Title : Paternité
Author : Max Du Veuzit
Release date
: December 25, 2008 [eBook #27626]
Most recently updated: January 4, 2021
Language : French
Credits : Produced by Daniel Fromont
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Max du Veuzit (pseudonyme d'Alphonsine
Vavasseur-Acher Mme François Simonet) (1876-1952), Paternité (1912)]
Max du VEUZIT
Représentée pour la première fois au GRAND THEATRE DU HAVRE
C. JOUBERT, Editeur, 25 rue d'Hauteville
Répertoire de la Société Dramatique
Tous droits de traduction,de reproduction et de représentation réservés pour tous pays y compris la Suède, la Norvège et le Danemark
Copyright By. Joubert 1912.
Extraits de presse :
"…L'auteur vise aussi une autre thèse—et cette idée est haute et noble en soi par sa justice et sa générosité. Elle défend ardemment la cause qui veut que les enfants soient moins étroitement liés par les liens du sang que par ceux qu'ont formés entre eux et leurs éducateurs, les témoignages répétés d'affectueuse confiance et de tendresse éprouvée.
Cette pièce n'est pas sans valeur. Une âme féminine y flotte, délicate et sensible. Elle y a mis le meilleur de son sentiment ému." (Albert HERRENSCHMIDT, Petit Havre)
"…Max du Veuzit ainsi qu'il l'avait déjà fait dans C'est la loi!… met la loi en contradiction avec les sentiments et les situations de tous les jours." (Georges RIMAY, Cloche illustrée)
Paternité
Pièce en un acte
LUCIENNE VILLERS… 16 ans.
MAURICE VILLERS, père de Lucienne… 48 ans.
PAUL ROMAGNY, beau-père de Lucienne… 45 ans.
La scène représente un salon de gens riches: fauteuils, guéridon, bureau; au premier plan, à gauche, un canapé. Porte à droite; double porte au fond. Beaucoup de fleurs partout. Un grand portrait de femme au mur. Sur le guéridon, un écrin vide; sur le bureau un encrier. Au lever du rideau, Lucienne brode silencieusement, assise sur le canapé, sa corbeille à ouvrage auprès d'elle.
JULIA, entrant, un bouquet de roses rouges dans les bras.
Mademoiselle doit être contente. Ce ne sont pas les fleurs qui lui manquent! Depuis le matin, il en arrive à chaque instant.
LUCIENNE, cessant de broder
On en a encore apporté?
A la minute, ce gros bouquet!
LUCIENNE, se levant
Oh, mais il est joli! Qui l'envoie?
C'est une commissionnaire qui me l'a remis… Il y a une carte.
Ah!… voyons… (elle cherche dans les fleurs). Voici. (lisant)
Monsieur Fernand Desmoulins. (joyeuse) Oh!
Monsieur Desmoulins ne pouvait pas oublier mademoiselle.
Naturellement… un ami d'enfance! (prenant le bouquet). Elles sont jolies ces fleurs.
Des roses rouges, c'est significatif!
Significatif?
Dame!… le langage des fleurs…
Tu connais ça, toi?
Un peu.
Alors… des roses rouges… ça veut dire?
Que mademoiselle me pardonne… ça veut dire: violent amour.
Bah! (elle rit) ah! ah!… quelle idée! (rendant les fleurs à Julia).
Tiens, mets ces fleurs dans l'eau.
Bien (elle va à la porte. Se retournant). Faut-il les laisser aussi dans le salon, celles-là?
Non, non!… Porte-les dans ma chambre.
JULIA, riant
Ah! ah! Mademoiselle voit bien.
(Elle se sauve).
LUCIENNE, puis PAUL ROMAGNY
Quelle sotte! Elle s'imagine… Il est vrai qu'il n'est pas marié, monsieur Fernand… et très joli garçon!… On jouait au petit mari et à la petite femme autrefois! (Elle sourit, prend la carte et l'examine). J'aimerais m'appeler madame Fernand Desmoulins… ça m'irait très bien ce nom-là!…
Oui, mais voilà: je suis jeune… trop jeune! Ses parents ne voudraient pas… Bah! attendons!
ROMAGNY, entrant
Eh bien, fillette, es-tu contente?
Si je suis contente! (lui sautant au cou) Oh, papa, comme tu es gentil!
Alors, mon cadeau t'a fait plaisir?
Mais beaucoup, beaucoup!… Quand j'ai ouvert l'écrin, j'ai poussé un cri de joie… Tiens, vois… (elle montre un bracelet autour de son bras) Je l'ai mis tout de suite… (gravement) pour aujourd'hui seulement… Je sais bien, nous sommes en deuil (elle regarde le portrait) Pauvre maman!… (un temps).
Mais j'étais si heureuse, j'ai voulu l'essayer. Il est joli, hein? Il fait très bien… C'est le premier bijou sérieux que tu me donnes… Il faut que je t'embrasse encore. (elle l'embrasse) Mon papa chéri!
ROMAGNY, rendant le baiser
Ma petite fille! (il s'asseoit sur le canapé).
Maintenant, je vais le retirer et le serrer précieusement avec les bijoux de maman… dans son coffret (elle défait le bracelet et le serre dans l'écrin).
J'ai déjà beaucoup de choses, tu sais! Vous m'avez toujours très gâtée, tous les deux.
ROMAGNY, tristement
Elle t'aimait tant ta pauvre maman!
LUCIENNE, émue
Oui, elle m'aimait… elle était si bonne et si douce! (après un silence très triste, elle se penche vers Romagny). Il ne faut pas pleurer, papa… sois moins triste… surtout aujourd'hui… (un temps). Voyons, fais risette à ta petite Lucienne… une grosse risette… (Romagny sourit) Là!… Oh! mon papa chéri, comme je t'aime! (câlinement) Tu m'aimes bien aussi, toi, dis?
Mais, oui, je t'aime, ma fillette… Et pourtant!…
Comment, tu m'aimes et pourtant! il faut m'aimer tout court, moi!… vilain papa qui dit des choses… (elle l'examine et change de voix brusquement). Mais qu'est-ce que tu as?… Pourquoi me regardes-tu ainsi? Qu'est-ce qu'il y a?
Rien.
Mais si… je vois bien, je te connais tant! Tu es soucieux?
Eh bien, oui!… J'ai des ennuis.
Tu as des ennuis!… dans tes affaires!…
Non, malheureusement… Si c'était une perte d'argent, je ne me tracasserais pas tant[.]
C'est autre chose de plus pénible?
Oui… C'est à cause de toi.
De moi! Comment cela? (Elle s'asseoit auprès de lui).
Maurice Villers m'a écrit ce matin.
Mon père?
Oui, ton père.
Qu'est-ce qu'il veut?
Il dit que maintenant, ta mère étant morte, il tient à t'avoir auprès de lui.
Ce n'est pas possible!
Si, malheureusement.
Mais alors, toi, papa?
Moi, je ne suis que ton beau-père, le second mari de ta mère après son divorce avec Maurice Villers… Et voilà bien ce qui me tracasse: je t'ai élevée, aimée, vue grandir; j'ai vécu de ta vie depuis treize ans!… et aujourd'hui, je ne suis rien… L'autre peut t'enlever à moi quand il voudra.
Comment? Il peut! Il a le droit!
Il est ton père, ton vrai père, il a la loi pour lui… les enfants appartiennent au père.
Pourtant lorsque maman vivait?
Il n'usait pas de ses droits… par délicatesse envers ta mère, dit-il… peut-être aussi parce qu'il était toujours absent de Paris. Je ne crois pas d'ailleurs qu'il eût pu se charger de ton éducation… Il n'est pas riche!… De mauvaises spéculations… un caractère un peu léger, volage… des goûts trop dispendieux… Enfin, il s'est ruiné très jeune.
Et j'aurais été une lourde charge pour lui jusqu'ici?
Oui, je crois.
LUCIENNE, se levant brusquement
Ah, je devine! Il t'a laissé le soin de mon entretien, de mon éducation et maintenant que je suis élevée, que tu as payé tous les frais, il vient te dire: rendez-moi ma fille!
Je n'ai pas dit…
J'ai compris, va!
Non, vraiment, je ne puis croire… d'un père…
Comment expliquer autrement son silence jusqu'à ce jour? (Un temps. Changeant de ton) Il veut me reprendre! oh! cela ne sera pas! Il faut lutter, me refuser à lui… Il ne faut pas que tu consentes.
S'il veut te prendre, je n'ai pas le pouvoir de l'en empêcher… Je ne suis rien, moi!
Mais c'est abominable, cela! (Elle éclate en sanglots). Je ne veux pas aller avec lui! Je ne veux pas te quitter, moi, papa.
ROMAGNY, l'attirant contre lui
Ma petite Lucienne… Voyons, ma chérie, ne pleure pas… Il faut être bien raisonnable, bien forte, pour ne pas m'enlever mon courage… Et puis, le dernier mot n'est pas dit. Tu penses bien que je ne vais pas te laisser partir comme cela. Je vais le prier, le convaincre, essayer de tous les moyens.
Oh, oui! tu vas l'empêcher, n'est-ce pas… Il ne faut pas qu'il me prenne. Qu'est-ce que je ferais sans toi? j'ai l'habitude… je te dis tout… je me sens vivre à tes côtés. Auprès de lui, je serais toute seule, je le connais à peine: je ne l'ai vu que deux fois à la pension!… Je n'oserais même pas lui parler de maman!… Aucun souvenir qui nous lierait, aucune douleur commune qui nous rapprocherait… ce serait atroce!
Pour moi aussi ce serait dur! Pourtant, si le sacrifice de mes sentiments devait assurer ton bonheur, je le ferais volontiers… J'accepterais tout pour que tu sois heureuse! Mais voilà: le seras-tu seulement ensuite?
Non, non. Je ne puis être heureuse loin de toi… Pour moi, tu es mon vrai papa; celui que toute petite, on m'a appris à aimer et à respecter; celui qui m'a toujours entourée de soins et comblée de caresses… Te quitter! Ne plus te voir! oh, comme je m'ennuierais!… (un temps). Ecoute, tu lui diras que je veux rester ici, que maman m'a confiée à toi et qu'elle m'a recommandé de t'aimer toujours comme un père.
Pauvre femme!… Elle ne se doutait guère que sa mort ferait changer si vite d'attitude Monsieur Villers… Trois mois seulement, qu'elle n'est plus là et déjà il te réclame.
Oui, mais tu vas lui écrire…
Il va venir lui-même chercher ma réponse.
Ici?
Oui!
Quand?
Aujourd'hui… cet après-midi à trois heures.
Déjà!
C'est pourquoi je t'en ai parlé si tôt. Je n'avais pas le temps de différer.
Trois heures! mais, alors, c'est tout de suite!
ROMAGNY, consultant sa montre
L'heure approche effectivement.
Il nous donne à peine le temps de réfléchir… C'est ce matin que tu as reçu sa lettre?
Oui. (Il cherche dans sa poche). Tiens, la voici. Lis-la. (Il lui donne la lettre).
LUCIENNE, lisant
"Monsieur,
"Je désire reprendre ma fille auprès de moi. Sa mère est morte depuis trois mois. D'un autre côté, je compte me fixer définitivement à Paris; rien ne m'oblige donc plus à vivre séparé de mon enfant. Je me présenterai chez vous, demain mardi, vers trois heures.
"Veuillez agréer, etc."
Il ne tergiverse pas.
Non, c'est net!
Il ne semble pas admettre la possibilité que je te dispute à lui.
Il est fort de ses droits.
Je serai fort de ma tendresse, moi!
Et aussi de la mienne… de mon désir de ne pas te quitter. Ma volonté doit bien compter pour quelque chose… Il faut le lui dire!
Oui, oui! je lui dirai tout ça… et encore autre chose! Depuis ce matin, je me suis renseigné… je crois savoir à présent quelle musique il faut chanter pour plaire à ses oreilles… J'userai de tous les moyens, sois tranquille! Je ne me rendrai pas facilement.
C'est ça! ne cédons pas! (Elle écoute) On a sonné, je crois.
Serait-ce déjà lui… il est trois heures, c'est le moment.
(La bonne entre).
JULIA, entrant
Monsieur… c'est un Monsieur.
Il a donné son nom?
Non, mais il m'a dit que Monsieur devait l'attendre.
Bon! Faites entrer… (Julia sort. — A Lucienne). Et toi, ma fillette, éloigne-toi.
Comme je vais être inquiète!… Tu me diras…
Je t'appellerai aussitôt.
Refuse surtout!
Oui, oui, Va!
(Elle sort emportant sa corbeille à ouvrage).
ROMAGNY, puis MAURICE VILLERS
Pauvre petite! Jamais je ne pourrai me séparer d'elle…
JULIA, à la cantonade
Oui, oui, Monsieur est seul.
ROMAGNY, se tournant vers la porte
Le voici.
VILLERS, entrant
Monsieur.
ROMAGNY, s'inclinant
Monsieur.
C'est à Monsieur Paul Romagny que j'ai l'honneur de parler.
A lui-même… Monsieur Mauriec Villers sans doute?
Oui, monsieur…
ROMAGNY, désignant un siège
Veuillez vous asseoir, je vous prie.
Merci. Vous avez reçu ma lettre?
Oui, ce matin… je vous attendais.
Alors, vous savez…
Quelle est votre intention? Parfaitement.
Je veux reprendre ma fille auprès de moi.
Vous me l'avez écrit, mais…
C'est mon plus vif désir.
J'ai cru le comprendre. Cependant, j'avoue que ce désir si vite exprimé m'a un peu surpris.
VILLERS, simplement
Pourquoi? C'est tout naturel que je reprenne ma fille puisque sa mère est morte…
Je dois même m'excuser auprès de vous d'avoir attendu jusqu'à ce jour pour régler la situation… J'étais loin, il y a trois mois… en Egypte. Je n'ai appris la mort de madame Romagny que six semaines après l'événement. Je me suis mis en route aussitôt et me voici… Je suis à Paris depuis deux jours seulement. Pardonnez-moi donc ce retard absolument involontaire.
Oh, monsieur!
Vous aviez peut-être pensé que je me désintéressais du sort de Lucienne?
Je n'ai pas supposé un instant…
Le doute était possible. Mon silence, mon absence permettaient toutes les suppositions… Enfin me voici! Il me reste à vous remercier d'avoir bien voulu garder ma fille jusqu'à ce jour.
Ne me remerciez pas! Je considère Lucienne comme ma propre fille. Ici, auprès de moi, elle est chez elle, et elle peut y rester aussi longtemps qu'il lui plaira.
VILLERS, un peu embarrassé
Je suis vivement touché, monsieur…
ROMAGNY, un temps. Changeant de ton
Ainsi vous comptez la reprendre? Votre intention est bien arrêtée.
Sans doute… C'est tout indiqué! Tant que la mère a vécu, par délicatesse, pour racheter quelques-uns des torts que j'ai eus vis-à-vis d'elle, j'ai pu accepter de vivre complètement séparé de mon enfant. Mais à présent, rien ne s'oppose plus à ce que je goûte enfin, aux joies de la paternité.
Je comprends vos sentiments. Pourtant, avez-vous réfléchi aux difficultés que votre décision allait soulever?
VILLERS, surpris
Quelles difficultés?
Lucienne ne vous connaît pas.
Elle apprendra à me connaître et j'espère à m'aimer.
A son âge, un nouveau visage…
Elle n'est plus une enfant: elle prend seize ans aujourd'hui. (Gaiement). Je ne pense pas qu'elle voit en moi un croquemitaine disposé à la dévorer.
ROMAGNY, hochant la tête
Elle a ses habitudes: ce changement va bouleverser sa vie.
VILLERS, un peu étonné
Mon Dieu, je ne vois pas. Elle va être comme tous les enfants élevés loin de leurs parents. A un certain âge, on les retire de pension. Je n'ai jamais entendu dire qu'aucun d'eux ait souffert de ce changement d'habitudes.
ROMAGNY, arpentant la scène
Ce n'est pas tout à fait la même chose. Il ne s'agit pas pour elle de quitter une pension étroite où l'on étouffe entre les murs… C'est le foyer où elle a été élevée, où elle a grandi, c'est la vie large et facile qu'elle y a trouvée, qu'il lui faudra abandonner… Pardonnez-moi d'entrer dans ces détails, mais vous devez comprendre… le bonheur de Lucienne m'oblige à toucher certaines questions…
N'insistez pas, j'ai compris! Vous voulez parler de ma situation modeste relativement à la vôtre.
Justement.
Je n'ai jamais fait l'injure à ma fille de croire qu'elle pouvait rougir de se trouver chez son père dans une position plus précaire que celle où elle a vécu jusqu'ici.
ROMAGNY, vivement
Vous m'avez mal compris. Loin de moi, l'idée d'une pareille insinuation. Lucienne est trop droite, trop bonne et trop fière pour ressentir un sentiment aussi bas.
Je l'espère bien.
En évoquant ce sujet, c'était à vous, à vos sentiments paternels que je faisais appel… Avant votre propre satisfaction, vous cherchez surtout le bonheur de votre fille?
Sans doute.
Or, la richesse ne le donne pas toujours mais elle est tout au moins un puissant auxiliaire.
Ce qui veut dire?
ROMAGNY, appuyant
Que tant que Lucienne vivra au près de moi, sa situation, son avenir, seront complètement assurés. (Après un temps, changeant de ton) Votre intention est de la reprendre. Vous voulez qu'elle vive à vos côtés, qu'elle partage votre existence, mais avez-vous réfléchi à toutes les conséquences, aux devoirs, aux charges que vous assumiez du même coup? En un mot, pouvez-vous lui donner une situation équivalente à celle que vous allez lui faire perdre.
VILLERS, froissé
Monsieur, cette insistance…
ROMAGNY, vivement
Serait très indiscrète et très maladroite s'il ne s'agissait pas du bonheur de Lucienne. (S'excusant). Avant de commencer, je vous ai prié de m'excuser si je touchais certains sujets… Il faut bien que nous envisagions la question sous toutes ses faces… (Le priant). C'est moi qui ai élevé l'enfant, vous ne pouvez me refuser aujourd'hui le droit de savoir ce qu'elle va devenir?
Soit… Je comprends les sentiments qui vous guident et je veux bien y faire droit.
Eh bien?
Rassurez-vous! ma fille peut me suivre sans inquiétude. Je ne la reprends pas pour la voir souffrir ni pour la rendre malheureuse et j'espère qu'auprès de moi, elle continuera d'ignorer la gêne.
Comment ferez-vous? Vous êtes sans fortune.
VILLERS, un peu gêné
Mais pas complètement… j'ai des ressources.
Aucune. Inutile de chercher… Je me suis renseigné et je sais quelle est exactement votre situation… Vous comptiez beaucoup sur vos chemins de fer égyptiens. Mais vous avez été trompé, volé plutôt, comme vous avez pu vous en rendre compte, vous-même, en allant là-bas… Pour sauver votre signature de certaines promiscuités, vous avez dû sacrifier tout ce qui vous restait. Vos terres de Blagny elles-mêmes, sont hypothéquées pour une somme supérieure à leur réelle valeur.
VILLERS, amèrement
Vous êtes bien renseigné!
C'est pourquoi je m'étonne que vous cherchiez à reprendre Lucienne…
Le moment pour vous est plutôt mal choisi.
Ce n'est pas moi qui ai dirigé les événements… Je regrette que la mort de madame Romagny corresponde avec les pertes d'argent que je viens de subir, mais mes droits et mes devoirs de père n'en sont pas diminués pour ça. (Un temps. Doucement) A mes côtés, ma fille ne manquera de rien. Je me priverai plutôt du nécessaire pour satisfaire tous ses désirs.
Mais son avenir? Avez-vous réfléchi à son avenir.
Son avenir? je l'assurerai.
Comment?
Par mon travail.
ROMAGNY, haussant les épaules
Travailler! A votre âge! Vous n'avez jamais rien fait!
Parce que ma vie n'avait pas de but, parce que j'étais seul monde jusqu'ici. (Avec feu) Ah, vous vous étonnez que je veuille reprendre mon enfant alors que dans ma situation, mes sentiments paternels sont presque un luxe! Mais ne comprenez-vous donc pas que c'est justement parce que je suis malheureux qu'il me faut Lucienne. Elle sera ma richesse comme elle sera tout mon courage et tout mon espoir!… Travailler pour moi seul? oui, vous avez raison, j'en suis incapable. (Avec force) Mais travailler pour elle, pour la rendre heureuse, pour assurer son avenir! Ah, cela c'est autre chose!… Elle sera ma force, mon but, le talisman qui me donnera le courage de persévérer et de vaincre, l'aimant qui me guidera vers le succès final.
Prenez garde de ne trop vous illusionner. Vous courez après un mirage, car ce gain que vous envisagez, cette richesse future que vous espérez sont tellement problématiques!… Dans toutes les entreprises on escompte toujours la réussite: il serait beaucoup plus sage de prévoir le contraire.
VILLERS, un peu ironique
Alors, vous pouvez tout aussi bien redouter pour vous la ruine matérielle.
ROMAGNY, souriant
Mes chances de misère sont moins grandes que vos chances d'insuccès. La situation que je ferai à Lucienne si elle reste avec moi, est moins aléatoire que celle que vous comptez lui donner, voyons?
J'en conviens.
ROMAGNY, changeant de ton
Tenez… jouons franchement, cartes sur table. (Un temps) Vous ne connaissez pas Lucienne… ou si peu! Vous voulez la reprendre parce que, surtout, vous espérez puiser à ses côtés, le courage qui vous manque pour recommencer tout seul votre vie… (Avec une émotion grandissante) Moi, j'ai élevé l'enfant, je l'ai vue grandir, pendant treize ans, j'ai vécu de sa vie, formant son intelligence et pétrissant son coeur. Je l'aime autant que si elle était vraiment ma fille. La pensée de la perdre me cause un déchirement profond. Ce m'est atroce de songer que je puis cesser de la voir… Je ne sais si vous comprenez tout mon affolement. Vous avez vécu seul, vous ignorez ce que c'est que d'avoir toujours eu un être chéri auprès de soi… Mais moi!… (il regarde le portrait tristement) En trois mois, perdre la mère, perdre l'enfant… C'est ma vie complètement brisée.
VILLERS, gêné du désespoir qu'il cause
Vous saviez bien que Lucienne n'était pas réellement votre fille… vous n'ignoriez pas mon existence… ce qui arrive aujourd'hui était prévu.
ROMAGNY, même air
Non, je n'avais pas prévu!… Votre long silence… vous vous êtes si peu occupé de Lucienne jusque-là… J'avais fini par vous oublier… (Un temps. S'animant) Mais, voyons! il doit y avoir un moyen… Je suis riche, très riche! Outre le bonheur de votre fille, je puis aussi faire le vôtre… Votre fortune est compromise, je puis vous fournir les moyens de la rétablir et vous assurer une nouvelle existence sans soucis matériels.
VILLERS, sans comprendre
M'assurer une nouvelle existence?
ROMAGNY, fébrilement
Oui, vous faire riche, tout de suite… un chèque… cent mille francs! Deux cent mille francs, tenez! Avec cette somme, vous payez vos créanciers et vous vous remettez à flot. C'est la vie large et facile, à la minute même, comprenez bien!… C'est plus sûr que votre travail cela! (Il va à son bureau, prend un carnet de chèques dans un tiroir et vivement, en griffonne une page). Vous acceptez, n'est-ce pas?… (Villers le regarde agir sans répondre) Deux cent mille francs. Il vous faudrait plusieurs années pour gagner cette somme en admettant que vous réussissiez… (cessant d'écrire) Tenez, c'est fait!… (Il revient vers Villers) Vous n'avez plus qu'à me signer un reçu… Lisez…
(Villers lit, puis fixe longuement Romagny).
VILLERS, très calme
Vous voulez?… Quoi?…
ROMAGNY, nettement
Je veux garder Lucienne.
Et moi?
ROMAGNY, avec brusquerie
Vous aurez les deux cent mille francs, vous! C'est bien payé, il me semble!
VILLERS, secoue lentement la tête, puis dépose le chèque sur le guéridon.
Simplement.
Votre chagrin vous égare, monsieur; autrement, je m'expliquerais mal votre offre injurieuse.
ROMAGNY, décontenancé
Vous refuser?… Comment!… C'est la fortune que je vous donne.
VILLERS, sourire hautain
Je ne vous demande que ma fille.
ROMAGNY, suppliant
Mais puisque pour moi, elle est tout… que vous ne la connaissez pas, vous!
Je n'en suis pas moins son père.
ROMAGNY, s'énervant
Vous ne l'aimez pas comme moi!
VILLERS, vivement
Qu'est-ce qui vous fait croire que je n'aime pas mon enfant?
ROMAGNY, même ton
Votre indifférence depuis treize ans.
VILLERS, calme
Je vous ai déjà donné les motifs qui ont dicté ma conduite jusqu'à ce jour.
Faut-il vous les répéter?
ROMAGNY, avec rage
Comment vous croire, avec la vie que vous avez toujours menée!
VILLERS, froidement
Je pourrais vous répondre, monsieur, que ma conduite passée ne regarde que moi. Mais tout à l'heure, comme beau-père de Lucienne, je vous ai reconnu certains droits. Je prendrai donc la peine, sinon de me disculper, du moins de remettre les choses au point. (S'échauffant) Parce que j'ai mené jusqu'ici une vie joyeuse de plaisirs, de fêtes, d'aventures, parce qu'en un mot, j'ai fait la noce, pour me servir de l'expression courante, s'ensuit-il que je sois incapable de ressentir les mêmes sentiments qu'un autre mortel plus sage et plus calme que moi?… d'après vous, le rire exclurait les larmes, le bonheur ignorerait l'inquiétude et les soirs de folies ne seraient jamais suivis d'amertumes matinales! A l'homme rangé, seulement, les sensations du coeur et le pouvoir d'aimer; aux autres, la froideur, la sécheresse et l'indifférence, alors!!… (plus doucement) Non, l'humanité n'est pas si compliquée que ça: elle pleure quand elle souffre, elle rit quand elle est heureuse. Dans tous les coeurs, il y a place pour ces deux sentiments: la joie et la tristesse, qu'on soit léger, volage, sérieux ou grave. (Un temps. Il réfléchit, puis a un rire nerveux) Ah! ah! j'ignore ce que c'est que d'avoir eu toujours un être chéri auprès de moi! Mais vous, monsieur, avez-vous connu la tristesse de la solitude?
ROMAGNY, amèrement
Je vais l'apprendre si vous m'enlevez Lucienne.
Vous ignorerez quand même l'intime et indicible mélancolie de ceux dont le foyer a été brisé par leur faute, de ceux qui, après avoir connu les joies de la famille, sentent le vide de l'abandon moral autour d'eux… (Avec ironie et avec tristesse) On est jeune et le plus souvent orgueilleux; on ne veut pas avouer sa souffrance, et pour la cacher ou ne pas la sentir, on rit, on joue, on fait la noce… comme moi!… La pente est dangereuse quand aucune main amie n'est là pour vous retenir… Ca va vite! On commence pour s'étourdir, pour oublier, et c'est par faiblesse qu'on continue… Mais la nature ne perd pas ses droits pour ça et le moi intérieur n'en est pas émoussé au point de rester neutre lorsqu'il s'agit de son enfant, de sa race… (Emu, à mi-voix) Sous le sourire railleur du blasé, se cache une âme qui se souvient, qui pense… et quand on a quitté le masque, de commande, que nul témoin ne nous observe, on soupire, on regrette et parfois, on pleure… (Après un temps, il reprend le chèque, le froisse légèrement, puis le rejette. Assez brusquement:) Comment avez-vous osé m'offrir de l'argent pour que j'abdique mes droits de père, pour que je renonce à la douceur d'être aimé de ma fille?
ROMAGNY, embarrassé
J'espérais… Je ne m'attendais pas à votre révolte paternelle…
VILLERS, avec force
Parce que je suis ruiné vous me supposiez capable de toutes les bassesses!
Non, non! ne croyez pas!… Ce n'est pas ça… (tristement) Si vous saviez combien j'aime Lucienne! Pour la conserver près de moi, il me semblait que tous les moyens étaient bons… Vous m'auriez demandé la moitié de ma fortune, je vous l'aurais donnée… (Il s'accoude la tête dans ses mains) Vous venez de m'enlever mon dernier espoir… Ne plus voir ma fille autour de moi!… après treize ans!… Pauvre petite… comme elle va pleurer…
VILLERS, inquiet
Lucienne va pleurer?
Hélas!
Sait-elle que je veux la reprendre avec moi?
Oui. Je le lui ai appris.
VILLERS, hésitant
Alors… que dit-elle?
Elle ne veut pas (vivement) Elle ne nous connaît pas, c'est un peu naturel.
VILLERS, amèrement
Je lui fais peur… A ses yeux, je suis un étranger qui veut troubler sa vie.
Mon Dieu!… Il ne faut pas lui en vouloir. Elle ne m'a jamais quitté, n'est-ce pas…
VILLERS, réfléchissant
Elle va pleurer… Je ne voulais pas la faire pleurer… Pourtant.
Voulez-vous la voir?
Volontiers.
Vous pourrez lui expliquer…
Lui expliquer?… Non! C'est vous qui lui parlerez… je préfère.
Qu'est-ce que je lui dirai?
Vous lui direz.. que… (Il réfléchit, puis tristement:) Tenez, vous lui direz que je la laisse libre. C'est elle qui choisira entre nous deux.
ROMAGNY, joyeusement
Oh, merci!… Je n'osais pas vous le demander, mais il faut bien que la volonté de la petite compte un peu pour quelque chose. (il sonne).
VILLERS, soupirant
Votre joie me fait pressentir ma défaite.
ROMAGNY, gravement
Je vous donne ma parole, monsieur, que je ne vais pas influencer Lucienne… Avant votre arrivée, je lui ai dit seulement mon vif désir de ne pas me séparer d'elle, mais le choix qu'elle va faire tout à l'heure, sera librement consenti. Je vous l'affirme.
Je vous crois.
(La bonne entre).
Monsieur a sonné?
Priez mademoiselle de venir ici.
Bien, monsieur.
(Elle sort).
VILLERS, ROMAGNY, puis LUCIENNE
(Jusqu'à l'arrivée de Lucienne, les deux hommes gardent le silence).
VILLERS, entendant des pas
La voici. (Il va s'accouder à la cheminée).
Oui.
(Lucienne entre. Elle s'arrête gênée près de la porte après avoir salué
Villers).
LUCIENNE, à Romagny
Vous me demandez, mon père?
Oui, ma chérie. Approche, là, près de moi… (Un temps. Lucienne s'avance vers lui. Lentement et avec émotion:) Je t'ai fait connaître tantôt la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui pour nous tous. Ton père désire te reprendre avec lui… Tu sais que s'il ne tenait qu'à moi, je te garderais toujours ici… mais je ne suis que ton beau-père, moi! Monsieur Villers est ton père, ton vrai père! Il t'aime et il souffre d'être séparé de toi. (Lucienne pleure silencieusement) Cependant, il ne veut pas user de ses droits pour contraindre ta volonté. Il te laisse le droit de choisir entre lui et moi… Réfléchis bien, Lucienne. La minute est grave… Tous les deux nous t'aimons vraiment, chacun pour des raisons personnelles… Mais moi, je ne suis presque rien! L'affection et l'habitude m'unissent seulement à toi… Tandis que lui! (Chaleureusement) Lui, c'est ton sang, c'est ta race, c'est l'hérédité, l'atavisme, c'est tout, quoi!… (Un temps) Eh bien? Nous attendons, Lucienne?… Que décides-tu?
(Villers écoute avec angoisse).
LUCIENNE, éclatant en sanglots
Je ne veux pas te quitter, moi, papa!
ROMAGNY, faiblement
Ma petite Lucienne! Je sais bien… Mais ton père! Regarde-le… Il souffre!
LUCIENNE, se serrant contre lui
Je ne veux pas te quitter. Non! non!
VILLERS, après un silence pénible
Ne pleurez pas, Lucienne. Je ne suis pas venu vers vous pour vous faire de la peine… Votre désir est un ordre pour moi… Restez auprès de votre… père. Moi, je vais partir.
ROMAGNY, se levant vivement
Monsieur, je…
VILLERS, l'interrompant d'un geste
Non! ne vous excusez pas… J'aurais dû prévoir… C'est si naturel!
(Il prend son chapeau). Adieu!
(Comme il se dirige vers la porte, Lucienne a un geste pour le retenir.
Un sanglot convulsif souligne son geste).
ROMAGNY, bouleversé
C'est terrible! (à Villers) Ne partez pas comme ça. Ce n'est pas possible!… Vous allez être très malheureux… (Il regarde le portrait et hésite) Avant, ça n'aurait pas été possible… mais aujourd'hui!… Ce n'est qu'un préjugé à vaincre… (A Villers). J'ai besoin d'un associé, soyez-le. Restez. Voulez-vous?… Notre fille aura deux pères.
LUCIENNE, à travers ses larmes
Oh, oui! (Elle a un élan vers Villers comme pour le supplier d'accepter).
Rester?… moi?
Oui: demeurez ici, avec nous.
Oh, oui!
Rester? Oh non! ce n'est pas possible!
Oh!
Pourquoi?
Parce que… demain… plus tard… vous regretteriez la généreuse proposition que la pitié vous arrache en ce moment.
Mais non!
Si. Entre nous, il y a un passé que nous ne pouvons abolir ni l'un ni l'autre et qui se dressera toujours pour nous séparer.
Nous avons de la volonté…
VILLERS, l'interrompant
Oh! il ne suffit pas de vouloir pour ne pas penser…
Lucienne serait là pour nous rapprocher.
Oui…
Au contraire, c'est sa présence qui nous rappellerait sans cesse ce que nous voudrions oublier… Ce sont ses baisers et ses caresses dont nous deviendrions jaloux… Ce sont surtout les souvenirs intimes qu'elle éveillerait en nous que nous nous reprocherions mutuellement au point d'en éprouver de la haine l'un pour l'autre.
Mais alors?
Je vais m'éloigner.
Oh!
L'enfant vous appartient autant… plus qu'à moi…
Non… elle est à vous surtout.
Mais…
Elle est à vous plus qu'à moi, oui!… Je comprends bien à présent… Je lui ai donné la vie, c'est vrai, mais c'est vous qui m'avez remplacé auprès d'elle. C'est vous qui avez assumé la tâche de l'élever. Vous avez rempli envers elle tous les devoirs que j'aurais dû accomplir… Aujourd'hui, l'enfant vous préfère à moi, c'est tout naturel… c'est son droit, c'est même son devoir… Je recueille maintenant le fruit de ma négligence et de mon indifférence… (avec force) Un homme ne devrait jamais oublier qu'il est père ni momentanément abdiquer ses droits au profit d'un autre.
Il y avait le divorce.
Le divorce n'est pas en cause. Le divorce sépare l'homme et la femme, le père et la mère, mais il ne diminue pas les devoirs de ceux-ci vis-à-vis de leurs enfants… leurs charges restent les mêmes… Pour l'avoir oublié ou pour ne pas y avoir pensé plus tôt, je paye cruellement aujourd'hui mon erreur… Enfin! le châtiment doit atteindre le coupable… Gardez l'enfant! C'est à moi de me priver de ses baisers et de ses caresses.
LUCIENNE, à Villers
Mon père.
VILLERS, la regarde et va vers elle.
Merci, Lucienne… merci de ce cri-là. (Il l'embrasse longuement)
Adieu! (Il se dégage et sort brusquement pour cacher son émotion).
Oh! (Elle tombe assise sur un canapé et pleure la tête dans ses mains).
ROMAGNY, l'examine un moment avec tristesse, puis à mi-voix Lucienne…
(Elle le regarde, se lève, se jette dans ses bras. Le rideau tombe lentement pendant qu'elle continue de pleurer sur l'épaule de Romagny).
Grande Imp du Centre — Herbin, Montluçon.