Title : Le Sentier
Author : Max Du Veuzit
Robert Nunès
Release date
: December 25, 2008 [eBook #27627]
Most recently updated: January 4, 2021
Language : French
Credits : Produced by Daniel Fromont
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Max du Veuzit (pseudonyme d'Alphonsine Vavasseur-Acher Mme François Simonet) (1876-1952), Le sentier (1908)]
Max du Veuzit & Robert Nunès
Comédie en 3 Actes
Prix: 2 francs
1907-1908
PIERRE BELVAL… 32 ans
BARDICHON… 55 ans
FRONTIN… 40 ans
ANDREE… 28 ans
Madame DE RUMODU
Un Modèle
Tous droits de traduction réservés.
Reproduction autorisée pour les journaux et les revues abonnés à la
Société des Gens de Lettres.
Un atelier d'artiste. Tableaux pendus au mur. Andrée travaille au premier plan à droite devant un chevalet. — Un modèle femme pose devant elle. Canapé, fauteuils, chaises. Un bouquet de fleurs sur un guéridon.
ANDREE; LORET, le Bohême; PAUL ROUSS, poète chansonnier; le Modèle, sont en scène.
ANDREE, au modèle
Le coude est trop bas… Cette pose vous fatigue?
LE MODELE, relevant le bras
Non, Madame… comme ça?
ANDREE, soulignant ses paroles de gestes indicateurs
Un peu plus à gauche… là… Ca y est! Mais non!… relevez le bras… là… très bien… c'est bon! (Elle se remet à peindre) (à Loret) Dites donc, Loret, vous seriez bien gentil de mettre un peu d'essence dans ma boîte.
A vos ordres (Il prend un petit flacon, le débouche et le tend au- dessus de la boîte). Combien? Beaucoup?
ANDREE, sans cesser de peindre
Non, pas trop, la valeur d'un pernod ordinaire… vous devez avoir l'habitude.
(Elle rit).
LORET, remettant le flacon en place
Traitez-moi tout de suite de poivrot! Ce n'est pas long à vous faire une réputation, ces sacrées femmes!
PAUL ROUSS, riant
Si seulement ça pouvait changer celle que tu as!
(Andrée rit. Loret au milieu de la scène bourre tranquillement sa pipe.)
Changer quoi?… Ma femme ou ma réputation?
Les deux.
LORET, même air
Ah bah!
ANDREE, s'interrompant de peindre
Il a raison. Vous avez une trop mauvaise conduite pour une aussi gentille petite femme; c'est criant!
Ca hurle!
Mais non, ça se compense… la vie n'est faite que de moyennes.
Et Marthe où est-elle, en ce moment?
Avec Bertrande de Rollins… elles doivent courir les magasins.
Elles ne viendront pas?
Mais si… Elles comptent me rejoindre chez vous.
PAUL ROUSS, à part
Ah! Bertrande va venir.
D'abord, quelle heure est-il?
Cinq heures un quart.
Déjà! (au modèle) Reposez-vous, nous reprendrons tout à l'heure. (Elle pose ses pinceaux, range ses tubes.) Bon, je n'ai presque plus d'outremer.
Je vous en enverrai en vous quittant.
Merci! Ce que j'ai me suffira pour ce soir (Elle se lève et va vers un bouquet détacher une fleur qu'elle pique à son corsage) Sont-elles jolies ces fleurs? C'est Belval qui me les a envoyées ce matin.
C'est aimable… A propos, où est-il?
Il doit venir?
En voilà une question!
Pourquoi ça?
LORET, montrant Andrée
Parce que…
Ah! Ah! ça chauffe!
Tiens!
C'est son heure, il va arriver… il est toujours très exact (Elle arrange ses cheveux dans une glace).
Parbleu!… Quand on est attendu par une aussi gentille petite femme.
ANDREE, se tournant vers lui
Mais, je ne l'attends pas.
Non… Vous l'espérez seulement.
Enfin, que croyez-vous donc?… Il n'y a rien entre nous.
Pas encore… ça viendra.
Vous êtes stupide! Laissez-moi tranquille avec vos prophéties.
Allons donc! Ca crève les yeux.
Comment cela?
Oh! il n'est pas besoin de se creuser le ciboulot pour le voir. Allez! Quand il est là, il n'y en a que pour lui (imitant la voix d'Andrée) Un peu de sucre, Monsieur Pierre? Votre café est-il bon, Monsieur Pierre? Vous n'êtes pas fatigué, Monsieur Pierre… Pierre par ci, Pierre par là… C'est dégoûtant!
(Andrée rit)
Pas pour lui.
Non, mais pour nous… Moi, quand je le vois, j'ai envie de m'en aller.
ANDREE, en riant
Et cependant, vous restez.
Parce que j'enrage de vous laisser seule avec lui… Il a vraiment la partie trop belle, cet animal-là… Jeune, riche, du talent, feuilletonniste au premier journal de Paris, célèbre bientôt et pour le moment cajolé par une femme exquise, supérieure.
Oh! cajolé!
Parfaitement!
Vous exagérez.
Ne protestez pas. Je vous connais. Allez! Je vous ai déjà vue à la course avec Pierson, quand il n'était pas encore votre mari: même emballement… mêmes attentions… mêmes attitudes… et sincère, encore! Quelle pitié! Ah! vous étiez bigrement pincée.
Oui… malheureusement.
(Elle soupire)
C'était un crétin!
Je l'ignorais, alors.
Un sale type!
On ne l'aurait pas dit.
Il se fichait de vous et de votre amour!
Hélas!
Il ne valait pas cher, paraît-il?
Moins que rien. A la fin, c'est elle qui le faisait vivre.
Il avait perdu sa place.
(Elle se rasseoit devant le chevalet)
Et bouffé l'héritage paternel.
Enfin, il était sans ressource (au modèle) Vous êtes prête? (Le modèle reprend sa pose).
Eh bien, il fallait lui couper les vivres.
Ce n'eut pas été généreux. (Au modèle) Un peu plus de profil…
LORET, haussant les épaules
De la générosité avec un gigolo pareil! Vous saviez pourtant bien ce qu'il valait à cette époque-là.
ANDREE, amèrement
Sans doute (Elle se remet à peindre; au modèle) Ne bougez plus.
Alors?
C'était mon mari, d'abord, et puis on n'a pas vécu si longtemps…
Une vie d'enfer!
…Auprès d'un homme pour le lâcher juste quand il est dans la gêne.
Ca a duré?
Quatre ans… et puis le divorce!
C'est vrai quatre ans! Quand vous vous êtes mis en ménage, je n'aurais pas parié pour six mois.
ANDREE, avec un rire désenchanté
Moi, j'espérais que c'était pour la vie.
LORET, éclatant de rire
Avec Pierson, quelle blague!
Dites donc, j'étais sincère, moi, s'il ne l'était pas.
Et puis, c'était votre premier béguin… Ca impressionne toujours une femme, le numéro un. C'est comme la première pipe… ça vous fiche tout sens dessus dessous.
Aussi quand la destinée vous a mal servi une première fois, on n'est pas tenté d'un second essai… Le mariage me fait peur maintenant.
Eh bien! on s'en passe, ça va plus vite et ça supprime le divorce. On se plaît aujourd'hui, chouette! on se met ensemble. On ne s'aime plus demain. Bonsoir! on se quitte.
Continuez, Loret. Pour un homme marié, vous en avez des théories.
C'est justement parce que je suis marié que je parle ainsi. On ne connaît jamais si bien le prix de la liberté que lorsqu'on l'a perdue.
Cependant Marthe vous laisse entièrement la bride sur le cou.
Marthe est une exception. N'empêche qu'elle est la femme obligatoire, celle que l'on a tous les jours sur le dos, l'éternel rasoir à qui l'on doit rendre compte de son existence, presque minute par minute… une femme qui a le droit de vous demander combien que vous avez dans votre poche et qui vous oblige à rentrer à certaines heures sous prétexte qu'elle vous attend… C'est atroce, la vie conjugale! Il faut être marié pour connaître tous les embêtements du mariage… Je suis pour le concubinage, moi!
Vous dites des horreurs, taisez-vous.
HORTENSE, entrant
Madame!… C'est le notaire de Madame.
TOUS, gaiement
Tiens, Bardichon.
Qu'il entre… (La bonne sort) …Arrivez donc, Bardichon (il apparaît à la porte) Vous devenez rare. Comment ça va?
(Elle lui tend la main)
Joyeusement… Si heureux de vous voir, chère Madame.
(Il lui baise la main)
Toujours aimable.
Et vous, toujours jolie. Un teint, des yeux, une taille! A rendre fou le plus blasé des hommes… ainsi, moi…
ANDREE, l'interrompant
N'achevez pas, vous allez dire des bêtises.
Oui, et avec vous, elles ne serviraient à rien, malheureusement (Il va successivement serrer la main à Loret et à Paul) (à Loret) Et les amours, ça va toujours?
Toujours… avec des hauts et des bas…
Comme le baromètre.
Vous adorez les querelles décidément.
C'est la vie cela!… Les scènes domestiques rompent la monotonie des ménages et c'est si bon le raccommodement.
Pauvre Marthe.
Mais, sapristi, pourquoi donc la plaignez-vous tant que ça, ma femme… Au fond, elle est très heureuse… Ce qu'elle aime en moi… ce sont mes défauts… Je ne suis pas un si mauvais sujet que vous aimez à le faire croire.
Vous êtes même un gentil garçon.
Ca va mieux!
Un bon garçon…
A la bonne heure!
Vous le gâtez.
Non, je dis ce que je pense… seulement, voyons, Loret, soyez donc plus sérieux; vous ne l'êtes pas assez pour votre âge.
LORET, sursautant
Pas sérieux! moi! Depuis treize mois que je suis avec Marthe, je ne l'ai pas trompée une pauvre petite fois.
Vous me comprenez. Ce ne sont pas les femmes, qu'elle vous reproche.
(Geste de boire)
Ah! la… Quoi! Ce n'est pas de ma faute. J'ai le gosier sec, moi.
Souvent.
Toujours… Ainsi, en ce moment, je boirais bien quelque chose.
Attendez, Belval va arriver.
Belval! Encore lui. On ne peut même pas prendre un bock sans la permission de Monsieur Pierre. Et vous voulez qu'il soit sympathique à vos amis, cet écrivassier?
ANDREE (Elle sonne)
Ne criez pas si fort… j'ai sonné, on va vous apporter de la bière… (A Bardichon qui lutine le modèle) Voyons, Bardichon, finissez. Vous la faites bouger.
Je m'éloigne… (Il passe sa main sur l'épaule du modèle) Ah! Quelle peau fine!…
A bas les pattes.
Allons donc, vieux libertin.
(Bardichon embrasse l'épaule du modèle qui le gifle).
Attrape!
BARDICHON, frottant sa joue
Donnée de la main d'une femme une gifle est une blessure reçue au champ d'honneur.
Il mourra sur la brèche, cet homme-là (on rit). Au fait quel âge avez- vous Bardichon.
C'est de l'indiscrétion.
Il met de la coquetterie à cacher son âge.
Combien, voyons?… soixante-cinq ans, au moins.
Pas tant! pas tant! Vous me vieillissez.
LORET, railleur
Mettons-en trente et n'en parlons plus.
(On entend des rires dans la coulisse)
Voici Marthe!
C'est Bertrande.
Ah! des femmes!
(Elles entrent)
LES MEMES, MARTHE et BERTRANDE
(Elles entrent en riant)
Bonjour, tous.
Salut, les amis.
Elles! (Il se dérobe derrière un meuble).
Quelle gaieté!… Bonjour!
LORET, embrassant Marthe
Vous voyez bien qu'elle ne se fait pas de bile, ma femme, s'pas poulette?
Non, mais c'est si rigolo!
Quelle aventure!
(Les deux femmes se regardent et rient de plus belle).
ANDREE, repoussant son chevalet
Là, ça y est. Je ne travaille plus (au modèle) Habillez-vous.
(Elle serre ses pinceaux)
Et pourquoi ces rires?
Un suiveur enragé. (Elle rit).
Pendant une heure… (même jeu).
Il nous frôlait.
Où ça?
MARTHE, sérieusement
Dans le métro! (chacun rit).
Il hésitait, la brune ou la blonde?
Je comprends ça.
Alors, il s'est dit: toutes les deux.
C'est un brave.
BERTRANDE, sérieusement
Non! c'est un vieux! (On rit).
La circulation des gagas devrait être interdite sur le territoire français.
Et alors?
BERTRANDE, l'imitant
Mesdemoiselles, vous êtes bien pressées?
MARTHE, de même
Où courez-vous avec d'aussi jolis petons?
Il avait pris le bras de Marthe.
Il voulait embrasser Bertrande.
Elle lui a tiré la langue.
Tu lui as donné une gifle.
Il nous a remerciées!
LORET, cherchant le notaire
Eh! Bardichon. Vous entendez. Faites-en votre profit.
Où est-il donc passé?
Qu'est-ce qu'il est devenu?
LE MODELE, le désignant
Là! là!
Pourquoi vous cachez-vous?
LORET, il le pousse en avant
Venez donc, que je vous présente à ces dames.
Ah! lui!
(Elles rient plus fort)
Quoi?
Le Vieux!
Notre suiveur.
Comment?
C'était…
MARTHE et BERTRANDE
Lui.
BARDICHON, piteusement
Moi!
Très amusant!
ANDREE, riant
C'est très drôle.
L'aventure se corse.
Il est anéanti.
BERTRANDE à MARTHE
Nous l'avons bien arrangé!
Avec une cruauté, Mesdames.
Mais non le portrait était plutôt flatté.
Heureusement, qu'avec les femmes, on ne sait jamais…
Hein?
Quoi?
Elles disent toujours le contraire de ce qu'elles pensent.
Par exemple.
MARTHE à BERTRANDE
Il n'a pas perdu tout espoir.
Attention. (embrassant Marthe) Cette petite femme-là est à moi.
Mais l'autre est libre.
PAUL (à part)
Pour le moment.
LORET, bas à Bardichon
Chaud! chaud! Allez donc. C'est une jeune veuve, elle chercher un mari.
Vous avez des chances.
Merci, c'est bon à savoir.
(On sonne).
On a sonné.
(Le modèle sort)
LORET, à part
Ca allait trop bien entre elle et Paul… Ca va les embêter un peu.
ANDREE, à Hortense qui entre
Qui est-ce?
HORTENSE, annonçant
Monsieur Frontin et Monsieur Pierre Belval.
Enfin! le voilà donc le chéri!
LES MEMES, moins le Modèle, BELVAL, FRONTIN
Bonjour, mes amis! (à Andrée) Madame…
ANDREE, lui tendant la main
Bonjour. (à Frontin) Monsieur Frontin, c'est gentil d'être venu avec
Belval.
(Elle lui tend la main)
FRONTIN, lui baisant la main
Le désir de prendre une tasse de thé chez la plus charmante des femmes.
ANDREE, indulgente
Flatteur!
(Elle sonne pour le thé. — Belval a serré la main de tous les personnages).
FRONTIN, allant à Bardichon
Enchanté de vous voir, Bardichon… (s'inclinant devant les dames).
Mesdames…
BELVAL, à Andrée
Je suis en retard… Vous ne m'attendiez plus?
ANDREE, même jeu
Si!… J'étais certaine que vous viendriez…
BELVAL, même jeu
Je voulais vous l'entendre dire.
ANDREE, montrant les fleurs sur la table
J'ai reçu vos fleurs; elles sont jolies!
Elles vous ont fait un peu plaisir?
Beaucoup! (elle désigne la fleur de son corsage). Tenez!
BELVAL, souriant
Je vois… vous portez mes couleurs.
LORET, criant à Andrée
Et maintenant que Monsieur Pierre est là, on va enfin pouvoir boire quelque chose?
(Hortense entre, apportant un plateau)
ANDREE, riant
Quel gourmand!… (désignant Hortense) On l'apporte… (à la bonne)
Mettez le plateau là.
BELVAL, à Paul
Rien de neuf, mon poëte?
Pardon! La chute du ministère à mettre en vers.
Mais, il n'est pas tombé.
Comment? On disait à deux heures que la Chambre était houleuse comme jamais!…
Je crois bien. On conspuait le Garde des Sceaux!
Oui, les esprits étaient très montés.
(il s'asseoit)
BARDICHON et LORET
Eh bien?
A la fin de la séance, tout était raccommodé.
FRONTIN, en riant
Au vote de confiance, le Gouvernement a eu une majorité écrasante.
Ah! par exemple!
C'est de l'escamotage.
ANDREE, à Belval, offrant une tasse
Et c'est ce qui vous a retardé, Monsieur Pierre?
Non, Madame… Je ne suis pas allé au Palais-Bourbon aujourd'hui… La Commission d'enquête sur les réformes du mariage s'est réunie cet après-midi, et j'ai été y rejoindre Frontin qui était de corvée.
ANDREE, à Frontin
C'était intéressant?
Oui, très intéressant.
De quoi s'est-on occupé?
Des formalités avant et après le mariage.
Pour les augmenter?…
Non! pour les réduire.
Ah! bah!
Ce n'est pas possible!
A quelles formalités a-t-on touché?
A toutes, même à celles du divorce.
L'a-t-on rendu obligatoire, l'indispensable divorce?
Oh!
BELVAL, haussant les épaules
L'indispensable divorce!… Une institution légale démolissant une autre institution non moins légale.
C'eût été plus sage de les démolir toutes les deux… pas de mariage: plus de divorce!
Plus de constance à perpétuité, donc plus de maris trompés ni d'épouses incomprises.
Le rêve, quoi!… L'égalité et la liberté d'amour pour tous.
L'union libre en un mot?
Oui, l'union libre!
Mais, qu'est-ce qu'ils ont donc tous contre le mariage, aujourd'hui?… (désignant Loret) Il me prêchait le concubinage, tout à l'heure.
Il avait raison.
Comment! vous aussi?…
Moi aussi, madame. Le mariage est contraire à tous mes principes… Des intérêts de famille m'obligent d'ailleurs à rester célibataire pour le moment. Mais, ceci mis à part, je me suis juré à moi-même de rester garçon.
Un serment que la première femme aimée vous fera oublier.
Pardon, mon cher. Ce sont les seuls serments que je respecte, ceux que je me fais à moi-même. Je n'y ai jamais manqué.
Voilà une profession de foi assez singulière, Belval. Je ne m'attendais pas à la trouver sur vos lèvres. Qu'en pense notre charmante amie.
Mais rien… ou plutôt si… Je reste interdite. Monsieur Pierre ne m'avait pas paru un si fougueux adversaire de nos moeurs et de nos idées.
Ne me condamnez pas sans m'entendre, Madame… Par nature, involontairement, je suis l'ennemi des contraintes. Il suffit qu'une chose me soit interdite pour qu'immédiatement je veuille la faire… Tout ce qui peut amoindrir la liberté individuelle me semble une entrave dont l'homme fort et intelligent est tenu de se débarrasser. Il n'y a que les bêtes qui se laissent dompter; les moutons seuls marchent en bande derrière le pâtre qui les conduit… (un temps) Mais je m'écarte de la question. Nous causions mariage tout à l'heure… Eh bien! le mariage, à l'état actuel, est un non-sens… Contraindre deux êtres, deux caractères distincts, à vivre éternellement pliés sous le joug l'un de l'autre, c'est les réduire à l'esclavage. — Cette vieille expression: "Se mettre la corde au cou", n'est-elle pas vraiment la caractéristique de l'état réel des gens mariés?… Ce n'est pas seulement la corde au cou qu'ils ont, ce sont des chaînes aux pieds puisqu'ils ne sont plus libres d'aller où ils veulent; ce sont des menottes aux poignets, puisqu'ils n'ont plus le droit de faire ce qui leur plaît, sinon légalement, du moins en fait, car le moindre de leurs actes est soumis au contrôle de l'autre.
Bravo!
Ah! je sais! les gens simples disent qu'à force de vivre ensemble, on s'habitue l'un à l'autre… mais la plupart du temps, on s'y habitue comme le malade à sa malacie chronique, ou le forçat à son boulet!… Existe-t-elle… peut-elle exister même, cette parité de goûts, d'idées, de facultés, qu'on prêche aux gens liés pour vivre ensemble?… Non, elle n'existe pas, elle est impossible, car il y a toujours un coin de l'âme, un repli de la pensée de l'autre qui vous échappe…
Alors, quoi? Si vous supprimez le mariage.
Vive l'union libre!
Eh bien! et la morale?
La morale! Voilà donc le grand mot lâché!
Dame!
Mais la morale actuelle est pétrie de tous les égoïsmes des siècles passés. Personne ne la prend au sérieux.
On ne la respecte pas plus qu'une promesse électorale.
(On rit)
Elle n'est faite que de conventions et de préjugés.
Oh!
Mais si… Tenez, un exemple que la morale est souvent immorale elle- même. Vous trouvez ça bien que les enfants viennent au monde bâtards, adultérins, naturels ou légitimes?
Ils sont pourtant fabriqués tous de la même façon!
(Rires)
Oh! oh!
Oui, je trouve profondément immoral que dès leur naissance et pour toute leur vie les enfants soient classés dans une catégorie rappelant à chacun comment ils ont été faits.
Ca c'est vrai!
Affaire d'habitude, vous voyez, puisque personne n'y fait attention… Pour l'union libre ce serait la même chose… Les esprits vraiment forts l'accepteraient d'emblée; les autres protesteraient un peu; mais dans quelques années, personne n'y penserait plus.
L'union libre, l'union libre! c'est bientôt dit… Ca n'est pas seulement la morale qu'il faut envisager… Il y a aussi les intérêts des deux partis… les intérêts de la Société!…
Oh! la Société ne serait pas menacée. Il y aura toujours des naissances.
Justement!… Quel serait donc le sort des enfants?… Quelle garantie la mère aura-t-elle contre l'abandon ou l'indifférence possible du père?… Quelle sécurité contre un lendemain aléatoire qui, sans transition, peut la faire passer de l'aisance d'un foyer conjugal à la misère de la femme délaissée, sans ressource, obligée de travailler pour vivre, et n'ayant pas toujours le travail sous la main… (un temps) Dans l'union libre, je vois très bien les avantages de l'homme; je ne vois pas du tout ceux de la femme.
C'est juste!
Aussi, l'union libre, telle qu'elle se présente aujourd'hui, sous les traits d'amoureux un peu pressés, ou de caractères trop indépendants pour se plier aux lois du mariage, ne me paraît pas suffisamment comprise… Il faudrait la garantir…
La garantir?… Comment?…
Par un contrat d'union libre qui ne serait ni le mariage ni le concubinage… Et grâce aux contestations certaines en cas de rupture, il y aurait encore de beaux jours pour les hommes de loi!
(On rit)
La question a été envisagée tout à l'heure, sans résultat d'ailleurs…
Elle vient trop tôt!
Un contrat d'union libre?… (à Frontin) Et la forme de ce contrat?
Un… simple engagement de l'homme vis-à-vis de la femme… Quelques lignes sur papier libre… Deux noms et une date.
Autrement dit: Obliger l'homme, par sa signature, à tenir quelques- unes des promesses qu'il roucoule si facilement aux oreilles de la femme avant… la chose!
Heu!
BERTRANDE, applaudissant
Bravo! Ce serait un peu notre tour.
Oui, mais on serait deux, madame! A l'homme de ne pas promettre plus qu'il ne pourrait tenir!
D'ailleurs, tous les êtres ne sont pas fatalement des dupés ou des dupeurs… (regardant Andrée) Il y aussi des sincères.
Avant, on est toujours sincère. C'est après, qu'on…
(On rit)
Oh!… (il s'approche d'Andrée qui travaille, et par dessus son épaule, lui parle à part) Et vous non plus, Madame, vous ne croyez pas à la sincérité de l'homme?
ANDREE, souriant, même jeu
Si… parfois…
(Ils continuent à causer à part)
Ce contrat d'union dont vous parlez, ne serait autre qu'un simple contrat commercial appliqué au mariage?
Ni plus, ni moins.
Passé pour toujours?
Oh! non, pas pour toujours?
Pour un temps déterminé?
Parfaitement!
Comme pour un bail!… L'homme étant le locataire destiné à habiter la maison.
(On rit)
MARTHE et BERTRANDE
Oh!
Serait-il tenu, à l'expiration de son bail, de remettre à neuf l'appartement?
MARTHE et BERTRANDE
Ah! ah! ah!
Dame! les réparations locatives: papiers déchirés, plafonds défoncés, sont généralement exigées.
MARTHE et BERTRANDE
Messieurs!…
Faudrait des experts pour visiter les lieux en cas de contstations.
Hein! Bardichon, ça vous irait assez ce rôle-là?
Pourquoi pas?… Le difficile serait d'évaluer les dégâts!
Oui! Et à qui payer l'indemnité?… Au propriétaire ou au futur locataire? Lequel serait le plus lésé des deux?
Oh! assez…
Vous n'êtes pas sérieux!
Peut-on l'être sur un pareil sujet?
FRONTIN, riant
Il est certain que si vous prenez la chose ainsi…
On ne peut pas la prendre autrement, Monsieur Frontin.
Frontin a raison!… Le contrat d'union… c'est le rêve!
Le rêve!
Essayez-en, vous verrez!
Je ne puis pas, je suis mariée!
Eh bien! divorcez…
Oh!
Vous ne voulez pas?
Jamais!
Vous avez tort… Je vous aurais rédigé un chic contrat d'union.
Vous m'auriez fourré dedans, hein?
Le plus possible.
C'est d'un bon ami.
A mes amis eux-mêmes, je préfère leurs femmes.
(L'horloge sonne 6 coups)
Hé! mais il est six heures… Marthe tu es prête?
Quand tu voudras.
Vous partez?
Oui, nous avons Provins et Tisseran à dîner ce soir.
Alors, je n'insiste pas pour vous retenir.
Oh! non, pas aujourd'hui… (à Bertrande) Tu viens avec nous?…
Je t'attends. (à Paul) Et vous, Monsieur Roux?…
Je suis à vos ordres, Madame. (à Andrée) Ainsi, inutile de vous envoyez de l'outremer?
Non, merci; j'en ferai chercher demain matin.
MARTHE, à Andrée
Bonjour, ma chérie!
Bonjour!
PAUL, à Marthe
Mes hommages, Madame.
MARTHE, à Belval
Au revoir, mauvais sujet.
Et pourquoi ce qualificatif?
Vos théories de tout à l'heure!… Je suis mariée, moi, et je défends le mariage.
Alors, Madame, devant vous, je ne l'attaquerai plus.
Mais si, au contraire; c'est pour la forme que je le défends.
BELVAL, riant
Ah! bon!
LORET, criant à la porte
Dieu que les femmes sont bavardes!
Et les hommes impatients… Au revoir, tous!
ANDREE, la reconduisant
A demain!
MARTHE, sortant
A demain!
ANDREE, BELVAL, FRONTIN et BARDICHON
FRONTIN, à part, à Belval
C'est hardi, Belval, ce que tu as fait là!
Pourquoi?
Parce que… (lui montrant Andrée, près de la porte) Elle est pétrie de préjugés, cette femme-là. Tu ne crains pas que ça te nuise auprès d'elle?
Je ne pense pas… Il y a trois mois, quand elle ne me connaissait pas encore, alors que moi j'étais déjà pincé, c'eût été maladroit, certainement. Mais à présent, dans cette intimité de sentiments qui nous enveloppe… L'amour est contagieux, indulgent, et… convainquant.
Alors, tous mes voeux, mon cher… tu vas lui parler ce soir?
C'est mon intention.
J'emmène Bardichon…
J'allais te le demander.
(Frontin va vers Bardichon, Andrée revient vers eux).
ANDREE, gaiement
Ils sont partis… Loret et Marthe se chicanaient encore.
Touchantes habitudes conjugales.
Au fond, ils s'aiment bien.
Oui! rien qu'au fond!
BARDICHON, à Andrée
Et nous aussi, ma chère amie, nous allons vous quitter.
Comment vous ne dînez pas ici?
Pas ce soir, impossible.
Je vous aurais fait préparer un repas délicieux!… Et vous, monsieur
Frontin?
Bardichon est un mauvais ami, madame, il m'a débauché…
Ah! une petite fête!… Je comprends que vous me sacrifiiez. Je ne suis qu'une amie platonique, moi.
Ne vous plaignez pas trop. Ce sont les mauvais sujets qui s'en vont.
Belval, l'homme sage par excellence, vous reste.
Tu vas demain à la Chambre?
Qu'est-ce qu'il y aura?
L'interpellation sur l'affaire Térescope.
Ah oui! j'irai sûrement.
On s'y rencontrera.
C'est ça, à demain.
FRONTIN, à Andrée
Madame…
ANDREE, à Frontin
Monsieur…
BELVAL, au notaire
Bardichon…
(Frontin et Bardichon sortent)
Vous êtes gentil de rester un peu à me tenir compagnie… Ils partent tous de bonne heure, aujourd'hui: sans vous, j'aurais fini ma journée toute seule.
Vous vous ennuyez quand vous êtes seule?
Oui… quelquefois… Je n'aime guère la solitude.
La femme n'est pas faite pour vivre isolée.
C'est vrai…
Alors, je suis le bienvenu ce soir?
Mais vous l'êtes toujours.
Je voudrais aujourd'hui l'être plus que jamais.
Pourquoi ça?
Parce que j'ai une requête… une prière à vous adresser.
Comme vous me dites ça!… Je vous suis acquise d'avance… qu'est-ce que c'est?
Permettez-moi, d'abord, de m'asseoir là, tout à côté de vous.
ANDREE, précipitamment
C'est ça… je vais demander la lampe.
(Elle fait le geste de sonner)
BELVAL, arrêtant la main, en souriant
Non, je vous en prie… pas de lumière (gravement) C'est mieux… comme ça… sans lumière…
Mais on n'y voit presque plus!
Justement… la demi-obscurité nous rapproche davantage… Je vous sens là tout près de moi… nos paroles ont plus de forces murmurées que dites… Nos yeux se rencontrent mieux, bien que nous les devinions à peine…
Mais…
Non, ne m'interrompez pas… Depuis plusieurs jours, je voulais vous parler ainsi; mais les choses les plus simples son quelquefois les plus difficiles à dire… les mots se pressent en foule sur les lèvres et on n'ose les murmurer… J'avais peur aussi… ce que j'ai à vous demander va vous paraître si inattendu, si étrange… je craignais… je retardais.
ANDREE, souriant
J'ai donc l'air bien terrible?
Non… pas trop! surtout quand vous souriez comme ça. Mais ce n'était pas la femme elle-même qui me faisait peur en vous, c'était sa raison.
Sa raison?
Oui l'exécrable hérédité de principes moraux infuse en vous-même qui va protester à mes paroles… repousser peut-être ma prière…
Vous m'effrayez… Qu'avez-vous donc à me dire?
Ceci tout simplement: depuis l'instant où pour la première fois je vous ai vue vous avez fait naître en moi un sentiment que j'ignorais, un sentiment délicieux par sa force et sa profondeur… un sentiment que je crois partagé… je vous aime follement, ardemment. Andrée, voulez- vous être librement ma compagne?
ANDREE, sans comprendre, lentement
Librement votre compagne.
Oui… librement.
Librement? (elle le regarde, soudain comprend) Ah! (elle se lève brusquement) Vous aviez raison, je ne m'attendais pas à cette démarche.
Elle vous étonne?
Oui… je l'avoue!… cette déclaration…
Vous offusque?
Un peu.
Ecoutez-moi, Andrée… Comprenez que ce sentiment qui m'attire vers vous et dont je vous fais l'aveu, est vraiment sincère… cette prière ne peut pas être une offense… Nulle femme plus que vous n'est digne d'être aimée, adorée…
Alors?
BELVAL, brusquement
Vous savez quelles sont mes idées sur le mariage…
Vous les avez développées tout à l'heure; mais je croyais à une plaisanterie… à un emballement de romancier soutenant les thèses les plus invraisemblables… quitte à les démolir, le lendemain.
Non. Ce n'était pas l'écrivain qui parlait, c'était l'homme… ces idées ont toujours été les miennes. Elles le seront toujours…
Et vous en êtes imprégné au point de venir m'offrir, à moi, m'offrir… comment dire… le collage, c'est le mot.
Non… L'union libre!
Mais c'est la même chose!
Nullement!… Entre le concubinage et le mariage officiel, il y a le mariage libre où la volonté et l'amour suffisent à retenir les époux l'un près de l'autre…
Distinction si subtile que vous ne pouvez l'invoquer… personne ne l'accepterait… ou on est marié, ou on ne n'est pas… Et quand on ne l'est pas, ça s'appelle le collage.
Ou l'union libre. Je ne vous supplie pas de devenir ma maîtresse mais ma femme, c'est-à-dire une femme ayant tous les droits et tous les devoirs d'une épouse légitime.
Comme l'union elle-même, ces droits et ces devoirs seront fictifs…
… Mais d'autant plus puissant que ces droits seront volontairement reconnus et ces devoirs librement consentis… Aucune contrainte ne vous forcera, vous à me rester fidèle, moi à vous protéger, tous deux à nous aimer… Nous serons unis parce que tel sera notre bon plaisir et quand nous nous donnerons mutuellement une preuve d'attachement, elle sera d'autant meilleure et aura d'autant plus de valeur qu'elle ne sera pas forcée…
Oui… je connais tous ces arguments contre le mariage au profit de l'union libre… L'union libre!… Oh! ce mot me choque!… Vous avez entendu ce qu'ils disaient tout à l'heure à ce sujet?
Des fous!… Frontin seul avait raison: l'idée du contrat d'union est sublime. On a tort de le railler…
Sublime! quelle plaisanterie! Vous n'allez pas me le proposer au moins?
(Elle rit).
Si!… c'est justement ce contrat d'union qui marquerait pour nous une différence entre l'union libre et la concubinage.
Le collage légalisé par l'enregistrement… Non, c'est trop drôle!…
Tenez, je ris; c'est plus fort que moi… Vous êtes amusant ce soir.
Et vous si jolie!… Encore plus jolie comme cela, quand vous riez. Mais il s'agit de notre bonheur à tous les deux: il ne faut pas plaisanter sur un si grave sujet.
L'idée du contrat d'union est assez plaisante.
A la surface. Et pourtant… (il se rasseoit auprès d'elle). En vous demandant de devenir librement ma compagne il faut bien que j'envisage entièrement la question… je dois prévoir l'avenir.
ANDREE, riant
Par un contrat d'union!
BELVAL, souriant
Par un contrat d'union… si petit, si minuscule que vous pouvez ne pas le remarquer s'il vous déplaît.
Alors?… Quelle nécessité?
Scrupule d'honnête homme devant les évènements qu'il ne peut pas toujours diriger… Ainsi votre carrière fatalement brisée…
Comment cela?
Mais oui… je serai très encombrant: il faudra que vous vous occupiez beaucoup de moi… j'aime qu'on s'occupe de moi.
Quel grand égoïste!
Tous les hommes le sont… et puis c'est si doux de tenir toute la place dans la vie d'une femme que l'on aime… (un temps) Je vous parlais de votre carrière artistique brisée par cette union.
Oh! le côté matériel…
Si… je dois quand même… sait-on jamais, lorsqu'on s'embarque, le lieu où l'on échouera… Ne vaut-il pas mieux prendre toutes les précautions?
C'est-à-dire… prévoir les ennuis… la lassitude… la fin de notre amour.
La rupture? Je n'ai pas envisagé la rupture, moi! Il ne m'a pas semblé qu'un jour je pourrais cesser de vous aimer… qu'une heure viendrait où je ne serais plus pour vous qu'un étranger… Je prévoyais les enfants, la maladie, la mort; je ne pensais pas à la séparation… (un temps) Ah! tenez! Il est pénible de débattre ces choses-là quand on s'aime!… Bardichon s'occupera de cette question… Dites-moi que vous voulez bien, que vous consentez à m'appartenir.
Librement?
Mais, oui! Librement!… sans que ce soit obligatoire!… Est-ce donc si pénible de nous aimer simplement parce que nos deux coeurs se désirent? et de nous appartenir tout bonnement parce que nous sommes heureux d'être l'un à l'autre? Pas de contrainte, pas d'entrave, notre volonté étant le seul lien.
Pas de frein, non plus.
Si: la crainte que chacun aura de déplaire à l'autre… frein beaucoup plus puissant que le frein officiel. L'amour a-t-il besoin d'être légalisé pour être sincère et durable? Quelle est donc la valeur d'un sentiment qui n'a qu'un cachet d'état-civil comme garantie? Voyez, tous les jours… le mariage n'est plus qu'un manteau déguisant la polygamie… que d'immoralités commises sous ce manteau-là! Les meilleurs ménages sont ceux qui ne sont pas mariés…
Mais comment sont-ils jugés par le monde?
Le monde? convention! C'est donc beaucoup plus moral de faire mauvais ménage dans le mariage officiel que d'être très unis dans l'union libre?
Ah! non certes! J'ai bien vu ça avec Pierson: Vous ne l'ignorez pas… Tout le monde savait, chacun était au courant de notre existence lamentable!…
Vous en avez souffert!
Enormément.
Et c'est pourquoi aujourd'hui vous doutez de tout… parce qu'un homme vous a beaucoup meurtrie vous ne croyez pas à la sincérité d'un autre homme.
Mais si… je n'élève pas un doute contre vos sentiments.
Pourtant, vous exigez des garanties, des garantis légales!
Je ne les exige pas.
Puisque vous repoussez mes idées!
Je les discute parce que j'ai peur qu'elles ne nous fassent atteindre un but que nous ne cherchons certainement pas. Nous serons des parias dans notre monde… j'entends dans celui qui aura été le nôtre jusqu'à ce jour, car il nous faudra nous créer de nouvelles relations… Je serai humiliée devant les autres femmes mariées légalement, elles, qui affecteront vis-à-vis de moi des airs de supériorité… De votre côté, vous souffrirez de sous-entendus, de silences, d'attitudes, de gestes qui éveilleront votre susceptibilité… Nous serons les premières victimes de notre indépendance parce que dans une société normalement constituée d'usages et de lois, on ne peut vivre sans se plier à ces usages et sans obéir à ces lois.
Avant vous, j'ai envisagé toutes ces choses que vous me dépeignez si justement: mais elles m'ont paru bien infimes, comparées aux grands avantages de l'union libre que je vous exposais tout à l'heure…Ah! parbleu! ce n'est pas à n'importe quelle femme que je proposerais une telle union… il y a des cerveaux qui ne savent se soumettre qu'aux devoirs qu'on leur impose et qui ne sauraient s'en créer volontairement. Mais à une femme ayant comme vous une intellectualité très délicate, très supérieure, très loyale, je croyais pouvoir demander un tel sacrifice… J'ai trop présumé de la force de mon amour que je croyais partagé.
Monsieur Pierre!
… Quand on aime braiment, on ne raisonne pas, on ne calcule pas, on ne découvre pas avant la lutte la carcasse de son rêve… vous prévoyez tout, vous envisagez tout… si froidement… la calme raison à côté de la folie!… De nous deux je suis le seul à aimer!…
ANDREE, très vite
Non! non!… (confuse) Ah! tenez, vous me faites dire… Je ne puis pourtant pas vous laisser croire que je suis insensible…
Je ne demande qu'à être convaincu, du contraire… (se rapprochant d'elle) Ainsi, c'est vrai?
Mais, oui, c'est vrai!… Si je résistais c'était à cause de nos amis, du monde.
BELVAL, pressant
A leur opinion vous ne sacrifierez pas notre bonheur? Est-ce qu'il peut exister des conventions assez puissantes pour nous séparer?… Vous êtes seule maîtresse de vos actes… tous deux, nous ne sommes que des passagers de la vie, libres d'être simplement et entièrement ce que la nature nous a faits… Ayez donc le courage de dire qu'il faudra renoncer maintenant à l'infinie douceur de nous aimer, de nous le dire… de vivre ensemble… bientôt… toujours.
Je le devrais… j'ai tort… je ne peux pas.
BELVAL, il la prend dans ses bras
Ma chérie!… comme je t'aime!
ANDREE, faiblement
Oh! mon ami.
Je t'adore.
(Il l'embrasse)
Le jardin d'une maison de campagne au bord de la mer en Bretagne. A gauche la maison avec le perron. Au fond terrasse donnant sur la mer. A droite une grille. Table et fauteuils au premier plan.
ANNAIC, enlevant les tasses posées sur une des petites tables, pour les mettre dans un plateau.
Quelle idée de faire mettre le couvert sur la terrasse! Ca donne deux fois plus de besogne…
Bah! on ne dérange pas la salle à manger comme ça…
On salit la terrasse et comme c'est moi qui la fais…
(Hortense sort emportant le plateau. — Annaïc la regarde s'éloigner).
Elle parle pour elle, cette vieille chipie!!!
(Elle range les chaises)
ERVOAN, apparaissant à l'escalier de la terrasse
Annaïc! Il est là, l'patron!
ANNAIC, se tournant vers lui
Non, Monsieur est dans le parc, de l'autre côté. Si vous voulez le rejoindre…
C'est pas pressé… J'vais l'attendre.
(Il s'accoude sur le rebord de la terrasse).
Vous v'nez de la mer, Ervoan?
Oui. J'ai conduit le monsieur à la pêche.
Le Monsieur arrivé, ici, hier soir?
Oui… Monsieur Bardichon qu'y s'appelle, je crois… Nous avons causé en route, il est brin fier, ça a l'air d'un brave homme.
C'est un vieux finaud… il regarde les femmes d'une façon…
Ah! il vous a déjà…?
Tiens!
(Elle rit)
Je comprends ça… Vous n'êtes pas du tout désagréable à regarder (se rapprochant d'elle) Même qu'on aimerait assez… (il fait le geste de la prendre dans ses bras).
Dites donc, vous!
ERVOAN, insistant
Ben, quoi?
Finissez… Si on nous voyait!…
Qui? la patronne?… Elle est comme les autres, Madame!… Elle sait ce que c'est… Il est probable que Monsieur n'se contente pas d'la regarder à distance.
ANNAIC, riant
Ah! ah!… pardine!… même que…
Il la serre de près, hein?… Ils sont gentils comme tout, les patrons!
Ma doué!… gentils, peut-être, mais point très catholiques… Paraît qu'y sont point mariés!
Qui qu'ça y fait?
C'est honteux!
(On entend monter l'escalier)
ERVOAN, lui faisant signe de se taire
Du monde!
LE FACTEUR, apparaissant au haut des marches
Le facteur!
L'père Goziou!
Salut, Legouanec.
Comme vous passez tard, aujourd'hui!
C'est samedi… les journaux à distribuer…
(Il cherche dans sa boîte)
ANNAIC, s'avançant
Il y a des lettres pour nous?
LE FACTEUR, même jeu
Toujours… Oh! ils m'en donnent une sacrée besogne, vos maîtres, depuis qu'ils ont loué l'château… Tenez, tout un paquet pour eux. (Il pose les lettres et les journaux; il s'éponge le front) Crédié! Qu'y fait chaud!
Ca cuit!
J'suis en eau.
Une bolée d'cidre?
C'est pas de refus. Vrai de vrai! j'ai le dos roussi d'avoir grimpé la sente.
Le soleil tape, là-dessus.
J'vous crois.
Allez à la cuisine vous rafraîchir… Hortense va vous donner du cidre.
LES MEMES, sauf le FACTEUR
ANNAIC, classant le courrier
Des journaux… Des lettres… pour Monsieur… pour Madame… (à Ervoan) Ah! tenez! quand j'le disais. Regardez comment qu'elle appelle la maîtresse: (lisant une enveloppe) Madame Andrée Delorme… (elle hausse les épaules) Et lui, c'est Pierre Belval, vous voyez bien!…
Et puis après?
Ouais! C'sont point des gens sérieux.
Parce qu'y s'sont passés du maire et du curé, qui qu'ça y fait?… La place est bonne, le service n'est pas dur…
C'est possible, mais chez nous, y veulent point que j'y reste…
Chut! Madame!…
(Andrée apparaît sur le fond du perron)
La courrier est arrivé, Annaïc?
Oui, Madame, à l'instant.
Où est-il?… Donnez?… (Annaïck le lui passe. — Elle descend le perron en le consultant. — Apercevant Ervoan) Vous avez conduit Monsieur Bardichon à la pêche?
Oui, Madame… Ce Monsieur y est encore. Le voici là-bas au bout des rochers.
Très bien!… Vous attendez maintenant?
Les ordres de Monsieur. Faut-il apprêter le canot, comme d'habitude?
Je ne sais pas, allez voir. Monsieur est aux écuries.
(Ervoan sort)
ANDREE, ANNAIC, puis PIERRE BELVAL
(Andrée s'est assise et lit une lettre)
ANNAIC, à part
Elle est seule, c'est le moment… (toussant) Hum!… (à mi-voix, approchant) Madame!… (plus fort) Madame!…
ANDREE, tout en lisant
Qu'est-ce qu'il y a?
Voilà… c'est assez embarrassant… je suis désolée de faire de la peine à Madame, mais c'est les parents… Ma mère a besoin de moi auprès d'elle (Andrée cesse de lire pour la regarder) Elle m'a dit de dire à Madame que je ferais encore l'autre semaine et qu'elle me reprendrait… Si Madame veut chercher une autre servante…
Vous voulez partir? Nous quitter?
C'est ma mère…
Elle vous retire? Pourquoi? (Annaïc fait un geste vague) Vous n'êtes pas bien ici?
Si, Madame.
Vos gages sont bons.
Je ne dis pas non.
Vous plaignez-vous de la nourriture?… Le travail est assez facile…
Ah! c'était une bonne place!
Alors, pourquoi?… (nouveau geste vague d'Annaïc) (Un temps) Vous allez rester chez vous?… Vos parents ne peuvent cependant pas vous nourrir à ne rien faire.
J'ai une autre place d'arrêtée.
Ah! vous avez… (Un temps) Vous croyez que vous serez mieux ailleurs?
Non, seulement…
Seulement?
C'est les autres qui ont dit à ma mère… ils lui ont conseillé de ne pas me laisser… Moi, j's'rais bien restée… Au fond, la chose m'était égale.
Qu'est-ce qui vous était égal?
D'être ici… chez vous, quoi!… C'était quasiment aussi convenable que dans une autre maison…
ANDREE, surprise
Aussi convenable!
Mais le monde jase. Ils disent que pour une jeunesse comme moi… c'est pas sérieux… ça peut nuire…
Nuire à quoi?
A ma réputation, pardi!
Je ne comprends pas. Expliquez-vous. Ma maison n'est pas convenable, n'est pas sérieuse?
ANNAIC, pleurnichant
Moi, je ne sais pas, Madame. J'ai rien vu, moi!… C'est ma mère… c'est les autres…
Eh bien! qu'est-ce qu'ils disent, les autres?
ANNAIC, même jeu
Ils disent…
Ils disent quoi?
Ils disent que Monsieur et Madame ne sont pas mariés.
ANDREE, se levant brusquement
Ah! c'est ça!… C'est pourquoi votre mère! Ah! ah! (rire nerveux) Il ne faut pas pleurer pour si peu, ma fille. Vous n'êtes pas perdue. Votre réputation n'en souffrira pas, je l'espère… Vous partirez quand vous voudrez… Ce soir même si ça peut rassurer les vôtres. Faites votre paquet.
BELVAL, apparaissant sur le perron
Qu'y a-t-il? Pourquoi la renvoies-tu?
ANDREE, à Annaïc
Allez-vous-en!… C'est entendu, vous allez partir!
(Annaïc s'éloigne)
BELVAL, descendant les marches
Qu'est-ce qu'elle a fait?
Elle vient de me donner ses huit jours.
C'est elle qui veut s'en aller?
Ce sont ses parents qui la retirent… parce que nous ne sommes pas mariés.
Hein?
Oui, c'est pour ça… Notre maison n'est pas sérieuse! Ce n'est pas convenable pour une jeune fille de son âge de vivre chez nous… Le monde blâmait sa famille, celle-ci s'est alarmée… Nous sommes un danger pour l'innocente enfant.
Les imbéciles!… (un temps) Et c'est ça qui te met dans cet état?
Il y a de quoi!
Certainement, non! Une bonne de perdue, cent autres de trouvées. Avec de l'argent, on a autant de serviteurs qu'on en désire.
Mais on les perd de la même façon… L'argent n'empêche pas l'opinion publique de s'exprimer…
L'opinion publique, je m'en fiche!
Mais, moi, j'en souffre! Je n'ai pas ta philosophie.
Eh bien! c'est un tort, c'est vraiment dommage de se tracasser du jugement des autres (un temps, doucement) Voyons, n'y pense plus ma chérie. Laisse ça de côté… Hortense te trouvera une nouvelle servante sans que tu aies à t'en occuper. S'il le faut, je l'arrêterai moi-même et je poserai mes conditions.
Conditions qui n'empêcheront personne de monter la tête aux parents.
Bah! on verra bien. Au besoin, je la ferai venir de Paris, cette bonne… Qui est-ce qui sera attrapé? Ce seront encore les gens d'ici… Mais j'espère ne pas en être réduit à cette extrémité. Le pays est charmant. Notre villégiature on ne peut plus agréable. Je serais désolé de la voir troublée par des niaiseries pareilles. D'ailleurs, ce n'est qu'une supposition. On est très aimable pour nous, on m'accueille partout avec plaisir…
Toi peut-être.
Mais, toi aussi.
Oh!
Toi ou moi, du reste, c'est la même chose.
Illusion!
Ah! c'est fini, hein? (il l'embrasse) Assez sur ce sujet. (changeant de ton) Le facteur est passé? Qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui?
ANDREE, avec effort
Je n'ai pas achevé de parcourir mon courrier. Voici le tien. (elle pousse vers Pierre un paquet de lettres. Belval prend une lettre et la décachète). Bertrande m'a écrit… (elle tend la lettre à Pierre) Tiens… Elle m'annonce son mariage avec Paul.
BELVAL, en parcourant
Ah! tout de même… Ils y ont mis le temps à se décider.
Deux ans, au moins.
Plus que ça! Quand nous nous sommes mis en ménage, il commençait à lui faire la cour.
C'est vrai!
(Ils reprennent leur lecture)
Une invitation des Kermareck, pour une excursion en yacht… c'est pour jeudi qu'ils m'invitent.
T'invitent!
Oui, m'invitent.
Eh bien! et moi?
Toi? (un temps employé à relire la lettre. Geste vague) Ils auront oublié.
ANDREE, haussant les épaules
Encore une injure!
Que rien ne prouve. Cet oubli peut être involontaire.
Pas de leur part… Ce sont des gens trop posés pour commettre involontairement une pareille gaffe.
Enfin, que veux-tu?… Je n'irai pas, voilà tout! (un temps) C'est embêtant, c'était moi-même qui avais manifesté le désir de cette excursion. (Il reprend la lettre, la relit). A bord du "Mimosa"… leur nouveau yacht… (rejetant la lettre) Tant pis!… et celle-là?… Ah! c'est pour toi… Madame Andrée Delorme… (il passe la lettre à Andrée qui l'ouvre) Madame Andrée Delorme! Comme si, depuis trois ans que nous sommes ensemble, tout le monde ne savait pas que tu as cessé de porter ce nom.
ANDREE, en lisant
C'est le mien!
On ne te le donne plus… Quel est le méchant animal qui a signé cette lettre?
Oh! l'animal…
Qui est-ce enfin?
ANDREE, hésitant
Mais… c'est…
Tu hésites?… (ironique) Je suis indiscret, sans doute?
Quelle idée! c'est de Madame Méribaut.
Cette vieille amie de ta mère?
Oui.
Elle ne m'ignore pourtant pas, celle-là! Elle connaît notre situation. A cause de moi, t'a-t-elle assez sermonnée au début! (prenant l'enveloppe). Cette suscription est mise à mon intention… une façon de me dire que je ne compte pas!… pour me froisser!… (il chiffonne l'enveloppe) Mais ça ne me froisse pas, tu sais! (il se met à arpenter nerveusement la terrasse) Mon Dieu que les gens sont bêtes de se donner tant de mal pour être inutilement désagréables!…
Tu lui prêtes des intentions…
Qui sont les siennes! (s'arrêtant devant Andrée) Je parie bien qu'elle ne te charge pas de me faire ses compliments?
ANDREE, en souriant
Naturellement!
Si tu avais voulu rompre avec elle, aussi! J'ai bien cessé de voir ma famille, moi!
Je n'avais aucun motif de rupture. Je ne dois pas, d'ailleurs, oublier que lorsque ma mère est morte, alors que personne ne s'occupait de moi, que j'étais seule, à 15 ans, pleurant auprès d'un lit funèbre, c'est elle qui m'a soutenue, encouragée… En partageant ma peine, elle m'a aidée à supporter les plus douloureuses minutes de ma vie, et ce jour- là elle a acquis le droit de juger ma conduite.
Aussi, elle en abuse de ce droit! Voici trois ans qu'elle nous embête.
Oh!
Si tu veux, mettons qu'elle m'embête… effectivement, elle n'est agressive que pour moi!…
(Bardichon gravit l'escalier de la terrasse).
LES MEMES, BARDICHON puis ERVOAN
BARDICHON, montant l'escalier
Ohé! ohé! Les amoureux!
Ah! Bardichon.
ANDREE, à part
Il tombe à point pour clore la discussion sur cette pauvre dame.
Ouff!… votre escalier est d'un raide…
Oui, quand on n'a pas l'habitude…
La pêche a été bonne?
Je vous crois… (ouvrant son panier) Regardez-moi ça: une vingtaine de crevettes… et quelles crevettes, de vrais petits homards!
Et ça, là au fond, qu'est-ce que c'est?
Ca, c'est la moitié d'un crabe.
Comment, la moitié?
BARDICHON, prenant le crabe par une patte, le montre
Oui… Sa capture n'a pas été facile… après un combat épique, mon héroïque adversaire a laissé quelques pattes sur le champ de bataille.
ANDREE, moqueuse
Ah! superbe, le combat: Bardichon et son crabe!… Quel beau sujet de tableau!… Ah! ah!…
(Elle rit)
BARDICHON, remettant son crabe dans le panier, d'un air vexé
Oui, riez… avec ça que c'est commode à prendre, ces sales bêtes-là! (secouant sa main) Ca pince et c'est d'un crampon! Ca ne vous lâche pas!
Parce que vous ignorez la manière de les attraper.
Il y en a donc une?
ANDREE, riant
Parbleu!
Par la taille… comme les femmes!
Ah! c'est par la taille? Demain, j'essaierai ce truc-là.
J'irai avec vous… Je n'ai pu le faire aujourd'hui à cause de mon nouveau cheval…
Oui, oui, je sais… Vous l'avez essayé?
J'en viens… une bête superbe… un peu nerveuse peut-être, mais d'un bien joli modèle.
ANDREE, à Bardichon qui est resté chargé de tout son attirail
Vous n'allez pas garder tout l'après-midi votre attirail de pêche.
Débarrassez-vous.
(Bardichon pose filets et paniers)
Un cycliste sonne à la grille. Il est maigre, mal habillé. Hortense va ouvrir et parlemente avec lui. Les personnages en scène l'examinent.
Qu'est-ce que c'est que cet oiseau-là?
C'est un échassier!
(Ils rient)
HORTENSE, s'avançant vers Belval. A mi-voix
Monsieur c'est un journaliste.
Ah, bon! (la bonne s'éloigne) (à part) Classe des oiseaux de proie: se nourrit de canards. (on rit) (Haut: au Journaliste) Vous désirez, monsieur?
LE JOURNALISTE, s'avançant
Parler à Monsieur Pierre Belval, le grand romancier, le célèbre dramaturge, l'illustre feuilletoniste, le…
BELVAL, l'interrompant
Bon! bon! bon! Alors c'est à Monsieur Pierre Belval que vous voulez parler?
Oui, monsieur.
Et qu'est-ce que vous lui voulez à Monsieur Pierre Belval?
LE JOURNALISTE, très important
Je viens au nom du Grand Bavard Breton lui poser quelques questions.
BELVAL, à part
Une interview: Je m'en doutais! (haut) Vous tombez mal, jeune homme: celui que vous cherchez n'est plus là.
Comment le grand, le…
…Célèbre, l'illustre, est absent depuis ce matin.
Vous en êtes bien sûr?
BELVAL, riant
Parbleu!
La bonne me disait tout à l'heure qu'il était ici.
Hortense ne sait pas.
Cependant, elle m'affirmait…
Et si elle vous avait affirmé que le Président de la République sortait d'ici?
Mais je le lui ai demandé deux fois.
BELVAL, sérieusement
Elle ne vous a pas entendu. Elle est sourde, voyons.
(Bardichon rit)
Ah! (un silence) C'est un contretemps très fâcheux.
Vous venez de loin?
De Saint-Trégonnec… Trente-deux kilomètres… c'est une trotte!
Vous auriez mieux fait d'écrire.
Mais s'il est parti?
Il rentre demain.
Alors, demain, je puis revenir?
Non, il repart aussitôt.
Si vite?
Il ne pose ici que le temps de lire son courrier.
Ah! Et après?
Il repart, il revient… et toujours comme ça…
Très curieux… (Il tire un carnet et un crayon de sa poche et écrit).
Qu'est-ce que vous faites?
Je prends des notes… très intéressant ce que vous m'apprenez là… ça fera mon article tout de même.
Ah! vous voulez un article!
Dam! c'est embêtant d'être venu pour rien. (examinant autour de lui)
Ainsi, c'est là qu'il habite! c'est très chic, ici!
D'autant plus chic que cette maison ne lui coûte rien.
LE JOURNALISTE, intéressé
Comment cela?
Vous ne savez pas?… non! Tout le monde sait, pourtant! Il est très pauvre… ses amis ont dû faire une collecte… heureusement qu'une riche Américaine s'est éprise de lui. Elle lui a loué cette maison.
BARDICHON, riant
Oh!
LE JOURNALISTE, écrivant
Parfait! Parfait!
ANDREE, à part à Pierre
Voyons, Pierre, c'est insensé.
Laisse donc! ça m'amuse!
LE JOURNALISTE, cessant d'écrire
Il est marié, n'est-ce pas?
Trois fois.
LE JOURNALISTE, sursautant
Hein?
Il est Mormon… une religion qu'il a prise aux Etats-Unis.
LE JOURNALISTE, abasourdi
Vraiment?
(Bardichon et Andrée rient)
Comment, vous ignorez encore (dédaigneux) Vous ne savez donc rien?
Qu'est-ce que vous faites alors au Grand Bavard.
Mais… au fait, je crois me rappeler… oui, il me semble… Je savais déjà.
A la bonne heure!
Loti est bien devenu Oriental… Chacun a ses idées!
Tiens!
LE JOURNALISTE, écrivant
Alors il est Mormon… aux Etats-Unis… trois femmes… (cessant d'écrire) Bien, dites donc, il ne doit pas s'embêter, avec trois femmes!
Je vous crois!
(Tous rient)
LE JOURNALISTE, serrant son carnet dans sa poche
Merci! je l'ai tout de même mon article!
Vous en avez assez comme ça!
Oh! oui!… avec les descriptions de la maison… les détails sur la vie… la religion de l'illustre écrivain… ça fera mes deux colonnes!
Je vous souhaite bon succès.
Merci, monsieur… Permettez-moi de vous remercier d'avoir bien voulu…
Mais non, mais non!… Ca m'a fait plaisir. J'adore les journalistes.
Bien aimable!… Au revoir, Madame… messieurs.
Bonsoir.
(Il s'éloigne vers la grille, reprend sa bicyclette et sort).
LES MEMES, sauf LE JOURNALISTE
Comment as-tu osé?… c'est fou!
Peuh! S'il fallait répondre à tous les journalistes en mal d'interview!… (il se lève) Et maintenant Bardichon venez-vous avec moi faire un tour de canot.
Volontiers.
Vous allez encore me laisser seule.
Une demi-heure, à peine, le vent est bon. Nous n'irons que jusqu'aux
Roches-Noires. (Ervoan entre, aviron sur l'épaule) Justement, voici
Ervoan! (à Ervoan) Ca marche?
L'embarcation est prête. Je suis aux ordres de monsieur.
C'est bien! Allez, nous vous suivons. (Ervoan descend l'escalier) (à
Bardichon) Vous venez, Bardichon?
BARDICHON, s'examinant
Mais ce costume… un peu négligé, hein?
Il est superbe! Si vous êtes à votre aise, c'est le principal.
BARDICHON, à Andrée
Alors, à tout à l'heure, ma chère amie. (Il va vers l'escalier, négligeant de prendre sa vareuse).
Ne soyez pas trop longtemps… Nous dînerons de bonne heure.
Oui. Fais préparer un solide repas: le grand air creuse.
(Ils sortent)
(Dans le lointain, un biniou commence à se faire entendre).
ANDREE, penchée sur le rebord de la terrasse
Bonne promenade!
La voix de BARDICHON, qui s'éloigne
Merci.
ANDREE, un temps
Hein?… Vous avez oublié?… Ah bon!… Ne montez pas, je vais vous la jeter… (Elle va vers la vareuse, la prend, puis la laisse tomber dans le vide). Voilà… à tout à l'heure! (Elle agite un peu son mouchoir et pendant quelques instants semble suivre des yeux le groupe qui s'éloigne. Puis elle s'accoude rêveuse sur le rebord de la terrasse. Le biniou se rapproche, Andrée prête l'oreille).
(Hortense apparaît à une fenêtre du rez-de-chaussée. Le joueur de biniou — un vieux mendiant s'arrête derrière la grille. Il cesse de jouer et se découvre).
ANDREE, appelant
Hortense! (Elle désigne le mendiant)
Oui, madame (elle disparaît et descend le perron portant du pain et un bol qu'elle présente au mendiant).
LE MENDIANT, après avoir bu
Merci, nitrou… Kénavo!
Bonsoir.
(Le mendiant s'éloigne en jouant du biniou. Hortense rentre à la maison. Andrée descend lentement, s'asseoit au premier plan, prend un ouvrage, mais absorbée par ses pensées tristes l'abandonne aussitôt et éclate en sanglots).
(Le biniou a cessé dans l'éloignement)
HORTENSE, descendant le perron
Madame… Les dames de Rumodu… Elles viennent d'arriver en voiture.
ANDREE, se redressant ennuyée
Ah!… Vous leur avez dit que j'étais ici.
Oui, Madame.
Bien, je vais les recevoir. Faites-les passer par le salon.
(Hortense sort)
ANDREE, à part
Allons, allons, chassons toutes ces pensées… comme je me sens nerveuse aujourd'hui!
(Elle arrange sa coiffure et s'avance au devant des deux dames qui descendent le perron).
ANDREE, MME DE RUMODU, BLANCHE, sa nièce
MME DE RUMODU, la main tendue vers Andrée
Madame Belval!
ANDREE, serrant la main à Mme de Rumodu
Chère Madame… (à Blanche) Mademoiselle Blanche…
Madame…
ANDREE, à Mme de Rumodu
Combien je suis heureuse de vous voir… (la conduisant vers un fauteuil). Quelle agréable surprise… (l'installant) Ici, tenez, voulez-vous (d'un geste, elle désigne un siège à Blanche, puis s'asseoit elle-même).
MME DE RUMODU, voix onctueuse
Nous n'avons pas voulu passer devant votre porte sans nous arrêter pour prendre de vos nouvelles. Nous venons de Kerviou.
Le village un peu plus loin?
Oui, dans la plaine.
Blanche a été voir une de ses amies de pension qui y villégiature en ce moment… A propos, nous avons rencontré les propriétaires de Kermareck… Je croyais qu'ils vous connaissaient?
ANDREE, simplement
Nous nous voyons quelquefois.
Mais vous n'avez pas de relations suivies avec eux?
Si… relations de bon voisinage.
Tiens! (elle échange un regard avec sa petite-fille qui sourit, très légèrement). Madame de Kermareck à qui je parlais de vous tout à l'heure me disait vous connaître très peu.
ANDREE, souriant
Naturellement! Il n'y a que deux mois que nous habitons le pays… Cependant mon mari voit assez fréquemment Monsieur de Kermareck… il a reçu encore de lui tout à l'heure une invitation à une excursion à bord de leur nouveau yacht.
Vous irez?
ANDREE, un peu gênée
Non! nous ne pourrons pas… Nous avons justement, ce jour-là, des amis qui viennent nous voir.
Je comprends… Et comment va-t-il Monsieur Belval?
Très bien, je vous remercie… Il est parti tout à l'heure, en canot, avec un vieux notaire de nos amis arrivé de Paris, hier soir.
(A ce moment Annaïc traverse la terrasse dans le fond).
MME DE RUMODU, qui l'a vue, à Blanche
N'est-ce pas la petite Leguen?
Oui, c'est Annaïc.
Vous la connaissez?
C'est ma filleule… Son père aidait autrefois mon jardinier et lorsque l'enfant est née, il m'a priée de la nommer… J'ignorais qu'elle fût placée chez vous. Vous en êtes contente?
ANDREE, gênée
Oui.
MME DE RUMODU, sans remarquer
Vous devez être, du reste, une maîtresse de maison assez indulgente… Annaïc est une très bonne fille, très intelligente, je suis sûre, quand vous retournerez à Paris, que vous ne voudrez plus vous en séparer!
ANDREE, délibérément
Elle va me quitter.
Elle va vous quitter?
Ses parents la retirent de chez moi!
Ah! c'est insensé! Et pourquoi?
ANDREE, après une légère hésitation
Parce qu'ils ont entendu dire que Monsieur Belval et moi n'étions pas mariés.
Qu'est-ce que c'est que cette invention?
La vérité, tout simplement.
MME DE RUMODU, incrédule
La…? Ah non! ce n'est pas possible!
ANDREE, fièrement
Si madame. (Se levant nerveusement malgré elle). Bien que me considérant autant qu'une épouse légitime, je ne suis pas légalement la femme de Pierre Belval.
MME DE RUMODU, vivement
Vous n'êtes pas?… Ah! je ne savais pas… (suffoquée). Je ne savais pas…
Vous me pardonnerez, madame… J'aurais peut-être dû vous le dire plutôt, je n'y avais pas songé… Mon mari et moi sommes si fort adversaires du mariage officiel et partisans de l'union libre, que notre situation nous paraît absolument normale… Il a fallu que je vienne dans ce pays, qu'une servante me quittât, pour que je voie une différence entre mon ménage et les autres ménages… Je sais que tout le monde n'a pas la même hauteur d'idées.
MME DE RUMODU, très froide
Oh! je ne vous blâme pas… loin de moi… chacun est libre. Il y a des femmes charmantes partout… Je ne savais pas… j'ai été surprise tout simplement… (Elle se lève après un geste de départ à sa compagne — très hautaine) Nous partons. Vous m'excuserez, l'heure avance. Je ne puis rester plus longtemps… (Sans tendre la main — froidement) Au revoir, Madame.
ANDREE, très troublée
Mais permettez, je vais vous reconduire.
Oh! nullement! Ne vous dérangez pas.
Si, si…
(Elles sortent. — Pierre Belval et Bardichon montent l'escalier).
BARDICHON, à la cantonade
Quel escalier; jamais je ne m'habituerai à cette sacrée machine-là.
Vous grimpez ça comme un écureuil, vous!… Ouf!
Vous aviez hâte de rentrer; vous voyez que nous ne sommes pas en retard: le couvert n'est pas encore mis.
Il ne faut pas trop la délaisser, cette pauvre Andrée.
BELVAL, souriant
Comment, Bardichon, c'est vous qui me prêchez l'assiduité au foyer conjugal? (Lui donnant une tape affectueuse sur l'épaule). Vous vieillissez, mon cher!
Mais, oui, je vieillis. Et vous aussi, Belval.
BELVAL, protestant
Ah!
Un an chaque année, mon ami. Comme tout le monde!… (il s'asseoit) Ca file très vite. Vous verrez quand nous serez comme moi…
BELVAL, allumant une cigarette
Mais, vous n'êtes pas si vieux, voyons.
La retraite a sonné… l'heure des inutiles regrets aussi… Ah, si j'avais votre âge!
Eh bien! qu'est-ce que vous feriez?
Ce que vous avez fait: Je fonderais un foyer.
BELVAL, riant
Mais si j'en crois la légende il me semble que vous avez pas mal bâti de foyers.
Oui, mais je les ai démolis l'un après l'autre.
C'est qu'au moment vous aviez sans doute de bonnes raisons pour le faire.
Pour faire des bêtises on trouve toujours d'excellentes raisons.
(Andrée entre)
ANDREE, qui a entendu les dernières paroles
Touchée!
Hein?
Je dis que votre réflexion tombe à pic… Je me place à un point de vue personnel. Ne cherchez pas.
Pourvu que le dîner n'en soit pas compromis.
Le dîner! il s'agit bien de ça.
Dis donc, j'ai une faim de loup, moi!
Je viens de donner des ordres en conséquence.
BELVAL, ironique
Déjà!
Oui, déjà! Je ne pouvais pas plus tôt, la marquise de Rumodu et sa petite sortent d'ici.
Ah, bon! Toujours aimable, la marquise.
Aimable! (rire nerveux) Plus aimable que jamais! ah! ah!
Tu ne l'es guère en ce moment, toi, dans tous les cas… Qu'est-ce que tu as?
Je suis énervée, voilà.
Tu n'as pas besoin de me le dire… et le motif de cet énervement?
(Discrètement, Bardichon remonte la scène et va s'accouder sur la terrasse).
Toujours la même chose, parbleu! Parce que nous ne sommes pas mariés. On me jette sans cesse cela à la figure… A toi, on ne dit rien. Un homme! Tout est permis à un homme! Mais moi, c'est différent! Chacun se trouve choqué dans ce sale pays!… Je fais scandale ici!…
Oh! une bonne… des cancans de valetaille, des potins d'office!
A midi, c'est une bonne; plus tard ce sont les Kermareck qui m'oublient dans leurs invitations, qui disent ne pas me connaître quand on leur parle de moi; ce soir, c'est une femme, une femme du monde qui, apprenant ma situation, déguise à peine son dégoût.
La marquise?
Oui la marquise!… Elle est venue ici doutant, voulant savoir…
Quelle fuite, quand je lui ai eu dit la vérité!
Il ne fallait pas la dire.
La cacher, peut-être! Comme une coupable…
Mais non… la taire, tout simplement faire une concession à ses principes… Autrement, parbleu! Je vois ça!… (il rit) Avec ses préjugés, elle a dû en être renversée! ô mes aïeux!… quelle tête! J'aurais voulu la voir… (nouveaux rires)
Oh! ne ris pas, va! Je suis assez énervée comme ça.
BELVAL, redevenu sérieux
Je ne vais pourtant pas pleurer!… Je t'ai déjà dit que l'opinion des autres me laissait froid… (s'échauffant). D'ailleurs, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse! Je ne peux rien changer aux choses. Ce n'est pas depuis hier que notre situation est établie; voici trois ans que nous sommes ensemble! Tu as eu le temps de te faire à cette idée et je ne m'explique pas pourquoi tu t'en froisses à présent…
Parce qu'on m'insulte, qu'on me met à l'index.
Eh bien, est-ce de ma faute! Pourquoi t'en prendre à moi et me faire cette figure? Je ne t'ai pas trompée, ni prise de force. Tout a été prévu, envisagé par nous. En acceptant la vie commune tu savais ce que tu faisais et tu étais librement consentante.
Aussi, je n'en suis que moins excusable…
Andrée!
Oui, une fière bêtise que j'ai faite, alors.
Tu as des mots! un ton…
Ah! si c'était à recommencer.
Eh bien?… Dis donc, si tu regrettes?
Il est certain que j'en ai assez depuis ce matin.
BELVAL, éclatant
Et moi de trop! ça a assez duré ce potin-là!
BARDICHON, du fond, se tournant vers eux
Voyons! mes enfants! voyons…
Non, mais Bardichon, croyez-vous que c'est amusant. Je viens ici pour me reposer, pour préparer de nouveaux travaux et il me faut supporter des plaintes continuelles, des scènes ridicules comme celle-ci… Et ce n'est pas la première fois… Déjà, il y a quinze jours… et toujours pour le même motif.
Je t'ai demandé de quitter le pays.
Mais pourquoi? Je m'y plais beaucoup, en Bretagne; je m'y trouve très bien.
Pas moi… (pleurant) Je suis très malheureuse, ici!
Malheureuse! Vraiment!… Alors tu es malheureuse, tu en as assez, tu ne te plais pas là où je suis… dis-le!… Le remède est facile, tu sais.
Le remède!
Mon Dieu, oui, le remède!… Nous ne sommes pas mariés, rien de plus facile que de nous quitter.
Sapristi, mes enfants! vous mettez tout de suite les choses au pire. Du calme voyons!
Il l'est calme… Si le mot de séparation lui vient si vite sur les lèvres, c'est qu'il y pense depuis longtemps.
Parfait! Cette scène que tu as toi-même fait naître, je la désirais, je l'avais préméditée.
Tu l'avais prévue tout au moins.
Je pourrais te répondre, alors, que toi aussi tu as envisagé la rupture et que tu cherches le premier prétexte pour me pousser à bout. Afin de me quitter, de retourner à Paris. Loret et Frontin, tes flirts habituels, te manquent sans doute!
Oh! l'injure!… Tu aurais pu m'épargner ce odieux soupçon. Quoi que tu en dises, je n'y ai jamais donné prise: tu n'as rien à me reprocher.
Bah! Est-ce que je sais! Il y a commence ment à tout! Avec les femmes…
Ah, c'est ainsi! Eh bien, j'y donnerai une suite… Cette idée de séparation que tu as mise le premier en avant, je m'en empare… Oui je partirai…
Andrée!
Non, non, laissez, Bardichon!… Je vais partir… Je ne veux pas rester avec Belval malgré lui.
Logique de femme! C'est moi qui la chasse, maintenant!
Calcul d'homme qui voyant arriver ce qu'il appelle en riant "l'échéance de son bail" prend ses précautions pour ne pas le renouveler.
Oh! c'est infâme ce que tu dis là, Andrée… Retourner contre moi ce contrat par lequel je mettais ton existence à l'abri de tous les risques, me reprocher le délai de trois ans que Bardichon fixa lui- même, à l'enregistrement, sans me consulter, c'est indigne!
A mon tour de te répondre: est-ce que je sais! Avec les hommes…!
C'en est trop! (il remonte vers la terrasse) J'en ai assez. Ah! certes, oui, séparons-nous… Bonsoir. (Il allume une cigarette nerveusement).
BARDICHON, s'avançant vers Andrée
Ma pauvre enfant…
ANDREE, tombant dans ses bras en sanglotant
Ah! ah! Bardichon! Si j'avais su…
Un salon luxueux. Beaucoup de fleurs partout. Deux portes de chaque côté. Au fond une large baie laisse voir le vestibule où un ouvrier monté sur une échelle double achève de poser un lustre. Marthe le regarde travailler. Andrée range des bibelots sur la cheminée.
L'OUVRIER, du haut de l'échelle
Là! ça y est!
Est-ce solidement attaché? Il ne faut pas que ça tombe sur la tête.
Oh! pas de danger que ça dégringole, j'en réponds… (Il descend) Et maintenant?
Tous les lustres sont posés?
Oui, madame.
Avez-vous visité les portières de l'atelier?
C'est fait, elles glissent bien à présent.
Alors, c'est tout.
C'est bien tout… (il plie son échelle)
(Hortense entre les bras chargés de fleurs).
Je ne vois plus rien.
Eh bien, bonsoir, mesdames.
Bonsoir!
(L'ouvrier sort, emportant son échelle).
Madame! Où faut-il mettre ces fleurs qu'on vient encore d'apporter?
Dans les jardinières de la salle à manger que j'ai dégarnies tout à l'heure pour le buffet… Mais ne les serrez pas trop; s'il en reste, vous les mettrez dans l'atelier.
Bien, madame.
(Elle sort par une des portes de gauche).
ANDREE, se reculant pour juger de l'effet
C'est mieux comme ça, hein?
C'est superbe!
Ils peuvent tous arriver, maintenant, tout est prêt.
C'est d'un réussi: des fleurs, des lumières partout.
Je tiens à ce que la fête soit belle, je veux qu'on s'amuse beaucoup ce soir.
Tu m'étonnes, tu sais! J'admire ton calme, ton indifférence, ta gaieté même. Tu ris tout le temps.
Mon rire sonne faux?
Non, justement! il paraît naturel.
A la bonne heure.
Ce qui l'est moins, c'est la facilité avec laquelle tu acceptes cette rupture.
Tu vois, pourtant…
Oui, je vois devant moi une petite personne bien sage, bien raisonnable, mais je crois qu'elle en cache une autre qui s'efforce de ne pas penser ou qui dissimule sa pensées, ses larmes peut-être, sous un sourire.
Des larmes! Oh! tu te trompes.
Pourtant!…
Alors, tu voudrais me voir pleurer?
Non! certes, non! mais il n'est pas possible que tu n'aies pas de peine… que tu ne souffres pas… Après trois ans, voyons… Tu l'as tant aimé!
Eh bien c'est fini… voilà tout!
Non?
Si.
Tu me renverses!… Quand j'ai reçu il y a huit jours, votre invitation à cette soirée… Que j'ai vu que vous vouliez vous quitter en fêtant gaiement votre rupture, j'ai été toute bouleversée… Je croyais, moi, à une brouille passagère d'amoureux.
Et tu es accourue?
Oui, pour te consoler, je croyais te trouver en larmes.
Et au lieu de ça?
C'est toi qui fus la plus brave.
Toi, tu étais navrée.
C'est vrai! Vous étiez si gentils tous les deux. J'espérais toujours que ça finirait par un mariage.
Ah bah!… Mais, voyons, réfléchis un peu. Pierre et moi sommes deux originaux; notre mise en ménage avec ce fameux contrat d'union le prouve assez… Ce qui arrive aujourd'hui était indiqué. C'était fatal… Bardichon fixa trois ans… comme pour un bail, tu te rappelles, avons-nous assez ri!… nous sommes au bout du rouleau… nous nous séparons, voilà!
Mais si gaiement.
Parbleu! Il faut finir joyeusement une liaison si bien commencée… tu ne voudrais pas que notre rupture soit aussi lamentable qu'un divorce… Merci bien! Où serait alors l'avantage du contrat d'union!
Enfin… Si c'est votre idée… Soit! Moi, ça m'a surprise parce que rien ne faisait prévoir…
Tout arrive dans la vie… surtout les choses qu'on ne prévoit pas!
Malheureusement! (elle se lève) Mais, dis donc, je me sauve! Il est six heures et je ne suis pas encore coiffée… c'est pour sept heures et demie, hein?
Oui.
Tu es déjà prête, toi?
Presque… Je n'ai plus que ma robe à passer… Le coiffeur est venu à deux heures.
Eh bien! A tout à l'heure.
A tout à l'heure. Et merci de tout ce mal…
Mais non, mais non… j'étais si heureuse de t'aider.
(Elle sort.)
ANDREE, puis HORTENSE
ANDREE, inspecte un peu le salon puis elle appelle Hortense
Hortense!
HORTENSE, entrant
Madame!
Charvin a apporté les glaces?
Oui, madame… les petits fours aussi.
Ah bon… Et est-on venu de chez Belloir.
A l'instant. Tout est prêt.
Eh bien, vous allez m'aider à m'habiller… préparez ma robe.
(Hortense sort par la porte du pan de gauche qu'elle laisse ouverte).
HORTENSE, criant de la chambre
Madame mettra des bas assortis.
Naturellement! (elle se dirige vers la chambre, coup de sonnette) Ah, on sonne! Qu'est-ce qui vient déjà?… Allez voir, Hortense.
(Elle sort)
HORTENSE, quittant la chambre
Mon dieu, madame qui n'est pas prête.
(Elle sort par la porte du fond et revient bientôt avec Bardichon).
BARDICHON, entrant, à Hortense
J'attendrai qu'elle soit habillée.
Qui est là, Hortense?
C'est monsieur Bardichon. (Elle entre dans la chambre).
ANDREE, de sa chambre
Ah! c'est vous?
C'est moi! Comment ça va?
Très bien, merci… Excusez-moi, mon pauvre ami, je passe ma robe… je suis à vous dans un instant…
C'est bon, c'est bon!… ne vous inquiétez pas, habillez-vous tranquillement.
J'ai bientôt fini… (à Hortense) Hortense, vite! agrafez-moi mon corsage… Attention à la dentelle surtout… Vite, vite!
Mais ne vous pressez pas tant que ça, sapristi!
Là! ça y est!… mon collier… aïe! vous me pincez, maladroite! (elle apparaît à la porte) Vous voyez, ce n'est pas long… (elle se retourne vers la chambre) Rangez tout ça!
Oui, oui, madame.
(Andrée entre en scène fermant la porte derrière elle).
Peste, que vous êtes jolie, ce soir. Ca donne envie de vous embrasser.
Qui vous en empêche? (elle tend sa joue) Embrassez.
Quoi, vous voulez…
Parbleu! où est le mal? Ne suis-je pas libre?
(Il l'embrasse)
Pas encore… après souper seulement.
Quelle blague! Libre, je l'ai été l'instant même où j'ai quitté la maison de Belval le lendemain matin qui suivait notre discussion…
C'est-à-dire, il y a trois semaines.
Parfaitement. Ce dîner, cette fête, cette rupture officielle et joyeuse ne sont que comédie… Ca ennuyait Pierre que je l'ai quitté la première… il trouvait ça humiliant… Alors, pour sauver les apparences… peut-être aussi pour couper court aux médisances, il a imaginé ce petit truc-là; une fête pour célébrer l'échéance du bail, pour consacrer officiellement notre séparation… (Elle hausse les épaules) Cela fait pendant à la journée du contrat… Du pur vaudeville.
Mais, au fond, une idée excellente, généreuse…
Oh!
Si. Je vous assure que Belval paraissait penser beaucoup plus à vous qu'à lui-même en me chargeant de vous exposer ce programme… vous l'avez vous-même compris en l'acceptant de si bonne grâce.
Cela m'était indifférent! Seulement, je n'avais pas de motif pour lui refuser ce qu'il demandait… C'est pour lui que je l'ai fait. Ainsi, tout à l'heure, Marthe m'interrogeait, voulait savoir… eh bien, je lui ai répondu, je lui ai dit tout ce que vous m'avez dit, l'autre jour… je répétais ça comme une leçon apprise par coeur.
Elle s'en est aperçu?
Au contraire… elle admirait mon calme et mon indifférence…
D'ailleurs, elle avait raison, l'indifférence n'était pas jouée.
Est-ce bien vrai?… Tout est bien brisé… bien fini?…
Radicalement.
Alors, c'est grand dommage…
Non, mais qu'espériez-vous?
Moi, rien… et pourtant! ça me semble tout drôle. Si vous saviez quelle affection j'avais pour vous deux. J'étais habitué à vous voir ensemble, si gentils, si aimants… Tenez, il faut que je vous dise… Cette soirée, cette fête… eh bien… c'est moi…
Comment… Alors, ce n'est pas Pierre?
Mais non. C'est moi qui lui ai fait comprendre.
Ah bien, si j'avais su!
Il est trop tard… Vous avez l'air de m'en vouloir.
Non… pas trop… J'envisage seulement l'attitude que Pierre et moi nous allons avoir l'un vis-à-vis de l'autre… C'était plus amusant, autrement.
Pardonnez-moi… je ne pouvais pas croire que vraiment vous ne l'aimiez plus…
Après ce qu'il m'a dit… ce qu'il a fait. Songez qu'il n'a même pas cherché à me retenir… Et depuis six semaines pas une visite, pas un mot. Vous seul m'avez parlé de lui… Ah! je ne dis pas! Si tout de suite, il avait cherché… car je l'avoue, les premiers jours, c'était atroce, j'étais comme folle, il me semblait que jamais je ne pourrais recommencer une autre vie… Même un soir j'ai voulu mourir… m'empoisonner… du laudanum… je ne savais plus ce que je faisais… c'est le portrait de ma mère sur la cheminée, dans ma chambre, qui a arrêté le geste… (un temps) J'ai horriblement souffert, Bardichon! (un temps) Maintenant, tout est cassé… son silence… son indifférence… C'est fini!
Irrévocablement?
Oui.
Tant pis.
BELVAL, entrant
Bonjour.
ANDREE, se retournant brusquement
Ah!
Bonjour.
BELVAL, après avoir serré la main du notaire. (A Andrée)
Pardonnez-moi d'entrer ainsi chez vous… Je n'ai pas dit à Hortense de m'annoncer.
Oh! ça ne fait rien…
Je viens un peu tôt, mais j'ai tenu à arriver avant les autres… pour jouer encore une fois le maître de maison.
Oui, je sais… Bardichon m'a expliqué… Asseyez-vous, je vous prie.
BARDICHON, se levant
Je vais vous laisser.
Mais, non, restez.
(Il se rasseoit, un long silence)
BARDICHON, embarrassé
Hum! Il a fait beau aujourd'hui.
Une belle journée, en effet.
Il a fait chaud…
(Nouveau silence)
BARDICHON, soudain
Ah! j'y pense! (à Andrée) Avez-vous le téléphone, ici?
Oui, pourquoi?
J'ai à téléphoner à mon étude…
Eh bien, faites (désignant) Dans mon atelier, tout au fond du vestibule. Voulez-vous que je vous conduise?
Non, non, ne vous dérangez pas, je trouverai.
(Il sort)
Vous êtes installée, maintenant.
Oui, complètement, depuis huit jours.
Vous avez dû avoir du mal… seule…
Non, pas trop, ça m'amusait… Marthe est venue pour m'aider, du reste.
Ah… Elle a dû être surprise… quand elle a su… notre rupture…
Oh oui, beaucoup! Elle était navrée, j'ai dû la consoler.
(Elle rit)
Ah! c'était vous…
Oui… Loret aussi est venu…pour aider le tapissier.
Enfin, à présent vous êtes tranquille, vous avez entièrement repris votre vie d'autrefois?
Non, pas encore… cette soirée bouleverse tout, ici, mais c'est l'affaire de quelques jours… Et vous, vous êtes resté longtemps en Bretagne?
Je l'ai quittée deux jours après vous…
Vous êtes rentré à Paris?
Non, je suis allée en Touraine chez Cellier, puis dans les Vosges, chez
Mouzac… et avant de rentrer à Paris j'ai piqué une pointe vers
Biarritz…
Il n'y a que trois jours que je suis ici.
Ah, bah! vous avez beaucoup voyagé; il me semble que vous détestiez les voyages, autrefois?
On change…
Bardichon ne m'avait pas dit…
Vous lui avez demandé?
Non, c'est vrai!… Et maintenant?
Maintenant, je vais rester à Paris… reprendre mes travaux…
Votre roman est fini?
Non; mon drame non plus, mais je vais bâcler tout ça, très vite.
ANDREE, vivement
Il ne faut pas, si ça allait être moins bien!
Tant pis. Je n'ai pas la tête aux travail en ce moment. Si ce n'étaient les engagements pris ultérieurement je partirais… j'ai l'humeur vagabonde depuis quelque temps.
Vous voudriez partir?
Oui, loin, très loin… Vous allez rire, il me semble que je vais m'ennuyer cet hiver (il rit) Vous allez me manquer… l'habitude de ne plus être seul.
Quelle idée… On s'y fait très vite vous verrez. Dans huit jours vous n'y penserez plus.
Au fait, c'est possible, si j'en juge par vous-même.
Oh, moi!
Eh bien?
Vous aviez raison: j'ai repris très vite ma vie d'autrefois… Après ces trois ans mon indépendance d'aujourd'hui m'amuse… ça me semble nouveau… j'ai goûté un certain charme à revenir maîtresse de mes actions.
Oh, je n'ai pas été bien tyrannique! Je n'ai jamais pesé sur votre volonté. Vous étiez libre…
Certes!… mais vous savez combien je suis capricieuse, fantasque… une drôle de petite nature, au fond.
Non. Tu étais… Vous étiez, très douce, très aimante.
Oh!
Si. Nous avons été très heureux ensemble… avouez-le… trois années de vrai bonheur.
Peut-être (on sonne). On a sonné. Ce sont eux (elle écoute).
Déjà!
Non, c'est un fournisseur.
Je respire… j'ai eu un trac…
Pourquoi?
Parce qu'on est très bien comme ça… tous les deux… Il me semble presque être encore à l'année dernière… il n'y a que l'appartement qui me fait froid… (il se lève et regarde autour de lui) Je ne le connais pas… C'est nouveau, il m'impressionne. On dirait que je suis un étranger ici… Il faut que je fasse connaissance avec lui.
Vous voulez le visiter?
Ce n'est pas la peine. Indiquez-moi seulement. Qu'est-ce qu'il y a là?
La salle à manger
Bon… et ici?
Le fumoir.
Comment, le fumoir? Il n'y a pas d'homme avec vous?
ANDREE, souriant
Pour ce soir, seulement… les autres jours, ce sera la lingerie.
C'est mieux… Et là?
C'est ma chambre.
Ah! c'est là… (il hésite puis se dirige vers la chambre) Vous permettez?
Vous voulez la voir?
De loin… pour comparer (il ouvre la porte) Ah! vous n'avez plus les mêmes rideaux (se tournant vers Andrée) Pourquoi avez-vous changé les tentures? Les autres étaient très belles.
J'ai voulu ne rien garder… Tout est nouveau dans cette chambre.
Examinez bien.
BELVAL, regardant
C'est vrai, tout est nouveau. Pourquoi?
Une idée à moi.
Alors… les autres meubles?… vendus… dispersés?…
Non, relégués… dans la chambre d'à côté.
Relégués… comme le passé… comme tout (il referme la porte).
Dame! Je me suis fait une vie nouvelle… entièrement.
Je vois ça… (un temps, brusquement) Et Frontin est-ce qu'il vient souvent ici?
Non, jamais! je le verrai ce soir pour la première fois depuis mon retour. Mais pourquoi cette question?… quel rapport?
Il n'y a pas de rapport, n'en cherchez pas! (il s'assied).
Qu'est-ce que vous avez? Vous êtes tout drôle.
Ne faites pas attention, ce n'est rien… Je suis patraque depuis quelque temps.
Comment! vous êtes souffrant? Vous ne m'avez pas dit…
Je ne pensais pas que cela pût vous intéresser.
Oh!
Ne sommes-nous pas devenus deux étrangers l'un pour l'autre?
Si, certainement!… Néanmoins je serai toujours heureuse d'avoir de vos nouvelles.
Vrai?
Sans doute! Etrangers nous le sommes entièrement dans le présent, dans l'avenir… mais le passé…
Oui, le passé est là… on ne peut pas le rayer de son existence… ni le changer, en faire un nouveau.
Malheureusement non, on ne peut pas (elle soupire).
Alors, Andrée… Si je te demandais de revenir?
ANDREE, se levant vivement
Oh, non! Ca, jamais! C'est fini! C'est fini!… Trop tard…
Tu ne veux pas?
Non, non! bien sûr!… Quoi qu'on en dise les raccommodements ne valent jamais rien.
Si… on prétend que, souvent, c'est plus solide après qu'avant.
Je n'en crois rien.
On pourrait essayer.
C'est inutile, je n'ai plus la foi… c'est fini! entièrement fini!
Permets-moi seulement de venir ici, quelquefois?
Pour quoi faire?
Pour te voir, pour te raconter ma vie, pour connaître la tienne?
A quoi bon! Nos existences vont être totalement différentes à présent… Nous avons bifurqué, nos chemins ne sont plus les mêmes.
Parce que tu le veux bien. Nous pourrions rester amis… Quand même, malgré tout… C'était déjà beaucoup qu'il y ait entre nous une rupture avec des regrets, des tristesses… pourquoi y mettre de l'amertume, de la haine peut-être?
Non, ce que vous demandez n'est pas possible. Plus tard, vous le regretteriez vous-même… ce serait flétrir nos souvenirs que de les effeuiller ensemble. Quand on s'est aimé comme nous nous sommes aimés, on ne peut pas faire pousser l'amitié sur les ruines de l'amour.
Vous avez peut-être raison… les choses mortes ne reviennent jamais, mais je ne voulais pas croire que ce fût vraiment mort… j'espérais… j'étais fou! Ah! maintenant je vois clair. Je raisonne, je n'hésite plus (il se lève).
ANDREE, inquiète
Qu'est-ce que vous allez faire?
Ecrire.
Vous voulez écrire?
Oui. Vous avez ce qu'il faut?
Là… l'encre et le papier sur la table.
Merci… (il va à la table, s'asseoit et écrit).
ANDREE, à part
Il me fait peur! (haut) Quelle est cette lettre?
Un engagement… j'accepte les offres des directeurs du Grand Journal… Ils m'ont demandé de partir aux Indes… pour des recherches très importantes. C'est une proposition très avantageuse… sous tous les rapports. J'étais insensé de vouloir refuser!
C'est loin, les Indes… Et ce serait pour longtemps?
Cinq ou six ans, je pense… Il faut remonter aux origines de ce pays et de ses habitants, étudier les races, les religions, en refaire l'histoire… C'est un travail immense!
Oui, ce sera long! Et vous acceptez?
Par cette lettre, oui (cachetant sa lettre) Là, ça y est!… (il se lève) (il donne la lettre à Andrée) Voulez-vous avoir la bonté de la faire porter.
Tout de suite?
Si c'est possible.
(Il descend la scène et s'asseoit sur le canapé. Andrée regarde Belval puis la lettre. Elle hésite).
ANDREE, rejetant la lettre et allant à Pierre
Tu pleures?… Pourquoi pleures-tu? Il ne faut pas pleurer, Pierre.
Non, il ne faut pas; mais c'est malgré moi… C'est en vain qu'on se raisonne… les plus forts ne sont pas maîtres… (il met la tête dans ses mains).
ANDREE, très émue
Voyons, essuie tes yeux, je ne veux pas que tu pleures.
J'avais tant espéré…
ANDREE, s'asseyant près de lui
Eh bien n'y pensons plus… C'est fini!
Qu'est-ce qui est fini? La lettre est partie?
Non… elle est là… je n'ai pas pu.
BELVAL, prenant Andrée dans ses bras
Oh!… c'est bien vrai? Tu ne veux pas que je parte?
ANDREE, les larmes aux yeux
Non, c'est trop loin. Je ne veux pas que tu me quittes… je t'aime toujours, moi!
BELVAL, joyeux
Oh ma Dédée! C'est vrai! bien vrai!… Tu ne m'en veux plus! Nous n'allons plus nous quitter jamais, jamais!
ANDREE, pleurant sur son épaule
Non, jamais.
BELVAL, souriant
Ma chérie! (il l'embrasse) Tu ne voulais pas tout à l'heure. Tu me repoussais…
C'était l'orgueil. J'aurais voulu me jeter dans tes bras et je ne pouvais pas… Je me raidissais pour ne pas céder.
BELVAL, l'embrassant encore
Tu m'as fait souffrir, petite méchante.
Toi, aussi… là-bas… le matin quand je suis partie. Tu n'as pas cherché à me retenir… tu es allé te promener pour ne pas me voir…
J'étais encore sous le coup de la discussion de la veille… Et tu as eu de la peine?… beaucoup?
Si j'en ai eu! Dans la voiture qui m'emportait loin de toi, je sanglotais… je criais de désespoir… Ah! comme je désirais que tu coures après moi, que tu m'empêches de prendre le train, que tu me ramènes… Ce que je m'en fichais, alors, des potins des Rumodu et des Kermareck!
Et il m'aurait été égal alors à moi de quitter la Bretagne, comme tu me l'avais demandé… Quel sale pays!
Alors, quand tu ne m'as pas retrouvée à ton retour?
Je ne croyais pas… je ne pouvais pas croire que tu fusses vraiment partie… il y a avait en réalité si peu de motifs que je me disais: c'est pour me faire peur… et je t'attendais… Quand j'ai compris… Ah!… j'avais envie de me jeter du haut de la falaise… Bardichon ne me quittait pas… il voyait bien… Au bout de trois jours, je suis parti… Ca valait mieux… Si j'étais rentré à Paris et que tu m'aies repoussé, j'aurais fait un mauvais coup, la jalousie m'aveuglait!
Oh!
Si… Tu ne sais pas combien je t'aime… je ne savais pas moi-même. Il faut avoir souffert pour comprendre.
Oui, ça ouvre les yeux… cruellement.
Mais c'est fini maintenant… Nous allons être heureux.
Ne plus nous quitter jamais… la leçon a suffi.
Oui… je te veux complètement à moi… avec toutes garanties, cette fois, (en riant) même légales.
Tu veux, toi?
Oui, j'ai compris… Je vois bien maintenant que l'union libre n'est pas possible dans un monde comme le nôtre. Le contrat d'union n'est encore qu'une utopie.
Alors?
Nous allons nous marier tout simplement
Mon Pierre…
Ma Dédée.
(Ils s'embrassent)
MARTHE, à la cantonade
Ne te dérange pas, Andrée. C'est moi et Loret (entrant, apercevant
Belval et Andrée) ô pardon.
Mais, non! Arrive donc…Il faut que je t'apprenne tout de suite la grande nouvelle: Pierre et moi nous nous marions.
Comment!… c'est vrai? (elle va vers eux les mains tendues) Tous mes compliments!… (à Andrée) C'était donc ça, petite cachottière!… Elle ne se faisait pas de bile… ne pleurait pas. Je m'étonnais aussi… Parbleu! elle se mariait.
(Dans le fond Bardichon et Loret apparaissent).
Qui est-ce qui se marie?
Tous les deux.
Vous vous mariez! Mais alors que faites-vous de vos belles théories?
C'est la faillite du contrat d'union!
ANDREE, joyeusement
Nullement! c'est sa glorification.
Il permet aux amoureux de s'apprécier, de se connaître bien, avant l'engagement définitif.
Sans compter qu'il y a bien des chances pour que les époux, après un stage comme le nôtre, n'aient jamais ensuite recours au divorce.
En effet! Ainsi le contrat d'union…
Est le sentier qui conduit à la mairie.
Imprimerie du "Journal de Montivilliers"
49, Rue Félix-Faure, 49
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