Title : La Tête-Plate
Author : H. Emile Chevalier
Release date : July 30, 2006 [eBook #18944]
Language : French
Credits : Produced by Rénald Lévesque
Produced by Rénald Lévesque
Directeur du Syndicat administratif de France.
1890
CHAPITRE Ier. Les Captifs.
II. La Colombie
III. Poignet-d'Acier?
IV. Pad
V. L'Enlèvement
VI. Tonnerre
VII. Ouaskèma.
VIII. Merellum
IX. La Caverne de la Roche-Rouge
X. Combat
XI. Le Fort
XII. Trappeurs libres et de la Compagnie de la baie d'Hudson
XIII. La Fuite
XIV. Nick Whiffles et les Dompteur de Buffles.
XV. Pauvre Jacques
XVI. Pauvre Jacques (suite)
XVII. Le roi des mustangs
XVIII. L'amour d'une Clallome
XIX. La Chasse à la baleine
XX. Le Carcajou.
—Les Chinouks sont des femmelettes. Ils ne savent pas plus vaincre leurs ennemis que les torturer. Moi, j'ai tué deux fois quatre de leurs guerriers.
—Tu as menti, Queue-de-Serpent, répliqua un des chefs, en frappant le prisonnier de son tomahawk.
Un flot de sang jaillit de la blessure que celui-ci avait reçue au visage. Sans pousser une plainte, il continua:
—Oui, dans ma cabane, pendent les chevelures de deux fois quatre de ceux que les Chinooks appellent leurs braves sont morts en pleurant comme des daims timides.
Un nouveau coup de tomahawk l'atteignit à la poitrine. Les muscles frémirent, ses dents grincèrent et des gouttes de sueur perlèrent son front, mais la douleur ne lui arracha aucun cri, aucun mouvement convulsif.
—Les Chinouks, poursuivit-il stoïquement, ont le bras aussi faible que l'esprit. C'est du sang de lièvre qui gonfle leur coeur. Comment pourraient-ils triompher des vaillants Clallomes, eux qui ne peuvent les renverser quand les Clallomes sont attachés? J'ai enlevé ta femme, Oeil-de-Carcajou, et elle m'a servi comme esclave.
A ces mots, l'indien qu'il interpellait bondit de fureur. Tirant de sa gaine un long couteau, il se précipita sur le captif pour l'en percer. Un de ses compagnons l'arrêta.
—Non, ne le tue pas encore, lui dit-il; nous lui montrerons comment les
Chinooks traitent les hiboux de son espèce.
Et, saisissant un bâton enflammé qui se consumait sur un brasier voisin, il flamba les jambes de sa victime, tandis que Oeil-de-Carcajou lui faisait de larges entailles dans le ventre en vociférant:
—Si tu as rendu ma femme esclave, je rendrai la tienne veuve, et je mangerai ta chair pour en jeter le reste aux chiens.
—Mange-la donc; car tu en as besoin pour te donner le courage qui te manque, reprit froidement le Clallome.
Oeil-de-Carcajou lui enlevait, pendant ce temps, une large portion de la cuisse et la dévorait sanglante.
Toujours insensible à ses horribles souffrances, le captif apostrophait ses bourreaux.
—Dent-de-Loup, c'est moi qui ai tué ton père à la rivière Taouleh; Griffe-de-Panthère, regarde ton dos, quand tu passeras près d'un ruisseau, et tu y admireras la cicatrice qu'y ont laissée mes flèches à la plaine des Buttes; Jambe-Croche, tu portes sur tes membres les marques de mon casse-tête. Tous, je vous ai battus; tous, vous êtes des lâches. Votre jeesukaïn [1] est un fourbe qui ne connaît rien des secrets de Hias-soch-a-la-ti-yah [2]. Je vous méprise.
[Note 1: Sorcier.]
[Note 2: Le Chef suprême ou Grand Esprit.]
Pendant qu'il les invectivait de la sorte, les Chinouks lacéraient le prisonnier, qui avec des haches, qui avec des lances, qui avec des tisons ardents. Son corps ne présenta bientôt plus qu'une plaie hideuse, que creusaient sans cesse de leurs ongles, et même de leurs dents, les tourmenteurs sans réussir pourtant à arracher un gémissement à l'infortuné Clallome. A leurs hurlements, il répondait par des insultes; à leurs monstrueuses persécutions, par des sarcasmes.
Enfin, comme s'il eût voulu porter à son comble la rage des Chinouks, il se tourna vers un guerrier accroupi sur une robe de buffle, et cria:
—Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes poltrons comme des loups? Qui est-ce qui vous commande? Un misérable Bois-Brûlé! J'ai pris sa mère, je l'ai emmené dans mon wigwam; elle a été l'esclave de mes squaws, la femme de mes esclaves…
Cette injure fit tressaillir le Bois-Brûlé; il se leva brusquement, s'élança sur le supplicié et lui asséna un coup de massue qui mit immédiatement fin à ses peines terrestres.
Sa vengeance accomplie, le métis revint s'asseoir sur la peau de buffle, alluma son calumet et examina silencieusement une jeune Indienne, fixée, les mains derrière le dos, à un poteau, non loin de celui ou avait péri le guerrier clallome.
—A moi la chevelure du chef! dit un Chinouk en détachant le cadavre.
—Elle appartient au Dompteur-de-Buffles, dit un autre.
Non, reprit le premier; elle doit être à moi, puisque c'est moi qui ai fait prisonnier ce venimeux Clallome.
Plaçant ses deux pieds sur les épaules du mort, il souleva d'une main la tête par ses longs cheveux, de l'autre décrivit, avec un petit couteau en silex, une ligne qui, partant, de la nuque, allait la rejoindre en faisant le tour du crâne, et tirant vivement la chevelure à lui, il arracha la peau ou scalpe, qu'il agita triomphalement en s'arrosant de sang et proférant l'exclamation ordinaire de l'Indien victorieux:
—Sasakuon (j'ai vaincu mon ennemi)!
A l'exception du Dompteur-de-Buffles, en apparence étranger à cette scène, et du jeesukaïn, qui guignait sournoisement la jeune Indienne, le reste de la bande, composée d'une dizaine d'hommes, commença à danser, avec d'épouvantables contorsions, autour du corps mutilé du Clallome.
Sauf le premier aussi, tous faisaient partie de la grande famille des
Têtes-Plates, éparse sur les bords de la Colombie, ou rio Columbia,
entre la rivière Umqua, le détroit Juan-de-Fuca, près de l'île
Vancouver, et les montagnes Rocheuses.
Comme leur nom l'indique, ils avaient la tête aplatie en forme de coin. Leurs membres, longs et difformes, étaient entièrement nus et bariolés de peinture bizarres qui ajoutaient encore à la laideur de leurs faces, affreusement défigurées, autant par les tatouages qui les couturaient que par la pratique de se malaxer le crâne.
Le Dompteur-de-Buffles était un sang mêlé, fils d'un Canadien-Français et d'une femme indienne. Il devait à sa valeur la haute position qu'il occupait chez les Chinouks. A la suite d'une défaite qu'il fit essuyer aux Clallomes, les premiers l'avaient investi de l'autorité suprême, en lui conférant le titre de Hias-soch-a-la-ti-yah, ou grand chef. Il comptait, néanmoins, plusieurs ennemis dans la tribu; entre autres, le jeesukaïn, qui ne lui pardonnait pas d'avoir la tête ronde, comme les Européens, et l'appelait, par dérision, pasayouk , ou visage blanc.
Son nom de Dompteur-de-Buffles lui venait d'un magnifique taureau sauvage qu'il avait pris au lasso, apprivoisé et dressé si habilement, qu'il s'en servait comme d'un cheval de selle. Ce taureau, plus encore que sa force extraordinaire et sa bravoure à toute épreuve, l'avait, rendu la terreur des Indiens de la Colombie et de la Nouvelle-Calédonie. Ils assuraient volontiers que c'était Scoucoumé , le Mauvais Génie, et le Dompteur-de-Buffles ne manquait pas de profiter de cet effroi superstitieux pour accroître sa puissance et ses richesses.
Il était court de taille, trapu, doué d'une charpente robuste, dure et flexible comme l'acier, et d'une constitution qui ne redoutait ni les tiraillements de la faim, ni les brûlements de la soif, ni les morsures du froid boréal, ni les ardeurs d'un soleil tropical.
Un teint cuivré, des pommettes saillantes, des cheveux longs, nattés avec soin et ornés de coquillages, une chemise de chasse en peau de daim, blanchie à la pierre-ponce, et fantastiquement décorée avec des piquants de porc-épic, un long collier de griffes d'ours et de défenses de veau marin, des mitas et des mocassins en peau de loutre, lui donnaient l'aspect d'un indigène de la Saskatchaouane ou de la rivière Rouge, à l'est des Montagnes Rocheuses; mais un anneau passé dans la cloison de ses narines eût indiqué sa demi-origine chinouke, si la déviation de ses jambes,—vice commun à toute cette race et provenant des longues heures qu'elle passe en d'étroits canots,—avait permis le moindre doute sur sa naissance. Un chapeau d'écorce de cèdre, tissé en forme de ruche à abeilles, et enjolivé par des dessins représentant des Indiens à la pêche de la baleine, couvrait sa tête, dont les yeux vifs et perçants, profondément encaissés sous des sourcils épais, dénotaient une grande pénétration, unie à une opiniâtreté plus grande encore.
Les passions bonnes et mauvaises devaient être soudaines, violentes, dans le coeur du Dompteur-de-Buffles, et s'y livrer une lutte incessante, acharnée.
Contrairement à l'usage des Chinouks qui ont l'habitude de s'épiler, il avait la lèvre supérieure ombragée par une petite moustache noire, fine et soyeuse.
A sa ceinture de cuir de boeuf étaient passés des pistolets et un coutelas; près de lui gisait une carabine à monture de cuivre, garnie de plumes brillantes, et son tomahawk, sorte de massue longue de deux pieds, figurant un croissant en os de cachalot, maculé de sang et des débris du crâne du malheureux qu'il venait d'égorger.
Dans la matinée du jour où nous les présentons à nos lecteurs, le Dompteur-de-Buffles et sa troupe avaient rencontré et battu un parti de Clallomes, sur la rive septentrionale de la Colombie. Deux prisonniers étaient restés entre leurs mains, un sachem et Ouaskèma, la Belle-aux-cheveux-noirs. Le premier était mort en brave. Ouaskèma, fille de Tanastic, chef fameux, parmi les Clallomes, attendait fièrement le même sort, sachant bien que sa beauté, sa jeunesse et son rang étaient plutôt faits pour exaspérer que pour toucher ses ravisseurs.
Le jeesukaïn chinouk, entre les mains de qui elle était tombée, avait résolu de la brûler vive, pour se rendre propice à Scoucoumé, l'Esprit du Mal.
Dès que les Indiens eurent cessé leurs chants et leurs danses, il ordonna de préparer un bûcher.
Mais alors le métis lui dit:
Mon frère veut-il me céder cette squaw?
Le jeesukaïn, qui pétunait gravement, les regards tournés vers le soleil couchant, ne répliqua point et le Dompteur-de-Buffles reprit:
—Si mon frère veut me livrer cette squaw, il recevra de moi en échange deux fois vingt tiacomoshaks [3], trois fois trois couvertes de peaux de cygne, un cornet de poudre et la grande hache dont les Kingors [4] m'ont fait présent.
[Note 3: Pour calculer, les Indiens de la Colombie font usage du système binaire. La tiacomoshak est use coquille bleu qui sert de monnaie. Sa valeur est proportionnée à sa longueur. On la pêche près du rio Columbia.]
[Note 4: Corruption de King Georges . Les Indiens nomment ainsi; les Anglais; les Américains, Boston ou Longs-Couteaux ; les Canadiens, Franse ou Pasayouk .]
Le sorcier ne parut pas avoir entendu.
—J'ajouterai, dit Bois-Brûlé, une chaudière en fer et une pièce de drap rouge.
—Le bûcher est-il prêt? demanda le devin aux Indiens.
—Il est prêt, répondirent-ils.
—Si mon frère m'abandonne cette squaw, je lui laisserai encore l'usage de ma belle carabine pour deux neiges, insista le chef.
A cette nouvelle proposition, l'oeil du jeesukaïn s'alluma. Mais l'éclair s'éteignit aussitôt sous le voile de ses paupières.
—Scoucoumé désire la vierge clallome; qu'on mette le feu au bûcher, dit-il.
Alors le métis se leva, et faisant signe aux hommes de suspendre les préparatifs du sacrifice, il s'approcha du magicien et lui dit:
—Que mon frère, le sage jeesukaïn m'entende! Qu'il dise ce qu'il veut pour la femme clallome. Mes oreilles sont ouvertes.
—Chinamus, grand medawin des Chinouks, veut immoler cette vierge à
Scoucoumé. Ne l'arrête pas davantage, ou redoute le courroux du Mauvais
Esprit.
Les sourcils du Dompteur-de-Buffles se rapprochèrent. Il ne put maîtriser un mouvement de colère.
Ouaskèma, la Belle-aux-cheveux-noirs, semblait tout à fait indifférente à ce débat qui avait rassemblé les Chinooks autour de leurs chefs.
—Et si je te donnais cette carabine, plus deux fois deux livres de plomb? demanda le Bois-Brûlé.
—Ce ne serait pas assez.
—Que te faudrait-il donc?
—Ce que mon frère ne voudrait pas me donner, repartit le magicien d'un ton lent et en étudiant la physionomie de son interlocuteur.
—Chinamus, je t'ai dit que mes oreilles étaient ouvertes, mon esprit l'est aussi. Parle.
—Tu promets de m'accorder ce que je te demanderai, en échange de cette squaw?
—Si je l'ai, oui; quand ce serait la plus belle de mes femmes.
Tu l'as; mais ce n'est pas la plus belle de tes femmes. Ce que je veux,
Pasayouk… c'est le Tonnerre!
—Le Tonnerre s'écria le sachem avec un dédain mal déguisé; ah! c'est le
Tonnerre que tu veux, et tu crois que je le troquerais contre une squaw!
Une bête que j'ai élevée moi-même, qui devance le vent, qui met en fuite
nos ennemis, que nul autre que moi ne peut monter! Ah! tu voudrais le
Tonnerre! Non, jeesukaïn, tu ne l'auras pas!
—Mon frère est libre de garder le Tonnerre, mais moi je suis libre aussi de brûler la vierge clallome répondit, froidement Chinamus.
—Elle doit être brûlée, clamèrent quelques Indiens en s'avançant vers la captive avec des torches enflammées.
Le métis frappa violemment le sol de son mocassin.
—Je casse la tête à qui la touche! fit-il avec emportement.
Et se ravisant, il dit, d'un ton plus doux, au sorcier:
—Eh bien, mon frère, si tu y consens, je te joue mon Tonnerre contre ta captive.
—Ton Tonnerre, la carabine et tout ce que tu avais promis auparavant, dit Chinamus avec une expression de cupidité qui se refléta sur son visage.
—Tout cela.
—Jouons.
—Au beullome?
—Au beullome.
A l'état primitif, autant sinon plus qu'à l'état civilisé, l'homme est impatient d'interroger l'avenir. C'est peut-être la raison pour laquelle les peuples sauvages apportent aux jeux de hasard un amour qui va jusqu'à la frénésie. Ils y oublient la faim, la soif et le sommeil. Dès qu'une partie est engagée, elle peut se prolonger pendant des journées et des nuits entières sans que les intéressés et même les spectateurs s'aperçoivent de la fuite du temps. Aussi, peine le mot beullome eut-il été prononcé, que les Chinouks se rangèrent de chaque côté des deux adversaires.
Ceux-ci taillèrent dix petits morceaux de bois, longs d'un pouce environ, puis noircirent l'un d'eux à la fumée du feu. Ensuite ils découpèrent, en menus filaments, une écorce de cèdre et en firent deux bottes pouvant tenir, chacune, dans la paume de la main.
—Commence, mon frère, fit le Dompteur-de-Buffles au jeesukaïn.
—Au troisième coup, dit le sorcier, prenant une botte de chaque main et mêlant adroitement les bâtons entre les filaments.
—Comme il te plaira, mon frère, répondit le Bois-Brûlé l'arrêtant et ajoutant sur le champ: Le noir est dans ta main droite.
—C'est vrai, répliqua l'autre avec un dépit concentré.
Il ouvrit les doigts, et le morceau de bois noirci se trouva en effet dans la paume de sa main droite. Le Dompteur-de-Buffles avait gagné la première manche, si je puis me servir de ce terme, un peu bien policé pour le pays et les gens dont je parle.
—Mon frère le Dompteur-de-Buffles est un grand chef! il vaincra notre frère le medawin, dit Oeil-de-Carcajou, qui gardait une vieille rancune au devin.
—Scoucoumé protégera son fidèle Chinamus, riposta Griffe-de-Panthère avec un regard obséquieux au sorcier.
—Mêle les loros , Pasayouk, dit sèchement ce dernier au Bois-Brûlé. Et quand il eut fini.
—Dans la droite, dit-il.
Il ne s'était pas trompé.
Les Indiens, qui ne, souhaitaient rien tant que de brûler Ouaskèma, se mirent à entonner de leur voix discordante et gutturale, le he-hui-hie , chant obligé de tous les jeux, parmi les Chinouks.
La captive ne soufflait mot, n'accordait aucune attention à cette partie où sa destinée était en jeu. Elle contemplait mélancoliquement le soleil dont les derniers rayons teignaient d'un rouge pourpre les ondes paisibles de l'océan Pacifique.
Le sachem lui adressa un regard passionné, en reprenant les loros.
Ouaskèma ne le remarqua point.
—Dans la gauche, dit Chinamus.
—Non, il est dans la droite, repartit le Bois-Brûlé, en montrant l'atout, placé dans sa main droite avec les fibrilles de cèdre.
Suivant les règles du beullome, le coup était nul.
—Donne-moi les paquets, dit le medawin, il mélangea rapidement les bâtons et les écorces.
—Dans la droite! s'écria le Dompteur-de-Buffles.
—Non, répondit Chinamus, fermant les poings, et essayant d'escamoter le morceau de bois noir.
Son antagoniste ne lui en laissa pas le temps, et, appliquant un coup de son tomahawk sur la main droite du devin, il fit tomber le bâton.
Chinamus se releva, poussa un rugissement de rage, saisit une flèche et en frappa le Dompteur-de-Buffles, en disant:
—La vierge chinouke est à moi. Elle sera brûlée! Le métis tomba roide sur le sol.
Cet acte d'audace avait interdit les Chinouks, qui ne savaient trop s'ils devaient approuver ou condamner la conduite du jeesukaïn, quand cinq coups de feu, tirés simultanément et qui abattirent quatre des leurs, apportèrent une foudroyante diversion dans les pensées de ceux qui demeurèrent debout.
[Note 5: Je me fais un vrai plaisir de déclarer ici combien je suis redevable, pour cet ouvrage, à l'admirable travail de M. Duflot de Mofras, sur l'Orégon.]
Quelques détails topographiques et ethnographiques sur le théâtre de ce drame me paraissent indispensables.
La Colombie, située entre les 46° et 50° de latitude, 40° et 47° de longitude, est bornée au nord par l'île de Vancouver; au sud par la rivière Umqua, découverte, en 1543, par les Espagnols; à l'est, par la chaîne des montagnes Rocheuses; à l'ouest, par le Pacifique.
Un fleuve fort important, le rio Columbia, ou rivière Colombie, comme l'ont appelé les Canadiens-Français, la partage en deux. Ce fleuve, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses, entre les pics Browne et Hooker, points culminants de l'Amérique septentrionale, part du 53° de latitude environ, pour aller, après un cours de cinq cents lieues, se jeter dans l'océan Pacifique par lat. 46° 49' nord.
Chose singulière, unique peut-être dans les annales de l'hydrographie, le rio Columbia descend d'un petit lac, nommé lac du Bol de punch du Comité , lequel donne naissance à un autre cours d'eau considérable, l'Arthabasca, qui va se verser dans l'océan Atlantique, par la baie d'Hudson…
Ce lac mesure à peine une lieue de circonférence!
Un capitaine espagnol, don Bruno de Heceta, reconnut le premier le Columbia, le 17 août 1775. Il l'appela rio de San-Roque, et l'entrée qui décrit une pointe très-basse, allongée, couverte de magnifiques conifères semblant émerger des eaux, reçut le nom de cap Frondoso. Treize ans plus tard, le 7 juillet 1788, le capitaine anglais Meares, ayant navigué dans ces parages sans apercevoir le fleuve, déclara qu'il ne se trouvait que dans l'imagination de don Bruno de Heceta.
Et, pour mieux le prouver, il baptisa l'endroit cap Désappointement.
Quatre années se passèrent encore sans que l'existence de ce roi des eaux fut un fait acquis à la géographie. Enfin, le 13 mai 1792, le capitaine américain Gray pénétra dans le fleuve avec le navire marchand de Boston, Columbia , qui lui laissa son nom.
Le rio Columbia arrose une superficie de 196,500 milles carrés. Il suit une marche irrégulière, plongeant vers le sud, pour remonter à l'ouest à travers les contrées les plus différentes par leur climat leur sol, leur production. Froid et glacial au pied des montagnes Rocheuses, il se précipite avec furie entre des rives profondément escarpées, bondit sur des roches volcaniques nues, hurle comme une bête fauve contre ses inexorables barrières, écume, bouillonne, fait rage pour sortir de sa prison, puis tombe avec un redoublement de fracas d'une cascade formidable, et promène ensuite ses ondes limpides, bleues comme l'azur céleste, au sein d'une prairie luxuriante où la nature a rassemblé, avec amour, tous les trésors de sa fécondité. Alors le Columbia se fait paisible, majestueux, comme pour admirer cette puissante végétation dont il est le père nourricier. Ailleurs, il se recueille, se ramasse et s'élance sous les arceaux d'une sombre forêt de pins géants; plus loin, le voici qui joue parmi des aiguilles de basalte, hautes comme la nue et qui réfléchissent leurs pointes effilées dans son miroir de cristal; au delà il déploie impérialement son manteau liquide dans un lac immense, enclavé entre des montagnes au front sourcilleux, éternellement drapé de neige; ailleurs encore, vous le verrez diviser ses forces, envoyer les unes au sud, les autres à l'ouest, puis se tordre, se rouler comme un colossal serpent, tantôt entre des rives fleuries, parfumées des plus suaves arômes, tantôt sur des masses de laves arides, chenues, ou au milieu de marais fangeux, jusqu'à ce qu'il vienne enfin se marier à l'océan.
L'estuaire de la Colombie a une largeur de trois lieues. Il est formé par deux pointes en bec d'oiseau de proie, dont l'une, au sud, est nommée pointe Adams ou cap Frondoso; l'autre, au nord, cap Rochon ou Désappointement. Les abords de la pointe Adams sont parsemés d'îlots charmants, où la faune et la flore des deux pôles se trouvent confondues dans un heureux mélange. Quant au cap Désappointement, c'est une montagne arrondie, élevée de cent vingt mètres au-dessus de la mer et jadis couronnée de pins de la plus grande espèce. Ils atteignent soixante pieds de circonférence et trois cents de hauteur. L'écorce a plus d'un pied d'épaisseur. Les Anglais ont abattu les arbres qui ombrageaient le cap Désappointement, à l'exception de trois, qui furent élagués et conservés pour servir à guider les navires dans la passe, extrêmement dangereuse à cause des bancs de sable flottants qui l'encombrent sans cesse. Le mugissement des vagues contre la barre se fait entendre à plusieurs lieues de distance. Cette barre occupe une largeur de quinze cents mètres. Les énormes lames qui la balaient en temps de tourmente, montent jusqu'à soixante pieds de hauteur. Aussi l'entrée de la Colombie est-elle fort redoutée des marins; dans leur langage métaphorique, ils l'ont dénommée le Trou du Diable .
A peine l'a-t-on franchie, cependant, que la scène change et prend une physionomie ravissante. Des campagnes fertiles, un climat doux et tempéré, réjouissent les yeux et le coeur. On sent que ce pays, encore aux trois quarts sauvage, est destiné à devenir un des sièges les plus florissants de la civilisation.
En 1822, époque de notre récit, les blancs étaient rares sur le littoral de la Colombie, principalement habité par les Indiens Têtes-Plates.
Néanmoins, quelques établissements y avaient été fondés par les Américains et les Anglais; mais les différends continuels des deux nations et l'aversion des Peaux-Rouges pour les Visages-Pâles ne permettaient guère à ces établissements de prospérer. Leur histoire est, du reste, aussi brève que lugubre.
En 1809, un Américain d'une intelligence peu commune, d'une volonté de fer, M. J. Astor fonda une association pour la traite des pelleteries. Cette association se proposait de faire concurrence à la Compagnie de la bale d'Hudson, dont les empiètements, par delà les montagnes Rocheuses, commençaient à inquiéter les Yankees, qui réclamaient, comme leur propriété, le territoire de la Colombie. La société de M. Astor prit le titre de Compagnie des fourrures du Pacifique. Plusieurs agents de la Compagnie canadienne du Nord-Ouest, établie à Montréal, se joignirent M. Astor, en haine de la Compagnie anglaise de la baie d'Hudson. De ce nombre fut M. Alexandre M'Kay, ancien compagnon du célèbre voyageur sir Alexandre M'Kenzie, qui, le premier, chercha et découvrit une route pour se rendre, par terre, des côtes occidentales de l'Atlantique à l'océan Glacial.
En vertu de l'acte d'association de la nouvelle Compagnie, une seule factorerie devait d'abord être établie à l'embouchure du rio Columbia. Un navire de New-York porterait annuellement des approvisionnements aux facteurs, se chargerait des pelleteries qu'ils auraient recueillies, irait ensuite les vendre: à Canton, en Chine, et rapporterait les produits au lieu d' embarquement.
Le Tonquin inaugura les voyages. Il partit de New-York pendant l'automne de 1810 et arriva à sa destination au milieu de l'hiver. Son équipage se composait d'Américains et de Canadiens, tous gens hardis et décidés à mener à bonne fin leur périlleuse entreprise.
A quelques lieues de l'embouchure du fleuve, ils élevèrent un fort qui fut appelé Astoria.
Le 5 juillet 1811, le Tonquin levait l'ancre avec une cargaison de fourrures. Mais s'étant arrêté près de l'île Vancouver pour faire de l'eau, il fut attaqué par les indigènes, qui massacrèrent tous ceux qui se trouvaient à son bord.
Deux ans après, le 12 décembre 1813, la corvette de guerre anglaise le Racoon , commandée par le capitaine Black, ruinait l'établissement d'Astoria.
Il ne se releva point; mais l'impulsion était donnée. Des bandes ou partis d'Américains, de Canadiens et d'Anglais, se livrèrent, soit individuellement, soit en société, à la traite des pelleteries, sur les côtes du Pacifique, en s'avançant dans l'intérieur des terres, par le rio Columbia, jusqu'au moment où un aventurier anglais, le docteur McLoughlin jeta, en 1824, les fondements d'une factorerie considérable qui prit le nom de fort Vancouver.
Le fort Vancouver, bâti à trente lieues en amont du fleuve, fut compris dans les possessions de la Compagnie de la baie d'Hudson, qui, comme je l'ai dit dans mes précédents ouvrages [6], monopolisa tout le commerce, depuis le 45° de latitude jusqu'au cercle polaire, et de la baie d'Hudson jusqu'au Pacifique.
[Note 6: Voir entre autres la Huronne et les Pieds-Noirs .]
Dès le commencement du siècle, elle déclarait aux Compagnies rivales et aux francs trappeurs une guerre à outrance. Mais, à partir de 1815, elle ne recula devant aucun moyen pour les faire disparaître du territoire où elle exerçait un pouvoir sans contrôle. Le vol, la dévastation et l'assassinat furent impunément perpétrés par ses agents.
Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'elle pressurait et décimait les peuplades indiennes.
Ces peuplades étaient et sont encore, sur le versant occidental des
montagnes Rocheuses, et le long de la rive orientale de la Colombie, les
Têtes-Plates, proprement dites; les Nez-Percés, les Serpents et les
Chinouks; le long de la rive septentrionale, les Okanagans, les
Nesquallys, les Chinamus, les Clallomes.
Ceux qui vivent à la base des montagnes ressemblent assez par leurs moeurs, leurs usages, leur langue et leur costume à la grande race algonquine répandue entre le versant oriental, le lac Huron et la factorerie d'York, sur la baie d'Hudson [7]. Mais les riverains du Pacifique en diffèrent totalement. Ils portent peu ou point de vêtements, se tatouent le corps, parlent un langage dur et mènent pour la plupart une existence misérable.
[Note 7: Voir la Huronne. ]
La famille chinouke reconnaît deux divinités principales, Hias-soch-a-la-ti-yah, le Grand Esprit ou chef suprême, et Scoucoumé, l'Esprit du Mal. A ce dernier elle fait des sacrifices, lui immole des victimes humaines. Sa genèse est étrange. L'homme fut créé par un Dieu, Etalapas. Mais, à l'origine, l'homme était parfait. Le souffle de vie ne l'animait pas. Sa bouche n'était pas divisée, ses yeux étaient fermés, ses pieds et ses mains étaient rigides. C'était, une statue, rien de plus. Le feu prométhéen lui manquait. Un autre dieu, non moins puissant, mais plus charitable qu'Etalapas, eut pitié de ce triste état de l'homme. Il lui ouvrit la bouche et les yeux, insuffla le mouvement dans ses bras et ses jambes, puis il lui apprit à s'en servir pour fabriquer des armes, des filets et toutes les choses nécessaire à son être.
La cosmogonie des Algonquins, par contre, a une analogie si remarquable avec la tradition biblique que, quoiqu'elle s'éloigne de mon sujet, je ne puis résister au désir de la citer.
«Au commencement, disent-ils, il y avait six hommes. Les femmes n'existaient pas alors et les six hommes craignaient que leur race ne s'éteignit avec eux. Ils délibéraient sur les moyens de la perpétuer, quand ils apprirent qu'il y en avait une au ciel.
«On prolongea le conseil et il fut convenu que Hougoaho, l'un d'eux, monterait.
«Ce qui parut d'abord impossible.
«Mais des oiseaux lui prêtèrent le secours de leurs ailes et le portèrent dans les airs.
«Arrivé au ciel, il apprit que la femme avait coutume de venir puiser de l'eau auprès d'un arbre, au pied duquel il attendit qu'elle vînt.
«Et la voici venir, en effet. Hougoaho cause avec elle et lui fait un présent de graisse d'ours.
«Une femme causeuse qui reçoit des présents n'est pas longtemps victorieuse.
«Celle-ci fut faible dans le ciel même.
«Manitou s'en aperçut, et, dans sa colère, la précipita en bas. Mais une tortue la reçut sur son dos, où la loutre et d'autres poissons apportèrent du limon du fond de la mer et formèrent une petite île qui s'étendit peu à peu et finit par constituer tout le globe.»
Cette légende, que j'ai souvent entendu raconter sur les bords du Saint-Laurent, je l'abandonne aux commentaires des érudits et reviens aux Chinouks.
Ils sont très-superstitieux, et, comme exemple, je citerai ce fait: ils enlèvent et enterrent le coeur des saumons qu'ils ont pris; cela, probablement, dans le but de se rendre favorable la divinité qui préside aux tribus aquatiques.
Les sorciers jeesukaïns exercent une grande influence sur leur esprit. Un Chinook tombe-t-il malade, on le place sur des nattes de jonc élevées de quatre ou cinq pieds du sol et entourées par une pente en planche. Deux jeesukaïns sont mandés. On leur fait force présents pour les déterminer venir. Une fois arrivés, ils montent sur les nattes près du patient, et commencent à psalmodier d'un ton bas et lent une sorte de chant nasal. Chacun d'eux tient à la main un bâton long de quatre à cinq pieds, emmailloté dans une peau de serpent, et marque la mesure. Au bout de quelques minutes, la gamme hausse et s'accélère. Les magiciens s'agitent, se démènent comme des énergumènes.
Bientôt le bruit devient assourdissant, et se continue jusqu'à ce que les exorciseurs, trempés de sueur, à court d'haleine, s'affaissent, à moitié morts, auprès de leur client.
Pendant tout le temps de l'opération, la famille vaque à ses travaux journaliers comme si de rien n'était.
Un enfant meurt-il, le père s'en prend à la mère et la tue, parce que, dit-il, elle lui a jeté un sort à sa naissance.
Un touriste canadien, M. Paul Kane, dont la relation a été élégamment traduite par M. Edouard Delessert, rapporte la tragédie suivante:
Casanov (chef chinouk) perdit son fils unique et l'enterra dans l'enceinte du fort. Il était mort de consomption, maladie très-commune chez les Indiens et qui vient sans doute de ce qu'ils sont constamment exposés aux vicissitudes des saisons. La bière fut faite assez grande pour contenir tous les objets supposés nécessaires pour son confort dans le monde des esprits. Le chapelain du fort fit la cérémonie habituelle; sur la tombe, et Casanov rentra dans sa case où, le soir même, il attenta à la vie de la mère de son enfant….
C'est une opinion répandue parmi les chefs qu'eux et leurs fils ont trop d'importance pour mourir d'une manière naturelle; à quelque époque que l'évènement arrive, ils l'attribuent à la mauvaise influence exercée par quelque autre individu qu'ils désignent souvent de la manière la plus capricieuse; le plus souvent ils font tomber leur choix sur les personnes qui leur sont les plus chères. Cette fois-là, Casanov prit pour victime la mère affligée, quoique, pendant la maladie de son fils, elle eut été la plus assidue et la plus dévouée servante, et que, de ses diverses femmes, elle fut celle qu'il aimât le plus. Mais c'est la croyance générale des Indiens de l'ouest des montagnes que plus la perte qu'ils s'infligent à eux-mêmes est grande, plus la manifestation de leur douleur est agréable à l'âme du défunt. Casanov me fit connaître la raison intime de son désir de tuer sa femme: elle avait été si bien l'esclave de son fils, si nécessaire à son bien-être et à son bonheur dans ce monde, qu'il devait l'envoyer près de lui pour qu'elle l'accompagnât dans son long voyage, néanmoins, la pauvre mère parvint à s'enfuir dans les Bois et à se rendre le lendemain au fort Vancouver, où elle implora protection. Elle se tint, en conséquence, cachée pendant quelques jours jusqu'à ce que ses parents eussent fixé leur résidence et la sienne à la pointe Chinouke. En ce même temps, une femme fut trouvée assassinée dans les bois; on attribue universellement ce meurtre à Casanov ou à quelqu'un de ses émissaires.
Les Chinouks ne brûlent pas leurs morts, mais ils emplissent les narines des cadavres d'une espèce de coquillages nommés aïqua, et ils fixent sur les paupières des bandelettes de grains de verre ou d'étoffe. Le corps est paré de ses vêtements de fête; puis enveloppé dans des peaux d'animaux ou des couvertures de laine et enseveli, la face tournée vers la terre et la tête suivant le cours d'une rivière, dans un canot formé avec des écorces, élevé sur quatre poteaux et soutenu par des barres transversales. Des branches d'arbres, lichees autour de ce sépulcre aérien, supportent tous les ustensiles dont le défunt a fait usage pendant sa vie. Les cérémonies funèbres se font au milieu des chants des jeesukaïns et des hurlements des femmes et des parents du mort, qui le pleurent pendant plusieurs semaines.
Les tombeaux sont sacrés. Malheur à l'imprudent qui toucherait à l'un des objets qu'ils renferment!
Les Chinouks vivent en famille dans de grandes huttes d'écorce de cèdre, où les lits sont disposés comme les cadres dans les cabines d'un navire. Ils ne se vêtissent guère qu'en hiver; alors ils portent un manteau de peaux de rats musqués ou de veau marin.
Une ceinture (kalaquarté) en filaments d'écorce de cèdre compose, pour l'été, le costume ordinaire des femmes. Mais, quand la saison est rigoureuse, elles se couvrent d'une tunique faite avec des peaux de cygnes ou d'oies sauvages.
Le poisson, le gibier et des racines de kamassas (camassa esculenta) et de ouappatou (sagitta folia commune), bulbes qui, par la saveur et la forme, ressemblent assez à l'oignon, constituent la base de leur alimentation. Leurs armes ont assez de rapport avec celles des autres tribus sauvages de l'Amérique du Nord pour que je croie inutile de les décrire spécialement ici.
Ces particularités données, je reprends, pour ne plus le quitter, le fil de ma narration.
Le matin du jour où se passait la tragédie rapportée dans le premier chapitre de ce livre, un homme se promenait, pensif, devant une cabane grossièrement construite, près d'un monceau de ruines, le long de la pointe Georges, sur la rive sud de la Colombie, quelques milles de son embouchure.
L'homme était connu, dans le désert américain, sous le nom de
Poignet-d'Acier.
Les ruines étaient celles du fort Astoria.
Poignet-d'Acier avait atteint la maturité de l'âge. Sa taille était élancée, sa musculature fine, souple, gracieuse dans son jeu; elle annonçait la vigueur unie à l'agilité. Il avait les traits fortement accusés, un peu secs, et sa physionomie eût été dure sans une barbe noire qui la masquait en partie et en adoucissait les angles. Son oeil, fréquemment voilé par quelque pensée amère, s'animait de lueurs éblouissantes quand il voulait se fixer sur une personne ou un objet. Son éclat devenait alors insoutenable. Il fascinait, faisait froid au coeur. A la vue de ce personnage, on se sentait en présence d'une de ces existences ravagées par les passions, dont la lave, toujours bouillante dans leur sein, menace à tout instant de faire éruption.
Poignet-d'Acier portait le costume habituel des aventuriers du littoral du Pacifique: chapeau de racines de cèdre à larges bords, chemise de chasse en peau d'élan, une ceinture en cuir de veau marin, d'où pendaient des pistolets, une hache et un large couteau de chasse. Des culottes fabriquées avec le poil d'un grosses-cornes, et des bottes molles, montant au-dessus du genou, lui tenaient lieu de mitas et de mocassins, une grande poudrière et un étui de fer-blanc étaient passés en sautoir derrière son dos. Un fusil à deux coups reposait négligemment sur son avant-bras droit.
Le tableau qui se déroulait aux pieds du promeneur avait une de ces magnificences prodigieuses que l'on ne trouve guère dans les pays cultivés.
Au premier plan, la Colombie, qui, de l'indigo de ses ondes profondes, formait un cadre, saisissant par le contraste, aux îles verdoyantes, aux bancs de sable dorés dont elle est marquetée à cet endroit; au deuxième plan, des rives escarpées, panachées de pins superbes, puis le mont Sainte-Hélène, de forme conique, coiffé de neiges éternelles, et, dans les derniers lointains, le ciel mêlant son azur avec l'émeraude des incommensurables prairies.
Des phaétons du tropique au cri guttural, de grands albatros bruns, de lourds cormorans égayaient le paysage en rasant la surface du fleuve, tandis que des nuées de corneilles, planant au-dessus de la grève, fondaient, de moment en moment, sur les coquillages que la marée y avait apportés, les saisissaient entre leurs grilles, s'élevaient en l'air, les laissaient retomber sur les rochers où ils se brisaient et où les intelligents oiseaux descendaient pour dévorer le contenu.
Sur cette même grève, on voyait encore jouer ou se chauffer au soleil des troupeaux de loups matins au blanc pelage. A quelques pas, des souffleurs, sortant des eaux leur grosse tête noirâtre, lançaient dans l'espace des guirlandes de pierreries liquides; au milieu d'eux, un banc d'aloses faisait miroiter ses écailles diamantées en cherchant à happer une proie parmi les essaims de mannes [8], si pressés qu'on eût dit qu'une gaze grise était répandue sur les places qu'ils avaient Enfin, deux faucons à tête jaune décrivaient des cercles concentriques au-dessus du banc d'aloses. A tour de rôle l'un d'eux tombait, avec la rapidité de la foudre, sur les poissons, en enlevait un et le portait, en poussant des cris aigus, au sommet d'un rocher, sur une île voisine; ensuite il revenait et continuait la pêche.
[Note 8: Sorte de grosse mouche grisâtre, très-abondante, qui suit bancs d'aloses.]
Sur la côte où se tenait Poignet-d'Acier, le spectacle n'était pas moins attrayant.
Une riche verdure émaillée de violettes, d'oeillets, de dents-de-lion, d'angélique, la tapissait. Autour des décombres du fort, des sureaux et des merisiers en fleurs remplissaient l'atmosphère de pénétrants parfums tandis que des colibris, des oiseaux-mouches, empennés d'émeraudes et de rubis, voltigeaient à la cime, mêlant leur pépiement aux notes argentines de la fauvette et au cri aigrelet du goguelu.
Si captivants quo fussent ces charmes naturels, ils ne parlaient toutefois ni à l'esprit ni au coeur de Poignet-d'Acier.
Il marchait distraitement, par mouvements saccadés, et ses yeux demeuraient attachés au sol.
Des lambeaux de phrases s'échappaient par intervalle de ses lèvres.
Oui, disait-il, avec de l'or, quelques grains de cette poussière jaune qu'on estime tant, je sauverais mon pays! Je l'arracherais à ces misérables Anglais, dont l'implacable cruauté seule égale la perfidie… Et après un instant de silence:
—A quoi bon cette ambition! Les hommes valent-ils la peine qu'on s'occupe d'eux!… Non. Mais ma vengeance! Oh! ma vengeance, elle ne sera assouvie que quand j'aurai chassé du Canada les usurpateurs qui l'oppriment, qui portent le déshonneur…
Ses traits se contractèrent, sa main droite se crispa au canon de son fusil.
Mais de l'or reprit-il au bout d'une minute, de l'or qui m'en donnera? Où en trouver? Depuis six ans que je fais ici la traite des pelleteries, à mes risques et périls, persécuté par les agents de cette infâme Compagnie de la baie d'Hudson, traqué nuit et jour par les Indiens, depuis six ans, qu'ai-je amassé?… rien, ou presque rien… On dit cependant qu'il y a par-là, vers le nord, des mines aurifères! Ce Chinouk m'avait promis de m'y conduire. La pépite qu'il m'a donnée est bien en or… en or fin… Et cet Indien a disparu à l'heure de partir!… Oh! la destinée, l'implacable destinée me poursuivra donc toujours et partout… Oui, il est des hommes condamnés au malheur, du berceau à la tombe, peut-être même au delà!… Si j'avais de l'or, pourtant! Avec l'or, pas d'obstacles: la fatalité est vaincue!
Poignet-d'Acier s'arrêta, tira de son étui un grain d'or brut pesant environ deux onces, l'examina, et, étendant sa main dans la direction du mont Sainte-Hélène, il s'écria, avec l'accent d'une inébranlable volonté:
—C'est là, là qu'est la mine. J'irai, je la découvrirai, ou… il s'interrompit tout à coup, à l'aspect d'un trappeur qui sortait de la cabane.
—Ah! tu viens me dire que le repas est prêt, mon bon Jacques; mais je n'ai pas faim, fit-il en s'avançant vers le trappeur, vieillard blanchi par les ans, quoique d'une apparence robuste et alerte.
—Voilà encore la tristesse qui vous prend, monsieur Villefranche…
—Jacques, répondit Poignet-d'Acier d'un ton qui voulait être sévère, mais qui n'était que mélancolique, je t'ai déjà défendu de m'appeler par ce nom.
—L'habitude, mon cher maître…
—N'en parlons plus. Pour te faire plaisir, je déjeunerai.
Ils entrèrent dans la cabane.
C'était une habitation primitive s'il en fut.
Elle ne différait de celle des Indiens chinouks que parce que le foyer était placé dans un coin, au lieu d'être établi au centre. Des armes et des filets étaient appendus aux parois de la muraille. Çà et là des paquets de pelleterie servaient de siège on étaient empilés les uns sur les autres. A des perches transversales, qui reliaient les quatre murs de la hutte, on avait accroché des quartiers de venaison, des chapelets de poissons boucanés et des bottes de plantes légumineuses.
Une table grossière occupait le milieu.
—Je vous ai, dit Jacques à Poignet-d'Acier, préparé un gâteau de kamassas nouvelles. Il est aussi friand que s'il était fait avec de la farine de froment. Goûtez-y, monsieur…
—Encore! tu es incorrigible!
—Puis-je oublier, monsieur Villefranche… Il s'arrêta court, et l'aventurier se mit à rire.
—Continue, mon bon Jacques; tu n'as pas ton pareil ici-bas. Ah! si tous les hommes étaient comme toi, ils ne feraient pas long séjour sur cette terre.
—Vous servirai-je une tranche de saumon?
—Assieds-toi, d'abord, à côté de moi.
Jacques obéit en se découvrant respectueusement.
—Excellente nature, murmura Poignet-d'Acier. Puis il ajouta en aparté:
—Excellente, oui, mais sans initiative, bonne pour servir, voilà tout!
—Vous savez, monsieur, dit le domestique, que le navire ancré au-dessous du cap Frondoso met à la voile demain matin pour New-York.
—Ah! fit l'aventurier en fronçant légèrement les sourcils, et il te faut de l'argent pour ton protégé.
—Si monsieur…
—Oui, dit Poignet-d'Acier en tirant une bourse de cuir, voilà cent piastres.
—Merci, monsieur, dit Jacques avec une expression de reconnaissance intraduisible. On m'a écrit qu'il était si beau, qu'il vous ressemblait, le petit Alfred!
—Jacques, s'écria le maître, pour la millième fois, je t'enjoins de ne plus prononcer ce nom-là devant moi!
—Pardon, mon….
—Qu'il n'en soit plus question! Voudrais-tu donc me faire mourir? Ne sais-tu pas que le remords me poursuit? Cette femme m'avait trahi? Mais étais-je en droit de la faire périr de chagrin, lentement, à petit feu… Et ma fille, car c'était ma fille Adèle, j'en suis sûr, mais ne suis-je pas la cause de son empoisonnement? Elle s'est suicidée après sa faute, parce qu'elle redoutait ma sévérité, parce que, peut-être, je l'aurais tuée comme j'ai tué son amant, cet Hermisson [9].
[Note 9: Voir la Huronne .]
—Mais si monsieur voulait revoir les pauvres jumeaux, ses petits-enfants? hasarda le vieux serviteur.
—Ses petits-enfants! tonna Poignet-d'Acier; ses petits-enfants! Que veux-tu dire? Est-ce à moi que tu parles? Les enfants sont les enfants d'un Anglais. Je nie qu'ils aient du sang français dans les veines! Ma fille était une misérable!… une maudite, comme sa mère!
Après ces mots, articulés d'une voix strangulée, Villefranche se leva, les yeux injectés de sang, le visage en feu et arpenta la cabane à grands pas.
Ayant fait cinq ou six tours, il recomposa son visage, en homme habitué depuis longtemps à refouler ses émotions les plus violentes, et, s'asseyant de nouveau à la table, il tendit la main au vieillard, en lui disant:
—Excuse mon emportement, Jacques. Tu enverras l'argent pour cet enfant; qu'il soit bien soigné; je le reverrai… un jour… oui… Quant à la fille, sa soeur, elle a été abandonnée, n'est-ce pas? Tu me l'as assuré.
Jacques baissa la tête sur sa poitrine sans répondre.
Villefranche prit, sans doute, ce signe pour une affirmation, car il s'écria d'un ton dur:
—Tu es incapable de me mentir; mais si j'apprenais que cette fille reçût, ne fût-ce qu'un schelling de moi, tu ne recevrais plus un sou, plus un seul pour l'autre! Appuyant ses coudes sur la table, il ensevelit son visage dans ses mains, en murmurant:
—Horrible destinée! Ma mère trompa mon père, ma femme m'a trompé! ma fille était séduite à seize ans. Elle donnait le jour à deux enfants, un garçon, une fille! Quelle malédiction pèse donc sur notre famille! Mais cette petite fille, oh! je ne la verrai plus; j'aurais du l'étouffer de mes propres mains! N'est-ce pas, Jacques, que tu l'as exposée sur la voie publique?
Le domestique balbutia une réponse inintelligible. Il parut même si embarrassé, que Poignet-d'Acier remarqua son trouble, et il allait le questionner, quand on frappa à la porte.
—Faut-il ouvrir? demanda Jacques.
—Attends un peu.
L'aventurier remit sa bourse dans une poche de sa chemise de chasse, tira ses pistolets de sa ceinture, examina l'amorce, les plaça sur la table et dit:
—Ouvre!
Jacques, qui avait intérieurement fermé la porte avec une lourde barre de bois, précaution très-utile à cette époque, s'en approcha; mais, avant de tirer la barre, il demanda:
—Qui est là?
—Merellum, la Petite-Hirondelle, répliqua du dehors une voix enfantine.
—Merellum, dit Poignet-d'Acier, qu'elle entre! Je suis bien aise de la voir!
Jacques avait déjà ouvert la porte; une petite fille de dix à douze ans s'élança aussitôt vers Poignet-d'Acier, qui la prit dans ses bras, la baisa au front et l'assit sur ses genoux.
Son teint avait une blancheur qui devait la faire considérer comme une merveille dans les solitudes du Nord-Ouest, et qu'on eût remarquée même en Europe. Elle n'était pas jolie, mais une intelligence vive et précoce, éloquemment peinte, dans tous ses traits, suppléait à la beauté qui lui manquait. Sa robe de peau d'antilope était déchirée, et ses longs cheveux épars.
—Petit oncle [10], dit-elle à Poignet-d'Acier, grand, grand malheur!
[Note 10: «Mon frère», «mon cousin», «mon oncle», «ma tante» sont des termes d'amitié fort usités par les Canadiens dans le désert américain. Ils n'impliquent pas toujours une idée de parenté.]
—Un malheur! ma Petite-Hirondelle, comment cela? répliqua-t-il avec intérêt, en s'apercevant du désordre de la toilette de l'enfant.
—Ma tante, Ouaskèma…
Et Merellum fondit en larmes.
—Eh bien, ta tante Ouaskèma?
La petite fille voulut parler, les sanglots l'en empêchèrent.
—Calme-toi, chère, dit le Vieux Jacques qui, après avoir refermé la porte, était venu se rasseoir à la table.
—Allons, raconte-nous ce qui est arrivé à ta tante Ouaskèma, dit
Poignet-d'Acier.
Mais Merellum» tremblait de tous ses membres, en se serrant contre la poitrine de l'aventurier, et balbutiant:
—Les Chinouks! les Chinouks!… J'ai peur… Défends-moi, défends-moi, petit oncle!
—Donne-lui quelques gouttes de tafia, dans un gobelet d'eau et de sirop d'érable, dit Poignet-d'Acier à son domestique.
Jacques eut bien vite préparé la potion qui réconforta Merellum. Alors, elle raconta qu'étant allée le matin, avec Ouaskèma et quelques Indiens Clallomes, récolter des racines de ouappatou dans une île de la Grande-Rivière (le rio Columbia), ils avaient été surpris par une troupe de Chinouks. Ouaskèma et un chef, Queue-de-Serpent, étaient tombés entre les mains de ces deniers; les autres avaient été tués. Quant à Merellum, elle avait réussi à s'échapper en se cachant dans une touffe de joncs; puis, les Chinouks partis de l'île avec leurs prisonniers, elle avait sauté dans un canot, traversé le fleuve et cherché une retraite chez son petit oncle.
—Combien étaient les Chinouks? demanda Poignet d'Acier, après avoir écouté avec une profonde attention, le récit de l'enfant.
—Dix, répondit-elle en comptant sur ses doigts.
—Et quelle direction ont-ils prise?
—Le soleil couchant, répliqua Merellum.
—Ouaskèma est une brave créature, dit alors l'aventurier en s'adressant Jacques. Elle m'a rendu plus d'un service et même, sauvé la vie, quoique je ne sache trop d'où lui vient cette amitié pour moi. Il faut lui porter secours.
—Oh! petit oncle, comme tu es bon! s'écria Merellum en essuyant ses lames et l'embrassant sur les deux joues. Petite tante aussi m'aime bien, va!
—Voyons, Jacques, dit Poignet-d'Acier, remettant doucement l'enfant à terre, selle un cheval, tu courras à la pointe de la Langue, tu y déposeras Merellum chez nos amis et tu prieras trois d'entre eux de t'accompagner ici. A cinq, nous aurons facilement raison de dix coquins de Peaux-Rouges. Seulement hâte-toi. Il n'y a pas une minute à perdre. Pendant ton absence, je préparerai les armes et le grand canot.
Jacques s'éloigna immédiatement, en emmenant la petite fille.
—C'est étrange! dit Poignet-d'Acier dès qu'ils eurent disparu, c'est étrange! moi qui abhorre les femmes et tout leur sexe, je ne sais ce que j'éprouve à la vue de cet enfant! Je me sens mollir… Oui, c'est bien étrange! répéta-t-il en se grattant le front.
Une heure ne s'était pas écoulée, que Jacques revint accompagné de trois trappeurs.
Ils échangèrent une poignée de main avec l'aventurier, qui leur dit:
—Eh bien, mes cousins, vous êtes prêts à donner la chasse aux Chinouks?
—Tout disposés, répondirent-ils. Ces vermines nous ont pillé une fumerie de saumon, et, baptême! nous nous paierons sur leur peau.
Un long bateau, creusé dans un tronc d'arbre, fut poussé à l'eau, et les cinq hommes, parfaitement armés, s'y embarquèrent. Poignet-d'Acier s'assit au gouvernail, les trappeurs ramèrent.
Le temps était toujours beau, le ciel pur et sans nuages.
Au moment où le soleil se penchait à l'horizon, l'embarcation arriva près du cap Désappointement.
—Ne distinguez-vous pas une colonne de fumée, au-dessus de la falaise dit Jacques à son maître.
—Je la vois depuis une dizaine de minutes. Ce sont nos Chinouks sans doute. Nous aborderons dans cette anse, sur la droite.
Et il indiquait du doigt une étroite baie, plantée de roseaux.
Ils attérirent, cachèrent le bateau dans les roseaux, renouvelèrent l'amorce de leurs carabines et se mirent à grimper en silence le long de la côte. L'escalade était difficile, mais tous étaient exercés ces sortes d'ascensions. Bientôt, ils atteignirent le faîte du cap Désappointement.
—Halte! fit Poignet-d'Acier qui rampait en avant. Ses compagnons s'arrêtèrent.
—Avancez-vous derrière ces broussailles, reprit-il en montrant des buissons qui hérissaient la crête de la falaise. J'aperçois les Peaux-Rouges. Ils ne soupçonnent pas notre présence; au mot feu! tirons tous ensemble.
Moins d'une minute après, cinq coups de carabine faisaient résonner les échos de la côte.
Quatre Chinouks tombèrent; les autres prirent la fuite en poussant des hurlements épouvantables.
Cependant Chinamus, le sorcier, qui n'avait été que blessé, se jeta sur
Ouaskèma, en s'écriant et brandissant son tomahawk:
—La vierge clallome doit mourir en l'honneur de Scoucoumé, le grand
Esprit du Mal, elle mourra!
La redoutable massue frappa la captive, et, à ce moment, à ce moment suprême, une nouvelle détonation retentit: le jeesukaïn roula, en se tordant dans les convulsions de l'agonie, à côté des quatre victimes que venaient de faire les balles des trappeurs.
Les scènes précédentes avaient eu un témoin qui n'appartenait ni aux tribus de Peaux-Rouges, ni à la bande de trappeurs compagnons de Poignet-d'Acier. Tapi dans un massif de jeunes merisiers, cet homme, qui, par la figure et l'accoutrement, avait l'air d'un indien tête-plate, n'eut pas plutôt vu frapper Ouaskèma et tomber Chinamus, qu'il sortit sans bruit de sa cachette et se glissa lestement au bas du cap Désappointement, en prenant grand soin de ne pas être observé. Dans les joncs, sur le bord du fleuve, il trouva un canot, sauta dedans, fit force de pagaie et aborda au bout de trois heures à une île vis-à-vis de la pointe de la Langue.
En débarquant, il fut reçu par un trappeur blanc qui lui dit:
—Eh bien, Pad, as-tu de bonnes nouvelles?
—Excellentes, excellentes, camarade, répondit l'autre en anglais.
—Par le tonnerre! voyons, reprit le premier dans cet idiome, voyons, tirons le canot sur la grève pour que la marée ne l'entraîne pas; ensuite tu me conteras ça en mangeant un morceau d'esturgeon.
L'embarcation fut traînée sur le sable un quart de mille environ du rivage, et les deux hommes entrèrent dans une cabane fabriquée avec des lianes et des joncs, dans un petit bois, au milieu de l'île.
—Je meurs de soif, by the Holy Virgin [11], dit Pad en se laissant tomber sur une botte de fougères qui servait de lit. As-tu une goutte de whiskey à me donner?
[Note 11: Par la Sainte Vierge!]
Le trappeur blanc lui passa une outre, dont l'Indien avala deux ou trois copieuses gorgées, en faisant claquer voluptueusement sa longue contre son palais.
—J'avais besoin de ça pour me remettre, dit-il en rendant la gourde à son hôte; les dames Chinouks n'en finissaient pas. J'ai même vu le moment où j'en serais pour mes frais de course et d'attente. Fichu métier que le nôtre!
—Tu disais que la journée avait été bonne, Pad?
—Bonne, oui, by Jesus-Christ! très-bonne, Joe, très-bonne. Si on nous payait en raison de ce que rapportera aux autres, encore!
—Tu dois avoir faim?
—Une faim de coyote en plein hiver, Joe. Tu m'as parlé d'un morceau d'esturgeon?
—Oui, que j'ai accommodé avec des kamassas. Le voici. Régale-toi.
Le blanc, appelé Joe, avait ranimé le feu en y jetant des branches de sapin, car la nuit était venue depuis longtemps déjà. Il servit à Pad une tranche de poisson sur un plat d'écorce de cèdre.
Quand celui-ci eut satisfait son appétit avec une voracité bestiale, il lui demanda:
—Et ton histoire maintenant?
—J'allume le tabac, je bois un coup, et je te réponds, dit. Pad.
Joe se plaça sur les fougères à côté de l'Indien, qui fumait lentement, en homme bien repu, sachant apprécier la valeur d'une pipe après un copieux repas.
Mais il ne se pressait pas de parler.
—Par le tonnerre! tu vas commencer? dit le trappeur blanc que son silence impatientait.
—Tout de suite. Mais, d'abord, tu connais le Dompteur-de-Buffles.
—Ce chien, de métis?
—Lui-même, que les Chinooks avaient pris pour chef.
—Je ne le connais que trop, car il m'a presque assommé dans notre dernière rencontre avec les Peaux-Rouges.
—S'il a failli t'assommer, il ne le fera plus, mon camarade. Tu es vengé. Le Dompteur-de-Buffles chasse maintenant chez le diable.
—Tu dis?
—Je dis que ce crapaud de métis est mort, et pas enterré, ajouta Pad en riant d'un gros rire niais.
—Comment ça? fit Joe surpris.
—Un tour à moi, voilà tout, by the Holy Virgin! On n'est pas Irlandais pour rien. Ce Bois-Brûlé donnait sur les nerfs. Je l'ai fait tuer par une vermine de son espèce, Chinamus, ou sorcier des Clallomes, tu sais?
—Tu m'étonnes; ils étaient amis.
—Oui, ainsi que chien et chat, comme on dit dans vos vieux pays. Mais ce qu'il y a de mieux, c'est que Chinamus a aussi rendu l'âme, s'il avait une âme, car ça ne doit pas avoir d'âme, ces brutes-là!
Là-dessus, il aspira une longue bouffée qu'il souffla, petit à petit, entre ses lèvres pincées, et en regardant philosophiquement le nuage bleuâtre monter vers le plafond de la cabane.
—Par le tonnerre! poursuis donc, lui cria Joe.
—Oui, dit tranquillement Pad, Chinamus n'est plus qu'une carcasse que les corbeaux font présentement servir à leur souper. On ne dira pas qu'il n'était pas bons quelque chose, au moins!
—De quelle manière cela s'est-il passé?
—Patience, patience, mon camarade. D'abord je te dirai que Ouaskèma…
—Ah! cette sauvagesse qui s'est amourachée de Poignet-d'Acier?
—Tout juste.
—Alors, Ouaskèma…
—Est aussi, à cette heure, dans le monde des esprits.
—Je ne te comprends pas bien, repartit Joe en toisant l'Indien avec, une expression de doute.
—Ah! tu ne me comprends pas! tu ne me comprends pas! Mon langage est pourtant bien facile à comprendre. Ouaskèma est morte! Chinamus est mort, Dompteur-de-Buffles est mort, Queue-de-Serpent est mort, beaucoup d'autres Indiens sont morts, et beaucoup plus d'autres mourront d'ici à demain soir; est-ce que tu comprends ça, là?
—Enfin, explique-toi.
—Ce matin, en rôdant près de l'île de Sable, j'ai vu arriver Ouaskèma, Queue-de-Serpent et deux ou trois Clallomes. Ils se sont mis à arracher des: racines de ouappatou. Je savais qu'un parti de Chinouks était campé dans l'île voisine. Dompteur-de-Buffles les commandait. Comme il est épris de Ouaskèma qui, par contre, le déteste de tout son coeur, j'étais sûr d'être le bien venu en lui annonçant qu'il pouvait aisément s'emparer d'elle.
—Sans compter que tu servais les intérêts de la Compagnie de la baie d'Hudson, car plus les tribus seront divisées et meilleur marché nous en aurons.
—A qui le dis-tu, Joe! Mais ce n'était que la moitié de mon plan. Je ne fais pas les choses à demi, moi! Ces imbéciles d'Indiens me croient un grand jeesukaïn, à cause de ma double couleur. Alors, après avoir causé avec Dompteur-de-Buffles, j'ai pris Chinamus à l'écart et lui ai dit que j'avais en une vision où un de leurs dieux, Scoucoumé, m'avait révélé que le jeesukaïn qui lui immolerait Ouaskèma acquerrait une puissance absolue sur tous les Peaux-Rouges la Colombie.
—Alors, tu as opposé l'amour du métis au fanatisme du sorcier; c'est très-adroit, dit Joe.
—Est-ce que mon père n'était pas Irlandais, la nation la plus fine de la terre? s'écria Pad avec orgueil.
—Par le tonnerre! la plus fourbe et la plus hypocrite! murmura le trappeur blanc.
—Tu dis? fit Pad se dressant et portant la main à son couteau.
—Moi! répondit Joe, feignant de n'avoir pas remarqué cette disposition hostile; moi, je dis que les Irlandais sont braves, courageux et très-malins.
—Je croyais avoir entendu autre chose, grommela son interlocuteur.
—Tu avais mal entendu, c'est là tout ce que je disais; mais continue donc, mon diable de Pad! La flatterie radoucit ce dernier, qui reprit:
—Par l'enfer! où en étais-je?
—Tu disais que tu avais engagé Chinamus à sacrifier Ouaskèma.
—Oui, c'est ça. Mes trappes dressées, je traversai l'eau et montai sur le cap Désappointement pour assister au spectacle. Ça ne fut pas long. Dompteur-de-Buffles tomba sur les Clallomes et fit prisonnier. Queue-de-Serpent, tandis que Chinamus, plus subtil, s'emparait de Ouaskèma. Trois autres furent tués sur place. Après leur victoire, les Chinouks passèrent aussi le fleuve, et, comme je m'y attendais, gravirent la falaise, sur le plateau de laquelle ils aiment à faire leurs petites cérémonies religieuses. Je me blottis dans un hallier, d'où je les vis torturer ce pauvre Queue-de-Serpent, qui mourut comme un brave, by Jesus-Christ! Puis Chinamus voulut brûler Ouaskèma. Dompteur-de-Buffles s'y opposa. Ça ne faisait pas son affaire, tu conçois, Joe. Après une dispute, le sorcier proposa au métis de la jouer au beullum contre le Tonnerre, son fameux bison apprivoisé. Ils se mirent à la partie. Chinamus perdit, mais il tenait à son enjeu. C'est pourquoi, au lieu de payer sa dette, il saisit une flèche et la planta dans la poitrine du Bois-Brûlé. Je comptais bien un peu sur cette conclusion, mais il y en avait une autre que je ne prévoyais pas. Figure-toi qu'au moment où le devin allait mettre le feu au bûcher, voilà Poignet-d'Acier qui arrive avec sa bande.
—Poignet-d'Acier!
—En personne.
—Par le tonnerre! on le trouvera donc partout, ce maudit! s'écria Joe en frappant avec fureur son poing sur la muraille.
—Bon, bon, ne te fâche pas. Tant pis pour lui d'être venu se mêler de ce qui ne le regardait pas, car cette fois-ci nous le tenons. Ah! si la Compagnie m'avait laissé faire, il y a beau jour…
—Oui, dit Joe en voyant lorgnait sa carabine; oui, ce n'était pas difficile de s'en débarrasser. Mais les chefs ont leurs projets, que veux-tu! Ils ne permettent pas qu'on le tue. C'est bête, ça! Finis ton histoire.
—Encore deux mots et j'aurai fait. Poignet-d'Acier et ses gens abattent quatre Chinouks. Chinamus est blessé. Le reste des Peaux-Rouges se sauve, et je m'imaginais que ça allait se terminer par la délivrance d'Ouaskèma. Pas du tout.
—Qu'advint-il?
—Donne-moi d'abord la gourde, car je suis altéré comme un banc de sable.
Ayant bu une nouvelle gorgée de whiskey, Pad s'écria:
—Tu ne te douterais jamais de ce qui se passa alors! non, by the Holy
Virgin!
—Dis.
—Eh Bien! le vieux Chinamus, tout blessé qu'il était, prit son tomahawk et, paf! vous le planta sur la tête de Ouaskèma!
Le trappeur Blanc fit un geste d'horreur.
—C'est comme j'ai l'avantage de te l'assurer, dit Pad en riant. Maintenant, sais-tu mon idée? Je m'en vas trouver les Clallomes postés sur l'autre rive de la Colombie, je leur dis que Poignet-d'Acier a assassiné Ouaskèma, et le voilà pris entre deux feux: les Chinouks qui ne manqueront pas de revenir en nombre pour venger leur sorcier, et les Clallomes qui lui demanderont compte de Ouaskèma et de Queue-de-Serpent. Que penses-tu de cette trame? Est-elle un peu bien tissée, hein l'ami Joe?
En terminant Pad se frotta bruyamment les mains.
—Tout cela est bel et bien pour la Compagnie, dit son compagnon après un moment de silence; mais ça ne fait pas nos affaires!
—Nous recevrons des marchandises pour au moins deux cents piastres.
—Peuh! qu'est-ce que, deux cents piastres, comparé à ce que nous aurions en découvrant la cache où Poignet-d'Acier enfouit ses pelleteries et son or!
—C'est vrai, dit Pad en réfléchissant.
—Alors, reprit Joe, nous serions riches, plus riches que des chefs de comptoirs. Tu pourrais faire ce voyage dans les vieux pays…
—Je le désire depuis bien des années!
—Tu aurais des palais, des domestiques pour te servir, des femmes blanches autant que tu en voudrais…
—Ne me parle pas de ça, tu me fais tourner la tête, s'écria Pad dont le sang s'échauffait à ces enivrantes visions, car si la vie d'aventure dans les pays sauvages séduit les Européens, l'existence douce et paisible que nous menons séduit davantage encore les trappeurs du désert américain.
Joe se leva pour attiser le feu, et dit négligemment:
—Il ne faudrait pourtant que faire jaser Merellum.
—Cette orpheline que Ouaskèma avait adoptée. Est-ce qu'elle sait quelque chose?
—C'est mon opinion. Poignet-d'Acier l'adore. S'il était depuis plus longtemps ici, j'affirmerais en est le père. En tous cas, il n'a pas de secrets pour elle.
—Cela se peut, répliqua Pad en bâillant; mais j'ai fait une rude journée. Le sommeil me gagne. Demain matin j'irai au camp des Clallomes. En rentrant, nous reparlerons de ça… oui, tu dois avoir raison, cette petite… Il ne sera guère malaisé de la prendre, à présent… bonsoir, Joe!
L'Irlandais s'endormit, roulé dans une couverte de peau de buffle, et son camarade ne tarda pas à en faire autant.
Avant que l'aurore parut, tous deux se levèrent, déjeunèrent solidement d'un morceau de venaison et transportèrent leur canot de l'autre côté de l'île.
Pad s'embarqua seul, en disant à Joe:
—Tu m'attendras ici; je reviendrai probablement ce soir.
—Oui; mais souviens-toi de ce que je t'ai dit propos de Merellum. Par le tonnerre! si tu réussis à t'en emparer, conduis-la à la caverne du Chêne-Vert. Sois tranquille, je saurai bien la confesser.
Pad s'éloigna du rivage. Le temps était beau; la marée le favorisait: en une demi-heure, il atteignit la Pointe de la Langue, où il mit pied à terre après avoir amarré son canot à une roche.
Le soleil sortait des brumes du matin et plaquait d'or les vastes plaines de la Colombie; l'Indien s'achemina, la carabine sur l'épaule, vers une fumerie établie à une centaine de mètres du rivage.
Des rets en fil d'écorce, des lignes faites avec des algues marines, qui poussent en abondance à l'embouchure du rio Columbia, et dont quelques-unes ont jusqu'à cent cinquante pieds de long, des hameçons en racine de pin ou en corne de mouton des montagnes, des tridents et des fouènes d'une espèce toute particulière étaient pendus autour de la fumerie.
Ces fouènes méritent une description.
La tête ou le piquant est en os, de deux à deux pieds et demi de long, en forme de large fer de lance. On y adapte une petite ligne près du milieu. Cette ligne se rattache à un manche, à deux pieds environ du bout, qui est enfoncé dans un trou, situé près de la pointe de la tête. Quoique assez solidement maintenu dans l'oeillet de l'instrument, le manche n'y est pas demeure fixe; de sorte que, quand un poisson a été dardé, la tête de la fouène se détache par le retrait du bois, et reste dans le corps de la victime, qu'à du manche et de la corde le harponneur ramène doucement à lui. Si le poisson est trop gros et menace, par ses efforts, de faire chavirer le canot, on abandonne le banche, qui fait alors l'office de bouée, et sert à reconnaître l'endroit où s'est arrêté la proie, lorsqu'elle est morte ou fatiguée de la lutte.
Pad allait passer devant la fumerie sans s'arrêter, car, comme elle appartenait à Poignet-d'Acier, il ne se souciait pas de rencontrer ses gens; mais alors qu'il tournait près de la cour où séchaient d'énormes quantités de saumons et d'esturgeons partagés en deux et étendus au soleil sur des claies d'osier, il entendit de joyeux et frais éclats de rire.
—C'est drôle, pensa-t-il, ça ressemble à une voix de femme et même à une voix d'enfant.
Il prêta l'oreille.
Les rires retentissaient toujours sonores et perlés comme les ricochets d'une cascatelle.
—By the Holy Virgin! se dit-il, il y a une créature dans la fumerie. Il faut que je voie qui ça peut être.
S'approchant avec précaution d'une fente que la négligence avait laissée entre les nattes de joncs qui composaient la muraille, Pad plongea ses regards à l'intérieur.
D'abord, l'épaisse vapeur qui s'échappait lourdement en nuages compactes d'un feu de sapinage, au dessus duquel boucanaient des poissons de toute sorte, de toute grosseur, ne lui permit pas de distinguer les objets. Il fut même obligé de se retirer pour reprendre haleine, car la fumée l'étouffait; mais peu à peu ses yeux s'habituèrent à l'obscurité, et il aperçut une petite fille que deux vigoureux trappeurs faisaient sauter sur leurs genoux.
—Merellum! s'écria-t-il, by Jesus-Christ! la chance me favorise! A ce soir!
Il reprit le sentier, un instant abandonné, et remonta d'un pas rapide le cours de la Colombie.
La distance qui le séparait de l'i-e-nush ou cantonnement des Clallomes n'était pas considérable. Pad l'eut bientôt franchie.
Une animation inusitée se faisait remarquer dans village quand il y entra, les Indiens étant sur le point de partir pour une chasse à l'orignal. Les hommes, entièrement nus, fabriquaient ou réparaient leurs armes. Celui-ci aiguisait des têtes de flèches en obsidiane, celui-là les empennait avec des piquants de porc-épic, un troisième épissait, avec de la colle d'esturgeon, les deux parties d'un arc en corne de bélier; un quatrième faisait chauffer des cornes pour leur donner la convexité voulue; un autre les raclait avec des cailloux de silex, afin de les rendre élastiques; quelques-uns polissaient avec du sable des traits en bois de buisson-graisse, sorte de groseillier sauvage, tandis que les femmes, sans autre vêtement que le kalaquarté ou jupon d'écorce, préparaient en boulettes le frai de hareng, qu'elles avaient recueilli sur des branches de sapin, ou, plongées dans l'eau jusqu'à la ceinture, arrachaient avec leurs pieds les racines de kamassas pour les piler et en faire des galettes. La plupart étaient affreusement laides, avec leurs crânes déprimés et leurs mamelles pendantes jusque sur l'abdomen.
Mais toutes étaient actives et besogneuses. Des nuées d'enfants sales et de chiens décharnés, grouillant pêle-mêle sur le gazon, complétaient le tableau.
Pad s'approcha de deux jeunes filles qui tressaient un vase en racines de cèdre, s'assit sur un quartier de roche, bourra son calumet avec des feuilles de sac-à-commis [12], et se mit à fumer sans mot dire.
[Note 12: Feuilles d'un arbuste dont le fruit est estimé des Indiens. Les Canadiens appellent ces feuilles sac-à-commis parce que les employés de la Compagnie de la baie d'Hudson, qui s'en servent pour fumer, en guise de tabac, les portent habituellement dans un petit sac.]
Les jeunes filles ne lui adressèrent point la parole. Elles travaillaient en silence à leur vaisseau. Ces vaisseaux se font ainsi: on prend de grandes racines flexibles ou des filaments d'écorce. On les contourne autour d'un centre, en réduisant insensiblement la circonférence des plis intérieurs, de façon à former comme une ruche retournée. Les plis sont retenus ensemble par une petite racine très-souple, passée à travers un espace pratiqué en introduisant un poinçon, en os ou en épine, entre les deux deniers, puis en tournant la racine sous le dernier et sur celui qu'on doit ajouter en avançant dans la confection du vase. Entre les deux derniers plis, on glisse assez de ces racines, semblables à des fils, pour le rendre étanche.
Les Peaux-Rouges se servent de ces vaisseaux pour boire, aussi bien que pour faire bouillir de l'eau et cuire les aliments avec les cailloux rougis au feu que l'on y plonge.
Ils tiennent encore lieu de coiffure aux squaws quand elles changent de campement.
Après avoir pétuné gravement pendant une heure, Pad se leva et marcha droit à un Clallome qui, accroupi devant la porte d'une cabane, contemplait le soleil.
Un sac à médecine, en peau de castor, zébré d'hiéroglyphes rouges et noirs, indiquait qu'il occupait dans la tribu le poste de jeesukaïn.
—Mon frère connaît Langue-de-Vipère? lui dit-il dans le dialecte indien.
—Langue-de-Vipère est connu, répliqua laconiquement le devin.
—Langue-de-Vipère veut faire entendre sa parole au conseil des vaillants chefs clallomes.
—Quelles paroles mon frère veut-il faire entendre au conseil des vaillants chefs clallomes?
—Langue-de-Vipère le dira à leurs oreilles dans la loge du conseil.
—Si les paroles de mon frère sont des paroles de vérité, il sera le bien venu, si ses paroles sont des paroles de mensonge, que mon frère reprenne le chemin de son wigwam.
—Les paroles de Langue-de-Vipère sont des paroles de vérité, repartit
Pad sans s'irriter du soupçon dont il était l'objet.
—Quand le soleil tombera droit sur la tête de mon frère, le conseil des
Clallomes sera assemblé. Mon frère y assistera.
Cela dit, le jeesukaïn tourna le dos à l'étranger et reprit sa contemplation.
A l'heure où le soleil touche son méridien, Pad fut introduit dans une loge en écorce, couverte de joncs et qui ne différait des autres huttes du village que par sa rotondité.
Cinq chefs étaient assis en cercle sur des peaux d'antilope. Des colliers de griffes d'ours ou de panthère, de longs pendants d'oreilles en aïqua et des plumes d'aigle plantées droites dans leurs cheveux étaient les symboles de leur puissance.
Lorsque Pad entra dans la case, un guerrier se leva et arrangea un petit feu au centre du conseil. C'était le feu magique.
Le guerrier ordonna de tirer les pipes, puis il alluma la sienne au foyer, fit quelques pas en arrière, et dit:
—Mes frères les intrépides Clallomes se sont assemblés pour chanter le chant de la chasse aux moz [13]; mais, avant, ils entendront la parole d'un étranger.
[Note 13: Caribou]
—Ils l'entendront, répondirent les Clallomes.
Le guerrier fit alors signe à Pad de venir prendre place dans le cercle. Ensuite, du bout de son calumet, il indiqua les quatre points cardinaux, en commençant par l'est et finissant par le nord. Cela fait, il présenta trois fois la pipe à Pad, et trois fois la retira, montra le ciel, le feu, tira trois bouffées, les exhala vers le levant et offrit définitivement la pipe à son hôte, qui, après avoir fumé un peu, la passa aux autres assistants. Cette cérémonie terminée, le guerrier reprit:
—Les oreilles des chefs clallomes sont ouvertes aux paroles de leur frère Langue-de-Vipère.
L'irlandais éleva la voix.
—Le sang des nobles Clallomes s'échauffera, leur coeur se gonflera d'une juste colère quand ils auront entendu mon discours, car les ossements de leurs pères crient vengeance, et la mort de Ouaskèma ne peut rester impunie.
Un murmure de surprise et d'indignation accueilli ce début. Pad, content de l'effet qu'avait produit son exorde, continua:
—Poignet-d'Acier et sa bande ont tué la vierge clallome et le parti qui l'accompagnait.
—Comment mon frère l'a-t-il appris? demanda un chef.
—Langue-de-Vipère a vu, répliqua Pad.
Et il raconta que les trappeurs, commandés par Poignet-d'Acier s'étaient joints aux Chinouks pour attaquer et mettre à mort Ouaskèma, avec la petite troupe qui l'aidait à faire une provision de ouappatous dans l'île de Sable.
Ce mensonge fut débité avec une impudence dont les Indiens furent dupes. L'absence prolongée de la jeune Tête-Plate donnait au surplus du poids aux assertions de Pad. On le questionna. Il répondit sans hésiter, fournissant des détails sur cette affaire, indiquant le lieu de l'engagement et proposant aux Peaux-Rouges de les y conduire. Mais ceux-ci craignirent un piège et déclinèrent sa proposition.
Un des chefs prit la parole:
—Mes frères Clallomes ont eu tort de faire alliance avec les visages-pâles. Le courroux de Scoucoumé s'appesantit sur la valeureuse tribu des Clallomes. Il faut l'apaiser. Pour l'apaiser, mes frères doivent déterrer la hache de guerre, et ne rentrer dans leurs loges que quand ils auront la chevelure du dernier des blancs qui trappent sur la Grande-Rivière. J'ai dit.
—Mon frère le Petit-Nuage a sagement parlé, fit un autre. J'ai dit.
—Que la hache de guerre soit donc immédiatement déterrée, ajouta le troisième. J'ai dit.
—Nous livrerons Poignet-d'Acier à nos squaws pour qu'elles le brûlent lentement avec des tisons ardents. J'ai dit.
—Et nos esclaves mangeront sa chair. J'ai dit.
Les cinq chefs poussèrent un hurlement affreux, après quoi, le premier reprit:
«Il y a dix hivers, alors que la première corne de la septième lune pendait sur les vertex forêts des montagnes Bleues, moi et cinq autres nous avons élevé une loge pour Hias-soch-a-la-ti-yah, sur les neiges de la butte Blanche [14], et nous y avons porté nos aïquas, nos peaux de loutre et le cuir d'un buffle blanc.
[Note 14: Le mont Sainte-Hélène, non loin du rio Columbia.]
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Nous les avons portés dans la loge de Hias-soch-a-la-ti-yah, et nous nous sommes assis en silence jusqu'à ce que la lune ait descendu derrière les montagnes de l'est, et nous avons songé au sang de nos pères que les visages-pâles ont tués quand la lune était ronde et penchée sur les plaines de l'ouest.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Mon père fut tué et les pères des cinq autres furent tués, et leurs coeurs saignants furent dévorés par le loup.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Nous ne pouvions vivre, tandis que les loges de nos pères étaient vides, et que les scalpes de leurs meurtriers n'étaient pas dans les loges de nos mères.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Nos coeurs nous ont dit de faire des présents à Hias-soch-a-la-ti-yah qui les a nourris sur les montagnes, et quand la lune fut basse, et quand les ombres de la butte Blanche furent aussi sombres que le pelage d'un ours, nous dîmes à Hias-soch-a-la-ti-yah: Nul homme ne peut faire la guerre avec les flèches du carquois de tes tempêtes; nulle parole d'homme ne peut être entendue quand ta voix parle dans les nuages; nulle main d'homme n'est forte quand ta main déchaîne les vents. Le loup a mangé la tête de nos pères et les scalpes des meurtriers ne pendent point dans les loges de nos mères.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Hias-soch-a-la-ti-yah, ne lâche pas ta colère, tiens dans ta main les vents; que ta grande voix n'étouffe pas le hurlement des morts quand nous chassons les meurtriers de nos pères.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Moi et les cinq autres nous établîmes alors dans la loge un feu, et, par sa lumière brillante, vit les aïquas et la peau du buffle.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Cinq jours et cinq nuits, moi et les cinq autres nous avons dansé et fumé, la médecine, et battu le sol avec des bâtons, et charmé le pouvoir de Scoucoumé, afin qu'il ne soit pas mauvais pour nous, et ne nous envoie pas la maladie dans nos os.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Alors, quand les étoiles furent brillantes dans le ciel clair, nous avons juré, (je ne dois pas dire quoi car nos paroles sont allées dans l'oreille de Hias-soch-a-la-ti-yah), et nous sommes partis de la loge avec nos poitrines grosses de ressentiment contre les meurtriers de nos pères dont les os étaient dans les griffes du loup.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Nous sommes allés chercher leurs scalpes pour les pendre dans les loges de nos mères.
«Je commande les Clallomes je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Voyez-moi frapper ce poteau, encore, encore et encore, deux fois six.
«Je commande les Clallomes je vengerai la mort de Ouaskèma.
«Deux fois six j'ai frappé; autant de visages-pâles j'ai tué, les meurtriers de notre père! avant que la lune fût de nouveau ronde et penchât sur la plaine occidentale.
«Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouaskèma.»
En récitant cette mélopée, du ton traînard et nasal particulier aux Indiens, le chef s'accompagnait tambourin en peau d'elk, sur lequel il frappait avec un petit bâton. A chaque strophe, il se livrait à des contorsions frénétiques, que les autres imitaient en poussant des cris assourdissants; à la dernière, les cris et les contorsions redoublèrent pendant une demi-heure, puis ils cessèrent tout d'un coup, chaque guerrier prit un tison dans le feu et sortit de la hutte en se dirigeant vers un grand poteau dressé au milieu du village. Au pied du poteau, le jeesukaïn qui avait reçu Pad se tenait agenouillé, réduisant en poudre fine des écorces sèches dont il entourait le piquet.
L'un après l'autre, les chefs déposèrent leur tison sur cette poussière et le sorcier souffla sur les charbons. La poussière s'étant enflammée, celui-ci se releva et se joignit aux guerriers qui dansaient et vociféraient autour du poteau, lequel bientôt prit feu, craqua et s'abattit au milieu des hurlements de la foule attirée par ce spectacle.
Comme, dans sa chute, l'arbre n'avait atteint personne, les Clallomes en conclurent que leur expédition contre les visages-pâles serait favorable.
Le poteau à bas, les guerriers se jetèrent à l'envi sur les charbons, qui, dans leurs croyances, devaient les rendre invincibles.
Tandis qu'ils se disputaient ces amulettes, leur jeesukaïn, déchaussant avec un couteau sacré le tronçon du poteau resté dans le sol, enlevait ce tronçon et retirait de dessous une hache en pierre.
Cette hache était la hache de guerre.
Il la remit au sachem principal des Clallomes, et ceux-ci se préparèrent aussitôt à entrer en campagne.
Pad avait profité de la confusion qui accompagna l'exhumation de la hache de guerre pour s'esquiver, et sortir de l'i-e-nush.
Son plan réussissait à souhait, aussi s'applaudissait-il de l'avoir mis à exécution.
—Que je tire maintenant le secret de Merellum, et me voici riche, murmurait-il en marchant à grands pas sur le bord de la Colombie. Et cet imbécile de Joe qui s'imagine que, quand je connaîtrai le trésor, je viendrai le chercher pour partager! Le plus souvent, by Jesus-Christ! Pad n'est pas assez nigaud pour donner ce qu'il a gagné. L'affaire, faite, je m'embarque et m'en vas dans les vieux pays, où les femmes sont belles comme les anges du paradis dont me parlait mon père quand j'étais petit. Seulement il y a une chose qui me contrarie, c'est cette poire qui me sert de tête, non qu'elle ait moins d'esprit qu'une autre, Pad n'est pas un sot; mais enfin ce n'est pas beau une boule aplatie comme la mienne. Si je tenais cette sorcière de squaw qui m'a élevé et rendu le mauvais service de me presser le crâne entre deux planches, je lui ferais payer cher ses soins de nourrice! Mais bast! avec de la fortune, avec de l'or, on se fait aisément pardonner les infirmités de la nature ou autres; mon père me l'a dit. Tâchons seulement d'enlever la petite. Voyons… voyons… ça n'est pas facile… Ah! j'y suis… Oui, c'est cela. J'ai une cache près d'ici. Changeons de figure.
Le sentier que suivait Pad serpentait sur des rochers à pic, dominant le fleuve d'une hauteur de vingt mètres au moins. Ces rochers étaient tourmentés, coupés çà et là par d'effrayantes déchirures, des abîmes insondables, dans lesquels les eaux de la Colombie se ruaient, tournoyaient, et écumaient avec fracas.
Le faux Indien détacha une corde roulée sous son jupon autour de ses reins, en fixa solidement un bout à une racine, au-dessus d'une fondrière, et s'affala le long de la corde.
Parvenu à l'autre extrémité du câble, il mit le pied sur une saillie de la roche et disparut dans un enfoncement.
Un quart d'heure après, il ressortait du gouffre, mais complètement transformé. Il avait le visage et les mains blanches comme un Européen, et un costume de trappeur dont le chapeau dissimulait parfaitement la difformité de sa tête.
Seulement ce costume était lacéré en plusieurs places et ses doigts ensanglantés portaient les traces de nombreuses éraflures.
—Voilà! dit-il en se remettant en marche. Du diable si les gens de Poignet-d'Acier se doutent de mon stratagème! Heureusement que j'ai comme ça, de côté et d'autre, des caches pour serrer mes petites affaires! Si la fillette m'échappe, ce ne sera pas faute d'avoir fait toilette et peau neuve pour la séduire.
Et il se prit à rire.
Un moment après il s'arrêta et se frappa le front.
—Bêta! j'oubliais l'essentiel.
Puis il déchargea sa carabine; la recharges, la déchargea encore, enfouit dans une poche sa corne à poudre et se mit courir de toutes ses forces.
Une heure avant le soleil couchant il arriva à la fumerie de la pointe de la Langue.
Pad était essoufflé, trempé de sueur.
Il frappa résolument à la porte de la loge.
—Entrez! cria une voix forte de l'intérieur.
Pad entra et se trouva devant cinq trappeurs canadiens vigoureux et de bonne mine, qui jouaient avec Merellum.
—Sois le bien venu, mon cousin, dit un des trappeurs à l'Irlandais.
Est-ce toi qui as tiré tout à l'heure? As-tu fait chasse?
—Non, répliqua Pad en mauvais français. J'ai rencontré, à deux milles d'ici, une ourse avec ses oursons. Je l'ai blessée deux fois, mais la poudre m'a manqué, et un peu plus l'ourse ne m'aurait pas manqué, elle!
Ce disant il montra ses mains saignantes.
—Combien d'oursons? dit le trappeur.
—Deux.
—Est-elle grosse?
—Elle pèse bien cinq cents livres, et les petits cent à cent cinquante.
—Baptême! ce serait un joli coup de fusil. Elle est à deux milles d'ici, dis-tu, mon cousin?
—Un peu plus, un peu moins. Ah! si j'avais eu de la poudre!
—Ma foi, ça vaut la peine de se déranger. Qu'en pensez-vous, mes frères?
—Bateau! faut y aller, répondit-on unanimement.
—Mais Merellum?…
—Oh! dit l'enfant, je resterai bien toute seule, je n'ai pas peur. Pendant que vous serez là-bas je préparerai le souper, à une condition, père Baptiste.
—Quoi donc?
—Vous me donnerez la peau de l'ourse pour m'en faire une couverte, comme celle de ma bonne tante Ouaskèma.
—On te la donnera, chère, répliqua Baptiste en lui tapotant amicalement la joue.
Et s'adressant aux autres:
—Allons! en route!
Ils quittèrent la fumerie en emmenant quatre chiens énormes.
Pad allait en tête.
Ils firent deux milles sans rien découvrir. Le crépuscule s'épaississait. Mais tout à coup, par un de ces hasards communs dans la vie, les chiens tombèrent sur une piste et s'élancèrent en aboyant furieusement dans un fourré de mesquites.
—Ils ont flairé mon ourse, s'écria l'Irlandais en se précipitant après eux.
Les trappeurs l'eurent bientôt perdu de vue. Pad alors opéra une contre-marche et revint toutes jambes à la fumerie.
La porte était close.
—Ouvre! cria-t-il à Merellum.
—Que voulez-vous? demanda la petite fille.
—Un fusil Baptiste en a besoin. Il a cassé la crosse du sien.
L'enfant hésitait.
—Mais dépêche donc! lui cria Pad. Dépêche, si tu ne veux pas que l'ourse dévore Baptiste.
L'imprudente ouvrit malgré les recommandations que lui avaient faites les trappeurs en partant.
A peine la porte fut-elle entre-bâillée, que Pad se jeta dans la fumerie, saisit brutalement Merellum, lui appliqua un morceau de couverte sur la bouche pour l'empêcher de crier, et, l'enlevant comme une plume dans ses bras, la transporta dans son canot, au fond duquel il la déposa, avec cette menace:
—Si tu fais un mouvement, je te tue!
La pauvre petite, épouvantée, demeura immobile. L'irlandais s'éloigna de la grève avec la plus grande célérité.
La nuit était venue, noire et sans souffle. On n'entendait que le son lointain et assourdi des vagues de la Colombie sur la barre et les ruissellements de la marée, semblables à des explosions de fusée.
Sans mot dire, Pad conduisit d'abord sa proie sur une île où il la débarqua, après lui avoir ôté son bâillon.
—Maintenant, lui cria-t-il d'une voix tonnante, tu vas desserrer les dents, la belle. Où est la cache de Poignet-d'Acier?
Merellum, toute glacée de frayeur, ne répliqua pas.
—Parleras-tu, petite louve? ajouta rudement l'Irlandais en la secouant par le bras.
Et comme elle se taisait toujours:
—Si tu ne parles pas, je te brûle toute vive!
—Je ne sais pas où est la cache, balbutia la Petite-Hirondelle.
—Tu ne sais pas, tu ne sais pas! riposta Pad avec fureur. Ah! tu ne sais pas! je t'apprendrai à ne pas savoir!
Il la souffleta violemment.
Merellum poussa un cri.
—Par le tonnerre! qui peut piailler comme ça? dit soudain quelqu'un dans l'obscurité.
—By the Holy Virgin! marmotta l'Irlandais, ce que je redoutais arrive.
Joe a entendu cette poison. Il faudra partager!
—Est-ce toi, Pad?
—Oui, c'est moi, répondit celui-ci d'un accent dépité.
—Par le tonnerre! où es-tu? Je t'attends depuis trois heures au moins sur la berge… Et les affaires?
—Elles vont bien, repartit sèchement Pad.
—Ah! tu es un fin matois! fit Joe en apparaissant dans l'ombre.
—Plus fin que toi, car j'ai, du même coup, lancé les Clallomes sur la piste de Poignet-d'Acier et enlevé la petite.
—Merellum?
—Oui, by Jesus-Christ!
—Tu l'as amenée avec toi?
—Est-ce que tu ne la vois pas?
—Par le tonnerre, non!
—Tu as la berlue, dit dédaigneusement Pad en haussant les épaules.
Il se retourna pour montrer l'enfant qui était restée derrière lui. Mais elle s'était éclipsée.
Au même instant, le bruit d'un corps qui tombe à l'eau troubla le calme de la nuit.
Au moment où il saisit son tomahawk pour en frapper Ouaskèma, Chinamus, déjà blessé par la balle d'un des assaillants, n'avait plus l'oeil juste ni la main sûre.
Le coup destiné à fracasser le crâne atteignit l'épaule gauche.
La jeune Indienne frissonna sous l'étreinte de la douleur; son visage pâlit, ses traits s'altérèrent, deux larmes jaillirent de ses yeux démesurément tendus. Puis sa tête s'affaissa sur sa poitrine; mais elle ne laissa échapper aucun gémissement.
Poignet-d'Acier s'élança vers elle, trancha d'un coup de hache les liens qui l'attachaient au poteau et la reçut insensible dans ses bras.
Il la déposa doucement sur le gazon en criant
—De l'eau! qu'on m'en aille chercher, tout de suite!
Un des trappeurs descendit vivement le cap, tandis que Villefranche versait quelques gouttes de spiritueux sur la paume de sa main pour en fruiter les tempes de Ouaskèma.
Avant le retour du trappeur elle avait repris connaissance.
A la vue de Poignet-d'Acier penché sur elle et la soignant avec une sollicitude paternelle, la jeune Clallome eut un éclair de joie indicible.
—Le chef blanc, est un grand chef; Ouaskèma l'aime! dit-elle. Elle voulut faire un mouvement pour se lever, mais la souffrance l'en empêcha. Sa main droite se porta instinctivement à son épaule gauche, celle qui avait été frappée par la massue du sorcier.
Contrairement aux usages de sa tribu, Ouaskèma, fille d'un grand chef et jouissant elle-même du privilège rare de présider le conseil des sachems Ouaskèma portait une tunique de peau qui couvrait sa gorge et descendait jusqu'à ses genoux. Elle avait aussi les mitas et les mocassins des Indiens de l'autre côté des montagnes Rocheuses.
—Tu as bien mal à ton épaule, ma soeur? lui dit Poignet-d'Acier avec un accent sympathique.
La jeune Clallome ne répondit pas. Elle le regardait attentivement.
—Veux-tu que je panse ta blessure? reprit-il sans remarquer la fixité avec laquelle la Tête-Plate le considérait.
—Ouaskèma veut tout ce que veut son frère blanc, répondit-elle dolemment.
A cet instant le trappeur parti pour puiser de l'eau au fleuve revint avec son casque de pelleterie plein jusqu'au bord.
—Diablesse de route pour monter de l'eau! fit-il. J'ai manqué de tout renverser…
—Donne, donne, bavard de Baptiste! tu causeras demain, lui dit
Poignet-d'Acier.
—Voilà, bourgeois, dit celui-ci en déposant le vase improvisé près de la patiente.
L'aventurier coupa la tunique de Ouaskèma, et, découvrant une épaule d'un galbe parfait, séduisante au possible, malgré sa couleur rougeâtre. Il examina la blessure.
L'inflammation commençait et envahissait déjà toute la jointure supérieure du bras à l'omoplate. Une luxation ou tout au moins un déboîtement des parties était à craindre.
Poignet-d'Acier avait certaines notions chirurgicales, comme tout homme qui a passé plusieurs années de sa vie dans le désert. Il palpa les chairs, et, après une étude de quelques minutes, il reconnut avec plaisir que le coup n'avait heureusement produit qu'une contusion assez forte et froissé les muscles.
Il se contenta donc de baigner d'eau de mer les meurtrissures et d'y appliquer une compresse qu'il lia avec des racines de ouatap.
—Ah! tu me soulages, mon frère! dit Ouaskèma se sentant mieux.
—Baptême! dit un des trappeurs, poussant du pied le corps du Dompteur-de-Buffles, une de ces vermines qui grouille encore! je m'en vais l'achever.
—Achever qui? répliqua Baptiste; il est plus mort que ton dernier grand-père, Jean. Laisse-le donc. Tu vois bien qu'il ne remue pas plus qu'une pierre.
—Allez préparer le bateau, cria Poignet-d'Acier. Il est temps de démarrer Voici la nuit qui tombe et les Chinouks pourraient bien arriver avec elle.
—Oh les maudits, on ne les craint pas, nous autres, dit Baptiste.
—Va toujours, et dépêche-toi, répliqua l'aventurier.
—C'est bon, capitaine; nous y sommes.
—Toi, reprit-il en s'adressant à Jacques, tu m'aideras à transporter cette jeune fille.
—Oui, monsieur Ville…
—Chut!
Pour se punir de son oubli, le vieux serviteur se donna un grand coup de poing dans la poitrine.
—Ma soeur veut-elle venir avec moi dans ma cabane? demanda Poignet-d'Acier à l'Indienne. Ouaskèma ira où son frère désire la conduire!
—Nous allons te transporter au canot.
—Non, non, mon bon frère, Ouaskèma est forte. Elle peut marcher.
Elle fit un effort pour se dresser, mais ses membres étaient rigides, et elle retomba.
Alors Villefranche, la prenant dans ses bras, l'enleva de terre, comme il eût fait d'un enfant, et la descendit dans l'embarcation.
Jacques le suivit par derrière, en portant sa carabine.
Pendant le trajet, le coeur de la jeune fille battait si vivement, son haleine exhalait des souffles si brûlants au visage de Poignet-d'Acier, qu'il s'imagina que sa blessure était plus grave qu'il ne l'avait jugée d'abord.
—Tu souffres donc beaucoup, ma soeur? dit-il avec intérêt.
—Oh! non, je suis bien, je voudrais rester toujours ainsi, répliqua-t-elle languissamment. Le capitaine attribua cette réponse au délire.
—Tu dois avoir soif? dit-il en tâchant de découvrir une source.
—Ouaskèma aime le grand chef blanc, repartit-elle.
Il ne prêta point d'attention à ces paroles, lesquelles, du reste, pouvaient n'être qu'un témoignage de reconnaissance conforme aux habitudes des Têtes-Plates, qui n'ont pas de mot propre pour exprimer un remercîment.
Jacques avait deviné l'intention de Villefranche.
Il s'écarta un peu et revint avec de l'eau fraîche qu'il présenta à
Ouaskèma qui but avidement et dit:
—Le serviteur du brave chef blanc est bon.
Ils étaient arrivés sur la grève, près du canot, que les trappeurs poussaient au large.
La nuit drapait ses ombres sur la campagne. Mais le ciel avait une pureté transparente et de nombreuses étoiles scintillaient déjà à son dôme.
Le rio Columbia était calme, uni comme une glace, et, malgré le vacarme assourdissant que faisaient les vagues sur la barre, à une lieue de là, on pouvait espérer une traversée facile jusqu'à l'autre rive du fleuve.
Ouaskèma fut placée sur une couche de joncs, dans le canot.
Poignet-d'Acier allait s'embarquer, quand un puissant mugissement, longuement réverbéré par les échos de la côte, retentit en haut du cap Désappointement.
Les trappeurs venaient de s'asseoir à leurs bancs pour ramer; ils se levèrent surpris.
—Le taureau du Dompteur-de-Buffles, ce sont les Chinouks, filons vite! dit le capitaine.
—Mon frère se trompe; le Bois-Brûlé est mort; il voulait m'avoir, et
Chinamus l'a percé d'une flèche, dit l'Indienne.
—Mais ça ne peut être que son taureau, car les buffles ne s'avancent pas si près du littoral de la mer, reprit Villefranche un pied sur le bord du canot, l'autre encore à terre.
—Part-on, bourgeois? demanda Baptiste.
—Attendez un peu. Jacques, mon fusil à deux coups.
—Quoi! monsieur…
—Pas de réflexion. Je le répète, c'est sans doute le taureau du métis.
Si ce dernier est mort, je ne vois pas pourquoi je laisserais aux
Chinouks la magnifique bête qu'il a domestiquée. Il y a longtemps que
j'en ai envie, au surplus. Donnez-moi aussi un lasso.
—Mon frère, ne retourne pas sur la montagne! fit Ouaskèma d'un ton suppliant.
—Jean, s'écria Poignet-d'Acier, tu es leste, prends ta carabine et viens avec moi. Vivant ou mort, nous aurons l'animal.
—Mon frère!… reprit l'Indienne avec un redoublement d'instances.
Mais Poignet-d'Acier ne l'entendait plus. Ses instincts de chasseur, une fois éveillés, le dominaient despotiquement. Il était déjà à moitié de la falaise qu'il gravissait avec la rapidité d'un daim, et Jean, malgré sa réputation d'agilité, avait bien de la peine ne pas se laisser distancer.
—Le grand chef blanc est intrépide, mais il est imprudent, murmura Ouaskèma en se soulevant sur son coude droit, afin de le suivre des yeux.
La lune se montra, pleine, radieuse, dissipant les molles brumes que le crépuscule avait épanchées sur la Colombie. Poignet-d'Acier mettait le pied sur le sommet du cap Désappointement. Un second mugissement, plus formidable que le premier, salua son apparition.
Et alors, au milieu des cadavres des Chinouks, l'aventurier aperçut un buffle énorme, au dos blanc comme la neige, mais à la crinière épaisse aussi noire que l'ébène, qui, les cornes droites, la tête relevée, les pattes de devant tendues roides, le regardait fixement de son grand oeil largement dilaté.
Ses beuglements redoublèrent à l'approche du chasseur. Leur intonation avait quelque chose de triste, de désespéré, qui frappa Poignet-d'Acier.
Jean arrivait sur le plateau.
—Glisse-toi derrière le buffle, lui dit le capitaine, mais ne tire que si, par hasard, ma vie était en danger.
—On vous entend, bourgeois, répliqua le trappeur en se faufilant dans les buissons.
Poignet-d'Acier apprêta son lasso et se dirigea vers l'animal, qui, après avoir frappé du pied et creusé le sol de son sabot, s'était retourné et mis à lécher activement le corps d'un Chinouk, en agitant sa longue queue.
Il semblait indifférent à la présence des deux hommes.
—Excellente bête! murmura Poignet-d'Acier, je parie qu'elle est venue ici pour son maître!
Le taureau, comme s'il eût compris ces paroles, redressa son muffle et mugit de nouveau.
Le chasseur crut remarquer, à ce moment, que le cadavre près duquel trépignait l'animal faisait un mouvement.
Cette découverte changea ses projets.
—Est-ce que le Dompteur-de-Buffles vivrait encore pensa-t-il.
Et, laissant de côté son lasso, il s'avança vers le corps.
Loin de s'opposer à ce dessein, le bison se retira, comme pour lui faire place.
Poignet-d'Acier s'agenouilla devant la victime de Chinamus et lui mit la main sur le coeur. Il battait encore, quoique faiblement.
—Jean! appela l'aventurier.
Son compagnon accourut, tout intrigué de ce qui se passait.
—Jean, fais une torche et allume-la.
Le trappeur coupa une branche de pin, la fendit à une extrémité, en sept ou huit fractions, y mit le feu et revint aussitôt près de Poignet-d'Acier qui déshabillait le corps du métis en disant:
—Je gagerais à présent que le, sorcier des Chinooks l'a frappé d'une flèche empoisonnée. Baisse un peu plus la torche, Jean. Oui, c'est cela, ajouta-t-il en apercevant une légère piqûre que le Dompteur-de-Buffles avait au-dessous des côtes. C'est cela même, voilà bien les marques de l'empoisonnement avec cette terrible substance minérale que les Têtes-Plates tirent des montagnes Rocheuses, et qui, en refroidissant le sang, abat un homme comme la foudre. Oh! je ne me trompe pas. Les chairs autour de la plaie sont verdâtres, tuméfiées. Mais peut-être n'est-il pas trop tard pour sauver cet individu, car la vie n'est pas encore éteinte chez lui. Ce n'est pas tout à fait un sauvage, et on dit qu'il a de grandes qualités. Jean, descends vite jusqu'à mi-côte; sur la droite, près d'un bouleau, tu trouveras une source, apporte-moi de l'eau, le plus que tu pourras. Hâte-toi!
Pendant que le trappeur s'empressait d'exécuter cet ordre, Poignet-d'Acier tirait de son étui de fer-blanc un petit tube en corne qu'il appliqua sur la piqûre, en l'appuyant de façon à la boucher hermétiquement. Ce tube avait exactement la forme de l'instrument dont se servent les médecins pour ausculter, à cette différence près, que le bout était plus effilé et l'orifice excessivement étroit.
Dès que l'eau eut été déposée à côté de lui, Poignet-d'Acier se mit à aspirer fortement la plaie par l'embouchure de son tube, puis il cracha, se rinça la bouche, et recommença sans s'arrêter cette triple opération durant un quart d'heure.
Jean l'éclairait sans mot dire.
Le taureau avait suspendu ses mugissements et contemplait cette scène d'un air ahuri. L'iris noir de ses grandes prunelles blanches s'illuminait de lueurs profondes aux rayons rougeâtres de la torche.
Peu à peu les membres du Dompteur-de-Buffles s'amollirent, s'échauffèrent, frémirent. Alors Poignet-d'Acier replaça le tube dans son étui de fer-blanc d'où il sortit un onguent dont il frotta la plaie. Puis il dit au trappeur:
—Et maintenant, à nous deux, mon camarade!
Jean savait ce que cela signifiait, car aussitôt il déchira en morceaux son capot de couverte, déboucha sa gourde, versa du rhum sur un des morceaux, le donna au capitaine, en humecta un autre, et tous deux frictionnèrent rudement les membres et le corps du métis.
La coagulation du sang ne tarda pas à se dissiper. Les battements du coeur augmentèrent. La chaleur rayonna du centre à la périphérie; la souplesse, l'élasticité revinrent aux nerfs, la vie enfin circula à grands courants dans ce corps naguère presque inerte.
Le Dompteur-de-Buffles étira ses bras, puis ses jambes, puis il secoua la tête, puis il ouvrit les yeux.
—Verse-lui quelques gouttes de tafia sur les lèvres, Jean; ça achèvera de le ranimer, dit le capitaine.
Jean obéit, et le métis se souleva aussitôt et se mit sur son séant.
Le taureau bondit et mugit tour à tour.
D'abord le Bois-Brûlé promena devant lui des regards effarés, comme une personne brusquement arrachée au sommeil. Mais la mémoire lui revint bien vite.
Il reconnut le capitaine, qu'il avait plus d'une fois rencontré dans ses excursions.
—Si je ne me trompe, tu m'as tiré d'un mauvais pas, Poignet-d'Acier, lui dit-il.
—Baptême! ça me fait cet effet, s'écria Jean.
—Oui, reprit le Dompteur-de-Buffles, je me souviens à présent. Le coquin de Chinamus m'avait planté une flèche empoisonnée dans le côté. Mais qu'est-il devenu? Où est la Belle-aux-cheveux-noirs?
—Chinamus est mort, répondit Poignet-d'Acier. C'est moi qui l'ai tué.
—Le scélérat n'avait pas volé la punition, dit le métis.
—Mes gens, continua le capitaine, ont aussi tué quatre de tes hommes et il est assez probable que tu aurais partagé leur sort si tu avais été debout. Mais je ne frappe jamais un ennemi à terre.
—Merci, Poignet-d'Acier, je te revaudrai ça. Donne-moi ta main. La mienne, je le dis avec orgueil, est celle d'un brave qui n'a jamais versé le sang sans y être forcé par la nécessité.
—Je le sais et voilà pourquoi je t'ai sauvé, répliqua le capitaine en acceptant la main que lui tendait le métis et la serrant dans la sienne.
—Tu as sucé le venin de ma blessure, je ne l'oublierai jamais, fit ce dernier. Mais peux-tu me dire où est Ouaskèma?
—Dans mon canot, répondit Villefranche.
—Dans ton canot? répéta le Dompteur-de-Buffles en tressaillant.
—Oui, dit froidement le capitaine à qui ce mouvement n'avait pas échappé. Elle a été blessée par ton jeesukaïn; je vais la reconduire à sa tribu.
Tu ne l'emmènes pas chez toi? demanda l'autre sans chercher à déguiser la satisfaction que lui causaient les dernières paroles de Poignet-d'Acier.
—A moins qu'elle ne veuille s'y arrêter! Le front du métis se plissa.
Il y eut un moment de silence, qui fut rompu par un mugissement du buffle.
—Tonnerre ici s'écria le Bois-Brûlé.
—Oui, c'est à ton taureau que tu dois la vie. Je te pensais mort et j'allais partir, quand un beuglement de cet animal me ramena sur le cap.
—Ah! c'est une fine bête, dit le métis en s'approchant du buffle et le caressant de la main. Je l'avais laissé au pied de la côte pour aller pêcher avec les Chinouks dans une île… Mais j'y songe… ils vont revenir en nombre et t'attaquer, Poignet-d'Acier.
—S'ils m'attaquent, ils trouveront à qui parler, répliqua le capitaine en frappant des doigts le canon de son fusil.
—On est cinq, ajouta Jean, et, bateau! on vaut cinq fois cinq de ces vermines; fourre-toi ça dans la boule, mon cousin!
—N'importe! dit le Bois-Brûlé avec emphase, je suis leur chef, comme je suis ton obligé, Poignet-d'Acier, et tant que je les commanderai, je ne souffrirai pas qu'ils te traitent en ennemi. Encore une fois merci, et au revoir! Après ces mots, le métis sauta sur son buffle qui frémit d'aise, et s'élança vers le nord avec la célérité d'une antilope.
Blanchi par les mates clartés de la lune, le rio Columbia semblait rouler des flots de vif-argent.
—A vos avirons! cria Poignet-d'Acier en sautant dans le bateau.
Il s'assit à l'arriére et prit le gouvernail en main. On gagna le large.
—Comme le capitaine a l'air soucieux! Qu'est-ce que vous avez donc trouvé là-haut? demanda, d'un ton bas, Baptiste à Jean.
—Le brigand de Bois-Brûlé, qu'ils appellent le Dompteur-de-Buffles. Un Chinouk lui avait dardé une flèche dans le flanc, à cause de cette créature que nous avons là dans le canot. La flèche était envenimée, et le bourgeois a eu la bonté de sucer la plaie de cette vermine de métis, qui le paiera sans doute en monnaie de singe!
—C'est donc pour cela que vous avez été si longtemps sur la côte?
—Pas pour autre chose.
Mais qu'est devenu l'homme?
—L'homme! une fois ressuscité, il a enfourché son grand buffle blanc et ils sont allés au diable vert.
—Le demi-sang n'est pas mort? demanda Ouaskèma, qui comprenait un peu le français et avait entendu cette conversation, car elle tournait le dos aux deux trappeurs et faisait face au capitaine.
—Non, répondit-il simplement.
—Mon frère lui a aussi sauvé la vie? Poignet-d'Acier ne répliqua pas et l'Indienne poursuivit:
—Mon frère s'en repentira; les Bois-Brûlés sont des ingrats. Dompteur-de-Buffles voulait faire de Ouaskèma son esclave, et Chinamus voulait la brûler. Ouaskèma aimait mieux être brûlée. Mais mon frère le chef blanc est un grand coeur.
Comme elle disait ces mots, Jacques, qui se tenait en avant de l'esquif, poussa un cri.
—Qu'y a-t-il? interrogea Poignet-d'Acier.
—A gauche, monsieur! manoeuvrez à gauche, pour l'amour du ciel, ou nous sommes perdus!
—Mais enfin qu'est-ce? que vois-tu? dit Villefranche en exécutant le mouvement, tandis que les rameurs regardaient de côté et d'autre pour découvrir ce qui effrayait le vieux domestique.
A l'exception d'une forte oscillation des vagues en avant de la ligne que venait de quitter l'embarcation et qu'on pouvait attribuer à la marée, on ne distinguait rien qui parût justifier l'exclamation de Jacques.
Mais comme Villefranche allait lui faire de nouvelles questions, le fleuve se couvrit à cette place d'écume, de gros bouillons, et une gerbe liquide, haute de vingt pieds, jaillit tout à coup de son sein.
Ces signes indiquaient clairement la nature et la proximité du danger; aussi les cinq hommes prononcèrent-ils en même temps ce mot:
—Une baleine!
—A vos avirons! tonna la voix de Poignet-d'Acier.
Les trappeurs avaient perdu une demi-minute, ils voulurent la réparer. Mais il était trop tard. Les eaux s'élevèrent en montagne, se creusèrent en abîme, avec de sourds clapotements. Un corps long, noir, luisant, se montra à la surface. Le canot pirouettait comme une toupie au milieu de ces remuements en sens contraires. Villefranche essaya cependant de lui imprimer une direction; la barre du gouvernail cassa dans sa main. Alors les rameurs s'efforcèrent de tenir l'embarcation en équilibre. Leurs avirons se brisèrent.
Poignet-d'Acier souriait de ce sourire amer que l'on remarque parfois sur les lèvres des hommes qui, dégoûtés de la vie, ne trouvent plus de plaisir que dans ses drames les plus poignants.
Ouaskèma tout entière au bonheur de le sentir près d'elle, de le contempler, ne songeait pas au péril.
Jacques, le vieux domestique, regardait tristement son maître.
Les trois autres Canadiens marmottaient des lambeaux de prières.
Le monstre rentra dans son humide demeure, les ondes s'abaissèrent, revinrent sur elles-mêmes. Il y eut un moment de calme lugubre.
—Vos carabines sur vos épaules, cria Poignet-d'Acier.
Pendant que les trappeurs ramassaient leurs armes au fond du bateau, il dit à Ouaskèma:
—Ma soeur, passe cette ceinture autour de ton corps et je te soutiendrai.
—Non, dit l'Indienne, Ouaskèma aime le grand chef Blanc, elle l'a vu, il a été bon pour elle, il l'a serrée dans ses bras; Ouaskèma ne craint pas la mort.
Mais, sans répliquer, Poignet-d'Acier la souleva, lui attacha sa ceinture autour de la taille, et, l'asseyant l'arrière du bateau, il attendit.
Le fleuve recommençait à monter, à moutonner, autour de l'esquif, un deuxième, puis un troisième jet d'eau en sortirent, plus rapprochés que le premier. Les cinq hommes étaient debout. Poignet-d'Acier examinait; ses gens regardaient tour à tour leur chef et les flots qui grossissaient toujours avec des convulsions effroyables.
—Tout le monde à la mer! commanda Villefranche. Direction sud-est.
J'aperçois une île à un demi-mille environ d'ici.
Il enleva Ouaskèma.
—Lâche-moi et sauve-toi, mon frère, lui dit-elle.
A cet instant, un tourbillon d'eau enveloppa le bateau et ceux qu'il contenait.
De l'extrémité de sa queue, la baleine venait d'atteindre la frêle embarcation.
Poignet-d'Acier ne quitta point le bout de la ceinture dont il avait entouré la jeune Indienne. Après avoir plongé, ils reparurent tous deux à la surface du fleuve et se mirent à nager vers une île qu'on distinguait dans le lointain.
Malgré sa blessure, Ouaskèma, aidée de l'aventurier, se maintenait assez bien au-dessus de l'eau, avec le secours de son bras droit.
Les quatre autres acteurs de cette scène étaient dispersés à quelque distance; le canot avait été submergé.
—Avancez vite, car si la baleine se retournait, nous n'échapperions pas, cria Poignet-d'Acier.
—Abandonnez la squaw, bourgeois; c'est un fardeau inutile, dit Baptiste qui se trouvait le plus près de lui.
—Abandonner un être en danger! Tu mériterais d'être puni de ton mauvais coeur, répliqua-t-il sévèrement.
—Mais, si vous le permettez, je l'assisterai aussi bien que vous, monsieur, insinua Jacques.
—Non, mon pauvre vieux camarade, tu aurais plutôt besoin de secours toi-même, car tu es bien âgé pour faire un demi-mille à la nage.
—Oh! monsieur, je suis aussi robuste que si j'avais vingt ans!
—Tant mieux, tant mieux, dit Villefranche. Allons, obliquons un peu à gauche. La baleine a l'air de descendre. Encore quelques brasses, et nous n'aurons plus rien à craindre de ses ébats.
Moins d'un quart d'heure après leur accident, les six naufragés abordèrent sans encombre à une île plate couverte de roseaux. Ouaskèma était fatiguée et souffrait vivement de son épaule. Mais elle ne se plaignait pas. On fabriqua à la hâte une cabane avec des roseaux; elle y fut déposée; puis Poignet-d'Acier tira de son étui de fer-blanc de l'amadou et un briquet, et alluma du feu. L'humidité avait pénétré les cornets à poudre. Aussi, quoique l'île abondât en canards sauvages, il fallut se contenter pour souper de racines de kamassas cuites sous la cendre et de quelques coquilles recueillies sur la grève. L'Indienne avait la fièvre. Elle refusa de manger. Une soif brûlante la consumait. Mais il n'y avait point d'eau fraîche dans l'île. Les trappeurs lui apportèrent des joncs couverts d'aiguail qui calmèrent le feu dont elle était dévorée, s'ils ne l'éteignirent pas complètement.
Pour eux, ils se passèrent de boire, et, après s'être séchés au feu, ils se couchèrent et s'endormirent promptement autour de la butte.
Le lendemain matin, Poignet-d'Acier fut le premier sur pied. L'aurore se levait derrière un voile épais de brouillards.
L'aventurier jeta un coup d'oeil dans la cabane. Ouaskèma reposait après une nuit d'insomnie et d'agitation.
Il éveilla ses compagnons, en leur recommandant de ne point parler haut, et, s'étant éloignés de la cabane, ils tinrent conseil. Ils se trouvaient à plus d'une lieue de la côte sur une île à peu près stérile qui ne produisait que quelques arbres nains insuffisants pour construire même un radeau.
Baptiste proposait de passer le fleuve à la nage, et d'aller chercher une embarcation. C'était le parti le plus acceptable, et à peu près le seul qu'il y eût à prendre. Cependant il répugnait au capitaine; car, près de son embouchure, la Colombie, est traversée par des courants dangereux et jonchés de bancs de sable mouvants, inexorables tombeaux pour les êtres ou les choses qu'ils saisissent dans leurs rapides et incessantes évolutions.
Poignet-d'Acier réfléchissait encore, lorsque, s'entendant appeler, il courut à la butte où Ouaskèma était.
—Mon frère ne sait comment passer la Grande-Rivière, lui dit-elle. Que mon frère fasse comme les visages-rouges, construise un canot de roseaux.
—Tu as raison, ma soeur, je n'y avais pas songé. Veux-tu que je panse ta blessure?
La jeune Indienne ne répondit pas.
Villefranche, prenant son silence pour un acte d'adhésion, s'approcha d'elle et leva l'appareil qu'il avait posé le jour précédent. Une ecchymose assez grave s'était formée sur l'épaule, et Ouaskèma ne pouvait plus faire usage de son bras. Cependant, sa fièvre s'était calmée; il y avait du mieux dans son état.
Poignet-d'Acier baigna la partie affectée avec des feuilles couvertes de rosée, puis il y appliqua quelques plantes adoucissantes, et revint près de ses gens.
—Nous allons faire un canot avec des joncs, leur dit-il.
Ils eurent bientôt coupé une douzaine de bottes de roseaux qu'ils réunirent en liant les uns avec les autres leurs petits bouts. Autour de cet assemblage, quelques nouveaux paquets de ces plantes furent attaches pour figurer les préceintes, et enfin ils tressèrent une grande natte de joncs, laquelle, fixée à deux baguettes de fusil, que tiendraient deux des trappeurs, devait former voile.
Les naufragés réussirent au gré de leur désir.
On plaça Ouaskèma au fond du canot qui n'avait pas moins de dix pieds de long; les trappeurs s'embarquèrent, et, grâce à une bonne brise nord-ouest, ils doublèrent vers midi la pointe Georges, derrière laquelle, à côté des ruines de l'ancien fort Astoria, s'élevait, on le sait, la cabane de Poignet-d'Acier.
Après le débarquement et l'installation de Ouaskèma sur le lit du capitaine, on s'occupa du déjeuner. Du poisson rôti et du pain de racines de kamassas firent les frais de ce repas. La Clallome se contenta d'un peu de bouillon d'esturgeon.
—Jacques, dit Villefranche quand ils eurent satisfait leur appétit, Jacques, tu vas aller à la batture de Clarke, dans la baie d'Young; j'y ai remarqué une troupe de cygnes; facile de faire bonne chasse, car nous commençons à être à court de gibier.
—Oui, monsieur.
—Tu rapporteras aussi de la sauge et des racines de guimauve. Il y en a dans le petit Bois à côté du fleuve. Reviens, s'il est possible, avant le coucher du soleil.
—Soyez tranquille, on sera de retour, monsieur.
Poignet-d'Acier eut une violente quinte de toux qui rappela au vieux serviteur son oubli.
—Quant à vous autres, reprit l'aventurier en cessant de tousser, et en s'adressant aux trappeurs, vous retournerez à la fumerie et, demain matin, vous amènerez ici Merellum.
—Merellum! exclama Ouaskèma.
—Oui, ma soeur; c'est elle qui m'a appris que tu étais tombée entre les mains des Chinouks, et, avant d'aller à ton secours, je l'ai envoyée à ma fumerie, où deux de nos hommes en ont soin.
—Mon frère est bon comme Hias-soch-a-la-ti-yah! Ouaskèma aime son frère le grand chef blanc, répliqua-t-elle avec un regard de reconnaissance.
Jacques, et les trappeurs sortirent, et Villefranche resta seul avec
Ouaskèma dans la cabane.
Le chasseur s'assit sur un lot de pelleterie près de l'Indienne.
Le coeur de celle-ci battait fort et soulevait par mouvements saccadés la couverte de peaux de loups marins sous laquelle elle était étendue.
Son teint était animé, ses yeux humides et brillants comme une fleur sous la rosée aux premiers baisers du soleil.
Poignet-d'Acier se mit à l'examiner attentivement.
Au point de vue de notre sentiment du beau, Ouaskèma, la vierge était affreusement laide, car elle avait la marque typique de sa race, le crâne aplati et le front fuyant obliquement en arrière. Ses longs et magnifiques cheveux noirs faisaient ressortir davantage la hideur de cette dépression, regardée cependant comme un signe caractéristique de noblesse par ses congénères; car les Clallomes n'aplatissent pas la tête de leurs esclaves. Mais, en faisant, s'il est possible, abstraction de cette difformité, monstrueuse pour nous (quoique certaines de nos prétendues élégances comme la réduction de la taille par le corset, ne soient guère plus naturelles et guère plus admissibles), on découvrait dans le reste des traits de la jeune fille des charmes séduisants. Ses yeux étaient grands, d'un ovale parfait, frangés par de longues paupières, sous lesquelles roulaient des prunelles noires comme le jais, pleines de feu. Elle avait le nez long, busqué, hardiment dessiné, peut-être un peu dur; la bouche bien coupée, les lèvres roses et les dents blanches. Son teint était brun, agréablement carminé sur les pommettes saillantes de ses joues légèrement creuses. L'ensemble de sa physionomie parlait d'intelligence et d'exaltation. Si vous supprimiez le front, comme je l'ai souvent fait en contemplant son portrait [15], et en plaçant la main sur cette partie de la tête, vous aviez une ressemblance étonnante, étrange avec les Bourbons. Le bistre de sa carnation et ses pendants d'oreilles en coquilles bleues de tiacomoshak seuls alors trahissaient son origine sauvage.
[Note 15: A la bibliothèque du parlement canadien.]
Ouaskèma vingt ans. Son corps harmonieusement proportionné et dans la plénitude du développement, possédait des trésors de force, de souplesse et de gracieuseté.
Elle se laissait voluptueusement considérer et ses regards enflammés mendiaient un regard d'amour. Mais Poignet-d'Acier était froid paraissait ignorer la passion qu'il avait allumée dans le coeur de l'Indienne.
—Ma soeur est puissante chez les Clallomes? dit-il tout à coup.
—Oui, Ouaskèma est puissante chez les valeureux Clallomes, répondit-elle avec fierté.
—C'est ma soeur qui a arrêté leurs bras quand ils allaient me frapper.
—Ouaskèma aime le grand chef blanc. Elle est heureuse de lui avoir été utile. Elle voudrait préparer chaque jour la sagamité pour lui. Poignet-d'Acier tressaillit.
—Ma soeur, dit-il, est belle et bonne.
La jeune fille se sentit frissonner en entendant cet éloge.
—Les plus illustres des guerriers clallomes désirent avoir Ouaskèma pour femme, dit-elle; mais le coeur de Ouaskèma ne bat pas pour eux. Il ne se soulève que pour le chasseur blanc.
—Et celui du chasseur blanc est mort à tout jamais, répliqua
Villefranche en secouant la tête.
—Que mon frère écoute la parole de Ouaskèma et la parole de Ouaskèma le ranimera, car elle est inspirée par le Grand Esprit.
—Pauvre enfant, si elle savait! murmura l'aventurier en se levant et se promenant à grands pas dans la hutte.
Après un moment, il revint s'asseoir près de l'Indienne et lui dit anxieusement:
—On assure, ma soeur, que tu sais ou il y a des cailloux jaunes, qui étincellent au soleil.
—Ouaskèma le sait!
—Vrai! tu le saurais?
—Ouaskèma à la langue droite. Quand elle sera guérie, elle conduira son frère le chasseur blanc à un endroit ou il y a des cailloux jaunes qui étincellent au soleil.
—Oh! si tu faisais cela, je te donnerais…
—Ouaskèma ne demande rien à son frère.
—Mais ne pourrais-tu m'indiquer le lieu?
La Tête-Plate pâlit et poussa un soupir.
—Mon frère, dit-elle d'une voix altérée, aime mieux les cailloux jaunes qui étincellent au soleil que Ouaskèma; Ouaskèma le mènera, mais elle ne lui dira pas la place, Hias-soch-a-la-ti-yah l'a défendu.
Poignet-d'Acier comprit que son impatience lui avait fait commettre une faute. Il saisit la main de la Clallome, la pressa doucement dans la sienne et dit:
—Ma soeur est une grande jeesukaine. On rapporte que l'Esprit Suprême l'a visitée.
—Oui, repartit Ouaskèma, croyant que Villefranche subissait l'influence de ses attraits, oui Hias-soch-a-la-ti-yah m'a visitée quand j'étais toute petite et il m'a révélé des secrets.
—Ma soeur consentirait-elle à me raconter cette entrevue? demanda Poignet-d'Acier qui espérait par ce moyen arriver à la découverte de la mine d'or vers laquelle étaient tournées toutes ses aspirations.
Heureuse de captiver l'attention de celui qu'elle aimait, l'Indienne répondit:
Si les oreilles du chasseur blanc sont ouvertes, Ouaskèma parlera.
—Ma soeur veut-elle boire auparavant?
—Non, dit-elle vivement; reste: le contact de ta main est une médecine qui rafraîchit les lèvres de Ouaskèma et guérit sa blessure.
Après ces mots prononcés d'une voix émue, elle reprit:
—J'avais douze ou treize ans; ma mère me dit de bien observer ce que je verrais, car il m'arriverait quelque chose d'extraordinaire. Je regardai donc, et un matin, pendant un grand froid de l'hiver, je vis un signe que je n'avais jamais vu. Alors je me pris courir, à courir, tant que je pus. A bout de forces, je m'arrêtai et demeurai là, jusqu'à ce que ma mère vint m'y trouver. Elle savait ce que voulait dire ma fuite, me ramena près de la loge de la famille et m'ordonna de l'aider à faire une petite cabane de bouleau. Elle me dit d'y rester, d'éviter la présence de tout le monde, et, pour me distraire, de couper du bois. Elle ajouta qu'elle m'apporterait des fibres d'écorce de cèdre pour tresser des vases, qu'elle me reverrait dans deux jours, et que, durant ce temps, je ne devais rien mettre dans ma bouche, pas même de la neige.
Je fis comme elle m'avait dit. Au bout de deux jours, elle vint me voir. Je pensais qu'elle m'apporterait quelque chose à manger; mais, à mon grand désappointement, elle ne m'apporta rien. Je souffrais plus de la soif que de la faim, quoique je sentisse que mon estomac criait. Ma mère s'assit tranquillement près de moi, après s'être assurée que je n'avais rien pris, comme elle me l'avait commandé, et me dit:
—Ma fille, tu es la plus jeune de tes soeurs, et de mes garçons et enfants il ne me reste plus que vous quatre, elle faisait allusion mes deux soeurs aînées, à moi et à un petit frère, mort aujourd'hui. Qui, continua-t-elle, prendra soin de nous, pauvres femmes? Ma fille, écoute-moi et tâche de m'obéir. Noircis ta face et jeune vraiment pour que le Maître de la vie ait pitié de moi et de vous et de nous tous. Ne manque pas une minute à mes conseils, et, dans deux jours, je reviendrai à toi. Le Grand-Esprit t'aidera si tu es disposée à faire ce qui est droit. Alors je saurai si tu es ou non favorisée par lui. Si Les visions ne sont pas bonnes, rejette-les. Reste toujours fidèle à mes instructions, je reviendrai.
Ayant dit, elle partit.
Je pris ma petite hache et coupai beaucoup de bois et tissai la corde dont je devais me servir pour coudre des paillassons à l'usage de la famille. Peu à peu je commençai à sentir moins d'appétit, mais ma soif augmentait. Je n'osais toucher à la neige pour l'étancher, parce que ma mère m'avait dit que si je le faisais, même secrètement, le Grand-Esprit me verrait et les esprits inférieurs aussi et que mon jeûne ne me serait d'aucune utilité. Ainsi je continuai de jeûner jusqu'au quatrième jour. Alors ma mère parut portant un petit plat d'étain, et le remplissant de neige, elle arriva à ma loge et fut bien aise de voir que je n'avais rien pris. Elle fit fondre la neige et me dit de la boire. Je le fis et me sentis rafraîchie; mais j'aurais désiré en boire davantage. Elle me dit qu'elle ne voulait pas me satisfaire, et je me contentai de ce qu'elle m'avait donné. Elle me dit encore de rester et d'attendre une vision qui m'arriverait assurément et nous ferait du bien, non-seulement à nous, mais à tous les hommes. Elle me quitta alors, et pendant deux jours elle ne revint pas, je ne vis aucun être vivant et restai plongée dans mes réflexions. La nuit du sixième jour j'entendis une voix qui m'appelait et me disait:
—Pauvre petite, j'ai pitié de ton état; viens de ce côté, je t'y invite.
Il me sembla que la voix partait d'une certaine distance de la loge. Je lui obéis, et allant à l'endroit d'où partait la voix, je trouvai un petit sentier luisant comme une corde d'argent. Il était tout droit et paraissait monter. Après l'avoir suivi un peu, je m'arrêtai et vis à ma main droite la nouvelle lune avec une flamme qui brûlait au sommet comme une torche et répandait une grande lumière. A ma main gauche, apparaissait le soleil sur le point de se coucher. Je poursuivis ma route, et bientôt j'aperçus Kan-ge-bequa, la Femme Immortelle, qui me dit son nom et ajouta:
—Je te donne mon nom et tu pourras le donner à un autre. Je te donne aussi ce que j'ai, la vie immortelle. Je te donne longue vie sur la terre et le pouvoir de sauver la vie des autres. Va, tu es appelée à une haute destinée!
Je repris mon chemin, et vis un homme avec un gros corps rond et sur sa tête des rayons de feu semblables à des cornes.
Il me dit:
—Ne crains pas; mon nom est Monido-Winins, ou le Petit-Homme-Esprit. Je donne ce nom à ton premier fils, qui naîtra d'un blanc…
En disant cela, Ouaskèma balbutia, rougit et baissa les yeux; mais Poignet-d'Acier ne remarqua point ses impressions, et bientôt l'Indienne continua:
C'est ma vie que je te donne ainsi. Va où l'on t'attend.
Je gravis donc le petit sentier jusqu'à ce que je m'aperçus qu'il finissait à une ouverture dans le ciel. Là, une voix se fit entendre; je m'arrêtai, et vis, près du sentier, un homme, la tête environnée de lumière et la poitrine couverte de plaques.
Il me dit:
—Regarde-moi; mon nom est O-shan-wan-eguy-kaik, ou le
Brillant-Soleil-Bleu. Je suis le voile qui cache l'entrée du ciel.
Écoute-moi et ne sois pas effrayée. Je vais te douer des dons de vie et
te donner le pouvoir de résister et de souffrir.
Aussitôt je fus percée de pointes lumineuses qui étaient fixées à moi comme des piquants de porc-épic, mais ne me causaient aucun mal. Les pointes tombèrent à mes pieds, puis se rattachèrent à mon corps et tombèrent de nouveau, et cela fut répété plusieurs fois.
L'Esprit me dit:
—Attends, et ne crains pas, jusqu'à ce que j'aie fait et dit tout ce que je dois dire et faire.
Je sentis alors comme des flèches et des dards qui entraient dans mes chairs, mais sans me faire souffrir, et qui, comme les pointes lumineuses, tombèrent bientôt à mes pieds.
Il dit alors:
—C'est bien; tu verras de longs jours. Avance un peu.
Je fis comme il m'avait dit et arrivai à l'ouverture du ciel.
—Tu es, me dit-il, parvenue à une limite que tu ne peux franchir. Je te donne mon nom, tu pourras le donner à un autre. Retourne-toi maintenant, et regarde. Il y a un serpent ailé qui te ramènera. N'aie pas peur de monter sur son dos, et quand tu seras rentrée dans ta loge, prends ce qui est nécessaire pour soutenir le corps.
—Je me retournai et vis une sorte de serpent qui volait dans l'air; je montai dessus. Il partit comme l'éclair, et, comme je rentrais dans ma loge, ma vision cessa.
—Mais, dit à cet instant Poignet-d'Acier, cela n'explique pas ta puissance sur les Clallomes.
—Ne sois pas pressé, mon frère, répondit Ouaskèma, je vais te le dire, ainsi que la vision qui m'a appris à lire dans l'avenir et à voir, plus loin que tes yeux et ceux des hommes ne peuvent porter, ces cailloux jaunes qui étincellent au soleil.
—Tu dis, ma soeur?… s'écria brusquement le chasseur.
—Écoute.
—Le septième jour, j'étais encore dans ma loge. Alors, je vis descendre du ciel un objet qui ressemblait à une pierre ronde et qui pénétra dans ma loge. En approchant, je vis que cet objet avait de petits pieds et de petites mains comme un corps d'homme. Il me dit:
—Je t'accorde le don de voir dans le futur, afin que tu puisses en faire usage pour ton bénéfice, celui des Indiens et d'un chasseur blanc que tu rencontreras après quelques hivers, sur les bords de la Grande-Rivière, et que tu épouseras.
Cette déclaration naïve, faite avec une franchise passionnée, amena un sourire aux lèvres de Poignet-d'Acier.
—Et c'est ce petit homme qui t'a montré l'endroit où sont les cailloux jaunes, ma soeur? interrogea-t-il d'un air incrédule.
Ouaskèma allait répondre; mais, à ce moment, on heurta violemment à la porte de la hutte.
—Qui est là? exclama Villefranche en sautant sur sa carabine.
La disparition de Pad passa d'abord inaperçue des trappeurs. Leurs chiens aboyaient à pleins gosiers, et les gens de Poignet-d'Acier étaient trop bons chasseurs pour songer à autre chose qu'au gibier quand ils avaient mis le pied sur une piste.
—Ça doit être un grosses-cornes, dit Pierre en s'arrêtant pour écouter.
—Que non! que non! mon cousin, fit Baptiste. C'est un ours, mais pas une femelle, comme l'a prétends cet imbécile d'Irlandais. Et encore cet ours est seul.
—Mais comme les chiens font du tapage! reprit Pierre.
—C'est que la bête est remisée, répliqua Jean. Pour ce qui est d'être un ours, Baptiste a raison. C'en est un. Regardez-moi ces traces sur le bord du marécage.
Elles ont au moins six pouces de long sur cinq de large, non compris le talon. Ça doit être un fameux animal! Mais on dirait que nos chiens sont tombés en défaut. Baptême! qu'est-ce que ça signifie?
L'ours va peut-être faire tête aux chiens! fit Joseph.
—Pas plus que toi, mon cousin, répliqua Baptiste en secouant la tête.
Je crois savoir ce que c'est. Doublons le pas.
Les cris des chiens recommencèrent bientôt, et si près des chasseurs qu'on entendait les premiers sauter et trépigner sur les branches mortes qui se cassaient avec un bruit sec.
—Coulons-nous sous le bois, dit Baptiste.
Tous les cinq alors se mirent à genoux et rampèrent silencieusement vers une éclaircie que le soleil couchant empourprait de ses derniers rayons.
Les aboiements discords et forcenés de la meute couvraient les harmonieux murmures de la forêt, à cette heure solennelle où la nature se recueille ordinairement et envoie, avant de s'endormir, un hymne de reconnaissance à l'Éternel.
Au bout de quelques minutes, les trappeurs arrivèrent à la clairière, au milieu de laquelle se dressait un énorme chêne plusieurs fois centenaire, et dont les rameaux noueux s'entrelaçaient trente pieds du sol pour former un dais ombreux de verdure.
Autour des racines de l'arbre, qui sortaient de terre en affectant mille formes bizarres, les chiens de la fumerie gambadaient, se bousculaient, bondissaient et jappaient à qui plus haut, la tête levée en l'air, la gueule ouverte, la langue pantelante et les yeux injectés de sang.
Nul fauve ne se montrait cependant dans la clairière ou sur les branches du chêne. Mais de sa cime jaillissaient des essaims compactes d'abeilles qui l'enveloppaient en bourdonnant comme d'une gaze grisâtre.
La petite république ailée était en grand émoi; l'irritation la possédait, on le voyait facilement; mais sa colère n'avait pas les chiens pour objet. Leur présence et leur vacarme ne paraissaient même pas l'inquiéter.
—Que diable est-ce que cela veut dire? demanda Pierre à mi-voix.
—Cela, mon cousin, lui répondit Baptiste, veut dire que nous avons une chance rare.
—Oui, ajouta Jean; si je ne me trompe, nous ferons ce soir régal de viande d'ours et de miel. Je ne comprends pas.
—Tu comprendras tout à l'heure. En attendant, va couper des branches de sapin et ramasse une botte de fougères que tu tremperas dans la mare près de laquelle nous sommes passés. Dépêche-toi.
Pierre partit sans trop savoir à quoi servirait ce qu'on lui commandait.
—Toi, l'Enrhumé, et toi, le Bossu, continua Baptiste qui avait parlé, vous couplerez les chiens; moi et Jean nous arrangerons le bûcher.
Le chêne était creux, et, à la base de son tronc, se montrait une cavité ayant plus de quatre pieds de diamètre. Les deux trappeurs, tout en tenant leur carabine d'une main et leur couteau de chasse dans les dents, remplirent cette cavité de branchages secs, de feuillée, de brindilles de sapin et de fougères mouillées que leur apporta Pierre. Cela fait, les chiens furent attachés à quelque distance dans le bois, puis Jean alluma le bûcher et Baptiste ordonna aux trois autres de se tenir devant le trou du chêne et de faire feu au premier signal. Lui-même et Jean prirent une position semblable.
—Est-ce que vous pensez qu'il y a un ours là dedans? interrogea Pierre en pointant le chêne d'un air incrédule.
—Tu verras, mon garçon.
Une fumée épaisse et âcre se dégageait lentement du foyer et voilait le tronc de l'arbre sous ses lourdes spirales d'un gris-bleu terne.
Les bourdonnements et le désordre des abeilles augmentaient. Elles tombaient par centaines étourdies, asphyxiées, et mouchetaient le vert gazon autour des trappeurs.
Tout à coup on entendit un grondement sourd et prolongé. Il semblait venir de dessous terre.
—Attention! dit Baptiste.
Ses compagnons appuyèrent sur la gâchette de leur carabine.
La fumée devenait moins intense, mais le chêne s'était enflammé.
Un nouveau grondement retentit.
—Bon! dit Jean en riant, voilà Sa Majesté Martin qui annonce qu'elle va sortir. Soldats, apprêtez… armes!
—Tais-toi donc, maudit bavasseur, tu nous feras manquer notre coup! maugréa Baptiste en lui allongeant son coude dans la poitrine.
Le soleil était couché et la nuit descendait brusquement, comme il arrive en Amérique; mais les lueurs qui s'irradiaient du chêne, comme d'un gigantesque candélabre, illuminaient mieux la clairière que le grand jour, en émaillant d'or fluide les hautes plaques de vert sombre qui l'encadraient.
—Diable! marmotta Jean, cet ours-là pourrait bien être un canard, comme dit la gazette de Montréal.
Mais au moment où il faisait cette réflexion, qui pouvait lui attirer une vive gourmade de Baptiste, un bruit singulier parut sortir des profondeurs de l'arbre.
Ce bruit fut immédiatement suivi de la chute d'un poids lourd et d'un tourbillon de cendres et d'étincelles qui s'élevèrent du foyer et dérobèrent les objets.
—Feu! cria Baptiste.
Quatre détonations résonnèrent à la fois.
Et l'on vit alors un corps énorme, couvert de flammes crépitantes, s'élancer en hurlant de la cavité du chêne.
Baptiste qui, par prudence, avait gardé son coup, le tira; l'animal, frappé au coeur, expira sur le champ.
—Baptême! éteignons le feu qui gâte sa belle robe des dimanches, dit
Jean d'un ton goguenard.
—Bah! dit l'Enrhumé, pourquoi ne pas le griller comme un habillé de soie?
—Parce que, nigaud, sa peau vaut au moins une cinquantaine de piastres, répliqua l'autre, en couvrant l'ours de mottes de gazon enlevées avec son couteau.
—Ce coquin-là pèse bien cinq cents livres, dit Jean, qui considérait le carnassier avec une stupeur mêlée de contentement.
—Oui, dit Baptiste; mais ce n'est ni l'heure ni le lieu de jaboter comme des pies. Jean fera la curée, et nous, nous arrêterons le feu qui dévore ce chêne pour avoir le miel qu'il renferme.
—Du miel! fit Pierre, comment ça, mon cousin?
—Eh! niais que tu es, est-ce que tu ne sais pas que les ours mangent le miel, et que celui-ci ne s'était réfugié dans cet arbre que pour y dévorer les rayons fabriqués en haut par un essaim d'abeilles?
—Ah dame! bourgeois, il n'y a pas aussi longtemps que vous que je suis dans ce pays, qui est bien drôle tout de même.
—Allons, à l'oeuvre, mes gars! dit Baptiste apprêtant sa hache pour mettre un terme au progrès des flammes.
—Mais, s'écria Jean en regardant autour de lui, où diable est passé l'Irlandais?
—C'est ma foi vrai!
—On ne le voit nulle part!
—A moins que les chiens ne l'aient avalé.
—Vous m'y faites penser, mes enfants, dit Baptiste soucieux. Où cet Irlandais de l'enfer peut-il être? Il a disparu en entrant au bois. Si c'était un piège que…
—Nous avons eu tort de laisser la fumerie seule, interrompit Jean.
—Tu as raison, mon frère, reprit Baptiste. Et la Petite-Hirondelle, cette pauvre créature que nous aimons tant! Ah! ç'a été une imprudence de l'abandonner. L'Irlandais vous la dévisageait… Je me souviens maintenant. Partez, vous autres, courez à la fumerie, je vous attendrai ici avec Jean; emmenez les chiens et revenez avec la carriole et Merellum, s'il n'y a rien de nouveau. Dans une heure au plus vous pouvez être de retour.
Quand les trois trappeurs se furent éloignés:
—Tu ne sais pas, mon cousin, dit Jean à Baptiste, je me suis toujours défié de cet Irlandais. Il est au service de la Compagnie de la baie d'Hudson, et m'est avis qu'il en veut au capitaine.
—Peuh! le capitaine se moque pas mal de lui et des vermines de son espèce.
—Ça ne fait rien. Le scorpion n'est pas difficile écraser, mais il vous pique quand on y pense le moins.
—Où veux-tu en venir, Jean?
—J'en veux venir que Pad a pour associé un nommé Joe qui rode depuis quelque temps avec lui autour de notre établissement, et que je les lesterai d'un lingot de plomb si je les rencontre encore sur mon chemin.
—Baptême! tu ne feras pas cela, Jean.
—Comme je te le dis, Baptiste.
—Le capitaine ne te pardonnerait pas. Il nous a défendu d'attaquer les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, quoiqu'il ne les aime guère, pour le certain, car s'ils pouvaient le pendre, je crois qu'ils n'hésiteraient pas. Mais il est si brave et si fort, Poignet-d'Acier! Dire qu'à la dernière grande chasse il a saisi avec, la main et arrêté un jeune taureau par la patte; quel luron, hein?
—Et ce sauvage dont il a défoncé le crâne d'un coup de poing!
—Oui, c'est un fier homme, aussi bon que brave, ça n'empêche qu'il a des chagrins!
—On m'a rapporté, de l'autre côté des montagnes, qu'il avait été notaire à Montréal, que sa femme l'avait trompé, et qu'il l'avait fait mourir.
—On t'a rapporte ça, Baptiste!
—Et puis que sa fille, une jolie créature, dit-on, avait été débauchée par un Anglais qui s'appelait Hermisson, je crois.
—Hermisson, est-ce que ce n'était pas le secrétaire du gouverneur général?
—Je ne peux pas te dire; mais Poignet-d'Acier s'est battu en duel avec lui et l'a tué dans une des îles de Boucherville.
—Qui est-ce qui t'a raconté ça, Baptiste? s'écria Jean, laissant tomber le couteau avec lequel il dépouillait l'ours.
—Pour ça, ah! mon cousin, j'en suis sûr.
—Tu en es sûr?
Cessant de s'occuper à l'extinction du feu qui consumait le chêne,
Baptiste se rapprocha de son interlocuteur et lui dit à voix basse:
—J'y étais.
—Tu y…
Jean ne put achever; dix doigts nerveux s'étaient noués autour de son cou et ses lèvres n'articulèrent qu'un son rauque, strangulé. Le trappeur se débattit en vain. En moins d'une minute son camarade et lui, surpris à l'improviste par une bande de Peaux-Rouges, étaient garrottés et attachés à deux arbres voisins. Les Peaux-Rouges, au nombre d'une vingtaine, appartenaient à la tribu des Clallomes. Ils étaient entièrement nus, bariolés de peintures hideuses et armés en guerre: le tomahawk, le couteau d'obsidiane, les flèches, le carquois ouvert sur le côté, les lances terminées par des arêtes de poisson et le grand bouclier de peau de buffle, rien ne manquait.
Contrairement à leurs habitudes, ils effectuèrent leur capture sans proférer un cri.
Les deux blancs, mis en sûreté, ils s'assemblèrent autour du chêne qui flambait toujours avec d'effroyables craquements, et tinrent conseil.
—Eh bien, père Baptiste, voilà un ours qui va nous coûter au moins les yeux de la tête, dit Jean à son compagnon d'infortune.
—Dis plutôt, mon garçon, qu'il nous coûtera la peau de la tête, car les reptiles nous scalperont immanquablement, répliqua philosophiquement.
—Et c'est ce maudit Pad qui en est cause!
—Tu pourrais avoir raison, Jean. Lui ou un autre, après tout, qu'est-ce que ça fait? Ce qui me gêne, vois-tu, c'est de m'être laissé prendre comme une dinde par des renards. Pourvu encore que les autres ne reviennent pas!
—Je croyais pourtant que les Clallomes étaient alliés au capitaine. C'était, ma foi, bien la peine de sauver, hier soir, leur satanée sorcière.
—Ouaskèma! Poignet-d'Acier a ses vues sur elle. Mais à quoi bon pleurer? Il faut nous préparer à mourir en braves trappeurs. J'espère que tu ne faibliras pas, Jean. Un peu plus tôt, un peu plus tard, chacun de nous doit en arriver là. Et celui qui n'a pas fait le mal pour le plaisir de faire le mal n'a point peur de la mort. Pour moi, vois-tu, mon garçon, je crois au bon Dieu. Je sais qu'il ne punit point ceux qui l'aiment et rendent service à leurs semblables quand ils en trouvent l'occasion; aussi mon paquet est-il fait, et quoique je n'aie pas jeûné tel ou tel jour, débité telle ou telle prière en une langue que je ne comprends pas, à telle ou telle heure, j'ai l'assurance que notre Créateur souverain me traitera aussi bien là-haut que ceux qui ont passé une vie inutile, agenouillés sur le pavé des églises ou dans les cellules des couvents.
Ces paroles furent prononcées simplement, sans ostentation, comme elles étaient pensées, et avec un accent naturel qui impressionna fortement Jean.
—Votre morale est saine, père Baptiste, lui dit-il; mais j'ai sur la conscience un poids dont j'aimerais à me débarrasser avant de quitter ce monde. Voulez-vous écouter ma confession?
—Volontiers, mon garçon; seulement laisse-moi d'abord holer, afin que nos gens soient avertis qu'il y a du danger ici.
Il éleva la voix, mais alors un incident appela son attention vers le groupe des Clallomes qui délibéraient près du chêne.
L'arbre, miné à son pied par le feu, oscillait en éclatant bruyamment, il penchait de l'autre côté des trappeurs; il allait s'abattre, et les Indiens se retiraient avec précipitation, quand une enfant apparut soudain sur le lieu même qui devait être le théâtre de sa chute.
La mort de l'enfant eût été inévitable si un chef des Peaux-Rouges ne se fût élancé pour la saisir dans ses bras et la transporter loin du colosse des forêts, qui tomba aussitôt avec un fracas épouvantable.
—Merellum! s'écria Jean. La pauvre petite! Que vient-elle faire ici?
Elle est perdue!
—Je crois plutôt que c'est la Providence qui l'envoie, répliqua
Baptiste.
—Tu badines, mon cousin.
—Regarde et demeure tranquille.
La Petite-Hirondelle parlait avec vivacité au sachem, qui l'écoutait avec une déférence que n'ont point ordinairement les Indiens pour les enfants, surtout pour les blancs. Mais Merellum était la favorite de Ouaskèma, la jeesukaine du parti de Clallomes qui s'était emparé de Baptiste et de Jean. La tribu tout entière craignait Ouaskèma autant qu'elle la révérait, et Merellum avait part à la considération dont jouissait sa protectrice. Après avoir narré l'attaque de Ouaskèma par les Chinouks et sa délivrance par Poignet-d'Acier et ses gens, elle demanda la liberté des deux captifs.
Les Clallomes, s'étant consultés, se rendirent à son désir.
Merellum trancha elle-même les liens des trappeurs qui, on le concevra aisément, la comblèrent de caresses.
—Mes frères les visages-pâles viendront avec nous chercher la vierge clallome dans le wigwam des chefs blancs, leur dit le sachem. Mais, avant de partir, partageront avec nous la chair de l'ours qu'ils ont tué et le sucre des mouches du Grand-Esprit.
Tandis que quelques-uns des sauvages dépeçaient la venaison et que d'autres coupaient le chêne pour en extraire le miel qu'y avaient déposé les abeilles, Merellum conta aux trappeurs son enlèvement de la fumerie, puis la manière dont elle avait échappé aux violences de l'Irlandais.
—Je me suis jetée à l'eau, dit-elle en terminant; j'ai traversé le fleuve à la nage et je suis rentrée à la loge au moment où Jean y arrivait avec les deux autres. Ils ont été joliment contents de me revoir.
—Mais o? sont-ils donc? demanda Baptiste.
—Là, dans le fourré. En revenant près de vous, j'ai aperçu les Clallomes à la chute du feu. Alors j'ai dit à vos frères de se tenir cachés pendant que j'irais toute seule parler au chef qui m'aime bien, parce qu'il aime ma bonne tante Ouaskèma.
—Chère petite créature! s'écria Baptiste en lui rougissant les joues sous deux gros baisers.
Le repas fut bientôt prêt. Il était composé de graisse d'ours, dont les Indiens sont très-friands, et qu'ils boivent liquide avec des tranches du même animal qu'ils mangent aux trois quarts crues, et de miel leur régal par excellence.
En vrais trappeurs, Baptiste et Jean firent libéralement honneur à ce festin, auquel prirent aussi part leurs trois camarades, que Merellum avait appelés. Ensuite toute la bande de Peaux-Rouges et de blancs, suivis de la Petite-Hirondelle, se mit en marche pour l'établissement de Poignet-d'Acier, au fort Astoria.
Ils l'atteignirent une heure avant le lever de l'aurore; mais, hélas! la cabane et ses dépendances ne présentaient plus qu'un monceau de décombres fumants.
Voici ce qui s'était passé.
Dans l'après-midi du jour précédent, quand on frappa rudement à la porte de sa cabane, Poignet-d'Acier saisit sa carabine et demanda:
—Qui est là?
—C'est moi, Jacques, votre serviteur, répliqua-t-on du dehors.
—Ah! c'est toi. Eh! que diable y a-t-il pour que tu heurtes si fort? repartit Villefranche, contrarié d'avoir été dérangé au moment même où Ouaskèma allait peut-être lui faire connaître l'emplacement de cette mine d'or dont il avait déjà entendu parler, et qu'il convoitait de toutes les ardeurs de sa nature passionnée.
—Les Chinooks! répondit Jacques d'une voix essoufflée.
—Les Chinouks! fit le capitaine en refermant la porte qu'il venait d'ouvrir à son domestique.
—Oui, monsieur! les Chinouks! ils arrivent sur une vingtaine de grands canots au moins, pour nous attaquer, j'en suis sûr.
—Le grand chef blanc n'aurait pas dû secourir le Dompteur-de-Buffles; les demi-sangs rendent le mal pour le bien, dit la jeune Indienne d'un ton sentencieux.
—Mais où et comment as-tu appris cela, Jacques? s'enquit
Poignet-d'Acier en inspectant ses armes.
—Monsieur m'avait ordonné d'aller à la batture Lewis, afin de chasser le cygne et de rapporter des racines de guimauve pour la squaw malade, et monsieur m'avait commandé d'être de retour de bonne heure…
—Oui, abrège! s'écria Villefranche avec impatience.
—J'ai donc pris un cheval à l'étable, continua Jacques, et j'ai couru exécuter les ordres de monsieur. Mais, en longeant la pointe de la baie d'Young, j'ai aperçu les embarcations des Peaux-Rouges.
—Et tu es revenu à toute bride?
—Oh! que non pas, monsieur Ville…
—Jacques! proféra Poignet-d'Acier en accompagnant ce nom d'un coup d'oeil sévère.
—Oui, monsieur, dit humblement le vieillard. Pour finir mon histoire, en voyant les canots des Chinouks, j'ai voulu savoir ou ils se dirigeraient, et je suis descendu de mon cheval, que j'ai caché dans les broussailles.
—Une imprudence à ton âge!
—Non, monsieur, c'était sage, car j'avais distingué sur la rive deux de ces brigands qui faisaient cuire un poisson, et, comme je connais assez de leur barbare idiome pour le comprendre, je me suis dit que si je parvenais à m'approcher des deux sauvages, ils me révéleraient probablement et sans s'en douter le but de leur expédition.
—C'était justement pensé, mon brave Jacques.
—Ils étaient, par bonheur, en bas d'une falaise peu élevée et dont le sommet était garni de buissons. Je me faufilai entre les épines, et arrivai à portée de leurs voix. J'appris qu'ils avaient déterré la hache de guerre pour venger la mort de leur devin Chinamus et de leur sagamo Oli-Tahara.
—C'est le nom indien du Dompteur-de-Buffles, dit Poignet-d'Acier au domestique qui s'était arrêté comme pour l'interroger.
—Je ne savais pas, et je vous remercie, monsieur, fit ce dernier en se découvrant respectueusement.
—Poursuis, Jacques, poursuis. Je suis content que ces misérables croyaient encore à la mort du métis. Cela prouve qu'il est étranger à leurs dispositions hostiles. Et rien ne m'est plus odieux que l'ingratitude, la chose du monde pourtant la plus commune parmi les hommes, ajouta-t-il en manière de réflexion.
—J'ai terminé, monsieur, car n'ayant plus rien à apprendre, je suis remonté à cheval.
—A combien de milles d'ici pouvaient être les Chinouks?
—Cinq ou six milles au plus.
—Et ils louvoyaient de notre côté?
—Oui, monsieur.
—Diable! nous n'avons pas de temps à perdre. Il faut choisir un parti.
—Que mon frère blanc prenne la fuite et qu'il laisse ici Ouaskèma, dit l'Indienne. Mon frère ira trouver les Clallomes, mes frères rouges, il leur dira ce qu'il a fait pour une fille noble de leur tribu, et ils se joindront à lui pour chasser les lâches Chinouks.
Le plan souriait médiocrement à Poignet-d'Acier, qui avait toujours répugné à immiscer les sauvages dans ses intérêts.
Il secoua la tête et dit à Jacques:
—Voyons, as-tu un moyen à me proposer?
—Celui de cette squaw me paraît, monsieur…
—Impraticable, répliqua sèchement Villefranche. Et il souffla, d'un ton imperceptible pour l'Indienne, quelques mots à l'oreille de son domestique.
—Je crois, dit celui-ci, que j'ai trouvé un expédient. La nuit est proche. Dans une heure, il ne fera plus jour. Les Chinouks ne peuvent doubler la pointe Adams avant ce temps. Profitons de l'heure qui nous reste pour embarquer dans le grand canot nos effets les plus précieux, et puis nous sellerons nos deux chevaux qui sont à l'étable; nous fixerons sur leur dos les bonshommes de paille que j'avais faits, l'année dernière, pour épouvanter les oiseaux qui s'abattaient sur notre champ de maïs…
—Et après?
—Après, monsieur; vous savez qu'entre la côte et la plaine, au bout de la pointe Adams, il y a un sentier creux: eh bien! je conduirai les chevaux dans ce sentier, puis, sous la queue de chacun d'eux, j'attacherai, quelques branches de houx. Gravissant alors la falaise, je déchargerai mes armes sur les Indiens qui rangent la rive sud du fleuve; je redescendrai ensuite et frapperai les chevaux. Ils partiront au galop en montant vers la plaine…
—Bien, bien, Jacques, et les Chinouks prendront pour nous les bonshommes de paille. Ton idée est excellente. Mais nos gens de la fumerie?
—J'y ai songé, monsieur. La cabane ici ne vaut pas grand'chose. Nous y mettrons le feu. Ce signal leur en dira assez.
—Mon bon Jacques, tu as plus d'esprit dans ta vieille cervelle que dix chefs facteurs de la Compagnie de la baie d'Hudson! s'écria Poignet-d'Acier en lui serrant affectueusement la main. En avant donc, et tâche que les scélérats ne te découvrent pas!
—N'en ayez souci, monsieur; Jacques est plus fin qu'eux. Ce serait, ma foi, bien la peine d'être né blanc si on ne pouvait faire la nique à des Peaux-Rouges.
Et le vieillard sortit en riant de sa plaisanterie Dès qu'il fut parti,
Ouaskèma dit à Poignet-d'Acier:
—Mon frère ne veut pas aller chez les Clallomes?
—C'est impossible.
—Alors que mon frère agisse à sa volonté, reprit-elle d'un ton triste mais résigné. Villefranche, qui faisait rapidement quelques paquets, lui dit:
—Je ne puis te laisser ici; cependant tu n'es pas en état de retourner à ta tribu. As-tu un projet?
—Que mon frère abandonne Ouaskèma s'il ne peut l'emmener!
—T'emmener avec moi! dit le chasseur en réfléchissant. Et si je le fais, me conduiras-tu à l'endroit où sont les cailloux qui brillent au soleil?
—Ouaskèma est l'esclave du chef blanc. Elle fera ce qu'il voudra.
—Promets-moi de ne jamais faire connaître à d'autres ce que tu vas voir ici, et le lieu où je te cacherai.
—Ouaskèma ne trahira jamais le secret de celui qu'elle aime. Que mon frère ait confiance en elle. Ouaskèma l'aime. Elle lui sera fidèle.
Pendant qu'elle parlait, Poignet-d'Acier, qui s'était armé d'une pioche fouillait activement le sol de la cabane. Il eut bien vite découvert une grosse dalle dans laquelle était pris un anneau de fer. De sa puissante main, il souleva cette dalle dont le poids eût défié trois hommes de force ordinaire. Un large caveau s'offrait au-dessous. Il était rempli de fourrures, d'armes, de selles, brides, instruments de tout genre et de provisions.
Le capitaine lança dans le souterrain les paquets qu'il avait faits, puis il s'y glissa lui-même avec sa pioche, creusa l'argile qui en formait le fond, mit à jour une cassette de fer qu'il ouvrit à moitié pour y introduire, un portefeuille et quelques petits sacs de cuir gonflés qui rendirent, en tombant à l'intérieur, un son métallique.
Cela fait, Poignet-d'Acier referma la caisse, la recouvrit d'une couche de glaise qui la dissimulait entièrement, remonta dans la cabane, scella de nouveau la dalle et entassa de la terre au-dessus, jusqu'à ce que le sol eût repris l'apparence quil avait avant l'opération.
Ouaskèma s'était levée, le bras dans une écharpe de cuir de daim.
Elle était prête à partir.
Poignet-d'Acier saisit ses armes, un taureau [16] de pemmican et quelques tranches de saumon fumé, et porta le tout dans un bateau amarré au pied du cap.
[Note 16: Voir la Huronne .]
Jacques arrivait à ce moment.
—C'est fait, monsieur! s'écria-t-il, et le stratagème a merveilleusement réussi. Quand j'ai eu tiré mes trois coups de feu et dépêché au diable deux ou trois des leurs, les Peaux-Rouges ont débarqué en masse sur la grève et se sont mis à courir comme des démons après nos pauvres chevaux qui, aiguillonnés par les épines, filaient, ma foi, avec leurs bonshommes, aussi vite que des antilopes effarouchées.
—Bon, Jacques, bon. A présent le feu à l'établissement.
Ouaskèma marcha au bateau, appuyée au bras de Villefranche, pendant que le domestique incendiait la butte qui, durant bien des années déjà, leur avait servi de résidence principale.
En accomplissant cet acte nécessaire, Jacques avait le coeur gros, car non-seulement il nous en coûte toujours de détruire l'oeuvre de nos mains ou de notre intelligence, mais nous nous sentons péniblement affectés quand il faut quitter à tout jamais le toit qui nous a abrités même pendant les années difficiles. L'homme, et surtout l'homme âgé, s'attache souvent plus aux choses qu'aux êtres. Il semble qu'elles fassent partie de lui-même, et peut-être sont-elles en effet indispensables à sa santé, à sa vie.
Quoi qu'il en soit, le sacrifice fut consommé, car bientôt la conflagration teignit en rouge les eaux du rio Columbia, et ce fut à ses lueurs éclatantes que les trois fugitifs quittèrent ces rivages que l'un d'eux ne devait plus revoir.
Il était nuit; de grands nuages, noirs comme l'encre à leur centre, cuivrés à leurs franges, roulaient péniblement d'orient en occident.
—Il y aura de la tempête ce soir, monsieur, dit Jacques, empoignant un aviron.
—Je le crains, murmura Villefranche en étudiant le ciel.
—Si mon frère le permet, Ouaskèma se mettra au gouvernail, insinua l'Indienne.
—Ta blessure t'empêcherait de manoeuvrer, ma soeur, lui répliqua le capitaine qui sentait néanmoins que le concours de deux hommes robustes serait à peine suffisant pour traverser le fleuve, dont les flots glapissaient déjà tumultueusement sur les battures.
—Non, mon frère, ma blessure ne m'empêchera pas de manoeuvrer, repartit la pauvre fille en s'asseyant à la Barre.
—Le cap sur la Roche-Rouge, dit alors Poignet-d'Acier. Il saisit une paire de rames et, se plaçant sur un banc derrière Jacques, il se mit à nager vigoureusement.
Les clartés de l'incendie se rétrécirent peu à peu dans l'obscurité, à mesure que le bateau gagnait le large. Elles n'apparurent bientôt plus que comme, le cercle lumineux projeté par la lentille d'un phare, mais assez sensible pour aider les bateliers à se guider travers les îlots et les môles de sable qui encombrent la Colombie.
La Roche-Rouge se trouve presque en ligne directe avec l'ancien fort Astoria. Malgré l'épaisseur des ténèbres et la violence des eaux, on espérait gagner sans accident l'autre rive. Jacques et son maître n'avaient pas encore échangé une parole, quand le premier dit tout à coup:
—Il me semble, monsieur, que j'entends derrière nous le bruit d'une embarcation.
—Non, répond il Villefranche, c'est le mugissement des lames contre un récif.
Je crois même, insista Jacques, avoir entrevu un canot à la cime d'une vague.
Est-ce que, par hasard, la peur te troublerait l'esprit, mon vieux camarade? répliqua le capitaine en souriant.
Et, s'adressant à l'Indienne, il ajouta:
—La barre à droite, ma soeur; la barre à droite, nous touchons au port.
L'esquif ne tarda pas à grincer sur le sable.
On était arrivé à la Roche-Rouge, masse de porphyre considérable, à quinze ou vingt milles de l'embouchure de la Colombie, sur la rive septentrionale.
—Jacques, dit Villefranche, descends le premier avec Ouaskèma; tu la conduiras à la caverne, où je vous rejoindrai dès que j'aurai amarré le bateau.
Le domestique obéit, et, soutenant l'Indienne par le bras droit, il commença à monter avec elle la falaise qui est escarpée et d'une ascension difficultueuse, surtout dans l'obscurité.
Il faisait froid et le vent soufflait âprement.
Poignet-d'Acier, qui avait sauté sur la berge, tirait à lui le canot, par une corde de ouatap, pour l'attacher à une saillie du roc, dans une petite anse où il serait à l'abri de la tempête. Mais tout d'un coup le cordage cassa et le canot, entraîné par un paquet d'eau que poussait une rafale, disparut au milieu des ombres.
L'aventurier lâcha une exclamation de désappointement.
Il était, toutefois, trop rompu aux vicissitudes du genre d'existence qu'il avait adopté pour se laisser décourager par une semblable perte.
—Avec un tronc d'arbre nous en referons un autre, pensa-t-il.
Et, à son tour, il gravit la Roche-Rouge.
A mi-hauteur, derrière un massif d'arbousiers et de plantes saxifrages, la nature a pratiqué une étroite ouverture par laquelle on pénètre dans une enfilade de galeries souterraines aussi curieuses par leur étendue que par la variété des formes qu'elles affectent.
Ces cryptes, inconnues à cette époque des habitants du rio Columbia, avaient été découvertes par Poignet-d'Acier, qui les avait explorées en partie, y emmagasinait des lots de pelleterie et s'y réfugiait aux heures de péril. Il les eût vraisemblablement toujours habitées sans leur insalubrité.
En atteignant l'orifice, le capitaine trouva Jacques qui l'attendait presque cérémonieusement, une torche à la main.
Ils traversèrent un couloir resserré et entrèrent dans une salle carrée, où les rayons de la torche firent flamboyer de mille reflets les murailles chargées de concrétions cristallines et la voûte, d'où pendaient, titanesques girandoles, des stalactites façonnées en figures étonnantes par leur dessin et leurs nuances, qu'on dit échappées d'un monstrueux écrin de pierreries.
C'était plus resplendissant qu'une illumination à giorno, merveilleux comme une féerie des Mille et une Nuits.
Une table et des bancs recouverts de peau d'élan, au milieu un lit garni d'une robe d'ours, en un coin des armes, des instruments de chasse et de pêche disposés çà et là constituaient l'ameublement.
—Ou as-tu placé l'Indienne? demanda Villefranche, pendant que Jacques, après avoir allumé une lampe de fer battu, préparait du feu dans une petite cheminée qui occupait un des angles de la chambre.
—Dans le compartiment aux Coquilles.
—Bon; et tu ne lui as pas montré cette salle, car j'avais oublié de te dire que je ne voulais pas qu'elle la connût.
—Monsieur sait bien que je devine ses intentions, répondit Jacques avec un air de respectueux reproche.
—Mais elle doit avoir faim. Tu lui feras du bouillon de pemmican.
—Elle m'a dit qu'elle désirerait parler à monsieur avant de se coucher.
—Je vais y aller; éclaire-moi. Tu nous laisseras seuls et tu apporteras le souper.
—Si monsieur voulait, dit le vieux domestique avec timidité, je lui arrangerais une de ces soupes aux huîtres qu'il aime tant?
—Ce serait avec plaisir, mon bon Jacques, répliqua Villefranche en souriant; mais pour faire une soupe aux huîtres, il faut au moins des huîtres, et nous n'en avons pas ici, que je sache?
—Il y en a en quantité au bas de la Roche-Rouge; en voici deux que j'ai ramassées en chemin.
—Excellent serviteur! il pense toujours à moi! Cependant je ne profiterai pas de ton obligeance, car il est tard et la nuit est trop noire pour que tu sortes à présent.
—Ce serait moi que monsieur obligerait en me permettant d'en aller chercher, car je ne les déteste pas non plus.
—Tu as réponse à tout. Fais donc comme tu voudras, dit Villefranche en lui frappant amicalement sur l'épaule.
Après l'avoir éclairé dans le compartiment aux Coquilles, ainsi désigné à cause des innombrables petits testacés qui tapissaient ses parois, Jacques se retira.
Ouaskèma était assise sur un lit de pelleteries. Elle se leva, prit la main de Poignet-d'Acier, l'appuya contre son coeur et dit:
—O mon frère! le plus vaillant, le plus noble des chefs blancs, comment la vierge clallome pourra-t-elle jamais te rendre tout ce que tu as fait pour elle? Tu m'aimes donc? parle!
—En me menant au lieu où sont les cailloux jaunes qui scintillent au soleil, tu feras plus pour moi que je n'ai fait pour toi, repartit Villefranche.
Ces paroles sèches, jetées comme une onde glaciale sur les bouillonnements de son amour, firent frissonner l'Indienne. Elle pâlit, chancela, et serait tombée, à terre si le capitaine ne l'eût retenue dans ses bras.
A ce moment, Jacques rentra en criant:
—Monsieur, monsieur, je viens de voir une lumière au pied de la
Roche-Rouge!
Une lumière, Jacques! Eh! que diable veux-tu qu'une lumière fasse sur la grève à pareille heure?
—Je l'ai vue, monsieur, comme je vous vois. Elle montait de ce côté.
—Tu auras vu une mouche-à-feu, mon camarade.
—Une mouche-à-feu!… Pensez-vous, monsieur, que je ne sache pas reconnaître une torche d'une mouche-à-feu?
—Mais il fait un vent à ne pas tenir debout; comment veux-tu qu'une torche reste allumée à l'air?
L'observation parut décontenancer le vieux domestique.
—Monsieur peut bien avoir raison, dit-il d'un ton soumis. Cependant, à moins que mes yeux ne faiblissent, il m'a semblé aussi apercevoir un homme qui portait la torche.
—Comme il t'avait aussi semblé apercevoir un canot marchant derrière nous!
—Pourtant, objecta encore Jacques, mais avec déférence, si je ne m'étais pas trompé et si c'étaient les gens de ce canot qui sont descendus à terre… Monsieur permet-il que j'aille m'en assurer?
Cette réflexion ébranla l'incrédulité de Poignet-d'Acier.
—Que tes oreilles, mon frère, lui dit Ouaskèma, soient ouvertes au discours de ton esclave. Les Chinouks rodent dans ces parages. Il y a même des visages pâles, tes ennemis. Défie-toi d'eux!
—Oui, tu as raison, ma soeur, répliqua le capitaine. Je vais aller reconnaître le terrain. Ne bouge pas d'ici pendant que je serai absent.
—Ouaskèma attendra le grand chef Mane, répondit l'Indienne.
—Change l'amorce de tes armes, Jacques, dit Villefranche à son serviteur, tout en procédant lui-même à cette opération.
Ils sortirent avec précaution de la caverne. Poignet-d'Acier s'avança sur une saillie masquée par des arbustes et plongea ses regards au pied de la Roche-Rouge.
Le bruit impétueux des flots qui déferlaient sur la plage était parfaitement distinct. Il se mêlait aux sifflements stridents de la bise, rabrouait les vagues du fleuve et tordait les pins au sommet de la côte. Mais la nuit était noire, d'un noir presque impénétrable. Seulement, à quelques rares déchirures des nuages amoncelés à la voûte céleste, se montrait çà et là une éclaircie bleuâtre que réfléchissaient les eaux de la Colombie et qui trouait les ténèbres par des lueurs miroitantes, indécises.
—Ta lumière, mon pauvre Jacques, est comme ton canot; elle relève de l'empire des illusions, dit Villefranche en riant après avoir promené autour de lui un regard perçant.
—Je suis pourtant bien convaincu de ce que j'ai déclaré. Elle était là, monsieur, à gauche, derrière une pointe que la noirceur vous dérobe à présent.
—Soit! admit Villefranche pour ne pas blesser la susceptibilité du vieillard. Mais elle n'y est plus. Nous sommes en sûreté dans la grotte. J'ai faim et froid, rentrons.
—Ah! la voyez-vous maintenant, monsieur? s'écria Jacques, arrêtant son maître par le bras.
—Où ça?
—Là, sur votre droite. Elle a changé de direction?
—En effet, dit Poignet-d'Acier surpris. En effet je distingue une lumière qu'on dirait venir d'une lanterne. Elle est à un quart de mille d'ici au plus. Il faut savoir ce que c'est. Tu resteras à cette place et j'irai à la découverte.
—Oh! monsieur, je vous accompagnerai, dit Jacques d'un ton suppliant.
—Mais qui gardera la caverne?
—Nous en boucherons l'ouverture.
—C'est juste; car Ouaskèma n'a pas intérêt à nous quitter, et puis deux vaudront mieux qu'un dans la recherche qu'il est urgent de faire.
Après avoir murmuré ces mots, Poignet-d'Acier s'arcbouta contre un bloc de granit posé près de l'orifice du souterrain, et, aidé de Jacques, le roula contre l'issue, de façon à la fermer complètement.
Ce n'est pas cinq hommes qui parviendraient remuer cette masse, dit le domestique avec un sentiment d'orgueil.
—En marche! en marche! et fais attention aux cailloux qui jonchent le sentier!
—Oh! j'ai le pied solide, monsieur.
La pente était raboteuse, semée, comme l'avait dit Villefranche, de gravois et de pierrailles qui se détachaient sous le pas et le rendaient pénible, incertain. Mais peu à peu les trappeurs s'habituèrent à l'obscurité. Ils franchirent assez aisément les passages dangereux et atteignirent la base de la Roche-Rouge.
La lumière était devenue invisible.
—Voilà qui frise le mystère, dit Villefranche en faisant une halte sur la grève. Cette clarté était celle d'une lanterne, évidemment, car elle ne vacillait pas comme celle d'une torche, et, d'ailleurs, quelle torche aurait résisté à ce vent furieux! Donc, ce ne sont pas des sauvages qui l'avaient aux mains. Il n'y a que des blancs… Les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson! ajouta-t-il avec mépris. Ils veulent ma vie, ceux-là et ils n'osent la prendre… Nos prétendus trésors aussi leur font envie! Que résoudre? J'ai peut-être des ennemis cachés dans ces rochers, et qui n'attendent qu'un moment favorable pour m'assassiner…
—Monsieur, fit Jacques qui furetait sur la grève une corne à poudre!
—Une corne à poudre! Ou l'as-tu trouvée?
—Ici, dans le sable. Elle n'y est pas depuis bien longtemps, car le dessus est encore sec, la marée ne l'a pas couverte.
—Donne.
Le domestique passa la corne à son maître, qui, ne pouvant l'examiner, la palpa entre ses doigts.
—Oh! dit Jacques, elle appartient à un homme de la Compagnie de la baie d'Hudson. J'ai senti les petits clous de cuivre qui composent sa marque.
—Je m'en doutais! les misérables!… proféra Poignet-d'Acier avec colère. Allume ta lanterne, Jacques; puisque nous avons affaire à ces coquins, la ruse est inutile. Mais malheur à celui que je trouverai au bout de ma carabine!
Le vieillard s'était muni d'une lanterne avant de partir pour faire sa provision d'huîtres.
Il s'empressa d'obéir à l'injonction de Villefranche.
—Il doit y avoir des empreintes à l'endroit où était la corne à poudre; essaye de les suivre, tandis que je veillerai sur nous deux, dit ce dernier.
—Oui, voici des traces de mocassins.
—Par conséquent, elles appartiennent à des blancs, ainsi que cette corne à poudre. Combien y en a-t-il?
—Quatre, monsieur, quatre!
Jacques allait, le corps courbé, sa lanterne rasant le sable, qu'elle couronnait de nimbes d'or fuyants, et Poignet-d'Acier, la taille droite, l'oeil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente de sa carabine, fouillait les ombres épaissies, à quelques pieds autour d'eux.
—Il est étrange qu'on ne voie pas de canot, dit-il.
—C'est qu'ils ont piétiné sur la battue avant qu'elle ne fût recouverte par les eaux. Je gagerais que leur canot est amarré à quelque rocher près de la rive.
—Cela est bien possible. Mais es-tu toujours sur la piste?
—Oui, monsieur, les impressions sont profondes.
Les deux hommes devaient être pesamment chargés. Voici qu'elles tournent. Ah! je ne les vois plus.
—Parbleu! nous sommes sur la roche, dit Villefranche avec humour.
Ils continuèrent leur exploration pendant plus d'une heure, mais inutilement.
Les empreintes de mocassins se présentaient dans les parties humides; elles disparaissaient dans les parties sèches. Parfois cites se divisaient pour se rejoindre un peu plus loin, se diviser de nouveau et se rejoindre encore. Et toujours elles montaient vers la grotte. Il était clair que la perquisition l'avait pour but, quels qu'en fussent, au reste, les auteurs. A une projection de rocher, les traces cessèrent tout à fait.
—J'ai entendu un son de voix, dit Jacques en collant son oreille contre le roc.
Une minute après il se releva et dit:
—C'est une erreur, je crois.
—Oui, rentrons, dit Villefranche d'un ton brusque. Demain matin, nous aurons le mot de cette énigme.
Quoiqu'ils fussent assez près de la caverne, en passant par dessus le rocher qui barrait le chemin, paraissait si peu probable qu'un être humain pût l'escalader, que Poignet-d'Acier ne songea même pas à en faire l'essai. Il reprit, pensif et soucieux, la piste qu'il venait de parcourir.
On peut juger de sa stupéfaction quand, en arrivant l'entrée de la galerie souterraine, il vit que la pierre dont il l'avait close était dérangée.
Jacques était consterné.
Poignet-d'Acier se précipita à la chambre où il avait laissé Ouaskèma. L'Indienne n'y était plus; un grand désordre régnait dans cette pièce; le lit était défait, la table renversée, des lambeaux de vêtements épars. Quelques gouttes de sang maculaient même la roche.
Le chasseur courut à sa chambre particulière, fermée au moyen d'un secret que lui seul connaissait. Personne n'y avait mis le pied depuis son départ.
—Jacques, dit-il d'une voix sourde, il faudra faire sentinelle cette nuit; tu m'entends.
—Monsieur sera obéi, répondit le vieillard en saluant profondément son maître.
Sans dire un seul mot de plus, de crainte d'exciter les terribles passions qui fermentaient à ce moment dans le coeur de Villefranche, il se retira discrètement sur la pointe du pied et alla se poster à l'ouverture de la caverne.
Il mangea une tranche de pemmican, but une gorgée de rhum, s'enveloppa dans une peau de buffle et s'abandonna à cette somnolence-veille (si je puis m'exprimer ainsi) qui est particulière aux trappeurs, et qui, tout en reposant leurs membres et leur esprit, laisse deux de leurs sens au moins—l'ouïe et la vue—toute leur acuité.
Poignet-d'Acier passa le reste de la nuit à transporter, de la salle que nous avons décrite, divers objets dans une autre chambre souterraine, à plus d'un mille de la première.
Une demi-heure avant l'aurore, il se rendit près de Jacques.
—Rien de nouveau? lui demanda-t-il.
—Rien, monsieur.
—Déjeunons vite et nous monterons sur le plateau.
Le repas se fit en silence et ils quittèrent la caverne.
Une fois au sommet de la Roche-Rouge, Villefranche nettoya les verres d'un petit télescope qu'il avait dans son étui de fer blanc et se mit à regarder du côté du fort Astoria.
Le jour n'était point encore venu, mais déjà une bande blanchâtre qui se dégradait insensiblement dans le bleu du ciel maintenant libre de nuages, s'étendait vers les montagnes Rocheuses. L'air était vif; il ventait violemment de l'est. Tourmentées par les souffles de l'atmosphère et refoulées par le flux de la mer, les eaux de la Colombie, bouillonnant, écumant, se heurtaient, s'écrasaient avec des hurlements indescriptibles.
—Un mauvais temps, monsieur, hasarda Jacques.
Poignet-d'Acier ne répondit pas.
Il cherchait à percer la brume follette qui voltigeait au-dessus du fleuve et à travers laquelle il entrevoyait, dans le lointain, des formes tangibles qui se mouvaient dans tous les sens.
La zone blanche à l'horizon augmenta en largeur, en transparence; elle envahit l'éther. Une teinte rose la nuança bientôt aux limites de l'horizon; cette teinte se fonça, se rougit, un cercle plus vif parut au milieu, il grandit, s'accentua davantage, s'empourpra, et puis ses bords s'irisèrent, s'allumèrent d'une flamme éblouissante; le cercle entier s'embrasa comme une fournaise et se fondit en lumineux rayons qui ruisselèrent obliquement sur le Nouveau Monde.
Le soleil était levé, dispersant devant lui les grises vapeurs dont le rio Columbia était vêtu comme d'un léger peignoir du matin.
Alors, Villefranche fit un mouvement de surprise, en essuyant encore le verre de sa lunette, de l'air d'un homme qui n'est pas certain de la réalité de ce qu'il a aperçu.
—Que diable cela veut-il dire? murmura-t-il entre ses dents après avoir de nouveau braqué le télescope sur le fort Astoria.
Jacques brûlait de l'interroger, mais il n'osait.
—Mes gens avec les Peaux-Rouges! cela me dépasse! Regarde toi-même,
Jacques.
Il lui tendit son instrument.
Le vieux serviteur y appliqua son oeil et découvrit, sur la rive méridionale, une escadrille de quinze à vingt canots, remplis de Clallomes, parmi lesquels, leur costume, il n'était pas difficile de reconnaître cinq trappeurs.
—Je crois bien que c'est Baptiste, Jean et les autres, dit-il en se tournant vers son maître.
—Eh! sans doute ce sont eux. Mais que peuvent-ils faire avec les
Chinouks, nos ennemis jurés? Je n'en reviens pas.
—Oh! ce ne sont pas des Chinouks, monsieur, dit Jacques. Les Chinouks ont leur bouclier rond et ceux-ci l'ont ovale. Les premiers ont généralement aussi le nez percé et traversé par des morceaux de nyaquau, vous savez?
—Je n'avais pas fait cette remarque. Laisse-moi voir!
Reprenant la lunette, Villefranche recommença son examen.
—C'est vrai, dit-il au bout d'un instant. C'est un parti de Clallomes qui se dispose à marcher au combat. Mais ou vont-ils, et comment se fait-il que nos Canadiens les accompagnent?
—Si monsieur m'y autorisait…
—Parle, Jacques, et pas de ces vaines et ridicule formules entre nous.
Que diable! nous sommes deux camarades, pas plus l'un que l'autre.
Le vieillard allait protester contre cette maxime égalitaire,
Poignet-d'Acier l'en empêcha brusquement par cette question:
—Que supposes-tu que fassent nos gens avec ces vermines?
—M'est avis, monsieur, qu'ayant appris d'une manière ou d'une autre l'attaque dont nous menaçaient les Chinouks, ils seront allés chercher du secours chez les Clallomes, au nom de la squaw que vous avez arrachée aux griffes des premiers.
—Tu as pardieu raison! et je, suis bien simple de n'avoir pas deviné cela tout de suite. Voici effectivement une flotte de bateaux Chinouks qui débouche des îles voisines. Ils vont à la rencontre des Clallomes. Ce sera une rude bataille.
—Nous irons aussi, monsieur?
—Par malheur, non, Jacques. A moins que tu ne puisses nous trouver un canot, car le courant à entraîné le nôtre hier soir.
—Notre canot est perdu!
—Oui.
—Mais j'en construirai un avec des joncs, comme l'autre jour. Ce sera l'affaire d'une heure.
—Impossible; aujourd'hui le fleuve est trop gros. Nous sommes forcés de rester spectateurs de cette lutte. A présent, on peut presque voir à l'oeil nu. Monte sur cette éminence, tu seras aux premières places.
Les deux troupes hostiles s'avançaient rapidement l'une contre l'autre, malgré la tourmente. Dirigés avec cette habileté extraordinaire qui caractérise les sauvages du littoral du Pacifique, les canots rasaient la cime des vagues avec une célérité inouïe. Tantôt, ils apparaissaient à la crête d'une montagne d'eau, tantôt au fond d'une gorge étroite que surplombaient, en grondant, des lames hautes de vingt à trente pieds.
Chaque embarcation était généralement montée par douze hommes; quatre la manoeuvraient; le reste, armé d'arcs, de flèches et d'épieux, de haches et de tomahawks, se tenait prêt au combat. De part et d'autre, dans un canot orné de peintures singulières, portant, celui des Chinouks une tête de loup à sa proue, celui des Clallomes une tête d'épervier, était dressé une perche avec le totem ou blason de la tribu. L'élite des guerriers entourait les emblèmes sacrés.
Une grêle de flèches et de traits couvrit bientôt le fleuve. Les deux escadres se rapprochèrent bord à bord, se mêlèrent. Les esquifs furent choqués les uns contre les autres, pendant que les hommes se frappaient à coup de massue, se saisissaient à bras le corps, de bateau à bateau, se lacéraient avec les ongles, avec les dents, et périssaient souvent, vainqueurs et vaincus, au milieu des eaux ou ils étaient tombés. La scène était horriblement lugubre. Des cadavres, des débris de canots, d'armes, flottaient pêle-mêle sur le rio Columbia, que circonvenaient déjà, dans leurs spirales concentriques, les vautours, les aigles à tête chauve et toute la bande ailée des hérauts des grandes tueries.
Longtemps le sort de la journée demeura en suspens.
De fréquentes détonations d'armes à feu annonçaient au commencement que les cinq trappeurs faisaient bravement leur devoir. Mais, au bout d'une heure, les détonations devinrent plus rares, et Villefranche dit tristement à Jacques:
—Je crains que nos pauvres amis ne succombent dans ce conflit, car les
Chinouks sont bien plus nombreux que les Clallomes.
—Est-ce que vous ne voyez plus Baptiste et les autres, monsieur?
—Plus depuis quelques minutes, ils ont été poussés par la marée sur une île là-bas. Le feuillage me les cache; mais on ne les entend plus tirer. C'est mauvais signe.
—Peut-être leur provision de poudre est-elle épuisée ou mouillée, monsieur.
—Dieu le veuille, Jacques! car se sont de braves trappeurs. Il n'en existe pas dix comme eux dans tout le Nord-Ouest. Mais qu'y a-t-il? Les Chinouks se sont emparés du totem des Clallomes. C'en est fait de ceux-ci. Leurs ennemis les poursuivent. Ils viennent de ce côté. Ah si nous étions seulement tous les sept, je ne lâcherais pas pied ainsi. Il faut partir Jacques, et changer de campement.
—Où allons-nous, monsieur?
—A notre établissement de la roche du Pilier que nous brûlerons comme celle du fort Astoria, et après…
Il se frappa le front sans achever d'énoncer sa pensée.
Mais d'abord, reprit-il d'un ton bref, tu détruiras l'entrée de la caverne, et, en passant, tu mettras le feu à la mine.
Jacques répondit par un mouvement de tête affirmatif.
Il redescendit au souterrain, en sortit presque aussitôt, et
Poignet-d'Acier et lui s'éloignèrent à grands pas en remontant la
Colombie.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que la terre tremblait ébranlée par une explosion formidable avec grand fracas de rochers s'écroulant les uns sur autres.
Chère Petite-Hirondelle, Ouaskèma est bien heureuse de te revoir! Assieds-toi, sur ses genoux, qu'elle t'embrasse! Il y a si longtemps qu'elle ne t'a embrassée!
—Oh! tante, Merellum t'aime aussi! répliqua l'enfant en se pendant au cou de l'Indienne qu'elle couvrit de caresses. Mais ces méchants qui ont lié tes mains! Je vais les défaire, tes liens!
—Tu n'y parviendrais pas, Merellum. Et puis cela serait inutile; nous sommes enfermées, gardées. Dis plutôt à Ouaskèma comment tu as été amenée ici.
—Moi, je les déferai, je les casserai, ces vilaines cordes! s'écria
Merellum d'un ton chagrin et colère.
Ses faibles doigts essayèrent de dénouer le nerf de buffle avec lequel on avait garrotté les poignets de Ouaskèma. Vains efforts! Elle se prit à pleurer en frappant du pied avec impatience.
—Non, ma Petite-Hirondelle, tu ne réussirais pas, dit la Tête-Plate souriant tristement. Laisse, et raconte-moi ce qui s'est passé depuis notre séparation.
—Les visages-pâles sont des cruels; Merellum aime mieux les visages-rouges! répétait l'enfant tout en larmes.
—Pas tous, Merellum; le grand chef blanc est bon, dit doucement la
Clallome.
—Mais pourquoi fait-on du mal à tante? repartit la petite trépignant et cachant sa tête dans le sein de l'Indienne.
—Le grand chef blanc n'a pas fait de mal à Ouaskèma ni à Merellum.
—Oh! non, il est gentil, lui, pour Merellum et pour tante.
—N'est-ce pas? fit la tête-plate d'un ton enivré.
L'enfant répondit en la baisant avec effusion.
—Tu ne me dis toujours pas qui t'a conduite ici? reprit la première après un moment de silence.
—Un grand trappeur bien laid, bien laid, tante, répliqua vivement Merellum en jetant de côté et d'autre des regards effarés, comme si elle eût craint d'être entendue. Il me battait, tante… Ce n'est pas comme oncle blanc.
—Mais où ce trappeur a-t-il pris ma Petite-Hirondelle?
L'enfant alors, d'une voix entrecoupée, rapporta l'histoire de sa fuite, à partir du moment où les Chinouks avaient surpris Ouaskèma, jusqu'à l'heure où elle était arrivée, avec les trappeurs et les Clallomes, devant les ruines fumantes de l'établissement de Poignet-d'Acier.
—Alors, dit-elle, tes frères, tante, furent irrités. Ils dirent que les trappeurs les avaient trompés, qu'ils avaient la langue croche. Ils voulaient les scalper, parce qu'ils ne te trouvaient pas. Mais un autre parti de Clallomes nous rejoignit en bateau. Ils avaient vu des Chinouks dans les îles voisines, et ils croyaient qu'ils t'avaient tuée avec oncle. Tes guerriers dirent qu'ils les poursuivraient. Ils montèrent dans les canots amenés par les autres, eux et les trappeurs, et on me laissa près du fort Astoria avec un chef qui était malade. Le chef me dit d'aller lui chercher des coquilles pour manger. Pendant que j'en ramassais, un grand visage-pâle vint près de moi. Je voulus me sauver, car il n'était pas beau comme oncle; il me faisait peur! Mais il me prit dans ses bras, me porta dans un canot et me mena ici. Je suis bien contente de t'avoir retrouvée, tante! Laisse-moi t'embrasser… encore… encore!
—Mais le chef blanc qu'est-il devenu? demanda l'Indienne rendant avec usure à l'enfant ses marques de tendresse.
—Oncle Poignet-d'Acier?… je ne sais pas, répondit Merellum, ouvrant de toute leur largeur ses yeux bruns et regardant Ouaskèma d'un air surpris.
—On ne l'a donc pas vu?
Merellum secoua la tête en signe de négation.
—Tu n'en as pas entendu parler?
—Non… si… Attends, tante, que je me rappelle. Le visage-pâle qui m'a traînée ici disait quelquefois que Poignet-d'Acier était mort.
—Mort! exclama l'Indienne avec angoisses.
Un instant après, elle reprit d'un accent plus calme.
—Non, Merellum, non, le chef blanc n'est pas mort. Le Grand Esprit ne l'aurait pas voulu.
—Il disait encore, continua l'enfant, que si Poignet-d'Acier n'était pas mort, il n'échapperait pas!
—Lui, il est plus fort qu'eux tous! murmura Ouaskèma.
—Mais, s'écria soudain la Petite-Hirondelle, changeant d'idée avec cette légèreté qui est le propre du jeune âge, mais dis donc, tante, pourquoi es-tu ici, avec tes pieds et tes mains entravés?
—Les blancs ne sont pas tous bons, vois-tu! et, pourtant, je voudrais être blanche, blanche comme toi, avoir le front rond et droit comme le tien! Il m'aimerait alors, lui!
Ouaskèma prononça ces mots avec une chaleur et un geste passionné qui effrayèrent Merellum.
Elle se glissa aux genoux de l'Indienne, et, ses petites mains ramenées sur sa poitrine, la contempla avec stupeur.
—Oh! être blanche! être blanche! Pourquoi Hias-soch-a-la-ti-yah ne m'a-t-il pas faite blanche! poursuivait la Tête-Plate de plus en plus exaltée; il ne me repousserait pas alors, lui! Il répondrait à ma voix, il sourirait à ma vue! il aurait des soupirs et des baisers pour la vierge clallome!
—Tante, dit l'enfant, mais oncle t'aime bien. Il l'a dit à Merellum!
—Il t'a dit qu'il m'aimait! Il te l'a dit! Oh! viens, viens ici, que je t'embrasse!
—Tu ne me feras pas mal! objecta la petite à demi terrifiée par les explosions de cette crise nerveuse.
—Non, chérie, dit Ouaskèma en appuyant mollement sa tête sur l'épaule de Merellum, qui, remontée sur ses genoux jouait avec la magnifique chevelure de l'Indienne, masquant et montrant tour à tour son visage espiègle entre deux touffes épaisses qu'elle avait peine à tenir à pleines mains.
Tout à coup elle sauta à terre, en criant: «Ah! ah!» et avant que la Tête-Plate lui eût demandé le motif de cette joyeuse exclamation, elle avait tiré un petit couteau de sa poche et tranché les liens de sa mère adoptive.
Cette scène avait lieu dans une chambre du fort Caoulis, à l'embouchure de la rivière du même nom avec le rio Columbia, et à une vingtaine de lieues en amont de ce dernier.
Le fort Caoulis appartenait à la Compagnie de la baie d'Hudson. C'était un de ses meilleurs comptoirs dans le Nord-Ouest, antérieurement à la construction du fort Columbia, fondé quelques années plus tard, en 1824, par le docteur Mac Loughlin, à dix lieues au sur la rive opposée, et qui est devenu l'entrepôt général de la traite des pelleteries pour tout le district de la Colombie.
Le fort Caoulis comprenait une enceinte palissadée avec d'épaisses planches de cèdre, hautes de vingt pieds, dans l'intérieur de laquelle s'élevaient deux ou trois bâtiments affectés aux logements des commis, des trappeurs de passage, aux magasins de provisions et de pelleteries.
Une cinquantaine d'hommes s'y trouvaient ordinairement réunis.
Ouaskèma et Merellum avaient été enfermées dans une pièce basse, à côté de la grande salle où on s'assemblait après le repas du soir, pour boire du tafia et fumer, à défaut de tabac, des feuilles de sac-à-commis.
La première de ces chambres, qui n'avait qu'une fenêtre solidement grillée servait de prison.
Le chef facteur, ou commandant du comptoir, avait la clef de la porte et ne la livrait que rarement à un de ses subordonnés quand elle contenait des détenus.
Le soir du jour où Ouaskèma eut avec Merellum la conversation que nous venons d'écouter, une foule de trappeurs, d'Indiens et de Bois-Brûlés se pressait dans la grande salle du fort Caoulis. Quoique le printemps fût déjà avancé, il faisait froid et on avait allumé du feu dans la vaste cheminée qui occupait tout un côté de l'appartement.
Deux pins énormes flambaient en craquant bruyamment dans l'âtre, et, malgré les nuages de fumée qui s'élevaient des pipes, les lueurs éclatantes de la flamme donnaient au tableau une physionomie fort accentuée. Ces sauvages aux visages peinturés, omnicolores, aux corps ou tout nus ou enveloppés dans des peaux de bêtes fauves; ces blancs couverts d'accoutrements étranges, dont les couleurs les plus audacieuses hurlaient de se rencontrer; et ces femmes, les unes rouges, les autres jaunes, celles-ci jeunes, celles-là vieilles, les narines, les lèvres et les oreilles chargées d'ornements en os, nyaquau, ou en coquilles, aïqua, la plupart dans la simple toilette de notre mère Ève avant sa faute, le petit nombre en jupon d'écorce de six pouces de long, toutes se disputant le prix de la hideur; une douzaine de marmots, sortes de momies assujetties sur le dos de leurs mères à la planchette qui constitue leur berceau et, on peut le dire, leur demeure fixe du jour de leur naissance jusqu'à l'âge de deux ou trois ans; des chiens, décharnés comme des loups, plantés sur leur train de derrière et se chauffant gravement, ou étendus, la tête dans leurs pattes de devant, ou grondant, aboyant entre les jambes des assistants; tout cela, laid au physique, pas très-beau au moral, debout, assis, accroupi, armé de tous les instruments de mort imaginables, pérorant, criant, gesticulant, formait une de ces peintures originales et caractéristiques qu'on ne trouve que dans le désert américain et que la plume est malheureusement impuissante à reproduire.
Le whiskey, le tafia, l'eau-de-feu en un mot, circulait libéralement dans des outres de peaux de loups marins, en l'honneur de la fête du sous-chef facteur. Je vous laisse h penser si la société (pardonnez-moi le barbarisme, mon Dieu!) était joyeuse et exprimait hautement, éloquemment sa gaîté.
Les toasts se succédaient sans interruption, et les speechs, il fallait les entendre! les comprendre était, il est vrai, autre affaire. Je doute fort que les orateurs eux-mêmes se comprissent; mais que leur importait, pourvu qu'ils parlassent!
—A ta santé, Nick Whiffles [17], dit un trappeur tout bariolé de plumes et de rubans.
[Note 17: Voir les Pieds-Noirs et la Huronne .]
—A la tienne, Louis-le-Bon, et à celle de tes femmes, oui Bien, je le jure, votre serviteur!—Merci, ami Nick!
—A propos, comment vont-elles, tes femmes? Tu en traînes toujours une douzaine à tes trousses, toi, Louis-le-Bon. C'est comme mon oncle, le grand voyageur qui a parcouru l'Afrique centrale, tu sais. Figure-toi qu'il avait comme ça cinq ou six mille femmes qui l'accompagnaient partout dans ses excursions. Ça lui coûtait cher, ses huit ou dix mille fortunes.
—Cinq mille, ami Nick, tu as dit cinq mille.
—Cinq mille, six mille, vingt mille, qu'est-ce que ça fait? Il en avait peut-être bien trente mille des femmes, mon grand-père, ô Dieu, oui!
Et Nick souffla voluptueusement une bouffée de tabac vers le plafond de la salle.
—Mais, dit Louis-le-Bon en riant, il s'agissait de ton oncle et pas de ton grand-père.
—Possible! fit le trappeur avec une flegme philosophique, possible!
Buvons un coup!
—Mais dis-moi donc, reprit son interlocuteur, on dit que M. Mac-Kay est revenu?
—M. Mac-Kay, l'armateur du Tonquin !
—Lui-même.
—Peuh! fit Nick en retroussant sa longue moustache rousse, il est enterré dans le ventre des requins, oui bien, je le jure, votre serviteur!…
—Ma foi, on assurait que Poignet-d'Acier…
—C'était M. Mac-Kay. Pas plus lui que toi et moi, Louis-le-Bon. Poignet-d'Acier est lui, comprends-tu? Quant à M. Mac-Kay, voilà son histoire, comme je m'appelle Nick Whiffles.
Malgré les bourdes dont il assaisonnait ses récits quand il s'agissait de sa personne, le trappeur était un conteur assez véridique lorsqu'il était question de son prochain, ainsi qu'il disait.
Les blancs firent cercle autour de lui, et, à une intimation de
Louis-le-Bon, suspendirent leur tapageuse cacophonie.
—Vous vous souvenez, dit Nick en renouvelant sa chique, que M. Astor, de New-York, avait établi un fort près de la mer. On le nomma Astoria. Or, le Tonquin devait ravitailler le fort. Il partait chaque année de New-York avec des provisions qu'il changeait contre des pelleteries. C'était un beau temps, ô Dieu, oui. La martre, le castor, la loutre et l'hermine abondaient comme des brins d'herbe. C'était en 1809; mais voilà que, trois ans après, en 1811, le 5 juillet, par un soleil superbe, s'il vous plaît, le Tonquin nous quitte pour s'en alter vendre des lots de fourrure en Chine, oui bien, je le jure, votre serviteur! On se donne une poignée de main, les camarades qui restaient au fort et ceux qui partaient, puis largue l'amarre! le navire déploie ses voiles. M. Mac-Kay, un brave homme, était comme qui dirait le bourgeois à bord. Il avait pris pour interprète un Peau-Rouge, né au port de Gray, pas loin d'ici. En passant devant l'île de Noutkalà, en haut sur la côte de l'Océan, l'interprète conseilla à M. Mac-Kay de faire des échanges avec des démons d'Indiens qui sont noirs comme le charbon et plus dégoûtants que cette bande de maudits qui m'écoutent sans savoir ce que je dis, ô' Dieu, oui Pour lors, pendant deux jours, le commerce avec les vermines à l'air de marcher. M. Mac-Kay est content; ses hommes ne disaient pas non, car il y avait des venimeuses de sauvagesses qui les entortillaient, en veux-tu, en voilà! C'était des mamours par-ci, des mamours par-là. Ça allait très-bien, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Sont-elles accortes, les squaws de ce pays-la? demanda un des auditeurs.
—Jolies comme toi, Nez-Coupé! répliqua Nick en éjectant du jus de tabac.
La répartie souleva un accès
Ensuite le trappeur continua:
—Qu'on ne m'interrompe plus, ou motus, silence, je me tais.
—Poursuivez, Nick! poursuivez! nous serons muets comme des esturgeons.
—Ça roulait donc comme sur des roulettes, quand une de ces vermines, un chef, ils n'en font pas d'autres, s'avise de voler un fusil sur le navire. Le capitaine l'apprend, fait venir le voleur et lui allonge un coup de garcette que l'autre en vit trente-six chandelles, Dieu, oui! Ce n'était pas le compte du Peau-Rouge. Il rassemble sa troupe de brigands et décide d'attaquer le Tonquin. Le lendemain ils couvrent le pont du vaisseau comme des fourmis. Le capitaine Thorn leur ordonna de se retirer. Va-t'en voir s'ils viennent! Les Indiens étaient armés, l'un d'eux se précipita sur M. Mac-Kay et lui perça le coeur d'une flèche, après ça, je vous demande un peu si on se battit. Ah ça été une chaude affaire, ours et buffles! J'aurais voulu y être. Les coups pleuvaient drus comme grêle. Le pauvre capitaine Thorn eût le crâne fracassé par une massue. Le sang coulait gros comme la Colombie, quoi.
Des cris d'horreur éclatèrent dans l'assemblée.
—Oui, appuya Nick, enchanté de l'effet qu'il produisait, gros comme la Colombie, quand elle est bien en fureur encore. Mais attendez, mes cousins, de bons trappeurs ne se laissent pas lâchement assassiner par des crapauds de sauvages sans se venger!
—Ah! ah! fit-on en se serrant autour du conteur.
—Faut vous dire qu'il y avait sur le bâtiment trois gaillards qui n'avaient pas froid aux yeux. Je les ai connus, moi qui vous parle. C'était John Anderson, John et Stephen Wickes. Mes lurons, voyant leurs gens assommés, s'enferment dans une cabine, et font signe aux Peaux-Rouges qu'ils vont se rendre. Les autres, bêtes comme, des brutes qu'ils sont, accourent pour se disputer le magot, ô Dieu, oui! Quand le vaisseau en est chargé au point qu'il enfonçait, mon John Anderson allume une mèche qui communiquait à la soute aux poudres, puis il descend avec les deux autres dans un canot, par une écoutille, et vogue la galère! Dix minutes après, cinq ou six cents sauvages exécutaient leur dernière cabriole en l'air. Ça devait être beau; j'aurais voulu voir ça! oui, bien, je le jure, votre serviteur!
—Et les matelots? dit une voix.
—Pas de chance, les pauvres diables! repartit Nick en hochant tristement la tête. Ils méritaient mieux que ca.
—Que leur est-il arrivé?
—Ce qui vous arrivera peut-être demain, si ce n'est peut-être ce soir, à vous ou à moi, car dans cette damnée contrée on n'est jamais sûr de la minute qui vient.
—La fin de l'histoire! crièrent plusieurs curieux. Qu'on me passe la gourde d'abord, dit Nick; j'ai le coeur tendre quand j'y pense.
Il but une copieuse gorgée, et ajouta:
—Figurez-vous, mes cousins, que les Indiens crurent d'abord que ce qui leur advenait était une punition du Maître de vie; mais après ils donnèrent la chasse à Anderson et à ses deux compagnons. Ceux-ci s'étaient réfugiés dans une caverne. Ils y furent surpris par leurs ennemis qui les égorgèrent; et ainsi périt le Tonquin, son équipage et la société établie par M. Astor pour la traite des fourrures dans la Colombie, oui bien, je le jure, votre serviteur [18].
[Note 18: Historique.]
Comme Nick achevait, deux hommes entrèrent dans la salle. L'un avait l'apparence d'un Indien chinouk, et l'autre d'un trappeur. On se rangea avec une sorte de déférence sur leur passage, pour les laisser approcher du feu.
—Cette vermine de Langue-de-Vipère avec ce gueux de Joe, dit Nick assez haut pour qu'ils l'entendissent.
—Tu es trop heureux qu'on te donne l'hospitalité! répliqua aigrement
Pad.
—Je voudrais voir qu'on me la refuse, riposta Whiffles d'un ton narquois.
—La Compagnie est bien bonne d'abriter des fainéants de trappeurs libres comme vous, intervint Joe.
—Des fainéants qui t'en revendraient, mauvais Anglais!
—En tous cas, nous avons débarrassé la prairie de son plus dangereux carcajou.
—De qui veux-tu parler?
—De Poignet-d'Acier, by the Holy Virgin! s'écria Langue-de-Vipère, les yeux étincelants d'or.
—Toi, tu as tué Poignet-d'Acier! fit Nick avec un sourire ironique.
—Je te dis qu'il est mort et enterré, sous cent pieds de roche encore, le gibier de potence.
Nick Whiffles, tout en haussant les épaules, allait répondre, quand la porte s'ouvrit. Un nom résonna dans la salle:
—Poignet-d'Acier!
Et le capitaine, suivi de son fidèle Jacques, s'avança vers la cheminée.
A sa vue, Langue-de-Vipère et Joe échangèrent un regard de stupéfaction, et lui, en apercevant le premier, parut à la fois surpris et satisfait.
L'hospitalité entière, sans restriction, est pratiquée dans le désert américain. Du moment où vous êtes sous le wigwam de l'Indien, il oublie qu'il a été votre ennemi mortel, ne pense pas qu'il pourra l'être aussitôt que vous l'aurez quitté, mais il met tout ce qu'il possède, souvent même ses femmes ou ses filles, à votre disposition; il vous défendra contre vos agresseurs, si vous en avez, et se passera de manger, s'il n'a des provisions que pour vous seul. Enfin, traite son hôte comme les patriarches israélites traitaient les leurs, et ici, on me permettra d'ajouter qu'il existe entre les moeurs des Peaux-Rouges du Nouveau-Monde et celles des anciens Hébreux des analogies frappantes. Leurs traditions religieuses elles-mêmes ont vraiment de la ressemblance. Plusieurs fois, dans le tours de mes voyages et de mes études en Amérique, j'ai retrouvé, au sein des tribus sauvages, l'idée confuse d'une défense faite par le Grand Esprit aux premières créatures humaines et enfreinte par elles, l'infraction étant immédiatement suivie d'un châtiment. Il se peut que ces notions, mieux définies chez les Indiens cantonnés autour des grands lacs du Canada, que plus avant dans l'intérieur, soient des souvenirs vagues et altérés des instructions que quelques un de leurs aïeux ont reçues des missionnaires qui parcoururent ces contrées au XVIIe siècle; mais il se peut aussi qu'elles soient particulières aux aborigènes et remontent une date perdue dans la nuit des temps. Quant à leurs coutumes, elles se rapprochent de celles des Juifs, surtout en ce qui concerne les rapports de l'homme avec la femme. Celle-ci est généralement serve, considérée comme bête de somme, estimée si elle met au monde des mâles, méprisée si elle n'engendre que des filles. Durant ses ordinaires, elle passe pour impure chez toutes les tribus sans exception, et, chez plusieurs, il lui est interdit de s'occuper à la préparation des aliments ou à quoi: que ce soit. Il est même quelques peuplades qui lui ordonnent de se cacher pendant cette période.
Les ablutions fréquentes, les jeûnes, la divination, la croyance aux songes et plusieurs rites et usages en honneur chez les sectateurs de Moïse fleurissent encore actuellement parmi les races incivilisées qui vivent sur le territoire de la baie d'Hudson.
Pour en revenir à l'hospitalité, les blancs épars sur cette vaste étendue de terrain l'exercent naturellement comme les Peaux-Rouges. Je doute, toutefois, qu'ils en remplissent aussi fidèlement les devoirs que ces derniers, et que l'hôte soit toujours en sûreté dans la cabane de son adversaire.
Quoi qu'il en soit, grâce à cette habitude, les trappeurs libres peuvent aller frapper à la porte des forts de la Compagnie de la baie d'Hudson, quand le besoin les presse. On ne les aime pas, on les déteste, on les voudrait voir pendus, mais on les accueille; on leur donne le gîte, la nourriture, des vivres, quand ils partent, mais ni armes, ni poudre, ni plomb.
Il n'est donc pas étonnant de rencontrer, à la factorerie Caoulis, Nick Whiffles, Louis-le-Bon et d'autres trappeurs libres, francs trappeurs, comme ils s'intitulent fièrement. Néanmoins, la venue de Poignet-d'Acier pouvait y causer quelque surprise, car Poignet-d'Acier était à la tête d'une bande d'hommes déterminés, qu'on disait considérable. Ils avaient eu maints conflits sanglants avec les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, et la tête du fameux capitaine était mise à prix.
Déclaré «pillard, meurtrier, traître et félon, suivant les termes de la proclamation qui le condamnait, son audace pouvait lui coûter cher.
Pourtant, seul avec son domestique au milieu de ses ennemis, il était calme, superbe.
Les commis et les engagés du fort le regardaient avec une terreur pleine d'animosité, les Indiens avec une admiration naïve; la plupart des francs trappeurs ne savaient trop quelle réception lui faire.
Nick Whiffles alla bravement à lui, ôta respectueusement son vieux casque de loup marin, témoignage de déférence dont il n'était guère prodigue, et lui adressant la parole:
—Bonsoir, capitaine, je suis bien aise de vous voir, et si vous avez besoin d'un bon coup de main, comptez sur Nick Whiffles, il est là pour vous le donner, oui bien, je le jure, votre serviteur!
C'était une sorte de provocation jetée aux employés de la Compagnie, qui se mirent à causer bas.
Profitant du trouble occasionné par l'arrivée du chasseur, Pad et Joe s'étaient esquivés.
—Bonsoir, ami Nick, et merci cordialement de votre offre, répliqua Poignet-d'Acier en tendant au vieux trappeur une main que celui-ci serra avec force.
—On parlait justement de vous, comme vous êtes entré, capitaine.
—Ah!
—O Dieu, oui; n'est-ce pas, Louis-le-Bon? L'interpellé baissa la tête en signe d'assentiment.
—Et que disait-on de moi, mon brave Nick?
—Oh! des choses fabuleuses! Deux vermines, Langue-de-Vipère et Joe, assuraient que vous étiez mort. Mais où sont-ils donc?
—Mort! répéta Villefranche en souriant.
—Ma foi, ils le disaient, oui je le jure, votre serviteur Ils prétendaient même qu'ils n'étaient pas étrangers…
—A mon décès?
—Oui, capitaine, des bêtises, quoi! Voulez-vous prendre, une gobe?
—Merci, Nick, je n'ai pas soif.
—Bah! un petit coup, ça ne fait jamais de mal. Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…
—Savez-vous, interrompit Poignet-d'Acier, qui connaissait les manies du trappeur et ses ébouriffantes histoires, savez-vous si le chef facteur est ici?
—Il est parti ce matin pour l'île Kallamet et ne rentrera que demain matin, répliqua un des commis.
Cette réponse parut contrarier Villefranche. Il adressa un coup d'oeil à
Jacques et promena ensuite des regards inquisiteurs sur la réunion.
Les hommes avaient repris leurs entretiens; mais il était facile de remarquer, à leur attitude, que la conversation roulait sur le nouveau venu. Les femmes le guignaient en silence, d'un air curieux et craintif. C'est que Poignet-d'Acier s'était acquis une réputation rare dans la Columbia depuis quelques années qu'il l'habitait. On racontait de lui des prouesses inouïes, des traits de hardiesse qui laissaient loin derrière eux les actes des plus vaillants sagamos. Son courage, son habileté, sa pénétration étaient proverbiales. Mais ce qui l'avait surtout mis en renom, c'était la sûreté de son tir et sa force incomparable. Nick Whiffles l'estimait comme son supérieur, et cependant Nick Whiffles, à cent mètres de distance, chassait, avec sa carabine, un clou planté dans une planche de sapin; le docteur Mac-Loughlin, le fameux agent de la Compagnie de la baie d'Hudson, soulevait, à la force du poignet, un poids de deux cents livres, et cependant il se reconnaissait inférieur à l'aventurier, qui tordait sur son genou un canon de fusil double et brisait entre ses doigts une corne de buffle. On l'avait vu traverser à la nage la Colombie, à son embouchure, trois lieues de large, par une mer grosse à ne pas s'y exposer sur un canot, puis monter à cheval et fournir une traite de soixante milles sans s'arrêter pour souffler. Que ne rapportait-on pas de lui encore! et chaque fait embelli, exagéré par cet amour du merveilleux qui embrase l'esprit humain plus encore dans les régions incultes que dans les pays policés! car là rien ne semble improbable, impossible, parce que rien n'est arrêté par les conventions des hommes, parce que l'Être Suprême, le Tout-Puissant, le dispensateur absolu, a seul le contrôle de toutes choses.
—Nous passerons la nuit Jacques, dit. Villefranche à son domestique, quand il eut terminé son examen.
—Voulez-vous partager mon souper, capitaine? demanda Nick.
—Ce n'est pas de refus, mon brave, car nous sommes un peu à court en ce moment.
—Eh bien, si c'était un effet de votre bonté, vous viendriez m'aider à dépecer une bête que j'ai abattue ce matin, continua le trappeur d'un ton négligent, mais avec un clignement d'yeux expressif.
Poignet-d'Acier comprit ce mouvement.
—Volontiers, Nick, où est votre gibier?
—A deux pas d'ici. Je l'ai laissé en dehors des piquets.—Louis-le-Bon, prépare de la braise.
—Et toi, Jacques, achète-nous une bouteille de bon rhum. Tu diras au sous-chef facteur que c'est pour moi Poignet-d'Acier; j'espère bien qu'il ne te la refusera pas. Tu ajouteras que je demande l'hospitalité pour la nuit; n'est-ce pas, mon vieux camarade?
Après ces mots, il sortit avec Nick.
Dès que la porte se fut refermée sur eux, les langues longtemps contenues par la présence de l'étranger se hâtèrent de rattraper les minutes perdues.
—Il a tout de même de l'audace s'écria un commis. Venir nous narguer jusqu'ici!
—Quelle impudence!
—Chut! l'oiseau s'est fourré dans la cage, bien malin s'il s'échappe!
—Ça n'empêche que c'est un terrible homme!
—Psit! on l'a fait plus grand qu'il n'est réellement
—Le docteur Mac-Loughlin lui rendrait des points.
—Nous allons assister à un drôle de spectacle, car enfin on ne le laissera pas partir comme ça; c'est impossible.
—Voulez-vous bien fermer vos becs, tas de commichons! vous n'êtes bons qu'à jaser par derrière, s'écria tout à coup Louis-le-Bon en se retournant, rouge de colère, vers le groupe d'employés qui discutait ainsi de Villefranche.
—Mais où diable me conduisez-vous donc? disait, pendant ce temps, Poignet-d'Acier à Nick, en descendant sur le rivage de la Colombia après avoir quitté le fort.
—N'ayez pas peur, capitaine, je vous conduis en bon chemin, oui, bien, je le jure, votre serviteur!
—On n'y voit goutte, ma parole! savez-vous que votre gibier est passablement exposé?
—Comprends pas, dit Nick.
—J'entends que des voleurs, et il n'en manque pas à la factorerie…
—Des voleurs! pouh! ils n'auraient garde de s'y frotter; là Infortune et Calamité,—mes chiens, capitaine, sauf votre respect,—qui ne laisseraient pas approcher le bon Dieu en personne s'il s'avisait de vouloir me prendre, mon butin, à plus forte raison le diable, ô Dieu, non! Tenez, les entendez-vous? Ah! nous avons eu bien des maudites petites difficultés ensemble! A bas, Calamité! la paix, Infortune! Dans l'ombre gambadaient, en grondant, deux grands quadrupèdes velus comme des ours, efflanqués comme des coyotes. Plus loin se tenaient paisiblement deux autres animaux de haute taille, qui hennirent l'arrivée des chasseurs.
—C'est mon cheval Trompe-le-Vent, et celui de Louis-le-Bon, je ne sais pas son nom, mais deux fins coureurs; ils font quinze milles l'heure, je vous le garantis, capitaine.
—Nous sommes seuls ici, n'est-ce pas? dit Poignet-d'Acier.
—Seuls, je crois bien. Calamité et Infortune font sentinelle, il n'y a pas de danger que…
—Vous aviez à me parler… en particulier, ami Nick?
—C'est-à-dire, attendez, oui et non. Il m'a semblé, j'ai présumé… C'est difficile à trouver. D'abord, dans notre famille, chez les Whiffles, capitaine, on n'a jamais eu la bosse de l'éloquence, si ce n'est, pourtant, le petit cousin de la marraine de la soeur de mon oncle, le grand voyageur qui…
—Soit! mais revenons à nos affaires, dit vivement Villefranche. Qu'est-ce que cet Indien qui s'est sauvé avec un Anglais quand j'ai mis le pied dans la Salle?
—Lui, un Indien, comme vous et moi, capitaine. C'est un Irlandais qui se peint le visage, voilà tout. Les Chinouks l'ont élevé après la mort de son père et de sa mère; c'est pourquoi il a la boule aplatie comme une poire tapée.
—En êtes-vous sûr, Nick?
—Tout autant que de mon existence, et c'est justement de lui que je voulais causer avec vous, ô Dieu oui! Il a été aposté par la Compagnie pour vous épier et faire pis peut-être. Ce matin, il est revenu en amenant une Indienne, votre maîtresse, excusez capitaine, à ce qu'il prétend. Il vous l'aurait volée avec un coquin de sa trempe, dans une caverne d'en-bas de la Colombie, et le chef facteur veut s'en servir comme d'un otage pour obliger les Clallomes à vous expulser du territoire; j'ai entendu tout ça de mes propres oreilles, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Ouaskèma serait ici! s'écria Villefranche.
—Ouaskèma! connais pas, dit tranquillement Nick.
—Mais cette Indienne, l'avez-vous vue?
—Comme je vous vois, capitaine. Elle est fichûment appétissante quoiqu'elle souffre de l'épaule. Il y a aussi une petite fille blanche qu'ils ont logée, avec elle, dans la prison. Celle-là c'est une prise de Joe, le bras droit de Pad.
—Merellum! murmura Poignet-d'Acier.
—Tout juste, capitaine; on l'appelle comme ça.
—Que diable en veulent-ils faire?
—Je vous l'ai dit, des otages. On les aurait peut-être relâchées parce qu'on vous croyait mort, mais maintenant que vous êtes en vie! C'est comme mon grand-père, quand…
—Il faut les tirer de là, Nick, dit brusquement Poignet-d'Acier.
—Avec plaisir, capitaine, mais ça n'est pas facile.
—Je sommerai le chef facteur de les remettre en liberté.
—Mauvais moyen, mauvais moyen! On vous coffrera avec elles. D'ailleurs, le chef facteur est absent.
—J'attendrai.
—Dieu bénisse votre simplicité! Ce serait votre ruine, capitaine.
Suivez plutôt mon conseil.
—Voyons?
—Vous connaissez Pad?
—Pad! qu'est-ce que c'est que ca?
—Eh! mais le Chinouk en question.
—Oui, je le connais. Il m'a vendu une pépite d'or, en me disant qu'il avait découvert une mine, qu'il m'y conduirait… Depuis je ne l'ai pas revu.
—C'est un piège, pas autre chose. En fait de mines d'or, Pad n'a découvert que la caisse de la Compagnie.
—Vous parliez d'un plan, Nick?
—Oui, capitaine. Le voici. Rentrez à la factorerie. Vous irez trouver Pad, et, faisant semblant de ne rien savoir, vous lui offrirez une grosse somme pour vous mener à la mine d'or. Il acceptera, pour le certain. Ajoutez que vous désireriez vous mettre en route le plus tôt possible, cette nuit même, et être escorté d'un bon voyageur qu'il choisirait. Il vous demandera si vous avez des chevaux…
—Mais je n'en ai pas?
—C'est précisément le point capital. Comme vous n'avez pas de chevaux, vous le prierez d'en acheter quatre au sous-chef.
—Cela coûtera cher…
—Laissez, capitaine; il n'exigera pas d'argent comptant, espérant que votre assassinat lui sera payé en belles et bonnes livres par la Compagnie. Il n'y a pas de chevaux disponibles au fort. Il sera nécessaire qu'il en aille chercher à la fumerie du Samson, de l'autre côté de la rivière Caoulis et à dix milles d'ici. Joe le suivra probablement pour l'aider à ramener les chevaux, et pendant ce temps…
—Pendant ce temps, Nick?
—Je cherche capitaine, je cherche, répondit le trappeur du ton traînard et impatienté d'un homme qui court après le fil de ses idées. Ah! c'est ça, je reprends la piste, ô Dieu oui! D'abord, je ferai griller une tranche de venaison. Vous inviterez Pad à en manger un morceau.
—Cet homme… commença Poignet-d'Acier avec dégoût.
—Il refusera, capitaine, il refusera. Il n'aime pas assez Nick Whiffles pour oser dévorer à la barbe de Nick Whiffles le gibier de Nick Whiffles. Le voilà parti avec Joe. On mange, on boit, on conte des histoires; vous dites bonsoir à la société, comme si vous étiez fatigué, et vous vous coulez derrière la grande salle. La, vous remarquez une petite fenêtre avec une grille de fer. La grille est solide, mais vous avez un poignet, un poignet capitaine…
—Si j'arrache la grille, on m'entendra, Nick.
—Non, car nous ferons un bruit d'enfer dans la salle. Je tâcherai même de soulever une querelle. Infortune et Calamite vont rentrer dans la cour avec nous. Je leur dirai un mot. Ils aboieront comme des tonnerres, mais ne vous mordront pas, tout en empêchant celui-ci ou celui-là de vous déranger dans votre petite besogne. Après avoir, durant le vacarme, enlevé un barreau ou deux, vous lèverez le pied avec votre engagé. Je me charge du reste.
—On nous poursuivra.
—Sans doute. Aussi prendrez-vous mon cheval et celui de Louis-le-Bon.
—Et vous, Nick?
—Ne vous occupez pas de nous. Nous irons avec ces deux filles visiter les Clallomes; du reste, pour tout dire, la grande m'accommoderait assez; c'est une fantaisie que j'ai depuis bien des années, oui bien, je le jure, votre serviteur.
Poignet-d'Acier prit une bourse et la tendit au trappeur.
—Ah! capitaine, s'écria celui-ci d'un ton facile, est-ce que vous voulez que nous nous brouillions?
—N'en parlons plus, et à charge de revanche, ami Nick.
—Trop heureux de vous être agréable une fois dans ma vie, capitaine.
—Mais, objecta Villefranche, la porte du fort sera fermée.
—Vous direz au trappeur de garde que vous voulez aller au-devant des chevaux. Une gorgée de rhum, et vous ouvrira.
—Et vous?
—Soyez donc sans inquiétude, puisque je prends tout sur moi. Qui est-ce qui a jamais vu Nick Whiffles rester dans une maudite petite difficulté? Au surplus, nous sommes ici une douzaine de francs trappeurs, et si vous y consentiez, capitaine…
—Non, non, pas de violence, Nick.
—Tenez, prenez ce cuissot de daim, moi je prends l'autre, et rentrons.
Les choses marchèrent au gré de leurs désirs. Pad et Joe tombèrent dans le piège. Ils partirent pour la fumerie. Une bruyante dispute survint entre deux trappeurs. Elle détermina une rixe générale; et, tandis qu'on se battait dans la salle, et que les chiens de Nick hurlaient dans la cour, Poignet-d'Acier descellait, en un tour de sa puissante main, la grille de la croisée de la pièce où étaient recluses Ouaskèma et Merellum.
Ensuite il se glissa près du trappeur qui gardait l'entrée du fort. Celui-ci, faisant des difficultés pour livrer le passage, Villefranche lui offrit une goutte de spiritueux. La sentinelle refusa. Le capitaine, qui s'était préparé à une résistance, lui appliqua lestement un bâillon sur la bouche, ouvrit la porte sans quitter le malheureux factionnaire, l'entraîna au dehors, l'attacha à un arbre à quelques centaines de pas de la factorerie, et, sautant sur le cheval de Nick, pendant que Jacques enfourchait celui de Louis-le-Bon, remonta, bride abattue, le cours de la rivière Caoulis.
Après deux heures d'une course effrénée, ils ralentirent l'allure de leurs chevaux, pour les laisser souffler.
La nuit était froide, mais sereine, resplendissante de clarté. Au firmament, des milliers de mondes étoilés scintillaient, fixes à leur poste, ou glissaient dans l'espace, en marquant l'azur céleste d'un sillon lacté, aussitôt évanoui que tracé. L'air avait une sonorité qui redisait tous les sons à plusieurs milles à la ronde. C'était la trompette du ouaouaron, la grosse grenouille américaine; le frétillement des ondes de la Caoulis sur ses larges battures; plus loin, le bramement des daims conviant leurs femelles à d'amoureux ébats; et, de temps en temps, le meuglement d'un taureau sauvage, ou le bêlement d'un grosses-cornes apportaient des notes, ou puissantes ou plaintives, au nocturne concert auquel se mêlaient encore le gloussement de la poule des prairies, le glougloutement de la dinde, et, parfois, sinistre déchirement, effroyable cacophonie, le cri de fausset aigu, strident du carcajou, le tigre du désert américain.
La plaine, à perte de vue, semblait poudrée de poussière de diamant, tant sa flottante mantille était constellée de lucioles. Venues sur les ailes de la brise septentrionale, des senteurs pénétrantes de foin en fleur et de résine saisissaient l'odorat.
Il y avait dans ces solitudes, dans ces bruits, dans ces parfums, une forte poésie qui captivait le coeur, le remuait profondément et lui rappelait, avec un empire irrésistible, qu'il est un Dieu père et souverain maître de la création entière.
—Ce que j'éprouve est singulier, murmura Villefranche, s'accoudant sur le pommeau de sa selle, tandis que sa monture, le cou allongé vers le gazon, allait d'un pas nonchalant et reniflait les fraîches exhalaisons du sol ou émondait, çà et là, quelque jeune pousse d'arbousier.
Jacques chevauchait derrière, d'un air attristé aussi.
—Il me semble, continua le premier, que ma vie n'a pas été tout à fait ce qu'elle aurait dû être. Cette femme, après tout, avait été plus malheureuse que coupable. Qui n'a pas des faiblesses, des égarements, ici-bas? N'en ai-je pas eu, moi? Quel droit avais-je donc de la faire mourir, froidement, lentement, à petit feu, en humant les acres odeurs de ma vengeance! Et ma fille, pauvre enfant innocente, ma victime, encore! Et mes petits-enfants…
—Ah! si monsieur voulait? hasarda Jacques qui avait entendu ce monologue et doucement poussé son cheval côté à côte avec celui de Poignet-d'Acier.
—Eh Bien! quoi? plutôt pour chercher une diversion à ses poignantes réflexions que pour entendre un avis.
—Je voulais dire à monsieur que nous retournerions au Canada, dit
Jacques intimidé par la sécheresse de la réponse.
—Au Canada! Oui, nous y retournerons, Jacques, mais quand j'aurai de l'or! quand j'aurai les moyens de l'arracher aux Anglais, ces misérables qui nous ont tout volé, notre sol, nos richesses, nos emplois, tout, jusqu'à notre honneur!
Il prononça ces paroles avec un accent de haine et d'amertume indicibles.
—Alors, jamais Jacques ne reverra sa patrie! dit le vieux serviteur en hochant mélancoliquement la tête.
—Et pourquoi pas?
—Non, monsieur, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit que ma dernière heure ne tardera pas à sonner.
—Bah! des fantômes; tu es encore vert et vigoureux comme à vingt-cinq ans!
—Ça ne fait rien, monsieur, je sens ça là! dit Jacques en frappant sur son coeur. Et puis j'ai en un rêve, la nuit dernière; j'ai vu…
—Chimère! chimère Tu serais destiné à vivre comme Mathusalem que tu ne te porterais pas mieux. Allons, buvons un coup de tafia, ça chassera ces diables bleus de ton cerveau, mon camarade. Moi aussi, j'ai besoin de réchauffant, car je me sens tout sens dessus dessous ce soir.
Et, après avoir avalé quelques gouttes de rhum, il reprit:
—Ah! ça, dis-moi, comment trouves-tu le tour que j'ai joué aux commichons de la Compagnie de la baie d'Hudson? Leur ai-je un peu bien rendu ce qu'ils m'avaient prêté? Les vaniteux! s'imaginer qu'ils en peuvent remontrer à Poignet-d'Acier!
—Vous avez eu, monsieur, en entrant au fort, une hardiesse…
—La hardiesse, Jacques, sois-en persuadé, allât-elle jusqu'à l'imprudence, est, au milieu des civilisés tout aussi bien que des sauvages, cent fois préférable à la timidité. Un homme hardi, même quand on le taxe d'effronterie, finit toujours par arriver à son but; un poltron, un homme scrupuleux, ne réussit jamais.
—Mais, monsieur, je ne vois pas quel besoin vous aviez d'entrer à la factorerie Caoulis.
—Au contraire, Jacques; nos intérêts me commandaient de m'y arrêter. Ne te souviens-tu pas que les empreintes laissées au bas de notre caverne étaient celles de deux blancs, qui nous enlevèrent Ouaskèma pendant que nous cherchions à découvrir ou ils étaient?
—Sûrement, monsieur, sûrement, je m'en souviens.
—Alors qui pouvaient être ces gens, sinon des employés de la Compagnie?
—Tout juste, monsieur.
—Quand je me suis aperçu que, non contents de nous ravir l'Indienne, ils nous avaient volé nos chevaux, j'ai résolu d'aller droit chez eux pour avoir raison de leur insolence. Oh! je me doutais bien que le coup partait du fort Caoulis.
—Vous avez donc retrouvé…
—Ouaskèma et Merellum, que les coquins avaient prises pour en faire des otages. Ils les avaient, ma foi, mises en prison! Mais j'espère qu'à l'heure qu'il est toutes deux ont pris la clef des champs, car j'ai brisé la grille de leur cachot; Nick Whiffles s'est chargé de les reconduire chez les Clallomes, et Nick Whiffles n'est pas homme à manquer à sa parole.
—Pour cela, non, monsieur. Mais…
—Oh! elles sont en sûreté! dit Villefranche en rassemblant les rênes de son poney.
—Oserais-je, monsieur…, commença Jacques.—Ose, parbleu!
—Vous demander où nous dirigeons nos pas à présent?
—C'est plus que je ne pourrais te dire. Mais nous abandonnons, pour quelque temps au moins, la Colombie. J'ai serré partie dans la cache de notre cabane incendiée, partie dans les profondeurs de la caverne et près d'une issue secrète qui débouche à un mille du fleuve, les valeurs que j'ai gagnées depuis six ans que nous faisons la traite des pelleteries, ainsi que certains objets et papiers précieux; maintenant nous monterons vers le détroit de Juan-de-Fuca, entre la terre-ferme et l'île Vancouver. De ce côté, m'ont dit des sauvages et des voyageurs, surtout le long de la rivière Frazer, au 490 de latitude environ, on a trouvé de l'or. Et avec de l'or, vois-tu, Jacques, on fait des hommes ce qu'on veut, des rois ou des esclaves, on renouvelle la face, la forme des nations; on change le vice en vertu et réciproquement; nous délivrerons le Canada du joug anglais, et si nous ne créons pas une république, nous replanterons chez nous le glorieux drapeau de la France!
—Ah! monsieur, ce serait bien beau! Je voudrais bien vivre assez d'années pour voir ça dit le vieillard avec, enthousiasme. Pas de république, mais le gouvernement de la France, notre mère-patrie, que nous chérissons toujours, et tous les enfants du Canada vous béniront, monsieur!
—Tu n'es pas fatigué? dit brusquement Villefranche, qui peut-être se reprochait déjà ce moment d'expansion.
—Non, monsieur.
—Bon, nous ferons encore une couple de lieues et mettrons pied à terre pour passer la unit, car il ne faut pas éreinter nos chevaux, qui auront probablement une rude traite à fournir demain. On nous donnera la chasse.
Ils piquèrent leurs montures, et, après une heure de marche rapide, firent halte, dans un vallon ombragé par de grands chênes et arrosé par un ruisseau. Ils dessellèrent et débridèrent les ponies, et les ayant entravés, de pour qu'ils ne s'égarassent, ils se couchèrent, après avoir soupé avec des shanatanques, sorte de chardon dont la racine, très-farineuse, a le goût du sucre.
Jacques aurait désiré allumer du feu, autant pour cuire les shanatanques que pour tenir à distance les loups et les animaux dangereux; mais Poignet-d'Acier s'y opposa en objectant que la flamme ou même la fumée pourrait révéler leur présence à l'ennemi, si, comme c'était présumable, les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson étaient déjà à leur poursuite.
Villefranche avait résolu de faire sentinelle, mais la lassitude l'emporta sur sa résolution et il s'endormit d'un sommeil lourd et agité. Des hennissements de terreur et des jappements redoublés, suivis d'un coup de feu, l'éveillèrent. Il se leva en sursaut. La lune argentait le vallon. Jacques était debout; il rechargeait sa carabine.
—Malheureux! qu'as-tu fait? s'écria l'aventurier.
—Monsieur, ce sont les coyotes!
—Et quand ce seraient les coyotes?
—Ne les voyez-vous donc pas qui dévorent nos pauvres chevaux?
—Jacques, tu as commis une grande imprudence, dit Villefranche avec plus de calme; si les commis de la Compagnie rôdent, par hasard, dans les environs, nous sommes perdus. Ton coup de fusil les attirera sur nous.
—Mais nos chevaux, monsieur! nos chevaux!
—Il n'y faut plus penser; cette bande de loups affamés qui s'est jetée sur eux ne leur fera pas de quartier et ce serait folie de songer à les secourir. Les coyotes sont trop nombreux. D'ailleurs, ils ont déjà presque achevé nos bêtes.
En effet, les ponies, attaqués par une légion de loups blancs, n'avaient pu fuir à cause de leurs entraves, et, après une courte résistance, ils tombaient sous les dents des terribles carnassiers, dont les aboiements précipités couvraient leur râle d'agonie.
—Qu'allons-nous faire, monsieur? demanda Jacques.
—Serrer les selles dans quelque trou de rocher sur le lord de la rivière, prendre les brides avec nous, elles peuvent nous servir, et décamper au plus vite.
—Si j' écorchais le coyote que j'ai tué; en mettant les brides dans sa peau, que je porterais comme une besace derrière mon dos, ça nous embarrasserait moins.
L'animal dépouillé et sa robe arrangée en sac, où Jacques plaça les brides, les fugitifs logèrent les deux selles dans une grotte, autour de laquelle ils cassèrent quelques épines pour la reconnaître, et continuèrent leur route vers le nord-est.
L'aurore commençait à poindre. Le repos qu'avaient pris Villefranche et Jacques, joint à cette vigueur nouvelle que donne au corps les arômes du matin, achevèrent de les réconforter. Les douces heures du matin! il n'y a rien de comparable, comme l'a dit un poète anglais. C'est la jeunesse du jour et l'enfance de toutes les choses qui sont belles. La fraîcheur, la fraîcheur immaculée du premier âge colore la nature au moment où l'aube paraît; l'air semble souffler l'innocence et la vérité; la lumière elle-même parle d'espérance, de bonheur pur. Où est-il celui qui, amant de la beauté, de l'éclat, ne jouit pas des premières heures du matin?
Poignet-d'Acier était presque gai et Jacques moins sombre que la veille. Ils marchaient l'un et l'autre d'un pas relevé en foulant aux pieds les opulents gazons qui ourlent les bords de la Caoulis.
Le temps ne laissait rien à désirer, le gibier de plume et de poil ne manquait pas. La journée se passa joyeusement.
Le lendemain, ils arrivèrent à un embranchement de la rivière qui descendait du mont Sainte-Hélène, dont le pic altier, éternellement couronné de neige, se dressait superbement à quelques lieues sur leur gauche.
Depuis plusieurs années Poignet-d'Acier se proposait d'explorer les cours d'eau qui serpentent à sa base. Il pensait avec raison que le terrain renfermait des strates ou des gangues aurifères. Mais le désir de bien assurer auparavant sa position dans la Colombia lui avait fait ajourner jusque-là la réalisation de ce projet. Car ce n'était pas tout que de découvrir une mine d'or; sur le territoire de la Compagnie de la baie d'Hudson, et au milieu de bataillons des trappeurs libres qui sillonnaient incessamment ces contrées, fallait, pour exploiter la découverte, un nombre d'hommes considérable, dévoués jusqu'à la mort et prêts à résister à toute espèce d'agression. Poignet-d'Acier, alors seulement, possédait une bande assez forte, répandue, par petits postes de quatre ou cinq sur le littoral du Rio Columbia, pour tenter, avec quelque chance de succès, une pareille entreprise. Canadiens la plupart, ces gens, sans être initiés à ses secrets, savaient qu'il travaillait à chasser du pays leurs ennemis jurés, les Anglais, et il n'est pas un d'eux qui ne se fût laissé torturer plutôt que de le trahir.
Au point de jonction des deux cours d'eau, la Caoulis a environ un mille de large. Elle est extrêmement rapide, peu profonde en certaines places, creusée en gouffres insondables dans d'autres, caillouteuse le plus souvent et jalonnée de roches aiguës sur toute sa largeur.
A son aspect, on conçoit qu'elle est le produit d'une révolution souterraine, et qu'on entre dans une région volcanique dont le mont Sainte-Hélène est l'Etna.
—Nous allons traverser ici, dit Villefranche en indiquant du doigt la bifurcation.
—Traverser ici, monsieur! répondit Jacques en regardant son maître avec un étonnement inexprimable.
—Est-ce que tu aurais peur?
—Mais… Oh! non, monsieur; mais ça ne me parait guère possible.
—Il n'y a rien d'impossible à un trappeur Jacques.
—Je sais bien que monsieur peut tout ce qu'il veut.
—D'abord, écoute-moi; il n'est pas malaisé d'aborder à cet îlot que tu vois au milieu de la rivière. On distingue le fond, il y a de l'eau jusqu'aux aisselles au plus, et, quoique le courant soit impétueux, en nous soutenant l'un l'autre, nous y arriverons sans encombre.
—Mais au delà, monsieur, ça ne parait plus guéable?
—Tu as raison, Jacques. Nous nous mettrons à la nage.
—A la nage, monsieur! les flots nous entraîneront sur cette chute que nous avons côtoyée il y a cinq minutes?
—Sois sans crainte, j'ai un moyen. As-tu les brides?
—Oui, monsieur, dans le sac.
—Bon; place ta carabine sur ton épaule gauche pour qu'elle ne se mouille pas, et, avec ton bras droit, appuie-toi fermement à mon bras gauche. Tu y es? Bien; comme cela, avançons d'un même pas; nos deux corps en ligne offriront une double résistance à la vague. Gare à ta corne à poudre, qu'elle ne trempe pas!
—Ça va tout seul, murmurait Jacques en marchant dans le lit du fleuve, serré contre Villefranche, qui, assurant chacun de ses pas, étançonnait, si je puis m'exprimer ainsi, son compagnon et le remettait en équilibre toutes les fois que le courant le faisait chanceler ou que son pied posait à faux sur un caillou glissant.
L'îlot atteint, ils se trouvèrent devant un de ces trous, véritables abîmes dont j'ai parlé tout à l'heure. Les eaux s'y engouffraient en tourbillonnant avec un bruit infernal.
—Qu'est-ce que je vous disais, monsieur? Nous ne pourrons pas franchir cet entonnoir-la? fit Jacques d'un air désolé.
Villefranche sourit.
—Tu vas voir que si, répliqua-t-il. Donne-moi ton sac.
De l'autre côté de la fosse, à vingt pieds de distance, s'élevait un rocher effilé, avec des dents aiguës comme des crochets.
Le capitaine prit les deux brides dans le sac, les attacha solidement ensemble, fit un noeud coulant à l'une des extrémités, roula l'autre autour de son poignet gauche, plia le tout en bandes de deux à trois pieds de long, et, saisissant légèrement le noeud coulant entre le ponce et l'index de la main droite, lança ce lasso improvisé dans l'espace. Le noeud coulant vola par-dessus le gouffre, tomba sur le rocher et s'accrocha à l'une des arêtes.
—Maintenant, dit Villefranche à son domestique, jette-toi à la nage; en t'aidant de cette longe, dont je tiens un bout, tu n'auras pas de peine à gagner le chicot, où tu m'attendras.
—Mais vous, monsieur?
—Sois donc tranquille; je t'aurai rejoint avant cinq minutes.
Moitié en nageant, moitié en se cramponnant à la corde, Jacques parvint, quoique avec de grandes difficultés, à franchir la fosse. Poignet-d'Acier alors assujettit la lanière à une racine de pin, puis il traversa par le même moyen et avec autant de bonheur que son domestique.
—Mais à présent comment allons-nous faire, car voici au delà de ce bas-fond un autre entonnoir non moins dangereux que le premier? dit Jacques.
—Attends, dit Villefranche.
Il arma sa carabine, ajusta le bout du lasso fixe à la racine du sapin, le coup partit et la corde, coupée, flotta au cours de l'eau.
Il avait accompli cet acte en quelques secondes.
—Maintenant, dit-il, retire la bride. S'il nous reste des endroits périlleux tu sauras en faire usage.
Une heure après, ils étaient sur la rive méridionale de la branche sud de la Caoulis.
Cette rive, formée de roches noirâtres de schiste bitumineux, n'avait ni le gazon vert, serré, plantureux, ni les bouquets d'arbres feuillus qui émaillaient et panachaient la contrée qu'ils venaient de parcourir. Quelques pins rabougris, jaunis par le soleil, étalaient çà et là leurs rameaux squelettiques sur de grandes touffes d'herbes desséchées ou des rizières sauvages, déjà brûlées jusqu'à leurs racines. Des collines abruptes, dominées par le mont Sainte-Hélène et entrecoupées par des plaines de sable, que marquetaient de larges stratifications de hornblende et d'ardoises talqueuses, fermaient l'horizon. Un ciel, d'un rouge pâle, terne et inflexible comme le métal, complétait la désolation de cette scène dont le tableau serrait le coeur.
—Fais du feu, Jacques, dit Villefranche en abordant. Pendant ce temps, j'abattrai quelques pièces de gibier.
Il descendit la rivière et revint bientôt.
—Qu'y a-t-il, monsieur? s'enquit le domestique.
—J'ai aperçu deux bisons dans une coulée; donne-moi la peau du coyote.
L'ayant reçue, il s'en revêtit et reprit le chemin qu'il avait précédemment suivi.
A cinq ou six cents mètres du lieu où ils étaient campés se déroulait une gorge étroite, humide, tapissée de plantes fourragères. Là, paissaient indolemment deux buffles, mâle et femelle. Villefranche, déguisé dans sa peau, se traîna doucement sur les pieds et sur les mains vers les ruminants, que la vue d'un loup isolé ne pouvait effaroucher. Ils se contentèrent de le regarder avec leur grand oeil placide et se remirent à tondre l'herbe.
Poignet-d'Acier attendit un moment favorable et fit coup double. Les animaux, atteints au coeur, tombèrent presque en même temps.
Le chasseur courut aussitôt à eux pour les saigner; mais, en marchant dans la coulée, il remarqua avec autant de surprise que de chagrin des empreintes récentes de sabots de chevaux, mêlées à celles des bisons.
—Les employés de la Compagnie ont passé ici aujourd'hui, murmura-t-il.
Néanmoins, il résolut de garder cette observation pour lui seul et d'établir son camp sur un rocher fort élevé d'où l'on commandait une vaste étendue de pays.
Les buffles furent dépouillés, les meilleurs morceaux de leur chair coupés en tranches minces, qu'on enterra dans le sable afin de les conserver fraîches jusqu'au lendemain, où on espérait les fumer et les enfouir dans une cache pour les besoins à venir, et les deux trappeurs, après un bon régal de bosse et de fatigue, gravirent le rocher afin d'y passer la nuit.
C'était une sorte de promontoire, taillé à pic du côté de la rivière, couvert d'herbes et de broussailles du côté de la terre.
Avec sa lunette, Poignet-d'Acier examina le paysage, mais il ne découvrit rien qui put l'inquiéter.
Assis avec Jacques à la pointe du rocher, ils regardaient soucieusement couler l'eau à leurs pieds, quand un pétillement sec et continu les fit retourner tout à coup.
—La prairie en feu! s'écria le domestique terrifié en contemplant un immense incendie qui s'était soudainement, comme par magie, déployé derrière eux et volait sur le promontoire avec la rapidité de la foudre.
D'un coup d'oeil Villefranche embrassa l'imminence du péril.
A traverser les flammes il ne fallait pas songer; sauter dans la rivière, pas plus; allumer un contre-incendie, comme cela se pratique souvent, encore moins.
Le vent soufflait violemment droit à leur face.
—Jacques, s'écria le capitaine, accroche ta carabine et ta poudrière à cette saillie, au-dessous de nous; puis, prends une de ces peaux; place-toi aussi au Nord de la roche que tu le pourras, là où elle est presque nue, et couvre-toi de la peau, le poil en dedans.
C'est notre chance unique de salut.
La conflagration les enveloppait déjà.
Merellum était remontée sur les genoux de Ouaskèma et s'y était endormie.
Longtemps l'Indienne contempla l'enfant qui, le bras droit arrondi autour de son cou, la main gauche encore engagée dans son épaisse chevelure, avait été surprise par le sommeil, au milieu de ses ébats.
Et, en voyant ce visage frais, blanc et rose, ce visage qui lui plaisait à la passion, qu'elle mangeait de baisers, Ouaskèma, la vierge clallome, sentait d'étranges émotions soulever son sein. Elle adorait Merellum. Oh! c'était bien sûr; elle l'avait reçue de sa mère mourante, une pauvre Canadienne, veuve d'un trappeur; elle l'avait adoptée, elle la faisait respecter des siens comme elle-même. Pourquoi donc Ouaskèma éprouvait-elle alors ces impressions qui agitaient fiévreusement ses serfs, allumait, par moments, la colère dans ses yeux, lui crispait les doigts si fort, que les ongles s'enfonçaient dans la chair de sa main, et lui faisait lever parfois son poing fermé sur la Petite-Hirondelle?
C'est que la jalousie était entrée dans le coeur de Ouaskèma, la vierge clallome, et qu'elle la brûlait comme un fer rouge. Oui, Ouaskèma était jalouse d'une enfant, de sa fille, de ce qu'elle aimait le mieux au monde, après lui cependant!
Elle en était jalouse! Jalousie sombre, désespérante, implacable. Implacable, d'autant plus qu'elle avait pour aliment un don physique, un hasard de la nature. Et pourtant, je répète, Ouaskèma chérissait Merellum avec une tendresse maternelle. Mais n'avez-vous jamais rencontré des mères jalouses de filles qu'elles idolâtraient? Merellum était blanche comme le lait, Ouaskèma était rouge comme l'acajou. Merellum avait le front bombé, en ligne droite avec la face, Ouaskèma l'avait renversé en arrière, à angle obtus avec le visage, et voilà le secret de cette jalousie qui la poignait en regardant dormir la petite fille.
Si j'étais comme elle, il m'aimerait!
Que de réflexions voluptueuses ou déchirantes; que d'angoisses et de félicités; que de cris étouffés derrière ce conditionnel!
La nuit vint. Nuit froide et sombre, comme je l'ai dit précédemment.
L'Indienne, chassant les mauvaises idées qui l'oppressaient ainsi qu'un cauchemar, déposa doucement la Petite-Hirondelle sur un lit de sapinage, recouvert d'une peau de buffle, et se coucha près d'elle, après l'avoir baisée au front.
Ouaskèma souffrait beaucoup moins de sa blessure. Elle ne tarda pas à s'endormir aussi à côté de Merellum.
Un violent tumulte dans la pièce voisine l'éveilla. Ouaskèma se mit sur son séant, prêta l'oreille. On se disputait, on se battait.
C'était chose trop ordinaire dans un fort de la Compagnie de la baie d'Hudson, pour que l'Indienne y attachât grande importance. Elle allait laisser retomber sa tête sur le lit, quand un bruit d'une autre espèce réexcita son attention.
La fenêtre de sa prison, dont les carreaux étaient en cuir d'elk séchés au soleil et aminci à la pierre-ponce, fut enfoncée et deux barreaux de fer qui composaient la grille, furent arrachés presque au même instant.
Ouaskèma sauta à bas de sa couche. Elle était surprise, mais non effrayée.
Quel était ce mystère? qu'allait-il en surgir?
Le fracas redoublait dans la grande salle. Au dehors, comme au dedans, des chiens aboyaient avec fureur.
L'Indienne s'approcha de Merellum, et la secoua par l'épaule.
—Debout, petite, lui dit-elle, et silence!
—Mais, tante, on ne voit pas encore clair, balbutia l'enfant en se frottant les yeux.
Ouaskèma l'enleva sur son bras droit et se plaça avec elle en face de la fenêtre, par laquelle on découvrait un pan du ciel bleu qui commençait à s'étoiler.
—Tante, tante, où allons-nous? demandait Merellum, baillant et étirant ses membres engourdis.
—Tais-toi! tais-toi!
Une tête humaine s'encadra dans la baie de la fenêtre et une voix dit en indien:
—Ohé! ma soeur!
—Que veut le visage-pâle? répliqua Ouaskèma d'un ton ferme.
—Eh! te sauver!
Pourquoi le visage-pâle veut-il me sauver?
—Parce que Poignet-d'Acier, qui a brisé cette grille, le lui a commandé, oui bien, je le…
Nick Whiffles s'arrêta court au beau milieu de sa locution favorite.
—Allons! ma soeur, reprit-il d'un ton bas et rapide, dépêchons-nous. Tu as une enfant avec toi. Donne-la-moi d'abord, que je la passe à mon cousin Louis-le-Bon, qui attend de l'autre bord. Ensuite je t'aiderai à sortir.
Ouaskèma, ne sachant trop si c'était un piège que lui tendaient ses ennemis, demeurait indécise. Le nom de Poignet-d'Acier ne suffisait pas même à la convaincre que c'était un ami qui lui parlait.
Merellum mit fin à son irrésolution.
—Nick Whiffles! Je le reconnais; n'aie pas peur, tante, s'écria-t-elle en battant des mains.
—Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit alors, de sa bonne grosse voix, le trappeur tout joyeux de s'entendre nommer.
Cette imprudence faillit tout perdre.
Un commis, qui furetait dans la tour, saisit l'exclamation au vol. Il courut vers l'endroit d'où elle partait. Heureusement, Calamité, et Infortune faisaient une garde vigilante. Ils se jetèrent, en hurlant, sur l'employé, qui tourna lestement les talons et appela du secours.
Mais la rixe était trop chaude, trop enivrante dans la grande salle pour qu'on l'écoutât. Le sous-chef facteur, descendu de sa chambre afin de rétablir l'ordre, voyait son autorité méconnue; ses prières et ses menaces restaient sans effet; lui-même pressé, foulé, entre les turbulents, songeait plutôt à se tirer sain et sauf de la mêlée qu'à défendre les intérêts de la Compagnie, lorsqu'un des trappeurs libres s'avisa d'entonner la Marseillaise.
Quel avait été le motif et le début de la querelle?
Nul sans doute, sauf Nick, qui ne s'en souciait guère en cet instant, n'eût pu le dire. Mais, dès que ce cri:
Allons, enfants de la patrie…
eut été lancé, deux camps se formèrent comme par enchantement: les Canadiens d'un côté avec la plupart des Indiens, de l'autre, les Anglais, recrutés de quelques sauvages.
C'est que notre hymne national est encore le chant patriotique de tout ce qui parle français dans l'Amérique septentrionale entière, qu'on s'éveille, qu'on s'anime, qu'on s'enflamme à ses brûlants appels et que le jour où le Canada secouera le joug de la Grande-Bretagne, cc sera en faisant retentir les échos du Saint-Laurent des notes vibrantes de la Marseillaise.
La porte de la grande salle fut aussitôt défoncée avec une partie de la cloison. Les femmes se ruèrent effarées dans la cour du fort. Les chiens, foulés aux pieds, hurlaient, mordaient à belles dents Anglais, Peaux-Rouges et Canadiens. Les hommes vociféraient et apprêtaient leurs armes.
Pendant ce temps, Nick saisissait Merellum dans ses bras; puis, grimpant sur la ridelle d'un fourgon, adossé à la palissade, il la tendait à Louis-le-Bon, assis à califourchon entre deux piquets.
Détale vite avec elle; il y a des bateaux sur la grève. Nous nous rejoindrons à l'île Walker, lui dit Whiffles.
Louis-le-Bon attacha une lanière de cuir sous les aisselles de l'enfant et la descendit à terre. Ensuite sauta hors de l'enceinte, prit Merellum par la main, l'entraîna au bord du rio Columbia, monta avec elle dans un canot et s'éloigna à force de rames.
En une minute il avait eu fini.
—Encore une maudite petite difficulté de moins sur les épaules! marmottait Nick Whiffles, retournant à la fenêtre.
Ouaskèma l'avait franchie. Elle se tenait tapie dans l'ombre d'une encoignure. Infortune et Calamité rivalisaient d'aboiements devant elle. La cour de la factorerie était pleine de cris et de confusion.
Un coup de feu retentit.
—Castors et loutres! ça va chauffer plus dur que je ne le supposais, ajouta Nick entre ses dents. Sus aux Anglais, mes chiens! sus!
S'adressant à Ouaskèma.
—A nous deux maintenant, la belle! C'est un fameux service que Nick Whiffles va te rendre là; j'espère bien que tu l'en récompenseras, ô Dieu oui! Mais, j'y pense, impossible que tu puisses escalader ces pieux, avec ton bras blessé. Diable! c'est un inconvénient. Ah! la porte du fort est ouverte. Suis-moi de près. Les chiens nous défendront par derrière. Il faut faire une trouée au milieu de ces tapageurs. Par bonheur, on n'y voit goutte. Tu ne sera pas reconnue. Ici, Calamité! Ici, Infortune! et, si on nous touche, jouez des mâchoires, mes gaillards! Allons! vermines, rangez-vous, ou je vous assomme, c'est Nick Whiffles qui vous parle, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Tout en monologuant à son habitude, le brave trappeur écartait avec la crosse de sa carabine les gens, hommes et femmes, Visages-Pâles ou Peaux-Rouges, Canadiens ou Anglais, qui obstruaient la cour.
Il n'était plus qu'à dix pas de l'entrée. Encore quelques efforts, et le succès couronnait son entreprise.
Mais là un obstacle imprévu l'attendait.
Un meuglement prolongé se fit subitement entendre.
—Oli-Tahara! le Dompteur-de-Buffles! les Chinouks! les Chinouks! clamèrent plusieurs voix dans la foule.
—Barricadez la porte, cria le sous-chef facteur.
Aussitôt toute dissension cessa. Chacun redoutait les Chinouks. C'était l'ennemi commun. Il fallait se réunir pour lui faire face. On obéit à l'ordre du sous-chef et la porte fut fermée.
—Tonnerre! maugréa Nick, me voilà pris entre deux feux. Mais il ne sera pas dit que je moisirai dans cette double maudite petite difficulté!
Refendant alors la foule accompagné de Ouaskèma et de ses chiens, il se faufila dans une partie de la cour où il n'y avait personne et commença un examen attentif de la palissade.
Il espérait découvrir une échelle, quelque chose qui permit à l'indienne d'atteindre le faîte. Ses perquisitions n'aboutirent à rien. Il se grattait le front, ce qui était chez lui d'une profonde contrariété, quand les deux mâtins se précipitèrent, museau bas, au pied d'un piquet et se mirent à gratter le sol.
Une faible lueur filtrait sous ce piquet et s'étalait, en forme d'éventail, sur le gazon de la cour.
Un conduit! s'écria Nick avec joie; ah! je savais bien que nous finirions par sortir de cette double maudite petite difficulté!
Effectivement, c'était un ancien conduit pour les eaux d'un évier abandonné. L'herbe avait poussé dans le ruisseau. Elle masquait à demi l'ouverture qui débouchait hors du fort.
Du courage, Calamité de l'action, Infortune! Fouillez, fouillez, mes bons toutous disait le trappeur stimulant les chiens du geste et de la voix. Lui-même s'agenouilla près d'eux, tira son couteau, et en quelques instants il eut pratiqué sous les piquets une ouverture d'un pied et demi de profondeur sur deux de large environ.
—Passe, ma soeur, dit-il à Ouaskèma en lui montrant l'orifice, tu fileras vers la berge et là tu m'attendras. Le trou n'est pas encore assez grand pour moi. Une seconde seulement et je te rattraperai.
L'Indienne ne se le fit pas répéter.
Les chiens hurlaient avec rage et voulaient s'élancer derrière elle.
Nick Whiffles les retint.
—Les chères bêtes! marmottait-il en continuant sa besogne; on dirait qu'elles flairent quelque chose.
Un second mugissement s'éleva, comme par exprès, pour lui répondre.
—Le buffle au Bois-Brûlé! dit le trappeur. Pourvu qu'il n'ait pas aperçu la squaw! Je l'aurais délivrée de la corde pour la jeter au bûcher, sans compter les maux que je me suis donné pour elle! Ça ne ferait pas du tout mon compte, ô Dieu non!
Un cri déchirant, auquel succéda un hourvari assourdissant, lui fit suspendre son travail.
Les employés de la Compagnie de la baie d'Hudson, munis de torches, s'élançaient en masse hors de la factorerie.
Mais le premier cri avait été poussé par une femme. Nick Whiffles l'avait parfaitement reconnue: c'était Ouaskèma. En sortant du conduit, elle avait été saisie par deux mains vigoureuses. On l'avait brutalement assise sur le dos d'un taureau, que son ravisseur avait aussitôt enfourché en poussant l'animal vers le fleuve.
Sans hésiter, le taureau se jeta à l'eau et se mit nager.
Nulle parole n'avait été échangée entre les deux acteurs de cette scène.
Vingt éclairs, vingt coups de feu, accompagnèrent leur fuite.
—Que ma soeur n'ait aucune crainte, je ne lui veux pas de mal, dit l'homme à l'Indienne.
Elle ne répliqua point.
—Oli-Tahara, avait appris qu'elle était captive chez les Visages-Pâles. Il était venu pour la sauver. Il remercie le Grand Esprit de l'avoir assisté dans l'accomplissement de son projet.
Même silence.
Talonnant son buffle, qui ne cessait de couper l'eau en ligne directe et avec rapidité, comme s'il n'eût pas senti le fardeau qu'il portait, le métis reprit:
—Je conduirai ma soeur où elle voudra.
—Ouaskèma, répliqua froidement l'Indienne, peut elle se fier à la parole d'un demi-sang?
—Que ma soeur ordonne, elle verra si Oli-Tahara la langue croche.
—Que mon frère, alors, conduise Ouaskèma au village des Clallomes.
—Oli-Tahara obéira, répondit le Dompteur-de-Buffles d'un ton soumis.
Le silence recommença. Ils entendaient les balles siffler et ricocher dans l'eau, mais ils étaient hors de leur atteinte.
Devant le fort Caoulis, la Colombie n'a guère qu'un mille de largeur. La traversée fut courte. En abordant l'autre rive, le Bois-Brûlé arrêta son taureau et dit l'Indienne:
—Ma soeur consent-elle à ce que Oli-Tahara lui ouvre son coeur?
—Ouaskèma consent.
—J'aime ma soeur.
—Ouaskèma le sait, dit simplement la Clallome en sautant à bas du buffle.
—Ma soeur le sait et elle ne m'aime pas? Ouaskèma ne t'aime pas.
Le métis réprima un mouvement d'irritation.
—Elle en aime un autre! dit-il avec amertume. Oui, elle en aime un autre.
—Et qui ne l'aime pas! repartit-il d'un ton ironique.
—S'il ne l'aime pas, il l'aimera; Hias-soch-a-la-ti-yah l'a révélé à la vierge.
—Mais, s'écria le Bois-Brûlé mettant aussi pied à terre, si moi j'aimais ma soeur comme elle veut être aimée; si je lui donnais tous les présents qu'elle désire. Si je lui assurais l'alliance des vaillants Chinouks; si je promettais de n'avoir jamais d'autre femme qu'elle; si je lui offrais ce bison blanc, la terreur et la convoitise de tous ceux qui—Visages-Pâles et. Peaux-Rouges—habitent les bords de la Grande-Rivière?
—Ouaskèma ne t'aimerait pas, dit paisiblement la jeune file.
Et d'un ton prophétique:
—Elle en aime un autre! Elle doit être à lui s'il vit. Le Grand Esprit le lui a prédit. Elle ne fermera pas son oreille au discours du Grand Esprit.
Le Dompteur-de-Buffles était superstitieux comme tous les Bois-Brûlés.
Sa fureur tomba devant le maintien calme et imposant de la jeesukaine.
—Mais s'il mourait? hasarda-t-il.
—S'il mourait de main humaine, Ouaskèma le vengerait Hias-soch-a-la-ti-yah le lui a annoncé! repartit l'Indienne sans abandonner sa pose et son accentuation solennelle.
Le métis refoula encore son ressentiment, et dit:
—Ma soeur gardera-t-elle la mémoire de ce je lui ai fait?
—Ouaskèma oublie toujours le mal pour se rappeler le bien.
—Mais si, par accident, Poignet-d'Acier venait perdre la vie?
Elle secoua la tête.
—Que ferait ma soeur? insista le demi-sang, ne remarquant pas ce geste.
—Elle attendrait les ordres du Grand Esprit.
—Et elle ne se donnerait pas à un autre avant d'avoir revu son frère
Pas avant que le Grand Esprit lui eût parlé. Mais si mon frère veut être agréable à Ouaskèma, qu'il reprenne la direction du soleil levant et qu'il porte au chasseur blanc cette médecine que Ouaskèma à préparée pour lui.
Il hésitait.
—Mon frère refuse! s'écria l'Indienne avec mépris; mon frère est un coeur mou; il n'aime pas la vierge clallome.
—Je l'aime, et je le prouverai à Ouaskèma! répondit vivement le Dompteur-de-Buffles, saisissant un petit sac de peau qu'elle tenait à la main et le serrant dans sa poche. Avant trois nuits; Poignet-d'Acier aura la médecine.
—L'Esprit Suprême te protégera! répliqua la Clallome en disparaissant dans les profondeurs de la nuit.
Le Bois-Brûlé remonta d'un bond sur son buffle, qui exhala un long mugissement et se plongea dans le fleuve.
Cependant Nick Whiffles était sorti du fort par l'ouverture qu'il avait pratiquée sous la palissade. A travers l'obscurité, il aperçut le buffle blanc du métis qui s'éloignait rapidement du rivage. L'animal était encore à la portée de la carabine du trappeur. Un instant, ce dernier le coucha en joue; il allait tirer, quand une réflexion l'arrêta. Malgré toute son adresse, il pouvait manquer la bête et atteindre Ouaskèma. Si courte qu'eût été cette réflexion, elle suffit pour faire disparaître dans les ténèbres le ravisseur et sa proie.
Les gens de la factorerie avaient rouvert la porte d'entrée et se répandaient aux alentours du poste. Nick eut une idée. Il déchargea son arme en l'air en criant:
—Hola! Hé! arrivez donc, fainéants! On enlève vos prisonnières. Cette vermine de Bois-Brûlé qui commande les Chinouks! Tenez, le voyez-vous, qui se sauve avec son maudit buffle d'enfer; ô Dieu, oui! Feu dessus! Allons donc! Dépêchez!
C'est alors que retentirent les coups de fusil dont nous avons précédemment parlé.
Quand l'émoi des employés de la Compagnie se fut un peu calmé, le sous-chef facteur ordonna à quelques-uns de ses hommes de monter dans les canots et de poursuivre les fugitifs; puis s'adressant à Nick:
—Mais êtes-vous bien sûr que ce soit nos prisonnières?
—Si j'en suis sûr! comme je vous vois, bourgeois, répondit le malin trappeur, riant sous cape.
Le sous-chef hocha la tête d'un air à demi incrédule, en murmurant:
—Comment cela se pourrait-il?
—Je vais vous le dire, répliqua Nick. Calamité, Infortune et moi…
—Qu'est-ce que cela, Calamité… Infortune?…
—Mes chiens, deux bonnes bêtes, pas à votre service, bourgeois, riposta
Nick d'un ton sec.
—Alors, vos chiens et vous?
—Nous avions été éveillés par le bruit et nous étions descendus dans la cour, quand… Mais venez.
—Où?
—A deux pas, bourgeois, à deux pas.
Nick le conduisit près du trou qu'il avait creusé sous la clôture.
—Regardez-moi ça, dit-il en indiquant le passage.
—Qui a fait cette, effraction I s'écria le sous-chef, après avoir examine l'excavation à l'aide d'une torche.
—Qui a fait ça? pas Nick Whiffles, assurément, repartit le trappeur avec un accent de bonhomie qui détruisait jusqu'à l'ombre du soupçon.
—Mais enfin! commença le sous-chef en frappant impatiemment du pied.
—Vous ne me laissez pas parler, aussi, reprit l'autre.
—Alors, soyez bref.
—Je vous disais, reprit Nick que mes chiens se sont mis à flairer quelque chose dans la cour, et alors je me suis dit: Ils flairent drôlement ce soir, mes chiens. Qu'est-ce ça peut être? Un Indien, pour le certain, et un Indien qui fait un mauvais coup, encore, je les suivis, et tout à coup ils se mirent à courir et à donner de la voix comme des possédés. Donc ils avaient senti un Peau-Rouge. J'armai ma carabine, trop tard, hélas! ô Dieu, oui! car j'aperçus une squaw qui glissait comme une vipère par ce trou. Je passai aussi après elle. Et qu'est-ce que j'aperçus encore? Oli-Tahara qui emportait Ouaskèma, avec une petite fille, sur sa peste de buffle, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Mais comment les avez-vous reconnus au milieu de la noirceur? demanda le sous-chef, que cette version satisfaisait pas complètement.
—Reconnus! reconnus! Comment je les ai reconnus? répliqua le trappeur avec un aplomb imperturbable, est-ce que vous ne savez pas, bourgeois, que Nick Whiffles voit aussi clair la nuit que le jour?
—Alors vous les avez maladroitement manqués, car ils n'étaient qu'à quelques verges de votre carabine, dit le sous-chef, qui n'était pas fâché d'humilier devant les employés de la Compagnie un franc trappeur, réputé un des premiers tireurs du territoire de la baie d'Hudson.
—Manqués! fit Nick avec indignation et sans perdre son sang-froid, manqués! allons donc! Quand j'ai miré un objet, est-ce que je le manque jamais? Regardez-moi un peu ces marques, et dites-moi si c'est du sang d'homme ou de bête.
Du bout du pied, il indiquait quelques larges taches de sang provenant du daim qu'il avait écorché deux ou trois heures auparavant avec Poignet-d'Acier.
Cette dernière explication parut d'autant plus plausible au sous-chef facteur, que les assistants se rangeaient du côté de Nick Whiffles, les uns par affection pour lui, les autres par la malveillance ordinaire des subordonnés envers leurs supérieurs. On allait rentrer au fort, car un commis, dépêché exprès, venait de rapporter l'évasion des deux captives, quand des employés amenèrent la sentinelle que Villefranche avait, on s'en souvient, bâillonnée et attachée à un arbre, hors de l'enceinte.
—Comment! ce flibustier s'est aussi échappé? s'écria le sous-chef avec colère.
—C'est tel que je vous le dis, bourgeois, répondit la sentinelle effrayée.
—Eh bien, tu paieras pour tous! reprit le premier tout courroucé. Tu seras pendu, et pas plus tard que demain.
Les employés se regardèrent pleins de terreur.
—Excusez, bourgeois, dit Nick Whiffles, que les airs hautains n'intimidaient pas plus que, les menaces; excusez, mais si vous aviez été à la place de ce pauvre diable, je voudrais bien savoir ce que vous auriez fait contre Poignet-d'Acier, ô Dieu, oui.
—C'est vrai, ça. Il a raison, dirent quelques-uns des auditeurs.
—Taisez-vous et remontez à la factorerie! tonna le sous-chef.
—Taisez-vous! taisez-vous! on dit ça à des esclaves, mais pas à des francs trappeurs, répliqua hardiment Nick.
—Vous, si vous dites encore un mot…
—Voyons, bourgeois, ne vous faites pas plus méchant que vous n'êtes; on vous connaît, nous autres, interrompit Whiffles en lui tapant familièrement sur l'épaule. Bonsoir, les camarades; je m'en vas retourner vers les montagnes Rocheuses, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Il siffla ses chiens et s'éloigna du côté de la Caoulis, sans que le sous-chef cherchât s'opposer à son départ.
Ce dernier revint au fort avec sa bande. Il était dévoré d'inquiétude, car à son retour de l'île Kallamet, le facteur en chef ne manquerait pas, le lendemain, de lui demander compte des prisonniers et de punir sévèrement sa négligence.
Pad et Joe arrivèrent à une heure du matin, ils amenaient quatre chevaux. On peut juger de leur déception en apprenant la fuite de Poignet-d'Acier et de Ouaskèma. Pad, dans sa fureur, accusa le sous-chef de complicité avec les fugitifs et jura de dénoncer sa conduite aux directeurs de la Compagnie. Joe, moins irritable et par conséquent meilleur conseiller, proposa de donner aussitôt la chasse à Poignet-d'Acier. Quelques renseignements fournis par la sentinelle les engagèrent à suivre le bord de la Caoulis. Ils se mirent en route, accompagnés d'une douzaine d'Indiens que leur prêta volontiers le sous-chef, pour témoigner de sa bonne volonté à les aider dans leurs recherches.
Supposant assez naturellement que le capitaine avait traversé la Caoulis en quittant le fort, Pad, qui commandait l'expédition, franchit la rivière avec sa troupe et longea la rive méridionale. Il était à cheval avec Joe et deux chefs peaux-rouges; le reste allait à pied. Leurs premières explorations furent vaines, puisque Villefranche et Jacques avaient d'abord suivi le bord septentrional du cours d'eau.
Au bout de quelques jours, les poursuivants commençaient à se dépiter et à perde patience, quand une après-midi, comme ils étaient campés dans un bouquet de mesquites, deux coups de feu successifs attirèrent l'attention de Pad.
—Sommes-nous tous ici? demanda-t-il en jetant un coup d'oeil autour de lui.
—Tous, répondit Joe.
—By the Holy Virgin, reprit l'Irlandais avec une joie sauvage; c'est alors Poignet-d'Acier qui vient de tirer. Ne bougez pas et laissez-moi faire.
Il se faufila hors des arbustes, fit un quart de mille environ en rampant sur les pieds et les mains et découvrit Villefranche en train de dépouiller les deux buffles qu'il avait abattus. Le capitaine était trop loin pour que Pad put songer à lui envoyer une balle, et le vallon était trop uni, à partir de l'endroit ou il se tenait tapi, pour qu'il put s'approcher davantage sans être remarqué. L'Irlandais ne comptait pas d'ailleurs la bravoure au nombre de ses très-rares qualités, et, savait bien que s'il manquait son ennemi, celui-ci ne le manquerait pas. Attendre et le surprendre à l'improviste lui sembla le meilleur plan. Il resta donc en observation jusqu'au moment où il vit Villefranche et Jacques monter sur le promontoire et prendre leurs dispositions pour y passer la nuit. Alors Pad retourna vers sa troupe et on tint conseil. L'effroi qu'inspirait Poignet-d'Acier était tel, que ces quatorze hommes hésitaient, sans se l'avouer, à l'attaquer de front. Les Indiens, au surplus, l'admiraient franchement et se sentaient peut-être intérieurement pour lui plus de sympathie que pour ceux qui les conduisaient, car l'intrépidité et l'audace les attirent toujours. D'un autre côté si Pad briguait l'honneur de débarrasser lui-même la Compagnie du terrible aventurier, Joe ambitionnait secrètement cet honneur. Aussi discutèrent-ils longuement et sans arriver à aucun résultat. On parla de s'emparer de lui pendant son sommeil; mais ce n'était pas facile. Poignet-d'Acier ne dormait jamais que d'un oeil. Il fut question de l'assaillir en masse; mais le capitaine avait un fusil double qui jamais ne perdait son coup de poudre, et Jacques lui-même possédait une carabine fameuse dans le Nord-Ouest. En outre, du haut de leur rocher, ils pouvaient, en s'abritant derrière quelques cailloux, tenir tête à une quinzaine d'individus, la plupart mal armés.
Enfin, Pad, qui se tourmentait le cerveau, s'écria soudainement:
—J'ai notre affaire.
—Comment cela? fit Joe.
—Oui, by Jesus-Christ, nous brûlerons vif le brigand et son engagé [19].
[Note 19: J'ai déjà dit que sur le territoire de la baie d'Hudson, comme au Canada, tous les domestiques sont désignés sous le nom d'engagés.]
—Les brûler!
—Oui, by the Holy Virgin, nous mettrons le feu à la prairie. Le rocher sur lequel ils se trouvent est inaccessible, sauf du côté de la terre; le vent souffle devant eux; ils n'échapperont pas, à moins de faire un plongeon dans la rivière, ajouta-t-il en ricanant.
—Mais qui allumera l'incendie? s'enquit encore Joe.
—Moi! Vous, vous les regarderez rôtir, ce sera drôle!
—Et s'ils sautent dans la Caoulis
—Imbécile! il n'en sera ni plus ni moins. Nous les repêcherons, voilà tout.
Ce dialogue, qui avait eu lieu en brogue (patois) irlandais, ne fut pas compris des Indiens qui pétunaient gravement, accroupis en cercle autour des deux interlocuteurs.
—Dès que tu verras les flammes environner ces deux bandits, tu viendras avec les Peaux-Rouges me rejoindre, continua Pad en se coulant comme un serpent à travers les hautes touffes d'herbes qui les séparaient du promontoire, au sommet duquel on distinguait parfaitement Villefranche et Jacques assis, le visage tourné vers la rivière.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé, lorsque des lueurs sinistres envahirent la prairie.
C'est alors que Poignet-d'Acier, brusquement arraché à sa méditation, et se voyant entouré par un de ces incendies qui enveloppent parfois les Plaines du Nord-Ouest avec la célérité de l'éclair, ordonna à Jacques de pendre sa poudrière et sa carabine à une saillie inférieure de la roche que le feu ne pourrait atteindre et de se coucher à terre, en se couvrant avec une peau des buffles qu'il avait tués quelques heures auparavant. C'était leur seule chance de salut, car la conflagration qui ratissait et nivelait impitoyablement le sol, ne pouvait mordre le cuir encore saignant des animaux. Villefranche lui-même l'utilisa. Etendus, l'un et l'autre au bord de l'abîme, là où la roche était presque nue, la face projetée sur le vide, afin de pouvoir respirer, ils attendirent dans un silence lugubre, troublé par le crépitement des flammes et les hurlements des sauvages, que le fléau eût passé sur leurs corps.
Au contact de cet embrasement aussi ardent que rapide, les peaux grésillèrent comme l'huile dans une poêle à frire, et se recroquevillèrent. Mais sauf une chaleur épouvantable, qui leur causa des éblouissements aux yeux, des bourdonnements dans les oreilles, et sauf quelques légères brûlures aux doigts, les deux hommes se levèrent, au bout d'une minute à peine, sans aucun mal sérieux.
Une épaisse fumée planait sur le cap. Elle était produite par les herbes vertes et les racines qui achevaient de se consumer sur la roche noircie. Au delà de ce rideau opaque, qui montait lentement vers le ciel déjà voilà par les demi-teintes du crépuscule, les Indiens poussaient des vociférations stridentes.
—Vite à nos armes! cria Villefranche en décrochant son fusil. Nous tombons d'un péril dans un autre. Allons, Jacques, du courage et de la promptitude, il faut profiter de cette fumée pour passer au milieu de nos ennemis!
—Un moment, un moment, Poignet-d'Acier, dit subitement une voix bien connue; je suis arrivé à temps, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Et Nick Whiffles apparut au milieu des vapeurs qui tourbillonnaient sur le rocher.
—Quoi! c'est vous! répliqua Villefranche déjà sur ses gardes et prêt à faire feu.
—O Dieu oui, en chair et en os, et surtout en os, capitaine! Mais ce n'est pas l'heure de jaser comme des pies amoureuses; suivez-moi, je connais un sentier… A gauche, par ici, capitaine, par ici. Ah! c'était une maudite petite difficulté que la vôtre. Attention à cette pierre, elle n'est pas solide. Soutenez-vous à ces seines. La descente n'est pas tout à fait commode, n'est-ce pas? mais nous y arriverons Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale, en a vu bien d'autres. Un jour… Diable, j'ai failli faire la culbute. Je vous disais donc, capitaine… Eh! veillez sûr votre engagé. Il n'a pas le pied sûr, votre engagé! C'est qu'aussi le chemin n'est pas celui du paradis. Ah! les vermines seront fièrement attrapées quand elles s'apercevront que les oiseaux ont déniché. Tenez capitaine il y a un mauvais pas. Encore un petit brin de patience et nous y serons.
Tout en causant à son habitude, le brave trappeur conduisait Villefranche et Jacques le long d'une piste étroite qui serpentait abruptement le long du pic et aboutissait au bord de la Caoulis. Cette piste sillait une pente tellement roide, qu'elle ne devait ordinairement être pratiquée que par les chèvres des montagnes et les grosses-cornes. Mais si difficultueux que fût le passage, il n'était pas impraticable pour des gens aussi brisés aux exercices du corps que l'étaient nos aventuriers.
Quand ils atteignirent le pied du cap, la nuit était venue.
Au-dessus de leurs têtes, ils entendaient les clameurs des Peaux-Rouges et la voix de Pad, qui exprimait en termes plus qu'énergiques le désappointement qu'il éprouvait de la disparition de ses victimes.
—Maintenant, capitaine, où voulez-vous aller? demanda Nick en mettant le pied dans un canot amarré à la base du rocher.
Et comme ses chiens couchés au fond de l'embarcation, grondaient sourdement:
—Silence, Calamité! silence, Infortune! ajouta-t-il d'un ton bas.
—Mon intention, répondit Poignet-d'Acier, serait de remonter la rivière mais je ne la connais guère et les ténèbres sont bien profondes. Demain, sinon ce soir, nous serons poursuivis. Il vaudrait peut-être mieux passer à l'autre rive.
—Non, dit Nick. Ils croiront que vous vous êtes jetés à!'eau. Mon opinion est qu'il faut refouler le courant sans bruit et gagner une île, où j'ai déjà campé plus d'une fois, à huit ou dix mille d'ici. Demain nous aviserons. Cela vous va-t-il, capitaine?
—Je me confie à vous, mon brave trappeur. Mais par quel hasard…
—Plus tard, capitaine, plus tard, je vous conterai ça. Embarquez.
Jacques et Villefranche s'assirent dans le canot, lequel, habilement manoeuvré par les trois chasseurs, fut bientôt hors de la portée de Pad et de sa bande.
—Et maintenant, dit alors Poignet-d'Acier, je vous écoute Nick
Whiffles. Mais, avant, laissez-moi vous remercier du service…
—Service, capitaine! Voilà un mot qui sonne toujours mal à mes oreilles. Si vous voulez que nous restions amis, ne parlez jamais de service à Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! Vous savez qui vous a joué le tour de ce soir? C'est ce chien de Pad avec cette vermine de Joe et une douzaine de Peaux-Rouges. Après votre départ, ils se sont lancés sur votre piste. Je m'en doutais, j'ai surveillé leurs mouvements. J'ignorais où vous étiez et je me tenais caché derrière le gros cap, quand la clarté de l'incendie m'a mis sur votre voie. C'est simple comme vous voyez, capitaine.
—Merci, néanmoins, ami Nick, merci de tout mon coeur. Mais l'Indienne
Ouaskèma, qu'est-elle devenue?
—Oh! elle, c'est une autre histoire, répondit le trappeur d'un ton contrarié.. Je n'ai pu tout à fait la tirer de la maudite petite difficulté où vous l'aviez laissée. C'est ma faute, je suis une mule, ô Dieu, oui!
Il rapporta, non sans s'adresser force reproches, l'enlèvement de
Ouaskèma par le Dompteur-de-Buffles.
Nul obstacle nouveau ne gêna leur marche jusqu'à l'île où ils devaient passer la nuit.
Le lendemain matin, après un substantiel déjeuner dont un cygne-trompette fit les frais, ils allèrent attérir sur la rive septentrionale de la Caoulis.
Villefranche, à qui le caractère de Nick Whiffles plaisait proposa de l'associer à ses projets. Mais le trappeur était trop indépendant, trop amoureux de son libre arbitre pour se lier à une entreprise dont le résultat ne lui paraissait pas valoir les peines que coûterait l'exécution. Poignet-d'Acier fit miroiter sous ses yeux; l'or, les richesses, les plaisirs de la vie civilisée, entretenue par une grande fortune. A toutes ses tentatives pour le séduire, Nick répliqua par son son sourire moitié narquois, moitié sérieux et en disant:
—Non, non, capitaine, je ne suis pas fait pour ces sortes de jouissances. Je m'ennuierais dans les établissements comme une carpe sur le sable, ô Dieu, oui! Fournissez-moi du gibier abondant, des pêches copieuses; quelques vermines d'indiens ou d'Indiennes, de temps en temps, pour me distraire; le gazon pour matelas, le ciel pur pour édredon, et je suis l'homme le plus heureux du monde. Mais vos villes, vos règlements, vos conventions, toute la kyrielle de vos préjugés, je n'en veux pas plus que d'une carcasse de bison. Nick Whiffles a été créé pour le désert, il y demeurera jusqu'à ce que le Grand Esprit daigne l'appeler sur ses territoires de chasse, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Votre philosophie est peut-être la plus saine, dit Villefranche d'un ton soucieux.
—Bah! à chacun sa piste ici-bas, capitaine reprit gaîment le trappeur.
Donnez-moi la main; je vais aller voir ce que font nos Peaux-Rouges.
Ils échangèrent une poignée de main.
—Et toi, mon camarade? continua Nick en s'adressant à Jacques.
—Avec plaisir, mon cousin, répondit le vieux serviteur en serrant cordialement les doigts du trappeur dons les siens.
—Si vous aviez besoin du canot? s'enquit encore ce dernier.
—Non, mon ami, non. Il vous sera plus utile qu'à nous, répondit
Villefranche.
—Ça m'afflige pourtant, capitaine, de vous quitter comme ça, dit Nick avec un accent ému. Je vous connaissais plutôt par entendre dire que par moi-même, et, sur ma parole, j'aimerais à voyager un peu avec vous.
—Vous êtes un honnête homme, Nick, répliqua gravement Poignet-d'Acier. Moi aussi je serais content de vous compter parmi les miens. Mais, je vous l'ai dit, je ne m'appartiens pas; j'appartiens à l'idée dont je poursuis la réalisation, l'affranchissement de mon pays, et tous ceux qui m'entourent sont tenus de m'obéir aveuglement. Ils l'ont juré sur les Saints Évangiles!
—Et voilà justement où est la petite difficulté, s'écria Nick. Si ce n'était pas cela, j'irais avec vous tant que ça vous conviendrait; puis, une fois que vous me trouveriez nécessaire, comme une cinquième roue à une charrette, je vous ôterais mon casque en vous disant: «Bonsoir, capitaine!» O Dieu, oui! Mais un serment, non, ça ne me va pas, ça ne peut pas m'aller. Bah! nous nous reverrons, n'est-ce pas, capitaine? En tout cas, si vous étiez dans une diablesse de difficulté, n'oubliez pas que Nick Whiffles…
La détonation d'une arme à feu lui coupa la parole.
—Malédiction! Jacques est blessé! s'écria Villefranche en se précipitant vers son domestique qui pâlissait et portait convulsivement la main à sa cuisse.
PAUVRE JACQUES (Suite)
Trois autres coups de fusil suivirent presque simultanément la première détonation. Une balle vint s'enfoncer dans la crosse de la carabine de Nick Whiffles; une autre érafla la poignée du couteau de chasse de Villefranche; la troisième lui coupa une mèche de cheveux au-dessus de l'oreille.
Infortune et Calamité bondirent hors du canot, le poil hérissé, les yeux flamboyants, en poussant des hurlements de fureur.
—En bas de la côte, jetez-vous en bas de la côte, capitaine! cria Nick, ramassant à la hâte, la carabine que la violence du choc avait fait tomber de ses mains, et se retranchant derrière une grosse roche erratique apportée par les eaux sur le rivage.
Il était environ cinq heures du matin.
Les trois aventuriers se trouvaient sur la rive septentrionale de la branche méridionale de la Caoulis vers un de ces endroits appelés cañons ou barranca, par les Espagnols et coulées par les Canadiens-Français. Ils semblait que le lit primitif de la rivière eût été desséché après une révolution terrestre et transporté par cette même révolution à quelques cents mètres au delà. Maintenant, le premier lit formait une vallée étroite dont le fond était tapissé par un riche gazon tout émaillé de petits oeillets roses, d'helianthèmes et de lupin bleu, mais dont la crête, vers le nouveau cours d'eau, était aride, caillouteuse, hérissée de ronces et d'épines.
L'autre bord, au contraire, celui qui regardait la plaine, ondulait doucement en verte prairie, parquetée de fleurs aussi embaumées que brillantes et fuyait, par molles boursouflures, plantées de tulipiers, de tamaracks ou de magnolias, jusqu'aux bornes de l'horizon.
—Ici, mes chiens! allez-vous pas vous faire assassiner comme des brutes par ces carcajoux? Nick, tandis que Villefranche aidait Jacques à s'asseoir à quelques pas du trappeur sur la déclivité de la coulée.
—Ce n'est rien, monsieur, une égratignure disait le vieux domestique.
—Voyons ça, voyons ça, dit Poignet-d'Acier.
—Ça n'en vaut pas la peine, monsieur. La balle n'a fait qu'effleurer la cuisse.
—N'importe. Je veux panser ta blessure.
Et Villefranche, déchira le pantalon de Jacques.
Le plomb, en effet, n'avait pas pénétré à l'intérieur du membre. Il avait labouré horizontalement les chairs, et, quoique le sang coulât assez abondamment, il ne paraissait pas qu'il eût lésé un organe important.
Heureusement nous en serons quittes pour la peur, mon pauvre camarade! dit Poignet-d'Acier après un examen attentif de la plaie.
—Attrape, vermine! s'écria à cet instant Nick du haut de son poste..
En même temps l'on entendit le retentissement de sa longue carabine.
—Les apercevez-vous? demanda Poignet-d'Acier qui avait pris dans son étui et appliquait sur la cuisse de Jacques un bandage enduit d'un baume particulier, pour arrêter l'effusion du sang et cicatriser la blessure.
—Si je les aperçois, capitaine!… C'est-à-dire non, je ne les aperçois plus. Le seul que j'aie aperçu débrouille maintenant ses comptes chef mon parrain[20], oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua Nick Whiffles de son ton goguenard.
[Note 20: On sait que les Anglais appellent souvent le diable old Nick.]
—Ce sont des Peaux-Rouges, n'est-ce pas? continua Villefranche.
—Celui que je viens de dépêcher au diable est un Peau-Rouge. Quant à ses compagnons… Ah! je distingue un blanc. C'est ce scélérat de Joe… Je m'en doutais… Ne bougez pas, capitaine, répliqua Nick faisant, avec, la paume de sa main gauche, signe Poignet-d'Acier de ne pas approcher.
Celui-ci, qui avait achevé son pansement, se préparait à rejoindre le trappeur.
—Où sont-ils donc? interrogea-t-il en s'allongeant sur la pente du canon, son fusil en avant.
—Dans un îlot, à cent verges d'ici. Je ne vois plus Joe à présent; il s'est caché dans une touffe d'oseraie, avec Pad, sans doute. Qu'il montre un peu sa tignasse et Nick Whiffles lui plombera les dents, ô Dieu! oui.
—Comment tu trouves-tu? dit Villefranche à Jacques.
—Assez bien pour vous donner un coup de main, monsieur, répliqua-t-il en se tournant sur le ventre et rampant jusqu'à la hauteur de son maître.
—Penses-tu que tu pourras marcher?
—Que oui, monsieur, que oui; car, à l'exception d'un fourmillement le long de la cuisse, je me sens aussi ingambe qu'avant l'accident.
—Tenez-vous tranquilles! dit Nick qui, après avoir rechargé sa carabine, étendu sur le dos, pour ne pas se découvrir aux ennemis, s'était remis en position et fouillait du regard un massif d'osiers et de saules, bordant une petite île distante d'environ cent pas de la rive.
Pendant cinq minutes il y eut un silence profond, troublé seulement par le frémissement de la brise matinale dans le feuillage et le clapotis des eaux sur la grève.
Tout à coup le cri aigu d'une orfraie déchira l'espace. Il était assez éloigné et semblait partir de l'autre côté de la rivière.
Deux autres cris, semblables au premier, mais plus rapprochés, lui répondirent.
—Les bandits qui s'appellent! exclama Nick. Je ne me suis pas trompé.
C'est Pad et Joe qui sont dans l'île.
Leur bande est encore sur l'autre bord. Nous avons de la chance. Si l'un de ces deux coquins tendait donc le bec! Ça commence à me tarabuster de rester ainsi immobile comme un colimaçon dans sa coquille.
—Combien m'avez-vous dit qu'ils étaient en tout? s'enquit Villefranche.
—Une quinzaine au plus, capitaine.
—Alors nous ne saurions résister. Il vaut mieux, à mon avis, nous glisser tous les trois dans la coulée et filer au plus vite, car les deux bandes vont se rejoindre et elles nous écraseront par le nombre.
—Fuir devant ces reptiles quand nous avons de la poudre et des balles! Je ne vous reconnais plus, capitaine, ô Dieu, non! répliqua Nick surpris. Est-ce que vous ne pourriez pas creuser, avec votre couteau, un trou dans lequel vous et votre engagé vous vous mettriez en embuscade comme moi? A nous trois, nous viendrions facilement à bout de cette clique?
—Et s'ils étaient renforcés par un autre parti de la Compagnie? objecta
Villefranche.
—Je n'y songeais pas, capitaine, et vous pourriez bien avoir raison, répondit le trappeur en hochant la tête.
—Voici mon plan, reprit Villefranche. Tenez-vous toujours au guet. Je descendrai dans le cañon ou je couperai trois branches d'arbres. Nous les planterons derrière votre roche en les surmontant de nos chapeaux. Puis nous détalerons.
—Compris, capitaine, compris; oui bien, je le jure, votre serviteur! Les vermines ont assez peur de nous deux pour tirer pendant une heure sur nos casques avant d'oser aborder.
De nouveau, la plainte lugubre dune orfraie s'éleva par delà l'îlot, et de nouveau il fut répliqué, en écho, du sein des oseraies.
Mais, à ce moment, Nick Whiffles affermit sa carabine contre son épaule, mira une second, pressa la détente et le coup partit.
Un corps humain sauta en l'air et retomba dans la Caoulis.
Deux petits jets de fumée, deux éclairs, une double détonation jaillirent aussitôt et une arête de la roche qui abritait Nick, frappée de deux balles, fut brisée en fragments qui s'éparpillèrent sur sa chemise de chasse.
—Ne dirait-on pas que, pour me punir de leur maladresse, ces chats sauvages ont envie de m'aveugler? s'écria-t-il plaisamment. Il parait, cependant, que Pad et Joe ne sont pas seuls dans l'île, car voici encore un nigaud d'Indien débarrassé des maudites petites difficultés de ce monde.
—Vous n'êtes pas blessé, au moins? lui dit Villefranche.
—Blessé, moi! Qui est-ce qui a jamais blessé, Nick Whiffles?
—Bon, je cours chercher les branchages.
—Allons, dit le trappeur à ses chiens, en leur Indiquant le fond de la coulée, en avant, vous autres!
Infortune et Calamité s'élancèrent à la suite de Villefranche, en se tenant, avec un instinct merveilleux, dans la ligne que couvrait la roche. Poignet-d'Acier revint bientôt avec trois rameaux. Il les tendit à Nick, qui les ficha en terre, derrière son rempart improvisé, et les coiffa de son casque de loutre et des chapeaux de Villefranche et de Jacques, de façon qu'au loin on pouvait s'imaginer que les trois aventuriers étaient couchés derrière la pierre. Ensuite, il gagna le versant de la côte à reculons, et, cinq minutes après, il arpentait à grands pas, la coulée avec, ses deux compagnons.
Plusieurs coups de fusil, tirés successivement au-dessus du cañon, leur apprirent que le stratagème avait réussi.
Quoiqu'il souffrit vivement de sa blessure, Jacques marchait sans se plaindre.
Vers midi, on s'arrêta pour se restaurer. Les débris du cygne que Nick avait emportés dans sa carnassière et quelques gorgées d'eau coupée de tafia composèrent le repas, puis les trois chasseurs se remirent en route.
Poignet-d'Acier remarquait avec satisfaction que la coulée s'enfonçait dans les terres; et, quoique ses bords devinssent de plus en plus escarpés, et fussent formés, le plus souvent, par des rochers à pic infranchissables, il se flattait de trouver, vers la tombée de la nuit, un passage qui le conduirait aisément au sommet, soit à gauche, soit à droite.
Son but était de camper sur une hauteur, derrière des broussailles, afin de pouvoir surveiller les mouvements de leurs ennemis, si, comme il était probable, ils les avaient poursuivis dans le cañon.
Mais la nuit arriva sans qu'il découvrit le passage. La gorge se creusait davantage; ses murailles s'enhaussaient de chaque côté; elles avaient plusieurs centaines de pieds d'élévation. On eût dit tantôt que l'énorme fissure, qui les séparait, avait été tranchée, d'un seul coup, dans le roc vif, et tantôt qu'elle avait été lacérée par la main de quelque sombre génie, dans un moment de fureur. Parfois aussi un torrent fougueux rayait de vif-argent ces falaises noirâtres et tombait dans la barranca avec des rugissements formidables. Le vacarme était tel que les voyageurs n'entendaient plus le son de leurs voix. Parfois encore le précipice se fermait presque par en haut; l'on n'apercevait plus qu'un étroit ruban de ciel bleu, large de quelques pieds à peine, et il fallait avancer dans l'obscurité sous des masses de granit surplombant et dont des quartiers énormes, détachés de la voûte, obstruaient çà et là la voie, comme pour prévenir nos aventuriers que la mort les menaçait à chaque pas.
Ils ne causaient qu'à de rares intervalles. Villefranche était soucieux; il songeait au but de son expédition Jacques était tourmenté par la fièvre. Nick Whiffles lui-même semblait avoir perdu la meilleure partie de sa jovialité habituelle. Il se contentait de siffloter l'air national des Américains: Yankee Doodle sur un ton impossible, et d'interpeller de temps en temps ses chiens.
Vers neuf heures, Poignet-d'Acier renonça à l'espoir de rencontrer l'issue qu'il désirait tant.
Ils étaient parvenus à l'extrémité d'un des souterrains dont je viens de parler, et les ténèbres avaient déjà une intensité qui ne permettait plus de cheminer sans péril, car la route était interceptée, en plusieurs points, par des fondrières d'une profondeur incalculable.
—Nous allons camper ici, dit le capitaine, en désignant une sorte de niche formée par le retrait de la roche. Avec quelques pierres entassées les unes sur les autres, devant nous, les Indiens ne nous découvriront pas, s'ils ont continué leur poursuite jusqu'à cette heure.
—Ma foi, ça m'arrange, capitaine, dit Nick, car mon estomac est ouvert à deux battants, et j'ai là, dans notre sac, ce porc-épic que les chiens ont pris tantôt, qui doit s'ennuyer de n'avoir pas senti encore en air de feu.
—Du feu! y pensez-vous? Un vieux trappeur comme vous ignore-t-il que la moindre clarté…?
—C'est vrai, capitaine. Ours et buffles! je l'avais oublié. C'est bien le cas de dire que la faim, est mauvaise conseillère; ô Dieu, oui! Il faut avouer pourtant que je mangerais volontiers on morceau de cette bête.
—Ce sera pour notre déjeuner, ami Nick. Demain nous trouverons probablement le loisir et le lieu pour la faire cuire. D'ailleurs, dans le jour, un petit feu nous trahira moins que la nuit. Ce soir, nous souperons avec ces cônes d'arbre à pain que j'ai ramassés dans la coulée. Mais toi, mon pauvre Jacques, commet Vas-tu? ajouta-t-il en se tournant vers son domestique.
Le vieillard, surmontant les douleurs qu'il endurait, répondit d'une voix presque assurée:
—Oh! beaucoup mieux; merci, monsieur, vous êtes bien bon de vous occuper de moi.
—Et de qui donc m'occuperais-je, sinon de toi? répondit Villefranche avec un accent de doux reproche.
—Le fait est, capitaine, que vous avez là un digne engagé, et, malgré son âge, plus courageux que ces blancs-becs qui font les fanfarons dans les forts de la Compagnie, observa Nick en tirant de son carnier un porc-épic éventra et dont il distribua les entrailles à ses chiens.
Après ce, le brave trappeur s'assit, déboucha sa gourde, avala philosophiquement une raisonnable quantité de whiskey et tendit le flacon à Jacques.
—Bois une gobe, mon cousin, ça te rafraîchira le sang, lui dit-il.
Mais le domestique refusa.
—Ah! je comprends ce que c'est reprit Nick. Nous avons un peu de fièvre. Une tasse d'eau de source nous irait mieux qu'un coup d'eau de feu. Eh bien! attends un petit brin, mon cousin, je m'en vas t'en alter chercher.
—Non, non, dit Jacques, tu es trop fatigué, mon frère.
—Fatigué! Ah! la bonne histoire! Nick Whiffles fatigué; je défie qui que ce soit de dire qu'il a jamais vu Nick Whiffles fatigué, oui bien, je le jure, votre serviteur! Debout Calamité! nez au vent, Infortune! et déterrez-moi une belle eau fraîche.
Là-dessus, il partit aussi hardiment que si le soleil l'eût éclairé de ses rayons, aussi gaiement que s'il eût fait un bon souper arrosé de liqueurs généreuses.
Jacques suça quelques baies sauvages et s'étendit sur le sol, où il ne tarda pas à s'assoupir. Villefranche, assis contre un quartier de roche, son fusil entre les jambes, monta la garde.
Au bout d'une heure, Nick Whiffles reparut. Malgré son amour pour le whiskey, il avait vidé sa gourde, afin de la remplir d'eau qu'il destinait à Jacques. L'honnête chasseur avait eu mille peines à se procurer cette eau. Mais enfin il s'était, comme il disait, tiré d'un tas de maudites difficultés et avait réussi dans son entreprise. Le vieux serviteur, agité par un violent accès de fièvre, s'éveilla au moment où Nick arrivait. Il but avec avidité et se rendormit. Poignet-d'Acier et Whiffles, après avoir causé un instant, s'étendirent côte de lui, et se livrèrent paisiblement au sommeil, assurés que la vigilance des deux chiens les mettait l'abri de toute surprise.
La nuit se passa sans alerte.
Le lendemain, aux premières lueurs de l'aurore, Poignet-d'Acier leva l'appareil qu'il avait mis sur la blessure de Jacques. En l'étudiant, il remarqua avec inquiétude que les lèvres se gonflaient et prenaient une teinte séreuse, verdâtre. Néanmoins, il dissimula son anxiété; il lava la plaie avec soin et posa un nouveau bandage. Du reste, Jacques se prétendait beaucoup mieux que la veille. On alluma du feu pour cuire le porc-épic, et, le déjeuner terminé, les fugitifs firent disparaître les traces du foyer et reprirent leur marche.
Elle dura jusque dans l'après-midi.
Le cañon offrait les mêmes accidents de terrain que le jour précédent.
Seulement, au lieu de se diriger toujours vers le Nord, il décrivait une
courbe et replongeait vers le Sud, c'est-à-dire du côte de la rivière
Caoulis. D'ailleurs, nulle part, un point où l'escalade fût possible.
Pour sortir de cette affreuse passe, il eût fallu des ailes.
La chaleur, dans le gouffre, était accablante; Jacques, épuisé de souffrances et de fatigues. Plusieurs fois, Villefranche avait voulu faire halte pour qu'il se reposât; mais toujours l'intrépide vieillard s'y était refusé.
Cependant, comme le soleil se penchait à l'horizon, ses forces l'abandonnèrent et il tomba sur le sol.
—Tu ne m'aimes pas, Jacques, lui dit Poignet-d'Acier; sans cela tu m'aurais écouté et nous nous serions arrêtés plus tôt.
—Mais, monsieur, je ne suis pas malade, balbutia le serviteur d'une voix affaiblie; c'est cette vilaine jambe qui boude le service.
—Bois quelques gouttes de ce cordial, reprit Villefranche en lui mettant dans la main une petite fiole qu'il avait extraite de son étui de fer-blanc.
Ensuite il dit à Nick:
—Si les Indiens ne sont pas à nos trousses, nous coucherons ici. Mais il faut en avoir la certitude. Aussi, mon camarade, vous rebrousserez chemin avec vos chiens jusqu'à deux ou trois milles, et moi j'irai en avant, car je présume que le débouché de la coulée n'est pas bien loin d'ici. Jacques sommeillera pendant ce temps-là.
C'était une mesure de prudence trop sage pour que le trappeur s'y opposât. Ils partirent donc, chacun dans un sens différent. Avant la chute du crépuscule, ils étaient de retour; et tous deux rapportaient de mauvaises nouvelles. Nick Whiffles avait aperçu dans le cañon une fumée, indice manifeste de la présence de leurs ennemis, et Poignet-d'Acier n'avait pas été médiocrement contrarié en découvrant, après une demi-heure de marche, que la coulée aboutissait brusquement à la Caoulis, devant un îlet où il avait aussi distingué la fumée de plusieurs feux.
—Quelle est la forme de cet îlet? demanda Nick en recevant la communication.
—Il m'a paru avoir la figure d'un triangle.
—Est-ce que, de chaque côté du cañon, il n'y a pas de grands cèdres rouges?
—Oui, et la roche est bleuâtre.
—C'est cela, c'est cela, pardieu! j'aurais dû m'en douter, s'écria le trappeur en se frappant le front.
—Vous connaissez donc…
—Si je le connais! Y a-t-il dans tout le Nord-Ouest une motte de terre que Nick Whiffles ne connaisse pas? Savez-vous ce que nous avons fait, capitaine? Eh bien! nous avons usé les cailloux pendant deux jours, pour faire dix milles, car nous sommes dix milles à peine de la place on nous étions hier matin. Le maudit cañon m'a blousé par ses diables de tours et détours, ô Dieu, oui!
—En tous cas, nous voici pris entre deux partis de sauvages. La bande s'est divisée pour mieux nous arrêter.
—De vrai, nous sommes dans une damnée petite difficulté, répliqua Nick en mâchonnant laborieusement sa chique, ce qui chez lui dénotait une vive préoccupation. Si nous n'étions que nous deux, et même si notre camarade n'était pas dans ce triste état, ça ne serait pas la mer à boire que de sortir de ce guêpier, marmotta-t-il, avec un regard compatissant à Jacques qui se désespérait du retard que sa blessure apportait leur fuite.
—Sauvez-vous, monsieur, et laissez-moi. Aussi bien, je n'en reviendrai pas! cria-t-il à Villefranche.
—Le plus souvent, qu'on t'abandonnera à ces reptiles venimeux, mon
cousin, intervint brusquement Nick. Mais je suis bête comme un opossum.
Capitaine, est-ce que vous n'avez pas une scie dans votre étui à malice?
Poignet-d'Acier ayant répondu affirmativement.
—Eh bien! reprit Nick, nous allons rire. Vous m'avez dit que l'île était ovale…
—Triangulaire.
—Triangulaire, capitaine; ovale, triangulaire, ne fait rien, au reste. Elle me connaît, cette île. C'est moi qui l'ai descendue, il y a huit jours, avec Jean-le-Bon. Nous revenions de trapper au mont Sainte-Hélène. Nos canots s'étaient perdus. Nous avons remonté l'île qui se promenait sur la rivière, et, ma foi, nous nous en sommes servis comme d'un bateau, jusqu'à la gueule de la coulée. Arrivés là, un peuplier s'est cassé, est tombé à l'eau et a arrêté notre embarcation. Comme la prairie avait l'air d'être giboyeuse, nous avons aussi stopé pour chasser…
—Mais, interrompit. Villefranche, elle doit être à cette heure occupée par des Peaux-Rouges.
—C'est bien ainsi que je l'entends, ô Dieu, oui! Dès qu'il fera noir, je prendrai votre scie, me glisserai dans l'eau et, demain matin, les vermines s'éveilleront à douze ou quinze milles d'ici. Passage gratis, capitaine; j'espère que j'aurai droit à leur reconnaissance, oui bien, je le jure, votre serviteur!
L'explication du trappeur, tout étrange qu'elle puisse paraître, ne surprit pas Villefranche, car il savait que les fleuves de l'Amérique charrient souvent des îles considérables, que le courant pousse ça et là, jusqu'à ce qu'un barrage ou un bas-fond s'oppose à sa marche. Les îles sont formées, tantôt par des arbres que le vent a renversés dans l'eau et qui se sont accumulés les uns contre les autres, puis, en se pourrissant, ont donné naissance à la végétation, et tantôt par des lambeaux de terrains que des inondations ou la violence des torrents ont insensiblement détachés de la terre ferme et finalement emportés aux caprices des flots.
On les nomme, pour cette raison, des flottantes. Il en est qui embrassent un mille et même plus de superficie.
—Est-ce décidé? demanda Nick en voyant que Poignet-d'Acier réfléchissait.
—Oui, et je vous accompagnerai, répondit-il.
—Oh! pour cela, non, non, non! j'ai dit non, capitaine. Il faut que quelqu'un veille ici; ce quelqu'un ce sera vous.
Villefranche essaya de nouvelles objections. Nick Whiffles fit la sourde oreille.
Avec deux pins rabougris, qui avaient crû dans les fissures de la roche, ils dressèrent, à la hâte, une civière, y établirent Jacques et le transportèrent à une lieue environ au delà.
Les ombres de la nuit s'épandaient alors sur le district de la Colombie.
On entendait gronder les eaux de la Caoulis à une faible distance.
Les deux chasseurs déposèrent leur fardeau sur gazon et s'avancèrent en silence vers la rivière. A droite et à gauche, les crêtes du cañon étaient toujours perpendiculaires. Pour sortir du précipice, surtout la nuit, il fallait nécessairement traverser le murs d'eau. Mais une île dont la masse, d'un noir impénétrable, estompait plus vigoureusement les ténèbres, à deux ou trois cents mètres du rivage, barrait le passage.
—Votre scie, capitaine! dit Nick à voix basse, en plaçant sa carabine et ses pistolets sur la berge.
—Soyez prudent, recommanda Poignet-d'Acier, lui remettant une petite scie d'un pied de long qu'il avait dans son étui.
Sans se déshabiller et sans faire le plus léger bruit, le trappeur avait déjà plongé sous l'eau.
Une demi-heure s'écoula, une demi-heure de pénible attente pour Villefranche, qui, accoudé à la roche songeait aux terribles vicissitudes de son existence.
Des bouffées d'air plus vif, en lui cinglant tout à coup le visage, lui firent lever les yeux.
La masse opaque semblait s'être fondue dans la pénombre générale, et le rayon visuel n'était plus borné, en avant, que par le firmament et l'onde.
—Ouf! encore une maudite petite difficulté de moins pour votre serviteur! s'écria allègrement Nick Whiffles en émergeant de la rivière. Ça n'a pas été facile de s'en tirer, ô Dieu non! A bas, Calamité Chut, Infortune! fit-il à ses chiens qui gambadaient et grondaient de plaisir autour de lui. Je vous disais donc, capitaine, que je ne pouvais retrouver mon peuplier. Ils étaient bien une dizaine de Peaux-Rouges dans l'île, couchés comme des veaux sur la litière, ronflant comme des grenouilles dans un marais. Mais votre scie est fameuse, capitaine! En deux tours de mains l'arbre était en deux, et l'île s'en allait bellement à vau l'eau. Vont-ils faire une drôle de mine en s'éveillant demain, les coquins! Je voudrais, ma foi, bien assister à leur petit lever, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Ah! vous êtes un rude compagnon, aussi intelligent que résolu, dit
Villefranche.
Et il lui serra chaleureusement la main.
—Merci du compliment, Poignet-d'Acier, répondit Nick lui rendant son étreinte; d'un homme comme vous il m'honore. Mais nous n'avons pas fini. Avez-vous, une corde?
—J'ai les brides de nos chevaux.
—Bon, alors, très-bon, car je craignais…
—Qu'en voulez-vous faire?
—Vous allez voir, capitaine. La rivière a un demi-mille de large. Il faut, à toute force, la traverser maintenant; et votre domestique…
—Oh! je le porterai sur mon dos, dit Villefranche d'un ton dégagé.
—Vous en seriez capable. Mais j'ai un meilleur moyen. Nous attacherons une bride au corps de Calamité et d'Infortune, en laissant entre eux un intervalle de trois à quatre pieds. Notre blessé se placera milieu en se soutenant au cuir de la bride, et, comme cela, il passera aussi commodément que dans un canot.
—L'idée est ingénieuse; mais vos chiens…
—Mes chiens, capitaine, ils nous charrieraient tous les trois. Une fois, mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…
—Allons, ami Nick, à l'oeuvre! s'écria Poignet-d'Acier, qui prévoyait une histoire interminable.
La bride fut ajustée comme il avait été dit, sous le poitrail des deux mâtins, puis on les poussa à l'eau. Jacques se suspendit à la courroie entre Infortune et Calamité. Nick et Villefranche se mirent à nager derrière le singulier équipage.
La traversée était hasardeuse, car il faisait une nuit fort obscure et la rivière roulait de grosses vagues; mais, grâce à l'énergie des passagers et à la sagacité des chiens, elle s'effectua heureusement. A l'inverse de la rive septentrionale, la rive sud de la Caoulis est presque plate.
Après avoir abordé, les fugitifs prirent le blessé sur leurs épaules et allèrent camper à un mille à l'intérieur.
Le jour suivant, ils résolurent de remonter la Caoulis jusqu'à un gué, connu de Nick Whiffles, et de la retraverser pour chercher un refuge dans l'une des cavernes qui trouvent, à chaque place, la base du mont Sainte-Hélène, géant isolé derrière deux pitons de moindre hauteur et dont la tête altière étalait superbement, à une courte distance, son panache de neiges éternelles.
Jacques était abattu, dévoré par la fièvre.
En procédant au pansement, Villefranche s'aperçut que la plaie devenait gangréneuse. L'inflammation gagnait déjà l'aine. A cette vue, Nick secoua la tête en marmottant:
—Le compte du pauvre diable est réglé!
Cependant, Poignet-d'Acier conservait encore quelque espoir de le sauver. Qu'il pût arriver à un lieu sûr, avant que le délire ne s'emparât du malade, et peut-être, avec des soins et du repos, parviendrait-on à le guérir. Mais le salut de tous trois exigeait impérieusement qu'ils se remissent en route. On fabriqua un brancard, et Jacques fut porté par ses dévoués compagnons jusqu'à midi. Ils étaient, revenus sur le bord septentrional de la rivière, qu'ils avaient franchie presque à pied sec, et commençaient à gravir les premières rampes de la montagne. Le soleil dardait à plomb ses flèches sur cette contrée basaltique, aride, grisâtre et convulsionnée comme sont les abords d'un cratère.
La petite caravane suivait une ravine profondément encaissée, où se tordait tristement un mince filet d'eau, alimenté par la fonte des neiges supérieures.
Tout à coup Nick s'arrêta.
—Capitaine, dit-il, voyez-vous ces empreintes fraîches, sur la boue près du ruisseau? Les Indiens étaient ici ce matin, et voici deux pieds tournés en dehors. Ce sont ceux d'un blanc… de Joe. Je ne me trompe pas. Déposons notre homme ici, sous une roche. Il faut que je sache ce que cela signifie, car dans cette fondrière, on pourrait nous assommer comme des lapins au gîte.
—Vous avez, raison, répliqua Poignet-d'Acier.
Ils placèrent le blessé dans une sorte de grotte, ombragée par un acacia, tout près du ruisseau; Villefranche s'assit à son côté, et Nick, sa carabine à la main, grimpa lestement le talus du précipice et disparut au sommet.
—Jacques, appela Villefranche en prenant la main de son vieux serviteur.
Mais celui-ci ne l'entendait plus. Une congestion cérébrale s'était emparée de lui. Il parlait de femme séduite et tuée, de petits-enfants de son maître, d'Alfred et de Mariette, d'un scapulaire qu'il leur avait attaché au cou pour qu'un jour ils pussent être reconnus.
—Car, s'écriait-il, il est bon, M. Villefranche,… vous le savez bien, vous… Il retournera vers ces chers enfants de sa fille, et il les aimera comme Jacques les aime. Je vous le garantis… Il veut bien donner une pension à Alfred, pourquoi n'en donnerait-il pas une à Mariette?… Pourquoi? parce qu'elle est fille et qu'il n'aime pas les femmes, depuis la triste affaire de madame et de mademoiselle Adèle… Elle était bien belle, mademoiselle Adèle… Est-ce que vous l'avez vue? C'est comme madame… une brave dame… J'entends sonner des glas… On va l'enterrer… Monsieur l'a tuée. Je vous dis qu'il l'a tuée! Et il a bien fait… n'est-ce pas?… Cet Hermisson avait trompé mademoiselle Adèle…
A la claire fontaine,
M'en allant promener,
Je trouvai l'eau si belle,
Que…
—Ohé! qui est-ce qui vient ici?… Bonjour, petite Merellum…—Veux-tu un gâteau de maïs, mon enfant?… Les Indiens, monsieur, ils ont décampé… Les voyez-vous?… Je ne suis pas blessé. Non, monsieur… non…
Il continua de divaguer ainsi jusqu'à cinq heures du soir. Puis le râle commença; à six heures, le brave serviteur rendit son âme à Dieu.
Villefranche, qui avait suivi cette agonie avec des angoisses poignantes, quoique son visage demeurât impassible, Villefranche sentit alors une larme sous sa paupière.
—Je n'avais qu'une faiblesse, mon affection pour ce pauvre vieillard; la voilà morte avec lui, murmura-t-il; mais il me reste une grande passion, ma haine pour l'Angleterre; à nous deux maintenant!
Un moment après, il ajouta:
—Je ne veux pourtant pas abandonner son cadavre aux Indiens ou aux bêtes fauves. Je vais l'enterrer.
Il chercha un endroit où le sol fût assez mou pour y creuser une fosse, et, croyant l'avoir trouvé, il se mit à fouiller la terre avec son couteau. Mais, soudain, la lame s'émoussa contre un corps dur. Poignet-d'Acier enfonça sa main dans le trou pour en extraire l'objet qui avait arrêté son instrument. C'était un caillou ovoide, rugueux, tout constellé de paillettes jaunes, qui étincelaient aux rayons du soleil, malgré la fange dont il était souillé. La main frissonnante, le coeur palpitant, le front baigné de sueur, Poignet d'Acier l'approcha de ses yeux grands ouverts.
—De l'or! une mine d'or! Je suis sur une mine d'or! s'écria-t-il avec un accent impossible à traduire, en tressaillant de tous ses membres.
Nick Whiffles ne s'était malheureusement pas trompé! Les empreintes qu'il avait observées au bord du ruisseau étaient bien celles de Joe et d'une partie de la bande qui les poursuivait.
Après avoir constaté l'insuccès de leurs tentatives pour brûler Poignet-d'Acier, Pad et son complice crurent d'abord qu'ils étaient tombés ou s'étaient jetés dans la rivière, car la fumée de l'incendie et le crépuscule les avaient empêchés de remarquer la fuite leurs victimes.
Mais, le lendemain matin, l'Irlandais, ayant examiné attentivement les lieux, découvrit les traces qu'ils avaient laissées sur le sentier et les suivit jusqu'au rivage. Il était trop familier avec les habitudes du Nord-Ouest pour ne pas reconnaître les impressions.
—By the Holy Virgin! ce flibustier d'enfer nous a échappé! maugréa-t-il entre ses dents. Mais il n'ira pas loin, ou je veux perdre mon nom.
—Par le tonnerre! il n'était pas seul avec son engagé, ajouta Joe; voici un troisième pas, qui rappelle à s'y méprendre, les larges mocassins de Nick Whiffles.
—Eh! je le vois depuis longtemps! nous ferons d'une pierre deux coups, reprit Pad avec un dépit mal déguisé.
—Mon frère, voici venir des canots à l'ouest, lui cria un des
Peaux-Rouges du haut du cap.
—Des canots à l'ouest! répliqua l'Irlandais étonné.
—Ils sont deux fois cinq, dit l'Indien.
—Alors ce sont des renforts qui nous arrivent du poste; tant mieux, by
Jesus-Christ!
Et il s'empressa de retourner avec Joe sur le promontoire.
C'était effectivement une nouvelle troupe d'employés de la Compagnie de la baie d'Hudson et d'Indiens, que le chef du fort Caoulis avait, en rentrant à la factorerie, dépêchée à la poursuite de Poignet-d'Acier.
Les deux partis furent places sous le commandement de Pad, qui décida qu'un détachement traverserait la Caoulis, et remonterait la rive septentrionale, que l'autre longerait le bord opposé, tandis que Joe, deux Peaux-Rouges et lui exploreraient les îles.
De cette manière, il n'était guère possible que les fugitifs parvinssent à se soustraire longtemps à leurs adversaires. Si les gens qui côtoyaient la partie nord de la rivière n'avaient été arrêtées par un portage [21] de plusieurs milles, le plan de l'Irlandais n'eût que trop bien réussi. Mais, au lieu de se maintenir en ligne avec ceux qui avançaient de l'autre côté ceux-ci restèrent deux heures en retard, et c'est pourquoi Pad et Joe, après avoir surpris Villefranche et blessé Jacques, au moment où Nick Whiffles leur faisait ses adieux, demeurèrent cachés, avec deux Indiens, dans l'île d'où ils avaient tiré.
[Note 21: Voir la Huronne .]
Ils attendaient leurs auxiliaires et leurs auxiliaires ne se montraient pas.
Pad les appela en imitant le cri de l'orfraie, signal convenu. On lui répondit, mais de la rive, méridionale seulement. Or, il y avait au moins un mille de distance entre cette rive et l'îlot, et le courant était si violent que la traversée, en canot, exigeait près d'une demi-heure.
Nos francs trappeurs durent, en partie, leur salut à cette circonstance.
—Ils sont en cage, nous les tenons, by the Holy Virgin! s'écria Pad, lorsqu'après avoir fusillé pendant un quart d'heure et mis en lambeaux leurs coiffures, puis les avoir crus morts, et s'être rendu avec une partie de son monde sur la crête du canon, il découvrit tour que Nick lui avait joué.
—Par le tonnerre! c'est comme tu le dis, appuya Joe. Nous irons avec une dizaine d'hommes les saluer au débouché de la coulée.
—Pas toi, dit l'Irlandais; dès que le reste de nos gens sera arrivé, tu leur feras la chasse dans cette gorge, et moi je monterai vers l'entrée avec trois canots. Nous les prendrons entre deux feux.
Ayant choisi les plus adroits tireurs de sa troupe, Pad s'éloigna. Il gagna promptement l'île flottante, et comme elle lui paraissait aussi bien située pour attaquer ses ennemis que pour ne pas s'exposer aux coups de la redoutable carabine de Poignet-d'Acier, il s'y mit en observation.
Pendant ce temps, Joe pénétrait dans la coulée avec le reste de leurs forces.
Le surlendemain, il arriva au bord de la Caoulis sans avoir pu rattraper les francs-trappeurs. Surpris de n'avoir pas rencontré Pad, il doubla, en canot, le gros cap qui formait un des angles de la rivière et du cañon, tourna à gauche et se porta droit vers le mont Sainte-Hélène, supposant, avec raison, que les fuyards y chercheraient un refuge s'ils réussissaient à tromper la vigilance de Pad.
Dans la nuit précédente, celui-ci avait été éveillé en sursaut par un choc violent.
C'était l'îlot qui, remis en liberté grâce à Nick Whiffles, venait de se heurter à un récif.
L'Irlandais comprit immédiatement qu'il avait manqué son coup, et que Poignet-d'Acier lui damait le pion une fois de plus. Il se leva en jurant, sauta en canot avec ses hommes, passa la rivière et se dirigea aussi vers le mont Sainte-Hélène. Au point du jour, tomba sur la piste des francs-trappeurs. A midi, traversait le gué qu'ils avaient franchi dans la matinée, et, à trois heures, il ralliait Joe, à un mille environ du ravin où le pauvre Jacques terminait douloureusement son existence.
En atteignant le sommet du précipice, Nick Whiffles les aperçut réunis, avec vingt-cinq ou trente hommes, au pied de la montagne.
Il eût été absurde de vouloir lutter contre un pareil bataillon.
—Les vermines ne scalperont pourtant pas l'engagé de Poignet-d'Acier! murmura le bon trappeur. Je m'en vas les éloigner d'ici et leur donner du fil retordre. Et, après avoir longtemps réfléchi, Nick, qui s'était tapi à l'ombre d'un grand cactus, débucha tout à coup avec ses chiens.
Quelques sauvages l'aperçurent et se mirent à pousser de grands cris.
Bientôt une partie de la bande lui donna la chasse. Ce n'était pas là l'affaire du trappeur. Il voulait entraîner la troupe entière sur ses talons. Aussi, opérant un détour derrière quelques tronçons de colonnes basaltiques, il se rapprocha de ceux qui étaient restés en place et paraissaient tenir conseil. Ceux-ci, en le voyant venir, suspendirent leur entretien et lui décochèrent des flèches. Mais ils étaient trop loin pour l'atteindre. Nick alors ajusta un Peau-Rouge et pressa la gâchette de sa carabine. Puis, sûr d'avoir frappé à mort son homme, il partit à toutes jambes en s'éloignant toujours du ravin. Pad soupçonna une ruse, et, laissant aux plus avancés le soin de le poursuivre, commença, avec le gros de son parti, une minutieuse reconnaissance de la contrée.
Nick Whiffles qui grimpait, agile comme une antilope, la croupe du Sainte-Hélène, les vit marcher vers la fissure. C'était ce qu'il redoutait par dessus tout; mais il n'était plus en son pouvoir de les en empêcher. Il n'avait même pas la faculté de prévenir Poignet-d'Acier, car les Indiens le serraient de si près qu'il n'avait pas encore eu le temps de recharger son arme. Une idée traversa son cerveau, et, se tournant dans la direction de la fondrière, il tira ses pistolets en l'air.
Villefranche, qui n'avait pas entendu le premier coup de feu, à cause de l'abaissement du sol, fut frappé par cette double détonation que réverbérèrent, à diverses reprises, les échos de la montagne. En ce moment il tenait à la main la gangue aurifère recueillie dans la fosse destinée à Jacques. Il se hâta de la fourrer dans sa poche, repoussa de la main, dans le trou une portion de la terre amoncelée sur le bord, et saisit son fusil, en embrassant la ravine dans un regard rapide comme l'éclair.
Il ne distingua rien qui pût l'inquiéter; mais des sons de pas nombreux arrivèrent à son oreille.
Aussitôt, il ramassa quelques grosses pierres que trois hommes ordinaires n'auraient pu soulever et les plaça devant la cavité où gisait le cadavre de son compagnon puis il gravit le versant de la fondrière opposé à celui par lequel Nick Whiffles avait passé.
Comme il arrivait à mi-hauteur, un meuglement retentit sur sa tête.
—Oli-Tahara! dit mentalement Villefranche en accélérant sa marche.
Et, presque au même instant, le bruit d'une vive fusillade et cinq on six balles qui ricochèrent à ses côtés lui firent tourner les yeux. Alors il aperçut une troupe d'hommes, peaux-rouges et visages-pâles, qui, échelonnés à deux cents pas au-dessous de lui, de l'autre côté du ravin, le visaient, ceux-ci avec des carabines, ceux-là avec des arcs, tandis que l'un d'eux tombait inanimé dans le précipice.
Poignet-d'Acier redoubla de vitesse.
En quelques secondes il fut au faîte de la crevasse. Une grêle de flèches l'accompagna.
Les sauvages proféraient des hurlements affreux, auxquels se mêlaient, en assourdissante cacophonie, les mugissements d'un taureau.
—Ici, mon frère! ici! cria une voix au capitaine:
C'était Oli-Tahara, monté sur son buffle blanc et déchargeait, pour la deuxième fois, sa carabine sur les agresseurs.
Deux bonds et Villefranche fut près de lui.
—Monte derrière moi, mon frère, lui dit le métis.
Le capitaine y était déjà.
Et Tonnerre partit avec la rapidité du fluide dont on lui avait donné le nom.
Il courut, courut jusqu'à la nuit en contournant les gradins inférieurs du mont Sainte-Hélène et en décrivant une courbe qui de l'est le ramenait insensiblement au nord. Le temps était devenu pesant; l'atmosphère était chargée d'électricité. Des nuages lourds, aux reflets violacés, se traînaient péniblement vers l'occident. Nulle brise ne flottait dans l'air; mais çà et là, des effluves d'une chaleur intolérable semblaient sourdre du sol et chassaient une fine poudre de gypse qui blanchissait tous les objets environnants. La foudre éclata avec tant de violence que les assises de montagne frémirent. Puis, comme la nuit baissait, de grands éclairs déchirèrent le crépuscule ainsi que d'énormes pièces d'artifices, et il s'éleva tout à coup, du sud-est, un vent furieux qui tordit, brisa, avec des accès de rage inouïe, les maigres acacias et les sapins chétifs cramponnés aux fentes des roches.
Cependant il ne tomba aucune goutte de pluie. C'était ce que les
Canadiens-Français appellent une orage sèche.
Depuis leur départ, les deux cavaliers n'avaient pas échangé une parole.
Oli-Tahara s'était contenté de stimuler l'ardeur de son buffle. Poignet-d'Acier était absorbé par la pensée de l'or qu'il avait trouvé. Il eût voulu être seul pour examiner la gangue qu'il serrait convulsivement dans sa poche avec la main gauche, tandis que, de l'autre, il se soutenait au métis qui conduisait leur monture.
Après quatre heures d'une course effrénée, Oli-Tahara suspendit l'allure de Tonnerre. La tempête grondait toujours. Mais elle paraissait s'éloigner à mesure qu'ils se portaient vers le nord.
—Où mon frère veut-il que je le mène? demanda soudain le métis.
—Mon frère sait-il si on peut revenir, par le sud, au point où il m'a pris? fit Poignet-d'Acier.
—On le peut.
—Eh bien! campons ici. Les gens de la Compagnie nous ont perdus de vue.
Demain je retournerai là-bas, rejoindre un compagnon que j'y ai laissé.
Mon frère sera libre d'aller où ses affaires l'appellent. Je le remercie
du service qu'il m'a rendu.
—Mon frère m'avait sauvé la vie, nous sommes quittes, répliqua simplement le Bois-Brûlé en mettant pied à terre.
Villefranche l'imita.
—Voici, ajouta le premier, un sac à médecine que la vierge clallome m'a donné pour lui.
Poignet-d'Acier sourit en recevant l'amulette confiée par Ouaskèma au
Dompteur-de-Buffles.
—La jeune squaw est donc libre? dit-il.
—Oli-Tahara l'a enlevée à ses ennemis les visages-pâles. Et il a tué son ravisseur, repartit fièrement le métis.
—Mon frère a tué ce Chinook?
—Il n'appartenait pas à la vaillante race des Chinouks. C'était un blanc nommé Pad par les Visages-Pâles, Double-Face par les Peaux-Rouges, parce qu'il se déguisait. Je l'ai tué comme il s'apprêtait tirer sur mon frère, ce soir, dans le ravin.
Poignet-d'Acier se souvint alors de l'homme qu'il avait vu rouler dans la fondrière. Il tendit la main au Bois-Brûlé.
Celui-ci refusa ce gage d'amitié.
—Si la langue de mon frère est droite, dit-il, Oli-Tahara pressera sa main. A présent, il ne lui doit plus rien.
—Que mon frère parle, mes oreilles sont ouvertes?
—Le coeur du chef blanc bat-il pour la vierge clallome? interrogea l'autre en essayant, malgré l'obscurité, de lire sur les traits du capitaine.
—Son coeur ne bat point pour elle, répondit Villefranche d'un ton dont la franchise ne pouvait être suspectée.
—Alors, dit le métis, j'accepte la main de mon frère; je partagerai avec lui mon repas et ma couverte.
La paix était conclue. Le Dompteur-de-Buffles mettait sans réserve son dévouement au service de Poignet-d'Acier. Ils mangèrent une tranche de saumon fumé et s'enroulèrent dans une robe de bison pour passer la nuit au lieu où ils avaient fait halte.
Le lendemain, Oli-Tahara dit à Villefranche:
—Mon frère n'a pas de cheval; je lui en donnerai un avant que le soleil se penche du côté du grand lac salé.
Ayant appelé son buffle qui broutait des bourgeons d'arbustes le long d'un petit ruisseau, ils l'enfourchèrent et prirent une direction nord-ouest. De bonne heure ils atteignirent une vallée immense, toute couverte de longues herbes qui ondulaient aux souffles du matin, comme les vagues de l'Océan. La verdure de ces herbes, brillant comme des émeraudes liquides aux rayons du soleil, leur agitation continuelle, produisaient de loin un mirage tel qu'on les eût vraiment prises pour une mer houleuse. C'était ce que les trappeurs canadiens nomment une prairie mouvante. A droite, s'étendait une chaîne de collines ou plutôt de pitons, que dominaient, comme des peupliers dominent une rangée de saules, les monts Sainte-Hélène, Rainier, et, complètement au nord, vis-à-vis du détroit de Puget, le pic Baker, haut de dix mille sept cents pieds anglais. L'espace compris entre les deux premiers s'appelle plaine des Buttes. Il peut avoir deux cents milles de périphérie, dont un tiers au moins occupé par des prairies mouvantes, bornées au nord par la rivière Rockland, au sud par le mont Sainte-Hélène, à l'ouest par les Buttes, et à l'est par les trois branches de la Eyakema.
Sur le bord de cette rivière, panachée de beaux acacias en fleurs, s'étalait un pré, dont le gazon court et touffu regagnait graduellement en élévation, du côté des Buttes, les grandes herbes de la prairie mouvante.
Ce pré était à cinq ou six milles de nos cavaliers. Mais, comme je l'ai déjà dit, l'air a une pureté et une transparence, telles, sur les hauts plateaux de l'Amérique septentrionale, que la vue embrasse un horizon presque double de chez nous.
Aussi, du sommet d'une éminence où ils se trouvaient, les deux hommes distinguèrent-ils parfaitement une troupe d'animaux, paraissant gros comme des chiens, qui jouaient sur le pré.
—Les chevaux sauvages! s'écria Poignet-d'Acier.
—Mon frère a raison, dit Oli-Tahara; ce sont les chevaux sauvages. Que mon frère descende et m'attende ici!
Villefranche obéit. Le métis déboucla la sangle retenait une couverte sur le dos de son buffle, et jeta couverte et sangle sur le gazon. Débarrassant aussi l'animal de la corde de ouatap qui lui servait de bride, il enroula autour de son bras gauche un lasso long de vingt à trente verges, et avec une habileté qui laissait bien loin derrière elle l'adresse de nos Franconi civilisés, il se coucha tout de son long sur le côté droit du buffle. La partie supérieure de son corps était cachée par l'épaisse crinière noire de l'animal, laquelle il se soutenait de la main gauche; la croupe du taureau masquait le reste.
Dans cette position gênante, impossible à conserver par tout autre que par un indien, Oli-Tahara partit au petit trot de Tonnerre.
Le buffle semblait comprendre l'intention de son maître. Il poussa droit à la rivière. Arrivé à un demi-mile du troupeau, il ralentit son allure et se mit à paître nonchalamment, en offrant toujours son flanc gauche aux chevaux et en s'en approchant insensiblement.
La bande se composait d'une centaine d'individus, de petite taille, mais d'une beauté, d'une gracieuseté, d'une harmonie de proportions dont le type arabe peut seul donner l'idée. Ils appartenaient à l'espèce désignée par les Mexicains sous le nom de mustangs, race qui descend, assure-t-on, des chevaux amenés en Amérique par les Espagnols, lors de la découverte de cet hémisphère.
J'avoue que cette affirmation de certains naturalistes n'a pas mon approbation et que la grande quantité de chevaux que l'on rencontre dans le désert du Nouveau-Monde me parait plutôt provenir d'une race indigène, sinon passée d'Asie en Amérique, par le détroit de Behring, que de chevaux importés d'Europe par les Hispano-Américains, et qui se seraient ensuite échappés pour aller vivre dans les solitudes. Quand la différence totale de leur robe, de leurs allures et de leur port d'avec, la race maure, alors en usage chez les Espagnols, ne viendrait pas à l'appui de mon allégation, le genre de vie des mustangs, dont chaque troupe marche disciplinairement,—le fait est avéré,—sous les ordres d'un chef, suffirait, suivant moi, à prouver que les chevaux sauvages du Nouveau-Monde sont d'une espèce particulière, génuine, comme disent les Anglais, ou sui generis .
Quoi qu'il en soit de cette digression, le troupeau près duquel était arrivé Oli-Tahara réunissait des chevaux de tout poil: gris, noirs, pommelés, roux, bais, alezans, aubères, rouans, isabelles, mirouettes, balzans; mais, à leur tête, se faisait surtout remarquer un superbe animal, aussi blanc que la neige qui couvrait le mont Sainte-Hélène. Fièrement campé sur ses jarrets, la tête haute, les oreilles droites, l'oeil rayonnant, les narines fumantes, la crinière flottant en ondes épaisses sur son cou nerveux, hardiment découpé, le poitrail large, le corps souple, la queue longue, bien fournie, tantôt balayant mollement le sol et tantôt se redressant brusquement pour fouetter les mouches sur ses flancs, il était vraiment le roi de cette tribu hippique.
A la vue du buffle, le cheval blanc poussa un hennissement. Tous ses sujets, qui caracolaient çà et là sur le pré, cessèrent leurs ébats et vinrent se ranger en ligne droite devant lui. Après avoir examiné l'alignement avec un air d'orgueilleuse satisfaction, et s'être, en quelques bonds, transporté d'un bout à l'autre de la colonne, il envoya un second hennissement. L'escadron commença alors, avec une précision toute militaire, ce qu'à l'armée on nomme une conversion.
L'aile marchante était dirigée sur le buffle. Oli-Tahara, qui avait deviné ce mouvement, fit un signe à sa monture. Celle-ci saisit le signe et rebroussa chemin vers la rivière.
Aussitôt, le cheval blanc hennit une troisième fois.
Ses subordonnés suspendirent la conversion à moitié du cercle. Il donna, de même un nouveau commandement: l'évolution recommença, mais dans un autre sens, l'aile marchante devenant pivot et réciproquement.
Posté derrière ses soldats, le singulier capitaine avait surveillé la manoeuvre. Dès qu'elle fut terminée, il s'élança vers le cheval de volée qui, ayant mal mesuré la courbe, avait fait fléchir le pivot, et le frappa rudement des pieds de derrière. Le fautif ne chercha pas même à se défendre. Mais, à sa mine basse, confuse, il était facile de voir qu'il était profondément humilié et repentant.
Cependant le double manège avait ramené les mustangs sur le bord de la rivière. Tonnerre n'était plus séparé que de quelques pas de la tête de leur colonne, c'est-à-dire du cheval puni, et ce dernier n'avait même raccourci son cercle que pour ne pas heurter le taureau auquel il ne se souciait probablement pas de se frotter, quoique sa présence seule ne fût pas suffisante pour l'intimider.
La correction administrée, le cheval blanc voulut revenir au front du bataillon.
Pour cela, il lui fallait effleurer presque le buffle du métis. Sans hésiter, la noble créature se mit au galop et s'avança vers lui.
Oli-Tahara, qui s'était glissé jusque sous le ventre du ruminant, attendait avec impatience une occasion favorable. Plus agile qu'une panthère, il remonta subitement sur le dos de Tonnerre, et lança son lasso à l'encolure du mustang.
L'animal, une seconde stupéfait piaffa, fit ensuite un saut en arrière et détala à fond de train, avec des hennissements plaintifs, pendant que sa bande s'éparpillait épouvantée dans la plaine.
Oli-Tahara le suivit, attaché comme un centaure à son buffle, qui, quelle que fût la vélocité du cheval, ne perdait pas un pouce de terrain. Bêtes et cavalier disparurent bientôt derrière un des monticules dont la prairie était parsemée. D'abord, le mustang n'avait pas senti le noeud coulant jeté autour de son cou, Oli-Tahara ayant déployé le lasso dans toute sa longueur. Et c'était un merveilleux spectacle, une sorte de féerie, que de contempler cette course folle des deux monarques du désert, franchissant les espaces avec une éblouissante célérité. Mais quand, par le désaccord du double mouvement, le noeud commença à se serrer, le cheval proféra un cri et se retourna, haletant, furieux. Le noeud se serra davantage; le mustang, éperdu, fit un écart qui augmenta encore l'étreinte et faillit renverser Oli-Tahara. Mais, accroché par sa main droite à la crinière de Tonnerre, et, de sa gauche, tenant à la fois son lasso et le garrot de sa monture, il résista pourtant à la secousse. L'homme et les animaux étaient baignés de sueur. Les narines des deux deniers fumaient comme des fournaises; ils ronflaient comme des soufflets de forge. Toutefois le cheval blanc n'était pas encore rendu. Il reprit sa fuite insensée, effectua un mille en moins de deux minutes, en secouant sa laisse par des saccades si violentes que, pour ne pas en échapper le bout, Oli-Tahara enfonçait ses ongles dans la peau du bison. Enfin coursier broncha et s'abattit sur les genoux. Son agresseur s'élança aussitôt à terre. L'animal, pantelant, frémissant de tous ses membres, s'était redressé sur ses jambes de devant et assis sur son train de derrière. Sans quitter le lasso, Oli-Tahara s'approcha doucement de sa croupe, la caressa, en poussant graduellement ses caresses sous le ventre et arrivant peu à peu au poitrail. Une fois là, il lui entrava les pieds de devant avec des lanières de cuir. Le mustang, épuisé, faisait peu de résistance. Oli-Tahara parvint, en usant toujours d'une patience extrême, et prenant grand soin de ne pas se laisser voir, à passer à la mâchoire inférieure du coursier, une longe munie d'un noeud coulant, après avoir desserré celui du lasso. La plus rude partie de sa besogne était accomplie, car le cheval s'était couché sur le, côté. Pour achever le rompement, il ne restait plus qu'à renouveler les caresses pendant une heure à peu près, en s'appuyant de tout le poids de son corps sur la longe, afin d'empêcher l'animal de ruer et de se blesser en se routant sur le dos. Oli-Tahara se félicitait intérieurement de son triomphe, et lui, surnommé le dompteur de buffles, savourait déjà la gloire d'avoir, le premier, réduit le roi des chevaux sauvages; il étendait ses mains pour lui couvrir les yeux, quand son haleine échauffée, glissant sur la face du mustang, celui-ci sortit tout à coup de sa stupeur, renifla avidement l'air, et fit un bond prodigieux, qui prit Oli-Tahara à l'improviste et l'envoya rouler à dix pas de là.
Cet effort suprême avait été tellement puissant, que la lanière qui enfargeait [22] les jambes du captif en fut brisée.
[Note 22: Synonyme d'entraver, terme usité par les trappeurs canadiens.]
Il se releva, lâcha un hennissement, véritable fanfare de victoire, et fila comme le vent [23].
[Note 23: Le cheval blanc, chef d'une bande de mustangs, n'est point un mythe. Comme une foule d'autres voyageurs, nous l'avons aperçu dans les; prairies de l'Amérique septentrionale; mais il est notoire que jamais ni blanc, ni Indien n'a réussi à capturer ce noble animal.]
Par une brumeuse matinée du mois de septembre, un homme, vêtu et armé en trappeur du Nord-Ouest, explorait seul la base du mont Sainte-Hélène. Ses recherches avaient sans doute un but fort important pour lui, car il marchait à petits pas, étudiant attentivement tous les plis du terrain, suivant toutes les sentes, sondant toutes les fondrières, allant en avant, à droite, à gauche, et revenant même plusieurs fois sur ses pas, avec la patience et la persistance d'un limier qui quête une piste. Parfois un éclair de joie brillait dans ses yeux sombres; il s'arrêtait brusquement ou courait vers une de ces nombreuses et profondes fissures dont des eaux torrentielles ont labouré les flancs du pic; mais bientôt l'éclair s'éteignait, un nuage de désappointement passait sur le front du chasseur et il frappait, avec colère, le sol de son mocassin.
Après cinq ou six heures de laborieuses et inutiles investigations, il s'arrêta et s'assit au pied d'une aiguille de basalte, en promenant autour de lui un regard plus empreint de fatigue que de découragement.
Bientôt il posa son fusil à son côté droit, croisa les bras sur sa poitrine et se plongea dans une absorbante rêverie.
—Ne trouverai-je donc plus cette ravine? pensait-il, plus de deux jours je fouille la montagne, et rien, rien! je ne puis découvrir la crevasse où j'ai ramassé cette pépite d'or! Encore si un tremblement de terre l'avait fait disparaître. Mais non, non. En revenant des Montagnes Rocheuses j'ai interrogé les voyageurs sur ma route. Aucune secousse ne s'est fait sentir dans ces régions durant mon absence. La crevasse existe toujours quelque part dans les environs, et avec elle la mine d'or; car elle renferme assurément un filon aurifère Le caillou que j'ai recueilli ne pouvait être unique de son espèce. Mes connaissances géologiques me le disent. Où est son gisement? voilà le problème. Quoi! je serais allé chercher et j'aurais même avec moi la plupart de mes hommes depuis le lac Jasper jusqu'à l'embouchure de la Colombie, afin d'exploiter à la hâte cette mine, et elle échapperait à mes perquisitions, et il faudrait abandonner mon projet d'expulser les Anglais du Canada! Oh! non, Dieu ne le permettra pas!… Dieu! quel nom sur mes lèvres altérées de vengeance! car on ne peut pas toujours se mentir à soi-même, et c'est plutôt l'assouvissement d'une vengeance personnelle que l'affranchissement de mon pays que je désire. Mais que ce soit l'un ou l'autre, je satisferai cette passion. Oui, je le jure! Deux Anglais ont flétri mon bonheur, détruit mon Repos; l'un à porté l'adultère dans ma couche, l'autre a suborné ma file; j'ai tué ces deux misérables, et ma femme et ma fille sont mortes dans les affres du désespoir, et j'ai abandonné les enfants de cette dernière; mais la race entière des Anglais paiera pour tous ces crimes qu'elle a provoqués! C'est Villefranche, l'ex-notaire, l'ex-tabellion de Montréal qui le dit, c'est Poignet-d'Acier, l'impitoyable franc-trappeur du Nord-Ouest, qui tiendra cette parole!
Il se leva, les sourcils contractés, les prunelles en feu, et recommença son examen de la localité.
Le succès ne répondit pas davantage à son attente.
—Encore si j'avais avec moi Nick Whiffles ou Oli-Tahara! murmura-t-il. Mais ce qu'est devenu le premier après notre séparation, je l'ignore; quant au second, depuis qu'il s'éloigna pour chasser les chevaux sauvages, je ne l'ai pas revu non plus. Il a fallu que les vils émissaires que cette Compagnie de la baie d'Hudson avait lâchés après moi, à ma sortie du fort.
Caoulis, vinssent me relancer dans l'endroit où j'attendais le Dompteur-de-Buffles! Ce n'était pas assez, probablement, de m'avoir forcé à quitter si brusquement le gisement aurifère dont j'ai oublié de marquer la place! Les Anglais! les infâmes Anglais partout je les rencontre, partout ils me barrent la voie, partout ils resserrent le cercle de fer dans lequel ils voudraient me broyer! Me broyer, moi! Non, non! Ils n'y réussiront pas! Et l'heure n'est pas éloignée où je prendrai une éclatante revanche!
Le temps s'était éclairci, le soleil avait percé les nuages, et ses rayons torréfiant descendaient perpendiculairement sur la contrée. Villefranche se réfugia sous un magnolia pour manger un morceau de pemmican et attendre que la grande chaleur du midi fût passée. Après avoir satisfait son appétit, il jeta un coup scrutateur autour de lui, renouvela l'amorce de ses armes et s'étendit l'ombre du magnolia.
Dans cette position, le sommeil ne tarda guère s'emparer de ses sens.
Poignet-d'Acier était loin de se douter qu'une nombreuse troupe de
Peaux-Rouges avait surveillé ses derniers mouvements.
Quand ils le virent endormi, sur l'ordre d'un chef, quatre Indiens se détachèrent de la bande et se glissèrent, sans plus faire de bruit que des couleuvres, jusqu'à l'arbre sous lequel reposait paisiblement Villefranche. Se jeter sur l'aventurier, lui lier les mains et les pieds, fut ensuite, pour les Peaux-Rouges, l'affaire d'un moment.
En s'éveillant en sursaut, le capitaine se trouva garrotté, au pouvoir de ses assaillants, qui poussèrent un hurlement pour annoncer leur victoire au gros de la troupe.
Poignet-d'Acier avait l'esprit trop fortement trempé pour manifester quelque trouble, même dans une situation aussi critique. Il regarda ses adversaires, et reconnut qu'ils étaient de la famille des Clallomes. Quoique cette découverte le rassurât, il cacha ses nouvelles impressions avec autant de soin qu'il avait dissimulé son émoi, si toutefois il en avait éprouvé, en s'éveillant subitement entre les mains des sauvages.
Le reste du parti était accouru, il l'entourait, en ayant l'air plus curieux qu'hostile.
—Que veulent mes frères, les braves Clallomes, au chef Blanc? demanda-t-il froidement.
—Le Visage-Pâle l'apprendra avant que la lune ait renouvelé sa face, répondit un des Indiens, qu'à ses nombreuses coquilles de aiqua il était facile de reconnaître pour un sagamo ou sachem.
—Mon frère consentirait-il à ouvrir ma tunique? reprit Poignet-d'Acier.
Il trouvera sous ma chemise de chasse un gus-ke-pi-ta-gun [24].
[Note 24: Amulette, sac à médecine secrète.]
Le sachem adhéra à sa prière, et, écartant les vêtements qui couvraient la poitrine de Villefranche, il mit à jour un sachet en peau de requin, grand comme une pièce d'un franc.
—Que mon frère regarde dans ce sac à médecine! continua le capitaine.
L'Indien considéra un instant le sachet avec une attention respectueuse, puis il desserra le cordon qui le fermait comme une bourse de cuir, et en retira une coquille aplatie et ronde, avec étoiles concentriques, alternativement blanches et brunes à la circonférence, blanches et bleues, bleues et rouges au milieu.
C'était l'amulette que Ouaskèma avait envoyée à Villefranche par Oli-Tahara; le sauf-conduit, si je puis me servir de ce terme, sur lequel il comptait pour se faire rendre la liberté.
Un moment il put croire à l'autorité de ce symbole révéré chez les
Clallomes, car à sa vue ils parurent frappés de crainte et reculèrent.
Mais, sans s'émouvoir, le sachem remit la coquille dans le gus-ke-pi-ta-gun, le replaça au cou de Poignet-d'Acier et dit:
—Mon frère le visage-pâle est un grand chef, Hias-soch-a-la-ti-yah le protège. Les braves Clallomes ne lui feront aucun mal. Mais mon frère doit les accompagner.
Cette déclaration surprit Villefranche au plus haut degré, tant elle était en désaccord avec les usages des Clallomes, qui regardent la coquille étoilée comme la marque de l'omnipotence.
Il arrêta un regard inquisiteur sur le visage du sagamo.
—Ouaskèma a commandé à ses guerriers de lui amener le chef blanc, et ils le lui amèneront, répondit-il. Si mon frère leur promet de les suivre, ils couperont ses liens.
Poignet-d'Acier soupçonnait déjà l'Indienne d'avoir ordonné son arrestation. Elle seule pouvait neutraliser la vertu de la coquille étoilée. Et, quoique le motif qui l'avait poussée à cet acte ne lui parût pas bien clair, il se décida aussitôt à obéir, car il se souvenait qu'elle lui avait dit connaître une mine d'or, et il compta sur la passion qu'il lui avait inspirée pour se la faire indiquer.
—Je promets à mes frères de les suivre, répondit-il.
Les cordes qui l'attachaient furent immédiatement tranchées, et
Villefranche, environné des Clallomes se mit en route vers l'Ouest.
Ils descendirent la Caoulis en canots, passèrent devant le fort de ce nom, traversèrent le rio Columbia, près de l'île Walker et abordèrent, le lendemain, sur la rive méridionale, au pied de la roche des Cercueils.
Cette roche a été ainsi appelée parce que son sommet est occupé par un cimetière clallome. Les morts sont enveloppés dans des nattes de jonc et déposés au fond des canots qui leur ont appartenu, la tête tournée vers le cours de l'eau. Les objets dont ils ont usé pendant leur vie, comme couvertes, écuelles, plats, paniers, étoffes, colliers, coquilles, sont placés à côté d'eux dans ces canots. Sur la poitrine du défunt on étale aussi ses armes et le crochet en défense de phoque qui lui servait à extirper les bulbes de kamassas. La quille des canots est percée de petits trous pour l'écoulement des eaux pluviales; et ils sont élevés sur des piquets et recouverts d'écorce de bouleau, afin que les cadavres soient à l'abri des bêtes fauves et des oiseaux de proie.
Les Clallomes et Villefranche tournèrent la roche des Cercueils et entrèrent dans un village indien.
—Que mon frère attende ici! dit le chef en montrant au capitaine une hutte ouverte devant laquelle une squaw plaçait dans son berceau un enfant nouveau-né.
Le marmot vagissait douloureusement, et, certes, la torture à laquelle on le soumettait pouvait bien lui arracher des cris. Sa mère l'avait étendu sur une mince tablette de bois, peinte de couleurs brillantes et garnie de mousse argentée ou mousse d'Espagne. A cette tablette en étaient fixée, par deux courroies, une autre beaucoup plus petite. La squaw rabattit la seconde planchette sur le front de l'enfant au-dessus des arcades sourcilières et l'assujettit fortement au corps du berceau. Elle procédait ainsi à l'aplatissement du crâne. Ensuite, sans prendre garde aux plaintes déchirantes du pauvre petit, elle acheva de fixer ses membres à la première planchette, l'entoura d'une peau, jeta le tout sur son dos, comme une hotte, et alla vaquer à d'autres occupations. L'enfant devait rester trois ans dans cette position, pendant lesquels on augmenterait graduellement la pression sur sa tête. Au bout de ce temps, la laideur pour nous, la beauté pour sa tribu serait complète.
—Ce qui prouve qu'il ne faut pas disputer des goûts et que tout est affaire de convention dans ce monde, murmura Villefranche qui avait pris une sorte de plaisir philosophique à examiner les détails de cette opération. Et, ajouta-t-il, dans son for intérieur, en serait-il du moral comme du physique? Tel sentiment réputé bon ici est odieux plus loin. Quel plus grand crime pour nous que le parricide? Pourtant, chez certaines peuplades, les fils tuent leurs pères quand ces derniers sont devenus perclus par l'âge. Chez d'autres, ce sont les parents qui tuent leurs enfants. Ceux-ci vantent la monogamie; ceux-là font de la polygamie un article de foi religieuse. Il en est pour qui l'adresse à voler semble une vertu, comme il en est qui la punissent sévèrement. Enfin, il n'existe peut-être pas dans le genre humain de principe honoré par une société qui ne trouve sa contre-partie également honoré par une autre!
Il en était là de ces désespérantes réflexions, quand Ouaskèma parut.
D'un mot, elle écarta une foule de squaws et de babouins indiens curieusement attroupés devant le Visage-Pâle; puis elle pénétra dans la hutte et la ferma avec le morceau d'écorce tenant lieu de porte.
Coiffée d'un léger chapeau de fibres de cèdre entrelacées qui cachait la dépression de son front, et vêtue d'une tunique en peau d'oie sauvage, retenue sous son cou par une griffe d'ours, et dont l'éclatante blancheur contrastait vivement avec l'opulente chevelure noire flottant sur ses épaules, la vierge clallome était vraiment superbe à voir.
Des bracelets en coquillages ornaient ses bras nus et les chevilles de ses pieds, chaussés de courts mocassins, élégamment brodés avec de la rassade.
Un épervier, dessiné aussi par des broderies en rassade, sur sa poitrine, indiquait le haut rang qu'elle occupait dans sa tribu.
Arrivée d'un air fier à la cabane, elle y était entrée presque timidement, les paupières baissées, le pas mal assuré. Les battements de son sein, qui soulevait par mouvements irréguliers son vêtement, disaient assez que Ouaskèma était en proie à une violente émotion.
L'agitation de la jeune fille n'échappa point à la pénétration de
Poignet-d'Acier.
Debout dans la hutte, il l'examinait flegmatiquement. Ce n'était pas un captif qui attend, en tremblant, l'arrêt de son juge, mais un homme, certain de sa supériorité qui n'a qu'un geste à faire pour être obéi. Néanmoins, si exempt que Villefranche se crût des petites passions qui contrôlent nos actes, sa vanité était flattée par l'impression qu'il produisait sur cette magnifique créature, souveraine d'une puissante tribu indienne.
Il y eut une minute de silence; puis la Tête-Plate leva sur le chasseur ses grands yeux noirs et dit, d'un ton où perçait une certaine hésitation:
—Mon frère, le brave chef blanc ne peut être indisposé contre Ouaskèma car Ouaskèma demande, à chaque soleil, au Grand Esprit de chasser les ennemis de son chemin et de pousser les plus belles pièces de gibier à portée de sa vaillante carabine.
—Et pour me prouver ses bonnes intentions à mon égard, ma soeur me fait traîner ici par ses guerriers, répliqua le capitaine avec un accent sarcastique.
—Mon frère sait que mes guerriers n'ont pas violenté sa volonté! dit la
Clallome.
—C'est vrai, repartit Villefranche moins amèrement. Mais pourquoi ma soeur m'a-t-elle fait venir ici?
La Tête-Plate rougit, rabaissa ses regards vers le sol et répondit par une interrogation:
—N'est-ce pas mon frère qui a sauvé une fois de plus la vie à Ouaskèma?
—La vie!
—Il l'a tirée, avec Merellum, de la prison du fort Caoulis. Merellum l'a dit à Ouaskèma.
—Qui donc le lui avait raconté?
—Un trappeur blanc. Celui que les Visages-Pâles appellent Louis-le-Bon, et qui a ramené Merellum au village clallome.
—La Petite-Hirondelle est ici s'écria Poignet-d'Acier avec une expression de contentement dont il ne fut pas maître.
Ouaskèma, la vierge clallome, fronça les sourcils. Sa jalousie venait de se réveiller et de lui brûler le coeur comme un fer rouge.
Cependant elle se contint.
—La Petite-Hirondelle est ici, répliqua-t-elle.
—Ah! je voudrais la voir dit Villefranche sans s'inquiéter de l'irritation sourde qui commençait gronder dans le sein de la Tête-Plate.
—Mon frère la verra, dit-elle avec aigreur.
Et, d'un ton radouci, car le capitaine avait fait un geste de mépris:
—Mais, avant, j'ai à parler à mon frère; que ses oreilles soient ouvertes à mon discours:
—J'écoute, dit tranquillement Poignet-d'Acier.
—J'ai commença l'Indienne d'une voix lente et passionnée en fixant ses prunelles ardentes sur l'aventurier, j'ai dit au chef blanc que je l'aimais et le chef blanc a repoussé, mon amour. Cependant je n'aurai jamais d'autre époux que lui. Hias-soch-a-la-ti-yah me l'a défendu. Pourquoi donc le chef blanc fuit-il Ouaskèma? N'est-elle pas la plus belle des vierges qui habitent sur les bords du grand lac salé? N'a-t-elle pas la puissance qu'aiment les hommes forts et les charmes que recherchent les hommes faibles? Quatre fois deux cents guerriers lui obéissent. Ses cabanes sont remplies de ces peaux magnifiques dont les Visages-Pâles sont avides. Elle possède dans son coeur, d'autres trésors plus précieux encore, ces trésors qui font la joie des blancs comme des Peaux-Rouges. Mieux que pas un, elle sait tirer une flèche, darder un saumon, construire un canot, dresser une tente, préparer la viande d'animal, la chair de poisson, cuire les racines de kamassas et de ouappatou. A la guerre, et à la chasse, à la pêche, comme dans le wigwam, Ouaskèma l'emporte sur toutes les squaws. Mon frère doit-il la dédaigner? doit-il rejeter ses soupirs, voir, sans en être ému, les larmes qui coulent sur ses joues? La laissera-t-il, vierge désolée et solitaire, consumer tristement sa jeunesse dans les larmes et les gémissements? N'aura-t-il pas pitié de la pauvre Clallome dont le coeur n'a jamais battu, ne battra jamais que pour lui? Je t'aime, mon frère! je te le crie! le Grand Esprit te le dit par ma bouche: laisse-toi toucher! Ouvre tes bras à la fiancée qu'il t'a destinée; accepte sa tendresse, son pouvoir; commande mon peuple, fais-le servir à tes desseins quels qu'ils soient; mais, toi, sois mon maître, sois l'époux de la plus aimante, de la plus dévouée des femmes!
En prononçant ces mots, avec une exaltation fiévreuse, Ouaskèma, la vierge clallome, le visage inondé de pleurs, le corps frémissant, était tombée aux pieds de Poignet-d'Acier et tendait vers lui des mains suppliantes.
Pendant que Ouaskèma parlait, des sentiments contraires se croisaient dans l'esprit de Villefranche, quoique son visage demeurât impassible. D'abord, je l'ai déjà dit, l'expression éloquente de cet amour naïf et profond caressait sa vanité. Il n'est pas d'homme qui ne prenne plaisir à être aimé par une femme jeune, intelligente et forte, et si le coeur du capitaine n'était plus susceptible d'un retour de tendresse, il n'était pas complètement fermé aux témoignages de sympathie que sa personne inspirait. Les propositions de l'indienne avaient d'ailleurs un caractère sérieux et important, Souveraine d'une tribu de Clallomes qui comptait sept à huit mille individus, elle transmettait sa puissance à celui qui l'épouserait. Et cette puissance, habilement exploitée, pouvait devenir considérable entre les mains d'un chef adroit et redouté comme l'était Poignet-d'Acier. Qui l'empêcherait d'étendre peu à peu son empire sur toute la nombreuse famille chinouke? Et qui s'opposerait à ce qu'il s 'emparât de toute la Colombie et y fondât un puissant royaume où il appellerait insensiblement l'émigration des blancs? Alors il ferait la loi aux Anglais; alors il pourrait, à son gré, exercer la vengeance qu'il couvait depuis si longtemps déjà dans son sein. Une fois éclose, son ambition prenait des ailes; il s'allierait aux Yankees, déclarerait ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et proclamerait l'indépendance des provinces britanniques de l'Amérique Septentrionale. Ses aspirations n'avaient plus de bornes, car s'il possédait les passions qui sont les grands ressorts de l'âme et les talents qui sont les rouages moteurs des actes, il manquait des principes qui, comme des balanciers, servent à régler les mouvements. Le mariage, même avec une Tête-Plate, ne l'effrayait pas. La plupart des trappeurs blancs, une fois dans le désert, n'épousent-ils pas plutôt cinq ou six squaws qu'une? L'idée d'une telle union l'ennuyait cependant. C'était l'ombre du tableau. Si Ouaskèma eût été moins enflammée pour lui, peut-être que non-seulement il eût accepté avec joie ses offres, mais les eût recherchées. Bizarre contradiction de la nature humaine! la violence de son amour l'importunait tout en le flattant. Agé de quarante-cinq ans environ, il n'en portrait pas trente. Bien que son coeur fût desséché et rongé par de cuisants soucis, il lui répugnait d'associer ses dégoûts, ses désenchantements aux ivresses, aux fraîches illusions de cette jeune fille, enthousiaste et confiante, dont il était sûr, quoi qu'il arrivât, de faire le malheur. Néanmoins, avant de se décider, il résolut de ruser pour gagner du temps et méditer cette affaire. Composant son visage, il tendit la main à l'Indienne, la releva et lui dit d'un ton dont la douceur la trompa complètement:
—Ma soeur a la beauté et le parfum de la rose des prairies, le courage et l'agilité de la panthère, la suavité d'un rayon de miel; le chasseur blanc est son ami, elle le sait; sans cela il ne serait pas ici. Le chasseur blanc; est fier de l'honneur qu'elle lui fait. Il le prouvera. Mais ma soeur pense-t-elle que ses braves guerriers accepteraient le chasseur blanc pour leur chef?
—Et qui donc oserait résister à Ouaskèma? s'écria-t-elle avec hauteur. Le Grand Esprit, Hias-soch-a-la-ti-yah n'a-t-il pas déclaré que mon frère serait l'époux de la vierge clallome? N'est-ce pas lui ajouta-t-elle avec un éclair de bonheur, qui souffle maintenant à mon frère ces paroles plus agréables au coeur de Ouaskèma que l'onde d'une source à ses lèvres, après une longue course dans la vallée des sables?
—Ma soeur, reprit Villefranche, consentira-t-elle me montrer le lieu où elle a vu des cailloux jaunes qui reluisent au soleil?
A cette demande, le front de la Tête-Plate se rembrunit. Son instinct de femme lui révéla à demi l'intention du capitaine.
—L'épouse est l'esclave du mari, dit-elle tristement.
Le ton de cette réponse était si différent du premier, que Villefranche devina qu'il avait commis une imprudence. Voulant, autant que possible la réparer, il dit aussitôt:
—Ma soeur n'ignore pas que je commande un grand nombre de trappeurs blancs, tous jaloux d'avoir ces cailloux jaunes qui brillent au soleil. Si la noble Ouaskèma joint sa destinée à la mienne, je devrai me séparer de ces vieux compagnons. C'est pourquoi je voudrais leur donner en souvenir de moi.
La réplique était adroite. Sans doute elle satisfit la jeune fille, car son visage se rasséréna et elle dit en se penchant nonchalamment vers Villefranche:
—Que mon frère me pardonne un doute injurieux! Je le mènerai à l'endroit ou Il y a des cailloux jaunes qui étincellent au soleil, dès que nous aurons terminé une chasse à la baleine, que les intrépides Clallomes ont résolu d'entreprendre.
Cette promesse comblait les voeux de Poignet d'Acier; dans son contentement, il attira vivement l'Indienne à lui et la baisa au front.
Son mouvement avait eu une apparence si spontanée, si chaleureuse, que Ouaskèma palpita et s'inclina voluptueusement sous l'étreinte en la prenant pour un gage d'amour passionné.
—A présent, je suis à mon frère, et nul ne me l'enlèvera! s'écria-t-elle dans son enivrement.
Craignant une surprise de ses sens, Poignet d'Acier repoussa doucement la jeune fille; et, après quelques moments de silence, ils se mirent à causer avec plus de calme. Ouaskèma désirait que la cérémonie du mariage fût fixée au lendemain; mais le capitaine avait ses raisons pour en différer l'accomplissement. Il objecta qu'il serait, auparavant, obligé de prendre congé de ses gens, et enfin ils convinrent qu'elle aurait lieu au retour de la mine aurifère. Ces arrangements terminés, Villefranche voulut voir Merellum, pour laquelle il éprouvait une affection toute particulière. Les soupçons de Ouaskèma s'étaient dissipés. Elle courut chercher la petite fille qu'elle élevait, du reste, comme son enfant propre. Je vous laisse penser si la rencontre fut touchante. A la vue de Merellum, Villefranche sentit fondre la glace qui enveloppait son coeur. Ses idées franchirent le temps et l'espace pour se reporter à ces paisibles mais courtes années de félicité pure, où, notaire riche et considéré, à Montréal, l'avenir lui apparaissait sous des couleurs si agréables et si harmonieuses. Les caresses de la Petite-Hirondelle lui rappelaient les caresses de sa propre fille, son Adèle, belle, aimante et bonne, et qui s'était donnée misérablement après avoir été séduite et abandonnée de son suborneur [25]. Chassant ce terrible souvenir, il revenait au foyer domestique, s'oubliait causer avec sa femme en surveillant les gracieux ébats de leur enfant, qui jouait, insoucieuse et babillarde, sur un moelleux tapis, dans un appartement bien chauffé, par une de ces froides soirées d'hiver, où la bise siffle âprement au dehors en poussant devant elle d'épais tourbillons de neige. Il répondait délicieusement aux embrassades d'Adèle, qui avait brusquement quitté ses joujoux pour sauter à son cou, et il souriait non moins délicieusement aux perspectives de bonheur futur que sa femme faisait miroiter à ses yeux. Adèle recevrait une brillante instruction, elle serait la fleur des salons de Montréal; puis on lui donnerait un mari, haut placé dans le monde, puis les petits-enfants…
[Note 25: Voir la Huronne .]
A ce point, Villefranche tressaillit, son visage s'altéra. Il éloigna rudement Merellum, qui avait grimpé sur ses genoux, et s'amusait à natter sa longue barbe.
—Qu'as-tu donc, petit oncle? demanda l'enfant étonnée de ce changement soudain dans les manières du capitaine.
—Rien… laisse-moi, dit-il en se levant.
La Petite-Hirondelle se prit à pleurer, il sortit de la cabane et alla rejoindre Ouaskèma, qui les avait laissés seuls pour donner quelques ordres à ses guerriers.
L'Indienne vint peu de temps après prévenir Poignet-d'Acier que les principaux chefs de la tribu l'attendaient pour partager un grand festin de viande de mouton des montagnes et de chair d'esturgeon.
Il se rendit aussitôt à l'invitation, car il avait besoin de se distraire des cruelles préoccupations qui, de nouveau, s'étaient emparées de son esprit.
Le banquet avait été préparé sous une hutte oblongue formée avec des pieux, recouverts d'écorce de bouleau. Quand Villefranche entra, une quinzaine de Clallomes, nus, sauf un jupon de filaments de cèdre serré autour des reins, étaient accroupis sur leurs talons, le long des parois de la butte. Ils avaient le corps hideusement bariolé de peintures. Une odeur âcre et écoeurante remplissait l'enceinte, envahie par des flots de vapeur grisâtre. L'odeur et la vapeur provenaient de trois vases en écorce dans lesquels des squaws jetaient des cailloux, rougis au feu, pour cuire les mets.
Poignet-d'Acier fut placé à la droite d'Ouaskèma, qui, plongeant dans un de ces vases une sorte de poche en bois, la retira pleine d'un liquide visqueux et la lui présenta avec ces mots:
—Mon frère, voici ton mets.
C'était de la graisse d'ours.
L'estomac de Villefranche était habitué à l'étrange nourriture des sauvages. Il avala la cuillerée, remplit à son tour la poche, et la passa à son voisin en lui disant aussi:
—Mon frère, voici ton mets.
De la sorte, l'ustensile fit le tour des convives qui se précipitèrent ensuite sur les autres aliments, gibier et Poisson, et les dévorèrent avec une gloutonnerie dont les gens civilisés ne sauraient se faire une idée. Ils ne se servaient ni de fourchettes ni de couteaux; mais chacun d'eux était armé d'un bâton ou d'un os pointu, avec lequel ils enlevaient en un clin d'oeil les morceaux à leur convenance et les portaient à leurs mâchoires, qui ne cessèrent de fonctionner que quand quantité d'aliments apprêtés pour le repas eut été engloutie.
Leur goinfrerie suspendue, mais non assouvie, par la disparition totale des vivres, ils se levèrent et commencèrent à vociférer et à danser autour de Ouaskèma et de Poignet-d'Acier, en s'accompagnant de tambourins faits avec des peaux d'élan.
Puis un autmoin se détacha de la ronde, s'avança au milieu du cercle, et chanta le chant de la pêche:
«Braves Clallomes, aiguisez vos harpons, préparez vos canots, la
baleine vous attend.
«Et la baleine n'attendra pas longtemps les braves Clallomes.
«Leurs harpons sont aiguisés, leurs canots sont prêts, ils vont poursuivre la baleine.
«Et la baleine fuit déjà devant les braves Clallomes.
«Mais ils ont fixé des outres aux dards, les voici qui en lancent la pointe dans le corps de la baleine.
«Et le sang de la baleine rougit les eaux du lac salé.
«Deux fois cinq harpons ont percé la baleine qui plonge deux fois deux fois.
«Et deux fois deux fois, la baleine revient au-dessus de l'eau.
«Les braves Clallomes poussent leur cri de victoire; leur sagamo
lance alors son long dard sur le flan de la baleine.
«Et la baleine beugle de douleur, entraînant derrière elle le chef
et son canot.
«Les braves Clallomes la suivent, l'entourent et la poussent sur
le rivage en répétant leur chant de triomphe
«Et la baleine meurt, et les braves Clallomes ont abondance d'huile
et de chair pour leurs provisions d'hiver.»
Il cessa sa mélopée; puis les danses recommencèrent de plus belle, et se prolongèrent fort avant dans la nuit.
Le lendemain matin, une grande animation régnait dans le village indien: les hommes réparaient ou fabriquaient des armes; les femmes disposaient en paquets les ustensiles de ménage ou radoubaient des embarcations; les enfants eux-mêmes, allaient, venaient de ci de là aidant les uns et les autres dans la mesure de leurs forces.
Sur le milieu du jour, une vingtaine de canots, montés par dix ou douze hommes chaque, quittèrent le rivage, tandis que les squaws s'acheminaient avec leur progéniture vers l'océan Pacifique.
Les premiers se rendaient à la pêche à la baleine, les autres devaient se transporter par terre à l'embouchure de la rivière Nahelem et y attendre les pêcheurs. Chacun d'eux était muni d'un court harpon, en os ou silex affilé, au manche duquel était retenue, par une petite corde, une outre de peau remplie d'air. Des lances, des arcs et des flèches complétaient l'armement de l'équipage.
Poignet-d'Acier faisait partie de l'expédition. Ouaskèma aurait voulu qu'il s'installât dans le canot où elle était elle-même; mais les usages de la tribu le lui avaient défendu; car les Clallomes n'avaient pas encore adopté Villefranche, et il n'est point permis chez eux, à un étranger, de s'asseoir dans le bateau des sagamos.
A vrai dire, le capitaine se souciait médiocrement de cet honneur. Il préférait de beaucoup être seul avec de simples Peaux-Rouges, qui lui laisseraient la liberté de réfléchir tout à son aise sur sa situation et de prendre une détermination irrévocable.
Favorisée par une bonne brise d'est, la flottille doubla, le soir même, le cap Adams, à l'estuaire du rio Columbia. On débarqua sur la grève pour passer la nuit.
A l'aurore, la petite flotte remit à la mer. Le temps était beau, et il ventait du nord-ouest. Les vagues hurlaient, en se pressant tumultueusement sur la barre de sable qui bouche l'entrée du fleuve. Des goélands, aux grandes ailes grisâtres, rasaient la cime écumeuse des lames que le reflux chassait avec des sifflements sourds contre les canots. Malgré, la sérénité du ciel, la houle était si violente, que jamais pilote européen n'eût osé affronter l'océan sur une embarcation même dix fois plus grande que les canots des Clallomes. Et Villefranche, tout hardi qu'il fût, craignait à chaque minute, de voir chavirer ou se briser le frêle tronc d'arbre creusé qui le portait-avec dix autres individus. Ceux-ci, cependant, paraissaient aussi tranquilles que s'ils eussent été dans leurs wigwams. Ils causaient et riaient, tout en pagayant avec une dextérité et un ensemble merveilleux. L'impétuosité des flots, leur grosseur ne les inquiétait point. Au lieu de se détourner, ils piquaient droit dans le paquet d'eau, le remontant au moment où on pouvait appréhender qu'il s'abattît sur l'esquif filaient à la crête aussi vivement que l'alcyon et ne perdaient pas d'une brasse le rang qu'ils avaient pris dans la disposition de l'escadre, qui figurait, en avançant, un fer de lance.
Le bateau de Ouaskèma, ou bateau des sagamos, orné, d'un épervier à la proue et couvert de peintures emblématiques, marchait en tête; celui de Villefranche, avec un autre, venait immédiatement derrière; trois les suivaient; puis quatre, puis cinq, puis six. Toute la journée, ils serrèrent la côte, à dix ou douze milles au large, mais sans découvrir une seule baleine. Au crépuscule, ils relâchèrent et campèrent au cap de la Luz, près de l'embouchure de la rivière Nahelem. Les femmes et les enfants n'étaient pas:-encore arrivés. Le lendemain, même insuccès. Le soir en regagnant leur poste de la veille, les Clallomes y trouvèrent ceux qu'ils attendaient. Mais Villefranche ne fut pas peu surpris d'apercevoir Nick-Whiffles au milieu des squaws et qui faisait de son mieux pour enjôler, suivant son expression, une de ces vipères à peau cuivrée.
—Eh bonjour, c'est-à-dire non, bonsoir, capitaine, s'écria le jovial trappeur en s'avançant à la rencontre de Poignet d'Acier. Enchanté de vous voir, capitaine. Comment ça va-t-il? Vous avez donc échappé aux vermines? Ça me fait grand plaisir, ô Dieu oui! Moi aussi je leur ai joué un tour de talons. Mais vous voilà en paix avec les Clallomes. Vous avez bien fait, capitaine. Ce sont de braves gens, les Clallomes! ils vous ont des brins de fillettes, hum! L'eau m'en monte à la bouche. On dit que vous allez vous marier ici, capitaine; ma foi, moi, j'en ferais bien tout autant, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Villefranche attendit, en souriant, que le moulin paroles de Nick eût cessé de moudre des interrogations et des réponses pour lui demander le motif qui l'avait amené.
—Eh! je vous cherchais, je vous ai cherché partout, sur la butte Sainte-Hélène, ô Dieu oui! Mais ç'a été comme si je ne m'étais pas dérangé. Croiriez-vous que je n'ai même pu retrouver le ravin où votre pauvre diable d'engagé est mort. Est-ce drôle un peu, hein, capitaine?
Cette déclaration bannit une espérance que la vue du trappeur avait fait naître dans le cerveau de Poignet-d'Acier. Sans laisser paraître sa contrariété, lui dit d'un ton négligent:
—Vous avez quelque chose à me conter, Nick?
—O Dieu oui, capitaine. Je me suis croisé avec vos gens qui battent le pays pour vous déterrer, et qui craignent que ces reptiles de Peaux-Rouges…
—Alors, interrompit Villefranche, vous vous chargeriez volontiers d'un message pour le Bossu?
—Ce diable de petit monstre qui les commande en votre absence?
—Lui-même.
—Donnez, capitaine et je repars à l'instant, après avoir émoulu mes dents contre un morceau de n'importe quoi, car j'ai diantrement faim, et ces pies-grièches de sauvagesses ne me font pas l'effet d'adorer ma compagnie, ô Dieu non!
Poignet-d'Acier avait, dans son étui de fer-Blanc, tout ce qui est nécessaire pour écrire. Il fit une lettre et la remit à Nick, en lui disant:
—Est-ce que maintenant vous seriez des nôtres, mon camarade?
—Pour cela, non, capitaine, répondit fermement Whiffles. Je vous oblige parce que cela me fait plaisir. Mais de votre association je ne veux pas, quand même vous m offririez la première place, après vous. Je suis toujours assez riche et heureux lorsque j'ai ma liberté. Au revoir, capitaine. Oh! nous ne nous sommes pas dit notre dernier mot.
—Au revoir, mon ami! répliqua Villefranche en lui pressant affectueusement la main.
Nick Whiffles s'éloigna, le coeur aussi léger que l'esprit.
Ouaskèma le vit disparaître avec une vive satisfaction, car elle craignait qu'il n'intervint dans ses projets sur Poignet-d'Acier.
Le jour suivant, les canots étaient à une lieue du rivage et marchaient dans l'ordre que j'ai indiqué. Il n'y avait pas un nuage à la voûte céleste qui s'arrondissait sur l'Océan comme un dais d'azur. Nulle brise ne folâtrait égarée dans l'atmosphère. Le Pacifique, paisible et poli comme une glace, réfléchissait amoureusement les tièdes rayons du soleil. A l'arriére de l'escadre s'ébattaient une troupe de marsouins, dont les écailles humides miroitaient comme des pierreries. Tout à coup Ouaskèma se leva droit dans son canot, en étendant les bras en croix. Aussitôt les conversations cessèrent sur les autres embarcations, qui se déployèrent sur une seule ligne. Les Indiens pagayaient avec si peu de bruit qu'ils semblaient voguer par enchantement. En avant du canot des sagamos, un point noir, semblable à un flot, faisait tache sur la mer. C'est vers ce point que se dirigeait la flottille, un demi-mille de distance, elle opéra un quart de conversion, et alors Villefranche, distinguant parfaitement le point noir, reconnut que c'était le dos d'une baleine de l'espèce dite jubarte. Une colonne liquide qui ruissela à trois ou quatre mètres de hauteur de l'endroit où elle se tenait, le lui aurait prouvé un moment après si ses yeux ne l'eussent déjà averti. Les canots se divisèrent alors en deux files; l'une prit à droite du cétacé, l'autre à gauche. Elles s'en approchèrent jusqu'à vingt ou trente mètres. Puis, dans chaque canot, un tiers des hommes saisit les harpons munis d'outres, pendant que les autres poussaient toujours insensiblement l'esquif vers la baleine dont l'échine noirâtre et saillante, comme l'angle d'un toit était tout à fait visible. Elle pouvait mesurer cinquante pieds de long et demeurait immobile; à fleur d'eau, savourant sans doute la chaleur du soleil et bien loin de soupçonner qu'elle était entourée de mortels ennemis. Ceux-ci n'en étaient plus séparés que par un intervalle de deux brasses. Ouaskèma, toujours debout éleva les mains en l'air, les pouces repliés sur la paume, les autres doigts écartés. Aussitôt quatre harpons lancés de chaque côté du monstre s'enfoncèrent dans ses flancs. Surpris par cette attaque imprévue, il poussa une sorte de beuglement et plongea. Tous les canots se retirèrent immédiatement à force de pagaies, de peur d'être enveloppées dans le tourbillon occasionné par le plongeon soudain de la victime, qui fuyait rapidement, en laissant la surface de la mer une large traînée de sang. Les Clallomes lâchèrent des cris de joie, et, rompant l'ordre jusqu'alors observé, se mirent à sa poursuite à qui plus vite. Les traces de sang leur servaient de piste.
—Que mes frères suivent mon canot, dit Ouaskèma aux Indiens qui conduisaient l'embarcation de Poignet-d'Acier.
Et elle gagna le front, de la flottille.
Au bout d'un quart d'heure, des bouillonnements furieux et des oscillations successives de l'onde, se soulevant en vagues puissantes, annoncèrent la prochaine réapparition de la baleine. Les bateaux s'alignèrent de nouveau; les deux rangs à un intervalle de trente brasses au plus. Au milieu de cet intervalle bondit une masse d'écume qui retomba en rosée sur les équipages. Elle était accompagnée d'un grondement aussi assourdissant que celui d'une cataracte. Les embarcations furent sur-le-champ dispersées comme par une bourrasque du nord-est. Mais elles se rallièrent promptement. A travers les convulsions des flots, se montrèrent quelques outres, puis deux évents éjectant une bruine ensanglantée, et enfin un mufle gigantesque gueule épouvantable, garnie de longues barbes noires, qui aspira bruyamment l'air, se recacha, ressortit et s'engouffra encore, par un mouvement de bascule qui mettait tour à tour à nu sa tête, ses ailes et sa vaste queue. Les Indiens profitèrent de ce moment pour revenir sur la reine des eaux et darder une grêle de traits dans son corps. Elle exhala un rugissement plaintif et chercha encore à se réfugier au sein de son empire. Mais les forces l'abandonnaient, et la multitude de sacs gonflés de gaz dont son dos était chargé paralysait ses tentatives. Elle s'agita, se démena à droite, à gauche, vira sur elle-même comme sur un pivot, battit avec ses immenses nageoires les vagues convulsionnée, mugit de douleur et fila entre deux eaux avec la rapidité de la flèche. Malgré le calme des éléments, il semblait, sur son passage, que le Pacifique fut irrité par une violente tempête. Les Clallomes avaient rebroussé, se tenaient à distance et surveillaient attentivement les évolutions du colossal poisson. Ils recommencèrent la chasse, rattrapèrent leur proie alors qu'épuisée par la perte, de son sang, elle essayait de reprendre haleine, et l'assaillirent avec des vociférations infernales et un redoublement de vigueur.
Leur ardeur s'était aussi emparée de Villefranche. Brandissant un harpon, il arriva, un des premiers, sur la jubarte et voulut la tourner par derrière pour la frapper sous les ouïes. Mais, à cet instant, elle recula brusquement en faisant claquer sa queue comme un fouet.
Le canot de Poignet-d'Acier, touché par l'extrémité, vola en pièces.
Un cri déchirant s'échappa de la poitrine de Ouaskèma, qui se précipita à la mer…………………………………………………..
Le soir de ce jour, les guerriers clallomes festoyaient, à l'embouchure de la rivière Nahelem, avec le lard de la baleine qu'ils avaient tuée dans l'après-midi, puis remorquée à l'aide de la marée montante, près de leur cantonnement.
Tandis que les hommes se gorgeaient de ce mets dégoûtant, les femmes faisaient fondre la graisse dans une grande auge de bois, avec des cailloux rougis au feu, on emplissaient d'huile la vessie et les entrailles de la jubarte, on découpaient ses chairs en tranches pour les sécher et les conserver.
Et pendant ce temps-là aussi, agenouillée près de Villefranche qui gisait livide et décomposé sur un lit de branchages et de pelleteries, Ouaskèma s'occupait, avec l'assistance de deux autmoins, à lui remettre la cuisse gauche que le monstre marin lui avait cassée en l'atteignant du bout de sa terrible queue.
Le ciel était splendide, le soleil ardent comme le cratère d'un volcan.
Ouaskèma et Poignet-d'Acier descendirent d'un canot au pied du mont Sainte-Hélène. La joie, une joie profonde, sans mélange, rayonnait sur les traits de l'Indienne; le capitaine avait le visage pâle, amaigri et portait toutes les marques d'un homme qui relève dune longue et douloureuse maladie.
—Mon frère veut-il se soutenir à mon bras? demanda la Tête-Plate en l'enveloppant d'un regard enivré d'amour.
—Non, ma chère soeur, répliqua Villefranche d'un ton doux et mélancolique. Je me sens assez fort pour te suivre. D'ailleurs, cet endroit qui renferme les cailloux jaunes n'est pas loin, n'est-ce pas? Nous y serons bientôt?
—Le temps qu'il faut pour cuire des racines de kamassas, dit-elle.
—Ah! reprit-il, il me tarde d'être arrivé car après cela… quand j'aurai enfin cet or…
Il s'interrompit, craignant peut-être de faire une révélation inopportune, et ses yeux, qui s'étaient enflammés, se, tournèrent avec bienveillance sur la jeune fille.
—Après cela, dit-elle d'une voix palpitante, mon frère deviendra l'époux de la vierge clallome?
—Poignet-d'Acier lui doit la vie, s'écria-t-il en éludant la réponse directe que sollicitait cette question; Ouaskèma l'a arraché aux flots de la mer; pendant deux fois cent nuits elle l'a soigné et veillé sans relâche ni repos, avec la sollicitude d'une, femme aimante et dévouée. C'est à elle que le chef blanc doit d'être guéri de sa blessure. Son coeur n'est pas ingrat. Il n'oubliera jamais cc que sa soeur a fait pour lui.
—Ouaskèma est bien heureuse! dit tristement l'Indienne, à demi satisfaite par cette protestation équivoque, car, dans les âmes bien éprises, la passion a le don de seconde vue.
Ils marchèrent pendant un quart d'heure en silence.
La Clallome était distraite. Quelque pensée amère la préoccupait, car, de temps en temps, une larme roulait lentement sur ses joues et tombait à terre; mais Villefranche ne remarquait pas ces pleurs. Son coup d'oeil d'aigle ne cessait d'explorer la montagne, depuis son couronnement, aussi blanc et uni qu'un cône d'albâtre, jusqu'à sa base grisâtre et déchirée par mille fissures. Cependant, à mesure qu'ils avançaient, sa physionomie changeait, son teint se colorait, ses regards devenaient plus intenses.
—Ah! la ravine! fit-il tout à coup en s'élançant vers une étroite fondrière qui serpentait à leur droite.
—C'est là que sont les cailloux jaunes qui brillent au soleil, mon frère! lui cria Ouaskèma courant après lui.
Villefranche ne l'entendait pas. Il s'était jeté en bas du précipice. Son coeur battait violemment, ses tempes étaient baignées de sueur, ses jambes flageolaient sous lui.
Il s'appuya contre une pierre pour se remettre un peu. Au-dessus de cette pierre s'étendait un acacia charge de lianes et de convolvulus, et que le vent avait courbé de telle sorte que son tronc s'étendait horizontalement sur le ravin, à quelques pieds seulement du fond. Des halliers épais hérissaient ses racines.
Debout, fiévreux et frémissant sous l'arbre, Poignet-d'Acier cherchait à dompter l'émotion qui l'envahissait, quand sa vue tomba sur des fragments de pelleterie; puis sur des ossements, sur un crâne humain!
Il examina les lieux.
Jacques! dit-il sourdement. C'est ici qu'il est mort! Oui, dans cette excavation. A l'ombre de cet acacia. Les roches que j'avais amoncelées autour de son cadavre n'ont pu le préserver de la dent des loups. Voilà les débris de son squelette! Pauvre homme, bon, fidèle,… mais nul sans initiative… Qu'est-ce que cela?
Villefranche, qui venait d'apercevoir sur le sol un petit octangle de cuir fixé à un cordon, le ramassa.
Un scapulaire! reprit-il avec un sourire sarcastique. Il croyait à ces amulettes, lui, Jacques! Peut-être avait-il raison, ajouta-t-il ensuite d'un ton grave, car au moins ils jouissent du repos ici-bas ceux qui ont la foi!
Et après un moment de réflexion:
—Mais j'y songe, ce sachet, c'est le signe de reconnaissance des enfants de ma fille, d'Adèle! Jacques me l'a dit; je l'avais oublié…
—Mon frère c'est près de ce ruisseau, à ta gauche, que tu trouveras les cailloux jaunes qui brillent au soleil. Tiens, regarde, en voici un, dit alors une voix à l'oreille du capitaine.
Il se hâta de serrer dans sa poche le sachet et prit avidement une grosse pépite que lui tendait Ouaskèma.
Pour mieux la contempler, il fit quelques pas en avant et la jeune fille demeura sous l'acacia, dont les rameaux inférieurs effleuraient presque son chapeau d'écorce.
A cet instant, un animal étrange se glissait sournoisement à travers le feuillage. Il avait le corps couvert de poils roux, la tête noire, les yeux petits, flamboyants comme des émeraudes, les griffes longues, minces, l'apparence et les allures d'un gros chat.
Il arriva à deux pieds de Ouaskèma, s'arrêta, se replia sur lui-même, fit un bond et tomba, avec un rugissement d'une âpreté glaciale, sur de l'Indienne.
Elle poussa un cri de douleur que suivit immédiatement un coup de feu.
Comme s'il eût été mû par un ressort, Poignet-d'Acier tourna sur lui-même, sa carabine à l'épaule et prêt à tirer.
Au sommet du ravin, fuyait un homme monté sur un bison blanc, à la crinière noire comme l'ébène.
Oli-Tahara! murmura le capitaine en rabaissant son arme.
—Mon frère! dit une voix faible à côté de lui.
Villefranche tressaillit, reporta ses yeux sur le ravin.
Horrible spectacle!
Ouaskèma, la Vierge clallome, la Belle-aux-cheveux-noirs, était étendue sur la roche, dans une mare de sang. Près d'elle hurlait, en grinçant des dents et éraillant la pierre avec ses griffes, un hideux carcajou. L'animal avait été percé d'outre en outre par une balle, qui avait ensuite coupé l'artère jugulaire de la Tête-Plate.
Du bout de sa crosse, Poignet-d'Acier repoussa l'affreuse bête expirante et se pencha vers la pauvre Indienne, que la mort marquait déjà de son sceau indélébile.
—Mon frère, donne-moi ta main! balbutia Ouaskèma.
Et, quand il eut complu à son désir:
—Dans le monde des esprits nous nous reverrons, lui dit-elle…
Hias-soch-a-la-ti-yah l'avait dit: Ouaskèma ne pouvait avoir d'autre
époux que le chasseur blanc… La haut il tiendra sa promesse…
Ouaskèma est joyeuse de mourir ainsi… Que mon frère pense à la petite
Merellum…
Après ces mots, elle rendit l'âme.
Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles, l'avait-il tuée sans intention, en voulant la préserver de la férocité du carcajou, ou bien la jalousie l'avait-elle poussé au meurtre?
Gigny (Yonne), octobre 1861.
________________________________________ Coulommiers.—Imp. P. Brodard et Gallois