiatement embarqué pour Scio, où il arriva mourant. M. Serra s'attache à justifier Giustiniani. Il montre, sur de bonnes autorités, qu'il n'y eut de sa part ni trahison ni lâcheté. Tome III, pages 210, 214. Ducas rend justice à Giustiniani, c. 39. 6 Ces deux lettres sont imprimées dans le recueil des lettres de Jacques Bracelli, secrétaire de la république, à qui la réponse au roi d'Aragon est attribuée. Jacobi Bracelli Elucubrationes. Il est à la Bibl. royale, à la suite des annales de Bonfadio. 7 Gibbon, ch. 63, 64. 8 Cantacuz., liv. 2, ch. 53; liv. 3, ch. 81-95. 9 Gibbon, ch. 65. 10 Ducas, ch. 27, dit avoir pris copie des lettres sur lesquelles ce marché fut conclu en 1421. Un vizir d'Amurat les porta à Adorno avec cinq cent mille écus. 11 M. Serra, tome III, page 189, admet d'après Michel Ducas qu'Adorno, enchaîné par sa promesse, refusa les offres d'un compétiteur qui lui demandait de lui livrer le prince au prix de la moitié de la Natolie. M. Sauli remarque que Lebeau, dans son histoire de Turquie, justifie Adorno. 12 L'imputation se trouve dans une lettre d'AEneas Sylvius. M. Sauli donne, d'après Muratori, la singulière citation du récit d'un Vénitien suivant laquelle certains pirates génois firent marché de passer l'armée à un ducat par tête avec le consentement du cardinal Condolmieri, légat qui aurait pris part à cet infâme marché. L'armée aurait été de plus de cent mille hommes. Ce témoignage est unique, et un autre Vénitien avait écrit en marge, Mentiris, ajoutant, il est vrai, comme témoin oculaire, qu'il y avait là un navire de la famille Salvago. Quand il aurait été employé à ces transports, un vaisseau ne transporte pas une armée.
CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le gouvernement du duc de Calabre. 1 Deux actes du 25 juin 1458, MSS de la Bibl. du Roi, coll. Dupuy, tome CLlX. Le traité du duc de Calabre est du 7 février précédent. Les originaux sont aux archives du royaume. 2 On demandait au roi la promesse de ne traiter séparément avec aucune ville de la Ligurie; et le roi avait consenti. Cependant on trouve peu après (11 décembre 1460) un acte par lequel il reconnaît avoir reçu, à Bourges, le serment des habitants de Savone par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs. (Collection Dupuy, CLIX.) 3 Un historien dit que Charles VII demandait à Gênes des vaisseaux pour faire la guerre aux Anglais; qu'on les refusa et que ce fut un motif de brouillerie. Il est vrai que, dans les conventions récentes, le roi avait consenti à ce que la guerre, si elle se renouvelait, n'interrompît pas le commerce des Génois avec l'Angleterre; mais à cette époque il n'y avait plus trace d'hostilité, et l'on n'aperçoit pas à quelle occasion le roi aurait pu recourir à la marine des Génois.
CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes. 1 Les actes, cessions, hommages et ratifications par lesquels Louis XI investit de la seigneurie de Gênes François Sforza et Blanche Visconti, sa femme, sont aux archives du royaume et leurs copies à la Bibliothèque du Roi, collection Dupuy, tome CLIX. Dans la ratification le duc de Milan explique que, par le texte de son hommage, il est dispensé de rien faire au préjudice de la ligue italienne, mais il promet d'empêcher que les alliés n'introduisent dans les ports de la république de Gênes aucune force pour faire la guerre au roi René ou au duc de Calabre. 2 M. de Sismondi rapporte cette anecdote à une négociation plus tardive, ignorée, comme il le remarque, de Foglietta et de Bizzari. Il la place en 1480. Histoire de France, page 538, et en note. 3 Savone, toujours pressée de se séparer de Gênes et de faire sanctionner son indépendance, se hâta de demander à Sforza la reconnaissance de ses privilèges. Elle demandait que le duc promit de ne jamais aliéner sa seigneurie. Il répond simplement que son intention est de ne rien perdre et plutôt d'acquérir. Savone demande encore une déclaration absolue qui la mette hors de toute dépendance de Gênes; Sforza se réserve de s'informer plus à fond; mais il veut que les habitants de Savone sachent qu'il sera très-vigilant tuteur et conservateur de leurs droits et de leurs honneurs. Actes du 3 mars 1464. Collection Dupuy, tomes CCCCLII, CCCCLIII. 4 Le roi de France donna une nouvelle investiture. On rappelle dans les actes faits à cette occasion ce qui était exprimé dans ceux de 1464. On rattache les concessions du roi aux intelligences, confédérations et ligues convenues le 6 octobre 1460, Louis étant alors dauphin de France. MSS de la Bibl. royale, collection citée: on y trouve aussi une confirmation de 1473.
CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais. 1 On dit qu'il existe encore dans les montagnes de Derbent des familles dont les noms sont génois et qui descendent des fugitifs de Caffa. Serra, tome III, p. 250. 2 Les événements de cette époque ont été fournis aux historiens postérieurs par les commentaires d'Antoine Galli, contemporain, chancelier de Saint-George; Muratori (Script. ital., XIII, 237) a trouve cet écrit oublié, que Foglietta avait suivi phrase à phrase. 3 Serra remarque que le nom de sénat était donné depuis peu au conseil des anciens, tome III, page 256. 4 Ils obtinrent en outre, dit M. Serra, des privilèges héréditaires qu'un gouvernement sage peut à peine concéder à vie. Tome III, p. 266.
CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes. 1 M. Serra n'a pas poussé plus loin l'histoire de sa patrie.
LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528) CHAPITRE I. - Charles VIII. 1 Il en coûta 14,000 francs d'intérêt pour quatre mois seulement; « aucuns disaient que des nommés avaient part à cet argent et au profit.» Comines, ch. 5. 2 Par deux lettres de Lyon du 22 janvier et du 8 février 1498, Charles VIII mandait aux Génois de ne rien entreprendre pour ravoir Sarzane, qu'il avait promis aux Florentins. Documents histor. inédits, tome I, page 670. 3 C'est l'origine de la procession encore chère au peuple de Gênes connue sous le nom des Casaccie.
CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes. 1 Le curieux document des demandes génoises et des réponses du roi existe aux archives du royaume, registre 233. On demandait un lieutenant ultramontain (c'est-à-dire, relativement à Gênes, un Français). On insistait pour qu'il fût changé tous les trois ans. Le roi accorde le premier chef: sur le second il répond que quand ce serait son propre fils premier-né qui serait le gouverneur, il le destituerait le jour où il se comporterait mal; mais qu'il serait injuste et sans raison de se défaire de celui qui aurait bien gouverné pendant trois ans.
CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville. 1 On voit aux archives du royaume les pressantes supplications des commissaires de la noblesse, s'adressant au roi et à Chaumont d'Amboise, demandant des secours pour remettre l'ordre dans Gênes, en envoyant leur engagement personnel de contribuer à cette dépense. (8 janvier 1507). 2 L'enceinte propre de la ville de Gênes du côté de la terre est un mur ancien tel qu'il suffisait à la défense avant l'emploi de l'artillerie de siège. Ce mur a figure de bastion seulement à partir du bord de la mer du côte occidental, et en remontant vers le Nord, de la porte Saint-Thomas jusqu'à la porte Carbonara, qui répond à la place de l'Annonciade; c'est un quart peut-être du contour de la ville. Tout le reste de la muraille est, sans fossé ni chemin de ronde, contigu aux maisons et aux palais à l'intérieur et à l'extérieur. Ce n'est plus qu'une enceinte de police et non une fortification. Elle n'a jamais été faite à l'épreuve du canon ni pour en porter. Nous verrons, avant la fin de ce livre, qu'en 1522 quelques pièces d'artillerie montées à bras contre une porte dans la partie bastionnée de ce mur, firent brèche immédiatement, et dès que la porte fut abattue, la ville fut prise. La fortification moderne, la véritable enceinte, part des deux côtés de la mer, et, enveloppant la cité, les faubourgs et les montagnes au pied desquelles la ville est bâtie en étages, forme, du sommet de ces montagnes à la mer, un triangle immense qui domine en même temps les deux vallées de la Polcevera et du Bisagno, entre lesquelles Gênes est située. La vieille muraille fût-elle partout capable de résistance, étant ainsi dominée sur tous les points par ces montagnes que la fortification nouvelle couronne, ne peut servir pour la défense. Si donc, on peut à la rigueur employer l'expression de double enceinte, militairement parlant, il n'en existe qu'une seule. 3 Il y a dans la collection Dupuy, tome CLIX, une lettre originale de la baillie de Gênes au roi du 25 novembre 1507. On s'était préparé à faire payer à Lyon, en foire de la Toussaint, 50,000 écus pour un terme échu de la contribution; mais le roi ayant écrit de verser la somme entre les mains de son trésorier de Milan, on s'est hâté de se conformer à ce nouvel ordre.
CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge. 1 Fils d'Augustin, gouverneur pour Ludovic Sforza en 1488. 2 4 avril 1513. MS Dupuy, tome CLIX. 3 Le grand écuyer était alors Galéas San Severino. Voyez Sainte-Marthe, histoire généalogique de la maison de France, tome II, ch. 15. 4 MS de la Bibl. R., coll. Dupuy, tome CLIX, pièce dernière.
CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge. 1 On trouve dans la collection Dupuy, tome CCCCLIII, un mémoire sans date, adressé au roi pour prouver qu'il ne doit pas envoyer un lieutenant français, qu'il doit choisir un Génois: Janus Fregose lui est indiqué de préférence. 2 On a vu que l'intérêt du monopole du sel était une grande affaire d'État, et un perpétuel sujet de jalousie entre Gênes et Savone. On le verra encore. Il y a dans les MSS de la Bibl. royale, coll. Dupuy, tome CLIX, une lettre originale des protecteurs de Saint-George à Louis XII. Ils lui dépêchent un délégué pour lui faire des plaintes et pour obtenir répression, au sujet d'une cargaison de sel que Savone a tirée d'Aigues- Mortes: le roi, disent-ils, ne sera pas moins exact observateur de ses concessions qu'il a été généreux à les concéder. 3 Collect. Dupuy, tome CCCCLIII.
CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union. 1 Nous avons une lettre originale d'André Doria au roi, du 7 avril 1528. En voici quelques passages: ils se rapportent d'abord à une expédition sur la Catalogne, que l'on faisait sans lui: «Sire, il vous a plu m'établir votre lieutenant général sur votre armée de mer: je ne veux pas dire que je l'aie mérité; mais vous savez que, pour entretenir un tel état, vous ne m'avez donné un seul écu…. Et maintenant dites par votre lettre que ne me pourrois trouver en ladite entreprise de Catalogne pour la distance d'ici en Provence. Je n'ai trouvé aucun voyage difficile quand il y a eu apparence de bon effet et temps disposé à l'exécution encore: quant à celui-ci, ne seroit impossible par aucune péremptoire raison. A cause de l'autorité que vous a plu me donner sur votre armée, pouvois avoir notion de celui qui auroit charge de la conduite. Par quoi, me semble, ceux qui vous ont mal rapporté de moi contre la vérité avoir été ouïs et totalement crus. Si veux bien dire, nonobstant que j'aie la barbe blanche, ne se trouvera personne ayant la connoissance ne le vouloir meilleur de moi: et m'est donné occasion de penser que vous ne vous souciez de mon service. Selon ma possibilité me suis instamment employé le plus loyalement que j'ai pu sans y épargner corps et biens, que me peuvent témoigner plusieurs de vos serviteurs, mêmement vos ennemis: au moyen de quoi…..trouve bien étrange cette chose, par laquelle puis juger que n'avez acceptable mon service. Mais puisqu'ainsi vous plaise, Dieu me donne patience. - Joint que n'est donné ni fait démonstration de donner ordre à ce dont je vous ai tant de fois fait requête pour subvenir à l'urgente nécessité où je me trouve à cause de la grande cherté des vivres qui est deçà, pour laquelle, je ne puis sans être entièrement satisfait, fournir à l'entretenement de mes galères. - Vous supplie de me donner libéralement congé, lequel, pour les raisons ci-dessus, prendrai autant à gré que si vous me faisiez satisfaction de tout ce que m'avez fait promettre tant par lettres, messagers, qu'autrement: et si votre plaisir n'est tel, à tout le moins, sire, vous plaise députer un autre chef à vos galères.» Et au sujet des galères qu'il avait devant Naples, il ajouta: «J'avois envoyé deux de mes gens en Languedoc faire aucune quantité de biscuit, qui les eût pu entretenir un mois ou cinq semaines. Toutefois ils sont revenus ici parce que M. de Clermont, lieutenant audit pays, n'a voulu permettre enlever ledit biscuit. Donques, sire, si lesdites galères sont contraintes retourner ici sans faire service, aucun blâme n'en doit être mis sur moi, attendu que j'ai fait mon devoir par cette lettre et par toutes les autres.» Collect. Dupuy, tome CCCCLIII. 2 Il existe une lettre écrite le 28 septembre 1528 par Jean Doria, parent de l'amiral, adressée de Lyon au cardinal de Sens, à Paris. Doria se rendait à Marseille par ordre de son cousin. A une journée de Lyon il a appris à sa grande surprise ce qui venait de se passer à Gênes. S'il avait été présent, il aurait emmené les galères, il aurait donné la main à Saint-Pol. Il serait encore disposé à s'employer pour le service du roi: malheureusement il est sans argent; il demande qu'on lui en fournisse et qu'on lui fasse livrer des captifs pour équiper une galère. - Cette lettre est excessivement embarrassée. Bibl. royale, collect. Dupuy, tome CCCCLIII.
LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547) CHAPITRE I. - Constitution. - Savone. 1 M. Michelet, en faisant allusion à la situation singulière de ces familles et à la déchéance de la noblesse aux XIVe et XVe siècles dans certaines républiques italiques, dit qu'à Gênes on en vint à ce point qu'on anoblissait pour dégrader, et pour récompenser un noble on l'élevait à la dignité de plébéien. Hist. de France, t. II, p. 589. L'expression est piquante et spirituelle: elle n'est pas exacte. Jamais la démocratie génoise n'a exercé un pareil ostracisme… Depuis que le pouvoir avait été saisi par le peuple, on n'anoblissait plus ni pour dégrader, ni pour honorer. Il ne restait aucun moyen d'être fait noble ou de le devenir. Les familles patriciennes combattaient ou attendaient, nullement disposées à renier leur titre. Un très-petit nombre adonnées au parti populaire se vantaient de s'être toujours contentées de la dignité de plébéiens: on voulait bien les croire, on ne les récompensait pas.
CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à Gênes. 1 Les historiens génois ne paraissent pas avoir connu ce traité. Il est aux archives du royaume sous la date du 18 mars 1529. Les pouvoirs du roi à l'ambassadeur y sont mentionnés sous la date du 11 février 1528 (1529). Janus, traitant tant en son nom qu'en celui de ses fils, promet de rapporter la ratification de César absent: celui-ci ratifie à Ripalta le dernier avril. C'est l'exemplaire du traité au bas duquel il a signé sa ratification qui se voit aux archives.
CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy 1 Proprement Barberousse n'était que fils de renégat.
LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576) CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari. 1 Foglietta, della Rep., page 49. 2 Relazione esattissima de tutto il governo antico e moderno della repubblica dî Gcnova… il tutto fedelmente narrato; 1626 (sans nom d'auteur, de 259 feuillets) MS de la Bibl. du Roi, n° 10439. 3 Instructions demandées par l'infant don Philippe à don Giulio Claro, à l'occasion du voyage d'Espagne en Italie (en espagnol). MS de la Biblioth. royale, no 10108, an 1548.
CHAPITRE II. - Guerre de Corse. 1 Plusieurs auteurs ont cru que c'étaient ses beaux-frères; mais il paraît que Vanina n'avait point de frères. Robiquet, Recherches sur la Corse, page 230, note 2. 2 On trouve aux archives des affaires étrangères une instruction donnée à des délégués envoyés en France pour obtenir que la Corse ne soit pas restituée aux Génois. Si cela ne se peut, les Corses demandent qu'on leur envoie des vaisseaux pour les transporter tous en France, et qu'on oblige les Génois à leur payer la valeur des biens qu'ils sont prêts à abandonner dans l'île. Ils se réduiront, s'il le faut, à la condition des juifs dans la captivité de Babylone. - Ces instructions n'ont pas de date, on les trouve recueillies parmi des pièces de l'année 1634. Mais évidemment elles ne peuvent convenir qu'à l'époque du traité de 1559.
CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté. 1 Ducas, 44. Cet historien était au service de Gatilusio: il porta le tribut au sultan et il négocia la confirmation de la seigneurie au fils à la mort du père. 2 Ducas, 43, rend compte de quelques violences que Mahomet avait exercées contre les Génois de Scio; mais ce fut une avanie passagère.
CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au portique Saint-Pierre. 1 Ce décret fut juré et ne fut pas écrit, car il était réputé contraire à la constitution de 1528. Il reconnaissait les deux portiques, qu'elle n'admettait pas ostensiblement, comme on sait. (Relazione ut supra.) Quelle force pourrait avoir une constitution admise pour servir de traité de paix entre des rivaux, quand on est obligé non-seulement de ne pas l'exécuter comme elle est écrite, mais qu'on fait publiquement des lois secrètes pour y déroger? On a vu comment Foglietta avait déjà raisonné sur les textes écrits sans s'arrêter aux conventions tacites. 2 C'est le témoignage de Casoni; mais au contraire, suivant la Relazione de 1626 déjà citée, choisi par les anciens nobles parmi les nouveaux faute de mieux, il était désagréable à tout le monde. 3 Relazione déjà citée. 4 MS de la Bibl. R., n° 10439, sans date. On voit par le nom du doge de l'époque qu'elle se rapporte à 1573-1575. Réimprimé à Gênes, on vendait ce recueil sous le manteau avant la révolution de 1797. 5 Les talents de ce légat ont été vantés; on verra si dans cette occasion il mérita la louange.
CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. - Compromis. 1 Relation des ambassadeurs vénitiens à la cour de France. Tome II, page 392. L'ambassadeur Lippomani en parle à son sénat comme d'une chose certaine. Il ajoute que don Juan était appelé par des hommes qui avaient à Gênes bon pied et bonnes intelligences; et que si l'on ne fit rien, ce fut par la crainte de la jalousie qu'un tel établissement allait donner à tous les princes d'Italie. 2 Relation des ambassadeurs vénit. en France, (J. Michiels.) Tome II, page 252. 3 Ibid., page 252. 4 Ibid., page 232. 5 Le décret du roi d'Espagne est du 1er septembre 1575, cité dans un protocole du 20 septembre 1576. Palma Cayet, Collection Petitot, tome II, page 293. Nous avons quelques détails sur la pénible liquidation que les Génois obtinrent enfin pour leur créance. D'abord on leur soutint que, loin d'avoir rien à réclamer, ils étaient débiteurs de sept millions de ducats, ce qui, sans doute, aurait été fort extraordinaire. Il se trouvait qu'on avait enregistré à leur charge toutes les assignations successives qu'on leur avait destinées depuis 1560. Mais on avait oublié de les décharger de celles qui ne s'étaient pas réalisées ou qu'on avait révoquées. Il fallut un temps infini pour le faire reconnaître par les trésoriers espagnols. Enfin la dette fut avouée et fixée à douze millions de ducats en principal, quoique les créanciers se plaignissent qu'on leur fît tort sur le capital, outre qu'on leur retranchait les intérêts courus depuis 1575. On leur en accorda pour l'avenir sur la somme reconnue et jusqu'au moment où on les ferait jouir des nouvelles obligations qui leur furent promises. Ces assignations furent, pour une moitié de la dette, de quatorze par mille et de vingt par mille des produits de certaines gabelles, et pour les deux tiers de l'autre moitié, de trente par mille sur les revenus des salines d'Espagne. On se réservait de leur déléguer quelque autre rentrée pour payer le restant. L'auteur qui nous donne un peu obscurément ces détails ne dit pas si ces recouvrements devaient former un compte de clerc à maître, et durer jusqu'à l'amortissement de la créance, ou s'ils étaient abandonnés aux Génois pour un temps déterminé, à forfait et pour payement en bloc. Il est probable qu'on doit l'entendre de cette façon, puisqu'on voit que des intérêts n'étaient alloués que jusqu'au moment où les assignations seraient en cours. Il semble donc qu'elles devaient former pour le capital et les intérêts ultérieurs un marché aléatoire. On assure que les Génois y perdirent quelques millions de ducats, et l'on attribue à cette perte la décadence de plusieurs grandes maisons.
CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576. 1 Il y avait ouverture à quelques anoblissements extraordinaires pour des cas exceptionnels, et en faveur d'individus soumis au surplus à des prestations très considérables en faveur du trésor. 2 Je ne sais si c'est à la prud'homie du cardinal ou à la méticuleuse défiance de quelque Génois qu'on doit faire honneur de l'invention d'une forme de scrutin décrétée et imposée par les arbitres au milieu de tant de graves dispositions. Le vase doit être divisé en deux réceptacles. Dans l'un la boule approuve ou absout, dans l'autre elle rejette ou condamne. Une seule ouverture donne accès à la main qui, enfoncée, dépose le vote favorable on contraire sans qu'on puisse voir de quel côte elle a fléchi; et par la prévision constitutionnelle, les boules ne pouvaient être de bois ou d'autre matière retentissante, mais de laine ou de fil, afin que le bruit de leur chute n'éveillât jamais une oreille indiscrète; ce scrutin s'est religieusement conservé à Gênes. 3 MS de la Bibl. Royale: Relazione de 1626, déjà citée.
LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700) CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois. 1 Il n'y a rien à dire de l'agriculture génoise. La terre lui manque, et aucun effort ne pourrait tirer du sol la subsistance de la population. Entre la mer, ces hautes montagnes et leurs pentes rapides, il n'y a point de place pour la charrue. Là où se trouve un peu de terre végétale rapportée ou retenue, la bêche la divise en planches occupées alternativement par un peu d'orge, par quelques pieds de maïs et par des légumes, étroites lisières coupées par des ceps de vigne élevés sur dos pieux. Autour de Gênes, l'agriculture n'est que le jardinage. On y voit de beaux palais avec des jardins souvent sans ombrage, n'ayant autour d'eux que de misérables domaines. Il en est qui sont partagés en cinq ou six fermes exploitées par autant de familles, dont les baux n'excèdent pas cinq cents francs pour chacune, et où près de cent personnes vivent pauvrement de leur pénible culture. Il faut pour la nourriture des paysans compter sur les fruits du châtaignier et même du figuier. Quelques abris privilégiés ont l'oranger et le mûrier. Mais l'olivier seul donne au pays un riche produit qui mérite le nom de récolte. 2 On a vu dans le livre 1er, que c'est un vase antique apporté des croisades, dont la tradition a fait le plat de la sainte cène auquel Jésus et Judas mirent la main ensemble. 3 En 1278, la petite église Saint-Mathieu rétrécissait la place sur laquelle la famille Doria avait établi ses palais. Il convint de la porter un peu plus loin. Mais on ne voulait pas sacrifier des peintures précieuses par leur antiquité qui ornaient la voûte au-dessus de l'autel. En conséquence, ingenio habito, dit Stella, on transporta cette voûte tout entière à sa nouvelle place, à vingt brasses de l'ancienne. 4 Vingt façons de parler proverbiales conservent l'éloge et recommandent l'usage de la réserve; et l'on se complaît à en citer pour modèle la courte instruction donnée, dit-on, à un ambassadeur député à un congrès: ibis et redibis. 5 Un avocat ne plaidait point sans faire apporter devant le tribunal une corbeille pleine des auteurs qu'il se complaisait à citer. 6 Un beau conservatoire pour servir d'asile aux jeunes filles, dit des fieschines, est le dernier, si je ne me trompe, des établissements pieux dus à la charité d'un particulier. Il a été institué avec l'héritage et suivant le testament d'un Fieschi mort en 1765. Il laissait des créances sur la dette publique de plusieurs États, et il avait eu soin de stipuler que, si son conservatoire ne pouvait s'ériger, les hôpitaux, dans chaque État respectivement, hériteraient de ses créances. Les hospices de Paris étaient nommément appelés à profiter de ses rentes sur la France. Mais celles sur l'Angleterre devaient être transférées aux hôpitaux de Rome. 7 Dialogo dell'accademico Sforzato nel quale si ragiona… delle bellezze di alcune gentil donne. MS de la Bibl. Royale. Les dames génoises y sont énumérées par leur nom. L'ouvrage est, au surplus, des plus fades, et dans le manuscrit chaque majuscule est dorée. On trouve, au reste, dans Muratori, Scrip, ital. XIV, une longue diatribe d'un poète astésan qui, en deux cents vers latins, blâme les Génois de permettre à leurs filles de faire la conversation avec les jeunes gens qui passent sous leurs fenêtres, les avertissant même que parfois leurs rues étroites ont, à sa connaissance, facilité des entretiens de beaucoup plus près. 8 Dans les temps antiques, la femme, mère ou sans enfants, héritait du tiers des biens laissés par son mari; mais cette libéralité fut supprimée par une loi dès 1155. 9 Les sicaires (bravi) avaient toujours pullulé à Gênes. Dans un des pamphlets dirigés contre les anoblis de 1528, on discute gravement pour savoir si deux de ces nouveaux patriciens ont été bravi à la solde de certains anciens nobles, qui les ont fait écrire au livre d'or. Avant 1797, on voyait encore un reste de ces scélérats, bien connus, vivant tranquillement dans leur impunité; elle était si générale que, depuis dix ans avant cette époque, il n'y avait pas eu une seule sentence capitale exécutée; et cependant les violences, les coups de couteau et de fusil n'étaient pas rares à la campagne dans les querelles les plus insignifiantes. La cité même était plus d'une fois troublée par d'horribles guet-apens. A la réunion, la justice française, avec sa procédure publique (sans jury), en finit promptement de ces désordres; tout en frémissant de sa sévérité, le peuple génois avait appris à l'estimer et à s'y soumettre. 10 On trouve des tableaux de la population de la ville et du duché de Gênes dans la statistique des États du roi de Sardaigne, publication officielle dont le gouvernement de Turin a chargé une commission d'hommes de choix. Suivant les documents, dont les éléments, recueillis très-soigneusement, sont distribués avec intelligence, le nombre des habitants des provinces administratives entre lesquelles on a partagé le territoire de la ci- devant république, est de 674, 988. Sur ce total, le chiffre propre à la ville de Gênes est de 97, 261: on y ajoute 6, 000 pour la population flottante du port, et 11, 636 pour la garnison et les troupes de la marine, en tout 115, 257. M. Cevasco de Gênes, qui a donné de son côté une statistique de sa ville natale, attribue à Gênes, en 1836, 94, 488 habitants, et avec la garnison et la population du port, 113, 677. La commission officielle déclare qu'elle a inutilement cherché à comparer l'état actuel à la situation de l'époque antérieure. Elle n'a découvert aucune trace de recensement pour le passé. L'opinion commune du pays, et jusqu'aux almanachs, donnaient 96, 000 habitants à Gênes vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du présent. Sur quoi que se fondât cette croyance, on voit qu'elle s'écartait peu de ce qu'on trouve aujourd'hui. La Relazione manuscrite de la Bibliothèque du Roi, que nous avons souvent citée, assure qu'à Pâques 1626, il y avait eu à Gênes, dans les vingt- neuf paroisses, 44, 595 communiants des deux sexes, faisant avec 14, 934 enfants au-dessous de l'âge, 60, 528 individus; comptant à part le clergé, savoir: 589 prêtres de paroisses, 1867 moines, 1278 religieuses, outre un certain nombre de prêtres non attachés aux paroisses et qu'on n'a pu compter. (N. B. En 1797, il y avait à Gênes 594 moines et 632 religieuses, dans 70 maisons. ) La statistique de M. Cevasco, dont nous venons de parler, forme deux gros volumes, pleins de notices infiniment détaillées sur les professions exercées, sur le commerce, ses usages, ses marchandises, etc., toutes choses d'intérêt local et qui attestent beaucoup de recherches. Les notices historiques y sont fort abrégées et nécessairement incomplètes. L'auteur a enrichi son ouvrage des notes d'un jeune savant, M. Vincent Aliseri, sur l'origine des églises et de quelques autres anciens édifices de la ville.
CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero. 1 Charles Emmanuel (le Grand), 1580 à 1630. 2 Bannis ou bandits sont deux traductions d'un même mot. Le ban (bando), la proclamation qui bannit les coupables ne tardait pas à faire de leurs troupes ce que nous appelons des bandits ou brigands.- 3 Relazione esattissima, 1626. Manuscrit de la Bibl. Royale, n° 10439-3. L'ouvrage est anonyme, mais il est écrit pour satisfaire à l'obéissance et au service dont l'auteur est tenu. C'est un agent diplomatique ou un pensionnaire de quelque prince étranger. C'est, au reste, une statistique politique complète. L'auteur parle de sa longue connaissance de ce qu'il a vu; il produit des tableaux officiels, le compte même du budget du trésor public. Ainsi, ou il est Génois, ou il a longtemps habité le pays; et s'il n y est plus, il y conserve les plus grandes intelligences. La puissance inconnue pour laquelle il écrit pouvait être la Toscane. Le grand-duc ayant donné, en 1575, quelques secours au parti populaire, l'auteur, en rappelant ce fait, ajoute: «Il ne m'appartient pas de savoir dans quel esprit ce secours fut accordé.» Mais en 1626 et dans toute cette époque, la Toscane n'a joué à Gênes aucun rôle: il est plus probable qu'on écrivait pour la France, ou pour le duc de Savoie. La suite va nous montrer quel intérêt ces deux puissances pouvaient y avoir. Peut-être est-ce l'ouvrage de de Marini. On trouve dans la correspondance des chargés d'affaires français à Gênes beaucoup de mémoires de semblable nature faits par ces agents eux-mêmes, ou qu'ils se sont procurés. Mais celui-ci ne s'y trouve pas. Les correspondances diplomatiques avec Gênes recueillies commencent à l634. Il y en a un volume de 1633 parmi les MSS de la Bibl. du Roi. 4 Julien de Fornari, dans la conspiration Vachero. 5 Le roi d'Espagne se fit valoir auprès de ses nobles créanciers génois, de n'avoir pas appuyé les suppliques d'un certain nombre de leurs concitoyens qui le pressaient de s'intéresser pour les faire inscrire au livre d'or de leur patrie. 6 Dans les temps modernes les nobles avaient eu soin de s'attacher le bas peuple, particulièrement certaines corporations nombreuses, charbonniers et autres semblables. 7 Mémoires du cardinal de Richelieu, tome II, page 404. Édition de Petitot, 2e série, tome XXII. 8 Lettre de Phelippeaux à M. de Bullion, 12 mai 1625. - Conditions proposées par S. A. le duc de Savoie sur le fait de la diversion. - Mémoire envoyé par le roi sur les profits de la guerre. - MS de la Bibl. Roy. Collection de Brienne, tome XIV. Collection Dupuy, tome XLV. Richel., pages 421, 423. 9 «Les armées du roi ne passèrent pas jusqu'à Gênes, faute de l'armée de mer qui devait leur servir pour avoir des vivres.» Mém. Richel., tome II, page 448. - On trouve dans un mémoire au roi envoyé quelques mois après par Lesdiguières, que le duc et le connétable étaient en mauvaise intelligence. - Collect. Dupuy, tome XLVI, page 123. - On lit aussi dans une lettre manuscrite du chev. de Forbin, du 28 juillet 1625, datée de Ville-Franche, où il était avec les galères françaises: «Je ne sais comment tout se terminera, mais nos affaires sont fort décousues et en façon qu'on est déjà sur les reproches, disant que la France n'a pas fait pour cette belle entreprise tout ce qu'elle devoit et avoit promis. M. le connétable se meurt d'une dyssenterie, M. de Créquy est fort malade à Turin.» Collection Dupuy, tome XLV, page 224. 10 «L'avis n'étoit pas angélique, aussi Marini, qui en étoit l'auteur, n'étoit pas fort consommé en spiritualité.» Mém. de Richelieu, tome V, page 452. 11 4 octobre 1625. Collect. Dupuy, tome XLV. 12 En 1634 trois nobles génois demandent au roi de France la libération de douze mille cinq cents francs de rentes sur l'hôtel de ville qu'on leur retenait au profit du Claude de Marini en représailles de la valeur de sa maison démolie en 1626, laquelle, assurent-ils, ne valait pas cette somme. Archives des aff. étr. 13 Mém. de Richelieu, tome III, page 158. 14 Ph. Cattaneo, Jérôme Saoli, f. Serra, les frères Moneglia. 15 Lettre manuscrite du 18 juillet 1528. Collect. Dupuy, tome XLV, page 220. 16 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 338, 340, 343, 375, 379, 380. 17 Ibid., page 340. 18 Ibid. 19 Congiura del Vachero descritta da Rafaele della Torre. Bibl. Roy., ms. n° 10438. (L'auteur est un des sénateurs qui avaient instruit le procès.) 20 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 271, 403. 21 Ibid., tome V, page 254. 22 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 427, 442, 457, 472, 479; tome V, page 427. 23 Ibid., tome VI, page 488. 24 Ibid., page 247.
CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république. 1 Collect. Dupuy, tome XLV, page 213. Brienne, tome XIV, page 426. 2 Collect. de Brienne, tome XIV, pages 428, 433. 3 27 novembre 1631. Collect. Brienne, tome XXIV, pages 427, 433. 4 Négociations de M. de Sabran à Gênes en 1633. MS de la Bibliothèque du Roi, MS 93333. 5 Collect. Brienne, tome XIV, page 435. 6 Négociations de M. de Sabran à Gênes, 1633. MS 93333. 7 Si Giustiniani servait mal, il faut avouer qu'on ne le payait pas mieux. Pressé par le besoin, après les sollicitations les plus rampantes, demandant tantôt une seigneurie en France, tantôt un bénéfice pour son fils qu'il avait envoyé à Paris, il avait pris le parti d'écrire au haut de chacune de ses lettres hebdomadaires une formule analogue au delenda Carthago, pour réclamer ses traitements toujours arriérés. Il paraît que cela ne lui réussit guère mieux; aussi à la mort de Mazarin, que toute la vie il avait appelé son bon maître, son Mécène, écrivant a Lionne, il s'avisa de se répandre en reproches contre l'avarice et l'ingratitude du cardinal. Cette témérité lui valut une sévère réprimande, et l'avis que la correspondance cesserait sur-le-champ, s'il se permettait de nouveau une semblable licence contre la mémoire d'un grand ministre cher au roi. Gianettino se le tint pour dit. Il continua son office; son fils même lui fut adjoint et le seconda. Celui-ci obtint des lettres de naturalisation. En 1672, Louis XIV nomma un ministre à Gênes; cependant la correspondance de Giustiniani ne cessa pas entièrement. Quand il n'y avait pas de chargé d'affaires, il en tenait lieu, et nous le verrons enfin rendre d'assez mauvais services à la république. Il en peignait les chefs comme absolument vendus à l'Espagne. Ses derniers témoignages peuvent avoir contribué à envenimer les mécontentements de Louis XIV. 8 Archives des aff. étr. 9 «Le duc de Savoie peut envoyer quelques bandits surprendre à Gênes les correspondants des quatre banquiers génois de l'Espagne, et saccager leurs maisons qu'on leur indiquera;» c'est une proposition faite à la France dans un petit mémoire intitulé: «Pour empêcher que les Génois ne prêtent secours de deniers aux Espagnols.» - Bibl. Royale, collection Dupuy, 463. Jean-Paul Balbi, noble génois, mais perdu de crimes et scélérat consommé, fut condamné par contumace, en 1648, à la peine capitale. Une inscription infamante le déclara traître à la patrie. On prétendit qu'il avait offert au cardinal Mazarin de lui ouvrir les portes de Gênes, que le cardinal avait hésité, lui avait donné même quelque argent, et, réflexion faite, avait rejeté le projet. On dit qu'après sa fuite et l'éclat du procès, Balbi ayant demandé un subside au cardinal, celui-ci lui envoya 50 écus: c'est la mesure de l'importance qu'on accordait à cet aventurier. Il ne s'en vantait pas moins d'avoir été destiné à être archiduc de Gênes. 10 Soixante mille personnes, deux cents nobles, dont sept sénateurs, grand nombre de marchands; les trois quarts du bas peuple, le clergé de toute espèce presque entier. Pour un million d'effets brûlés, outre l'argent et la vaisselle volés dans les maisons abandonnées. Lettres de Giustiniani, chargé d'aff. Mais en 1658, il s'étonne du concours d'artisans et d'étrangers qui vinrent remplir le vide de la population. En six mois il n'y paraissait plus. 11 On fit une loi expresse pour défendre au doge de recevoir aucun message qui ne serait pas adressé sous les formules exigées. En s'excusant sur l'obéissance due à cette loi, on renvoya une lettre du roi de France dont on savait que le contenu était agréable, mais qui par erreur était adressée à ses chers et bons amis. On suppliait de refaire la lettre avec la formule: chers et grands amis. 12 Les traditions avaient donné le nom de roi aux chefs arabes qui avaient jadis occupé la Sardaigne et la Corse. Ces îles comptaient donc pour des royaumes. Muratori (dissertation 32) cite des actes du moyen âge dans lesquels des princes ou seigneurs plus ou moins connus, ayant la Corse en tout ou en partie dans leurs seigneuries, sont intitulés rois. 13 On trouve dans les bizarres Raguagli del Parnasso (1627) de Bocalini, et dans une polémique de pamphlets qui s'ensuivirent, les premières traces de cette prétention et des oppositions quelle souleva. MS de la Bibl. roy., n° 10436. 14 Suivant la correspondance de la légation française, le peuple, en effet, aurait volontiers lapidé l'inquisiteur.
CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission. 1 Archives des aff. étr. 2 Les Génois reconnaissaient que, dans ces premières expéditions ils n'avaient eu quelques profits que sur les louis d'or portés au Levant; mais, ajoutaient-ils, ce profit avait cessé depuis que les Turcs s'étaient aperçus qu'on leur fournissait beaucoup de louis faux. Le gouvernement de Gênes s'était abstenu de donner aucun avis sur cette négociation à son ministre à Paris, alors un Doria; en sorte que celui- ci, fréquemment, interpellé à ce sujet, pouvait toujours répondre conformément à la vérité, qu'on ne lui en avait pas écrit le moindre mot. Le ministre des affaires étrangères écrivait à ce Doria, le 19 mai 1667, d'une manière assez pressante: «J'ai reçu hier au soir un billet du roi qui m'ordonne de m'éclaircir d'une chose dont vous êtes sans doute bien informé, qui est de savoir de vous si l'intention de la sérénissime république est de garder et d'observer avec la Porte Ottomane le traité que M. le marquis Durazzo s'étant mis à la suite d'un ambassadeur de l'empereur a fait avec la susdite Porte; lequel traité se trouve directement contraire aux capitulations qui ont été depuis des siècles entre cette couronne et les empereurs ottomans, et d'ailleurs très-préjudiciable au commerce de la France au Levant.» Les explications que cette demande provoquait ne paraissent point dans les correspondances de la légation française. Elles auront passé sans doute du sénat de Gênes à son envoyé à Paris, et de celui-ci au ministre du roi. Il est probable que Gênes aura fait des concessions, ou qu'on se sera aperçu du peu de succès de cette négociation orientale; car la république ayant nommé Pompeo Giustiniani résident à Constantinople, Gianettino Giustiniani, son parent, demande, le 1er décembre 1670, que ce résident soit recommandé à l'ambassadeur de France. 3 Archives des aff. étr., 1670. 4 «Le sujet de la guerre qui peut être le plus véritable, l'entreprise sur Savone, a toujours été caché par le duc et ne doit pas même être publié par les écrits qui sont tombés entre les mains des Génois et dont vous m'avez envoyé copie, etc.» Dépèche du ministre à Gaumont, 30 septembre 1672. Arch. des aff. étr. 5 Arch. des aff. étr. Gênes, 1673, supplément. 6 Ibid. 7 Archives des aff. étr., 1680. 8 On consacra à cette dépense des rentes que certaines familles nobles, en vertu de fondations antiques, devaient fournir annuellement pour être employées au bien public. 9 Tabarca avait été acquise par André Doria pour la rançon d'un pacha qu'il avait fait prisonnier. L'île avait été vendue à la famille Lomellini. En 1731, elle voulait la revendre a la France, et on avait lieu de croire que le bey de Tunis le trouverait bon. Cette proposition n'eut pas de suite. En 1741, les Tunisiens conquirent l'île et détruisirent la forteresse. Arch. aff. étr. 10 «Comme ils sont pointilleux à Gênes, il suffiroit peut-être de les harceler, ou sur l'intérêt des limites de quelque prince voisin, ou sur rétablissement d'une escadre de galères françaises dans la darse, à l'exclusion entière et perpétuelle des Espagnols, ou sur les prétentions des particuliers opprimés par eux, comme le comte Fiesque ou de semblables, ou sur la reconnaissance de leur ancien souverain, qui est le roi, pour le payement ou la soumission d'un tribut, ou la réception d'une garnison dans Gênes, ou la demande d'un ou plusieurs de leurs ports, ou l'exclusion de leur ville de leurs citoyens qu'on croiroit les plus habiles et les plus hardis. Et comme ils échapperoient infailliblement, si on exigeoit d'eux tant de choses, ou pourroit avoir de nouveaux motifs de les attaquer.» Arch. aff. étr. vol. 1681. Le mémoire est sans date. 11 C'est en ces termes que Saint-Olon nous apprend la fin de la longue mission de Giustiniani: on ne trouve aucun autre document à ce sujet. 12 Suivant M. Sue, M. de Riom, après des intrigues de cour peu honorables, avait obtenu le privilège du sel dans les États du duc de Mantoue; et les Génois, qui y fournissaient ordinairement cette denrée, refusaient le transit qui allait leur faire perdre leur débouché. Cet intérêt privé n'en devint pas moins un des griefs principaux du monarque et surtout des ministres et de leurs alentours. (Histoire de la marine française) Après le bombardement et le raccommodement, on trouve que M. de Riom, étant à Gênes, fit, au nom de la ferme générale, un traité pour fournir à l'administration de Saint-George une quantité considérable de sel en six ans. Gênes faisait cette affaire, disait-on, dans la vue de plaire au roi. Arch. des aff. étr., 6 nov. 1686. 13 Dans les négociations qui suivirent le bombardement, le projet de faire entrer les Génois dans la trêve de vingt ans fut repris. Un article séparé fut rédigé, qui leur garantissait leurs possessions, après toutefois qu'ils auraient fait au roi desideratam satisfactionem. On trouve dans une note diplomatique que les négociateurs avaient jugé cette expression trop ample. Mais, d'autre part, on faisait remarquer que jusque-là, depuis François Ier la France n'avait qualifié les Génois que par leur nom, Genuenses. La rédaction proposée mentionnait la république de Gênes. Le roi entendait-il bien la reconnaître comme telle dans un acte politique de cette importance, ce qui impliquait l'abandon des anciens droits? Enfin, il était dit qu'il renonçait à prendre pour lui, sibi, aucune place de leur territoire. Cela l'empêcherait-il de les donner à d'autres? au duc de Savoie? 14 Saint-Olon recourait, en se recommandant au ministre, aux lamentations les plus désespérées du psalmiste en détresse. «Aut non longe fac auxilium tuum a me, et defensionem meam adspice, aut eripe me a gente dolosa.» 15 Quatorze vaisseaux, dix galiotes, deux brûlots, deux frégates, huit flûtes, trente-huit bateaux, dix felouques, vingt galères. (Détail de ce qui s'est passé devant Gênes depuis le 17 mai que l'armée y est arrivée jusqu'au 28 qu'elle en est repartie.) C'est le bulletin officiel, comme nous disons aujourd'hui, recueilli par Clérambault. Bibl. du Roi. Vol. 237, page 319, cité par M. Sue, Histoire de la marine française, page 191. 16 Le doge se retira à l'Albergo des Pauvres, sur une hauteur en arrière de la ville. On y transporta le trésor de Saint-George. La prodigieuse confusion qui régna, quelques désordres, des violences et le pillage de quelques maisons françaises sont racontés dans la dépêche de M. Lenoir, envoyé à Gênes par le ministère des affaires étrangères dans l'intervalle du bombardement au traité. Cette lettre, qui est aux archives, a été citée par M. Sue, page 195. 17 Le traité fut signé le 12 février 1685. La réception du doge eut lieu le 15 mai suivant.
LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 - 1815) CHAPITRE I. - Guerre de la succession. 1 Il leur avait fait envoyer jusqu'à la formule de cette garantie, telle qu'ils auraient à la donner. 2 Bateau propre à la pêche du corail. 3 «Tous navires qui se trouvent chargés d'effets appartenant à nos ennemis seront de bonne prise.» Ordonnance de la marine de 1681, liv. 3, titre 9, art. 13. Cette déclaration violente, contraire aux dispositions de l'antique législation, dont le Consulat de la mer est le monument commun à tant de peuples, se trouvait en France dans le Guidon de la mer et dans plusieurs ordonnances antérieures à celle de Louis XIV. A la paix d'Utrecht, les principes contraires prévalurent: il y fut réglé que le pavillon couvre la marchandise. Mais cette sauvegarde du droit des neutres à subi depuis de nombreux empiétements. Au surplus, l'abus de la course dans la Méditerranée, les bateaux d'Oneille, les prétendus corsaires qui ne s'attaquent qu'aux neutres, tous ces inconvénients, retombant sur le commerce français lui-même, se sont renouvelés de nos jours tels qu'on les signalait dans la guerre de la succesion, et c'est ce qui m'a induit à en parler avec quelque détail. 4 L'envoyé de France écrivait plus tard: «Dans le peuple et surtout dans les gens de mer, il n'en est pas un qui ne nous baisse à la mort. De même chez les religieux: s'il y a quelque génialiste pour nous, c'est dans les maisons reniées: mais dans les mendiants, tous sans exception sont nos ennemis jusqu'à la fureur.» Au reste, il explique fort singulièrement la haine du clergé, par son aversion pour la sévérité de moeurs et d'habitudes que les Français exigent des ecclésiastiques. 5 Du 7 mars 1707. 6 Continuazione del Compendio delle Storie de Genova (Accinelli), page 8. 7 L'envoyé génois à Vienne. 8 Archives des aff. étr. 9 Les galères de Tursi et lui-même étaient restés au service de Philippe V; mais l'escadre demeurait inutile dans la darse de Gênes. Tursi n'était pas payé, tandis que de toutes parts ses revenus étaient séquestrés. Après la paix d'Utrecht, la cour d'Espagne lui donna congé sans lui rembourser sa créance. Louis XIV le prit à son service, mais peu de mois après, à la mort de ce monarque, le régent reconnut qu'il n'y avait aucune raison de continuer cette dépense. Tursi eut le titre de lieutenant général en France. La république acheta ce qui restait de ses galères. Il rentra dans ses biens séquestrés, mais il fallut plaider au sujet des 8000 ducats de rente dont ils avaient été grevés au profit de Fieschi. 10 Mémoires de Tessé, tome II, page 279, édition de Petitot. 11 Ce prix, suivant la correspondance diplomatique, était de 2, 200, 000 florins (environ 5 millions de francs), ou de 1, 200, 000 piastres (environ 6 millions) suivant Kock, Tableau des révolutions, tome II, p. 333. Il cite Lunig, Code dipl., tome 1, p. 2375. Les Génois avaient six mois de terme pour payer la seconde moitié du prix, et ils comptaient bien mettre ce délai à profit pour voir s'il ne surviendrait pas quelque événement qui troublât la jouissance de la propriété achetée. Mais, en attendant, l'empereur les obligea à prendre immédiatement l'investiture féodale, ce qui leur coûta soixante mille écus qu'ils auraient volontiers épargnés. 12 La république, jusqu'à ses derniers temps, a eu en effet des théologiens à qui le sénat et les conseils soumettaient les cas de conscience, quand il s'en rencontrait dans les affaires du gouvernement. Pendant la guerre maritime, les croisières anglaises avaient pris des navires dont les cargaisons de propriété espagnole étaient masquées sous des noms génois. On demanda si, en conscience, les Génois qui avaient prêté leur nom pouvaient maintenir la simulation sous serment. Les théologiens décidèrent qu'on le pouvait vu les circonstances; et il paraît qu'ils avaient eu en cela quelque considération à la religion des capteurs hérétiques qu'il s'agissait de frustrer. Sous le régime démagogique d'une des phases de la révolution de 1797, les théologiens de la république furent appelés pour faire le décompte des créances dues sur les biens confisqués des émigrés. Or, comme tout intérêt au-dessus du taux légal est un péché, quand il se trouvait des rentes viagères constituées à 9 ou 10 pour cent, ils appliquaient à l'extinction du capital tout ce que le créancier avait reçu au delà de 4 pour cent. Si la rente était un peu ancienne, le créancier était exposé à se trouver débiteur et obligé a rapport. 13 Les fours publics occupaient alors une partie de l'étendue actuelle du port franc. On les transporta, en 1725, à la place qu'ils ont occupée jusqu'à la réunion de Gênes à l'empire français. Le monopole de la vente du pain ayant fini alors, l'édifice des fours devint l'hôtel des monnaies. 14 Voici deux faits qui peuvent servir à l'histoire des arts en France, autant qu'à celle de l'industrie génoise à celle époque. En 1712 on s'adressait de Paris à Gênes pour avoir des renseignements sur la fabrication du papier. «Faites-moi le plaisir, écrivait le ministre à l'envoyé français, de découvrir, si, en cas de besoin, on pourrait persuader à quelques ouvriers habiles de venir travailler en France, et quelles conditions ils demanderaient.» En 1742 Vaucanson était à Gênes pour y voir «la manufacture du damas et du velours, et surtout les fers pour tailler le velours, dont nous n'avons pas le secret en France.» Mém. des arch. des aff. étr. La manufacture de velours a conservé son lustre à Gênes. Celle du papier y était connue depuis plusieurs siècles, comme nous avons eu occasion de le remarquer ci-devant; mais elle était restée stationnaire. Et même au commencement du XVIIIe siècle il est étrange que la France eût à envier les ouvriers génois. Il est du moins certain qu'au commencement du XIXe, depuis cinquante ans Gênes n'avait de papier fin qu'en le tirant de France.
CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire. 1 Il n'y eut pas de manifeste formel. On fit circuler d'abord une lettre (anonyme) d'un noble génois, où les résolutions de la république étaient énergiquement exprimées. Mais on désavoua cette oeuvre, considérée comme trop téméraire, et, sous la même forme de lettre, on en imprima une autre plus modérée, c'est-à-dire moins digne et plus timide. 2 Tableau de la guerre d'Italie (du chevalier Power), 1784, tome II, p. 205. On y avance que deux courriers consécutifs avaient ordonné aux généraux espagnols de tenir dans Gênes. Ils ne crurent pas pouvoir obéir au premier ordre; le second les trouva dans leur retraite en deçà de Gênes. L'auteur est un témoin oculaire. M. de Maillebois était venu voir à Gênes ce qu'on pourrait faire pour défendre la ville. Il avait avoué à l'envoyé de France qu'on n'était pas en état de la garantir longtemps. Il pensait que les Génois n'avaient rien de mieux à faire que de traiter avec les ennemis, mais, ajoutait-il, ce n'est pas à nous de le leur dire. Archives des aff. étr. 3 Voulez-vous que je commence? Cette question semble indiquer qu'une résolution d'agir était prise par avance parmi le peuple, et que la seule occasion de l'exécution fut inattendue. L'envoyé de France, en effet, avait écrit, il y avait trois semaines, qu'un Suisse, officier supérieur dans les troupes désarmées de la république, était venu lui demander si le peuple pouvait compter sur les secours de la France, en cas qu'il chassât ses oppresseurs. Cet officier avait avoué que les exactions et les insultes des Allemands avaient fait leur effet sur le public, qu'on verrait un soulèvement, et qu'il espérait n'y être pas inutile. Était-ce avec la secrète intelligence du gouvernement? Rien ne vient le faire croire. L'envoyé français était resté à Gênes; Botta lui avait fait dire qu'il y serait en sûreté, mais qu'il devait ne se mêler de rien. Le sénat, comme on peut le croire, n'entretenait plus de relations avec lui; mais a l'insurrection il se trouva naturellement en rapport avec les populaires, si bien qu'il porta en dépense 48, 000 francs qu'il avait pris sur lui de distribuer à des combattants de la plus vile populace, ce sont ses termes.
CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection. 1 L'envoyé de France de bonne heure avait conseillé aux nobles de s'assurer des chefs populaires en faisant entrer dans le gouvernement quelques-uns des leurs. 2 A raison de 200, 000 francs par mois à concurrence d'un million, outre 300, 000 francs d'abord envoyés. Louis XV avait exigé que l'Espagne fournît un pareil secours; mais ce contingent fut très-mal payé. 3 M. de Boufflers voulait mettre la main sur ces subsides qu'il trouvait médiocrement bien employés. Il recula devant la jalousie du sénat. M. de Richelieu fut plus hardi; il disposa seul de l'argent. 4 La première action de Boufflers surprit beaucoup le pays. Il reçut du gouvernement un énorme rinfresco: son premier mouvement fut de renvoyer toutes ces corbeilles, ne voulant pas, écrit-il, en ces matières agir comme les Autrichiens. Mais il a su que c'est une étiquette obligatoire et qui ne se refuse pas. Il s'est donc contenté de donner cent sequins d'étrennes aux porteurs, et il a envoyé les viandes aux hôpitaux, ce qui a fait bon effet. 5 Curlo. Ce jugement est sévère. 6 «Ils craignent, écrit-il, la pluie, la fatigue, et même plus, je crois, les coups de fusil. On cherche en vain a les enrégimenter pour les amener en dehors. Nous avons deux mille habits; nous n'avons pas trouvé deux cents hommes qui aient voulu les endosser et se donner les airs de soldats.» 7 On prit sa maladie pour un érésipèle: on le traita en conséquence. 8 Le roi de Sardaigne avait demandé à prendre sur eux la portion du territoire qui séparait ses deux possessions d'Oneille de Loan. Ils voulaient à leur tour avoir Loan et quelques petits fiefs enclavés dans leur territoire. Les deux demandes furent réputées indiscrètes. 9 Les billets avaient perdu jusqu'à cinquante pour cent; des spéculateurs les ayant achetés à ce prix les venaient porter à la banque en compte courant pour leur valeur nominale, dans l'espérance d'échapper à la liquidation qu'on en pourrait faire. Le 29 août 1748 les protecteurs de Saint-George défendirent de donner crédit dans les comptes courants aux porteurs de billets. 10 On créa à Saint-George un nouveau monte où le public apporta ses billets. La banque en paya un intérêt annuel de deux pour cent jusqu'au remboursement. Ou augmenta certains impôts indirects, on s'imposa une taxe extraordinaire de deux pour mille sur les biens des citoyens de la ville et de son district; un et demi pour mille sur les biens ecclésiastiques. Tous ces produits se versaient au monte, et, déduction faite du service de l'intérêt, toutes les rentrées servaient à l'extinction du capital. Pour la hâter on ne prenait sur le monte qu'une moitié des intérêts (un pour cent); l'autre moitié était fournie par la banque sur ses revenus ordinaires qu'on lui avait rendus. Cette liquidation se monta à 13,400,000 francs, valeur des billets ou de soldes de compte courant compris dans la suspension. La république fit en même temps une liquidation de ses dettes propres. Elle créa pour 6,600,000 livres, trente-trois mille actions nouvelles, qui s'éteignirent par un procédé analogue. Peu d'années auparavant, il existait 405 mille actions de Saint-George appartenant soit aux particuliers, soit aux corporations, répondant à 40,800,000 livres de la monnaie du XVe siècle, ou plus de 80 millions monnaie de banque de nos jours. La banque avait en outre retiré 71,000 actions rentrées en propriété à Saint-George ou qui, échues à la république, avaient été rétrocédées par elle à Saint-George. 11 L'interruption de la circulation des billets de banque obligea le commerce à recourir aux espèces d'or et d'argent, et les engagements se stipulèrent en monnaie hors banque (fuori banco), ce qui continua après même que les billets de la banque eurent reparu et repris leur valeur. Cent livres de banque ou cent vingt-cinq livres de monnaie légale (bonne monnaie) hors banque étaient une même valeur. 12 M. de Guymon, un des envoyés de France. 13 Nous avons cité Richelieu; Les jugements consignés dans ses lettres autographes méritent d'être conservés. Il aimait Gênes, mais il se plaignait souvent. Il avertissait qu'il ne fallait pas attendre des Génois de la reconnaissance de ce qu'on faisait pour eux. «Quelque danger que leur fasse courir la retraite des troupes françoises, il ne faut pas laisser chez eux un seul de nos soldats, ils croiroient qu'on a dessein de les opprimer.» Il juge sévèrement la cohue du conseil, mais il ajoute avec bienveillance qu'a Gênes la mauvaise administration doit être séparée de la mauvaise volonté. S'élevant ensuite à une politique plus vaste et plus prévoyante, il pense que ce pays est trop méconnu; que s'il n'offre pas de grands avantages pour entreprendre une guerre offensive au delà des Alpes, il en a d'immenses comme point d'appui pour tenir en paix la haute Italie. Cependant les Génois sont trop faibles désormais pour se soutenir seuls. Ils ont besoin d'un maître. Loin de les livrer au plus ambitieux de ses voisins, si l'on ne peut se passer du roi de Sardaigne, il conviendra toujours de déclarer à ce prince, en reconnaissant qu'il peut être utile aux desseins de la France, qu'il n'y est pas nécessaire. Enfin, la meilleure combinaison, selon Richelieu (au temps où il écrivait, serait d'unir ou de fédérer les Génois avec l'infant duc de Parme sous la direction du roi de France). C'est son dernier mot. La cour se contenta, sur cette dernière idée, de répondre que c'était une discussion à ajourner. 14 Voyez au chapitre 5. 15 C'est le prédécesseur du cardinal Spina à l'archevêché. 16 Le pape excommuniait l'infant duc de Parme; le roi de France s'emparait d'Avignon.
CHAPITRE IV. - Guerre de Corse. 1 Lettre du 8 mars 1735. 2 Lettre du 22 mars. 3 Lettre du 6 décembre 1735. 4 Dix petites pièces d'artillerie, 1, 500 fusils, 100 quintaux de poudre. 5 Déclaration de Richard de Guernesey, l'un des secrétaires de Théodore, qui s'était séparé de lui à Livourne.
CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île. 1 Lettres des 15 octobre 1748 et 17 février 1749. 2 M. de Cursay, que le ministre avait voulu appeler à Paris sous un prétexte, mais dans le dessein de le retirer de la Corse, fut arrêté, par ordre du roi, au milieu de son commandement. Il fut envoyé prisonnier à Antibes. Plus tard, il fut employé de nouveau, et pleinement justifié, dit-on. Il avait été, en faveur des Corses et contre l'esprit des traités, d'une partialité évidente. Mais aussi, personne n'avait mieux réussi à concilier les Corses a la France. 3 On trouve aux archives le traité dans cet état. 4 C'est Augustin Lomellin, son mérite éminent, et les beaux jardins qu'il avait créés à Pegli, près de Gênes, qui fournissent le sujet de la 13e lettre sur l'Italie du président Dupaty, 1785. 5 Lettres de J. -J. Rousseau à Buttafuoco. 6 Du 6 août 1764. Wenke, t. III, p. 486. 7 M. de Valcroissant. 8 Sous la date du 9 décembre 1763. 9 Sous la date de février 1764. 10 Du 15 mai 1768. Wenke, t. III, p. 374. 11 Le secrétaire d'État ayant fait bâtir, peu après, une belle maison de campagne, on prétendit que les pierres en parlaient français. Ce dicton populaire se répétait même trente ans après l'événement.
CHAPITRE VI. - Dernières années de la république. 1 Après m'être attaché à caractériser le commerce de Gênes de siècle en siècle, je n'ai pu m'abstenir, au hasard de quelques répétitions, de tracer le dernier tableau de ses prospérités au moment où les révolutions allaient les détruire. 2 Tout dépôt à la banque, toute marchandise inscrite à la douane était insaisissable. Sous le privilège du port franc, on ne pouvait être contraint pour des dettes antérieures contractées au dehors. Matériellement, le port franc est une enceinte de magasins où, sous la garde, publique et les clefs de la douane, toutes les marchandises étrangères sont admises gratuitement, d'où elles peuvent passer ou retourner à l'étranger, par terre et par mer, presque sans formalités, et sous les plus modiques redevances. La sortie pour la consommation est seule assujettie à des droits, et à l'époque dont nous parlons ces droits n'avaient rien d'exorbitant. 3 Dans certains gros bourgs peuplés de navigateurs, non-seulement ces armements, suivant un antique usage, étaient faits au moyen de souscriptions ouvertes à tous les habitants et où communément la Madone avait une action gratuite; mais une souscription séparée dotait le bâtiment d'un capital destiné au négoce. Le capitaine en voyage disposait de ce fonds de roulement suivant son intelligence et en rendait compte suivant sa fidélité. Il employait les deniers en achats faits dans un port, pour aller vendre dans un autre. Il exploitait la fertilité de la Sicile; il visitait la côte d'Espagne ou le Levant. D'autres fois, trouvant à employer avantageusement le navire en le louant simplement pour le transport des marchandises d'autrui, il resserrait son argent et le conservait en nature. Aucune de ces associations n'était écrite. 4 Un banquier proposait les emprunts: un gros capitaliste en débattait les conditions, et, en se faisant allouer, à son profit personnel, une prime sur tout le montant de l'emprunt pour prix de l'impulsion qu'il donnait, il stipulait le contrat en le souscrivant pour une forte somme; le reste des prêteurs venait souscrire à sa suite. 5 La suppression de l'ordre des jésuites avait fait éprouver aux capitalistes de Gênes une perte aussi singulière que cruelle. On sait quel était le crédit des bons pères dans les familles génoises qui avaient adopté leur direction. Ils disposaient encore mieux des administrations d'un grand nombre d'établissements pieux, oratoires, écoles, qui, tous richement dotes, avaient à placer leur pécule. Les jésuites, qui se mêlaient de toutes choses, avaient persuade à leur dévote clientèle de leur abandonner ce soin. Ils avaient réuni tout cet argent et l'avaient employé dans les emprunts de Vienne en masse, sous leur propre nom; ils répartissaient les produits annuels aux intéressés. A la destruction de l'ordre, ces fonds furent confondus dans la confiscation des biens des jésuites que la reine de Hongrie s'adjugea chez elle. Jamais la cour de Vienne ne voulut entendre à aucune réclamation, ni admettre aucune preuve sur cette interposition de personne. Les vrais propriétaires sont restes dépouillés. Quand la guerre de la révolution française survint, peu à peu toutes les puissances suspendirent le remboursement de leurs emprunts et même le service des intérêts. Cela arriva du plus au moins à Vienne, à Rome, à Naples, en Danemarck. Londres séquestra les créances des pays soumis à l'influence française. On peut prendre une idée des conséquences de ces suspensions par un exemple. Un collège particulier, fondation d'une riche famille de Gênes, avait eu jusqu'à 1, 200, 000 francs de capitaux placés. Il eut une large part à la malencontreuse opération des jésuites; mais, en 1805, il ne percevait plus, de tous ses placements épars, qu'environ 1, 600 francs de rente, débris du tiers consolidé des rentes françaises que l'établissement avait possédées. 6 A cette époque, la France avait à Gênes un ministre dont l'abord farouche et la parole acerbe représentaient à merveille la république de la terreur et de la propagande: mais au fond il était bien plus politique avisé que républicain fanatique. A l'événement de la Modeste, il éclata en protestations et en menaces; mais il expédia promptement un messager délié et sûr aux représentants de la convention qui dirigeaient l'armée de Nice. On les trouva ne parlant que de déclarer la guerre à Gênes, emprisonnant, séquestrant tout ce qui se trouvait sous leurs mains. L'envoyé ne venait pas excuser les Génois; loin de là, il venait concerter les mesures à prendre pour leur punition. Sans doute, l'armée était prête à fondre sur leur territoire et en état de marcher sur leur ville?… Les représentants avouèrent que non; on n'avait pu dépasser les environs de Nice, et l'on ne saurait aller en avant, avant d'avoir reçu des renforts et des approvisionnements. Il fallut donc reconnaître que la vengeance serait forcément différée. Mais, en ce cas, puisqu'en prenant des mesures sévères, on affectait de rompre absolument avec les Génois, cela faisait supposer qu'on n'avait plus besoin, ni à l'armée ni dans le midi de la France, de leurs secours, de leurs navigateurs, de leurs magasins qui, jusque-là, fournissaient des grains, des farines, des denrées de toute espèce, apportées ou en bravant la présence ou en trompant la vigilance des escadres anglaises…. Les représentants convinrent que la subsistance de l'armée, comme celle de nos départements méridionaux où le maximum et les assignats avaient laissé la famine, se fondaient sur les approvisionnements apportés par les Génois. On leur fît donc sentir la nécessité de ne pas se priver de cette ressource. Les séquestres furent levés, les commerçants et les navigateurs furent caressés, et l'on se contenta de tenir ouverte la querelle diplomatique envers le gouvernement. 7 Plusieurs avaient reçu leur éducation au collège de Sorèze. 8 Les danses qui portent le nom d'anglaises ne furent plus souffertes nulle part, et l'autorité vit de bon oeil cette puérilité. 9 Il fallut ressusciter et appliquer à la rigueur une vieille loi d'amendes et d'arrêts forcés pour obliger l'avant-dernier doge (Doria) à accepter sa nomination. 10 Mémoires de Bourienne, liv. 1er, ch. 10. 11 Patriotoni. On les appelait aussi cappelli storti (chapeaux de travers). 12 L'État avait repris les revenus ci-devant affectés à la maison de Saint-George, dont les créanciers et les actionnaires furent déclarés créanciers de la nation. Mais c'était une liquidation à faire, et en attendant, c'était une sorte de banqueroute qui compromettait un grand nombre de familles. A peu près en même temps, une loi déclara la dissolution des fidéicommis, la moitié du capital de chacun devenant libre immédiatement sur la tête du titulaire, et la seconde moitié devant le devenir sur la tête du premier successeur. Cette faculté imprévue de disposer de fonds si longtemps inaliénables parait avoir été une cause de dilapidations et de ruines, surtout dans une circonstance où la valeur des actions de la banque, qui généralement constituaient ces placements, se réduisait de jour en jour et s'annulait presque. En 1804, le gouvernement ligurien opéra une liquidation, imagina un mode d'amortissement, et, en attendant, assigna aux actions un dividende fixe de 4 liv. 10 s. (3 fr. 60 c); mais à la réunion à la France, en 1805, l'empereur appliqua a cette créance (par quelle assimilation? Dieu le sait) la réduction des deux tiers propre à la dette consolidée française. Voilà à quoi se réduisirent les actions de la banque de Saint-George, les majorats, et plus d'une fortune. 13 La réunion eut lieu au milieu de 1806. Dans cette année, on constata encore l'entrée au port franc de Gênes de 130,826 fardeaux de marchandises; en 1807, seulement de 75,604; en 1808, de 24,324. 14 Ici, comme au récit de l'insurrection de 1746, j'ai cru pouvoir reproduire quelques passages de deux notices que l'académie du Gard a bien voulu accueillir dans ses recueils.
ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux armées autrichienne et française en Italie. 1 C'est la capitulation de l'armée autrichienne à Alexandrie.
CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
ceux de Sa Majesté Sarde
1 Cet Acte se trouve aussi comme Annexe de l'art. IV du Traité de Sa
Majesté le Roi de Sardaigne du 20 mai 1815.
End of Project Gutenberg's Histore de la République de Gênes, by Émile Vincens