The Project Gutenberg eBook of Caroline de Lichtfield

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Title : Caroline de Lichtfield

Author : Isabelle de Montolieu

Release date : October 7, 2008 [eBook #26819]
Most recently updated: January 4, 2021

Language : French

Credits : Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CAROLINE DE LICHTFIELD ***

Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Madame de Montolieu (1751-1832) (Elisabeth-Jeanne-Pauline Polier de Bottens, puis Madame de Crousaz, puis Isabelle, baronne de Montolieu), Caroline de Lichtfield ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne , 1786, édition de 1843]

CAROLINE

DE LICHTFIELD.

Idole d'un coeur juste et passion du sage,
Amitié! que ton nom soutienne cet ouvrage;
Règne dans mes écrits ainsi que dans mon coeur;
Tu m'appris à connaître, à sentir le bonheur.

PARIS. — IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNO

IMPRIMEURS DE L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE,

Rue Racine, 28, près de l'Odéon.

CAROLINE

DE LICHTFIELD

ou

MEMOIRES D'UNE FAMILLE PRUSSIENNE;

Par Madame la Baronne

ISABELLE DE MONTOLIEU.

Nouvelle Edition.

PARIS.
ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-EDITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE, 23.

1843

PREFACE.

Il y a, ce me semble, beaucoup de présomption et de témérité à offrir encore au public une nouvelle édition de cette Caroline de Lichtfield , déjà si connue, qu'elle ne présente plus aucun intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n'a rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a survécu à tant d'autres qui valaient sans doute beaucoup mieux; ce succès, dis-je, auquel j'étais loin de m'attendre, m'a toujours paru quelque chose de si singulier, de si surnaturel, que j'ose encore espérer la continuation de cet étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma Caroline à sa naissance ne l'abandonneront pas à sa rentrée dans le monde. Les enfants de ceux qui l'honorèrent de leur suffrage la reliront peut-être avec plaisir; on daignera se souvenir que la cour alors voulut bien l'approuver, s'en amuser quelques instants, et peut-être voudra-t-elle aujourd'hui la protéger encore: dès lors je n'ai rien à craindre, et je présente Caroline avec la douce espérance qu'elle sera bien reçue et qu'elle retrouvera les mêmes bontés, la même indulgence. Les François ne sont point aussi légers qu'on se plaît à le dire; ils aiment toujours ce qu'ils ont aimé une fois; s'ils ont quelque temps perdu vue les objets de leur affection, ils les retrouvent avec transport; et j'ose croire, j'ose espérer que le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline, Lindorf et Matilde leur plairont encore, quoique ce ne soient pas de nouvelles connaissances.

Lorsque Caroline fut imprimée le première fois, ce fut vraiment sans mon aveu . Un de mes amis, homme de lettres, connu par la seule bonne traduction du célèbre roman de Werther , me demanda mon manuscrit, que j'avais écrit uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnais tous mes soins, et je ne songeais pas à le publier. Il le fit imprimer sans me le dire et sans nom d'auteur, en ajoutant seulement au titre: Publié par le traducteur de Werther . Plusieurs personnes ont cru, d'après cela, que c'était moi qui avais traduit Werther , et je saisis cette occasion de détruire cette erreur: c'est M. George d'Eyverdun, l'ami dévoué du célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les Mémoires de ce dernier (1) [(1) Voyez Mémoires de Gibbon, tome II, page 402.], et j'étais alors cette madame de Crousas qu'il veut bien aussi nommer avec amitié. Il s'en est peu fallu que mon modeste petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M. d'Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et lorsque je m'en plaignis, il me dit: "Je suis si sûr du succès de votre roman, que, si vous voulez me le donner, j'y mettrai mon nom." Je lui assurai que personne ne voudrait croire que le Tacite anglais eût fait un roman; mais du moins il ne s'est pas trompé, et Caroline , sans nom d'auteur, sans protection (1) [(1) Je me trompe; madame de Genlis voulut bien protéger, dans le temps, cette première édition.], arrivant d'une petite ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu'il fallut pardonner aux traîtres amis qui l'avaient fait connaître. J'étais cependant alors si peu aguerrie avec le titre d'auteur, avec l'idée de voir mon nom à la tête d'un livre, que je ne pus me résoudre à l'y placer, lorsque, deux ou trois ans après, j'en fis une seconde édition, imprimée à Paris avec quelques changements, pour la distinguer de la foule des contrefaçons et d'éditions fautives qui en paraissaient journellement. Je mis seulement à celle-ci mes lettres initiales, comme éditeur, publié par madame le B. de M , et j'ajoutai un nom d'auteur supposé, pris dans le roman même, celui du baron de Lindorf; ce qui donnait, à mon avis, plus d'intérêt et de vraisemblance au roman. A présent que les années, et plus de soixante volumes que j'ai signés m'ont familiarisée avec ce genre de célébrité, je veux que Caroline , qui contribue au succès de tous les autres, porte aussi mon nom en toutes lettres.

Ce serait, je crois, le moment de répondre à l'obligeant reproche qu'on m'adresse sans cesse, de traduire au lieu de composer. Il suffirait peut-être d'un seul aveu, assez humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c'est que je manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui fait inventer des situations nouvelles, des événements frappants ou intéressants, des caractères originaux; enfin de tout ce qui entre dans la composition d'un bon roman. Il faut, pour m'inspirer, que quelque chose, soit en réalité, soit en récit, me saisisse, m'électrise: alors je puis peut-être développer cette impulsion, l'étendre, y ajouter des incidents, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti. C'est ainsi que j'ai agi avec plusieurs de mes traductions; et Caroline elle-même doit son origine à un petit conte allemand qui m'en avait fourni la première idée. Je dois dire cependant que, dans la troisième édition, j'ai changé tout ce que j'avais tiré de cette source, et que l'auteur du petit conte lui-même, M. Antoine Wall, n'a pas voulu croire, en lisant Caroline , qu'il m'eût aidée en rien. Mais il n'en est pas moins vrai que j'ai besoin d'un peu d'aide. Quelques-unes de mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce ne sont pas les meilleures. Et qu'importe au lecteur, pourvu que ce qu'il lit l'amuse et l'intéresse, que ce soit une idée d'Isabelle de Montolieu, de madame de Pichler, d'Auguste Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus? Je suis bien plus sûre d'y parvenir en m'associant avec eux qu'en travaillant toute seule, et j'ai un peu moins de responsabilité. Je ne donne du moins au public français que des ouvrages dont le succès est assuré, et que je m'efforce de les rendre aussi agréables qu'il m'est possible sous leur nouveau costume, éludant ainsi une espèce de voeu téméraire que je fis lorsque je vis le succès inattendu de Caroline . Je résolus en effet de m'en tenir là, et de ne pas risquer, par une seconde production, de détruire l'espèce de charme ou de prestige qui semblait attaché à la première. Il ne faut pas fatiguer le bonheur; il s'échappe si facilement! Celui qui a toujours accompagné Caroline depuis son apparition se serait peut-être évanoui sans retour si je lui avais donné bien des frères ou des soeurs; ils auraient déplu peut-être, parce qu'on ne plaît pas toujours, et la pauvre soeur aînée aurait été enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m'aurait, je crois, stimulée à tâcher de faire mieux: celui-là m'a découragée, ou plutôt j'ai voulu en jouir sans craindre de le perdre. La nombreuse famille étrangère qui j'ai adoptée n'a pas nui à Caroline; elle est restée l'enfant gâtée du public, quoiqu'il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les charmants Tableaux de Famille , Marie Menzikoff , Falkenberg et Agathoclès , auraient dû la faire oublier. Mais puisqu'on veut bien l'aimer encore, la voilà mieux soignée et plus digne des bontés qu'on a pour elle. Je n'y ai d'ailleurs rien changé, puisqu'elle a plu telle qu'elle est; mais j'ai corrigé avec grand soin les négligences de style et la musique des trois romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n'avait pas paru; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux paroles. Je n'aurais pu faire mieux, et je les ai seulement un peu rajeunis. J'en aurais sûrement trouvé de beaucoup plus jolis dans la foule de ceux qu'on a bien voulu composer sur mes paroles; mais un choix aurait été difficile et désobligeant: c'est le seul motif qui m'ait décidée à préférer ceux que j'ai faits moi-même sans être musicienne, et pour lesquels j'ai surtout à réclamer l'indulgence.

Isabelle de Montolieu.

AU PUBLIC.

J'aime les champs; c'est là, pendant l'été,
Près d'un ruisseau, dans un bois écarté,
Que je me livre aux rêves d'un coeur tendre.
L'hiver, rendue à la société,
Quelques amis se plaisent à m'entendre.
Dans les loisirs du champêtre séjour,
Quand j'essayai de peindre Caroline,
Quand j'embellis des roses de l'amour
L'hymen forcé de ma jeune héroïne;
Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein,
A l'amitié j'élevais un trophée,
Mon cher lecteur, je n'eus d'autre dessein
Que d'amuser, l'hiver, à la veillée,
Le cercle étroit des indulgents amis
Qui veulent bien, près d'un feu réunis,
Me consacrer leur oisive soirée.
Mais je n'eus point l'orgueilleuse pensée
Qu'au rang d'auteur tout à coup élevée,
J'occuperais les presses de Paris.
Qui m'aurait dit que ce modeste ouvrage,
Sans mon aveu, me vaudrait cet honneur,
Et du public obtiendrait le suffrage?
Le bon Gresset, dans un accès d'humeur,
Du nom d'auteur déplorant l'étalage,

Dit quelque part que c'est un grand malheur (1) [(1) Epître à sa Muse, tome I.];

Mais si ce nom vous faisait tant de peur,
Eh! mon ami, qui vous forçait d'écrire?
J'aime bien mieux ici, mon cher lecteur,
A mon destin tout bonnement souscrire;
Car, après tout, un auteur a beau dire,
On n'est plus dupe, et l'on sait aujourd'hui
Qu'au fond du coeur le plus sage désire
Que dans le monde on parle un peu de lui.
Mais, dira-t-on, la mode, le caprice,
Ont au public extorqué maint arrêt
Dont nos neveux un jour feront justice.
Je le veux bien; mais le dépit secret,
Mais l'amour-propre ont-ils moins d'intérêt
A l'accuser d'erreur ou de malice?
Moi, je te juge avec plus d'équité,
Mon cher public, et, tout bas, je suppose
En ma faveur que mon sexe t'impose,
Et me soustrait à ta sévérité.
Ton indulgence est-elle méritée?
Je n'en sais rien, mais je veux en jouir.
D'un peu d'encens on peut être flattée,
Et son parfum nous fait toujours plaisir.
Dans ses ennuis, qu'un auteur misanthrope,
Qui de son siècle essuya les dédains
Mette sa gloire au bout d'un télescope,
Dans les brouillards et les siècles lointains;
Ah! laissons-lui cette flatteuse idée!
Moi, sans viser à tant de renommée,
J'aime bien mieux des succès plus certains.
Oui, du public, si ma plume estimée
Avec éloge est quelquefois citée;
Si je puis plaire à mes contemporains;
De mes amis si je suis regrettée
Quand du Léthé j'aurai franchi le bord,
Postérité tant de fois réclamée,
Je te tiens quitte, et je bénis mon sort.

Isabelle de MONTOLIEU.

Caroline de Lichtfield (1) [(1) Le nom de Lichtfield est plutôt anglais qu'allemand: en effet, la famille du chambellan, père de Caroline, était originaire d'Angleterre, quoique naturalisée depuis longtemps à Berlin.], à peine âgée de quinze ans, revenait un soir d'une noce de village. Ses seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, n'empêchaient point Caroline de regarder les villageois comme des hommes, d'égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de les animer par sa présence, de partager leurs innocents plaisirs.

Le coeur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante joie, des danses sous l'ormeau, de la collation champêtre, Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse de Rindaw, et lui dit avec feu: — O maman, maman! comme c'est joli une noce! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée?

Cette question et le titre de celle à qui elle était adressée disent assez que ce nom si doux de mère était donné par l'amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n'était pas même parente de la baronne de Rindaw; mais si l'attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus peuvent quelquefois remplacer ceux d'une mère, jamais on n'eut plus le droit d'être appelée maman . Caroline avait perdu la sienne en naissant, elle ne lui devait que la vie: combien elle devait plus à la bonne chanoinesse!

Depuis l'instant où celle-ci avait pris cet enfant chez elle, occupée d'elle seule, n'existant que pour sa chère Caroline, elle s'était consacrée entièrement à son éducation; mais elle en était bien récompensée par les grâces, les vertus, l'amour de sa fille adoptive. Chaque jour augmentait leur amitié mutuelle. A mesure que la raison et la sensibilité de Caroline de développaient, elle sentait tout ce qu'elle devait à son amie; et la reconnaissance et l'habitude serraient un lien plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l'âge et la légèreté de Caroline n'avaient pas encore permis d'y joindre la confiance: elle ignorait donc les motifs de la retraite, du célibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle.

Un sourire équivoque redouble sa curiosité; elle répète plus vivement encore sa question. — Ma bonne maman, pourquoi ne vous êtes-vous mariée? Pourquoi ne suis-je pas tout de bon votre fille? Je ne vous aimerais pas mieux, mais il me semble que vous seriez plus heureuse.

La chanoinesse s'attendrit, embrassa son élève. — Ma chère fille!…. oui, tu devais l'être… oui, je méritais ce bonheur; et si ton père… Mais c'est une trop longue histoire… une autre fois.

Annoncer une histoire à une fille de quinze ans, et ne pas la lui raconter, c'est une chose impossible.

Voilà Caroline à genoux: elle prie; elle presse; elle joint ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus tendre amie; et cette amie, qui ne pouvait rien lui refuser, qui d'ailleurs aimait beaucoup à parler, et surtout d'elle-même, qui depuis longtemps n'a de confidents que les arbres de ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à Caroline, attentive, ce que nous allons dire le plus brièvement possible.

La baronne de Rindaw n'avait pas toujours vécu dans la retraite.

Première dame d'honneur de la reine, sa beauté a fait jadis grand bruit à la cour, et lui valut bien des hommages. Elle distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors libre, jeune, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes.

Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme elle aimait, contente de régner sur un coeur aussi fidèle, elle attendait sans impatience que de légers obstacles qui retardaient leur union fussent levés, et lui permissent enfin de pouvoir couronner l'amour et la constance de son cher baron.

Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutait encore à son bonheur. Elle jouissait de tous les plaisirs du sentiment; et en attendant l'instant d'être la plus heureuse des femme, elle était la plus heureuse des amantes et des amies.

Cette amie qu'elle chérissait si tendrement, acquit à cette époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore; car, huit jours après cet événement, une belle lettre, signée par son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu'ils étaient mariés.

A cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha au fond d'un tiroir cette fatale lettre moins effacée par le temps que par ses larmes. Elle la lut; et Caroline, la douleur dans l'âme, disait en gémissant: C'est mon père, c'est ma mère qui vous ont rendue si malheureuse!… ah! comment pouvez-vous m'aimer?

Chère enfant, je serais trop injuste si je te rendais responsable de leurs torts envers moi; je le serais même d'en vouloir encore à tes parents. Ta pauvre mère a bien expié ses torts par sa mort prématurée, ton père a voulu réparer la sienne; et toi, ma Caroline, ne fais-tu pas le bonheur de ma vie? Puis-je m'affliger d'une union que t'a donné la naissance? Crois plutôt que je la bénis tous les jours. T'aurais-je raconté cette histoire, si je n'avais pu justifier tes parents à tes yeux? Aime ton père, ma fille, respecte la mémoire de ta mère: écoute la fin de mon récit, et console-toi.

Un doux sourire effaça l'impression du chagrin sur le charmant visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se rapprocha d'elle, et lui prêta de nouveau toute son attention.

La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout à fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de cette lettre; de la résolution qu'elle prit à l'instant même de quitter pour jamais le cour et le monde, de fuir tous les hommes, de renoncer au mariage, et d'ensevelir dans la plus profonde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa place à sa cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque temps, puis obtint une permission d'habiter son château de Rindaw, qu'elle ne quitta plus.

Penser à son perfide amant, renouveler ses serments de constance éternelle, lire des romans du matin au soir, chercher des rapports de situation entre elle et l'héroïne du livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets; voilà quelle fut sa triste existence pendant quelques années. Elle commençait enfin à s'accoutumer à cette vie, à oublier les ingrats dont elle se croyait oubliée, lorsqu'une lettre de l'infidèle chambellan vint le rappeler à son souvenir; et cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservait toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu'elle affecta beaucoup.

Le chambellan apprenait à son ancienne amie et la naissance de sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette naissance devait coûter la vie; car il ne restait plus d'espoir de la sauver. Tourmentée du remords, son unique désir était d'obtenir, avant d'expirer, le pardon de la chanoinesse; elle osait la conjurer de venir recevoir son dernier soupir; le chambellan sollicitait instamment cette grâce; tous deux connaissaient trop bien son âme généreuse pour craindre un refus.

Ah! maman! maman!…. dit Caroline en sanglotant……. ô mon Dieu, quelle fut votre réponse? — Mon unique réponse, mon enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première entrevue auprès du lit de ta mère expirante, fut tout ce qu'on peut imaginer de plus touchant. Je n'ai lu dans aucun roman de scène plus intéressante; il faudrait un Richardson pour la décrire, et je ne l'essayerai pas: le souvenir d'ailleurs me donne trop d'émotion; mais tu peux te la représenter. — Ah! oui, oui, dit Caroline, je vous vois pardonner de bon coeur à ma pauvre mère, et vous charger d'élever son enfant. Ah! maman, ma bonne maman, que ne vous dois-je pas! Celle qui m'a donné le jour est morte en paix, et vous l'avez remplacée.

C'est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta mère que tout était oublié, je la vis se tourmenter encore de l'idée que sa fille serait mal élevée et peut-être malheureuse. Ton père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au prince, t'aurait sans doute négligée. J'approuvai ses tendres craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre avec moi, de te garder jusqu'à ton mariage, de te servir de mère. Elle voulait plus encore….. Ah! soyez-la réellement, me disait-elle; remplacez-moi tout à fait; épousez son père; reprenez vos droits sur ce coeur que je vous ai si indignement enlevé…. que ma mort expie et répare ce crime! — Ah! oui, maman, interrompit Caroline, je pensais bien aussi cela. Pourquoi donc n'avez-vous pas épousé mon père?

L'amour outragé ne doit jamais pardonner, dit la chanoinesse avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l'amitié, c'est autre chose. Elle peut être indulgente; mais l'amour….. l'amour a ses lois immuables; il y aurait de la lâcheté à s'en écarter. Un amant infidèle est un être contre nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. — Cependant vous avez pardonné à mon père. — Oui, mais seulement depuis qu'il se content d'être mon ami, et que l'amour est presque éteint dans mon coeur. Il m'a témoigné tant de respect, de soumission, de reconnaissance, quand il a vu que je t'adoptais également pour ma fille et mon héritière, que j'ai fini par en être touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan; il sent ce qu'on fait pour lui.

Elles en étaient là quand le bruit d'un carrosse interrompit leur entretien.

On regarde, c'était le grand chambellan lui-même.

Caroline courut au-devant de son père. La chanoinesse s'approche d'une glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec toute la majesté convenable, et l'attend avec la tendre émotion qu'il lui inspirait toujours.

L'histoire de la baronne avait un peu prévenu la jeune Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins de joie qu'à l'ordinaire au-devant de lui; mais les tendres caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts passés; elle y fut d'autant plus sensible, qu'elle n'y était pas accoutumée.

Froid, égoïste, courtisan enfin s'il en fut jamais, il connaissait peu les doux sentiments de la nature. Séparé de sa fille dès sa naissance, ne la voyant qu'une ou deux fois par an, il la connaissait à peine, et l'aimait plutôt comme l'héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que comme la plus aimable des jeunes filles.

Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse, cet héritage qu'elle destinait à son élève était le moindre de ses bienfaits. Caroline lui devait l'éducation la plus soignée et pour le coeur et pour l'esprit, une raison souvent au-dessus de son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée cependant des grâces et de l'usage du monde, qui, jadis à la cour, distinguaient madame de Rindaw, et qu'elle avait conservés dans sa retraite. Elle avait développé chez son élève des talents qui n'attendaient que l'occasion de se perfectionner: on ne s'apercevait enfin que Caroline était élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une aimable franchise, une ignorance du mal, une gaieté douce, continuelle, que l'on conserve rarement à la ville, même jusqu'à l'âge de quinze ans.

Mais comment cette chanoinesse, qui n'a lu que des romans, qui ne s'est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable d'élever cette fille charmante? On aurait tort de juger madame de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins l'extrême bonté de son coeur et la simplicité de son caractère. Confiante à l'excès, jugeant tout le monde d'après elle-même, ne sachant pas garder un secret au delà d'une demi-heure, ignorant l'art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde, et surtout à la cour.

L'événement qui la força à la retrait fut plutôt un bonheur qu'une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son indiscrétion, sa bonté même, lui auraient sans doute attiré de plus grands chagrins encore dans le séjour de l'intrigue et de la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir; et ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle amitié, s'attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, et se mit réellement en état, par de bonnes lectures, des études suivies, de remplir la tâche qu'elle s'était imposée. Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu'une tournure sentimentale, romanesque, et quelques légers ridicules bien rachetés par les vertus les plus réelles, l'âme la plus sensible, le coeur le plus excellent.

Allons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il fit à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva charmante, remercia beaucoup son amie de l'avoir rendue telle, et finit par dire qu'il l'emmènerait le lendemain; qu'il venait la chercher par l'ordre du roi pour qu'elle assistât à de brillantes fêtes qu'on devait donner à la cour.

Le commencement de ce discours avait d'abord effrayé Caroline. Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa volière, ses bons amis du village…… Elle rougit, et baissa des yeux qui se remplissaient de larmes; mais la suite vint les tarir.

Quelle est la fille de quinze ans que le mot de fêtes brillantes n'ait pas émue et consolée? Elle releva ses yeux animés par le plaisir. — Ce sera donc bien beau, papa? Je danserai; j'irai à la comédie; je….. Ah! je reviendrai bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se précipitant dans les bras de son amie……. ou, je n'irai pas… oui, j'aime mieux n'y pas aller, si papa le permet.

Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissait à l'idée de se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite et si touchante.

Son père ne répondit rien; mais, se levant avec solennité, il pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit: il lui présenta respectueusement la main; tous deux sortirent, et laissèrent Caroline hésiter sur ce qu'elle voulait, désirant les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l'amitié.

La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne rentrèrent qu'après une demi-heure. La baronne paraissait avoir pleuré; cependant elle sourit à Caroline, lui dit qu'elle consentait avec plaisir à son petit voyage a Berlin, qu'elle le désirait même: et si cela ne suffit pas, dit-elle, je l'ordonnerai.

Caroline, forte content d'accorder le plaisir et le devoir, promit d'obéir, et courut se préparer à partir le lendemain matin. La soirée était déjà avancée; elle revit peu son amie; mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappait, ce peu de temps aurait suffi pour l'éclairer sur les motifs de ce voyage. Elle n'entendit rien, ne comprit rien.

Pendant tout le souper elle ne songe qu'aux belles fêtes, trouve le roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de revenir bientôt lui conter tout ce qu'elle aura vu, puis la quitte baignée de ses larmes et de celles qu'elle verse elle-même, et qui sont bientôt essuyées par l'espérance du plaisir et par celle du retour.

La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au roi par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée avec l'élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à une fête nouvelle, Caroline ne pensait à Rindaw que pour écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenait une exacte correspondance.

Dans les premières lettres qu'elle reçue d'elle, Caroline crut entrevoir qu'il était question de la marier, et que c'était dans ce but qu'on l'avait amenée à Berlin; mais cette idée glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d'autant plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisait la cour; aucun n'était admis chez son père, et lui-même paraissait plus occupé de la garder avec soin que de penser encore à l'établir.

Deux mois s'écoulèrent ainsi. Ils avaient paru bien courts à Caroline; et lorsque son père lui dit un jour en finissant de déjeuner: Eh bien! ma fille, voici deux mois que vous êtes à la Cour; comment trouvez-vous ce séjour? Charmant! Répondit-elle bien vite. Mais quoi! déjà deux mois? je ne l'aurais pas cru. Ah! comme je me suis amusée pendant ce temps-là! — Votre réponse me plaît et m'inquiète, ma chère enfant. Je suis charmé d'apprendre que vous aimez le lieu où vous êtes appelée à vivre; mais je ne voudrais pas qu'une préférence secrète…… Mon enfant, dit-il en écartant la table à thé, et avançant son fauteuil plus près d'elle, ouvre ton coeur à ton père; ce coeur est-il aussi libre que lorsque tu quittas Rindaw, et depuis que tu es à la cour n'as-tu distingué personne?

Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou moins celle à qui elle s'adresse.

Cependant Caroline aurait pu répondre hardiment. Son jeune coeur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins de son enfance, n'avait encore palpité que pour des plaisirs innocents comme elle.

A Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui chantait mieux que les autres, la lecture d'un conte des fées, une noce champêtre et l'histoire de son amie, avaient eu seuls le droit de l'intéresser et de l'émouvoir. Depuis qu'elle habitait la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode nouvelle, les avaient remplacés; mais Caroline n'imaginait pas même encore qu'un homme pût influer sur le bonheur ou le malheur de sa vie. Dans des instants de loisir ou d'insomnie (et ils étaient rares), il lui était arrivé de penser pendant deux minutes à l'histoire de sa bonne maman, à cette passion si tendre et si mal récompensée. Maman était bien bonne, disait-elle alors, de s'affliger ainsi; ne croirait-on pas qu'il n'y avait que mon père au monde? Il fallait l'oublier bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n'imaginait aucun chagrin dont une valse ou une contre-danse ne dût la consoler; et les meilleurs, les plus infatigables danseurs étaient sans contredit ceux qu'elle préférait. Mais, le bal fini, Caroline dormait douze heures de suite, se réveillait en chantant, et se préparait à une nouvelle fête sans songer au danseur de la veille. La question de son père la surprit donc plutôt qu'elle ne l'embarrassa.

Caroline garda quelques minutes le silence; puis elle dit avec
un sourire ingénu: Je ne vous comprends pas bien, mon père.
Distinguer quelqu'un….., je n'entends pas ce mot…..
Serait-ce aimer, par hasard?

— Distinguer, c'est-à-dire préférer…., aimer, si tu le veux, désirer d'unir son sort à l'objet de cette préférence.

— Ah! j'y suis, dit-elle étourdiment….. C'est ce que ma bonne maman de Rindaw sentait pour vous autrefois. Ah! vraiment non, papa, je n'ai garde d'aimer quelqu'un ainsi; cela cause trop de chagrin…… Elle allait continuer, mais elle vit son père froncer le sourcil; elle craignit de lui avoir fait de la peine, et se tut baissant les yeux. — Je ne sais, reprit le chambellan en se levant, ce que madame de Rindaw a pu vous confier; mais vous avez dû voir, par son exemple, que les beaux sentiments ne servent à rien, et par le mien, que l'on peut, que l'on doit toujours les sacrifier aux convenances. Si, en suivant cette belle passion, je n'avais point épousé votre mère, Caroline de Lichtfield serait-elle actuellement héritière de vingt-cinq mille écus de rente? Pourrait-elle prétendre au premier parti du royaume? Plus heureuse que moi, ma fille, tu n'as point de sacrifices à faire, puisque ton coeur est libre. Cette fortune immense, que tu me dois, te dispense d'en chercher ailleurs, mais non de remplir tous les voeux d'un père qui ne désire que ta gloire et ton bonheur. Tu n'as qu'à dire un mot, ils sont assurés pour la vie. — Et quel est ce mot, mon père? reprend Caroline avec une émotion qui s'augmentait à chaque instant. Mille idées confuses se croisaient dans sa tête: il s'agissait d'un mariage; cela n'était pas douteux. Elle pensa rapidement aux hommes qu'elle avait vus, et ne s'arrêta sur aucun, parce qu'ils lui étaient tous également indifférents. Elle attendait cependant avec impatience la réponse de son père: il avait l'air de la préparer.

Vous ne connaissez encore, ma chère fille, lui dit-il d'un ton sentimental et pathétique, que les beaux côtés de votre situation; vous ignorez combien nos chaînes dorées sont quelquefois pesantes…… L'effroi se peignit dans les yeux de Caroline… Mais j'espère, ajouta-t-il, que celles qui doivent lier ma Caroline seront aussi douces, aussi légères qu'elle le mérite; elles seront du moins assez brillantes pour faire envier son sort à toutes les femmes. Dis-moi, mon enfant, ne seras-tu pas bien enchantée d'être dans quelques jours comtesse de Walstein, ambassadrice en Russie, et l'épouse du favori déclaré de ton roi? Ne crois pas, d'après cela, que je te destine à devenir la femme d'un vieillard. L'époux que je te propose doit ses honneurs à son nom, à son mérite, à la faveur dont il jouit; il n'a guère plus de trente ans. — Et je serai sa femme? dit Caroline en levant sur son père des yeux où brillait une modeste joie; je serai comtesse, ambassadrice? — Tu n'as qu'à dire un mot: Mon père, j'y consens, et je vous le promets . — Ah! de tout mon coeur, dit-elle en lui tendant la main et baisant les siennes avec transport. Oui, papa, je vous le promets, et j'obéirai avec plaisir… Mais…, mais, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, où donc est-il ce comte? je ne l'ai jamais vu… Si j'allais ne pas l'aimer… ou ne pas lui plaire? — Vous l'épouseriez également, ma fille. Ce n'est pas votre coeur qu'on vous demande, c'est votre main; et c'est un monarque absolu qui vous fait l'honneur d'en disposer en faveur de l'homme qu'il aime le mieux. On se plaît toujours assez quand on réunit de part et d'autre toutes les convenances; cet établissement remplirait les voeux du père les plus ambitieux……

Cependant Caroline demandait toujours où se cachait M. de
Walstein, et pourquoi elle ne l'avait point vu.

Son père lui apprit alors que le comte était arrivé, seulement de la veille de son ambassade de Saint-Pétersbourg; que c'était par l'ordre du roi qu'il était allé chercher sa fille à Rindaw pour la marier. La chanoinesse en était instruite; elle approuvait cette alliance.

Le chambellan remit à Caroline une lettre de son amie, où celle-ci la pressait d'obéir à son père, et qui peut-être eût achevé de la décider quand elle aurait balancé; mais elle n'y songeait pas. Son père lui dit encore qu'elle serait déjà mariée, sans une maladie fâcheuse qui avait retenu le comte plus d'un mois à Dantzick: on avait même craint pour sa vie; et le chambellan n'avait pas cru devoir parler à sa fille d'un engagement qui peut-être allait se rompre de lui-même. J'en aurais été bien fâchée, dit la naïve Caroline. — Et moi peut-être plus encore, reprit le chambellan. On ne retrouve pas facilement un tel établissement; mais toutes mes craintes sont évanouies. Le comte arriva hier au soir très-bien portant. Le roi me fit appeler à l'instant, me présenta mon gendre futur, et m'ordonna de tout préparer pour qu'il le devînt au plus tôt. Je ne pouvais donc plus retarder de vous apprendre votre sort: il est fixé sans retour. Ma seule crainte était que votre coeur n'eût fait un choix parmi nos jeunes seigneurs, et que je ne fusse dans le cas d'exiger un sacrifice; mais je suis bien rassuré; je vois que vous sentez, comme vous le devez, les avantages de l'union que vous allez former. Je vais à la cour annoncer votre consentement, j'y dînerai, et ce soir je vous amènerai le comte. Allez vous habiller, ma fille, et vous préparer à le recevoir comme celui à qui vous appartiendrez dans quelques jours.

La docile Caroline lui renouvela sa promesse. Il l'embrassa tendrement, et sortit bien content d'elle, et plus encore de lui-même et de ses talents pour les négociations.

Il est certain que lorsque son intérêt était en jeu, il avait une certaine éloquence naturelle qui, dans l'occasion, lui tenait lieu d'esprit, de sensibilité, et le faisait parvenir à son but; mais cette fois il avait eu un peu de peine à réussir. Caroline n'aimait encore que le plaisir, et ne voyait dans ce brillant mariage qu'un moyen de le fixer: aussi ce fut la seule idée qui l'occupa lorsque son père l'eut laissée.

On s'attend peut-être qu'elle va réfléchir bien sérieusement sur tout ce qu'on vient de lui dire, sur l'engagement qu'elle a pris, sur le changement prochain de son sort. A vingt ans, il y aurait là de quoi rêver au moins toute la matinée; mais à quinze, on ne peut s'occuper si longtemps du même objet. Cependant Caroline resta bien dix minutes immobile à la place où son père l'avait laissée; et c'était beaucoup pour elle. Enfin, voyant qu'à force d'avoir à penser, elle ne pensait à rien, et que ses idées s'embrouillaient dans sa tête, elle se leva brusquement, courut à son piano, où, pendant une demi-heure, elle joua des contre-danses et des valses. Il lui vint tout à coup à l'esprit, en les jouant, que le comte les répéterait avec elle, et qu'il serait assez doux d'avoir toujours un danseur à ses ordres… Un danseur!…. son excellence! Eh! oui, sans doute, un danseur. On sait que le baron avait eu soin de prévenir sa fille que, malgré son rang, ses dignités, M. l'ambassadeur n'avait tout au plus que trente ans, et cette circonstance lui plaisait peut-être tout autant que les titres. Quoique ce fût le double de l'âge de Caroline, elle avait fort bien remarqué depuis qu'elle était à la cour, que les hommes de trente et les femmes de quinze pouvaient se convenir parfaitement.

Ce fut donc en formant un projet de danse continuelle dans son nouveau ménage, qu'elle courut au jardin cueillir son bouquet pour la soirée. Tout en le cueillant, elle vit voltiger autour des fleurs quelques beaux papillons, s'échauffa longtemps à les poursuivre, n'en prit pas un seul, et se consola en pensant que le comte serait peut-être plus leste qu'elle, et saurait mieux les attraper. Quand nos serons deux, dit-elle en sautant, ce serait avoir bien du malheur de les laisser échapper.

Elle alla ensuite se mettre à sa toilette, où bientôt l'idée des bijoux qu'elle allait avoir, des parures de toute espèce, des équipages, etc., effaça celle des papillons et de la danse, ou plutôt la promena de plaisirs en plaisirs.

Comme madame l'ambassadrice sera brillante, fêtée, enviée! comme de beaux diamants feront mieux dans mes cheveux que cette fleur! Enfin le bonheur conjugal de Caroline, fondé sur la danse, les papillons et la parure, lui parut la chose du monde la plus assurée. Elle se trouva d'avance la plus heureuse des femmes, employa tous ses soins pour être belle aux yeux du comte, et l'attendit avec une impatience mêlée tout au plus d'une sorte de crainte de ne pas lui plaire: quant à lui, elle était sûre qu'il lui plairait à l'excès.

Caroline réfléchissait quelquefois. Une réflexion profonde l'avait persuadée que le comte était tout ce qu'il y avait de plus charmant. Il est le favori du roi, lui avait dit son père: or ce mot de favori signifiait beaucoup de choses dans l'idée de Caroline. Elle se rappelait fort bien qu'à la campagne elle avait aussi sa petite cour, et ses petits favoris: l'oiseau favori , le chien favori , le mouton favori , toujours les plus jolis de leur espèce: donc le favori d'un roi devait nécessairement être le phénix de la sienne, et le plus beau et le plus aimable des êtres.

Elle en était si convaincue, et se réjouissait si fort de le voir, que, lorsqu'on vint l'avertir qu'il était là et que son père l'attendait, elle ne fit qu'un saut jusqu'à la porte du salon. Elle y trouva le chambellan, qui lui rappela sa promesse, lui prit une main qui tremblait peut-être autant de plaisir que d'émotion, et, l'exhortant à être bien raisonnable, la conduisit auprès de ce favori du roi.

Caroline leva les yeux, et fut si frappée de ce qu'elle vit, que, les couvrant à l'instant de ses deux mains, elle fit un cri perçant, et disparut comme un éclair.

Pendant que son père la suit, qu'il emploie toute l'éloquence paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le portrait du comte, et justifions l'effroi qu'il inspire à l'innocente et jeune Caroline.

Le comte de Walstein n'avait en effet guère plus de trente ans; mais une énorme cicatrice qui lui couvrit toute une joue, sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnaient l'air d'en avoir au moins cinquante. Son grand oeil noir était assez beau; mais, hélas! il n'en avait qu'un: l'autre, caché sous un large ruban noir, était sans doute perdu par le coup de feu qu'il avait reçu. Il était né pour être grand et bien taillé; mais son attitude courbée lui ôtait cet avantage. Il avait le jambe belle; mais cet homme, qui devait danser du matin jusqu'au soir et courir après des papillons, marchait avec peine en boitant excessivement.

Tel était l'extérieur du comte: on verra dans la suite si le moral y répondait. En voilà bien assez sans doute pour excuser le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être si elle se fût donné le temps de l'examiner, aurait-elle trouvé sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la caractérisait; mais elle n'avait vu que la cicatrice, que l'oeil qui lui manquait, que son dos voûté, sa perruque et sa jambe traînante.

La première impression était reçue; et la triste Caroline, presque évanouie dans son appartement, entendait à peine les sollicitations de son père pour l'engager à revenir. Elle n'y répondait que par des torrents de larmes; enfin elle se trouva si mal, qu'il fallut la délacer. Son père, voyant qu'il était impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du comte; il réfléchit même qu'il valait mieux rentrer seul, et qu'un mal subit survenu à sa fille lui servirait d'excuse.

Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu'on lui avait faite, et n'en soupçonnant que trop le motif; mais le grand chambellan avait une éloquence si persuasive quand il voulait parvenir à ses fins, et l'employa avec tant de succès dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu'une douleur de tête violente, suite de l'émotion de la journée, avait seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être aussi feignait-il de le croire; on ne sait trop sur quoi compter avec les courtisans; ils savent dérouter l'historien le plus exact. Quoi qu'il en soit, il se sépara du chambellan avec l'espoir de retrouver le lendemain mademoiselle de Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond de ce qui venait de se passer.

Il ne pouvait être amoureux de Caroline, qu'à peine il avait entrevue; mais ce mariage lui convenait à tant d'égards, qu'il y avait attaché l'idée du bonheur de sa vie; ensuite le roi le voulait, raison qui devait être aussi décisive pour son favori que pour son chambellan; elle était si forte pour celui-ci, qu'il n'avait pas même imaginé qu'on pût lui résister.

Il aurait mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la figure du comte. Il le sentit trop tard, et s'en repentit mortellement; mais il avait cru qu'il valait mieux d'abord extorquer sa promesse; que Caroline, intimidée, n'oserait y manquer; et il n'avait point prévu l'effet de son saisissement, rendu plus profond par l'idée qu'elle s'était formée du comte.

Dès qu'il fut libre, il revint auprès d'elle, et la trouva dans le même état où il l'avait laissée; elle eut cependant la force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas sacrifier sa fille. Il vit qu'elle était trop émue dans ce moment pour qu'il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même de l'excès de sa douleur; et, la relevant avec tendresse, il lui dit de se calmer; qu'il lui parlerait le lendemain matin; qu'il ne voulait que son bonheur. Il la quitta en l'exhortant à prendre quelque repos.

Le malheureux qui se noie s'accroche à un brin de paille. Caroline saisit avec ardeur cette lueur d'espérance, et fut presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle; il m'aime; il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah! s'il veut le bonheur de Caroline, il ne l'unira pas à son monstre qui a une bosse, une perruque, et n'a qu'un oeil et qu'une jambe.

Elle était dans l'âge où l'on porte à l'extrême la douleur et la joie. D'abord elle s'était crue perdue sans ressource: à présent elle se croit pour jamais délivrée du comte, et reprend à peu près sa gaieté du matin; mais encore abattue, elle se couche, et s'endort en pensant au singulier goût des rois dans le choix de leurs favoris, protestant bien que, si elle était reine, le comte de Walstein ne serait pas le sien.

Son sommeil fut aussi doux, son réveil aussi tranquille que si rien ne l'avait agitée. A peine lui restait-il encore, le lendemain, cette légère impression d'effroi que laisse un songe fâcheux, et lorsque son père entra chez elle, il retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec lesquels il était reçu tous les matins. Plus caressante, plus empressée même qu'à l'ordinaire, elle semblait le remercier à chaque instant de sa condescendance dont elle ne doutait pas; et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s'était passé la veille, tout en elle exprimait la reconnaissance, la joie. Elle se livrait d'autant plus à l'espoir, que son père, au lieu de lui faire des reproches, l'accablait d'amitiés.

Aimable enfant! jouis de ta douce illusion; tu n'as vécu que deux mois à la cour; tu ne sais pas encore que l'âme d'un courtisan est fermée à tous les sentiments de la nature. Tu crois avoir un père, un tendre père; et tu vas bientôt apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux que ceux de ministre et de grand chambellan.

Cependant le baron chérissait sa fille. Après ses emplois, sa fortune, elle était certainement ce qu'il aimait le plus au monde; mais ces deux objets passaient avant tout. D'ailleurs il croyait de bonne foi assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi brillant, fait sous les auspices du roi et par son ordre. Très-décidé à le terminer de gré ou de force, il voulut d'abord essayer d'y parvenir par la douceur. Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les serrant tendrement: Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père? — Oh! si je l'aime! répondit-elle en embrassant ses genoux, qu'il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra jusqu'où peuvent aller l'amour, le respect de sa reconnaissante fille. — Je n'en doute pas, mais j'exige une autre preuve. — Tout, tout ce que vous voudrez, mon père, excepté… Elle allait dire d'épouser le comte; mais le baron, reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la bouche avec la main… Point d'exception, Caroline; la première preuve d'amour que je vous demande, c'est de m'écouter en silence.

Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père était entre vos mains? — Votre vie? Je la sauverais aux dépens de la mienne; en pouvez-vous douter?…. Mais comment…., pourquoi… — Je n'en attendais pas moins de vous, ma chère enfant; vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui, mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N'espérez pas que je survive un jour à ma disgrâce; elle est assurée si votre union avec le comte de Walstein n'a pas lieu. Hier, en vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage, j'allai me jeter aux pieds du roi; j'osai le conjurer de nous rendre notre promesse et notre liberté. — Caroline est un enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui convient, et dont on doit faire ce qu'on veut. Cependant vous êtes bien le maître de disposer d'elle à votre gré; mais si elle persiste dans son refus, nous pouvez la reconduire dans sa retraite et y rester avec elle: un père aussi faible ne peut être un bon ministre…. Il me tourna le dos, et ne m'a pas dit un mot de la soirée. Jugez de mon état! je n'ai que trop vu que l'on soupçonnait ma disgrâce prochaine, qu'on disposait déjà de mes emplois. O ma fille, ma fille! seras-tu donc la cause de malheur, que dis-je du malheur? de la mort certaine de celui qui t'a donné le jour?

La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de cette idée qu'elle ne l'avait été de l'aspect du comte, se précipita en frémissant dans les bras de son père: Oh! j'obéirai, j'obéirai, répétait-elle en sanglotant; j'épouserai le comte à l'instant même, s'il le faut. Causer votre mort! moi, grand Dieu! O mon père! courez vite; allez dire au roi que je ferai tout ce qu'il voudra, pour qu'il vous rende son amitié. Je vous promets, je vous jure d'être au comte, mais promettez-moi donc que vous ne mourrez pas.

Cette idée de mort l'avait tellement frappée, qu'elle craignait qu'un instant de retard ne coûtât la vie à son père. Elle aurait voulu aller dire elle-même au comte qu'elle était prête à l'épouser. Elle s'engagea de nouveau par les promesses les plus fortes, les plus positives, et ne laissa aucun repose au baron qu'il ne fût parti.

Laissée seule encore cette fois, elle ne pensa ni à danser, ni à courir après des papillons: tristement appuyée sur une main dont elle se couvrait les yeux, elle était agitée de mille sentiments contraires, et semblait craindre de faire un seul mouvement, comme s'il pouvait décider de son sort. Quelquefois son enthousiasme filial se ranimait; sa tête s'exaltait en pensant au sacrifice qu'elle allait faire à son père. Il me devra la vie, disait-elle avec une tendresse mêlée d'admiration pour elle-même, qui produisait une sensation assez douce. Oui, mais à quel prix, et avec qui vais-je passer la mienne? Alors l'image du comte se présentait, celle du père s'effaçait; Caroline frémissait, et ne comprenait pas qu'elle pût avoir la force de tenir ce qu'elle avait promis.

Elle était encore et dans la même attitude et dans le même trouble lorsque son père rentra avec précipitation, la joie peinte sur tous ses traits. Il put à peine lui dire, tant il était hors d'haleine, que le roi lui-même était en chemin pour venir chez elle, et lui amenait le comte. Oui, le roi en personne, répétait-il; cela fera du bruit, et ceux qui se réjouissaient hier de ma disgrâce pourront s'affliger ce matin. Voyez, Caroline, ce que c'est que d'être obéissante, et comme vous en êtes récompensée!

La pauvre Caroline, peu sensible à cette récompense, n'y vit qu'une conformation du cruel engagement qu'elle venait de prendre, et qu'une raison de plus de s'affliger. Son père la gronda de n'avoir pas employé à sa toilette le temps de son absence. Quelques jours auparavant, elle eût été bien fâchée elle-même d'être surprise par le roi dans son négligé du matin; mais tout lui devenait si indifférent, qu'elle attendit cette auguste visite dans le salon sans avoir même jeté un coup d'oeil sur son miroir.

Le baron lui répétait, pour la quatrième fois, comment elle devait recevoir le roi, quand le bruit des carrosses l'interrompit. Il courut au devant de son maître. La tremblante Caroline se leva, se rassit, respira des sels, et rassembla toutes ses forces pour cette pénible entrevue.

Le monarque entra, suivi seulement de son favori et de son chambellan, que tant d'honneur gonflait de joie.

Belle Caroline, dit-il en s'avançant près d'elle, et lui présentant le comte, soyez la récompense des services qu'il m'a rendus; et vous, mon cher comte, recevez de ma main celle de cette charmante épouse, et sentez bien tout le prix du présent que je vous fais.

Le comte alors s'approchant de Caroline, et prenant cette main qu'elle retirait à demi, la pria, d'une voix basse et timide, de vouloir bien confirmer son bonheur.

Pour le monde entier Caroline n'aurait pu articuler une seule parole. Si elle eût levé les yeux sur son futur époux, peut-être eût-elle trouvé la force de dire non; mais elle avait pris le sage parti de ne point le regarder. Elle se contenta d'une révérence respectueuse, et s'assit en silence par l'ordre du roi. Il en était temps; peu s'en fallut qu'elle ne réitérât la scène de la veille. Un tremblement général l'avait saisie. Elle fut encore obligée d'avoir recours à sa flacon, peut-être allait-elle se trahir par un évanouissement ou par un déluge de larmes; mais un regard jeté sur son père, près de se trouver mal lui-même d'inquiétude, lui rendit toute sa fermeté. Elle lui sourit à demi pour le rassurer, trouva la force de dire que ce n'était rien, et tout fut mis sur le compte de la timidité d'une jeune fille élevée à la campagne.

Elle espérait que la compagnie allait se retirer, ou tout au moins changer de sujet de conversation; mais elle se trompait. Ce que les rois entendent le moins, c'est de ménager la sensibilité de leurs sujets. Celui-ci, charmé du mariage qu'il venait de conclure, ne pouvait parler d'autre chose; et, sans s'apercevoir de tout ce qu'il faisait souffrir à la pauvre petite, il s'appesantissait cruellement sur les détails. Il fallait indiquer le jour, l'heure, le lieu de la cérémonie. Enfin Caroline, n'y pouvant plus tenir, retrouva la parole pour demander la permission de se retirer: elle lui fut accordée; et sa Majesté ne manqua point, lorsqu'elle sortit, de la saluer sous le nom de comtesse de Walstein.

La malheureuse petite comtesse, seule dans son appartement, s'affligea d'abord à l'excès. Enfin, après avoir beaucoup pleuré, elle comprit que cela ne changerait rien à son sort, qu'il était décidé sans retour, qu'il fallait bien s'y soumettre, et tâcher d'en tirer le meilleur parti possible.

Qu'on ne s'étonne point de voir une étourdie de quinze ans raisonner aussi sensément. Rien ne forme une jeune fille comme le malheur; et ces trois jours de trouble, d'inquiétude, de chagrins, avaient plus appris à Caroline à réfléchir, que n'auraient fait dix années d'une vie tranquille. Elle entendit enfin partir le carrosse du roi avec moins d'émotion qu'elle ne l'avait entendu arriver; et son père eut le plaisir de la trouver assez calme lorsqu'il vint lui faire part des arrangements.

Le mariage était fixé à huitaine. Le comte avait désiré qu'il fût tenu secret; aussi devait-il être célébré dans sa terre de Walstein, à six lieues de Berlin. Les fêtes, les présentations à cour, les visites, les présents, ne devaient avoir lieu qu'après la célébration.

Caroline approuva fort ce projet, et demanda à son père de passer dans la retraite les huit jours de liberté qui lui restaient. Il était si content de sa docilité, qu'à la rupture près de son mariage, elle aurait pu lui demander tout sans crainte d'être refusée. Il le lui promit, et tint parole. Sa solitude ne fut interrompue que par quelques visites de son futur époux. Le baron se chargeait de l'entretenir, et pendant qu'ils se perdaient dans la politique, Caroline se confirmait dans la résolution qu'elle avait prise.

Nous ne la suivrons point dans le détail des tristes idées qui l'occupèrent pendant ces huit jours. Il suffit de savoir qu'elle réfléchit plus qu'elle n'avait fait dans tout le cours de sa vie; nous verrons bientôt ce qui en résulta.

Le temps passe dans la douleur tout comme dans le plaisir. Voilà bientôt Caroline arrivée à ce jour redouté qui doit la lier irrévocablement. Elle avait eu le temps de s'y préparer, elle paraissait tout à fait résignée; son père était au comble de la joie et des honneurs.

Le monarque en personne voulait accompagner Caroline à l'autel. Il aurait bien désiré, le bon chambellan, que toute la terre en fût témoin; mais deux ou trois seigneurs et leurs épouses furent seuls nommés pour y assister. Il s'en consola, dans l'espoir d'avoir beaucoup de choses à raconter au retour.

On part pour la terre du comte. La jeune fiancée, plus occupée que triste, soutint assez bien le voyage et même la cérémonie, qui se fit en arrivant; et son père, s'applaudissant de l'habileté avec laquelle il l'avait amenée à obéir, eut enfin le bonheur de la présenter au roi sous le titre de comtesse de Walstein . Ce fut le seul moment où la fermeté de Caroline parut l'abandonner. Troublée par les caresses du chambellan, qui l'accablait d'éloges, elle s'en défendait, le suppliait de l'épargner; et plus le père paraissait content, plus la tristesse de sa fille augmentait.

On devait retourner le soir à Berlin, installer la jeune comtesse dans son nouvel hôtel, et l'on parlait déjà de repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux était seul dans une embrasure de fenêtre, elle s'approcha de lui, lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit qu'elle attendrait sa réponse et ses ordres. Surpris autant qu'on peut l'être, le comte ouvrit promptement le papier, et lut ce qui suit:

"J'ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous; je ne reconnais plus d'autre maître. C'est à vous seul à disposer actuellement de mon sort, et c'est de vous que j'ose attendre de la bonté, de l'indulgence, de la générosité. Oui, c'est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je veux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et sans doute le sien. O monsieur le comte! vous ne savez pas, vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous venez de donner votre main et votre nom en est peu digne encore! combien elle est enfant, peu raisonnable! combien elle a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite, auprès de l'amie respectable qui lui servit de mère! Consentez, oh! consentez, de grâce, que je retourne ce soir même à Rindaw, et que j'attende là que ma raison ait fait assez de progrès pour me soumettre sans mourir aux liens que j'ai formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive reconnaissance; il avancera peut-être cette époque. Un refus, au contraire…. soyez sûr qu'un refus vous priverait également, et pour jamais, de la malheureuse Caroline.

"Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me faire. Cette lettre aurait dû vous parvenir plus tôt; mais en vous confiant ma résolution avant notre union, je risquais la vie de mon père: à présent je ne risque plus que la mienne. Il m'a juré qu'il n'aurait pas soutenu sa disgrâce; elle était sûre si je ne devenais pas votre épouse… Je vous appartiens; le roi doit être content. J'ose encore attendre de vous qu'il ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle lui déplaît. Ah! ce n'est pas au roi à se plaindre de son zèle, de son dévouement! Je ne m'en plaindrai pas non plus, si vous consentez à ce que je vous demande."

Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant les huit jours précédents, avait été finie telle qu'on vient de la lire le matin même avant le départ.

Si jamais un homme fut frappé d'étonnement, ce fut le comte de Walstein; il ne pouvait en croire ses yeux. Quoi! cette enfant si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose avoir une volonté, et l'annoncer avec cette fermeté, ce courage! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors qu'elle avait été sacrifiée au despotisme du roi, à l'ambition de son père, et il se reprocha mortellement d'en avoir été la cause et l'objet.

Quoiqu'on se fasse toujours un peu d'illusion sur sa figure, et que le comte n'en fût peut-être pas plus exempt qu'un autre, il se rendait cependant assez de justice pour n'avoir jamais imaginé qu'on pût l'épouser par goût: mais du moins il avait cru, sur les assurances les plus positives du chambellan, sur la résignation apparente de Caroline, que c'était sans répugnance, et surtout sans contrainte.

L'instant où il apprit qu'il s'était trompé, ou plutôt qu'on l'avait trompé, fut sans doute affreux pour lui; mais il ne balança pas une minute sur le parti qu'il avait à prendre; et voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un crayon, dans l'enveloppe de son billet:

"Intéressante et malheureuse victime de l'obéissance, vous allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que vous me demandez, et réparer, autant qu'il est possible, une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si j'étais refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous rendre cette liberté qu'on vous a si cruellement ravie. Je sens tout le prix de votre confiance en moi, je saurai la mériter, Caroline, en vous sacrifiant tout mon bonheur: heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle qui en est l'objet!"

Il entr'ouvrit la porte du cabinet où Caroline s'était retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit écrit, qu'elle reçut en tremblant, comme l'arrêt de son sort, et disparut à l'instant même.

Elle le lut avec saisissement; et pendant un moment elle en fut si touchée, si reconnaissante, qu'elle aurait presque voulu rappeler le comte; mais, malheureusement pour lui, en jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui étaient pas aussi favorables que la lecture de ses billets, les bonnes dispositions de Caroline s'évanouirent à l'instant. Elle sentit plus que jamais le vif désir de retourner dans sa retraite; pensant d'ailleurs qu'il était trop tard, qu'elle en avait trop fait pour ne pas achever, qu'elle passerait pour capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant le comte, son petit billet, roulé dans ses doigts, s'effaçait avec l'impression qu'il avait produite.

Pendant ce temps-là, son généreux époux usait de tout son ascendant sur l'esprit du roi pour l'engager à consentir aux volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre: au lieu de l'irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme intéressèrent le monarque.

— Il y a de l'énergie dans ce caractère, dit-il en la finissant; et regardant le comte en la lui rendant, il ne put s'empêcher de convenir en lui-même que son favori n'était véritablement pas fait pour être celui d'une beauté de quinze ans.

C'était s'en aviser un peu tard; mais ce moment fut si favorable à Caroline, qu'il ajouta tout de suite: Allons, mon ami, passons-lui cette fantaisie: c'est une enfant qu'il faut ménager, et que l'ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est à vous, c'est l'essentiel: on vit toujours assez avec sa femme.

En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. Le nouveau projet lui fut communiqué; on lui montra la lettre de sa fille, qui, ainsi que son départ pour Rindaw, excita sa colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder quelques objections. Le roi, qui l'avait toujours vu de son avis, ne trouva pas bon qu'il voulût même essayer d'en avoir un autre; il lui témoigna son mécontentement: le chambellan, effrayé, et s'inclinant profondément, le supplia de lui pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.

Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retournerait à Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d'y rester autant qu'elle le voudrait, espérant bien qu'elle ne le voudrait pas longtemps.

On ajouta même une condition qui semblait rendre impossible une bien longue retraite, c'était le secret le plus profond sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l'exiger. On a présumé qu'il avait craint que cette histoire ne répandît une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son autorité.

Quoi qu'il en soit, il prononça que, jusqu'au moment de la réunion des époux, Caroline portât le nom de Lichtfield, et qu'on laissât ignorer à tout le monde qu'elle fût comtesse de Walstein. Il déclara que du moment qu'il en transpirerait la moindre chose, Caroline rentrerait sous la puissance de son mari, et que l'indiscret perdrait sans retour sa confiance: il le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l'assurer qu'il observerait un profond silence.

Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avaient été témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n'en firent confidence, sous le sceau du secret, qu'à une trentaine d'amis. Avant le fin de la semaine personne n'en doutait à Berlin; et pendant huit jours au moins on ne s'abordait qu'en se disant à l'oreille ou derrière l'éventail: Savez-vous que le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield? Le roi y était; c'est toute une histoire. Je la sais de la première main; n'en parlez pas; ne me nommez pas surtout.

Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu'on ne revit point Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, que le chambellan se taisait, et que bien d'autres secrets de cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, ou plutôt par n'y plus penser.

Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu'on ne l'avait imaginé. Le baron fut chargé d'apprendre à sa fille qu'on lui laissait la liberté de se confiner à Rindaw. Il devait aussi la conduire; mais le comte, craignant qu'il ne se vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettait à sa colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père qu'il lui était essentiel de ne pas s'éloigner de la cour dans ce moment critique; et comme celui-ci n'avait nulle envie de partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier à des domestiques sûrs, et de la charger d'une lettre qu'il écrivit à la baronne de Rindaw.

La réputation d'indiscrétion et d'imprudence de la bonne chanoinesse était si bien faite; elle était si bien connue, même à la cour, pour n'avoir jamais su garder un secret, qu'elle ne fut point exceptée de celui qu'on exigeait sur le mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa fille de le lui cacher avec soin.

Caroline, qui redoutait les remontrances, les persécutions journalières, ne demandait pas mieux; et l'obéissant baron, toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par ordre à son amie: "Que le mariage projeté pour sa fille étant retardé de quelque temps, il la lui confiait de nouveau."

Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand chambellan, satisfait de l'être toujours, lui accorda l'un et l'autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit partir pour Rindaw, qui n'était qu'à sept ou huit lieues de là; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et l'ambassadeur.

Caroline fut d'abord un peu surprise de se trouver seule dans une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des événements de la journée, il lui eût été difficile de rendre raison de ce qui se passait dans sa tête, où tout était désordre et tumulte: elle ne savait si elle devait se réjouir ou s'affliger.

Certainement tout allait comme elle l'avait voulu, comme elle l'avait demandé; mais peut-être, sans trop se l'avouer à elle-même, avait-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent la grande facilité d'obtenir ce qu'on désire en diminue bien le prix; d'ailleurs, sa petite vanité eût été du moins satisfaite si l'on eût eu beaucoup de peine à se séparer d'elle.

Quoi! disait-elle avec un mouvement qui tenait presque du dépit, je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'on me laisse aller! mon père, le roi, le comte, sont à l'instant tous d'accord pour m'abandonner! Est-ce indifférence, colère, ou générosité?

Elle regardait son petit billet déchiré; elle cherchait à se rappeler les expressions. Il lui paraissait qu'au moins, de la part du comte, c'était pure bonté. Elle s'attendrissait, et disait en soupirant: Quel dommage qu'il soit si laid!

Son imagination, ses regrets s'arrêtèrent aussi sur son père, qu'elle quittait, qu'elle affligeait, puis sur les plaisirs qu'elle abandonnait, et sur les beaux titres qu'elle aurait pu porter. Madame le comtesse, madame l'ambassadrice, ne sera donc que la petite Caroline!

Il y eut des moments où sa tête fut à moitié hors de la portière pour dire au cocher de retourner à Berlin; mais ils furent courts, et l'image du comte encore présente à ses yeux la faisait rentrer bien vite au fond de la voiture, en se félicitant d'avoir su l'éviter. Non, non, c'était impossible, disait-elle alors; jamais je n'aurais pu m'accoutumer à lui; il me faisait mourir de peur; et le voir toujours là, le jour, la nuit, continuellement? non, c'était impossible. Alors elle s'applaudissait de son courage, et d'avoir su concilier ses devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et conserver sa liberté.

Ces différentes idées l'occupèrent pendant les deux tiers de la route; mais plus elle se rapprochait de Rindaw, plus tout ce qui tenait aux regrets s'affaiblissait. Bientôt elle ne sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si chérie qui lui avait tenu lieu de la mère la plus tendre, et qui semblait avoir transporté sur elle tous les tendres sentiments qu'elle avait eus pour son père. Lorsque celui-ci était venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que c'était pour la marier, son désespoir fut si grand, et l'effort qu'elle fit pour s'en séparer si violent, que sa santé en avait été altérée. Depuis, elle n'avait fait que languir. Gaieté, plaisir, bonheur, tout avait disparu de Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les domestiques, tout ce village, dont elle était l'âme et les délices, ne cessaient de parler d'elle, de la regretter, et de dire qu'ils avaient tout perdu.

Qu'on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu'un soir, par un beau clair de lune, un équipage s'arrête devant le château. C'était une chose si rare à Rindaw, qu'ils accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu'ils en virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces grâces qui lui gagnaient tous les coeurs!

— Mes bons amis, je reviens vivre avec vous, leur dit-elle, n'êtes-vous pas bien aises de me revoir?

En un instant, elle fut entourée, pressée, et presque portée dans l'appartement de la chanoinesse, qui s'approchait attirée par le bruit qu'elle entendait, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter; et des voix confuses répétaient autour d'elles: Elle ne veut plus nous quitter!

La sensible chanoinesse, dont la santé était faible et les nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant quelques instants, elle put à peine respirer; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son élève par quel enchantement elle la revoyait.

Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissements sur ce mariage différé au moment de se conclure.

Par le dernier courrier, disait-elle, j'ai reçu une lettre de ton père, qui m'apprenait que le jour était fixé à….. à aujourd'hui, je crois. Revoyons….. oui, c'était bien aujourd'hui; et qui m'aurait dit que ce soir même…. — C'est l'aventure la plus singulière. — Et je les aime à la folie les aventures singulières; conte-moi tout bien en détail. S'il n'en faut pas parler, tu peux être assurée que je n'en dirai rien.

Caroline savait positivement le contraire; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu'alors avait partagé tous ses petits chagrins, tous ses petits plaisirs. C'était le premier mystère qu'elle lui faisait de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la terrible condition qu'on y avait attachée, la bonne maman eût tout su. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venaient d'elle seule; qu'elle n'avait jamais pu s'accoutumer à l'excessive laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai jamais."

Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l'embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser achever, tant elle était courroucée qu'on eût jamais eu l'idée d'unir sa Caroline à un tel monstre.

"Il faut que le chambellan n'ait plus la tête à lui, répétait-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout à fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie, je te le promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d'un borgne ou d'un boiteux. Nous te trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura de bons, de beaux yeux, et marchera droit. Le bel accouplement que ce comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir résisté. A ton âge, on voulut aussi me marier sans me consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchait horriblement, et je ne voulus plus en entendre parler. Il est vrai que j'aimais déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on s'unit; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les peines du mariage. Les liens que forme une passion ardente sont les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point voulu contracter d'autres, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon coeur n'était plus susceptible que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage."

Caroline, embarrassée de son secret, écoutait en silence, les yeux baissés, ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui, depuis trois mois, n'avait pas eu l'occasion de parler à son aise, s'en dédommageait, et n'exigeait pas de réponse.

Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air fin: Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne serait-ce point l'amour qui t'aurait donné la force de résister? Prends-moi pour ta confidente; conviens que tu connais quelqu'un qui te plairait mieux que ce comte. — Oh! tous ceux que j'ai vus me plairaient plus que lui, dit ingénument Caroline. — Tous? c'est beaucoup! et tu n'as distingué personne en particulier? Tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrais passer ta vie? Ton coeur n'est point occupé? — Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a pour moi. — Non! c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant; cela viendra, il s'en trouvera; mais qu'on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l'épouseras de ta vie.

La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisait à son bonheur, et alla dans son ancien appartement se reposer d'une journée bien fatigante.

Le lendemain, en se réveillant, elle ne savait trop où elle était, ni ce qu'elle était.

Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour la vie, je ne jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, qu'on peut m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens! J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même?

Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa quelques jours sur son coeur avec assez de force pour détruire presque toute sa gaieté. L'indulgente chanoinesse attribuant sa tristesse à la privation des plaisirs, feignait de ne pas s'en apercevoir, et redoublait de soins, de caresses pour lui faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, jusqu'aux petits animaux que Caroline avait élevés, tous les individus de château lui témoignaient à leur manière leur joie de son retour, et l'attachement qu'ils avaient pour elle.

Le tendre coeur de Caroline n'y pouvait être insensible; et le charme attaché aux lieux où l'on a passé son enfance, la douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eurent leur effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes habitudes; ses occupations journalières redevinrent des plaisirs aussi vifs qu'avant son séjour à Berlin. Son parterre, négligé depuis son absence, retrouva, par, ses soins un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa volière se peupla d'oiseaux nouveaux. La récolte des foins, des blés, les nombreux troupeaux qui couvraient la prairie, les danses sous l'ormeau, les flageolets rustiques, l'amusèrent, l'intéressèrent tout autant qu'avant d'avoir vu les spectacles, les fêtes de la cour. Elle n'avait qu'effleuré tous ces plaisirs factices; ils l'avaient plutôt éblouie qu'enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, toujours préférés par ceux dont l'habitude du grand monde n'a point corrompu le coeur et le goût, les eurent bientôt effacés; et l'été s'écoula sans qu'elle eût éprouvé ni vide ni regret.

Caroline avait rarement des nouvelles de Berlin. Son père, encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui écrivait peu, et son époux jamais. Le chambellan avait encore un autre motif pour garder le silence; il espérait la ramener par l'ennui. Le comte ne voyait que l'embarras qu'elle aurait à lui répondre, et ne pensait qu'à le lui épargner; d'ailleurs il ne savait trop que dire lui-même à une enfant qu'il ne connaissait point, dont il n'était point connu, et qui ne voyait sans doute en lui qu'un tyran odieux. Espérant tout du temps, des progrès de raison, il prit patience, et repartit pour Pétersbourg bientôt après son mariage.

Chargé, dans la suite, d'affaires très-importantes qui l'occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçait tout naturellement, pendant son absence, comme il l'aurait désiré sans oser l'exiger.

Il en résulta que Caroline n'eut pas passé trois mois à Rindaw, que tout ce qui lui était arrivé lui parut un songe dont elle se souvenait à peine, ou plutôt auquel elle ne pensait jamais. Elle éloignait elle-même de son esprit toute idée relative au comte, et personne ne cherchait à le lui rappeler. Son amie, s'étant aperçue qu'à ce nom seul un nuage obscurcissait ses traits, ne le prononçait plus. Son engagement s'effaça donc si bien de sa mémoire, que, si quelqu'un lui avait dit qu'elle était mariée, elle eût assuré de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvait pas.

Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de perfectionner ses talents: l'hiver fut employé à cette occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venaient de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y joignit l'étude de l'anglais et de l'italien: elle savait déjà le français. N'étant distraite par rien, ayant une mémoire de quinze ans, le plus grand désir de s'instruire et beaucoup de temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit s'ornait en même temps par des lectures suivies qu'elle faisait chaque soir à sa bonne maman: sa figure aussi gagnait autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle était d'ailleurs dans cet âge heureux où l'on embellit chaque jour, où chaque année qui s'écoule développe une grâce nouvelle, et ajoute aux attraits de l'innocence tous ceux de la jeunesse.

Elle grandit. Sa taille se forma, s'élança, et prit toutes les proportions, tous les contours de la beauté. Son teint devint comme la rose naissante, elle en avait la fraîcheur et l'éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie. Ce n'était plus cette petite fille dont les regards vagues n'annonçaient que l'étourderie ou la timidité. Ses grands yeux bleu foncé brillaient quelquefois de tout le feu de l'intelligence et du génie, et lorsqu'ils étaient baissés et voilés à demi par de longues paupières, ils étaient l'image parlante de la modestie et de la sensibilité.

Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit à la ménager. Sans être bien étendue, elle avait cette justesse, cette flexibilité qui plaisent bien davantage; et lorsqu'elle chantait des romances, lorsqu'elle s'accompagnait de la harpe ou de la guitare, on ne pouvait résister à la douce émotion qu'elle inspirait et qu'elle partageait elle-même.

A tous ces talents elle joignait celui, plus rare peut-être qu'on ne le pense, d'être toujours mise avec une élégance noble et simple, qui ajoutait encore à tous ses charmes. Une robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de velours noir, marquait, sans la gêner, sa taille souple et déliée; un chapeau de paille ombragé de plumes rassemblait une forêt de cheveux blond cendré; les boucles qui s'échappaient retombaient avec grâce sur un cou d'albâtre, et son joli pied n'aurait pas eu besoin, pour paraître avec avantage, du petit soulier noir qui l'enfermait.

Telle était Caroline à seize ans; et tant d'attraits n'étaient vus, tant de talents n'étaient admirés que de la bonne chanoinesse, qui en était, il est vrai, toute extasiée, et qui ne cessait de regretter les temps heureux de la chevalerie, où sa Caroline aurait été sans doute le but de tous les exploits, l'objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.

Oh! combien de fois, en la regardant jura-t-elle ses grands dieux que le comte de Walstein ne posséderait jamais tant de charmes! Comme elle aurait été furieuse, si elle avait su qu'ils lui appartenaient déjà, et que c'était pour lui seul que Caroline embellissait! Elle trouvait qu'elle méritait pour le moins un prince; mais elle lui désirait plus encore, un mari tel qu'elle en avait vu dans les romans, beau comme Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et s'étonnait beaucoup qu'ils n'accourussent pas en foule à Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.

Quant à sa jeune pupille, elle ne désirait que de rester comme elle était alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui paraissait le comble du bonheur; quelquefois seulement, lorsqu'elle était seule, et même au milieu de ses occupations les plus chères, elle éprouvait une sorte de mélancolie douce, ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvait se rendre raison. Cette espèce de tristesse était bien différente de celle que lui avait occasionnée son mariage. Celle-là était un état très-pénible; celle-ci, au contraire, avait un attrait incroyable. Si elle ne l'avait pas surmontée avec effort, elle serait restée des heures entières à rêver doucement, sans pouvoir dire à quoi.

Tout en rêvant et en s'occupant, l'hiver s'écoula assez vite. Tous les moments de Caroline étaient remplis; et il n'y a rien de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour du printemps; mais à peine avait-elle commencé d'en jouir, que son tranquille bonheur fut cruellement troublé.

Sa bonne maman, qui, depuis quelque temps, était languissante, tomba dangereusement malade. Il faudrait avoir le coeur de Caroline, savoir à quel point elle lui était attachée, pour exprimer l'excès de son inquiétude et des soins qu'elle lui rendit: pendant près d'un mois que dura le danger, elle ne quitta pas son chevet; et c'était avec peine qu'on pouvait obtenir d'elle de prendre quelques instants de repos.

On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causait cette douleur si vive. Non; cette pensée, toute naturelle qu'elle était, ne se présenta pas une fois à son esprit; absorbée dans le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir ses souffrances, Caroline ne pensait pas à elle-même.

Si, pour la rendre à vie, il eût fallu consacrer la sienne au comte, elle y eût consenti sans balancer un instant; mais elle ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché de ses larmes, lui en conserva l'objet; la bonne chanoinesse se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine: du moins le disait-elle.

Elles eurent, à cette époque, la visite du grand chambellan. Alarmé du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw avec l'espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir ramener sa fille; mais toujours contrarié dans ses projets, il trouva la malade presque convalescente, et Caroline transportée de joie, qui ne pouvait se lasser de la regarder, et ne la perdait pas de vue un instant.

Ce n'était pas assurément le moment de parler de retour; aussi n'en fut-il pas question, non plus que du comte, qui était encore à son ambassade. La chanoinesse aurait voulu parler de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage; mais, trop faible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille était un ange, qu'elle lui devait la vie, et qu'elle voulait la consacrer à son bonheur.

Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu'il espérait la trouver alors tout à fait raisonnable.

Dans tout autre moment, la visite de son père aurait vivement rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçait d'oublier; mais elle était alors trop occupée de son amie: elle avait été dernièrement trop agitée pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affaiblit la crainte d'un danger à venir, et Caroline se trouvait si heureuse d'avoir encore cette amie, qu'il lui semblait qu'elle n'avait plus de malheurs à redouter.

Cependant au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser à l'émotion qu'elle allait causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu'elle mouillait de ses larmes, elle lui disait: Maman, bonne maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrais ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière!

La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s'il était possible, elles ne se sépareraient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de Caroline: elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme était éloigné.

Est-ce à seize ans qu'on s'effraye six mois à l'avance? D'ailleurs, elle avait bien autre chose à faire alors qu'à s'effrayer! Elle était dans l'enchantement, parcourait du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvait se lasser d'admirer les progrès qu'avait faits la nature pendant ce mois de retraite et de douleur, où elle n'avait vu que son amie souffrante.

Jamais le retour du printemps ne lui avait fait une impression aussi vive, ou plutôt c'était la première fois de sa vie qu'elle remarquait, qu'elle sentait tout le charme de cette belle saison où l'on voit tout renaître, où l'on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.

La nature était alors dans sa plus grand beauté, et dut paraître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n'était point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu'elle voyait autour d'elle! Les champs, les prairies étalaient au loin le vert naissant le plus agréable; la rose de mai commençait à s'épanouir; tous les arbres étaient en fleurs; le lilas, le chèvre-feuille, la violette embaumaient l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone, la tulipe, émaillaient son parterre de leurs brillantes couleurs.

Dès le point du jour, on entendait de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différents; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol, la fauvette prolongeaient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à l'autre, formaient les concerts les plus délicieux.

Rien n'était perdu pour Caroline. Elle sentait tout; elle jouissait de tout avec délices, croyait habiter un monde enchanté; et son bonheur n'était plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante, qui ranime tous les êtres, influait aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissait à vue d'oeil: une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retiennent encore dans son appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans ses jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocents plaisirs.

Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du rétablissement de son amie, et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci était encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout à fait au bout du jardin, et qui le terminait de ce côté-là.

C'était un bosquet irrégulier et assez touffu de hêtres, de coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante, qui venait des grands jets d'eau du parterre, et produisait là un effet charmant.

La chanoinesse avait fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan était tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres; toujours elle avait conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimait aussi, parce que l'ombre et la fraîcheur y attiraient les oiseaux; et, l'été précédent, elle y avait passé de délicieux moments avec sa bonne amie.

Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence: il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvrait précisément là sur la route lui donna la facilité de les faire entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle était trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.

Peut-être Caroline elle-même se serait-elle trahie; mais elle commençait à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins ni l'argent ne furent épargnés: elle y mettait un zèle, une activité qui en inspiraient à tous les ouvriers; elle leur donnait des idées; elle travaillait elle-même aux dessins, et toujours elle était le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument achevé.

Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera du bien; il est si joli cette année! —Je le crois, mon enfant; mais je ne puis aller jusque-là. — Maman, je vous y porterai plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savait pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance lorsqu'elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.

C'était une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l'architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formaient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s'élevait un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel était le buste de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que Caroline avait d'elle. Elle avait été belle dans sa jeunesse, et lorsque le chambellan l'aimait, il avait eu plus d'un rival. Elle disait souvent avec complaisance qu'on trouvait qu'elle ressemblait beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins, les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étaient encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.

Caroline aurait bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il était consacré; mais elle ne voulait rien d'emprunt: il fallait donc qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les talents, elle n'avait pas encore celui de la poésie: elle essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se présentaient en foule, mais quatre vers n'en rendaient pas la moitié; il fallait en sacrifier à la rime, à la mesure; enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvaient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle en fut enchantée: bientôt, elle frémit de l'idée qu'ils seraient toujours là, que tout le monde les lirait. Renonçant donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d'or, au-dessous du buste: "Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur."

Un double escalier de marbre blanc conduisait dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C'était un second salon de la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un dôme élevé, et peint avec tant d'art, qu'il imitait parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui séparaient les croisées, des peintures emblématiques rappelaient l'objet pour lequel ce pavillon était élevé.

Dans l'un, on voyait Caroline à genoux devant une statue d'Esculape, l'invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie expirante.

Dans le second panneau, elle lui aidait à se soulever, pendant que de petits génies dansaient autour d'elle, écartaient les coussins, renversaient une petite table chargée de remèdes, et brisaient la faux de la mort, qui s'enfuyait dans le lointain.

Dans le troisième, on élevait le pavillon. Caroline posait le buste sur l'autel, le génie de l'amitié et celui de la reconnaissance écrivaient l'inscription.

Enfin, dans le dernier, on la voyait soutenir d'une main la chanoinesse, dont l'attitude exprimait la surprise et la joie, et lui montrer de l'autre le petit édifice dont elle lui faisait hommage. Derrière ces panneaux, on avait pratiqué des armoires pour des livres; une petite cheminée dans une des croisées; une table ronde dans le milieu; autour, des siéges portatifs et commodes.

Rien n'était oublié, et tout avait été conduit par une enfant de seize ans; mais cette enfant était guidée elle-même par un sentiment vif, tendre, qui remplissait actuellement son coeur. Son ignorance totale de toute autre espèce d'affection tournait au profit de l'amitié; et cette âme aimante, ne connaissant encore d'autre objet d'attachement que son unique amie, avait concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que la crainte de la perdre avait encore animée.

Caroline était d'ailleurs dans l'âge où le génie se développe, où l'esprit, l'imagination ont un feu, une activité qui demandent de l'aliment. Indépendamment du plaisir qu'elle préparait à son amie, elle en eut beaucoup, pour son propre compte, à faire construire ce petit édifice. C'était en quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle était une vraie jouissance, et l'exécution et l'effet lui causaient des transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne fut plus heureuse que pendant cette douce occupation; elle l'a dit souvent depuis, et n'a jamais revu ce monument sans émotion.

Que le lecteur se représente, s'il le peut, l'extase de la sentimentale chanoinesse. C'était vraiment une surprise de roman faite exprès pour elle….. Ce pavillon, qui se trouvait là comme par enchantement…. On la voit serrer dans ses bras l'intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer, par son touchant silence, tout ce qu'elle sent, et toutes les deux ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la reconnaissance.

Caroline goûta dans ce instant le bonheur le plus pur, sans aucun mélange de peines, sans qu'il fût troublé par aucune idée fâcheuse.

Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où l'on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans crainte pour l'avenir!

Le séjour de Rindaw était alors l'univers entier pour Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en était engouée au point d'y passer exactement tout le temps qu'elle n'était pas auprès de son amie. Dès qu'elle la quittait, c'était pour voler au pavillon, dont elle avait toujours de la peine à sortir. Sa construction élevée et terminée par un dôme était si favorable à la musique!… Tous les instruments y furent portés, et bientôt il ne fut plus possible d'en jouer ni de chanter autre part que dans le pavillon. Le jour était excellent pour le dessin. Au moyen des quatre croisées et des jalousies, on pouvait, à toutes les heures, avoir celui qu'on voulait, et tout l'attirail nécessaire à la peinture y fut aussitôt établit. On y lisait si tranquillement, sans bruit, sans distraction, la bibliothèque de Caroline y fut toute transportée; enfin, elle n'eut presque plus d'autre appartement. Elle n'entrait dans le sien que pour faire sa toilette a la hâte; et souvent dans celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l'impatience d'en sortir: tant il est vrai qu'une passion nouvelle peut anéantir toutes les autres! Il faut cependant rendre justice à Caroline: elle désirait plus vivement encore que son amie pût venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n'avait de plaisirs que ceux de son élève, riait de son engouement, et lui facilitait les moyens de s'y livrer. Voyons s'il durera, et si longtemps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. Jusqu'à présent sa vie tranquille s'est écoulée entre l'étude et l'amitié, sans qu'aucun sentiment plus vif en ait troublé le cours, sans qu'elle ait connu ni l'amour ni la haine: car sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, n'étaient pas de la haine; et si par hasard elle pensait à lui, c'était plutôt avec un sentiment de reconnaissance pour la liberté qu'il lui laissait.

Mais disons vrai; avouons que ce hasard arrivait bien rarement, que le comte ne se présentait presque jamais à son idée, et que son engagement s'effaçait chaque jour de son esprit. Elle jouissait de sa liberté comme si elle eût été réelle, et ne ressemblait pas mal à ces oiseaux attachés par un fil: ils planent dans l'air; ils chantent; ils se croient aussi libres que leurs camarades qu'ils voient voler autour d'eux; ils oublient leur lien, et ne s'en aperçoivent que lorsque la main qui les retient les attire, et les remet doucement dans leur cage.

Caroline avait reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique nouvelle, entre autres un recueil de romances, dont elle était passionnée. Une surtout lui plaisait excessivement; l'air convenait à sa voix, et les paroles à son coeur. Elle la chantait du matin au soir, l'accompagnait alternativement sur la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvait toujours un nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos jeunes lecteurs. Il s'en trouvera peut-être à qui elle pourra plaire aussi, et l'on sera bien aise sans doute de connaître ce qui plaisait à Caroline.

ROMANCE

AVEC ACCOMPAGNEMENT DE GUITARE.

Air noté à la fin.

La jeune Hortense, au fond d'un vert bocage,
Rêvait un jour seule sur le gazon;
La jeune Hortense, au printemps de son âge,
Ne connaissait de l'amour que le nom.
A ce nom souvent elle pense,
Craint et désire un doux lien:
Oh! ma paisible indifférence
Est-elle un mal? est-elle un bien?

Je vois l'amour dans tout ce qui respire,
Il est partout, excepté dans mon coeur.
Autour de moi tout aime, tout soupire:
Serait-ce donc le souverain bonheur?
Tout s'anime par sa présence;
Moi seule, hélas! je ne sens rien:
Oh! ma paisible indifférence
Est donc un mal plutôt qu'un bien!

Oui, mais je vois errer dans la prairie
De fleurs en fleurs le papillon léger,
Abandonnant celle qu'il a chérie:
Ainsi que lui, tout amant peut changer.
Vif emblème de l'inconstance,
Tu me dis qu'il faut n'aimer rien.
Oh! ma paisible indifférence,
Loin d'être un mal, est donc un bien.

J'ai vu souvent, pour un berger volage,
J'ai vu gémir d'innocentes beautés;
Elles fuyaient tous les jeux du village,
Pour des ingrats toujours trop regrettés:
Moi je ris, je change et je danse;
Tous les ingrats ne me font rien.
O ma paisible indifférence!
Vous êtes mon unique bien.

Ainsi chantait cette jeune bergère.
Amour l'entend, Amour se vengera:
Il tient déjà dans sa main meurtrière
Le trait fatal dont il la percera.
Bientôt, jeune et sensible Hortense,
En formant un tendre lien,
En perdant ton indifférence,
Tu vas connaître le vrai bien.

Elle la chantait un jour dans le pavillon, et cette fois-là c'était avec sa guitare. Elle répétait avec expression: O ma paisible indifférence! vous êtes mon unique bien , lorsqu'elle entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantait en second dessus: Oh! perdez cette indifférence, et vous connaîtrez le vrai bien .

Ces accents, biens différents des chants rustiques auxquels elle était accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut, écouta; et, n'entendant plus rien, elle recommença à chanter plus doucement, à s'accompagner plus légèrement, et à entendre plus distinctement la voix qui la suivait. Alors, sa guitare à la main, elle courut à la croisée qui donnait sur la route. Elle entrevit, à quelques pas d'elle, un beau jeune homme en habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étaient attachés sur le pavillon. C'était sans doute le chanteur en question; je dis qu'elle ne fit que l'entrevoir, parce qu'au même instant où elle l'aperçut, interdite et confuse d'avoir été entendue et d'être vue, elle recula bien vite au fond du pavillon; et là, s'élevant sur la pointe des pieds, et tendant le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu'elle venait de quitter. Mais elle était trop éloignée; elle n'aperçut rien. Elle aurait bien voulu chanter sa romance, seulement pour voir si on l'accompagnerait encore; mais la voix lui manqua, elle n'osa jamais, et put à peine toucher légèrement quelques cordes de sa guitare.

Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas en avant et autant en arrière, elle reprit courage, et se retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n'était plus là. Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s'éloignant lentement, et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon.

Cette petite aventure n'était rien, moins que rien assurément. Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon neuf et très-orné, il le remarque; il entend une musique délicieuse, il l'écoute; il voit à une croisée une femme charmante, il la regarde.

Il n'y a rien dans tout cela que de naturel, et cependant Caroline en fut occupée toute la journée, comme d'un événement fort extraordinaire. Il est vrai que tout devait faire événement pour elle; et tout être qui interrompt une solitude aussi profonde que l'était la sienne devient un être très-intéressant.

Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois qui ce pouvait être, et ce qu'il faisait là sur cette route écartée. Mais elle n'en parla point, parce qu'elle eut une idée vague qu'on pourrait lui interdire son cher pavillon, et que c'eût été lui ôter la vie.

Elle y vola le lendemain plus vite encore qu'à l'ordinaire; et après avoir passé près d'un quart d'heure à la croisée qui donnait sur le chemin, et s'être assurée, en regardant beaucoup de tous côtés, qu'on ne pouvait ni la voir ni l'entendre, elle prit sa guitare, s'assit dans l'embrasure de la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier couplet jusqu'au dernier; et ce dernier, qu'elle avait toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là. Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la romance d'un bout jusqu'à l'autre. Elle l'accompagna sur la harpe, mais non pas sur le piano-forté. Il était à l'autre bout du pavillon, et Caroline se trouvait si bien auprès de cette croisée! Elle nota le second dessus qu'elle avait entendu la veille; elle répéta sur tous les tons, que sa paisible indifférence était son unique bien , et personne ne vint lui dire le contraire.

Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si longtemps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses instruments, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit confusément une petite corbeille qui se trouvait là, et, ne sachant à quoi s'amuser, elle se mit à la peindre. D'abord elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardait plus souvent la croisée que son vélin; mais peu à peu son ouvrage l'attacha et l'occupa tout entière. Elle y travaillait avec application, et les fleurs naissaient sous son pinceau, lorsqu'elle entendit tout à coup dans le lointain le galop d'un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus de la veille. Il ne ressemblait point au pas lent et pesant des chevaux du village.

Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau; et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés.

Elle vit à cinquante pas un très-bel homme monté sur un cheval gris, fringant et fougueux, qu'il maniait avec grâce. Voyez comme les femmes ont le coup d'oeil juste et perçant! Elle avait à peine entrevu l'étranger de la veille; il était en habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes; il était à pied, celui-ci à cheval; il chantait, celui-ci galopait. Jusque-là il n'y a nul rapport, et cependant Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même et c'était véritablement l'homme au second dessus. Comment résister à l'envie de le voir passer, et de savoir s'il montait aussi bien à cheval qu'il accompagnait les romances?

Il avançait cet homme, ou plutôt son cheval, qu'il avait peine à dompter et à conduire, et qu'il oublia dès qu'il aperçut Caroline. Il voulut la saluer; mais l'animal profitant de la liberté qu'on lui laissait, peut-être effrayé du mouvement, fit un écart prodigieux, qui aurait désarçonné un cavalier moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair, emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour le retenir. Caroline, très-effrayée, jeta un cri perçant, et les suivit des yeux aussi loin qu'elle le put. Ils disparurent bientôt à sa vue; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus tranquille, et regarda bien longtemps encore après qu'elle eut cessé de les apercevoir. Elle se représentait le cavalier tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé… Si du moins ce maudit cheval s'était emporté dans le village, on aurait pu l'arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au château. Elle eut bien l'idée d'envoyer sur-le-champ un domestique…..mais après qui? Elle l'ignorait elle-même; et sur quelle route? Il y en avait plusieurs qui se croisaient là. D'ailleurs, il n'est pas aisé de courir après un cheval emporté; et puis comment en donner l'ordre? Elle ne l'oserait jamais; et il fallut bien rester avec son inquiétude.

Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier montait bien, comme il avait l'air ferme et sûr avant ce malheureux salut qu'elle se reprochait. Elle espéra que le maître n'ayant plus personne à saluer, le cheval se serait calmé; elle eut même l'idée qu'il pourrait bien passer encore le lendemain.

En vérité il le devrait, dit-elle, pour me rassurer. L'émotion lui ayant ôté l'envie de chanter et de dessiner, elle fit quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier, et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n'en parla point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi. Elle se coucha avec l'impatience d'être au lendemain, et l'espérance que le jour ne passerait pas sans qu'elle fût rassurée sur la vie de l'inconnu. Hier, c'était simple curiosité qui l'agitait en pensant à lui; aujourd'hui l'humanité s'y joint pour un pauvre homme en danger. Après s'en être beaucoup occupée par bonté d'âme, elle s'endormit bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent pas d'être honnête impunément.

Le lendemain… le lendemain, il tomba des torrents de pluie toute la journée. Il fut aussi impossible d'aller au pavillon, que d'imaginer qu'on pût monter à cheval. Caroline, fort contrariée, trouva la journée d'une longueur assommante, s'ennuya à la mort, et ne sut à quoi s'occuper. Tout était au pavillon, et ses livres, et sa musique, et ses crayons. Elle aurait bien voulu y être aussi, mais c'était impossible. On causa comme on put avec la bonne amie; on parla même avec assez d'intérêt de la pluie et du beau temps; on fit des voeux très-sincères pour le retour de ce dernier; on chanta quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second dessus, et au cheval qui galopait; et la journée s'écoula dans l'espérance du lendemain.

Ce lendemain… hélas! il pleuvait encore plus que la veille. Tous les nuages semblaient s'être donné rendez-vous à Rindaw. Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l'humeur, et le témoigna de bonne foi. "Voyez que c'est affreux! disait-elle à la baronne; ma corbeille qui est commencée; mes fleurs que je retrouverai toutes fanées; et celles du jardin que cette malheureuse pluie abîme! Je suis sûre que toutes les roses vont s'effeuiller, et qu'il ne me restera que les épines." — Pauvre petite! elles sont déjà dans ton coeur. Tu n'as plus cette gaieté soutenue, cette insouciance qui te faisaient supporter tous les temps, et rire et chanter les jours pluvieux comme ceux où le soleil le plus brillant éclairait l'horizon.

Elle s'impatientait si fort de le revoir ce soleil, que cette journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel s'éclaircissait: il fondait toujours en eau. Enfin, sur le soir, un léger nuage de pourpre donna quelque espérance; un vent frais la confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux, Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son appartement.

La contrariété qu'elle avait éprouvée en augmenta la prix. A peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés, pour courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n'eurent ni ses premiers regards ni ses premiers soins.

Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne voyant, n'entendant rien, elle cherche à remarquer sur le terrain humecté si elle n'apercevra point les traces fraîches des pas d'un cheval. Oh! si je pouvais seulement savoir qu'il est passé, et qu'il n'a point eu d'accident! je serais tranquille et contente; car, au fait, si je n'étais pas restée, s'il ne m'avait pas saluée, son cheval ne l'aurait point emporté: mais que je l'aperçoive seulement, et je me retirerai, pour qu'il ne soit plus tenté de me saluer.

Au même instant elle fit plus que de l'apercevoir; elle le vit très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même cheval gris, et s'avançant au grand trot du côté du pavillon, dont il était encore assez éloigné. Eh bien, il se porte à merveille: et voilà sans doute Caroline tranquille; elle va se retirer, comme elle se l'est promis, et n'y plus penser.

Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie? D'où vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les battements de son coeur? Je n'en sais rien; mais je sais bien qu'elle l'éprouve, et que tous ses mouvements s'en ressentent. Elle veut s'éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu'elle avait posé sur la tablette, et sur lequel elle était appuyée, n'étant plus retenu, s'échappe, et tombe dans le chemin: elle en fut au désespoir. Cet accident était bien involontaire, et pouvait ne pas en avoir l'air: elle sentit aussi que c'était bien pis que le salut qu'elle voulait éviter, et qu'il est encore plus difficile, lorsqu'on est à cheval, de ramasser un mouchoir que d'ôter son chapeau.

Ce calcul était juste; mais celui qu'elle fit sur les distances l'était moins. Elle jugea que le cavalier était encore assez éloigné du pavillon pour qu'elle eût le temps d'aller reprendre bien vite son mouchoir, et d'être rentrée avant qu'il passât sous la croisée. Cette idée lui parut excellente: elle remédiait à tout; c'était même le seul moyen de prouver bien clairement que le mouchoir n'avait pas été jeté tout exprès pour qu'on le lui rapportât; mais elle n'avait pas de temps à perdre en réflexions.

Elle courut aussi vite qu'elle le put à la petite porte qui donnait sur la route, et l'ouvrit précisément au moment où l'officier, déjà descendu de cheval, relevait le mouchoir. Il s'approche d'elle avec grâce et noblesse, et le lui présente en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut lui et l'autre d'un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre lorsqu'il lui demanda la permission de voir de plus près ce jardin et ce pavillon, qui lui paraissaient charmants.

Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un consentement, il attacha promptement son cheval à la porte même, et la suivit. Elle avait bien le sentiment secret qu'elle aurait dû l'en empêcher; mais comment? Voilà ce dont elle n'avait pas même l'idée; peut-être aussi n'y vit-elle pas grand mal. Son innocence, sa parfaite ignorance du monde, lui cachaient le danger de recevoir un inconnu. D'ailleurs, l'uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de cet inconnu, annonçaient un homme d'une naissance distinguée: il avait cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu'on en fait partie.

Je ne parle point d'une figure charmante, Caroline osait à peine le regarder. Cependant elle pourrait déjà nous dire que ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d'expression; que le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents; que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée; que son teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la santé; que sa physionomie, ouverte et franche, inspirait la confiance et l'amitié au premier abord.

Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avaient très-bien su remarquer, et ce qui pourrait peut-être excuser la facilité avec laquelle elle l'introduisait dans le pavillon, à moins qu'on n'aime mieux la rejeter uniquement sur l'innocence. Quoi qu'il en soit, il y est: il regarde, il admire, il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les talents de celle qui l'a décoré. L'autel et les peintures le frappent: il en demande l'explication, on la lui donne, et il saisit cette occasion d'apprendre adroitement où il est, et avec qui il est, sans avoir l'air de s'en informer; mais les noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni plus honnête, ni plus respectueux, parce que c'était impossible. La guitare et la romance, encore posées sur le clavecin, l'engagent à dire un mot en souriant du second dessus, et à demander pardon d'avoir osé mêler sa voix aux accents flatteurs qu'il entendait, et qu'il voudrait bien entendre encore; mais voyant l'embarras de Caroline augmenter, il n'insista pas, parla de musique en homme qui s'y connaît, et fut le premier à proposer de sortir du pavillon, et de se promener dans le jardins.

Caroline commençait à se rassurer. La conversation de l'inconnu, simple, agréable, animée, devait la remettre à son aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instants de promenade, elle lui parlait aussi naturellement que si elle l'eût connu toute sa vie.

Elle lui raconta naïvement tout l'effroi qu'elle avait eu du cheval s'emporter, et son inquiétude pendant ces deux jours de pluie. Mais quelque envie qu'elle eût de savoir son nom, elle n'osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu'il était capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces deux circonstances lui firent un grand plaisir: l'une l'assurait qu'il était un homme à voir, et l'autre, qu'elle le reverrait. Enfin, au bout d'un quart d'heure, qui leur parut bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la porte s'impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien malgré lui, de remonter dessus.

En vérité, lui dit Caroline pendant qu'il le détachait, à votre place je n'aimerais point un cheval qui ne veut ni qu'on salue ni qu'on se promène. L'inconnu, en souriant, lui assura qu'il serait certainement réformé, qu'il lui jouait de trop mauvais tours pour ne pas s'en défaire, et, sautant légèrement dessus, après remercié mille fois Caroline de sa complaisance, il s'éloigna d'elle le plus lentement qu'il lui fut possible, obligeant cette fois son cheval à n'aller que le pas.

Et Caroline aussi revint lentement au pavillon, lorsqu'elle l'eut perdu de vue. Sa tête et même son coeur étaient uniquement occupés de celui qu'elle venait de quitter. Qu'il est aimable! pensait-elle; et pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas accordé un frère comme lui? Oh! combien je l'aurais aimé! Mais pourquoi ne l'aimerais-je pas comme un frère, comme un ami, que le ciel m'envoie dans ma solitude? Eh! qui m'a dit que je le reverrais…. peut-être de ma vie?… Je ne sais quelle triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son coeur oppressé et ses yeux humectés de larmes: elle en fut elle-même effrayée; et, voulant se distraire, elle eut recours à sa musique; mais ces deux jours de pluie avaient relâché les cordes de sa harpe et de sa guitare, elle fut obligée de les laisser; et après avoir joué sur le piano-forté quelques adagio qui ne firent qu'augmenter sa tristesse, elle essaya le dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore moins: trois ou quatre livres qu'elle ouvrit lui parurent ennuyeux, mal écrits, quoiqu'elle en lût à peine une phrase; enfin, tout lui déplaisait ce jour-là. Elle laissa tout, revint au jardin, et fit exactement le même tour qu'elle venait de faire avec l'inconnu, s'arrêtant aux mêmes endroits, et se rappelant jusqu'à la moindre de ses expressions.

Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de savoir si elle en parlerait ou non à sa bonne maman. Elle souffrait de lui faire encore ce mystère; mais il était bien moins essentiel que celui qu'on exigeait d'elle. L'habitude de cacher un tel secret avait dû nécessairement la rendre moins confiante. "D'ailleurs, pourquoi le lui dire? A quel propos lui parler d'un homme que je ne reverrai peut-être jamais, dont j'ignore le nom? S'il revient, ce sera toujours assez tôt, et si elle allait me blâmer de l'avoir reçu, m'interdire mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.

Comme madame de Rindaw ne voyait jamais aucun de ses voisins, Caroline ignorait qui ils étaient, et jusqu'alors ne s'en était pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquait de connaître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C'était la prendre par son faible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des histoires à entendre, et la seule qui l'intéressât n'arrivait point: il n'y avait rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.

Là, c'était un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivaient tête à tête dans leur château.

Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfants; mais ce n'étaient que des filles.

Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.

Ici, Caroline, qui bâillait, se réveille; elle écoute avec attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille: il n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et malgré ses grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah! ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne allait son train, et racontait toujours; enfin, Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se souciait point de savoir, et désirant d'être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire.

"Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le verrai plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout." Mais , comme dit Montcrif, en songeant qu'il faut qu'on l'oublie on s'en souvient .

Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu'elle voulait oublier. Sans doute le projet de n'y plus penser fut la première idée qu'elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L'habitude en était si forte, qu'elle eut de la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant: Il n'y faut plus penser; et regardant souvent du côté du pavillon. "Oh! ce cher pavillon! disait-elle, je ne suis heureuse que là: je ne résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène plus."

La journée lui avait paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il était bien tard; et elle allait s'acheminer du côté du pavillon, lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas d'un cheval qu'elle commençait à connaître, et qui fit palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer; et bientôt le charmant inconnu du pavillon paraît avec toutes ses grâces.

Oh! pauvre Caroline, comme elle est émue! comme elle se reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie! Combien elle allait avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis du baron de Lindorf! Soit qu'il parle, soit qu'il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluait en baissant les yeux d'un air confus, le mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la voyait pour la première fois de sa vie; et s'adressant à madame de Rindaw, il se félicita d'avoir le bonheur d'être son voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de cet avantage.

La chanoinesse, qui ne connaissait point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre teutonique avait été malade aussi; mais, moins heureux qu'elle, il était mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, était venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchaient à la baronnie de Rindaw. Il avait compté d'abord n'y rester que peu de temps; mais ce pays lui plaisait infiniment, et depuis deux jours il avait pris la résolution d'y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avait été de connaître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.

Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux attachés sur son métier, travaillait ou gâtait son ouvrage, et gardait le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissait pas.

Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie, ensuite des lamentations sur celle du commandeur et sur sa mort, qu'elle avait ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le nommai à Caroline, qui s'informait de mes voisins." Ici le baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des félicitations sur l'héritage, qui devait être considérable; puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avait entre le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à merveille. Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans doute; c'est du côté de madame votre mère? N'était-ce pas une baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne connais que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contait le mariage de sa soeur avec monsieur votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier. C'était une inclination mutuelle: il n'y avait rien de si touchant! Je lui faisais mes confidences aussi…. Il me semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand garçon…. L'aîné de la famille, je suppose?…. Est-elle nombreuse? Avez-vous encore monsieur votre père, madame votre mère? Ils s'adorent toujours, sans doute?… Il n'y a que cela pour être heureux…. Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlais tout à l'heure, est-elle mariée? est-elle morte? Depuis bien des années j'ai perdu cela de vue."

Toute ces questions se succédaient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvait à peine placer de temps en temps un oui , un non . "J'étais fils unique; j'ai eu le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux fixés sur Caroline lui auraient dit bien des choses, si elle avait voulu les entendre.

Elle n'avait pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avait été élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les peintures; et la surprise, et tout ce qu'il savait aussi bien qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre.

C'en était trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvait plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie, surprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une migraine affreuse, inouïe, l'empêchait de faire un seul pas: et vraiment elle était si changée, sa voix même était si altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire et s'en inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui dit-elle en lui touchant le font. Déjà hier au soir vous me frappâtes à votre rentrée; vous aviez l'air rêveur, occupé. Vous me quittâtes plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours précédents, vous fûtes d'une tristesse et d'une agitation singulières; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce pavillon qui vous tue…. Monsieur le baron, c'est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité: aussi voilà ce que c'est…."

D'après tout ce qu'on lui disait, monsieur le baron pouvait, sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames espérant, dit-il, que la migraine n'aurait pas de suite. Caroline ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu'elle le priait de profiter beaucoup du voisinage et de venir souvent partager leur solitude… "Il n'y a qu'un pas d'ici chez vous. Ce pauvre commandeur souffrait de la goutte les trois quarts de l'année, et ne sortait point de chez lui. Pour vous, monsieur, qui êtes jeune, ingambe, ce ne sera qu'une promenade. Mademoiselle de Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la musique. Vous êtes musicien, sans doute? vous en ferez ensemble."

Ce dernier trait manquait à Caroline pour augmenter son embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenait avec peine les larmes et les sanglots qui l'oppressaient. Son amie, attribuant tout à la violente migraine dont elle s'était plainte, l'engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avait des idées moins tristes. Le beau, l'aimable Lindorf avait tout à fait gagné son coeur. C'était précisément l'époux qu'il fallait à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d'elle, au moins une partie de l'année, et par un établissement aussi brillant à tous égards! Lindorf réunissait tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissait déjà, puisqu'il était fils unique et qu'il avait perdu ses parents, l'héritage de l'avare commandeur devait être immense.

Déjà très-avancé au service, il paraît fait pour prétendre et parvenir à tout. Qu'on ajoute tant d'avantages à la fortune de Caroline, son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même, qui n'étaient pas à dédaigner…; enfin ils paraissaient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait baronne de Lindorf , ou qu'elle y perdrait ses peines; elle fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.

Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui serait bien difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout ce qui tenait du romanesque, l'emportait encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y attendraient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvait se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret. L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétait guère; il était impossible qu'elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devait savoir par lui-même ce que c'est qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera d'autant plus, que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il verra ce charmant Lindorf; et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie."

Pendant que la bonne chanoinesse arrangeait son petit roman, jouissant à l'avance des tendres scènes dont elle serait le témoin et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuait à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devait pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassait dans son esprit tout ce que la baronne lui avait dit très-innocemment, et n'y voyait que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disait-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est impossible. Alors elle imaginait tous les moyens de se justifier dans son esprit, et n'en trouvait pas un qui ne la compromît mille fois davantage.

Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle cette nuit! et combien son agitation augmenta le lendemain matin lorsqu'on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venait d'apporter, et dont il attendait la réponse!

Caroline, indignée, faillit le renvoyer à l'instant. Eh quoi! dit-elle, il ose déjà m'écrire! N'est-ce pas me dire à quel point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai hier de moi peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas la seule coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il était honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue.

Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible; le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenait, le retournait en tous sens, et le regardait comme si ses yeux avaient pu percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l'appartement de la bonne maman, d'ouvrir ses rideaux, de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'était passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin; elle avoua tout, jusqu'aux motifs secrets de son silence, dont elle avait été si cruellement punie.

"Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite! disait-elle: grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disait rien non plus, comme si nous avions été d'accord; et vous, maman, qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah! pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches, je les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même."

Hélas! la bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeait à lui faire aucun reproche. Elle s'était occupée toute la nuit de son mariage, qui l'enchantait toujours de plus en plus. Sa seule crainte était que M. de Lindorf, depuis longtemps au service et très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres engagements; mais la petite historie de Caroline, et la manière dont ils avaient fait connaissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète, qui lui donnèrent les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l'embrassant tendrement, et en lui disant qu'elle n'avait rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle venait de lui raconter. "Seulement, si j'avais su cela…. Il est vrai que je n'aurais pas dit bien des choses: les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les distingue!… Au reste, celui-ci me paraît bien différent des autres. Il a l'air si modeste, si honnête! — Ah! maman, dit Caroline en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent tous. Celui-ci n'ose-t-il pas m'écrire ce matin! — T'écrire, mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? — Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche: voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman; vous en ferez tout ce que vous voudrez." Et ce qu'elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuait beaucoup la curiosité.

On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présentait ses hommages à ses voisines, s'informait de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'était là que le prétexte, et cette carte ne méritait assurément pas le grand cachet qu'on avait rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre qui se trouvait sous la carte. Caroline l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit:

Du château de Risberg, 9 juin 17…

"Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère en osant vous écrire, je le sais; je vois déjà votre indignation; j'en sens déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvais m'adresser qu'à vous seule.

Vous ne connaissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous ne les connaissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance: ma franchise m'obtiendra peut-être un généreux pardon.

Je passai hier quatre fois dans la matinée, à différentes heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver et de vous demander la permission de me présenter chez vous. Il fut toujours trompé cet espoir, vous ne parûtes point dans ce pavillon chéri qu'auparavant vous habitiez sans cesse; et moi, loin d'imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette absence, j'osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. Instruite de ma témérité, ne connaissant point celui qui s'était introduit dans votre asile, sans doute elle exigeait de vous d'y renoncer! Insensé!….. J'osai même croire que vous obéissiez peut-être à regret. J'étais certain en me nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, et je ne balançai plus à me présenter l'après-midi chez elle. O mademoiselle! combien vous avez puni ma folle présomption! Votre accueil, si différent du sien, me prouva bientôt à quel point je m'étais abusé, et que c'était votre volonté seule qui vous éloignait du malheureux inconnu. Vous n'avez pas voulu me laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je vis au premier instant que cette madame de Rindaw ignorait mon existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je croyais soumise aux ordres, aux conseils d'une amie trop sévère, n'avait eu besoin que de ceux qu'elle reçoit d'une prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette prudence n'avait pour objet que l'inconnu; mais je me suis nommé, et je n'ai pas obtenu un regard! Votre silence obstiné, votre refus de me conduire au pavillon, ne m'ont que trop confirmé que c'est moi personnellement qui me suis attiré votre colère. Ah! quels que soient mes torts, je n'aurai pas celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu; mais j'ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw m'a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la quittant. O mademoiselle! que pouvais-je lui répondre, et que dois-je faire? Parlez; décidez absolument de ma conduite, de mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de Rindaw, et me soumettre à l'arrêt tacite que vous avez prononcé contre moi? Dois-je vous supplier de le révoquer? J'attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront sacrés. Mais serez-vous inexorable? Et celui que votre respectable amie daigne honorer de sa protection, n'obtiendra-t-il pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur de sa vie?"

Caroline, en lisant cette lettre, éprouvait un mélange de sentiments confus, opposés les uns aux autres, et presque indéfinissables; d'abord la plus grande surprise de se trouver, sans s'en être doutée, une prudence aussi consommée; ensuite, cette espèce de honte d'un coeur honnête et vrai, qui reçoit une louange peu méritée; puis la joie la plus pure de se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le chagrin de ce pauvre baron, et l'embarras de le faire cesser sans démentir l'opinion qu'il avait d'elle. Tout cela se peignait alternativement sur sa physionomie; cependant le plaisir dominait. Il lui semblait qu'on avait soulagé son coeur d'un poids énorme. Lorsqu'elle eut fini, elle aurait voulu presser le consolant écrit contre ses lèvres; mais elle le posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, elle la couvrit de baisers et de larmes. La baronne reprit la lettre, la parcourut encore: elle en était tout enchantée. "Et bien! quand je vous disais que ce jeune homme ne ressemblait point aux autres, avais-je tort? J'ai vu cela tout de suite. Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence! Et votre embarras, qu'il prend pour de la colère! est-ce qu'il y a rien de plus modeste et de plus honnête? Un de vos fats de la cour aurait bien su interpréter votre conduite à son avantage; mais ce Lindorf… En vérité, il est charmant; il faut le rassurer. Prenez une écritoire, mon enfant; mettez-vous là, et écrivez. — Moi, maman? dit Caroline en rougissant, je croyais que ce serait vous. — Vous savez bien que j'ai beaucoup de peine à écrire (elle avait en effet mal aux yeux depuis sa maladie, et sa vue s'affaiblissait tous les jours); mais c'est égal, vous écrirez en mon nom, et je vous dicterai."

Caroline obéit; mais l'encre était épaisse, la plume allait mal, le papier ne valait rien. Enfin, tout étant prêt avec assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle lui dicta ce qui suit:

MONSIEUR LE BARON,

"Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline; elle avait été toute la nuit dans le plus violent désespoir." — En vérité, maman, dit Caroline en s'arrêtant, je ne mettrai point cela; c'est contredire absolument ce qu'il pense de moi. La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce commencement fut déchiré; on prit un autre papier. Elle rêva encore, et dicta de nouveau:

MONSIEUR LE BARON,

"Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de voir que…" — Eh! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie. Pour cette fois, la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit qu'elle n'avait qu'à faire sa lettre elle-même. Caroline commençait à croire en effet qu'elle n'en irait que mieux; et après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou quatre commencements, elle eut le bon esprit de penser que la tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle écrivit:

"Nous vous remercions, monsieur, de l'intérêt que vous prenez à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement dissipée; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux, ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je viens de lui communiquer. Elle me charge de le faire pour elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne, de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être bien sûr, dès qu'il est connu, de la manière dont il sera reçu.

"C. D. L."

La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et bien trivial. Il y avait, selon elle, mille autres choses à dire; mais Caroline tint bon, n'y voulut rien changer, apaisa son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé de sa réponse.

On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d'une fois dans la journée, et que, lorsqu'il arriva le soir, on aurait pu la lui réciter sans y manquer d'un mot. Ce qu'il y a de sûr au moins, c'est que cette lecture répétée acheva de dissiper jusqu'à la moindre trace du chagrin de Caroline. A force de lire qu'elle était d'une prudence rare, elle finit par le croire elle-même, tout en s'avouant qu'elle n'avait jamais pensé au bon effet que produirait son absence du pavillon, et le mystère qu'elle avait fait à son amie. Il est certain du moins que c'était elle qui avait eu l'idée de n'y point aller et de se taire.

Ainsi relevée à ses propres yeux, n'ayant plus à rougir ni avec sa maman, ni avec elle-même, ni avec cet aimable Lindorf, elle l'attendit avec impatience et le vit arriver avec joie, mais non pas sans émotion: lui-même était déconcerté, un doux sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur aise, et la baronne leur fut d'un grand secours. Elle plaisanta agréablement sur l'inconnu, sur le mystère, sur la lettre, et sauva à Caroline une explication qu'elle ne demandait pas mieux que d'éviter.

Le pénétrant Lindorf s'en aperçut sans doute. Ils allèrent au pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce qui s'était passé. Seulement il la pria de lui chanter la romance de la jeune Hortense , elle y consentit; ce fut lui qui l'accompagna sur le clavecin. Il savait très-bien la musique; cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut tellement, qu'il la demanda; elle lui fut accordée, et tout de suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui présentait, et dire à demi-voix: "Comme vous êtes bonne aujourd'hui! et quelle différence de mon sort à celui d'hier!" L'ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu'elle se trouvait aussi beaucoup plus heureuse; mais elle se retint. Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain.

Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se ressemblèrent exactement: et voici l'histoire de leur vie.

Caroline reprit le matin l'habitude de son pavillon, et Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux était devenu si sage, qu'il s'arrêtait quelquefois une demi-heure entière sous cette croisée, qu'il apprit enfin à connaître, et devant laquelle il ne passa plus sans s'arrêter. Tous les après-dînées, le baron arrivait de très-bonne heure à Rindaw, où souvent il était retenu à souper; et toutes les soirées, lorsqu'il était parti, la chanoinesse, toujours plus enchantée de lui, en parlait avec enthousiasme: Caroline l'approuvait modestement. Elles se séparaient en disant toutes deux qu'il était le plus aimable des hommes. Caroline s'endormait en le répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant dans ses projets d'une union que tout semblait favoriser.

Et Lindorf… Lindorf aimait avec une passion qu'il ne cherchait plus à combattre et que chaque jour augmentait. Né avec la sensibilité la plus active et les passion les plus vives, il n'était pas parvenu jusqu'à vingt-cinq ans sans connaître l'amour, ou sans croire le connaître. Mais quelle différence de l'ardeur tumultueuse qu'il avait éprouvée à ce sentiment tendre et profond dont il était pénétré pour Caroline! Heureux de la voir, de l'entendre, de vivre avec elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne autorise, il ne désirait pas pour le moment d'autre bonheur. Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la musique et les infirmités de la baronne rendaient assez fréquents, il avait été sur le point de se trahir et de risquer l'aveu de ses sentiments, une sorte de timidité et de respect, suite ordinaire du véritable amour, l'avait toujours retenu. Caroline se confiait à lui avec tant d'innocence et de sécurité; il voyait si bien qu'elle ne lisait ni dans son coeur ni dans le sien propre, qu'il aurait regardé comme un crime de troubler cette heureuse ignorance ayant l'instant où lui-même serait libre de décider de son sort; et peut-être, hélas! n'est-il guère plus libre que Caroline! D'ailleurs, à quoi lui aurait servi cet aveu? A savoir qu'il était aimé autant qu'il aimait? Il n'en doutait pas un instant; et quand les hommes n'auraient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les femmes, Caroline était trop franche, elle connaissait trop peu l'art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentiments. Elle seule ne s'en doutait pas encore: ils étaient voilés dans son coeur sous le nom de l'amitié. Elle croyait aimer Lindorf comme on aimerait un frère, s'applaudissait de trouver chaque jour de nouvelles raisons de l'aimer davantage, et n'imaginait pas qu'un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à des liens qu'elle respectait, mais qu'elle éloignait toujours de plus en plus de sa pensée.

Eh! dans quel moment aurait-elle pu s'en occuper? Tant que Lindorf était là, et il y était souvent, on ne pensait qu'à lui seul au monde: dès qu'il n'y était plus, on ne pensait encore qu'au plaisir de l'avoir vu et à l'impatience de le revoir. Aucun autre objet ne se présentait à son esprit: absent ou présent, il était toujours avec elle; et Lindorf et son amie étaient alors pour Caroline les seuls êtres de l'univers.

Cette imprudente amie ajoutait encore, par son enthousiasme, au charme dont Caroline était environnée. Accoutumée, dès son enfance, à ne penser que d'après elle, à ne voir que par ses yeux, cela seul aurait suffi peut-être pour attacher Caroline à l'objet de la prédilection de la baronne; et cette prédilection augmentait chaque jour. Plusieurs fois, lorsqu'elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez clairs, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'obtenir Caroline, et qu'elle le regardait déjà comme un fils.

Ainsi l'heureux Lindorf, chéri d'une de ces femmes, adoré de l'autre, jouissant peut-être plus délicieusement que s'il eût été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu'il parlerait, attendait sans trop d'impatience le moment où, dégagé des liens qui l'avaient retenu jusqu'alors, il serait libre d'avouer ses sentiments à Caroline, et de lui offrir son coeur et sa main. Il travaillait cependant à l'accélérer ce moment; et depuis quelque temps un peu plus d'agitation, quelques instants de tristesse, décelaient son inquiétude et ses craintes.

Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu'il craignait de ne pas les revoir le lendemain; il vouloir aller lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes qu'il attendait avec impatience…… Mais, ajouta-t-il d'un ton plus animé qu'à l'ordinaire, on voudra bien me permettre de venir après-demain matin me dédommager de cette journée perdue. La chanoinesse l'invita pour le déjeuner; Caroline l'accompagna jusqu'au jardin, et ils se séparèrent avec l'impatience d'être au surlendemain.

Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux mois, qu'on avait passée sans voir Lindorf, leur parut longue à toutes les deux. La bonne chanoinesse l'aimait au point que, sans son amitié pour Caroline, qui dominait cependant toujours, il n'aurait, je pense, tenu qu'à lui de remplacer entièrement le chambellan dans son coeur; elle assurait du moins qu'il le lui rappelait à chaque instant, tel qu'il était dans le temps de leurs amours. — "Mon père a donc bien changé? disait Caroline. — Hélas! oui, mon enfant. Tel que tu le vois, il était charmant, et il m'aimait à l'idolâtrie… Si ta mère n'avait pas été aussi riche…, jamais, j'en suis sûre, il ne m'aurait abandonnée. Mais ce cher chambellan était un peu trop ambitieux. — Ah! pensa Caroline avec douleur, il n'a donc pas changé; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié."

Cette conversation, ce triste retour sur elle-même, l'amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son union avec lui. L'absence de Lindorf, la certitude de ne pas le voir de toute la journée, avaient disposé dès le matin son âme à l'abattement et à la langueur. Elle alla promener le soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses sombres idées la suivirent et l'accompagnèrent; celle du comte surtout la tourmentait. Malgré tous ses efforts pour l'éloigner et s'occuper d'autre chose, elle y revenait toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées, lui rappelèrent que l'automne approchait; et son coeur se serra douloureusement; un poids énorme semblait l'accabler.

Quoi! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus heureux de ma vie! Il s'est écoulé comme un instant, et il ne reviendra plus; non, il n'y aura plus de bonheur pour Caroline. Voilà déjà l'automne; et si mon père allait revenir et m'arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne maman; et si ce comte voulait… Et toi, cher Lindorf, mon frère, mon ami, mon unique ami, il faudrait donc ne plus te revoir… Ah! pauvre Caroline! pourquoi l'as-tu connu, puisqu'il fallait t'en séparer?

C'était la première fois qu'elle faisait cette réflexion. Elle lui parut bien cruelle, et l'affecta au point qu'insensiblement elle absorba toutes ses pensées.

En rêvant profondément à cette séparation qu'elle redoutait si fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du pavillon. Elle était ouverte; et Caroline fut tentée de profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans un bois qu'elle voyait en face, de l'autre côté du chemin. Depuis longtemps elle en avait l'envie; mais il ne convenait pas de s'éloigner trop du château avec le baron. Elle était seule ce jour-là; il n'y avait rien à dire: c'était le vrai moment de satisfaire sa fantaisie, et d'aller rêver dans un bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit véritablement émue du spectacle qui s'offrait à ses yeux étonnés. La soirée était superbe; les derniers rayons du soleil couchant, étincelants d'or et de pourpre, coloraient l'horizon, et répandaient des flots de lumière qui perçaient à travers l'épais feuillage des chênes antiques, élancés jusqu'aux nues. Les oiseaux faisaient entendre de tous côtés leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement doux et monotone.

Oh! si jamais un être vraiment sensible n'est entré dans un bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur un jeune coeur exalté par un sentiment vif et tendre! Caroline, d'ailleurs, n'était presque point sortie de l'enceinte du château. Accoutumée aux petits arbres de ses petits bosquets, elle se voyait seule, pour la première fois de sa vie, sous ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature; et sa disposition actuelle à la mélancolie ajoutait encore à l'émotion qu'elle éprouvait.

Elle prit au hasard la première route qui s'offrait à elle, et qui paraissait traverser le bois dans sa longueur. Elle la suivit longtemps sans s'en apercevoir. Enfin quelque bruit la tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle s'était plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face et presque dans l'avenue d'un grand et beau château. Elle n'eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à qui il pouvait appartenir… Lindorf parait dans cette avenue; il a déjà vu Caroline; il a déjà franchi d'un saut le petit mur qui les séparait; il est déjà près d'elle, et lui témoigne plus par ses regards que par ses paroles, et son étonnement, et sa joie de la trouver presque dans sa demeure.

Caroline, confuse, interdite, rougissait jusqu'au blanc des yeux, n'osait les lever sur Lindorf, et disait en balbutiant qu'elle s'était égarée, qu'elle ignorait absolument… qu'elle croyait Risberg d'un tout autre côté. Lindorf eut tout à fait l'air de la croire; et loin de la presser de s'arrêter plus longtemps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins, il eut la délicatesse de lui dire qu'il allait tout de suite la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils prendraient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute qu'il entendait par ce mot le chemin le plus long, celui-ci l'était du double. Caroline ne put s'empêcher de le remarquer, en s'appuyant sur un bras qu'elle avait d'abord refusé, et que la fatigue l'obligea de prendre. "Ce chemin, dit-elle, est bien plus long que celui du bois. — Il est vrai; c'est un détour. Pardon; j'ai voulu vous faire faire une fois ce que je fais tous les jours. — Comment? — Oui, quand je vais à Rindaw, je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens chez moi, je prends toujours celui-ci." Caroline rougit et ne répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de la journée, ou de l'embarras qu'elle avait éprouvé en se trouvant chez Lindorf, sa présence n'avait point eu cette fois son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle l'avait augmentée; des larmes roulaient dans ses yeux; elle sentait que si elle eût dit un seul mot elles auraient inondé ses joues.

Lindorf, au contraire, avait d'abord paru plus content qu'à l'ordinaire. La joie le plus pure était répandue sur sa physionomie; elle animait tous ses traits, toutes ses expressions. Il lui parlait avec feu de la beauté de la campagne, du délice d'y vivre auprès de l'objet qui nous intéresse, etc. Elle répondait à peine par quelques monosyllabes, et son coeur, était toujours plus oppressé. Son abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l'observa avec des regards où se peignaient alternativement le doute, la crainte, la tendresse et l'espérance. Il semblait avoir à dire quelque chose qu'il n'osait prononcer. La lune s'était levée; sa douce lumière éclairait leur marche silencieuse, et ajoutait encore à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline, ayant pris sur elle de prononcer quelques mots, lui demanda s'il avait reçu les lettres qu'il attendait avec tant d'impatience. — Ces lettres, répondit Lindorf avec un ton passionné…, ô Caroline! vous ne savez pas, vous n'imaginez pas à quel point elles pouvaient influer sur mon bonheur… Demain matin j'irai, je vous les communiquerai. Chère Caroline! ô ma tendre amie! vous lirez enfin dans ce coeur qui brûle de s'ouvrir entièrement à vous…, vous saurez tout ce que je pense, tout ce que je sens; et cet entretien que je vous demande décidera du sort de toute ma vie.

Ces mots, et plus encore le ton dont ils étaient prononcés, effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le voile qui déjà commençait à s'entr'ouvrir. Sans avoir la force de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras, qu'il pressait avec ardeur; et se trouvant précisément alors devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec précipitation, en lui disant d'une voix étouffée: Adieu, Lindorf; à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous apprendrai… vous saurez…

Alors elle n'y put tenir plus longtemps. Sa tête se pencha sur son sein; ses larmes, trop longtemps retenues, coulèrent en abondance; un tremblement universel la força de s'asseoir sur un banc que se trouvait derrière elle. Et Lindorf… Lindorf l'a suivie; il est à ses pieds; il presse avec transport ses deux mains qu'il couvre de baisers, et qu'elle ne songe point à retirer; il ose même la serrer dans ses bras; et la tête de Caroline se penche sur son épaule. O ma bien aimée! lui disait-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui sont le gage de mon bonheur… Fille adorée, calme-toi, rassure-toi; c'est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux qui t'en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin d'elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot; et frémissant du danger qu'elle avait couru, elle sentit que dans ce moment la fuite était le seul parti qu'elle eût à prendre. Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui voulait la retenir, elle s'échappa, et courut se renfermer dans son appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu'elle trouva, et fut assez mal pendant quelques instants, pour perdre toutes ses idées. Cet état dura peu, et celui qui le suivit fut bien plus affreux.

Heureusement pour elle, son amie s'était mise au lit avant le souper, ce qui lui arrivait quelquefois, et dormait profondément. Elle fut donc dispensée de paraître; et pour être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins, elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme de chambre.

Dès qu'elle put réfléchir, non pas de sang-froid, mais avec un peu plus de calme, à sa situation actuelle, elle sentit qu'il fallait au plus tôt instruire Lindorf qu'elle n'était plus libre, et se condamner à ne plus le revoir. L'arrêt était bien dur; la vertu le prononça, mais le coeur en gémit. Il n'était plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur la nature de ses sentiments. C'était l'amour dans toute sa force, et d'autant plus violent, qu'il se faisait connaître par les traits les plus aigus de la douleur. Si son désespoir en augmenta, elle n'en fut que plus confirmée dans la résolution qu'elle venait de prendre. Le danger était trop pressant pour balancer un instant…

Mais comment lui faire cette terrible confidence? La scène de la veille était trop présente à son esprit pour risquer de la renouveler. Elle sentait qu'il lui serait impossible de le voir, de lui parler, de lui dire elle-même: Séparons-nous pour toujours. Une lettre était donc le seul moyen, elle s'en occupa toute la nuit. Elle n'était pas facile à composer cette lettre; chaque expression ou chaque phrase lui paraissait trop froide ou trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près le tour qu'elle voulait lui donner, elle s'impatienta que le jour parût pour l'écrire. Elle ouvrait à chaque instant ses rideaux; et dès qu'elle aperçut les premiers rayons de l'aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut commencer sa pénible tâche. Mais on sait que tous ses meubles avaient insensiblement pris le chemin du pavillon, son secrétaire y avait passé comme tout le reste. Elle ne trouva pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut prendre patience, attendre que les gens du château fussent levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d'eux n'avait d'amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure. Caroline la passa à sa fenêtre.

Il n'aurait tenu qu'à elle d'y jouir d'un spectacle ravissant; et sans doute, pour la première fois de sa vie, le développement insensible du jour, les gradations de la lumière, enfin le lever du soleil paraissant dans toute sa gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression sur son coeur déchiré. Lindorf, qu'elle allait éloigner d'elle et rendre malheureux; Lindorf, dont elle n'avait connu l'amour et senti combien il lui était cher qu'au moment de s'en séparer pour toujours, obscurcissait tout à ses yeux. Elle ne pensa qu'à lui, elle ne vit que lui; et les brillantes couleurs de l'aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de la nature, tout fut perdu pour elle.

Dès qu'elle put sortir, elle courut au pavillon. Il était essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d'arriver à Rindaw; et Caroline ne doutait pas qu'il n'y vînt aussitôt qu'il lui serait possible: elle s'achemina donc tristement. Mais que devint-elle lorsqu'en entrant dans le pavillon, dont la porte était ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même, assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paraissait plongé dans une profonde rêverie! Je dis qu'elle crut le voir, parce qu'elle eut un instant l'idée que c'était une illusion de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un cri perçant, et ne put douter que ce ne fût bien lui-même, lorsqu'à ce cri elle le vit s'élancer de sa place, courir à elle, tomber à ses pieds, et lui dire avec une impétuosité qu'elle ne put arrêter: O Caroline! pardonnez… celui qui vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant, je rentrai chez moi, j'y ai passé la nuit; mais pensez-vous que le sommeil ait approché de mes paupières? Au point du jour, je me suis levé; je suis sorti; cette porte était restée ouverte… Je ne sais comment je me suis trouvé ici; mais, Caroline, je le jure, je n'en sortirai pas que tu n'aies décidé de mon sort.., ou plutôt laisse interpréter ton silence et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit; et sûr de ton aveu, sûr de l'aveu de notre amie, je cours obtenir celui de ton père… Demain peut-être, demain c'est à ton époux que tu pourras avouer sans rougir que tu l'aimes.

C'était sans doute le moment de parler, de détruire d'un seul mot les douces illusions de l'amant; mais qu'il était pénible à proférer ce mot cruel! Il s'arrêta sur les lèvres de Caroline; elle voulait et ne pouvait l'articuler.

Lindorf, abusé, continuait à interpréter ce silence en sa faveur, à l'attribuer à la modestie, l'embarras, à la timidité; et voulant enfin les vaincre et forcer Caroline à parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu'il avait posé sur le clavecin: Chère amie! dit-il en le prenant, je n'ai pas un instant à perdre quand il s'agit d'assurer mon bonheur. Je n'exige plus un aveu qui paraît trop vous coûter; mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l'instant à Berlin, et j'en reviens bientôt, je l'espère, avec le droit de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes ses forces, court à lui: "Qu'allez-vous faire, Lindorf? Vous ne savez pas… apprenez… — Quoi donc? — Un secret. — Quel secret? Parlez, Caroline; vous me faites mourir. — Eh bien! je suis… — Vous êtes…? — Mariée…"

La foudre tombée aux pieds de Lindorf l'aurait sans doute moins atterré — Mariée! répéta-t-il avec l'accent de la terreur; et le plus profond silence succéda à ce mot, ou plutôt à ce cri. Caroline tremblante s'était assise, et couvrait son visage de son mouchoir… Lindorf se promenait à grands pas… — Mariée! répéta-t-il encore en se frappant le front. Et après un autre moment de silence… Non, non, c'est impossible, absolument impossible. Vous m'abusez, Caroline; vous vous jouez d'un malheureux dont vous égarez la raison. Cessez ce jeu cruel; dites… dites-moi que vous n'êtes point mariée. — Il n'est que trop vrai que je le suis, répondit Caroline d'une voix altérée. — Mais votre amie? — Elle l'ignore; je vous l'ai dit, c'est un secret. — O Caroline! Caroline! où m'avez-vous conduit? Fatal secret! Malheureux pour toute ma vie!!!

Pendant quelques moments il fut dans une agitation que tenait du délire: il s'asseyait, se levait, appuyait sa tête contre le mur; tous ses mouvements tenaient de la fureur. Lindorf, cher Lindorf, disait Caroline, au nom du ciel, calmez-vous. Eh! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore?… — Vous malheureuse! ô Caroline!… Alors l'attendrissement prenant le dessus, des larmes… oui, des larmes, tout amères qu'elles étaient, le soulagèrent un peu. Quelques moments après, il put se rapprocher d'elle.

Caroline, lui dit-il d'un ton plus doux, expliquez-moi le donc ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même, négliger à cet excès le plus grand des biens?

Caroline, qui pouvait à peine parler, consolée cependant de la voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l'histoire de son mariage avec un seigneur de la cour qu'elle ne nomma point, voulant respecter le secret du comte; et, sans parler même de ce qui pouvait le désigner, elle dit seulement qu'une répugnance invincible pour un lien auquel elle s'était soumise par obéissance l'avait obligée à demander cette séparation, au moins pour quelque temps; qu'on la lui avait accordée sous la condition de garder le secret. "Je manque peut-être, dit-elle, à un de mes devoirs en le révélant; mais du moins je saurai remplir tous les autres, quelque pénibles qu'il soient à mon coeur. Adieu, Lindorf, séparons-nous; fuyez-moi pour toujours; oubliez, s'il est possible, l'infortunée Caroline. — Que je vous fuie! que je vous oublie! reprit Lindorf, dont la physionomie s'était éclaircie pendant le court récit de Caroline: ah! jamais, jamais… Mes espérances se raniment, et j'ose encore entrevoir le bonheur. — Que dites-vous, Lindorf? La douleur vous égare. — Non, je puis encore être heureux, si vous daignez y consentir… O ma Caroline! écoute-moi: ton coeur m'est connu; tu t'en défendrais en vain. Il m'appartient ce coeur que j'a mérité par l'excès de mon amour; et mes droits sont bien plus sacrés que ceux d'un tyrannique époux, qui abusa de l'autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces liens abhorrés seront brisés; ils le seront, j'ose vous l'assurer. Le roi est juste; il m'aime, il m'entendra: et d'ailleurs, j'ai un moyen sûr, un appui. — Malheureux Lindorf! interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique; le roi lui-même les a formés ces noeuds que rien ne peut rompre. Et quel appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein? — Du comte de Walstein! reprit Lindorf. — Son nom m'est échappé, dit Caroline; mais je compte sur votre discrétion. Jugez donc s'il vous reste le moindre espoir. — Quoi! c'est lui qui…. — Oui, le comte de Walstein est mon époux."

Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne répondit pas un mot; il paraissait absolument absorbé dans ses pensées. Enfin, sortant tout à coup de cet état de stupeur: "Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je vais vous quitter; mais je reviendrai demain matin. Il est essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure, soyez ici dans ce pavillon. Je l'exige de votre amitié. Dites, puis-je y compter? y serez-vous demain matin à huit heures? vous trouverai-je ici? — J'y serai, dit Caroline sans trop savoir ce qu'elle répondait. — A demain donc," reprit Lindorf en faisant un pas pour se rapprocher d'elle; mais se reculant tout à coup, il prit son chapeau, et disparut.

Qu'on juge de l'état où il laissa Caroline, de la confusion d'idées qui remplissaient sa tête et son coeur: celle de le revoir encore fut la première.

Mais que pouvait-il avoir à lui confier, qu'il n'eût pu dire dans ce moment? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant d'instance, et même avec une sorte de solennité?

Elle se repentait presque d'y avoir consenti; cependant aurait-elle pu le refuser? D'ailleurs, il était possible qu'il n'eût pas perdu l'idée de faire rompre son mariage. Il n'avait point dit qu'il y eût renoncé; il était donc essentiel de le revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui n'aboutiraient qu'à découvrir leur liaison, et rendre Caroline plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous. Elle pensa ensuite à l'embarras de cacher plus longtemps sa position à la chanoinesse. Qu'allait-elle penser de l'absence de son cher Lindorf? Et Caroline elle-même sentait que ce serait une consolation pour elle de pouvoir épancher sa douleur et verser des larmes dans le sein de cette indulgente et tendre amie. Mais on avait exigé d'elle une promesse si forte, si positive, et la punition dont elle était menacée lui paraissait si terrible, qu'elle n'osait confier son secret sans permission. C'était assez, c'était trop même d'en avoir instruit Lindorf; et son motif pouvait seul la justifier. Elle prit donc le parti d'écrire tout de suite à son père pour lui demander cette permission.

"Il ne lui était plus possible, disait-elle, de dissimuler avec sa bonne maman, ni de lui cacher plus longtemps son mariage. L'ignorance où était celle-ci à cet égard l'exposait à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se trahir à chaque instant, elle demandait en grâce la permission d'avouer un secret qui coûtait trop à son coeur, et blessait la reconnaissance et l'amitié qu'elle devait à madame de Rindaw. Que pouvait-on craindre? La mauvaise santé de la baronne, son goût pour la retraite, répondaient de sa discrétion. A qui le dirait-elle, puisqu'elle ne voyait jamais personne? D'ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite et les persécutions qu'elle redoutait, décidée comme je le suis à ne point la quitter, à rester auprès d'elle autant qu'elle vivra, il m'est affreux de n'oser ouvrir mon coeur à celle qui m'a tenu lieu de mère…. Oui, mon père, il m'en coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d'une fille qui, si vous l'eussiez voulu, ne vous aurait jamais quitté, dont la vie aurait été consacrée à vous prouver sa tendresse; mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu'à mon tour j'use de la liberté que mon époux et mon roi m'ont donnée. Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai . Tel est l'arrêt qu'ils ont prononcé, et que je n'ai point oublié…. Je déclare donc que je le voudrai aussi longtemps que mon unique amie existera, et que mon coeur et ma raison se refuseront aux liens que j'ai formés, etc., etc."

Caroline connaissait trop bien le despotisme de son père, pour croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait également l'épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois encore de s'adresser directement à lui, et de lui déclarer ses intentions futures avec cette fermeté qui lui avait déjà si bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette démarche, qui ne laissait pas de lui coûter infiniment, fût du moins décisive, et sentant qu'elle ne pouvait être excusée que par une répugnance invincible, elle prit sur elle de s'exprimer, non pas avec une dureté dont elle était incapable, mais d'une manière assez positive pour ne pas laisser au comte le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la permission d'avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour rester à Rindaw, elle ajoutait: "Ce n'est plus un enfant, monsieur le comte, qui cède à un caprice, à un effroi imaginaire; c'est après avoir fait et les réflexions les plus sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je sens l'impossibilité et de vous rendre heureux en vivant avec vous, et de l'être moi-même ailleurs que dans la retraite où je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes jours.

"Je crois, monsieur le comte, qu'il vaut mieux vous avouer à présent mes sentiments, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une infortunée victime de l'obéissance. Ce spectacle n'est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu'elle peut, au contraire, jouir de la douce certitude d'avoir fait mon bonheur en m'accordant ce que je vous demande avec instance.

"Je sens que ces liens, que mon coeur repousse malgré ma raison, doivent vous être aussi pesants, aussi pénibles qu'ils me le sont à moi-même… Ah! que ne puis-je, au prix de toute cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre votre liberté! Vous feriez sans doute le bonheur de toute autre femme; et moi peut-être… Nous ne sommes pas les maîtres d'écouter là-dessus le voeu de nos coeurs; mais vous l'êtes d'alléger autant qu'il est possible le poids de ces liens.

"J'ose l'attendre et de votre générosité, et d'une indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que vous attachiez le moindre prix à vivre avec Caroline ."

Il est très-vrai qu'elle y croyait à cette indifférence. Elle s'était efforcée de se persuader qu'elle n'était pas plus aimée de son époux qu'elle ne l'aimait, et qu'il lui saurait gré de s'éloigner de lui. La facilité avec laquelle il consentit à se séparer d'elle, son silence absolu depuis ce temps, toute la conduite du comte de Walstein semblait confirmer cette idée, excusait Caroline à ses propres yeux, et doit l'excuser de cette lettre à ceux du lecteur. Elle était cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna seul le courage de l'écrire dans ce premier moment de désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit partir l'une pour Berlin, et l'autre pour Pétersbourg (1) [(1) Cette lettre ne trouva plus le comte à Pétersbourg; il était en route pour revenir à Berlin. O, la lui envoya, et l'on verra dans la suite à quelle époque il la reçut.]. Elle se sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu'elle pensa qu'elle aurait dans quelques jours la liberté de l'avouer; et l'idée qu'elle ne serait point obligée de revoir le comte lui fit supporter avec moins de peine celle de ne plus revoir Lindorf. C'est trop d'avoir le double tourment de renoncer à ce qu'on aime, et la crainte de vivre avec ce que l'on hait.

Persuadée que sa fermeté la dispenserait de ce dernier malheur, elle se sentit la force de soutenir l'autre. Je ne le verrai plus, dit-elle; mais au moins je ne verrai personne, et je pourrai penser sans cesse à lui dans ces lieux qu'il m'a rendus si chers.

Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandait à chaque instant si elle ne croyait pas que M. de Lindorf viendrait ce jour-là, et qui s'étonnait beaucoup qu'il ne fût point arrivé de bonne heure comme il l'avait dit.

Sans son mal d'yeux, qui empirait tous les jours, elle se serait aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du trouble de Caroline; mais elle ne vit rien, ne parla que de son cher baron, s'inquiéta de son absence, et se promit bien d'envoyer le lendemain savoir de ses nouvelles, s'il ne paraissait point ce jour-là. Enfin elle se retira dans son appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit comme la précédente.

Dès qu'elle fut levée, elle courut au pavillon. L'heure du rendez-vous était passée, et Lindorf n'arrivait point. Elle attendit une demi-heure, qui lui parut un siècle, et pendant laquelle elle ouvrit et referma dix fois la petite porte et la croisée qui donnaient sur le chemin. Elle allait sans cesse de l'une à l'autre, regardait du côté par où Lindorf devait venir, aussi loin que sa vue pouvait aller.

Enfin elle l'aperçut, et son émotion fut si vive, qu'elle fut forcée de s'asseoir, et qu'elle ne put le saluer, lorsqu'il entra, que par une inclination de tête. Sa pâleur extrême, son abattement la frappèrent. Il s'avançait en tremblant et sans prononcer un seul mot. Quand il fut près d'elle, il mit un genou en terre, et, lui présentant un gros paquet cacheté et une boîte à portrait: "Recevez ceci, dit-il d'une voix basse et altérée, de la part d'un ami. Adieu, Caroline, adieu; soyez heureuse." Et lui ayant baisé deux fois la main avec passion et respect, il se releva, mit son mouchoir sur ses yeux, et sortit du pavillon.

Sans le paquet et la boîte qui étaient là sur ses genoux, Caroline aurait cru que cette apparition subite était un songe, une illusion. Elle suivit Lindorf des yeux avec un étonnement stupide. Dès qu'elle ne le vit plus, ses bras s'étendirent d'eux-mêmes vers la porte. O Lindorf, Lindorf! s'écria-t-elle. Mais Lindorf n'y était plus, il ne l'entendait plus.

Elle se lève avec transport, laisse tomber ce qu'il lui a remis, court à la croisée, et le voit encore qui s'éloigne avec rapidité. Bientôt elle l'a perdu de vue: alors ses larmes coulent en abondance, et préviennent peut-être un évanouissement. Pendant longtemps elle se livre au plus violent désespoir. C'en est fait, je ne le reverrai plus; il est perdu pour moi… Et les sanglots coupaient sa voix, arrêtaient sa respiration; et ses larmes recommençaient avec plus de violence. Enfin ses yeux se portèrent sur le paquet et la boîte qu'il lui avait laissés, et qui étaient à terre devant elle. Sans doute elle y trouverait quelques éclaircissements sur cet adieu si singulier. Elle relève d'abord la boîte: C'est son image que je vais voir, pensait-elle en cherchant à l'ouvrir. Cher Lindorf! en ai-je besoin pour me rappeler tes traits? C'était cependant une consolation dont elle sentait tout le prix. Elle ouvre: quelle est sa surprise!…. C'est bien l'uniforme de Lindorf, c'est bien un capitaine aux gardes, mais ce n'est point celui qu'elle aime; c'est bien un très-bel homme, mais entièrement différent de Lindorf, et qui lui est inconnu. Elle referme promptement la boîte, la jette sur la table avec colère, et court au papier: Voyons, dit-elle, si cet homme inconcevable m'expliquera ce mystère. De qui donc est ce portrait? et qu'est-ce qu'il veut que j'en fasse? Elle décachette le paquet: il renfermait beaucoup de papiers de l'écriture de Lindorf, et des lettres ouvertes d'une autre main. Caroline était si saisie, qu'elle ne comprenait d'abord à ce qu'elle lisait; cependant elle rassembla toutes ses idées, s'assit auprès d'une fenêtre, prit les papiers écrits par Lindorf, et commença sa lecture.

1ER CAHIER DE LINDORF.

Du château de Risberg, neuf heures du matin (1) [(1) Il était daté de la veille, après l'avoir quittée.]

"Le général de Walstein, père de l'ambassadeur, ayant, dans sa jeunesse, fait un voyage en Angleterre, vit lady Mathilde Seymour. Il l'aima, lui plut, demanda sa main, l'obtint, la ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des femmes. Deux enfants seulement furent le fuit de cette union. Ils eurent d'abord un fils qui remplit tous leurs voeux (c'est le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui s'éteindrait avec lui), et douze ans après une fille, dont la naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère.

"Le général fut au désespoir. Il avait adoré son épouse; il demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara qu'il ne formerait point de nouveaux liens, et qu'il consacrerait le reste de ses jours au service de son prince, de sa patrie, et à l'éducation de ses enfants. Sa fille, à laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de la soeur du général qui avait épousé le baron de Zastrow, gentilhomme saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte qu'elle fut également sous les yeux de son père.

"Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l'honneur et de la vertu, annonçait dès son enfance tout ce qu'il devait être un jour. Il donnait à ce tendre père les espérances les plus flatteuses, et lui promettait la plus douce récompense de ses soins.

"Hélas! il n'en jouit pas longtemps. La guerre était allumée entre l'Autriche et la Prusse. Le général, commandant une partie de notre armée victorieuse, s'était signalé dans plusieurs occasions. Le roi le distinguait déjà comme un de ses meilleurs officiers, lorsqu'il eut le bonheur de pouvoir prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz (1) [(1) Fait historique.].

"Le roi, n'écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure qui l'empêchait d'avancer, il risquait d'être pris ou tué, lorsque le général de Walstein s'en aperçut. Suivi seulement de son fils, âgé de seize ans, qui faisait sa première campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite ceux qui le poursuivent, et reçoit lui-même le coup mortel destiné sans doute au monarque.

"Son fils et quelques officiers, du nombre desquels était mon père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le roi consterné les suivit. Les chirurgiens, ayant examiné sa blessure, prononcèrent qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se livrait au plus vif désespoir, et ne cessait de répéter: O mon père! pourquoi n'est-ce pas moi qu'ils ont tué?

"Le général rassembla le peu de forces qui lui restaient, pour le consoler et pour le recommander au roi. Sire, lui dit-il, je vous le remets; il a partagé mes périls et ma gloire, et il saura comme moi vivre et mourir pour vous; vous lui servirez de père: ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui.

"Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté; enviez ma mort glorieuse au lieu de la pleurer, et méritez, par votre courage, l'auguste père auquel je vous confie.

"Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et touché, en serrant dans ses bras le jeune comte; je n'oublierai jamais que c'est pour moi qu'il a perdu le sien et que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et mon ami; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je répandrai sur lui.

"Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et n'entendit peut-être pas ce que le roi disait. Une expression de reconnaissance et de joie se peignit encore sur le visage du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l'autre à son fils, et faisant encore un effort, il dit à ce dernier: Mon fils… votre soeur… ma chère petite Matilde… c'est à vous que je confie le soin de son bonheur… Pauvre enfant!… Mais vous lui resterez… vous remplacerez… — Il ne put achever. Le comte voulut lui répondre, les sanglots étouffèrent sa voix; mais l'ardeur avec laquelle il baisa la main du général valait bien tout ce qu'il aurait pu lui dire. Cette main était déjà glacée; et l'instant après il rendit le dernier soupir dans les bras de mon père, qui le soutenait, en lui disant: Et vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfants… O mon roi, mon fils, mon ami, ne me regrettez pas! je meurs le plus heureux des sujets et des pères.

"Peut-être, madame, que ces intéressants détails ne vous sont point inconnus; mais dans ce cas-là, j'ai cru pouvoir au moins vous les retracer: cependant j'ai lieu de présumer que vous les avez ignorés. Ils auraient sans doute fait sur votre âme la même impression qu'ils faisaient sur la mienne, quand mon père, témoin de cette scène touchante, se plaisait à me la raconter. Oh! comme elle enflammait mon coeur! comme elle excitait en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros, qui dans un âge aussi tendre avait déjà sauvé la vie à son roi, et su montrer à la fois tant de courage et de sensibilité! Avec quelle ardeur je désirais de le connaître, m'attacher à lui, s'il m'était possible! Combien je sollicitai mon père, ou de me mener à Berlin, ou d'obtenir du roi que le comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous!

"La mauvaise santé de mon père l'avait obligé de quitter le service peu d'années après la mort du général, et depuis ce temps il s'était absolument fixé dans une terre au fond de la Silésie.

"Plusieurs années s'écoulèrent sans que le désir que j'avais de voir le comte pût être satisfaite. J'étais trop jeune encore pour paraître à la cour. Ensuite mes études commencèrent; on ne voulut pas les interrompre, et mon père, malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvait obtenir du roi qu'il se séparât de son fils adoptif, auquel il s'attachait tous les jours davantage.

"Jamais peut-être on n'avait joui d'un tel degré de faveur; mais jamais aussi il n'en fut de plus méritée. Loin de s'en prévaloir, le jeune comte ne se servait de son ascendant sur l'esprit de son maître que pour faire des heureux: aussi, loin d'être envié, il était adoré, et le nom de Walstein ne se prononçait point sans attendrissement et sans éloges. Tous les pères le proposaient pour modèle à leurs fils; toutes les mères faisaient des voeux pour qu'il devînt l'époux de leurs filles; mais peu osaient s'en flatter. Le monarque annonçait qu'il voulait le marier lui-même, et sans doute la plus aimable des femmes lui était destinée… O Caroline!… Caroline!… Mais ai-je le droit de murmurer? Non, vous deviez appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses vertus, et le comte de Walstein pouvait seul vous mériter.

"Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connaître arriva. Au retour d'une campagne fatigante, le jeune comte, ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le roi de lui permettre de passer le reste de l'été à Ronnebourg (c'est la terre que mon père habitait). Il n'était pas au pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser; il l'obtint, quoique avec peine. J'appris cette nouvelle avec transport. Il arriva; et je vis que la renommée, loin d'avoir exagéré, était bien au-dessous de la réalité.

"Le comte, dans la fleur de l'âge (il avait alors vingt-quatre ans), joignait à la figure la plus noble les traits les plus réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux surtout étaient le miroir de son âme. Ils peignaient à la fois sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d'un trait de vertu ou de courage, ils s'animaient et brillaient comme l'éclair. Il était fort grand, très-bien proportionné, avait assez d'embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre surprise, Caroline… Oui, tel était alors votre époux; tel il serait encore, si… O Caroline, j'implore votre pitié!… Dans quels affreux détails je vais entrer! quel terrible aveu je dois vous faire! Peut-être dans quelques moments serai-je odieux à celle… Mais non, non, l'âme sensible de Caroline s'attendrira sur mon sort; elle saura me pardonner et me plaindre… Ah! quels que soient mes torts, je suis assez puni."

En cet endroit, les larmes qui offusquaient les yeux de Caroline l'obligèrent à discontinuer. Le cahier s'échappa de ses mains; ses regards se portèrent d'eux-mêmes sur la boîte à portrait. Elle comprit de qui il pouvait être, étendit le bras pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la toucher. Son coeur palpitait avec force; toutes ses idées étaient confuses; elle eut besoin de les rappeler, et de se recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et continua avec une émotion qui s'augmentait à chaque ligne.

"J'étais dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à Ronnebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos positions, il me prévint par les offres et l'assurance d'une amitié dont je fus d'autant plus flatté, que j'avais précisément alors le plus grand besoin d'un ami. Mon coeur brûlait de s'épancher avec quelqu'un qui pût me comprendre. J'aimais avec fureur… Mais non, non, je n'aimais pas; ce serait profaner ce mot, et j'ai trop appris depuis à connaître le véritable amour, pour le confondre avec ce que j'éprouvais.

"Je désirais avec passion, avec égarement, une jeune fille née dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits auraient mérité un trône… O Caroline!… pardonnez si j'ose vous parler de l'objet de cette passion insensée, et entrer dans des détails qui doivent peu vous intéresser; mais j'ai besoin d'excuses pour les excès où l'amour va m'entraîner, et je n'en puis trouver que dans les charmes de celle qui me l'inspirait. Oui, Caroline, Louise était belle; elle l'était sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et vous le dire."

Ici Caroline eut une espèce d'étouffement ou de serrement de coeur qui l'empêcha de respirer. Elle se pencha sur son siége, eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle continua sa lecture.

"Mon intention, en commençant, était d'extraire du manuscrit que je joins ici, ce qui regardait directement le comte de Walstein et pouvait vous apprendre à le connaître. L'état actuel de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps que j'ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrais d'ailleurs d'affaiblir la vérité en retranchant la moindre chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc cet écrit tel qu'il fut tracé dans le temps même avec l'unique but de graver dans ma mémoire et mes remords et le souvenir de mon crime. J'étais loin de prévoir qu'il pût servir un jour à le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation… O Caroline… Caroline!… il est donc vrai que vous allez avoir le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je vais détruire ces sentiments qui m'avaient fait oublier combine j'en étais peu digne! Le seul titre d'ami de Caroline me rendait fier de mon existence, anéantissait pour moi le passé. L'ai-je donc perdu sans retour ce titre si cher, si précieux?… Non, non, je vais au contraire commencer à le mériter, en vous faisant connaître le seul mortel digne de vous. Lisez ce cahier."

(Tout ce qui précède était écrit sur une grande feuille à part qui enveloppait un cahier daté du château de Ronnebourg , et antérieur de cinq années. Caroline le prit, et lut ce qui suit.)

Ecrit au château de Ronnebourg, dans la chambre du comte de Walstein .

Août 17…

"Louise était fille d'un ancien sergent du régiment de mon père, et d'une femme de chambre de ma mère. Ils vivaient, à un quart de lieue au plus de Ronnebourg, dans une petite ferme que mes parents leur avaient donnée pour récompense de leurs services. Pendant mon enfance, j'étais continuellement chez eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m'avait nourri, et qui m'aimait comme son propre fils. Fritz, mon frère de lait, était mon intime ami; Louise, plus jeune de quelques années, était bien plus encore pour moi. Je ne pouvais me séparer d'elle un instant, ni quitter la ferme du bon Johanes.

"Il fallut m'éloigner cependant de cette famille qui m'était si chère; et lorsqu'on m'envoya dans une université, je versai autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et surtout de ma chère petite Louise, qu'en quittant la maison paternelle.

"J'obtins la permission d'emmener Fritz avec moi, et de me l'attacher pour toujours. J'ignorais alors que ce garçon avait l'âme aussi vile, aussi basse que ses parents l'avaient honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s'était point encore développé. Je le voyais actif, intelligent, fidèle, zélé pour mon service et pour mes intérêts. Il était fils de ma nourrice, frère de Louise; que de titres pour l'aimer et lui accorder toute ma confiance! Aussi fut-il plutôt avec moi sur le pied d'un ami que sur celui d'un domestique.

"Quelques années de séjour à Erlang affaiblirent beaucoup le souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon enfance. Ils se renouvelaient cependant quelquefois par les lettres que Fritz recevait de sa soeur et qu'il me montrait. Il y avait toujours un petit article si tendre pour son jeune maître; elle lui recommandait si fort de l'aimer, de le bien servir; elle lui demandait avec tant d'empressement de mes nouvelles, que j'étais attendri en les lisant, et que j'éprouvais une véritable impatience de revoir celle qui les écrivait.

"Fritz en reçut une qui lui apprenait la mort de leur mère, ma bonne et chère Christine. Louise était désespérée. Elle peignait sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que le coeur le plus dur en aurait été touché. Je pleurai sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m'avait prodigué les soins les plus tendres; je la pleurai plus que Fritz, et je fus moins vite consolé. Je me suis rappelé, depuis, qu'un jour que je lui parlais de mes regrets sur la mort de sa mère, il lui échappa de me dire: Vous pourrez voir Louise bien plus librement.

"Si j'avais eu plus d'âge et d'expérience, ce seul mot m'aurait dévoilé son odieux caractère; mais j'avais encore cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le mal, et je n'y fis alors aucune attention.

"Peu de temps après, je fus rappelé dans ma famille. Je revins à Ronnebourg quelques mois avant l'arrivée du comte, et dès le lendemain je courus à la ferme de Johanes, accompagné de Fritz. Grand Dieu! que devins-je en revoyant Louise! quel changement inouï quelques années avaient apporté à sa figure! quelle l'impression elle me fit! Jamais je n'avais rien vu d'aussi beau. Elle était en deuil. Son corset noir marquait sa taille charmante, et faisait ressortir sa blancheur; l'émotion et le plaisir animaient son teint des plus belles couleurs, et ses grands yeux bruns de l'expression la plus vive et la plus touchante; ses cheveux noirs comme le ruban qui les nouait, rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevaient toute la fraîcheur et tout l'éclat de la jeunesse. A peine l'eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu'elle produisit sur moi l'effet le plus prompt et le plus terrible.

"En allant à la ferme, j'avais résolu, pour m'amuser, de laisser deviner à Louise lequel des deux était son frère, et pour cela je m'étais mis à peu près comme lui; mais mon extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt. Fritz riait, et voyait avec joie l'impression que sa soeur faisait sur moi.

"Elle était accourue les bras ouverts et le plaisir dans les yeux; mais tout à coup elle s'arrêta devant moi, me fit une révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se jetant au cou de son frère, elle fondit en larmes. J'étais tout aussi ému qu'elle: le vieux Johanes vint ajouter encore à mon émotion; il me reçut avec tendresse et respect. Nous entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort, de ses regrets, de tout ce qu'elle avait dit sur Fritz et sur moi. Je voulais répondre, et je ne pouvais que regarder Louise et pleurer avec elle.

"Johanes me parla ensuite de ses enfants. Il me demanda si j'étais content de son fils… Louise est une bonne fille, me dit-il: elle a soin de moi et de mon ménage; elle remplace sa mère aussi bien qu'elle le peut. Tant qu'elle sera sage, et que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et heureux, jusqu'à ce que j'aille à mon tour rejoindre me chère Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à monsieur le baron, pour avoir soin de ma petite famille. N'est-ce pas, mes enfants, vous consolerez votre vieux père?

"Louise se précipite à ses pieds, dans ses bras. Fritz s'approche aussi; mais il me parut faiblement touché, ou plutôt je ne voyais que Louise, la belle et sensible Louise. J'aurais voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai contre mes lèvres: le père de Louise était alors pour moi l'être le plus respectable. Il était temps que cette scène touchante finît; mon coeur ne pouvait plus suffire à tout ce qu'il éprouvait. Je sortis de la ferme, emportant dans ce coeur éperdu d'amour l'image de Louise: Fritz s'en aperçut facilement; c'était tout ce qu'il désirait. Une liaison entre sa soeur et moi l'assurait de ma faveur et de sa fortune; peut-être même allait-il plus loin encore, et se flattait-il de devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile, intéressée, comptait pour rien le déshonneur de sa famille ou de la mienne, pourvu qu'il y trouvât son compte. Il fit donc son possible pour attiser le feu dont j'étais dévoré, et n'y réussit que trop aisément.

"N'est-il pas vrai, monsieur, me disait-il, que Louise est devenue bien jolie? Quel dommage si quelque malheureux manant possédait tant de charmes! Tenez, je crois que j'aimerais mieux la voir maîtresse d'un brave seigneur comme vous, que la femme d'un rustre qui ne sentirait pas ce qu'elle vaut.

"Ce propos et d'autres semblables ne me révoltèrent pas comme ils l'auraient fait sans doute avant que j'eusse vu Louise. La seule idée de la posséder, n'importe à quel titre, me transportait. J'avalais chaque jour, à longs traits, le poison qui corrompait mon faible coeur; il ne s'en passait point que je n'allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et toujours j'y étais bien reçu et par Johanes et par sa fille lorsqu'ils étaient ensemble. Dès que j'arrivais, Louise courait à la laiterie; elle m'apportait elle-même un grand vase rempli de lait; elle y coupait du pain bis; elle en mangeait quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontait ses anciennes campagnes en vidant sa bouteille de bière: je feignais de l'écouter, tandis que je dévorais sa fille des yeux; et je sortais toujours plus passionné.

"Si je la trouvais seule, ces attentions si touchantes, cet air de plaisir et d'amitié, faisaient place à l'embarras le plus marqué. Elle commençait des phrases qu'elle n'achevait pas; elle avait quelquefois l'air ému, attendri. Alors je ne me possédais plus, je m'approchais d'elle avec transport, je hasardais de petites libertés, je lui rappelais les jeux de notre enfance: mais elle me repoussait avec un ton si ferme, si sérieux, si décidé, qu'elle m'imposait malgré moi, et que je n'osais aller plus loin.

"De retour chez moi, je me plaignais à Fritz de la réserve de sa soeur; je le conjurais de la voir, de lui parler en ma faveur, de l'engager à me montrer plus d'amitié, de confiance. Il riait. Il m'assurait que j'étais aimé, passionnément aimé; qu'il le savait bien, et que l'embarras même de Louise dans nos tête-à-tête en était la preuve. Mais ces jeunes filles, disait-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de céder, veulent au moins avoir une excuse.

"Enhardi par cette espérance, je revolais à la ferme: si Johanes y était, on me recevait avec toutes sortes de grâces; s'il n'y était pas, je retrouvais le même embarras; et si je devenais pressant, la même résistance. Cette conduite me désespérait; et mon amour en augmentait au point qu'il ne connaissait plus de bornes.

"J'étais dans cet état de trouble et d'effervescence quand le comte vint à Ronnebourg. Je ne voyais plus que Louise; je n'existais plus que pour elle: la posséder ou mourir était le cri continuel de mon coeur. Il ne fallut pas moins que la réputation de sagesse que le comte s'était acquise, pour m'empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l'aveu de ma passion. Je redoutais d'abord son excessive raison; mais il savait si bien cacher une supériorité qu'il avait l'air d'ignorer lui-même; son âme, en même temps qu'elle était grande et forte, était si douce et si sensible; il joignait avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité de l'âge mûr, que celle-ci paraissait à peine, et finit par ne plus m'effrayer. J'osai compter sur son indulgence; et un jour qu'en me promenant avec lui il me raillait sur mon air absorbé, rêveur, j'osai lui en dévoiler la cause et lui ouvrir mon coeur. Je n'omis aucun détail; j'y mis sans doute la chaleur et le feu dont j'étais pénétré. Il me parut que Walstein m'écoutait avec beaucoup d'émotion et d'intérêt. Quand j'eus fini il me serra dans ses bras: O mon jeune et sensible ami! me dit-il, que de chagrins vous vous préparez! Il allait ajouter quelques conseils, je l'interrompis: Cher comte! ce ne sont pas des conseils que je vous demande, c'est de la pitié, c'est de l'indulgence; c'est de consentir à voir ma Louise, et d'attendre pour me juger que vous l'ayez vue. Et en disant cela, je l'entraînai du côté de la ferme.

"Louise était seule et fort triste; il me parut même qu'elle avait pleuré, mais elle n'en était que plus intéressante. A notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son beau visage d'une rougeur modeste; sa timidité, son embarras ajoutaient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous reçut aussi bien qu'il fut possible. J'observai qu'elle regardait souvent le comte, et qu'il lui échappait des soupirs qu'elle s'efforçait d'étouffer: lui la suivait des yeux avec étonnement, et les jetait ensuite sur moi avec une expression de douleur.

"Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise cultivait, il y avait aussi quelques fleurs. Elle nous cueillit à chacun un oeillet. Je ne pus m'empêcher de remarquer qu'elle donna le plus beau à mon ami; mais ce n'était sans doute qu'une politesse, et je ne pouvais pas être jaloux du comte, qu'elle voyait pour la première fois. J'étais plutôt charmé qu'elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir en sa faveur. Je voyais que rien n'échappait à Walstein, l'arrangement du petit jardin, la propreté du ménage: il eut l'air de tout voir, de tout sentir.

"Nous sortîmes, et nous rencontrâmes à quelques pas Johanes, qui revenait des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe blanche frappèrent le comte. C'est le père de Louise, lui dis-je. Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchais à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regards ardents cherchaient à pénétrer sa pensée; il gardait aussi le silence; enfin je le rompais le premier…

"Eh bien! mon cher comte, suis-je donc si coupable d'adorer Louise? — Non, non, me répondit-il, vous n'êtes encore que malheureux, je le vois; vous deviez l'aimer, l'idolâtrer… Et, m'embrassant avec tendresse: Non, vous n'êtes pas coupable; mais un jour de plus, et peut-être vous le deviendrez. Fuyez, mon cher Lindorf, fuyez cette fille dangereuse; il ne vous reste d'autre ressource. Si l'amitié la plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas; je vous mènerai à Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit loin d'ici. — La fuir! m'éloigner d'elle! vivre sans Louise! non, jamais, jamais. — Eh, grand Dieu! que prétendez-vous? me dit-il vivement; quel peut être votre espoir, en vous livrant à cette passion? L'épouser? Pensez à vos parents que vous plongeriez dans le tombeau. La séduire? Je n'imagine pas que vous en ayez la détestable idée. Louise est l'image de la vertu, de l'honnêteté; et ce respectable vieillard, qui vous estime, qui vous aime, qui vous reçoit chez lui, trahiriez-vous sa confiance pour lui ravir ce qu'il a de plus cher au monde? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité. Il écoutera la voix de l'honneur, de la raison, de la véritable amitié; et s'il verse des larmes, ce ne sera pas du moins le remords déchirant qui les fera couler…

"Les regards, la voix du comte, avaient une expression que je ne puis rendre, et qui pénétra jusqu'au fond de mon coeur. Il me semblait que c'était un dieu, une intelligence suprême descendue du ciel pour m'éclairer. Tout ce que je venais d'entendre était si différent de ce que me disait Fritz tous les jours; je m'étais si peu accoutumé à envisager ma passion sous un point de vue aussi criminel, que je fus absolument atterré; je n'eus pas la force de répondre un mot. Le comte qui m'observait, voyant ce qui se passait dans mon âme, prit ma main, et la serrant dans les siennes: Je vois, me dit-il, que ce que je vous dis fait impression sur vous et que la vertu va reprendre son empire. Venez, mon ami; allons demander à votre père la permission de faire un petit voyage; nous partirons dès demain. — Demain! m'écriai-je avec transport; partir demain! m'éloigner d'elle! ne pas la revoir! ignorer si je suis aimé, si je la retrouverai! Non, Walstein, non, ne l'espérez pas; je ne le puis; ce serait m'ôter la vie. Alors appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes brûlantes, j'ajoutai: Oui, sans doute, vos discours m'ont frappé, et j'en ai senti toute la force. Que n'avais-je un ami comme vous dans les commencements de cette fatale passion! A présent il est trop tard. C'est un feu qui me brûle, qui me dévore. Je le sens trop, il n'y a plus pour moi que Louise ou la mort. Cependant vous le voulez, j'essayerai de suivre en partie vos conseils, d'être quelques jours sans la revoir, sans aller à la ferme; mais au moins que je sente que je suis près d'elle. O mon cher comte! je suis un malade à qui il faut des ménagements, et qu'un remède trop violent tuerait sur-le-champ.

"Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans doute m'amener par degrés à consentir à une plus longue absence.

"Dès le soir, je dis que je n'étais pas bien. Je voulais m'imposer l'obligation de rester dans ma chambre. Je sentais que si j'en étais sorti, mes pas se seraient portés d'eux-mêmes chez Louise. Une feinte maladie m'en ôtait la liberté; mais elle n'était pas feinte depuis plusieurs jours. J'étais consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes passion. Je ne dormais plus; je mangeais à peine. Mon changement excessif alarmait mes parents; mais je leur assurai que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiraient pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à ma fermeté, me quittait peu. Tant qu'il était auprès de moi, il animait mon courage, il soutenait ma raison, et je sentais moins le tourment de ma passion; mais dès qu'il s'éloignait, elle reprenait tout son empire, et Fritz y ajoutait de nouvelles forces.

"Il s'était bien aperçu, par quelques mots qu'il avait entendus et par ceux qui m'échappaient à moi-même, que le comte combattait mon amour. Il en travaillait avec plus d'ardeur à l'exciter, et il ne fallait pas pour cela de grands efforts. Dès que j'étais seul avec lui, je ne pouvais m'empêcher de lui parler de sa soeur. Il m'assurait quelle gémissait de mon absence, et de me savoir malade; que depuis quatre jours qu'elle ne m'avait vu, elle ne faisait que pleurer. Cette pauvre fille vous ferait pitié, monsieur le baron; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son coeur. Pour moi, je crains qu'elle n'en meure. Je suis toujours à la rassurer, à lui dire qu'elle n'est pas la première paysanne qui ait aimé un grand seigneur; qu'elle serait trop heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que certainement vous ne l'abandonneriez jamais.

"Ces conversations, souvent répétées, enflammaient mon imagination et mon coeur, affaiblissaient ma résolution. Enfin un soir, c'était le cinquième ou le sixième jour de ma retraite, le comte m'ayant quitté pour aller à la chasse, et Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure, je ne pus y résister. Je m'échappe comme un enfant que son Mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant bien être de retour avant l'arrivée du comte.

"Johanes était aux champs, et Louise seule à la maison, son rouet devant elle. Elle ne filait pas, cependant; sa tête était appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses yeux. Elle ne me vit point d'abord, mais, au bruit que je fis en fermant la porte, elle leva les yeux, et fit un cri. Eh! mon Dieu! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment! c'est vous! On disait que vous étiez si malade! je suis bien aise de voir que… Je ne lui laissai pas le temps d'achever. L'intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur, ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet amour dont Fritz me parlait sans cesse.

"Enchanté, transporté et de la revoir et de la trouver sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je lui dis; ma tête n'y était plus, et je m'exprimais avec tant de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée; mais elle ne pouvait ni m'arrêter ni m'échapper. Je m'étais saisi de ses deux mains, que je tenais avec force et que je couvrais de baisers, lorsque la porte s'ouvre, et le comte paraît.

"Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita bien vite pour sortir précipitamment. Je m'étais relevé; mais je n'osais regarder mon ami. — Vous ici, Lindorf! me dit-il enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous retrouve aux pieds de Louise! — Ce n'est donc pas moi que vous y veniez chercher? répliquai-je avec un étonnement plus grand encore que le sien. Je ne sais ce qui se passait alors dans mon âme. Je n'avais pas de soupçon, non, je n'en avais pas; cependant je ne savais comment expliquer son arrivée inattendue à la ferme.

"J'avais pensé d'abord que ne m'ayant pas trouvé chez moi, il m'avait soupçonné là; mais la surprise qu'il n'avait pu cacher détruisait cette idée. — Non, me dit-il en se remettant, ce n'était pas vous que je cherchais ici; j'avais à parler à Johanes. Je vous expliquerai… et, me prenant sous le bras, il m'emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes dehors, il me raconta que son sergent recrutait au village prochain, qu'il venait de lui parler, et qu'ayant engagé plusieurs hommes que le vieux Johanes devait connaître, il était entré en passant pour lui demander des renseignements.

"Cela me parut plausible, et détruisit l'espèce d'inquiétude vague que j'avais malgré moi. — A présent, me dit le comte, permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez là, ce que vous disiez à Louise dans une attitude aussi pressante et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m'avez accordé votre confiance; je croirais la trahir indignement, si je ne cherchais pas à vous sauver du plus grand des dangers. Vous m'aviez promis d'être huit ou dix jours sans voir Louise. Quel était le but de cette visite que vous m'avez cachée? — De me convaincre que j'étais aimé, et dans ce cas là… — Eh bien?… — Et bien! dans ce cas-là. de tout sacrifier à Louise, de renoncer à tout pour elle: famille, patrie, fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au bout de monde, s'il le faut. Je lui ai offert, à son choix, un mariage secret, ou un enlèvement; et je suis décidé à l'un ou à l'autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de m'assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur sa discrétion. — Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y consent-elle? — Elle ne m'a pas répondu, vous êtes entré; mais elle s'attendrissait. J'ai vu couler ses larmes; et d'ailleurs je suis assuré d'être aimé. — Vous pourriez vous tromper, me dit le comte; je crois savoir plus sûrement encore que Louise aime ailleurs. — Elle aime ailleurs? répétai-je avec fureur; si je le croyais!… Mais non, Louise est l'innocence même; elle ne sort jamais de chez elle; elle ne voit que son père, son frère et moi. — Et un jeune paysan du village, reprit le comte, qu'on nomme Justin, je crois. On assure que Louise et lui s'aiment depuis trois ans, et que Johanes ne veut point consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre; mais s'il est vrai qu'il soit aimé….

"Je ne pouvais plus rien entendre; mon sang bouillonnait dans mes veines; la jalousie et toutes ses fureurs pénétraient mon âme. J'interrompis le comte en l'arrêtant par le bras, et, fixant sur lui des yeux égarés: Puis-je savoir, comte, de qui vous tenez ces informations? Il me paraît bien étonnant… Ma physionomie était si renversée, et le son de ma voix si altéré en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé.

"Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m'embrassant, cher Lindorf, calmez-vous, remettez-vous: il se peut que l'on m'ait trompé. Je m'en informerai, je le saurai, je vous le promets. Avant qu'il soit peu, je vous apprendrai de qui je tiens ces détails, et s'ils sont fondés. O mon ami! ajouta-t-il avec le ton le plus pénétré, vous déchirez mon coeur: il n'est rien que je ne fasse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. — Au bonheur! dis-je à demi-voix, il n'y en aura jamais pour moi sans Louise.

"Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et tendre, m'avaient un peu remis: je pensai qu'en effet il était mal informé. Je connaissais ce Justin, et jamais je n'avais eu sur lui le moindre soupçon. C'était un pauvre orphelin, dont le seul avantage était une assez jolie figure cachée sous des haillons grossiers, qui attestaient son extrême pauvreté. Elevé par charité dans la paroisse, on lui avait confié la garde de tous les troupeaux. J'avais entendu parler souvent de la dextérité, de l'honnêteté, du zèle et même du courage avec lesquels il remplissait son petit emploi. Tous les animaux prospéraient par ses soins: il savait les guérir de la plupart de leurs maladies; il savait aussi les défendre, et il avait déjà tué deux loups qui avaient attaqué son troupeau. On vantait encore ses talents. Il faisait de jolis ouvrages en bois et en osier, seulement avec son couteau; il avait la voix très-belle, et jouait très-bien du flageolet sans avais jamais eu d'autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être l'amour. Souvent en chassant je m'étais arrêté pour l'écouter; mais jamais il ne m'était entré dans l'esprit que le pauvre berger Justin pût être mon rival. Louise me paraissait si fort au-dessus de lui! Il est vrai que je la voyais au-dessus de tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait leur naissance était bien égale, un peu plus de fortune mettait seule quelque différence entre eux, et, malgré sa misère, Justin était un fort joli garçon. Je me rappelai très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j'avais souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté-là. Il est vrai qu'il y était toujours lui-même, et que jamais je ne l'avais trouvé chez Louise. Quelquefois j'avais parlé à elle ou à son père des chants et du flageolet du jeune berger, il ne m'avait pas paru qu'ils y eussent fait la moindre attention.

"Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savais ce que je devais croire; dans le fond, cette rivalité m'humiliait trop pour ne pas chercher au moins à en douter.

"Dès que je fus chez moi j'appelai Fritz. Fritz, lié intimement avec sa soeur, et qui passait chez son père la moitié de sa vie, devait en savoir quelque chose. Je le questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec Louise, sur leur inclination prétendue et sur le mystère qu'on m'en avait fait. D'abord il parut très-surpris; il nia tout, parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m'assura que sa soeur pensait de même, et qu'elle serait très-offensée de ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvais tenir une telle imposture. J'eus l'imprudence de nommer le comte. — Monsieur le comte sait bien ce qu'il fait, répondit Fritz en secouant la tête; il n'a garde de vous conter que c'est lui-même qui aime Louise, et qui, ce matin encore… Mais il faut pas tout dire.

"Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après s'être fait beaucoup presser, il m'apprit que depuis le jour que j'avais mené le comte à la ferme, il était devenu passionnément amoureux de Louise; que pendant ma retraite il n'avait pas passé un seul jour sans y retourner, et sans chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes; que ce matin même encore, lui, Fritz, l'avait trouvé là, près d'elle, et qu'il avait voulu l'engager au secret vis-à-vis de moi. Peut-être l'aurais-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas trop chagriner monsieur; mais quand je vois qu'il cherche à calomnier ma soeur, en l'accusant d'aimer un gueux comme Justin, je ne puis plus me taire; aussi bien je voulais consulter monsieur le baron là-dessus. Louise est sage; oh! elle est sage, et d'ailleurs elle aime trop monsieur le baron pour en aimer un autre… Mais, après tout, que sait-on? les jeunes filles… Ce comte est si riche, si pressant! et puis il est son maître, lui, il n'y a là ni père ni mère. Tout cela est diablement tentant; et s'il allait aussi l'enlever! car il l'aime au point qu'il est capable de tout. Le mieux ne serait-il pas de le prévenir? Si monsieur le baron le voulait, cela serait fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en sûreté. Pour moi, je l'ai toujours dit, j'aime mieux qu'elle soit à monsieur qu'à tout autre.

"Pendant que Fritz me parlait, mon agitation était excessive. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce que je devais penser de la conduite du comte. Mon estime pour lui était si bien établie dans mon âme, que je ne pouvais me persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable amitié, n'auraient donc été que des piéges pour m'éloigner de Louise, pour m'enlever cet objet adoré.

"Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte; et regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures auxquelles je n'ajoutais aucune foi. Je fis plus, je voulus aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette infâme accusation, sûr que d'un seul mot il effacerait chez moi jusqu'à la moindre trace du soupçon.

"J'y courus; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation était impossible; la leur roulait sur les devoirs de la société, sur les moeurs, sur le véritable honneur. Le comte dit à ce sujet des choses si fortes et si bien senties; il exprima avec tant d'énergie la façon de penser la plus noble et la morale la plus pure, que j'eus honte intérieurement d'avoir pu douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne point lui en parler. Il me semblait que ce serait un nouvel outrage, et que, vis-à-vis d'un homme tel que lui, c'était moi qui aurais à rougir de mes soupçons. Il fallait, d'ailleurs, jusqu'à un certain point, le compromettre avec mon domestique, et cela ne se pouvait pas; je résolus donc me taire, et de faire taire Fritz, qu'un faux zèle pour mes intérêts pouvait avoir égaré.

"Mais tout en repoussant de mon coeur ce qu'il m'avait dit sur le comte, je n'en étais pas moins décidé à profiter de sa bonne volonté pour l'enlèvement de sa soeur. J'admirais les principes du comte sans me sentir la force de les imiter, ou plutôt je m'aveuglais sur les suites de cette action. J'imaginais consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes. Insensé que j'étais! comme si l'or pouvait dédommager un père de la perte de sa fille, et d'une fille telle que Louise! Mais je ne raisonnais plus, je n'étais plus à moi-même. Funeste et terrible effet des passions! Qu'elles sont redoutables, puisqu'elles peuvent égarer à ce point un coeur fait pour être honnête et vertueux!

"Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse levé: il était habillé et botté. — Lindorf, me dit-il, je vais jusqu'au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à sa ferme de Johanes, à qui j'ai à parler. Après votre scène d'hier, j'imagine que vous et Louise seriez également embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis que j'y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez encore vous échapper, vous n'ayez pas la même surprise qu'hier, et après m'avoir serré la main, il me laissa seul.

"Cette visite à la ferme, dont il me parlait de si bonne foi, aurait dû me rassurer plutôt que de m'alarmer. Il ne pouvait savoir que j'étais averti, donc il n'y avait point de mystère; cependant je n'étais pas à mon aise. Une sorte de défiance s'insinua dans mon âme, je sonnai. Fritz n'était pas là, ce fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il était du village, et il y allait tous les jours. Je lui demandai, de l'air le plus indifférent qu'il me fut possible, si le sergent du comte était là pour recruter; il me répondit que oui, et même qu'un de ses frères s'était engagé, et aussi ce Justin, que le comte avait prétendu être amant aimé de Louise. Monsieur le comte, me dit-il, est un si digne homme, que tous nos jeunes gens voudraient servir sous lui.

"Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes. Tranquille, et sur le comte et sur ce Justin, je ne pensai plus qu'au projet d'enlever Louise, et de me l'attacher pour jamais. Cette idée fermentait dans ma tête et dans mon coeur. A vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on n'imagine aucun obstacle à ce qu'on désire. Secondé par Fritz, tout me paraissait possible, et je l'attendis avec impatience pour nous concerter ensemble; mais il ne paraissait point, et le comte revint.

"Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me trouva l'air fort extraordinaire, et me le dit tout naturellement. Je vis qu'il cherchait à me sonder. Ne voulant pas trop le compromettre, je ne m'ouvris qu'à demi; mais j'en dis assez pour lui faire comprendre que je persistais dans mes projets de la veille. L'après-dînée, il me quitta pour aller, me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi nous devions nous promener ensemble à cheval.

"J'eus envie de profiter de cet instant où il me laissait seul, pour aller m'éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet aveu tant désiré, et la décider à partir; mais je pouvais trouver son père avec elle, et ma course serait inutile. Une lettre que je lui remettrais moi-même adroitement parait à cet inconvénient: j'allai l'écrire: elle se ressentait du trouble de mon âme. Je renouvelais à Louise mes propositions de la veille; je lui jurais un amour éternel, et m'engageais à lui en donner toutes les preuves qu'elle pourrait en exiger. Je lui demandais une réponse, et je la renvoyais à son frère pour tous les arrangements.

"Ma lettre faite et pliée, j'allais la porter, lorsque Fritz, que je n'avais pas revu depuis la veille, entre dans ma chambre avec précipitation: Monsieur, me dit-il, vous m'avez traité hier d'imposteur; où pensez-vous que soit en ce moment Monsieur le comte?… Un frisson parcourut mes veines… — Mais, chez lui, sans doute: pourquoi me dis-tu cela?… — Oui, chez lui! c'est-à-dire chez ma soeur, où je viens de le voir de mes propres yeux. — Prends garde à ce que tu dis… le comte… il est impossible. — Vous pouvez vous en convaincre, monsieur: allez-y; peut-être le trouverez-vous encore dans le jardin, où il attend Louise. Elle n'était pas à la maison, ni mon père non plus; il a chargé le petit garçon de la ferme d'aller la chercher promptement. J'étais dans un coin de la cour; il ne m'a pas vu; et dès qu'il est entré dans le jardin, je suis venu pour dire à monsieur que je n'étais pas un menteur.

"A mesure que Fritz parlait, ma rage augmentait par degrés; bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et d'indignité… et par qui? par l'homme que je respectais, que je vénérais le plus au monde, par l'ami à qui je m'étais confié!

"Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit saisir mes pistolets; je les chargeai à balle sans remarquer qu'ils l'étaient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis dans une fureur qui tenait de l'égarement, et dans quelques minutes je me trouvai près de la ferme. Il fallait passer au-dessous du jardin; la haie dans cet endroit était basse. J'aperçus en effet le comte, se promenant avec l'air de l'impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du jardin opposé à celui où j'étais. Je n'avais pas eu le temps de penser à ce que je devais faire, que cette porte s'ouvre, et que je vois Louise, la timide et modeste Louise, à qui jamais je n'avais pu dérober la moindre faveur, courir les bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens, lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter sur lui ses beaux yeux brillants d'amour et de joie. Je ne sais comment je n'expirai pas; mais je crus toucher à mon dernier moment. Un froid mortel glaçait mes veines; mes forces m'abandonnèrent, et je fus contraint de m'appuyer contre un arbre.

"La fureur me ranima bientôt; je jetai les yeux sur ce fatal jardin. Les deux amants (car je ne doutai plus de leur intelligence) se parlaient avec feu; le visage du comte rayonnait de plaisir; jamais je ne l'avais vu aussi animé. Je ne pouvais les entendre; mais il paraissait par ses gestes qu'il demandait avec ardeur quelque chose que Louise refusait faiblement.

"Enfin le comte tire une bourse qui me parut pleine d'or, et la présente à Louise. Elle baisse les yeux, hésite encore un moment; enfin elle la prend d'un air moitié confus, moitié attendri. Le comte l'embrasse et tous les deux ensemble rentrent dans la maison, au moment où j'allais sauter par-dessus la haie qui nous séparait, et peut-être immoler deux victimes à ma rage. Je ne me connaissais plus. Je me serais sans doute ôté la vie, si je n'avais vu le comte sortir de la ferme avec la tranquillité de l'innocence et de la vertu, que je pris pour celle de l'amour satisfait; et courant à lui mes deux pistolets à la main: Défends-toi, traître, m'écriai-je en lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l'autre; ôte-moi une vie que tu m'as rendue odieuse, ou laisse-moi délivrer la terre d'un monstre de perfidie… Il voulut m'arrêter le bras, me parler. Je n'écoute rien, lui dis-je. Convaincu par mes propres yeux… Défends-toi, ou je suis capable de tout.

"En disant cela, je portai la bouche d'un de mes pistolets sur mon front: plus heureux sans doute si le coup était parti! Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet: Vous le voulez? dit-il, il recule quelques pas, et tire son coup en l'air; le mien part en même temps, et va frapper mon généreux ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de sang, en s'écriant: Ah! malheureux Lindorf! quand vous saurez… ah! vous êtes bien plus à plaindre que moi!.

{Ici s'achevait le premier volume de l'édition de 1786}

"Ma fureur s'éteignit à l'instant même. Je jetai loin de moi l'arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortait de sa blessure. Le coup avait donné dans le visage; plus de la moitié d'une joue était emportée. Il me dit qu'il croyait avoir le genou fracassé, mais qu'il sentait que ses blessures n'étaient pas mortelles.

" Je m'efforçai de le relever à demi, de l'appuyer contre un arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu permettait. J'étais si troublé, que je ne songeais point que j'en aurais pu trouver à la ferme, dont nous n'étions pas à vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savais même plus ce qui avait pu causer cet affreux malheur; toute autre idée que la sienne était effacée de mon esprit. Je le soutenais contre ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d'appareil.

"Quand j'eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu! c'est moi, c'est moi, malheureux, qui l'ai mis dans cet état affreux! disais-je en gémissant, en me cachant le visage contre terre, en poussant des cris inarticulés! — Lindorf, me disait le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous; écoutez-moi. Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre honneur, ce que je vais exiger de vous… Je ne doutai pas qu'il ne s'agît du sacrifice de mon amour; mais l'action atroce que je venais de commettre avait fait une telle révolution dans mon coeur que je n'hésitai pas un instant, et que je m'engageai par les serments les plus forts. Eh bien! me dit le plus généreux des hommes, j'exige que cette aventure soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous n'avons pas de témoins; laissez-moi dire ce que je voudrai sur mon accident; et gardez-vous de me démentir. Vous l'avez juré; et, je le répète, ce n'est qu'à cette condition que je puis vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à jamais mon amitié.

"Je voulus parler, les sanglots m'en empêchèrent. Je ne pus que baiser sa main et la presser contre mon coeur, déchiré de remords. Malgré mes soins, le sang sortait toujours de la plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever; mais il s'aperçut alors que sa blessure au genou était plus fâcheuse qu'il ne l'avait pensé. Le pistolet était chargé à double coup; une balle s'était écartée, et nous jugeâmes que l'articulation était cassée; du moins il ne pouvait absolument se soutenir, et retomba par terre. Je me détestais; je poussais des cris de douleur; je me prosternais aux pieds de mon ami, et c'était lui qui me consolait. Allez à la ferme chercher des secours, me dit-il enfin, vous y trouverez la preuve que je n'étais pas, comme vous avez pensé, le plus indigne des hommes. Allez; et, sur toutes choses, songez à votre serment; si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie.

"Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J'entre précipitamment, et ce que je vis me mit à l'instant au fait de la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger Justin, très-bien habillé, était à côté de Louise, dont il tenait une main des les siennes. Elle se penchait vers lui avec l'expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père Johanes, assis vis-à-vis d'eux, contemplait avec joie ce doux spectacle, ainsi que la bourse que le comte venait de donner à Louise, et que j'avais regardée comme le prix de son déshonneur. Elle était sur la table avec une autre tout aussi grosse. J'aperçus ce tableau d'un coup d'oeil, et je puis attester que la seule impression qu'il me fit éprouver fut d'ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j'étais couvert les effrayèrent. — O mes amis! dis-je en entrant, venez tous au secours du comte; il est ici près, blessé: venez tout de suite. — Ah Dieu! notre cher bienfaiteur! s'écrièrent à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où je l'avais laissé.

"La perte de son sang et la douleur l'avaient affaibli; il était à peu près sans connaissance. Louise courut chercher de l'eau, du vinaigre.

"Il revint à lui, et leur dit avec peine qu'un malheureux pistolet avec lequel il avait voulu s'amuser, en partant dans ses mains, avait causé tout ce désastre, et que je m'étais trouvé là par hasard.

"Il s'agissait de le transporter au château. Justin courut à la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas: nous l'étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse, animé par la reconnaissance, et n'ayant pas, comme moi, le poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son vieux père nous aidèrent aussi de tout leur pouvoir. Nous nous mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques propos de Justin et Louise me firent comprendre qu'ils s'aimaient depuis très-longtemps, et que, ce jour-là même, le comte avait vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage, en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre de Walstein, sous la seule condition qu'ils se marieraient et partiraient tout de suite; Johanes devait y aller avec eux. Cette nouvelle et ces détails me rendaient bien criminel; mais ma passion pour Louise était si bien éteinte, que j'entendis même avec une sorte de plaisir qu'elle s'éloignerait, et que je ne la reverrais plus. Je sentais que sa seule présence aurait été pour moi un reproche continuel.

"Enfin nous arrivâmes; et lorsque nous eûmes déposé le brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride abattue chercher des chirurgiens à la ville prochaine. Elle était à plus de trois lieues; cependant je fis une telle diligence, que je les ramenai à l'entrée de la nuit. Je trouvai tout le château dans la consternation la plus affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m'embrassant tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu'il ignorait absolument que j'eusse quelque part à ce malheur. Il était déjà dans un tel désespoir, que c'eût été pour lui le coup de la mort, s'il avait appris la vérité. Cette considération, plus que mon serment, me fit garder le silence; mais j'ose assurer qu'il en coûtait à mon coeur, et que j'aurais voulu, dans ces premiers moments, me rendre aussi odieux à tout l'univers que je l'étais à moi-même.

"Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les blessures du comte, déclarèrent qu'elles n'étaient pas mortelles, mais qu'il y avait à craindre qu'il ne perdît entièrement un oeil et l'usage de sa jambe, qu'ils parlèrent même de couper. Le comte, qui se méfiait un peu de leur habileté, s'y opposa fortement, et soutint avec un courage inouï et le pansement, qui fut très-douloureux, et l'arrêt qu'on lui prononça. Je ne pus y assister; mais dès que l'appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de n'en ressortir qu'avec lui.

"Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre secret: elle était extrême; mes larmes ne tarissaient point; et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessait de chercher à me consoler. Il en vint jusqu'à me dire et me jurer qu'il regardait cet événement comme un bonheur; que son goût et ses talents l'avaient toujours porté à l'étude plutôt qu'à l'état militaire; qu'il avait obéi à son père et au roi en prenant le métier des armes; mais qu'il était charmé d'avoir un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer uniquement à la politique. D'ailleurs, me dit-il, je vous crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été violent; mais s'il a eu son effet, je ne puis que bénir le ciel de tout ce qui s'est passé.

"Oui, sans doute, j'étais guéri; je l'étais au point que, trois semaines environ après ce malheur, j'appris sans la moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venait tous les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu'il avait épousé Louise, et qu'ils étaient prêts à partir pour leur nouvelle habitation. Le comte, à ce sujet, entra dans quelques détails avec moi. Par délicatesse il n'avait pas voulu jusqu'alors m'en parler; mais je l'en sollicitai.

"Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvait aux moyens d'en détourner les terribles effets, lorsque son sergent lui présenta un jeune homme qu'il venait d'engager sa bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et intéressèrent le comte; il le questionna sur les motifs qui le forçaient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis plusieurs années, mais n'ayant aucune espérance; rebuté par Johanes, menacé par Fritz, il voulait mourir, mais en brave garçon, et en combattant les ennemies de son roi. Egalement, disait-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et ce malheur ne me manquerait pas, car son père a juré qu'elle ne serait jamais à moi. Le comte lui demanda s'il était aimé autant qu'il aimait. — Eh! mon Dieu! sans doute, répondit-il: sans cela, l'aimerais-je comme je le fais depuis si longtemps? Pauvre chère Louise! je l'ai vue hier pour la dernière fois de ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa… Mais j'espère, ajouta Justin, que lorsque je serai parti, elle sera moins malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent tous les jours à mon sujet; c'est pour cela que j'ai voulu m'éloigner absolument. Je souhaite qu'elle se console; pour moi, je ne me consolerai jamais…

"Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l'instant le généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amants, en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à Justin, voulant premièrement parler à Louise, et savoir d'elle la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver seule; enfin il guetta si bien le moment, qu'il y parvint. Il n'eut pas de peine à obtenir d'elle l'aveu de son amour pour Justin. Son coeur en était plein; et depuis qu'elle le savait engagé, elle ne faisait que pleurer, et cherchait, de son côté, l'occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que leur inclination avait commencé longtemps avant la mort de sa mère; que, dès ce temps-là, elle allait tous les jours le voir au pâturage. C'était pour lui donner le signal de venir le joindre, et pour l'accompagner lorsqu'elle chantait, qu'il avait essayé de jouer du flageolet, et qu'il y avait si bien réussi; c'était pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses rouets, qu'il avait commencé à tresser l'osier et à sculpter le bois. Elle montra au comte de petits groupes très-joliment travaillés: dans l'un, on voyait Justin assis aux pieds de Louise, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux fait encore, représentait le jeune berger terrassant un loup; car c'était pour elle aussi qu'il avait donné ses premières preuves de courage, en tuant un loup qui attaquait une des vaches de Johanes.

"Comment la tendre et reconnaissante Louise eût-elle pu refuser son coeur à celui qui l'avait si bien mérité? Aussi, disait-elle au comte avec feu et sentiment, je l'aime de toute mon âme, et je l'aimerai toujours quand même je ne le verrais plus… Hélas! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent je disais à Justin, quand il se désolait d'être aussi pauvre: Console-toi, mon bon ami; laisse seulement revenir notre jeune maître; il parlera à mon père, et j'ai dans le coeur qu'il nous mariera. Il est bien revenu, mais… Elle s'arrêta… — Mais! achevez… — Mais je vois bien, dit-elle en baissant le yeux et rougissant, qu'il n'y a rien à faire. Je serais même bien fâchée qu'il sût que j'aime Justin, car mon frère m'assure qu'il le tuerait. Au reste, à présent que Justin sera loin, cela m'est bien égal; je veux le lui dire la première fois, et s'il veut tuer quelqu'un, ce ne sera plus que moi…

"Le comte la rassura. Il lui promit qu'elle serait bientôt heureuse; que Justin était à lui actuellement; qu'il en pouvait disposer, et qu'il voulait en faire l'époux de Louise. A peine pouvait-elle croire ce qu'elle entendait, et cet espoir lui paraissait un songe; mais il lui dit que le soir même elle le verrait réalisé; qu'il allait parler à Justin, et qu'ensuite il parlerait à Johanes…

"C'est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte; c'est lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan, après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et la plus pure, je venais le proposer pour gendre à Johanes, que je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui savait ce que je venais faire chez elle, qui m'attendait avec toute l'impatience de l'amour, fut troublée à l'excès d'être surprise avec vous. J'avoue que je le fus aussi, au point de ne pouvoir vous le cacher, et ce fut là peut-être le commencement de vos soupçons. J'en avais presque aussi, moi, sur Louise. Nous avait-elle trompés Justin et moi? Etait-elle d'accord avec vous? Voilà ce que je brûlais de savoir, et votre réponse ne m'éclaircit qu'à demi. Elle me confirma seulement dans l'idée que vous couriez le plus grand danger, et qu'il fallait, à tout prix, vous arracher l'objet d'une passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier.

"Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur Justin, imaginant que peut-être votre amour s'augmentait de l'idée qu'il était partagé. Si vous l'aviez reçue avec plus de modération, je l'aurais faite entière; mais votre égarement m'effraya. Je vis votre raison près de vous abandonner; vos mouvements, votre regard, avaient quelque chose de convulsif qui me fit frémir. Je vis que ce n'était pas le moment de frapper les grands coups; j'en avais même trop dit, et je n'avais fait qu'attiser le feu.

"Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous promis de prendre des informations. Par là j'espérais gagner du temps, donner à Louise celui de s'éloigner avec son époux, et prévenir vos projets de mariage ou d'enlèvement.

"Voulant donc presser cette union, j'allai dès le lendemain matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je l'avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre entretien. Je ne vis Louise qu'un instant; mais ce fut assez pour me convaincre du tort que je lui avais fait la veille, en la soupçonnant d'intelligence avec vous. Cette idée l'avait tourmentée elle-même toute la nuit: mais son inquiétude, sa douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute.

"Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai d'abord de mes recrues; j'en avais la liste, que je lui lus. Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa physionomie. — Comment, dit-il, ce coquin s'est engagé? Que le ciel en soit loué; nous en voilà débarrassés! — Comment, Johanes, ce coquin? Mais je ne veux point d'un coquin dans ma compagnie, et je vais lui rendre son engagement. — Gardez-vous-en, monseigneur, avec le respect que je vous dois. Quand je dis coquin, ce n'est pas que ce ne soit le plus honnête garçon du village, et brave comme le roi: ça vous tue un loup sans balancer; jugez ce qu'il fera d'un homme! Vous n'aurez pas un meilleur soldat; mais s'il faut tout vous dire, ajouta-t-il en baissant la voix, ne s'était-il pas mis dans la tête d'être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne voulait-elle pas l'épouser bon gré mal gré!… Un garçon qui n'a pas le sou, élevé par charité! J'aurais mieux aimé, je crois, la tuer que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué! le voilà parti, ou peu s'en faut; et j'espère que nous n'entendrons plus parler de lui. C'est dommage pourtant! Il avait bien soin de nos troupeaux; il a sauvé ma vache avec un courage… Sans ce diable d'amour… — Et ne pensez-vous point à marier Louise pour la consoler du départ de Justin? — Plût au ciel qu'elle le fût déjà! ça ne donne que du tourment. A présent que me voilà tranquille d'un côté, je vais avoir des inquiétudes de l'autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour d'elle. Tant qu'elle avait son Justin, elle n'était que trop bien gardée; mais à présent je ne sais trop ce qui en arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune maître, comme je l'avais défendue à Justin. On a ses affaires: on ne peut pas toujours être là. Je mourrais content si je la voyais bien établie; mais il n'y a pas d'apparence. Dans ce village, ils sont tous pauvres; et Louise n'est pas riche. — Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques journées d'ici, une métairie qui est, je crois, plus considérable que celle-ci; et, comme je l'aime beaucoup, je lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats, et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour commencer le ménage. Voyez si ci parti vous convient; ce sera une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, voulait se prosterner devant moi. — O monseigneur, si je le veux! J'en pleure de joie et de reconnaissance; toute ma crainte est que lui ne veuille pas de Louise; et s'il allait savoir cette amourette de Justin.. — Ne craignez rien; il n'en sera pas jaloux. Justin est son meilleur ami; et plus Louise l'aimera, plus il sera content. Le bon Johanes ouvrait de grands yeux et n'y comprenait rien. Il fallut lui expliquer la chose. Il n'en revenait pas d'étonnement; mais il confirma son consentement avec d'autant plus de joie, qu'il faisait le bonheur de sa fille.

"Ma seule condition fut qu'ils iraient tout de suite habiter ma ferme. Il n'y mit aucun obstacle; il se proposa même de suivre ses enfants, et de s'établir avec eux. Je le chargeai du soin d'apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour courir au village. Je rendis à Justin son engagement de soldat, en lui remettant l'acte de donation de la ferme, et la bourse de cinquante ducats que j'avais promise, et je me hâtai de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt agité, quelques mots entrecoupés, l'absence de Fritz, qui avait disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous n'eussiez concerté ensemble un projet dont l'exécution serait peut-être plus prompte que je ne le pensais. Je résolus donc de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos jeunes gens, et ce fut dans cette idée que je retournai encore à la ferme. Je voulais mettre cette condition à mes bienfaits, et donner à Louise le présent de noces que je lui destinais… Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé par une fausse apparence. Louise avait été tout le jour au village, chez une parente, peut-être pour éviter une nouvelle visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son bonheur, l'était allé chercher: ils avaient rencontré l'heureux Justin, qui venait au jardin; il leur montra son trésor. Le petit garçon que j'avais envoyé chercher Louise, lui ayant dit que je l'attendais au jardin, elle n'écouta que le premier mouvement de sa joie, accourut près de moi, et me témoigna sa reconnaissance de manière à vous faire une illusion cruelle.

"Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment; jugez donc si je vous pardonne! Un peu plus de confiance de ma part, un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n'arrivait pas. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne serait réel pour moi que si vous aviez été soupçonné.

"Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords déchirants. Je racontai à mon tour au comte à quel point l'indigne Fritz avait contribué à mon égarement. Depuis le jour fatal, je ne l'avais pas revu; il était disparu du château. J'appris de son père qu'il s'était fait soldat, et je n'en ai plus entendu parler.

"Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut devoir aller lui-même à la cour l'apprendre au roi, et laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ ses chirurgiens à Ronnebourg, et dit à mon père qu'il y viendrait lui-même dès que le blessé serait hors de tout danger.

"Les chirurgiens confirmèrent ce qu'avaient dit le précédents; seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne serait pas aussi fâcheuse qu'on l'avait craint, et que le comte en serait quitte pour boiter. J'avais fait tendre un lit dans sa chambre: le jour, la nuit, je ne le quittais pas un instant, et je m'efforçais, par les soins les plus assidus, de lui prouver tout l'excès de mon repentir. Il y paraissait aussi sensible que si ce n'avait pas été moi qui l'eusse mis dans le cas de les recevoir.

"Je lui fis des lectures pour le distraire dès qu'il fut en état de les soutenir. Jusqu'alors ma légèreté, mon extrême vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m'avaient empêché d'étudier. J'appris à connaître tout le charme de ce genre d'occupation, qui remplit le coeur et l'âme, en même temps qu'il orne l'esprit. Il me fut aisé de m'apercevoir que, dans le choix des livres qu'il me demandait, son but était plutôt de m'instruire et de m'y faire prendre goût, que de s'amuser lui-même.

"Ces lectures étaient suivies de réflexions justes et profondes, qui étaient pour moi des traits de lumière. Le plus souvent il tournait la conversation sur les devoirs d'un militaire: il me les peignait avec force; il me prouvait combien ils étaient compatibles avec les moeurs et le véritable honneur, et à quel point le vrai courage pouvait s'allier avec l'humanité et la sensibilité….. Homme excellent! si j'ai quelques vertus, c'est à lui que je les dois. Il m'a fait ce que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent plus mon coeur, mon jugement, avancèrent plus mes connaissances, que n'avait fait toute mon éducation précédente."

(Ici, en marge du cahier, se trouvait écrite, d'une encre récente, le réflexion suivante que Lindorf venait d'y ajouter:)

"O Caroline! voilà l'homme auquel vous êtes unie; voilà celui auquel, dans ce moment sans doute, vous êtes fière d'appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que soit l'excès de son bonheur, il en est digne; et si je lui rends Caroline, tous mes torts sont réparés."

Nous n'avons point voulu interrompre cette intéressante narration par le détail de tout ce qu'elle fit éprouver à Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d'en juger d'après son propre coeur, et de marquer comme il le voudra les endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des mains de l'épouse du comte; ceux où le coeur battait plus ou moins fort; celui où un cri s'échappa. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il ne fut pas lu jusqu'ici sans interruption, et qu'à cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir la petite boîte: elle l'entr'ouvrit seulement, et la referma tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l'avaient profanée; puis elle la posa tout près d'elle et reprit le cahier.

"Un mois après cet événement, le roi, sachant que son favori pourrait le voir, vint à Ronnebourg avec peu de suite. Je lui fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la bienveillance, et m'assura de sa protection; mais quelle fut ma confusion quand je l'entendis me faire des compliments sur les preuves d'amitié que je donnais au comte dans cette triste circonstance, et sur les soins assidus que je lui rendais!… Ah! sans mon père,… je crois que, tombant à ses pieds, je lui aurais avoué combien je les méritais peu, et à quel point j'étais coupable. Lorsqu'on eut prévenu le comte, le roi passa dans sa chambre avec mon père et moi. Quelques moments après, ils désirèrent être seuls et nous sortîmes. Une heure s'écoula, mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l'être aussi. Quand je rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont il baisait la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier le plus généreux des amis… Le comte remet sa compagnie aux gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous l'accorder… Méritez un si grand bienfait en imitant, s'il est possible, votre prédécesseur…. Ah! c'était aux genoux du comte que j'aurais voulu me jeter, et mourir de ma confusion. J'en fis même la démonstration: mon père, qui crut que la joie m'égarait, me retourna du côté du roi, qui me releva avec bonté, en me confirmant ce que mon père m'avait dit, et en m'exhortant, comme lui, à imiter le comte… L'imiter! dis-je en m'approchant de lui, en me baissant sur la main qu'il me tendait; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de vertus?…. Et moi!… Il m'arrêta par un regard, et en pressant sa main sur ma bouche… Ah! mon ami, mon bienfaiteur, mon dieu tutélaire! si dans ce moment-là tu parvins à modérer le transport de ma reconnaissance, laisse-moi du moins l'exhaler sur ce papier; laisse mon coeur se pénétrer de tes vertus, et de l'obligation qu'elles m'imposent de me rendre digne de toi! En vain de ce lit de douleur, où te retient ma barbarie, tu voudrais m'empêcher de ma la retracer; en vain tu me cries: "Arrête, cher Lindorf! si je pouvais aller jusqu'à toi, ce serait pour déchirer, pour anéantir cet inutile souvenir, que je voudrais, au contraire, effacer de ta mémoire comme il le sera de la mienne.." L'effacer de ma mémoire! Non, Walstein, non: tant que j'existerai, mon crime y restera gravé en traits ineffaçables… Cet écrit subsistera. Je m'impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes enfants le liront aussi; ils apprendront de toi à me pardonner: mais ils verront à quels excès peuvent entraîner les passion non réprimées."

(Le cahier de Lindorf finissait ici. Le but qu'il s'était proposé en le remettant à Caroline lui avait fait ajouter la note qui suit:)

"Le comte, quoique j'écrivisse ce que vous venez de lire, ne voulut pas même en entendre la lecture; et, pour le contenter, je fus obligé de lui dire que j'avais brûlé ce manuscrit; mais je le conservai avec soin, et j'en rends grâces à la Providence.

"A présent, Caroline, vous connaissez tous les détails du premier de mes crimes.

"Je vais employer les moments qui me restent, à vous apprendre par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche plus encore, et achever de vous faire connaître le seul homme digne de vous.

"Passez au second cahier, daté de Risberg. Je vais l'écrire
sans interruption… Grand Dieu! quelle pénible tâche!… O
Caroline! plaignez au moins le coupable, mais malheureux
Lindorf."

Caroline, le coeur oppressé, les yeux inondés de larmes, pouvait à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si pressant, l'animait, qu'elle n'y put résister. Elle essuya ses yeux, et prit en soupirant le second cahier.

IIE CAHIER DE LINDORF.

De Risberg.

"Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin.

"Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le meilleur état possible; et lui se livra dans son cabinet à des études profondes et suivies, qui, jointes au peu d'exercice qu'il prenait, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup; et son application continuelle lui donna cette courbure dans la taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n'avait plus la moindre prétention à la figure; et l'étude était devenue chez lui une véritable passion.

"Il se livrait entièrement à la politique. Par un travail assidu, il se mit en état, en deux ou trois années, d'entreprendre les négociations les plus difficiles, et de remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu'il occupe encore aujourd'hui.

"Dès notre arrivée à Berlin, il m'avait présenté chez sa tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune comtesse Matilde demeurait depuis sa naissance. Veuve depuis quelques années et n'ayant pas d'enfants, elle regardait cette nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte chérissait aussi sa petite soeur, pour laquelle il avait les soins du père le plus tendre. Il m'en parlait souvent à Ronnebourg, et ne me cachait point qu'il verrait avec plaisir que je m'attachasse à elle, et qu'un lien de plus vînt cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante; mais elle avait à peine treize ans. Ce n'était encore qu'une fort aimable enfant, avec qui je jouais avec plaisir, mais qui ne m'inspirait pas ce que m'avait inspiré Louise. Cependant, comme mon coeur était alors parfaitement libre, et que la maison de la baronne de Zastrow était fort agréable, j'y allais régulièrement tous les jours, et j'y étais reçu comme l'intime ami du comte.

"Matilde, surtout, m'accablait d'amitiés; elle m'appelait son frère; elle me disait en riant qu'elle ne voyait presque plus le sien depuis qu'il était si devenu si laid et si savant, et que c'était à moi à le remplacer. Je me prêtais à ce badinage; je la nommais aussi ma soeur ma chère petite soeur, et je me conduisais avec elle comme si en effet elle l'eût été.

"Quoiqu'elle fût très-jolie et qu'elle se formât tous les jours, elle ne m'inspirait point encore d'autre sentiment que celui d'une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté, séduisant peut-être pour tout autre, n'était précisément pas celui que je préférais. Ce n'étaient ni les traits réguliers et frappants de Louise, ni cette physionomie enchanteresse, ni ce regard céleste qui va chercher le sentiment jusqu'au fond de l'âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si touchant…. Ah! Caroline, un mot de plus, et ce cahier ne vous parviendrait jamais. Laissez-moi m'occuper du comte, ne voir que lui, ne penser qu'à lui, me pénétrer de cette sublime idée, oublier tout le reste… Où en étais-je?… Je vous parlais, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez pas l'avoir vue; elle était à Dresde lorsque vous étiez à Berlin; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant fixé son domicile… Elle ne ressemble point à son frère, tel du moins qu'il était avant mon malheur. Matilde n'est pas grande. Le caractère de sa physionomie est la gaieté et la vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille: c'est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire, un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main et le plus joli petit pied possible; enfin toutes les grâces de l'enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitait le plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle paraissait elle-même incapable d'en ressentir, en sorte qu'on badinait avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni pour soi-même . . .

"Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette gaieté folâtre qui la caractérisait. Elle riait encore; mais le plus souvent c'était un rire forcé, bientôt suivi d'un soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et de m'en accorder les privilèges. Quand je voulais l'embrasser, elle reculait en rougissant; et quand je l'appelais ma chère petite soeur, elle me répondait par un grave monsieur , qu'elle semblait même avoir de la peine à prononcer.

"Le comte s'aperçut plus tôt que moi de ce changement. Ou je suis bien trompé, me disait-il quelquefois, ou le coeur de notre jeune étourdie commence à être bien d'accord avec mon projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il? Pourrai-je bientôt vous appeler mon frère?

"J'étais trop vrai pour cacher au comte que je n'en étais encore qu'à la tranquille amitié; mais certainement, lui disais-je, mon coeur épuisé n'est plus capable d'aimer autrement…. (ah! Caroline, combien je m'abusais!) et puisque la charmante Matilde ne le ranime pas, c'est fini pour la vie. Dans quelle erreur vous êtes! me répondit-il: à vingt-trois ans vous vous croyez blasé sur l'amour, et vous ne le connaissez pas encore! Votre passion pour Louise était plutôt une effervescence des sens qu'un véritable sentiment. Son excès même en était la preuve, et je n'en veux pas d'autre que l'enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de l'objet aimé, croyez que son coeur est faiblement touché. Je souhaite que ce soit ma soeur qui vous fasse sentir la différence de ce que vous avez éprouvé au véritable amour. Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque; peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous ne voyez encore qu'une enfant; mais cette enfant commence à devenir sensible. Il n'y a de là qu'un pas à l'intérêt plus vif qu'elle va vous inspirer.

"J'embrassai le comte en l'assurant que déjà j'aimais assez Matilde pour m'occuper avec plaisir du temps où je l'aimerais davantage, et où je pourrais donner le nom de frère au meilleur des amis; mais que j'avais encore de torts à effacer, à faire oublier; que sa charmante soeur méritait un coeur tout à elle, qui pût sentir tout le prix du sien.

"Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à l'ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et m'affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis donner un autre nom à ce malheur), je ne regardais jamais le comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui exprimait tant de choses, me revenaient sans cesse à l'esprit. Pour lui, il ne paraissait rien regretter, et lorsqu'il me voyait attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices, quelquefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement involontaire: Bon jeune homme! me disait-il en me relevant, et me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours pour moi, un coeur comme le tien, mérite bien d'être acheté par la perte d'un oeil. Peut-être si j'avais une maîtresse serais-je moins philosophe; mais tel que je suis, je ne désespère point de trouver une femme assez raisonnable pour m'aimer. C'est l'amour qui fut la cause de mon malheur, c'est à lui à le réparer!….. Ah! sans doute il le réparera. Le ciel est juste, il t'a donné Caroline, et je serai seul malheureux.

"Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son portrait tel qu'il était lorsqu'il vint à Ronnebourg. Je savais que cette miniature existait; je voulais l'avoir pour me retracer plus fortement encore et ma faute et sa générosité: il me la refusa absolument. Non, mon cher ami, me dit-il, vous n'aurez mon portrait ni d'une manière ni d'une autre. Oubliez et ma figure passée et ma figure actuelle, comme je les oublie moi-même; ne pensez qu'à mon coeur: il vous est attaché pour la vie et sera toujours de même. Je n'insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu'il me restait une ressource.

"La jeune comtesse Matilde possédait un portrait en médaillon de son frère; mais depuis son accident elle ne le portait plus du tout, et lui-même, je crois, l'avait oublié. Elle me l'avait montré une fois; je l'avais trouvé parfait. J'obtins d'elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de m'en laisser prendre une copie: c'est celle que je joins ici, Caroline, et que je vous prie d'accepter. Vous êtes la seule personne au monde à qui j'en puisse faire le sacrifice; mais je sais que vous en sentirez le prix: regardez-le souvent, et pensez, en le regardant, que la belle âme qui animait ces beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui, le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre, et ce n'est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent vous donner de l'horreur… Mais, Caroline, si vous en éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à son repentir, à tout ce qu'il doit souffrir en vous faisant un tel aveu, en vous conjurant d'en aimer un autre, en s'éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit suffire pour effacer mon crime et m'obtenir un généreux pardon.

"Le comte, en me quittant, m'avait promis de m'écrire aussi souvent que ses occupations pourraient le lui permettre. Tout entier aux devoirs de son état, il lui restait peu de temps à donner à des correspondances de plaisir ou d'amitié. Cependant, quelque temps après son arrivée à Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce paquet. Lisez-les, Caroline; vous les trouverez numérotées dans leur ordre; votre époux s'y peint lui-même mieux que je ne pourrais le faire…"

Caroline prit les lettres, chercha le n° 1, et l'ouvrit promptement. L'écriture lui rappela d'abord ce petit billet au crayon, le seul qu'elle eût reçu de sa vie dont l'impression avait été si vive et si courte: elle sentit aussi l'aiguillon déchirant du remords. Pendant quelques moments, ses larmes l'empêchèrent de rien distinguer; enfin elle put lire. La lettre était datée de Pétersbourg, un an environ avant son mariage; elle contenait ce qui suit:

Lettre du comte DE WALSTEIN au baron DE LINDORF.

Saint-Pétersbourg, 7, 17…

No. I.

"Une lettre que je reçus hier de Matilde m'a confirmé ce que je soupçonnais déjà depuis longtemps. Vous êtes aimé, mon cher Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau sentiment qui l'agite, n'a pas su le cacher aux yeux clairvoyants de l'amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la trahir en le confiant à son époux… oui, son époux, cher Lindorf… En vain votre délicatesse s'en défendrait plus longtemps; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou plutôt vous répéter. J'ai beaucoup réfléchi à notre dernière conversation. Parce que vous n'aimez pas encore ma soeur avec ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d'elle, et vous en concluez que vous n'aimerez jamais! Cependant vous avouez, et je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde, et qu'elle est même en ce moment non-seulement la femme que vous préférez, mais la seule qui vous intéresse… Ah! mon cher ami! que faut-il de plus pour le bonheur? Un sentiment si doux laisse-t-il quelque chose à désirer? Et quand vous y joindrez encore la reconnaissance de tous ceux qu'elle aura pour vous, craignez-vous de ne pas l'aimer assez pour la rendre la plus heureuse des femmes? Ah! je crois son bonheur bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et des regrets. Depuis que je m'occupe de cette union, qui serait, je l'avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie, j'ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j'ai faite m'a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez nés l'un pour l'autre… Sans être belle comme Louise, ou comme beaucoup d'autres femmes, ma soeur a dans la figure ce je ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu'il développe toujours quelque agrément de plus, et qu'il consiste dans le jeu varié d'une physionomie animée, plus que dans la régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous me direz peut-être qu'elle n'est pas sensible, et que vous l'êtes à l'excès.

"Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être vous fâcher; mais je crois Matilde pour le moins aussi sensible que mon jeune ami. Sous cette apparente légèreté de l'enfance, j'ai su démêler l'âme la plus capable de s'attacher fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer; jamais vous n'aurez à vous plaindre de son coeur Son esprit a tout ce qu'il faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son aimable vivacité, sa gaieté soutenue, ses talents vous préserveront de l'ennui, le plus cruel fléau du bonheur conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au delà des bornes de la modération, et dont au reste vous m'avez paru bien corrigé…

"Je vous entends, mon cher Lindorf; je sais d'avance ce que vous allez me dire: Voilà la certitude de mon bonheur, il est vrai; mais celui de Matilde… Va, mon ami, je te le dis encore, je n'en suis pas en peine; et quand je te presse d'épouser ma soeur, crois que je connais bien tout ce qu'elle peut attendre du coeur le plus excellent et du caractère le plus sûr que je connaisse. Oui, sans doute, Matilde serait heureuse; j'ose te défier de me démentir là-dessus. D'ailleurs elle t'aime: ainsi plus de bonheur pour elle sans Lindorf; et, quoi que tu en dises, tu l'aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami, l'amour honnête n'est autre chose qu'une vive amitié, fondée sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà; et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même famille, des enfants, viendront y ajouter encore? Des enfants! Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfants doit nous être chère?

"O mon ami! l'espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma soeur ne peut que s'augmenter tous les jours, acquérir de nouvelles forces, et vous conduire tous les deux au bonheur. Renoncez donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante: vous n'aurez pas besoin de beaucoup d'efforts avec la première; ma tante sera peut-être plus difficile. Elle destinait sa nièce à un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et de ses titres; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma soeur pour ne pas renoncer à cette idée, et consentir à son bonheur. D'ailleurs elle vous connaît, et vous reçoit assez bien pour que vous puissiez espérer son aveu.

"Adieu, mon cher Lindorf; répondez-moi tout de suite. Il me tarde de savoir si j'ai pu vous convaincre que vous êtes tel qu'il le faut pour être le frère chéri de votre ami.

"ED. COMTE DE WALSTEIN."

P. S . "L'intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis peu, je me suis fait un plaisir de donner sa place à l'honnête Justin, qui conduisait sa ferme à souhait. J'ai reçu hier sa réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que je crois vous faire plaisir de vous l'envoyer, et je la joins ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde… O mon jeune ami! si cela est, vous pouvez l'épouser sans crainte."

Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle du comte, soit que Lindorf eût pensé qu'elle pouvait intéresser Caroline, elle était jointe au cahier. Nous croyons aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu'ils n'ont sûrement pas oubliée.

Lettre de JUSTIN à Son Excellence M. le comte DE WALSTEIN, ambassadeur à la cour de Pétersbourg .

MONSEIGNEUR,

"Je suis sûr, comme je connais monseigneur le comte, qu'il aurait lui-même la joie dans le coeur s'il avait pu voir comme sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne l'étions déjà; et, avant de l'avoir reçue, je ne croyais pas que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyais pas non plus que le pauvre Justin fût jamais digne d'être l'intendant de monseigneur. A présent, je sens bien que je suis capable de remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si j'étais le roi: oui, je suis capable de tout pour monseigneur. J'espère bien que je le contenterai, et qu'à son retour il trouvera tout en bon ordre. Nous sommes déjà établis au château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettait d'abord un peu la ferme; mais à présent elle dit qu'elle est bien partout avec moi, avec le respect que je dois à monseigneur, car je sais qu'il ne faut pas se vanter; mais quand on est le mari de Louise et l'intendant de monseigneur, on peut bien avoir un peu d'orgueil. — Le vieux père est aussi tout fier et tout gaillard, cela l'a rajeuni de dix ans. Il ne m'appelle plus que monsieur l'intendant; et à tous les repas il boit un verre de vin de plus à l'honneur de monseigneur. Il n'y a pas jusqu'à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux d'être au château: ah! comme ils s'amusent dans les jardins de monseigneur! L'aîné court déjà partout: c'est un robuste petit compagnon; et son petit frère, que Louise nourrit toujours, sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C'est le premier mot que nous leur apprenons; et quand le grand-père boit à la santé de monseigneur, l'aîné ôte vite son petit bonnet. Cela fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi beaux que leur mère. Je n'oserais pas raconter tout cela à monseigneur, s'il ne m'ordonnait de lui donner des nouvelles du vieux père, de la jeune femme, des petits enfants….. et de mon flageolet, que j'allais encore oublier; mais Louise, qui sait par coeur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il va toujours son train: j'en joue à Louise pour l'amuser pendant qu'elle nourrit son petit, et le plus grand danse à cette musique joyeuse. Nous sommes comme les oiseaux dans leur nid; le mâle chante à sa femelle pendant qu'elle couve. Monseigneur voit bien à présent que je suis l'homme le plus heureux qu'il y ait au monde. Tout a réussi chez nous; quand nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour de nous quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais combien de brebis, de chèvres et d'agneaux, sans compter nos petits enfants. C'est pourtant à monseigneur que nous devons tout cela! Aussi je crois que monseigneur est peut-être encore plus heureux que nous, parce que c'est lui qui a fait le bien, et nous qui l'avons reçu; mais cela est juste. Il lui manque cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne! Nous le prions tous les jours pour monseigneur; car, en vérité, monseigneur est dans notre coeur tout à côté de Dieu. Qu'il accorde à monseigneur tout ce qu'il peut désirer, et une longue vie. Ce sont les voeux sincères de ses très-humbles serviteurs et concierges de la terre de Walstein."

Walstein, ce 12, 17…

JUSTIN ET LOUISE.

CONTINUATION DU CAHIER.

"Je répondis au comte par le courrier suivant. — Reconnaissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir ardent de justifier la bonne opinion qu'il avait de moi, certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde; voilà ce que me lettre exprimait, et ce que mon coeur me dictait. Le seul sentiment que je n'y trouvai point était l'amour; mais le comte venait de me convaincre qu'il n'était pas nécessaire au bonheur, et que l'espèce d'attachement que j'avais pour sa soeur nous rendrait plus heureux. Il avait trop d'ascendant sur moi pour ne pas me persuader. Je le crus d'autant mieux, que l'idée que j'étais aimé donna un degré de vivacité de plus à mes sentiments pour l'aimable Matilde. Je ne la revis pas sans émotion; et j'en eus même une assez vive pour me rassurer tout à fait, lorsqu'à la suite d'une conversation que j'eus avec elle, elle me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son frère.

"Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que le comte m'eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l'avait promis. Je le dis à Matilde, qui l'approuva, et qui ne craignit plus de m'avouer un penchant autorisé par son frère.

"Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de Zastrow, et à lui faire une cour assidue qui me réussissait peu. Depuis le départ de son neveu, elle avait entièrement changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide, elle affectait de me recevoir avec la plus grande cérémonie, et prenait si bien ses mesures, que je ne pouvais dire un seul mot à Matilde en particulier.

"Ces obstacles, ces contrariétés devaient sans doute augmenter mon amour. J'en avais du moins un dépit secret, qui n'échappait pas à Matilde, et la consolait de tout, en lui persuadant qu'elle était aimée. Ah! sans doute elle l'était. L'amitié, l'intérêt le plus vif, la reconnaissance, m'attachaient à cette aimable enfant; et si, dans ce temps-là, j'avais obtenu sa main, peut-être me serais-je mépris moi-même sur la nature de mes sentiments pour elle.

"J'attendais cependant sans beaucoup d'impatience l'effet des promesses du comte et de sa lettre à sa tante.

"Il m'écrivit qu'il n'avait pu la persuader encore pour consentir à cette union; qu'elle tenait avec force à ses projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage; mais qu'il tenait encore plus au sien, et qu'il y parviendrait sûrement. Il me conjurait de ne pas me rebuter, d'attendre avec patience. Un héritage considérable qui dépendait de cette tante obligeait à quelques ménagements; mais de manière ou d'autre il en viendrait à bout, et me regardait déjà comme son frère.

"Je voulais montrer cette lettre à ma jeune amie, et j'allai tout de suite à l'hôtel de Zastrow. Il était exactement fermé. Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse m'adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j'y avais été reçu comme à l'ordinaire, et rien n'annonçait un départ. J'allai prendre des renseignements dans le voisinage: on avait vu en effet partir une berline de très-grand matin, mais on ne savait rien de plus.

"J'étais dans l'étonnement le plus profond, lorsque je vois venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle; je veux l'interroger, elle ne m'en donne pas le temps. — Ne me demandez rien; je ne sais rien; je ne puis même vous dire où sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j'entendis madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit on a fait des paquets; on a pleuré; on a grondé, et on a fini par me donner mon congé et par monter en berline. Mais mademoiselle, en me disant adieu, m'a mis ceci dans la main… C'était un papier chiffonné à mon adresse.

"Je le pris, je l'ouvris promptement, et d'abord je n'y compris rien: c'était une note de vaisselle et autres effets. Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qu'elle m'avait écrit. "Ah! M. Lindorf! me disait-elle, nous allons partir pour Dresde dans quelques heures; nous y resterons longtemps, bien longtemps, peut-être toujours. Qu'allez-vous penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez plus votre petite amie? Serez-vous affligé comme elle? Oui, soyez-le un peu, je vous en prie, mais pas trop cependant; car je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je penserai toute ma vie; et puis n'ai-je pas un frère, un bon frère? Ecrivez-lui tout de suite, et si vous voulez me répondre un mot, envoyez-le lui. Il n'y a que ce moyen pour que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu'elles passent par la Russie; mais qu'est-ce que cela fait, si elles me parviennent? Je voudrais être aussi sûre que ceci vous parviendra. Je ne savais comment faire pour vous écrire; heureusement ma tante m'a donné une longue note à copier. Dès qu'elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu'elle sort j'écris une ligne. Quand j'aurai fini, je pourrai peut-être la donner à cette pauvre Charlotte, qu'on m'ôte, parce qu'elle aurait pu m'aider, parce qu'elle vous aime… Elle nous rendra bien ce petit service! Je suis fâchée de tromper ainsi ma tante; mais… comme elle aussi m'a trompée! Jusqu'à ce soir je ne savais pas un mot de ce départ; non, je vous le jure, pas un mot. N'est-ce pas bien affreux? Partir ainsi sans vous revoir! Ah! je pleure si fort, que je ne puis plus écrire, et ma tante va revenir. Ma note ne ressemble plus à une note à présent, c'est une lettre tout entière: il faut la cacher bien vite, et en faire une autre. Adieu, adieu, monsieur le baron; n'oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion d'elle, parce qu'elle vous écrit la première."

Sans avoir même beaucoup d'amour, il était impossible de n'être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé de la tante. J'éprouvais ces deux sentiments dans toute leur force. Je revins chez moi écrire au comte ce qui se passait, et la manière cruelle dont sa tante m'avait joué. Je crois que la colère l'emportait sur le regret d'être séparé de ma jeune amie; du moins j'insinuai à son frère que je regardais notre projet comme impossible, et que, puisque sa tante paraissait si décidée, il valait mieux peut-être y renoncer tout à fait. Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde, et ma réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je reçus celle du comte quelque temps après; et vous la trouverez ici, N° II.

Lettre du comte DE WALSTEIN au baron DE LINDORF.

N° II

Saint-Pétersbourg, 18, 17…

"Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a joué notre chère tante de Zastrow; car, elle a beau faire, elle sera la vôtre: je l'ai juré, et ma soeur ne deviendra point la victime de son opiniâtreté. Je n'ai rien à dire contre le jeune de Zastrow, que je n'ai point l'honneur de connaître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur, excepté celui d'être l'époux de Matilde. C'est vous qui le serez, mon cher Lindorf, vous que ma soeur a déjà distingué, et que son coeur préfère. Non, ce coeur qui s'est ouvert à moi avec tant de confiance et d'ingénuité ne sera pas trompé dans son attente; il n'aura point à combattre une inclination que j'ai cherché moi-même à faire naître; ma soeur n'aura point à rougir d'avoir écrit la première à un autre homme qu'à son époux . Chère petite! comme son billet m'a touché! Je lui réponds pour la consoler, et lui fais entrevoir le bonheur dans un avenir peu éloigné; nous y parviendrons avec un peu de persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura plus d'effet encore que la mienne. J'écris aussi à ma tante; et, s'il le faut, je ferai valoir les droits qu'un père mourant m'a remis sur ma soeur. C'est à vous me dit-il, que je confie le soin de son bonheur. O mon père! votre attente ne sera pas trompée; j'unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage, mon ami; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n'a que seize ans; dans trois ou quatre ans elle sera plus formée, plus capable de vous rendre heureux et de l'être elle-même. Ma seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d'elle, ce coeur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce coeur qui n'est plus susceptible d'amour, ne rencontre l'objet qui doit le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu'il ne se connaissait pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce malheur nous arrivait, promettez-moi, jurez-moi que vous ne sacrifierez, ni vous-même, ni ma soeur à des engagements qui, dès cet instant, cesseront d'exister. Je ne désire ce lien qu'autant que je serai sûr qu'il ne fera le malheur ni de l'un ni de l'autre; et j'aime mieux avoir à consoler Matilde de la perte de son amant, que de l'indifférence de l'époux que son coeur a choisi. Ainsi, du moment qu'elle ne sera plus la femme que vous préférez à toute autre; du moment que vous serez convaincu qu'une autre qu'elle peut vous rendre plus heureux, ayez le courage de l'avouer à votre ami; soyez sûr qu'au lieu d'altérer son estime vous la redoublerez.

"Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur conjugal; je vous l'ai dit dans ma précédente lettre, et je persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore qu'il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à l'univers entier, et n'aient jamais un instant de regret d'être liés pour la vie. Je crois qu'il faut entre eux cet accord de sentiments, ce rapport de goûts, cette liaison des âmes qui ne peut exister si l'un des deux aime ailleurs, et doit nécessairement cacher à l'autre les pensées dont il est le plus occupé.

"Voilà, je vous l'avoue, ce qui jusqu'à présent m'a empêché de me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui s'éteindrait avec moi. J'ai craint que ma position brillante et la faveur dont je jouis n'engageassent peut-être la femme à qui je m'adresserais au sacrifice d'une inclination antérieure. J'ai craint d'acquérir des droits usurpés sur un coeur déjà engagé, de séparer, sans le savoir, deux amants que je rendrais malheureux, et de l'être moi-même à l'excès quand je viendrais à le découvrir.

"Vous me connaissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon coeur. Vous savez ma façon de penser sur l'accident qui changea ma figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau que je me félicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon goût dominant, et suivre la carrière qui me convenait le plus: heureux d'avoir pu, dans celle que j'ai quittée, donner des preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de pouvoir le servir actuellement d'une autre manière! Il a besoin de bons ministres autant que de bons généraux. Je tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien du tout, je vous assure. Mais je me rends justice; je sens que je ne suis pas fait pour inspirer l'amour, et je n'y prétends pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé qu'il n'est pas nécessaire au bonheur; mais au moins je voudrais trouver un coeur qui ne fût prévenu par aucun autre objet. Je ne m'effrayerais pas même d'un peu de répugnance dans les commencements; elle est naturelle, et je dois m'y attendre. C'est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire aimer d'abord par reconnaissance, ensuite par habitude. On finirait par s'accoutumer à ma figure; et mon unique étude serait de la faire oublier à force de bons procédés.

"Comment une femme ne finirait-elle pas par s'attacher à celui qui n'existerait que pour la rendre heureuse, qui préviendrait tous ses désirs, qui lui soumettrait tous les siens, et lui saurait gré des moindres marques d'attachement qu'elle lui donnerait?

"Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon coeur, que j'espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles; ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une femme dont le coeur n'ait reçu aucune impression; car alors tout mon ouvrage est détruit d'avance. On ferait sans cesse la comparaison entre moi et l'objet aimé, regretté, on me regarderait comme un monstre; la prévention, l'aigreur empoisonneraient tout. Mais je puis rencontrer une jeune personne telle que je la désire et que je ne cesserai de la chercher, dont l'âme simple et naïve ne connaisse point encore l'amour et très-peu le monde; si je puis la trouver, elle sera à moi, dussé-je la forcer à m'épouser. Je saurais la rendre malgré elle la plus heureuse des femmes, et l'obliger à chérir ses liens. Je sens que dans les commencements on pourra m'accuser de peu de délicatesse; mais mon motif secret me justifiera à mes propres yeux. Je n'ai pas d'autre moyen de jouir du seul bonheur que mon coeur désire, celui d'être époux et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille.

Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l'existence et sans lesquels l'homme isolé ne tient à rien dans le monde, traîne une vie inutile, meurt sans être regretté…, oui, vous ferez mon bonheur. Je n'y pense jamais sans émotion; et cette lettre de Justin que je vous ai envoyée m'arrachait des larmes d'attendrissement. Qu'ils sont heureux ces bonnes gens! Il vous manque une Louise , me disait-il; que le bon Dieu vous la donne! Honnête et bon Justin! les prières d'un coeur pur comme le tien doivent être exaucées; elle le seront sans doute. Oui, je la trouverai cette compagne que j'adore déjà sans la connaître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise, voilà trois couples heureux dans l'univers. N'en acceptez-vous pas l'augure, mon cher ami? Pour moi, cette idée me transporte; elle me fait croire d'avance à la félicité suprême.

"Que me parlez-vous d'héritage et de privation? Si ma tante était assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde n'est-elle pas assez riche pour s'en passer? Est-ce le plus ou le moins qui influe sur le bonheur, quand d'ailleurs on est dans l'aisance? et son bien, réuni au vôtre, ne vous suffirait-il pas? Cependant, comme le plus ne gâte rien, et qu'il vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce, attendons encore, mon ami. Je ne répondrais pas d'être jaloux, si vous étiez heureux bien longtemps avant moi; et ma chère femme n'est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n'en occuperai sérieusement. A présent je ne pense qu'aux affaires du roi. Je crains de n'avoir à l'avenir pas trop le temps pour vous écrire; aussi vous voyez que je prolonge aujourd'hui ce plaisir, etc. etc."

Le reste de la lettre renfermait des affaires politiques, des détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à peine: elle avait bien autre chose à penser! Son coeur ne pouvait plus suffire à tout ce qu'elle éprouvait: il lui paraissait qu'elle était transportée dans un monde nouveau, dont jusqu'alors elle n'avait pas même eu l'idée. Cette dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout entière, d'abord avec une sorte de saisissement très-pénible.

Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte excessive d'être uni à une femme dont le coeur serait engagé ailleurs, lui firent une impression cruelle; mais quand elle en vint ensuite aux projets de bonheur de comte, aux motifs qui l'avaient engagé à l'épouser malgré sa répugnance, elle en fut si touchée, que déjà, pour un instant, elle crut n'aimer plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvait démêler le sentiment dont elle était agitée. Elle restait là les yeux fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n'était pas fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa; l'image du comte s'effaça, celle de Lindorf reprit son empire; la lettre fut posée et la lecture continuée.

SUITE DU CAHIER.

"Le temps se passe, Caroline, et les vingt-quatre heures que j'ai consacrées à ce pénible ouvrage sont près d'être écoulées. J'aperçois déjà les premiers rayons du jour, de ce jour où je verrai peut-être pour la dernière fois celle à qui, hier encore, à la même heure, je croyais consacrer ma vie entière. Combien j'étais heureux! comme l'espérance et l'amour me berçaient de leurs douces chimères! Un instant a tout détruit, m'a plongé dans le néant le plus affreux. Mais, que fais-je? Dois-je employer à me plaindre les instants qui me restent pour vous conduire au bonheur, pour vous en montrer le chemin? Oui, Caroline, vous serez heureuse; et cette certitude peut seule me faire supporter la vie.

"Un an à peu près se passa sans apporter aucun changement à notre situation. Matilde était toujours à Dresde, le comte toujours en Russie, et moi toujours à Berlin. Une correspondance suivie soutenait nos liaisons mutuelles; mais celle de Dresde, passant par Pétersbourg, n'était ni bien fréquente ni bien animée.

"Matilde, élevée dans la retenue et même avec sévérité, n'osait se laisser aller à ses sentiments, et n'exprimait tout au plus que de l'amitié. Je lui répondais bien naturellement sur le même ton, mais décidé cependant à l'épouser dès que sa tante voudrait y consentir; la préférant sincèrement à toutes les femmes que je connaissais alors, je fuyais avec soin toutes les occasions de rencontrer des objets qui auraient pu me détourner ce cette idée, et l'emporter sur elle dans mon coeur.

"Il m'en coûtait peu de me priver des plaisirs d'éclat. Depuis la malheureuse aventure de Louise et du comte, j'avais conservé une sorte de mélancolie habituelle qui s'accordait fort bien avec mon projet. Tout entier aux devoirs de mon état et au soin de faire ma cour au roi, je consacrais le reste de mon temps à la lecture, à la musique, ou bien à me promener à cheval.

"Un malheureux événement vint troubler ma tranquillité et redoubler ma tristesse. Mon père, qui ne quittait point sa terre de Ronnebourg, eut une attaque d'apoplexie. Ma mère, depuis longtemps faible et valétudinaire, faillit succomber à sa douleur et à son effroi. On vint me chercher immédiatement. J'arrive. Je les trouve tous deux dans le plus grand danger. Ma vue parut les ranimer. Ma mère surtout, qui me chérissait avec la plus vive tendresse, se trouva sensiblement mieux, et l'attribua à ma présence et à mes soins; mais l'état de mon père en demandait de continuels. J'écrivis en cour pour solliciter un congé. Mon motif était trop légitime pour que je ne l'obtinsse pas; et je me consacrai entièrement à mes parents.

"C'est précisément alors, Caroline, que vous vîntes embellir la cour que j'avais quittée; et ce fut aussi à cette époque que le comte eut cette fâcheuse maladie qui le retint en route si longtemps. Je l'appris indirectement. Dans tout autre temps, j'aurais volé auprès de lui; mais j'étais retenu à Ronnebourg par des devoirs trop chers et trop sacrés pour en avoir même l'idée.

"Quelque temps après, j'eus le plaisir d'apprendre par lui-même qu'il était rétabli et heureusement arrivé à Berlin. Je me rappelle que sa lettre avait tournure énigmatique et mystérieuse, qui me frappa au moment que je la lus…

"Il aurait donné tout au monde, me disait-il, pour me voir, pour me parler. Le cruel événement qui me retenait à Ronnebourg était d'autant plus affreux pour lui, qu'il ne pouvait absolument y venir, vu la distance (Ronnebourg est au fond de la Silésie, à quatre grandes journées de Berlin) et le peu de temps qu'il avait à rester en Prusse, où tous ses moments seraient employés. Il pensait ensuite à Matilde, s'affligeait de la résistance de sa tante. Il était résolu, disait-il, dès que je serais libre de quitter Ronnebourg, d'user de tous ses droits de frère aîné pour terminer mon mariage. Un nouveau motif le pressait: peut-être lui-même touchait-il au bonheur; peut-être était-il sur le point d'obtenir ce qu'il désirait avec tant d'ardeur; mais il ne pouvait ni ne voulait être heureux sans moi.

"Je fis moins d'attention à cette lettre que je n'en aurais fait dans un autre moment; à peine même eus-je le temps de la lire, et ce n'est qu'à présent que j'en pénètre le sens. Je la reçus le jour où mon père, après avoir langui quatre mois, expira dans mes bras, en me recommandant ma mère, en m'ordonnant de ne pas la quitter.

"Ah! mon coeur avait déjà prévenu cet ordre si respectable pour moi; j'avais déjà promis, juré à la plus tendre des mères, que son fils unique ne l'abandonnerait point à sa douleur. Dès que j'eus rendu à mon père les derniers devoirs, j'écrivis au comte pour lui apprendre la perte que je venais de faire, et pour le supplier de m'obtenir une prolongation de congé. Je ne tardai pas à recevoir sa réponse. Non-seulement le roi me permettait de rester à Ronnebourg, mais il daignait même approuver le motif qui m'y retenait. Il régnait dans la lettre du comte un fond de tristesse qui ne me surprit pas. Je savais combien cette âme sensible savait partager les chagrins de ses amis; et d'ailleurs il était lui-même très-attaché à mon père. Il ne me disait rien qui fût relatif à sa lettre précédente, qui s'était perdue dans le trouble de cet affreux moment, et que j'avais presque oubliée. Il me marquait seulement qu'il allait incessamment à Dresde, voulant voir sa soeur avant de retourner en Russie; que, s'il lui était possible, il viendrait aussi à Ronnebourg, mais qu'il n'osait me le promettre: et, en effet, il ne put y venir. Oh! pourquoi, pourquoi ne me confia-t-il pas alors ce fatal secret? Mais sans doute sa délicatesse ne lui permit pas d'ajouter à mes peines, en m'apprenant un événement dont je pouvais me regarder comme la première cause. x "Trois autres mois s'écoulèrent, plus tristes, plus douloureux pour moi que les précédents. Je n'avais plus autour de moi qu'un seul objet d'attachement. Toute ma tendresse était réunie sur ma mère, et je la voyais dépérir tous les jours sans avoir d'autre consolation que celle d'adoucir ses derniers moments, et de lui procurer encore quelques instants de bonheur. Enfin je la perdis aussi. Cette âme pure quitta ce séjour terrestre, en se félicitant d'aller rejoindre son époux et d'expirer dans les bras de son fils.

"O Caroline! pardonnez ces tristes détails. J'ai besoin de m'appesantir sur mes malheurs, de me les retracer tous dans ce terrible moment où je vais me séparer pour jamais de celle qui devait me tenir lieu de tout. J'ai besoin de me pénétrer de l'idée que l'homme est né pour être malheureux, et que c'est là son unique partage; qu'il doit perdre successivement tous les objets qui lui sont chers, tout ce qui l'attache à la vie. Non, le bonheur n'est pas fait pour l'homme. Un seul, peut-être….. mais ses vertus lui donnent le droit d'y prétendre, et je n'ai pas celui d'en murmurer.

"Après la mort de ma mère, je me hâtai de fuir ces lieux. Ma terre de Ronnebourg m'était devenue odieuse, tant par la double perte que je venais d'y faire, que par le cruel événement qui s'y était passé. Je revins à Berlin, à Potsdam; j'y passai l'hiver, et j'y vécus plus retiré encore que l'année précédente.

"Le comte m'écrivait peu. Son style était triste, embarrassé; et je crus enfin entrevoir qu'il avait un secret qui lui pesait sur le coeur; je le lui dis naturellement; il en convint, mais me renvoya, pour me le confier entièrement, à son retour, qui devait avoir lieu l'automne suivant: c'est aussi l'époque qu'il fixait pour mon mariage avec sa soeur. Votre sort et le mien, me disait-il, seront alors décidés sans retour. Puissent-ils être heureux! et si je dois y renoncer pour moi-même, que du moins le bonheur de ma soeur et de mon ami me tienne lieu de celui que je n'ose espérer! Je pensai qu'il avait sans doute une inclination en Russie, et qu'il s'y rencontrait des obstacles; mais respectant son secret, je cessai mes questions. Je recevais aussi de temps en temps quelques petites lettres de la jeune comtesse, et toujours dans celles de son frère. Sa tante persistait dans ses projets, et se préparait à faire revenir M. de Zastrow pour conclure: son héritage était à ce prix; mais la généreuse Matilde était prête à le lui céder en entier, à me faire ce sacrifice. Elle me demandait avec une ingénuité touchante si je n'étais pas de cet avis, et s'il ne valait pas mieux mille fois être moins riche et plus heureux. Je le pensais d'autant plus, que la mort de mes parents venait de me rendre maître d'une fortune considérable, et qui s'augmenta encore par la mort et l'héritage du commandeur de Risberg, mon oncle maternel, qui vivait comme un solitaire dans la terre que j'habite à présent. Il n'avait jamais voulu me recevoir chez lui pendant sa vie, et me laissa tous ses biens, sous la condition cependant de me marier dans le cours de l'année, et de faire porter le nom de Risberg à mon fils aîné.

"Cette condition me parut alors facile à remplir; mes engagements avec Matilde m'en assuraient la possibilité; et peut-être même ce motif aurait-il pu contribuer à décider en ma faveur madame de Zastrow.

"Depuis lors, ah! Caroline, combien je l'ai trouvée douce cette obligation de me marier dans le cours de cette année! Combien, lorsque j'osai entrevoir le suprême bonheur, je bénissais la mémoire de mon oncle! A présent, ah! j'y renonce pour la vie à cette terre, à ces biens sur lesquels je n'ai plus aucun droit, et que demain je vais quitter pour jamais. Des biens! en est-il, en peut-il être pour moi après celui que je perds? Non, jamais. Pardon, Caroline; les voeux, les serments d'un malheureux que vous devez oublier peuvent-ils vous intéresser? J'ajoute à mes crimes en vous le renouvelant ce serment de vous adorer toujours, et le but de cet écrit est de les réparer.

"Décidé à ne plus demeurer à Ronnebourg, qui me retraçait des souvenirs trop déchirants, et qui d'ailleurs est trop éloigné de la capitale, je fus charmé de l'acquisition de Risberg, et je vins en prendre possession au commencement de cet été, peu de jours après la mort de mon oncle. Caroline, Caroline! c'est ici où je vais avoir besoin de toutes mes forces pour continuer ce fatal écrit. Femme adorée! pourrai-je vous parler de vous-même, de mes sentiments, et ne pas mourir de douleur et de remords? Sainte et pure amitié! toi qui dois expier tous les crimes que l'amour m'a fait commettre, toi qui dois désormais remplir uniquement mon coeur, viens m'animer d'un nouveau zèle et soutenir mon courage.

"Le local de ma nouvelle demeure me plut infiniment. Je comptais cependant n'y faire que peu de séjour, et j'en voulus profiter pour connaître tous les environs. La veille du jour où je vous aperçus à la croisée de votre pavillon, j'avais déjà passé devant, et déjà j'en avais entendu sortir ces sons touchants, cette voix si douce, ces accords si harmonieux qui m'ont fait depuis tant d'impression, et dont je ressentis l'effet dès ce premier instant. J'avais entendu des voix plus belles et plus étendues, mais jamais aucune qui m'eût fait autant de plaisir. Je vous écoutai longtemps; et lorsqu'enfin vous eûtes cessé, lorsque je me fus éloigné, je croyais encore entendre ces accents qui répondaient à mon coeur.

"J'y revolai le lendemain. Passionné pour la musique, je lui attribuai uniquement cet attrait irrésistible qui m'entraînait malgré moi. J'avoue cependant que je désirais avec ardeur de voir celle dont les talents me ravissaient, et que je crus aussi être conduit par la curiosité. J'imaginai de vous attirer à votre croisée en chantant avec vous; ce moyen me réussit. Je ne fis, il est vrai, que vous entrevoir; mais dès cet instant vos traits furent gravés dans mon coeur, et j'aurais voulu ne plus vous quitter.

"Oh! que ne puis-je m'arrêter sur tous ces détails qui me sont si chers, me retracer chaque minute de ce temps trop vite écoulé, et qui laisse dans mon coeur des traces si profondes! Combien j'étais heureux quand, totalement occupé de ce nouveau sentiment qui remplissait mon âme, et qui l'absorbait en entier, je n'existais plus qu'à Rindaw, et j'oubliais le reste de l'univers! quand, en vous quittant le soir, je n'emportais d'autre idée que celle de vous revoir le lendemain, et qu'elle suffisait à mon bonheur! Je n'éprouvais ni cette ardeur inquiète et tumultueuse que m'inspirait Louise, ni cette tranquillité monotone, ce repos du coeur et des sens que je trouvais près de Matilde. Délicieusement agité, un charme inconnu semblait s'être répandu sur toute mon existence; rien ne m'était indifférent; vous embellissiez tout à mes yeux. Chaque objet me rappelait Caroline, ou plutôt je ne pensais plus qu'à elle seule au monde. Pendant deux mois, l'unique lettre que j'écrivis fut pour demander la permission de passer l'été dans ma terre. Je l'obtins, et je crus que ce temps durerait éternellement. J'oubliai le passé, l'avenir; j'oubliai tout, excepté Caroline. Mais pourquoi chercher à redoubler mes tourments par la peinture de mon bonheur passé? Hélas! dans cet instant encore, j'oubliais que je ne dois plus vous parler de moi, et que vous appartenez au meilleur des hommes.

"Ah! c'est de lui, de lui seul que je dois m'occuper! Il y a un mois que je reçus une lettre de lui, et ce fut cette lettre qui me tira de ma douce ivresse. Il se plaignait de mon silence, et Matilde en était également surprise. Matilde! son nom seul déchira mon coeur, et me fit sentir qu'il était tout à Caroline….. Je posai la lettre, pendant longtemps sans pouvoir en achever la lecture; enfin je la repris, et ce qui suit me rassura:

"Auriez-vous changé d'idées sur elle et sur nos projets? me disait le comte, et craignez-vous de me l'avouer, mon ami? Tout ce que vous devez craindre est de nous laisser là-dessus dans l'incertitude ou dans l'erreur. Je vous renvoie à une lettre que je vous écrivis l'automne passé à ce sujet. Relisez-la; et rappelez-vous bien que la seule chose que je ne pourrais jamais vous pardonner serait de me tromper et de me sacrifier votre bonheur. Ecrivez-moi tout de suite, mon cher Lindorf; et surtout soyez vrai sur l'état actuel de votre coeur: c'est le seul moyen de me prouver qu'il n'est pas changé pour votre ami, etc."

"Cette lettre fut un trait de lumière pour moi: elle m'éclaira tout à la fois sur mes sentiments pour Caroline, et sur mes devoirs envers le meilleur des amis. Hélas! je crus les remplir tous, en ayant pour lui la confiance la plus entière, en remettant mon sort entre ses main, en le suppliant d'en disposer à son gré. Pouvais-je prévoir que cette confiance même était un outrage, et que je lui demandais son aveu pour lui ravir son bien le plus précieux? Conduit par une affreuse fatalité, j'étais donc destiné à l'offenser dans tous les temps, et de toutes les manières les plus sensibles. O Walstein, Walstein! quel plus grand mal t'aurait fait un ennemi mortel? Mais si cet écrit a l'effet que j'en attends; si celle qui doit le lire sent le prix d'une âme comme la tienne, puis-je encore avoir des remords?

"Je joins ici, N° III, la copie de la lettre que j'écrivis au comte le jour même où je reçus la sienne: daignez la parcourir. C'est la dernière fois que vous vous occuperez d'un malheureux qui vous conjure lui-même de l'oublier pour jamais. Pour prix de cet effort, voyez au moins comme il vous adorait."

Copie de la lettre du baron DE LINDORF au comte DE WALSTEIN, ambassadeur à Pétersbourg .

15 Août 17…

No. III.

"Vous n'avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se passe dans le coeur de votre ami. Oui, sans doute, j'ai un aveu à vous faire, et d'autant plus pénible à présent, que je l'ai trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le serment que votre lettre m'a seule éclairé sur la nature de mes sentiments, et que, l'instant avant de la recevoir, j'étais encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissais de l'état le plus doux, le plus heureux que j'aie connu de ma vie, sans chercher à en pénétrer la cause? O mon ami! c'est l'amour; oui, c'est ce véritable amour dont vous me parliez si souvent, en m'assurant que je ne le connaissais pas encore. Grand Dieu! comme vous aviez raison, et combien ce que j'éprouve est différent de ce que j'ai senti jusqu'à présent! Ah! sans doute, l'amour est la source du bonheur, du seul bonheur que l'homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces deux mois se sont écoulés! ils ne m'ont paru qu'un instant; et cependant j'ai des volumes de détails à vous faire. Il n'y en aurait pas un qui ne servît à me justifier à vos yeux. Ah, mon ami! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talents, vertus, et cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une figure charmante est le moindre de ses avantages: on l'oublie dès qu'on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les touches d'un clavecin, pince les cordes d'une harpe, anime la toile ou le canevas, et qu'elle seule a l'air d'ignorer tout le charme qu'elle répand autour d'elle! O Walstein! si vous l'entendiez chanter; si vous l'entendiez lire nos grand poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et par son expression; si vous voyiez surtout comme elle se fait adorer de tout ce qui l'entoure; si vous étiez le témoin de ses attentions touchantes pour une vieille parente infirme et aveugle; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui faire animer la vie! Oui, si vous étiez avec moi et près d'elle, j'aurais bien une crainte, mais ce ne serait pas celle de vous voir blâmer mon choix…. O mon ami! je le sens bien, sans elle il n'est plus de bonheur pour moi: elle seule me l'a fait connaître. Ce n'est qu'auprès d'elle que j'ai retrouvé ce calme, cette sérénité, j'oserais dire cette paix de l'âme que je croyais incompatible avec l'amour. Je ne suis plus le même; elle m'a entièrement changé. Le bouillant, l'impétueux Lindorf, content de la voir, de l'entendre, de faire chaque jour quelques progrès dans son coeur, d'oser espérer qu'il est aimé sans même oser le demander, ne désirait pas d'autre jouissance. Oui, j'aurais passé ainsi ma vie entière; mais votre lettre m'a tiré de cette douce léthargie: elle m'a fait sentir vivement que je ne puis être heureux sans l'aveu de mon ami et sans la certitude que mon bonheur n'altérera celui de personne.

"Matilde! tendre et généreuse Matilde! conserverez-vous votre estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous adorer, et qui, certain du bonheur d'être à vous, n'a pas su se défendre contre une passion tyrannique? Et vous, cher Walstein, pourrez-vous me pardonner et m'aimer encore, moi que vous aviez déjà tant de raisons de haïr, et que vous destiniez à devenir votre frère; moi qui renonce à ce titre si doux? Mais non, je n'y renonce point: je vous remets la décision de mon sort; soyez-en l'arbitre absolu, et recevez le serment que je fais d'être ce que vous voulez que je sois: si c'est l'époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à mon amour: il tient à mon existence; mais je jure de le renfermer toute ma vie au fond de mon coeur, et de me conduire de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur de votre soeur, l'assurerait encore plus. Réfléchissez-y bien, mon cher Walstein; et avec quelque impatience que j'attende votre réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu'elle sera l'arrêt du sort de votre ami. L'instant après l'avais reçue, je m'éloigne d'elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacrer ma vie entière. Jusqu'alors je saurai me taire; elle ignorera combien elle est adorée… — Ah! si la voyant tous les jours, et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l'ordonnez, je saurai, loin d'elle, le garder toute ma vie? Si je dois renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n'apprendrez jamais son nom: il restera caché pour toujours dans le fond de mon coeur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si j'obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai connaître celle qui mérite les adorations de l'univers! Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous égards à mon choix, et partager mon bonheur! Mais, je vous le répète, ce bonheur ne peut exister s'il coûtait une seule larme à Matilde et un seul regret à son frère."

"Ainsi tout contribuait à mon aveuglement, jusqu'à ce mystère que je laissais sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait connaître au comte prévenait au moins l'aveu d'une passion criminelle; il me rendait moins coupable; mais je crus vous le devoir à vous-même ce fatal secret. De quel droit vous aurais-je nommée, quand j'ignorais même si j'aurais celui de vous offrir ma main? Un autre motif me fit aussi garder le silence. Votre immense fortune, cette fortune dont j'avais gémi plus d'une fois, et qui m'eût peut-être empêché d'oser vous déclarer mes sentiments, si la mienne eût été moins considérable, pouvait influer sur la décision du comte; et je voulais qu'elle fût absolument libre. C'était assez, c'était trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en dépendait.

"J'attendais sa réponse avec la plus vive agitation. Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes, mon coeur se livrait au plus doux espoir; d'autres instants, connaissant combien il tenait à son projet, et son extrême tendresse pour sa soeur, je craignis qu'il n'exigeât le sacrifice de mon amour, et ce sacrifice, auquel je m'étais engagé, me paraissait au-dessus de mes forces. Mais quel étrange effet de l'espèce de sentiment que vous m'aviez inspiré! Ce n'était qu'éloigné de vous que j'éprouvais cette horrible perplexité: dès que je vous revoyais, elle disparaissait. Je retrouvais auprès de vous cette même tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me semblait impossible alors que rien pût nous séparer. Cette amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d'ingénuité, les bontés marquées de la baronne, les propos même qu'elle me tenait en votre absence, tout aidait à l'illusion; tout me conduisait à croire que j'allais être le plus heureux des mortels. Mais je l'étais déjà, et ces trois derniers mois devaient compenser un siècle de peines et de tourments. Si leur souvenir n'empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me tiendra lieu de bonheur. — Ah! lorsque je sentirai trop le poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw; je me dirai: Je passai trois mois près de Caroline; puis-je me plaindre de mon sort?…

"Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je ne pouvais plus tenir à mon impatience; je sentais à chaque instant que mon secret allait m'échapper. Je courus moi-même au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée; elle y était. Je tremblais si fort en la recevant des mains du facteur, qu'il s'en aperçut, et crut que je me trouvais mal. Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j'y fus seul, je restai près d'un quart d'heure sans oser l'ouvrir et même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion excessive? Ne devais-je pas connaître le plus généreux des hommes et le meilleur des amis?

"Ah! sans doute c'était un pressentiment de la vérité et de mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s'accrut au point que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre, résolu de ne la lire que chez moi. Je m'éloignai de suite; mais je n'eus pas fait cent pas hors de la ville, que, descendant promptement de mon cheval, je l'attachai à un arbre, et je rompis ce cachet qui renfermait mon arrêt, résolu, s'il m'était contraire, à ne vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas là, était de partir sur-le-champ, de joindre le comte a Pétersbourg, et de chercher auprès de lui les forces dont j'avais besoin pour lui sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux m'accabler, voulut me laisser croire un instant au bonheur… — Ah! Caroline, jugez de mes transports lorsque je lus ce que je joins ici!"

Lettre du comte DE WALSTEIN au baron DE LINDORF.

A Berlin.

Saint-Pétersbourg.

"Elle, mon cher Lindorf, elle seule au monde. Ne pensez plus qu'à elle dans l'univers entier; ou, si votre bonheur vous laisse quelques instants pour l'amitié, employez-les à vous dire que votre ami en jouit presque autant que vous. Heureux Lindorf! vous aimé: vous êtes sûr d'être aimé! vous avez trouvé le coeur qu'il vous fallait, l'âme qui sympathise avec la vôtre, celle à qui l'Etre-Suprême dit en la formant sur le même modèle: Je vous crée l'une pour l'autre? — Et tu crains que je ne m'oppose à ses décrets immuables, que je ne t'arrache à celle qui t'était destinée de tout temps! Je n'en doute pas; il n'y a pas un mot dans ta lettre qui ne prouve le véritable amour. Tu sais trop bien le peindre pour ne pas le sentir et l'inspirer. Le voilà précisément cet état qui m'a toujours paru la félicité suprême, dont j'avais l'idée au fond de mon coeur, et que je croyais une chimère: j'en voyais bien quelque chose dans le ménage de Justin et de Louise; mais je l'attribuais à la simplicité des champs, et ne croyais pas possible qu'on la pût trouver ailleurs. Il m'est bien doux que ce soit mon ami qui la réalise, qui me prouve qu'on peut être heureux sur cette terre, et l'être par le sentiment. Tout m'assure la vérité du vôtre, mon cher Lindorf, jusqu'à ce sacrifice que vous m'offrez de si bonne foi, et que je serais un barbare d'accepter. L'intérêt même de ma soeur, son intérêt bien entendu, me le défendrait quand le vôtre ne m'aurait pas décidé. Vous êtes honnête homme, et je vous crois lorsque vous m'assurez de tous vos soins pour lui cacher qu'elle n'aurait pas la première place dans votre coeur. Mais êtes-vous sûr d'y réussir? Non, mon ami: je suis convaincu qu'il n'est pas possible de tromper une femme là-dessus; et votre malheur à tous les deux serait une suite infaillible de cette découverte.

"Je veux même tranquilliser tout à fait votre délicatesse et votre conscience sur notre chère Matilde. Elle vous est certainement fort attachée; vous êtes le premier et le seul homme qui lui ait fait quelque impression. Mais, soit que cela vienne de son caractère, de son éducation ou de sa grande jeunesse, ce n'est point avec cette sensibilité profonde qui fait qu'une première inclination décide ou du bonheur ou du malheur de la vie. Je ne sais même trop si on doit donner ce nom à ses sentiments pour vous.

"Il m'a paru que l'imagination était plus exaltée que le coeur n'était touché; que la contradiction et les obstacles lui avaient fait prendre pour de l'amour ce qui peut-être n'était dans le fond que la simple amitié. A mon dernier voyage à Dresde, je fus frappé de la légèreté, de la gaieté même avec laquelle elle soutenait votre absence et ses chagrins. Elle me parlait cependant de vous avec tendresse; mais elle pleurait, riait tout à la fois, et jurait qu'elle vous aimerait toujours en faisant un saut, en chantant une ariette. Je ne m'en inquiétais pas, parce que, je vous l'avoue, je prévoyais un peu ce qui est arrivé; et, dans le cas où je me serais trompé, je voyais bien des bons côtés dans cette façon d'aimer. Je ne doute pas qu'elle ne se console très-vite, et qu'elle ne soit même charmée de vous savoir heureux.

"Le jeune Zastrow est arrivé. On le dit très-aimable; peut-être aidera-t-il à sa consolation. Quoi qu'il en soit, ayez l'esprit en repos là-dessus, et croyez que la soeur et le frère seront heureux de votre bonheur. Je vous rends donc votre entière liberté, mon cher Lindorf, et je ne vous blâme que d'en avoir pu douter. Courez, dès que vous aurez eu cette lettre, en faire hommage à celle que vous aimez, et qui le mérite si bien, si j'en juge par le portrait que vous m'en faites. Je le crois d'autant plus vrai, qu'il me parait qu'avec tout l'enthousiasme de l'amour, vous avez conservé de la raison et de l'empire sur vous-même. Combien je m'impatiente d'en juger par mes propres yeux, et, comme vous le dites, d'applaudir à votre choix! Ce plaisir sera peu retardé. Je prépare tout pour mon retour à Berlin, et vous ne pouvez plus m'écrire ici. Quand vous recevrez cette lettre, je serai probablement en route, et bientôt après dans vos bras. Alors, mon cher ami, nous n'aurons plus de mystère l'un pour l'autre; car nous n'en sommes encore mutuellement qu'aux demi-confidences. J'apprendrai qui est Elle, et vous saurez aussi le secret de ma vie, que je vous ai caché malgré moi jusqu'à présent. Il m'en coûtait trop de vous affliger et de vous faire partager un chagrin que vous ne pouviez adoucir. Peut-être cessera-t-il à mon arrivée; peut-être aussi suis-je destiné à ne jamais jouir de ce bonheur, que je ne vous envie pas, mais que je voudrais partager avec vous.

"O Lindorf! il existe une Elle aussi pour moi; et vous serez bien surpris quand vous apprendrez….; mais pas un mot de plus jusqu'à ce que je vous revoie. J'espère vous trouver heureux ou bien près de l'être: voilà du moins un bonheur dont je suis sûr, et qui peut me suffire. Adieu. Si vous parlez à Elle de votre ami: si elle sait qu'elle a remplacé ma soeur, dites-lui que j'ai déjà pour elle les sentiments d'un frère. Peut-être aurai-je bientôt une amie à lui présenter. Qu'elle la rende sensible comme elle, qu'elle vous aime comme vous méritez de l'être, et je n'aurai plus rien à désirer."

P. S . "Si vous n'étiez pas amoureux j'aurais peine à vous pardonner deux étourderies, la première, est de n'avoir point daté votre lettre. Je ne sais ni combien elle est restée en chemin, ni où vous êtes à présent. J'imagine que c'est toujours à Berlin, et je vous écris à votre adresse ordinaire. L'autre est de ne pas me dire un mot de la mort de votre oncle le commandeur, ni de son testament. Je l'ai appris d'ailleurs, et je vous félicite de cette augmentation de fortune; mais ce n'est pas ce qui vous touche à présent. La clause de la succession qui vous oblige à vous marier dans l'année vous paraîtra cependant douce à remplir. Adieu, cher Lindorf. Combien je suis impatient de vous voir, et que nous aurons de choses à nous dire!"

"J'ai fini, Caroline; vous savez le reste, et les expression ne rendraient pas ce que j'ai éprouvé depuis l'instant où j'ai reçu cette lettre, depuis celui surtout qui m'a découvert combien j'étais coupable. Je commençai cet écrit hier en vous quittant. A peine ce temps a-t-il pu me suffire. Ma main et mes yeux fatigués peuvent à peine vous tracer un adieu effacé par mes larmes et vous conjurer de pardonner au malheureux qui troubla la tranquillité de vos jours. Puissiez-vous, en l'oubliant entièrement, retrouver cette paix, cette sérénité qui faisaient votre bonheur! Ah! croyez-moi, Caroline; croyez l'ami qui vous connaît mieux que vous-même, et qui connaît aussi celui à qui vous devez désormais consacrer vos sentiments et votre vie: ce n'est qu'auprès de lui, ce n'est qu'en le rendant heureux comme il le mérite, que vous le serez vous-même. Mais vous avez lu; votre coeur a prononcé; il est sans doute à lui seul, et je n'ai plus rien à vous dire.

"Je n'ai pris encore aucun parti sur moi-même; je ne sais ni ce que je deviendrai, ni ce que je dirai au comte. Peut-être lui devrais-je une confidence entière; mais un mot qui m'est échappé dans la lettre, un mot que je voudrais racheter aux dépens de ma vie, me l'interdit à jamais.

"Non, Caroline, votre nom ne sortira jamais de mon coeur ni de ma bouche. Je m'interdis jusqu'à la douceur de prononcer ce nom chéri…. Grand Dieu! suis-je assez malheureux! Adieu, adieu, Caroline! adieu pour jamais, puisque je m'impose la loi de ne plus vous revoir que lorsque j'aurai cessé de vous adorer! Oh! si cet amour pouvait s'épurer assez pour ne plus voir en vous que l'épouse du comte de Walstein; si je pouvais une fois vous ramener un ami digne de vous et de lui! Il n'y a plus pour moi que cette espérance ou la mort… Adieu, Caroline! je cours vous remettre ceci, vous revoir….. Non, je ne vous verrai pas, je ne vous regarderai pas; vous êtes l'épouse de mon ami, la comtesse de Walstein. Oui, c'est à la comtesse de Walstein que je vais donner ces papiers, ce portrait. Caroline! elle n'existe plus pour moi……. Voilà l'heure où vous devez vous rendre au pavillon: vous y êtes, j'y vole….. Grand Dieu! donnez-moi des forces, soutenez mon courage!"

Nous n'essaierons pas de donner une idée des sentiments de Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se passait dans un coeur partagé entre l'amour et les remords, l'admiration, et peut-être même un peu de jalousie? Louise et Matilde l'occupèrent tour à tour: elle relut les endroits où il parlait d'elles. Combien elle trouva de feu, d'enthousiasme dans l'expression de sa passion pour Louise! En la comparant aux sentiments qu'il lui avait témoignés, elle fut tentée de croire que ceux-ci n'étaient plus que la tranquille amitié. Et cette jeune et jolie Matilde…, qu'elle est heureuse d'oser aimer Lindorf, d'oser le dire!… Oui; mais qu'elle est à plaindre de n'être pas aimée! Charmante Matilde! généreux Walstein, méritez-vous de trouver des ingrats? Elle se rappela très-bien que, pendant les huit jours qui précédèrent son mariage, le comte lui avait parlé de cette soeur, et de l'espoir qu'elles se lieraient ensemble: comme elle formait alors son projet de séparation, elle y avait fait peu d'attention. — Quelle cruelle suite de circonstances venait retracer à son esprit cette belle-soeur qu'elle offensait aussi par l'endroit le plus sensible, à qui elle enlevait un coeur sur lequel elle avait tant de droits! Mais elle paraissait peu sentir le prix de ce coeur. Caroline relut la lettre où le comte en parlait à Lindorf; et quoique la légèreté de Matilde dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut peine à la lui pardonner.

Elle était encore plongée dans les différentes réflexions qui devaient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et ne s'apercevait pas que la matinée entière était écoulée, lorsqu'un laquais de la baronne vint la demander. Elle n'eut que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars autour d'elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau. Elle allait sortir, lorsqu'elle s'aperçut que la petite boîte à portrait était restée sur la table; elle la mit vite dans sa poche, et courut rejoindre son amie qu'elle avait laissée trop longtemps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M. de Lindorf, qu'elle ne pouvait pas lire. — Tenez, mon enfant, lui dit-elle dès qu'elle entra, voyez ce que dit ce cher baron, que nous n'avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce qui le retient; je ne puis exprimer combien il me manque. La triste Caroline, s'attendant bien à ce qu'elle allait lire, soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. "M. le baron offrait ses hommages à ces dames. Forcé de partir le jour même pour des affaires essentielles et pressées, il n'aurait pas l'honneur de les revoir; mais, en les assurant de sa reconnaissance, il les suppliait de lui conserver leur estime et leur amitié, etc."

Oui, sans doute, Caroline savait d'avance tout le contenu de ce billet: elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne pouvoir l'articuler. Cette conviction qu'elle ne le reverrait plus, que tout était fini et pour elle et pour lui; le contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le cahier qu'elle venait de lire; ces mots d'estime et d'amitié, tracés de la même main qui venait de lui peindre avec tant de feu les sentiments les plus vifs et les plus passionnés; la contrainte où elle était vis-à-vis de son amie; toute sa situation enfin devint si cruelle, qu'elle avait peine à la supporter. Aurait-on cru que son supplice pût augmenter encore? Elle achevait à peine les derniers mots de ce billet, en s'efforçant de retenir des larmes qui inondaient ses joues: elle voulut les essuyer, tira son mouchoir de sa poche; la petite boîte qu'elle venait d'y mettre, et qui, dans cet instant, était bien loin de sa pensée, s'échappe, roule à ses pieds, s'ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline ces traits, cette figure qu'elle n'avait pas encore osé regarder. Ce petit accident était bien naturel, et, si l'on veut, bien peu de chose; cependant il fit une impression incroyable sur Caroline: elle n'aurait pas été beaucoup plus vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe; elle se jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi elle fuit ni ce qu'elle fuit… Un instant suffit pour la remettre. Elle rentre, trouve la chanoinesse surprise de son cri et de sa fuite soudaine, mais bien plus altérée encore du billet d'adieu de Lindorf et de ce départ subit. Une cataracte décidée, qui s'épaississait tous les jours et lui laissait à peine distinguer les objets, l'avait empêchée de voir le portrait. Caroline put dire ce qu'elle voulut. Il lui fut plus facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt départ de Lindorf, dont elle ne pouvait revenir. Il rompait toutes ses mesures, déconcertait tous ses projets, et la mettait au désespoir; il fallut que Caroline, tout affligée qu'elle était elle-même, s'épuisât pour la consoler. La meilleure manière aurait été sans doute de lui prouver, en lui avouant son mariage, combien ses projets étaient chimériques.

Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avait été son idée en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d'avoir alors pour son amie une entière confiance; mais cet aveu, qu'elle avait si fort désiré de lui faire, dont elle avait si ardemment sollicité la permission, lui paraissait alors tout ce qu'il y avait de plus pénible et de plus difficile. Comment prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts avec lui, oser dire soi-même: Je fais le malheur de l'être le plus vertueux, le plus grand, le plus digne d'être heureux; et quand je devrais m'estimer trop heureuse de lui appartenir, de porter son nom, j'ai pu m'abandonner à la plus injuste antipathie? Cette antipathie n'était pas le seul sentiment dont elle eût à rougir… Le nom de Lindorf lui coûtait bien autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc d'attendre, pour parler, et la réponse de son père et la suite des événements, et de supporter aussi bien qu'il lui serait possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de Lindorf. Elle le regrettait, il est vrai, trop elle-même pour que leurs coeurs ne fussent pas à l'unisson; et ce sujet de conversation, tout pénible qu'il était quelquefois, ne laissait pas d'intéresser vivement son coeur, et d'avoir un attrait inouï pour elle.

Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui, d'ailleurs, privée de la vue, avait plus que jamais besoin de ses tendres soins. Elle n'alla plus au pavillon; tous ses meubles revinrent l'un après l'autre dans son appartement. Mais ses instruments, la musique, et même ses pinceaux, furent longtemps oubliés ou négligés. Il faut avoir l'âme tranquille pour s'occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les moments où elle était chez elle furent employés à relire son cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de réflexions qui n'avaient aucune suite, et qui finissaient ordinairement par un déluge de larmes.

Elle s'est aussi familiarisé avec ce portrait qu'elle ose à présent regarder, qu'elle regarde à chaque instant, et même avec une émotion qui n'est pas sans plaisir. Grand Dieu! dit-elle quelquefois, si à tant de vertus il joignait encore cette figure si noble et si touchante, quelle mortelle serait digne de lui? Mais le suis-je même à présent? Ah! non sans doute, et le meilleur des hommes méritait un coeur entièrement à lui.

Alors elle s'attendrissait sur les malheurs du comte, admirait ses vertus, gémissait de n'avoir pas celle de se sacrifier pour faire le bonheur d'un être si sublime, et regrettait presque, dans ses moments d'enthousiasme, d'avoir fait partir cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disait si positivement qu'elle ne pouvait l'aimer ni le voir. Mais ces regrets duraient peu; un sentiment plus tendre la ramenait bientôt à Lindorf. Elle s'étonnait d'avoir pu s'occuper d'un autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermait le portrait et prenait le cahier: c'était l'ouvrage de Lindorf; c'était sa main chérie qui l'avait tracé. Oui, mais c'étaient encore les vertus et l'éloge du comte; et cette lecture répétée augmentait chaque jour son admiration et ses remords…

Laissons quelque temps l'aimable Caroline réfléchir, s'attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les lettres du comte, et voyons ce que faisaient, pendant ce temps-là, ces deux amis: aussi bien la solitude profonde de Caroline, sa vie monotone, les combats de son coeur, ennuieraient sans doute le lecteur. Pour elle, ce n'était pas de l'ennui qu'elle éprouvait, c'était un état d'agitation continuelle. Au moindre bruit qu'elle entendait, elle tressaillait. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf et du comte, lui persuadait que l'un des deux arrivait à Rindaw. Quoi! ce Lindorf qui s'est banni pour jamais de sa présence, peut-elle penser qu'il reviendra? Non. Quand elle raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand elle se rappelle tout ce qu'il doit au comte, elle dit de bonne foi: Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais l'imagination et l'amour ne raisonnent pas toujours, et, sans trop se l'avouer elle-même, elle pensa plus d'une fois qu'il n'aurait pas la force de tenir sa résolution.

Elle se trompait. Au fond de la Silésie, dans la triste terre de Ronnebourg, Lindorf gémissait de son crime involontaire, et trouvait que ce n'était pas trop de sa vie entière pour l'expier. Oh! combien de fois il fut tenté de la terminer cette vie qu'il ne pouvait plus consacrer à Caroline, et qui jusqu'alors avait été si fatale au meilleur des amis! Mais il les connaissait trop tous les deux pour n'être pas sûr que c'était leur ôter pour jamais leur bonheur et leur tranquillité. Le fameux roman de Werther était presque son unique lecture, et il produisit sur lui l'effet contraire à celui qu'il en attendait. Il y cherchait des forces, des motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n'y vit que le désespoir de Charlotte, celui d'Albert, celui de l'ami de Werther; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et souffrir que d'empoisonner les jours de ceux qu'il aimait.

Dans les premier temps de son séjour à Ronnebourg, la vie lui était devenue si odieuse, et le sacrifice qu'il faisait en la supportant lui parut si grand, qu'il crut par là réparer tous ses torts, et que cette idée même servit à sa consolation. D'ailleurs, si ses passions étaient violentes, elle ne duraient pas longtemps. Malgré sa subtile distinction sur les différentes sortes d'amours, il avait adoré Louise. Sans aimer Matilde avec la même fureur, il est certain qu'elle commençait à faire une impression assez vive sur son coeur lorsqu'elle lui fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avait aimé Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement, le guérira de cette passion malheureuse. Son coeur est trop honnête, il aime trop son ami, pour chercher à conserver un amour qu'il regarde comme un crime.

Il y avait cependant plus d'un mois qu'il vivait en reclus à Ronnebourg, et que sa guérison n'était pas bien avancée, lorsqu'un jour qu'il essayait pour la seconde fois d'écrire au comte, sans trop savoir ce qu'il devait lui dire, il le voit lui-même entrer dans sa chambre et se jeter dans ses bras.

A son arrivée de Pétersbourg, surpris de ne point trouver son ami à Berlin, d'apprendre des gens qu'il y avait laissés qu'il était à Ronnebourg, qu'il y était seul, il soupçonna quelque malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour s'éclairer des motifs d'une retraite aussi singulière que celle de Lindorf, au moment où il le croyait au comble du bonheur. Dès que les premiers instants de surprise, d'émotion et d'attendrissement furent passés, le comte lui fit des questions dictées par le plus vif intérêt.

Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m'expliquer pourquoi je vous retrouve ici seul, triste, malade même; car vous voudriez en vain me cacher votre changement… O mon ami! développez-moi ce cruel mystère! qu'est devenue celle que vous aimiez? Pourquoi n'est-elle pas avec vous, unie à vous? Pourquoi mon ami n'est-il pas heureux? Lindorf l'aurait laissé parler plus longtemps. Il n'était pas préparé à lui répondre, et gardait un morne silence. Le comte se tut aussi; mais il pressait les mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée, semblait exiger sa confiance.

Quoi! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien? Ne suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous les mouvements de votre coeur? N'ai-je pas le droit d'y lire? — Oui! oui! s'écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits imaginables; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis; jamais je ne l'ai senti plus vivement que dans cet instant, où je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte, surpris, recula quelques pas. O mon cher comte, ne vous éloignez pas de votre ami malheureux! ne me condamnez pas légèrement! Oui, je suis forcé de me taire, et vous m'approuveriez si vous connaissiez mes motifs. Lié par l'honneur, par mes serments, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je ne puis trahir un secret qui ne me regarde pas seul. N'exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et plaignez votre ami d'être privé de la triste douceur de vous la confier.

Le comte s'était rapproché de Lindorf; il le serrait dans ses bras, et ses larmes lui prouvaient combien il était affecté de sa situation. "Lié par l'honneur, par des serments!" lui dit-il Ah! tout est dit; je ne sais que trop moi-même à quel point un secret promis nous engage, et jamais aucune question indiscrète… Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à celle-ci; mais elle échappe encore à mon amitié: Etes-vous malheureux sans retour, et ne vous reste-t-il aucun espoir? — Aucun! reprit Lindorf vivement. J'ai perdu pour jamais celle que j'adorerai toujours. Elle n'existe plus… Il allait ajouter… pour moi. Le comte l'interrompit par un cri: Ah Dieu! elle n'existe plus! Quoi! c'est la mort, l'affreuse mort qui vous a séparé d'elle! Cher et malheureux Lindorf! ah! combien je vous plains!

Lindorf faillit le détromper; mais craignant d'en avoir trop dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché de lui voir prendre le change, et confirma par son silence cette idée de mort qui détournait tous les soupçons qu'il aurait pu avoir sur Caroline; mais il n'en avait aucun. Jamais il ne lui vint dans l'esprit que sa jeune épouse fût cette femme tant aimée et tant regrettée. Depuis longtemps absent de la Prusse, il ignorait également, et la situation de Rindaw, et celle du château de Risberg. Il ne savait pas même alors que Lindorf l'eût habité, et qu'il eût formé là cette connaissance si fatale à son repos. D'ailleurs, il savait que son épouse était vivante, se portait bien, et il demeura persuadé que quelque événement tragique avait privé de la vie l'amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura quelque temps après cette conversation ne lui laissait aucun doute là-dessus. Il s'efforça de le calmer, et lui demanda s'il ne voulait pas revenir avec lui à Berlin. — Non, non, s'écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le puis, il faut que je quitte ce pays; il faut que je voyage pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti nécessaire et absolument décidé. J'ai compté sur vous pour m'en obtenir la permission; la paix actuelle me la fait espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il faut que je parte; il faut que je m'éloigne d'ici. Le comte, ignorant tout, jugea qu'il avait de fortes raisons de quitter la Prusse, et combattit d'autant moins son idée, qu'il pensa que quelques années de voyage le distrairaient de sa douleur. Il lui promit d'obtenir son congé, et il ajouta après quelques moments: Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte avec vous. — Vous, Walstein? — Oui, moi-même, mon ami. Peut-être aurai-je, ainsi que vous, des raisons de m'éloigner de ma patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et nous serons moins malheureux. — Malheureux? s'écria Lindorf; est-ce à vous; est-ce au comte de Walstein à parler de malheur? — Je comprends votre surprise, lui dit le comte en s'asseyant près de lui; il est temps de la faire cesser, et de vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher Lindorf! puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites, puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux ans?

Lindorf ne joua pas la surprise, il lui eût été impossible dans ce moment-là de feindre ce qu'il n'éprouvait pas. Mais son embarras, sa rougeur, tout ce qu'il éprouvait réellement, et qui se peignait sur son visage, lui donna l'air de l'étonnement. Le comte poursuivit: Oui, mon ami, je suis uni à la plus charmante des femmes, et je suis bien loin d'être heureux. Je vais vous raconter en détail ma triste histoire; c'est une consolation pour moi de vous ouvrir mon coeur. Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l'être, que c'est dans l'amitié seule que nous devons chercher notre bonheur.

Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf prévoyait et redoutait au-delà de toute expression, ce récit qui confirmait son malheur, ses remords, et qui déchirait son âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans son coeur, et qu'il devait avoir l'air d'ignorer! Ah! si Lindorf eut des torts, s'il fut la cause involontaire des malheurs du meilleur des hommes, ce qu'il souffrait dans cet instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin. Il lui raconta que c'était le roi qui, connaissant l'immense fortune de Caroline, avait eu l'idée de ce mariage et lui avait écrit à ce sujet. Ce motif, dit le comte à son ami, et même la volonté du roi, qui paraissait désirer vivement cette union, influèrent moins sur ma décision que l'âge et le genre d'éducation de celle qu'on me destinait. Caroline de Lichtfield, sort à peine de l'enfance, élevée à la campagne et dans la plus grande retraite, n'ayant jamais vu d'homme qui pût faire impression sur son coeur, me parut remplir parfaitement mes vues. Vous connaissez mon système; c'était sur cette ignorance du monde et de l'amour qu'il était fondé. Je saurai bien, me disais-je, pénétrer dans ce jeune coeur, et me l'attacher, sinon par l'amour, du moins par une amitié si vive, une reconnaissance si tendre, qu'elles pourront m'en tenir lieu. Le premier moment sera contre moi; mais tous ceux qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui assurant que je m'estimerais trop heureux si je pouvais obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda pas à m'apprendre qu'il avait la parole du chambellan, et il m'ordonna de quitter de suite la Russie pour conclure mon mariage. Je me mis en route; mais je fus arrêté à Dantzick par une violente maladie, qui fit craindre pour mes jours. C'est alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d'un père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne fut qu'au bout de deux mois que je pus continuer mon chemin. J'arrivai à Berlin, et j'eus le chagrin de ne point vous y trouver. J'appris aussi avec peine que ma jeune épouse future, trompée sur le moment de mon arrivée, avait passé chez son père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah! combien ces deux mois pouvaient avoir apporté d'obstacles à mes projets de bonheur, et dérangé le plan que je m'étais formé pour y parvenir! Je ne cachai point mes craintes à mon auguste maître; il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui-même avait souvent observé Caroline, et toujours il avait vu chez elle ce même air d'innocence, d'insouciance, de gaieté qu'elle avait apporté de sa retraite. J'ai répandu sourdement mes intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d'eux n'a cherché à acquérir des droits qui vous étaient réservés; et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n'a cherché qu'à d'amuser.

Le soir même, je fus présenté au baron de Lichtfield, mon beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille… Ici, le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a vu les détails; de l'impression d'horreur qu'il inspira à Caroline, et qu'il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce moment-là, sans doute, il eût été plus généreux, plus délicat d'abandonner tous ses projets, et qu'il en avait bien eu l'idée; mais qu'il est facile, disait-il à son ami, de se faire illusion! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces mouvements si naturels et si peu réprimés, qui devaient peut-être m'éloigner d'elle à jamais, furent précisément ce qui m'enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l'obtenir. Je crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette innocence de la première jeunesse, que j'avais craint que son séjour à la cour n'eût altérées.

Avec plus d'art, c'est-à-dire avec plus de fausseté, elle aurait bien mieux pu cacher ce premier mouvement d'effroi, et je lui savais gré de s'y être abandonnée. A peine l'avais-je entrevue: cependant, à l'instant qu'elle entra, conduite par son père, sa physionomie ingénue, les grâces répandues dans tout l'ensemble de sa figure, m'avaient agréablement frappé; et c'était là l'idée que je m'étais formée de celle avec qui je voulais passer ma vie.

Il ne tint pas au chambellan que je ne me persuadasse que je n'entrais pour rien dans la fuite soudaine de sa fille; sans le croire précisément, je l'écoutai avec plaisir, et j'en eus un très-vif lorsqu'il me jura sur sa parole d'honneur que le matin même elle l'avait assuré que son coeur était libre, et qu'elle m'épouserait sans peine. — Je ne l'ai point contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le lui permet, elle pourra vous le dire elle-même.

O mon ami! qu'il est aisé de croire ce qu'on désire avec ardeur! Je sortis presque persuadé; et ce lendemain et les jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J'observais ma jeune épouse: elle ne me parut que très-timide; d'ailleurs, rien n'annonçait la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé à huit jours par le roi: elle y consentit sans demander aucun délai; et même, une fois qu'il en fut question, elle insista la première pour que ce retard n'eût pas lieu.

J'aurais dès ce temps-là cherché à m'attirer au moins sa confiance et son amitié; mais, dans le peu de visites que je lui rendis, le baron crut qu'il était de l'étiquette de ne pas nous quitter un instant. Elle parlait peu; mais ce peu était prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les jours je m'attachais davantage à elle, et que j'étais persuadé que je serais le plus heureux des hommes.

La veille de la cérémonie, qui devait se faire à la campagne, je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son charmant visage. Ses yeux étaient rouges; son coeur paraissait oppressé; on voyait qu'elle s'efforçait de se contraindre. J'en fus très-ému; et, saisissant une minute où son père nous avait quittés, je m'approchai d'elle avec tendresse: — Belle Caroline, lui dis-je, serait-ce l'approche de mon bonheur qui fait couler vos larmes? Elle baissa les yeux, garda quelques instants le silence; enfin, elle dit à voix basse: — On ne s'engage pas pour la vie sans effroi; mais je vous crois bon et généreux, monsieur le comte, et cette idée me rassure: il ne tiendra qu'à vous que je me trouve heureuse.

J'allais lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment qui s'approchait. Comment donc aurais-je pu soupçonner le coup qui m'attendait? Alors, racontant tout ce qui s'était passé le jour de son mariage, il tira de son portefeuille cette lettre que Caroline lui remit elle-même, et qu'on a déjà lue.

Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant, voyez à quel point je dus être atterré! C'est ici que le pauvre Lindorf eut besoin de son courage. Il prit d'une main tremblante, et parcourut seulement des yeux, cette lettre si naïve, si touchante, tracée par celle qu'il adorait: en la rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son coeur, et quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent de ses yeux.

Si le comte avait eu le moindre soupçon de la vérité, cette émotion excessive le lui aurait sans doute confirmé: mais il n'en avait aucun, et n'y vit qu'une grande sensibilité, excitée peut-être par quelque rapport de situation.

Cher Lindorf, lui dit-il, lorsqu'il fut un peu calmé, vous partagez trop vivement mes chagrins; je crains même d'avoir rouvert, sans le savoir, la plaie de votre coeur: peut-être aussi quelque lettre cruelle… Ah! je devais encore me taire, et vous cacher ce fatal secret; vous avez assez de vos peines. Je vous ai mal connu quand j'ai pensé que les miennes seraient un motif de consolation; je vois au contraire qu'elle les aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf, cette preuve de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma situation, me pénètre.

Ah! Walstein, Walstein! s'écria Lindorf accablé sous le poids des remords, en se cachant le visage de ses deux mains; et peut-être il allait découvrir le véritable motif de son émotion et de ses larmes; mais le serment qu'il avait fait à Caroline de ne la point nommer lui revint dans l'esprit, et lui parut le premier des devoirs… Il s'arrêta. Le comte ne l'aurait également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui dit-il; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons une autre fois cette conversation… et ils sortirent ensemble. Le comte lui parla du pays et de la cour qu'il venait de quitter; il entra dans les détails les plus intéressants et les plus curieux. Son génie, naturellement observateur, son rang, les distinctions flatteuses de l'auguste souveraine de ces vastes états, qui lui témoignait la plus grande estime, l'avaient mis en état de tout voir et de bien juger.

Cet entretien, qu'il animait et prolongeait pour donner à Lindorf le temps de se remettre, le calma en effet insensiblement et lui fit le plus grand plaisir. Personne n'avait l'art de se faire écouter et de captiver l'attention comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive, un son de voix qui allait au coeur, le meilleur choix des termes, rendaient sa conversation on ne peut plus agréable. Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent des traits heureux placés avec goût, et ce genre d'esprit qui sait faire ressortir celui des autres, en faisaient véritablement un homme très-aimable dans toute l'étendue de ce mot, souvent trop prodigué. On ne sortait jamais d'avec lui sans avoir appris quelque chose, et sans être en même temps très-content de soi-même.

Depuis son mariage, il avait perdu de cette gaieté de la première jeunesse, que son accident même n'avait pas altérée: mais elle était remplacée par une imagination brillante, une énergie, un feu qui n'appartenaient qu'à lui et qu'on ne peut exprimer. En l'écoutant, on ne pensait plus à sa figure; et plus d'une fois à la cour de Pétersbourg, il n'avait tenu qu'à lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes sur cet article, que cette figure si maltraitée s'était raccommodée au point que Lindorf en fut surpris; et Caroline, qui ne l'avait vu qu'au sortir d'une maladie de deux mois, l'aurait été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avait fait tomber alors entièrement, étaient revenus en abondance, parfaitement bien plantés, et toujours arrangés avec soin. Le temps et un peu d'embonpoint avaient presque effacé les traces de sa cicatrice, et lui donnaient un air de santé, de jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur effrayante qu'il avait lors de son mariage. Un large ruban noir cachait encore l'oeil qu'il avait perdu; mais l'autre était si beau, que ce ruban, qui n'ôtait rien à la noblesse de sa figure, excitait plutôt un tendre regret qu'un sentiment d'horreur. Un peu d'attention sur lui-même lui avait fait aussi redresser sa taille. Elle n'était plus remarquable que par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la roideur. Il boitait encore, il est vrai; mais on ne marche pas toujours, et il marchait peu. On peut donc imaginer qu'avec de très-belles dents et beaucoup d'expression dans la physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de trente-deux ans, n'était pas un objet bien effrayant. S'il avait été de même deux ans plutôt, Caroline serait restée dans le salon, la lettre n'eût point été écrite, et ce livre n'existerait pas. Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis.

Il rentrèrent au château presque à l'entrée de la nuit. Lindorf, qui s'était laissé entraîner par le plaisir d'avoir retrouvé son ami et de l'entendre, en revint bientôt à son idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le comte avait prise sur Caroline, il le supplia d'achever son histoire. Elle est finie jusqu'à ce moment, reprit le comte, et les choses en sont toujours au même point. Vous me connaissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je n'eus garde de m'opposer à une demande aussi forte, aussi touchante, aussi raisonnable même que l'était celle de Caroline. J'obtins, non sans peine, qu'elle retournerait à Rindaw auprès de l'amie qui l'avait élevée. Le roi, fâché sans doute qu'une union qu'il avait arrangée tournât de cette manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit Lindorf vivement, ne devais-je être excepté?… O mon ami! ne suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches?… Quoi! me cacher l'événement le plus intéressant de votre vie!

Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m'en suis fait à moi-même; mais un secret exigé par le roi, l'habitude où je suis de les garder… Malgré cela, je crois bien que si je vous avais vu, je n'aurais pu prendre sur moi de vous faire un tel mystère. La crainte d'une lettre perdue et la certitude que cette confidence vous affligerait m'ont plus retenu, peut-être, que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour vous de n'avoir pas su plus tôt mon secret.

Lindorf ne répondit rien, il sentait trop vivement le contraire; mais il ne s'attendait pas à ce qui devait suivre… — Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes jeune et sensible; ma petite femme est charmante; vous auriez voulu la voir, je vous en aurais prié moi-même; et votre coeur, libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par l'amour, il est vrai; mais, quel que soit l'excès de vos malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l'objet de votre amour était la femme de votre ami; et Caroline elle-même vous aurait-elle connu sans danger pour son coeur? (Et lui frappant doucement sur l'épaule, il ajouta:) Mon cher baron, je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival.

Pauvre Lindorf! Heureusement c'était entre jour et nuit, dans une salle assez obscure; peut-être avait-il choisi tout exprès ce moment pour renouer l'entretien. Dès qu'il put parler: J'espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas, n'imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu'il me rend la justice de croire que le seul titre de son épouse aurait suffi pour me garantir… — Oui, si l'on peut l'être contre la jeunesse, les grâces, l'esprit et la beauté. Mais ne prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serais pas permise s'il y avait eu quelque danger…, vous n'en êtes que trop à l'abri dans ce moment; d'ailleurs, vous ne verrez point la comtesse, et peut-être que moi-même… — Vous-même! — Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut-être tant de difficultés irritent un sentiment que huit jours de connaissance ne devraient pas rendre bien vif; cependant il m'occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de ma vie serait de vivre avec elle, de faire le sien, d'en être aimé autant que je l'aime; et jamais je n'eus moins d'espoir d'y parvenir.

Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours à Rindaw, continua le comte, d'où elle n'est point sortie depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde retraite sans voir jamais personne, ni goûter aucun des plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avaient cependant appris à les connaître; elle avait paru surtout (m'a-t-on dit) aimer la danse avec passion; et cependant, le croiriez-vous? tous ces goûts, si naturels à seize ans, cèdent à l'antipathie affreuse qu'elle a contre moi; elle lui donne une force, une fermeté incroyables; et Caroline ensevelit avec plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne pas vivre avec un époux qui lui fait horreur. Avez-vous de ses nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse? Etes-vous sûr qu'elle persiste dans cet injuste éloignement? Je n'en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des papiers dans son portefeuille. Voici une lettre d'elle à son père (1) [(1) Il n'avait pas encore reçu celle que Caroline lui avait écrite le même jour, et adressée à Pétersbourg.]; il l'a reçue depuis peu, et me l'a laissée. Lisez-la, vous verrez qu'elle lui déclare qu'elle veut rester à Rindaw, et qu'elle n'a pu soumettre encore ni son coeur ni sa raison aux liens qu'on lui a imposés .

Lindorf la prit, la lut comme il avait lu la précédente, remarqua la date, et vit qu'elle avait été écrite le jour même qu'il écrivait le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit en silence.

Le chambellan, reprit le comte, m'a dit qu'il y avait répondu comme il convenait; et, de sa part, cette phrase m'a fait trembler: ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme. Peut-être qu'en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses pleurs, m'accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine s'augmente encore. Heureux du moins, dans mon malheur, que cette haine ne provienne pas d'un autre attachement!… O mon cher Lindorf! Parlez, guidez-moi; que dois-je faire dans une circonstance aussi délicate? J'attends de vous un conseil salutaire.

Un conseil! dit Lindorf en hésitant; le comte de Walstein n'en doit recevoir que de son propre coeur. Je t'entends, mon ami, reprit le comte; et ce coeur m'a déjà dicté ce que je devais faire.

Nous verrons dans la suite ce que c'était. Laissons respirer Lindorf, qui n'avait de sa vie autant souffert que pendant ce pénible entretiens. Laissons reposer le comte des fatigues de son voyage, et revenons à Caroline.

Elle avait en effet reçu cette terrible réponse de son père. Non-seulement il lui permettait, mais il lui ordonnait d'apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à la quitter incessamment pur venir habiter l'hôtel de Walstein. "Depuis trop longtemps (lui disait-il) cet époux complaisant vous laisse suivre un caprice que son absence seule m'a fait tolérer, il est temps qu'il cesse. Le comte est arrivé, et ne prétend plus être privé de son épouse… Il réclame ses droits; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de ceux que vous avez à ma tendresse et même à mes biens, si vous faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs. N'attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d'un roi, d'un époux et d'un père, également irrités d'une trop longue désobéissance, etc., etc."

Tout cela n'était point vrai. Le chambellan agissait de son chef. Il n'avait pris ni les conseils ni les ordres de personne pour cette fulminante démarche. — Le roi, content d'avoir assuré à son favori la fortune de Caroline, ne songeait plus à elle, et s'embarrassait peu qu'elle vécût ou non avec lui. On connaît les sentiments du comte: ainsi ce n'était que de son père qu'elle avait à redouter une contrainte à laquelle elle ne s'attendait pas, et qui la mit au désespoir.

Comme elle ne soupçonnait pas même qu'on pût altérer jamais la vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du roi, et celle de son époux; et elle s'affligea d'autant plus, qu'elle ne reconnaissait pas à cette tyrannie ce généreux comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres lettres lui avaient peint si différent, et qu'elle commençait à aimer à force de l'estimer. Ces sentiments firent bientôt place à la crainte et à la terreur, dès qu'elle crut qu'il voulait abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d'âme et de générosité, avec le peu de délicatesse qu'il montrait actuellement, puisqu'il exigeait le retour de sa jeune épouse, après la lettre qu'il devait avoir reçue d'elle, et à laquelle il n'avait pas même daigné répondre? — Grand Dieu! disait Caroline, combien il faut que son caractère ait changé! Autant que ses traits, ajoutait-elle en regardant le portrait, qu'elle refermait bientôt avec colère. Quoi! je lui déclare que je préfère la mort à vivre avec lui…, et le barbare exige… Ah! Lindorf, Lindorf! votre amitié vous égare; et le comte de Walstein n'a pas les vertus que vous lui supposez.

Plus elle relisait cette lettre de son père, plus sa douleur augmentait. — N'attendez aucun appui de personne , répétait-elle en frémissant, et versant des torrents de larmes. Malheureuse Caroline!….. Mais j'en saurai trouver dans mon courage; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il veut ma mort, sans doute! eh bien! il sera content. A tant de tourments se joignait encore celui d'avoir à raconter son histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu'on voulait la séparer d'elle. Aussi souvent qu'elle voulut l'essayer, la parole expira sur ses lèvres.

Jamais elle ne put prendre sur elle d'affliger à cet excès cette sensible et malheureuse amie, d'exciter à la fois et sa colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu'on lui faisait depuis si longtemps, les malheurs de son élève chérie, leur séparation prochaine. Caroline ne pouvait penser, sans un mortel effroi, au moment où on la contraindrait à quitter Rindaw, à s'éloigner de son unique amie. Depuis la perte de sa vue, la compagnie de Caroline était la seule consolation de la chanoinesse. Elle disait souvent que l'instant où elle en serait privée serait celui de sa mort; et l'idée d'être obligée de la quitter était peut-être encore ce qui désespérait le plus Caroline. Elle ne put donc se résoudre à lui plonger le poignard dans le coeur, en lui parlant à l'avance de cette cruelle séparation. Quoiqu'elle lui parût inévitable, elle se flatta qu'elle serait peut-être encore différée: son père ne lui marquait point de temps précis; il lui ordonnait seulement de se tenir prête à partir lorsqu'il viendrait la chercher, sans doute avec ce redoutable époux.

Caroline leur laissa le soin d'instruire la chanoinesse, et attendit d'un jour à l'autre ce moment dans des transes mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa bonne maman du chagrin de se quitter. Elle était dans ce trouble, dans cette agitation continuelle, qui influait même sur sa santé, lorsqu'un jour elle reçut une lettre dont elle reconnut à l'instant l'écriture et le cachet, et qui lui causa une émotion incroyable. Elle était du comte lui-même, de cet époux si redouté. Elle tremblait avant de l'ouvrir en voyant d'où elle était datée: c'était du château de Ronnebourg, chez M. de Lindorf… Grand Dieu! il est chez Lindorf! il est avec Lindorf! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour pouvoir lire de qui suit:

Lettre du comte DE WALSTEIN à CAROLINE.

Du château de Ronnebourg, chez M. de Lindorf, ce 17 oct.17…

"Si j'étais assez malheureux pour que cette lettre fût reçue avec un sentiment de crainte ou d'effroi, je conjure celle à qui elle est adressée de se rassurer, de la lire avec bonté, d'être convaincue que celui qui l'écrit perdrait plutôt la vie que de lui causer un seule instant de peine.

"Oui, madame, vous à qui je n'ose donner un nom plus tendre; oui, je suis votre ami, je veux l'être, et c'est à ce titre je vais m'entretenir avec vous de l'objet qui m'intéresse le plus au monde, du bonheur de Caroline: il n'est rien que je ne sois prêt à faire pour l'assurer. Daignez me prescrire des ordres, des sacrifices; tout me deviendra facile si je puis parvenir à vous rendre heureuse.

"Monsieur votre père doit vous avoir écrit, j'ignore le contenu de sa lettre; mais, quel qu'il soit, s'il vous impose la moindre contrainte, il est démenti par mon coeur. Vous êtes libre, madame, maîtresse absolue de votre sort et du mien. Je vous remets à mon tour la décision de ma destinée, et je jure de me soumettre à l'arrêt que vous allez prononcer. Mais puis-je me faire là-dessus la moindre illusion, conserver le moindre doute? Ne l'ai je pas sous les yeux cette lettre cruelle (1) [(1) C'est la lettre de Caroline à son père.], où vous déclarez que votre coeur n'a point changé, que ce malheureux époux est toujours détesté, et que votre unique désir est de vivre loin de lui? Eh bien! Caroline, vous serez satisfaire; vos désirs doivent être des lois pour moi: je n'ai que trop écouté les miens lorsque je vous ai enchaînée pour la vie. Je dois m'en punir, et mériter à la fois votre estime et votre reconnaissance, m'éloignant de vous aussi longtemps que vous l'ordonnerez… Non, Caroline, vous ne serez point condamnée à vivre dans la retraite pour m'éviter; la cour ne sera point privée de son plus bel ornement, et votre père d'une fille qui fait sa gloire. Revenez auprès de lui jouir de ces innocents plaisirs que vous êtes si bien faite pour goûter, et ne craignez pas qu'ils soient empoisonnés par ma présence. Mon parti est pris. Je suis ici chez un ami qu'une passion malheureuse oblige à voyager quelques années, et je suis décidé à partir avec lui. Ma compagnie adoucira ses peines; et les miennes le seront par la consolante idée que vous êtes plus heureuse, plus tranquille, et que je répare autant qu'il est possible, tout le mal que je vous ai fait.

"Vous êtes la maîtresse du nom que vous voudrez porter. Si le mien vous est odieux, si vous préférez être encore pour tout le monde Caroline de Lichtfield, et vivre chez votre père, j'obtiendrai facilement et de lui et du roi que le mystère de notre union soit encore prolongé. Mais si, comme il le paraît par votre lettre, il en coûtait trop à votre âme franche et ingénue de cacher un tel secret; si vous consentez à m'avouer pour votre époux, prenez en arrivant à Berlin le nom, le titre et le rang de comtesse de Walstein. Cette légère condescendance, en satisfaisant votre père et votre roi, vous rendra peut-être encore plus libre et plus heureuse. Vous habiterez mon hôtel, ou plutôt le vôtre. Vous prierez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez jamais quitter, de venir l'habiter avec vous; et moi, je n'engage ici par les serments les plus solennels, par ma parole d'honneur, à ne revenir à Berlin que lorsque vous m'y rappellerez. Heureux si vous me laissez entrevoir dans l'avenir la possibilité de notre réunion! Je me reposerai sur votre vertu, sur vos principes, sur votre générosité, et j'attendrai, non sans impatience, mais sans crainte et sans murmure, le moment où vous la fixerez. Il viendra ce moment; oui, j'ose encore l'espérer. Vous sentirez une fois le besoin d'un ami véritable; et, croyez-moi, Caroline, vous n'en trouverez jamais de plus sincère qu'un époux qui vous chérit, qui veut votre bonheur, qui ne peut être heureux que lorsque vous serez vous-même heureuse et tranquille.

"J'attendrai votre réponse avant de partir. Adressez-la à Ronnebourg, chez M. le baron de Lindorf. C'est cet ami dont je vous ai parlé, et dont je vous parlerai souvent, si vous daignez consentir à une correspondance qui serait une bien grande consolation pour moi. Ne craignez rien ni du roi ni de votre père. Je saurai donner un prétexte plausible à mon voyage et à mon absence, qui sera peut-être bien prolongée; mais jamais on n'en saura le vrai motif. Adieu, madame! Vous approuverez sans doute l'arrangement que je vous propose… Hélas! ce projet est bien différent de celui que je formai en demandant votre main! mais s'il vous rend heureuse, mon but est rempli."

"ED.-AUG., COMTE DE WALSTEIN."

Quel sentiment dominait dans l'âme de Caroline en finissant cette lettre? Etaient-ce la surprise, l'admiration, les remords, l'attendrissement? Ah! tout était confondu! elle ne savait ce qu'elle éprouvait. Pendant longtemps elle resta immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venait de changer toutes ses idées, et dont elle avait peine à croire le contenu.

En sortant de cette espèce d'anéantissement, son premier mouvement fut de se lever, d'ouvrir son bureau, de rassembler tous les papiers que Lindorf lui avait remis, de courir dans l'appartement de sa bonne amie, de lui faire connaître cet homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenait à lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter; depuis quelques instants, elle la trouvait presque dans son coeur; ils ne lui paraissaient plus si pesants ces redoutables liens. Ah! Walstein! dit-elle à demi-voix, généreux Walstein! non, tu ne partiras point, tu ne sera point la victime…

Elle s'arrêta, craignant de s'engager trop avec elle-même. Son coeur était combattu, son âme oppressée, mais d'une manière moins douloureuse, et lorsqu'elle eut joint son amie, ce fut sans trop de peine qu'elle la prévint sur la confidence qu'elle avait à lui faire; et véritablement il fallait la prévenir. Ses idées étaient si loin de ce qu'elle allait apprendre! Caroline, sa Caroline mariée depuis plusieurs mois sans qu'elle s'en doutât, était un événement si singulier, si inattendu, que tous ses romans ne lui en avaient pas offert un pareil, et qu'elle pouvait en mourir de surprise.

Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres caresses que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et les raisons qu'on avait eues de le garder. Lorsque la bonne chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère, ses reproches; lorsqu'elle se fut tour à tour attendrie et fâchée, qu'elle eut bien grondé et bien pleuré; lorsqu'elle eut répété cent fois qu'il était affreux qu'on se fût défié d'elle, et plus affreux encore qu'on eût sacrifié cette pauvre enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure de tranquillité: elle l'employa à raconter tout ce qui regardait Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus; mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et sans réserve.

Non, maman, lui disait-elle avec tendresse, non, votre Caroline n'aura plus de secret pour vous, j'ai trop souffert de cette affreuse contrainte. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu d'instants que j'en ai le courage. C'est au comte que je le dois: oui, c'est à lui seul que je dois le bonheur d'oser vous ouvrir mon coeur, et de n'avoir rien que de consolant à vous apprendre. Oh! quand vous saurez à quel ange je me suis unie, et combien j'ai de torts envers lui, ce n'est pas votre Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu'un peu d'indulgence et de patience pour un récit bien long, car je ne veux rien vous cacher; non, rien du tout, je vous le jure. En effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui avouant son penchant pour Lindorf. — Hélas! je l'ai bien vu, reprit la chanoinesse; et moi, insensée, qui m'en félicitais! Je croyais…, j'avais arrangé dans ma tête… Voyez à quoi vous m'exposiez avec ce beau mystère! Ne sais-je pas ce qui arrive toujours? On se connaît, on s'aime, parce qu'enfin on est fait pour aimer; et c'est pour la vie, car une première impression ne s'efface jamais. — Ah! j'espère qu'elle s'effacera, dit vivement Caroline; je ferai du moins tous mes efforts pour la détruire. — Et tu n'y réussiras pas, pauvre enfant; je sais ce que c'est: plus on combat une inclination, plus elle augmente. Est-il possible de cesser d'aimer? — Oui, sans doute, quand un attachement nous rend coupable… Ah! maman, maman! vous ne savez pas encore à quel excès nous l'étions tous deux; j'offensais le meilleur des époux, et Lindorf un ami comme il n'en fut jamais.

Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir l'achever, interrompue à chaque instant par les exclamations de la chanoinesse. Elle se passionna d'abord pour le brave général tué en défendant son roi; le jeune comte aussi l'intéressa; mais son cher Lindorf lui tenait encore au coeur. Comme il écrit bien! disait-elle: quel style tendre et sentimental! Ah! je le regretterai toute ma vie! C'est là l'époux qu'il te fallait. Cependant, dès qu'il fut question de Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel éloge il fait de cette fille! Est-ce qu'un gentilhomme, un baron, s'avise de regarder si une petite fermière est jolie? Mais lorsqu'elle le vit sérieusement amoureux et projetant de l'épouser, elle n'y tint plus, sa colère fut au point que Caroline se repentit presque de l'avoir excitée. Ne m'en parlez plus, disait-elle: comme il m'a trompée! Aimer une paysanne, penser à l'épouser, et oser après cela faire la cour à mademoiselle de Lichtfield! En vérité, c'est odieux. Tu dois te trouver trop heureuse d'être mariée, et de n'avoir pas été le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu'un second amour, et après une fermière encore! Comme cet home m'a trompée! A qui peut-on se fier?…

Caroline, plus attendrie qu'humiliée d'être l'objet de ce second amour, ne répondait rien, soupirait, et reprenait sa lecture quand la pétulante baronne le lui permettait. A mesure que Lindorf perdait dans son estime, Walstein au contraire y gagnait considérablement: bientôt ce fut son héros par excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur d'âme, l'enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétait-elle à Caroline, d'être la femme de cet homme-là. Mais qu'est-ce que vous disiez de sa laideur? Moi, je le vois beau comme un ange; il a des sentiments d'une noblesse… Comme il parlait à ce petit Lindorf! Ah! ce n'est pas lui qui aurait aimé une fermière! Elle en eut cependant peur un moment, et ne savait plus que penser. Mais lorsqu'elle en fut à la terrible catastrophe; lorsqu'elle vit le comte blessé, défiguré; lorsqu'elle sut à quel excès il avait porté la générosité et l'amitié, elle fit les hauts cris et ne pouvait plus se contenir. Lindorf était un monstre, et Walstein un dieu devant qui on devait se prosterner. Son enthousiasme augmentait à chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble. Elle jura que le ciel avait créé cet homme tout exprès pour sa Caroline. Ce n'est point une âme de ce siècle, disait-elle; il ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j'ai lu de plus sublime; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes. Vous le voyez, il aimait encore Matilde: il en aimerait une douzaine à la fois. Passe pour celle-là, elle est comtesse au moins; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans doute qu'à présent il reviendra à la jeune comtesse; mais j'espère qu'elle fera comme je fis quand ton père m'offrit sa main après la mort de sa femme, et qu'elle aura, comme moi, la noble fierté de le refuser. — Ah! j'espère bien que non, s'écria Caroline; et ce mot partit du fond de son coeur, elle en fut surprise elle-même. C'était la première fois qu'elle éprouvait un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde, qu'il l'aimât, l'épousât et ne fût plus que son frère. Par une révolution singulière et presque subite, elle sentit que son attachement pour lui n'était pas actuellement le sentiment le plus vif de son coeur. Il est vrai qu'elle était dans un moment d'enthousiasme, et que celui de son amie l'excitait encore; mais nous laisserons à celle-ci le soin de l'entretenir.

Lorsqu'elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avait reçue ce jour même, cette lettre où le comte parlait d'elle, pensait à elle, et lui assurait le bonheur de vivre toujours avec sa Caroline; lorsqu'elle eut entendu cette phrase: "Vous engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez pas quitter, à venir vivre avec vous…," elle ne put modérer ses transports; elle embrassa tendrement Caroline, en l'appelant sa chère petite comtesse, et lui disant la larme à l'oeil: Nous ne laisserons pas partir cet ange: n'est-ce pas, ma fille, il ne partira pas?

Non certainement, reprit Caroline; je serais la plus ingrate des femmes si j'y consentais; permettez même que j'aille lui répondre tout de suite, le courrier part ce soir.

Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée de ce qu'elle venait d'entendre, et ayant bien assez à penser pour ne pas s'ennuyer d'être seule. Rien que l'idée d'écrire au comte aurait fait mourir d'effroi Caroline, si on la lui eût présentée la veille. A présent rien ne lui paraissait plus facile à faire que cette réponse. Son coeur, pénétré et rempli de reconnaissance, d'admiration, ne demandait pas mieux que de s'épancher. Son imagination exaltée lui dictait mille choses, et à peine fut-elle dans son appartement, qu'elle courut à son bureau. Le premier objet qui se présent en l'ouvrant est la petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa colère contre lui, elle l'avait cachée sous le tas de papiers qu'elle venait d'ôter. Elle la prend, elle l'ouvre; elle regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si douce, avec un sentiment qu'elle n'avait point encore éprouvé. Elle oublie combien il est changé, et s'étonne d'avoir pu refuser son coeur à l'original de cette charmante peinture. Insensiblement elle s'attendrit, ses larmes coulent, elle approche le portrait de ses lèvres et sent une véritable émotion. Elle était, comme on le voit, très-bien disposée pour sa réponse. Si elle l'eût faite dans cet instant, elle eût sans doute été plus tendre que le comte n'eût jamais osé l'espérer; mais malheureusement en écartant, pour écrire, tous les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur cette lettre de son père, qui lui peignait le comte si irrité contre elle. Celle qu'elle venait de recevoir la démentait trop formellement pour qu'elle ne vît pas que son père lui en avait imposé; mais était-ce en tout ou en partie? Il en coûtait à Caroline pour croire son père absolument faux. Le comte pouvait avoir feint d'entrer dans sa colère; il pouvait aussi l'avoir partagée au premier instant où elle supposait qu'il avait reçu d'elle cette lettre si forte, si décisive, qu'elle s'était tant reprochée et qu'elle se reproche plus encore depuis qu'elle a reçu celle du comte. Elle s'arrête à cette dernière idée, se rappelle les expressions dures qui lui sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus voir dans le procédé du comte que le désir ardent de s'éloigner d'elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une femme capricieuse, qui n'éprouve que des préventions injustes, avec une enfant volontaire et déraisonnable; car c'est ainsi qu'il doit me voir, qu'il me voit sans doute; et je l'ai bien mérité! Qui sait s'il n'est pas instruit de mes sentiments pour son ami? Ils demeurent ensemble; et le comte est si pénétrant! me parlerait-il de lui, de cette passion malheureuse , s'il en ignorait l'objet? Il le connaît sans doute; et sa délicatesse m'épargne les reproches qu'il sent si bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe, d'ailleurs, à qui appartienne ce coeur ingrat et dur qui l'a repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans des climats éloignés? Voilà l'imagination de Caroline qui travaille, qui lui peint tout en noir. Plus elle relit actuellement cette lettre qui lui paraissait si tendre, si flatteuse, plus elle est convaincue que c'est la générosité seule du comte qui l'a dictée, et qu'il n'a d'autre désir que de vivre loin d'elle sans cependant gêner sa liberté. Quelle apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à sa patrie, à ses emplois, à la position où le plaçaient la faveur et l'amitié de son souverain? S'il avait le moindre désir de vivre avec elle, n'en aurait-il pas fait au moins la tentative? N'aurait-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses sentiments actuels, avant de prendre cette résolution cruelle? Mais pouvait-il en douter après la lettre qu'il a dû recevoir? Et cette femme qui l'assurait de sa haine n'a-t-elle pas dû lui en inspirer une éternelle?…

Ah! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait, j'ai eu un instant d'illusion et presque de bonheur; il faut y renoncer: le bonheur n'est pas fait pour moi; et je ne puis m'en prendre qu'à moi-même!…. Comme il m'aurait aimée! mais il ne m'aimera jamais; il ne veut pas me connaître; il me hait, il me méprise; il ne peut pas me pardonner, et cependant quelle bonté! quelle générosité! Mais dois-je en abuser, et, après l'avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie? Non… mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici, loin de lui, loin de tout le monde……. J'expierai mes fautes et mes erreurs… Il sera libre alors de rester à la cour, d'exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur de tous ceux qui l'approcheront…; et Caroline, l'ingrate Caroline ne troublera plus le sien…, il oubliera qu'elle existe!

Elle prit vivement une plume, une feuille de papier, et traça ce qui suit avec rapidité:

Lettre de CAROLINE au comte DE WALSTEIN.

Rindaw, novembre.

"Non, monsieur le comte, je ne retarderai pas d'un instant cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude vous prouver ma reconnaissance et les sentiments dont je suis pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes! Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent à la proposition que vous me faites; j'en deviens et plus coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à vivre dans la retraite. — Oh! n'ajoutez pas à mon malheur celui de penser que je suis la cause d'une absence qui vous dérangerait sans doute, et ne changerait rien à mon sort. Puisque vous avez la générosité de m'en laisser la maîtresse, je suis décidée, quoi qu'il arrive, à rester ici. Mon absence de Berlin ne nuit à personne, n'intéresse personne. On a sûrement oublié cette petite fille qu'à peine on a vue, et mon père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw, cette chère amie, ou plutôt cette tendre mère, est le seul être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être utiles et agréables: je ne puis ni la quitter ni lui faire abandonner le genre de vie qu'elle a choisi depuis si longtemps.

"Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu'elle a pris de mon enfance. Votre lettre m'assure de votre consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu'est-il besoin que ce soit par une distance immense? Je dois, je veux vivre ici oubliée et tranquille, s'il m'est possible. Pour vous, monsieur le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre roi; rien au monde ne doit balancer de tels motifs.

"Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle? Ah! ce serait alors que je serais vraiment coupable, et que les reproches les plus amers empoisonneraient mes jours! Non, je me rends justice, et je me soumets à mon sort. Il n'a rien de fâcheux pendant que je puis habiter dans le sein de l'amitié et dans le séjour paisible où j'ai passé toute ma vie. Ces plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis ni les regretter ni les désirer. Ah! je ne regrette rien que de n'avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon seul désir est d'apprendre dans ma retraite qu'il est heureux comme il mérite de l'être. Ma résolution doit y contribuer; j'y saurai persister, je vous le jure. La solitude n'a rien qui m'effraye. Au contraire, je borne tous mes voeux à y passer ma vie entière; et s'il est vrai que vous vouliez mon bonheur, vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin, Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils doivent l'être.

"Mon amie sait enfin depuis ce matin les liens qui nous unissent; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que je me ferai gloire de porter, je serai désormais pour le peu de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez le confier,

"CAROLINE DE WALSTEIN,

née baronne DE LICHTFIELD."

Quand même Caroline n'aurait pas voulu prendre ce nom qu'elle commençait à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu'elle écrivait sa lettre, la chanoinesse n'avait pas manqué de rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline était comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l'appeler toujours à l'avenir madame la comtesse . Elle fut ponctuellement obéie, et dans l'espace de quelques minutes, deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent chez Caroline sous différents prétextes, uniquement pour avoir l'occasion de dire: Madame la comtesse . Dès que madame la comtesse eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. — Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j'en ai pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne plus aimer que vous seule au monde.

Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre chanoinesse; elle avait alors bien d'autres idées! Son imagination était montée au plus haut point d'enthousiasme pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline était devenue l'unique objet de ses voeux. Mais comme il entrait dans le plan qu'elle venait de former que la jeune comtesse ignorât tout, elle feignit d'approuver sa lettre, et se fit peut-être un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de tout les âges) du mystère qu'on lui avait fait en tenant secret à son tour ce qu'elle méditait.

La lettre fut donc cachetée telle qu'elle était. On prétend qu'il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur l'adresse, chez M. le baron de Lindorf . Elle assure à présent qu'elle ne le croit pas; mais on peut penser au moins que ce fut le dernier.

Le lendemain et les jours suivants, elle ne fut occupée que de comte; et plus elle y pensait, plus elle s'attachait à cette pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d'une fois. Elle crut y trouver milles choses qu'elle n'avait point encore remarquées, et qui répandaient un nouveau jour sur le coeur et l'esprit de cet homme excellent, dont elle connaissait trop tard tout le mérite.

Le petit portrait sortit de sa boîte, fut suspendu à un cordon passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par jour elle le tirait de son sein, le contemplait avec attendrissement, le recachait avec dépit; mais plus elle sentait que son époux aurait fait le bonheur de sa vie, plus elle s'applaudissait de la résolution qu'elle avait prise. Persuadée qu'il ne voulait pas vivre avec elle, il lui en coûtait bien moins de la savoir à Berlin qu'errant avec Lindorf dans les contrées lointaines.

L'idée d'être la cause de l'exil que ces deux amis s'imposaient la révoltait; elle ne pouvait la supporter. Du moins, disait-elle, que l'un des deux soit heureux dans sa patrie, et même elle éprouvait un certain plaisir du sacrifice qu'elle faisait au bonheur du comte. C'était en quelque sorte une expiation de ses torts avec lui, qui la justifiait à ses propres yeux, et la raccommodait avec elle-même.

Pendant qu'elle était agitée de ces diverses pensées, la chanoinesse, de son côté, n'était pas oisive, et ne cessait de réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux.

Il s'en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire au comte par une femme de chambre de confiance qu'elle avait, pour l'inviter en son nom à se rendre à Rindaw, ou bien de mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte et d'engager son mari à s'y rencontrer; ou, ce qui valait encore mieux, de raisonner avec elle, de l'amener doucement à une réunion qu'elle désirait trop elle-même pour s'y refuser longtemps; mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop commun pour faire le dénoûment d'un roman dans lequel elle était transportée de jouer un rôle. Il fallait des surprises, des reconnaissances, de grands coups de théâtre; et voici ce que cette prudente tête imagina.

Un jour, c'était le troisième depuis que la lettre de Caroline était partie, elle lui dit que depuis longtemps elle avait envie de visiter son chapitre, et d'y passer quelque temps; que c'était un devoir qu'elle avait trop négligé; qu'elle voulait le remplir encore une fois avant sa morte; qu'elle partirait dès le lendemain et qu'elle la priait de l'accompagner.

Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu'elle avait obtenue depuis longtemps de vivre à Rindaw, la dispensaient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort, qu'elle n'osa la contrarier, d'autant plus qu'elle se fit elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderait son entrevue avec son père, l'éloignerait quelque temps d'un séjour qui lui rappelait trop de choses, et la distrairait de sa mélancolie. Un autre motif s'y joignit encore; elle avait toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquait à son coeur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvait plus vivement encore le besoin d'une amie. La baronne de Rindaw était bien la sienne; mais ce respect que l'on conserve pour ceux qui nous ont élevés; cette différence immense de leurs âges, qui lui donnait la crainte continuelle de la perdre d'un jour à l'autre; l'effroi de la solitude où la mort de cette unique amie la laisserait, tout augmentait ce désir ardent d'en trouver une autre plus rapprochée d'elle, dont l'âme répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui l'agitait, et entretenir, dans l'absence, une correspondance qui lui paraissait d'avance un des plus grands charmes de la retraite où elle comptait passer ses jours.

Ah! pensait-elle souvent, si j'avais seulement une amie telle que je me l'imagine, combien je l'aimerais, et comme je saurais m'en faire aimer! Un sentiment si doux suffirait pour remplir mon coeur; j'oublierais bientôt que j'ai connu de plus vifs sentiments, et que celui à qui je voudrais les consacrer tous à présent ne peut plus les partager…

Quand, dans les libres nouveaux qu'on leur envoyait de Berlin, elle trouvait une correspondance entre deux amies, son coeur palpitait; elle soupirait, et disait tristement: Et moi je n'ai personne à qui je puisse écrire tout ce que je pense! Je n'ai point de lettres à attendre, à recevoir! et cela lui paraissait le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu'un séjour dans un chapitre où l'on élevait plusieurs demoiselles de distinction lui fournirait certainement l'occasion de former une liaison d'amitié avec quelques-unes d'entre elles, et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le lendemain.

Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne manqua point d'emporter avec elle son précieux cahier et ses lettres, qui étaient devenus presque son unique lecture, et moins encore son cher petit portrait, qui ne quittait plus son sein, et qu'elle aimait tous les jours davantage. En attendant qu'elle eût une amie, il lui en tenait lieu; il était devenu le confident de ses plus secrètes pensées. C'était à lui qu'elle avouait le regret mortel qu'elle éprouvait, en croyant avoir perdu sans retour et l'estime et l'amitié de son époux. Cette physionomie expressive et sensible paraissait l'entendre, lui répondre, la rassurer; et ses moments les plus doux étaient ceux où elle avait avec lui cette conversation muette.

Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline et leurs femmes de chambre montèrent en berline.

Madame de Rindaw était de la plus grande gaieté; elle fut prête la première, et paraissait se faire un extrême plaisir de cette course. Comme elle n'y voyait plus du tout, et qu'elle n'était distraite par rien, elle causait beaucoup, et voulait qu'on lui rendît compte de tous les endroits où l'on passait. Ce fut d'abord dans cette route sur laquelle donnait le pavillon où Caroline avait entendu Lindorf pour la première fois, où depuis elle s'était entretenue si souvent avec lui, et l'avait enfin vu s'éloigner pour jamais.

Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de Risberg, et côtoya le parc où elle s'était égarée, et où elle avait rencontré Lindorf. C'est alors qu'elle put connaître la différence des sentiments qui l'agitaient dans ce temps-là de ceux qu'elle éprouvait actuellement. Son coeur ne palpita point, mais il se serra péniblement. Au lieu d'attacher des regards attendris sur les endroits qui lui retraçaient un amour qu'elle n'avait plus et qu'elle se reprochait encore, elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant douloureusement à tous les torts qu'elle avait envers son époux.

Tout le reste du voyage se passa sans aucun événement. La vieille baronne le soutint très-bien, et conserva sa bonne humeur. Elle n'appelait plus Caroline que ma chère comtesse , et la nommait à chaque instant. Souvent aussi elle voulut parler du comte; mais Caroline, plus prudente qu'elle, retenue par la présence des femmes de chambre, craignant également d'en dire trop ou trop peu, détournait la conversation.

Le chapitre où elles allaient était à quelques journées de Rindaw. Caroline ne se croyait pas éloignée, et s'impatientait d'arriver, lorsqu'elle vit le cocher enfiler l'avenue d'un grand et antique château, dont elle avait aperçu de loin les girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d'un air content, lui répondit qu'on suivait ses ordres, et qu'elle voulait voir en passant un ami qui demeurait là. Caroline n'eut pas le temps de faire d'autres questions sur cet ami, dont jamais elle n'avait entendu parler: elles étaient déjà dans la cour du château.

La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordonne d'aller savoir si M. le comte de Walstein est là, et si deux de ses amies peuvent avoir le plaisir de le voir.

A ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cri, et peut à peine articuler: Eh! grand Dieu! maman, ai-je bien entendu? Où sommes-nous? où m'avez-vous amenée? — Au château de Ronnebourg, répondit la baronne en riant, et je t'amène à ton époux.

La pauvre Caroline n'a pas même entendu toute cette phrase. Ses sens l'ont abandonnée; elle est tombée sans la moindre connaissance sur l'épaule de son imprudente amie. Sa femme de chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l'état affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop tard de ce qu'elle a fait; et Caroline, toujours évanouie, ne donne pas le moindre signe d'existence.

Tout cela se passait dans la berline, au milieu de la cour du château, tandis que le laquais s'acquittait de sa commission, et qu'on cherchait le comte, qui se promenait dans le parc avec Lindorf; enfin on l'a trouvé. Il ne comprend rien à cette visite, à ces amies inconnues; car la chanoinesse, qui voulait jouir des grandes surprises, avait défendu qu'on la nommât, et le comte, qui avait reçu seulement la veille la réponse de Caroline, n'avait garde d'imaginer que ce fussent et la baronne et son épouse.

Il se presse de venir recevoir les dames qu'on lui annonce, son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se présente à leurs yeux, c'est Caroline, sans aucun sentiment, les cheveux détachés, le sein découvert et son lacet coupé. On efforçait de la retirer comme on pouvait de la berline; la baronne, tout en larmes, jetait les hauts cris, appelait l'univers entier au secours, en s'accusant de la mort de Caroline, et jurant de ne pas lui survivre.

Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de savoir ce que c'était, qu'on juge de l'impression qu'il fit sur Lindorf! Au premier instant, il a reconnu Caroline, et peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son coeur. Grand Dieu! que vois-je? s'écrie-t-il en se précipitant auprès du carrosse. Alors il n'en peut douter; mais la pâleur de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui persuadent qu'en effet elle vient d'expirer, et bientôt son état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenait rien encore à tout ce qu'il voyait, et qui, marchant difficilement, arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n'a que le temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime aussitôt, mais c'est pour se livrer au plus affreux désespoir, c'est pour dire au comte: "C'est elle, c'est votre Caroline, c'est la mienne, c'est celle que j'adorais, qui n'existe plus, et que je veux suivre au tombeau!…"

En disant cela, il s'arrache avec violence des bras du comte, qui, atterré de ce qu'il entend, de ce qu'il voit, ne sachant ce qu'il doit croire, cherche à percer une foule de domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec peine: on venait d'en tirer Caroline; et le grand air commençait à lui rendre l'usage de ses sens. Elle entr'ouvrait les yeux, faisait quelques mouvements; et sa femme de chambre, assise par terre, la soutenait contre elle pendant qu'on était allé chercher un fauteuil pour la transporter plus commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa berline, où elle payait cher son imprudence, s'agitait, pleurait, réclamait le comte, et ne se calma que lorsqu'on lui dit qu'il était là, et que Caroline revenait à elle.

Oui sans doute il était là; mais il ne savait pas encore si tout ce qui se passait n'était pas un songe, une illusion. Caroline à Ronnebourg, et paraissant y être amenée avec violence, puisqu'elle arrivait mourante! Le désespoir et la fuite de Lindorf, qui avait disparu, étaient peut-être encore un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissaient à l'oreille du comte: C'est votre Caroline, c'est la mienne, c'est celle que j'adorais! Quoi! ce serait Caroline que Lindorf aimait, dont il était aimé!…. Il cherchait encore à en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur, s'était trompé; mais malgré le changement que le temps qui s'était écoulé depuis leur séparation avait apporté à la figure de Caroline, et celui que qui lui causait son état actuel, il ne put la méconnaître.

Après l'avoir regardée quelques instants en silence, il se jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur contre ses lèves. Elle entr'ouvre les yeux, ne se rappelle distinctement rien, ne sait où elle est, qui est cet homme prosterné devant elle. Trop faible pour articuler un mot, elle retire doucement ses deux mains, qu'il pressait toujours dans les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse un déluge de larmes. Le comte, toujours à genoux devant elle, pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer, lorsqu'il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne cessait de l'appeler du fond de sa berline, et qui continuait à s'impatienter. Elle l'appelle enfin si haut, qu'il est contraint de laisser Caroline, et d'aller à elle. Ce fut au moins avec l'espoir d'apprendre quelque chose sur cette étrange aventure; mais la pauvre femme était si émue, si agitée, disait tant de choses à la fois qu'il n'était pas possible d'y rien comprendre.

Le comte, d'ailleurs, en s'approchant d'elle, fut frappé d'une autre idée. Il ignorait tout à fait le malheureux état de sa vue. Ce fut un nouveau trait de lumière pour lui. Il se rappelle à l'instant cette vieille parente aveugle dont celle que Lindorf aimait prenait tant de soin; et ce qui, dans le temps même, aurait contribué à détourner ses soupçons, s'il en avait eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute: cependant il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline, que l'on venait de placer dans un fauteuil.

La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu'elle lui dit d'une voix bien faible, et du ton du reproche: "Ah! maman! maman! qu'avez-vous fait?" Peu à peu ses idées étaient revenues; mais elle était encore si abattue, si souffrante, que ses yeux étaient fermés et qu'elle n'aurait pu se soutenir. Le comte donna des ordres pour qu'on la transportât doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit; elle-même parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès d'elle; et le comte, après lui avoir baisé la main, qu'elle ne retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de passer dans celui de Lindorf, dont il était extrêmement inquiet. Il ne le trouva point; mais en parcourant sa chambre des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la regarda; elle était à son adresse. Il l'ouvre avec émotion, et lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se ressentant du désordre où était Lindorf en l'écrivant:

"L'événement le plus inattendu, le plus incompréhensible, vient de vous découvrir le fatal secret que je voulais emporter au tombeau. Je n'ai pas été le maître de mon premier mouvement. Voir Caroline expirante et se taire, c'était au-dessus des forces de l'humanité… Oui, mon cher comte, c'est elle-même que j'adorais sans la connaître, sans imaginer que vous eussiez aucuns droits sur elle. J'atteste le ciel qu'à l'instant où je l'appris, je m'éloignai d'elle avec la ferme résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvais-je prévoir que dans ma retraite, que chez moi-même?… Grand Dieu! il manquait à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes serments, et de porter le trouble dans votre âme. O Walstein! rassurez-vous; vous possédez le modèle de l'innocence, de la vertu, de toutes les vertus. Elle seule était digne de vous, et vous étiez le seul mortel digne d'elle. Puissiez-vous faire longtemps votre bonheur mutuel!… Pour moi, je pars; je vous délivre pour jamais d'un malheureux ami, qui semble n'exister que pour votre tourment. Mais j'ose encore vous demander une dernière grâce: Que votre épouse ignore que je l'ai vue et que vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien trompé, ou c'est elle-même qui vous l'apprendra, qui n'aura bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de le devoir à sa confiance; et je n'emporterai pas l'affreuse idée qu'elle puisse croire que je l'aie trahie… Adieu, mon cher comte! adieu, Caroline! Adieu pour toujours, uniques objets d'un coeur également déchiré par l'amour et par l'amitié! Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez pas.

P. S . "Vous voudrez bien vous regarder à Ronnebourg comme chez vous; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé, pour m'assurer que vous me pardonnez et que vous êtes heureux. Vous ne pouvez manquer de l'être, puisqu'elle vit, puisqu'elle vous est rendue!

"Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les passer loin de vous et loin d'elle."

Cette lettre avait été tracée avec tant d'émotion et de rapidité, que le comte put à peine la lire Il ne fit que la parcourir pour le moment, et ressortit pour parler à Verner, valet de chambre de Lindorf. Son projet était de faire courir sans délai après lui, et de tâcher de l'engager à revenir; mais il sut bientôt que c'était impossible.

Lindorf, après s'être convaincu qu'il avait pris une fausse alarme, et que l'état où il avait vu Caroline n'était qu'un profond évanouissement dont elle commençait à revenir, ne s'était donné que le temps de faire seller un cheval anglais, coureur excellent, d'écrire pendant ce temps la lettre qu'on vient de lire, et de partir au grand galop.

Il avait seulement dit à Verner d'arranger tout pour le joindre avec ses équipages dans le lieu qu'il lui marquerait; et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour la compagnie qu'il laissait au château, il était disparu, défendant qu'on le suivît…

Lorsque le comte sut qu'il n'y avait aucun espoir de le ramener ce jour-là, il fit promettre à son valet de chambre de l'avertir des premières nouvelles qu'il recevrait. Il relut sa lettre, qui l'attendrit jusqu'aux larmes. Ne pouvant ensuite résister au désir de savoir les motifs de cette étrange arrivée, il fit demander à la chanoinesse s'il pourrait l'entretenir quelques instants dans un salon attenant à la chambre où on avait mis Caroline.

Elle s'y rendit de suite, étant tout aussi impatiente de parler que le comte l'était de l'entendre. Après lui avoir dit que la comtesse reposait, elle ajouta d'un ton gracieux: Quoique ceci n'ait pas tourné précisément comme je l'aurais voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, monsieur le comte, de vous l'avoir amenée? — Avant de vous témoigner ma reconnaissance, madame, je voudrais être sûr qu'elle n'a point été forcée de faire cette démarche. — Forcée! monsieur le comte, forcée! En vérité, vous n'y pensez pas; vous ne me connaissez pas. Est-ce moi qui forcerai jamais cette chère enfant à quoi que ce soit? Non, monsieur le comte, c'est bien de son plein gré qu'elle a fait ce voyage; depuis longtemps je ne l'ai vue aussi gaie que pendant la route: c'était une impatience d'arriver!… — En ce cas, interrompit le comte, je n'y comprends plus rien. J'avais craint que cet évanouissement, ces larmes, ces mots qu'elle vous adressait avec le ton du reproche… — Mais ce n'était que la surprise de se trouver ici près de vous…, l'émotion d'une première entrevue…: que sais-je? ces jeunes personnes sont si timides! J'avoue bien que j'aurais mieux fait de la préparer doucement…: mais, d'un autre côté, ceci fera événement; et si jamais on écrit votre histoire, cela en sera l'incident le plus intéressant.

Le comte qui ne connaissait point la tournure romanesque de son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement, lui en demanda l'explication, et apprit enfin que si ce n'était pas par violence qu'on avait amené Caroline à Ronnebourg, c'était avec une supercherie qu'il fut loin d'approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui s'en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa crainte de n'y pas réussir par un autre moyen. Cependant, dit-elle, si j'avais pensé…; mais je croyais…, mais j'avoue que cela m'était totalement sorti de l'esprit. — Quoi, cela! reprit le comte. — Oh! rien, rien du tout. C'est quelque chose que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette terrible émotion… Mais, à propos, monsieur le comte, je viens d'apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de Lindorf… Cette terre est donc à lui? — Oui, madame; est-ce que vous l'ignoriez? — J'aurais dû le savoir, mais j'ai mal compris tout cela; depuis quelque temps j'ai la tête si faible!… J'ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronnebourg était à vous. — Non, madame, mais c'est la même chose. M. le baron de Lindorf est mon intime ami; il ma prié, en partant, de me regarder ici comme chez moi. — En partant, dites-vous? il est donc absent? — Oui (répondit le comte en souriant malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disait tout en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. — En vérité, j'en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux. — Pourquoi donc, madame? — Mais, je ne sais…, pour ne pas lui donner la peine, l'embarras. La pauvre femme ne savait trop que dire. Elle s'apercevait à regret qu'elle avait pensé trop haut, ce qui lui arrivait souvent, et tremblant d'avoir découvert un secret qu'elle croyait de la plus grande importance de cacher. — Ah! oui, j'entends, dit le comte en souriant encore; l'embarras de recevoir des étrangers, car sans doute mon ami n'a pas le bonheur de vous connaître? Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la chanoinesse de mentir avec l'intrépidité que l'occasion exigeait. — Non, pas précisément. Il s'est trouvé par hasard cet été notre voisin de campagne; son château de Risberg touche à ma terre, et nous l'avons vu tous les jours. Il est un peu léger, votre ami… Le comte, qui trouvait cette femme et cette conversation bien singulières, allait défendre son rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venait de se réveiller dans l'état le plus affreux. Une fièvre ardente, du délire, même un peu de transport, annonçaient le commencement d'une maladie dangereuse; et sa femme de chambre, qu'elle ne reconnaissait point, ne pouvant la retenir, avait pris le parti d'appeler du secours.

Le comte, pénétré, s'approcha de son lit, dont elle voulait absolument sortir. — Qu'on me remène à Rindaw, disait-elle; je ne veux point le voir…, il me tuerait. Je partirai plutôt seule à pied; j'irais au bout de monde pour l'éviter. Dans d'autres moments, son imagination lui présentait Lindorf; elle prenait le comte pour lui, le repoussait loin d'elle, le conjurait de s'éloigner, lui reprochait d'être la cause de tous les tourments de sa vie. D'autres fois, croyant parler au comte, elle disait du ton le plus tendre: O toi que j'ai connu trop tard pour mon bonheur, je t'aime, je t'aimerai toujours! Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je suivrai partout.

Le comte, prévenu, prenait pour lui ce qu'elle adressait à Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardait lui-même, mais n'en était pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la chanoinesse qu'elle coucherait dans un autre appartement. Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des rêveries continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le médecin de la cour. Il crut devoir en même temps faire venir le chambellan; mais ne voulant pas trop l'alarmer, il lui manda simplement qu'il le suppliait de se rendre tout de suite à Ronnebourg pour une affaire de la dernière importance.

Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste, auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s'éloignait qu'à regret. Peu de temps après, un médecin des environs arriva. Le comte connut bientôt son ignorance, et n'en fut que plus alarmé. Le docteur affirmait que c'était la petite vérole, la chanoinesse affirmait que Caroline l'avait eue à Rindaw dans son enfance, elle en indiqua même quelques traces légères qui ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire augmentaient à chaque instant, et, le troisième jour de la maladie, elle parut dans le plus grand danger.

Qu'on se représente l'état affreux du comte, éloigné de tout secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, il était impossible que le médecin de Berlin fût là avant le septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans l'anxiété la plus cruelle, s'attendant à chaque instant à voir expirer celle qu'il adorait.

Cette maladie, en redoublant son intérêt, avait redoublé son attachement. Les soins assidus qu'il prenait de Caroline, la douceur, la patience qu'elle montrait dans le moments où elle était à elle, ce qu'il entendait dire aux femmes qui la servaient, tout y ajoutait à chaque instant. Au tourment d'avoir à trembler pour ses jours, se joignait encore celui de se reprocher tout ce qu'elle souffrait. Il était convaincu que l'espèce de violence qu'on lui avait faite, sa crainte de vivre avec lui, sa passion pour Lindorf, ses combats entre cette passion et son devoir, étaient l'unique cause de ses maux.

Ce fut dans un de ses moments de douleur, d'amour et de remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le voeu solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie était conservée. — (Dieu qui m'entendez, dit-il en élevant les mains au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de l'amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le mien, et de la céder à celui qu'elle aime.)

Caroline n'était pas alors en état de l'entendre. Sans doute elle l'eût prié d'être moins généreux; mais depuis vingt-quatre heures elle avait perdu connaissance. Par bonheur, le premier médecin de la cour arriva ce soir-là. Il ne dissimula point le danger extrême où il trouva la malade, et qu'il n'y avait d'espoir que dans sa jeunesse; cependant il lui administra des secours qui n'avaient été que trop retardés et déclara que si le neuvième et le treizième jour se passaient sans accident, il y aurait quelque espérance, mais que jusqu'alors il n'en pouvait donner aucune.

Le comte, en proie à la douleur la plus vive, fut encore obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont l'affreuse inquiétude n'était pas le moindre des tourments qu'il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnait, d'un côté, la facilité de lui en imposer sur l'état de la malade, c'était un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisait demander vingt fois par jour, lui répétait sans cesse les mêmes questions, exigeait les plus grands détails.

Lorsqu'il rendait quelques soins à Caroline, ou bien qu'excédé de fatigue, il prenait quelques instants de repos, c'était toujours les moments où elle venait auprès de lui, ou le faisait prier de passer auprès d'elle. On avait une peine inouïe à la retenir loin de la malade, qu'elle tourmentait sans lui être d'aucun secours; le comte seul pouvait obtenir qu'elle s'en éloignât. Elle n'était tranquille que lorsqu'il causait avec elle; et lui, qui n'aurait pas voulu quitter une minute le chevet de Caroline, gémissait d'y être souvent obligé.

Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur dont lui seul pouvait être capable, et se trouvait bien dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la plus adorée des femmes.

C'est alors qu'il eut une véritable reconnaissance pour la chanoinesse de la lui avoir amenée; car il croyait que sa maladie avait une cause bien plus éloignée que l'émotion de cette arrivée, qui pouvait tout au plus l'avoir décidée, mais qu'il attribuait en entier à sa passion pour Lindorf et au regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la retraite, son projet d'y passer sa vie; tout le confirmait dans cette idée…. Il relut dix fois la dernière lettre qu'il avait reçue d'elle, et l'interpréta en entier d'après ce qu'il s'était persuadé: pourvu que nous soyons séparés, répétait-il douloureusement. Chère et cruelle Caroline! Mais non, c'est moi qui serais le plus cruel, le plus barbare des hommes, si j'élevais plus longtemps une injuste barrière entre deux êtres que je chéris presque également, et que je conduirais au tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m'entendre! que ne puis-je vous réunir! Il ne doutait pas non plus que ce ne fût de Lindorf qu'elle parlait à la troisième personne, en regrettant de n'avoir pu faire son bonheur ….. Oui, tu le feras, disait-il. Le mortel que tu préfères doit être souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l'être? Un vain système m'avait égaré, et je dois m'en punir. Mais s'il était trop tard; si Caroline nous était ravie; si cette mort qui la menace n'empêche de réparer?… Il ne peut soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouvelle à chaque instant.

Le chambellan, qu'on avait moins pressé que le médecin, n'arriva que le lendemain au soir: peut-être même ne serait-il venu aussitôt: mais la lettre du comte l'avoir trouvé prêt à partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se rendre à l'invitation de son gendre, dont il était loin de soupçonner le motif. C'était un des jours de crise de la malade. Son époux ne l'avait pas quittée, et ne pensait plus du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par les gens, qui lui dirent que M. le comte est auprès de sa femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix: Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l'ignore! Où est-elle, que je l'embrasse? — Hélas! monsieur, vous la voyez, lui dit le comte en la lui montrant. Elle était mieux; nous commencions à nous flatter…., mais je crains que…. En effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux étonnés, regarde autour d'elle, se voit dans une chambre inconnue; son père, son mari, sont près d'elle, les reconnaît tous les deux, n'a pas la force de supporter tant d'émotions à la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le premier.

Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte conduit le chambellan consterné auprès de la chanoinesse; mais bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le débarrasserait du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut pas pour longtemps. A peine furent-ils seuls, qu'elle se plaignit amèrement du long mystère qu'on lui avait fait du mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de ce qu'elle ne l'avait pas informé de ce voyage. Enfin de plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut obligé d'aller mettre la paix. Il les trouva tous deux agités de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquants, toujours en s'appelant par habitude, mon cher chambellan et ma chère baronne.

Dans tout autre moment, cette scène aurait amusé le comte; mais il ne pensa qu'à la faire cesser et à rétablir la bonne harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu'il y parvint; il fallut même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. A ce souvenir, la chanoinesse s'attendrit. Le chambellan résistait, mais le comte ayant placé à propos le mot des obligations qu'il avait et pouvait avoir encore à son amie, il fut à son tour si touché de ce motif pour l'avenir, qu'il s'approcha d'elle en la priant d'excuser sa vivacité. Elle lui tendit la main avec dignité et tendresse, en lui disant qu'il abusait de l'empire qu'il avait sur elle: il la baisa respectueusement; la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade.

Il est inutile d'entrer dans le détail de tout ce qu'il souffrait pendant ces jours d'incertitude et de douleur. Tout lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère le comprendra facilement. Plus il prenait sur lui, plus son âme était déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie, il ne lui fut plus possible de s'éloigner un seul instant, ni le jour ni la nuit: il les passait sur un fauteuil auprès du lit de Caroline; et si la nature exigeait de lui quelques minutes d'un sommeil pénible, il se réveillait bientôt avec la mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui était devenue l'unique objet qui l'attachait à la vie.

Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut que le comte en supportât seul tout le poids. Il n'avait point dit au chambellan ni à la baronne que peut-être le soir ils n'auraient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit auprès d'elle.

Qu'ils furent ardents les voeux qu'il adressait au ciel pour qu'elle lui fût rendue! Avec quel transport il pressait contre ses lèvres et serrait contre son coeur cette main faible et brûlante! Comme ses yeux se remplissaient de larmes en s'arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animait encore, et qui peut-être allaient se fermer pour jamais!

Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu'elle faillit à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu'à moins d'un miracle elle ne passerait pas le jour. Le comte, hors de lui-même, abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus longtemps ce triste spectacle, ni s'arracher d'auprès du lit de cette chère mourante, avait encore la cruelle tâche de préparer le père et l'amie de Caroline, à l'affreux événement qui s'approchait. Il les avait toujours tellement rassurés, que, loin de le redouter, ils étaient alors dans une sorte de sécurité qui leur aurait rendu ce coup mille fois plus terrible.

Le comte leur avait promis de passer avant la nuit dans leur appartement. Il sortit donc pour y aller; mais, effrayé de ce qu'il avait à leur apprendre, il s'arrêta quelques instants dans l'antichambre pour rassembler et recueillir ses forces. Ah! pensait-il, si ce malheureux père sentait comme moi tout le poids du remords! Si l'idée d'avoir sacrifié sa fille se joignait à la douleur de la perdre, pourrait-il la supporter?… Caroline, Caroline! tes bourreaux pleurent, et tu meurs! Mais tu ne seras que trop vengée, et les tourments que j'éprouve sont bien au-dessus de la mort.

Pendant qu'il hésitait s'il entrerait, le valet de chambre de Lindorf, qui l'aperçut, vint à lui avec empressement, et lui dit qu'il avait à lui parler. Il avait reçu le matin une lettre de son maître, qui l'attendait à Hambourg, d'où il comptait s'embarquer pour l'Angleterre. Varner partait cette nuit même pour le joindre, et n'attendait plus que les ordres de monsieur le comte.

Au lieu de lui répondre, le comte le regardait en silence, d'un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de l'attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce qu'il devait faire. Ecrire à Lindorf! dans quel moment! et que dois-je lui dire? Irai-je plonger dans son coeur le poignard qui déchire le mien? Le ferai-je revenir pour le voir expirer de douleur sur le tombeau de celle qu'il adore? Mais, dit-il en se reprenant, quelle idée vient me frapper tout à coup? Si Caroline…, si c'était à l'amour que ce miracle que je n'ose espérer était réservé; s'il était temps encore…; si la présence de Lindorf?… Grand Dieu! vous m'entendez; quelques jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. — Je ne sais quel rayon d'espoir s'insinua dans son coeur; il écouta ce qu'il lui dictait, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu de mots:

"Partez à l'instant, mon cher Lindorf, et faites la plus grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès que j'ose espérer. Lindorf, pourquoi nous avoir quittés? pourquoi vous défier du coeur de votre ami? Mais les instants sont précieux, n'en laissez pas écouler un seul avant de vous mettre en route; je regrette même ceux que j'emploie à vous le demander. Je vous connais, Lindorf; un seul mot de moi suffisait… Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas, venez ici en droiture; si vous me rencontrez, je vous parlerai et nous ne nous quitterons plus."

"EDOUARD DE WALSTEIN."

Ronnebourg.

Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant de partir à l'instant, de ne s'arrêter que pour changer de chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d'état de venir. S'il avait le malheur de perdre Caroline avant l'arrivée de Lindorf, et de lui survivre, il voulait le prévenir, aller au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir, et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets.

Le comte était destiné, dans cette journée, aux sensations les plus pénibles. Il allait rentrer chez Caroline, lorsqu'on lui remit un paquet de lettres que son courrier venait d'apporter de Berlin. Il l'ouvrit machinalement. C'étaient des lettres d'affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût alors l'intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant leur lecture à un moment plus tranquille, s'il pouvait en avoir. Il y en avait de Berlin et de Pétersbourg. Dans le nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avait l'air d'être de la main de Caroline, et ressemblait exactement à celle qu'il avait reçue d'elle il y avait peu de temps. Il la prend avec émotion et surprise; il l'examine, et voit qu'elle lui était adressée à Pétersbourg, et qu'on la lui renvoie. Il regarde le cachet; c'était bien celui de Caroline. Il le rompt d'une main tremblante, et lit cette lettre qu'on a déjà vue, cette lettre écrite dans le premier moment de son désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d'avoir lu le cahier, et que, depuis cette lecture, elle s'était tant de fois reproché d'avoir tracée. Ce n'était, hélas! qu'une conformation de son malheur et de la haine de Caroline… Mais, grand Dieu! qu'elle était cruelle! et dans quel affreux moment la recevait-il! Quelle impression douloureuse et profonde dut lui faire cette phrase: Je crois plus généreux, monsieur le comte, de vous avouer à présent mes sentiments, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse victime de l'obéissance: ce spectacle n'est pas fait pour votre coeur . Grand Dieu! s'écria le comte en se précipitant à genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline, souffrirez-vous qu'elle périsse cette innocente et malheureuse victime? Dieu, prenez ma vie, et sauvez la sienne. Il acheva cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçait le poignard dans son coeur. Que ne l'ai-je reçue plus tôt! elle serait libre, heureuse, et je n'aurais pas à trembler pour ses jours!

Quand il eut un peu calmé l'extrême agitation où cette lecture l'avait mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec l'espoir que des voeux si ardents et si sincères seraient exaucés, que cet objet adoré lui serait rendu, qu'il pourrait assurer pour jamais son bonheur. Mais quel spectacle s'offre à ses yeux! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne venait point, s'était fait conduire dans la chambre de la malade. Elle ne pouvait la voir, mais assise à côté de son lit, elle tenait une de ses mains, et la conjurait de lui marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un mot, qu'elle la reconnaissait.

Caroline, faible, inanimée, paraissant environnée des ombres de la mort, ne voyait rien, n'entendait rien, ne donnait aucun signe de vie; et sa malheureuse amie se livrait au désespoir le plus affreux. Leurs femmes, debout de l'autre côté du lit, fondaient en larmes; quelques pas plus loin, le chambellan, renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, était absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il sentait que les richesses et les honneurs ne suffisent pas pour être heureux, et se repentait trop tard de leur avoir sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui, regardait cette scène de douleur, paraissait avoir abandonnée Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie.

A ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que c'en était fait, qu'il avait tout perdu et que la plus aimable des femmes n'existait plus. Toute sa fermeté, toute sa philosophie l'abandonnent: un frisson mortel parcourt ses veines, et lui fait espérer qu'il va la suivre. Il se précipite sur ce lit de mort, colle sa bouche sur cette bouche glacée, et ne s'aperçoit pas qu'elle respire encore. O Caroline! dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être vengée! Il allait sortir dans l'égarement le plus affreux, et qui peut-être l'aurait conduit à terminer ses jours; mais le chambellan et le médecin l'arrêtèrent. Ce dernier lui jure que la comtesse vit encore, et qu'il n'a pas même absolument perdu tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement, suite naturelle de la crise affreuse qu'elle vient d'essuyer. Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d'un sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j'ose presque assurer qu'elle sera hors de tout danger; mais j'avoue que, vu sa grande faiblesse, ce réveil est incertain.

Ah Dieu! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux mains, il serait donc possible… Si elle nous est rendue, ma vie, ma fortune entière suffiront-elles?… — Dans ce moment, monsieur le comte, mon art est impuissant, et tout secours serait inutile; il faut l'abandonner à la nature, à son tempérament, qui doit être bon, puisqu'elle a résisté jusqu'à présent, et aux soins de l'amour, qui seront plus efficaces que les miens… Nous allons vous laisser avec elle. Venez, monsieur le chambellan; je vais vous ramener chez vous. Donnez à votre gendre l'exemple du courage. Il allait l'emmener; mais une autre scène, une autre émotion les attendaient encore.

On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que tout ceci se passait. Hélas! l'infortunée, soit qu'elle n'eût pu résister à son saisissement, à l'idée d'avoir perdu sa Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une apoplexie foudroyante et dont personne ne s'était aperçu, venait de la frapper à l'instant même. On la trouva renversée à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore quelque légers signes de vie; on la transporta tout de suite chez elle. Les secours furent prompts, mais inutiles; elle expira quelques minutes après sans avoir repris connaissance.

Un tel événement était bien propre à faire une triste diversion à l'objet dont ils étaient tous occupés. Le comte même oublia quelques instants sa douleur, pour ne penser qu'à celle de Caroline lorsqu'elle ne retrouverait plus son amie; puis, se rappelant tout à coup le danger où elle était elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien heureuse de n'avoir pu survivre à ce qu'elle aimait.

Le chambellan était véritablement atterré, moins du regret d'avoir perdu son ancienne amie que de la crainte de la suivre bientôt. Il était plus âgé qu'elle, et cette mort subite l'avait tellement frappé, qu'il crut aussi n'avoir plus que quelques instants à vivre. Dans l'espace de dix minutes, voir sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, et son amie rendre le dernier soupir…, c'en est assez pour effrayer un vieillard qui tenait à la vie en proportion de son attachement à ses biens et à ses emplois. — Je sens que je suis très-mal, disait-il à chaque instant.

Le comte, qui vit bien que le danger n'était pas pressant, le recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la chanoinesse à ceux des femmes qu'elle avait amenées et de ses gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur celle qui avait élevé Caroline, et que son amitié pour elle conduisait au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère mourante, renvoya ceux qu'il y trouva, et s'approcha de son lit avec un saisissement qui lui parut l'avant-coureur de tout ce qu'il avait à craindre. Elle était encore dans un état de stupeur, d'anéantissement si profond, qu'elle ne s'était point aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avait occasionné autour d'elle. Elle paraissait plongée dans un sommeil effrayant, même par l'excès de sa tranquillité. Ce n'était qu'à un léger soulèvement de poitrine qu'on pouvait connaître qu'elle existait encore; et ce mouvement presque imperceptible, le comte s'imaginait le voir diminuer à chaque instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes coulaient de ses yeux sans qu'il s'en aperçût lui-même. Il passait à chaque instant ses mains tremblantes ou sur le sein ou sur la bouche de Caroline, pour s'assurer qu'elle respirait encore. Il les retirait avec effroi, les joignait ensemble, les élevait au ciel, et disait avec ardeur, à demi-voix: Que ne puis-je mourir pour elle ou avec elle!

D'autres fois, fixant ce visage pâle, mais toujours charmant, ces traits qui conservaient encore leur forme enchanteresse, il éprouvait un sentiment si vif d'amour, de douleur, de regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé, n'en a peut-être jamais inspiré de tels Ange du ciel, disait-il alors en collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure, âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de ce cruel époux qui t'a conduite au tombeau! Tu meurs sans lui pardonner, sans savoir que tu pouvais encore être heureuse!….. Et toi, malheureux Lindorf…., où es-tu pendant que ta Caroline expire? Tu l'aurais rendue à la vie; et même, en te la donnant, je t'aurais dû plus que la mienne…..

Dans d'autres moments, absorbé dans sa douleur au point d'en perdre presque la raison, il n'avait aucune idée distincte; il se levait, se promenait dans la chambre avec égarement; puis tout à coup se reprochant comme un crime de s'éloigner d'elle une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se rapprochait avec impétuosité… C'est ainsi que s'écoula la plus cruelle des nuits; et malgré tout ce que le comte avait souffert, elle lui parut bien courte. Les premier rayons de l'aurore allaient sans doute annoncer cet affreux moment dont il n'osait plus douter; l'arrêt du médecin ne lui sortait pas de l'esprit… Si elle se réveille, elle sera hors de tout danger; mais ce réveil est incertain; et cette cruelle incertitude, il n'avait plus même le bonheur de l'avoir; toute espérance était anéantie. Plus ce sommeil se prolongeait, plus il était convaincu que c'était celui de la mort.

Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime; il écoute, il s'approche, il n'en peut plus douter. Le mouvement de sa poitrine devient plus fort, plus pressé… Un soupir s'échappe… Ah! sans doute c'est le dernier! Le voilà cet instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur elle, et la presse avec force dans ses bras, comme pour l'arracher à la mort, ou pour expirer avec elle.

O douce surprise! ce corps inanimé qu'il soulève se prête à ce mouvement et paraît s'aider; cette tête penchée se relève doucement; ces bras étendus s'arrondissent et se croisent l'un sur l'autre; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une faible teinte; ces yeux, qu'il croyait fermés pour jamais, s'ouvrent à demi: Caroline enfin est assise. Caroline vit, respire, regarde autour d'elle, cherche à se reconnaître, à rappeler ses idées. Ses regards s'arrêtent longtemps sur le comte, d'abord avec étonnement, mais sans aucun effroi; puis, avec un doux sourire, tel que celui d'un enfant qui se réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa mère, elle lui tend une main qu'il saisit avec transport….

Ah! ce qu'il éprouvait ne peut s'exprimer…: c'est passer en un instant du comble du malheur à la félicité suprême. A peine peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit, il dévore tous les mouvements de Caroline; il presse sa main contre son coeur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit d'une voix altérée par l'excès de son émotion: Si elle se réveille, elle est hors de tout danger …. O Caroline! ô mon dieu!… serait-il vrai qu'elle nous est rendue? Chère Caroline! un mot, un seul mot; que j'entende seulement votre voix. Dites, serait-il possible que vous eussiez reconnu cet époux, ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous rendre heureuse? — Oui, monsieur le comte, je vous reconnais bien, dit-elle d'une voix faible; il n'y a que vous au monde capable de tant de soins, d'une bonté, d'une générosité si soutenues… Mais où suis-je? Je ne puis me rappeler… — Chère Caroline, ne pensez qu'à votre santé; elle seule doit vous occuper. Soyez tranquille; vous êtes chez un ami, avec un ami; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que j'appelle le médecin.

Il allait tirer le cordon lorsque Caroline l'arrêta en posant sa main sur son bras. — Encore un seul mot, monsieur le comte, et je ne dirai plus rien. Je vous promets d'être docile; mais il faut absolument que je vous demande encore une seule chose… Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici? est-elle bien?… Mon dieu! que je dois l'avoir inquiétée!… Et mon père? j'ai une idée confuse de l'avoir entrevu il n'y a pas longtemps. — Il est ici; dans quelques heures vous le reverrez. — Et ma chère baronne? — Elle nous a quittés. On a craint que sa santé ne souffrît; nous l'avons engagée…. — Ah! vous avez bien fait; mais où est-elle? A Rindaw, j'espère? — Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son idée. Ne craignez rien pour elle; elle est bien; elle est heureuse; elle ignore le danger où vous avez été… O Caroline! ne songez qu'à le faire cesser entièrement; pensez que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère Caroline! ce motif ne suffira-t-il pas?

Un domestique parut. Le comte donna l'ordre d'appeler le médecin, ferma les rideaux du lit, s'assit à côté, ne dit plus rien, et, malgré le joie qui dilatait son coeur, il s'occupa douloureusement des moyens de préparer Caroline à la mort de son amie, et du chagrin dans lequel elle serait plongée lorsqu'elle l'apprendrait. Il fallait surtout prolonger son erreur jusqu'à ce qu'elle fût assez forte pour soutenir cette épreuve.

Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les espérances que ce réveil avait données… Le pouls, quoique très-faible, était excellent; tous les symptômes fâcheux avaient disparu; tout annonçait une convalescence sûre, mais qui demandait des ménagements et des soins infinis. Des soins! dit le comte avec l'accent du sentiment… Caroline est si bonne, si généreuse! elle s'y prêtera; elle sait combien de vies elle conserve en ménageant la sienne; l'amitié, l'amour, tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible se réunira pour conserver des jours… — Caroline, attendrie, voulut répondre; le médecin lui imposa silence. Eh bien! dit-elle doucement en regardant le comte, je ferai tout ce qu'on voudra.

Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista sur la nécessité de cacher à la malade le mort de son amie: la moindre émotion pouvait la replonger dans l'état affreux dont elle sortait. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus.

Un long sommeil, dont il sortait à peine, l'avait un peu rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la résurrection de sa fille acheva de le consoler tout à fait, d'autant plus qu'il espérait bien qu'elle serait héritière de la chanoinesse. Le comte, qui redoutait quelque imprudence de sa part, et qui n'était pas fâché de se débarrasser d'un homme dont le caractère égoïste et froid le révoltait à chaque instant, lui persuada facilement que l'étiquette exigeait qu'il accompagnât le corps de la baronne, qu'on allait transporter à Rindaw, et qu'il lui rendît les derniers devoirs.

Cette triste cérémonie n'était pas fort de son goût; mais le comte, voulant absolument le décider à partir, lui dit que le testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il convenait qu'il allât s'en assurer, veiller à ses intérêts et prendre possession de cette terre… Cette raison lui parut si forte qu'il ne balança plus, et demanda seulement à voir, avant son départ, madame le comtesse de Walstein , car il n'appelait plus sa fille autrement. Le comte, au contraire, affectait de ne la nommer jamais que Caroline . Ils convinrent ensemble qu'on lui dirait que le chambellan allait à Rindaw apprendre à la baronne l'heureuse nouvelle de sa convalescence, et que de là il lui serait aisé, dans ses lettres, de la préparer peu à peu à ce triste événement.

Son père fut donc introduit auprès de Caroline. Il lui témoigna à sa manière le plaisir qu'il éprouvait de la voir en aussi bon état, et de la laisser avec son époux, dont elle ne pouvait trop reconnaître les soins. Il entra dans des détails qu'elle ignorait encore; et lorsqu'il lui dit que depuis plusieurs nuits le comte ne s'était pas déshabillé et n'avait point quitté sa chambre, elle versa des larmes de reconnaissance, et se tournant de son côté d'un air touchant et confus: O monsieur le comte! lui dit-elle, quelle bonté! quelle générosité! qu'auriez-vous donc fait pour une femme… elle s'arrêta, n'osant articuler: que vous aimeriez? Le comte l'interpréta différemment et crut que c'était qui vous aimerait .

Ainsi ce deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, loin de s'entendre, se préparaient encore bien des tourments. Toutes les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le conjurait de prendre quelque repos, lui assurait qu'elle n'avait besoin de rien, il était persuadé qu'elle voulait l'éloigner; que ses soins étaient un supplice pour un coeur bon et sensible, qui ne pouvait plus les payer que par une froide reconnaissance. Cette affreuse idée le faisait sortir avec un empressement qu'elle attribuait, à son tour, à l'indifférence. Chacun d'eux, brûlant d'amour, et convaincu de n'être pas aimé, mettait sur le compte de la seule générosité, et tout au plus de l'amitié, ce qui devait les éclairer sur leurs vrais sentiments. Mais j'anticipe; revenons au chambellan.

On a pu voir déjà qu'il savait très-bien altérer la vérité quand son intérêt l'exigeait; il joua donc si bien son rôle sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et le conjura de se hâter de partir et d'aller la rassurer.

Elle dit là-dessus des mots si touchants et si déchirants pour ceux qui savaient que cette amie si chère n'existait plus, que le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. — Eh bien! je me tairai; mais, mon père, dites-lui bien que c'est pour elle, pour la revoir plus tôt. Dites-lui que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur…; dites-lui bien qu'elle soit tranquille, que le plus généreux des hommes…

Il était près d'elle, et l'interrompit en portant doucement la main sur sa bouche; elle faillit la baiser cette main chérie; ses lèvres en firent le mouvement… Je ne sais quelle crainte l'arrêta, ni ce qu'elle éprouva; mais elle eut un léger tremblement dont le comte s'aperçut, et qu'il fut loin d'attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d'emmener le chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. Sa femme de chambre, les gens qu'elle avait amenés, d'autres que le comte y joignit, l'escortèrent; la femme de chambre de Caroline et son laquais restèrent à Ronnebourg auprès de leur maîtresse.

Le médecin, qui ne pouvait s'absenter longtemps de Berlin, voulait y retourner. A force de prières et de libéralités, le comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne quitter sa malade que lorsqu'il n'y aurait plus la moindre apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce point: chaque jour la voyait renaître. Déjà elle commençait à se lever, à faire quelques pas, appuyée sur le bras du comte. Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.

Voilà donc le comte seul à Ronnebourg avec sa Caroline. Sa Caroline! … Etait-elle à lui? Hélas! il ne la regardait plus que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D'après son billet, il était persuadé que Lindorf arriverait au premier jour; ne l'aurait-il donc fait revenir que pour le rendre témoin de son union avec celle qu'il adorait? Et Caroline, cette sensible Caroline, qu'une passion combattue avait conduite au bord du tombeau, lui ramènerait-il l'objet de cette passion pour en exiger le sacrifice? Il n'en eut pas même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le serment qu'il avait prononcé lorsqu'elle était mourante, à rompre le noeud qui l'attachait à lui, à l'unir à Lindorf, il n'attendait que son arrivée pour leur apprendre ses intentions généreuses, et le bonheur qu'il leur préparait. Mais redoutant, même pour Caroline, l'excès de ce bonheur, il voulait la préparer insensiblement, et surtout cacher avec soin à cette âme sensible et reconnaissante combien il lui en coûtait de renoncer à elle… Elle croit à présent me devoir la vie, disait-il, et se sacrifierait sans balancer à mon bonheur… Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée à ce cruel sacrifice. C'est moi seul qui dois, qui veux le faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux; tu ne liras jamais dans ce coeur qui t'adore; tu ne verras, tu ne soupçonneras que mon amitié: mais si tu m'accordes la tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je en effet malheureux?… Ah! Caroline, Caroline! toi seule au monde pouvais me faire sentir qu'on peut l'être en remplissant tous ses devoirs… Pour renoncer à toi sans mourir, il ne fallait ni te revoir ni te connaître…

D'après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont il se promit de ne point s'écarter jusqu'à l'arrivée de Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne des soins qu'exigeait la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de les lui rendre, il les continua avec l'attention la plus soutenue; mais il sut presque toujours éviter d'être seul avec elle. Lorsqu'il s'y trouvait par hasard, il employait ces moments, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui jouer de la flûte, sur laquelle il excellait. Des sons mélodieux pénétraient dans l'âme de Caroline; ils y portaient un attendrissement dont elle ne cherchait pas à se défendre.

Dans la convalescence, le coeur est plus faible, plus tendre, plus susceptible d'impressions; à mesure qu'on renaît, on s'attache aux objets qui nous font aimer la vie; et chaque jour, chaque instant l'attachaient davantage à cet époux si aimable, complaisant, si digne d'être adoré. Son goût, ou, si l'on veut, son inclination pour Lindorf, n'avait fait que développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont elle éprouve seulement aujourd'hui toute la force. Longtemps caché sous le nom de l'amitié, elle ne s'était avoué ce penchant pour Lindorf qu'au moment où elle avait cessé de le voir; elle ne connaissait de l'amour que la douleur et les remords. A présent, elle sent tout le charme d'un attachement autorisé par le devoir, elle s'y livre entièrement. Le bonheur et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans doute il m'aime, il m'a pardonné, disait-elle, et elle se faisait répéter par sa femme de chambre toutes les preuves d'attachement qu'il lui avait données pendant sa maladie. Ces nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir lorsqu'il crut l'avoir perdue, tout le traçait en traits de feu dans le coeur de Caroline; tout concourait à augmenter un amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu'elle n'osait témoigner que sous le nom de reconnaissance.

Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses mouvements, à toutes ses paroles, elle ne fut pas longtemps sans remarquer l'air gêné et contraint qu'il avait avec elle, son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et toute conversation relative à eux-mêmes, à leur position. Dès les commencements de sa convalescence, il lui avait dit que son ami Lindorf était en voyage et ne tarderait pas à revenir, et qu'en attendant il pouvait disposer de son château.

Caroline, trop faible alors pour entrer dans aucune explication, n'avait pu entendre ce nom, et surtout ce projet de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble, qui ne furent que trop remarqués, et qui confirmèrent les idées et les projets du comte. De son côté, elle crut voir qu'il l'examinait et n'en fut que plus interdite. Combien de fois depuis elle se reprocha de n'avoir pas saisi ce moment pour lui ouvrir son coeur, de n'avoir pas eu la force de lui avouer et les sentiments qu'elle avait eus pour Lindorf, et ceux qui leur avaient succédé!

Mais ce secret lui appartenait-il en entier? Et quand Lindorf s'éloignait d'elle, se sacrifiait pour elle, était-il permis à Caroline de risquer d'altérer par un tel aveu l'amitié que le comte avait pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui pouvait à la fin se lasser d'un attachement qui lui avait été si funeste?….

Ces réflexions n'échappaient pas à la Caroline, d'autres encore s'y joignaient et la retenaient. Comment oser dire la première au comte qu'elle l'adore, lorsqu'elle doute qu'elle soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour?… La conduite actuelle du comte démentait absolument celle qu'il avait eue pendant sa maladie; elle ne savait plus comment expliquer ni l'une ni l'autre…. S'il ne m'aime pas, pensait-elle sans cesse, d'où venait cette crainte de me perdre, ce désespoir qui faillit lui coûter la vie? Pourquoi ces transports si doux, si touchants quand je lui fus rendue?…. Je vois encore ces larmes de joie; j'entends encore ces expressions si vives et si tendres, que l'amour seul peut dicter… Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus? Pourquoi, depuis que je pourrais si bien l'entendre et lui répondre, semble-t-il éviter de me parler, d'être seul avec moi? Ah! sans doute la pitié seule, dans cette âme si généreuse, excitait ce que j'ai pris pour les transports de l'amour. A mesure qu'elle passe, la haine et le ressentiment reprennent le dessus….. Cher comte! cher époux! si tu lisais dans mon coeur, si tu voyais mon amour, mon repentir, tu n'y serais pas insensible; tu me pardonnerais, tu m'aimerais peut-être, et nous serions heureux. Alors elle couvrait de baisers et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avait détaché de son cou et caché avec soin, lorsqu'elle s'évanouit en arrivant à Ronnebourg. Elle le redemanda dès qu'elle eut repris la connaissance, et il devint son bien le plus précieux.

Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à s'expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronnebourg; et ce désir n'était point une feinte. Elle se voyait avec regret dans un lieu dont tout devait l'éloigner, et qui lui rappelait une erreur qu'elle se reprochait excessivement. Ce que le comte lui avait dit du prochain retour de son ami l'alarmait aussi; elle n'en pouvait comprendre le motif, mais quel qu'il fût, il serait également affreux pour elle et pour lui de la retrouver à Ronnebourg. Elle ignorait à quel point le comte était instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortait de sa bouche; il gardait également le plus profond silence sur lui-même; il ne lui parlait ni de la lettre qu'il lui avait écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du séjour où Caroline devait habiter dans la suite, de rien enfin de ce qui les regardait.

Sans cesse occupé de ce qui pouvait l'amuser et lui plaire, ses soins étaient ceux de l'amour, et son langage celui de l'indifférence. Quelquefois, lorsqu'il lui faisait une lecture intéressante, ou qu'il jouait sur sa flûte quelque chose d'expressif, ils s'attendrissaient tous les deux jusqu'aux larmes. Dès que le comte voyait couler celles de Caroline, il se hâtait de sortir, de se dérober à une émotion dont il n'eût pas été le maître. Il allait ou s'enfoncer dans l'endroit le plus solitaire du parc, ou s'enfermer dans son cabinet, et là il donnait un libre essor à sa douleur et aux sentiments qui l'oppressaient.

Heureux Lindorf! disait-il, sentiras-tu tout le prix de ton bonheur et du sacrifice que je te fais? Viens les essuyer ces larmes que ton souvenir fait sans doute couler; qu'avant d'expirer je voie Caroline heureuse.

Il se reprochait alors de lui laisser ignorer si longtemps le sort qu'il lui préparait; de ne pas lui dire: Lindorf, ce Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais pouvait-il lui donner ce doux espoir avant d'être sûr qu'il serait réalisé? Lindorf n'écrivait point…. Si la mort n'avait épargné Caroline que pour frapper son amant!… si Lindorf n'existait plus!…. Le sang se glaçait dans les veines du comte. Dieu! disait-il, vous avez exaucé mes voeux quand je vous implorais pour Caroline, écoutez-les encore quand je vous invoque pour mon ami. Qu'il revienne, qu'il soit heureux, que je sois la seule victime.

Une lettre qu'il reçut alors de sa soeur, la jeune comtesse Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre qu'elle serait aussi malheureuse que lui. Nous allons la donner cette lettre si naïve, si touchante, faire partager à nos lecteurs l'attendrissement du comte en la lisant, et les intéresser au sort de cette aimable enfant qu'on n'a fait qu'entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui, par ses grâces, son charmant caractère, et la place qu'elle doit occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu'on s'occupe d'elle pendant quelques instants. Voici donc ce que l'aimable petite comtesse écrivait à son frère:

Dresde, ce 14 novembre 17…

"On m'assure que le meilleur des frères est de retour; mais je ne puis le croire… Je connais son coeur, il l'eût conduit d'abord auprès de sa pauvre Matilde; il m'aurait écrit du moins; et sa lettre et la certitude qu'il n'est pas au bout de monde m'auraient un peu consolée. O mon bon frère! combien ou m'a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, que j'ai maudite mille fois! Qu'auriez-vous dit si vous n'avez pas retrouvé votre petite Matilde? Car, je vous l'avoue, j'aimerais mieux mourir mille fois que de consentir à ce qu'ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il m'adore…; voilà ce qu'on me dit du matin jusqu'au soir… Tout cela se peut; mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Il n'est pas…, il n'est pas M. de Lindorf, et c'est n'être rien pour moi… Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que votre petite soeur sait aimer, sait être constante, et que sa légèreté ne va pas jusqu'à son coeur. Hélas! elle est bien passée cette gaieté folle dont vous plaisantiez quand vous vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes sentiments. Je l'ai conservée longtemps, parce que la tristesse ne sert à rien, et qu'elle m'ennuie; d'ailleurs, j'avais pris mon parti. Sûre du coeur de Lindorf, de votre appui et de ma fermeté, il me semblait que je n'avais rien à craindre: à présent, je crains tout, et je n'espère plus qu'en vous seul. M. de Zastrow m'obsède, ma tante me persécute, mon ami ne m'écrit plus…: et vous aussi, mon frère, m'abandonnerez-vous? Je me jette dans vos bras; je vous appelle à mon secours….. Venez protéger un amour que vous avez fait naître, et qui ne finira plus qu'avec ma vie. N'est-ce pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf? Pensez combien de fois vous m'avez dit: Aime Lindorf, ma petite soeur; aime-le comme moi-même. Oh! comme j'ai bien obéi! Oui, je l'aime non-seulement comme l'ami de mon frère, mais comme le seul homme à qui je veuille appartenir et sans qui la vie m'est insupportable. Je ne puis croire que son silence soit une preuve d'inconstance ou d'oubli; vous étiez en voyage, il n'aura su par qui m'envoyer ses lettres. Non, je ne veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de lui; car celui-là je ne pourrais le supporter.

"Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre Matilde, vous ne la reconnaîtriez pas. Je ne ris plus, je ne chante plus; je pleure toute la journée, et je crois que bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces petites pommes d'api que vous aimiez tant à baiser… Venez, venez me rendre tout ce que j'ai perdu: ma gaieté, mon bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si chéri et si digne de l'être. Ah! si vous étiez marié, avec quel transport j'irais vivre avec vous et votre femme! Pourquoi ne l'êtes-vous pas? Mariez-vous donc bien vite; vous ferez deux heureuses, elle et votre

"MATILDE D. W.

"Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me conserver à votre ami, à celui que vous m'avez choisi, ou je ne réponds pas de ce que je ferai."

Eh! grand Dieu! dit le comte en finissant cette lettre tous les sentiments qui devaient faire les délices de ma vie en deviendront-ils le tourment? Trompé par la vivacité de sa soeur, par cette gaieté, suite de l'innocence de son âge et de la fermeté de son caractère, il avait jugé qu'elle aimait Lindorf faiblement et que les soins de M. de Zastrow effaceraient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers sentiments, déchira l'âme sensible du comte, d'autant plus qu'il avait à se reprocher, et la connaissance de Lindorf avec sa soeur, et cet attachement si vif qu'elle lui conservait, et qui ne pouvait plus que la rendre malheureuse. Il savait bien qu'il n'avait qu'à dire un mot pour engager Lindorf à épouser Matilde, et que ce mariage lui assurait en même temps la possession de Caroline. Lindorf n'avait rien à lui refuser, et il voyait Caroline trop pénétrée de tout ce qu'elle lui devait, pour n'être pas sûr de son aveu, et pour craindre encore sa répugnance; mais il n'était pas dans le caractère du comte, il ne pouvait pas même entrer dans sa pensée d'abuser des droits que lui donnait la reconnaissance sur Caroline et sur Lindorf, et d'exiger un tel sacrifice pour assurer son bonheur et celui de sa soeur.

D'ailleurs, un bonheur qui n'aurait pas été partagé ne pouvait en être un pour lui. Il pensait de même pour Matilde; et rien n'aurait pu l'engager à l'unir à quelqu'un dont elle n'aurait pas possédé le coeur en entier. Il résolut donc, sans lui découvrir un secret qui demandait de trop longs détails, de la préparer doucement à renoncer à Lindorf; et voici ce qu'il lui répondit.

Lettre du comte DE WALSTEIN à sa soeur .

Ronnebourg.

"Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie; votre frère, votre ami vous est rendu, et vous savez bien que les sentiments qui l'attachent à vous sont inaltérables; ils tiennent à son existence. L'amour fraternel, le plus doux et le plus durable des amours, n'est point sujet à des révolutions: tout, entre nous deux, doit l'entretenir, l'augmenter, et jamais rien ne pourra l'affaiblir. Ces bons amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première place dans notre coeur. Je n'aurais pas cru, ma chère Matilde, qu'il fût possible d'ajouter à mon attachement pour vous, et que vous eussiez pu m'intéresser davantage; et cependant votre lettre, vos chagrins ont produit cet effet. Ce n'est plus une enfant que j'aime, parce qu'elle m'appartenait et qu'elle était aimable; c'est une amie, une tendre amie dont je partage tous les sentiments, à qui je sais gré de sa confiance, à qui je veux, à mon tour, donner toute la mienne, et lui demander des conseils et des consolations dont j'ai le même besoin qu'elle. O ma chère Matilde! votre frère n'est pas plus heureux que vous; mais, je ne sais si je me trompe, je crois qu'en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une espèce de bonheur, fondé sur l'approbation de nous-mêmes, et sur le sentiment si doux d'avoir contribué à celui de nos amis….. Vous ne m'entendez pas encore: eh bien! je vais m'expliquer autant que les bornes d'une lettre pourront le permettre; je réserverai tous les détails (et j'en aurai beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui sera peu retardé.

"Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la vôtre que vous ne le pensez. J'aime ainsi que vous, et avec d'autant plus de violence, que je suis d'un sexe qui n'a pas, comme le vôtre, l'habitude de régler les mouvements d'une passion impétueuse. La mienne ne connaît presque plus de bornes, et cependant…. Jugez vous-même si je dois y renoncer. Je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'objet de cette passion est à moi pour toujours; mais ce mot pourrait-il faire mon bonheur quand il rendrait malheureuse? Son coeur est donné; celui qu'elle aime le mérite et l'aime à son tour. Il dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir pour toujours. O ma chère Matilde! combien la raison et la vertu sont faibles quand le coeur parle et commande! Imaginez que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu'il prendra. Je vous l'ai dit, ma chère amie, j'ai besoin d'être soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place? Et pour mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, supposez vous y êtes vous-même; que c'est Lindorf qui aime, qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis enlever ou céder l'objet de ma passion et de la sienne. Ah! j'entends déjà l'arrêt que vous allez prononcer. Je vois, ma chère, ma sensible Matilde me donner l'exemple du courage et de la générosité; m'assurer qu'elle ne veut point d'un bonheur dont elle jouirait seule, et qui coûterait des larmes et des regrets à celui qu'elle aime. Des regrets!! Aimable petite soeur! l'heureux mortel qui te possédera doit être au comble de ses voeux, te donner un coeur tout à toi, et n'avoir rien à regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère Matilde qu'à celui qui saura l'apprécier et l'aimer uniquement.

"Il me paraît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette condition, indispensable pour vous obtenir; mais il y en a une autre qui ne l'est pas moins, c'est de savoir vous plaire. J'irai dans peu de temps voir par moi-même si votre coeur prévenu ne le juge pas avec trop de rigueur; cependant vous convenez qu'il est beau , qu'il est aimable et qu'il vous adore: voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez encore le plaisir que vous feriez à votre tante… Mais ne vous effrayez pas; je veux savoir s'il vous mérite, et s'il est vrai que votre coeur se refuse absolument à l'aimer. Dans ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets; aucune puissance n'aura le droit de vous contraindre pendant que j'existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l'amour vous prépare des peines, l'amitié saura les adoucir, et j'attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à plaindre, puisqu'il me reste une soeur, une amie. Lindorf est en Angleterre; n'attendez point de lettre de lui. Il reviendra bientôt ici, je l'espère. D'abord après son retour, je partirai pour Dresde; j'achèverai de vous ouvrir mon coeur; je lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira peut-être mieux; c'est de venir vivre avec un frère qui vous chérit, jusqu'à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui vous est attaché au delà de toute expression. Adieu, ma bonne et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu de tout. Adieu: je suis pour vous le plus tendre des frères.

"EDOUARD DE WALSTEIN."

A cette lettre il en joignit une pour sa tante. Il lui disait que des raisons l'obligeant à renoncer à ses projets d'union entre sa soeur et M. de Lindorf, il verrait avec plaisir qu'elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow; mais qu'il la conjurait de ne rien précipiter, de n'user d'aucune violence. Il annonçait un prochain voyage à Dresde, et suppliait sa tante de ne faire aucune démarche jusqu'alors pour disposer de sa soeur, etc., etc.

Quand ses deux lettres furent parties, le comte, plus tranquille sur le sort de sa soeur, s'occupa du plan qu'il s'était formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de Caroline.

Il avait prié le chambellan de se rendre à Ronnebourg aussitôt que sa fille serait instruite de la mort de la baronne. Lindorf ne pouvait tarder à venir. Le comte résolut de partir pour Berlin dès que son ami serait arrivé, en prétextant un ordre du roi de le laisser à Ronnebourg avec le chambellan et Caroline, d'obtenir du roi la cassation de son mariage, et son consentement pour celui de Lindorf avec Caroline; de leur écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour Dresde sans les revoir.

De Dresde il voulait passer en Angleterre avec Matilde, ou sans elle s'il la décidait à se marier avec M. de Zastrow, et s'y fixer tout à fait auprès de ses parents maternels. Il se sentait bien la force de faire le bonheur de Caroline et de son ami, mais non celle d'en être le témoin. Ce plan une fois décidé lui paraissait invariable. Hélas! il ne connaissait ni l'amour ni ses terribles effets. Plus il cherchait à combattre la passion qui l'entraînait malgré lui, plus il enfonçait le trait dans son coeur. Combien de fois auprès de Caroline, ne pouvant plus résister à tout ce qu'il éprouvait, fut-il sur le point de tomber à ses pieds, de lui faire l'aveu de son amour, de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, de lui rappeler le noeud sacré qui les unissait, et les serments qu'elle avait prononcés; de tout employer enfin pour obtenir d'elle de les confirmer et de se donner à l'époux qui l'adorait! La fuite seule pouvait alors le rappeler à lui-même: éloigné d'elle, la vertu, la délicatesse, l'amitié, reprenaient bientôt leur empire sur son âme.

Il relisait alors les trois lettres qu'il avait reçues d'elle, qui toutes exprimaient le même éloignement pour lui, celle surtout où elle lui parlait avec une si noble franchise, en lui avouant son désir de voir leurs noeuds brisés, et presque celui d'être libre de s'unir à Lindorf. Sans doute à présent elle s'immolerait à ses devoirs, à sa reconnaissance; mais il la voyait également languir et mourir de sa douleur; il voyait Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir… Il frémissait alors; il détestait sa faiblesse, renouvelait mille fois le serment de la vaincre; et, craignant de s'exposer au danger d'y retomber, il se privait du bonheur de voir Caroline, qui, de son côté, s'affligeait à l'excès d'une conduite qu'elle regardait comme une preuve trop sûre d'indifférence.

Dans des moments de dépit et de désespoir, elle se confirmait dans l'idée de partir, de s'éloigner de lui pour toujours, de retourner à Rindaw. Elle prenait de nouveau la résolution la plus décidée de le lui demander, de l'exiger même absolument, s'il s'y opposait. Mais il sera loin de s'y opposer, reprenait-elle avec douleur; il saisira avec transport tout ce qui pourra l'éloigner, le séparer de Caroline. Nous séparer!… Quoi! je ne le verrai plus! je ne l'entendrai plus! L'instant où je quitterai ce château sera peut-être celui d'une séparation éternelle; et c'est moi qui le demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt! Non, jamais je n'en aurai la force; c'est bien assez de m'y soumettre lorsqu'il aura la cruauté de l'ordonner. Elle en vint cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la chanoinesse l'emporta sur la crainte de quitter son époux.

Le chambellan, ainsi qu'il en était convenu avec le comte, cherchait à préparer sa fille à la mort de son amie. Il supposa d'abord, dans ses premières lettres, qu'elle prenait des remèdes pour sa vue, et qu'ils la fatiguaient extrêmement. Il écrivit ensuite qu'il était décidé qu'elle l'avait perdue sans retour, et que cet arrêt l'affligeait au point d'être malade de chagrin.

De ce moment-là, Caroline aurait voulu voler auprès d'elle, la soigner, la consoler; mais elle était trop faible encore pour entreprendre le voyage. Elle lui écrivait, ainsi qu'à son père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se flattait, d'un courrier à l'autre, d'apprendre qu'elle était mieux.

Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il disait si positivement qu'il voyait madame de Rindaw dans le plus grand danger, qu'elle se décida à partir sur-le-champ, et fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisait couler. — O monsieur le comte! lui dit-elle dès qu'il entra, voyez ce que m'écrit mon père; ma bonne maman est très-mal, plus mal peut-être encore qu'on ne me le dit. De grâce, ayez la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon départ; je veux aller tout de suite à Rindaw. O mon Dieu! combien je me reproche de n'être pas partie plus tôt. S'il était trop tard, si je ne retrouvais plus la meilleure des amies!…

Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d'elle-même. L'émotion était donnée, il crut que c'était le moment de l'instruire; d'ailleurs son projet de partir à l'instant même rendait impossible un plus long déguisement. — Chère Caroline! lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, et lui prenant les mains, au nom du ciel! calmez-vous. Eh! quel reproche auriez-vous à vous faire? Sortie à peine vous-même de l'état le plus dangereux, pouviez-vous?….. — Ah! oui sans doute, oui je devais consacrer le retour de mes forces à celle qui m'a tenu lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts; heureuse si je puis les réparer! Elle voulait se lever, se préparer à partir; le comte la retint encore.

— Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi; j'ai aussi reçu une lettre de votre père. — Ah! mon Dieu! reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une lettre à vous!…: expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il? me cache-t-on quelque chose?… O monsieur le comte… Et son coeur oppressé ne put résister plus longtemps à l'agitation qu'elle éprouvait; les sanglots lui coupèrent la voix. Le silence du comte, son air touché, attendri, quelques expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.

O mon Dieu! mon Dieu! répétait-elle en sanglotant, je le vois bien, je n'ai plus d'amie; je ne tiens plus à rien dans ce monde. Ma bonne maman n'existe plus; j'ai donc tout perdu! — Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur l'intéresse…

Caroline l'aimait trop elle-même cet ami, pour être longtemps insensible aux consolations qu'il s'efforçait de lui donner, et aux nouvelles preuves d'une tendresse dont elle n'osait plus se flatter. Ses larmes coulaient encore abondamment, mais avec moins d'amertume. Dans les plus violents chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de l'amour.

Elle pleurait; mais le comte pleurait avec elle, partageait ses sentiments et sa douleur, et leurs coeurs, dans ces moments de tristesse, étaient à l'unisson. Elle perdait la plus tendre des amies; mais l'instant où elle apprenait ce malheur était aussi celui qui lui rendait l'espoir d'être aimée de l'époux qu'elle adorait.

Dans ces premiers moments de désespoir, qui rendaient Caroline encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de réprimer tout ce qu'elle lui faisait éprouver.

L'état où elle était demandait les soins et les consolations de l'amitié: il croyait ne pas aller au-delà, et ses expressions et ses regards exprimaient l'amour le plus tendre. Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin un heureux avenir, et s'affligeait seulement que son amie n'en fût pas le témoin.

Elle voulait des détails sur la mort, sur la maladie de la chanoinesse. Le comte, qui ne savait pas mentir, la renvoya au chambellan, qui devait bientôt revenir; mais, pour calmer ses remords sur ce qu'elle avait trop tardé à la rejoindre, il lui dit qu'elle avait perdu son amie depuis plusieurs jours, et dans un temps où elle ne pouvait lui être d'aucun secours. Dès que le chambellan sut que sa fille était instruite du fatal événement, il revint à Ronnebourg, et lui apprit qu'elle était seule héritière de son amie. Le testament était fait depuis qu'elle lui avait confié son mariage; et c'était à la comtesse de Walstein qu'elle donnait tous les biens. Elle laissait aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, disait-elle, combien son union avec Caroline lui faisait de plaisir. Elle lui recommandait, dans les termes les plus touchants, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline celui du meilleur des hommes.

La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté: le chambellan seul le lisait avec satisfaction, et ne comprenait pas qu'une augmentation de fortune fût un sujet d'affliction. Hélas! Caroline ne voyait dans les bienfaits d'une amie aussi tendre, aussi généreuse, qu'un nouveau motif de la regretter. Le comte, déchiré par mille sentiments contraires, ne pouvait entendre parler d'une union et d'un bonheur auxquels il allait renoncer pour jamais.

A cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui dit-il avec transport, oui, j'en fais le serment, Caroline, vous serez heureuse; vous le serez… Il ne put rien ajouter.

Caroline, émue à l'excès, le releva tendrement, et sentit plus que jamais que ce bonheur qu'il lui promettait dépendait de lui seul au monde et de ses sentiments pour elle. Peut-être s'ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens; peut-être ce moment aurait-il amené une explication trop retardée; mais la présence du froid chambellan retint l'effusion de leurs coeurs. Il acheva tranquillement la lecture du testament, qui ne contenait plus que des legs pour ses gens et pour ses vassaux.

Le comte, ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs de Caroline, sortit, et alla se promener dans le parc, où son agitation le suivit. Il commençait à n'être plus d'accord avec lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se condamnerait à un malheur éternel, pourquoi il céderait celle sur qui il avait tant de droits, et sans laquelle il ne pouvait supporter la vie. Elle commence, pensait-il, à s'accoutumer à moi; je viens même, je viens de voir dans ses yeux l'expression la plus tendre. Je sais bien que ce n'est, que ce ne peut être que celle de l'amitié, de l'estime, de la reconnaissance; mais dans une âme comme la sienne, ces sentiments ne peuvent-ils payer et remplacer l'amour? Me suis-je jamais flatté d'en inspirer d'autres? Ne m'accorde-t-elle pas au delà de ce que je pouvais espérer? Oui; mais si je sais, à n'en pas douter, qu'un autre est l'objet de son amour, que son coeur, que ses affections les plus tendres appartiennent à Lindorf…

Hélas! savait-il seulement si Lindorf existait encore; s'il n'avait pas été la victime de cette passion que le comte comprenait trop bien pour ne pas tout craindre de ses effets? Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur; et les larmes de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le coeur du comte, ne sont que le prélude de celles qu'elle répandra encore. Il frémit d'avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui qu'elle aime, d'en être regardé par elle comme la cause, de perdre lui-même l'ami de son coeur. Le silence de Lindorf, après le billet qu'il devait avoir reçu, lui paraît la preuve certaine de ce qu'il craint.

Ces différentes idées le tourmentaient au point d'égarer presque sa raison. Il succombait sous le poids des sentiments qui l'agitaient et qui se succédaient les uns aux autres; tantôt désirant ardemment le retour de Lindorf, tantôt le redoutant plus que la mort; craignant également ou de le voir arriver, ou d'apprendre qu'il n'existait plus… Il passa quelques jours dans cet état de trouble et d'anxiété. Cet homme, jusqu'alors si sage, si philosophe, si maître de lui-même, connaît enfin tout l'empire des passions et ressent leur tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n'y pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s'il en est temps encore, au bonheur de ceux qu'il aime.

{Ici s'achevait le second volume de l'édition de 1786}

Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes: il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, auquel il avait remis ce billet si pressant qui devait hâter son retour.

L'honnête Varner écrivait à son excellence de ne pas s'inquiéter s'il ne recevait point encore la réponse à ce billet. Arrivé à Hambourg, il n'y avait plus trouvé son maître, qui s'était embarqué pour l'Angleterre avec un gentilhomme saxon; et lui Varner, retenu depuis trois semaines à Hambourg par les vents contraires, n'avait pu ni rejoindre son maître, qui l'attendait à Londres, ni lui remettre par conséquent la lettre dont le comte l'avait chargé.

Le comte eut le plus grand plaisir d'apprendre que Lindorf vivait encore et sans doute se portait bien; mais ce ne fut pas le seul qu'il éprouva. Son ami n'avait pas reçu son billet; le moment de son retour était donc différé, et ce petit retard, qui éloignait le moment de quitter Caroline, de la céder, de se séparer d'elle pour jamais, lui parut alors le comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien perdre de ce temps si précieux: elle était avec son père.

Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu'il entra, voilà ma fille qui désire vivement de quitter ce château et qui n'ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y retiendrait plus longtemps, à présent que la comtesse est assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourrait blâmer une plus longue absence; il m'a chargé de hâter votre retour à Berlin, et cela d'un ton qui ne permet plus de délai; quant à moi, je ne puis différer plus longtemps; ma présence est absolument nécessaire à la cour: ainsi, mon gendre, je vous conseille de donner vos ordres en conséquence, nous partirons incessamment.

Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter Ronnebourg était sincère. Elle rougissait, baissait les yeux, et semblait le confirmer par son silence.

On ne peut exprimer l'embarras du comte. Il n'ignorait pas en effet combien le roi désirait de le voir. Au retour de son ambassade, il ne s'était arrêté que vingt-quatre heures à Berlin, et n'avait eu qu'une courte entrevue avec Sa Majesté. C'était uniquement à son amitié qu'il avait dû la permission de s'absenter aussi longtemps; et fréquemment des courriers lui apportaient les lettres les plus pressantes d'un roi, ou plutôt d'un ami qui le réclamait. Il savait aussi que son mariage avec Caroline était alors connu généralement; le chambellan, qui gémissait depuis si longtemps de l'obligation de le tenir secret, l'avait communiqué à tout le monde depuis sa fille était à Ronnebourg. Le roi lui-même, les sachant réunis, l'avait hautement déclaré; il n'était plus possible d'en faire un mystère: et comment, avec les intentions actuelles du comte, pouvait-il amener à Berlin la comtesse de Walstein , la présenter à la cour et dans le monde sous un titre qu'elle devait bientôt quitter?

Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf dérangeait ses projets. Il n'était donc plus possible de se refuser aux sollicitations d'un roi qui n'avait fait encore que demander son retour, mais qui pouvait l'ordonner d'un moment à l'autre. Il ne pouvait penser à laisser Caroline seule à Ronnebourg, encore moins à Rindaw, où tout nourrirait sa douleur et ses regrets.

Il réfléchissait au parti qu'il devait prendre, lorsque Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de partir, dit à demi-voix qu'elle suivrait avec plaisir M. le comte à Berlin; mais qu'elle espérait de sa bonté, de celle du roi, qu'on la dispenserait quelque temps encore de paraître à la cour, de voir le monde, et qu'on la laisserait passer tout le temps de son deuil dans la retraite.

Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le deuil profond de Caroline, qu'elle portait avec raison comme pour une mère, étaient en effet d'excellents prétextes pour ne point sortir de chez elle et n'y recevoir personne pendant les premiers mois de son séjour à Berlin; et probablement son sort se déciderait en moins de temps. En attendant, elle serait à peu près ignorée dans l'hôtel de Walstein; elle n'y verrait que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu qu'il ne la quittât point, qu'il ne s'éloignât d'elle que lorsqu'il y serait obligé.

Le plus sage des hommes n'est plus qu'un homme dès qu'il est amoureux. Le comte ne trouva donc aucun obstacle. Caroline serait chez lui; il la verrait du matin au soir; et quoiqu'il la destinât toujours à celui qu'il croyait aimé, quoiqu'il fût bien décidé à cacher avec soin ses sentiments, il ne put se refuser ce bonheur, qui levait d'ailleurs toutes les difficultés pour le séjour actuel de Caroline.

Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit arriver avec transport. Elle ne pouvait plus supporter d'habiter le château de Lindorf. Son sort était décidé pour jamais; elle allait passer sa vie avec un époux adoré, et se promettait bien d'effacer, par l'excès de sa tendresse, un caprice, une erreur que son coeur désavouait et qu'elle ne pouvait se pardonner. Le comte, attentif à tous ses mouvements, s'aperçut bien qu'elle partait avec plaisir; mais il en fit honneur à sa vertu et au désir qu'elle avait d'éviter désormais tout ce qui pouvait lui rappeler Lindorf. Son estime et par conséquent son attachement pour elle en redoublèrent; mais il n'en fut que plus confirmé dans le projet de la dédommager des sacrifices qu'elle s'imposait.

Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de Walstein, que Caroline avait si fort redouté. Elle y entre à présent avec une douce émotion, qui lui paraît le prélude du bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le jour de son mariage, de l'éloignement qu'elle témoigna à cet époux qu'elle adore actuellement; un mélange de crainte et d'espérance sur les sentiments du comte, un triste retour sur la mort de son amie, qu'elle aurait voulu avoir pour témoin de son bonheur; tout enfin contribua à l'augmenter, cette émotion qu'elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là il aurait voulu la rassurer, lui confier ce qu'il méditait pour son bonheur, mais on sait les motifs qui le retenaient: il ne voulait pas lui promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa délicatesse et sa générosité; et comment prononcer lui-même: Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre? Ce mot eût expiré sur lèvres, et jamais il n'aurait pu le prononcer.

Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content d'avoir enfin installé sa fille dans l'hôtel de Walstein. Dès qu'il fut parti, le comte mena Caroline dans l'appartement qui lui était destiné depuis longtemps. A l'époque de son mariage, et lorsqu'il était loin de prévoir qu'il allait se séparer de sa jeune épouse, il l'avait fait arranger avec tout le goût et toute la magnificence possibles, et toujours il avait conservé l'espoir qu'elle viendrait l'occuper. Il était enfin réalisé cet espoir; mais de quelle manière! et dans quel moment! et combien alors il dut regretter le temps où il espérait encore!…

Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un appartement où depuis longtemps vous êtes attendue. Caroline, qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte, l'attribuant à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez souveraine absolue, ajouta-t-il en lui baisant respectueusement la main, et votre ami n'entrera chez vous que lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un moment de plus, et peut-être il eût oublié ses serments et Lindorf. Amitié! s'écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens mon courage! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l'un sans l'autre!… Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, l'amitié, l'amour même, exigeaient de lui.

Caroline fut plus tranquille; mais elle dormit peu et réfléchit beaucoup.

Quoique son innocence l'empêchât de sentir tout ce que la conduite du comte avait de singulier, elle ne pouvait ignorer cependant qu'il avait le droit de partager son appartement, et elle croyait avoir trop de torts avec lui pour ne pas attribuer au ressentiment le soin qu'il paraissait prendre de s'éloigner d'elle.

Les jours suivants durent la confirmer dans cette idée. Le comte, redoutant une épreuve à laquelle il avait failli à succomber, non-seulement n'accompagnait plus Caroline dans son appartement, mais recommença comme il avait fait à Ronnebourg, avant qu'elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu'il le pouvait, à n'entrer chez elle que lorsqu'elle avait son père et ses femmes; et dans ces moments même, il avait un air si contraint, si malheureux; il paraissait si fort redouter de la regarder, de s'approcher d'elle, qu'elle ne douta plus de son indifférence, peut-être même de sa haine.

Cette conduite, loin de l'irriter, la toucha sensiblement. Elle n'en accusait qu'elle-même et ses caprices passés. Peut-être il voulait la punir, et il en avait bien le droit; ou plutôt cet injuste éloignement qu'elle lui avait marqué si longtemps l'avait enfin révolté tout à fait contre elle. Mais les soins si tendres si soutenus du comte pendant sa maladie et dans les premiers moments de son affliction? Elle ne les attribuait plus qu'à cette générosité qui lui était naturelle, qu'à cette pitié que tout être souffrant excite dans un coeur bon et sensible; mais elle voit trop bien à présent qu'il déteste ses liens, qu'il gémit de la fatalité qui les a rapprochés. Elle se rappelle son projet d'absence et ne doute pas qu'il ne pense à l'exécuter; elle eut même un moment l'idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de lui rendre, en s'éloignant de lui et de la cour, une liberté qu'elle croyait qu'il désirait avec ardeur.

Cette résolution cependant lui paraissait bien plus difficile à exécuter que lorsqu'elle lui écrivit de Rindaw qu'elle voulait y passer sa vie. Elle aime à présent; elle aime avec passion, et jamais elle n'aurait la force de s'éloigner volontairement de l'objet de toute sa tendresse: aussi ce projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder celui de s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'obtenir le coeur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.

Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si généreux! disait-elle en elle-même. Quand il verra combien je l'aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne m'accordera-t-il pas au moins son amitié? Elle s'abandonne à ce doux espoir; sa confiance renaît, et dès ce moment elle mit autant de soins à rechercher le comte qu'il en mettait à l'éviter.

Il s'aperçut de ce nouvel empressement; mais il était trop loin d'imaginer qu'il pût être aimé, pour l'attribuer à l'amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline étaient marquées, plus elle lui paraissaient la suite d'un système de reconnaissance et de devoir que cette âme sensible et vertueuse s'était imposé.

Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu'elle ne croyait point partagé, se reprochant et s'exagérant même ses torts passés, craignant de déplaire, par trop d'empressement, à un époux prévenu contre elle, avait souvent un air de contrainte, qui persuada toujours de plus en plus au comte qu'elle en faisait une continuelle à son coeur.

Souvent, dépitée du peu de succès de ses soins, elle se laissait aller à la tristesse la plus profonde, se renfermait chez elle, versait des larmes dont il apercevait les traces, et qui le confirmaient dans l'idée qu'elle se sacrifiait à un pénible devoir, et gémissait d'être séparée sans retour de celui qu'elle aimait.

Il l'attendait d'un jour à l'autre cet ami auquel il destinait un si grand bonheur, et ne comprenait rien à son retard. Outre le billet remis à Varner, il lui avait écrit les premiers jours de son arrivée à Berlin; et sa lettre, adressée et recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devait lui être parvenue, s'il n'était pas déjà en chemin.

Elle était plus pressante encore que la précédente. Sans s'expliquer clairement, il se servait des motifs les plus forts pour hâter son retour.

"Son propre bonheur, lui disait-il, et celui de tout ce qu'il aimait au monde, en dépendaient. Si ce n'était pas assez de le prier, de le conjurer d'arriver au plus tôt, il l'exigeait absolument de lui… Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de fois vous m'avez donné le droit de disposer de votre sort: eh bien! je le réclame aujourd'hui ce droit que je tiens de votre amitié et peut-être d'une reconnaissance trop exaltée. Mais n'importe, je veux vous rappeler à présent tout ce que vous croyez me devoir, pour vous dire qu'il ne tient qu'à vous non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant toutes les obligations de mon côté. Je n'ai qu'un mot à ajouter: si dans un mois, au plus tard, je n'ai pas le plaisir de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le cas de douter d'un attachement que je crois mériter, et de penser que je n'ai plus d'ami."

Cette lettre, si forte, si pressante, était restée sans réponse; il devait croire et croyait en effet que Lindorf était parti d'abord après l'avoir reçue, et ne tarderait pas à arriver.

Quoique ce moment dût être l'époque d'une séparation à laquelle il ne pouvait penser sans frémir, il l'attendait avec une sorte d'impatience, fondée sur celle d'assurer le bonheur de Caroline, et même d'être délivré de cette incertitude qui laisse errer l'âme sur des illusions qu'un instant détruit, et auxquelles le malheur même est préférable.

Eh! comment aurait-il pu se défendre de ces douces illusions? Elles devenaient chaque jour plus séduisantes, plus dangereuses: il fallait toute la modestie et toute la prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que Caroline lui avait écrites, pour ne pas s'apercevoir de leur réalité. Loin de se rebuter, elle était toujours plus tendre, toujours plus empressée. Il s'agissait du bonheur de sa vie: pouvait-elle marquer trop d'attachement à cet époux qu'elle avait blessé si longtemps par une injuste répugnance, auquel son coeur avait fait une infidélité? Combien de torts avait-elle à réparer, à faire oublier! Bannissant enfin toute défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa persévérance, elle employait, pour le rapprocher d'elle, pour l'attacher à elle, mille petites moyens dont l'amour seul est susceptible, et auquel il sait donner tant de force.

Le comte aimait la musique avec passion: elle la cultiva avec plus de soin. Souvent elle lui demandait de l'accompagner sur la flûte ou le violoncelle, dont il jouait également bien; elle lui chantait, avec toute l'expression du sentiment, les airs les plus touchants, les plus propres à faire impression sur une âme aussi passionnée que celle du comte.

Il avait du goût et des dispositions pour le dessin; mais ses occupations l'avaient empêché de faire des progrès. Caroline, au contraire, élevée dans la retraite, s'était appliquée avec beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu'on peut se suffire à soi-même; qui, malgré l'hiver, les frimas, la solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu'un instant voit mourir. Elle réussissait particulièrement aux fleurs et aux paysages; c'était aussi le genre que le comte préférait. Elle s'offrit à lui donner des leçons, à le perfectionner, à diriger ses essais: en échange, elle le priait à son tour de diriger ses lectures, et les études qu'elle désirait de faire sur plusieurs objets, trop souvent négligés dans l'éducation des femmes.

Quelquefois, pendant qu'il dessinait auprès d'elle, elle lui faisait une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa bonne maman avait exercé ce talent, qu'elle possédait au suprême degré. Lorsqu'elle était fatiguée, le comte lisait à son tour; et, pendant qu'elle l'écoutait avec l'intérêt le plus marqué, ses mains adroites serraient des noeuds, ou nuançaient des soies pour une bourse, une veste, un porte-feuille, etc., qu'elle lui destinait. Toujours occupée de lui et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étaient relatives à cet unique objet: elle semblait n'exister que pour lui. A chaque instant elle trouvait des prétextes pour passer dans son appartement ou pour l'attirer dans le sien; et quoiqu'elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le chambellan, qui soupait chez eux presque tous les soirs, elle n'avait jamais l'air d'éprouver un moment d'ennui; au contraire, elle se refusait aux sollicitations de son père pour se faire présenter à la cour, paraissait désirer de prolonger sa retraite, et disait, en regardant le comte avec timidité, qu'elle n'avait jamais été plus heureuse.

Malgré tant de preuves d'un amour qu'elle ne cherchait point à dissimuler, le comte résistait encore aux charmes dont il était environné, et au doux espoir qui s'insinuait dans son coeur. Il le repoussait avec effroi, et tremblait de s'y livrer. Combien de fois il s'arracha d'auprès d'elle avec un effort douloureux!

Non, disait-il, non, c'est impossible, je ne puis être aimé. Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait donner à l'amitié…, que dis-je? peut-être à la simple reconnaissance l'expression même de l'amour: ou c'est le souvenir de son cher Lindorf qui l'anime. Sans doute c'est à lui qu'elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, ces mots si tendres, ces regards si doux, dont je ne puis être l'objet. Ne sais-je pas qu'elle aime Lindorf, qu'elle doit l'aimer?… Cependant, s'il était vrai?… si c'était moi?… si cette cruelle résolution qui me tue me rendait le plus ingrat des hommes?… si cette félicité suprême que j'ose réserver à un autre m'était destinée par son coeur? si ce coeur était à moi? Ah! Caroline, Caroline!… Mais puis-je chercher à le pénétrer ce coeur sans la faire lire dans le mien, sans lui découvrir le feu qui me dévore? Et ne sais-je pas alors que le devoir, la compassion, la générosité dicteraient sa réponse? Ne me prouve-t-elle pas qu'elle peut tout sur elle-même, et qu'elle est prête à sacrifier, sans balancer, tous les sentiments de son coeur?

Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et l'espoir, faisait en même temps son supplice et celui de la tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvait durer longtemps. Lindorf n'arrivait point, et le comte ne trouvait plus ni dans son amitié ni dans sa délicatesse la force de résister à sa passion, lorsque tout l'assurait qu'elle était partagée.

Un soir, le chambellan fut retenu à la cour; le comte soupa tête à tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore qu'à l'ordinaire, si elle ne disait pas je vous aime, il n'était du moins plus possible de s'y méprendre. L'émotion, le trouble du comte, augmentaient à chaque instant; il eut cependant encore la force de se dérober, par la fuite, au danger de se trahir, de la quitter en sortant de table; mais ce fut le dernier effort de sa raison.

Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, sur ses droits, sur la conduite de Caroline. — Non, disait-il, non, ce n'est point une illusion, je suis aimé, je ne puis plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans la mienne; elle la serre doucement, comme pour me retenir auprès d'elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent tristement: ce soir même, oui, j'ai cru le voir, ils se sont mouillés de quelques larmes. L'expression du sentiment le plus tendre animait tous ses traits; et j'ai pu m'éloigner! et je ne suis pas tombé à ses pieds! je ne lui ai pas dit que je l'adore! je n'ai pas tout tenté pour l'engager à me confirmer mon bonheur et cet amour dont tout m'assure!….

Cette idée ne s'était jamais présentée à lui avec autant de force et de certitude. Elle l'enflamme au point que, n'écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à retourner auprès d'elle, à lui faire l'aveu de son amour, à obtenir d'elle celui dont il se croit certain. Ses serments, sa résolution, ses projets, tout disparaît, tout s'anéantit; il oublie que Lindorf existe; il ne voit plus que Caroline, sa Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et qu'aucun mortel sur la terre n'a le droit de lui disputer.

Il est déjà dans son appartement: il ne la voit pas encore; mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. Il s'approche, sans faire de bruit, d'une porte vitrée qui le séparait d'elle, et qui n'était pas même entièrement fermée: elle conduisait dans un petit cabinet charmant, que Caroline aimait de préférence. Elle s'y retirait quand elle voulait être seule et tranquille; et tous les soirs elle y passait une demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la musique. Ce soir-là elle chantait devant son feu, déshabillée à demi, penchée sur un fauteuil, en s'accompagnant faiblement de sa guitare. L'air qu'elle chantait était doux et triste; il paraissait l'affecter beaucoup. De temps en temps elle s'interrompait, passait sa main ou son mouchoir sur ses yeux, et recommençait avec une voix plus altérée.

Le comte croyait connaître tous les airs qu'elle savait et qu'elle aimait; et celui-ci était nouveau pour lui. Il prête l'oreille, s'efforce d'entendre les paroles; elle chantait si bas, qu'il ne saisit d'abord que quelques mots. Celui de Caroline , qui finissait une ligne, le frappa. Il écoute avec plus d'attention encore; enfin il parvient à entendre ces quatre vers qui terminaient un couplet:

Mais puis-je me flatter encore?

Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.

Toi qui me fuis, toi que j'adore,

Où veux-tu chercher le bonheur?

L'expression et l'attendrissement marqués avec lequel elle chantait prouvaient assez qu'elle pensait à quelqu'un; mais était-ce à lui? était-ce à Lindorf? Le doute, la défiance, rentrent dans son coeur. Il écoute, il regarde, et bientôt il n'a plus même le triste bonheur de douter.

Caroline avait posé sa guitare sur ses genoux, et détachait de son cou une légère chaîne d'or qu'elle portait toujours, et que le comte avait prise jusqu'alors pour un simple ornement. Il voit avec surprise qu'il servait à suspendre un portrait caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les traits, il put voir cependant, quand elle l'approcha de la lumière, que c'était celui d'un homme avec l'uniforme des gardes: c'est donc celui de Lindorf.

D'abord Caroline le regarde avec attention; puis elle le presse contre son coeur, contre ses lèvres, avec un mouvement passionné; des larmes coulent sur ses joues: il en tombe une sur le portrait; elle l'essuie avec précaution, le regarde encore en soupirant, le pose sur la table à côté d'elle, reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que le comte entendit distinctement:

Tu deviendras mon bien suprême,

O le plus chéri des portraits!

Tiens-moi lieu de celui que j'aime;

Viens du moins me rendre ses traits.

Mais puis-je m'abuser encore?

J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.

Toi qui me fuis, toi que j'adore,

Où veux-tu chercher le bonheur?

Quand elle l'eut fini, elle reprit son portrait, lui donna encore un baiser, le rattacha autour de son cou, en disant, avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit: " Pour toi, tu ne me quitteras jamais; " et, prenant sa lumière, elle passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes, sans regarder même du côté de la porte vitrée.

Le bruit qu'elle fit en sortant, l'obscurité où elle laissa le comte, le tirèrent de l'espèce d'anéantissement dans lequel il était plongé. Ce moment était affreux pour lui; il détruisait les douces espérances qu'il avait osé former; il lui enlevait sans retour toute idée de bonheur; il le replongeait dans le néant à l'instant où il croyait jouir de la félicité suprême. Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son premier mouvement, lorsqu'il fut un peu revenu à lui-même, fut de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui parler de lui, mais pour lui assurer qu'elle allait revoir Lindorf, être libre de s'unir avec celui qu'elle aimait; mais ses femmes entrèrent chez elle, et l'empêchèrent d'exécuter ce projet. Il sentit bientôt qu'il serait au-dessus de ses forces de la revoir, de lui parler, de lui dire qu'il allait la quitter pour toujours; ce moment eût été le dernier de sa vie, ou peut-être, s'il l'avait revue, loin de la céder à celui qu'elle aime, il aurait eu, dans son délire, la cruauté d'en exiger le sacrifice.

Non, il ne la reverra point; il ne peut, il ne doit pas la revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de lui rendre sa liberté; mais il n'a pas celui de lui faire un éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il n'avait que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, et passa quelques heures dans l'agitation la plus cruelle, ne sachant à quel parti s'arrêter, ni qui l'emporterait de l'amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf.

Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l'une il réclamait ses droits, et s'efforçait de l'attendrir en sa faveur; un instant après, détestant cette tyrannie, il la déchirait et en recommençait une nouvelle, où il lui faisait un éternel adieu sans lui parler de ses sentiments. Quoi! disait-il en la déchirant encore, elle ne saurait pas même que je l'adore, et je mourrais loin d'elle sans exciter seulement sa pitié! Alors il peignait sa passion en traits de feu; il lui répétait combien le sacrifice qu'il faisait était affreux pour lui. Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonnerait son bonheur, il tâchait d'écrire une lettre plus modérée et n'y pouvait réussir; cependant, à force d'exhaler sur le papier les différents sentiments qui l'agitaient, il se calma assez pour prendre une résolution ferme et décidée.

Ce fut celle d'aller, dès le matin, au lever du roi, que l'aurore ne trouvait jamais dans son lit, et chez qui il pouvait entrer à toute heure, d'obtenir de lui, sans différer, la cassation de son mariage, de l'envoyer de suite à Caroline, et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d'où il prendrait des arrangements pour un plus long voyage.

Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il est tourmenté, à celle qu'il suppose à Caroline, plus il persiste dans ce projet. Il en vient même à regretter de ne l'avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s'être laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis longtemps, pensait-il, elle serait heureuse et tranquille, et j'aurais peut-être été moins malheureux. Je n'aurais pas connu ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette amitié si séduisante, si dangereuse, que j'osais prendre pour de l'amour, et qui pourrait m'en tenir lieu si j'ignorais qu'elle aime ailleurs et qu'elle gémit en secret. Elle gémit, elle… Caroline, celle pour qui je donnerais mille vies; et j'hésite à lui sacrifier mon bonheur!

Cette idée lui rendit tout son courage; il lui écrivit ou plutôt il commença la lettre qu'il voulait achever lorsqu'il aurait obtenir le divorce.

Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de manière qu'il ne pût l'imputer à sa fille ni à Lindorf, qui devait naturellement arriver au premier jour. Il mit ces lettres dans son portefeuille, et prit avec son valet de chambre tous les arrangements nécessaires pour son voyage.

Comme il ne comptait pas revenir à Berlin, il passa le reste de la nuit à mettre en ordre différents papiers et plusieurs choses qu'il voulait emporter avec lui. Dès que le jour parut, il partit pour Potsdam, où le roi était alors, et lui demanda une audience secrète.

Que faisait alors la pauvre Caroline? Elle sortait d'un doux sommeil qui avait calmé ses chagrins de la veille, et s'impatientait déjà revoir ce cher et cruel époux qui la fuyait, et qu'elle avait toujours espéré de ramener à force de persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattait d'y avoir réussi, et ne trouvait presque plus rien d'extraordinaire dans sa conduite. Il paraissait se plaire avec elle; il la quittait peu dans la journée; il avait pour elle ces attentions, ces petits soins qui n'appartiennent qu'à l'amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu'il jetait sur elle; une fois, elle le surprit baisant avec ardeur une natte de ses cheveux qu'il lui avait demandée. Que fallait-il de plus à Caroline? Elevée dans la plus parfaite innocence, n'ayant jamais eu de liaison ni de conversations qu'avec la chaste chanoinesse, n'ayant lu que des livres qu'elle lui donnait, elle était heureuse de voir son époux, de l'entendre, de savoir qu'elle était aimée, de passer sa vie auprès de lui; et quand il la quittait le soir, le seul chagrin d'être séparée de lui jusqu'au lendemain faisait couler ses larmes; c'étaient aussi les seuls moments où elle doutait de sa tendresse. Car enfin, disait-elle, il ne tenait qu'à lui de rester; nous aurions encore un peu causé, un peu lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j'aurais eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pouvait-il pas dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne? Ah! si j'osais le lui dire! Mais sans doute il n'aime pas autant à être avec moi que j'aime à être avec lui. — Alors ses pleurs coulaient sans qu'elle sût pourquoi; elle regardait son petit portrait, le baisait, lui disait ce qu'elle n'osait dire à l'original, le remettait dans son sein, allait se coucher avec lui; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensait plus qu'au plaisir de le voir.

C'était à peu près là son histoire de tous les soirs; mais la veille, elle avait été plus émue qu'à l'ordinaire et par la présence du comte et par son trouble, et surtout par cette prompte retraite à laquelle elle ne s'était pas attendue. Pour la première fois, elle pensa qu'il y avait quelque chose de bien singulier dans la conduite de son époux. Tant d'inégalités, de contrariétés, devaient enfin la frapper. Est-elle aimée? ne l'est-elle pas? Elle cherche à se rappeler tout ce qui peut l'éclairer sur les sentiments du comte, tout ce qui s'est passé depuis son arrivée à Ronnebourg. Une romance qu'elle y avait composée dans le temps où il l'évitait, où elle s'était crue haïe de lui, lui revient dans l'esprit et l'attendrit; elle la chante, et son attendrissement redouble.

C'est dans ce moment que le comte l'avait surprise, et malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu'elle était.

ROMANCE.

Un jour pur éclairait mon âme,
J'unissais l'amour au devoir;
J'osais me livrer à ma flamme,
M'enivrer du plus doux espoir.
Mais puis-je m'abuser encore?
Cet espoir s'éteint dans mon coeur.
Toi qui me fuis, toi que j'adore,
Où veux-tu chercher le bonheur?

Quand tes soins me rendaient la vie,
Je crus les devoir à l'amour;
Je me disais: Je suis chérie,
Je saurai l'être plus d'un jour.
Mais puis-je me flatter encore?
Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
Cruel époux! toi que j'adore,
Où veux-tu chercher le bonheur?

Quel sort ta rigueur me destine!
Que ne me laissais-tu mourir?
Si tu n'aimes plus Caroline,
C'est là son unique désir.
Mais puis-je m'abuser encore?
Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
Toi qui me fuis, toi que j'adore,
Où veux-tu chercher le bonheur?

Tu deviendras mon bien suprême,
O le plus chéri des portraits!
Tiens-moi lieu de celui que j'aime,
Viens du moins me rendre ses traits.
Mais puis-je m'abuser encore?
J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.
Toi qui me fuis, toi que j'adore,
Où veux-tu chercher le bonheur?

S'il eût entendu les premiers couplets, il aurait su qu'il en était l'objet; mais celui qu'elle chantait alors, ce portrait , les mots qu'elle lui adressa, tout enfin le jeta dans l'erreur, et lui persuada que ce ne pouvait être que Lindorf.

Pour Caroline, après chanté, pleuré et baisé sa miniature, elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il m'aime, pensa-t-elle, cela n'est pas douteux; mais sans doute il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que je lui témoignai si durement le jour de notre mariage; peut-être pense-t-il qu'elle existe encore. Oh! comme je le détromperai! comme je vais le faire lire dans mon coeur, lui prouver que ce coeur est bien changé! Dès demain, il saura positivement qu'il est tout à lui; je lui dirai tout le jour que je l'aime, que je l'adore, et nous verrons le soir s'il me quittera d'abord après souper.

Cette résolution la tranquillisa tout à fait. Elle s'endormit paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son coeur ni crainte ni défiance d'elle-même. Son époux l'aime, elle en est sûre: ses doutes et le souvenir du passé lui donnent encore cette réserve qu'elle ne peut plus supporter et qu'un mot va détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois qu'il est l'unique objet de sa tendresse, de tous les sentiments de son coeur; et ce coeur si naïf et si tendre ne peut contenir ses transports en pensant qu'elle n'aura plus de secrets pour cet homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie qu'elle veut consacrer à son bonheur.

Caroline était timide comme on l'est à dix-sept ans, quand on a toujours vécu dans la retraite; le comte surtout lui imposait, sans quoi elle n'eût pas attendu jusqu'alors à lui parler clairement. A présent même qu'elle y est décidée, elle ne sait comment s'y prendre, et plus le moment approche, plus son émotion et son embarras redoublent. Oh! combien elle regrettait sa bonne maman! Depuis longtemps elle eût été l'interprète et le garant de ses sentiments. Comment les dévoiler elle-même?

Si elle écrivait? Elle essaya; mais elle était trop émue, trop agitée; sa main tremblait; elle ne trouvait aucune expression; elle ne pouvait former un seul mot. Non, dit-elle, j'aime mieux aller chez lui; je me jetterai dans ses bras; je lui dirai…, je ne lui dirai rien; mais il entendra mon silence; il saura bien lire dans le coeur de sa Caroline; il me rassurera, il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, plus de réserve; il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, et je vais être la plus heureuse des femmes.

Elle s'enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour animer encore son courage, et vole dans l'appartement du plus aimé des époux. Elle entre…, il n'y est plus! il ne paraît pas même y avoir couché! Une grand malle au milieu de son cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à peine la force de sonner. Un laquais arrive, elle lui demande d'une voix tremblante où est monsieur le comte. Le laquais paraît surpris de cette question. — Je croyais que madame la comtesse savait….. — Quoi donc? — Que monsieur le comte est parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé toute la nuit pour faire ses malles. Il m'a chargé de les faire partir où il me l'indiquera. Il ignore où monsieur le comte veut aller; mais il croit que c'est en Angleterre. — Ah Dieu! il suffit, laissez-moi.

Le laquais sort; Caroline tombe sur le premier siége qui se présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la douleur, tous les déchirements de l'amour au désespoir; pour la seconde fois, elle voit celui qu'elle aime la fuit, l'abandonner, s'éloigner d'elle. Mais quelle différence! et combien actuellement elle se trouve plus à plaindre! Lorsqu'à Rindaw Lindorf se sépara d'elle, ce fut presque de son aveu. Le premier moment fut cruel; mais bientôt la vertu reprit son empire, et l'orgueil d'avoir rempli son devoir devint une consolation; d'ailleurs elle savait qu'elle était adorée, et que celui qui la fuyait malgré lui partageait toute sa douleur; mais ici tout se réunit pour l'augmenter. C'est son époux qui la fuit; c'est celui qu'elle osait aimer, sur qui elle avait fondé l'espoir du bonheur de sa vie. Il la hait sans doute, puisqu'il a pu l'abandonner d'une manière aussi cruelle. Et dans quel moment, grand Dieu! quand je volais dans ses bras, quand je ne redoutais plus que l'excès de sa joie…. et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir! Ah! c'est la haine ou l'indifférence la plus cruelle; et cependant hier au soir encore, comme il me regardait! Avec quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son coeur!… Il est vrai qu'il la repoussa avec terreur, et me quitta rapidement; et c'était pour toujours!…. Non, non, c'est impossible; il n'est pas faux; il n'est pas le plus barbare des hommes…; il y a une erreur…; ce domestique se trompe; il reviendra; il reviendra sûrement, et je veux l'attendre ici.

A peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d'espoir qui la ranimait un peu, le laquais rentre, et lui remet un paquet. — C'est de monsieur le comte; son coureur arrive de Potsdam. — Caroline a à peine la force de le prendre et de lui faire signe de se retirer. La voilà seule; elle tient ce paquet, et n'ose l'ouvrir; il renferme l'assurance de son bonheur ou l'arrêt de sa mort. Il était adressé à Madame la comtesse Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel . Cette singularité la frappe…. Il ne me donne pas son nom! Grand Dieu! se pourrait-il?… Et ses doigts tremblants brisent le cachet, déchirent l'enveloppe. Elle renferme un petit parchemin écrit, trois lettres, et un papier non cacheté, qui s'ouvre et sur lequel elle jette les yeux.

Ames sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, était l'acte de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle le roi, consentant à la dissolution du mariage d'Edouard-Auguste, comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le déclarait nul, et les parties libres de contracter d'autres engagements . Caroline regarda quelques instants cet écrit avec des yeux égarés et sans verser une larme. Bientôt toutes ses idées se confondent; le fatal papier s'échappe de ses mains; un nuage épais l'enveloppe; une sueur glacée couvre son visage; elle ne voit plus, elle ne respire plus; une palpitation universelle l'a saisie. Sa dernière pensée est l'espoir que la main de la mort est sur elle, qu'elle touche au terme de sa vie.

Cet état dura longtemps. Quand elle reprit ses sens, elle crut sortir d'un songe affreux. Cependant la chambre où elle était, les papiers, les lettres qu'elle avait autour d'elle, tout confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l'adresse de ces lettres: l'une est à son père, la seconde à Caroline, elle la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu'il m'ôte la vie, lorsqu'il brise lui-même nos liens? Elle regarde la troisième: quelle surprise! elle est adressée à monsieur le baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin; et au dos de la lettre: Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre à mon ami au moment de son arrivée, qui ne peut tarder . — A Lindorf, s'écrie-t-elle, et chez lui! et c'est à moi qu'il l'envoie!… Dieu! mon Dieu! quelle est son idée? Lindorf serait-il ici? Se pourrait-il?… serait-il la cause?… Ah! plût au ciel que la jalousie!… il me sera si facile de la détruire pour toujours! Reprenant alors avec empressement la lettre qui lui était adressée, elle se hâte de l'ouvrir, de la lire, et l'espoir renaît dans son coeur.

Non, ce ne sont ni la haine, ni l'indifférence, ni le ressentiment qui l'ont dictée cette lettre qui peint à la fois la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du comte. Chaque mot témoignait l'excès de son amour pour elle. Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie la plus pure. Il m'aime, disait-elle. Ah! puisqu'il m'aime, nos noeuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa Caroline ne veut être qu'à lui, n'existe que pour lui, et que cette séparation était l'arrêt de sa mort. A peine la lettre est achevée, qu'elle a déjà donné des ordres pour qu'on prépare à l'instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur et de l'amour de son époux.

"Chère et tendre Caroline! lui disait-il, rassurez-vous; cessez de gémir, cessez de vous contraindre. Ce n'est point à un tyran que le soin de votre bonheur fut confié; et les larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l'amant que vous regrettez seront les dernières que vous répandrez de votre vie, si mes voeux ardents sont remplis… Dieu puissant! pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée soit toujours heureuse; et même loin d'elle, séparé d'elle, je pourrai supporter mon existence. — Oui, Caroline, oui, vous serez heureuse, unie à celui que votre coeur a choisi, et qui mérite l'excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter. Votre âme, vertueuse et sensible, ne gémira plus dans des liens abhorrés; vous pourrez enfin allier l'amour et le devoir; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes qui m'ont pénétré. Oh! je crois les entendre encore ces sons touchants dictés par la douleur, adressés à l'objet de votre tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui; ne lui reprochez plus un éloignement involontaire qu'il a cru devoir à l'amitié. Il va vous être rendu; bientôt vous le reverrez à vos pieds; bientôt vous oublierez tous deux vos peines passées. — O Caroline! pardonne; depuis longtemps j'ai pu les faire cesser, et porter dans ton coeur l'espérance et la joie.

"Depuis l'instant où j'ai su votre secret, depuis cet affreux moment où je t'ai vue prête à perdre la vie, où j'ai senti que je pouvais être plus malheureux encore qu'en renonçant à toi, j'ai juré de vous réunir l'un à l'autre; et, tu le sais, Caroline, si je t'ai regardée comme un dépôt sacré, comme l'amante et l'épouse de Lindorf! Cependant, égaré par ma passion, j'ai osé croire un instant à la félicité suprême, j'ai pu prendre l'effort du devoir et de la vertu pour un sentiment plus tendre, et j'allais me préparer des regrets éternels… Ah! Caroline, je le sens, il est temps de vous fuir; il le faut; je le dois. Je cours l'élever cette barrière insurmontable qui m'interdira sans retour un fol espoir, et l'illusion dangereuse où je me laissais entraîner. Je vais vous rendre à vous-même, ou plutôt à l'original de ce portrait si chéri.

"Adieu, Caroline, adieu! Je m'égare; j'afflige sans doute votre coeur sensible et généreux, en vous laissant voir toute la faiblesse du mien. Eh bien! chère Caroline, achevez de me connaître; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serais mille fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des droits qui ne doivent être accordés que par l'amour. Posséder Caroline et savoir qu'un autre possède son coeur; être un obstacle à son bonheur, à celui d'un ami qui m'est cher: voilà, voilà ce que je n'aurais pu supporter, ce qui aurait empoisonné mes jours; et votre félicité mutuelle peut encore y répandre quelque charme. Vous me la devrez cette félicité; vous ne penserez à moi qu'avec attendrissement, avec reconnaissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre estime… Adieu, Caroline, je cours les mériter.

"Berlin, 5 heures du matin.

"De Potsdam, 10 heures du matin, en sortant de l'audience du roi.

"C'en est fait, ils sont brisés ces liens que votre coeur a toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre; mais bientôt vous serez à Lindorf… Ah! dites, dites-moi que vous êtes heureuse…. Il ignore encore le bonheur qui l'attend, et je connais son amitié généreuse. Le même sentiment qui l'éloigna de Rindaw et de sa patrie l'engagerait peut-être à s'y refuser; mais il n'est plus temps, et ce motif m'a aussi décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, achèvera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu'il fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de Caroline.

"Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline pourrait-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à mes peines? Non, je connais son coeur. Eh bien! j'exige de votre amitié, de votre reconnaissance, que vous acceptiez l'hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa situation, votre appartement vous plaît: Caroline, il est à vous; il fut arrangé pour vous, personne que vous ne l'habitera jamais. Non, vous n'outragerez point, par un refus cruel, un ami déjà trop malheureux.

"Adieu, Caroline! Chère, trop chère Caroline! il est donc vrai que vous n'êtes plus à moi, que je n'ai plus aucun droit… Mais je n'en eus jamais: c'est le coeur seul qui peut les donner, et du moins j'en aurai à votre estime, à votre amitié, à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m'écrire, me parler de votre bonheur… Mais non, non; je ne puis, je ne pourrai jamais peut-être écrire à l'épouse de Lindorf. Si Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule fois avant qu'elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant d'aller à Dresde, auprès de ma soeur. Je pars à l'instant même… Quoi! je ne vous reverrai donc plus? Ces heures délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais? Je n'entendrai plus cette douce voix?… Que dis-je? vous serez toujours présente à mon imagination, à mon coeur, à ma pensée; je ne verrai que vous dans l'univers.

"Je joins ici l'acte de votre liberté, une lettre à votre père, celle à….. à votre époux, et la donation de l'hôtel. Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, qu'ils assurent votre bonheur, et je n'aurai plus rien à désirer dans ce monde.

"EDOUARD DE WALSTEIN."

Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps de passer chez elle, d'y prendre le cahier de Lindorf: le portrait, cause principale de l'erreur, est dans son sein.

Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence, et malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu'elle est mal obéie. Le comte avait quelques heures d'avance sur elle; mais elle fit aller si grand train, qu'elle arriva deux heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur la plus profonde, il sentait seulement qu'il avait perdu Caroline, qu'il ne la reverrait jamais, et n'éprouvait pas encore les consolations que la vertu se procure à elle-même.

Il n'avait cependant pas été tout à fait insensible aux transports de joie que ses vassaux avaient fait éclater en le revoyant, et aux témoignages touchants de leur attachement.

Louise, Justin et le vieux Johanes avaient été des premiers à accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à lui présenter leurs deux petits garçons: Louise était encore près d'accoucher. — O monseigneur! lui dit-elle, votre arrivée me portera bonheur; j'aurai une petite fille que je désire tant; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse veut avoir la bonté de lui donner son nom, c'est alors que nous serons heureux.

Le comte ne put soutenir ce mot déchirant, il lui perça le coeur. — Hélas! mes enfants, je ne suis pas…, je ne suis plus… Il ne peut achever; et les quittant brusquement, il s'enferme dans son appartement.

Ils étaient encore dans la cour avec une partie des habitants du village, et s'affligeaient ensemble de l'air triste de leur bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s'élance de sa voiture, et sans faire attention à personne, elle s'écrie: Où est-il? où est monsieur le comte? Wilhelm accourt. — Quoi! c'est madame la comtesse! — Oui, mon cher Wilhelm, conduisez-moi à l'instant auprès de votre maître.

Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où le comte s'est retiré. Elle l'ouvre promptement, se précipite dans ses bras, en disant d'une voix entrecoupée: — Cher et cruel ami! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t'adore, qui n'aime que toi seule au monde, qui meurt si son époux l'abandonne? Et penchant sa tête sur l'épaule du comte, elle l'inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec laquelle elle est accourue, coupent sa voix, arrêtent sa respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans un fauteuil et se jette à ses pieds. — O Caroline! est-ce bien vous?….. Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits. Ce que je viens d'entendre serait-il possible? — Ah! n'en doute pas, n'en doute jamais; et détachant vivement la chaîne qu'elle avait sur le sein: Tiens, lui dit-elle, le voilà ce portrait que j'aime…. Regarde-le bien; vois, reconnais l'objet qu'il représente; c'est lui qui possède uniquement mon coeur; c'est à lui seul que je veux être.

Le comte, ne concevant plus rien à ce qu'il entend, jette les yeux sur cette peinture….. Grand Dieu! c'est lui, c'est lui-même, tel du moins qu'il était avant son accident; mais Caroline lui prouve trop qu'elle le voit toujours ainsi, et qu'il n'a pas changé pour elle. Il est vrai qu'il ressemblait tous les jours davantage à son portrait, et qu'il n'eût pas été possible de le méconnaître.

Mais par quelle circonstance étrange ce portrait, dont le comte ignorait même l'existence, se trouvait-il entre les mains de Caroline, attaché sur son coeur, et l'objet de ses plus tendres caresses? Il voit, il sent tout son bonheur; il est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et cependant il croit encore que c'est un illusion, un rêve enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline, autant que son saisissement peut le lui permettre, sa surprise et ses craintes.

Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui avait remis Lindorf. — Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et vous saurez tout…. Plus de secrets pour vous; ils m'ont rendue trop malheureuse… Oui, j'ai aimé Lindorf; j'ai du moins cru reconnaître quelques rapports entre les sentiments que j'avais pour lui et ceux que j'éprouve à présent…. Mais jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw, je pleurai, oui, je pleurai beaucoup; mais je fus bientôt consolée; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que lui. Aujourd'hui, en recevant l'arrêt cruel qui nous séparait, je n'ai point pleuré; non, pas une larme n'est sortie de mes yeux; mais j'a cru que j'allais perdre la vie ou la raison….; et si vous persistiez dans cet affreux projet, c'est comme si vous me disiez: Caroline, je veux que tu meures . Oh! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que j'y serai toujours…. Tenez, vous voyez bien que cet affreux papier ne signifie plus rien, lui dit-elle en montrant l'acte de divorce qu'elle avait déjà déchiré, et qu'elle jeta dans le feu.

Le comte ne pouvait parler; ce qu'il éprouvait était au-dessus de toute expression. Il couvrait de baisers les mains de Caroline; il les pressait contre son coeur; il prononçait des mots entrecoupés sans liaison et sans suite. Dans son délire, il baisait avec transport son propre portrait, qu'il regardait comme la preuve de l'amour de sa Caroline.

Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le voulait pas; il fallait pour cela la perdre un instant de vue, s'occuper d'autre chose que d'elle seule, cesser de la regarder: c'étaient autant d'instants retranchés à son bonheur. — Non, chère Caroline, n'exigez pas que je lise rien en ce moment. Vous me permettez de lire dans votre coeur, d'y voir que je suis aimé; qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? — Mais le mystère de ce portrait. — Je sais qu'il vous est cher, que c'est le mien, et cela me suffit. — Sachez du moins comment Lindorf m'apprit à vous connaître, par quels degrés l'estime et l'admiration qu'il m'inspira pour vous ont enfin produit l'amour. — Quoi! Lindorf…. — Je dois lui rendre justice; c'est à lui que vous devez le coeur de votre Caroline. — Comment! Lindorf?…. O généreux ami! — Il vous devait tout. — C'est moi, c'est moi qui lui dois plus que la vie.

Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler ses larmes au souvenir de la mort de son père, à l'expression de la reconnaissance et de l'amitié de Lindorf. Souvent il fut obligé de s'interrompre; et, retombant aux genoux de Caroline, il lui disait d'une voix étouffée: Ah! c'est Lindorf qui mérite d'être aimé. Caroline lui fermait la bouche de sa jolie main, et le forçait à reprendre sa lecture.

Il passa rapidement sur les événements qu'il connaissait déjà; mais à l'époque de la connaissance de Lindorf avec Caroline, son âme entière était attachée sur le papier. Il dévorait chaque phrase, chaque syllabe; il lisait des yeux seulement: une telle lecture ne pouvait se faire à haute voix; mais Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdait pas de vue, et cherchait à découvrir les sentiments divers qui l'agitaient.

Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l'air le plus pénétré. Je le vois, dit-il, j'ai une épouse et un ami comme il n'en fut jamais; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon bonheur….. Ah! Caroline, pourquoi m'avez-vous forcé à lire ce cahier? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que vous veniez de me donner? — Une illusion! reprit-elle; ingrat! quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai! Oubliez-vous que ce portrait est le vôtre? Ce mot, prononcé avec l'accent le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa confiance et son bonheur. A présent, lui dit-elle, que vous avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon coeur.

Alors elle raconta en détail tout ce qui s'était passé dans ce coeur depuis l'instant qu'elle fut unie au comte; et l'innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un frère, et son effroi lorsqu'elle crut l'aimer comme un amant; puis la scène du jardin, celle du pavillon, sa douleur, ses larmes, ses regrets, ses combats: rien ne fut oublié.

Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d'abord par l'estime, l'admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf, elle avait commencé à s'attacher à lui, à chérir son portrait; tout ce qu'elle avait éprouvé en recevant cette lettre où il lui parlait de s'expatrier; le sentiment de délicatesse mêlé d'un peu de dépit qui avait dicté sa réponse; celui qui la priva de ses sens dans la cour du château de Ronnebourg. Je vous le jure, lui dit-elle, c'était l'émotion seule de me trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j'avais si fort offensé, qui devait me haïr; Lindorf n'y entra pour rien; depuis longtemps vous avez entièrement effacé l'impression légère qu'il avait faite sur mon coeur.

Le comte, enchanté, l'écoutait avec ravissement, et n'avait garde de l'interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu'elle avait éprouvé pendant sa convalescence! Et depuis leur arrivée à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels de le faire lire dans son âme; la timidité qui la retenait; cette envie de lui plaire, de l'attacher à elle, de le rendre le plus heureux des hommes; son chagrin de n'y pas réussir; sa résolution, de la veille, de s'entretenir avec lui, de lui ouvrir son âme, sa douleur extrême en apprenant son départ; son désespoir en recevant ce fatal paquet; sa joie en voyant clairement dans la lettre de son époux qu'elle était aimée: tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du sentiment, qui ne peut laisser aucun doute.

A présent, lui dit-elle, vous connaissez Caroline comme elle se connaît elle-même; il ne me reste plus qu'à vous peindre son bonheur; mais peut-il s'exprimer? Elle aime, elle est aimée; elle ose le dire sans rougir; elle ose l'entendre et se livrer à ses sentiments. Cher comte, actuellement que nos coeurs s'entendent, jugez le mien d'après le vôtre.

Il allait lui répondre, et lui expliquer à son tour les motifs secrets de sa conduite, lorsqu'il fut interrompu par Wilhelm. Il entra en disant que les habitants du village, ayant appris que cette belle dame était madame la comtesse, ne voulaient pas s'en aller qu'ils ne l'eussent revue, et demandaient avec acclamation qu'elle voulût bien reparaître un instant.

Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du château et fut reçue avec des cris redoublés de vivent monsieur le comte et madame la comtesse . Le comte leur fit distribuer du vin et de l'argent.

Caroline, lui serrant la main de l'air le plus attendri, lui disait doucement: O mon ami! ces bonnes gens ne se doutent pas qu'ils célèbrent véritablement l'époque de notre union et du bonheur de toute notre vie… Ah! si vous permettiez… — Permettre, ma Caroline…, ordonnez. — Eh bien! faisons des heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette foule des jeunes gens qui s'aiment, marions tous ceux qui voudront l'être. Le comte lui baisa la main avec transport. — Chère…., adorable Caroline! faisons mieux encore, éternisons la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c'est ici que ma Caroline m'est rendue, je veux que ce lieu se ressente à jamais de mon bonheur; et je vais fonder à perpétuité six mariages toutes les années.

Caroline se chargea d'annoncer elle-même aux paysans cette bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions redoublèrent: au milieu de ces tumultueux transports, on aurait pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux, qui criaient plus fort que les autres: Dieu bénisse à jamais nos bon maîtres!

Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec leur petite famille. Il les appela, et les présenta à Caroline: Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous connaissez déjà. — Ah! sans doute, c'est la belle Louise? Louise rougit, et s'embellit encore. Quoique les travaux champêtres et trois enfants eussent diminué sa fraîcheur, elle était encore frappante. — Ah! oui, madame la comtesse, dit Justin avec cette physionomie expressive et naïve qui annonçait à la fois sa joie et sa candeur: c'est bien vrai cela; c'est bien ma belle Louise. Il n'y a dans tout le monde, je crois, que monseigneur qui ait une plus jolie femme, et c'est bien juste; c'est sa récompense de m'avoir donné ma Louise.

Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux petits garçons, qui étaient charmants; et s'apercevant de la grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit qu'elle serait la marraine de l'enfant qu'elle portait. Louise voulut se jeter à ses pieds, elle la retint; mais Justin s'y précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva en disant: Sûrement le bon Dieu m'aime bien, car il m'accorde tout ce que je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu'il mit au coeur de monseigneur de me la donner; je n'ai demandé après cela qu'une Louise pour monseigneur, et voilà qu'il l'a trouvée. A présent, je vais lui demander pour vous deux petits gars jolis comme les nôtres, et vous verrez qu'ils viendront tout de suite.

Caroline se détourna, se baissa vers les petits gars , leur donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte, attendri, serrait la main de Justin, et jetait sa bourse dans son chapeau. Pour échapper à leur reconnaissance, il proposa à Caroline d'entrer dans les jardins; elle y consentit. C'était au mois de décembre: l'air était froid et nébuleux, la terre couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l'un ni l'autre ne s'en aperçurent; et jamais promenade du plus beau printemps ne leur parut plus délicieuse.

Il y a longtemps que l'on sait que l'amour peut tout embellir, et qu'avec l'objet aimé il n'est point de mauvaise saison. Les jardins du comte étaient d'ailleurs remarquables par leur beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avait peu vus le jour de son mariage; elle ne les voit guère mieux à présent; mais elle s'y arrête quelque temps; enfin, le comte, craignant pour elle le froid et l'humidité, la ramène au château. Ils trouvèrent une collation champêtre préparée par Louise. Elle s'était hâtée d'aller chercher de la crème, quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une pièce d'un chevreuil que Justin avait tué. Voyez mon bonheur, dit-elle, de l'avoir justement apprêté hier pour régaler notre vieux père! — Le bon Johanes? s'écria Caroline; eh bien! Louise, il faut qu'il en mange avec nous.

Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et le comte allèrent au-devant de lui; ils le prirent chacun par un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui versant une rasade: Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du plus heureux des hommes: — Et de celui qui mérite le plus de l'être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il était trop ému, trop touché; il ne put que balbutier quelques mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant, après avoir bu un second verre à la santé de madame la comtesse, et l'avoir longtemps regardée, il s'écria tout à coup: Que Dieu soit béni d'avoir fait une si belle dame tout exprès pour notre seigneur! Vous êtes bien belle et bien bonne, madame la comtesse; mais aussi vous avez un ange pour mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait! comme il a marié ma Louise!

Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en train de parler, il ne pouvait plus se taire. Il raconta à Caroline toute l'histoire du mariage de sa fille; et comme il ne voulait point de Justin; et comme monseigneur l'attrapa; et comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant; et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez eux; et comme ils le portèrent au château, etc.

Caroline savait tous ces détails par le cahier de Lindorf; cependant elle écoutait avec délices. L'éloquence simple et naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il racontait, le plaisir qu'il avait à parler, et surtout l'éloge de son époux à chaque instant répété, l'attendrissaient jusqu'aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si digne de l'être; il était ému comme elle. Elle lui tendit la main avec un sourire, une expression, un regard qu'on ne peut décrire. C'étaient l'amour, la vertu, le bonheur; ce seul instant aurait suffi pour compenser un siècle de peines.

Johanes buvait, causait et s'animait toujours davantage. Il parla de son ménage, des soins touchants que ses enfants avaient de lui, de son cher Justin, qui était le meilleur des fils, des maris et des pères. Si c'était à refaire, disait-il, je lui donnerais ma Louise, quand même il n'aurait pas un sou vaillant; mais votre bonté, monseigneur, n'y a rien gâté. Et ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me réjouit le coeur! comme ça me rajeunit! Si seulement ma pauvre Christine vivait encore! Mais, à propos d'elle, monseigneur, qu'est-ce qu'est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron de Lindorf? J'ai vu ça tout petit, moi; je suis son père nourricier, et je l'aime toujours. On nous avait dit qu'il épousait la soeur de monseigneur, et nous étions bien aises: il faut que les braves gens s'allient ensemble. Est-ce que c'est donc vrai, monseigneur, qu'il est votre frère? — Non, pas encore; mais le sera bientôt, j'espère, dit Caroline en se levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu'elle avait eu tout ce temps-là sur ses genoux.

Ils comprirent qu'ils devaient se retirer. Louise en avertit son père; mais le bon vieillard se trouvait si bien dans son fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu'il ne pouvait se résoudre à la quitter. — Laisse-moi encore ici, ma fille; c'est le plus beau jour de ma vie: à mon âge, il n'en reste pas beaucoup à perdre. — Mais, mon père, dit Louise, nous embarrasserons monseigneur. — Point du tout, mon enfant; tu ne sais ce que tu dis. Je le connais mieux que toi; c'est son plaisir de voir les heureux qu'il fait: n'est-ce pas, monseigneur, que j'ai raison et qu'elle a tort? Mais à présent les enfants veulent en savoir plus long que leurs pères.

Le comte sourit; Caroline se rassit en faisant un signe à Louise; et le vieillard, content, commença une petite chanson; il ne put l'achever. Je n'y entends plus rien, dit-il; le coeur y est, mais je n'ai plus la voix que j'avais quand je commandais l'exercice. C'est à toi, mon fils Justin: allons, prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse; Louise chantera; le petits danseront. Vous êtes là comme de grands nigauds; si je ne pensais à rien, moi, vous laisseriez monseigneur et sa dame s'ennuyer ici comme des morts.

Caroline ayant dit qu'en effet elle serait bien aise d'entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec grâce et gaieté. Leur mère suivait des yeux tous leurs mouvements; et le vieillard riait et était aux anges en regardant le comte et la comtesse. Ne vous avais-je pas dit que c'était joli à voir? A présent, Louise, chante la chanson que ton mari a faite ces jours passés. — Comment, Justin, s'écria Caroline, encore un nouveau talent! Vous faites des chansons! — O mon Dieu! non, madame la comtesse; seulement de temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de village:

On dit que l'amour
Ne dure qu'un jour
Dans le mariage:
C'est un conte que cela,
Si l'on aime, on aimera
Toujours davantage.

Est-c' que le bonheur
Refroidit le coeur?
Non pas au village:
Depuis que je suis heureux,
Je sens augmenter mes feux
Toujours davantage

Plus content qu'un roi,
Quand autour de moi
J'vois mon p'tit ménage,
Ma Louise et nos enfants;
Je les aime, et je le sens
Toujours davantage.

Louise se tut; Justin posa son flageolet, s'avança quelques pas, et chanta ce couplet, qu'il venait de faire pendant que sa femme chantait les précédents:

C'est à monseigneur
Que de notre coeur
Nous devons l'hommage.
Je ne forme plus de voeux;
Comme nous il est heureux,
Qu' m' faut-il davantage?

Le comte et Caroline, émus, attendris, et surpris des talents de Justin, lui donnèrent les éloges qu'il méritait. Sa modestie et sa simplicité les surprirent plus encore: il ne comprenait pas qu'on pût l'admirer.

C'est Louise, répétait-il, qui m'a appris tout cela; sans le désir de lui plaire, je ne saurais rien. — Mais ce dernier couplet, répétait Caroline, composé dans un instant! — Oh! pour celui-là, c'est monseigneur; je ne l'aurais pas trouvé si vite pour un autre…

Pendant la chanson, Johanes s'était endormi profondément; ses enfants le réveillèrent à demi, et l'emmenèrent. Le coeur de Caroline était si rempli de mille sensations, qu'elle avait besoin de l'épancher. Dès qu'elle fut seule avec le comte, elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus douces larmes. Ce vieillard, ces enfants, ce couple si uni; la vénération, l'amour de ces bonnes gens pour le comte, qui rejaillissaient sur elle: tout avait exalté son imagination et sa sensibilité au point que son époux lui paraissait un être surnaturel, un dieu bienfaisant, qu'elle devait adorer et qu'elle adorait en effet. Ces sentiments, si longtemps comprimés et retenus dans son coeur, elle ose à présent leur donner essor: elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes qu'il l'est avec passion, qu'il le sera toujours; elle ose lui chanter en entier cette romance qu'elle composa et chanta si souvent loin de lui avec tant de douleur, cette preuve si forte et si touchante de son amour! Elle la lui chante avec une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent encore ses joues; mais le comte ne peut se méprendre sur leur objet: ce sont les larmes du bonheur; elles coulent doucement et sans effort, et n'interrompent point ses doux accents. Le comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va jusqu'au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de son coeur la plus douce des convictions, celle d'être aimé de cette épouse adorée. C'est la voix céleste de Caroline qui lui répète: toi que j'adore; c'est son regard enchanteur qui lui demande: où veux-tu chercher le bonheur? et qui lui dit en même temps qu'il l'a trouvé.

Quand il serait resté le moindre doute au comte, ce moment l'eût tout à fait dissipé: mais il n'en avait point. La naïve et tendre Caroline était loin de savoir dissimuler. Elle exprimait tout ce que son coeur sentait; et quand elle aurait voulu se taire, on l'aurait lu dans ses yeux et dans son sourire. On voyait d'abord que cette bouche charmante ne pouvait proférer une fausseté, et qu'elle était l'organe de l'âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disait je vous aime , ce seul mot valait tous les serments. Elle le dit si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée, qu'il dut être persuadé.

Ils soupèrent, au coin du feu, du chevreuil que Justin avait tué fort à propos; car le comte, en partant pour sa terre, abîmé dans sa douleur, n'avait pensé à rien, et ce repas simple fut sans doute le plus délicieux qu'il eût fait de sa vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l'habitude fit qu'il se retira dans un autre appartement d'abord après le souper. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi prolonger les détails? On aime trop à s'appesantir sur le bonheur. Ajoutons seulement qu'ils auraient accepté avec transport tous les deux l'offre de passer leur vie entière dans cette terre, loin de la cour, et sans autre ambition que celle de se plaire; mais le comte devait trop à son roi pour écouter ce désir. Brûlant d'impatience de lui apprendre son bonheur, d'anéantir cette cruelle idée d'un divorce dont le seul mot le faisait frémir, de lui présenter une épouse adorée, et contente de l'être, il supplia Caroline, dès le lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam.

Elle rougit excessivement à cette proposition; mais se remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire enchanteur: — Il serait bien temps, n'est-ce pas, de n'être plus une sotte enfant? Eh bien! oui, mon cher ami, je vous en prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être, il fera bien; mais je le gronderai aussi à mon tour. — Vous, mon ange? — Oui, moi-même; je le gronderai bien fort d'avoir signé cet affreux papier qui nous séparait pour toujours.

Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec transport. — Oh! oui, oui, nous reviendrons ici, nous reviendrons, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant un regard timide sur le comte: cette terre sera toujours pour moi le séjour du bonheur.

A mesure qu'ils approchaient de Potsdam, le trouble de Caroline augmentait. Elle n'avait pas revu le roi depuis le jour de son mariage; et sentant combien il devait être mécontent d'elle, elle redoutait à l'excès ce moment. Le comte s'efforçait de la rassurer; il lui racontait mille traits de la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui gagnait tous les coeurs, et le faisait adorer de ses sujets. — Il est bien plus que mon roi, lui disait-il, c'est mon ami. Oui, chère Caroline, c'est à mon ami que je vais présenter celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même. Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistait à la cruelle grâce que je lui demandais! Et lorsque enfin il céda à mes persécutions, lorsqu'il signa ce fatal papier, et qu'il me le remit, ce fut en me disant: — Réfléchissez encore, mon cher Walstein; votre résolution m'afflige. J'ai cru vous rendre heureux, je crois encore que vous pourriez l'être: c'est avec regret que j'ai signé ceci; mais j'espère que vous n'en ferez pas usage. — Voilà, Caroline, celui devant qui vous allez confirmer le bonheur de son ami. — Ils étaient déjà dans les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la voiture. Le roi, suivant sa coutume, allait monter à cheval, exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et s'arrête. — Ah! vous êtes là, comte? j'en suis bien aise. J'ai pensé à vous hier tout le jour. J'ai vu le chambellan, il ne savait rien encore. Ne précipitez rien; il faut que je parle moi-même à Caroline; j'ai peine à consentir… — Ah! sire, elle est ici. — Qui donc? — Elle, ma Caroline, ma femme, mon amante, l'adorable épouse que Votre Majesté m'a donnée, et qui m'en devient plus chère encore. —Vous extravaguez, comte. — Non, sire; c'est hier, hier matin que j'étais un insensé. Elle m'a rendu la raison, le bonheur, la vie; elle m'aime, elle veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits. Il était en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant pas trop qu'une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna en riant de se relever et de s'expliquer. Le comte obéit; il raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à Walstein, et le désir qu'ils avaient eu tous les deux d'obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il accorda l'un et l'autre avec joie, et voulut en aller assurer lui-même Caroline, qui attendait toujours dans sa voiture le retour du comte. Elle fut bien émue en voyant le roi s'approcher d'elle, et voulut descendre; mais le roi l'arrêta, et lui dit: — Restez, madame la comtesse; c'est bien, très-bien. Oublions le passé; je suis fort content. Soyez toujours unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent. Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu'elle se trouve unie au rang suprême.

Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans cet hôtel d'où le comte s'était comme banni pour toujours. Il n'est pas besoin d'ajouter qu'ils y jouirent d'un bonheur d'autant plus senti, qu'ils l'avaient acheté par de cruelles peines.

FIN.

Il y peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui pensent qu'un épisode quelconque doit être placé dans le corps de l'ouvrage avant le dénoûment, et qu'on ne peut plus rien avoir d'intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux. C'est pour eux que j'ai mis le mot fin après la réunion du comte et de Caroline (quoiqu'ils fussent bien éloignés eux-mêmes de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de Lindorf et de Matilde ne l'était pas). Il suffira sans doute d'apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et Matilde furent unis dans la suite. L'histoire sera dans les grandes règles; ils sauront tout ce qu'ils veulent savoir, et n'auront pas besoin d'aller plus loin.

Mais nous aimons à penser qu'il est des lecteurs plus curieux, ou plus sensibles, qui nous sauront gré d'entrer dans les détails d'un événement qui ne peut leur être indifférent, puisqu'il est si nécessaire au bonheur du comte et de Caroline, qu'on ne peut même imaginer qu'ils puissent jouir d'un instant de vrai bonheur , tant qu'il leur reste quelque inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu'ils peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente, mais bien réelle, du malheur d'êtres aussi chers et dont les intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une soeur chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages épisodiques? Non, ce sont des parties d'un même tout. Ceux qui se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de Ronnebourg sans qu'on sache ce qu'il est devenu; que l'intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu'elle aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la douleur, et qui n'auront aucun désir d'apprendre comment ils se sont réunis; non, ceux-là ne sont pas dignes d'être amis de la sensible Caroline. C'est donc sans aucune crainte de ne pas exciter l'intérêt, que nous allons continuer l'histoire de Caroline , et compléter son bonheur.

SUITE DE CAROLINE

Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, avaient souvent ajouté aux tourments de Caroline, dans le temps où il lui eût été permit peut-être de ne s'occuper que d'elle seule; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de force par celui de son propre bonheur. A peine fut-elle arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu'elle amena la conversation sur un objet également intéressant pour tous deux, en lui rendant la lettre inutile qu'il avait écrite à Lindorf. — Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez là d'un bien qui ne vous appartenait pas. Lindorf est à Matilde; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère. — Plût au ciel! reprit le comte; mais vous oubliez… — Quoi donc? — Que ce n'est plus Matilde qui peut faire le bonheur de Lindorf. — Et pourquoi? parce qu'il a aimé quelques mois Caroline de Lichtfield? Mais elle n'existe plus cette Caroline-là; il ne la reverra jamais; et celle qu'il va retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui inspirer qu'une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son amour pour Matilde. Qu'il la revoie seulement, il ne comprendra pas lui-même qu'il ait pu l'oublier un instant. Je voudrais être aussi sûre des sentiments de Matilde. Un mot d'une de vos lettres à Lindorf m'inquiète: vous paraissez croire qu'elle ne l'aime plus, et que ce Zastrow…. O mon Dieu! comme j'en serais fâchée!

Pour toute réponse, le comte chercha dans son portefeuille, et donna à lire à Caroline la dernière lettre qu'il avait reçue de Matilde… Comme elle en fut touchée! comme elle répéta plusieurs fois, en la lisant: Pauvre enfant! aimable Matilde! chère petite soeur! Eh! oui, sans doute, tu vivras avec nous; tu retrouveras ton amant, ton frère et la plus tendre soeur. Et rendant la lettre au comte: Méchant que vous êtes! pourquoi ne pas voler tout de suite à son secours? — Pourquoi?… Ma Caroline était mourante; il n'y avait plus qu'elle pour moi dans l'univers. — Pauvre Matilde! du moins vous lui avez répondu? — Oui; mais je voudrais à présent qu'elle n'eût reçu cette réponse, et j'avoue que son silence m'inquiète…… — Ah! Dieu! vous l'aurez affligée! Chère Matilde!…… Et, tout à coup, se levant avec impétuosité et s'approchant du comte les mains jointes, elle ajouta d'un ton vif et suppliant: Mon ami, mon cher ami! ne me refusez pas ce que je fais vous demander; de grâce ne me le refusez pas: partons demain; allons à Dresde; allons chercher Matilde; je brûle de la connaître, de vivre avec elle, de porter la joie et la consolation dans son coeur. Relisez sa lettre, et vous ne balancerez pas un instant; pensez qu'à présent, peut-être, elle est dans les larmes et la douleur. Oh! comme je me les reproche ces larmes dont je suis la cause! Chère petite Matilde! c'est donc moi, moi seule qui lui enlevais son ami, qui la privais de son frère! Que de torts j'ai à réparer avec elle! En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai bonheur que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même.

Elle parlait avec tant de feu, sa physionomie exprimait tant de choses, elle était si belle dans ce moment-là, que le comte tomba presque involontairement à ses genoux, et resta longtemps la bouche collée sur sa main sans pouvoir prononcer un mot. — Eh bien! reprit-elle avec impatience, nous partirons demain, n'est-ce pas? — Adorable Caroline, s'écria le comte, vous savez donc lire dans mon coeur? L'absence de ma soeur, l'idée de la savoir malheureuse, pouvaient seules altérer ma félicité; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoureuse, était au-dessus de mes forces. — Vous plaisantez, je crois; la saison est toujours belle quand on voyage avec ce que l'on aime et qu'on va chercher une amie.

Le comte ne résista plus et les préparatifs du voyage furent bientôt faits, grâce à l'aimable empressement de Caroline. Ils furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, jouissant d'avance et du plaisir de Matilde, et de sa surprise. Le comte ne lui avait jamais parlé de son mariage, et l'embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets avait aussi causé son silence. — Nous la ramènerons avec nous, disait Caroline; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin avoir une amie; et c'est à vous encore que je devrai ce bien si longtemps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre bonheur. Mais vous dites qu'il ne peut tarder à venir; nous les marierons d'abord, et nous jouirons ensemble de tout ce que l'amour et l'amitié ont de charmes. Chaque mot de Caroline transportait le comte, l'enivrait de tendresse et bonheur. La manière franche et naturelle dont elle parlait de Lindorf, son désir de le voir uni à Matilde, devaient dissiper jusqu'à l'ombre même du doute; mais il était loin d'avoir là-dessus les mêmes espérances qu'elle, et de croire que jamais Lindorf pût s'unir à Matilde. Il lui paraissait impossible qu'après avoir aimé Caroline ou pût revenir à quelque autre objet; et, bien décidé à ne pas donner sa soeur à un époux prévenu pour une autre femme, il ne formait d'autre projet que celui de la soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire attendre doucement, dans le sein de l'amitié fraternelle, un époux qui n'eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que l'ingrat Lindorf le coeur et la main de Matilde. Quant à Lindorf lui-même, le comte tâchait d'écarter son souvenir; mais il y réussissait faiblement; et, même à côté de sa chère Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir s'échappait quelquefois de son coeur oppressé, en pensant que ce bonheur était aux dépens de son ami; que Lindorf était malheureux; qu'il le serait toujours; qu'il ne le faisait revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le coeur de la pauvre Matilde des sentiments que l'absence seule de Lindorf pouvait éteindre.

Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à Caroline, à qui ces douces illusions faisaient tant de plaisir, qu'il ne pouvait se résoudre à les lui ôter à l'avance, ils ne s'apercevaient ni l'un ni l'autre que l'impatience d'arriver les faisait voyager avec une rapidité dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces n'égalaient ni son courage ni le sentiment qu'il l'animait: le soir de la seconde journée; elle pria le comte de s'arrêter, pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étaient près d'arriver. Il y consentit; mais, se défiant de la manière dont ils y seraient, il envoya un de ses gens en avant pour s'assurer au moins d'un logement.

Il ne tarda pas à revenir, et ramenait avec lui l'hôte d'une mauvaise petite auberge qui se trouvait dans le lieu. Jugeant à l'équipage que c'était un grand seigneur, il craignait de perdre cette aubaine, et venait lui-même pour le décider à s'arrêter chez lui. Il n'avait cependant que deux chambres à deux lits chacune, et toutes les deux étaient retenues par un jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure que le mari avait au bras, et qui s'était rouverte par le mouvement de la voiture, les retiendrait là peut-être encore quelques jours. Pour s'assurer les deux chambres, ils les avaient payées d'avance; mais cela n'embarrassait point l'hôte, qui était un gros paysan à mine joviale. — Pardieu! disait-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres; qu'ont-ils besoin d'en avoir deux? Ils s'aiment tant! Ils sont beaux comme des anges; ils ne se quittent pas un instant de tout le jour: eh bien! ils ne se quitteront pas de la nuit; et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu'ils n'en seront pas fâchés.

Tout en parlant, ils arrivèrent devant l'auberge. Le comte, toujours honnête, crut qu'il devait aller lui-même prier ces étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au moins un des lits d'une des chambres à la comtesse; en attendant, l'hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte monte un mauvais escalier obscur. Il voulait se faire annoncer; mais l'hôte, peu au fait des règles de la politesse, l'introduit dans une espèce d'entrée, au fond de laquelle était une porte ouverte, lui dit: Vous les trouverez là, et le quitte.

Il fallait donc s'annoncer soi-même. Il s'avance, et voit, à l'autre bout d'une longue chambre, une femme mise très-élégamment, occupée à nouer autour de cou d'un homme placé dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devait lui servir d'écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une main très-blanche et très-jolie se trouvant près de la bouche de jeune homme, il la baisait avec passion.

Ce tableau était fait pour intéresser le comte; il n'osait les déranger et contemplait en silence ce couple qui lui retraçait son propre bonheur. Craignant enfin d'être indiscret, il voulut se retirer doucement; mais la jeune dame ayant fini se tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri perçant, et s'élance dans le bras du comte, immobile d'étonnement, en disant: — Eh! grand Dieu, c'est mon frère, mon cher frère! A ce cri, Lindorf, car c'était lui-même, oublie sa blessure, se lève avec précipitation. — O mon Dieu! Walstein! serait-il vrai?….. Oui, c'est lui-même; et du bras qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des sauts de joie. — Oui, c'étaient Matilde et Lindorf. Le comte n'en peut plus douter; c'est sa soeur, c'est son ami qu'il presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseraient à le croire, son coeur ému le lui dirait. Sans pouvoir comprendre quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant quelque minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, ma soeur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des exclamations, furent tout ce qu'on put articuler; le comte y mêlait le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il enfin: chère Matilde! nous allions vous ….. Elle est ici. — Ma soeur est ici? s'écrie Matilde….. Et, plus légère qu'une biche, elle est déjà au bas de l'escalier, et bientôt dans les bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui en avait fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, et au nom de chère soeur qu'elle répète en l'embrassant. Le comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline augmente; mais cette surprise, jointe au plaisir le plus pur, fut tout ce qu'elle éprouva. Lindorf n'est plus que son frère et son ami, elle ne balance pas à l'embrasser avec cette tendresse franche et naturelle qui caractérise si bien la véritable et simple amitié.

Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous assurer de mon amitié! Oh! combien j'aimerai l'ami de mon cher Walstein et l'époux de ma chère Matilde!

Cette manière ingénieuse de rappeler d'un seul mot à Lindorf les relations qui devaient les unir désormais eut son effet. En apprenant qu'il allait revoir Caroline, il s'était senti si ému, si peu sûr de lui-même, qu'il avait tremblé de cette entrevue; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu'elle sut mettre au peu de mots qu'elle prononça, la présence du comte, celle de Matilde lui imposèrent. Lindorf est surpris lui-même de ne plus voir, dans cette Caroline qu'il avait si fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-soeur de Matilde, une amie respectable, qui ne lui inspirait plus que des sentiments doux et tranquilles qu'il osait avouer. — Oui, lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre frère, votre ami, l'ami de Walstein; je sens que je suis digne de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et saisissant la main de Matilde: cher comte! vous me faisiez revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où j'aspire; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.

On comprend la réponse du comte; elle fut accompagnée du plus vif désir d'apprendre quel étrange événement les avoir réunis; s'ils étaient mariés ou non; ce que c'était que cette blessure de Lindorf; où ils allaient; d'où ils venaient; enfin l'explication d'une énigme qui lui paraissait impénétrable.

On suppose et l'on espère que le lecteur partage un peu cette curiosité: qu'il ait donc la bonté de se transporter dans une chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre avait eu lieu. Qu'on se représente les quatre personnes les plus heureuse qu'il y eût alors sur la terre, éprouvant tout ce que l'amour et l'amitié ont de plus doux, assises autour d'un poêle antique, parlant d'abord toutes à la fois, faisant des questions les unes sur les autres sans attendre les réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde pleurer et rire tour à tour, embrasser son frère et puis Caroline, tendre une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d'un petit ton grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un quart d'heure d'audience pour raconter mon histoire, disait-elle en se redressant; car je suis toute fière d'avoir une histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand j'étais petite fille.

On parvient à se taire, à l'écouter; on se serre autour d'elle; elle s'adresse au comte, et commence ainsi:

Il y avait une fois un oiseleur…

Un oiseleur! s'écrièrent-ils tous à la fois. — Eh! oui, un oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d'en venir à mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, lui donner une question à décider; et quoi que vous disiez, j'en reviens à mon oiseleur; j'aurai bientôt fini. Cet oiseleur donc avait, par mille ruses, fait tomber dans ses filets un pauvre petit oiseau. Oh! comme il était malheureux le pauvre petit oiseau! comme il se débattait dans les piéges qu'on lui avait tendus! comme il appelait tous ses amis à son secours! Mais l'oiseleur faisait en sorte qu'aucun de ses amis ne l'entendît. Enfin il vint une linotte voler autour des filets dont il était entortillé. Pauvre petit oiseau! lui dit-elle, tu crierais bien plus fort si tu savais ce qui t'attend; demain on coupera tes ailes; on t'ôtera pour toujours ta liberté; on t'enfermera avec un oiseau que tu n'aimes point, et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. Le petit oiseau cria bien fort; la linotte en fut touchée, et lui dit: Voyons s'il n'y a pas moyen de te sauver. Ils travaillèrent si bien tous les deux, que, crac! une maille du filet s'échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le corps, et puis les ailes: il les étend, il s'envole, il va tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.

A présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort: l'oiseleur qui ôtait au petit oiseau sa liberté, ou le petit oiseau qui a su la retrouver? — Ah! c'est l'oiseleur sans doute, s'écria le comte enchanté des grâces, de la finesse et de la naïveté qu'elle avait mises dans son apologue. Le charmant petit oiseau n'aura jamais tort avec moi: quand même ma raison le condamnerait, mon coeur l'approuvera toujours. Matilde se jeta dans ses bras de l'air le plus attendri. J'ai retrouvé mon frère! s'écria-t-elle; et sa bonté touchante m'assure plus encore que je n'ai rien à me reprocher! Oh! comme j'ai bien fait de quitter les méchants qui me faisaient douter de son amitié? — Douter de mon amitié…, vous, Matilde? Expliquez-vous, de grâce. — Et bien, reprit-elle avec vivacité, on a eu la cruauté de me dire…, de me prouver même, que vous ne m'aimiez plus, que vous ne m'écriviez plus; que vous ne me verriez plus; que vous me défendiez de penser à Lindorf; que vous m'ordonniez d'épouser Zastrow; que vous étiez reparti pour la Russie; enfin, que je n'avais plus de frère: car c'était la même chose…

Ici la respiration lui manqua, et des torrents de larmes coulaient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle souriait en même temps: ces pleurs ressemblaient à ces ondées subites d'été lorsque le soleil éclaire l'horizon, et qu'on voit à travers les grosses gouttes de pluie, briller des nuages blancs mêlés d'un rouge tendre. — Ne suis-je pas bien enfant? dit-elle quand elle put parler; je sais que tout cela n'est pas vrai; je jouis de la réalité; vous êtes là; vous m'aimez, et la seule supposition du contraire m'afflige encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous les détails que vous voudrez sur l'histoire du petit oiseau.

Avant qu'elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions sur ce qu'on avait supposé contre lui. Sa tante avait intercepté et soustrait la lettre où il promettait à sa soeur de venir bientôt à Dresde et de la laisser libre. Elle arrangea à sa manière celle qu'il lui écrivait à elle, et la lut à Matilde; le désir qu'elle épousât Zastrow fut changé en ordre positif; le voyage de Lindorf en Angleterre devint inclination et un projet de mariage avec une Anglaise; la lettre du comte, datée de Ronnebourg , le fut de Pétersbourg; et l'innocente Matilde, voyant l'écriture de son frère, fut la dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte allait sans doute les découvrir, mais on espérait engager Matilde à se marier auparavant; et puisque le comte le désirait , il pardonnerait aisément.

Il est certain qu'avec un caractère moins décidé que celui de Matilde, sa tante serait parvenue à son but; mais elle trouva une fermeté, une résistance, que rien ne put ébranler. Elle paraissait inconcevable au jeune de Zastrow, qui n'avait pas imaginé jusqu'alors qu'une femme pût résister au bon ton, aux grâces, à l'élégance, qu'il avait acquis dans ces voyages. Un an de séjour à Paris, des liaisons de jeux avec quelques roués à la mode, des succès payés au poids de l'or avec des actrices, l'avaient si pleinement convaincu de son mérite irrésistible, qu'il croyait n'avoir qu'à paraître pour tout subjuguer sans se donner la moindre peine.

Il laissait à sa tante le soin de faire sa cour, et pensait que Matilde lui en devait de reste quand il lui avait juré sur sa parole d'honneur, qu'elle était jolie comme un ange; que sa forme était délicieuse; que sa physionomie avait quelque chose de français; qu'elle était presque aussi bien que mademoiselle D. de l'Opéra; qu'elle chantait comme mademoiselle R.; que dès qu'elle serait sa femme, il la mènerait à Paris, où certainement elle ferait sensation: et il disait cela en se regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s'interrompant pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour.

Voilà, disait Matilde, quel est l'être dont ma tante est enthousiasmée, auquel elle voulait unir mon sort, et dont elle ne cessait de me vanter la figure, l'esprit et la passion. Pour moi, j'avoue que je n'ai su voir qu'un homme bien blond, bien suffisant, bien égoïste, n'aimant que lui seul au monde, et ne me faisant l'honneur de penser à moi que parce que j'étais la soeur de favori du roi, et l'héritière de madame de Zastrow.

Je ne cachais point me façon de penser à ma tante ni sur son neveu, ni sur Lindorf. Elle savait combien je haïssais l'un et combien j'aimais l'autre, et ne cessait de chercher à détruire ces deux sentiments. — Vous voyez bien, me disait-elle, que votre frère a changé d'avis. — Oui, ma tante, mais son avis ne change pas mon coeur. — Votre Lindorf ne vous aime plus. — Est-ce que je dois me punir de son infidélité? — Vous ne le reverrez jamais. — A-t-on besoin de voir pour aimer et pour tenir ce qu'on a promis? — Mais sa légèreté vous dégage. — Point du tout: c'est lui que sa légèreté dégage; mais si je ne suis pas légère, est-ce ma faute à moi? Dépend-il de lui, de vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne l'aime plus et que j'en aime un autre?

Ces conversations finissaient ordinairement assez mal; j'étais tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée; et, malgré tout mon courage, j'étais au désespoir. Enfin, je pris le parti d'écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyais au fond de la Russie: on aurait pu me marier dix fois avant votre réponse; j'étais d'ailleurs un peu piquée de votre abandon, de votre silence, et j'écrivis à Lindorf. — A Lindorf! en Angleterre? Saviez-vous son adresse? — Je ne savais pas même s'il était bien vrai qu'il y fût: quelquefois je me donnais le plaisir de croire qu'on ne m'avait dit que des mensonges; cependant tout semblait les confirmer.

J'écrivis donc: ce fut un moment de bonheur et de consolation; et quoique ma lettre restât dans mon portefeuille dès qu'elle fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai que j'avais un léger espoir de découvrir si Lindorf était en Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir: voici sur quoi je le fondais.

A mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille aimable, mais plus âgée que moi, m'avait prévenue par mille politesses; les liaisons de sa famille avec ma tante me mettaient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis longtemps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et un frère cadet, elle jouissait d'une liberté qui rendait sa maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. Elle était continuellement chez moi, ou m'attirait chez elle. Flattée de l'amitié que me témoignait une grande demoiselle de vingt-cinq ans, je répondis à ces avances, et nous finîmes par nous lier autant que la différence de nos âges pouvait le permettre. Quoiqu'elle fît tout au monde pour me la faire oublier cette différence, et que je désirasse avec passion d'avoir une confidente, je n'avais point encore osé lui avouer le secret de mon coeur. Un air un peu décidé, suite de son éducation; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisait une cour assidue; l'amitié qu'elle témoignait à M. de Zastrow; tout me faisait craindre de trouver en elle un censeur de plus. Il me semblait que je me serais plus volontiers confiée à son frère, dont l'âge était plus rapproché du mien, et que son caractère doux et sensible devait rendre plus indulgent; mais il était lié aussi avec M. de Zastrow. D'ailleurs, il paraissait éviter les occasions d'être avec moi, plutôt que de les rechercher; et, peu de temps après, il annonça qu'il allait voyager pour quelques années.

Oh! quand j'appris qu'il commençait par l'Angleterre, comme mon coeur palpita! comme j'aurais voulu lui confier alors mon secret, le prier de s'informer de Lindorf, le charger de ma lettre! J'en cherchai le moment; mais, trop occupé des préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d'entamer avec lui cette conversation. Souvent je m'approchais de lui; je lui parlais de l'Angleterre,de son départ prochain; mais si je voulais essayer d'ajouter un mot sur l'objet qui m'intéressait uniquement, je me troublais, je ne savais plus comment m'exprimer, et je finissais par me taire, en rougissant comme si j'avais parlé, ou qu'on eût pu deviner ma pensée.

Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, voyait mon embarras et l'augmentait par ses plaisanteries. Enfin, son frère était parti que je cherchais encore comment je pourrais m'y prendre pour lui parler de Lindorf et lui donner ma lettre. Je fus désolée d'avoir manqué cette occasion de la lui faire parvenir.

Il me restait une ressource, mon amie pouvait l'envoyer à son frère; mais il fallait pour cela lui faire un aveu complet, l'intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui parlais à tout moment de l'Angleterre, de son frère, des lettres intéressantes qu'elle en recevait, du bonheur d'avoir une correspondance avec quelqu'un qu'on aime; mais je n'avais pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.

Un matin, elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes genoux: Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu'il est si doux de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là, aussi bien elle aurait dû vous être adressée. Mon frère m'écrit, il est vrai; mais c'est uniquement pour me parler de vous. — De moi? — Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la cause de son absence; vous me privez de mon frère: lisez et rappelez-le bien vite.

Je n'y comprenais rien encore; j'ouvris presque machinalement, et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confiait à sa soeur des sentiments que j'étais bien loin de pouvoir partager et qui m'affligèrent; je ne voulais pas lire plus loin que la première page.

Bon Dieu! de quel plaisir j'allais me priver! Mon amie m'oblige à continuer; je tourne ce papier avec un mouvement de dépit et de chagrin, à peine ai-je parcouru des yeux cette seconde page, que j'entrevois au bas un nom…. Oh! comme mon chagrin s'évanouit pour faire place au plaisir le plus pur! C'est ce nom si cher à mon coeur, si présent à ma pensée; oui, c'est le nom de mon ami Lindorf que je vois en toutes lettres: M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes . Ah! je ne me trompe point: c'est lui, c'est bien lui-même. J'ai déjà lu l'article en entier; j'ai fait un cri de joie; j'ai pressé la lettre contre mon coeur, contre mes lèvres; j'ai pleuré et ri tout à la fois, comme si j'eusse été seule; et, voyant tout à coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je me suis jetée dans ses bras, et j'ai caché dans son sein mon trouble et mon émotion. Elle m'en demande la cause; elle me fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère Matilde, qu'avez-vous donc? Qu'est-ce qui vous agite à cet excès? — Ah! voyez, voyez; lisez vous-même, lui dis-je en lui montrant l'article de la lettre; je vous expliquerai tout; et pendant qu'elle lit, je cache encore mon visage sur son tablier.

"J'ai eu le bonheur, disait M. de Manteul à sa soeur, de rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes du roi de Prusse, et cette connaissance deviendra, j'espère, une liaison intime. Nous avons fait la traversée ensemble; nous avons pris un même logement; nous ne nous quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, comme moi, triste, occupé; il regrette aussi sa patrie: sans en être encore aux confidences, je parierais que son coeur n'est pas plus libre que le mien."

Ah! m'écriai-je alors en relevant la tête et joignant les mains, il n'est pas vrai donc qu'il aime en Angleterre, qu'il s'y marie, qu'il y est depuis six mois? Oh! mon coeur me le disait bien! — Mais qui donc? reprit mon amie: connaissez-vous ce baron de Lindorf? — Si je le connais!… — Mais l'aimeriez-vous? — Ah! si je l'aime!…. Enfin, de questions en questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence entière de mes sentiments et de ma situation actuelle. Je lui racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre désir de nous unir; mais il faut toujours garder pour soi quelque chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé; je lui confiai cependant les doutes qu'on me donnait sur Lindorf; son silence semblait les confirmer.

Cependant il était possible, et je cherchais à me le persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres en fût la cause. Mon frère n'était plus dans ses intérêts; il le savait sans doute; et cette tristesse , et cet air occupé , et ces regrets sur sa patrie , et cet attachement que Manteul lui soupçonnait, rien ne m'était échappé, et tout ranimait mes espérances.

Mon amie m'avait écoutée avec l'intérêt le plus vif et le plus marqué. Quand j'eus fini, elle m'embrassa tendrement. Pauvre petite Matilde! pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt tout cela? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me la refusiez! — Je craignais que vous ne prissiez contre moi le parti de Zastrow. — Moi? oh! comme j'en suis éloignée! Je ne puis assez approuver votre résistance; mais vous finirez peut-être par céder? — Ah! jamais, jamais de ma vie; je ne puis, je ne veux aimer que Lindorf. — Dites aussi que vous ne devez aimer que lui; vous devez vous regarder comme absolument engagée, comme déjà mariée: ce serait un crime, un parjure que d'en épouser un autre. — Ah! je le pense bien ainsi; mais…. — Mais, qu'est-ce qu'il fait en Angleterre ce Lindorf? — Hélas! je l'ignore, je ne puis le comprendre; depuis plus de six mois, je n'ai pas de ses nouvelles. — Et vous pouvez rester ainsi? Que ne lui écrivez-vous?… C'était aller à mon but; aussi je répondis vivement: — Oh! je lui ai écrit. — Eh bien? — Ma lettre est dans mon portefeuille. — Il est sûr qu'elle y produit un grand effet! Enfant que vous êtes! donnez-la moi cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami l'aura dans huit jours.

Comme je j'embrassai! Cependant les sentiments de son frère me revinrent dans l'esprit. Quelle bonté charmante! je craignis d'en abuser, et je dis en hésitant: Mais M. de Manteul voudra-t-il?…. — La commission est un peu cruelle, j'en conviens; mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour inutile, c'est lui rendre un service: allons, donnez. — La lettre était sortie du portefeuille; je me la laissai doucement arracher: elle était déjà cachetée. — Lui promettez-vous positivement, me dit mon amie, de n'être jamais qu'à lui, de ne pas épouser Zastrow? — Oh! très-positivement. — Fort bien; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux époux persécutés: à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow; je lui parlerai, je le flatterai; vous ne prendriez jamais sur vous de le tromper? — Oh non! je ne cesse de lui répéter que j'aimerai toujours Lindorf. — Et qu'est-ce qu'il vous répond? — Qu'il ne croit pas à la constance éternelle. — Il n'y croit pas? Ah! je le comprends bien; mais on saura lui prouver de quoi les femmes sont capables, n'est-ce pas, chère Matilde? — Je le lui promis de bien bonne foi; et je rentrai chez moi plus décidée que jamais à la résistance la plus ferme.

Ici, le comte s'approcha de Lindorf, et lui dit en riant quelques mots à l'oreille, auxquels il répondit sur le même ton. Les dames, surtout Matilde, voulaient savoir ce que c'était. — Vous le saurez, je vous le promets; mais, chère Matilde, achevez votre histoire: vous en étiez à la tendre amitié de mademoiselle de Manteul.

Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n'en fut de pareille. A voir le vif intérêt qu'elle mettait dans nos entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que c'était elle qui me confiait le secret de son coeur, et qu'il s'agissait de son propre bonheur: elle animait, elle soutenait mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvait-elle se tromper? Je me serais peut-être défiée de moi-même; mais, autorisée par une raison de cinq lustres, je crus n'avoir rien à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes projets de résistance, et j'attendais avec impatience, mais sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu'il me dirait au moins la vérité. Si je n'étais plus aimée, j'avais pris mon parti. — Qu'auriez-vous donc fait? demanda Caroline avec vivacité. — Tous mes efforts pour l'oublier aussi, mais en même temps le voeu de ne point me marier, de ne plus me fier à ce sexe perfide; je n'ai jamais compris qu'on pût aimer deux fois.

Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte bien douloureuse au coeur de la sensible Caroline; elle rougit excessivement, baissa ses beaux yeux, les révéla à demi sur son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant embarras; il en jouit un instant avec délices, baisa tendrement la main de Caroline; puis s'adressant à Lindorf: — Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de pense de Matilde, et peut-être avez-vous raison; mais chacun a la sienne; et, pour moi, je crois qu'il n'y a rien de plus doux, de plus flatteur, que d'être le second objet de l'attachement d'une femme délicate et sensible. Je compterais mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle d'un coeur qui n'aurait pas appris à se défier de lui-même. — Comment, s'écria Matilde, c'est mon frère qui prêche l'inconstance? — Je ne donne pas ce nom à une seconde inclination, et je n'en permets que deux, pas davantage. — Oh! non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en pressant contre son coeur la main du comte.

Pour moi, reprit Matilde, je trouvais à Dresde, que c'était déjà beaucoup trop d'une fois, et que nous autres femmes nous sommes bien dupes d'aimer. L'amour ne nous donne que des tourments, et si peu à ces hommes! Monsieur s'amusait tranquillement à Londres pendant que j'étais grondée, persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvais cependant bien moins malheureuse depuis que j'avais une amie à qui je pouvais ouvrir mon coeur. Eh! quelle charmante amie! elle entrait si bien dans toutes mes idées; elle approuvait si fort mon amour et ma constance; elle me disait tant de bien de Lindorf et tant de mal de Zastrow! et cependant elle poussait la complaisance pour moi au point de le recevoir, de l'entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me conseilla même de l'inviter toujours dans les petites soirées que nous passions ensemble. C'est un moyen de le contenter qui ne vous expose point, me disait-elle, et dont votre tante vous saura gré; je vous promets de ne point vous quitter, d'être toujours là: il n'est rien que je ne fasse pour vous. En effet, ma tante était de meilleure humeur; elle ne me parlait plus de rien, et j'espérais gagner au moins un peu de temps. Mais il y a trois jours qu'elle m'apporta deux grands papiers, en m'ordonnant de les lire, de signer l'un des deux, à mon choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise. Deux grands papiers qui ressemblaient à deux contrats! me donnait-on à choisir entre Lindorf et Zastrow?

J'eus une courte espérance. J'ouvre, je lis, et je vois que tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssais tous les jours un peu plus.

L'un de ces papiers était bien, comme je l'avais pensé, mon contrat de mariage avec lui, où il ne manquait que ma signature, et par lequel ma tante m'assurait son héritage en entier; l'autre était une donation dans les formes de ce même héritage à M. de Zastrow, si je m'obstinais à le refuser.

Oh! comme je fus contente qu'on me laissât le choix! comme je signai bien vite cette donation! comme je l'apportai en sautant dans l'appartement de ma tante! Son neveu était avec elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait: oh! c'est de bien bon coeur que j'ai signé. M. de Zastrow, toujours vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois de ma condescendance. — Je suis charmée qu'elle vous rende heureux, monsieur, lui dis-je en riant; mais ce n'est pas moi qu'il faut remercier; je n'y ai aucun mérite, je vous assure; j'ai suivi mon goût.

Alors ses transports redoublèrent, et j'eus la malice d'arrêter un instant sur cette phrase: — Oui, monsieur, repris-je lentement, mon goût…. pour la liberté…. D'ailleurs, ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je n'ai désiré un instant de jouir de ces biens qu'on mettait en balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de mon coeur et de ma main. Zastrow se releva d'un air surpris; ma tante avait ouvert les papiers, et savait déjà lequel était signé. La colère se peignait dans ses yeux; je ne lui laissai pas le temps de l'exhaler. Je me mis à ses genoux; je baisai mille fois ses mains, et je lui dis: Ma tante, ma chère tante, ne vous fâchez pas; tout est bien à présent. Ne parlons plus de mariage, ni d'un héritage auquel je ne veux pas seulement penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon coeur; déchirons ce contrat; et en disant cela, je le pris et le mis en mille pièces. — Laissons subsister cette donation à M. de Zastrow; les hommes ont plus besoin de richesses que nous; moi, je n'en veux point d'autres que votre amitié, celle de mon frère et l'amour de Lindorf, ou du moins la liberté de l'aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes qui voudront de son amour, qui n'aimeront pas Lindorf, qui le rendront plus heureux que moi! Et quand vous aurez fait mourir de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous?

En vérité, je crus qu'elle allait s'attendrir et céder à mes instances. Zastrow se promenait dans la chambre à grands pas, d'un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la main; puis se tournant de son côté: — Vous l'entendez, mon neveu? qu'en pensez-vous? — Ce que je pense, madame, dit-il d'un air tragique et menaçant; c'est que je veux Matilde, ou la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son épée, et parut prêt à se tuer. Je m'élance, je saisis son bras. Ma tante jetait les hauts cris, disait qu'elle se trouvait mal; je ne savoir auquel courir. Enfin je ne pus les calmer tous les deux qu'en leur promettant de faire tout ce qu'on voudrait; et j'étais moi-même si fort émue et tremblante, qu'à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui produisirent un grand effet. L'épée se remet dans le fourreau; la tante se ranime, m'embrasse et me prie de signer tout de suite.

Heureusement j'y avais mis bon ordre, et les pièces du contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu'il fallait premièrement en faire un autre: on remit donc la signature au lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le moment de la terreur était passé; je frémis de ce qu'elle m'avait fait faire, de cet engagement que j'avais pris sans savoir ce que je disais; et, quand il s'agissait de le confirmer encore, mon coeur se serra au point d'en perdre connaissance. On fut obligé de m'emporter dans ma chambre et de me mettre au lit. Le mouvement me ranima; je ne pouvais encore ni parler ni ouvrir les yeux; mais j'entendais ce qu'on disait autour de moi. On me croyait toujours complètement évanouie, et ma tante disait à Zastrow: "Ne vous alarmez pas, mon neveu, cela n'est rien: nous l'avons aussi un peu trop effrayée, mais le plus difficile est fait. Elle a promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez, et le frère dira tout ce qu'il lui plaira. Quand la chose sera faite, nous ne le craindrons plus; pour le moment, il faut la laisser tranquille." Ils sortirent en me recommandant aux soins des femmes qui m'entouraient. Oh! combien j'avais à penser, et comme je renvoyai bien vite tout le monde! Dès que j'eus repris tout à fait mes sens, je réfléchis sur les mots que ma tante avait prononcés: il n'y en avait pas un seul qui ne fût un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et même aussi de joie. — Nous l'avons trop effrayée , disait-elle. Quoi! cette scène dont j'avais été si cruellement la dupe n'était donc qu'une comédie, un jeu concerté entre ma tante et ce Zastrow pour obtenir mon consentement? J'en fus indignée, et de ce moment-là je ne me regardai plus comme engagée. Je frémissais cependant en me rappelant cette phrase: Elle a promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez . Plutôt la mort, répétai-je avec effroi; mais ce qu'elle avait ajouté me rendait un peu d'espérance: Le frère dira ce qu'il lui plaira; nous ne le craindrons plus . On le craignait donc ce cher frère que je croyais du parti de mes persécuteurs; il n'en était donc pas; on m'avait trompée; il me restait donc un appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvais compter? Hélas! dans ma joie de l'avoir retrouvé cet ami, ce bon frère, j'oubliais la distance qui nous séparait, et que c'était le lendemain qu'on voulait disposer de mon sort.

J'était agitée de mille pensées différentes lorsque mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras dès que je l'aperçus: Venez au secours de votre malheureuse amie, lui dis-je en pleurant.

Je n'imaginais pas encore jusqu'où peut aller l'amitié. Elle était aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. — Je sais tout, me répondit-elle d'une voix altérée; je sors de chez votre tante. Qu'avez-vous fait, Matilde? Vous avez promis d'épouser Zastrow. — Je l'ai vu prêt à se tuer. — Bon! les hommes ne se tuent pas comme ils le disent; mais qu'est-ce que vous ferez? La tiendrez-vous cette fatale promesse? Rappelez-vous toutes celles que vous avez faites à votre cher Lindorf. — Eh! pensez-vous que je les oublie? lui dis-je avec impatience; elles sont toutes écrites là dans mon coeur: on me l'arracherait plutôt que de les en effacer. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit à présent; c'est de me soustraire à cet odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun moyen de le retarder au moins jusqu'à ce que j'aie écrit à mon frère? Il me protégera, j'en suis sûre à présent; je viens d'entendre un mot… Ah! s'il n'était pas en Russie, mon parti serait bientôt pris. — Comment? me dit mon amie, qui paraissait rêver à quelque chose; quel parti? Qu'est ce que vous feriez? — Je ne balancerais pas; je m'échapperais secrètement; je partirais; j'irais le joindre. — Quoi! me dit-elle avec transport, vous auriez ce courage? — En doutez-vous un instant? — Je vous admire, me dit-elle en m'embrassant; en effet, c'est le seul parti que vous ayez à prendre. J'y pensais, mais je n'osais vous le proposer. — Hélas! lui dis-je, c'est une chimère impossible; mon frère est en Russie; c'est trop loin, je n'irai jamais jusque-là. — Il est vrai que c'est difficile, dit-elle en hésitant; mais n'avez-vous pas à Londres un oncle maternel? — Oui, milord Seymour. — Eh bien; si vous alliez vous mettre sous sa protection? — Y pensez-vous bien, repris-je vivement, que j'aille en Angleterre à présent? Et Lindorf? — Eh bien! Lindorf y est; je ne croyais pas que ce fût une raison pour vous d'éviter ce pays-là. — Ah, ma chère amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous n'avez que ce moyen à m'offrir. J'aimerais mieux la Russie, tout impossible qu'est ce voyage; et ce n'est qu'auprès de mon frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis avec tant de fermeté, qu'elle n'insista pas; mais elle me demanda l'explication de ce mot que j'avais entendu. Je la lui donnai; elle en parut frappée comme d'un trait de lumière, et me dit tout à coup: Puisqu'on vous trompe sur une chose, on peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierais que votre frère n'est point en Russie; il me semble aussi avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de votre tante; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Elle sortit, et ne tarda pas à revenir; la joie brillait dans ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me dit-elle en rentrant; on vous en imposait. Votre frère est à Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait ses lettres; on vous cache qu'il doit venir ici dans quelque temps, et l'on est décidé à vous marier de gré ou de force, avant qu'il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce contrat; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la main s'il le faut; et le jour suivant vous serez mariée. Voilà ce que votre tante vient de me confier. "Elle a promis, dit-elle; il faudra bien qu'elle tienne sa promesse."

O mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je, que ferai-je? Et vous m'annoncez tout cela comme si c'était un bonheur! — Je pensais que c'en était un d'apprendre que votre frère est à Berlin: il ne tient qu'à vous à présent d'éviter cette tyrannie. — Ah! oui, sans doute…. mais…. mais…. — Comment donc! ce courage que vous aviez tout à l'heure, le voilà tout à fait évanoui! Pauvre Matilde! vous céderez, je le vois; vous n'aurez jamais la fermeté de refuser; et, tirant de sa poche un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle, Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier; il ne se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée. — Cruelle amie! lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous me consolez, que vous venez à mon secours? — Qu'est-ce que vous voulez que je dise à une petite fille faible et timide, qui ne sait elle-même ce qu'elle veut ou ne veut pas? Quand on n'ose rien entreprendre pour se tirer d'affaire, il ne reste d'autre parti que celui d'obéir; et je vous promets qu'avant deux jours vous serez baronne de Zastrow. — Jamais, jamais de ma vie, repris-je avec feu en mettant ma main sur sa bouche, cet odieux nom ne deviendra le mien! Je vous prouverai qu'une petite fille peut avoir de la fermeté; je saurai mourir s'il le faut. — Et pourquoi mourir quand on peut vivre et vivre heureuse? — Oh! j'aime beaucoup mieux mourir que d'aller ainsi toute seule à Berlin; cela m'est beaucoup plus facile. Je ne sais point le chemin de Berlin; je me perdrais mille fois avant d'y arriver, et je crois que jamais je n'aurais la force d'aller jusque-là.

Elle éclata de rire. — Pauvre enfant! vous avez pensé que je vous proposais d'aller à Berlin seule, à pied, comme une héroïne fugitive, déguisée en paysanne sans doute, un grand chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction qui vous trahit? Il n'y manquerait plus que la diligence, où l'on vous donne une place, pour être dans le grand costume des romans; cela serait sans doute beaucoup plus intéressant, mais peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer.

J'ai une ancienne femme de chambre mariée dans cette ville avec un des maîtres de la poste; elle m'est entièrement dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous conduira lui-même; elle vous accompagnera jusque chez votre frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser Zastrow; c'est comme vous voudrez; mais il n'y a point de milieu: il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.

Je ne balance plus, lui dis-je vivement: oh! que je suis heureuse d'avoir une amie comme vous! Oui, je veux partir, joindre mon frère, me conserver à Lindorf; mais cependant, il est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper! — Plaisant scrupule! ne vous donne-t-elle pas l'exemple? Ne vous trompe-t-elle pas indignement? — Il est vrai, mais si j'essayais encore de la toucher? — Cela serait bien inutile; elle s'attend à vos pleurs, à vos hésitations, à vos évanouissements même, et, loin d'en être touchée, on en profiterait peut-être.

Ah! je partirai! m'écriai-je; je ne sens plus ni remords ni scrupules: on en agit trop indignement avec moi, et je n'ai plus que l'inquiétude de sortir sans être aperçue. — Rien n'est plus aisé; mettez mon manteau, mon voile; on croira que c'est moi, et je saurai bien m'échapper aussi à mon tour. Vous irez m'attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.

(Mademoiselle de Manteul n'est pas difficultueuse, dit le comte en souriant.)

Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son activité. J'étais incapable de penser à rien. Dans un instant, elle rassembla ce que je voulais emporter avec moi, m'aida à me lever, à m'habiller, m'enveloppa dans sa grande pelisse, dans son voile de taffetas, m'ouvrit la porte, et me dit en m'embrassant: Allez, chère Matilde, vous n'avez pas un instant à perdre; songez qu'on peut entrer ici d'un moment à l'autre, et qu'il ne vous resterait alors aucune ressource. Cette idée me rendit mon courage, et j'étais déjà au bas de l'escalier lorsque je pensai que je devais laisser un billet sur ma table pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai; mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer; elle crut que j'avais rencontré quelqu'un. J'eus à peine commencé à lui dire ce qui me ramenait, qu'elle m'interrompit. — Vous êtes folle, je crois; écrire une lettre! Vous voulez donc laisser à votre tante le temps d'arriver? Lorsque je suis rentrée chez vous, elle m'a dit qu'elle allait me suivre. Allez; elle ne croira pas aussi facilement que vous que l'on est prêt à se tuer.

La peur de la voir arriver m'empêcha d'insister, et je sortis de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul logeait près de notre hôtel; je fus bientôt dans son appartement, et, quelques minutes après, elle m'y joignit. Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me dit-elle en entrant; on croit que vous dormez: j'ai recommandé qu'on vous laissât tranquille. Commençons d'abord par nous rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès qu'on s'apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous chercher ici; là, du moins, vous serez en sûreté, et nous fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous n'avez pas d'argent, je puis encore y suppléer. — Je la rassurai sur cet article; grâce à vos bontés, mon frère, j'étais toujours en fonds. Dès qu'elle m'eut conduite chez Marianne, qui consentit à tout ce qu'elle voulut, elle m'y laissa. On pourrait venir chez elle pour savoir si j'y étais; elle devait s'y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je fus seule, je pensai douloureusement à l'inquiétude affreuse où serait ma tante si je la laissais dans l'ignorance totale de ce que j'étais devenue. J'avais bien assez de torts avec elle, sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l'encre, une plume, et j'écrivis à peu près ceci:

"J'apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je pars sans vous demander la permission que vous m'auriez peut-être refusée. Je m'épargne au moins par là le regret de vous désobéir encore: c'est bien assez pour moi d'emporter celui de vous avoir déplu par ma résistance. O ma tante! pourquoi m'avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque chose? Pourquoi me forcez-vous aujourd'hui à m'éloigner de vous? Il m'eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma vie! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas sentir qu'une promesse arrachée par la terreur et démentie par le coeur n'engage à rien. Je pense qu'il ne songera plus à se tuer à présent que je ne suis plus là pour l'arrêter; je lui conseille fort de vivre, et surtout d'être heureux sans Matilde."

Je chargeai un des enfants de Marianne de porter ce billet au portier de l'hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma tante le serait, j'attendis assez patiemment mademoiselle de Manteul, qui m'avait promis de me revoir, et qui vint en effet assez tard.

Vous n'avez pas de temps à perdre, me dit-elle; partez à la pointe du jour. Zastrow s'obstine encore à vous chercher dans la ville, chez toutes vos connaissances; il sort de chez moi, et je l'ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que vous n'ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la fantaisie! Je n'osai jamais lui avouer que je venais de le faire; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d'être poursuivie s'empara de moi au point que je ne voulais plus partir. Mon amie employait toute son éloquence à me rassurer, et n'y parvenait pas. Elle réussit mieux en me peignant la colère où ma tante était sans doute contre moi; l'obligation où je me verrais d'avouer où j'avais été, et qui m'avait aidée; l'ascendant que ma fuite et mon retour allaient donner à ma tante. Je ne pouvais plus espérer de l'apaiser qu'en obéissant; et si je persistais à rentrer à l'hôtel, je n'y serais pas deux heures sans être la femme de Zastrow. Je ne la laissai pas même achever. Je veux partir, je partirai! m'écriai-je: le sort en est jeté, quoi qu'il puisse arriver; et les ordres furent donnés de suite pour avoir une chaise et des chevaux.

Mademoiselle de Manteul, craignant que mon courage ne s'évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, toujours goutteux, ne la gênait point; elle fit dire qu'elle soupait en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu'au moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvait m'encourager dans mon entreprise et dissiper me frayeurs. Fiez-vous à moi, me dit-elle; demain matin je ferai demander Zastrow; je détournerai ses soupçons sur l'Angleterre; je le garderai longtemps; je l'entretiendrai si bien, que lors même qu'il vous saurait sur le route de Berlin, il sera trop tard pour vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l'avance lorsque je le laisserai sortir de chez moi.

Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n'était plus le moment d'écouter ma frayeur; j'en avais trop fait pour ne pas achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. J'embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma reconnaissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, elle se livrait à la joie la plus vive de me voir, disait-elle, échappée à tant de dangers: je montai dans la chaise de poste.

Seule? interrompit le comte. — Avec cette femme que j'ai encore ici, cette Marianne qui avait servi mademoiselle de Manteul, et dont le mari me conduisait. — Et Lindorf? reprit le comte; vous voilà partie, ou peu s'en faut, et je ne vois point de Lindorf. Jusqu'à présent, c'est mademoiselle de Manteul qui vous enlève. — Aviez-vous donc pensé que c'était Lindorf? — J'apprends avec plaisir que non…; mais je ne comprends pas… — Un peu de patience, mon frère; ne me jugez pas une autre fois sur les apparences.

Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne Marianne, escortée par son mari, qui courait à cheval, ne m'arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassurait de son mieux; mademoiselle de Manteul était son oracle. Elle me répétait à chaque instant: Il n'y a rien à redouter, car mademoiselle l'a dit. Sur cette assurance, je devins plus tranquille, et la première journée s'étant passée avoir rien vu qui pût m'effrayer, je crus n'avoir plus rien à craindre, ni plus de précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste pour changer de chevaux, j'avançai étourdiment la tête hors la portière. J'entends une voix que je crois reconnaître, qui crie: C'est elle, c'est bien elle! Arrêtez, postillon, sur votre tête, arrêtez! Et je vois M. de Zastrow à côté de la chaise avec l'air le plus menaçant.

M. de Zastrow! s'écrièrent à la fois le comte et Caroline.

Eh! oui, monsieur de Zastrow; vous croyez à l'enchantement, n'est-ce pas? Vous pensez qu'une méchante fée l'avait transporté dans les airs, puisqu'il se trouvait là sans que je l'eusse aperçu sur la route? En vérité, je le crus aussi au premier instant; mais, hélas! je compris bientôt que la méchante fée qui me nuisait était ma propre imprudence. Le billet que j'avais écrit à ma tante les ayant instruits de la route que je prenais, M. de Zastrow comprit qu'il perdait son temps à me chercher à Dresde. J'avais écrit, sans doute, au moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, il lui serait facile de me rejoindre et de me ramener: il était donc parti de suite, c'est-à-dire deux ou trois heures avant moi. Je croyais être poursuivie; et c'est moi qui le poursuivais bride abattue, et qui l'atteignis malheureusement à cette poste où il attendait des chevaux. Cette chère demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en apprenant le matin qu'il était parti! quelles inquiétudes mortelles! comme elle aura tremblé pour moi! j'espère à présent qu'elle est rassurée.

Oui, dit le comte en souriant, elle doit être fort tranquille. Mais achevez, de grâce; votre histoire devient presque un petit roman.

Qu'appelez-vous un petit roman? Il y aurait assez d'événements pour en faire un de dix volumes: vous n'êtes pas au bout. J'en suis, je crois, à la terreur, à l'effroi, à la consternation à l'instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant; je me cache au fond de la chaise. Marianne se désole; crie au postillon d'avancer; Zastrow le lui défend, le menace; des gens s'assemblent autour de nous; le bruit et la foule augmentent: il faut cependant prendre un parti. Je veux parler à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort à l'épouser, à retourner à Dresde avec lui: je lève les yeux; et qui vois-je à quatre pas de moi?…

C'est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au roman, à tout ce qu'il y a de plus étonnant, de plus incroyable…… C'est Lindorf! oui, c'est Lindorf lui-même, que je croyais au fond de l'Angleterre, et qui est à côté de la chaise de poste, tout aussi frappé d'étonnement que moi-même. Nous nous écrions à la fois Matilde! Lindorf! Je ne balance pas un instant; je crois que le ciel lui-même l'envoie à mon secours; et m'élançant hors de la chaise….. Achevez l'histoire, Lindorf, dit-elle tout à coup en s'interrompant et baissant les yeux; vous savez le reste mieux que moi; et, se penchant sur Caroline, elle lui dit à l'oreille: Il ne dira pas, je l'espère, que je me jetai dans ses bras, et que je l'entourai des miens en le serrant de toutes mes forces.

Eh bien! mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le comte avec le ton de l'impatience; expliquez-moi, de grâce, par quel hasard tous vous trouviez là à point nommé sur la route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow.

Je venais répondre moi-même à la charmante lettre que j'avais reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de Zastrow, elle fut l'effet du hasard: oui, le hasard, ou, si vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu près en même temps que lui. Je ne le connaissais point; je vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s'impatientait en attendant des chevaux, et paraissait en fureur de n'en pas trouver. Il s'informait en même temps si une jeune dame, qu'il tâchait de dépeindre, n'avait pas passé par là il y avait quelques heures. On lui disait que non: il jurait de nouveau, soutenait qu'elle devait être passée, et il envoyait le maître de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma chaise, il vint à moi: Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite? — Non, monsieur, je vous assure que je n'ai rencontré aucune dame, rien qui ressemble à que vous dites. — C'est bien inconcevable! dit-il en frappant du pied; ce billet serait-il une nouvelle ruse?….. Pardon, monsieur, reprit-il, de ma question, de l'agitation extrême où vous me voyez; on serait agité à moins: je cours après une femme que j'idolâtre, qui me promit sa main avant-hier, que je devais épouser aujourd'hui, et qui s'échappa hier au moment de signer. — C'est d'autant plus malheureux, lui répondis-je, que vous n'êtes pas d'une tournure à faire fuir une femme.

Mon compliment parut le flatter, et m'attira toute sa confiance. Il s'inclina; et, d'un ton suffisant qu'il voulait rendre modeste, il me répondit: Il est vrai, monsieur, que l'on ma dit cela quelquefois, et même que l'on me l'a prouvé; mais vous voyez cependant que les goûts sont différents; les femmes en ont quelquefois de si bizarres! peut-on répondre de leurs caprices? Imaginez que celle que je poursuis s'avise, à seize ans, de se piquer d'une fidélité romanesque pour un amant qui l'a quittée et qu'elle ne reverra jamais. Je ne le connais pas, mais je crois qu'on peut le valoir pour les agréments; et quant à la fortune et à la naissance, assurément je ne le cède à personne. — Je le crois, monsieur; mais si votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage… — Aimé tant qu'il lui plaira; il est absent, il ne la verra plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par m'adorer.

Cette conversation se passait devant la porte de la maison de poste; et, m'étonnant de la facilité avec laquelle cet homme indiscret et vain s'ouvrait à un inconnu, ainsi que de son manque de délicatesse, j'approuvais intérieurement celle qui le fuyait, lorsqu'une chaise, arrivant au grand galop du côté de Dresde, nous interrompit. Il parut n'avoir d'abord aucun soupçon, et la seule curiosité l'engageait à regarder. La chaise arrête, une femme avance la tête. Je ne fis alors que l'entretenir et ne la reconnus point, mais mon homme s'écrie à l'instant: C'est elle! Elle se rejette au fond de la chaise en criant à son tour: Mon Dieu! c'est lui! Une femme de chambre disait au postillon d'avancer; Zastrow, la canne levée, menaçait de l'assommer s'il faisait un pas de plus.

Je balançai un instant sur ce que je devais faire. L'espèce de confidence de l'étranger semblait devoir me lier à ses intérêts, et j'en sentais un bien plus vif pour cette jeune infortunée qu'on mariait contre son gré. Je pouvais au moins être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer cette pauvre femme éperdue. Je m'approche de la chaise dans cette intention, bien éloigné d'imaginer à quel point j'étais intéressé à cette aventure, lorsque je m'entends nommer avec l'accent de la plus vive surprise. La portière s'ouvre, et Matilde elle-même, que je reconnus alors à l'instant, quoiqu'elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se précipite auprès de moi, et me prenant la main, elle me dit d'une voix entrecoupée par la terreur et par la joie: O cher Lindorf! Dieu lui-même vous envoie à mon secours; défendez votre Matilde; on veut vous l'enlever; mais elle ne sera, elle ne veut être qu'à vous.

A peine avais-je pu lui répondre, que Zastrow, m'ayant entendu nommer, jette sa canne, tire son épée, et s'avance fièrement en disant: Monsieur de Lindorf? quelle trahison! Et s'adressant à Matilde: Mademoiselle, je vous prie de monter dans ma chaise de poste; j'ai des ordres positifs de votre tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que monsieur ait le droit de s'y opposer.

C'est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je froidement en soutenant Matilde, que tant d'émotions l'une sur l'autre avaient privée de ses sens, et qui se laissait tomber sur moi sans connaissance.

Je la soulevai, et l'emportai dans la maison du maître de poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la recommandant à plusieurs personnes que le bruit avait rassemblées, je ressortis de suite; et, l'épée à la main, comme M. de Zastrow, j'allai au-devant de lui. Il voulait absolument entrer; deux or trois hommes le retenaient de force. Dès que je parus, on le laissa libre, et je m'éloignai de quelques pas avec lui: nous entrâmes dans un petit jardin.

Monsieur le baron, lui dis-je, vous m'avez accusé de trahison. Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi; mais je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le plus heureux, il est vrai, m'a seul conduit ici. En vous parlant, j'ignorais également et que vous fussiez mon rival et que Matilde eût pris la fuite. Si cette assurance vous suffit, et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue d'elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime; sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux dépens de ma vie.

Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi avec tant d'impétuosité, que, n'étant point en garde, je ne pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle était légère, et ne fit qu'irriter ma fureur contre mon adversaire. Il se livrait avec si peu de ménagement, et lorsqu'il me vit blessé il se crut si sûr de la victoire, que j'eus peu de peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main; je mis légèrement le pied dessus. — Vous voilà hors de combat, lui dis-je; je suis maître de votre vie; je suis blessé et vous ne l'êtes pas; mais malgré ce petit désavantage, je suis prêt à vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez de repartir pour Dresde à l'instant même sans la revoir.

Il hésita; et je m'aperçus, au changement de sa physionomie, que mon procédé faisait impression sur lui. La fierté combattait encore, enfin l'honneur eut le dessus. Il me tendit la main: Rappelez-vous, me dit-il, qu'à ces deux conditions-là vous m'avez offert votre estime et votre amitié; je vous demande l'une et l'autre, et je cours les mériter en apaisant ma tante, en l'engageant à confirmer un bonheur qui vous est dû…. Oubliez le passé; faites ma paix avec Matilde; je ne prétends plus qu'à son amitié: aussi bien, ajouta-t-il en reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux dédains, et je ne sais pourquoi j'ai supporté les siens si longtemps.

Je l'embrassai, en l'assurant que c'était la dernière cruelle qu'il trouverait; que pour lui résister il fallait avoir le coeur prévenu et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de rentrer auprès de Matilde, dont j'étais très-inquiet; cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu'il lui déroba la connaissance d'une scène qui l'aurait mortellement effrayée. Elle commençait à reprendre ses sens, ne savait où elle était, et regardait autour d'elle avec étonnement lorsque j'entrai: alors sa charmante physionomie reprit ses grâces accoutumées. — Cher Lindorf, me dit-elle, ce n'est donc point un songe? il est vrai que je vous ai retrouvé? A présent, nous ne nous quitterons plus.

A peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde lui ferma la bouche. — Paix donc, monsieur! je ne vois pas qu'il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon cher frère, ma chère soeur, ne croyez pas un mot de tout cela; peut-être que je le pensais, mais vraiment je n'avais garde de le dire; et quand je l'aurais dit, savais-je ce que je faisais? Une fuite, une rencontre, une reconnaissance, un combat, un évanouissement…, on serait troublée à moins, et il est bien permis d'extravaguer un peu dans les premiers moments; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je…. Elle regardait Lindorf en souriant malicieusement. — Eh bien? — Eh bien! je dis encore de même, et la raison confirme aujourd'hui ce qui échappait hier à l'amour.

Elle était si jolie en disant cela, toute cette petite figure avait tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment, crut l'aimer plus qu'il n'avait aimé de sa vie, et l'exprima avec un feu, une vivacité, qui ne pouvaient laisser aucun doute. Caroline était transportée de joie, elle embrassa le comte en lui disant: Avais-je tort quand je vous assurais qu'il l'aimerait à la folie?

Le comte regardait Lindorf avec étonnement. Jusqu'alors, sans pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvait réuni à Matilde, il avait attribué à un effort de raison et d'amitié l'attachement qu'il lui témoignait; il se rappelait trop bien à quel excès il avait adoré Caroline, pour croire qu'en aussi peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. Cependant Lindorf avait l'air de la sincérité en témoignant ses sentiments à Matilde; et Lindorf n'était pas faux. Le comte, d'ailleurs, était si fort accoutumé à lire dans son coeur, qu'aucun mouvement secret n'aurait pu lui échapper, et son coeur paraissait dicter ses expressions.

Lindorf s'aperçut à son tour de ce qui se passait dans l'âme du comte, et s'approchant de lui, il lui dit à demi-voix: Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon histoire; vous aurez le clef de ce qui paraît vous surprendre: en attendant, croyez que votre ami n'a point appris l'art de feindre et qu'il sent tout ce qu'il exprime. Le comte lui serra la main, et pria Matilde d'achever ce qui lui restait à raconter: c'était peu de chose; mais on voulait tout savoir, et le moindre détail intéressait.

Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J'avais espéré pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec Zastrow; je lui dis simplement qu'il avait entendu raison, et qu'il était reparti pour Dresde en promettant d'apaiser sa tante. Elle en fut charmée; et tous les deux éprouvant une égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l'instant même.

Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de mon coeur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut l'émotion la plus vive en voyant couler mon sang: il ne me fut plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés d'arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se trouva plus profonde que nous ne l'avions jugé d'abord; Varner me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai vainement mon aimable compagne de continuer sa route et de me laisser dans cette mauvaise auberge, elle ne voulut jamais y consentir.

Vraiment, je n'avais garde, interrompit Matilde avec vivacité; je connaissais mieux mon devoir: a-t-on jamais vu qu'une héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en la défendant contre un félon ravisseur? Je crois même que, pour bien remplir mon rôle, c'est moi qui devais panser cette plaie en l'arrosant de mes larmes; j'attachai du moins l'écharpe avec assez de grâce: qu'en dites-vous, mon frère? mon attitude n'était-elle pas touchante? — Vous ressembliez tout à fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du temps d'Amadis. — Une des belles du fameux Galaor? reprit Matilde en jetant un petit coup d'oeil sur Lindorf.

C'est donc à celle qui l'a fixé? dit-il en lui baisant la main. — Galaor disait cela à toutes les belles qu'il rencontrait, et il les persuadait; mais je ne suis pas aussi crédule, et je vais mettre votre sincérité à l'épreuve. — Ordonnez. — Une femme autrefois exigeait froidement de son amant de ne pas prononcer une seule parole pendant deux années, et il obéissait: l'heureux temps! Je suis sûre à présent que si j'ordonnais à mon chevalier blessé repos et silence seulement jusqu'à demain, je ne serais pas obéie? — Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en terre, et il y a quelque mérite à ma soumission; j'avais bien des choses à dire à mon ami. — Et vous auriez passé la nuit entière à causer; et la fièvre, et la blessure?… Je réitère mes ordres absolus; repos et silence jusqu'à demain.

On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvaient une égale impatience de s'entretenir en liberté; le comte surtout avait un double intérêt à pénétrer dans le coeur de Lindorf, à s'assurer qu'il était bien guéri de sa passion pour Caroline, et qu'il aimait assez Matilde pour faire son bonheur. Ils convinrent donc que, pour se dédommager du silence qu'on leur imposait, ils feraient route ensemble le lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseraient aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté avec plaisir par Caroline. Elle désirait autant que les deux amis qu'ils eussent une conversation particulière qui achevât de rassurer son époux sur ses sentiments passés, et qui apprît à Lindorf ceux qu'elle éprouvait actuellement.

Matilde aurait préféré peut-être qu'on lui laissât soigner son chevalier blessé, mais elle n'osa le témoigner; et son frère ayant parlé d'envoyer son valet de chambre à Dresde avec des lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui écrire, ainsi qu'à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyait aussi ses gens et sa chaise.

Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut celle à madame de Zastrow, l'approuva, y joignit quelques lignes, et regardant Matilde qui cachetait celle pour mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant: — Exprimez-vous bien vivement votre reconnaissance à cette amie si zélée pour vos intérêts? — Mais je l'exprime comme je la sens; et c'est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros d'amitié, mon frère, vous devez être enchanté d'en trouver un tel exemple, et chez une femme encore! — Le comte continuait de sourire. — Qu'est-ce que c'est que cet air ironique? Vous n'y croyez pas?…. Ma soeur, vous prendrez, j'espère, avec moi le parti de notre sexe. — Nous ferons mieux, dit Caroline, nous lui prouverons que deux femmes peuvent s'aimer de bonne foi. — Je ne leur fais pas le tort d'en douter, reprit le comte; je crois même qu'une amitié sincère, pure, désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu'on ne le pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et confiante, mais vous me permettrez de ne pas citer mademoiselle de Manteul comme un modèle d'une amitié pure et désintéressée. — Comment? après tant de preuves de plus vif intérêt!… — Chère Matilde! je suis fâchée de vous ôter cette heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien l'innocence de votre coeur; mais je doute très-fort que vous fussiez l'objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul prenait à votre situation. N'avez-vous jamais pensé que monsieur de Zastrow pouvait y avoir quelque part, et qu'elle a bien plus songé à éloigner une rivale qu'à servir une amie? toute sa conduite l'annonce, et j'en suite convaincu.

Matilde était confondue; mille petites circonstances se retraçaient en foule à son esprit, et lui prouvaient que son frère avait raison; cependant elle ne crut pas devoir en convenir, et dit avec vivacité: — En vérité, vous vous trompez tout à fait; elle déteste Zastrow; elle ne cessait de m'en dire du mal, de le tourner en ridicule. — Adresse de plus pour augmenter votre répugnance: c'est précisément ce qui me fait dire qu'elle n'est pas une véritable amie. Si mademoiselle de Manteul, victime d'un sentiment involontaire pour M. de Zastrow, vous eût ouvert son coeur et rendu confiance pour confiance; si vous eussiez concerté ensemble les moyens d'éviter un mariage qui vous rendait toutes les deux malheureuses, je croirais à son amitié et ne la blâmerais en rien; mais je déteste la ruse à cet âge, et sa conduite est une ruse continuelle. Elle n'a pensé qu'à elle seule en vous faisant faire une démarche imprudente, que l'événement justifie, mais qui pouvait vous perdre.

Lindorf prit la parole. — Vous êtes bien sévère, mon cher comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, elle m'a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la justifier. Je ne vois dans tout cela qu'une adresse bien pardonnable à l'amour; d'ailleurs en travaillant pour elle-même, elle sauvait aussi son amie d'un malheur inévitable. — Oui sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant soutenue; car enfin, un jour de plus, et j'étais forcée d'épouser cet odieux Zastrow. — Et ne voyez-vous pas, ma chère amie, que j'étais en chemin? Un jour de plus, et vous étiez délivrée de la tyrannie, sans un éclat qui nuit toujours à la réputation d'une jeune personne, et sans vous brouiller avec une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d'avoir pu croire un seul instant que je vous abandonnais, et de vous être confiée aveuglément à une jeune imprudente: d'ailleurs c'est elle qui vous a conduite et entraînée. — Ah! mon frère, s'écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras, pardonnez-nous à l'un et à l'autre. Si vous saviez combien je me reproche de vous avoir parlé d'elle, de vous en avoir donné mauvaise opinion! J'étais si loin de penser, que je croyais de bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle.

Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa sévérité. Caroline serrait Matilde contre son coeur, essuyait ses larmes, en versait avec elle. — Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle de Manteul, s'écria le comte attendri à l'excès, puisque c'est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout ce que j'aime? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout mon coeur qu'elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t'ai affligée, si j'ai détruit ta douce illusion. J'ai cru te devoir cette petite leçon; c'est la dernière que je ferai, et dès ce moment, je remets à Lindorf le soin de ta conduite et de ton bonheur. Vous savez si je l'ai désirée cette union qui comble tous mes voeux! O ma Caroline, ma soeur, mon ami! mon coeur peut à peine suffire à tous les sentiments que vous inspirez au plus heureux des hommes.

Matilde le remercia mille fois de l'avoir éclairée sur son imprudence, qu'elle avait peine à se reprocher, disait-elle, puisqu'elle avait avancé l'instant de leur réunion. Elle voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques plaisanteries sur M. de Zastrow, seulement pour lui prouver qu'on l'avait devinée.

Le comte ne s'était point trompé dans l'idée qu'il avait prise d'elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul n'avait eu d'autre motif qu'un goût très-vif pour le jeune baron de Zastrow. Il lui avait rendu quelques soins avant ses voyages, elle s'était même flattée de l'épouser à son retour. L'arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, l'attachement que M. de Zastrow prit pour l'aimable épouse qu'on lui destinait, tout anéantissait ses espérances, lorsque la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s'était liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir M. de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentiments, de pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s'il était possible, pour quelque autre objet. Elle avait espéré que ce serait pour son frère, et c'est dans ce but qu'elle lui montra sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu'elle apprit que cet objet existait déjà, et que sa jeune rivale était décidée à la plus ferme résistance. Il lui importait trop qu'elle y persistât, pour ne pas l'encourager vivement; mais cela ne suffisait pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à son but était d'éloigner Matilde de Dresde, et de l'engager à quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow et à son neveu qu'en effrayant Matilde on obtiendrait son consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi, et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de fuit de ses intrigues: M. de Zastrow reconnut dans la chaise de poste l'ancienne femme de chambre de mademoiselle de Manteul, et, convaincu qu'elle avait favorisé la fuite de Matilde, indigné du rôle perfide qu'elle avait joué, il eut peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étaient une suite de l'amour qu'elle avait pour lui, et quand l'amour-propre des hommes est flatté, ils sont toujours indulgents.

Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de Lindorf allait à merveille: le bonheur est un baume si salutaire! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l'autre. Laissons les aimables belles-soeurs se parler des objets de leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans délicieux pour l'avenir, et se lier d'une amitié qui durera toute leur vie; laissons-les regarder souvent aux deux portières de la chaise de poste qui les suit, et désirer d'arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis partageaient leur impatience; mais les hommes sentent moins vivement ces petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. Peut-être sont-ils, dans les grandes occasions, plus ardents, plus passionnés, plus capables de tout pour l'objet de leur amour; mais toutes les preuves journalières, tous les sentiments, toutes les nuances d'une passion vive, délicate et soutenue, n'appartiennent qu'aux femmes. Non-seulement les hommes n'en sont pas susceptibles, il en est peu même qui sachent les apprécier. Ceux-ci d'ailleurs avaient tant de choses à se dire! et cependant la chaise roulait depuis longtemps, et le plus profond silence y régnait encore…. Lindorf ne savait par où commencer tout ce qu'il avait à l'époux de Caroline et le comte craignait que la moindre question n'eût l'air du doute ou du reproche: ce fut lui cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami tout ce qu'il avait éprouvé à la lecture du cahier qu'il avait remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, le bonheur de ma soeur à l'ami auquel je dois tout le mien, à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de l'univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais chercher à lui en inspirer pour un autre… O mon cher Lindorf! si je vous dois le coeur de Caroline et le bonheur de Matilde, pourrai-je jamais m'acquitter envers vous?… Mais expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentiments, je ne puis la comprendre. Ceux que vous témoignez à ma soeur ne sont-ils pas un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse? Ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même? Est-il bien vrai que Caroline…

Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferais des serments si je ne savais pas que la parole de votre ami vous suffit; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu'il est digne d'être votre frère, et qu'il n'exprime que ce qu'il sent. J'aime votre Caroline sans doute, mais comme j'aime son époux, d'une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable; et j'aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois; apprenez donc tout ce qui s'est passé dans mon coeur depuis notre séparation. Vous lirez dans ce coeur que vous avez formé. et j'ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se prépara à l'écouter avec la plus grande attention, et Lindorf commença.

"Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes instruit de l'époque et des détails de ma connaissance avec Caroline, et des sentiments qu'elle m'inspira. Je ne chercherai point à les justifier, vous savez s'il était possible de la voir avec indifférence; j'atteste le ciel que, malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si j'avais eu le moindre soupçon des liens qui vous unissaient. Mais tout concourait à me laisser dans l'erreur; votre silence, l'âge de Caroline à peine sortie de l'enfance, le nom qu'elle portait, la bonne chanoinesse qui me témoignait ouvertement le plus vif désir de m'unir à son élève; tout enfin m'assurait qu'elle était libre, et qu'en osant l'adorer…. O mon ami! pourquoi votre fatale discrétion?…. Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir, j'offensais l'ami généreux pour qui j'aurais sacrifié ma vie. Il a lu l'expression de ma douleur, de mes remords, de la résolution que je pris, à l'instant où je découvris mon crime, de m'éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque sorte, ce crime involontaire, en faisant connaître à Caroline l'époux qu'elle fuyait; je savais que son âme était faite pour sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui méritait seul un bien si précieux.

— Ah! c'est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit le comte avec feu. Cher Lindorf! c'est à toi seul que je dois le coeur de ma Caroline, et tout le bonheur de ma vie; sans toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours ignoré peut-être que je pouvais faire le sien. Mais achève, cher ami; il me tarde d'être convaincu que tu sera heureux comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui dicta ton écrit et t'éloigna de Rindaw.

J'en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline que lorsque je serais digne d'elle et de vous, et que j'aurais surmonté ma fatale passion; j'étais loin de prévoir que cet heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique château de Ronnebourg augmentait mon amour et ma mélancolie. Mon imagination me transportait sans cesse dans le pavillon de Rindaw, je croyais voir Caroline, je croyais l'entendre; et quand cette douce illusion se dissipait, mon désespoir et mes remords devenaient plus déchirants. Votre arrivée et le récit que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline, votre bonheur dépendait d'être aimé d'elle: dès cet instant, je renouvelai le voeu de faire tous mes efforts pour surmonter ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale rivalité. Oui, je l'aurais tenu ce voeu qui devenait chaque jour plus sacré, jamais le nom de Caroline ne serait sorti de ma bouche, si son apparition subite à Ronnebourg, cette apparition que je ne puis comprendre encore, n'eût égaré ma raison.

Dispensez-moi de vous peindre ce que j'éprouvai dans cet affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret de mon coeur; où je vous appris que cet ami comblé de vos bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osait être votre rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même et de suivre celle que je croyais déjà privée de la vie; mais elle fit quelques mouvements; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues se colorer; elle vous était rendue, je ne voulus point troubler votre bonheur par l'affreux spectacle de la mort de votre ami. Je passai dans ma chambre; je vous écrivis une lettre, que vous avez trouvée sur mon bureau; et, montant à cheval, je m'éloignai rapidement sans savoir où j'allais, et sans penser à prendre aucun domestique avec moi.

La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée, où mon cheval me conduisit. Le soir, arrêté dans une mauvaise auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées; je résolus de suivre mon premier projet, qui était de passer en Angleterre. J'avais écrit en cour pour en demander la permission, et je l'avais obtenue. Mon valet de chambre et mes équipages pouvaient me rejoindre; rien ne devait m'arrêter, et je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulais m'embarquer. Je courus la poste jour et nuit: ce mouvement continuel convenait à l'agitation de mon âme, et le repos m'eût été insupportable. J'aurais voulu trouver, en arrivant à Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m'embarquer en sortant de ma chaise ce poste: heureusement il n'y en avait pas. Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d'une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l'hôte fit appeler, me fit saigner si abondamment, qu'une faiblesse excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé d'attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, j'écrivis à mon valet de chambre de venir m'y joindre.

Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j'avais éprouvé, et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma la violence de mes transports, et m'obligea, malgré moi peut-être, à suivre le plan que je m'étais prescrit dès que je sus que vous étiez l'époux de Caroline. Je puis vous l'avouer à présent que je rougis de ma faiblesse et que je l'ai surmontée; mais plus de vingt fois sur la route je fus tenté de retourner à Ronnebourg et de vous demander Caroline ou la mort. Si j'eusse été forcé de m'arrêter à Hambourg sans y tomber malade, peut-être aurais-je succombé, et je me serais à jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma fièvre, et surtout l'abattement de ma convalescence, me firent voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le physique eût influé sur le moral, soit que ce fût le fruit des réflexions que je ne cessais de faire, ou que mon amitié pour vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de l'amour, il est certain que ma passion s'affaiblissait chaque jour, ou plutôt ma raison se fortifiait. J'adorais toujours Caroline, mais comme on adore la Divinité, sans oser même imaginer de la revoir jamais. Je frémissais d'en avoir eu l'idée; et, loin de conserver le désir de me rapprocher d'elle, j'éprouvais celui de m'éloigner davantage, et j'attendais Varner avec impatience.

J'étais dans ces dispositions lorsque le jeune baron de Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge que moi. L'hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui exagéra le danger où j'avais été, les soins qu'il avait pris de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l'envie de me voir. Il se fit annoncer chez moi; je connaissais de réputation cette famille saxonne, je le reçus avec plaisir. Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même impression. Au bout de quelques heures, nous fûmes ensemble comme d'anciennes connaissances. Il allait aussi en Angleterre; mais il ne pouvait s'arrêter plus de trois jours à Hambourg. Apprenant que je voulais aussi passer la mer, il me sollicita vivement de m'embarquer avec lui. Ma santé, qui se fortifiait chaque jour, me permettait de partir, et je consentis avec plaisir à cet arrangement, qui me procurait une compagnie agréable.

Je laissai à l'hôte un billet pour mon valet de chambre, et deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en arrivant à Londres, et de prendre un logement commun.

Ce jeune homme me convenait d'autant plus, qu'il était presque aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l'unisson: il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée, nous étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées et gardant, tous les deux, le plus profond silence; Manteul le rompit enfin: Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous une nouvelle conformité; convenez, mon cher Lindorf, que votre coeur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu'un dans votre patrie? Je rougis; mais, détournant la question sur lui-même, je lui dis en riant qu'il venait de me faire un aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous connaissiez l'objet de mes regrets, vous en comprendriez la vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyais ne fuir que le danger d'aimer la plus charmante personne de l'univers; depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal était fait et que je suis parti trop tard. — J'avouai que mon coeur n'était pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de plus; je cherchai même à détourner la conversation, et je me contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de l'amour.

Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à Londres. L'aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je désirais sincèrement d'en guérir, je me livrai de moi-même à toutes les distractions qui se présentaient, et je m'en trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même une partie de la gaieté qui m'était naturelle; cependant Caroline occupait toujours mon coeur et ma pensée. Dans mes moments de solitude, je ne songeais qu'à elle; mais comme je redoutais ce dangereux souvenir, je travaillais sans cesse à l'écarter, et j'étais seul le moins qu'il m'était possible. Manteul me quittait rarement, s'attachait à moi tous les jours davantage, et redoutait à l'avance le moment de nous séparer. A son arrivée à Londres, il avait trouvé chez son banquier des lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand plaisir.

Il serait possible, me dit-il alors, que son retour dans sa patrie fût plus prochain qu'il ne l'avait pensé; mais l'événement qui le rappellerait serait si heureux pour lui, qu'il ne regretterait que moi. Il m'était aisé de voir qu'il aurait voulu m'ouvrir entièrement son coeur, mais peut-être alors eût-il exigé la réciprocité, et j'étais décidé à ne confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne jamais prononcer le nom de Caroline. J'évitai donc, sans affectation, de lui demander celui de l'objet de son attachement, ou de lui faire aucune question que pût amener une confidence.

Nous avions été présentés par M. de J***, notre envoyé à la cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour, nous étions à un dîner d'hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, il fut question de porter des toasts. Vous connaissez sans doute cet usage anglais, qui consiste à boire à la ronde à la santé de la femme qui nous intéresse le plus? Lorsque ce fut mon tour, mon coeur disait Caroline , et ma bouche faillit à prononcer ce nom; je me retins cependant, et je priai qu'on me dispensât de nommer celle dont je portais la santé. On me plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l'on but à la ronde la santé de la belle inconnue .

Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de l'aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que je crus avoir mal entendu; mais il fut répété plusieurs fois, et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, cette Matilde dont j'avais été si tendrement aimé et que j'avais si cruellement offensée.

Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi qui, l'instant auparavant, n'aurais pas cru possible qu'un autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre impression.

Manteul était trop loin de moi pour lui parler, pour lui demander si cette Matilde était bien celle qu'il aimait; mais pouvais-je en douter? Sa physionomie s'était animée en prononçant son nom, en l'entendant répéter. Je le regardai, et je le trouvai mieux encore qu'à l'ordinaire; il me parut fait pour être aimé, et sans doute il l'était de Matilde. Ces lettres qui l'ont rendu si content étaient sans doute de Matilde; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre si heureux, est sans doute ordonné par Matilde; sans doute il doit recevoir sa main; il a déjà son coeur. Toutes ces idées m'occupèrent, et cependant le reste du dîner et pendant le spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J'aurais voulu pouvoir parler en particulier à Manteul, pénétrer dans son coeur; je me reprochais d'avoir évité ses confidences; je craignais d'avoir manqué le moment; enfin j'étais agité au point que, ne pouvant rester plus longtemps au spectacle, que je ne regardais ni n'écoutais, je pris le parti de le quitter et de rentrer chez moi, où j'attendis Manteul avec une impatience dont je ne pouvais me rendre raison à moi-même.

Il ne tarda pas à rentrer; ma prompte sortie du spectacle l'avait alarmé. A peine lui donnai-je le temps de me le dire; je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein dont il avait porté la santé, soeur de comte de Walstein, ambassadeur en Russie, était celle qu'il aimait? — Oui sans doute, me répondit-il avec feu; c'est elle-même, c'est votre charmante compatriote: est-ce que vous la connaissez? Elle était bien jeune lorsqu'elle quitta Berlin. — Je connais beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. Le comte de Walstein est pour moi plus qu'un ami; il est mon père, mon bienfaiteur, ce que j'ai de plus cher au monde. — O mon cher Lindorf! me dit Manteul en m'embrassant avec transport, s'il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. Elle m'a souvent protesté que ce frère aurait seul le droit de disposer d'elle. Vous lui parlerez pour moi; vous le préviendrez en ma faveur; dites-moi que vous le ferez. — N'en doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans cette union, j'userai de tout le pouvoir que l'amitié me donne sur le comte pour l'engager à la former. Mais je croyais Matilde engagée avec le baron de Zastrow. — Ah! c'est ce cruel engagement, ou plutôt ce projet de mariage, qui peut seul me décider à m'éloigner de Dresde. J'étais ami de Zastrow; je ne voulais pas devenir son rival; j'ignorais alors la répugnance extrême que Matilde avait pour lui. Une lettre de ma soeur, que je trouvai en arrivant ici, me l'apprend et me donne les espérances les plus flatteuses. — Quoi! vous n'en aviez aucune jusqu'à cette lettre? — Aucune, absolument. Matilde ne m'a jamais témoigné que de l'estime, et cette simple amitié que je croyais une suite de celle qu'elle a pour ma soeur. Elle ne paraissait pas même s'apercevoir de la préférence que je lui donnais sur toutes les femmes; et, je crois déjà vous l'avoir dit, avant de m'éloigner d'elle, j'ignorais moi-même la force de mes sentiments. La lettre de ma soeur, en me faisant entrevoir la possibilité d'être heureux, m'a fait sentir combien j'aimais sa charmante amie.

Je brûlais de la voir cette lettre, et mon envie fut satisfaite: il la tira de son portefeuille, et me la donna. — Lisez, mon ami, me dit-il; voyez si je n'ai pas lieu de me flatter d'être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion excessive.

"Mademoiselle de Manteul blâmait son frère d'être parti, de n'avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à la jeune comtesse. M. de Zastrow n'aurait point dû l'arrêter; il était détesté, et jamais ce mariage n'aurait lieu: tout qui prouvait, au contraire, que Manteul était aimé. Elle avait déjà remarqué bien ces choses avant son départ, à présent elle n'en doutait plus. Matilde avait témoigné le chagrin le plus vif en apprenant qu'il allai voyager, au point même d'en verser des larmes. Elle avait perdu sa gaieté; et ce qui m'assure, disait-elle, que votre absence seule cause sa tristesse, c'est qu'elle semble redoubler quand on parle de l'Angleterre. Elle disait hier, avec un charmant petit dépit: Ah! cette Angleterre, je ne sais pourquoi tous les hommes ont la passion d'y courir. Je crois, mon frère, que voilà d'assez bons symptômes. Si vous en voulez une preuve plus convaincante encore, c'est qu'elle m'a priée de lui montrer les lettres que vous m'écririez. Profitez de cet avis; il est temps encore, peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite en vous éloignant de Dresde. Ecrivez-moi tout de suite une lettre qui n'ait pas l'air d'une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos sentiments pour ma jeune amie; chargez-moi de pénétrer les siens; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu'à la moindre lueur d'espérance vous êtes prêt à revenir. Elle lira cette lettre; elle la lira devant moi; je verrai l'impression qu'elle fera sur elle, et certainement le secret de son coeur n'échappera pas à ma pénétration. J'espère, dans ma première, vous apprendre quelque chose de plus certain, et hâter votre retour, etc."

Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde aimait le frère de son amie. J'éprouvais, malgré moi, le sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que je ne pouvais définir, et que je m'efforçais de cacher. Je lui rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses qu'elle lui donnait.

J'ai écrit à ma soeur, me dit-il, conformément à ce qu'elle me prescrivait, et j'attends sa réponse avec la plus vive impatience. Si, comme elle le pense, elle m'est favorable; si Matilde accepte mes voeux; si elle me permet de prétendre à son coeur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me servir auprès du comte: vous devoir mon bonheur est un moyen de l'augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais non pas sans éprouver quelque chose qui ressemblait assez à la jalousie. Le portrait qu'il me fit de votre charmante soeur y mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l'avais vue souvent avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, me disait-il, non, vous ne la connaissez pas. Lorsque Matilde quitta Berlin, à peine sortait-elle de l'enfance, et vous ne pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là, à quel point elle s'est formée, développée. Il est possible d'être plus belle que Matilde; il ne l'est pas de réunir plus de grâces et en même temps plus de noblesse, d'avoir un ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, mais chacun d'eux a une expression qui lui est propre; sa physionomie varie à chaque instant; elle est le miroir du coeur le plus excellent et de l'esprit le plus aimable. Tantôt gaie, badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le plaisir à tout ce qui l'entoure; dans d'autres moments, douce, sensible, caressante, elle attendrirait l'âme la plus froide: voilà celle que je voyais tous les jours. Ai-je pu résister à tant de charmes? et jugez de mon bonheur si je puis les posséder.

Ah! sans doute j'en pouvais juger par mes regrets de l'avoir négligé ce bonheur lorsqu'il m'était offert. Quoi! j'avais été aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravait dans mon âme; il n'avait tenu qu'à moi, qu'à moi seul de m'unir à elle! Mais l'avais-je mérité ce bien dont je connaissais trop tard tout le prix? N'a-t-elle pas dû l'oublier cet homme qui n'a payé ses sentiments que de la plus noire ingratitude, qui l'a négligée, abandonnée; qui, livré tout entier à une autre passion, a repoussé durement le coeur qui se donnait à lui, et l'a forcé de chercher un autre objet d'attachement?

Ces idées, qui se succédaient dans mon imagination comme des éclairs, me donnaient un air sombre et préoccupé, dont Manteul dut être surpris; mais le sujet de la conversation l'intéressait trop pour qu'il s'aperçût de rien. Il aurait voulu me parler plus longtemps de sa chère Matilde et de ses espérances; mais il ne m'était plus possible de l'entendre de sang-froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa.

Il me tardait d'être seul, de chercher à démêler ce qui se passait en moi, pourquoi j'éprouvais cette agitation singulière pour un événement que j'aurais dû prévoir et désirer. Puisque je n'aimais pas Matilde, puisque j'avais renoncé à son coeur, à sa main, aux droits que j'avais sur elle, ne devais-je pas être charmé qu'un autre lui rendît plus de justice et réparât tous mes torts? Ah! je l'étais si peu, qu'il me paraissait que Manteul m'enlevait un bien qui m'appartenait, et que j'avais l'inconséquence, l'injustice d'accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une inconstance dont j'étais moi-même si coupable.

Je me rappelais toute les circonstances de notre liaison, ces promesses si tendres, si naïve, si souvent répétées dans ses lettres de n'aimer jamais que moi, et je disais: Toutes les femmes sont légères; comme si je n'avais pas été la preuve que les hommes n'ont pas trop le droit de se plaindre d'elles!

Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette fatalité qui me rendait pour la seconde fois le rival d'un ami; mais je n'osais convenir avec moi-même que j'étais son rival, et je me promis, s'il était aimé, comme tout m'en assurait, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de l'amitié. Je lui en renouvelai l'assurance, et nous attendîmes avec une égale impatience la réponse de sa soeur, qui devait contenir l'arrêt de son sort. Il me paraissait quelquefois qu'elle serait aussi l'arrêt du mien. — Et Caroline est donc entièrement oubliée? Est-elle effacée de ce coeur où elle a régné avec tant d'empire? — Non, mon ami; Caroline est présente à mon coeur, à ma pensée, plus que je ne le voudrais; mais j'écarte autant qu'il m'est possible ce dangereux souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de Walstein qu'à Caroline de Lichtfield; mon imagination n'erre plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois Caroline occupant à Berlin l'hôtel du meilleur des hommes, du plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur: je sens que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se lie, s'identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans mon coeur: déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque également; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans cesse, me donne une émotion plus vive, et d'une nature que je connais trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher ami, ma guérison bien avancée; vous allez savoir ce qui va l'achever.

Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, d'en parcourir les différentes provinces; mais croyant y passer l'hiver, nous avions remis ce voyage au printemps prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les lettres de sa soeur le rappelaient à Dresde, me pria de ne pas le différer, et de voir au moins les endroits les plus intéressants. Depuis ces confidences, j'éprouvais un malaise et une agitation intérieurs qui ne me permettaient pas de rester en place. Je pensai qu'un voyage me ferait du bien, et je consentis à ce que mon ami désirait. Nous partîmes donc; nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différents lieux pouvaient offrir de curieux et d'intéressant.

Ce n'est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des détails sur un pays où la paix et la liberté, entretiennent l'abondance, où les campagnes, cultivées par de riches fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou petites villes principales des provinces, sont extrêmement peuplés, et tout le monde a l'air à son aise et heureux. La noblesse anglaise passe une partie de l'année dans ses terres, et contribue à l'aisance de ses vassaux. Ces belles demeures sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l'on veut avoir une idée de la belle nature et des agréments que peut offrir le séjour de la campagne, c'est en Angleterre qu'il faut aller. — Vous augmentez mon désir de connaître ce pays, dit le comte; je veux y mener ma chère Caroline: en attendant, j'aurais bien des choses à vous demander. — Je ne serai peut-être pas en état d'y répondre, reprit Lindorf; nous avons voyagé trop rapidement, et nous avions l'esprit et le coeur trop occupés pour remarquer tout ce qui méritait de l'être. Je ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper tout étranger qui voit l'Angleterre pour la première fois.

L'impatience d'avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger notre tournée et reprendre le chemin de Londres, où nous espérions en trouver. J'étais certainement plus agité que Manteul; il se livrait aux plus douces espérances, et ne doutait presque plus de son bonheur. Je n'en doutais pas plus que lui; mais, loin de le partager, je l'enviais. Plus il était content, plus mon dépit secret et ma tristesse redoublaient.

Je lui parlais cependant à tout moment de Matilde; je me faisais répéter jusqu'aux moindres circonstances de sa vie; j'étais aussi inépuisable en questions sur elle que Manteul dans ses réponses: nous n'avions plus d'autre sujet de conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes regrets, je dirai presque mon amour, prenaient de nouvelles forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettres de sa soeur; mais deux jours après notre arrivée, je venais de me lever, et j'allais passer chez lui lorsque son laquais me remit de sa part un paquet cacheté dans une enveloppe à mon adresse. Surpris de cet envoi au moment où nous devions déjeuner ensemble, j'allais entrer chez lui avant même de l'ouvrir; mais on me dit qu'il venait de sortir, et qu'il ne reviendrait que pour le dîner. Mon étonnement augmenta; j'ouvris le paquet, non sans quelque émotion: elle devint plus forte encore lorsque je vis qu'il renfermait une lettre ouverte, avec le timbre de Dresde et qui paraissait en contenir une autre, adressée à Manteul. C'était sans doute la réponse de sa soeur et une lettre de Matilde; mais pourquoi ne pas me l'apporter lui-même? Malgré mon impatience de lire, je commençai par quelques lignes que Manteul avait écrites dans l'enveloppe. La voici, dit Lindorf en prenant des papiers dans son portefeuille; jugez quelle dut être ma surprise.

"J'ignore si c'est au meilleur des amis, ou bien au plus dissimulé des hommes, que j'envoie les lettres que je viens de recevoir. M'en rapporter absolument à lui sur l'opinion que je dois avoir de lui-même, c'est lui prouver ce que je cherche à croire, malgré toutes les apparences.. Quoi! Lindorf, vous êtes l'amant de Matilde! vous êtes son amant aimé, l'époux de son choix, nommé par son frère, accepté par son coeur, celui auquel elle sacrifierait sans balancer les hommages de l'univers; et c'est d'elle que je l'apprends! O Lindorf? quel pouvoir être le motif de cet inconcevable mystère? Je ne puis vous croire coupable d'une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne le crois pas; mais j'ai droit d'exiger de vous de la confiance et de la sincérité….. Je m'y perds, et j'avoue que j'ai craint de vous voir dans le premier moment… Envoyez-moi votre réponse au café d'Orange. Rien ne doit plus vous empêcher d'être sincère: puisque vous êtes aimé, vous n'avez plus de rival.

"CH. DE M."

Non, mon ami, tout ce que j'éprouvai dans cet instant ne peut se décrire. Quoi! j'étais encore aimé de cette charmante et constante Matilde! Quoi! c'était pour moi, pour cet ingrat qui l'offensait, qu'elle refusait les hommages de Zastrow, de Manteul, qu'elle refuserait ceux de l'univers! Cette phrase, soulignée dans le billet de Manteul, était sans doute dans la lettre que j'allais lire. Je déployai celle de sa soeur; elle en renfermait une à mon adresse, dont l'écriture m'était bien connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes lèvres; j'allais l'ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand une réflexion cruelle vint le troubler et m'arrêter. C'était aux dépens d'un ami que j'allais être heureux, et cet ami était dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir cette idée: vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre tout ce que j'éprouvai, même par les souvenirs qu'elle me retraça. C'était la seconde fois que l'amour et l'amitié étaient en opposition dans mon coeur: l'amitié devait toujours l'emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de m'être justifié auprès de Manteul, avant d'avoir, pour ainsi dire, son aveu.

Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d'aller le chercher. J'allai d'abord au café qu'il m'indiquait, il n'y était pas encore. J'aurais dû l'attendre; mais l'attente dans ce moment-là n'était pas supportable, et je préférai le chercher ailleurs. J'aimais mieux lui parler que lui écrire: une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma conduite n'allait pas à mon impatience; cependant, comme nous pouvions nous croiser pendant que je le chercherais, je pris le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui disais seulement: "qu'il me rendait justice en me croyant incapable d'une perfide; que j'avais, il est vrai, bien des torts à me reprocher, mais non vis-à-vis de lui, et que Matilde seule était en droit de se plaindre. Je le priais de m'attendre à ce même café, et je lui promettais toutes les explications qu'il pourrait désirer; je l'assurai que je n'aurais pas un instant de repos qu'il ne m'eût entendu. Je n'ai pas lu, lui disais-je, ni ne lirai un seul mot des lettres que vous m'avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je crois vous prouver par là le prix que j'attache à votre estime et à votre amitié."

Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma recherche. J'allai à l'hôtel de Prusse, au Parc, chez nos connaissances; je le manquai partout, et je revins au café. J'appris avec chagrin qu'il venait d'en sortir, et qu'il avait à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le voici:

"J'aurai voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous revoir; mais cela ne m'est pas possible. Lord Cavendish vient de me proposer de l'accompagner aux courses de Newmarket; il part à l'heure même, et me laisse à peine le temps de vous adresser un mot. Vous savez combien je désirais de les voir ces fameuses courses; j'accepte donc l'offre de lord Cavendish avec d'autant plus de plaisir, que j'ai besoin de distraction en ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement à me chercher, même avant d'avoir lu vos lettres, m'apprennent tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami, et si vous n'êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvait altérer mon estime et mon amitié ce serait de vous retrouver à Londres, ou d'apprendre après-demain que vous y êtes encore. Adieu, mon cher Lindorf; soyez heureux autant que vous pouvez et devez l'être avec la plus aimable des femmes. Je vais en chercher une qui lui ressemble et dont le coeur ne soit pas engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l'effet que j'en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi des vôtres, et ces détails que vous m'avez promis, non point à titre d'explication, je n'en ai plus besoin, mais comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui de Matilde. Vous avez des torts envers elle, dites-vous, elle seule a droit de se plaindre . Ah! Lindorf, heureux Lindorf! courez, voyez-la, et ces torts seront les derniers de votre vie.

"CH. DE. M."

A peine eus-je finis ce billet, que je volai chez lord Cavendish, espérant les trouver encore: ils étaient partis en poste. J'hésitai si j'essayerais de les rejoindre; mais des motifs si forts, un sentiment si vif, m'attiraient ailleurs, que je ne pus y résister. Je relus de billet de Manteul, et je compris que, puisqu'il me fuyait, je ne devais pas le forcer à revoir, dans les premiers moments, un rival aimé. Mais était-il vrai que j'étais aimé de cette généreuse Matilde? Je ne le savais encore que par Manteul, et je brûlais d'en lire la confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin des deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme je le fis moi-même, par celle de mademoiselle de Manteul: quelque vive impatience que j'eusse de lire celle dont la seule adresse faisait palpiter mon coeur, je tremblais de l'ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde était un reproche cruel pour ce coeur. Elle ignorait peut-être mon infidélité; mais en étais-je moins coupable? et l'expression de sa naïve tendresse n'allait-elle pas ajouter à mes torts et me rendre odieux à moi-même? Je lus donc d'abord celle-ci; et il la tendit au comte, qui la parcourut.

Mademoiselle Manteul débutait par demander mille pardons à son frère de lui avoir donné un faux espoir; induite elle-même en erreur, elle avait cru de bonne foi ce qu'elle désirait avec ardeur, que son frère fût l'objet secret des sentiments de Matilde. "C'est votre lettre même, cette lettre que je vous avais demandée, et dont j'attendais un si bon effet, qui a détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n'est pas vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis longtemps de son coeur; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres; elle refuserait ceux de l'univers, et c'est en faveur de votre nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle n'a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi le secret de son coeur; mais ce n'en est pas un pour vous; vous le savez déjà sans doute: puisque vous êtes aussi lié avec M. de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance; il vous aura dit que, depuis plus de deux ans, il est engagé avec la jeune comtesse de Walstein. C'est d'abord le comte son frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union; mais bientôt leurs coeurs furent d'accord sur ce projet; et Matilde assure qu'il n'y a que sa mort ou l'inconstance de Lindorf qui puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu'à lui. Votre amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus inutile. Je vous connais assez raisonnable, assez généreux pour être sûre qu'il va se changer en amitié, et que vous trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que la pauvre petite ne savait comment lui faire parvenir. Ce n'est pas elle qui vous le demande; c'est moi qui l'ai voulu. Je pense que c'est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie gémit sous l'oppression de sa tante; qu'elle sera forcée d'épouser ce Zastrow qu'elle abhorre, et qu'elle en mourra certainement. Engagez-le à partir à l'instant même, à venir la consoler, la délivrer, l'enlever même s'il le faut; je ne vois que cela pour la tirer d'affaire. Qu'aurait-il à craindre, puisqu'il est autorisé par le frère de Matilde? J'aurais sans doute préféré que ce fût vous, Charles; mais son coeur était donné autant qu'elle vînt à Dresde. N'y pensez donc plus que pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être à celui de votre soeur."

Cette dernière phrase, qui avait échappé à Lindorf et à Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l'idée qu'il y avait des motifs qui faisaient agir mademoiselle de Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de Matilde. — Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut faire sur mon coeur cette ingénuité si touchante; il était impossible que ce coeur sensible et reconnaissant ne se donnât pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m'avait conservé le sien.

Dresde, ce…..

"Oui, monsieur le baron, c'est bien Matilde qui vous écrit, c'est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans doute; elle ne devrait pas rompre la première ce beau silence. Oh! oui, je sais que j'ai tort; mais je sais mieux encore que je ne puis m'en empêcher. Il y a des moments dans la vie où le coeur parle beaucoup plus fort que la raison et l'oblige à se taire; il dit tant, tant de choses, qu'on n'entend plus que lui, et qu'il faut absolument finir par faire tout ce qu'il veut. Il m'assure, par exemple, que je serai moins malheureuse quand j'aurai conté mes peines à mon ami; et je sens déjà qu'il dit vrai. Depuis que j'écris, il me semble que mes chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas! ils reviendront bien vite; ma lettre finira, et mes tourments recommenceront; mon frère sera toujours en Russie, Lindorf toujours en Angleterre, Zastrow toujours à Dresde, et la pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante…… Elle me demande seulement l'impossible. Ai-je deux coeurs, pour en donner un à ce Zastrow? Et quand j'en aurais mille, ne seraient-ils pas tous à celui… à celui… Tenez, Lindorf, depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j'ai pris la résolution de l'écrire, je n'ai cessé de penser comment je pourrais tracer tout ce que j'ai à vous dire. Pour peu que j'y pense encore, je ne dirai rien du tout, et vous ne me comprendrez point. Je ne veux plus m'occuper de la rédaction; je vais laisser aller ma plume et mon coeur comme ils voudront. Je veux exiger de la sincérité, il faut bien en donner l'exemple…. Oui, monsieur le baron… Voilà que je fais encore des phrases. Eh bien! oui, mon cher, mon très-cher Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au moins je le crois; mais, quoi qu'il en soit, jamais je ne prendrai d'autres engagements, et je mourrai Matilde de Walstein ou Matilde de Lindorf . Que ce projet d'éternelle constance ne vous effraye pas, mon bon ami; il vous regarde point. Je suis loin d'imaginer que vous deviez le former aussi: c'est avec moi seule que j'ai pris cet engagement, et non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer autant qu'il leur plaît, sans être moins estimables à leurs propres yeux, ni moins aimables à ceux des femmes: il faut bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des hommes, change d'avis aussi, lui, sans qu'on sache pourquoi, et qu'il me semble ne plus aimer sa soeur. Lindorf, cher Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m'abandonne. Il est trop loin pour que je puisse réclamer son amitié; mais la vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi; dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me fait horreur, pour me conserver… hélas! à moi-même, si ce n'est plus à Lindorf, si tout ce qu'on me dit est vrai, si un nouvel objet…. Mais ce n'est pas là ce que je vous demande; je le saurai toujours assez, et cela ne changerait rien à ma façon de penser ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous les hommes du monde. Jamais il n'y en aura qu'un seul pour moi; je sais cela: qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? Dites-moi seulement que vous serez toujours l'ami de Matilde. Ce mot d'ami dit tout; il m'assure de votre bonne foi, de votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à me répondre, à me tirer de l'inquiétude cruelle que me donnent votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les deux, et cet abandon qui ressemble à la fâcherie, à l'oubli, à la mort, et qui causera, s'il dure plus longtemps, celle de Matilde de Walstein .

"J'ignore même comment je dois adresser cette lettre, pour vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le plus méchant, de mon frère ou vous; mais vous êtes tous les deux…, vous êtes… tout ce que j'aime au monde: n'est-ce pas comme qui dirait des ingrats?"

Le comte fut attendri en lisant cette lettre; il se reprocha vivement de s'être laissé trop absorber par sa passion pour Caroline, et d'avoir négligé sa soeur. Il n'aurait pas dû s'en tenir à une seule lettre; il devait penser qu'on aurait pu l'intercepter; il devait y aller lui-même: enfin il en vint à croire que lui seul avait eu tort.

Vous pouvez juger, lui disait Lindorf, de l'impression que me fit cette lettre, par celle qu'elle vous fait à vous-même. Le comte voulut la lui rendre. — Non, mon ami, gardez-la, et si jamais j'étais assez malheureux pour l'oublier, pour causer encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n'aurez qu'à me la montrer pour me faire tomber à ses pieds. Je ne balançai pas un moment, après l'avoir lue, sur ce que je voulais faire. Voler auprès d'elle, la consoler, réparer mes torts, l'arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière, étaient actuellement le seul voeu, le seul projet de mon coeur. Je vis clairement qu'on lui en imposait, puisqu'elle vous croyait encore en Russie. Sans doute on interceptait vos lettres; elle était entourée de piéges, de gens dévoués à Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir dès le lendemain. Manteul seul pouvait me retenir encore; mais je relus son billet, il était positif: Si quelque chose pouvait altérer son estime et son amitié, c'était de différer d'un seul jour mon départ . Je résolus cependant de ne point me séparer de lui, de ne point quitter l'Angleterre sans avoir levé jusqu'au moindre doute qui pouvait lui rester sur ma conduite, et sur le mystère que je lui avais fait de mes engagements avec Matilde.

J'employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire le récit de tout ce qui s'était passé dans mon coeur depuis l'instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai que le nom de Caroline. J'avouai que tout ce qu'il m'avait dit de Matilde avait ranimé mes sentiments pour elle; mais que me rendant justice, et sentant combien j'avais peu mérité qu'elle m'eût conservé les siens, j'étais décidé à les cacher, à réparer mes torts avec elle, en la servant dans sa nouvelle inclination. Ma lettre fut longue et détaillée; j'écrivais encore quand un laquais de Manteul, qu'il avait pris avec lui à Newmarket, entra chez moi et me remit un nouveau billet de sa part, qu'il m'envoyait de la première poste; c'était une répétition du précédent. Il craignait qu'il ne me fût pas parvenu; que mon départ ne fût différé, et se servait des motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m'ôter toute espèce d'inquiétude sur son compte, il m'assurait "qu'il regardait cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore pour se marier (il n'a pas vingt ans), il aurait fait une folie que Matilde seule pouvait excuser. L'idée d'être aimé d'elle lui avait fait tourner la tête; la certitude du contraire lui rendait la raison et la liberté. Il allait en profiter pour s'instruire et s'amuser en voyageant encore quelques années; il espérait de me revoir, disait-il, l'heureux époux de la plus aimable des femmes. Quels que fussent les motifs qui m'éloignaient d'elle, et les torts que je me reprochais, il était sûr que je n'aurais qu'à la voir pour sentir tout mon bonheur. Il me connaissait trop d'ailleurs pour croire que je balancerais un instant à voler à son secours, ne fût-ce même que comme ami, si je n'étais plus libre d'accepter celui qui m'était offert. Il finissait par me dire que son laquais avait ordre de ne le rejoindre qu'après m'avoir vu monter dans ma chaise de poste."

Je lui remis l'immense lettre que j'avais écrite à son maître, et il repartit pour Newmarket au moment où je m'éloignai de Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte, le vent était favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui attendait depuis trois semaines qu'un vaisseau pût mettre à la voile. Ils étaient tous retenus dans le port par les vents contraires, et le bon Varner gémissait de ce retard. Il me remit votre billet, et mon banquier, que je vis le même jour, me donna la lettre qui l'avait suivi. Tous les deux étaient également pressants; vous exigiez le retour le plus prompt sans en expliquer le motifs; mais avais-je besoin de les savoir? Vous ordonniez, je devais obéir; et si je n'eusse été en chemin, je m'y serais mis à l'instant même.

Comment vous avouer cependant qu'un sentiment que je condamnais, mais auquel je ne pus résister, me fit prendre la route de Dresde plutôt que celle de Berlin? Je ne puis l'excuser qu'en croyant que ce fut un pressentiment; mais pour le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader qu'un retard de quelques jours au plus ne pourrait vous faire aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvait influer sur le sort de Matilde. Je voulais la voir, la déterminer à me suivre et vous l'amener. J'osai même alors interpréter ces deux lettres si pressantes, cet ordre si positif de me rendre auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en était l'objet; et je répondais à vos intentions en volant à son secours avant même de vous voir: je ne m'arrêtai donc à Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux.

Vous savez le reste, mon cher ami, comment je rencontrai M. de Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de cette chaise de poste; mais ce que je n'ai point osé vous dire devant elle, c'est à quel point sa figure charmante me frappa, m'étonna, m'enchanta. Oh! combien elle me parut au-dessus et de ce que Manteul m'avait dit, et de ce que j'avais imaginé! Tel fut l'effet que me firent son émotion, son trouble, qui l'embellissaient encore, et les premiers mots qu'elle prononça avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu'il est impossible de rendre. Je la vois encore s'élancer de cette voiture, accourir les bras ouverts; je l'entends me dire: Lindorf, cher Lindorf! c'est votre Matilde qu'on veut vous enlever et qui ne veut être qu'à vous. Cette âme innocente et pure est au-dessus du soupçon; elle aime, elle est donc sûre d'être aimé. Une année de silence, tout ce qu'on n'a cessé de lui dire, tous mes torts apparents et réels n'ont point ébranlé sa constance. Elle me voit; ils sont tous oubliés: il ne lui reste pas même l'ombre d'un doute. Et quand ses sens l'abandonnèrent; quand elle se laissa tomber dans mes bras, faible, pâle, inanimée, ses yeux charmants fermés à demi, comme elle me parut intéressante! Avec quelle ardeur je fis le voeu de lui consacrer ma vie! J'ose vous l'avouer, mon ami, en la portant dans la maison de poste, ce fut sur les lèvres que je le prononçai; et je n'oublierai jamais le sentiment délicieux que j'éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma blessure, notre voyage, les soins touchants qu'elle a pris de moi, son esprit, ses grâces, sa charmante naïveté, tous les instants enfin que j'ai passés auprès d'elle, ont augmenté mon attachement et rendu ineffaçable l'impression qu'elle me fit au premier instant. Je n'ai pu cependant me défendre d'un peu d'émotion en revoyant Caroline; mais elle était d'un autre genre que celle qu'elle me faisait éprouver l'été passé: un regard de Matilde la dissipa bientôt, et j'ose assurer que ce sera la dernière. Je m'aperçus d'abord avec la joie la plus vive, que vous étiez aimé; et dès cet instant je ne vis plus dans Caroline qu'une soeur chérie, et l'épouse de mon ami, de mon frère… Cher comte! vous avez lu dans mon coeur, et vous ne tarderez pas, je l'espère, à m'accorder ce titre précieux, que je mérite par mes sentiments et que j'ambitionne comme le comble du bonheur.

Et moi, lui dit le comte en l'embrassant tendrement, je ne croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront heureux comme moi. Il me tarde d'arriver, et de serrer ces noeuds qui ne me laisseront plus rien à désirer.

Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avait précédé sa réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l'idée du divorce qu'il avait projeté. — Grand Dieu! lui dit-il, et vous pouviez penser que j'accepterais un tel sacrifice, que je voudrais être heureux aux dépens de Walstein? — Il s'agissait du bonheur de Caroline, devions-nous balancer à l'assurer? La lettre que je vous écrivais, et qu'elle devait vous remettre à votre arrivée, aurait levé tous vos scrupules. Votre amitié, votre délicatesse, auraient cédé aux motifs les plus pressants, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures étaient bien prises, et vous n'auriez pu résister. — Ne me demandez point ce que j'aurais fait, reprit Lindorf; heureusement vous ne m'avez pas mis à cette dangereuse épreuve. J'aime mieux, je l'avoue, être votre frère: vous seul méritez Caroline; elle seule pouvait récompenser vos vertus…, et peut-être Matilde convient-elle mieux à votre ami Lindorf. — Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que Caroline ait été son rivale? — Lindorf l'interrompit vivement: Elle n'ignore rien, mon ami. Matilde n'a-t-elle pas le droit de lire dans mon coeur, d'en savoir tous les secrets, d'en connaître tous les replis? Ne lui devais-je pas l'explication de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en Angleterre? Aurais-je pu lui en imposer, la tromper? Non, c'était impossible. J'en avais peut-être formé le projet, mais c'était avant de la revoir, avant de l'entendre: sa noble franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance et la sincérité.

Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me parla de vous, de votre mariage: elle me demanda si je connaissais sa belle-soeur, et l'aveu des sentiments qu'elle m'avait inspirés; et la confidence la plus entière fut ma réponse. Je lui racontai tout ce qui s'était passé, et je la vis par degrés s'attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune jalousie, aucune aigreur, elle n'eut que le désir de la connaître, et de la prendre pour modèle. — Combien je l'aimerai cette charmante Caroline! me disait-elle. Elle fera le bonheur de mon frère; elle m'apprendra à fixer mon cher Lindorf, elle sera mon amie…. Et, depuis qu'elle l'a vue, elle m'a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser aucun doute: Ah! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes yeux! Je ne vous pardonnerais pas de l'avoir vue avec indifférence. Voilà votre soeur, mon cher comte; jugez si je dois l'adorer.

Arrivés à Berlin, le premier soin du comte fut de présenter au roi sa soeur et son ami, en lui demandant son approbation pour leur union. Dès qu'il l'eut obtenue, l'heureuse famille se rendit à la terre que le comte possédait à quelques lieues de Berlin, celle où Caroline était allée le joindre et dont Justin était concierge; et là, dans la chapelle du château, le mariage fut célébré sans autre témoins que le comte, la comtesse et quelques villageois. En sortant de l'église, Louise vint faire son compliment à Lindorf; elle lui fut présentée par Caroline. C'était encore un moment d'épreuve; elle fut favorable à Matilde. Le dernier sentiment qu'on éprouve est toujours celui qui paraît le plus vif. Il regarda sans trouble les deux charmantes femmes qui avaient fait naître en lui de si vives émotions; et serrant la main du comte qui se trouvait près de lui: C'est dans ce moment, lui dit-il, que je puis vous assurer que je suis digne d'être votre frère. J'ai été passionné pour Louise; j'ai adoré Caroline; mais j'aime ma chère Matilde, et je sens que c'est pour la vie.

Lindorf pensa toujours ainsi. Malgré sa légèreté naturelle, qui l'entraîna peut-être à des infidélités passagères, il fit le bonheur de son aimable compagne, parvint aux premiers grades militaires et se distingua dans plusieurs occasions.

Le comte de Walstein fut toujours l'ami de son roi, le protecteur du peuple, le soutien des malheureux, et trouva dans l'amour constant de sa chère Caroline, dans les vertus de leurs enfants, la récompense des siennes.

Et Caroline? — Caroline, adorée, chérie, respectée comme elle méritait de l'être, fut la plus heureuse ainsi que la plus aimable des femmes.

Nous dirons encore à ceux qui aiment à tout savoir que M. de Zastrow, piqué de ce que ses grâces parisiennes, entées sur un fonds germanique, ne plaisaient qu'à mademoiselle de Manteul, qui ne lui plaisait plus, retourna à Paris, y retrouva ses bons amis de jeu, ses bonnes fortunes de théâtre, et les vit avec tant d'assiduité, qu'il mourut au bout d'une année, absolument ruiné. Sa tante se douta seulement alors que Matilde pouvait avoir eu raison de le refuser; elle lui pardonna, et la fit son unique héritière.

Mademoiselle de Manteul entra d'abord dans un chapitre, puis elle postula une place de dame d'honneur à la cour, l'obtint, et put, à son gré, dans ces deux états, exercer son esprit d'intrigue.

Son aimable frère, ce jeune et bon Manteul qui nous intéresse, et que nous avons laissé aux courses de Newmarket, y vit lady Sophie Seymour, cousin germaine du comte et de sa soeur. Elle ressemblait beaucoup à sa cousine Matilde. Manteul trouva qu'il n'avait rien perdu; et bientôt elle lui ressembla plus encore, car elle aima Manteul comme Matilde aimait Lindorf. Le comte, dans un voyage qu'il fit à Londres avec Caroline, eut le plaisir de former cette union, et de faire encore deux heureux.

L'EDITEUR AU LECTEUR.

Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener quelques moments encore au milieu de cette aimable famille, en vous apprenant comment tous les événements et les détails que vous venez de lire sont parvenues à ma connaissance et à celle du public.

Des affaires particulières m'ayant appelée à Berlin, je fus recommandée par M. de Kateh…, gentilhomme russe, au comte de Walstein, qu'il avait connu lors de son ambassade en Russie.

Le comte me présenta à son épouse et à sa soeur. Cette charmante famille me combla de politesses, et me rendit le séjour de Berlin si agréable, que j'y passai près de deux années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps-là dans la société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant d'ennui. La conversation du comte, toujours variée, toujours instructive, animée par sa douce philosophie, par l'énergie de son âme; la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline, et ses talents enchanteurs qu'elle cultivait avec soin; la gaieté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf; la charmante mutinerie de Matilde, qui faisait ressortir son esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son coeur: toutes ces différentes manières d'être aimable formaient les contrastes les plus piquants et les plus variés, sans altérer leur union. Ils ne se quittaient point; à Berlin, ils occupaient, dans le même hôtel, deux corps de logis différents, et l'été ils se réunissaient dans leur terres. J'allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée d'automne, nous nous étions rassemblés en famille dans le charmant pavillon du jardin; je demandai l'explication des peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte s'approcha d'elle; il ne lui dit rien, mais il la serra dans ses bras avec l'expression du sentiment le plus tendre. Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un instant après: "Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est heureuse!" Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde folâtraient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et leur fille, à peu près du même âge: on ne savait lequel était le plus enfant et faisait le plus de bruit. J'étais au milieu de ces deux groupes; je les considérais avec attention, surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement assortis. Le comte et Caroline se convenaient aussi bien l'un à l'autre que Lindorf et Matilde. J'en fis la remarque avec eux, et j'ajoutai que la sympathie avait assurément agi sur leurs âmes, et décidé de leurs penchants au premier instant qu'ils s'étaient vus. Je le disais de bonne foi, ignorant leur histoire, et jugeant d'après leurs sentiments actuels. Caroline sourit encore en regardant le comte, qui s'était assis près d'elle, et lui prenant une main qu'elle serra contre son coeur: "Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle, que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon premier soin fut de m'éloigner de lui pendant plus d'une année? — Et croiriez-vous, interrompit l'époux de Caroline, que j'ai sollicité avec instance un divorce, et que je l'ai même obtenu? — Si je voulais parler, dit Lindorf, je pourrais peut-être aussi surprendre madame. — Taisez-vous, mon cher, lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche; je veux ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame que je suis la seule ici qui n'aie rien à se reprocher. Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n'ai pas donné l'ombre d'une inquiétude à ce que j'aimais. Je l'ai dit cent fois; il n'y a ici que moi de bien sage, de bien raisonnable…"

Surprise à l'excès de ce que je venais d'entendre, je priai de mes amis de me développer ce mystère; mais je compris, à leur réponse, que ce récit ne pouvait se faire devant tous les intéressés. Cependant ma curiosité était vivement excitée, et je persécutai chacun d'eux en particulier. Caroline me jura qu'elle se rappelait à peine le temps où elle n'aimait pas son mari, et que souvent elle ne pouvait croire que ce temps eût existé. Matilde ne savait presque rien: le comte était trop occupé; enfin ce dernier me dit de m'adresser à Lindorf, auquel il avait donné tous les papiers relatifs à cet objet, et ajouta: "Nous nous sommes amusés, la première année de notre réunion, lorsque les événements étaient encore récents, à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de notre conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf, qui s'est chargé de les rédiger. Je crois qu'il l'a fait; mais jusqu'à présent il n'a point voulu nous montrer son ouvrage: peut-être aura-t-il plus de confiance pour vous." Je me préparais à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. "Vous avez paru désirer de nous connaître à fond, me dit-il; on n'a point de secret pour une amie telle que vous, et je vous apporte l'histoire de notre vie et nos sentiments. Ce manuscrit n'a d'autre mérite que l'exacte vérité, et pour vous celui que peut lui donner l'amitié. Je vous le laisse; emportez-le dans votre patrie; il vous rappellera quelquefois vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le lisant." On comprend combien je remerciai l'aimable Lindorf du présent qu'il me faisait, et dont je sentais bien tout le prix. "Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde, ne l'ont-ils point vu? — Ils l'ont vu et composé autant que moi, me répondit-il; et je puis vous montrer que j'ai travaillé exactement d'après ce que chacun d'eux avait écrit; j'ai seulement supprimé les répétitions, donné une suite à ces différents récits, et c'est ce que j'ai craint de leur laisser voir. Le comte m'aurait grondé d'avoir été trop vrai sur ses vertus; vous savez comme il est modeste; Caroline, d'avoir plaisanté sur son père et sur son amie. — Et Matilde?… — Eh bien! Matilde aurait trouvé peut-être son Lindorf bien léger. J'aime mieux qu'elle oublie un défaut dont elle m'a corrigé. Au surplus, j'abandonne le tout à votre prudence: ce manuscrit est à vous; faites-en ce que vous voudrez." Je lui promis de le garder pour moi seule, tant que je serais à Berlin; et j'étais près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis délicieusement occupée à l'arranger à ma manière, et je n'ai pu résister à faire partager au public une partie du plaisir que cet intéressant petit ouvrage m'a fait éprouver. Je ne sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait illusion; mais il me semble qu'après avait lu leur histoire on les aimera comme moi. La vérité, d'ailleurs, et la simplicité, ont toujours le droit d'intéresser. Heureuse si les vertus et le bonheur du comte de Walstein inspiraient à quelques jeunes gens le désir de l'imiter!

FIN.

PARIS. — IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNOT, IMPRIMEURS DE L'UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, Rue Racine, 28, près de l'Odéon.

Erreurs typographiques corrigées silencieusement:

=plus de bonheur pour Caroliné= remplacé par =plus de bonheur pour Caroline=

=fuyez moi pour toujours= remplacé par =fuyez-moi pour toujours=

=Eh, grand Dieu= remplacé par =— Eh, grand Dieu=

=l'épouser bon gré malgré= remplacé par =l'épouser bon gré mal gré=

=excessive d'être unie= remplacé par =excessive d'être uni=

=si vous voyez surtout= remplacé par =si vous voyiez surtout=

=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi être conduit=

=Mais ces instruments= remplacé par =Mais ses instruments=

=son récit de plus loin= remplacé par =son récit du plus loin=

=que vous remplissez ici= remplacé par =que vous remplissiez ici=

=il est honteux pour vous de n'avoir pas su= remplacé par =il est heureux pour vous de n'avoir pas su=

=le cher comte aussi l'intéressa= remplacé par =le jeune comte aussi l'intéressa=

=distinctement de rien= remplacé par =distinctement rien=

=Depuis lors, Ah! Caroline= remplacé par =Depuis lors, ah!
Caroline=

=que crus aussi être conduit= remplacé par =que je crus aussi être conduit=

=parlait à la troisieme personne= remplacé par =parlait à la troisième personne=

=qui peut être allaient= remplacé par =qui peut-être allaient=

=Elle est, lui dittil= remplacé par =Elle est, lui dit-il=

=céder l'objet de ma passion et la sienne= remplacé par =céder l'objet de ma passion et de la sienne=

=sa fille dans l'hôtel Walstein= remplacé par =sa fille dans l'hôtel de Walstein=

=Les jours suivants dûrent= remplacé par =Les jours suivants durent=

=Il ignore où le comte= remplacé par =Il ignore où monsieur le comte=

=c'est donc vrai, monsiegneur= remplacé par =c'est donc vrai, monseigneur=

=avait en tout ce temps-là= remplacé par =avait eu tout ce temps-là=

=Ah! Dieu! vous l'aurez affligée!= remplacé par =— Ah! Dieu! vous l'aurez affligée!=

=du bras qui lui reste= remplacé par =du bras qui lui reste libre=

=je sens que suis digne de tous ces titres= remplacé par =je sens que je suis digne de tous ces titres=

=la seule supposition du contrare= remplacé par =la seule supposition du contraire=

=se tuer à présent que ne suis plus= remplacé par =se tuer à présent que je ne suis plus=

=Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle= remplacé par =— Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle=

=auprès de Manteul, avant, d'avoir= remplacé par =auprès de Manteul, avant d'avoir=

=Et quand j'en aurais mille;= remplacé par =Et quand j'en aurais mille,=

[suivent les principales variantes avec l'édition originale:]

qu'en ma faveur mon sexe t'en impose

elle baise celles de la plus tendre des amies

raconte très-longtemps à Caroline, attentive à l'écouter, ce que nous allons abréger autant qu'il nous sera possible

depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire

je serais trop injuste si je t'en rendais responsable

ton père a voulu les réparer;

se rapprocha d'elle et l'écouta avec encore plus d'attention

Penser à son infidèle, renouveler

lorsqu'une lettre de son perfide chambellan

à qui cette naissance coûtait la vie. Cette épouse existait encore, mais sans qu'il eût aucun espoir

Tourmentée du remords de sa perfidie, son unique désir

notre première entrevue auprès de la mère expirante

un Richardson pour la dépeindre

du soin de faire sa cour au roi

cet héritage qu'elle destinait à son élève chérie, était le moindre

Revenons avec elle recevoir la visite

il dit donc à sa fille les caresses les plus tendres

chercher par l'ordre du Roi pour plusieurs fêtes brillantes

mais la suite vint les arrêter

ou, si papa le permet, j'aime mieux n'y pas aller.

et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l'ordonne.

lui conter tout ce qu'elle aura vu, la quitte baignée

de celles qu'elle versait elle-même, et qui furent bientôt

comment trouvez-vous ce séjour? Elle répondit bien vite: Je le trouve charmant, papa, mais quoi,

Ah! comme je me suis bien amusée

Je suis charmé de vous voir goûter le lieu où vous êtes appelée

(et ils étaient bien rares)

dont une walse ou une contre-danse anglaise

Si j'avais suivi ma belle passion, si je n'avais pas épousé votre mère

mais non pas de remplir tous les voeux

dit Caroline avec une émotion qui s'augmentait

Après avoir repris son fauteuil auprès d'elle, il lui dit d'un ton sentimental et pathétique: Vous ne connaissez encore, ma chère fille, que les beaux côtés

et vous ne savez pas combien nos chaînes

pas bien contente d'être dans quelques jours

Et ne crois pas d'après cela que je te destine

dont il jouit, et n'a guère plus de trente ans

les convenances; et cet établissement remplirait

Le chambellan remit de suite à Caroline une lettre

pour sa vie; et, dans ce doute, le chambellan n'avait pas voulu parler à sa fille d'un engagement qui peut-être allait rompre de lui-même

mais toutes mes craintes sont finies

le comte arriva hier au soir très-bien remis

Ma seule crainte était que, pendant ces deux mois de séjour à la cour, votre coeur

elle se leva brusquement, et courut à son pinao-forte

elle joua des contre-danses et des walses

le double de l'âge actuel de Caroline

que les hommes de trente, et les femmes de quinze, sont à peu près contemporains.

dit-elle en sautant, il y aura bien du malheur s'ils nous échappent

ses petits favoris. L'oiseau favori, le chien favori, le mouton favori, étaient toujours les plus jolis

Ce n'est pas qu'il fût amoureux de Caroline, qu'à peine il avait entrevue

Il le sentait trop tard, et s'en repentait mortellement

ne voulait que son bonheur, et la quitta en l'exhortant

Le malheureux qui se noie s'accroche, dit-on, à un brin de paille

à son monstre qui n'a qu'un oeil, qu'une jambe, une bosse et une perruque

dans l'âge où l'on porte tout à l'extrême, et la douleur et la joie

à présent elle se crut pour jamais délivrée du comte, et reprit à peu près

encore abattue, elle se coucha, s'endormit en pensant

dans le choix de leurs favoris, et protestant bien

Son sommeil fut aussi doux et son réveil aussi tranquille

tout en elle exprimait la reconnaissance et la joie

il croyait de bonne foi, et d'après da façon de penser, assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi brillant, fait directement sous les auspices du roi et par l'ordre du roi. Très-décidé donc à le terminer

d'y parvenir par la douceur et le sentiment

jusqu'où peut aller l'amour et le respect de sa reconnaissante fille

ma chère enfant; et vous venez de décider de votre sort et du mien

il me tourna le dos et ne m'a pas redit un mot de la soirée

elle ne pensa ni à danser des walses, ni à courir

surprise par le roi dans son déshabillé du matin

sans avoir même jeté un coup d'oeil à son miroir

Le comte alors s'approchant, et prenant cette main

Elle fut obligée d'avoir encore recours à son flacon

eut même la force de dire que ce n'était rien, qu'elle était bien: et tout fut mis

ces trois jours de trouble, d'inquiétude et de chagrins, avaient plus avancé Caroline, ils lui avaient plus appris à réfléchir que n'auraient fait dix années d'une vie tranquille et passive

Le mariage était fixé à huit jours de là

les visites, les présens, etc. n'auraient lieu qu'après la célébration

Il était si content d'elle et de sa docilité

Il le lui promit et lui tint parole

Elle avait eu le temps de s'y préparer, et paraissait

La jeune épouse, plus occupée que triste

devenais pas votre épouse. Hé bien, je la suis; le roi doit être content

une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice

votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous sacrifiant

Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans sa retraite

son petit billet se roulait dans ses doigts, et s'effaçait

et fixant le comte en la lui rendant

la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère

Caroline devait porter le nom de Lichtfield, et tout le monde ignorer qu'elle fût comtesse

n'en parlez pas, ne me nommez pas, etc. etc.

il la lui confiait de nouveau, etc.

l'on me laisse aller! et mon père, et le roi, et le comte, les voilà dans l'instant tous d'accord

elle cherchait à s'en rappeler les expressions

de la part du comte, c'était bonté tout pure

qu'elle affligeait, et puis un peu sur les plaisirs qu'elle abandonnait

Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié: Mes bons amis, je reviens vivre avec vous; n'êtes-vous pas bien aises de me revoir

de la chanoinesse, qui venait au-devant de tous le bruit

S'il n'en faut pas parler, tu sais bien que je n'en parlerai pas

condition qu'on y avait attachée, la bonne maman savait tout

il faut que le chambellan, ait perdu la tête, répétait-elle

ni la femme d'un borgne et d'un boiteux

et qui aura deux bons et beaux yeux

Le bel assortiment que ce comte et la charmante Caroline

et je n'en voulus plus entendre parler

s'aimer à la passion quand on se marie

faire supporter les peines de cet état

Les mariages de passion: voilà les seuls qui soient heureux

aussi n'en ai-je point voulu faire d'autre

il s'en retrouvera; et surtout qu'on ne me parle plus

Engagée, enchaînée pour toute ma vie

où l'on a passé son enfance, à la douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire

Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce n'est plus cette petite fille

elle avait cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien davantage

une forêt de cheveux blonds cendrés

qui en était, il est vrai, tout extasiée

que les secours de la médecine: du moins elle le disait ainsi, et redoubla, s'il était possible, d'attachement pour cette aimable enfant qui venait de lui prouver si bien tout le sien. Elles eurent à son époque la visite

Alarmé, disait-il, du danger de son ancienne amie

Ce n'était assurément pas le moment

la première fois de sa vie qu'il remarquait et qu'il sentait tout le charme

Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui ranime tous les êtres

Une grande faiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retenaient encore

tout avait été conduit par un enfant de seize ans

par un sentiment vif et tendre

son touchant silence, tout ce qu'elle sentait, et toutes les deux

Romance accompagnée de guitare et de clavecin

Caroline le reconnut à l'instant pour être exactement le même et véritablement l'homme au second dessus

Elle eut bien l'idée de faire courir un domestique après lui; mais après qui

comme il avait l'air ferme et sûr de son fait avant ce malheureux salut

en pensant au second dessus, et au cheval qui galope

ma corbeille qui est là commencée; et mes fleurs que je retrouverai

cette gaîté soutenue, cette insouciance qui te faisaient supporter

et rire et chanter les jours pluvieux tout comme ceux où le soleil

un léger nuage de pourpre donna quelques espérances; un vent frais les confirma

car, dans le vrai, si je n'étais pas restée

Au même instant elle fit plus que l'apercevoir

Elle sentit aussi que c'était bien pire que le salut

Son innocence du monde, sa parfaite ignorance lui cachaient

L'autel et les peintures le frappèrent. Il en demande

encore posées sur le clavecin, l'engagèrent à dire un mot

le premier à proposer de quitter la pavillon

ces deux jours de pluie avaient fait casser les cordes de sa harpe

et la seule qui l'intéressait n'arrivait point

il m'a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus

ce cher pavillon, disait-elle en soupirant, je ne suis heureuse

rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l'un et de l'autre! Soit qu'il parle

possession de la terre et du château de Risberg, qui touchait à la baronnie

hier au soir encore, je le nommais à Caroline

dont je vous parlais tout-à-l'heure, est-elle morte? est-elle mariée? Depuis bien des années

Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auraient dit

Déjà, hier au soir, vous m'avez frappée lorsque vous êtes rentrée; vous aviez l'air rêveuse, occupée. Vous m'avez quittée plus tôt

vous avez été d'une tristesse et d'une agitation singulière; vous aviez

Pour vous, monsieur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera qu'une promenade

et parvenir à tout. Malgré tant d'avantages, la fortune de Caroline, jointe à tout son bien, qu'elle lui destinait, et Caroline elle-même, n'étaient pas à dédaigner; enfin ils paraissaient

ou qu'elle y perdrait ses peines

son petit roman, et jouissait à l'avance des tendres scènes

Alors elle cherchait, elle imaginait tous les moyens

et n'en trouvait point qui ne la compromît

Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l'instant

occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui l'enchantait

une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui donnèrent les plus grands espérances

Celui-ci n'ose-t-il pas déjà m'écrire

une de ses mains, elle la couvrait de baisers et de larmes

un autre papier. Elle rêva encore et dicta.

Tous les après-dîners, le baron arrivait de très-bonne heure

hélas! n'est-il guère plus libre que Caroline

insensiblement elle absorba toutes les autres

la profonde rêverie où elle était plongée

l'embarras qu'elle avait éprouvé en se trouvant chez lui, la présence de Lindorf n'avait point

Elle répondit à peine par quelques monosyllabes

Chère Caroline, tendre amie de mon coeur, vous lirez

Cet état ne dura pas longtemps, et celui qui le suivit

ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa fenêtre

qu'à elle d'y jouir du plus beau des spectacles; et sans doute

Elle fit un cri perçant; mais elle ne put douter

lorsqu'à ce cri elle le voit s'élancer

je n'en sortirai pas que vous n'ayez décidé de mon sort

Lindorf, prévenu, continuait à interpréter

à la timidité; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à parler

Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n'ai pas un instant

s'asseyait, se relevait, appuyait sa tête

le soulagèrent un peu. Au bout de quelques moments il put se rapprocher d'elle

à cet excès le plus grand des bonheurs

écoute-moi: ton coeur m'a nommé; tu t'en défendrais

sa tête et son coeur: celle qu'elle le reverrait encore fut la première

Mais qu'est-ce qu'il pouvait avoir à lui confier

Et lui ayant baisé la main deux fois avec passion

et le voit encore qui s'éloignait avec rapidité

il déclara qu'il en reprendrait point de nouveaux liens

ou met en fuite ceux qui le poursuivaient

Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffaient sa voix

je désirais de le connaître, de m'attacher à lui, de l'imiter, s'il m'était possible

Plusieurs années s'écoulèrent sans que la passion que j'avais de voir

Dans quel affreux détail je vais entrer! quel terrible aveu

serrement de coeur, qui l'empêchait de respirer

dans une université, je versai bien autant de larmes

avaient apporté à sa figure, et à l'impression qu'elle me fit

et pour cet effet, je m'étais mis à peu près comme lui

elle avait quelquefois l'air émue, attendrie

ne l'espérez pas; je ne le puis, je ne le puis; ce serait m'ôter

promis d'être huit jours sans voir Louise

je vous apprendrai de qui je tenais ces détails, et s'ils étaient fondés

rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au bonheur

la garde de tous les troupeaux du village. J'avais entendu

avait déjà tué plusieurs loups qui attaquaient son troupeau

pas paru qu'ils y eussent fait attention

m'assura que sa soeur penserait de même, et serait très-offensée

plus me taire; aussi bien je voudrais consulter M. le baron là-dessus

après m'avoir serré la main, il me laissa.

{fin du 1er volume}

Ma pâleur, le sang dont j'étais couvert les effraya

nous aidèrent de tout leur faible pouvoir

chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine

porté à l'étude plutôt qu'au militaire

avait obéi à son père et au roi en se vouant à cet état; mais qu'il était charmé

qu'il venait d'engager: c'était le pauvre Justin. Sa bonne mine

l'aimerais-je comme je fais depuis si longtemps

Elle montra au comte deux petite groupes très-joliment travaillés: l'un représentait Justin lui-même assis à ses pieds, et tous les deux assez reconnaissables; l'autre, mieux fait encore, offrait le jeune berger terrassant un gros loup

car mon frère m'assure qu'il le tuerait tout de suite. Au reste

Gardez-vous-en bien, monseigneur, avec le respect

ça vous tue un loup comme rien; jugez

Je remis à Justin son engagement de soldat, l'acte de donation de la ferme

concerté ensemble quelques projets dont l'exécution

l'heureux Justin, qui venait chez eux; il leur montra

chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l'attendais chez elle; elle n'écouta que le premier mouvement de sa joie, courut à perte d'haleine, et me témoigna

et ce malheur n'arrivait jamais. Au reste

retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement

entr'ouvrit seulement, et la refermant tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l'avaient profanée, elle la posa tout près d'elle

Au bout d'un mois, le roi sachant que son favori pourrait le voir

mais combien je fus confus intérieurement quand je l'entendis me faire des compliments

donnais au comte dans cette triste occasion, et sur les soins

Après quelques moments ils désirèrent d'être seuls; et nous sortîmes. Longtemps après mon père fut rappelé

Il m'arrêta par un regard, en pressant sa main

modérer le transport de ma vénération, de ma reconnaissance

Le comte, malgré qui j'écrivais ce que vous venez

obligé de lui dire que je l'avais brûlé; mais je le conservais avec soin

plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf

je me conduisais avec elle comme si elle l'eût été

ne m'inspirait point encore d'autres sentiments que celui d'une amitié

je ne fixais jamais le comte sans un renouvellement

Je savais que ce portrait existait

me le refusa absolument

possédait un portrait de son frère en médaillon

datée de Pétersbourg, d'un an environ avant son mariage

développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément

mais je crois… oui, en vérité, je crois Matilde pour le moins

j'ai su démêler l'âme la plus tendre, la plus capable de s'attacher

tel qu'il le faut pour être le frère, et le frère chéri de votre ami

ambassadeur à la cour de Pétersboug, incluse dans la précédente.

bien joyeux d'être au château, et qui s'amusent tant dans les jardins

à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet

s'il ne m'ordonnait pas de lui donner des nouvelles

son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous sommes là comme les oiseaux

à sa femelle pendant qu'elle couve ses petits

la persuader encore de consentir à cette union

on avait en effet vu partir une berline

entre les lignes et les chiffres ce qui me regardait

ma tante m'a donné une liste à copier

Je suis fâchée d'attraper ainsi ma tante, mais elle… Comme elle m'a trompée! Jusqu'à ce soir

Ma liste ne ressemble plus à une liste à présent

Je reçus celle du comte aussitôt que possible, et vous la trouverez

elle n'aura point à rougir d'avoir écrit la première

Je lui écris aujourd'hui pour la consoler. Je lui fais entrevoir

dans trois ou quatre elle sera plus formée

du moment qu'elle ne serait plus la femme que vous préférez

ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison des âmes

usurpés sur un coeur engagé ailleurs, de séparer

pouvoir le servir actuellement dans un autre genre! Il a besoin

la comparaison de moi à l'objet aimé et regretté; on me regarderait

Je saurai la rendre malgré elle

comme le plus n'y gâte rien

répondrais pas de n'être pas jaloux

A présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi

n'avoir pas trop le temps de vous écrire

prolonge aujourd'hui ce plaisir, etc. etc. etc.

Continuation du Cahier

Le temps s'écoule, Caroline, et les

faillit à succomber à sa douleur et à son effroi

arrivé à Berlin. Sa lettre avait bien tournure énigmatique

ce n'est qu'à présent que je me la rappelle. Je la reçus

mon oncle maternel. Il vivait, comme un solitaire, dans la terre

j'osai entrevoir le plus grand des bonheurs

à la croisée de votre pavillon, j'avais déjà passé dessous

du coeur et des sens que je trouvais auprès de Matilde

tout à mes yeux. Je portais votre idée sur chaque objet, ou plutôt je ne pensais qu'à vous seule au monde. Pendant deux mois, la seule lettre que j'écrivis, fut pour demander

Je posai la lettre, pendant longtemps il me fut impossible de l'achever; enfin je la repris, et ce qui suivait me rassura.

Je courus la cherche moi-même au bureau des postes

hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval, l'attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet

Heureux Lindorf! Vous aimez: vous êtes sûr d'être aimé.

croyais pas possible qu'on pût la trouver ailleurs

le premier et le seul qui lui fait quelque impression

si l'on doit donner ce nom à ses sentiments pour vous

je prévoyais un peu ce qui vous est arrivé

aurai-je bientôt une amie à présenter à Matilde. Qu'elle la rende

Fin du cahier de Lindorf.

inondaient ses joues: elle veut les essuyer, tire son mouchoir

avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu'elle fuyait… Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra, trouva la chanoinesse

mais bien plus atterrée encore du billet d'adieu de Lindorf

et de soutenir aussi bien qu'il serait possible les regrets

de la part de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettait trop elle-même

et ce sujet continuel de conversation, tout pénible

le meilleur des hommes méritait un coeur tout à lui

c'était un état d'agitation continuel. Au moindre bruit

trouvait que ce n'était pas trop de toute une vie pour l'expier

Linforf faillit à le détromper; mais craignant

c'était le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avait eu l'idée de ce mariage, et lui en avait écrit en Russie

me parut remplir parfaitement ce que je désirais depuis longtemps. Vous connaissez

qu'il avait la parole du chambellan, et à m'ordonner de partir tout de suite pour conclure mon mariage

une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort. C'est alors

sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout l'ensemble de sa figure, m'avaient frappé bien agréablement; et c'était là

on voyait qu'elle s'efforçait de prendre sur elle. J'en fus

en la lui remettant; lisez et voyez à quel point

que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage

quelques larmes qu'il ne put retenir s'échappèrent sur ses joues.

Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu'il fut un peu calmé, vous partagez trop vivement ma situation; je crains

d'en être aimé autant que je puis l'être; et jamais je n'eus

à l'antipathie qu'elle a conçue contre moi

ni son coeur ni sa raison aux liens qu'on lui a donnés.

leur séparation, prochaine, et peut-être par la mort; car c'était bien le projet de Caroline, si on la forçait à quitter Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa vue, la compagnie de sa chère Caroline était sa seule consolation. Elle disait souvent que le moment où elle en serait privée

ce qui désespérait le plus la sensible Caroline. Elle ne put donc

son père ne lui fixait point de temps précis

avant de l'ouvrir, et faillit à s'évanouir en voyant d'où

Je vous remets à mon tour l'entière décision de ce que vous voulez que je devienne, et je jure de me soumettre à l'arrêt que vous prononcerez. Mais puis-je

si vous préférez d'être encore pour tout le monde

Vous engagerez cette tendre et respectable amie

jamais quitter, à venir l'habiter avec vous

vous n'en trouverez jamais de plus tendre, de plus sincère qu'un époux

vous rend heureuse, mon but est également rempli.

Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu'elle s'en doutât

et combien j'ai de torts avec lui, ce n'est pas votre Caroline

je le vois beau comme un ange, et des sentimens d'une noblesse

d'admiration, ne demandait pas mieux qu'à s'épancher

la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre, déraisonnable

Qui sait encore s'il n'est pas instruit de me sentimens

à ses emplois, à la cour, à la position où il plaçait la faveur

Ah! c'est alors que je serais vraiment coupable

la solitude n'a rien du tout qui m'effraie

mais on peut croire au moins que ce fut le dernier

Le petit portrait sorti de sa boîte, fut suspendu

de la savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant avec Linforf.

pour l'inviter en son nom, à son nom, à se rendre à Rindaw

insista si fort, qu'elle n'osa pas la contrarier

j'oublierais bientôt que j'en ai connu de plus vifs, et que celui

douloureusement à tous les torts qu'elle avait avec son époux

n'avait garde d'imaginer que ce fussent elle et la baronne.

son lacet coupé, qu'on efforçait de sortir comme on pouvait de la berline; et la baronne tout en larmes, jetant les hauts cris, appelant l'univers

Il se ranime bientôt, mais c'est pour se livrer

c'est celle que j'adorai, qui n'existe plus

lui dit qu'il était là, et que Caroline se ranimait.

avec violence, puisqu'elle y arrivait mourante

c'est celle que j'adorai! Quoi! ce serait

le changement que deux années avaient apporté à la figure

son état actuel, il ne put longtemps la méconnaître

Trop faible pour rien articuler, elle retire

d'une voix bien faible, avec le ton du reproche

c'est elle-même que j'adorai sans la connaître

d'écrire pendant ce temps-là la lettre qu'on vient de lire

Ne pouvant plus résister ensuite au désir

la chambre où l'on avait mis Caroline

Elle s'y rendit tout de suite, étant tout aussi

on écrit votre histoire, c'en sera l'incident

si j'avais pensé… mais j'avoue que cela m'était totalement

obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement

Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine arriva

que plus alarmé. Il décidait que c'était la petite vérole

Les soins assidus qu'il en prenait, la douceur

qu'il entendait dire aux deux femmes qui le servaient, tout enfin y ajoutait

cette passion et son devoir, en étaient l'unique cause.

depuis vingt-quatre heures elle n'avait plus de connaissance

le comte seul pouvait l'obtenir. Elle n'était tranquille

qui pouvait tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu'il attribuait

qui la menace n'empêchait de réparer… Il ne pouvait soutenir cette image

qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme

chambre inconnue, son père, son mari près d'elle, les reconnaît

celle qui était devenue l'unique objet de sa vie

le comte le regardait en silence, avec un air égaré

dans un tiroir, remettant à les lire à un moment

exactement à celle qu'il en avait reçue il y avait peu de temps

cette lettre qu'on a vue dans le premier volume, cette lettre, écrite

depuis cette lecture, elle s'était tant de fois reprochée. Ce n'était

toute sa philosophie l'abandonnèrent

Ce dernier lui jura que la comtesse vivait encore, et qu'il n'avait pas même

une autre scène, une autre émotion les attendait encore

se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras

auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend

Mais, où sommes-nous? Je ne puis me rappeler

âme sensible, se réunira pour l'obtenir…

je ferai tout ce qu'on voudra, et ce sera ma réponse.

Son père fut donc introduit après d'elle. Il lui témoigna sa manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui de la laisser

Il entra là-dessus dans des détails

mais, mon père, dites-lui bien c'est pour elle, pour la revoir plus tôt; que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur… Dites-lui bien aussi qu'elle soit tranquille

soit à la lui jouer de la flûte-traversière, sur laquelle il excellait. Ces sons pénétraient dans l'âme

un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué, et qui confirma et les idées et les projets du comte

d'où venait cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir

en arrivant à Ronnebourg, et caché avec soin, qu'elle redemanda dès qu'elle eu repris la connaissance, et qui devint son bien

la certitude qu'il n'est plus au bout du monde

Car, tenez, cher frère, j'aimerais mieux mourir mille fois

cette gaieté folle dont vous me plaisantiez

comme l'ami de mon bon frère, mais comme le seul homme

à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m'intéresser

faire mon bonheur quand il la rendrait malheureuse

Son coeur est donné; elle aime ailleurs; celui qu'elle aime le mérite et l'adore à son tour

J'irai dans bien de temps voir par moi-même si votre coeur

aucune puissance sur la terre n'aura pas le droit de vous contraindre

il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disait

plus tranquille sur le sort de Matilde, s'occupa du plan

mais non pas celle d'en être le témoin

je devais consacrer tout de suite le retour de mes forces

Ma bonne maman n'existe plus, je le vois; j'ai donc tout perdu

entrevit enfin l'avenir le plus heureux, et s'affligeait

Le comte, qui n'entendait rien aux mensonges, la renvoya au chambellan, qui ne tarderait pas à revenir

elle était seule héritière de la chanoinesse. Son testament

une augmentation de fortune fût un sujet de s'affliger. Hélas

émue à l'excès, se pencha sur lui, le releva tendrement

Je sais bien que ce n'est et ne peut être que celle de l'amitié

tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf

tout l'empire des passions et leur tyrannique pouvoir

{Fin du second volume}

de ne point s'inquiéter s'il ne recevait pas encore la réponse

dont le comte l'avait chargé, etc., etc.

voilà ma fille qui désire avec passion de quitter

Le roi pourrait trouver mauvais une plus longue absence; il m'a chargé de hâter votre retour à Berlin, d'un ton qui ne permet pas de délai; et, quant à moi, je ne puis

Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres

la permission d'être absent aussi longtemps

il n'était donc plus possible d'en faire un mystère

encore moins à l'amener à Rindaw, où tout nourrirait

de paraître à la cour et de voir compagnie, et qu'on la laisserait

et n'y recevoir personne les premiers mois de son séjour

Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline serait

qu'elle ne douta plus du tout de son indifférence

sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins

Souvent dépitée du peu de succès de ses soins

que je n'ai plus d'ami, etc., etc.

Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans réponse, il devait croire, et croyait en effet

comment aurait-il pu s'en défendre de ces douces illusions

l'avaient empêché d'y faire des progrès

paraissait désirer de prolonger le temps de sa retraite

ou bien n'est-ce point le souvenir de Lindorf qui l'anime

L'expression, l'attendrissement marqué avec lequel elle chantait, prouvaient assez qu'elle avait un objet; mais est-ce lui-même? est-ce Lindorf?

détachait de son cou un ruban noir qu'elle portait toujours, et que le comte avait pris jusqu'alors

Ce moment fut affreux pour lui

ou peut-être, et il en frémit plus encore, s'il l'avait revue

de l'envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam

à la passion dont il était tourmenté, à celle qu'il supposait à Caroline, plus il persista dans ce projet. Il en vint même

enfin la frapper. Elle — elle aimée? ne l'est-elle pas?

à ma flamme, Ecouter le plus doux espoir. Mais puis-je m'abuser

peut-être pense-t-il qu'elle subsiste encore

Un laquais arrive; elle lui demande d'une voix tremblante

Il m'a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignorait où
M. le comte veut aller

Caroline à peine a la force de le prendre

il renferme l'arrêt de sa mort ou de sa vie

Il était assez gros et adressé à Madame la comtesse

Cette singularité la frappa…

Elle renfermait un petit parchemin

tout lui confirme la réalité de son malheur

Non, ce n'est ni la haine, ni l'indifférence

et détachant vivement le ruban qu'elle avait

Mais par quelle magie étonnante ce portrait

lui dit-elle, en lui montrant l'acte de divorce

il éprouvait était au-dessus de l'expression

sa résolution de la veille de s'éclaicir avec lui

et je vais faire une fondation à perpétuité pour six mariages toutes les années

qui annonçait à la fois ses talents et sa candeur

monseigneur qui ait une plus belle femme, et c'est bien juste

y consentit. On était au mois de décembre

il n'est point de mauvaises saisons. Les jardins du comte

elle ne les vit guère mieux à présent, mais s'y arrêta

la ramena au château. Ils trouvèrent

Voyez mon bonheur, disait-elle, de l'avoir justement

avec tant de douleur. Cette preuve si forte

mais le comte ne peut plus me méprendre sur leur objet

ce moment les aurait tous dissipés: mais il n'en avait point

loin de la cour, et de toute autre ambition

oui, nous reviendrons, nous reviendrons ici, dit-elle

c'est hier, c'est hier matin que j'étais un insensé

mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoureuse, étaient au-dessus

la saison est toujours la belle quand on voyage

et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de tout le charme de l'amour et de l'amitié. Chaque mot

l'enivrait de bonheur et d'amour. La manière franche

devait dissiper jusqu'à l'ombre même

l'absence seule de leur objet pouvait éteindre

ne pouvait se résoudre à lui ôter à l'avance

la présence du comte, celle de Matilde… Lindorf est surpris

Cet oiseleur donc avait attrapé par mille ruses un pauvre petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh!

le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et un projet

des liaisons de jeu avec quelques roués

sensation. Et cela se disait en se regardant

un homme bien blond, bien blanc, bien fat, bien vain, bien suffisant

un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf était en Angleterre

je lui parlais de son départ prochain, de l'Angleterre; mais si je voulais

toujours garder pour soi quelque petite chose

Quelle bonté charmante! sacrifier les intérêts de son frère aux miens! Je craignis d'en abuser

La lettre était sortie; je me la laissai

me dit mon amie en la prenant, de n'être jamais qu'à lui

Oh, non, car je ne cesse de lui répéter

autorisée par une raison de vingt-cinq ans, je crus

de ne plus me fier du tout à ce sexe perfide

porta une atteinte douloureuse au coeur

que je haïssais tous les jours un peu davantage.

et je lui disais: Ma tante, ma chère tante

les hommes ont plus besoin de richesse que nous

et quand il s'agit de le confirmer encore, mon coeur se serra

mes sens, je repassai sur chaque mot que ma tante avait prononcé

les hommes ne se tuent pas toutes les fois qu'ils le disent

toutes celles que vous avez faites à Lindorf

peut-être moins sûr que ce que je vais proposer

On viendrait sûrement chez elle pour savoir si j'y étais

je pars sans vous demander une permission

me forcez-vous aujourd'hui à vous quitter, à m'éloigner

J'espère qu'il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne suis plus

promis de me revoir, et vint en effet assez tard

à l'hôtel, elle ne me donnait pas deux heures avant d'être forcée d'épouser Zastrow

les ordres durent donnés tout de suite pour avoir une chaise

à la terreur, à l'effroi, à la consternation, à l'instant où je vois

Nous disons à la fois; Matilde, Lindorf

soutenait qu'elle devait avoir passé, et il envoyait

à un inconnu, et de son manque total de délicatesse

l'emportai dans la maison de poste

rassemblées, je ressortis tout de suite; et

mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance

à recommencer si vous ne renoncez pas à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour Dresde

que Lindorf, dans ce moment là, crut l'aimer

Je crois même que pour être dans le grand costume, c'est moi

de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années

Comment, mon frère, après tant de preuves de plus vif intérêt

pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez

sa jeune rivale était décidée à la ferme résistance

une suite de l'amour qu'elle a pour lui

et s'impatienter d'arriver pour ne plus se quitter

Les deux amis la partageaient cette impatience

mais les hommes sentent bien moins vivement

chercher à lui en inspirer pour un autre objet. O mon cher Lindorf

dans vos sentiments, que je ne puis comprendre

j'atteste cependant le ciel que, malgré

pour qui j'aurais mille fois sacrifié ma vie

à l'instant qui me découvrit mon crime

je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon bureau

rapidement sans savoir où j'irais, et sans penser

où mon cheval me conduisait

Soit que le physique influe sur le moral

End of Project Gutenberg's Caroline de Lichtfield, by Madame de Montolieu