The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org . If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title : Mémoires de Frédérique Sophie Wilhelmine de Prusse, margrave de Bareith. Tome 1

Author : Margrave of Bayreuth consort of Friedrich Margravine Wilhelmine

Release date : January 14, 2009 [eBook #27808]
Most recently updated: March 20, 2009

Language : French

Credits : Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE FRÉDÉRIQUE SOPHIE WILHELMINE DE PRUSSE, MARGRAVE DE BAREITH. TOME 1 ***

  


MÉMOIRES

DE

FRÉDÉRIQUE SOPHIE
WILHELMINE,

MARGRAVE DE BAREITH,

SOEUR DE

FRÉDÉRIC LE GRAND,

DEPUIS

L'ANNÉE 1706 JUSQU'À 1742,

ÉCRITS DE SA MAIN.


TROISIÈME ÉDITION, CONTINUÉE JUSQU'A 1758 ET ORNÉE
DU PORTRAIT DE LA MARGRAVE.

TOME PREMIER.

LEIPZIG.
H. BARSDORF.
1889.




FRÉDÉRIQUE SOPHIE WILHELMINE, MARGRAVE DE BAREITH,



Préface.


Un charme tout particulier plane autour des Mémoires tant renommés de la Margrave de Bareith, les enveloppant de voiles mystérieux, tantôt transparents, tantôt obscurcis, montrant néanmoins toujours distinctement l'individualité de la femme auguste dans tout ce qu'elle fait comme dans tout ce qu'elle ne fait pas.

Quatre-vingts ans se sont écoulés depuis la première édition qui fut, non pas lue, mais dévorée. Rien ne pouvait exciter un plus vif intérêt que ce menu de scènes piquantes d'observations pétillantes, d'intrigues incroyables, le tout écrit avec une sans-gêne inouïe. La princesse n'épargnait rien et personne, ni père, ni mère, ni frères, ni soeurs n'échappaient à sa critique mordante. Tout ce qu'elle voyait et entendait était saisi pour être dépeint dans ses Mémoires ou comme un portrait parlant ou comme une caricature, mais toujours sans aucune considération de ce qu'on appelle les convenances et les égards. Nous autres, enfants du XIXième siècle, tout imbus de ces préjugés de convention, nous ne pouvons voir sans étonnement de quelle manière elle arrange ses personnages sans aucune exception, les traitant tous avec la dernière rigueur.

Nous ne pouvons comprendre cette princesse de Prusse, choisissant les expressions les plus fortes, les plus drastiques et décrivant les scènes les plus intimes. Mais le XVIIIième siècle pensait et écrivait autrement que le nôtre. Bien souvent alors le coeur s'échappait avec la langue, et la plume suivait la main. Avec sa grande désinvolture de conception et de raisonnement le siècle philosophique ne s'inquiétait pas long-temps du: «qu'en dira-t-on?«

On a bien souvent reproché à la Margrave--et le célèbre historien Schlosser lui a jeté la première pierre--d'avoir de gaîté de coeur compromis inutilement les siens. Nous aurions d'elle un portrait peu ressemblant si nous acceptions ce jugement étroit parmi tous les autres du même acabit. Il faut essayer de la connaître autrement, et elle se révèle sous un jour tout différent dans ses lettres.

La Margrave Wilhelmine entretenait une correspondance suivie avec les plus illustres savants et les plus grands poètes de son temps. Il suffit de nommer ici Frédéric le Grand et Voltaire. Dans ses lettres se trouve bien souvent l'explication pour nombre de paroles dures contenues dans ses Mémoires. C'est dans ses lettres qu'elle ouvre son soeur à son frère et à son ami. On est ému du chagrin et des souffrances d'une princesse qui, selon les personnages les plus distingués de ce temps, passe pour la femme la plus spirituelle et la plus éminente du XVIIIième siècle. On serait bien tenté de ne point lui reprocher son impiété en voyant que son amertume et son aigreur trouvent leur explication dans les souffrances physiques et psychiques qu'elle eut à subir.

Aujourd'hui que l'on a puisé à tant de sources historiques, il serait impossible de mettre au premier rang les Mémoires de la Margrave. Ils sont sans grande portée pour la conception historique, et du reste on y trouve plus d'une erreur. On ne peut nier cependant qu'il n'y ait beaucoup de vrai et d'intéressant: aussi resteront-ils un tableau vivant des moeurs et de la situation de l'Allemagne au XVIIIième siècle.

Malheureusement le manuscrit original des Mémoires finit avec l'année 1742. La Margrave vécut jusqu'à 1758 et s'éteignit dans la même nuit et à l'heure même où son frère était surpris près de Hochkirch.

Cette nouvelle édition que nous présentons au public s'efforce à combler cette lacune en dépeignant la vie de la Margrave jusqu'à sa mort d'après des documents et des lettres de l'authenticité la plus indiscutable.

En publiant cette nouvelle édition nous voulons contribuer de notre part à présenter à un public toujours plus nombreux le portrait de la princesse après en avoir enlevé le tâche d'impiété qui le défigurait. Nous montrerons sous son vrai jour une femme pensant et agissant vraiment en reine, grande dans son amour héroïque pour son frère vraie dans son amitié. Espérons de voir disparaître de plus en plus l'opinion qui la faisait regarder comme une femme sans coeur et sans âme.

Leipzig, février 1888.

B.





1706.

Frédéric Guillaume; roi de Prusse, alors prince royal, épousa l'année 1706 Sophie Dorothée d'Hannovre. Le roi Frédéric I. son père lui avoit donné à choisir entre trois princesses qui étoient celle de Suède, soeur de Charles XII., celle de Saxe-Zeitz, et celle d'Orange, nièce du prince d'Anhalt. Celui-ci qui de tout temps avoit été tendrement chéri du prince royal s'étoit fort flatté, que son choix tomberoit sur sa nièce. Mais le coeur du prince royal étant épris des charmes de la princesse d'Hannovre, il refusa ces trois partis et sut par ses prières et ses intrigues obtenir le consentement du roi son père pour son mariage avec elle.

Il est juste, que je donne une idée du caractère des principales personnes qui composoient la cour de Berlin, et surtout de celui du prince royal. Ce prince, dont l'éducation avoit été confiée au comte Dona, possède toutes les qualités qui doivent composer un grand homme. Son génie est élevé et capable des plus grandes actions; il a la conception aisée, beaucoup de jugement et d'application; son coeur est naturellement bon, depuis sa tendre jeunesse il a toujours montré un penchant décidé pour le militaire; c'étoit sa passion dominante, et il l'a justifiée par l'ordre excellent, dans lequel il a mis son armée. Son tempérament est vif et bouillant et l'a porté souvent à des violences; qui lui ont causé depuis de cruels repentirs. Il préferoit la plupart du temps la justice à la clémence. Son attachement excessif pour l'argent lui a attiré le tître d'avare. On ne peut cependant lui reprocher ce vice qu'a l'égard de sa personne et de sa famille. Car il combloit de biens ses favoris et ceux qui le servoient avec attachement.

Les fondations charitables et les églises qu'il a bâties sont une preuve de sa piété. Sa dévotion alloit jusqu'à la bigoterie, il n'aimoit ni le faste, ni le luxe. Il étoit soupçonneux, jaloux et souvent dissimulé. Son gouverneur avoit pris soin de lui inspirer du mépris pour le sexe. Il avoit si mauvaise opinion de toutes les femmes que ses préjugés causèrent bien du chagrin à la P. R. dont il étoit jaloux à toute outrance.

Le prince d'Anhalt peut être compté parmi les plus grands capitaines de ce siècle. Il joint à une expérience consommée dans les armes un génie très propre pour les affaires. Son air brutal inspire de la crainte, et sa physionomie ne dément pas son caractère. Son ambition démesurée le porte à tous les crimes, pour parvenir à son but. Il est ami fidèle mais ennemi irréconciliable, et vindicant à l'excès envers ceux qui ont le malheur de l'offenser. Il est cruel et dissimulé, son esprit est cultivé et très-agréable dans la conversation quand il le veut. Mr. de Grumkow peut passer pour un des plus habiles ministres qui aient paru depuis long-temps, c'est un homme très-poli, d'une conversation aisée et spirituelle; avec un esprit cultivé, souple et insinuant il plaît surtout par le talent de satiriser impitoyablement, faculté fort en vogue dans le siècle où nous sommes. Il sait joindre le sérieux à l'agréable. Tous ces beaux dehors renferment un coeur fourbe, intéressé et traître. Sa conduite est des plus déréglées, tout son caractère n'est qu'un tissu de vices, qui l'ont rendu l'horreur de tous les honnêtes gens.

Tels étoient les deux favoris du P.R. On juge bien qu'étant l'un et l'autre d'intelligence et amis intimes, ils étoient très-capables de corrompre le coeur d'un jeune prince et de bouleverser tout un état. Leur projet de régner se voyoit dérouté par le mariage du P.R. Le prince d'Anhalt ne pouvoit pardonner à la princesse royale la préférence qui lui avoit été donnée sur sa nièce. Il craignoit qu'elle ne s'emparât du coeur de son époux. Pour y mettre obstacle il essaya de semer de la mésintelligence entre eux, et profitant du penchant que le P.R. avoit à la jalousie, il tâcha de lui en inspirer pour son épouse. Cette pauvre princesse souffroit des martyres par les emportemens du P.R. et quelques preuves qu'elle pût lui donner de sa vertu, il n'y eut que la patience qui pût le faire revenir des préjugés qu'on lui avoit donnés contre elle.

Cette princesse devint cependant enceinte et accoucha en 1707 d'un fils. La joie que causa cette naissance, fut bientôt convertie en deuil, ce prince étant mort un an après. Une seconde grossesse releva l'espoir de tout le pays. La P.R. mit au monde le 3. Juillet 1709 une princesse qui fut très-mal reçue, tout le monde désirant passionnément un prince. Cette fille est ma petite figure. Je vis le jour dans le temps que les rois de Danemarc et de Pologne étoient à Potsdam, pour y signer le traité d'alliance contre Charles XII, roi de Suède, afin de pacifier les troubles de Pologne. Ces deux monarques et le roi, mon grand-père, furent mes parrains et assistèrent à mon baptême, qui se fit en grande cérémonie et avec pompe et magnificence. On me nomma Frédérique Sophie Wilhelmine.

Le roi, mon grand-père, prit bientôt beaucoup de tendresse pour moi. A un an et demi j'étois beaucoup plus avancée que les autres enfans, je parlois assez distinctement et à deux ans je marchois seule. Les singeries que je faisois divertissoient ce bon prince, qui s'amusoit avec moi des journées entières.

L'année suivante la P. R. accoucha encore d'un prince, qui lui fut aussi enlevé. Une quatrième grossesse donna au mois de Janvier de l'année 1712 la vie à un troisième prince, qui fut nommé Frédéric. Nous fûmes confiés, mon frère et moi aux soins de Madame de Kamken, femme du grand-maître de la garde-robe du roi, et son grand favori. Mais peu de temps après la P. R. étant allée à Hannovre, pour voir l'électeur son père, Madame de Kilmannseck connue depuis sous le nom de Milady Arlington, lui recommanda une demoiselle qui lui servoit de compagnie, pour avoir soin de mon éducation. Cette personne, nommée Letti, étoit fille d'un moine Italien, qui s'étoit enfui de son couvent pour s'établir en Hollande, où il avoit abjuré la foi catholique. Sa plume lui fournissoit le nécessaire. Il est auteur de l'histoire de Brandebourg, qui a été fort critiquée, et de la vie de Charles V. et de Philippe II.

Sa fille avoit gagné sa vie à corriger les gazettes. Elle avoit l'esprit et le coeur Italien, c'est-à-dire très-vif, très souple et très noir. Elle étoit intéressée, hautaine et emportée. Ses moeurs ne dementoient pas son origine, sa coquetterie lui attiroit nombre d'amans qu'elle ne laissoit pas languir. Ses manières étoient Hollandaises c'est-à-dire très-grossières, mais elle savoit cacher ces défauts sous de si beaux dehors, qu'elle charmoit tous ceux qui la voyoient. La P. R. en fut éblouïe comme les autres et se détermina à la placer auprès de moi sur le pied de Demoiselle, avec cette prérogative néanmoins, qu'elle me suivroit partout et seroit admise à ma table.

Le prince royal avoit accompagné son épouse à Hannovre. La princesse électorale y étoit accouchée en 1707 d'un prince. Nos âges se convenant, nos parens voulurent resserrer encore plus les noeuds de leur amitié en nous destinant l'un pour l'autre. Mon petit amant commença même en ce temps la à m'envoyer des presens, et il ne se passoit point de poste que ces deux princesses ne s'entretinssent de l'union future de leurs enfans. Il y avoit déjà quelque temps que le roi, mon grand père, se trouvoit fort indisposé; on s'étoit flatté d'un temps à l'autre que sa santé se remettroit, mais sa complexion extrêmement foible ne put résister long-temps aux atteintes de l'étisie. Il rendit l'esprit au mois de Février de l'année 1713. Lorsqu'on lui annonça la mort, il se soumit avec fermeté et avec résignation aux décrets de la providence. Sentant approcher sa fin, il prit congé du prince et de la P. R. et leur recommanda le salut du pays et le bien de ses sujets. Il nous fit appeler ensuite, mon frère et moi, et nous donna sa bénédiction à 8 heures du soir. Sa mort suivit de près cette lugubre cérémonie. Il expira le 25 regretté et pleuré généralement de tout le royaume.

Le jour même de sa mort le roi Frédéric Guillaume son fils se fit donner l'état de sa cour et la réforma entièrement, à condition que personne ne s'éloigneroit avant l'enterrement du feu roi. Je passe sous silence la magnificence de ces obsèques. Elles ne se firent que quelques mois après. Tout changea de face à Berlin. Ceux que voulurent conserver les bonnes grâces du nouveau roi, endossèrent le casque et la cuirasse: tout devint militaire et il ne resta plus la moindre trace de l'ancienne cour. Mr de Grumkow fut mis à la tête des affaires et le prince d'Anhalt reçut le détail de l'armée. Ce furent ces deux personnages, qui s'emparèrent de la confiance du jeune monarque, et qui lui aidèrent à supporter le poids des affaires. Toute cette année ne se passa qu'à les régler et à mettre ordre aux finances qui se trouvoient un peu dérangées par les profusions immenses du feu roi.

L'année suivante produisit un nouvel événement très-intéressant pour le roi et la reine. Ce fut la mort de la reine Anne de la grande Bretagne. L'électeur d'Hannovre devenu son héritier par l'exclusion du prétendant ou plutôt du fils de Jaques II., passa en Angleterre pour y monter sur le trône. Le prince électoral, son fils, l'y accompagna et prit le titre de prince de Galles. Celui-ci laissa le prince son fils, nommé duc de Glocestre, à Hannovre, ne voulant pas risquer de lui faire passer la mer dans un âge si tendre. La reine, ma mère, accoucha dans le même temps d'une princesse, laquelle fut nommée Frédérique Louise.

Cependant mon frère étoit d'une constitution très-faible. Son humeur taciturne et son peu de vivacité donnoient de justes craintes pour ses jours. Ses maladies fréquentes commencèrent à relever les espérances du prince d'Anhalt. Pour soutenir son crédit et en acquérir d'avantage, il persuada au roi de me faire épouser son neveu. Ce prince étoit cousin germain du roi. L'électeur Frédéric Guillaume, leur ayeul, avoit eu deux femmes. De la princesse d'Orange qu'il épousa en premières noces il eut Frédéric I. et deux princes qui moururent peu après leur naissance.

La seconde épouse, princesse de Holstein-Glucksbourg, veuve du duc Charles Louis de Lunebourg, lui donna cinq princes et trois princesses, savoir Charles qui mourut empoisonné en Italie, par les ordres du roi son frère, le prince Casimir, empoisonné de même par une princesse de Holstein, qu'il avoit refusé d'épouser, les princes Philippe Albert et Louis. Le premier de ces trois princes épousa une princesse d'Anhalt, soeur de celui dont j'ai fait le portrait. Il eut d'elle deux fils et une fille. Le Margrave Philippe étant mort, son fils aîné, le Margrave de Schwed devint premier prince du sang et héritier présomptif de la couronne, en cas d'extinction de la ligne royale. Dans ce dernier cas tous les pays et les biens allodiaux me tomboient en partage. Le roi n'ayant qu'un fils, le prince d'Anhalt, appuyé de Grumkow, lui fit concevoir que sa politique exigeoit de lui qu'il me fît épouser son cousin, le Margrave de Schwed. Ils lui représentèrent que la santé délicate de mon frère ne permettoit pas qu'on fît grand fonds sur ses jours, que la reine commençoit à devenir si replette, qu'il étoit à craindre qu'elle n'eût plus d'enfans; que le roi devoit penser d'avance à la conservation de ses états qui seroient démembrés, si je faisois un autre parti, et enfin, que s'il avoit le malheur de perdre mon frère, son gendre et son successeur lui tiendroient lieu de fils.

Le roi se contenta pendant quelque temps de ne leur donner que des réponses vagues, mais ils trouvèrent enfin moyen de l'entraîner dans des parties de débauche, où, échauffé de vin, ils obtinrent de lui ce qu'ils voulurent. Il fut même conclu que le Margrave de Schwed auroit dorénavant les entrées chez moi, et qu'on tâcheroit par toutes sortes de moyens de nous donner de l'inclination l'un pour l'autre. La Letti gagnée par la clique d'Anhalt, ne cessoit de me parler du Margrave de Schwed, et de le louer, ajoutant toujours qu'il deviendroit un grand roi et que je serois bien heureuse, si je pouvois l'épouser.

Ce prince né en 1700, étoit fort grand pour son âge. Son visage est beau, mais sa physionomie n'est point revenante. Quoiqu'il n'eût que 15 ans, son méchant caractère se manifestoit déjà, il étoit brutal et cruel, il avoit des manières rudes et des inclinations basses. J'avois une antipathie naturelle pour lui, et je tâchois de lui faire des niches, et de l'épouvanter, car il étoit poltron. La Letti n'entendoit pas raillerie là-dessus et me punissoit sévèrement. La reine qui ignoroit le but des visites, que me faisoit ce prince, les souffroit d'autant plus facilement que je recevois celles des autres princes du sang et qu'elles étaient sans conséquence dans un âge aussi tendre que le mien. Malgré tout ce qu'on avoit pu faire jusqu'alors, les deux favoris n'avoient pu venir à bout de mettre la mésintelligence entre le roi et la reine. Mais quoique le roi aimât passionnément cette princesse, il ne pouvoit s'empêcher de la maltraiter et ne lui donnoit aucune part dans les affaires. Il en agissoit ainsi parceque, disoit il, il falloit tenir les femmes sous la férule, sans quoi elles dansoient sur la tête de leurs maris.

Elle ne fut pourtant pas long-temps sans apprendre le plan de mon mariage. Le roi lui en fit la confidence; ce fut un coup de foudre pour elle. Il est juste que je donne ici une idée de son caractère et de sa personne. La reine n'a jamais été belle, ses traits sont marqués et il n'y en a aucun de beau. Elle est blanche, ses cheveux sont d'un brun foncé, sa taille a été une des plus belles du monde. Son port noble et majestueux inspire du respect à tous ceux qui la voient; un grand usage du monde et un esprit brillant semblent promettre plus de solidité qu'elle n'en possède. Elle a le coeur bon, généreux et bienfaisant, elle aime les beaux arts et les sciences, sans s'y être trop appliquée. Chacun à ses défauts, elle n'en est pas exempte. Tout l'orgueil et la hauteur de la maison d'Hannovre sont concentrés en sa personne. Son ambition est excessive, elle est jalouse à l'excès, d'une humeur soupçonneuse et vindicative, et ne pardonnant jamais à ceux dont elle croit avoir été offensée.

L'alliance qu'elle avoit projetée avec l'Angleterre par l'union de ses enfans lui tenoit fort à coeur, se flattant de parvenir peu à peu à gouverner le roi. Son autre point de vue étoit de se faire une forte protection contre les persécutions du prince d'Anhalt et enfin d'obtenir la tutelle de mon frère en cas que le roi vînt à manquer. Ce prince se trouvoit souvent incommodé, et on avoit assuré la reine qu'il ne pouvoit vivre long-temps.

Ce fut environ en ce temps-là que le roi déclara la guerre aux Suédois. Les troupes prussiennes commencèrent à marcher au mois de Mai en Poméranie où elles se joignirent aux troupes Danoises et Saxonnes. On ouvrit la campagne par la prise de la forte ville de Vismar. Toute l'armée réunie au nombre de 36,000 hommes marcha ensuite vers Stralsund pour en former le siège. La reine, ma mère, quoique derechef enceinte, suivit le roi à cette expédition. Je ne ferai point le détail de cette campagne, elle finit glorieusement pour le roi mon père, qui se rendit maître d'une grande partie de la Poméranie Suédoise. On me confia uniquement pendant l'absence de la reine aux soins de la Letti, et Madame de Roukoul qui avoit élevé le roi fut chargée de l'éducation de mon frère. La Letti se donna un soin infini pour me cultiver l'esprit, elle m'apprit les principaux élémens de l'histoire et de la géographie, et tâcha en même temps de me former les manières. La quantité de monde que je voyois, contribuoit à me dégourdir, j'étois fort vive et chacun se faisoit un plaisir de s'amuser avec moi.

La reine fut charmée de ma petite figure à son retour. Les caresses qu'elle me prodigua me causèrent une telle joie, que tout mon sang en étant bouleversé, je pris une hémorragie, qui pensa m'envoyer à l'autre monde. Ce ne fut que par un miracle que je réchappai de cet accident, qui me tint quelques semaines au lit. Je ne fus pas plutôt rétablie, que la reine voulut profiter de la prodigieuse facilité que j'avois à apprendre; elle me donna plusieurs maîtres, entr'autres ce fameux la Croze qui a été célèbre pour son savoir dans l'histoire, dans les langues orientales et dans les antiquités sacrées et profanes. Les maîtres qui se succédoient l'un à l'autre, m'occupoient tout le jour et ne me laissoient que très-peu de temps pour mes récréations.

La cour de Berlin, quoique les cavaliers, qui la composoient, fussent presque tous militaires, étoit cependant très-nombreuse par l'affluence des étrangers qui s'y trouvoient. La reine tenoit appartement tous les soirs pendant l'absence du roi. Ce prince étoit la plupart du temps à Potsdam, petite ville à quatre milles de Berlin. Il y vivoit plutôt en gentilhomme qu'en roi, sa table étoit frugalement servie, il n'y avoit que le nécessaire. Son occupation principale étoit de discipliner un régiment qu'il avoit commencé à former pendant la vie de Frédéric I., et qui étoit composé de colosses de 6 pieds de hauteur. Tous les souverains de l'Europe s'empressoient à le recruter. On pouvoit nommer ce régiment le canal des grâces, car il suffisoit de donner ou de procurer de grands hommes au roi pour en obtenir tout ce qu'on souhaitoit. Il alloit l'après-midi à la chasse et tenoit tabagie le soir avec ses généraux.

Il y avoit en ce temps-là beaucoup d'officiers Suédois à Berlin, qui avoient été faits prisonniers au siège de Stralsund. Un de ces officiers, nommé Cron, s'étoit rendu fameux par son savoir dans l'astrologie judiciaire. La reine fut curieuse de le voir. Il lui pronostiqua, qu'elle accoucheroit d'une princesse. Il prédit à mon frère qu'il deviendroit un des plus grands princes qui eussent jamais regné, qu'il feroit de grandes acquisitions et qu'il mourroit Empereur. Ma main ne se trouva pas si heureuse que celle de mon frère. Il l'examina long-temps et branlant la tête il dit, que toute ma vie ne seroit qu'un tissu de fatalités, que je serois recherchée par quatre têtes couronnées, celles de Suède, d'Angleterre, de Russie et de Pologne, et que cependant je n'épouserois jamais aucun de ces rois. Cette prédiction s'accomplit comme nous le verrons dans la suite.

Je ne puis m'empêcher de rapporter ici une aventure qui mettra le lecteur au fait du caractère de Grumkow, et quoiqu'elle n'ait aucun rapport avec les mémoires de ma vie elle ne laissera pas que d'amuser. La reine avoit parmi ses Dames une demoiselle de Vagnitz qui étoit dans ce temps-là sa favorite. La mère de cette fille étoit gouvernante de la Margrave Albert, tante du roi. Madame de Vagnitz cachoit sous un dehors de dévotion la conduite la plus scandaleuse son esprit d'intrigues la portant à se prostituer, elle et ses filles, aux favoris du roi et à ceux qui étoient mêlés dans les affaires; de façon qu'elle apprenoit par leur moyen les secrets de l'état qu'elle vendoit aussitôt au comte de Rottenbourg, ministre de France.

Madame de Vagnitz pour parvenir à ses fins s'associa Mr. Kreutz, favori du roi. Cet homme étoit fils d'un bailli. D'auditeur d'un régiment, il étoit monté au grade de directeur des finances et de ministre d'état. Son âme étoit aussi basse que sa naissance; c'étoit un assemblage de tous les vices. Quoique son caractère fût très-ressemblant à celui de Grumkow, ils étoient ennemis jurés étant réciproquement jaloux de leur faveur. Kreutz avoit la bienveillance du roi par le soin qu'il s'étoit donné d'accumuler les trésors de ce prince et d'augmenter ses revenus aux dépens du pauvre peuple. Il fut charmé du projet de Madame de Vagnitz; il étoit conforme à ses vues. En plaçant une maîtresse, il se faisoit un soutien et par ce moyen il pouvoit parvenir à détruire la faveur de Grumkow et à s'emparer seul de l'esprit du roi et des affaires. Il se chargea d'instruire la future sultane des démarches, qu'elle devoit faire, pour réussir. Diverses entrevues qu'il eut avec elle lui inspirèrent une forte passion pour cette fille. Il étoit puissamment riche. Les magnifiques présens, qu'il fit, désarmèrent bientôt sa cruauté, elle se livre à lui sans perdre néanmoins de vue son premier plan. Kreutz avoit des émissaires secrets autour du roi. Ces malheureux tachoient par divers discours lâchés à propos de le dégoûter de la reine. On lui vantoit même la beauté de la Vagnitz, et on ne laissoit échapper aucune occasion de prôner le bonheur qu'il y auroit, de posséder une si charmante personne. Grumkow qui avoit des espions partout, n'ignora pas long-temps ces menées. Il vouloit bien que le roi eût des maîtresses, mais il vouloit les lui donner. Il résolut donc de rompre toute cette intrigue et de se servir des mêmes armes que Kreutz vouloit employer contre lui pour le ruiner. La Vagnitz étoit belle comme un ange, mais son esprit n'étoit qu'emprunté. Mal élevée, elle avoit le coeur aussi mauvais que sa mère et y joignoit une hauteur insupportable. Sa langue médisante déchiroit impitoyablement ceux qui avoient le malheur de lui déplaire.

On juge bien par là, qu'elle n'avoit guère d'amis. Grumkow l'ayant fait épier, apprit qu'elle avoit de grandes conférences avec Kreutz et qu'il sembloit qu'elles ne rouloient pas toujours sur des affaires d'état. Pour s'en éclaircir tout-à-fait, il se servit d'un marmiton, auquel il trouva l'esprit assez délié pour le personnage, qu'il devoit faire. Il prit le temps que le roi et la reine étoient à Stralsund pour exécuter son dessein. Une nuit que tout étoit enseveli dans le sommeil, il se fit une rumeur épouvantable dans le palais. Tout le monde se réveille croyant que c'étoit du feu, mais on fut bien surpris d'apprendre que c'étoit un spectre qui causoit tout ce bruit. Les gardes placés devant l'appartement de mon frère et devant le mien étoient à demi-morts de peur et disoient avoir vu ce revenant passer et enfiler une galerie qui menoit chez les Dames de la reine. L'officier de la garde redouble d'abord les postes qui étoient devant nos chambres et alla visiter tout le château lui-même, sans rien trouver. Cependant dès qu'il se fut retiré l'esprit reparut et épouvanta si fort les gardes qu'on les trouva évanouis. Ils disoient que c'étoit le grand diable que les sorciers Suédois envoyoient pour tuer le prince royal.

Le lendemain toute la ville fut en alarme, on craignit que ce ne fût quelque trame des Suédois, qui avec l'assistance de cet esprit pourroient bien mettre le feu au palais et tâcher de nous enlever, mon frère et moi. On prit donc toutes les précautions nécessaires pour notre sûreté et pour tâcher d'attraper le spectre. Ce ne fut que la troisième nuit qu'on prit ce soi-disant diable. Grumkow par son crédit trouva moyen de le faire examiner par ses créatures. Il en fit une badinerie auprès du roi et fit changer la punition rigoureuse que ce prince vouloit faire subir à ce malheureux en celle d'être trois jours de suite sur l'âne de bois avec tout son attirail de revenant. Cependant Grumkow apprit par le faux diable ce qu'il vouloit savoir, c'est-à-dire les entrevues nocturnes de Kreutz et de la Vagnitz. Outre cela la femme de chambre de cette Dame qu'il trouva moyen de gagner à force d'argent lui rapporta, que sa maîtresse avoit déjà fait une fausse couche, et qu'elle étoit actuellement enceinte. Il attendit le retour du roi à Berlin pour lui faire part de cette histoire scandaleuse.

Ce prince se mit dans une violente colère contre cette fille, il voulut la faire chasser sur le champ de la cour mais la reine obtint à force de prières qu'elle y restât encore quelque temps pour chercher un prétexte de la congédier de bonne grâce. Le roi ne lui accorda qu'avec beaucoup de peine ce répit, il exigea cependant de la reine qu'elle lui signifieroit le même jour son congé. Il lui conta toutes les intrigues de cette fille et les peines qu'elle s'étoit données pour devenir sa maîtresse. La reine l'envoya chercher. Cette princesse avoit pour cette créature un foible qu'elle ne pouvoit surmonter. Elle lui parla en présence de Madame de Roukoul qui ne voulut pas la quitter dans l'état où elle étoit, étant enceinte. Elle lui exposa l'ordre du roi et lui répéta tout le discours de ce prince. Il faut vous soumettre aux volontés du roi, ajouta-t-elle; j'accouche dans trois mois; si je donne la naissance à un fils, la première chose que je ferai sera de demander votre grâce. La Vagnitz bien loin de reconnoître les bontés de la reine, avoit eu peine à entendre la fin de son discours. Elle lui déclara tout net, qu'elle avoit de puissants soutiens qui sauroient la protéger.

La reine voulut lui répliquer, mais cette fille entra dans une si violente colère qu'elle fit mille imprécations contre la reine et contre l'enfant qu'elle portoit. La rage qui la possédoit lui fit prendre les convulsions. Madame de Roukoul emmena la reine qui étoit fort altérée; cette princesse ne voulut point informer le roi de toute cette conversation, espérant toujours pouvoir le radoucir, mais la Vagnitz rompit elle-même ces bonnes dispositions. Elle fit afficher le lendemain une pasquinade sanglante contre le roi et la reine. On en découvrit bientôt l'auteur. Le roi n'entendant plus raillerie la fit chasser ignominieusement de la cour. Sa mère la suivit de près. Grumkow découvrit au roi les intrigues de cette Dame avec le ministre de France. Elle fut heureuse d'en être quitte pour l'exil, et de n'être pas enfermée pour le reste de ses jours dans une forteresse. Kreutz se maintint dans sa faveur malgré toutes les peines que son antagoniste s'étoit données pour le détruire. Pour la reine, elle se consola bientôt de la perte de cette fille. Madame de Blaspil obtint sa place de favorite auprès d'elle. La reine fut délivrée d'un fils peu de temps après cette belle aventure. Sa naissance causa une joie générale, il fut nommé Guillaume. Ce prince mourut en 1719 de la dyssenterie. La soeur du Margrave de Schwed se maria aussi cette année avec le prince héréditaire de Wurtemberg. Les caprices de cette princesse sont cause, que le duché de Wurtemberg est tombé entre les mains des catholiques.

Je finirai cette année par l'accomplissement d'une des prophéties que l'officier Suédois m'avoit faites. Le comte Poniatofski arriva en ce temps-là incognito à Berlin, il y étoit envoyé de la part de Charles XIII, roi de Suède. Comme le comte avoit connu très-particulièrement le grand maréchal de Printz dans le temps qu'ils étoient l'un et l'autre ambassadeurs en Russie, il s'adressa à lui pour obtenir une audience secrète du roi. Ce prince se rendit sur la brune chez Mr. de Printz qui logeoit dans ce temps-là au château. Mr. de Poniatofski lui fit des propositions très-avantageuses de la part de la cour de Suède, et il conclut un traité avec ce prince, qu'on a toujours pris soin de tenir si caché, que je n'ai pu en apprendre que deux articles. Le premier, que le roi de Suède céderoit pour toujours la Poméranie suédoise au roi, et que celui-ci lui payeroit une somme très-considérable pour l'en dédommager. Le second article étoit la conclusion de mon mariage avec le monarque Suédois, il étoit stipulé que je serois conduite en Suède à l'âge de douze ans pour y être élevée.

Je n'ai pu jusqu'à présent que raconter des faits qui ne me regardoient pas personnellement. Je n'avois que huit ans. Mon âge trop tendre ne me permettoit pas de prendre part à ce qui se passoit. J'étois occupée tous les jours par mes maîtres et mon unique récréation étoit de voir mon frère. Jamais tendresse n'a égalé la nôtre. Il avoit de l'esprit, son humeur étoit sombre, il pensoit long temps avant que de répondre, mais en récompense, il répondoit juste. Il n'apprenoit que très-difficilement, et on s'attendoit, qu'il auroit avec le temps plus de bon sens, que d'esprit. J'étois au contraire très-vive, j'avois la réplique prompte et une mémoire angélique; le roi m'aimoit à la passion. Il n'a jamais eu autant d'attention pour ses autres enfans, que pour moi. Mon frère en revanche lui étoit odieux et ne paroissoit jamais à sa vue, sans en être maltraité, ce qui lui inspira une crainte invincible pour son père, et qu'il a conservée même jusqu'à l'âge de raison.

Le roi et la reine firent un second voyage à Hannovre. Le roi de Suède et celui de Prusse ayant mûrement réfléchi sur l'alliance, qui devoit unir leurs maisons, avoient trouvé nos âges si disproportionnés qu'ils résolurent de la rompre. Celui de Prusse se proposa de renouer celle qui avoit déjà été sur le tapis avec le Duc du Glocestre.

Le roi George I. d'Angleterre se prêta avec joie à ces desseins, mais il souhaita qu'un double mariage pût resserrer encore plus étroitement les noeuds de leur amitié, savoir celui de mon frère et de la princesse Amélie, seconde soeur de ce duc. Cette double alliance fut conclue, au grand contentement de la reine, qui l'avoit toujours souhaitée si ardemment. Cette princesse nous porta les bagues de promesse, à mon frère et à moi. J'entrai même en correspondance avec mon petit amant, et en reçus plusieurs présens. Les intrigues du prince d'Anhalt et de Grumkow continuoient toujours. La naissance de mon second frère n'avoit fait que déranger leurs projets, sans les leur faire perdre de vue. Il n'étoit pas temps de les faire éclater.

La nouvelle alliance que le roi venoit de contracter avec l'Angleterre, ne leur parut pas un grand obstacle à surmonter. Les intérêts des maisons de Brandebourg et d'Hannovre ayant toujours été opposés, ils s'attendoient bien que leur union ne seroit pas de durée. Ils connoissoient à fond l'humeur du roi, qui se laissoit facilement animer, et qui dans sa première passion ne gardoit point de mesures, et n'agissoit pas selon la politique. Ils résolurent donc d'attendre tranquillement jusqu'à ce qu'ils pussent trouver un incident conforme à leurs vues. Ce fut en cette année qu'on découvrit une trame secrète, qu'un nommé Clément avoit formée. Il fut accusé de crime de Lèse-Majesté, d'avoir contrefait la signature de plusieurs grands princes, et tâché de brouiller les diverses grandes puissances entre elles. Ce Clément se trouvoit à la Haye, et avoit écrit plusieurs fois au roi. Sa mauvaise conscience ne lui permettoit pas de sortir de cet asile, et le roi n'avoit pu venir à bout de l'attirer dans son pays. Il se servit enfin du ministère d'un ecclésiastique calviniste, nommé Gablonski, pour se rendre maître de cet homme. Gablonski qui avoit étudié avec lui, se rendit en Hollande, et sut si bien lui persuader la bonne réception, et les honneurs que le roi vouloit lui faire, qu'il l'engagea enfin à se rendre avec lui à Berlin. Aussitôt que Clément eut mis le pied dans le pays de Clève, il fut arrêté. On a toujours cru, que cet homme étoit de grande extraction; les uns le disoient fils naturel du roi de Danemarc, et les autres du duc d'Orléans régent de France. La grande ressemblance, qu'il avoit avec le dernier de ces princes, a fait juger qu'il lui appartenoit. On commença son procès, dès qu'il fut arrivé à Berlin. On prétend qu'il découvrit au roi toutes les intrigues de Grumkow, et qu'il s'offrit à justifier son accusation par des lettres de ce ministre, qu'il vouloit remettre à ce prince. Grumkow fut à deux doigts de sa perte. Mais heureusement pour lui, Clément ne put produire les lettres qu'il avoit promises: ainsi son accusation fut traitée de calomnie. Les circonstances de son procès ont toujours été tenues si secrètes, que je n'ai pu en apprendre que le peu de particularités, que je viens d'écrire.

Le procès dura six mois, au bout desquels on lui prononça sa sentence. Elle portoit qu'il seroit trois fois tenaillé, et ensuite pendu. Il entendit lire son arrêt avec une fermeté héroïque et sans changer de visage. Le roi est maître, dit-il, de ma vie et de ma mort, je n'ai point mérité cette dernière, j'ai fait ce que les ministres du roi font tous les jours. Ils tâchent de duper et de tromper ceux des autres puissances, et ne sont que d'honnêtes espions dans les cours. Si j'avois été accrédité comme eux, je serois peut-être à présent sur le pinacle, au lieu d'aller faire ma demeure au haut du gibet.

Sa constance ne se démentit point jusqu'à son dernier soupir. On peut le compter au nombre des grands génies, il avoit beaucoup de savoir, possédoit plusieurs langues, et charmoit par son éloquence. Il la fit valoir dans une harangue, qu'il fit au peuple. Comme elle a été imprimée, je la passerai sous silence. Lemann, un de ses complices, fut écartelé, ils eurent pour compagnon de malheur un troisième personnage, qui fut puni pour un crime différent du leur. Il se nommoit Heidekamm, et avoit été anobli sous le règne de Frédéric I. Il avoit dit et écrit, que le roi n'étoit pas fils légitime. Il fut condamné à être fouetté par les mains du bourreau, déclaré infâme, et enfermé à Spandau pour le reste de ses jours. Pendant la détention de Clément, le roi tomba dangereusement malade à Brandebourg d'une colique néphrétique, accompagnée d'une grosse fièvre. Il dépêcha sur le champ une estafette à Berlin, pour en informer la reine et la prier de venir le trouver.

Cette princesse se mit aussitôt en chemin, et fit tant de diligence, qu'elle arriva le soir à Brandebourg. Elle trouva le roi très-mal. Le prince persuadé que sa mort étoit prochaine, étoit occupé à faire son testament. Ceux auxquels il dictoit ses dernières volontés, étoient des gens de probité et dont la fidélité étoit reconnue. Il y nommoit la reine régente du royaume, pendant la minorité de mon frère, et l'empereur et le roi d'Angleterre tuteurs du jeune prince. Il n'y faisoit aucune mention de Grumkow ni du prince d'Anhalt, j'en ignore la raison. Il leur avoit cependant dépêché une estaffette quelques heures avant l'arrivée de la reine, pour leur ordonner de se rendre auprès de lui. Je ne sais quel incident retarda leur départ. Le roi n'avoit point signé son testament, il est à présumer qu'il les faisoit venir pour le leur communiquer, et pour y insérer peut-être quelque article pour eux. Il fut si piqué de leur retardement, et son mal augmenta si fort, qu'il ne différa plus de le souscrire. La reine en reçut une copie et l'original fut mis dans les archives à Berlin. L'acte ne fut pas plutôt achevé, que ce prince commença à devenir plus tranquille, son chirurgien-major Holtzendorff se servit à propos d'un remède fort en vogue dans ce temps-là; c'étoit l'ipécacuanha. Cette drogue lui sauva la vie, la fièvre et les douleurs qu'il enduroit diminuèrent considérablement vers le matin, et donnèrent de grandes espérances de sa convalescence. Ce fut le commencement de la fortune et de la faveur de Holtzendorff, dont j'aurai lieu de parler dans la suite.

Le prince d'Anhalt et son compagnon d'iniquités arrivèrent cependant vers le matin. Le roi se trouva fort embarrassé avec eux, s'attendant aux cruels reproches, qu'ils lui feroient de les avoir exclus de son testament. Ne sachant comment se tirer d'intrigue, il exigea un serment de la reine, des témoins et de ceux qui l'avoient dressé d'en ensevelir le contenu dans un silence éternel.

Malgré toutes les mesures du roi, les deux intéressés apprirent bientôt ce qui venoit de se passer. Le mystère qu'on leur en faisoit les fit juger de la vérité du fait; surtout étant avertis, que la copie de cette pièce avoit été remise à la reine. Ce fut un coup assommant pour eux. Le roi étoit mieux, mais non entièrement hors de danger. Ils n'osèrent lui en parler, la moindre émotion pouvant lui coûter la vie. Mais leur inquiétude cessa bientôt, son mal diminua si fort qu'il fut entièrement rétabli au bout de huit jours. Dès qu'il fut en état de sortir, il retourna à Berlin. De là il se rendit à Vousterhausen, où la reine le suivit. Ce prince devenoit de jour en jour plus soupçonneux et défiant. Depuis la découverte des intrigues de Clément il se faisoit rendre toutes les lettres qui entroient et sortaient de B. et ne se couchoit plus sans avoir son épée et une paire de pistolets chargés à côté de son lit. Le prince d'Anhalt et Grumkow ne dormoient pas, l'affaire du testament leur tenoit toujours fort à coeur, et ils n'avoient pas renoncé à leurs anciens plans. (Le roi et mon frère étoient dans ce temps-là d'une santé assez foible, et mon second frère étoit au berceau.) Leur malignité leur offrit des moyens pour apprendre le contenu de cette pièce intéressante, et pour la tirer peut-être des mains de la reine, ne doutant point, que s'ils pouvoient y parvenir, ils viendroient à bout de faire casser le testament, de brouiller totalement le roi et la reine et d'accomplir leur desseins. Voici comme ils s'y prirent. J'ai déjà parlé de Mdme. de Blaspil, favorite de la reine. Cette dame pouvoit passer pour une beauté, un esprit enjoué et solide relevoit les charmes de sa personne. Son coeur étoit noble et droit, mais deux défauts essentiels qui par malheur sont ceux de la plupart du sexe offusquoient ces belles qualités, elle étoit intriguante et coquette. Un mari de soixante ans goutteux et désagréable étoit un ragoût fort peu appétissant pour une jeune femme. Bien des gens prétendoient même qu'elle avoit vécu avec lui comme l'impératrice Pulchérie avec l'empereur Marcien. Le comte de Manteuffel, envoyé de Saxe à la cour de Prusse, avoit trouvé moyen de toucher son coeur. Leur commerce amoureux s'étoit traité jusqu'alors avec tant de secret que jamais on n'avoit eu le moindre soupçon contre la vertu de cette dame. Le comte fit un petit voyage à Dresde. Pour se dédommager de l'absence de celle qu'il aimoit, il lui écrivoit toutes les postes et en recevoit réponse. Cette fatale correspondance fut cause du malheur de Mdme. de Blaspil, ses lettres et celles de son amant tombèrent entre les mains du roi.

Ce prince défiant soupçonna des intrigues d'état, et pour s'en éclaircir, il les fit voir à Grumkow. Celui-ci plus habile dans le langage d'amour que le roi, devina tout de suite la vérité. Il ne fit semblant de rien, regardant cet incident comme le plus heureux, qui pût lui arriver. Il étoit ami intime de Manteuffel, et très-bien dans l'esprit du roi de Pologne. Ce prince avoit de grands ménagemens à garder avec la cour de Berlin. Charles XII roi de Suède vivoit encore, ce qui lui faisoit toujours appréhender de nouvelles révolutions en Pologne, dont l'appui du roi mon père pouvoit le garantir. Grumkow lui promit son ministère, et s'engagea d'entretenir toujours la bonne harmonie entre les deux cours, s'il vouloit se prêter à ses vues et donner des instructions là-dessus au comte Manteuffel. Le roi de Pologne n'hésita pas d'y consentir, et renvoya ce ministre à Berlin. Grumkow s'ouvrit à lui sur toute l'histoire du testament, il l'avertit même qu'il étoit informé de son commerce amoureux avec Mdme. de Blaspil, et que le service qu'on exigeoit de lui étoit d'engager cette dame à tirer le testament du roi des mains de la reine. L'affaire étoit délicate, Manteuffel connoissoit l'attachement qu'elle avoit pour cette princesse. Cependant il hasarda de lui en parler. Mdme. de Blaspil eut bien de la peine à se rendre à ses désirs, mais l'amour lui fit enfin oublier ce qu'elle se devoit à elle-même et à sa maîtresse. Mdme. de Blaspil aveuglée par les protestations d'attachement que Manteuffel disoit avoir pour la reine, ne crut pas la chose de si grande conséquence, et connoissant l'empire absolu qu'elle avoit sur le coeur de cette princesse, elle joua tant de rôles différens, qu'elle vint enfin à bout de lui persuader de lui confier cette fatale pièce, à condition néanmoins qu'elle la lui rendroit après l'avoir lue.

[**Passage supprimé par un éditeur, indiqué par deux lignes de tirets]

la suivit ne fut pas moins fertile en événemens. Dès que le comte Manteuffel se vit possesseur du testament du roi, il en tira une copie qu'il remit à Grumkow. Les projets de ce ministre ne se trouvoient remplis qu'à demi, l'original étoit son point de vue. Il ne désespéroit pas qu'en s'y prenant avec adresse, il ne pût l'obtenir avec le temps. La reine commençoit à prendre de l'ascendant sur l'esprit du roi. Elle lui procuroit des recrues pour son régiment, et le roi d'Angleterre lui témoignoit des attentions infinies. La manière froide avec laquelle le roi avoit répondu aux instances que le prince d'Anhalt et Grumkow lui avoient faites pour mon mariage avec le Margrave de Schwed, leur avoit fait connoître que leur faveur tomboit. Plusieurs circonstances les confirmoient dans cette pensée. Le roi ne se montroit plus que rarement en public, il avoit une espèce d'hypocondrie, qui le rendoit mélancolique, il ne voyoit que la reine et ses enfans, et dînoit en particulier avec nous. Pour prévenir leur disgrâce, ils entreprirent de diminuer le crédit de la reine. On peut remarquer par le portrait que j'ai fait du roi, qu'il étoit facile de l'animer, et qu'un de ses défauts principaux étoit son attachement pour l'argent. Grumkow voulut profiter de ces foiblesses. Il fit part de son dessein à Mr. de Kamken, ministre d'état. Mais cet honnête homme en fit avertir la reine. Cette princesse aimoit le jeu, et y avoit fait des pertes considérables, ce qui l'avoit engagée à emprunter secrètement un capital de 30,000 écus. Le roi lui avoit fait présant depuis peu d'une paire de pendeloques de brillants et percées, de très-grand prix. Elle ne les portoit que rarement, les ayant plusieurs fois perdues. Grumkow qui avoit des espions partout, fut bientôt informé du mauvais état de ses affaires, et jugeant que la reine avoit engagé ces pendeloques pour avoir le capital dont je viens de parler, il résolut d'en avertir le roi qu'il connoissoit assez pour savoir d'avance qu'il en seroit vivement piqué. La reine ne manqua pas de prévenir ce prince, et de lui faire voir ses [**texte supprimé par un éditeur, indiqué par des tirets] accusations, qu'on méditoit contre elle. Outrée du mauvais procédé de Grumkow, elle supplia le roi de lui permettre d'en tirer satisfaction. Et sur la réponse qu'il lui fit qu'on ne pouvoit punir personne sans preuve suffisante, elle eut l'imprudance de lui avouer que c'étoit Mr. de Kamken, qui lui avoit donné l'avis. Le roi l'envoya chercher sur le champ. La façon gracieuse dont il le reçut, l'encouragea à soutenir ce qu'il avoit avancé à la reine. Il y ajouta même plusieurs articles très-graves contre Grumkow. Mais n'étant informé de ses projets, que par des conversations qu'il avoit eues avec lui sans témoins, la négative de l'autre prévalut, et celui-ci fut envoyé à Spandau. Cette forteresse qui n'est qu'à 4 lieues de Berlin, fut bientôt après remplie d'illustres prisonniers. Un nommé Trosqui, gentil-homme silésien, venoit d'être arrêté. Cet homme avoit fait le métier d'espion au camp suédois, pendant la campagne de Stralsund. Quoiqu'il eût utilement servi le roi, ce prince ne pouvoit le souffrir, et conservoit une secrète défiance contre lui. On l'accusoit d'avoir joué à Berlin le même rôle, qu'il avoit joué au camp suédois. Ses papiers qui furent saisis, le prouvèrent en quelque manière. Trosqui avoit infiniment d'esprit, et écrivoit très-joliment; ces deux talens lui tenoient lieu de figure. Sa cassette contenoit toutes les anecdotes amoureuses de la cour, dont il avoit fait une satire très-mordante, et quantité de lettres qu'il avoit reçues de plusieurs dames de Berlin, où le roi n'étoit pas ménagé. Celles de Mdme. de Blaspil étoient très-fortes contre ce prince, qu'elle traitoit de tyran et d' horrible Scriblifax . Grumkow, qui fut nommé pour examiner ces papiers, saisit cette occasion pour perdre cette dame. Il lui avoit confié une partie de ses projets, dans l'espérance de l'attirer à son parti, et de se faire donner le testament du roi. Madame de Blaspil qui avoit pénétré ses desseins, l'avoit amusé par de fausses promesses, pour lui arracher ses secrets. N'ayant point de preuves suffisantes contre lui, et le malheur de Kamken étant encore récent, elle n'osa les découvrir au roi, jusqu'à ce qu'elle en pût produire de convainquantes. Grumkow ayant fait lire au roi les lettres qu'elle avoit écrites à Trosqui, et l'ayant fort prévenu contre elle, ce prince l'envoya chercher et après lui avoir dit des choses très-dures il lui fit voir ces fatales lettres. Elle ne se démonta point [**lignes manquantes dans l'image] de sa main et que leur contenu étoit véritable, elle prit occasion de lui reprocher tous ses défauts, ajoutant que malgré tout ce qu'elle avoit écrit contre lui, elle lui étoit plus attachée que tout le reste du monde, étant la seule qui eût la hardiesse de lui parler avec franchise et sincérité. Son discours plein de force et d'esprit fit impression sur le roi. Après avoir rêvé quelque temps, je vous pardonne, lui dit-il, et je vous suis obligé de votre façon d'agir, vous m'avez persuadé que vous êtes ma véritable amie, en me disant mes vérités; oublions l'un et l'autre le passé, et soyons amis. Après quoi lui donnant la main et la conduisant chez la reine, voici, dit-il, une honnête femme, que j'estime infiniment. Madame de Blaspil cependant n'étoit pas tranquille. Elle savoit toutes les circonstances de l'horrible complot que Grumkow et le prince d'Anhalt tramoient contre le roi et mon frère. Elle le voyoit sur le point d'éclore et ne savoit quel parti prendre, trouvant un danger manifeste à parler ou à se taire. Mais il est temps de dévoiler cet affreux mystère. Les vues des deux associés d'iniquité ne tendoient qu'à mettre le Marg. de Schwed sur le trône et de s'emparer entièrement du gouvernement.

La santé du roi ainsi que celle du P. R. se raffermissoit de jour en jour et dissipoit toutes les idées flatteuses qu'ils s'étoient faites sur leur trépas prochain. Ils résolurent d'y remédier. La chose étoit délicate, il n'y alloit pas de moins que de leur vie, et ils n'attendoient qu'une occasion favorable pour exécuter leur infâme dessein. Cette occasion se présenta telle qu'ils pouvoient la souhaiter. Il y avoit depuis quelque temps une bande de danseurs de corde à Berlin, qui jouoit des comédies allemandes sur un théâtre assez joli, dressé au marché neuf. Le roi y prenoit beaucoup de plaisir, et ne manquoit jamais d'y aller. Ils choisirent cet endroit pour en faire la scène de leur détestable tragédie. Il s'agissoit d'y attirer mon frère afin de pouvoir immoler ces deux victimes à leur abominable ambition. On devoit en même temps mettre le feu au théâtre et au château pour détourner tout soupçon d'eux et étrangler le roi et mon frère pendant le désordre que l'incendie ne pouvoit manquer de causer: la maison où on jouoit n'étant que de bois, n'ayant que des issues fort étroites et étant toujours remplie de façon qu'on ne pouvoit s'y remuer; ce qui facilitoit leur dessein. Leur parti étoit si fort qu'ils étoient sûrs de s'emparer de la régence pendant l'absence du Marg. de Schwed qui étoit encore en Italie, l'armée étant à la bienséance du prince d'Anhalt qui la commandoit, et en étoit fort aimé. Il est à présumer que Manteuffel ayant horreur de cette affreuse conspiration la découvrit à Mdme. de Blaspil, et lui nomma le jour auquel elle étoit fixée. Je me ressouviens très-bien...

[**Lignes manquantes dans l'image]

Grumkow le pressèrent beaucoup de mener mon frère à la comédie sous prétexte qu'il falloit dissiper son humeur sombre, et le distraire par les plaisirs. C'étoit le mercredi. Le vendredi suivant étoit choisi pour l'exécution de leur plan. Le roi trouvant leur raisonnement juste, y acquiesça. Mdme. de Blaspil, qui étoit présente et qui savoit leur dessein en frémit. Ne pouvant plus garder le silence, elle intimida la reine, sans pourtant lui dire de quoi il s'agissoit et lui conseilla d'empêcher à quelque prix que ce fût que mon frère ne suivît le roi. Cette princesse connoissant le génie craintif de mon frère, lui donna des peurs paniques du spectacle et l'épouvanta si fort, qu'il pleuroit quand on en parloit. Le vendredi étant enfin arrivé, la reine après m'avoir fait mille caresses m'ordonna d'amuser le roi, afin de lui faire oublier l'heure fixée pour la comédie, ajoutant que si je ne réussissois pas, et que le roi voulût prendre mon frère avec lui, je devois crier et pleurer et l'arrêter s'il étoit possible. Pour me faire plus d'impression, elle me dit qu'il y alloit de ma vie et de celle de mon frère. Je jouai si bien mon personnage, qu'il étoit six heures et demie, sans que le roi s'en fût aperçu. S'en souvenant tout d'un coup, il se leva et prenoit déjà le chemin de la porte, tenant son fils par la main, lorsque celui-ci commença à se débattre, et à pousser des cris terribles. Le roi surpris tenta de le ramener par la douceur, mais voyant qu'il n'y gagnoit rien et que ce pauvre enfant ne vouloit pas le suivre, il voulut le battre. La reine s'y opposa, mais le roi, le prenant sur ses bras, voulut l'emporter de force. Ce fut alors que je me jetai à ses pieds, que j'embrassai en les arrosant de mes larmes. La reine se mit au-devant de la porte, le suppliant de rester ce jour au château. Le roi, étonné de cet étrange procédé, en voulut savoir la cause. La reine ne savoit que lui répondre. Mais ce prince naturellement soupçonneux, conjectura qu'il y avoit quelque conspiration contre lui. Le procès de Trosqui n'étoit point fini: il s'imagina que cette affaire donnoit lieu aux appréhensions de la reine. L'ayant donc extrêmement pressée de lui dire de quoi il s'agissoit, elle se contenta, sans lui nommer Mdme. de Blaspil, de lui répondre, qu'il y alloit de sa vie et de celle de mon frère. Cette dame s'étant rendue le soir chez la reine, jugea qu'après la scène qui venoit de se passer elle ne pouvoit plus se taire. Elle lui découvrit donc tout le complot, la suppliant de lui procurer le lendemain une audience secrète du roi. La reine n'eut pas de peine à l'obtenir. Mdme. de Blaspil ayant découvert à ce prince toutes les particularités dont elle étoit informée, le roi lui demanda, si elle pourroit soutenir en face à Grumkow ce qu'elle venoit d'avancer, à quoi ayant répondu que oui, ce ministre fut appelé. Il avoit pris ses précautions de loin, et n'avoit pas sujet de craindre. Le fiscal général Katch, homme d'obscure naissance, lui devoit sa fortune. Digne de la protection de Grumkow, c'étoit la vive image du juge inique de l'évangile. Il étoit craint et abhorré de tout les honnêtes gens. Outre cela Grumkow avoit grand nombre de créatures dans la justice et dans les dicastères. Il se présenta donc hardiment au roi qui lui fit part de la déposition de Mdme. de Blaspil. Il protesta de son innocence s'écriant qu'on ne pouvoit être ministre fidèle sans être exposé aux persécutions, et qu'il paroissoit assez par les lettres de Madame de Blaspil à Trosqui, que cette dame ne cherchoit qu'à intriguer et à brouiller la cour. Il se jeta aux genoux du roi, le supplia de faire examiner cette affaire à la rigueur et sans ménagement et s'offrit à prouver authentiquement la fausseté des accusations. Le roi fit donc chercher Katch comme Grumkow l'avoit prévu. Malgré toutes ses menées, ce dernier se vit à deux doigts de sa perte. Katch sut la prévenir. Il avoit une dextérité étonnante à dérouter les criminels qui avoient le malheur de l'avoir pour juge. Des questions captieuses et des tours artificieux les confondoient. Madame de Blaspil en fut la victime. Elle ne put donner des preuves évidentes de ses accusations qui furent traitées de calomnie. Katch voyant le roi dans une violente colère, lui proposa de lui faire donner la question. Un reste d'égard pour son sexe et pour son rang la sauvèrent de cette ignominie. Le roi se contenta de l'envoyer le soir même à Spandau où Trosqui fut conduit quelques jours après. Cette dame soutint ce revers avec une fermeté héroïque. On la traita au commencement avec rigueur et dureté. Renfermée dans une chambre grillée, humide, sans lit ni meubles, elle resta trois jours dans cet état, ne recevant absolument que ce qu'il lui falloit pour vivre. Quoique la reine fût enceinte, le roi ne la ménagea pas et lui annonça d'une façon trés-désobligeante le malheur de sa favorite. Elle en fut si vivement touchée, qu'elle fit craindre une fausse couche. Outre l'amitié qu'elle avoit pour Madame des Blaspil, la considération du testament du roi qui étoit resté entre les mains de cette dame, lui causoit de mortelles alarmes. Un incident heureux la tira de peine. Le maréchal de Natzmer, homme d'un mérite infini et d'une probité reconnue, reçut l'ordre de mettre le scellé chez elle. La reine se servit du ministère de son chapelain, nommé Boshart, pour faire savoir au maréchal l'inquiétude où elle se trouvoit, et pour le conjurer de lui remettre le testament du roi. Le chapelain lui détailla le danger que courroit cette princesse, si on trouvoit cette pièce, et s'acquitta si bien de sa commission qu'il l'engagea à satisfaire aux désirs de la reine; ce qui dérangea fort les desseins de Grumkow. On ne trouva rien de suspect parmi les papiers de Madame de Blaspil et on cessa de faire des poursuites ultérieures.

J'ai appris toutes les particularités que je viens d'écrire de la reine ma mère: elles ne sont connues que de très peu de personnes. La reine avoit pris beaucoup de soin de les cacher, et mon frère depuis son avènement à la couronne a fait brûler tous les actes du procès. Madame de Blaspil fut élargie au bout d'un an et sa prison fut changée dans un exil au pays de Clèves. Le roi la revit quelques années après, lui fit beaucoup de politesses et lui pardonna le passé. Après la mort de ce prince le roi mon frère, pour faire plaisir à la reine, la plaça comme gouvernante auprès de mes deux soeurs cadettes et elle exerce cette charge encore actuellement. Cependant toutes ces intrigues arrivées coup sur coup à Berlin lassèrent enfin la patience du roi. Il avoit trop d'esprit pour ne pas remarquer que le prince d'Anhalt et Grumkow n'en étoient pas tout à fait innocents. Il voulut donc mettre fin une bonne fois à toutes ces chipoteries et résolut de marier le Margrave de Schwed. L'étroite alliance où il se trouvoit avec la Russie lui firent jeter les yeux de ce côté-là. Mr. de Martenfeld, son envoyé à Petersbourg, reçut ordre de demander la duchesse de Courlande (depuis impératrice) en mariage pour ce prince. Le Czar se trouva très disposé à entrer dans le vues du roi. Le Margrave de Schwed fut donc rappelé d'Italie où il se trouvoit alors. Dès qu'il fut arrivé à Berlin, le roi lui fit proposer cette alliance. Il lui fit concevoir combien elle étoit avantageuse pour lui et combien elle étoit capable de contenter son ambition. Mais ce prince qui se flattoit encore de m'épouser, refusa tout net de se rendre aux désirs du roi. Comme il avoit 18 ans et qu'il étoit majeur, le roi ne put le contraindre d'obéir, ainsi toute cette affaire en resta là. J'ai oublié de faire mention dans l'année précédente de l'arrivée du Czar Pierre le grand à Berlin. Cette anecdote est assez curieuse pour mériter une place dans ces mémoires. Ce prince qui se plaisoit beaucoup à voyager venoit de Hollande. Il avoit été obligé de s'arrêter au pays de Clèves, la Czarine y ayant fait une fausse couche. Comme il n'aimoit ni le monde, ni les cérémonies, il fit prier le roi de le loger dans une maison de plaisance de la reine qui étoit dans les faubourgs de Berlin. Cette princesse en fut fort fâchée, elle avoit fait bâtir une très-jolie maison qu'elle avoit pris soin d'orner magnifiquement. La galerie de porcelaine qu'on y voyoit étoit superbe, aussi bien que toutes les chambres décorées de glaces, et comme cette maison étoit un vrai bijou, elle en portoit le nom. Le jardin étoit très-joli et bordé par la rivière, ce qui lui donnoit un grand agrément.

La reine pour prévenir les désordres que Mrs. les Russes avoient faits dans tous les autres endroits où ils avoient demeuré, fit démeubler toute la maison et en fit emporter ce qu'il y avoit de plus fragile. Le Czar, son épouse et toute leur cour arrivèrent quelques jours après par eau à Mon-bijou. Le roi et la reine les reçurent au bord de la rivière. Le roi donne la main à la Czarine pour la conduire à terre. Dès que le Czar fut débarqué, il tendit la main au roi et lui dit: je suis bien aise de vous voir, mon frère Frédéric. Il s'approcha ensuite de la reine qu'il voulut embrasser, mais elle le repoussa. La Czarine débuta par baiser la main à la reine, ce qu'elle fit à plusieurs reprises. Elle lui présenta ensuite le duc et la duchesse de Meklenbourg qui les avoient accompagnés et 400 soi-disantes dames qui étoient à sa suite. C'etoient pour la plupart des servantes Allemandes, qui faisoient les fonctions de dames, de femmes de chambre, de cuisinières et de blanchisseuses. Presque toutes ces créatures portoient chacune un enfant richement vêtu sur les bras, et lorsqu'on leur demandoit, si c'etoient les leurs, elles répondoient en faisant des Salamalecs à la Russienne le Czar m'a fait l'honneur de me faire cet enfant. Le reine ne voulut pas saluer ces créatures. La Czarine en revanche traita avec beaucoup de hauteur les princesses du sang, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, que le roi obtint d'elle qu'elle les saluât. Je vis toute cette cour le lendemain où le Czar et son épouse vinrent rendre visite à la reine. Cette princesse les reçut aux grands appartemens du château, et alla au devant d'eux jusqu'à la salle des gardes. La reine donna la main à la Czarine, lui laissant la droite et la conduisit dans sa chambre d'audience.

Le roi et le Czar les suivirent. Dès que ce prince me vit, il me reconnut, m'ayant vue cinq ans auparavant. Il me prit entre ses bras et m'écorcha tout le visage à force de me baiser. Je lui donnois des soufflets et me débattois tant que je pouvois, lui disant que je ne voulois point de ces familiarités et qu'il me déshonoroit. Il rit beaucoup de cette idée et s'entretint long-temps avec moi. On m'avoit fait ma leçon; je lui parlai de sa flotte et de ses conquêtes, ce qui le charma si fort qu'il dit plusieurs fois à la Czarine que s'il pouvoit avoir un enfant comme moi, il céderoit volontiers une de ses provinces. La Czarine me fit aussi beaucoup de caresses. La reine et elle se placèrent sous le dais, chacune dans un fauteuil, j'étois à côté de la reine, et les princesses du sang vis-à-vis d'elle.

La Czarine étoit petite et ramassée, fort basanée et n'avoit ni air ni grâce. Il suffisoit de la voir pour deviner sa basse extraction. On l'auroit prise à son affublement pour une comédienne allemande. Son habit avoit été acheté à la friperie. Il étoit à l'antique et fort chargé d'argent et de crasse. Le devant de son corps de jupe étoit orné de pierreries. Le dessein en étoit singulier, c'était un aigle double dont les plumes étaient garnies du plus petit carat et très-mal monté. Elle avoit une douzaine d'ordres et autant de portraits de saints et de reliques attachés tout le long du parement de son habit, de façon, que lorsqu'elle marchoit on auroit cru entendre un mulet: tous ces ordres qui se choquoient l'un l'autre faisant le même bruit.

Le Czar en revanche étoit très-grand et assez bien fait, son visage étoit beau, mais sa physionomie avoit quelque chose de si rude qu'il faisoit peur. Il étoit vêtu à la matelote avec un habit tout uni. La Czarine qui parloit très-mal allemand et qui n'entendoit pas bien ce que la reine lui disoit, fit approcher sa folle, et s'entretint avec elle en Russien. Cette pauvre créature étoit une princesse Galitzin et avoit été réduite à faire ce métier là, pour sauver sa vie. Ayant été mêlée dans une conspiration contre le Czar, on lui avoit donné deux fois le knouti. Je ne sais ce qu'elle disoit à la Czarine, mais cette princesse faisoit de grands éclats de rire.

On se mit enfin à table où le Czar se plaça à côté de la reine. Il est connu que ce prince avoit été empoisonné. Dans sa jeunesse le venin le plus subtil lui étoit tombé sur les nerfs, ce qui étoit cause qu'il prenoit très-souvent des espèces de convulsions, qu'il n'étoit pas en état d'empêcher. Cet accident lui prit à table, il faisoit plusieurs contorsions et comme il tenoit son couteau et qu'il en gesticuloit fort près de la reine, cette princesse eut peur et voulut se lever à diverses reprises. Le Czar la rassura, et la pria de se tranquilliser, parcequ'il ne lui feroit aucun mal: il lui prit en même temps la main qu'il serra avec tant de violence entre les siennes que la reine fut obligée de crier miséricorde, ce qui le fit rire de bon coeur, lui disant qu'elle avoit les os plus délicats que sa Catharine. On avoit tout préparé après souper pour le bal, mais il s'évada dès qu'il se fut levé de table et s'en retourna tout seul et à pied à Mon-bijou. On lui fit voir le jour suivant tout ce qu'il y avoit de remarquable à Berlin, et entr'autres le cabinet de médailles et de statues antiques. Il y en avoit une parmi ces dernières, à ce qu'on m'a dit, qui représentoit une divinité païenne dans une posture fort indécente: on se servoit du temps des anciens Romains de ce simulacre pour parer les chambres nuptiales. On regardoit cette pièce comme très-rare; elle passoit pour être une des plus belles qu'il y ait. Le Czar l'admira beaucoup et ordonna à la Czarine de la baiser. Elle voulut s'en défendre, il se fâcha et lui dit en allemand corrompu: Kop ab, ce qui signifie: je vous ferai décapiter si vous ne m'obéissez. La Czarine eut si peur qu'elle fit tout ce qu'il voulut. Il demanda sans façon cette statue et plusieurs autres au roi qui ne put les lui refuser. Il en fit de même d'un cabinet dont toute la boiserie étoit d'ambre. Ce cabinet étoit unique dans son espèce et avoit coûté des sommes immenses au roi Frédéric premier. Il eut le triste sort d'être conduit à Petersbourg au grand regret de tout le monde.

Cette cour barbare partit enfin deux jours après. La reine se rendit d'abord à Mon-bijou. La désolation de Jérusalem y régnoit; je n'ai jamais rien vu de pareil, tout y étoit tellement ruiné que la reine fut obligée de faire rebâtir presque toute la maison.

Mais j'en reviens à mon sujet dont il y a bien long-temps que je me suis écartée. Mon frère étant entré depuis le mois de Janvier dans sa septième année, le roi trouva à propos de l'ôter des mains de Madame de Roukoul et de lui donner des gouverneurs. Les cabales recommencèrent à ce sujet. La reine vouloit les choisir et les deux favoris prétendoient y placer leurs créatures. Ils réussirent l'un et l'autre. La reine fit agréer au roi le général, depuis maréchal, comte de Finkenstein, très-honnête homme et qui étoit universellement estimé tant pour sa probité que pour sa capacité dans le métier de la guerre, mais dont le petit génie le rendoit incapable de bien élever un jeune prince. Il étoit de ces gens qui s'imaginent avoir beaucoup d'esprit, qui veulent faire les politiques, et qui font en un mot de grands raisonnemens, qui n'aboutissent à rien. Il avoit épousé la soeur de Madame de Blaspil. Cette dame pour son bonheur avoit plus d'esprit que lui et le gouvernoit entièrement. Le prince d'Anhalt plaça le sous-gouverneur. Il se nommoit Kalkstein, et étoit colonel d'un régiment d'infanterie. Ce choix fut digne de celui qui l'avoit fait. Mr. de Kalkstein a un esprit d'intrigue, il a étudié chez les jésuites et a très-bien profité de leurs leçons, il affecte beaucoup de dévotion et même de bigoterie, il ne parle que d'être honnête homme et a su éblouir bien des gens qui l'ont cru tel. Son esprit est souple et insinuant, mais il cache sous tous ces beaux dehors l'âme la plus noire. Par des détails sinistres qu'il faisoit journellement des actions les plus innocentes de mon frère il aigrissoit l'esprit du roi et l'animoit contre lui.

Je le ferai paroître plus d'une fois sur la scène dans ces mémoires. L'éducation de mon frère auroit été très-mauvaise en pareilles mains, si un précepteur que le roi ajouta à ces deux mentors, n'y eut supléé. Il étoit françois et se nommoit Du-hen. C'étoit un garçon d'esprit et de mérite et qui avoit beaucoup de savoir. C'est à lui que mon frère a obligation de ses connoissances et des bons principes qu'il eut tant que ce pauvre garçon fut auprès de lui et conserva de l'ascendant sur son esprit.

Ainsi finit l'année 1718. Je passe à la suivante où je commençai à entrer dans le monde et en même temps à essuyer ses traverses. Le roi resta la plupart de l'hiver à Berlin, il y passoit son temps à aller tous les soirs aux assemblées qui se donnoient en ville. La reine étoit enfermée toute la journée dans la chambre de ce prince, qui le vouloit ainsi, n'ayant pour toute compagnie que mon frère et moi. Nous soupions avec elle et il n'y avoit que Madame Kamken, sa grande gouvernante et Madame de Roukoul. La reine avoit amené la première de ces dames de Hannovre, et quoiqu'elle eût un mérite distingué, cette princesse n'avoit en elle aucune confiance. Elle étoit toujours dans une mélancolie mortelle, et l'on craignoit même pour sa santé, d'autant plus, qu'elle étoit enceinte. Elle accoucha cependant heureusement d'une princesse qui fut nommée Sophie Dorothée. La triste vie qu'elle menoit, contribuoit à cette mélancolie. Elle se trouvoit tout à fait isolée depuis la perte qu'elle avoit faite de sa favorite. Elle avoit vainement cherché quelqu'un qui pût succéder à sa faveur, mais quoiqu'elle eût dans sa cour des dames de beaucoup de mérite, elle ne sentait aucun penchant pour elles. Ce fut ce qui la força contre toute politique d'avoir recours à moi, mais avant que de m'ouvrir son coeur, elle voulut approfondir certains soupçons qu'elle avoit contre la Letti et quelques rapports qu'on lui avoit faits. Un jour que j'étois auprès d'elle à la caresser, elle se mit à badiner avec moi et me demanda, si je n'avois pas envie de me marier bientôt. Je lui répondis que je ne pensois point à cela et que j'étoit trop jeune. Mais s'il le falloit, me dit-elle, qui choisiriez-vous; le Margrave de Schwed ou le duc de Glocestre?

Quoique la Letti me dise toujours, lui repartis-je, que j'épouserai le Marg. de Schwed, je ne puis le souffrir. Il n'aime qu'à faire du mal à tout le monde, ainsi j'aimerois mieux le duc de Glocestre. Mais, me dit la reine, d'où savez-vous que le Margrave est si méchant? De ma bonne nourrice, lui dis-je. Elle me fit encore plusieurs questions pareilles sur le compte de la Letti. Elle me demanda ensuite, s'il n'étoit pas vrai qu'elle m'obligeoit à lui dire tout ce qui se passoit dans la chambre du roi et dans la sienne. J'hésitai, ne sachant que répondre, mais elle me tourna de tant de côtés que je le lui avouai enfin. La peine qu'elle avoit eue à me faire avouer ce dernier article, lui donna bonne opinion de ma discrétion. Elle commença par me faire de fausses confidences, pour savoir si je les redirois, et voyant que je lui avois gardé le secret, elle ne fit plus de difficulté de s'ouvrir à moi. Elle me prit donc un jour en particulier. Je suis contente de vous, me dit-elle, et comme je vois que vous commencez à devenir raisonnable je veux vous traiter comme une grande personne et vous avoir toujours autour de moi. Mais je ne veux plus absolument que vous serviez de rapporteuse à la Letti; si elle vous demande ce qui se passe, dites-lui que vous n'y avez pas fait attention. M'entendez vous? Me promettez-vous de le faire? Je lui dis que oui. Si cela est, me dit-elle, je vous donnerai ma confiance, mais il faut de la discrétion, et en revanche me promettre de vous attacher uniquement à moi. Je lui fis toutes les assurances possibles là-dessus.

Ensuite elle me conta toutes les intrigues du prince d'Anhalt, la disgrâce de Madame de Blaspil, et en un mot tout ce que j'ai écrit sur ce sujet, ajoutant combien elle souhaitoit mon établissement en Angleterre et combien je serois heureuse en épousant son neveu. Je me mis à pleurer lorsqu'elle me dit que sa favorite étoit à Spandau. J'avois beaucoup aimé cette dame et on m'avoit fait accroire qu'elle étoit sur ses terres. Je fis fort ma cour à la reine par cette sensibilité; elle me parla aussi au sujet de la Letti et me demanda s'il n'étoit pas vrai qu'elle voyoit tous les jours le colonel Forcade et un ecclésiastique réfugié françois, nommé Fourneret. Je lui répondis que cela étoit ainsi. En savez-vous la raison, me dit-elle? C'est qu'elle est gagnée par le prince d'Anhalt et qu'il se sert de ces deux créatures pour intriguer avec elle. Je voulus prendre son parti, mais la reine m'imposa silence. Toute jeune que j'étois, je fis bien des réflexions sur tout ce que je venois d'apprendre. Quoique j'eusse pris le parti de la Letti, je remarquai par plusieurs circonstances que ce que la reine m'avoit dit étoit vrai. Je me trouvois fort embarrassée pour me tirer d'affaire le soir, je craignois la Letti comme le feu, elle me battait et me brutalisoit très-souvent.

Dès que je fut dans ma chambre cette fille me demanda à son ordinaire les nouvelles du jour. J'étois assise avec elle sur une estrade de deux marches dans une embrasure de fenêtre. Je lui fis la réponse que la reine m'avoit dictée. Elle ne s'en contenta pas et me fit tant de questions, qu'elle me dérouta. Elle étoit trop raffinée pour ne pas remarquer qu'on m'avoit fait ma leçon, et pour l'apprendre elle me fit toutes les caresses imaginables. Mais voyant qu'elle ne gagnoit rien sur moi par la douceur, elle se mit dans une rage épouvantable, me donna plusieurs tapes sur le bras et me fit dégringoler l'estrade. Mon agilité m'empêcha de me casser ou bras ou jambe; j'en fus quitte pour quelques contusions.

Cette scène fut répétée le lendemain, mais avec beaucoup plus de violence; elle me jeta un chandelier à la tête qui faillit me tuer: tout mon visage étoit en sang, mes cris firent accourir ma bonne Mermann qui m'arracha des pattes de cette mégère, elle lui lava la tête d'importance et la menaça d'avertir la reine de ce qui se passoit, si elle ne vouloit en agir autrement avec moi. La Letti eut peur. Mon visage étoit en capilotade et elle ne savoit comment se tirer d'intrigue, elle fit grande profusion d'eau céphalique qu'on appliqua toute la nuit sur ma pauvre figure et je fis accroire le lendemain à la reine que j'étois tombée.

Tout l'hiver se passa ainsi. Je n'eus plus un jour de repos, et mon pauvre dos étoit régalé tous les jours. En revanche je m'insinuai si bien auprès de la reine qu'elle n'avoit plus rien de caché pour moi. Elle pria le roi de lui permettre de me prendre par tout avec elle. Le roi y consentit avec plaisir et voulut aussi que mon frère le suivit. Nous fîmes notre première sortie au mois de Juin que le roi et la reine allèrent à Charlottenbourg, magnifique maison de plaisance proche de la ville. La Letti ne fut point de ce voyage et Madame de Kamken fut chargée de ma conduite. J'ai déjà dit que cette dame avoit un mérite infini, mais quoiqu'elle eût toujours été dans le grand monde, elle n'en avoit pas contracté les manières; elle pouvoit passer pour une bonne campagnarde remplie de bon sens, mais sans esprit. Elle étoit fort dévote et me faisoit prier Dieu pendant deux ou trois heures de suite, ce qui m'ennuyoit beaucoup; après quoi je répétois mon catéchisme, et apprenois des pseaumes par coeur, mais j'avois tant de distractions que j'étois grondée tous les jours.

Le roi célébra mon jour de naissance, me donna de très-beaux présens, et il y eut bal le soir. J'entrai dans ma onzième année, mon esprit étoit assez avancé pour mon âge, et je commençois à faire des réflexions. De Charlottenbourg nous allâmes à Vousterhausen. La reine y reçut le même soir de son arrivée une estafette de Berlin, par laquelle on lui mandoit que mon second frère avoit pris la dyssenterie. Cette nouvelle causa beaucoup d'alarmes. Le roi et la reine se seroient rendus en ville s'ils n'avoient craint la contagion. Le lendemain une seconde estafette leur annonça que ma soeur Frédérique étoit atteinte du même mal. Cette maladie regnoit à Berlin comme une peste; la plupart des personnes en mouroient le treizième jour. On barricadoit même les maisons où étoit la dyssenterie, pour empêcher qu'elle ne se communiquât. La reine n'étoit pas encore au bout de ses peines. Le roi tomba aussi quelques jours après dangereusement malade des mêmes coliques qu'il avoit eues quelques années auparavant à Brandebourg.

Je n'ai jamais tant souffert que pendant le temps de son indisposition. Les chaleurs étaient excessives et aussi fortes qu'elles peuvent l'être en Italie. La chambre où le roi étoit couché, étoit toute fermée et il y avoit un feu terrible. Toute jeune que j'étois, il falloit que j'y restasse tout le jour; on m'avoit placée à côté de la cheminée, j'étois comme une personne qui a la fièvre, chaude, et mon sang étoit dans un tel mouvement que les yeux me sortoient presque de la tête. J'étois si échauffée que je ne pouvois dormir. Le sabbat que je faisois la nuit réveilloit Madame de Kamken. Celle-ci pour me tranquilliser, me donnoit des pseaumes à apprendre, et lorsque je voulois lui représenter que ma tête n'étoit pas assez rassise pour cela, elle me grondoit, et alloit dire à la reine, que je n'avois point de crainte de Dieu. Autre mercuriale que j'avois à essuyer. Je succombai enfin à toutes ces fatigues et à tous ces désagrémens et tombai malade à mon tour de la dyssenterie. Ma fidèle Mermann en avertit d'abord la reine qui n'en voulut rien croire, et quoique je fusse déjà assez mal, elle me contraignit de sortir, et ne voulut ajouter foi à ces avis que lorsque je fus à l'extrémité.

On me transporta mourante à Berlin. La Letti vint me recevoir au haut de l'escalier. Ah Madame, me dit-elle, vous voilà. Souffrez-vous beaucoup? Êtes-vous bien malade? Au moins il faut vous ménager, car votre frère vient d'expirer ce matin, et je crois que votre soeur ne passera pas le jour. Ces belles nouvelles m'affligèrent beaucoup, mais j'étois si accablée que je n'y fus pas aussi sensible que je l'aurois été dans tout autre temps. Je fus à l'extrémité pendant huit jours. Sur la fin du neuvième mon mal commença à diminuer, mais je ne me rétablis que très-lentement. Le roi et ma soeur se remirent plutôt que moi. Les mauvaises façons de la Letti reculèrent ma guérison. Elle ne faisoit que me maltraiter le jour et m'empêchoit de dormir la nuit, car elle ronfloit comme un soldat.

Cependant la reine revint à Berlin, et quoique je fusse encore fort foible, elle me fit ordonner de sortir. Elle me fit très-bon accueil, mais elle regarda à peine la Letti. Cette fille outrée de se voir méprisée s'en vengeoit sur moi. Les coups de poing et de pied étoient mon pain quotidien; il n'y avoit point d'invectives dont elle ne se servît contre la reine, elle l'appeloit ordinairement la grande ânesse. Tout le train de cette princesse avoit son sobriquet aussi bien qu'elle. Madame de Kamken étoit la grosse vache, Mademoiselle de Sonsfeld la sotte bête, et ainsi du reste. Telle étoit l'excellente morale qu'elle m'apprenoit. Je me fâchois et me chagrinois si fort que la bile m'entra enfin dans le sang, et que je pris la jaunisse huit jours après ma sortie. Je la gardai deux mois et je ne me remis de cette maladie que pour en reprendre une autre infiniment plus dangereuse. Elle commença par une fièvre chaude qui devint deux jours après pourprée. J'etois dans un délire continuel, et mon mal augmenta si fort le cinquième jour, que l'on ne me donna plus que quelques heures à vivre. Le roi et la reine firent céder le soin de leur conservation à leur tendresse pour moi. Ils vinrent l'un et l'autre à minuit me visiter, et me trouvèrent sans connoissance. On m'a dit depuis que rien n'égaloit leur désespoir. Ils me donnèrent leur bénédiction en versant mille larmes et on ne les arracha que par force d'auprès de mon lit. J'étois tombée dans une espèce de léthargie. Les soins que l'on prit à m'en faire revenir et la bonté de mon tempérament me rappelèrent à la vie, ma fièvre diminua vers le matin et je fus hors de danger deux jours après. Plût au ciel qu'on m'eût laissée quitter en paix le monde, j'aurois été bien heureuse. Mais j'étois réservée à endurer un tissu de fatalités, comme le prophète Suédois me l'avoit pronostiqué. Dès que je fus un peu en état de parler, le roi vint chez moi. Il fut si charmé de me voir hors de péril, qu'il m'ordonna de lui demander une grâce. Je veux vous faire plaisir, me dit-il, je vous accorderai tout ce que vous voudrez. J'avois de l'ambition, j'étois fâchée de me voir encore traitée comme un enfant, je me déterminai d'abord et le suppliai de me traiter dorénavant comme une grande personne et de me faire quitter la robe d'enfant. Il rit beaucoup de mon idée. Eh bien, dit-il, vous serez satisfaite et je vous promets que vous ne paroîtrez plus en robe. Je n'ai jamais eu de joie plus vive. Je faillis à en prendre une rechute et on eut beaucoup de peine à modérer mes premiers mouvemens. Qu'on est heureux dans cet âge. La moindre bagatelle nous amuse et nous réjouit. Cependant le roi me tint parole, et malgré les obstacles que la reine y mit il lui ordonna absolument de me mettre en manteau. Je ne pus sortir de ma chambre que l'année 1720. Je goûtois une félicité parfaite d'avoir quitté la robe d'enfant. Je me mettois devant mon miroir à me contempler et je ne me croyois pas indifférente avec mon nouvel habillement. J'étudiois tous mes gestes et ma démarche pour avoir l'air d'une grande personne; en un mot, j'étois très-contente de ma petite figure. Je descendis d'un air triomphant chez la reine où je m'attendois à être très-bien reçue. J'y étois venue comme un César et m'en retournai comme un Pompée. Du plus loin que la reine me vit elle se mit à crier. Ah mon Dieu, comme elle est faite, voilà en vérité une jolie petite figure, elle ressemble à une naine comme deux gouttes d'eau. Je demeurai stupéfiée, ma petite vanité se trouvoit bien rabattue, et le dépit m'en fit venir les larmes aux yeux. Dans le fond la reine n'avoit pas tort si elle s'en étoit tenue à cette petite pique qu'elle m'avoit donnée, mais elle me gronda d'importance de m'être adressée au roi pour lui demander des grâces. Elle me dit qu'elle ne vouloit point cela, qu'elle m'avoit ordonné de m'attacher uniquement à elle, et que si jamais je m'adressois au roi pour quoi que ce fût, elle me promettoit toute son indignation. Je m'excusai le mieux que je pus et lui fis tant de soumissions qu'enfin elle me pardonna.

J'ai jusqu'à présent assez fait connoître le caractère emporté de la Letti, mais je ne puis omettre d'en insérer une circonstance qui quoique puérile en entraîna d'autres après elle. Il y avoit devant les fenêtres de ma chambre une galerie découverte de bois qui faisoit la communication des deux ailes du château. Cette galerie étoit toujours remplie d'immondices, ce qui causoit une puanteur insupportable dans mes appartemens. La négligence d'Eversmann, concierge du château, en étoit cause. Cet homme étoit le favori du roi, qui avoit toujours le malheur de n'en avoir que de malhonnêtes. Celui-ci étoit un vrai suppôt de satan, qui ne se plaisoit qu'à faire du mal et qui étoit mêlé dans toutes les cabales et intrigues qui se faisoient. La Letti l'avoit fait prier plusieurs fois de faire nettoyer cette galerie sans qu'il s'en fût mis en peine. La patience de cette fille lui échappa enfin, elle l'envoya chercher un matin, et débuta par lui chanter pouille. Il lui répliqua ils se disputèrent enfin tant et tant, qu'ils se seroient pris tous deux par les oreilles, si heureusement pour eux Madame de Roukoul ne fût survenue, qui les sépara. Eversmann jura de s'en venger, et en trouva l'occasion dès le lendemain. Il dit au roi que la Letti ne donnoit aucun soin à mon éducation, qu'elle étoit la maîtresse du colonel Forcade et de Mr. Fourneret, avec lesquels elle étoit enfermée tout le jour, que je n'apprenois plus rien et que pour prouver, que ce qu'il disoit étoit vrai le roi n'avoit qu'à m'examiner.

Le rapport d'Eversmann étoit vrai en tout point, mais la Letti étoit innocente de ce qui regardoit le dernier article. J'avois été six mois malade ce qui m'avoit fort reculée, et depuis que j'étois rétablie je n'avois pu recommencer mes études, ayant toujours été chez la reine, où je me rendois dès les dix heures du matin pour ne me retirer qu'à onze du soir. Le roi qui voulut approfondir la vérité me fit un jour plusieurs questions sur ma religion. Je me tirai fort bien d'affaire et le satisfis sur tous les articles qu'il me demanda, mais il n'en fut pas de même des dix commandemens qu'il voulut me faire réciter. Je m'embrouillai et ne pus jamais les dire, ce qui le mit dans une si violente colère que peu s'en fallut qu'il ne me donnât des coups. Mon pauvre précepteur en paya les pots cassés. Dès le lendemain il fut chassé. La Letti ne fut pas non plus épargnée. Le roi ordonna à la reine de lui donner une bonne réprimande et de lui défendre sous peine de sa disgrâce de ne plus voir d'hommes chez elle, pas même des ecclésiastiques. La reine obéit avec joie et fut charmée de trouver ce prétexte de la mortifier. Celle-ci s'excusa le mieux qu'elle put. Elle se plaignit de moi, disant que je n'avois ni égard ni considération pour elle, que je faisois le rebours de tout ce qu'elle me disoit, et que n'étant presque plus autour de moi, elle ne pouvoit pas être responsable de ma conduite. La reine me maltraita beaucoup et se servit d'expressions si dures qu'elle me mit au désespoir. Toute jeune que j'étois cela me fit beaucoup d'impression. Quoi! disois-je en moi-même, un manque de mémoire mérite-t-il tant de reproches? J'ai désobéi à la Letti, il est vrai, je n'ai plus voulu lui servir de rapporteuse, elle n'a pu tirer de moi les secrets que la reine m'avoit confiés, j'ai obéi en tout aux ordres de cette princesse, cependant elle m'en fait un crime aujourd'hui. J'ai enduré tous les chagrins imaginables pour l'amour d'elle, j'ai été meurtrie de coups et voilà la récompense qu'elle m'en donne.

Je maudissois un moment après ma bonté pour la Letti. Il ne tenoit qu'à moi de me plaindre à la reine de ses mauvais traitemens et j'avoue que je restai quelque temps en suspens si je trahirois la reine ou cette fille. Mais ma bonté de coeur me fit surmonter ces pensées vindicatives, et je résolus de me taire. Toute ma façon de vivre fut changée, mes leçons commençoient à huit heures du matin, et duroient jusqu'à huit heures du soir, je n'avois d'intervalle que les heures du dîner et du souper qui se passoient encore en réprimandes, que la reine me faisoit. Lorsque j'étois de retour dans ma chambre, la Letti recommençoit les siennes. La rage où elle étoit, de n'oser voir personne chez elle, retomboit sur moi. Il n'y avoit guère de jours, qu'elle n'exerçât la force de ses redoutables poignets sur mon pauvre corps. Je pleurois toute la nuit, j'étois dans un désespoir continuel, je n'avois pas un moment de récréation, et je devenois toute hébétée. Ma vivacité avoit disparu, et en un mot j'étois méconnoissable de corps et d'esprit.

Je menai cette vie pendant six mois, au bout desquels nous allâmes à Vousterhausen.

Je commençois à y rentrer en faveur auprès de la reine, et par conséquent d'avoir un peu plus de repos, elle me témoignoit même de la confiance, et me faisoit part de toutes ses idées. Avant que de retourner à Berlin, elle me dit un jour: je vous ai conté tous les chagrins que j'ai eus jusqu'à présent, mais je ne vous ai fait connoître que la moindre partie de ceux qui y ont donné lieu, je veux vous les nommer et je vous défends, sous peine de la vie, de parler, ni d'avoir aucun commerce avec ces gens là. Faites-leur la révérence, et c'est tout ce qui leur faut. En même temps elle me nomma les trois quarts de Berlin qui étoient, disoit-elle, ses ennemis, je ne veux pas non plus, ajouta-t-elle, que vous me compromettiez. Si on vous demande d'où vient que vous ne parliez pas à ces gens-là, répondez, que vous avez vos raisons pour cela.

J'obéis ponctuellement aux ordres de la reine, et m'attirai tout le monde à dos. Cependant la Letti commençoit à s'ennuyer de la gêne où elle vivoit. Les défenses du roi l'avoient mise hors d'état de continuer ses intrigues d'amour et d'état, le crédit du prince d'Anhalt étoit fort baissé, depuis l'aventure de la Blaspil, ce qui privoit cette fille des gratifications qu'elle recevoit sans cesse de ce prince. Il ne faisoit plus mention de mon mariage avec le Margrave de Schwed. Tout cela engagea la Letti à s'adresser à sa protectrice, Milady Arlington, pour la prier de s'intéresser en sa faveur auprès de la reine, et de lui faire obtenir le titre de gouvernante auprès de moi, et les prérogatives attachées à cette charge, la conjurant en cas de refus, de lui procurer ce poste auprès des princesses d'Angleterre.

Milady lui écrivit une lettre qu'elle put produire à la reine. Elle contenoit de grandes promesses pour son établissement en Angleterre, elle y faisoit une énumeration des bonnes qualités de la Letti, et la plaignoit de ce qu'elles étoient si mal reconnues à Berlin, qu'elle devoit demander des distinctions et des récompenses de ses soins pour moi, et que si on les lui refusoit, elle lui conseilloit de demander son congé et de se rendre dans un pays, où on savoit mieux rendre justice au mérite. Tout ceci n'étoit qu'une feinte pour déterminer la reine à lui accorder ce qu'elle demandoit. La Letti envoya la lettre de Milady à la reine, elle y en joignoit une de sa main des plus impertinentes. Elle vouloit, disoit-elle, être satisfaite ou avoir son congé. La reine se trouva fort embarrassée, ayant des ménagemens à garder avec cette fille, pour ne pas désobliger la protectrice qui l'avoit recommandée, et qui étoit toute puissante sur l'esprit du roi d'Angleterre. Elle employa donc plusieurs personnes pour la détourner de ce dessein, mais inutilement. Elle m'en parla enfin aussi, et je fus dans la dernière surprise, la Letti m'ayant fait un mystère de cette démarche. La reine me questionna beaucoup sur ses manières d'agir avec moi. Je ne répondis qu'en faisant ses éloges et suppliai pour l'amour de Dieu cette princesse de ne point montrer la lettre de la Letti au roi comme elle en avoit le dessein, jusqu'à ce que je lui eusse parlé. Si vous pouvez lui faire changer de sentiment, me dit la reine, d'ici à demain j'y consens, mais passé ce terme, il ne sera plus temps qu'elle se rétracte. Dès que je fus dans ma chambre, j'en parlai à cette fille. Mes pleurs, mes prières et les caresses que je lui fis, l'attendrirent, ou plutôt elle fut bien aise de trouver un honnête prétexte de ce dédire. Elle écrivit donc une seconde lettre à la reine, dans laquelle elle la supplioit de ne point faire mention de la première au roi.

Les choses en restèrent-là pour cette fois. La tendresse que je lui avois fait voir dans cette occasion, me procura quinze jours de repos, mais elle ne recula que pour mieux sauter. Je souffris avec elle pendant six mois les martyres du purgatoire. Ma bonne Mermann qui me voyoit tous les jours déchirer de coups, vouloit en avertir la reine, mais je l'en empêchai toujours. Pour comble de méchanceté cette mégère me lava le visage d'une certaine eau qu'elle avoit fait venir exprès d'Angleterre, et qui étoit si forte, qu'elle rongeoit la peau. En moins de huit jours, je devins toute couperosée, et mes yeux étoient rouges comme du sang. La Mermann voyant l'effet terrible que cette eau m'avoit fait pour m'en être lavée deux fois, prit la bouteille qu'elle jeta par la fenêtre sans quoi mes yeux et mon teint auroient été ruinés pour jamais.

Le commencement de l'année 1721 fut aussi malheureux pour moi que la précédente. Mon martyre continuoit toujours. La Letti vouloit se venger des refus que la reine lui avoit donnés, et comme elle étoit fermement résolue de me quitter, elle vouloit me laisser quelques souvenirs qui me fissent penser à elle. Je crois que si elle avoit pu me casser bras ou jambe, elle l'auroit fait, mais la crainte d'être découverte l'en empêcha. Elle faisoit donc ce qu'elle pouvoit pour me gâter le visage, elle me donnoit des coups de poing sur le nez que j'en saignois quelque fois comme un boeuf.

Pendant ce temps une autre réponse à une seconde lettre qu'elle avoit écrite à Milady d'Arlington arriva. Cette dame lui mandoit qu'elle n'avoit qu'à venir en Angleterre, où elle lui offroit sa protection et qu'elle se faisoit fort de lui procurer une pension. La Letti réitéra donc la demande de son congé à la reine; la lettre qu'elle lui écrivit étoit plus insolente que la première. Je vois bien, lui disoit-elle, que V. M. n'est point d'humeur à m'accorder les prérogatives que je prétends. Ma résolution est prise. Je la supplie de m'accorder ma démission. Je vais quitter un pays barbare, où je n'ai trouvé ni esprit ni bon sens, pour finir mes jours dans un climat heureux, où le mérite est récompensé, et où le souverain ne s'attache pas à distinguer des Gredins d'officiers, comme c'est l'usage ici, et à mépriser les gens d'esprit. Madame de Roukoul étoit présente, lorsque la reine reçut cette lettre. Cette princesse lui en fit part, elle ne se possédoit pas de colère. Eh, mon Dieu, lui dit cette dame, laissez aller cette créature, c'est le plus grand bonheur qui puisse arriver à la princesse. Cette pauvre enfant souffre des martyres, et je crains qu'on ne vous la porte un beau jour avec les reins cassés, car elle est battue comme plâtre, et court risque d'être estropiée tous les jours. La Mermann pourra en instruire V. M. mieux que personne. La reine surprise envoya donc chercher ma bonne nourrice. Celle-ci lui confirma tout ce que Madame de Roukoul venoit de lui dire, ajoutant qu'elle n'avoit osé l'en avertir plutôt, la Letti l'ayant intimidée par le grand crédit, qu'elle s'étoit vanté avoir auprès de la reine, et par les menaces qu'elle lui avoit faites de la faire chasser. La reine ne balança donc plus de donner la lettre en question au roi. Le prince en fut si outré qu'il auroit envoyé dans son premier mouvement la Letti à Spandau, si la reine ne l'avoit empêché. Cette princesse se trouvoit embarrassée sur le choix de la personne à laquelle elle vouloit me confier; elle proposa cependant deux dames au roi (j'ai toujours ignoré qui elles étoient), mais ce prince les refusa l'une et l'autre, et nomma Mademoiselle de Sonsfeld pour occuper ce poste. Je ne puis assez reconnoître ce bienfait de mon père. Mademoiselle de Sonsfeld est d'une très-illustre maison alliée à tout ce qu'il y a de grand dans l'empire, ses ayeux se sont distingués par leurs services, et par les grandes charges qu'ils ont occupées. Une plume plus élevée que la mienne ne pourroit qu'ébaucher foiblement son portrait. Son caractère se fera connoître dans le cours de ces mémoires. Il peut passer pour unique, c'est un composé de vertus et de sentimens, beaucoup d'esprit, de fermeté, de générosité accompagnent en elle des manières charmantes. Une politesse noble lui attire du respect et de la confiance, elle joint à tous ces avantages une figure très-aimable qu'elle a conservée jusqu'à un âge avancé. Elle avoit été dame d'honneur auprès de la reine Charlotte, ma grand'mère, et possédoit la même charge dans la maison de la reine, ma mère. N'ayant jamais voulu se marier, elle avoit refusé des partis très-brillants. Elle avoit 40 ans lorsqu'elle fut placée auprès de moi. Je l'aime et je la respecte comme ma mère, elle est encore auprès de moi, et selon les apparences il n'y aura que la mort qui nous séparera.

La reine ne pouvoit la souffrir, elle disputa long-temps avec le roi, mais enfin elle fut obligée de céder, ne pouvant lui alléguer des raisons valables contre ce choix. Je fus informée de tout ceci par mon frère, qui fut présent à cette conversation, la reine m'en ayant fait un mystère. Elle fut fort étonnée en rentrant dans son appartement de me trouver toute en larmes. Ah! ah! me dit-elle, je vois bien que votre frère a jasé et que vous savez de quoi il est question. Vous êtes bien sotte de vous affliger, n'êtes-vous pas encore rassasiée de coups. Je la suppliai de vouloir révoquer la disgrâce de la Letti, mais elle me répondit que je devois prendre mon parti, et que la chose n'étoit plus à redresser. Mademoiselle de Sonsfeld qu'elle avoit envoyé chercher entra dans ce moment, elle la prit d'une main et moi de l'autre, et nous conduisit chez le roi.

Ce prince lui dit beaucoup de choses obligeantes et lui annonça enfin l'emploi qu'il vouloit lui donner. Elle répondit avec respect au roi, le suppliant de la dispenser d'accepter cette charge, s'excusant sur son incapacité. Le roi s'y prit de toutes les façons, et ce ne fut qu'à force de menaces qu'elle accepta enfin ces offres, il lui donna un rang et lui promit toutes sortes d'avantages, tant pour elle que pour sa famille. Elle fut installée comme ma gouvernante le troisième jour des fêtes de pâques. Je fus extrêmement touchée du malheur de la Letti, sa démission lui fut donnée d'une façon bien rude. Le roi lui fit dire par la reine que s'il avoit suivi son penchant, il l'auroit envoyée à Spandau, qu'elle ne devoit plus avoir le courage de se montrer en sa présence, et qu'il lui donnoit huit jours pour quitter la cour et sortir de son pays. Je fit ce que je pus pour la consoler et pour lui témoigner mon amitié.

Je n'avois pas grand'chose en ce temps-là, cependant je lui donnai en pierreries, bijoux et argenterie pour la valeur de cinq mille écus, sans ce qu'elle reçut de la reine. Elle eut malgré cela la méchanceté de me dépouiller généralement de tout, et le lendemain de son départ je n'avois pas un habit à mettre, cette fille ayant tout emporté. La reine fut obligée de me renipper de pied en cap. Je m'accoutumai bientôt à ma nouvelle domination. Madame de Sonsfeld commença par étudier mon humeur et mon caractère. Elle remarqua que j'étois d'une timidité extrême, je tremblois quand elle étoit sérieuse, je n'avois pas le coeur de dire deux mots de suite sans hésiter. Elle représenta à la reine qu'il falloit tâcher de me dissiper et me traiter avec beaucoup de douceur pour me rassurer; que j'étois fort docile et qu'avec le point d'honneur elle me feroit faire ce qu'elle voudroit. La reine la laissa entièrement maîtresse de mon éducation. Elle raisonnoit tous les jours avec moi de choses indifférentes, et tâchoit de m'inspirer des sentimens, en prenant occasion de ce qui ce passoit. Je m'appliquai à la lecture qui devint bientôt mon occupation favorite. L'émulation qu'elle me donnoit me faisoit prendre goût à mes autres études. J'apprenois l'Anglois, l'Italien, l'histoire, la géographie, la philosophie et la musique. Je fis des progrès étonnants en peu de temps. J'étois si acharnée à apprendre qu'on étoit obligé de modérer ma trop grande avidité. Je passai ainsi deux ans et comme je n'écris que les faits qui en vaillent la peine, je passe à l'année 1722. Elle commença d'abord par de nouvelles traverses pour moi. Mais comme dorénavant la cour d'Angleterre aura une grande part dans ces mémoires, il est juste que j'en donne une idée. Le roi de la grande Bretagne étoit un prince qui se piquoit d'avoir des sentimens, mais par malheur pour lui il ne s'étoit jamais appliqué à approfondir ce qu'il falloit pour cela. Bien des vertus poussées à l'extrême deviennent des vices. Il étoit dans ce cas-là. Il affectoit une fermeté qui dégéneroit en rudesse, une tranquillité qu'on pouvoit appeler indolence. Sa générosité ne s'étendoit que sur ses favoris et ses maîtresses, dont il se laissoit gouverner, le reste du genre humain en étoit exclu. Depuis son avancement à la couronne il étoit devenu d'une hauteur insupportable. Deux qualités le rendoient estimable, c'étoit son équité et sa justice, il n'étoit point méchant et se piquoit de constance envers ceux auxquels il vouloit du bien. Son abord étoit froid, il parloit peu et n'aimoit qu'à entendre dire des niaiseries.

La comtesse Schoulenbourg, alors duchesse de Kendell et princesse d'Eberstein, étoit sa maîtresse, ou plutôt il l'avoit épousée de la main gauche. Elle étoit du nombre de ces personnes qui sont si bonnes, que pour ainsi dire elles ne sont bonnes à rien. Elle n'avoit ni vices ni vertus, et toute son étude ne consistoit qu'à conserver sa faveur et à empêcher que quelque autre ne la débusquât.

La princesse de Galles avoit infiniment d'esprit, beaucoup de savoir, de lecture et une grande capacité pour les affaires. Elle s'attira tous les coeurs au commencement de son arrivée en Angleterre. Ses manières étaient gracieuses, elle étoit affable, mais elle n'eut pas le bonheur de se conserver l'amour des peuples, et l'on trouva moyen d'approfondir son caractère, qui ne répondoit pas à son extérieur. Elle étoit impérieuse, fausse, et ambitieuse. On l'a toujours comparée à Agrippine, elle auroit pu s'écrier comme cette impératrice: que tout périsse pourvu que je régne.

Le prince, son époux n'avait pas plus de génie que le roi son père, il étoit vif, emporté, hautain et d'une avarice impardonnable.

Milady d'Arlington qui tenoit le second rang, étoit fille naturelle de feu l'électeur d'Hannovre et d'une comtesse de Platen. On peut dire d'elle avec vérité qu'elle avoit de l'esprit comme un diable, car il étoit entièrement tourné au mal. Elle étoit vicieuse, intrigante et aussi ambitieuse que celles dont je viens de faire le portrait. Ces trois femmes gouvernoient tour à tour le roi, quoiqu'elles vécussent en grande mésintelligence entre elles. Leurs sentimens étoient réunis en un point, qui étoit qu'elles ne vouloient pas que le jeune duc de Glocestre épousât une princesse d'une grande maison, et qu'elles en souhaitoient une, qui n'eût pas un grand génie, afin de rester les maîtresses du gouvernement.

Milady Arlington qui avoit ses vues particulières, dépêcha Mademoiselle de Pelnitz à Berlin. Cette fille avoit été dame d'honneur et favorite de la reine Charlotte, ma grand'-mère; elle s'étoit retirée à Hannovre après la mort de cette princesse; où elle vivoit d'une pension que le roi d'Angleterre lui avoit accordée. Son esprit étoit aussi mauvais que celui de Milady, elle étoit aussi intrigante qu'elle, sa langue venimeuse n'épargnoit personne; on ne lui remarquoit que trois petits défauts, elle aimoit le jeu, les hommes et le vin. La reine, ma mère la connoissoit depuis très-longtemps. Comme elle étoit informée que Mademoiselle de Pelnitz avoit beaucoup de crédit à la cour d'Hannovre, elle la reçut le mieux du monde. Me l'ayant ensuite présentée: voici une de mes anciennes amies, me dit-elle, avec laquelle vous serez bien aise de faire connoissance. Je la saluai et lui fis un compliment fort obligeant sur ce que la reine venoit de dire. Elle me regarda quelque temps depuis les pieds jusqu'à la tête, puis se tournant vers la reine, ah mon Dieu! lui dit-elle, Madame, que la princesse a mauvais air, quelle taille et quelle grâce pour une jeune personne, et comme la voilà attifée! La reine fut un peu décontenancée de ce début, auquel elle ne s'attendoit pas. Il est vrai, lui dit-elle, qu'elle pourroit avoir meilleur air. Mais sa taille est droite et se dégagera quand elle aura fini son cru. Si vous lui parlez cependant, vous verrez qu'elle n'est pas tout à fait composée de matière. La Pelnitz commença donc à s'entretenir avec moi, mais d'une façon ironique en me faisant des questions qui auroient été bonnes pour un enfant de quatre ans. J'en fus si piquée que je ne daignois plus lui répondre. Elle saisit cette occasion pour insinuer à la reine que j'étois capricieuse et hautaine, et que je l'avois regardée du haut en bas. Cela m'attira de très-aigres réprimandes qui durèrent tant que cette fille fut à Berlin. Elle me cherchoit noise sur tout. On parloit un jour de mémoire. La reine lui dit que je l'avois angélique. La Pelnitz fit un sourire malin qui signifioit que cela n'étoit pas. La reine fâchée lui proposa de me mettre à l'épreuve pariant, que j'apprendrois 150 vers par coeur dans une heure. Eh bien, dit la Pelnitz, qu'elle essaye un peu la mémoire locale, et je veux bien gager qu'elle ne retiendra pas ce que je lui écrirai. La reine voulut soutenir ce qu'elle avoit avancé et m'envoya chercher. M'ayant tirée à part, elle me dit qu'elle me pardonneroit tout le passé, si je lui faisois gagner sa gageure. Je ne savois ce que c'étoit que la mémoire locale, n'en ayant jamais entendu parler. La Pelnitz écrivit ce que je devois apprendre. C'étoient cinquante noms baroques qu'elle avoit inventés et qui étoient tous numérotés, elle me les lut deux fois me nommant toujours les numéros, après quoi je fus obligée de les dire de suite par coeur. Je réussis très-bien à la première épreuve, mais elle en voulut une seconde et me les demanda l'un parmi l'autre, ne me nommant que le numéro. Je réussis encore à son grand dépit. Je n'ai jamais fait un plus grand effort de mémoire, cependant elle ne put se vaincre et ne daigna pas m'en applaudir. La reine ne comprenoit rien à ce procédé et en étoit très-piquée quoiqu'elle ne le témoignât pas. Mademoiselle de Pelnitz nous délivra enfin de son insupportable critique et retourna à Hannovre. Peu après son départ Mademoiselle de Brunow, soeur de Madame de Kamken, vint aussi à Berlin. Elle avoit été dame d'honneur de l'électrice Sophie d'Hannovre, ma bisayeule et elle faisoit encore son séjour à cette cour où elle avoit une pension. C'étoit une bonne créature, mais sotte comme un panier. Elle s'informa beaucoup de moi à sa soeur; comme cette dame étoit fort de mes amies elle lui fit mes éloges plus que je ne le méritois. La Brunow parut surprise du rapport de Madame de Kamken. Entre soeurs, lui dit-elle, on peut parler plus librement que vous ne faites, et ne pas cacher des choses qui sont publiques, car nous sommes fort bien informés à Hannovre de ce qui regarde la princesse, nous savons qu'elle est contre-faite, qu'elle est laide à faire peur, qu'elle est méchante et hautaine, et qu'en un mot c'est un petit monstre qu'on devroit souhaiter n'avoir jamais été au monde. Madame de Kamken se fâcha et disputa très-vivement avec sa soeur, et pour la détromper de ses préjuges, elle la mena chez la reine où j'étois. On eut bien de la peine à lui persuader que c'étoit moi qu'elle voyoit. Mais on ne put la convaincre que j'étois droite qu'en me faisant déshabiller en sa présence. Plusieurs femmes de Hannovre furent envoyées à diverses reprises à Berlin pour m'examiner. J'étois obligée de passer en revue devant elles et de leur montrer mon dos pour leur prouver que je n'étois pas bossue. J'enrageois de tout cela, et pour comble de malheur la reine s'étoit entêtée de me rendre plus menue que je n'étois. Elle faisoit serrer mon corps de jupe au point que j'en devenois toute noire et que cela m'ôtoit la respiration. Les soins de Madame de Sonsfeld avoient racommodé mon teint, j'étois assez passable, si la reine ne m'avoit gâtée en me faisant serrer si fort. Toute cette année se passa ainsi. Comme il n'y eut rien de fort intéressant je passe à l'année 1723.

Le roi d'Angleterre arriva au printemps à Hannovre, la duchesse de Kendell et Milady Arlington furent de sa suite, et la Letti y accompagna la dernière de ces dames. Elle ne vivoit uniquement que de ses bonnes grâces, et d'une pension qu'elle lui avoit fait obtenir du roi. Le roi, mon père, qui n'avoit alors en vue que mon mariage avec le duc de Glocestre, se rendit peu après l'arrivée de ce prince à Hannovre. Il y fut reçu avec toutes les démonstrations de joie et de tendresse imaginables, et retourna très-content de son séjour à Berlin.

La reine partit peu-après son retour, chargée d'instructions secrètes pour le roi son père, et de conclure une alliance offensive et défensive entre ces deux monarques dont le sceau devoit être le mariage de mon frère et le mien. Elle ne trouva point les heureuses dispositions dont elle s'étoit flattée. Le roi d'Angleterre acquiesça à toutes les propositions hors à celle de mon mariage, s'excusant sur ce qu'il ne pouvoit entrer en aucun engagement sans avoir consulté les inclinations du prince, son petit-fils, et sans savoir si nos humeurs et nos caractères se conviendroient. La reine au désespoir et ne sachant comment se tirer d'embarras, eut recours à la duchesse de Kendell. Elle se plaignit amèrement à cette dame de la réponse du roi, et fit tous ses efforts pour la mettre dans ses intérêts. À force de caresses et d'instances elle parvint enfin à faire parler la duchesse. Elle avoua à la reine que l'éloignement du roi pour mon mariage provenoit des impressions malignes qu'on lui avoit données sur mon sujet; que la Letti avoit fait un portrait de moi tel qu'il le falloit pour dégoûter tout homme de se marier; qu'elle m'avoit dépeinte d'une laideur, et d'une difformité extrême que les éloges qu'elle avoit faits de mon caractère s'accordoient parfaitement avec ceux de ma figure; qu'elle m'avoit représentée si méchante et si colérique, que cela me causoit le mal caduc plusieurs fois par jour de pure rage. Jugez vous-même, Madame, continuoit la duchesse, après de pareils rapports qui ont encore été confirmés par Mademoiselle de Pelnitz, si le roi votre père peut consentir à ce mariage. La reine qui ne pouvoit cacher son indignation, lui conta tout le procédé de la Letti envers moi, et les raisons qu'elle avoit eues de s'en défaire, elle lui allégua toutes les personnes qui avoient été envoyées de Hannovre à Berlin, et s'en rapporta à leur témoignage. Enfin on démontra si bien à la duchesse la fausseté de tous ces bruits, qu'on la persuada entièrement du contraire. Cette dame, amie intime de Milord Townshend, alors premier secrétaire d'état, résolut de finir seule cette affaire afin qu'on lui en eût toute l'obligation. Mais sentant bien qu'elle auroit beaucoup de peine à effacer de l'esprit du roi les préjugés qu'on lui avoit inspirés contre moi, elle conseilla à la reine de persuader à ce prince d'aller faire un tour à Berlin afin qu'il pût se détromper par ses propres yeux des calomnies qu'on avoit débitées sur mon compte. La reine sut si bien ménager l'esprit du roi, et fut si bien secondée par la duchesse, qu'il se rendit à ses désirs, et fixa son voyage pour le mois d'Octobre. Cette princesse retourna triomphante à Berlin, et y fut reçue le mieux du monde par le roi son époux. Il est inconcevable quelle joie la venue du roi d'Angleterre causa par tout le pays, et quelle satisfaction le roi en ressentoit. Il n'y eut que moi qui n'y participai pas, car j'étois maltraitée depuis le matin jusqu'au soir. A tout ce que je faisois la reine ne manquoit pas de dire: ces manières ne seront pas du goût de mon neveu, il faut vous régler dès à présent à son humeur, car vos façons ne lui plairont pas. Ces réprimandes que j'essuyois vingt fois par jour, ne flattoient guère mon petit amour propre. J'ai eu de tout temps le malheur de faire beaucoup de réflexions, je dis le malheur, car en effet on approfondit quelquefois trop les choses et on en découvre de très-chagrinantes. Il est bon de réfléchir sur soi-même. Mais on seroit beaucoup plus heureux si on tâchoit d'écarter toute pensée fâcheuse. C'est un mal physique, mais un bien moral, et quoique ce bien moral me soit quelquefois fort à charge, je le trouve cependant utile pour le bien de la conduite. Mais en me déchaînant contre le trop de réflexions, je sens que j'en fais, qui n'appartiennent point au fil de mon histoire. Je reviens à celles que je faisois sur le procédé de la reine. Qu'il est dur pour moi, disois-je souvent à ma gouvernante, de me voir toujours reprendre d'une façon si singulière par la reine. Je sens que j'ai des défauts, j'ambitionne de m'en corriger, mais c'est par l'envie que j'ai d'acquérir l'estime et l'approbation de tout le monde. Faut-il m'encourager par d'autres motifs que par le point d'honneur, et pourquoi me parler toujours du duc de Glocestre et des soins que je dois me donner pour lui plaire un jour? Il me semble que je le vaux bien, et qui sait s'il sera de mon goût, et si je pourrai vivre heureuse avec lui? Pourquoi toutes ces avances avant le mariage? Je suis fille d'un roi, et ce n'est pas un si grand honneur pour moi d'épouser ce prince. Je ne me sens aucun penchant pour lui, et tout ce que la reine me dit journellement me donne plus d'éloignement que d'empressement à l'épouser. Madame de Sonsfeld ne savoit que me répondre. Mon raisonnement étoit trop juste pour le condamner. J'étois naturellement timide, et ces gronderies perpétuelles ne me donnoient pas de la hardiesse. Elle fit des représentations à la reine, mais elles ne servirent de rien.

Il vint dans ce temps-là un des gentils-hommes du duc de Glocestre à Berlin. La reine tenoit appartement, il lui fut présenté comme aussi à moi. Il me fit un compliment très-obligeant de son maître; je rougis et ne lui répondis que par une révérence. La reine qui étoit aux écoutes fut très piquée de ce que je n'avois rien répondu au compliment du duc, et me lava la tête d'importance, m'ordonnant sous peine de son indignation de raccommoder cette faute le lendemain. Je me retirai toute en larmes dans ma chambre; j'étois outrée contre la reine et contre le duc. Je jurai que je ne l'épouserois jamais, que si l'on vouloit déjà me mettre si fort sous sa férule avant le mariage, je comprenois bien que je serois pire qu'une esclave après qu'il seroit contracté; que la reine faisoit tout de sa tête, sans consulter mon coeur, et qu'enfin je voulois aller me jeter à ses pieds et la supplier de ne pas me rendre malheureuse en m'obligeant d'épouser un prince pour lequel je ne me sentois aucune inclination, et avec lequel je voyois bien que je serois malheureuse. Ma gouvernante eut bien de la peine à me tranquilliser et à m'empêcher, de faire cette fausse démarche. Je fus obligée de m'entretenir le lendemain avec le gentilhomme et de lui parler du duc, ce que je fis de très-mauvaise grâce, et d'un air fort embarrassé. Cependant l'arrivée du roi d'Angleterre approchoit. Nous nous rendîmes le six Octobre à Charlottenbourg pour le recevoir. Le coeur me battoit et j'étois dans des agitations cruelles. Ce prince y arriva le huit à sept heures du soir. Le roi, la reine et toute la cour le reçurent dans la cour du château, les appartements étant à rez de chaussée. Après qu'il eut salué le roi et la reine, je lui fus présentée. Il m'embrassa et se tournant vers la reine, il lui dit: votre fille est bien grande pour son âge. Il lui donna la main et la conduisit dans son appartement où tout le monde les suivit. Dès que j'y entrai, il prit une bougie et me considéra depuis les pieds jusqu'à la tête. J'étois immobile comme une statue et fort décontenancée. Tout cela se passa sans qu'il me dit la moindre chose. Après qu'il m'eut ainsi passée en revue, il s'adressa à mon frère qu'il caressa beaucoup, et avec lequel il s'amusa long-temps. Je pris ce temps pour m'éloigner, la reine me fit signe de la suivre, et passa dans une chambre prochaine, où elle se fit présenter les Anglois et les Allemands de la suite du roi. Après leur avoir parlé quelque temps, elle dit à ces messieurs qu'elle me laissoit avec eux pour les entretenir et s'adressant aux Anglois, parlez anglois avec ma fille, leur dit-elle, vous verrez qu'elle le parle très-bien. Je me sentis beaucoup moins gênée dès que la reine fut éloignée, et reprenant un peu de hardiesse, je liai coversation avec ces messieurs. Comme je parlois leur langue aussi bien que ma langue maternelle, je me tirai très-bien d'affaire, et tout le monde parut charmé de moi. Ils firent mes éloges à la reine et lui dirent, que j'avois l'air anglois et que j'étois faite pour être un jour leur souveraine. C'était dire beaucoup, car cette nation se croit si fort au dessus des autres, qu'ils s'imaginent faire une grande politesse, lorsqu'ils disent à quelqu'un, qu'il a les manières angloises. Leur roi les avoit bien espagnoles, il étoit d'une gravité extrême et ne disoit mot à personne. Il salua Madame de Sonsfeld fort froidement, et lui demanda si j'étois toujours aussi sérieuse, et si j'avois l'humeur mélancolique? «Rien moins, Sire, lui répondit-elle, mais le respect qu'elle a pour votre Majesté, l'empêche d'être aussi enjouée, qu'elle l'est sans cela», il branla la tête et ne répondit rien. L'accueil qu'il m'avoit fait et ce que je venois d'entendre, me donnèrent une telle crainte pour lui, que je n'eus jamais le courage de lui parler. On se mit enfin à table, où le prince resta toujours muet, peut-être avoit-il raison, peut-être avoit-il tort; mais je crois pourtant; qu'il suivoit le proverbe qui dit, qu'il vaut mieux se taire, que de mal parler. Il se trouva indisposé à la fin du repas. La reine voulut lui persuader de quitter la table; ils complimentèrent long-temps ensemble, mais enfin elle jeta sa serviette et se leva. Le roi d'Angleterre commença à chanceler, celui de Prusse accourut pour le soutenir, tout le monde s'empressa autour de lui, mais ce fut en vain, il tomba sur les genoux, sa perruque d'un côté et son chapeau de l'autre. On le coucha tout doucement à terre, où il resta une grosse heure sans sentiment. Les soins qu'on prit de lui, firent enfin revenir peu à peu ses esprits. Le roi et la reine se désoloient pendant ce temps, et bien des gens ont cru, que cette attaque étoit un avant-coureur d'apoplexie. Ils le prièrent instamment de se retirer, mais il ne voulut pas et reconduisit la reine dans son appartement. Il fut très-mal toute la nuit, ce qu'on n'apprit que sous main. Mais cela ne l'empêcha pas de reparoître le lendemain. Tout le reste de son séjour se passa en plaisirs et en fêtes. Il y eut tous les jours des conférences secrètes entre les ministres d'Angleterre et ceux de Prusse. Le résultat en fut enfin la conclusion du traité d'alliance, et du double mariage, qui avoit été ébauché à Hannovre. La signature s'en fit le douze du même mois. Le roi d'Angleterre partit le lendemain, et le congé qu'il prit de toute sa famille, fut aussi froid que l'avoit été son accueil. Le roi et la reine dévoient retourner, pour lui rendre visite au Ghoer, maison de chasse proche de Hannovre.

Il y avoit déjà près de sept mois que cette princesse se trouvoit fort incommodée, ses maux étoient si singuliers, que les médecins ne savoient qu'augurer de son état. Son corps s'enfloit prodigieusement tous les matins, et cette enflure passoit vers le soir. La faculté avoit été quelque temps en suspens, si c'était une grossesse, mais elle avoit jugé en dernier ressort que cette indisposition provenoit d'une autre cause, qui est très-incommode, mais nullement dangereuse.

Le voyage du roi pour le Ghoer étoit fixé pour le huit Novembre; il devoit partir de grand matin, et nous prîmes tous congé de lui. Mais la reine y mit empêchement. Elle tomba malade la nuit d'une violente colique, mais elle dissimula son mal, tant qu'elle put, pour ne point réveiller le roi. S'étant cependant aperçue par certaines circonstances qu'elle étoit en travail d'enfant, elle appela au secours. On n'eut pas le temps d'envoyer chercher une sage-femme ni un médecin, et elle accoucha heureusement d'une princesse sans autre secours que celui du roi et d'une femme de chambre. Il n'y avoit ni langes ni berceau, et la confusion régnoit partout. Le roi me fit appeler à quatre heures après minuit. Je ne l'ai jamais vu de si bonne humeur, il crevoit de rire en pensant à l'office qu'il avoit rendu à la reine. Le duc de Glocestre, mon frère, la princesse Amélie d'Angleterre et moi nous fûmes nommés parrains et marraines de l'enfant; je le tins l'après-midi sur les fonts, et ma soeur fut nommée Anne Amélie.

Le roi partit le lendemain. Comme ce prince voyageoit très-vite, il arriva le soir au Ghoer où on étoit dans de grandes inquiétudes, le roi d'Angleterre l'ayant déjà attendu le jour précédent. Il fut fort surpris en apprenant ce qui avoit causé le retardement du roi. Grumkow étoit de la suite de ce prince. Il s'étoit brouillé depuis quelque temps avec le prince d'Anhalt, et tâchoit de se raccommoder avec le roi d'Angleterre, mais comme il vouloit que toutes les affaires passassent par ses mains, et que la reine y mettoit obstacle, il ne manqua pas de profiter des circonstances, pour semer de nouveau la dissension entre le roi et cette princesse. J'ai déjà dit que ce prince étoit d'une jalousie extrême. Grumkow le prit par son foible, et par quelques discours vagues et adroits il lui fit naître des idées très-injurieuses à la vertu de son épouse. Il retourna au bout de quinze jours à Berlin comme un furieux. Il nous fit très-bon accueil, mais ne voulut point voir la reine. Il traversa sa chambre à coucher pour aller souper sans lui rien dire. La reine et nous tous étions dans des inquiétudes cruelles à cause de ce procédé; elle lui parla enfin et lui témoigna dans les termes les plus tendres le chagrin qu'elle avoit de sa façon d'agir. Il ne lui répondit que par des injures et en lui faisant des reproches de sa prétendue infidélité, et si Madame de Kamken ne l'eût éloigné, son emportement l'auroit peut-être porté à des violences très-fâcheuses. Il fit assembler le jour suivant les médecins, le chirurgien-major de son régiment Holtzendorff, et Madame de Kamken, pour examiner la conduite de la reine. Tous prirent vivement le parti de cette princesse. Sa gouvernante le traita même fort durement, et lui montra l'injustice de ses soupçons. En effet la vertu de la reine étoit sans reproche, et la médisance la plus noire n'a pu trouver à y redire. Le roi rentra en lui-même, il demanda pardon à cette princesse avec bien des larmes qui montroient la bonté de son coeur, et la paix fut rétablie. J'ai parlé de la brouillerie des deux favoris. Comme elle éclata l'année 1724, il est juste que j'en donne ici le détail. Depuis la chute de Madame de Blaspil et la bonne intelligence des cours d'Angleterre et de Prusse, le prince d'Anhalt étoit fort déchu de sa faveur, il passoit sa vie à Dessau, et ne venoit que rarement à Berlin. Le roi avoit pourtant toujours de grandes attentions pour lui et le ménageoit à cause de son savoir militaire. Grumkow en revanche s'étoit conservé dans sa faveur, et ce ministre étoit chargé des affaires étrangères et de celles du pays.

Le prince avoit été parrain d'une de ses filles et lui avoit promis une dot de cinq mille écus. Cette fille devant se marier, son père lui écrivit pour le sommer de sa promesse. Le prince très-mécontent de la conduite de Grumkow qui n'avoit plus de ménagemens pour lui, et qui s'étoit seul emparé de l'esprit du roi, nia fortement cette promesse. Grumkow lui répondit, l'autre répliqua; ils en vinrent enfin à se reprocher mutuellement toutes leurs friponneries, et leur correspondance devint si injurieuse, que le prince d'Anhalt résolut de décider sa querelle par le sort des armes. Avec le mérite que Grumkow possédoit au suprême degré il passoit pour un poltron fieffé. Il avoit donné des preuves de sa valeur à la bataille de Malplaquet, où il resta dans un fossé pendant tout le temps de l'action. Il se distingua aussi beaucoup à Stralsund, et se démit une jambe au commencement de la campagne, ce qui l'empêcha de pouvoir aller à la tranchée. Il avoit le même malheur qu'eut un certain roi de France, de ne pouvoir voir une épée nue sans tomber en foiblesse, mais excepté tout cela c'étoit un très-brave général. Le prince lui envoya un cartel. Grumkow tremblant de courage, et s'armant de la religion et des loix établies, répondit, qu'il ne se battroit point, que les duels étoient défendus par les loix divines et humaines et qu'il ne se trouvoit point d'humeur à en être le transgresseur. Ce ne fut pas tout, il voulut encore mériter la couronne du ciel, en souffrant patiemment les injures. Il fit toutes les avances à son antagoniste, mais il ne s'attira que de plus en plus son mépris, et celui-ci resta inexorable. Cette affaire parvint enfin aux oreilles du roi, qui employa tous ses efforts pour les rapatrier, mais vainement, le prince d'Anhalt ne voulant point se laisser fléchir. Il fut donc résolu qu'ils décideroient leur différend en présence de deux seconds. Celui que le prince choisit, étoit un certain colonel Corf au service de Hesse, et le général comte de Sekendorff, au service de l'Empereur fut celui de Grumkow. Ces deux derniers étoient amis intimes. La chronique scandaleuse disoit qu'ils avoient été dans leur jeunesse de moitié au jeu, où ils avoient fait un profit considérable. Quoiqu'il en soit, Sekendorff étoit le portrait vivant de Grumkow, à cela près qu'il affectoit plus de christianisme que lui et qu'il étoit brave comme son épée. Rien n'étoit si risible que les lettres que ce général écrivoit à Grumkow, pour lui inspirer du courage. Cependant le roi voulut encore s'en mêler.

Il convoqua au commencement de l'année 1725 un conseil de guerre à Berlin, composé de tous les généraux et colonels commandants de son armée. La reine avoit la plupart des généraux à sa disposition. Les belles promesses que Grumkow lui fit, de rester fermement attaché à son parti, l'éblouirent; elle fit pencher la balance de son côté, sans quoi il auroit couru risque d'être cassé. Il en fut quitte pour quelques jours d'arrêts, ce qui fut une espèce de satisfaction que le roi donna au prince d'Anhalt. Dès qu'il fut relâché, le roi lui fit conseiller sous main de vider son différend. Le champ de bataille étoit proche de Berlin; les deux combattans s'y rendirent, suivis de leurs seconds. Le prince tira son épée en disant quelques injures à son adversaire. Grumkow ne lui répondit qu'en se jetant à ses pieds qu'il embrassa en lui demandant pardon et le priant de lui rendre ses bonnes grâces. Le prince d'Anhalt pour toute réplique lui tourna le dos. Depuis ce temps-là ils ont toujours été ennemis jurés, et leurs animosités n'ont cessé que par leur vie. Le prince s'est tout-à-fait changé depuis à son avantage, bien des gens ont rejeté la plupart de ses méchantes actions sur les détestables conseils de Grumkow. On pourroit dire de lui, comme du cardinal de Richelieu: il a fait trop de mal pour en dire du bien, il a fait trop de bien pour en dire du mal.

Le roi d'Angleterre repassa cette année la mer pour se rendre en Allemagne. Le roi mon père ne manqua pas d'aller le voir; il se flattoit de pouvoir mettre fin à mon mariage. La reine l'ayant déjà si bien servi fut chargée de cette commission. Elle se rendit donc à Hannovre, où elle fut reçue à bras ouverts. Elle trouva le roi, son père, par rapport à l'alliance des deux maisons dans les mêmes dispositions, où il avoit été les années précédentes. Il lui parla même en des termes remplis de tendresse pour moi, mais il lui représenta que deux obstacles s'opposoient à ses désirs. Le premier, qu'il ne pouvoit nous marier sans en avoir fait la proposition à son parlement, le second étoit notre jeunesse, car je n'avois que 16 ans et le duc en avoit 18. Mais pour adoucir toutes ces difficultés, il l'assura qu'il disposeroit tout de manière qu'il pût faire célébrer notre mariage la première fois qu'il retourneroit en Allemagne. La reine se flatta toujours d'obtenir davantage, elle n'avoit jamais été si bien avec le roi, son père, qu'elle l'étoit alors, il sembloit même avoir pour elle une tendresse infinie, et il est sûr qu'il avoit toutes sortes d'attentions pour cette princesse. Elle demanda une prolongation de permission au roi, son époux, se faisant fort, lui mandoit-elle, de réussir dans ses desseins. Le roi la lui accorda et lui permit même de rester à Hannovre aussi long-temps que les affaires l'exigeroient. J'étois pendant ce temps-là à Berlin dans une faveur extrême auprès du roi, je passois toutes les après-midis à l'entretenir et il venoit souper dans mon appartement. Il me témoignoit même de la confiance et me parloit souvent d'affaires. Pour me distinguer davantage, il ordonna que l'on vînt me faire la cour tout comme à la reine. Les gouvernantes de mes soeurs me furent subordonnées, et eurent ordre de ne pas faire un pas sans ma volonté. Je n'abusai point des grâces du roi; j'avois autant de solidité, toute jeune que j'étois, que j'en puis avoir maintenant, et j'aurois pu avoir soin de l'éducation de mes soeurs. Mais je me rendis justice, et vis bien que cela ne me convenoit pas, je ne voulus pas non plus tenir appartement et me contentai de faire prier quelques dames tous les jours.

Il y avoit déjà six mois que j'étois tourmentée de cruels maux de tête, ils étoient si violents, que j'en tombois souvent en foiblesse. Malgré cela je n'osois jamais rester dans ma chambre, la reine ne le voulant point. Cette princesse qui étoit d'un tempérament fort robuste ne savoit ce que c'étoit que d'être malade, elle étoit en cela d'une dureté extrême, et lorsque j'étois quelquefois mourante, il falloit pourtant être de bonne humeur, sans quoi elle se mettoit dans de terribles colères contre moi. La veille de son retour je pris une espèce de fièvre chaude avec des transports au cerveau et des douleurs si violentes dans la tête, qu'on m'entendoit crier dans la place du château. Six personnes étoient obligées de me tenir jour et nuit, pour m'empêcher de me tuer. Madame de Sonsfeld dépêcha d'abord des estafettes au roi et à la reine, pour les informer de mon état. Cette princesse arriva le soir, elle fut bien alarmée de me trouver si mal. Les médecins désespéroient déjà de ma vie, un abcés qui me creva le troisième jour dans la tête me sauva; heureusement pour moi, les humeurs prirent leur issue par l'oreille, sans quoi je n'aurois pu en réchapper. Le roi se rendit deux jours après à Berlin, et vint d'abord me voir. Le pitoyable état où il me trouva, l'attendrit si fort qu'il en versa des larmes. Il n'alla point chez la reine, et fit barricader toutes les communications de son appartement et de celui de cette princesse. La raison de ce procédé provenoit de la colère où il étoit de ce qu'elle l'avoit amusé par de fausses promesses. Il avoit si fort compté sur son crédit, sur l'esprit du roi d'Angleterre, qu'il avoit cru que mon mariage se feroit encore cette année. Il s'imagina qu'elle n'en avoit agi ainsi que pour prolonger son séjour à Hannovre. Cette brouillerie dura six semaines, au bout desquelles le raccommodement se fit. Je me remis fort lentement pendant ce temps, et je fus obligée de garder deux mois la chambre.

La reine ma mère est très-jalouse de son petit naturel. Les distinctions infinies que le roi me faisoit, l'indisposoient contre moi, elle étoit outre cela animée par une de ses dames, fille de la comtesse de Fink que je nommerai dorénavant la comtesse Amélie pour la distinguer de sa mère. Cette fille avoit lié une intrigue à l'insu de ses parens avec le ministre de Prusse à la cour d'Angleterre, il se nommoit Wallerot. C'étoit un vrai fat, d'une figure ragotine, et qui n'avoit avancé les affaires de Prusse que par ses bouffonneries. Elle s'étoit promise secrètement avec cet homme, et son plan étoit de devenir ma gouvernante et de me suivre en Angleterre. Pour le faire réussir elle avoit employé tous les efforts pour s'insinuer auprès du duc de Glocestre, et lui avoit fait accroire qu'elle étoit ma favorite, ce qui lui avoit attiré beaucoup de politesses de la part du duc. Mais il falloit encore se défaire de ma gouvernante, et pour y parvenir elle ne cessoit d'animer la reine contre elle et moi.

Cette fille étoit la toute puissante sur l'esprit de cette princesse, et profitoit de ses foiblesses pour parvenir à son but. J'étois maltraitée tous les jours, et la reine ne cessoit de me reprocher les grâces que le roi avoit pour moi. Je n'osois plus le caresser qu'en tremblant et sans craindre d'être accablée de duretés; il en étoit de même de mon frère. Il suffisoit que le roi lui ordonnât une chose pour qu'elle la lui défendît. Nous ne savions quelquefois à quel saint nous vouer, étant entre l'arbre et l'écorce. Cependant comme nous avions l'un et l'autre plus de tendresse pour la reine, nous nous réglâmes sur ses volontés. Ce fut la source de tous nos malheurs, comme on le verra par la suite de ces mémoires. Le coeur me saignoit cependant de n'oser plus témoigner la vivacité de mes sentiments au roi; je l'aimois passionnément et il m'avoit témoigné mille bontés depuis que j'étois au monde, mais devant vivre avec la reine il falloit me régler sur elle. Cette princesse accoucha au commencement de l'année 1726 d'un prince qui fut nommé Henri. Nous nous rendîmes, dès qu'elle fut rétablie, à Potsdam, petite ville proche de Berlin. Mon frère ne fut point du voyage; le roi ne pouvoit le souffrir, voyant qu'il ne vouloit pas se soumettre à ses volontés. Il ne cessoit de le gronder, et son animosité devenoit si invétérée, que tous les bien-intentionnés conseillèrent à la reine, de lui faire faire des soumissions, ce qu'elle n'avoit pas voulu permettre jusqu'alors; cela donna lieu à une scène assez risible.

Cette princesse me donna commission d'écrire plusieurs choses de contrebande à mon frère, et de lui faire la minute d'une lettre qu'il devoit écrire au roi. J'étois assise entre deux cabinets des Indes, à écrire ces lettres, lorsque j'entendis venir le roi, un paravent qui étoit placé devant la porte, me donna le temps de fourrer mes papiers derrière un de ces cabinets. Madame Sonsfeld prit les plumes, et voyant déjà approcher le roi, je mis le cornet dans ma poche et je le tins soigneusement; de crainte qu'il ne renversât. Après avoir dit quelques mots à la reine, il se tourna tout d'un coup du côté de ces cabinets. Ils sont bien beaux, lui dit-il, ils étoient à feu ma mère qui en faisoit grand cas; en même temps il s'en approcha pour les ouvrir. La serrure étoit gâtée, il tiroit la clef tant qu'il pouvoit, et je m'attendois à tout moment à voir paroître mes lettres. La reine me tira de cette appréhension, pour me rejeter dans une autre. Elle avoit un très-beau petit chien de Bologne, j'en avois un aussi, ces deux animaux étoient dans la chambre. Décidez, dit-elle au roi, de notre différend, ma fille dit, que son chien est plus beau que le mien, et je soutiens le contraire. Il se mit à rire, et me demanda si j'aimois beaucoup le mien? De tout mon coeur, lui répondis-je, car il a beaucoup d'esprit et un très-bon caractère; ma réplique le divertit, il m'embrassa plusieurs fois de suite, ce qui m'obligea de me dessaisir de mon encrier. La liqueur noire se répandit aussitôt sur tout mon habit, et commençoit à découler dans la chambre; je n'osois bouger de ma place, de crainte, que le roi ne s'en aperçût. J'étois à demi-morte de peur. Il me tira d'embarras en s'en allant; j'étois trempée d'encre jusqu'à la chemise; j'eus besoin de lessive, et nous rîmes bien de toute cette aventure. Le roi se raccommoda cependant avec mon frère, qui vint nous joindre à Potsdam. C'étoit le plus aimable prince qu'on pût voir, il étoit beau et bienfait, son esprit étoit supérieur pour son âge, et il possédoit toutes les qualités qui peuvent composer un prince parfait. Mais me voici arrivée à un détail plus sérieux, et à la source de tous les malheurs que ce cher frère et moi avons endurés.

L'Empereur avoit formé dès l'année 1717 une compagnie des Indes à Ostende, ville et port de mer aux pays-bas. Le négoce n'avoit commencé qu'avec deux vaisseaux, et le succès en avoit été si heureux, malgré les obstacles des Hollandois, que cela engagea ce prince, à leur donner le privilège de négocier en Afrique et aux Indes orientales pour trente ans, excluant tous ses autres sujets de ce trafic. Comme le commerce est une des choses, qui contribuent le plus à rendre un état florissant, l'Empereur avoit fait en 1725 un traité secret avec l'Espagne, par lequel il s'engageoit à faire avoir Gibraltar et Port Mahon aux Espagnols. La Russie y accéda depuis. Les puissances maritimes ne furent pas long-temps sans s'apercevoir des menées secrètes de la cour de Vienne; et pour s'opposer aux vues ambitieuses de la maison d'Autriche, qui ne tendoient pas à moins qu'à ruiner leur commerce, qui fait la principale force de leurs états, elles conclurent une alliance entre elles, où la France, le Danemark, la Suède et la Prusse accédèrent depuis, et c'est le même, qui fut signé à Charlottenbourg, et dont j'ai déjà fait mention. L'Empereur jugeant bien, qu'il ne pourroit se soutenir contre une ligue aussi formidable, fut obligé de prendre d'autres mesures, et de tâcher de la désunir. Le général Sekendorff lui parut un personnage très-propre pour l'exécution de ses desseins à la cour de Prusse. On a déjà vu que ce ministre étoit étroitement lié d'amitié avec Grumkow; il connoissoit le caractère intéressé et ambitieux de ce dernier, et ne douta pas de l'engager dans les intérêts de l'Empereur. Il commença par lui écrire et tâcher de pénétrer ses sentiments, il lui fit même quelques ouvertures sur les conjonctures où se trouvoit son souverain. Cette correspondance avoit commencé dès l'année précédente, et les lettres de Sekendorff avoient été accompagnées de très-beaux présens, et de très-grandes promesses. Le coeur vénal de Grumkow se rendit bientôt à de si grands avantages. Les circonstances le favorisoient dans son dessein. L'union des cours de Prusse et de Hannovre commençoit à se refroidir. Le roi mon père étoit très-piqué du retardement de mon mariage, d'autres sujets de plaintes se joignoient à celui-là. Ce prince ne se plaisoit qu'à augmenter son gigantesque régiment. Les officiers chargés des enrôlements prenoient de gré ou de force les grands hommes qu'ils trouvoient sur les territoires étrangers.

La reine avoit obtenu du roi son père, que l'électorat de Hannovre en fourniroit une certaine quantité tous les ans. Le ministère hannovrien, peut-être gagné par les anti-prussiens, dont Milady Arlington étoit le chef, négligea d'exécuter les ordres du roi d'Angleterre. La reine fit faire plusieurs fois des remonstrances là-dessus, mais ils ne la payèrent que de quelques mauvaises excuses. Le roi se trouva très-offensé du peu d'attention qu'on lui marquoit, et Grumkow ne manqua pas de l'animer si fort, que pour se venger il ordonna à ses officiers d'enlever dans le pays de Hannovre tous ceux qu'ils trouveroient d'une taille propre à être rangés dans son régiment. Cette violence fit un bruit épouvantable. Le roi d'Angleterre demanda satisfaction et prétendit, qu'on relachât ses sujets: celui de Prusse s'opiniâtra à les garder, ce qui fit naître une mésintelligence entre les deux cours qui dégénéra peu après en haine ouverte. La situation des affaires étoit donc telle que Sekendorff pouvoit le désirer à son arrivée à Berlin. Les soins que Grumkow s'étoit données de longue main à préparer l'esprit du roi lui facilitèrent sa négociation. Il fut fort bien reçu de ce prince qui l'avoit connu particulièrement, lorsqu'il étoit encore au service de Saxe, et l'avoit toujours fort estimé. Une suite nombreuse de Heiduks ou plutôt de géans qu'il présenta au roi de la part de l'Empereur, lui attira un surcroît de bon accueil, et le compliment qu'il lui fit de la part de son maître acheva de le charmer. Comme l'Empereur, lui dit-il, ne cherche qu'à faire plaisir en toute occasion à votre Majesté, il lui accorde les enrôlemens en Hongrie, et il a déjà donné ordre qu'on cherche tous les grands hommes de ses états pour les lui offrir. Ce procédé obligeant si différent de celui du roi son beau-père le toucha, mais ne fit que l'ébranler. Sekendorff jugea bien qu'il falloit du temps pour le détacher de la grande alliance. Il tâcha de s'insinuer peu-à-peu dans l'esprit de ce prince, et connoissant son foible, il ne manqua pas de l'attirer par là dans ses filets. Il lui donnoit presque tous le jours des festins magnifiques où il n'admettoit que les créatures qu'il s'étoit faites et celles de Grumkow. On ne manquoit jamais de tourner la conversation sur les conjonctures présentes de l'Europe, et de plaider d'une façon artificieuse la cause de l'Empereur. Enfin au milieu du vin et de la bonne chère, le roi se laissa entraîner à renoncer à quelques uns des engagemens qu'il avoit pris avec l'Angleterre, et à se lier avec la maison d'Autriche. Il promit à cette dernière de ne point faire agir contre elle les troupes qu'il devoit fournir à l'Angleterre en vertu d'un des articles du traité de Hannovre. Cette promesse fut tenue fort secrète. Le roi n'étoit point encore intentionné alors de rompre la grande alliance, se flattant toujours de pouvoir faire réussir mon mariage. Ce ne fut qu'à la fin de l'année suivante que je vais commencer, qu'il leva le masque. La reine étoit dans le dernier désespoir de voir le train que prenoient les affaires, elle en souffroit personnellement. Le roi la maltraitoit et lui reprochoit sans cesse le retardement de mon mariage, il parloit en termes injurieux du roi son beau-père et tâchoit de la chagriner en toute occasion.

La crédit de Sekendorff s'augmentoit de jour en jour. Il prenoit un si grand ascendant sur l'esprit du roi qu'il disposoit de toutes les charges. Les pistoles d'Espagne avoient mis dans ses intérêts la plupart des domestiques et des généraux qui étoient autour de ce prince, de façon qu'il étoit informé de toutes ses démarches. Le double mariage conclu avec l'Angleterre étant un obstacle très-fâcheux pour ses vues, il résolut de le lever en mettant la désunion dans la famille. Il se servit pour cela de ses émissaires secrets; mille faux rapports qu'on faisoit tous les jours au roi sur le compte de mon frère et sur le mien l'indisposoient si fort contre nous qu'il nous maltraitoit et nous faisoit souffrir des martyres. On lui dépeignoit mon frère comme un prince ambitieux et intrigant, qui lui souhaitoit la mort pour être bientôt souverain; on l'assuroit qu'il n'aimoit point le militaire, et qu'il disoit hautement que lorsqu'il seroit le maître il renverroit les troupes; on le faisoit passer pour prodigue et dépensier, et enfin on lui donnoit un caractère si opposé à celui du roi qu'il étoit bien naturel que ce prince le prît en aversion. On ne me ménageoit pas davantage, j'étois, disoit-on, d'une hauteur insupportable, intrigante et impérieuse; je servois de conseil à mon frère et je tenois des discours très-peu respectueux sur le compte du roi. Comme ce prince souhaitoit fort l'établissement de toutes ses filles, Sekendorff s'insinua encore de ce côté-là auprès de lui, et engagea le Margrave d'Anspach, jeune prince de 17 ans, de se rendre à Berlin, pour voir ma soeur puînée. Ce prince étoit très-aimable dans ce temps-là et promettoit beaucoup. Ma soeur étoit belle comme un ange, mais elle avoit un petit génie et des caprices terribles. Elle avoit pris ma place dans la faveur du roi qui la gâtoit. Les cruels chagrins qu'elle a essuyés après son mariage l'ont corrigée de ses défauts. La jeunesse des deux parties empêcha que le mariage ne pût se faire alors, et il ne fut célébré que deux ans après comme je le dirai dans son lieu. La reine s'étoit toujours flattée que l'arrivée du roi d'Angleterre, qui devoit repasser cette année en Allemagne, rétabliroit l'union entre les deux cours, mais un événement imprévu ruina toutes ses espérances, car elle reçut la triste nouvelle de la mort de ce prince. Il étoit parti en parfaite santé d'Angleterre et avoit très-bien supporté, contre sa coutume, le trajet sur mer. Il se trouva mal proche d'Osnabruck. Tous les secours qu'on put lui donner furent inutiles, il expira au bout de 24 heures d'une attaque d'apoplexie entre les bras du duc de York son frère.

Cette perte plongea la reine dans la douleur la plus amère. Le roi même en parut touché. Malgré tous les propos qu'il avoit tenus contre le roi de la grande Bretagne, il l'avoit toujours considéré comme un père, et même il le craignoit. Ce prince avoit eu soin de lui dans son enfance et dans le temps que le roi Frédéric I. s'étoit réfugié à Hannovre pour se garantir des persécutions de l'électrice Dorothée sa belle-mère. Leurs regrets furent encore augmentés lorsqu'ils apprirent peu de temps après que ce monarque avoit eu dessein de mettre fin à mon mariage, et qu'il avoit résolu d'en faire la cérémonie à Hannovre. Le prince son fils fut proclamé roi de la grande Bretagne, et le duc de Glocestre prit le titre de prince de Galles. Cependant les fréquentes débauches que Sekendorff faisoit faire au roi, lui ruinoient la santé; il commençoit à devenir valétudinaire; l'hypocondrie dont il étoit fort tourmenté le rendoit d'une humeur mélancolique. Mr. Franke, fameux piétiste, et fondateur de la maison des orphelins dans l'université de Halle, ne contribuoit pas peu à l'augmenter. Cet ecclésiastique se plaisoit à lui faire des scrupules de conscience des choses les plus innocentes. Il condamnoit tous les plaisirs qu'il trouvoit damnables, même la chasse et la musique. On ne devoit parler d'autre chose que de la parole de Dieu; tout autre discours étoit défendu. C'étoit toujours lui qui faisoit le beau parleur à table où il faisoit l'office de lecteur, comme dans les réfectoires. Le roi nous faisoit un sermon tous les après-midis, son valet de chambre entonnoit un cantique, que nous chantions tous; il falloit écouter ce sermon avec autant d'attention, que si c'étoit celui d'un apôtre. L'envie de rire nous prenoit à mon frère et à moi, et souvent nous éclations. Soudain on nous chargeoit de tous les anathèmes de l'église, qu'il falloit essuyer, d'un air contrit et pénitent, que nous avions bien de la peine à affecter. En un mot, ce chien de Franke nous faisoit vivre comme les religieux de la Trappe. Cet excès de bigoterie fit venir à ce prince des pensées encore plus singulières. Il résolut d'abdiquer la couronne en faveur de mon frère. Il vouloit, disoit-il, se réserver dix mille écus par an, et se retirer avec la reine et ses filles à Vousterhausen. Là, ajouta-t-il, je prierai Dieu et j'aurai soin de l'économie de la campagne, pendant que ma femme et mes filles auront soin du ménage. Vous êtes adroite, me disoit-il, je vous donnerai l'inspection du linge que vous coudrez, et de la lessive. Frédérique, qui est avare, sera gardienne de toutes les provisions. Charlotte ira au marché acheter les vivres, et ma femme aura soin de mes petits enfants et de la cuisine. Il commença même à travailler à une instruction pour mon frère et à faire plusieurs démarches, qui alarmèrent très-vivement Grumkow et Sekendorff. Ils employèrent en vain toute leur rhétorique, pour dissiper ces idées funestes, mais voyant bien que tout le plan du roi n'étoit qu'un effet de son tempérament, et craignant, que s'ils ne tâchoient d'y mettre fin, ce prince ne pût bien exécuter son dessein, ils résolurent de tâcher de le dissiper.

La cour de Saxe ayant été de tout temps très-étroitement liée avec celle d'Autriche, ils tournèrent leurs vues de ce côté-là, et se proposèrent de lui persuader d'aller à Dresde. Une idée ordinairement en entraîne une autre; celle-ci leur fit naître celle de me marier avec le roi Auguste de Pologne.

Ce prince avoit 49 ans dans ce temps-là. Il a toujours été très-renommé pour sa galanterie; il avoit de grandes qualités, mais elles étoient offusquées par des défauts considérables. Un trop grand attachement aux plaisirs lui faisoit négliger le bonheur de ses peuples et de son état, et son penchant pour la boisson l'entraînoit à commettre des indignités dans son ivresse, qui seront à jamais une tache à sa mémoire.

Sekendorff avoit été dans sa jeunesse au service de Saxe, et j'ai déjà dit plus haut, que Grumkow étoit très-bien dans l'esprit de ce roi. Ils s'adressèrent l'un et l'autre au comte de Flemming, favori de ce prince, pour tâcher d'entamer une négociation sur ce sujet. Le comte de Flemming possédoit un mérite supérieur; il avoit été très-souvent à Berlin, et me connoissoit très-particulièrement. Il fut charmé des ouvertures de ces ministres et tâcha de sonder l'esprit du roi de Pologne sur ce sujet. Ce prince parut assez porté à cette alliance, et dépêcha le comte à Berlin, pour inviter celui de Prusse à venir passer le carnaval à Dresde. Grumkow et son Pilade firent part au roi de leurs desseins. Ce prince charmé de trouver un si bel établissement pour moi, consentit avec joie à leurs désirs; il rendit une réponse très-obligeante au Maréchal Flemming et partit vers le milieu de Janvier de l'année 1728 pour se rendre à Dresde.

Mon frère fut au désespoir de ne pas être de ce voyage. Il devoit rester à Potsdam pendant l'absence du roi, ce qui ne l'accommodoit point. Il me fit part de son chagrin et comme je ne pensois qu'à lui faire plaisir, je lui promis de tâcher de faire en sorte qu'il pût suivre le roi. Nous retournâmes à Berlin, où la reine tint appartement comme à son ordinaire. J'y vis Mr. de Summ, Ministre de Saxe, que je connoissois très-particulièrement et qui étoit fort dans les intérêts de mon frère. Je lui fis des compliments de sa part et lui appris le regret qu'il avoit, de n'avoir pas été invité à Dresde. Si vous voulez lui faire plaisir, continuai-je, faites en sorte que le roi de Pologne engage celui de Prusse à le faire venir. Summ dépêcha aussitôt une estafette à sa cour, pour en informer le roi son maître, qui ne manqua pas de persuader au roi mon père de faire venir mon frère. Celui-ci reçut ordre de partir, ce qu'il fit avec beaucoup de joie. La réception qu'on fit au roi, fut digne des deux monarques. Comme celui de Prusse n'aimoit pas les cérémonies, on se régla entièrement selon son génie. Ce prince avoit demandé à être logé chez le comte Vakerbart pour lequel il avoit beaucoup d'estime. La maison de ce général étoit superbe, le roi y trouva un appartement royal. Malheureusement la seconde nuit après son arrivée le feu y prit, et l'embrasement fut si subit et si violent qu'on eut toutes les peines du monde à sauver ce prince. Tout ce beau palais fut réduit en cendres. Cette perte auroit été très-considérable pour le comte de Vakerbart, si le roi de Pologne n'y avoit suppléé, mais il lui fit présent de la maison de Pirna, qui étoit bien plus magnifique que l'autre, et dont les meubles étoient d'une somptuosité infinie.

La cour de ce prince étoit pour lors la plus brillante d'Allemagne. La magnificence y étoit poussée jusqu'à l'excès, tous les plaisirs y regnoient; on pouvoit l'appeler avec raison l'île de Cythère: les femmes y étoient très-aimables et les courtisans très-polis. Le roi entretenoit une espèce de sérail des plus belles femmes de son pays. Lorsqu'il mourut, on calcula qu'il avoit eu trois cent cinquante quatre enfants de ses maîtresses. Toute sa cour se régloit sur son exemple, on n'y respiroit que la mollesse, et Bachus und Vénus y étoient les deux divinités à la mode. Le roi n'y fut pas long-temps sans oublier sa dévotion, les débauches de la table et le vin de Hongrie le remirent bientôt de bonne humeur. Les manières obligeantes du roi de Pologne lui firent lier une étroite amitié avec ce prince. Grumkow qui ne s'oublioit pas dans les plaisirs, voulut profiter de ces bonnes dispositions, pour le mettre dans le goût des maîtresses, il fit part de son dessein au roi de Pologne, qui se chargea de l'exécution.

Un soir, qu'on avoit sacrifié à Bacchus, le roi de Pologne conduisit insensiblement le roi dans une chambre très-richement ornée, et dont tous les meubles et l'ordonnance étoient d'un goût exquis. Ce prince, charmé de ce qu'il voyoit, s'arrêta pour en contempler toutes les beautés, lorsque tout à coup on leva une tapisserie, qui lui procura un spectacle des plus nouveaux. C'étoit une fille dans l'état de nos premiers pères, nonchalamment couchée sur un lit de repos. Cette créature étoit plus belle qu'on ne dépeint Vénus et les Grâces; elle offroit à la vue un corps d'ivoire, plus blanc que la neige et mieux formé que celui de la belle statue de la Vénus de Medécis, qui est à Florence. Le cabinet qui enfermoit ce trésor étoit illuminé de tant de bougies, que leur clarté éblouissoit, et donnoit un nouvel éclat à la beauté de cette déesse. Les auteurs de cette comédie ne doutèrent point que cet objet ne fît impression sur le coeur du roi, mais il en fut tout autrement. À peine ce prince eut-il jeté les yeux sur cette belle, qu'il se tourna avec indignation, et voyant mon frère derrière lui, il le poussa très-rudement hors de la chambre, et en sortit immédiatement après, très-fâché de la pièce, qu'on avoit voulu lui faire. Il en parla le soir même en termes très-forts à Grumkow, et lui déclara nettement, que si on renouveloit ces scènes, il partiroit sur-le-champ. Il en fut autrement de mon frère. Malgré les soins du roi, il avoit eu tout le temps de contempler la Vénus du cabinet, qui ne lui imprima pas tant d'horreur, qu'elle en avoit causé à son père. Il l'obtint d'une façon assez singulière du roi de Pologne.

Mon frère étoit devenu passionnément amoureux de la comtesse Orzelska, qui étoit tout ensemble fille naturelle et maîtresse du roi de Pologne. Sa mère, étoit une marchande françoise de Varsovie. Cette fille devoit sa fortune au comte Rodofski, son frère, dont elle avoit été maîtresse, et qui l'avoit fait connoître au roi de Pologne, son père, qui, comme je l'ai déjà dit, avoit tant d'enfans, qu'il ne pouvoit avoir soin de tous. Cependant il fut si touché des charmes de la Orzelska, qu'il la reconnut d'abord pour sa fille; il l'aimoit avec une passion excessive. Les empressements de mon frère pour cette dame lui inspirèrent une cruelle jalousie. Pour rompre cette intrigue, il lui fit offrir la belle Formera à condition qu'il abandonneroit la Orzelska. Mon frère lui fit promettre ce qu'il voulut, pour être mis en possession de cette beauté, qui fut sa première maîtresse.

Cependant le roi n'oublia pas le but de son voyage. Il conclut un traité secret avec le roi Auguste, dont voici à-peu-près les articles. Le roi de Prusse s'engageoit à fournir un certain nombre de troupes à celui de Pologne, pour forcer les Polonois de rendre la couronne héréditaire dans la maison électorale de Saxe. Il me promettoit en mariage à ce prince, et lui prêtoit quatre millions d'écus, outre ma dot qui devoit être très-considérable. En revanche le roi de Pologne lui donnoit pour hypothèque des quatre millions la Lusace. Il m'assuroit un douaire sur cette province de deux cent mille écus, avec la permission de résider après sa mort où je voudrois. Je devois avoir l'exercice libre de ma religion à Dresde, où on devoit m'accommoder une chapelle, pour y célébrer le culte divin, et enfin, tous ces articles dévoient être signés et confirmés par le prince électoral de Saxe. Comme le roi, mon père, avoit invité celui de Pologne à se rendre à Berlin, pour assister à la revue de ses troupes, la signature du traité fut remise jusqu'à ce temps-là. Ce prince avoit demandé du temps, pour préparer l'esprit de son fils et pour le persuader à la démarche, qu'on prétendoit de lui. Le roi partit donc très-content de Dresde, aussi bien que mon frère; ils ne cessoient l'un et l'autre de nous faire les éloges du roi de Pologne et de sa cour.

Pendant que toutes ces choses se passoient, je souffrois cruellement à Berlin des persécutions de la comtesse Amélie. Elle ne cessoit d'animer la reine contre moi. Cette princesse me maltraitait perpétuellement; je supportois son procédé injuste avec respect, mais celui de sa favorite me mettoit quelquefois dans une rage terrible. Cette fille me traitoit avec un air de hauteur, qui m'étoit insupportable, et quoiqu'elle n'eût que deux ans de plus que moi, elle vouloit se mettre sur le pied de me gouverner. Malgré tout le dépit que j'avois contre elle, j'étois obligée de me contraindre et de lui faire bon visage, ce qui m'étoit plus cruel que la mort. Car j'abhorre la fausseté, et ma sincérité a été souvent cause de bien des chagrins, que j'ai essuyés. Cependant c'est un défaut, dont je ne prétends pas me corriger. J'ai pour principe qu'il faut toujours marcher droit, et que l'on ne peut s'attirer de chagrin quand on n'a rien à se reprocher. Un nouveau monstre commençoit à s'élever sur le pied de favorite, et partageoit la faveur de la reine avec la comtesse Amélie. C'étoit une des femmes de chambre de cette princesse; elle se nommoit Ramen, et c'étoit la même, qui accoucha la reine à l'improviste, lorsqu'elle fut délivrée de ma soeur Amélie. Cette femme étoit veuve, ou pour mieux dire, elle suivoit l'exemple de la Samaritaine, et elle avoit autant de maris qu'il y a de mois dans l'année. Sa fausse dévotion, sa charité affectée pour les pauvres, et enfin le soin qu'elle avoit pris de colorer son libertinage, avoient engagé Mdme. de Blaspil de la recommander à la reine. Elle commença à s'insinuer dans son esprit par son adresse à faire plusieurs ouvrages qui l'amusoient; mais elle ne parvint à ce haut point de faveur où elle étoit alors, que par les rapports qu'elle faisoit à la reine sur le compte du roi. Cette princesse avoit une confiance aveugle en cette femme, à laquelle elle faisoit part de ses affaires et de ses pensées les plus secrètes. Deux rivales de gloire ne pouvoient s'accorder long-temps ensemble. La comtesse Amélie et la Ramen étoient ennemies jurées; mais comme elles se craignoient l'une l'autre, elles cachoient leur animosité.

Peu après le retour du roi de Dresde, le maréchal comte de Flemming, accompagné de la princesse Ratziville, son épouse, arriva à Berlin, avec le caractère d'Envoyé extraordinaire du roi de Pologne. La princesse étoit une jeune personne sans éducation, mais fort vive et naïve, sans être belle elle avoit de l'agrément. Le roi la distingua fort et ordonna à la reine d'en faire de même. Elle s'attacha beaucoup à moi; son mari qui me connoissoit depuis mon enfance, étoit fort de mes amis. Comme il étoit déjà âgé, la reine lui avoit permis de venir chez moi, quand il le vouloit; il profita très-assidûment de son privilège, et venoit passer toutes les matinées chez moi avec son épouse, qui s'empressoit beaucoup autour de moi. J'étois très-mal attifée. La reine me faisoit coëffer et habiller, comme l'avoit été ma vieille grand'-mère dans sa jeunesse. La comtesse de Flemming lui représenta, que la cour de Saxe se moqueroit de moi, si elle me voyoit ainsi bâtie. Elle me fit ajuster à la nouvelle mode, et tout le monde disoit, que je n'étois pas connoissable, étant beaucoup plus jolie, que je ne l'avois été. Ma taille commençoit à se dégager et devenoit plus menue, ce qui me donnoit meilleur air. La comtesse disoit mille fois par jour à la reine, qu'il falloit que je devinsse sa souveraine. Comme cette princesse, ni moi n'étions point informées du traité de Dresde, nous prenions ces propos pour des badineries. Le comte s'arrêta deux mois à Berlin, et vint prendre congé de moi la veille de son départ, après bien des assurances réitérées qu'il me fit de son respect. J'espère, me dit-il, que je pourrai bientôt donner à votre Altesse royale des preuves de l'attachement inviolable que j'ai pour vous, et vous rendre aussi heureuse que vous le méritez. Je compte avoir dans peu l'honneur de vous revoir avec le roi mon maître. Je n'entendis point le sens de ce discours, et je crus bonnement, qu'il vouloit travailler à mon mariage avec le prince de Galles. Je lui fis une réponse fort obligeante, après quoi il se retira.

Nous partîmes peu de jours après pour Potsdam. Ce voyage m'auroit fort déplu en tout autre temps, mais je fus charmée pour cette fois de m'éloigner de Berlin. Je me flattois de regagner les bonnes grâces de la reine, car on l'avoit au point indisposée contre moi qu'elle ne pouvoit plus me souffrir. Les affaires d'Angleterre étoient dans une espèce de repos. La reine intriguoit perpétuellement pour effectuer mon mariage, sans rien avancer, et on l'amusoit par de belles paroles. Tout cela la mettoit de mauvaise humeur contre moi, car elle disoit, que si j'avois été mieux élevée, je serois déjà mariée. J'espérois que je dissiperois toutes ces pensées dans l'absence de la comtesse Amélie, qui les lui suggéroit, mais je me trompois. Son esprit étoit tellement aigri contre moi, que mon sort ne fut pas meilleur à Potsdam, qu'il ne l'avoit été à Berlin. La reine fut même sur le point de se plaindre au roi de ma gouvernante et de moi, et de prier ce prince, de charger quelqu'autre personne de ma conduite, mais la crainte la retint. Elle connoissoit l'estime particulière, que le roi avoit pour Mdme. de Sonsfeld, ce qui lui fit appréhender, qu'elle ne réussît pas dans ses desseins. Le comte de Fink même, à qui elle en parla, la dissuada fort de faire cette démarche. Ce général n'étoit point informé des vues ambitieuses de sa fille, et d'ailleurs il étoit trop honnête homme pour les approuver. Il parla très-fortement à la reine sur mon compte et sur celui de Mdme. de Sonsfeld, et lui fit tant de remontrances sur la dureté de son procédé envers elle et envers moi, qu'elle rentra en elle-même. Elle me parla même l'après-midi, et me dit tous les griefs qu'elle avoit contre moi. C'étoit, me disoit-elle, la confiance que j'avois en ma gouvernante, qu'elle n'approuvoit pas; elle étoit outre cela fâchée, que je suivois aveuglément les conseils de cette dame, et enfin mille choses pareilles. Je me jetois à ses pieds et lui dis, que la connoissance que j'avois du caractère de Mdme. de Sonsfeld, ne me permettoit pas d'avoir rien de caché pour elle, que je lui confiois tous mes secrets particuliers, mais que je ne lui parlois jamais de ceux des autres, et que cette même connoissance que j'avois de son mérite, m'engageoit à suivre ses conseils, étant persuadée, qu'elle ne m'en donneroit que de bons; que d'ailleurs je ne suivois en cela que les ordres que la reine m'avoit donnés. Je la suppliois de rendre justice à Mdme. de Sonsfeld et de ne pas me réduire au désespoir, en renonçant aux bontés, qu'elle m'avoit toujours témoignées. La reine fut un peu décontenancée de ma réponse, elle chercha toutes sortes de mauvais prétextes, pour trouver des sujets de plainte contre moi. Je lui fis beaucoup de soumissions, et enfin nous fîmes la paix. Je fus deux jours après plus en grâce que jamais, et Mdme. de Sonsfeld qu'elle avoit pris à tâche de chagriner, fut mieux traitée. J'aurois été dans une tranquillité parfaite, si mon frère n'avoit troublé mon repos. Depuis son retour de Dresde il tomboit dans une noire mélancolie. Le changement de son humeur rejaillissoit sur sa santé; il maigrissoit à vue d'oeil et prenoit de fréquentes foiblesses, qui faisoient craindre, qu'il ne devînt étique. La reine et moi, nous faisions ce que nous pouvions pour le dissiper. Je l'aimois passionnément, et lorsque je lui demandois, quel étoit le sujet de son chagrin, il me répondoit toujours, que c'étoit les mauvais traitemens du roi. Je tâchois de le consoler de mon mieux, mais j'y perdois mes peines. Son mal augmenta si fort, que l'on fut enfin obligé d'en informer le roi. Ce prince chargea son chirurgien-major, de veiller à sa santé et d'examiner son mal. Le rapport que cet homme lui fit de l'état de mon frère, l'alarma beaucoup. Il lui dit, qu'il se trouvoit fort mal, qu'il avoit une espèce de fièvre lente, qui dégénereroit en étisie, s'il ne se ménageoit pas et s'il ne mettoit pas dans le remède. Le roi avoit le coeur naturellement bon, quoique Grumkow lui eût inspiré beaucoup d'antipathie contre ce pauvre prince, et malgré les justes sujets de plaintes, qu'il croyoit avoir contre lui, la voix de la nature se fit sentir. Il se reprocha d'être cause par les chagrins qu'il lui avoit donnés, de la triste situation où il se trouvoit. Il tâcha de réparer le passé en l'accablant de caresses et de bontés; mais tout cela n'effectuoit rien, et l'on étoit-bien éloigné de deviner la cause de son mal. On découvrit enfin, que sa maladie n'étoit causée que par l'amour. Il avoit pris du goût pour les débauches, depuis qu'il avoit été à Dresde. La gêne où il vivoit l'empêchoit de s'y livrer, et son tempérament ne pouvoit supporter cette privation. Plusieurs personnes bien intentionnées en avertirent le roi et lui conseillèrent de le marier, sans quoi il couroit risque de mourir ou de tomber dans des débauches, qui lui ruineroient la santé. Ce prince répondit là-dessus en présence de quelques jeunes officiers, qu'il feroit présent de cent ducats à celui qui viendroit lui donner la nouvelle, que son fils avoit un vilain mal. Les caresses et les bontés qu'il lui avoit témoignées, firent place aux réprimandes et aux rebuffades. Le comte Fink et Mr. de Kalkstein reçurent ordre de veiller plus que jamais à sa conduite. Je n'ai appris toutes ces circonstances que long-temps après.

La mort du roi d'Angleterre avoit achevé de détacher entièrement le roi de la grande alliance. Il conclut enfin un traité avec l'Empereur, la Russie et la Saxe. Il s'engageoit aussi bien que les deux dernières de ces puissances, à fournir dix mille hommes à l'Empereur lorsqu'il en auroit besoin. L'Empereur s'engageoit en revanche de lui garantir les pays de Berg et de Guilliers. La reine se consumoit de chagrin, de voir échouer tous ses plans; elle ne pouvoit cacher le ressentiment qu'elle en avoit; il tomboit tout entier sur Sekendorff et Grumkow. Le roi parloit souvent à table de son traité avec l'Empereur, et ne manquoit jamais d'apostropher le roi d'Angleterre; ces invectives s'adressoient toujours à la reine. Cette princesse les rendoit sur-le-champ à Sekendorff; sa vivacité l'empêchoit de garder des mesures. Elle traitait ce ministre d'une façon très-dure et très-injurieuse, lui rappelant quelquefois des vérités sur sa conduite passée qui n'étoient pas bonnes à dire. Sekendorff crevoit de rage, mais il recevoit tout cela avec une feinte modération, ce qui charmoit fort le roi. Le diable cependant n'y perdoit rien, et il savoit se venger autrement qu'en paroles.

L'arrivée du roi de Pologne approchant, nous retournâmes à Berlin au commencement de Mai. La reine y trouva des lettres de Hannovre, par lesquelles on l'avertissoit, que le prince de Galles avoit résolu de se rendre incognito à Berlin, voulant profiter du tumulte et de la confusion, qui y regneroient pendant le séjour du roi de Pologne, pour me voir. Cette nouvelle causa une joie inconcevable à cette princesse; elle m'en fit aussitôt part. Comme je n'étois pas toujours de son avis, je n'en ressentis pas tant de satisfaction. J'ai toujours été un peu philosophe, l'ambition n'est pas mon défaut; je préfère le bonheur et le repos de la vie à toutes les grandeurs; toute gêne et toute contrainte m'est odieuse; j'aime le monde et les plaisirs, mais je haïs la dissipation. Mon caractère, tel que je viens de le décrire, ne convenoit point à la cour pour laquelle la reine me destinoit, je le sentois bien moi-même, et cela me faisoit craindre d'y être établie. L'arrivée de plusieurs dames et cavaliers de Hannovre fit croire à la reine, que le prince de Galles étoit parmi eux. Il n'y avoit ni âne ni mulet, qu'elle ne prît pour son neveu; elle juroit même l'avoir vu à Mon-bijou dans la foule. Mais une seconde lettre qu'elle reçut de Hannovre, la tira de son erreur. Elle apprit que tout ce bruit n'avoit été causé que par quelques badinages, que le prince de Galles avoit faits le soir étant à table, et qui avoient fait juger, qu'il se rendroit à Berlin.

Le roi de Pologne y arriva enfin le 29. Mai. Il rendit d'abord visite à la reine. Cette princesse le reçut à la porte de sa troisième anti-chambre. Le roi de Pologne lui donna la main et la conduisit dans sa chambre d'audience, où nous lui fûmes présentées. Ce prince âgé alors de cinquante ans, avoit le port et la physionomie majestueuse, un air affable et poli accompagnoit toutes ses actions. Il étoit fort cassé pour son âge, les terribles débauches qu'il avoit faites, lui avoient causé un accident au pied droit, qui l'empêchoit de marcher et d'être long-temps debout. La gangrène y avoit déjà été, et on ne lui avoit sauvé le pied qu'en lui coupant deux orteils. La plaie étoit toujours ouverte et il souffroit prodigieusement. La reine lui offrit d'abord de s'asseoir, ce qu'il ne voulut de long-temps pas faire, mais enfin, à force de prières, il se plaça sur un tabouret. La reine en prit un autre et s'assit vis-à-vis de lui. Comme nous restâmes debout, il nous fit beaucoup d'excuses à mes soeurs et à moi sur son impolitesse. Il me considéra fort attentivement et nous dit à chacune quelque chose d'obligeant. Il quitta la reine après une heure de conversation. Elle voulut le reconduire, mais il ne voulut jamais le souffrir. Le prince royal de Pologne vint rendre peu après ses devoirs à la reine. Ce prince est grand et fort replet, son visage est régulièrement beau, mais il n'a rien de prévenant. Un air embarrassé accompagne toutes ses actions, et pour cacher son embarras, il a recours à un rire forcé très-désagréable. Il parle peu et ne possède pas le don d'être affable et obligeant comme le roi son père. On peut même l'accuser d'inattention et de grossièreté; ces dehors peu avantageux renferment cependant de grandes qualités, qui n'ont paru au jour, que depuis que ce prince est devenu roi de Pologne. Il se pique d'être véritablement honnête homme, et toute son attention ne tend qu'à rendre ses peuples heureux. Ceux qui encourent sa disgrâce pourroient se compter au nombre des fortunés, s'ils étoient en d'autres pays. Bien loin de leur faire le moindre tort, il les gratifie de très-fortes pensions, il n'a jamais abandonné ceux en qui il avoit placé son affection. Sa vie est très-réglée, on ne peut lui reprocher aucun vice, et la bonne intelligence, dans laquelle il vit avec son épouse, mérite d'être louée. Cette princesse étoit d'une laideur extrême et n'avoit rien qui pût la dédommager de sa figure peu avantageuse. Il ne s'arrêta pas long-temps chez la reine. Après cette visite nous rentrâmes dans notre néant et passâmes notre soirée comme à l'ordinaire dans le jeûne et la retraite. Je dis le jeûne, car à peine avions-nous de quoi nous rassasier. Mais renvoyons à un autre endroit le détail de notre genre de vie.

Le roi et le prince de Pologne soupèrent chacun en particulier. Le lendemain, dimanche, nous nous rendîmes tous après le sermon dans les grands appartemens du château. La reine s'avança d'un côté de la galerie, accompagnée de ses filles, des princesses du sang et de sa cour, pendant que les deux rois y entroient de l'autre. Je n'ai jamais vu de plus beau coup d'oeil. Toutes les dames de la ville étoient rangées en haie le long de cette galerie, parées magnifiquement. Le roi, le prince de Pologne et leur suite, qui consistoit en trois cents grands de leur cour, tant Polonois que Saxons, étoient superbement vêtus. On voyoit un contraste entre ces derniers et les Prussiens. Ceux-ci, n'avoient que leur uniforme, leur singularité fixoit la vue. Leurs habits sont si courts, qu'ils n'auroient pu servir de feuilles de figuiers à nos premiers pères, et si étroits, qu'ils n'osoient se remuer, de crainte de les déchirer. Leurs culottes d'été sont de toile blanche, de même que leurs guêtres, sans lesquelles ils n'osent jamais paroître. Leurs cheveux sont poudrés, mais sans frisure, et tortillés, par derrière, avec un ruban. Le roi lui-même étoit ainsi vêtu. Après les premiers complimens on présenta tous ces étrangers à la reine et ensuite à moi. Le prince Jean Adolph de Weissenfeld, lieutenant-général de Saxe, fut le premier avec qui nous fîmes connoissance. Plusieurs autres le suivoient. Tels étoient le comte de Saxe et le comte Rudofski, tous deux fils naturels du roi; Mr. de Libski, depuis primat et archevêque de Cracovie; les comtes Manteuffel, Lagnasko et Brûle, favoris du roi; le comte Solkofski, favori du prince électoral, et tant d'autres de la première distinction, auxquels je ne m'arrêterai point. Le comte de Flemming n'étoit pas de la suite. Il étoit mort à Vienne, il y avoit trois semaines, regretté généralement de tout le monde. On dîna en cérémonie; la table étoit longue; le roi de Pologne et la reine, ma mère, étoient assis à un bout, le roi, mon père, étoit placé à côté de celui de Pologne, le prince électoral auprès de lui; ensuite venoient les princes du sang et les étrangers; j'étois à côté de la reine, ma soeur auprès de moi et les princesses du sang étoient toutes assises selon leur rang. On but force santés, on parla peu et on s'ennuya beaucoup. Après le dîner chacun se retira chez soi. Le soir il y eut grand appartement chez la reine. Les comtesses Orzelska et Bilinska, filles naturelles du roi de Pologne, y vinrent aussi bien que Mdme. Potge, très-fameuse pour son libertinage. La première, comme je l'ai déjà dit, étoit maîtresse de son père, chose qui fait horreur. Sans être une beauté régulière, elle avoit beaucoup d'agrément; sa taille étoit parfaite et elle possédoit un certain, je ne sais quoi, qui prévenoit pour elle. Son coeur n'étoit point épris pour son amant suranné, elle aimoit son frère, le comte Rudofski. Celui-ci étoit fils d'une Turque, qui avoit été femme de chambre de la comtesse Koenigsmark, mère du comte de Saxe. La Orzelska étoit d'une magnificence extrême et surtout en pierreries le roi lui ayant fait présent de celles de la feue reine son épouse. Les Polonois qui m'avoient été présentés le matin, furent fort surpris de m'entendre nommer leurs noms barbares, et de voir que je les reconnoissois. Ils étoient enchantés des politesses que je leur faisois et disoient hautement, qu'il falloit que je devinsse leur reine. Le lendemain il y eut grande revue. Les deux rois dînèrent ensemble en particulier et nous ne parûmes point en public. Le jour suivant il y eut une illumination en ville, où nous eûmes la permission d'aller; je n'ai rien vu de plus beau. Toutes les maisons des principales rues de la ville étoient ornées de devises, et si éclairées de lampions, que les yeux en étoient éblouis. Deux jours après il y eut bal dans les grands appartemens; on tira aux billets, et le roi de Pologne me tomba en partage. Celui d'après il y eut une grande fête à Mon-bijou. Toute l'orangerie y étoit illuminée, ce qui faisoit un fort joli effet. Les fêtes ne cessèrent à Berlin que pour recommencer à Charlottenbourg; il y en eut plusieurs de très-magnifiques. Je n'en profitois que peu. La mauvaise opinion que le roi, mon père, avoit du sexe, étoit cause qu'il nous tenoit dans une sujétion terrible, et que la reine avoit besoin de grands ménagemens par rapport à sa jalousie. Le jour du départ du roi de Pologne les deux rois tinrent ce qu'on appeloit table de confiance. On la nomme ainsi parcequ'on n'y admet qu'une compagnie choisie d'amis. Cette table est construite de façon qu'on peut la faire descendre avec des poulies. On n'a pas besoin de domestiques; des espèces de tambours, placés à côté des conviés, en tiennent lieu. On écrit ce dont on a besoin et on fait descendre ces tambours, qui en remontant rapportent ce qu'on a demandé. Le repas y dura depuis une heure jusqu'à dix heures du soir. On y sacrifia à Bacchus et les deux rois se ressentoient de son jus divin. Ils ne firent trêve à la table que pour se rendre chez la reine. On y joua une couple d'heures, j'étois de la partie du roi de Pologne et de la reine. Ce prince me dit beaucoup de choses obligeantes et trichoit pour me faire gagner. Après le jeu il prit congé de nous et alla continuer ses libations au Dieu de la vigne. Il partit le même soir, comme je viens de le dire. Le duc de Weissenfeld s'étoit fort empressé auprès de moi pendant son séjour à Berlin. J'avois attribué ses attentions à de simples effets de sa politesse, et ne me serois jamais imaginée, qu'il osât lever les yeux jusqu'à moi et se mettre en tête de m'épouser. Il étoit cadet d'une maison qui, quoique très-ancienne, n'est point comptée parmi les illustres d'Allemagne; et quoique mon coeur fût exempt d'ambition, il l'étoit aussi de bassesse, ce qui m'ôtoit toute idée des véritables sentimens du duc. J'étois cependant dans l'erreur, comme on le verra par la suite.

Je n'ai point fait mention de mon frère, depuis notre départ de Potsdam. Sa santé commençoit à se remettre, mais il affectoit d'être plus malade qu'il ne l'étoit, pour se dispenser de la table de cérémonie, qui devoit se donner à Berlin, ne voulant point céder le pas au prince électoral de Saxe, ce que le roi auroit infailliblement exigé de lui. Il arriva le lundi suivant. La joie qu'il eut de revoir la Orzelska et le bon accueil qu'elle lui fit dans les visites secrètes, qu'il lui rendit, achevèrent de le guérir entièrement. Cependant le roi mon père, partit pour se rendre en Prusse; il laissa mon frère à Potsdam, avec permission, de venir deux fois par semaine faire sa cour à la reine. Nous nous divertîmes parfaitement bien pendant ce temps. La cour étoit brillante par la quantité d'étrangers qui y venoient. Outre cela le roi de Pologne envoya les plus habiles de ses virtuoses à la reine, tels que le fameux Weis, qui excelle si fort sur le luth, qu'il n'a jamais eu son pareil, et que ceux qui viendront après lui, n'auront que la gloire de l'imiter; Bufardin, rénommé pour sa belle embouchure sur la flûte traversière, et Quantz, joueur du même instrument, grand compositeur, et dont le goût et l'art exquis ont trouvé le moyen de mettre sa flûte de niveau aux plus belles voix. Pendant que nous coulions nos jours dans les plaisirs tranquilles, le roi de Pologne, étoit occupé à persuader à son fils de signer les articles du traité qui regardoit mon mariage; mais quelques instances qu'il pût lui faire, ce prince refusa constamment de le souscrire. Celui de Prusse, ne trouvant donc plus de sûreté aux avantages qui y étoient stipulés pour lui et pour moi, annula tout ce qui avoit été réglé là-dessus et rompit mon mariage. La reine et moi nous n'apprîmes tout ceci que long-temps après. Elle fut charmée que cette négociation eût échoué; elle ne cessoit d'intriguer avec les envoyés de France et d'Angleterre. Ceux-ci lui faisoient part de toutes leurs démarches, et comme elle payoit des espions autour du roi, elle les avertissoit à son tour de tous les rapports qu'ils lui faisoient. Mais le roi lui rendoit le réciproque; il avoit à sa disposition la Ramen, femme de chambre et favorite de cette princesse. La reine n'avoit rien de caché pour cette créature, elle lui confioit tous les soirs ses plus secrètes pensées et toutes les démarches qu'elle avoit faites pendant le jour. Cette malheureuse ne manquoit pas d'en faire avertir le roi par l'indigne Eversmann et par le misérable Hollzendorff, nouveau monstre, possesseur de la faveur. Elle étoit même liée avec Sekendorff, ce que j'appris par ma fidèle Mermann, qui la voyoit tous les jours entrer sur la brune dans la maison où ce ministre logeoit. Le comte de Rottenbourg, envoyé de France, s'étoit aperçu depuis long-temps qu'il y avoit des traîtres qui informoient Sekendorff de tous ses plans; il mit tant de monde en campagne, qu'il découvrit toutes les menées de la Ramen. Il en auroit informé la reine, si le ministre d'Angleterre, Mr. Bourguai, et celui de Danemark, nommé Leuvener, ne l'en eussent empêché; ils étoient tous trois dans une fureur terrible de se voir ainsi joués. Le comte de Rottenbourg m'en parla un jour d'une manière bien piquante; la reine, me dit-il, a rompu toutes nos mesures; nous sommes tous convenus de ne lui confier plus rien, mais nous nous adresserons à vous, Madame, nous sommes persuadés de votre discrétion, et vous nous donnerez autant de lumières qu'elle. Non Mr., lui répondis-je, ne me faites jamais, je vous prie, de pareilles confidences, je suis très-fachée quand la reine m'en fait, je voudrois ignorer toutes ces affaires là, elles ne sont pas de mon ressort, et je ne me mêle que de ce qui me regarde. Elles tendent pourtant à votre bonheur, Madame, reprit le comte, à celui du prince, votre frère, et de toute la nation. Je veux le croire, lui dis-je, mais jusqu'à présent je ne m'embarrasse point du futur, j'ai le bonheur d'avoir une ambition bornée, et j'ai des idées là-dessus peut être très-différentes de celles des autres; je me défis de cette manière des importunités de ce ministre. Cependant le roi étoit cruellement piqué de toutes ces intrigues de la reine, mais malgré son humeur violente il dissimula son mécontentement. D'un autre côté Grumkow et Sekendorff n'étoient pas peu embarrassés par la rupture de mon mariage avec le roi de Pologne. Il falloit de toute nécessité, pour accomplir leur plan, me chercher un établissement. Ils jugeoient bien, que tant que je ne serois pas mariée, le roi n'entreroit point entièrement dans leurs vues. Ce prince souhaitoit toujours m'unir avec le prince de Galles, et ménageoit encore en quelque façon le roi d'Angleterre; ils travaillèrent donc ensemble à former un nouveau plan.

Le roi revint dans ces entrefaites de Prusse, et nous le suivîmes six semaines après à Vousterhausen. Nous avions eu trop de plaisir à Berlin, pour en jouir long-temps, et du paradis, où nous avions été, nous tombâmes au purgatoire; il commença à se manifester quelques jours après notre arrivée dans ce terrible endroit. Le roi s'entretint tête-à-tête avec la reine, nous ayant renvoyées, ma soeur et moi, dans une chambre prochaine. Quoique la porte fût fermée, j'entendis bientôt à la façon dont ils se parloient, qu'ils avoient une violente dispute ensemble; j'entendois même souvent prononcer mon nom, ce qui m'alarma beaucoup. Cette conversation dura une heure et demie, au bout de laquelle le roi sortit d'un air furieux. J'entrai d'abord dans la chambre de la reine; je la trouvai toute en larmes. Dès qu'elle me vit, elle m'embrassa et me tint long-temps serrée entre ses bras, sans proférer une parole. Je suis dans le dernier désespoir, me dit-elle, on veut vous marier, et le roi est allé chercher le plus fichu parti, qu'il soit possible de trouver. Il prétend vous faire épouser le duc de Weissenfeld, un misérable cadet, qui ne vit que des grâces du roi de Pologne; non, j'en mourrai de chagrin, si vous avez la bassesse d'y consentir. Il me sembloit rêver tout ce que j'entendois, tant ce que la reine me disoit me paroissoit étrange. Je voulus la rassurer, en lui représentant, que ce ne pouvoit être le tout de bon du roi, et que j'étois fermement persuadée, qu'il ne lui avoit tenu tous ces propos que pour l'inquiéter. Mais mon Dieu, me dit-elle, le duc sera dans quelques jours au plus tard ici, pour se promettre avec vous; il faut de la fermeté, je vous soutiendrai de tout mon pouvoir, pourvu que vous me secondiez. Je lui promis bien saintement de suivre ses volontés, bien résolue, de ne point épouser celui qu'on me destinoit. J'avoue, que je traitois tout cela de bagatelle, mais je changeois d'avis dès le soir même, la reine ayant reçu des lettres de Berlin, qui lui confirmoient ces belles nouvelles. Je passois la nuit la plus cruelle du monde; je ne m'en figurois que trop les suites fâcheuses, et prévoyois la mésintelligence qui alloit s'introduire dans la famille. Mon frère qui étoit ennemi juré de Sekendorff et de Grumkow, et qui étoit tout-à-fait porté pour l'Angleterre, me parla très-fortement sur ce sujet. Vous nous perdez tous, me disoit-il, si vous faites ce ridicule mariage; je vois bien, que nous en aurons tous beaucoup de chagrin, mais il vaut mieux tout endurer que de tomber au pouvoir de ses ennemis; nous n'avons d'autre soutien que l'Angleterre, et si votre mariage se rompt avec le prince de Galles, nous serons tous abîmés. La reine me parloit de la même façon, aussi bien que ma gouvernante, mais je n'avois pas besoin de toutes leurs exhortations, et la raison me dictoit assez ce que j'avois à faire. L'aimable époux, qu'on me destinoit, arriva le 27. de Septembre au soir. Le roi vint aussitôt avertir la reine de sa venue, et lui ordonna de le recevoir comme un prince qui devoit devenir son gendre, ayant résolu de me promettre incessamment avec lui. Cet avis occasionna une nouvelle dispute, qui se termina sans faire changer de sentiment aux deux partis. Le lendemain, dimanche au matin, nous allâmes à l'église; le duc ne cessa de me regarder tant qu'elle dura. J'étois dans une altération terrible. Depuis que cette affaire étoit sur le tapis, je n'avois eu de repos ni nuit ni jour. Dès que nous fûmes de retour de l'église, le roi présenta le duc à la reine. Elle ne lui dit pas un mot et lui tourna le dos; je m'étois esquivée pour éviter son abord. Je ne pus manger la moindre chose, et le changement de mon visage, joint à la mauvaise contenance que j'avois, faisoit assez connoître ce qui se passoit dans mon coeur. La reine essuya encore l'après-midi une terrible scène avec le roi. Dès qu'elle fut seule, elle fit appeler le comte Fink, mon frère et ma gouvernante, pour délibérer avec eux sur ce qu'elle avoit à faire. Le duc de Weissenfeld était connu pour un prince de mérite, mais qui ne possédoit pas un grand génie; tous furent d'avis, que la reine lui fît parler. Le comte de Fink se chargea de cette commission. Il représenta de la reine au duc, qu'elle ne donneroit jamais les mains à son mariage, que j'avois une aversion insurmontable pour lui; qu'il mettroit infailliblement la zizanie dans la famille, en s'opiniâtrant dans son dessein; que la reine étoit résolue de lui faire toutes sortes d'avanies, s'il y persistoit, mais qu'elle étoit persuadée, qu'il ne la porteroit pas à de pareilles extrémités; qu'elle ne doutoit point, qu'en homme il ne se désistât de ses poursuites plutôt que de me rendre malheureuse, et qu'en ce cas il n'y avoit rien, qu'elle ne fît pour lui prouver son estime et sa reconnoissance. Le duc pria le comte Fink de répondre à la reine: qu'il ne pouvoit nier, qu'il ne fût fort épris de mes charmes, qu'il n'auroit cependant jamais osé aspirer à prétendre au bonheur de m'épouser, si on ne lui en avoit donné des espérances certaines; mais que, voyant qu'elle et moi lui étions contraires, il seroit le premier à dissuader le roi de son projet, et que la reine pouvoit se tranquilliser entièrement sur son sujet. En effet il tint sa parole, et fit dire au roi à peu près les mêmes choses qu'il avoit dites au comte de Fink, avec cette différence, qu'il fit prier ce prince, qu'en cas que les espérances qui lui restoient encore de faire réussir mon mariage avec le prince de Galles, vinssent à s'évanouir, il se flattoit que le roi lui donneroit la préférence sur tous les autres partis qui pourroient s'offrir pour moi, aux têtes couronnées près. Le roi, fort surpris du procédé du duc, se rendit un moment après chez la reine, il voulut la persuader en vain de donner les mains à mon établissement; leur querelle se ranima. La reine pleura, cria, et pria enfin tant et tant ce prince, qu'il consentit à ne pas passer outre pour cette fois, à condition cependant, qu'elle écriroit à la reine d'Angleterre pour lui demander une déclaration positive touchant mon mariage avec le prince de Galles. S'ils me donnent une réponse favorable, lui dit le roi, je romps pour jamais tout autre engagement que celui que j'ai pris avec eux; mais en revanche, s'ils ne s'expliquent pas d'une façon catégorique, ils peuvent compter que je ne serai plus leur dupe, ils trouveront à qui parler, et je prétends alors être le maître de donner ma fille à qui il me plaira. Ne comptez pas, Madame, en ce cas, que vos pleurs et vos cris m'empêcheront de suivre ma tête, je vous laisse le soin de persuader votre frère et votre belle-soeur, ce seront eux qui décideront de notre différend. La reine lui répondit, qu'elle étoit prête à écrire en Angleterre, et qu'elle ne doutoit point, que le roi et la reine sa soeur ne se prêtassent à ses désirs. C'est ce que nous verrons, dit le roi; je vous le répète encore, point de grâce pour Mlle. votre fille si on ne satisfait, et pour votre malgouverné de fils, ne vous attendez pas que je lui fasse jamais épouser une princesse d'Angleterre. Je ne veux point d'une belle-fille qui se donne des airs et qui remplisse ma cour d'intrigues, comme vous le faites; votre fils n'est qu'un morveux, à qui je ferai donner les étrivières plutôt que de le marier; il m'est en horreur, mais je saurai le ranger (c'étoit l'expression ordinaire du roi). Le diable m'emporte, s'il ne change à son avantage, je le traiterai d'une façon à laquelle il ne s'attend pas. Il ajouta encore plusieurs injures contre mon frère et moi, après quoi il s'en alla. Dès qu'il fut parti, la reine réfléchit à la démarche qu'elle alloit faire. Nous n'en augurâmes tous rien de bon, nous doutant bien que le roi d'Angleterre ne consentiroit jamais à faire mon mariage sans celui de mon frère. Comme la reine aimoit à se flatter, elle se fâcha contre nous des obstacles que nous lui faisions entrevoir, et sur ce que je lui représentai la triste situation où elle et moi serions, si la réponse d'Angleterre n'étoit pas conforme à ses désirs. Elle s'emporta contre moi et me dit, qu'elle voyoit bien que j'étois déjà intimidée et résolue d'épouser le gros Jean Adolf mais qu'elle aimeroit mieux me voir morte que mariée avec lui, qu'elle me donneroit mille fois sa malédiction, si j'étois capable de m'oublier à ce point, et que, si elle pouvoit s'imaginer que j'en eusse la moindre intention, elle m'étrangleroit de ses propres mains. Cependant elle envoya chercher le comte Fink, pour le consulter. Ce général lui fit les mêmes représentations que moi. Elle commença à s'alarmer, et après avoir rêvé quelque temps, il me vient une idée, nous dit-elle tout-à-coup, que je regarde comme infaillible pour nous tirer d'embarras, mais c'est à mon fils à la faire réussir; il faut qu'il écrive à la reine, ma soeur, et lui promette authentiquement d'épouser sa fille, à condition qu'elle fasse réussir le mariage du prince de Galles avec sa soeur; c'est la seule voie de la faire consentir à ce que nous souhaitons. Mon frère entra justement dans ce moment. Elle lui en fit la proposition; il ne balança pas à consentir. Nous gardions tous un morne silence, et je désapprouvois fort cette démarche que je prévoyois être fatale, mais je ne pus la détourner. La reine pressa mon frère d'écrire sa lettre sur-le-champ. Elle y joignit la sienne et les fit partir l'une et l'autre par un courrier, que Mr. du Bourguai, ministre d'Angleterre, dépêcha secrètement. Elle fit une autre lettre, qu'elle montra au roi et qui fut mise à la poste. Le duc de Weissenfeld nous délivra aussi de son importune présence, ce qui nous donna le temps de respirer, mais ne nous ôta pas nos inquiétudes.

Le roi étoit obsédé de Sekendorff et de Grumkow; ils faisoient de fréquentes débauches ensemble. Un jour qu'ils étoient en train de boire, on fit apporter un grand gobelet, fait en forme de mortier, dont le roi de Pologne avoit fait présent à celui de Prusse. Ce mortier étoit d'un travail gravé, d'argent doré, et contenoit un autre gobelet de vermeil; il étoit fermé par une bombe d'or et enrichi de pierreries. On vidoit ces deux vases plusieurs fois à la ronde; dans la chaleur du vin mon frère s'avisa de sauter sur le roi et de l'embrasser à plusieurs reprises. Sekendorff voulut l'en empêcher, mais il le repoussa rudement, continua à caresser son père, l'assurant, qu'il l'aimoit tendrement, qu'il étoit persuadé de la bonté de son coeur et qu'il n'attribuoit la disgrâce dont il l'accabloit tous les jours, qu'aux mauvais conseils de certaines gens, qui cherchoient à profiter de la discorde, qu'ils mettoient dans la famille; qu'il vouloit aimer, respecter le roi, et lui être soumis tant qu'il vivroit. Cette saillie plut beaucoup au roi, et procura quelque soulagement à mon frère pendant une quinzaine de jours. Mais les orages succédèrent à ce petit calme. Le roi recommença à le maltraiter de la façon la plus cruelle. Ce pauvre prince n'avoit pas la moindre récréation; la musique, la lecture, les sciences et les beaux arts étoient autant de crimes qui lui étoient défendus. Personne n'osoit lui parler; à peine osoit-il venir chez la reine, et il menoit la plus triste vie du monde. Malgré les défenses du roi il s'appliquoit aux sciences et y faisoit de grands progrès. Mais cet abandon, dans lequel il vivoit, le fit tomber dans le libertinage. Ses gouverneurs n'osant le suivre, il s'y livroit entièrement. Un des pages du roi, nommé Keith, étoit le ministre de ses débauches. Ce jeune homme avoit si bien trouvé le moyen de s'insinuer auprès de lui, qu'il l'aimoit passionnément et lui donnoit son entière confiance. J'ignorois ses dérèglemens, mais je m'étois aperçue des familiarités qu'il avoit avec ce page, et je lui en fis plusieurs fois des reproches, lui représentant, que ces façons ne convenoient pas à son caractère. Mais il s'excusoit toujours, en me disant, que ce garçon étant son rapporteur, il avoit sujet de la ménager, s'épargnant quelquefois beaucoup de chagrin par les avis qu'il en recevoit. Cependant ma propre personne ne laissoit pas de m'inquiéter aussi, mon sort alloit être décidé. La reine par ses beaux discours augmentoit la répugnance que j'avois toujours eue pour le prince de Galles. Le portrait qu'elle m'en faisoit journellement, n'étoit point de mon goût. C'est un prince, me disoit-elle, qui a un bon coeur, mais un fort petit génie; il est plutôt laid que beau, et même il est un peu contrefait. Pourvu que vous ayez la complaisance pour lui, de souffrir ses débauches, vous le gouvernerez entièrement et vous pourrez devenir plus roi que lui, lorsque son père sera mort. Voyez un peu quel rôle vous jouerez, ce sera vous qui déciderez du bien ou du mal de l'Europe et qui donnerez la loi à la nation. La reine, en me parlant ainsi, ne connoissoit pas mes véritables sentimens. Un époux tel qu'elle me dépeignoit le prince, son neveu, auroit été de sa convenance. Mais les principes que je m'étois formés sur le mariage, étoient fort différents des siens. Je prétendois, qu'une bonne union devoit être fondée sur une estime et une considération réciproque; je voulois que la tendresse mutuelle en fût la base et que toutes mes complaisances et mes attentions n'en fussent que les suites. Rien ne nous paroît difficile pour ceux que nous aimons; mais peut-on aimer sans retour? la vraie tendresse ne souffre point de partage. Un homme qui a des maîtresses, s'y attache et à mesure que son amour augmente, pour elles, il diminue pour celle qui en devroit être le légitime objet. Quelle opinion et quels égards peut-on avoir pour un homme qui se laisse gouverner totalement et qui néglige le bien de ses affaires et de son pays, pour se livrer à ses plaisirs déréglés. Je me souhaitois un vrai ami, auquel je pusse donner toute ma confiance et mon coeur; pour lequel je fusse prévenue d'estime et d'inclination, qui pût faire ma félicité et dont je pusse faire le bonheur. Je prévoyois bien que le prince de Galles n'étoit pas mon fait, ne possédant pas toutes les qualités que j'exigeois. D'un autre côté le duc de Weissenfeld l'étoit encore moins. Outre la disproportion qu'il y avoit entre nous deux, son âge ne convenoit point au mien, j'avois dix-neuf ans, et il en avoit quarante-trois. Sa figure étoit plutôt désagréable que prévenante; il étoit petit et excessivement gros; il avoit du monde, mais il étoit fort brutal dans son particulier et avec cela fort débauché. Que l'on juge de l'état de mon triste coeur! Il n'y avoit que ma gouvernante, qui fût informée de mes véritables sentimens, et dans le sein de laquelle il m'étoit permis de les répandre.

La reine acheva de nous abîmer par ses hauteurs. Grumkow avoit acheté une très-belle maison à Berlin de l'argent qu'il avoit tiré de l'Empereur. Il avoit trouvé le moyen de l'orner et de la meubler aux dépens de toutes les têtes couronnées. Le feu roi d'Angleterre et l'Impératrice de Russie y avoient fourni. Il pria la reine de lui donner son portrait, lequel, disoit-il, feroit le plus grand lustre de sa maison. La reine le lui accorda sans peine. Elle se faisoit justement peindre dans ce temps-là par le fameux Pesne, très-renommé pour sa grande habilité dans cet art, et ce portrait étoit destiné pour la reine de Danemarc. Comme il n'y avoit que la tête d'achevée, lorsqu'elle partit pour Vousterhausen, elle ordonna au peintre, d'en tirer une copie pour Grumkow, ne donnant des originaux qu'aux princesses. Ce ministre en vint un jour remercier la reine, et lui témoigna la joie qu'il avoit de posséder une pièce si parfaite. C'est le chef-d'oeuvre de Pesne, continua-t-il, et on ne peut rien voir de plus ressemblant et de mieux travaillé. La reine me dit tout bas: j'espère qu'on aura fait un quiproquo, et qu'on lui aura donné l'original pour la copie!» et en même temps elle le lui demanda tout haut. «Comme le roi, lui répondit-il, m'a fait la grâce de me donner son portrait en original, il est bien juste que j'aie le portrait de votre Majesté égal avec le sien; je l'ai envoyé chercher de chez le peintre, c'est une pièce achevée.» «Et par quel ordre? lui répliqua la reine, car je n'honore aucun particulier d'un original, et je ne prétends pas vous distinguer des autres.» Elle voulut lui tourner le dos, en lui disant ces dernières paroles, mais il l'arrêta en la conjurant de lui laisser le portrait. Elle le lui refusa d'une manière très-désobligeante, et lui dit force piquanteries en se retirant. Dès que le roi fut à la chasse, elle conta toute cette scène au comte de Fink. Celui-ci charmé de pouvoir jouer un tour à Grumkow, contre lequel il avoit une pique particulière, anima la reine à lui faire ressentir l'impertinence de son procédé. Il fut donc résolu, que dès qu'elle seroit de retour à Berlin, elle enverroit plusieurs de ses domestiques chez Grumkow, pour lui redemander son portrait, et lui dire en même temps, qu'elle ne le lui donneroit ni en original ni en copie, jusqu'à ce qu'il changeât de conduite à son égard, et apprit à lui rendre le respect qui lui étoit dû comme à sa souveraine. Dès le lendemain cette belle résolution fut mise en exécution. Nous retournâmes ce jour en ville et aussitôt que la reine y fut arrivée, elle s'empressa de donner ses ordres là-dessus, de crainte, d'y trouver de l'obstacle par les représentations qu'on lui feroit. Grumkow qui peut-être avoit déjà été averti par la Ramen du dessein de la reine, reçut la harangue que le valet de chambre de cette princesse lui fit d'un air ironique. «Vous pouvez, lui dit-il, reprendre le portrait de la reine, je possède ceux de tant d'autres grands princes, que je puis me consoler d'être privé du sien.» Il ne manqua pas cependant d'informer le roi de l'avanie qu'il venoit d'essuyer, et d'y donner le tour le plus malin; ni lui ni toute sa famille ne mirent plus le pied chez la reine. Il en parloit d'une façon peu mesurée et sa langue venimeuse déploya toute sa rhétorique à tourner en ridicule cette princesse, trop heureuse encore s'il s'en étoit tenu là, mais il s'en vengea peu après par des effets, comme nous le verrons dans la suite. Les bien intentionnés s'entremirent pour appaiser cette affaire. Grumkow fit valoir au roi le respect qu'il avoit pour tout ce qui lui appartenoit, en faisant des espèces d'excuses à la reine, auxquelles elle répondit obligeamment, ce qui mit en apparence fin à leurs divisions.

La réponse d'Angleterre tardant à venir, la reine commença à s'en inquiéter. Elle avoit tous les jours des conférences avec Mr. du Bourguai, qui la plupart du temps n'aboutissoient à rien. Enfin, au bout de quatre semaines, ces lettres tant désirées arrivèrent. Voici le contenu de celle que la reine d'Angleterre écrivit pour être montrée au roi. «Le roi, mon époux, disoit-elle, est très-disposé à resserrer les noeuds de l'alliance, que le feu roi, son père, a contractés avec celui de Prusse, et de donner les mains au double mariage de ses enfans, mais il ne peut rien dire de positif avant que d'avoir proposé cette affaire au parlement.» Cela s'appeloit biaiser et donner une réponse vague. L'autre lettre ne contenoit rien de plus réel, ce n'étoient que des exhortations à la reine de soutenir avec fermeté les persécutions du roi, par rapport à mon mariage avec le duc de Weissenfeld; que ce parti étoit trop peu redoutable pour s'en alarmer si fort, et que ce ne pouvoit être qu'une feinte du roi. Celle qui étoit pour mon frère étoit à peu près dans les mêmes termes. Jamais la tête de Méduse n'a causé tant d'effroi que la lecture de ces lettres en donna à la reine; elle se seroit résolue de les passer sous silence et de récrire une seconde fois en Angleterre, pour tâcher d'en obtenir de plus favorables, si Mr. du Bourguai n'étoit venu l'avertir, qu'il étoit chargé des mêmes commissions pour le roi. La reine parla très-fortement à ce ministre, et lui témoigna le mécontentement qu'elle avoit du procédé de sa cour à son égard; elle le chargea d'assurer le roi, son frère, que s'il ne changeoit d'avis, tout seroit perdu. Le roi arriva quelques jours après. Dès qu'il entra dans la chambre, il lui demanda, si la réponse étoit venue? «Oui, lui dit la reine, en payant d'effronterie, elle est telle que vous la désirez!» et en même temps elle lui donna la lettre. Le roi la prit, la lut et la lui rendit d'un air fâché. «Je vois bien, lui dit-il, qu'on prétend encore me tromper, mais je n'en serai pas la dupe.» Il sortit d'abord et alla trouver Grumkow, qui étoit dans son anti-chambre. Il s'entretint deux bonnes heures avec ce ministre, après quoi il repassa dans la chambre où nous étions, avec une physionomie gaie et ouverte. Il ne fit mention de rien et fit très-bon accueil à la reine. Cette princesse se laissa éblouir par les caresses du roi et s'imagina, que tout alloit le mieux du monde. Mais je n'en fus pas la dupe; je connoissois ce prince, et sa dissimulation me faisoit plus craindre que ses emportemens. Il ne s'arrêta que quelques jours à Berlin et retourna à Potsdam.

L'année 1729 commença d'abord par une nouvelle époque. Mr. de la Motte, officier au service de Hannovre, arriva secrètement à Berlin et alla se loger chez Mr. de Sastot, chambellan de la reine, son proche parent. «Je suis chargé, lui dit-il, de commissions de la dernière importance, mais qui exigent un secret infini, et qui m'obligent de tenir mon séjour caché; je suis chargé d'une lettre pour le roi, mais il m'est expressément ordonné de la lui faire tenir en main propre, je ne me suis adressé à personne ici, et n'y ai point de connaissance. Je me flatte donc, que comme mon ancien ami et en qualité de parent, vous me tirerez d'embarras et ferez parvenir mes dépêches au roi.» Ce commencement de confidence inspira de la curiosité à Sastot; il pressa fort la Motte de lui apprendre le sujet de son voyage. Après beaucoup de résistance de la part de ce dernier, il apprit enfin, qu'il étoit envoyé du prince de Galles, pour avertir le roi, que ce prince avoit résolu de s'esquiver secrètement de Hannovre à l'insu du roi, son père, et de se rendre à Berlin pour m'épouser. «Vous voyez bien, lui dit la Motte, que toute la réussite de ce projet ne dépend que du secret. Cependant comme on ne m'a pas défendu d'en informer la reine, je vous laisse le soin de l'en instruire, si vous la croyez assez discrète pour cela.» Sastot lui répondit, que pour ne rien risquer, il mettroit Mdme. de Sonsfeld de la confidence, et la consulteroit sur ce qu'il auroit à faire. J'étois justement tombée malade quelques jours auparavant d'une grosse fièvre de rhume. Sastot trouva Mdme. de Sonsfeld chez la reine, occupée à lui faire le rapport de l'état de ma santé. Dès qu'il put lui parler, il ne manqua pas de lui faire part de l'arrivée de la Motte et des nouvelles qu'il lui avoit apprises, la priant de lui conseiller s'il falloit le dire à la reine. Sastot et Mdme. de Sonsfeld n'ignoroient ni l'un ni l'autre que cette princesse n'avoit rien de caché pour la Ramen, et que par conséquent Sekendorff ne manqueroit pas d'être d'abord averti de ce qui se passoit. Mais enfin, après une mûre délibération ils résolurent de lui en faire la confidence. On ne sauroit s'imaginer quelle joie cette nouvelle causa à la reine. Elle ne put la cacher ni à la comtesse de Fink ni à Mdme. de Sonsfeld. L'une et l'autre l'exhortèrent à la discrétion, et lui firent entrevoir les conséquences fâcheuses qui pourroient arriver si ce projet venoit à transpirer. Elle leur promit tout au monde, et se tournant vers ma gouvernante, «allez, lui dit-elle, préparer ma fille à apprendre cette nouvelle, j'irai demain chez elle, pour lui parler moi-même, mais surtout faites en sorte qu'elle soit bientôt en état de sortir.» Madame de Sonsfeld se rendit d'abord chez moi. «Je ne sais, me dit-elle, ce qu'a Sastot, il est comme un fou, il chante, il danse, et cela de joie, dit-il, d'une bonne nouvelle qu'il a reçue et qu'il lui est défendu de divulguer.» Je ne fis point réflexion à cela, et comme je ne lui répondois rien: «je suis pourtant curieuse, continua-t-elle, de savoir ce que ce pourroit être, car il dit, Madame, que cela vous regarde.» «Hélas! lui dis-je, quelle bonne nouvelle pourroit m'arriver dans la situation où je suis, et d'où Sastot pourroit-il en recevoir?» «De Hannovre, me dit-elle, et peut-être du prince de Galles lui-même.» Je ne vois pas de si grand bonheur à cela, lui répliquai-je, vous connoissez assez mes sentimens sur ce sujet.» Il est vrai, Madame, me répondit-elle, mais je crains fort que Dieu ne vous punisse des mépris que vous avez pour un prince qui se sacrifie pour vous jusqu'au point d'encourir la disgrâce du roi, son père, et peut-être se brouiller avec toute sa famille, pour venir vous épouser. Quel parti êtes-vous donc résolue de prendre? Il n'y a point à opter; aimez-vous mieux le duc de Weissenfeld ou le Margrave de Schwed, ou voulez-vous rester à reverdir? En verité, Madame, vous me percez le coeur, et dans le fond vous ne savez ce que vous voulez.» Je me mis à rire de son emportement, ne m'attendant pas, que ce qu'elle venoit de me dire fût si sûr.» La reine a sans doute encore reçu des lettres pareilles à celles qu'elle eut, il y a six mois, et c'est sans doute, lui dis-je, la cause des grands raisonnements que vous me faites.» «Non, point du tout,» reprit-elle, et en même temps elle me fit un récit de l'envoi de la Motte. Pour le coup je vis bien que l'affaire étoit sérieuse, et l'envie de rire me passa pour faire place à un sombre chagrin, qui ne raccommoda pas ma santé. La reine vint le lendemain chez moi. Après m'avoir embrassée plusieurs fois avec toutes les marques de la plus vive tendresse, elle me réitéra tout ce que Madame de Sonsfeld m'avoit dit la veille; «vous serez donc enfin heureuse, quelle joie pour moi!» Pendant tout ce temps je lui baisai les mains que j'arrosois de mes larmes sans lui rien répondre. «Mais vous pleurez, continua-t-elle, qu'avez-vous?» Je me fis une conscience de diminuer sa satisfaction. «La seule pensée de vous quitter, Madame, lui dis-je, m'afflige plus que toutes les couronnes de la terre ne me causeroient de plaisir.» Ma réponse l'attendrit, elle me fit mille caresses; après quoi elle se retira. Il y eut ce soir-là appartement chez la reine. Le mauvais génie de cette princesse y mena Mr. du Bourguai, ministre d'Angleterre. Cet envoyé lui fit part, comme à son ordinaire, des lettres qu'il avoit reçues de sa cour, il entra insensiblement en matière avec la reine, qui, oubliant toutes les promesses qu'elle avoit faites, lui conta le dessein du prince de Galles. Mr. du Bourguai en parut surpris et lui demanda si tout-cela étoit bien sûr! «Si sûr, lui dit-elle, que la Motte est dépêché ici de sa part, et qu'il a déjà informé le roi de l'affaire en question.» Du Bourguai levant alors les épaules: «Que je suis malheureux, lui dit-il, Madame, Votre Majesté vient de me faire une confidence, qu'elle auroit dû me cacher autant qu'à Sekendorff. Mon Dieu! que je suis à plaindre, puisque je me vois obligé d'envoyer dès ce soir un courrier en Angleterre, pour en avertir le roi mon maître, qui ne manquera pas de déranger les projets du prince, son fils, mais je ne puis en agir autrement.» On peut aisément se figurer la frayeur de la reine. Elle employa tous ses efforts pour détourner du Bourguai de son dessein, mais ce ministre fut inexorable, et se retira sur-le-champ. La reine resta dans une consternation et un désespoir terrible. Pour comble de malheur elle s'étoit aussi confiée à la Ramen. Sekendorff, qui avoit été instruit de tout par cette femme, s'étoit rendu à Potsdam, pour prévenir le roi et l'empêcher de ne point donner de réponse. La comtesse de Fink me conta toutes ces choses le jour suivant. La mine étoit éventée, ainsi il n'y avoit plus rien à faire qu'à empêcher, que l'imprudence de la reine ne parvînt aux oreilles du roi. Ce prince se rendit huit jours après à Berlin. Malgré toutes les insinuations de Sekendorff, il fit venir Mr. de la Motte, auquel il fit un accueil des plus obligeants et lui témoigna l'impatience qu'il avoit de voir le prince de Galles. Il lui donna une lettre pour ce prince et le pressa de partir le plutôt qu'il pourroit, pour accélérer sa venue. Mais les choses avoient bien changé de face. Les délais du roi et les imprudences de la reine donnèrent le temps au courrier de du Bourguai d'arriver en Angleterre. Comme il étoit adressé à la secrétairerie d'état, on pressa et obligea le roi de la grande Bretagne d'en dépêcher un autre à Hannovre, pour donner ordre au prince de Galles, de se rendre incontinent en Angleterre. Ce courrier arriva un moment avant le départ du prince. Comme il étoit adressé au ministère, il n'eut plus d'autre parti à prendre que celui de l'obéissance, et se vit forcé de se mettre d'abord en chemin, pendant que le roi et la reine l'attendoient à Berlin avec un empressement et une joie sans égale. Cette joie se changea bientôt en tristesse par l'arrivée d'une estafette, qui leur porta la nouvelle de son subit départ pour l'Angleterre.

Mais il est temps de dévoiler tout ce mystère. La nation Angloise souhaitoit passionnément la présence du prince de Galles dans son futur royaume. Ils avoient pressé plusieurs fois très-fortement le roi sur ce sujet, sans en obtenir de résolution favorable. Ce prince ne vouloit point faire venir son fils en Angleterre, prévoyant que son arrivée y causeroit des partis, qui ne pourroient manquer de devenir préjudiciables à son autorité. Cependant il jugea bien, qu'il ne seroit pas en état de différer encore long-temps à contenter la nation. Il écrivit donc secrètement à son fils, de se rendre à Berlin et de m'épouser, lui défendant néanmoins de ne le point compromettre dans cette démarche. C'étoit trouver un honnête prétexte de se brouiller avec le prince de Galles et de le laisser à Hannovre, sans que la nation pût s'en plaindre. L'indiscrétion de la reine et l'arrivée du courrier de du Bourguai rompirent tout ce plan et obligèrent le roi de se rendre aux voeux de la nation. Le pauvre la Motte en fut le sacrifice; il fut enfermé pendant deux ans dans la forteresse de Hamlen et ensuite cassé. Mais le roi, mon père, le prit à son service après son élargissement, où il commande encore actuellement un régiment. Toutes ces choses ne firent qu'empirer notre sort. Le roi fut plus piqué que jamais contre le roi, son beau-frère, et résolut dès lors de ne plus rien ménager, si l'on ne le satisfaisoit par mon mariage.

Nous le suivîmes peu de temps après à Potsdam, où il tomba malade d'une violente attaque de goutte aux deux pieds. Cette maladie, jointe au dépit qu'il avoit de voir ses espérances évanouies, le rendoit d'une humeur insupportable. Les peines du purgatoire ne pouvoient égaler celles que nous endurions. Nous étions obligés de nous trouver à neuf heures du matin dans sa chambre, nous y dînions et n'osions en sortir, pour quelque raison que ce fût. Tout le jour ne se passoit qu'en invectives contre mon frère et contre moi. Le roi ne m'appeloit plus que la canaille Angloise, et mon frère étoit nommé le coquin de Fritz. Il nous forçoit de manger et de boire des choses, pour lesquelles nous avions de l'aversion, ou qui étoient contraires à notre tempérament, ce qui nous obligeoit quelquefois de rendre en sa présence tout ce que nous avions dans le corps. Chaque jour étoit marqué par quelque événement sinistre, et on ne pouvoit lever les yeux sans voir quelques malheureux tourmentés d'une ou d'autre façon. L'impatience du roi ne lui permettoit pas de rester au lit, il se faisoit mettre sur une chaise à rouleaux et se faisoit ainsi traîner par tout le château. Ses deux bras étoient appuyés sur des béquilles, qui le soutenoient. Nous suivions toujours ce char de triomphe comme de pauvres captifs, qui vont subir leur sentence. Ce pauvre prince souffroit beaucoup, et une bile noire, qui s'étoit épanchée dans son sang, étoit cause de ses mauvaises humeurs.

Il nous renvoya un matin, que nous entrions pour lui faire la cour. Allez-vous en, dit-il d'un air emporté à la reine, avec tous vos maudits enfans, je veux rester seul. La reine voulut répliquer, mais il lui imposa silence, et ordonna qu'on servit le dîner dans la chambre de cette princesse. La reine en étoit inquiète, et nous en étions charmés, car nous devenions maigres comme des haridelles, mon frère et moi, à force d'inanition. Mais à peine nous étions-nous mis à table, qu'un des valets de chambre du roi accourut tout essouflé en lui criant: venez, au nom de Dieu, au plus vite, Madame, car le roi veut s'étrangler. La reine y courut aussitôt toute effrayée. Elle trouva le roi qui s'étoit passé une corde autour du cou, et qui alloit étouffer, si elle n'étoit venue à son secours. Il avoit des transports au cerveau et beaucoup de chaleur, qui diminua cependant vers le soir, où il se trouva un peu mieux. Nous en avions tous une joie extrême, dans l'espérance que son humeur se radouciroit, mais il en fut autrement. Il conta le midi à table à la reine, qu'il avoit reçu des lettres d'Anspach, qui lui marquoient, que le jeune Margrave comptoit être au mois de Mai à Berlin, pour y épouser ma soeur, et qu'il enverroit Mr. de Bremer, son gouverneur, pour lui porter la bague de promesse. Il demanda à ma soeur, si cela lui faisoit plaisir et comment elle régleroit son ménage, lorsqu'elle seroit mariée? Ma soeur s'étoit mise sur le pied de lui dire tout ce qu'elle pensoit, et même des vérités, sans qu'il le trouvât mauvais. Elle lui répondit donc avec sa franchise ordinaire, qu'elle auroit une bonne table délicatement servie, et ajouta-t-elle, qui sera meilleure que la vôtre, et si j'ai des enfans, je ne les maltraiterai pas comme vous et ne les forcerai pas à manger ce qui leur répugne. Qu'entendez vous par là, lui répondit le roi, que manque-t-il à ma table? Il y manque, lui dit-elle, qu'on ne peut s'y rassasier, et que le peu qu'il y a, ne consiste qu'en gros légumes que nous ne pouvons pas supporter. Le roi avoit déjà commencé à se facher de sa première réponse, cette dernière acheva de le mettre en fureur, mais toute sa colère tomba sur mon frère et sur moi. Il jeta d'abord une assiette à la tête de mon frère, qui esquiva le coup; il m'en fit voler une autre que j'évitai de même. Une grêle d'injures suivirent ces premières hostilités. Il s'emporta contre la reine, lui reprochant la mauvaise éducation qu'elle donnoit à ses enfans; et s'adressant à mon frère, vous devriez maudire votre mère, lui dit-il, c'est elle qui est cause, que vous êtes un malgouverné. J'avois un précepteur qui étoit un honnête homme, je me souviens toujours d'une histoire, qu'il m'a contée dans ma jeunesse. Il y avoit, me disoit-il, un homme à Carthage, qui avoit été condamné à mort pour plusieurs crimes, qu'il avoit commis. Il demanda à parler à sa mère dans le temps qu'on le menoit au supplice. On la fit venir. Il s'approcha d'elle comme pour lui parler bas, et lui emporta un morceau de l'oreille avec ses dents. Je vous traite ainsi, dit-il à sa mère, pour vous faire servir d'exemple à tous les parens, qui n'ont pas soin d'élever leurs enfans dans la pratique de la vertu. Faites en l'application! continua-t-il, en s'adressant toujours à mon frère, et voyant qu'il ne répondoit rien, il recommença à nous invectiver jusqu'à ce qu'il fut hors d'état de parler davantage. Nous nous levâmes de table, et comme nous étions obligés de passer à côté de lui, il me déchargea un grand coup de sa béquille, que j'évitai heureusement, sans quoi il m'auroit assommée. Il me poursuivit encore quelque temps dans son char, mais ceux qui le traînoient me donnèrent le temps de m'évader dans la chambre de la reine, qui en étoit fort éloignée. J'y arrivai à demi-morte de frayeur et si tremblante, que je me laissai tomber sur une chaise, ne pouvant plus me soutenir. La reine m'avoit suivie, elle fit ce qu'elle put pour me consoler, et pour me persuader de retourner chez le roi. Les assiettes et les béquilles m'avoient fait si peur, que j'eus bien de la peine à m'y résoudre. Nous repassâmes pourtant dans l'appartement de ce prince, que nous trouvâmes s'entretenant tranquillement avec ses officiers. Je n'y fus pas long-temps, je me trouvai mal, et fus obligée de retourner chez la reine, où je tombai deux fois en foiblesse. J'y restai quelque temps. La femme de chambre de cette princesse, me regardant attentivement, me dit: eh mon Dieu Madame! qu'avez-vous? vous êtes faite que c'est horrible. Je n'en sais rien, lui dis-je, mais je suis bien malade. Elle m'apporta un miroir, et je fus fort surprise de me trouver tout le visage et la poitrine remplie de taches rouges; j'attribuai cela à l'altération que j'avois eue et n'y fis point de réflexion. Mais dès que je rentrai dans la chambre du roi, cette ébullition rentroit et je retombai en défaillance. La cause en étoit, qu'il falloit traverser toute une enfilade de chambres où il n'y avoit point de feu et où il faisoit un froid terrible. Je pris la nuit une grosse fièvre et me trouvai le lendemain si mal que je fis faire mes excuses à la reine de ne pouvoir sortir. Elle me fit dire, que morte ou vive je devois me rendre chez elle. Je lui fis répondre, que j'avois une ébullition de sang et que c'étoit impossible. Le même ordre me fut réitéré encore de sa part. On me traîna donc à quatre dans son appartement, où je tombai d'une foiblesse dans l'autre, et on me conduisit de même chez le roi. Ma soeur me voyant si mal, et me croyant sur le point d'expirer, en avertit ce prince qui n'avoit pas pris garde à moi. Qu'avez-vous, me dit-il, vous êtes bien changée, mais je vous guérirai bientôt! En même temps il me fit donner un grand gobelet, rempli de vieux vin du Rhin extrêmement fort, qu'il me força de boire bon gré mal gré. A peine l'eus-je avalé, que ma fièvre augmenta et que je commençai à rêver. La reine vit bien, qu'il falloit me renvoyer; on me porta donc dans ma chambre, où on me mit au lit toute coiffée, m'ayant été ordonné expressément, de reparoître le soir. Mais je n'y fus pas long-temps sans sentir un terrible redoublement. Le médecin Stahl, qu'on avoit envoyé chercher, prit ma maladie pour une fièvre chaude et me donna plusieurs remèdes très-contraires au mal que j'avois. Je restai tout ce jour et le suivant dans un délire continuel. Dès que je rentrai dans mon bon sens, je me préparai à la mort. Dans ces courts intervalles je la désirois avec ardeur, et lorsque je voyois Madame de Sonsfeld et ma bonne Mermann à côté de mon lit, qui pleuroient, je tâchois de les consoler, en leur disant, que j'étois détachée du monde, et que j'allois trouver le repos dont personne n'étoit plus en état de me priver. Je suis cause, leur disois-je, de tous les chagrins de la reine et de mon frère. Si je dois mourir, dites au roi, que je l'ai toujours aimé et respecté, que je n'ai rien à me reprocher envers lui, qu'ainsi j'espère qu'il me donnera sa bénédiction avant ma mort. Dites-lui, que je le supplie d'en agir mieux avec la reine et avec mon frère, et d'ensevelir toute désunion et animosité contre eux dans mon tombeau. C'est la seule chose que je souhaite, et la seule qui m'inquiète dans l'état où je suis. Je restai deux fois vingt-quatre heures entre la vie et la mort, au bout desquelles la petite vérole se manifesta. Le roi ne s'étoit pas informé de mes nouvelles depuis tout le temps que j'avois été incommodée. Dès qu'on lui eut appris que j'avois la petite vérole, il m'envoya son chirurgien Holtzendorff, pour voir ce qui en étoit. Ce brutal me dit cent duretés de la part du roi et y en ajouta encore. J'étois si mal que je n'y fis aucune attention. Il confirma cependant ce prince dans le rapport qu'on lui avoit fait de ma santé. La crainte qu'il eut, que ma soeur ne prît cette maladie contagieuse, lui fit prendre toutes les précautions imaginables pour l'empêcher, mais d'une manière bien dure pour moi. Je fus aussitôt traitée comme une prisonnière d'état; on mit le scellé sur toutes les avenues qui menoient à ma chambre, et on ne laissa qu'une seule issue pour y entrer. Défense expresse fut faite à la reine et à tous ses domestiques de venir chez moi, aussi bien qu'à mon frère. Je restai seule avec ma gouvernante et la pauvre Mermann, qui étoit enceinte, et qui malgré cela me servoit nuit et jour avec un zèle et un attachement sans égal. J'étois couchée dans une chambre où il faisoit un froid épouvantable. Le bouillon qu'on me donnoit n'étoit que de l'eau et du sel, et lorsqu'on en faisoit demander d'autre on répondoit, que le roi avoit dit, qu'il étoit assez bon pour moi. Quand je m'assoupissois un peu vers le matin, le bruit du tambour me réveilloit en sursaut mais le roi auroit mieux aimé me laisser crever que de le faire cesser. Pour comble de malheur la Mermann tomba malade. Comme tous les accidens qu'elle prit lui présageoient une fausse couche, on fut obligé de la faire transporter à Berlin, et de faire venir ma seconde femme de chambre, qui s'enivrant tous les jours, n'étoit pas en état de me soigner. Mon frère, qui avoit déjà eu la petite vérole, ne m'abandonna pas; il venoit deux fois par jour à la dérobée me rendre visite. La reine n'osant me voir faisoit sous main demander à tout moment de mes nouvelles. Je fus pendant neuf jours en grand danger, tous les symptômes de mon mal étoient mortels, et tous ceux qui me voyoient jugeoient que si j'en réchappois je serois cruellement défigurée. Mais ma carrière n'étoit point encore finie, et j'étois réservée pour endurer toutes les adversités qu'on verra dans la suite de ces mémoires. La petite vérole me revint par trois fois, dès qu'elle étoit séchée elle recommençoit de nouveau. Malgré cela je n'en fus point marquée et ma peau en devint beaucoup meilleure qu'elle n'avoit été.

Cependant Mr. de Bremer arriva à Potsdam de la part du Margrave d'Ansbach. Il remit la bague de promesse à ma soeur, ce qui se fit sans la moindre cérémonie. Le roi étoit aussi entièrement rétabli de sa goutte, et le rétablissement de sa santé avoit chassé sa mauvaise humeur. Il n'y avoit plus que moi qui en fusse l'objet. Holtzendorff venoit me voir de temps en temps de la part de ce prince, mais ce n'étoit jamais que pour me dire des choses désagréables de sa part. Il tâchoit toujours d'embellir les complimens dont il étoit chargé, par les termes les plus mortifians. Cet homme étoit la créature de Sekendorff et si grand favori du roi, que tout le monde ployoit les genoux devant lui. Il ne se servoit de son crédit que pour faire des malheureux, et n'avois pas seulement le mérite d'être habile dans son art. Le roi en agissoit un peu mieux envers mon frère par l'instigation de Sekendorff et de Grumkow, qui manioient entièrement l'esprit de ce prince. Les subites révolutions qu'ils avoient expérimentées des sentimens du roi, les tenoient toujours dans la crainte. Ils appréhendoient avec raison, que le roi d'Angleterre ne se déterminât enfin au double mariage, et qu'en ce cas tout leur plan ne fût renversé. Ils n'ignoroient pas les menées de la reine, qui intriguoit perpétuellement avec cette cour, et ils étoient informés de la lettre que mon frère avoit écrite à celle d'Angleterre. Ils formèrent enfin le plus détestable de tous les projets, pour empêcher tout raccommodement avec le Monarque Anglois. Ce projet consistoit, à mettre entièrement la désunion dans la maison de Prusse et d'obliger mon frère, à force de mauvais traitemens du roi, de prendre quelque résolution violente, qui pût donner prise sur lui et sur moi. Le comte de Fink étoit un obstacle à leur dessein. Mon frère avoit de la considération pour lui, et son caractère de gouverneur lui donnoit sur son élève une certaine autorité, qui pouvoit l'empêcher de faire des démarches préjudiciables à ses intérêts. Ils représentèrent donc au roi, que mon frère, ayant 18 ans passés, n'avoit plus besoin de Mentor, et qu'en lui ôtant le comte de Finck, il mettroit fin à toutes les intrigues de la reine, dont il étoit le ministre. Le roi goûta leurs raisons. Les deux gouverneurs furent congédiés très-honorablement, ils gardèrent l'un et l'autre de grosses pensions et retournèrent vaquer à leurs emplois militaires. On donna en récompense deux officiers de compagnie à mon frère. L'un étoit le colonel de Rocho, très-honnête homme, mais d'un fort petit génie, l'autre le major de Kaiserling, fort honnête homme aussi, mais grand étourdi et bavard, qui faisoit le bel esprit et n'étoit qu'une bibliothèque renversée. Mon frère leur vouloit assez de bien, mais Kaiserling, étant plus jeune et fort débauché, fut par conséquent le plus goûté. Ce cher frère venoit passer toutes les après-midis chez moi, nous lisions, écrivions ensemble et nous nous occupions à nous cultiver l'esprit. J'avoue que nos écritures rouloient souvent sur des satires, où le prochain n'étoit pas épargné. Je me souviens qu'en lisant le roman comique de Scarron, nous en fîmes une assez plaisante application sur la clique impériale. Nous nommions Grumkow la Rancune, Sekendorff la Rapinière, le Margrave de Schwed Saldagne, et le roi Ragotin. J'avoue que j'étois très-coupable de perdre ainsi le respect que je devois au roi, mais je n'ai pas dessein de m'épargner, et je ne prétends nullement me faire grâce. Quelques sujets de plaintes que les enfans puissent avoir contre leur parens, ils ne doivent jamais oublier ce qui leur est dû. Je me suis souvent reproché depuis les égaremens de ma jeunesse en ce point, mais la reine, au lieu de nous censurer, nous encourageoit par son approbation à continuer ces belles satires. Mdme. de Kamken, sa gouvernante, n'y étoit pas épargnée, quoique nous estimassions fort cette dame, nous ne pouvions nous empêcher de saisir son ridicule et de nous en divertir. Comme elle étoit fort replète et d'une figure semblable à celle de Mdme. Bouvillon nous la nommions ainsi. Nous en badinâmes plusieurs fois en sa présence, ce qui lui donna la curiosité de savoir qui étoit cette fameuse Mdme. Bouvillon, dont on parloit tant. Mon frère lui fit accroire, que c'étoit la Camerera mayor de la reine d'Espagne. A notre retour à Berlin, un jour qu'il y avoit appartement, et qu'on y parloit de la cour d'Espagne, elle s'avisa de dire, que les Camerera mayor étoient toutes de la famille des Bouvillons. On lui fit des éclats de rire au nez, et je crus que j'en étoufferois pour ma part. Elle vit bien qu'elle avoit dit une sottise, et s'informa auprès de sa fille, qui avoit beaucoup de lecture, ce que ce pouvoit être. Celle-ci lui dévoila le mystère. Elle fut très-fâchée contre moi, sentant bien que je l'avois turlupinée; et j'eus beaucoup de peine à faire ma paix avec elle. Un caractère satirique est très-peu estimable; on s'accoutume insensiblement à ce vice et à la fin on n'épargne ni ami ni ennemi. Il n'y a rien de si aisé que de se saisir du ridicule, chacun a le sien. Il est divertissant, je l'avoue, d'entendre turlupiner spirituellement une personne qui nous est indifférente mais il est en même temps dur de penser, que peut-être on subira le même sort. Que nous sommes aveugles, nous autres hommes, nous brocardons sur les défauts d'autrui, pendant que nous ne faisons aucune réflexion sur les nôtres. Je me suis entièrement défaite de ce vice, et je ne suis plus caustique que sur le compte des gens qui ont un mauvais caractère, et qui méritent par le venin de leur langue, qu'on leur rende la pareille. Mais j'en reviens à mon sujet.

Le temps de l'arrivée du Margrave d'Ansbach approchant, et ce prince n'ayant pas eu encore la petite vérole, le roi et la reine jugèrent à propos de me faire retourner à Berlin. Mais avant que de partir j'allai chez le roi. Il me reçut à son ordinaire, c'est à dire très-mal, et me dit les choses du monde les plus dures. La reine, craignant qu'il ne poussât son mauvais procédé plus loin, abrégea ma visite et me ramena elle-même dans ma chambre. Je me rendis le lendemain à Berlin, où je trouvai la comtesse Amélie promise avec Mr. de Vierek, Ministre d'état. Mr. de Vallenrot, son ancien amant, étoit mort. Il y avoit quelque temps qu'on lui avoit appris cette nouvelle un jour, qu'il y avoit appartement chez la reine. Comme elle n'avoit pas seulement été informée de sa maladie, elle fut si saisie de cette mort subite, qu'elle tomba en défaillance en présence de toute la cour, ce qui découvrit l'intrigue qu'elle avoit eue avec lui. Cette aventure avoit fort diminué son crédit auprès de la reine, qui ne fut pas fâchée de se défaire d'elle. Cependant le roi et la reine arrivèrent peu de jours après moi à Berlin. Les noces de ma soeur y furent célébrées en cérémonie, et elle partit quinze jours après son mariage. Je sortis donc de ma solitude et suivis quelque temps après la reine à Vousterhausen. Les disputes pour mon mariage s'y renouvelèrent. Ce n'étoit tout le jour que querelle et dissension. Le roi nous laissoit mourir de faim, mon frère et moi. Ce prince faisoit l'office d'écuyer tranchant il servoit tout le monde hors mon frère et moi et quand par hazard il restoit quelque chose dans un plat, il crachoit dedans pour nous empêcher d'en manger. Nous ne vivions l'un et l'autre que de café et de cerises sèches, ce qui me gâta totalement l'estomac. En revanche, je me nourrissois d'injures et d'invectives, car j'étois apostrophée toute la journée de tous les tîtres imaginables, et devant tout le monde. La colère du roi alla même si loin, qu'il nous chassa, mon frère et moi, avec l'ordre formel de ne paroître en sa présence qu'aux heures du repas. La reine nous faisoit venir secrètement, pendant que ce prince étoit à la chasse. Elle avoit des espions de tout côté en campagne, qui venoient l'avertir dès qu'on le voyoit paroître de loin, afin qu'elle put avoir le temps de nous renvoyer. La négligence de ces gens fut cause, que le roi pensa nous surprendre chez elle. Il n'y avoit qu'une issue dans la chambre de cette princesse, et il arriva si subitement, qu'il ne nous fut plus possible de l'éviter. La peur nous donna de la résolution. Mon frère se cacha dans une niche, où étoit une certaine commodité, et pour moi, je me fourrai sous le lit de la reine, qui étoit si bas que je n'y pouvois tenir et que j'étois dans une posture fort incommode. Nous étions à peine retirés dans ces beaux gîtes que le roi entra. Comme il étoit fort fatigué de la chasse, il se mit à dormir et son sommeil dura deux heures. J'étouffois sous ce lit et ne pouvois m'empêcher de sortir quelquefois ma tête pour respirer. Si quelqu'un avoit pu être spectateur de cette scène, il y auroit eu de quoi rire. Elle finit enfin. Le roi s'en alla et nous sortîmes au plus vite de nos tanières, en suppliant la reine, de ne nous plus exposer à de pareilles comédies. On trouvera peut-être étrange, que nous n'ayons fait aucune démarche pour nous raccommoder avec le roi. J'en parlai plusieurs fois à la reine, mais elle ne le voulut absolument pas, disant, que le roi me répondroit, que si je voulois obtenir ses grâces, je devois épouser ou le duc de Weissenfeld ou le Margrave de Schwed, ce qui ne pouvoit qu'empirer les choses, par l'embarras où je serois, de ne pouvoir le satisfaire. Ces raisons étant bonnes, j'étois obligée de m'y soumettre.

Quelques jours de bon temps succédèrent à tous nos désastres. Le roi se rendit à Libnow, petite ville Saxonne, pour y avoir une entrevue avec le roi de Pologne. Ce fut là que Grumkow et Sekendorff, appuyés de ce prince, tirèrent une promesse de mariage dans toutes les formes du roi, mon père, pour le duc de Weissenfeld, auquel je fus solemnellement engagée. Le roi de Pologne promit de lui faire quelques avantages, et celui de Prusse jugea, qu'avec cinquante mille écus de rentes je pourrois vivre très-honorablement avec lui. Il s'arrêta en chemin à Dam, petit bourg appartenant au duc et qui étoit son apanage, où il fut traité splendidement en vin d'Hongrie, ce qui ne manqua pas d'augmenter l'amitié que le roi avoit pour lui. Cependant ce prince tint toutes ses manigances si secrètes, que nous n'en fûmes informés que quelque temps après.

Les mauvais traitemens recommencèrent à son retour, il ne voyoit plus mon frère sans le menacer de sa canne. Celui-ci me disoit tous les jours, qu'il endureroit tout du roi hors les coups, et que s'il en venoit jamais à des extrémités avec lui, il sauroit s'en affranchir par la fuite. Le page Keith avoit été fait officier dans un régiment qui étoit en quartier au pays de Clèves. J'avois eu une grande joie de son départ, dans l'espérance, que mon frère mèneroit une vie plus réglée, mais il en fut tout autrement. Un second favori, beaucoup plus dangereux, succéda à celui-ci. C'étoit un jeune homme, capitaine-lieutenant dans les gens-d'armes, nommé Katt. Il étoit petit-fils du Maréchal comte de Wartensleben. Le général Katt, son père, l'ayant destiné pour la robe, l'avoit fait étudier, et ensuite voyager. Mais comme il n'y avoit de grâce à espérer que pour ceux qui étoient dans le militaire, il s'y vit placé contre son attente. Il continuoit de s'appliquer aux études; il avoit de l'esprit, de la lecture et du monde; la bonne compagnie, qu'il continuoit à hanter, lui avoit fait contracter des manières polies, pour lors assez rares à Berlin; sa figure étoit plutôt désagréable que revenante; deux sourcils noirs lui couvroient presque les yeux; son regard avoit quelque chose de funeste, qui lui présageoit son sort; une peau basanée et gravée de petite vérole augmentoit sa laideur; il faisoit l'esprit fort et poussoit le libertinage à l'excès; beaucoup d'ambition et d'étourderie accompagnoient ce vice. Un tel favori étoit bien éloigné de ramener mon frère de ses égaremens. Je ne fus informée de cette nouvelle amitié qu'à mon retour de Berlin, où nous nous rendîmes peu de jours après celui du roi de Libnow. Nous y vécûmes un bout de temps assez tranquillement, lorsqu'un nouvel événement vint troubler notre repos.

La reine reçut une lettre de mon frère, qui lui fut rendue secrètement par un de ses domestiques. Cette lettre m'a fait une si forte impression, que j'en mettrai le contenu ici à peu près tel qu'il étoit.

«Je suis dans le dernier désespoir. Ce que j'avois toujours appréhendé vient enfin de m'arriver. Le roi a entièrement oublié que je suis son fils et m'a traité comme le dernier de tous les hommes. J'entrai ce matin dans sa chambre, comme à mon ordinaire; dès qu'il m'a vu il m'a sauté au collet en me battant avec sa canne de la façon du monde la plus cruelle. Je tâchois en vain de me défendre, il étoit dans un si terrible emportement, qu'il ne se possédoit plus, et ce n'a été qu'à force de lassitude qu'il a fini. Je suis poussé à bout, j'ai trop d'honneur pour endurer de pareils traitemens, et je suis résolu d'y mettre fin d'une ou d'autre manière.»

La lecture de cette lettre nous plongea, la reine et moi, dans la plus vive douleur, mais elle me causa beaucoup plus d'inquiétude qu'à cette princesse. Je comprenois mieux le sens du dernier article qu'elle, et jugeois bien que la résolution dont mon frère parloit, de mettre fin d'une ou d'autre manière à ses maux, consistoit dans la fuite. Je pris occasion du chagrin où je voyois que la reine étoit plongée, pour lui représenter, qu'elle devoit se désister de mon mariage. Je lui fis concevoir, que le roi d'Angleterre n'étoit point d'humeur à me faire épouser son fils; que s'il en avoit eu l'intention, il en auroit agi différemment; que cependant, l'esprit du roi, mon père, s'aigrissoit de plus en plus contre elle, contre son fils et contre moi; qu'ayant fait et premier pas à maltraiter mon frère, les mauvais procédés envers lui et envers moi ne feroient qu'augmenter, et porteroient peut-être ce dernier à des extrémités qui pourroient lui être très-funestes; que j'avouois, que je serois la plus malheureuse personne du monde, si j'étois contrainte à épouser le duc de Weissenfeld, mais que je prévoyois bien, qu'il falloit qu'il y en eût un de nous de sacrifié à la haine de Sekendorff et de Grumkow, et que j'aimois mieux que ce fût moi que mon frère; qu'enfin je ne voyois que ce seul moyen, pour remettre la paix dans la famille. La reine se mit dans une violente colère contre moi. Voulez-vous me percer le coeur, me dit-elle, et me faire mourir de douleur, ne m'en parlez plus de votre vie, et soyez persuadée, que si vous êtes capable de faire une pareille lâcheté, je vous donnerai ma malédiction, vous renierai pour ma fille et ne souffrirai jamais plus que vous vous montriez en ma présence. Elle me dit ces dernières paroles avec tant d'altération, que j'en fus effrayée. Elle étoit enceinte, ce qui augmentoit mes peines. Je tâchois de la radoucir, en l'assurant, que je ne ferois jamais rien qui pût lui causer le moindre chagrin.

Mlle. de Bulow, première fille d'honneur de la reine, avoit repris dans sa faveur la place de la comtesse Amélie, qui s'étoit mariée peu après ma soeur. Cette fille étoit bonne et serviable, elle ne faisoit du tort à personne, mais elle étoit intrigante et indiscrète. La reine se servoit d'elle pour apprendre et faire savoir tout ce qui se passoit à Mr. du Bourguai et à Mr. Kniphausen, premier Ministre du cabinet. Ce dernier, homme d'esprit et très-versé dans les affaires, étoit ennemi juré de Grumkow et par conséquent de la clique Angloise. La reine lui fit communiquer la lettre de mon frère et lui demanda conseil sur les démarches qu'elle pourroit faire, pour prévenir les violences du roi. Kniphausen étoit informé par la Bulow de toutes les menées de la Ramen; il savoit que cette femme étoit étroitement liée avec Eversmann, très-grand favori du roi; il n'ignoroit pas que la principale cause de nos maux étoit la confiance que la reine avoit en cette créature, qui animoit le roi, par les rapports qu'elle et son compagnon lui faisoient, vrais ou faux, contre mon frère et moi. Il jugea donc, qu'il falloit gagner ces deux personnages à quelque prix que ce fût. Il ne fit mention que d'Eversmann à la reine, trouvant trop dangereux de lui nommer la Ramen, et il conseilla à cette princesse, de tâcher de le mettre dans ses intérêts, en lui procurant une somme d'argent capable de le tenter, de la part du roi d'Angleterre. La reine goûta cet avis et en parla à Mr. du Bourguai. Après bien des difficultés ce Ministre lui fit remettre 500 écus, pendant qu'a la réquisition de Mr. Kniphausen il en fit toucher autant secrètement à la Ramen. L'un et l'autre promirent monts et merveilles, mais dès qu'ils eurent reçu l'argent, ils avertirent le roi de toute cette manigance, et amusèrent la reine et Mr. du Bourguai par de fausses confidences. Ce procédé de la reine acheva de pousser ce prince à bout; il se crut trahi puisqu'elle vouloit déjà commencer à corrompre ses domestiques, et nous verrons les effets de son ressentiment dans l'année 1730, que je vais commencer.

Le roi se rendit à Berlin, pour y passer les fêtes de noël. Il fut de très-bonne humeur pendant tout le séjour qu'il y fit, et quoiqu'il ne nous fît pas bon accueil à mon frère et à moi, il épargna du moins les injures. Nous avions trouvé moyen de radoucir ce dernier, et nous étions tous dans une sécurité parfaite, les bonnes manières du roi nous ôtant tout soupçon. Mais qui peut approfondir les replis du coeur humain?

Ce prince repartit pour Potsdam. Quelques jours après le comte Fink reçut une lettre de sa part avec un ordre séparé, de n'en faire l'ouverture qu'en présence du Maréchal de Borck et de Grumkow. Il lui étoit en même temps défendu, sous peine de la vie de ne point faire mention à personne ni de l'une ni de l'autre. Les deux Ministres que je viens de nommer, en avoient reçu un pareil, dans lequel il leur étoit enjoint, de se rendre chez le comte Fink. Dès qu'ils furent assemblés ils firent la lecture de cette lettre, laquelle en renfermoit une à la reine. Voici le contenue de celle qui étoit adressée au comte de Fink.

«Des que Borck et Grumkow se seront rendus chez vous, vous irez tous trois chez ma femme. Vous lui direz de ma part, que je n'ignore aucune de ses intrigues, qu'elles me déplaisent et que j'en suis las, que je ne prétends plus être le jouet de sa famille, qui m'a traité indignement, qu'une fois pour toutes je veux marier ma fille Wilhelmine. Mais que pour dernière grâce je lui permets d'écrire encore une fois en Angleterre et de demander au roi une déclaration formelle sur le mariage de ma fille. Dites-lui, qu'en cas que la réponse qu'elle recevra, ne soit pas selon mes désirs, je prétends absolument l'unir avec le duc de Weissenfeld ou avec le Margrave de Schwed; que je lui laisserai le choix de ces deux partis, qu'elle doit m'engager sa parole d'honneur, de ne plus s'opposer à mes volontés, et que si elle continue à me chagriner par ses refus, je romprai pour jamais avec elle et la reléguerai elle et son indigne fille que je renierai, à Orangebourg, où elle pourra pleurer son obstination. Faites votre devoir en fidèles serviteurs et tâchez de la déterminer à suivre mes volontés, je vous en tiendrai compte. Mais au cas du contraire je saurai faire tomber mon ressentiment de votre conduite sur vous et sur vos familles.»

Je suis votre affectionné roi,

Guillaume.

Ils se rendirent d'abord chez la reine. Elle ne s'attendoit à rien moins qu'à cette visite. J'étois chez elle lorsqu'on vint l'avertir, que ces trois Mrs. demandoient à lui parler de la part du roi. Je lui dis d'avance que je prévoyois que cela me regardoit. Elle haussa les épaules et me répondit: n'importe, il faut de la fermeté, et ce n'est pas ce qui m'embarrasse. En même temps elle passa dans sa chambre d'audience, où étoient ces Messieurs. Le comte de Fink lui exposa leur commission et lui présenta la lettre du roi. Après qu'elle l'eut lue, Grumkow prit la parole et voulut lui démontrer par un grand discours de politique, que l'intérêt et l'honneur du roi exigeoient, qu'elle se rendit à ses désirs en cas que la réponse d'Angleterre ne fût pas conforme à ses souhaits, et suivant l'exemple du diable, lorsqu'il voulut tenter notre Seigneur, il prétendoit la réduire par l'écriture sainte; en lui alléguant des passages convenables au sujet dont il s'agissoit. Il lui représenta ensuite, que les pères avoient plus de droit sur leurs enfans que les mères, et que lorsque les parens ne se trouvoient pas d'accord, les enfans devoient obéir préférablement au père; que ces derniers étoient maîtres de les forcer à se marier contre leur gré, et qu'enfin la reine auroit tout le tort de son côté, si elle ne se rendoit à ces raisons. Cette princesse refusa ce dernier article, en lui opposant l'exemple de Béthuel, qui répondit à la proposition de mariage que le serviteur d'Abraham lui fit pour son maître Isaac: faites chercher la fille et demandez-lui son sentiment. Je n'ignore point la soumission que les femmes doivent avoir pour leurs maris, ajouta-t-elle, mais ceux-ci ne doivent en prétendre que des choses justes et raisonnables. Le procédé du roi ne s'accorde point avec cette vertu. Il prétend violenter les inclinations de ma fille et la rendre malheureuse pour le reste de ses jours, en lui donnant un brutal débauché, et cadet de famille, qui n'est que général du roi de Pologne, sans pays et sans avoir de quoi soutenir son caractère et son rang. Quel bien un tel mariage peut-il procurer à l'état? aucun! Tout au contraire, le roi se verra obligé d'entretenir éternellement ce gendre qui lui sera toujours à charge. J'écrirai en Angleterre selon les ordres du roi, mais quand même la réponse n'en seroit pas favorable, je ne donnerai jamais mon consentement au mariage que vous venez de me proposer, et j'aimerois mille fois mieux voir ma fille au tombeau que malheureuse. Là s'arrêtant tout d'un coup elle dit, qu'elle se trouvoit mal et ajouta, qu'on devroit avoir plus de ménagement pour elle dans l'état où elle se trouvoit. Cependant je n'en accuse point le roi, continua-t-elle en regardant Grumkow, je sais à qui je suis redevable de ses mauvais traitemens. En proférant ces dernières paroles elle sortit, lui lançant un regard qui lui marquoit assez combien elle étoit piquée contre lui. Elle rentra dans sa chambre fort altérée. Dès que nous y fûmes seules, elle me conta toute cette conversation et me montra la lettre du roi. Les expressions en étoient si fortes et si dures que je la passerai sous silence. Nous versâmes un torrent de larmes en la relisant. Elle jugeoit bien qu'elle ne pouvoit plus faire que peu de fond sur l'Angleterre, mais que du moins elle gagneroit du temps jusqu'au retour de la réponse, qu'elle devoit en recevoir. Elle résolut cependant d'employer tous ses efforts pour en tirer une favorable. Elle me chargea donc d'écrire à mon frère, de lui mander tout ce qui se passoit, et de lui faire la minute d'une seconde lettre, qu'il devoit écrire à la reine d'Angleterre. Voici le contenu de cette lettre que je fis bien malgré moi.

Madame ma soeur et tante!

Quoique j'aie déjà eu l'honneur d'écrire à votre Majesté, et de lui expliquer la triste situation où je me trouve aussi bien que ma soeur, la réponse peu favorable qu'elle m'a donnée, ne m'a point découragé. Je ne saurois m'imaginer qu'une princesse dont les vertus et le mérite font l'admiration universelle, puisse laisser sans secours une soeur qui lui est tendrement attachée, en refusant de souscrire au mariage de ma soeur et du prince de Galles, qui cependant a été arrêté si solemnellement par le traité d'Hannovre. J'ai déjà donné ma parole d'honneur à votre Majesté, de n'épouser jamais que la princesse Amélie, sa fille, je lui réitère encore cette promesse en cas qu'elle veuille donner son consentement au mariage de ma soeur. Nous sommes tout réduits à l'état du monde le plus fâcheux, et tout sera perdu si elle balance encore à nous donner une réponse favorable. Je me trouverois alors libre de toutes les promesses que je viens de lui faire, et obligé de suivre les volontés du roi, mon père, en prenant tel parti qu'il me proposera. Mais je suis convaincu, que je n'ai rien à craindre de ce côté-là, et que votre Majesté fera de mûres réflexions sur ce que je viens de lui mander, étant etc.

Mon frère ne balança point à copier cette lettre. La reine en écrivit deux, dont l'une fut montrée au roi et l'autre contenoit un détail de ce qui venoit de se passer, et de toutes les raisons les plus fortes qui pussent porter la cour d'Angleterre à se rendre aux désirs du roi. Toutes ces lettres partirent par un courrier, le roi l'ayant exigé ainsi, afin de recevoir plus tôt la réponse; il avoit même calculé, qu'en cas de vent contraire le courrier pouvoit être en trois semaines de retour. Il y avoit déjà dix jours de passé, et les inquiétudes de la reine alloient en augmentant à mesure que le temps s'écouloit. Comme personne ne présageoit rien de bon des résolutions d'Angleterre, et qu'on l'avertissoit de tout côté, que le roi se porteroit aux dernières extrémités si elle tardoit trop à venir, elle examina sérieusement ce qu'elle devoit faire pour détourner tout événement fâcheux. La comtesse de Fink, Mdme. de Sonsfeld et moi passâmes toute une après-midi dans son cabinet, pour chercher des expédiens. Nous conclûmes enfin unanimement qu'elle affecteroit d'être malade; mais le moyen de le faire accroire au roi? Si la méchante Ramen étoit informée de cette ruse, on ne faisoit qu'empirer les choses au lieu de les adoucir. Nous n'osions découvrir à la reine toutes les horreurs que nous savions de cette femme, car elle en étoit si fort éprise, qu'elle auroit été capable de le lui redire. Cependant il n'y avoit d'autre parti à prendre que celui-là. Il n'étoit pas probable qu'on voulût inquiéter la reine malade et enceinte, et du moins on donnoit le temps au courrier de revenir. Nous nous en tînmes donc à cet avis, mais nous lui fîmes comprendre nettement, que si elle ne gardoit le secret, tout cela ne serviroit qu'à rendre notre condition plus fâcheuse. La comtesse de Fink lui représenta même, qu'elle avoit des traîtres parmi ses domestiques, qui rapportoient tout au roi et à Sekendorff; qu'elle étoit informée, qu'on avoit su dans la maison de ce dernier des conversations qu'elle et la reine avoient eues secrètement, et qui n'avoient pu être divulguées que par des gens qui avoient écouté aux portes. Elle loua sans affectation plusieurs des domestiques de cette princesse et effecta de ne point parler de la Ramen, et ajouta encore: tel qui vous paroît le plus attaché, Madame, est peut-être celui-là même qui vous trahit. Nous remarquâmes bien par le trouble de la reine, qu'elle avoit très-bien compris ce qu'on avoit voulu lui dire, mais elle n'en fît pas semblant, et nous promit un secret inviolable. Nous remîmes jusqu'au lendemain au soir à jouer la comédie. La reine commença par se plaindre le matin, et pour faire plus d'éclat, elle affecta de tomber en défaillance. Le soir à table nous composâmes si bien nos actions et nos visages, que tout le monde y fut attrappé, même la Ramen. Cette princesse resta le jour suivant au lit, et fit toutes les simagrées pour faire accroire qu'elle étoit bien mal. J'avertis mon frère, par son ordre, de ce qui se passoit, pour prévenir toutes les inquiétudes qu'il pouvoit avoir de cette feinte maladie. Mon esprit n'étoit rien moins que tranquille; malgré l'éloignement que j'avois pour le prince de Galles, je voyois bien qu'entre trois maux, dont on me menaçoit, c'étoit sans contredit le plus petit, et je me voyois forcée par la malignité de mon étoile de souhaiter ce que j'aurois redouté en tout autre temps. La reine se levoit vers le soir, et soupoit avec nous dans sa chambre de lit, mais c'étoit le médecin qui lui faisoit faire cet effort par les instigations qu'on lui donnoit; cet homme étoit entièrement dans les intérêts de la reine. Cinq jours se passèrent ainsi. Mais soit que la Ramen eût découvert la ruse ou que la reine la lui eût confiée, la crise recommença. Une nouvelle ambassade, composée des mêmes personnages qui lui avoient parlé la première fois, lui fut envoyée de la part du roi le 25. de Janvier, jour que je n'oublierai jamais. La commission, dont ces messieurs furent chargés, fut beaucoup plus forte que la précédente, et la lettre du roi, dont elle étoit accompagnée, étoit si terrible, qu'elle faisoit paroître douce celle qu'elle en avoit reçue çi-devant.

Le roi, lui dirent-ils, ne veut plus absolument entendre parler d'alliance avec l'Angleterre. Toutes réponses qui en pourront venir, lui sont entièrement indifférentes, et ne changeront rien au projet qu'il a fait, de marier la princesse, sa fille, avec le duc de Weissenfeld ou avec le Margrave de Schwed. Il prétend absolument qu'on lui obéisse, et fera même tomber son ressentiment sur votre Majesté, s'il trouve de la résistance à ses volontés. Il vous déclare, Madame, qu'il se séparera de vous, vous reléguera à votre douaire, enfermera Mdme. la princesse dans une forteresse et déshéritera le prince royal; qu'après avoir mûrement réfléchi, il a trouvé la désobéissance de sa famille d'un très-dangereux exemple pour ses sujets, puisqu'au lieu de les animer par votre modèle à la soumission, vous faites le contraire. Il s'est donc proposé de faire un acte de justice dans sa propre maison, pour empêcher les mauvaises suites que votre manque de respect pourroit produire. La reine ne répondit qu'en très-peu de mots: vous pouvez répondre au roi, qu'il ne me fera jamais consentir à rendre ma fille malheureuse, et que tant que j'aurai un souffle de vie, je ne souffrirai point qu'elle prenne ni l'un ni l'autre des partis proposés. Ils voulurent répliquer, mais la reine les pria de la laisser en repos, puisqu'ils ne tireroient point d'autre résolution d'elle. Dès le lendemain elle se remit au lit, contrefaisant la malade.

La réponse d'Angleterre arriva enfin. C'étoit toujours la même chanson. La reine, ma tante, mandoit, que le roi, son époux, étoit très-disposé à m'unir avec son fils, pourvu que le mariage de mon frère avec sa fille se fit en même temps. La lettre, qui étoit adressé à mon frère, ne consistoit que dans de simples complimens. La reine, ma mère, fut vivement piquée de ce procédé, elle me fit d'abord part de ces belles nouvelles. Le chagrin qu'elle en ressentoit, nous fit tout craindre pour sa santé. Elle ne put pourtant se dispenser d'envoyer la lettre, qu'elle venoit de recevoir, au roi. Elle y en joignit une de sa main, qui étoit écrite dans les termes le plus touchans. Le roi fut averti tout de suite par la Ramen du contenu de ces lettres et les renvoya à la reine sans les avoir lues. Eversmann en fut le porteur. Il vint le soir chez cette princesse, et lui conta, que le roi étoit dans une violente colère contre elle et contre moi; qu'il avoit juré plusieurs fois, qu'il se porteroit à toutes les extrémités imaginables pour nous réduire, si nous ne nous rendions de bonne grâce à ses volontés; qu'il étoit d'une humeur épouvantable dont tout le monde se ressentoit, et surtout mon frère qu'il avoit traité de la façon du monde la plus barbare, l'ayant mis tout en sang à force de coups, et l'ayant traîné par les cheveux par toute la chambre. Je n'étois point présente à cette narration. Après que ce malheureux eut assez joui du mortel chagrin que son rapport causoit à la reine, il vint me trouver. Jusqu'à quand, me dit-il, prétendez-vous entretenir la désunion dans la famille et vous attirer la colère de votre père? Je vous conseille en ami, de vous soumettre à ses volontés, sans quoi vous n'avez qu'à vous attendre aux plus terribles scènes. Il n'y a point de temps à perdre, donnez-moi une lettre pour le roi et mettez vous au dessus de toutes les crieries de la reine. Je ne vous parle pas ainsi de moi-même, mais par ordre. Qu'on se mette à ma place et qu'on juge de ce qui se passoit dans mon coeur, de me voir si indignement traitée par ce faquin. Je fus mille fois sur le point de lui répondre comme il le méritoit, mais je prévis que je ne ferois qu'aigrir les choses. Je me contentai de lui dire, d'un air fort froid, que je connoissois trop bien le bon coeur du roi, pour croire qu'il voulût me rendre malheureuse, que j'étois au désespoir d'avoir encouru sa disgrâce, que j'étois prête à faire toutes les soumissions imaginables pour regagner sa bienveillance, n'ayant jamais manqué au respect et à la tendresse, qu'une fille devoit avoir pour son père. Je lui tournai le dos, en finissant ces dernières paroles, et m'assis fort émue à un bout de la chambre. Mais la scène n'étoit pas finie, il s'adressa encore à Madame de Sonsfeld. Le roi, lui dit-il, vous fait ordonner, de persuader à la princesse d'épouser le duc de Weissenfeld, il vous fait dire, qu'en cas qu'elle ne puisse se résoudre en sa faveur, il lui laisse la liberté, de prendre le Margrave de Schwed; que si vous croyez devoir obéir aux ordres de la reine préférablement aux siens, il saura vous montrer qu'il est votre souverain, et vous enverra à Spandau où vous serez au pain et à l'eau. Ce n'est pas tout. Votre famille portera aussi le faix de sa colère, il la rendra malheureuse, au lieu qu'elle sera comblée de grâces, si vous vous rangez à votre devoir.

Le roi m'a chargée, lui répondit cette dame, de l'éducation de la princesse. Je n'ai accepté cet emploi qu'avec mille larmes, et uniquement pour obéir aux ordres du roi. Il ne m'appartient pas de lui donner conseil ni de me mêler de son mariage, je ne lui parlerai ni pour ni contre les deux partis que le roi lui fait proposer. J'invoquerai le ciel pour qu'il lui inspire ce qui sera le plus convenable. Je me soumets après cela à tout ce qu'il plaira au roi de faire de ma famille et de moi. Tout cela est bel et bon, reprit Eversmann, mais vous verrez ce qui arrivera et ce que vous gagnerez tous par votre obstination. Le roi a pris des résolutions violentes. Il ne donne que trois jours à la princesse pour se déterminer. Si au bout de ce temps elle ne fléchit, il la fera conduire à Vousterhausen où les princes en question se trouveront. Il contraindra la fille d'en choisir un et si elle ne veut le faire de bonne grâce, on l'enfermera avec le duc de Weissenfeld; après quoi elle sera encore trop heureuse de l'épouser.

Mdme. de Kamken qui étoit présente et qui jusqu'alors avoit gardé le silence, ne put se contenir plus long-temps. Elle chanta pouille à Eversmann, lui reprochant qu'il mentoit, et qu'il avoit inventé ce qu'il venoit de dire. Son zèle l'emporta même à censurer le roi. L'autre lui soutint de son côté d'un ton moqueur, que les effets prouveroient bientôt ce qu'il avoit avancé. Mais, lui dit enfin Mdme. de Kamken, n'y a-t-il donc dans le monde d'autre parti convenable à la princesse, que les deux qu'on propose? Si la reine, lui répondit-il, en peut trouver de meilleur, à l'exclusion du prince de Galles, peut-être que le roi entrera en composition avec elle, quoiqu'il souhaite passionnément avoir le duc pour gendre.

La reine qui nous fit tous appeler, mit fin à cette impertinente conversation. La comtesse de Fink étoit assise au chevet de son lit et tâchoit de la tranquilliser. Elle remarqua d'abord à nos physionomies, que nous avions quelque chose. Nous lui contâmes tout l'entretien, que nous venions d'avoir, et elle nous fit part de celui qu'elle avoit eu. Nous consultâmes long-temps ensemble sur ce qu'il y avoit à faire dans des conjonctures si critiques. Mdme. de Kamken donna un avis, qui fut suivi. Elle conseilla à la reine, de faire venir le lendemain le Maréchal de Borck, homme d'une probité et d'une droiture infinie, et de lui demander ses lumières sur la situation où elle se trouvoit. Ce conseil fut exécuté. La reine exposa au Maréchal tout ce qui s'étoit passé la veille, ajoutant: je vous demande votre avis comme à un ami, parlez moi sans détour et selon votre conscience. «Je suis au désespoir», lui répondit le Maréchal, «de voir la désunion qui règne dans la famille royale et les cruels chagrins que votre Majesté endure. Il n'y avoit que le roi d'Angleterre qui pût y mettre fin; mais ses réponses, étant toujours les mêmes, je vois bien, qu'il ne faut plus se flatter de ce côté-là. Ce que Eversmann vous a dit hier, Madame, des violences que le roi machine contre la princesse, ne me paroît pas tout-à-fait sans fondement. J'ai appris hier au soir, que le Margrave de Schwed est ici incognito, un de mes domestiques l'a vu. La curiosité m'a porté à m'informer sous main, si cela étoit vrai. On m'a rapporté, qu'il y a trois jours qu'il est en cette ville logé dans une petite maison à la ville neuve, d'où il ne sort que le soir sur la brune, pour n'être pas connu. J'ai reçu aujourd'hui des lettres de Dresde, que je puis montrer à votre Majesté, dans lesquelles on me mande, que le duc de Weissenfeld en étoit parti secrètement, pour se rendre à une petite ville à quelques milles de Vousterhausen. Votre Majesté connoît l'humeur du roi; quand on est parvenu à l'animer à un certain point, il ne se possède plus, et ses emportemens le portent à des excès très-fâcheux. Ils sont d'autant plus à craindre présentement, qu'étant toujours obsédé pas des gens mal intentionnés, on ne lui donne pas le temps de rentrer en lui-même. Bien loin de l'aigrir par des refus il faut tâcher de gagner du temps et de parer ses premières violences, en choisissant un troisième parti pour la princesse. Votre Majesté ne risque rien en le faisant, Sekendorff et Grumkow sont trop portés pour le duc de Weissenfeld, pour souffrir que la princesse en épouse un autre. Grumkow a ses vues particulières, il veut entièrement débusquer le prince d'Anhalt, et substituer le duc en sa place. Le roi se laissera appaiser par cette condescendance, et vous donnera le temps Madame, de faire encore une tentative en Angleterre.» La reine parut contente de cet avis, et après avoir consulté quelque temps sur le parti qu'on proposeroit au roi, le choix tomba sur le prince héréditaire de Brandebourg-Culmbach. Le Maréchal se chargea de faire avertir le roi sous main de ce changement. En tout cas, dit-il à la reine, si toutes ces mesures ne servent de rien, votre Majesté aura du moins la satisfaction, de voir la princesse sa fille bien établie. On dit mille biens du prince de Bareith, il est d'un âge proportionné à celui de la princesse, et sera possesseur, après la mort de son père, d'un très-beau pays. La reine approuva fort le raisonnement du Maréchal, est s'y conforma entièrement.

Le roi arriva deux jours après à Berlin. Il se rendit d'abord chez la reine. La rage et la colère étoient peintes dans ses yeux, je n'y étois point. La reine, contrefaisant toujours la malade, étoit au lit. La fureur et l'emportement du roi furent extrêmes, il lui dit toutes les invectives et les injures qui lui tombèrent dans l'esprit. Elle laissa passer ce premier mouvement et voulut l'attendrir, en lui disant les choses les plus tendres et les plus touchantes. Tout cela ne l'appaisa point: choisissez, lui dit-il, entre les deux partis, que je vous ai fait proposer; si vous voulez pourtant me faire plaisir, vous vous déterminerez pour le duc. «Le ciel m'en préserve, s'écria la reine.» Eh bien, continua-t-il, il m'importe peu de votre consentement, je m'en vais aller chez la Margrave Philippe (cette princesse étoit mère du Margrave de Schwed) pour régler le mariage de votre indigne fille et faire avec elle les arrangemens pour les noces.

Il sortit tout de suite de la chambre et se rendit chez la Margrave. Après les premiers complimens il lui apprit le sujet de sa visite, et lui ordonna d'assurer le prince, son fils, de sa part, que malgré toutes les oppositions de la reine, il le rendroit maître de ma personne. Il chargea aussi cette princesse de l'appareil des noces, qui devoient se faire dans huit jours. La Margrave avoit senti une joie infinie au commencement du discours du roi, mais la fin la fit changer de sentiment. «Je reconnois comme je le dois la grâce que votre Majesté fait à mon fils, de le choisir pour son gendre; je sens tout le prix du bonheur, qu'Elle lui destine, et les avantages qui en résulteroient pour lui et pour moi. Ce fils m'est plus cher que ma vie, et il n'y à rien que je ne fasse pour le rendre heureux, mais Sire, je serois au désespoir que ce fût contre le gré de la reine et de la princesse. Je ne puis donner mon consentement à ce mariage, qui rendroit cette dernière malheureuse, par l'antipathie qu'elle marque avoir pour lui, et si mon fils étoit assez lâche, pour vouloir l'épouser contre sa volonté, je serois la première à blâmer sa conduite, et ne le regarderois plus que comme un mal-honnête homme.» Aimez-vous donc mieux, répliqua le roi, qu'elle épouse le duc de Weissenfeld? «Quelle épouse qui elle voudra, pourvu que ni mon fils ni moi ne soyons les instrumens de son malheur.»

Le roi ne pouvant réduire la fermeté de cette princesse, se retira. Je fus informée le soir même de toutes ces circonstances par un billet que la Margrave me fit tenir secrètement, me priant, d'en informer la reine. J'étois remplie d'admiration et de reconnoissance d'un procédé si généreux. Je lui exprimai ces sentimens dans la réponse que je fis à son billet, et je n'oublierai jamais les obligations que je lui ai. Cependant les agitations continuelles de mon esprit rejaillissoient sur mon corps, je maigrissois à vue d'oeil. L'on a vu ci-devant, que j'étois fort replète, j'étois si fort diminuée, que ma taille n'avoit qu'une demi-aune de contour. Je n'avois point encore paru devant le roi, la reine ne voulant pas m'exposer à être traitée comme mon frère. Celui-ci étoit dans un désespoir inconcevable. Ses peines m'étoient plus sensibles que les miennes, et je me serois sacrifiée volontiers pour l'en délivrer. J'allois toutes les après-midis chez la reine aux heures que le roi étoit occupé ailleurs. Elle avoit fait pratiquer un labyrinthe dans sa chambre, qui ne consistoit qu'en paravents, rangés de manière que je pouvois éviter le roi, en cas qu'il entrât fortuitement, sans en être apperçue. La méchante Ramen, qui ne dormoit non plus que le diable, voulut se donner la comédie à mes dépens, et dérangea cet asyle sans que j'y prisse garde. Le roi vint nous surprendre; je voulus me sauver, mais je me trouvai malheureusement embarrassée parmi ces maudits paravents, dont plusieurs se renversèrent, ce qui m'empêcha de sortir. Ce prince, m'ayant vue, étoit à mes trousses et tâchoit de me saisir, pour me battre. Ne pouvant plus l'éviter, je me jetai derrière ma gouvernante. Le roi la poussa tant et tant, qu'elle se vit obligée de reculer, mais l'ayant recognée contre la cheminée, il fallut s'arrêter; j'étois toujours derrière de Mdme. de Sonsfeld et me trouvai entre le feu et les coups. Il appuya sa tête sur l'épaule de cette dernière, m'accablant d'injures et s'efforçant de m'attraper par la coiffure; j'étois à terre à demi grillée. Cette scène auroit pris une fin tragique, si elle avoit continué, mes habits commençoient déjà à brûler. Le roi fatigué de crier et de se démener, y mit fin et s'en alla. Mdme. de Sonsfeld, quoique effrayée montra sa fermeté dans cette occasion, elle resta tout le temps plantée devant moi, comme un piquet, regardant fixement ce prince. Le roi fut plus furieux le jour suivant qu'il ne l'avoit encore été. La pauvre reine fut traitée de Turc à More; il la menaça de nous rouer de coups, mon frère et moi, en sa présence, et de m'envoyer incessamment à Spandau. Elle avoit encore différé de lui parler du prince de Bareith, dans l'espérance de pouvoir l'appaiser. Mais voyant que la colère de ce prince étoit à son plus haut période, elle ne balança plus à suivre les avis du Maréchal de Borck. «Soyons raisonnables tous deux, lui dit-elle, je consens que vous rompiez le mariage de ma fille avec le prince de Galles, puisque vous dites, que votre tranquillité en dépend, mais en revanche ne me parlez plus des partis odieux que vous voulez lui donner. Cherchez-lui un établissement convenable et un époux avec lequel elle puisse vivre heureuse; bien loin de m'opposer alors à vos volontés, je serai la première à y travailler.» Le roi se radoucit d'abord, et après avoir rêvé quelque temps, votre expédient n'est pas mauvais, lui répondit-il, mais je ne connois point de partis mieux assortis pour ma fille que ceux que je vous ai nommés, si vous pouvez m'en proposer d'autres j'en serai d'accord. La reine lui nomma le prince héréditaire de Bareith. «J'en suis content, dit le roi, mais il n'y a qu'une petite difficulté, dont je veux bien vous avertir, c'est que je ne lui donnerai ni dot ni trousseau, et que je n'assisterai point à ses noces, puisqu'elle préférera vos volontés aux miennes. Si elle s'étoit mariée selon mon gré, je l'aurois avantagée plus que mes autres enfans, c'est à elle de voir à qui elle voudra obéir de nous deux.» Vous me réduisez au désespoir, s'écria la reine, je fais tout au monde pour vous satisfaire, et vous n'êtes pas content, vous voulez me donner la mort et me mettre au tombeau. A la bonne heure, ma fille pourra épouser votre cher duc de Weissenfeld, sans que j'y mette obstacle, mais je lui donne ma malédiction, si elle le prend de mon vivant. «Eh bien, Madame, vous serez satisfaite, dit le roi, j'écrirai demain au Margrave de Bareith, touchant cette affaire, et vous ferai voir la lettre. Vous pouvez en parler à votre indigne fille; je lui laisse le temps de se déterminer jusqu'à demain sur le parti qu'elle voudra prendre.» Dès que le roi fut retiré, la reine m'envoya chercher. Elle m'embrassa avec des transports de joie, auxquels je ne comprenois rien. Tout va à souhait, me dit-elle, ma chère fille, je triomphe de mes ennemis, il n'est plus question, du gros Adolphe, ni du Margrave de Schwed, vous aurez le prince de Bareith, et c'est de ma main que vous le recevrez. En même temps elle me fit un récit de toute la conversation qu'elle venoit d'avoir avec le roi. La conclusion ne m'en fut guère agréable, je demeurai toute interdite, ne sachant que lui répondre. «Eh bien, n'êtes-vous pas bien satisfaite des soins que j'ai pris pour vous?» Je lui répondis, que je reconnoissois comme je le devois toutes les grâces qu'elle avoit pour moi, mais que je la suppliois de me donner du temps, pour penser à ce que j'avois à faire. «Comment, reprit-elle, du temps? J'ai cru que la chose se décidoit d'elle-même, et que vous vous rangeriez à ma volonté?» Je ne balancerois pas à le faire, si le roi n'y mettoit des obstacles insurmontables. Votre Majesté ne peut prétendre de moi, que je sois mariée sans l'aveu du roi et sans les formalités requises. Quelle idée cela donneroit-il au public, et que pourroit-on penser de moi, si je sortois de la maison, paternelle d'une façon aussi indigne que le roi le prétend. Je ne puis faire autre chose dans les circonstances où je me trouve, que de répondre au roi, que je suis prête à épouser un des trois princes en question, pourvu que votre Majesté et lui s'accordent sur le choix. Mais je ne me déterminerai point avant que les sentimens de mon père et de ma mère ne soient réunis. «Prenez donc le grand Turc ou le grand Mogol, me dit la reine, et suivez votre caprice, je ne me serois pas attirée tant de chagrins, si je vous avois mieux connue. Suivez les ordres du roi, cela dépend de vous, je ne me mettrai plus en peine de ce qui vous regarde, et épargnez-moi, je vous prie, le chagrin de votre odieuse présence, car je ne saurais plus la supporter.» Je voulus répliquer, mais elle m'imposa silence et m'ordonna de me retirer. Je sortis toute en larmes. Mdme. de Sonsfeld fut appelée ensuite. La reine lui fit des plaintes très-aigres contre moi, et lui ordonna de me persuader à lui obéir. Je veux absolument, lui dit-elle, qu'elle épouse le prince de Bareith; ce mariage me fait tout autant de plaisir que celui d'Angleterre, je ne veux pas en avoir le démenti, et ma fille peut compter que je ne lui pardonnerai jamais si elle fait des difficultés. Mdme. de Sonsfeld lui fit les mêmes représentations que moi et lui répondit hardiment, qu'elle ne se permettroit point de me conseiller là-dessus; ce qui fâcha beaucoup la reine. Mon frère qui avoit été présent à toute cette conversation, vint me joindre et voulut me persuader d'obéir à la reine. Sa patience étoit poussée à bout, le roi continuoit toujours à le maltraiter, et les lenteurs de l'Angleterre commençoient à le lasser; je crois même que son parti étoit pris dès lors de s'évader. Malgré les bonnes raisons que je lui donnai pour justifier mes refus, il se mit en colère et me dit des choses très-dures, ce qui acheva de me mettre au désespoir. Tous ceux que je consultois sur ma conduite l'approuvoient, et m'encourageoient à rester ferme, m'assurant, que c'étoit l'unique moyen de me raccommoder avec le roi, qui se laisseroit fléchir et se rendroit plus aisement aux désirs de la reine. Mlle. de Bulow, me voyant toute éplorée et hors de moi-même du procédé de mon frère, tâchoit de me consoler, elle m'assura même avoir un moyen sûr d'appaiser la reine, qu'elle vouloit lui donner le temps de se tranquilliser et laisser passer son premier emportement, et qu'elle me répondoit, que dès qu'elle lui auroit parlé, elle penseroit tout autrement qu'elle ne faisoit. Le lendemain au matin le roi montra à cette princesse la lettre qu'il venoit d'écrire au Margrave de Bareith. Elle étoit conçue en termes très-obligeants. Après l'avoir lue, il répéta à la reine, d'un ton rempli de colère, tout ce qu'il lui avoit dit la veille, c'est-à-dire, qu'il ne vouloit point être présent à mes noces ni me donner de dot. La reine se soumit à tout cela et il sortit en disant, qu'il alloit envoyer la lettre. C'étoit en effet son intention, mais Sekendorff et Grumkow, qui n'y trouvoient pas leur compte, l'en empêchèrent. La reine en fut informée secrètement le soir même par le Maréchal de Borck. Mlle. de Bulow trouva enfin moyen de lui parler. Elle lui dit, que Mr. du Bourguai et Mr. de Kniphausen après une mûre délibération avoient enfin résolu, que vu l'extrémité où se trouvoient les affaires, il falloit tenter un dernier effort en Angleterre, en y dépêchent le chapelain anglois qui m'enseignoit cette langue; que Mr. du Bourguai le chargeroit de lettres très-touchantes sur notre situation pour le ministère; que cet homme, me voyant tous les jours, pourroit leur faire le portrait de ma personne et de mon caractère et les mettre au fait du déplorable état où nous étions réduits. La reine approuva fort cet arrangement. Elle écrivit par cette voie à la reine d'Angleterre, elle lui faisoit des plaintes amères de ses lenteurs et lui reprochoit le peu d'amitié qu'elle lui témoignoit. Le chapelain partit avec ces dépêches, comblé de présens de la reine. Il pleura à chaudes larmes en prenant congé de moi; il me dit, en me saluant à l'angloise, qu'il renieroit toute sa nation, si elle ne faisoit son devoir en cette occasion.

Cependant le roi sembloit adouci, il en agissoit assez bien avec la reine, ne faisant plus mention de rien. La condition de mon frère et la mienne n'en étoient pas meilleures, je n'osois me montrer devant lui. Mon pauvre frère, qui ne pouvoit se dispenser d'être autour de sa personne, essuyoit journellement des coups de poing et de canne. Il étoit dans un désespoir affreux, et je souffrois plus que lui, de le voir traiter ainsi.

Cependant le roi résolut d'aller faire un tour à Dresde, pour s'aboucher avec le roi de Pologne. Son départ étoit fixé au 18. de Février. J'avois déjà pris congé de mon frère chez la reine, et m'étant retirée j'étois prête à me mettre au lit, lorsque je vis entrer un jeune homme, habillé fort magnifiquement à la françoise. Je fis un grand cri, ne sachant qui c'étoit, et me cachai derrière un paravent. Mdme. de Sonsfeld, aussi effrayée que moi, sortit d'abord pour savoir qui étoit assez hardi pour oser venir à une heure si indue. Mais je la vis rentrer un moment après avec ce cavalier, qui rioit de bon coeur et que je reconnus pour mon frère. Cet habillement le changeoit si fort, qu'il ne sembloit pas être la même personne. Il étoit de la meilleure humeur du monde. «Je viens encore une fois vous dire adieu, ma chère soeur, me dit-il, et comme je connois l'amitié que vous avez pour moi, je ne veux point vous faire un mystère de mes desseins. Je pars pour ne plus revenir, je ne saurois endurer les avanies qu'on me fait, ma patience est poussée à bout. L'occasion est favorable pour m'affranchir d'un joug odieux; je m'esquiverai de Dresde et passerai en Angleterre, et je ne doute point que je ne vous tire d'ici, dès que j'y serai arrivé. Ainsi je vous prie de vous tranquilliser, nous nous reverrons bientôt dans des lieux où la joie succédera à nos larmes, et où nous pourrons jouir de l'agrément de nous voir en paix et libres de toute persécution.»

Je restai immobile, mais revenant de ma première surprise, je lui fis les représentations les plus fortes sur la démarche qu'il vouloit faire. Je lui en remontrai l'impossibilité et les suites affreuses qu'elle entraîneroit, et voyant qu'il restoit ferme dans sa résolution, je me jetai à ses pieds que j'arrosai de mes larmes. Mdme. de Sonsfeld, qui étoit présente, joignit ses prières aux miennes. Nous lui fîmes enfin si bien concevoir que son projet étoit chimérique, qu'il me donna sa parole d'honneur de ne le point exécuter.

Quelque jours après le départ du roi, la reine tomba dangereusement malade, un accident subit la mit à deux doigts du tombeau. Ses souffrances étoient infinies et malgré sa fermeté, la force des douleurs lui faisoit jeter les hauts cris. Comme son mal ne s'étoit augmenté que par degrés, le roi fut de retour à Potsdam quelques jours avant qu'il fût parvenu à son dernier période. Mdme. de Kamken et le sieur Stahl, premier médecin de ce prince, l'avoient informé de l'état de la reine; on lui fit même savoir, qu'elle étoit en danger de vie et qu'elle couroit risque de subir une opération fort dangereuse pour elle et son enfant, si elle n'amendoit bientôt. La Ramen, appuyée de Sekendorff, démentit ces rapports et fit assurer le roi, que la reine n'étoit point malade, et que toutes les simagrées qu'elle faisoit n'étoient qu'un jeu joué. Je ne quittois point le chevet de cette princesse.

L'indifférence que le roi lui témoignoit, augmentoit ses souffrances. Elles devinrent enfin si violentes, qu'on dépêcha une estafette au roi, pour le supplier de venir, s'il vouloit encore la trouver en vie. Il se rendit donc à Berlin, malgré toutes les peines que Sekendorff se donna pour l'en détourner. Il mena Holtzendorff avec lui, pour être informé au juste si la maladie étoit effective. Mais dès qu'il eut jeté les yeux sur elle, tous ses soupçons se dissipèrent et firent place à la plus amère douleur. Son désespoir augmenta par le rapport de son chirurgien, il fondoit en larmes et disoit à tous ceux qui étoient autour de lui, qu'il ne survivroit pas à la reine, si elle lui étoit enlevée. Les discours touchants qu'elle lui adressa, achevoient de le désespérer. Il lui demanda mille fois pardon, en présence de toutes ses dames, des chagrins, qu'il lui avoit causés, et lui fit assez voir, que son coeur y avoit eu moins de part que les indignes gens qui l'avoient animé contre elle. La reine prit ce temps pour le conjurer d'en agir mieux avec mon frère et avec moi. Raccommodez-vous, lui dit-elle, avec ces deux enfans, et laissez-moi la consolation en mourant de revoir la paix rétablie dans la famille. Il me fit appeler. Je me jetai à ses pieds et lui dis tout ce que je crus le plus propre à l'émouvoir, et à l'attendrir en ma faveur. Mes sanglots me coupoient la parole, et tous ceux qui étoient présens pleuroient à chaudes larmes. Il me releva enfin et m'embrassa, paroissant lui-même touché de mon état. Mon frère vint ensuite. Il lui dit simplement, qu'il lui pardonnoit tout le passé en considération de sa mère; qu'il devoit changer de conduit et se régler désormais selon ses volontés, et qu'en ce cas il pouvoit compter sur son amour paternel. Cette bonne union rétablie dans la famille réjouit si fort la reine, qu'au bout de trois jours elle fut hors de danger. Le roi, étant hors d'inquiétude pour elle, reprit toute sa haine contre mon frère et moi. Mais craignant pour la santé de son épouse, qui étoit encore fort chancelante, il nous faisoit bon visage en sa présence et nous maltraitoit dès que nous étions hors de sa chambre.

Mon frère commençoit même de recevoir ses caresses accoutumées de coup de canne et de poing. Nous cachions nos souffrances à la reine. Mon frère s'impatientoit de plus en plus, et me disoit tous les jours, qu'il étoit résolu de s'enfuir et qu'il n'en attendoit que l'occasion. Son esprit étoit si aigri, qu'il n'écoutoit plus mes exhortations et s'emportait même souvent contre moi. Un jour, que j'employois tous mes efforts pour l'appaiser, il me dit: vous me prêchez toujours la patience, mais vous ne voulez jamais vous mettre en ma place: je suis le plus malheureux des hommes, environné depuis le matin jusqu'au soir d'espions, qui donnent des interprétations malignes à toutes mes paroles et actions; on me défend les récréations les plus innocentes: je n'ose lire, la musique m'est interdite, et je ne jouis de ces plaisirs qu'à la dérobée et en tremblant. Mais ce qui a achevé de me désespérer est l'aventure qui m'est arrivée en dernier lieu à Potsdam, que je n'ai point voulu dire à la reine pour ne pas l'inquiéter. Comme j'entrai le matin dans la chambre du roi, il me saisit d'abord par les cheveux et me jeta par terre où, après avoir exercé la vigueur de ses bras sur mon pauvre corps, il me traîna, malgré toute ma résistance, à une fenêtre prochaine; il prétendit faire l'office des muets du sérail, car prenant la corde qui attachoit le rideau, il me la passa autour du cou. J'avois eu par bonheur pour moi le temps de me relever, je lui saisis les deux mains et me mis à crier. Un valet de chambre vint aussitôt à mon secours, et m'arracha de ses mains. Je suis journellement exposé aux mêmes dangers, et mes maux sont si désespérés, qu'il n'y a que de violens remèdes qui puissent y mettre fin. Katt est dans mes intérêts, il m'est attaché et me suivra au bout du monde, si je le veux; Keith me joindra aussi. Ce sont ces deux personnages qui faciliteront ma fuite et avec lesquels je dispose tout pour cela. Je n'en parlerai point à la reine, elle ne manqueroit pas de le dire à la Ramen, ce qui me perdroit. Je vous avertirai secrètement de tout ce qui se passera, et je trouverai le moyen de vous faire rendre sûrement mes lettres. Qu'on juge de ma douleur à ce triste récit! La situation de mon frère étoit si déplorable que je ne pouvois désapprouver ses résolutions, mais j'en prévoyois des suites affreuses. Son plan étoit si mal imaginé, et les personnes qui en étoient informées, si étourdies et si peu propres pour conduire une affaire de cette conséquence, qu'elle ne pouvoit qu'échouer. Je remontrai tout cela à mon frère, mais il étoit si entêté de ses projets, qu'il n'ajouta point de foi à ce que je lui disois, et tout ce que je pus obtenir de lui fut, qu'il en remettroit l'exécution jusqu'à ce que l'on eût reçu les réponses aux lettres qui avoient été envoyées en Angleterre par le chapelain Anglois. La reine se rétablissant cependant peu à peu, le roi retourna à Potsdam. Ces lettres arrivèrent quelques jours après son départ. Le chapelain étoit heureusement débarqué dans sa patrie, où il s'étoit acquitté de ses commissions, et avoit exposé notre situation au ministère anglois. Le portrait avantageux qu'il avoit fait de mon frère et de moi, avoit prévenu toute la nation en notre faveur. Il avoit même obtenu une audience du prince de Galles, qui lui avoit témoigné tout l'empressement imaginable pour m'épouser, et avoit même fait déclarer au roi, son père, qu'il ne s'uniroit jamais à d'autre qu'à moi. Le ministère avoit fortement appuyé les sollicitations du prince, et toute la nation avoit tant murmuré contre les lenteurs du roi, qu'il s'étoit enfin résolu de nommer le chevalier Hotham son envoyé extraordinaire à Berlin. Ce chevalier devoit partir incessamment pour prendre son poste. Cette nouvelle causa une joie extrême à la reine; elle calma aussi un peu les inquiétudes que me causoit mon frère, auquel je ne manquai pas d'en faire part. Je profitois de ce moment de calme pour faire mes dévotions. Je trouvai le dimanche au sortir de l'église Mr. de Katt, qui m'attendoit au bas de l'escalier du château; il vint me rendre fort imprudemment une lettre de mon frère. La chambre de la Ramen étoit vis-à-vis de l'escalier, sa porte étoit ouverte, et elle étoit assise de façon qu'elle pouvoit voir tout ce qui se passoit. Je viens de Potsdam, me dit Katt, j'y ai passé trois jours incognito pour voir le prince royal, il m'a chargé de cette lettre, avec ordre de la rendre en main propre à V. A. R. Elle est de conséquence, et il vous prie, Madame, de ne la point montrer à la reine. Je pris la lettre sans lui rien répondre et j'enfilai l'escalier comme un éclair, très-fâchée de l'étourderie qui venoit de se commettre. Après avoir épanché ma bile contre Katt avec ma gouvernante, sur l'embarras où il venoit de me jeter, je l'ouvris et j'y trouvai ces mots:

«Je suis au désespoir, la tyrannie du roi ne va qu'en augmentant, ma constance est à bout. Vous vous flattez, mais vainement, que l'arrivée du chevalier Hotham mettra fin à nos maux. La reine gâte toutes nos affaires par son aveugle confiance pour la Ramen. Le roi est déjà informé, par le canal de cette femme, des nouvelles qui sont arrivées, et de toutes les mesures que l'on prend, ce qui l'aigrit toujours davantage; je voudrois que cette carogne fût pendue au plus haut gibet, elle est cause de notre malheur. On ne devroit plus faire part à la reine des nouvelles qui arriveront, sa foiblesse est impardonnable pour cette infâme créature. Le roi retournera mardi à Berlin; c'est encore un mystère. Adieu ma chère soeur, je suis tout à vous.»

Je ne doutai point que la reine ne fût déjà informée par la Ramen, que j'avois reçu des lettres. Je ne pouvois la lui montrer, et ne savois quel prétexte prendre pour l'éviter. Je donnai enfin le mot à la Mermann, et lui ordonnai de ne point m'envoyer cette lettre, quand même je lui enverrois trente messagers pour la chercher; qu'elle devoit dire, après avoir fait semblant de la bien chercher, qu'il falloit que je l'eusse brûlée par mégarde avec quelqu'autre papier, que j'avois jetée au feu. Pour lui épargner un mensonge, j'en fis un sacrifice à Vulcain. Heureusement la Ramen n'en fit point mention, ce qui me tira de peine. On verra par la suite combien cette étourderie de Katt me causa de chagrins.

Cependant Mr. Hotham arriva le deux de Mai à Berlin. L'extrême foiblesse de la reine l'empêchoit encore de quitter le lit. Mr. Hotham ne voulut jamais lui faire part des commissions dont il étoit chargé, quelqu'instance qu'elle lui fit faire pour les savoir. Il demanda d'abord audience au roi. Ce prince lui donna rendez-vous à Charlottenbourg. La reine, curieuse de savoir ce qui s'y passeroit, y envoya quelques-uns de ses domestiques travestis, pour tâcher de découvrir quel train prenoient les affaires. Mr. Hotham après avoir témoigné au roi les sentimens d'amitié que le roi d'Angleterre lui continuoit toujours, lui dit, qu'il étoit chargé de me demander en mariage pour le prince de Galles, et que pour resserrer d'autant mieux l'union des deux maisons, il ne doutoit point que le roi ne consentît à celui de mon frère avec la princesse Amélie, que cependant le roi son maître seroit content que mon mariage se fît le premier, et qu'il dépendroit de celui de Prusse de fixer celui de mon frère, quand il le voudroit.

Cette ouverture causa beaucoup de joie au roi. Il y répondit de la manière du monde la plus obligeante. Le dîner mit fin à cette conversation. On remarqua d'abord un air de contentement répandu sur le visage du roi. Le repas se passa dans la joie, Bacchus y présida comme de coutume. Le roi, dans l'excès de sa bonne humeur, prit un grand verre et porta tout haut à Mr. Hotham la santé de son gendre, le prince de Galles et la mienne. Ce peu de mots firent un effet bien différent sur les conviés, Grumkow et Sekendorff en furent étourdis, pendant que les clients de la reine et les autres envoyés en triomphoient. Ils tinrent cependant une conduite égale; tous se levèrent de table pour le féliciter; ce prince étoit si rempli de joie, qu'il en versoit des larmes. Après le repas, Mr. Hotham s'approchant du roi le supplia, de ne point divulguer les propositions qu'il lui avoit faites par rapport à mon mariage, avant qu'il ne lui eût accordé une seconde audience. Le roi fut un peu surpris du secret qu'on lui imposoit, on remarqua même quelques signes de chagrin sur son visage. Sekendorff et Grumkow, accablés de la scène dont ils avoient été témoins, s'en retournèrent à Berlin, bien penauds, voyant tous leurs projets ruinés. Cependant les domestiques de la reine vinrent lui annoncer ces nouvelles.

J'étois tranquillement dans ma chambre occupée à mon ouvrage et à faire lire. Les dames de la reine, suivies d'une cohue des domestiques, m'interrompirent, et mettant un genou en terre me crièrent aux oreilles, qu'ils venoient saluer la princesse de Galles. Je crus bonnement que ces gens étoient devenus fous, ils ne cessoient de m'étourdir, leur satisfaction étant si grande, qu'ils ne savoient ce qu'ils faisoient. Ils parloient tous à la fois, pleuroient, rioient, sautoient, m'embrassoient. Enfin, lorsque cette comédie eut duré quelque temps, ils me racontèrent ce que je viens d'écrire. J'en fus si peu émue, que je leur dis, en continuant toujours mon ouvrage: n'est ce que cela? ce qui les surprit beaucoup. Quelque temps après mes soeurs et plusieurs dames vinrent aussi me féliciter, j'étois fort aimée et je fus plus charmée des preuves que chacun m'en donna en cette occasion que de ce qui y donnoit lieu. Je me rendis le soir chez la reine, on peut aisément se représenter sa joie. Elle m'appela d'abord sa chère princesse de Galles, et tîtra Mdme. de Sonsfeld de Milady. Cette dernière prit la liberté de l'avertir, qu'elle feroit mieux de dissimuler, que le roi, ne lui ayant donné aucun avis de toute cette affaire, pourroit être piqué qu'elle fit tant d'éclat et que la moindre bagatelle pouvoit ruiner encore toutes ces espérances. La comtesse de Fink s'étant jointe à elle, la reine, quoiqu'à regret, leur promit de se modérer.

Le roi arriva deux jours après. Il ne fit aucune mention de ce qui s'étoit passé, ce qui nous donna très-mauvaise opinion de toute la négociation de Mr. Hotham. Il fit part à la reine des engagemens qu'il avoit pris avec le duc de Bronswic-Bevern, qui avoit demandé la seconde de mes soeurs en mariage pour son fils aîné. Il attendoit ces deux princes le lendemain. Sekendorff étoit l'entremetteur de ce mariage, il portoit ses vues plus loin, et ne faisoit qu'ébaucher par cette alliance le grand plan qu'il méditoit. Le duc, beau-frère de l'Impératrice, n'étoit alors que prince apanagé, son beau-père, le duc de Blankenbourg, étant l'héritier présomptif du duché de Bronswic. Je ne m'étendrai point à faire son portrait, il me suffira de dire, que ce prince étoit aimé et considéré de tous les honnêtes gens; son fils marche sur ses traces. La reine étant près d'accoucher, les promesses de ma soeur se firent sans cérémonie. Le comte Sekendorff fut le seul des ministres étrangers qui y fût invité.

Mr. Hotham cependant avoit presque tous les jours des conférences secrètes avec le roi. La conclusion du double mariage ne s'accrochoit qu'à une condition que le roi d'Angleterre exigeoit de celui de Prusse, qui étoit, de lui sacrifier Grumkow. Le ministre anglois lui représenta, que cet homme, entièrement dans les intérêts de la cour de Vienne, étoit seul cause des brouilleries entre les deux maisons, qu'il trahissoit les secrets de l'état et que de concert avec un nommé Reichenbach, résident du roi d'Angleterre, il y faisoit les plus infâmes intrigues. Le chevalier ajouta, qu'on avoit intercepté de ses lettres à ce même Reichenbach, et qu'il étoit prêt à prouver ce qu'il venoit d'avancer, en les montrant au roi. Il continuoit toujours de presser le prince sur la conclusion du double mariage, l'assurant, que le roi son maître seroit satisfait, des fiançailles de mon frère et laisseroit entièrement la liberté au roi de fixer le temps de ses noces. Il fit plus, en offrant au roi de donner cent 1000 liv. sterl. de dot à la princesse d'Angleterre, il n'en exigea aucune pour moi. Le prince fut ébranlé par tant d'offres avantageuses; il lui répondit, qu'il ne balanceroit point à abandonner Grumkow, si on le pouvoit convaincre par ses écritures des détestables menées dont on l'accusoit, qu'il acceptoit avec plaisir l'alliance du prince de Galles, et qu'il penseroit aux propositions qu'il venoit de lui faire pour le mariage de mon frère. Quelques jours après il déclara à Mr. Hotham, qu'il consentoit aussi à ce dernier article, à condition néanmoins que mon frère seroit nommé Statthaltre de l'électorat d'Hannovre et y seroit entretenu aux dépens du roi d'Angleterre jusqu'à ce qu'il devînt par sa mort héritier du royaume de Prusse. Ce ministre lui répondit, qu'il en écriroit à sa cour; mais qu'il n'osoit le flatter d'obtenir cette prétention.

Il recevoit toutes les postes des lettres du prince de Galles; j'en vis plusieurs qu'il avoit envoyées à la reine. Je vous conjure, mon cher Hotham, lui disoit-il, faites bientôt une fin de mon mariage; je suis amoureux comme un fou, et mon impatience est sans égale. Je trouvai ces sentimens bien romanesques, il ne m'avoit jamais vue, et ne me connoissoit que de réputation, aussi n'en fis je que rire.

La reine accoucha le 23. d'un prince qui fut nommé Auguste Ferdinand, et eut la famille de Bronswic pour parrains et marraines.

Il sembloit cependant que les insinuations du chevalier Hotham eussent fait impression sur le roi. Il ne parloit quasi plus à Grumkow et affectoit d'en dire du mal devant des gens qu'il connoissoit pour être de ses amis.

Ce prince partit le 30. pour aller au camp de Mulberg, où le roi de Pologne l'avoit invité. Toute l'armée saxonne étoit rassemblée dans cet endroit, elle y fit les évolutions et les manoeuvres décrites par le fameux chevalier Follard. Les uniformes, les livrées et les équipages étoient d'une magnificence achevée; les tables au nombre de 100 somptueusement servies, et l'on trouva que ce camp surpassoit de beaucoup celui de drap-d'or sous Louis XIV.

Mon frère vint prendre congé de moi le soir avant son départ, il étoit encore habillé à la françoise, ce qui me parut de mauvais augure; je ne me trompai pas. Je viens vous dire adieu, me dit-il, non sans une peine extrême, ne comptant pas vous revoir de long-temps. Je n'ai que différé le dessein que j'avois de me mettre à l'abri de la colère du roi; je ne l'ai jamais perdu de vue. Vos instances m'ont empêché la dernière fois que je partis pour Dresde d'exécuter mon projet, mais je ne dois plus temporiser, mon sort empire de jour en jour, et si je perds cette occasion, je n'en trouverai peut-être de long-temps d'aussi favorable. Rendez-vous donc à mes désirs, et ne vous opposez plus à ma résolution, puisque vous y perdriez vos peines. Nous restâmes stupéfiées, Mdme. de Sonsfeld et moi. Je ne voulus pas d'abord lui rompre en visière et lui demandai, de quelle façon il vouloit conduire son évasion. Je trouvai son plan si chimérique que je l'en fis convenir. Ma gouvernante lui allégua de son côté, qu'il ruinoit entièrement par cette démarche les bonnes intentions du roi d'Angleterre; qu'avant que de rien entreprendre il falloit attendre la fin de la négociation du chevalier Hotham; que si elle se rompoit, il auroit toujours la liberté d'en venir au dernières extrémités, et que si au contraire elle réussissoit, son sort ne pouvoit qu'en devenir meilleur. Toutes ces bonnes raisons le déterminèrent enfin à m'engager sa parole d'honneur de ne rien tenter. Nous nous séparâmes très-contents l'un de l'autre.

Dès que le roi fut à Mulberg, on s'appliqua à rompre toutes les mesures de Mr. Hotham. Il avoit fait informer la reine par Mlle. de Bulow de tout ce qui s'étoit passé dans les conférences qu'il avoit eues avec le roi. Cette princesse eut la faiblesse de le redire à la Ramen, et celle-ci ne manqua pas d'en avertir Grumkow, qui sut profiter de ces éclaircissemens. Il fit insinuer par ces créatures au roi, que toutes les avances d'Angleterre n'étoient qu'un jeu joué, pour éloigner de lui tous ceux qui lui étoient fidèles; que cette cour ne tendoit qu'à mettre mon frère sur le trône, et à s'emparer du gouvernement par le moyen de la princesse d'Angleterre qu'il devoit épouser; que craignant la vigilance des véritables serviteurs du roi, elle tâcheroit de les éloigner peu à peu pour ôter tout obstacle à ses desseins; que pour y parvenir on accorderoit tout ce que le roi avoit demandé; que ce prince ne pouvoit détourner ce grand coup qu'en refusant constamment de donner les mains au mariage de mon frère, et en faisant naître des difficultés capables de rompre cette négociation, sans se brouiller totalement. Ces mêmes choses furent dites au roi par tant de gens différens, qui n'y sembloient être intéressés que par attachement pour lui, qu'elles lui firent enfin impression. On lui conseilla néanmoins de dissimuler encore et d'attendre les réponses d'Angleterre avant que de lever le masque. Ces détestables avis le rendirent furieux contre mon frère. Son esprit soupçonneux et méfiant ne lui permettant pas d'approfondir la vérité, il se ressouvenoit des rudes attaques qu'on avoit déjà faites à Grumkow, et dont ce dernier s'étoit toujours tiré aux dépens de ses accusateurs; ces pensées le confirmèrent dans le sentiment qu'il avait de l'innocence de ce favori.

Il retourna à Berlin dans ces dispositions. Les caresses de la reine, qu'il chérissoit dans le fond au suprême degré, jointes à un certain tendre qu'il conservoit pour sa famille, l'inquiétoient à un point que ne pouvant plus se taire, il ouvrit son coeur à Mr. de Leuvener, ministre de Danemarc, très-honnête homme, qui avoit infiniment d'esprit et qu'il estimoit beaucoup. Mr. de Leuvener, qui étoit au fait des manigances de Grumkow et de Sekendorff, prit non seulement le parti du chevalier Hotham, mais informa encore le roi de plusieurs particularités, capables de lever ses doutes. Il démontra si bien ce qu'il avoit avancé, que ce prince, convaincu par son discours, lui promit d'éloigner son favori dès que mon mariage seroit rendu public, un reste de soupçon l'empêchant de faire ce sacrifice avant qu'on lui eût accordé ce qu'il exigeoit sur ce point. Le chevalier Hotham, instruit par Mr. de Leuvener de cette conversation, n'en fut point satisfait. Il lui montra ses instructions et lui dit, que le roi, son maître, ne signeroit aucun des articles stipulés avant qu'il ne reçût la satisfaction qu'il demandoit. On eut beau lui représenter d'en écrire à sa cour, pour obtenir qu'on se relachât sur cet article, il n'en voulut rien faire, persuadé que l'honneur de sa nation y étoit intéressé.

Le roi étant retourné à Potsdam, la reine tint appartement à Mon-bijou. Mr. Hotham n'y vint point par politique. Grumkow y joua un triste personnage, il étoit pâle comme la mort et sembloit un excommunié, n'osant quasi lever les yeux de terre. Il s'étoit retiré dans un petit coin de la salle, où ni la reine ni personne ne lui parloient. Les reflexions que je fis, le voyant ainsi humilié, sur la vicissitude de toutes les choses humaines, m'inspirèrent de la compassion pour son malheur. Je ne voulus point y insulter, je lui adressai la parole et lui fis les mêmes politesses qu'à l'ordinaire. Mr. de Leuvener m'en fit des reproches, ajoutant, que l'envoyé d'Angleterre seroit très-piqué, s'il apprenoit que j'en avois agi ainsi avec l'ennemi mortel de son roi et de sa cour. Je n'ai rien à démêler jusqu'à présent, lui répondis-je, avec le chevalier Hotham ni avec sa cour, et n'ai pas besoin de régler ma conduite selon ses idées. J'ai pitié de tous les malheureux. Grumkow m'a donné de violens chagrins, mais j'ai le coeur trop bon pour lui témoigner le moindre ressentiment dans un temps où je le vois accablé et prêt à succomber. D'ailleurs Mr. je trouve que c'est une mauvaise politique que de mépriser son ennemi, lorsqu'on croit qu'on n'en a rien à craindre; il pourroit bien encore se tirer de ce mauvais pas et redevenir plus redoutable que jamais; pour ma part je ne lui souhaite d'autre punition que celle, de n'être plus en état de faire du mal. Leuvener m'a dit depuis, qu'il s'étoit bien souvent ressouvenu de cette conversation, dans laquelle je n'avois que trop bien prévu ce qui arriva peu à près.

Le roi revint à Berlin. Je retrouvai mon frère plus désespéré que jamais. Le colonel de Rocho qui ne le quittoit guère, fit avertir la reine, qu'il méditoit de s'enfuir, qu'il en parloit souvent dans l'excès de ses emportemens et qu'il prenoit certaines mesures qui lui faisoient tout craindre; il la fit cependant assurer, qu'il épieroit si bien les démarches de mon frère, qu'il romproit tous les projets qu'il pourroit faire. Ce procédé de Mr. de Rocho étoit très-louable, mais son petit génie lui fit commettre des fautes très-grossières. Il se trouvoit dans un cas fort épineux; en s'opposant aux volontés de mon frère il s'attiroit sa haine, et en le laissant s'enfuir, il encouroit la disgrâce du roi et risquoit peut-être sa tête. Ces réflexions l'intimidèrent si fort, qu'il en alla faire ses plaintes de maison en maison par toute la ville de Berlin, et que son secret devint bientôt celui de la fable. On peut bien juger que la clique autrichienne ne l'ignora pas. La reine au désespoir de ce que Rocho venoit de lui apprendre, m'en parla sachant que je connoissois parfaitement l'humeur de mon frère. Elle me demanda conseil sur ce qu'elle avoit à faire. Je n'osai lui dire sincèrement l'état des choses, craignant sa foiblesse pour la Ramen, qui auroit pu perdre mon frère. Je lui avouois, qu'il tomboit dans une mélancolie affreuse, qu'il avoit des momens de rage, qui m'avoient souvent effrayée, qu'il lui cachoit l'horreur de sa situation, ne voulant point l'inquiéter, mais que je ne croyois point qu'il seroit capable d'en venir aux extrémités qu'elle appréhendoit. Je lui fis concevoir, qu'on disoit des choses dans l'excès du désespoir, qu'on n'exécutoit point quand on rentroit dans son sang froid, et tâchai de faire mon possible pour lui ôter ces idées.

Les réponses d'Angleterre arrivèrent dans ces entrefaites. Elles furent telles que le roi pouvoit les désirer, on lui accordoit absolument tout ce qu'il avoit demandé, mais toujours à condition d'éloigner Grumkow avant que de rien conclure. Mr. Hotham avoit reçu des lettres originales interceptées de ce ministre. Il le fit savoir au roi, auquel il demanda une audience secrète. Sekendorff, qui avoit des mouches partout, en fut d'abord informé. Il sut prévenir Mr. Hotham et parla le premier à ce prince. Il commença par lui détailler les soins que l'Empereur s'étoit donnés pour gagner son amitié, lui fit valoir la complaisance qu'il avoit eue de lui accorder la liberté des enrôlemens dans ses états, la garantie qu'il lui avoit donnée des duchés de Juliers et de Bergue, ajoutant, qu'il étoit bien dur pour l'Empereur, de voir que malgré toutes ces avances il l'abandonnoit pour prendre le parti de ses ennemis. Je suis honnête homme, poursuivit-il, votre Majesté m'a reconnu toujours pour tel, je vous suis personnellement attaché et me vois forcé, par l'excès du dévouement que j'ai pour vous, de me mêler dans une affaire bien délicate, mais l'état dans lequel je vous vois me fait frémir; arrive ce qui en pourra, j'aurai la consolation d'avoir fait mon devoir en vous avertissant de ce qui se passe. Le prince royal fait des trames secrètes avec l'Angleterre. Voici des lettres que je viens de recevoir de notre ministre à cette cour, en voici d'autres de l'envoyé de Cassel et de quelques uns de mes amis. La reine d'Angleterre a eu l'imprudence de confier à plusieurs personnes les lettres que le prince royal lui a écrites; elles contiennent des promesses de mariage dans toutes les formes, ce qui s'est fait à l'insu de votre Majesté, outre cela il court un bruit sourd en ville, qu'il a dessein de s'évader; ces circonstances jointes ensemble, me paroissent suspectes. Grumkow a reçu des nouvelles plus détaillées sur ce sujet, qu'il pourra lui faire voir. Au reste, Sire, si le mariage de la princesse, votre fille, vous tient si fort à coeur, j'ai ordre de ma cour de vous offrir d'y travailler; je ne désespère point d'en venir à bout. Celui du prince royal me paroit trop dangereux pour que vous puissiez y consentir; songez, Sire, combien d'inconveniens il entraîne après lui: vous aurez une belle-fille, vaine et glorieuse, qui remplira votre cour d'intrigues, les revenus de votre royaume ne suffiront point à ses dépenses, et qui sait si enfin elle ne parviendra pas à vous dépouiller de votre autorité. Je m'emporte, Sire, mais pardonnez-moi en faveur de mon zèle, c'est Sekendorff et non le ministre de l'Empereur qui vous parle. L'Angleterre en agit avec vous comme on feroit avec un enfant, elle vous leurre avec un morceau de sucre, et semble dire: je vous le donnerai si vous m'obéissez, et si vous chassez Grumkow. Quelle tache pour la gloire de votre Majesté, si elle donne dans un aussi grossier panneau, et quel compte ses serviteurs fidèles pourront-ils faire sur elle, s'ils se voient sans cesse le jouet des puissances étrangères. Il poussa son hypocrisie jusqu'à pleurer et joua si bien la comédie, que son discours porta coup. Le roi resta rêveur et inquiet, ne lui répondit pas grand'chose et le quitta peu après. Il fut d'une humeur épouvantable le reste du jour. Le lendemain 14. de Juillet de chevalier Hotham eut audience à son tour. Après avoir assuré le roi, que sa cour lui accordoit entièrement tout ce qu'il avoit souhaité, il lui remit des lettres de Grumkow, ajoutant, qu'il ne doutoit point que le roi ne l'abandonnât dès qu'il en auroit fait la lecture; qu'à la vérité l'une étoit en chiffres, mais qu'on avoit trouvé des gens assez habiles pour la déchiffrer. Le roi les prit d'un air furieux, les jeta au nez de Mr. Hotham et leva la jambe comme pour lui donner un coup de pied. Il se ravisa pourtant et sortit de la chambre sans lui rien dire, jetant la porte après lui avec emportement. Le ministre anglois se retira aussi furieux que le roi. Dès qu'il fut chez lui, il fit appeler ceux de Danemarc et de Hollande, auxquels il conta ce qui venoit de se passer. Son génie anglois parut dans cette circonstance, il dit à ces Mrs., que si le roi étoit resté un moment de plus, il lui auroit manqué de respect et se seroit donné satisfaction. Il les intéressa à sa cause, qui devenoit celle de toutes les têtes couronnées. Son caractère de ministre ayant été violé par cette insulte, il leur déclara, que sa négociation étant finie, il prétendoit partir le jour suivant de grand matin. La reine fut informée de cette fâcheuse aventure par un billet de Mr. Hotham à Mlle. de Bulow; on peut aisément juger de sa douleur. Le roi de son côté en avoit un cuisant repentir. Au désespoir de son emportement, il eut recours au ministres de Danemarc et de Hollande et les pria de faire son racommodement avec celui d'Angleterre, il les chargea de faire des excuses à ce dernier de la faute qu'il venoit de commettre, les assurant, que s'il vouloit rester, il tâcheroit de la lui faire oublier en ne lui donnant que des sujets de satisfaction. Tout le jour se passa en allées et venues, sans pouvoir rien obtenir de Mr. Hotham, qui resta inébranlable sur son départ. La mauvaise humeur du roi retomba sur la reine. Il lui dit d'un ton moqueur, que toute la négociation étant rompue, il avoit résolu de me faire Coadjutrice à Herford. Pour cet effet il écrivit sur-le-champ à la Margrave Philippe, abbesse de cette abbaye, pour la prier d'y consentir; on peut bien croire qu'elle ne fit aucune difficulté à s'y prêter. Je crois que ce fut une feinte de ce prince, pour faire agir la reine auprès de Mr. Hotham. Son inquiétude s'augmentant à mesure que le jour se passoit, il donna enfin commission aux ministres susmentionnés, de lui offrir une réparation en forme en leur présence. Mr. de Leuvener en avertit mon frère et le conjura d'écrire un billet au ministre anglois, pour lui persuader d'accepter cet expédient. Mon frère l'ayant dit à la reine et celle-ci y ayant consenti, lui écrivit ce qui suit.

Monsieur!

Ayant appris par Mr. de Leuvener les dernières intentions du roi, mon père, je ne doute pas que vous ne vous rendiez à ses désirs. Songez Mr., que mon bonheur et celui de ma soeur dépendent de la résolution que vous prendrez, et que votre réponse fera l'union ou la désunion éternelle des deux maisons. Je me flatte qu'elle sera favorable et que vous vous rendrez à mes instances. Je n'oublierai jamais un tel service, que je reconnoîtrai toute ma vie par l'estime la plus parfaite etc.

Cette lettre fut rendue par Katt à Mr. Hotham; en voici la réponse.

Monseigneur!

Mr. de Katt vient de me rendre la lettre de votre Altesse royale. Je suis pénétré de reconnoissance de la confiance qu'elle m'y témoigne. S'il ne s'agissoit que de ma propre cause, je tenterois même jusqu'à l'impossible, pour lui prouver mon respect par ma déférence à ses ordres, mais l'affront que je viens de recevoir, regardant le roi, mon maître, je ne puis me rendre aux désirs de votre Altesse royale. Je tâcherai de donner la meilleure tournure que je puisse à cette affaire, et quoiqu'elle interrompe les négociations, j'espère pourtant qu'elle ne les rompra pas tout-à-fait. Je suis etc.

La lecture de cette lettre fut un coup de foudre pour la reine et pour moi. J'avois dans ce temps aussi peu d'inclination pour mon mariage avec le prince de Galles que ci-devant, mais le Margrave de Schwed, le duc de Weissenfeld, les coups et les injures m'étoient trop récents pour ne pas souhaiter d'en être à l'abri, et j'étois persuadée, que mon sort ne pouvoit être aussi mauvais en Angleterre qu'il alloit le devenir à Berlin, où je ne voyois que des abîmes de tout côté. Mon frère parut peu sensible à ce revers, il hocha la tête et me dit: faites-vous abbesse, vous aurez un établissement. Je ne comprends pas pourquoi la reine se chagrine, le malheur n'est pas bien grand. Je suis las de toutes ces manigances, mon parti est pris. Je n'ai rien à me reprocher envers vous, j'ai tout tenté pour votre mariage, tirez-vous d'affaire comme vous pourrez, il est temps que je pense à moi, j'ai assez souffert, ne me rabattez plus les oreilles par des prières et des larmes, elles seroient inutiles et ne me touchent plus. Tout cela dit d'un ton piqué me perça le coeur. Son esprit étoit si aigri depuis quelque temps, et il menoit une vie si libertine, que les bons sentimens qu'il avoit eus, en sembloient étouffés. Je tâchai de l'appaiser et de lui faire entendre raison. Ses réponses brusques et dédaigneuses me fâchèrent enfin à mon tour, j'y répondis par quelques piquanteries qui m'en attirèrent de plus fortes, ce qui m'obligea de me taire, espérant de pouvoir me raccommoder avec lui, quand son emportement seroit passé.

Il devoit partir le lendemain de grand matin avec le roi pour aller à Anspach. Il falloit absolument faire ma paix encore le soir-là. Je l'aimois trop pour me séparer brouillée d'avec lui, et je voulois prévenir encore s'il étoit possible, en lui faisant des avances, le coup qu'il méditoit. Il reçut avec beaucoup de froideur toutes les choses tendres et obligeantes que je lui dis, et comme je le pressois de me donner sa parole, qu'il n'entreprendroit rien, j'ai fait beaucoup de réflexions, me dit-il, qui m'ont fait changer de sentiment, je ne pense point à m'évader et reviendrai sûrement ici. Je ne pus lui répliquer et n'eus le temps que de l'embrasser. Le roi étant entré, il me dit tout bas: je viendrai encore chez vous ce soir. Ce peu de mots ranimèrent mes espérances. Ayant pris congé du roi et nous étant retirés, j'attendis inutilement mon frère. Il m'envoya enfin à minuit son valet de chambre, avec un billet qui ne contenoit que des excuses et des assurances d'amitié. Ce valet de chambre avoit servi mon frère depuis qu'il étoit au monde, il avoit de l'esprit et sa fidélité avoit été à toute épreuve. Par malheur il devint amoureux d'une des femmes de chambre de la reine et l'épousa. Cette femme, gagnée par la Ramen, tiroit de son mari tous les secrets de mon frère, qu'elle rapportoit à cette mégère, qui les faisoit savoir au roi. Nous ne fûmes éclaircis de ces choses que depuis.

Cependant ce prince partit, comme je viens de le dire, le jour suivant 15. de Juillet. L'agitation de mon esprit ne me permit pas de dormir. Je passai la nuit à m'entretenir avec Mdme. de Sonsfeld. Nous fondions en larmes, ne prévoyant que trop ce qui alloit arriver. Il fallut pourtant me contraindre devant la reine. Cette princesse ne fit aucune attention à mon contenance, étant occupée à lire les lettres qu'on avoit interceptées de Grumkow, et que Mr. Hotham lui avoit fait remettre. Il y en avoit six ou sept, toutes datées du mois de Février, dans le temps que la reine avoit eu cette dangereuse maladie dont j'ai fait mention. En voici à peu près le contenu.

«On fait beaucoup de bruit ici de l'indisposition de la reine, qu'on dit être à l'extrémité. Faites savoir à la cour, qu'elle se porte comme un poisson dans l'eau, 1 son mal n'est qu'une feinte pour attendrir le roi, son frère. J'ai déjà aposté deux de mes émissaires 2 pour animer le Gros 3 contre son fils. Continuez de me mander tout ce que vous apprendrez de ses intrigues avec la reine d'Angleterre.»

Note 1: (retour) Ce sont les véritables expressions de cette lettre.
Note 2: (retour) C'étoient des valets de chambres et souvent moins.
Note 3: (retour) : C'étoit le roi.

Dans une autre il y avoit:

«J'ai donné le mot à l'ami (Sekendorff), pour qu'il informe le Gros des correspondances de son fils en Angleterre. Écrivez-moi une lettre sur ce sujet que je puisse montrer, et tâchez de la tourner de façon que les soupçons qu'on en prendra, nous fassent plutôt parvenir à nos fins. Ne craignez rien, je saurai vous soutenir et empêcherai bien qu'on découvre nos menées, car le coeur du Gros est dans mes mains, j'en fais ce que je veux.»

Voici ce que contenoient celles datées du mois de Mars:

«Que je suis surpris, mon cher Reichenbach, des démarches de l'Angleterre et surtout de celles du prince de Galles. Que prétendent-ils avec cette ambassade de Mr. Hotham? et quel empressement pour épouser une princesse plus laide que le diable, couperosée, dégoûtante et stupide. Je m'étonne que ce prince, qui peut avoir le choix de tout ce qu'il y a de parfait, s'adresse à une pareille magotte. Son sort me fait pitié, on devroit bien l'en avertir, je vous en laisse le soin.»

Les autres lettres étoient écrites dans le même style. Le caractère de l'auteur se manifeste assez par celles que je viens de mettre ici, il se fera connoître de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.

Mr. Hotham partit comme il se l'étoit proposé. Pendant l'absence du roi la reine tint quatre fois par semaine appartement à Mon-bijou. Je fus charmée d'y voir Mr. de Katt, je me doutai bien que tant qu'il seroit à Berlin, mon frère n'entreprendroit rien. Il vint me dire un jour, qu'il alloit expédier une estafette au prince royal, et me demanda si je ne voulois pas lui écrire, cette voie étant sûre. Je fus fort surprise de cette proposition. Vous faites fort mal Mr., lui dis-je, de risquer pareilles choses, songez aux suites fâcheuses que cette estafette peut entraîner, si le roi en apprend quelque chose, soupçonneux comme il est, cela peut causer beaucoup de chagrin à mon frère, et ruiner pour jamais votre fortune. Quelque amitié que j'aie pour mon frère, je ne lui écrirai sûrement pas par cette occasion. Il voulut encore me presser, mais je lui tournai le dos fort altérée de ce qu'il venoit de me dire; prévoyant bien, que cette démarche ne se faisoit que par les raisons que je craignois depuis long-temps. Peu de jours après la Bulow et quelques bien intentionnés vinrent m'avertir, que Katt débitoit les projets de mon frère par toute la ville, et qu'il en avoit même parlé devant des personnes suspectes. Enorgueilli de sa faveur il s'en vantoit hautement, et faisoit parade d'une boëte qui renfermoit le portrait du prince royal et le mien. Le mal étoit parvenu à son comble par cette étourderie. Je jugeai donc à propos d'en informer la reine, afin qu'elle pût par son autorité tirer cette boëte de ses mains et lui imposer silence. Elle fut fort en colère du détail de ces impertinences et donna ordre à Mdme. de Sonsfeld de faire un compliment très-désobligeant de sa part à Katt, et de lui redemander mon portrait. Celle-ci s'acquitta le même soir de sa commission, Katt s'excusa le mieux qu'il put, mais quelques remontrances que pût lui faire ma gouvernante, il ne voulut jamais lui donner mon portrait, lui disant, que mon frère lui avoit permis de le copier d'après un original en miniature, dont elle-même lui avoit fait présent, et qu'il lui avoit confié jusqu'à son retour. Il l'assura de sa discrétion à l'avenir; et la pria de dire à la reine, qu'il l'a supplioit de se tranquilliser, que tant qu'il seroit en grâce auprès du prince royal, il tâcheroit de détourner toutes les résolutions funestes qu'il pourroit prendre, qu'il entroit quelquefois dans son génie pour pouvoir le ramener plus facilement, et que jusqu'à présent il n'y avoit rien à craindre. La reine aimoit à se flatter; cette réponse dissipa toutes ses inquiétudes pour mon frère. Mais le refus, du portrait nous irrita si fort l'une et l'autre contre Katt, que nous ne lui parlâmes plus.

Je fus fort surprise un matin, en m'éveillant de voir entrer la Ramen; cette apparition me sembla la suite d'un mauvais songe. Elle me dit, qu'elle venoit uniquement à dessein de m'ouvrir son coeur. Mdme. de Sonsfeld voulut se retirer, mais elle la pria de rester, lui disant, que cette affaire l'intéressoit aussi. Vous êtes triste, continua-t-elle, de ce que la reine vous maltraite, rendez en plutôt grâces à Dieu: si vous étiez sa favorite, le roi vous chasseroit bientôt. Pour moi je n'ai rien à craindre de ce côté-la, j'ai su prendre mes précautions d'avance, quand même ma faveur tomberoit, ce prince ne m'abandonneroit pas et sauroit bien me soutenir. Je sais fort bien que vous n'ignorez aucune de mes intrigues, je veux bien vous les avouer. Il dépend de vous d'en avertir la reine. Si vous voulez encourir le ressentiment du roi, par les ordres duquel j'agis, il sera informé sur l'heure des obstacles que vous mettrez par-là à ses desseins et se portera contre vous aux dernières extrémités. D'ailleurs vous connoissez le petit génie de la reine, je saurai m'apercevoir dans un moment des rapports que vous lui aurez faits de moi, je trouverai moyen de lui persuader, que tout ce que vous aurez dit ne sont que des calomnies, et ferai retomber sur vous le tort que vous me prétendrez faire. Elle nous avoit parlé à toutes les deux jusqu'alors, mais s'adressant à moi, elle ajouta: vous allez tomber, Madame, dans un grand malheur, prenez votre parti d'avance, vous ne pourrez vous tirer de ces fâcheuses circonstances qu'en épousant le duc de Weissenfeld. Est-ce donc une si grande affaire que de se marier? Ce n'est qu'ici qu'on en fait tant de bruit; croyez-moi, un mari qu'on peut gouverner est une belle chose; au reste ne vous inquiétez point de ce que dira la reine, je la connois à fond, et je vous assure, que si le roi la caresse et la distingue un peu devant le monde, elle se consolera bientôt, et ne se souciera plus de rien. J'étois outrée contre cette femme; si j'avois suivi mon premier mouvement, je l'aurois fait sortir par les fenêtres pour lui épargner le chemin. Mais il fallut dissimuler mon indignation. Je lui répondis que je me soumettois entièrement aux décrets de la providence, et du reste, que je ne ferois jamais la moindre chose sans consulter la reine et sans son aveu. Je me défis ainsi de cette maudite visite, remplie d'horreur du procédé de cette infâme créature. Nous déplorâmes long-temps le sort de la reine d'être tombée en de pareilles mains.

Mais j'en reviens à Grumkow. Sa contenance étoit bien changée depuis le départ de Mr. Hotham; un air de satisfaction régnoit sur toute sa physionomie. Il venoit assidûment rendre ses devoirs à la reine, qui en agissoit poliment envers lui. Un soir (le 11. d'Août, jour remarquable de toute manière), mon esprit étant extrêmement agité et ayant été mélancolique tout le jour, sans en avoir plus de raison que de coutume, je finis mon jeu de bonne heure, et fus me promener avec la Bulow. Après avoir fait quelques tours, je m'assis avec elle sur un banc à l'extrémité du jardin. Grumkow vint m'y trouver. Nous devions faire nos dévotions le dimanche suivant. Il étoit du nombre de ceux qui rejettent la religion par le désir de contenter leurs passions et sans connoissance de cause. N'étant point ferme dans ses principes, il se faisoit quelquefois de cuisans reproches, et sentoit des remords de conscience, qui le rendoient mélancolique, et qu'il dissipoit ensuite par le vin et la bonne chère. Mr. Jablonski, un des chapelains du roi, avoit passé la journée avec lui, et selon toute apparence lui avoit fait une vive peinture de l'enfer. Il enfila d'abord un grand discours de morale, qui me sembla dans sa bouche comme l'évangile dans celle du diable; tombant ensuite sur d'autres matières, il me dit, qu'il avoit été bien fâché des mauvais traîtemens que le roi m'avoit faits, aussi bien que de ceux que mon frère enduroit. Le prince royal, continua-t-il, devroit se prêter plus qu'il ne fait aux volontés de son père; c'est le plus grand roi qui ait jamais existé, et qui joint toutes les vertus civiles aux vertus morales. Je craignis que cet entretien ne le menât plus loin, ce que je voulus éviter. Je me levai donc et marchai fort vite, prenant le chemin de la maison. Je ne lui répondis que sur le sujet du roi et tâchai de renchérir sur les éloges qu'il venoit de lui donner, mais il en revint à ses moutons. Vous avez tant d'ascendant sur l'esprit du prince royal, que vous êtes l'unique personne, Madame, qui puisse le ramener à son devoir; c'est un charmant prince, mais qui est mal conseillé. Si mon frère, lui répondis-je, veut suivre mes avis, il se réglera toujours selon les volontés du roi, pourvu qu'il soit informé de ses intentions. Il voulut me répliquer, mais plusieurs dames vinrent nous interrompre, ce qui me tira d'un grand embarras. Le même soir la reine étant devant sa toilette à se décoiffer, et la Bulow étant assise à côté d'elle, ils entendirent un terrible fracas dans le cabinet prochain. Ce cabinet superbe étoit orné en cristal de roche et autres précieuses d'un prix infini, sans compter l'or et les pièces travaillées avec art, qui y étoient en grand nombre. Entre les compartimens de ces pièces curieuses il étoit garni de vases de cette ancienne porcelaine du Japon et de la Chine d'une énorme grandeur. La reine crut d'abord que quelques unes de ces grandes pièces étoient tombées et avoient causé ce bruit. La Bulow y étant entrée fut fort surprise de n'y trouver rien de dérangé. À peine en eut-elle fermé la porte et à peine en fut-elle sortie, que le fracas recommença. Elle renouvela ses visites à trois reprises, accompagnée d'une des femmes de la reine, trouvant toujours le tout dans un ordre parfait. Le bruit cessa enfin dans le cabinet, mais un autre plus affreux y succéda dans un corridor, qui séparoit les appartemens du roi de ceux de la reine et en faisoit la communication. Personne n'y passoit jamais que les domestiques de la chambre, et pour cet effet il y avoit deux sentinelles aux deux bouts, qui en gardoient l'entrée. La curieuse de savoir d'où provenoit ce bruit, ordonna à ses femmes de l'éclairer. La peur démasqua le faux attachement de la Ramen; elle ne voulut point suivre la reine et s'enfuit pour se cacher dans la chambre voisine. Deux autres de ses camarades accompagnèrent cette princesse avec la Bulow, et à peine eurent-elles ouvert la porte, que des gémissemens affreux, redoublés par des cris qui les firent trembler de peur, frappèrent leurs oreilles. La reine seule conserva sa fermeté. Étant entrée dans le corridor, elle encouragea les autres à chercher ce que ce pouvoit être. Elles trouvèrent toutes le portes fermées à verroux; après les avoir ouvertes, elles visitèrent tout l'endroit sans rien trouver. Les deux gardes étoient à demi-morts de frayeur. Ces gens avoient entendu les mêmes gémissemens proche d'eux, mais sans rien voir. La reine leur demanda, s'il étoit entré quelqu'un dans les chambres du roi; ils l'assurèrent fort du contraire. Elle s'en retourna à son appartement un peu altérée, et me conta cette aventure le lendemain. Quoiqu'elle ne fût rien moins que superstitieuse, elle m'ordonna de noter la date, pour voir ce que ce tintamarre présageroit. Je suis persuadée que la chose étoit fort naturelle. Le hazard fit cependant que justement ce même soir mon frère fut arrêté et qu'au retour du roi la scène la plus douloureuse pour la reine se passa dans ce corridor.

Comme il n'y avoit point de cour ce jour là, il y eut concert à Mon-bijou. Les amateurs de la musique avoient la permission d'y venir et Katt n'y manquoit jamais. Après avoir long-temps accompagné du clavecin, je passai dans une chambre prochaine où on jouoit. Katt m'y suivit, me priant pour l'amour de Dieu de l'écouter un moment en faveur de mon frère. Ce nom si cher m'arrêta sur-le-champ. Je suis au désespoir, me dit-il, d'avoir encouru la disgrâce de la reine et celle de votre Altesse royale; on leur a fait de mauvais rapports sur mon sujet; on m'accuse de fortifier le prince royal dans le dessein qu'il a de s'évader. Je vous proteste pour tout ce qu'il y a de plus sacré Mdme., que je lui ai écrit et refusé nettement de le suivre, s'il entreprenoit de s'enfuir, et je vous réponds sur ma tête, qu'il ne fera jamais cette démarche sans moi. Je la vois déjà branler sur vos épaules, lui répondis-je, et si vous ne changez bientôt de conduite, je pourrois bien la voir à vos pieds. Je ne vous nie point que la reine et moi ne soyons très-mécontentes de vous, je n'aurois jamais cru que vous eussiez l'étourderie de divulguer partout les desseins de mon frère, et de faire confidence à chacun de ses secrets. Vous deviez mieux reconnoître les bontés qu'il a pour vous, et faire plus de réflexions sur l'irrégularité de votre procédé. Surtout Mr. il ne vous convient aucunement d'avoir mon portrait et d'en faire ostentation. La reine vous l'a fait demander, vous auriez dû lui obéir et le lui faire remettre. C'étoit le moyen de réparer votre faute, et il n'y a que ce seul expédient qui puisse vous faire obtenir votre grâce d'elle et de moi. Pour ce qui regarde le premier article, reprit-il, je puis vous jurer, Madame, que je n'ai parlé qu'à Mr. de Leuvener de ce qui concernoit le prince royal, ce n'est point un personnage suspect et je ne crois pas que la reine y trouve à redire. Ayant copié moi-même le portrait de votre Altesse royale et celui du prince royal, je n'ai pas cru qu'il fût de conséquence de les faire voir à quelques-uns de mes amis, d'autant plus que je ne les ai produits que comme des pièces de mon ouvrage, mais je vous avoue Mdme.; que la mort me seroit moins dure que de m'en défaire. Au reste, continuat-il, j'ai beaucoup d'ennemis envieux de ma faveur auprès du prince royal, qui ne pouvant trouver prise sur moi ont recours aux calomnies, mais je vous le répète encore, Mdme., tant que je serai bien auprès de ce cher prince, je l'empêcherai toujours d'accomplir ses desseins, quoique dans le fond je ne voie pas qu'il risqueroit beaucoup. Quel tort et quel mal pourroit-il lui arriver si on le rattrappoit. C'est l'héritier de la couronne et personne ne seroit assez hardi pour s'y frotter. En vérité Mr., lui dis-je, vous jouez gros jeu et je crains fort que je ne sois que trop bon prophète. Si je perds la tête, répondit-il, ce sera pour une belle cause, mais le prince royal ne m'abandonnera pas. Je ne lui donnai pas le temps de m'en dire davantage et je le quittai. Ce fut la dernière fois que je le vis, et j'étois bien éloignée de penser que mes prédictions s'accompliroient si-tôt, n'ayant voulu que l'intimider.

Le 15. d'Août, jour de naissance du roi, tout le monde vint féliciter la reine, et la cour fut très-nombreuse. J'y eus encore une longue conversation avec Grumkow. Il avoit congédié sa morale et s'étoit remis sur le ton badin; il m'amusa beaucoup, ayant infiniment d'esprit. Il s'étendit encore fort au long sur les éloges du roi, et voyant que j'allois le quitter, il me dit d'un ton si expressif que j'en fus surprise: vous verrez dans peu, Madame, à quel point je vous suis attaché et combien je suis votre serviteur. Je lui répondis fort obligeamment sur ce dernier article et voulus m'éloigner, mais la Bulow s'approchant commença par se chipoter avec lui; elle s'étoit mise sur ce pied là, et ne pouvoit le voir sans lui dire des piquanteries. Je l'avois déjà avertie plus d'une fois de ne pas pousser trop loin la raillerie et de ménager Grumkow, lui disant, qu'il falloit suivre l'exemple des Indiens, qui adorent le diable afin qu'il ne leur fasse point de mal, mais elle ne songea guère à mettre mes leçons en pratique. La dispute qu'elle eut ce soir avec lui fut très-vive. Son antagoniste la finit en lui disant la même chose qu'à moi: dans peu je pourrai vous convaincre combien je suis de vos amis. Il me sembla qu'il y avoit un sens caché sous ces paroles deux fois répétées, ce qui m'inquiéta.

La reine se fit un plaisir de me surprendre le jour suivant 16. du même mois. Elle donna un bal à Mon-bijou à l'honneur du roi. La salle à manger étoit décorée de devises et de lampions, et la table représentoit un parterre. Chacun de nous trouva un présent sous son couvert. Nous étions tous de la meilleure humeur du monde, il n'y avoit que les deux gouvernantes, de Kamken et de Sonsfeld, la comtesse de Fink et la Bulow qui semblassent tristes; elles ne disoient mot, se plaignant d'être incommodées. Nous recommençâmes le bal après souper. Il y avoit plus de six ans que je n'avois dansé; c'étoit du fruit nouveau et je m'en donnai à gogo, sans faire beaucoup d'attention à ce qui se passoit. La Bulow me dit plusieurs fois: il est tard, je voudrois qu'on se retirât. Eh, mon Dieu! lui dis-je, laissez moi le plaisir de danser tout mon soûl aujourd'hui, car je n'en aurai peut-être de long-temps. Cela se pourroit bien, reprit-elle. Je ne fis aucune réflexion là-dessus et continuai à me divertir. Elle revint à la charge une demi-heure après: finissez donc, me dit-elle, d'un air fâché, vous êtes si occupée, que vous n'avez point d'yeux. Vous êtes de si mauvaise humeur aujourd'hui, répliquai-je, que je ne sais qu'en penser. Regardez donc la reine, et vous n'aurez plus sujet, Mdme., de me faire des reproches. Un coup d'oeil que je jetai de son côté, me glaça d'effroi. Je vis cette princesse plus pâle que la mort dans un coin de la chambre, s'entretenant avec sa grande maîtresse et Mdme. de Sonsfeld. Comme mon frère m'intéressoit plus que toute autre chose au monde, je m'informai aussitôt, si cela le regardoit? La Bulow haussa les épaules, en disant: je n'en sais rien. La reine donna un moment après le bon soir et monta en carosse avec moi. Elle ne me dit mot pendant tout le chemin, ce qui m'inquiéta à un tel point, que je pris des palpitations de coeur terribles. Dès que je fus retirée, je fis enrager ma gouvernante, pour savoir de quoi il s'agissoit. Elle me répondit les larmes aux yeux, que la reine lui avoit imposé silence. Pour le coup je crus mon frère mort, ce qui me jeta dans un tel désespoir, que Mdme. de Sonsfeld jugea à propos de me tirer d'erreur. Elle me conta donc, que Mdme. de Kamken avoit reçu le même matin une estafette du roi avec des lettres pour elle et pour la reine, que ce prince lui ordonnoit de préparer peu à peu l'esprit de cette princesse, pour lui apprendre enfin, qu'il avoit fait arrêter le prince royal, qui avoit tenté de s'enfuir. Le malheur de mon frère me perça le coeur, je passai toute la nuit dans des agitations affreuses. La reine me fit appeler de grand matin, pour me montrer la lettre du roi. La fureur se manifestoit évidemment dans cette lettre. Voici ce qu'elle contenoit:

«J'ai fait arrêter le coquin de Fritz; je le traiterai comme son forfait et sa lâcheté le méritent; je ne le reconnois plus pour mon fils, il m'a déshonoré avec toute ma maison, un tel malheureux n'est plus digne de vivre.»

Je tombai en foiblesse après cette lecture. L'état de la reine et le mien auroient attendri un coeur de roche. Dès qu'elle se fut un peu remise, elle me conta l'arrestation de Katt, dont je ferai ici un détail circonstancié, tel que nous l'avons appris depuis.

Mr. de Grumkow avoit été informé dès le 15. de la catastrophe de mon frère; il n'avoit pu en cacher sa joie et en avoit fait confidence à plusieurs de ses amis. Mr. de Leuvener qui avoit des espions autour de lui, en fut averti. Il écrivit sur-le-champ à Katt, et lui conseilla de partir au plutôt, puisqu'infailliblement il alloit être arrêté. Katt profita de l'avis et demanda permission au Maréchal de Natzmar, qui commandoit son corps, d'oser aller à Friderichsfelde, rendre ses devoirs au Margrave Albert; ce qui lui fut accordé. Il avoit fait faire une selle, dans laquelle il pouvoit enfermer de l'argent et des papiers. Par malheur pour lui cette selle n'étant point faite; il fut contraint de l'attendre. Il employa cependant bien son temps, car il brûla ses papiers. Son cheval étant enfin sellé, il alloit monter dessus, lorsque le Maréchal arriva, accompagné de ses gardes, qui lui demanda son épée l'arrêtant de la part du roi. Katt la lui remit sans changer de couleur et fut aussitôt mené en prison. On mit le scellé sur tous ses effets, en présence du Maréchal, qui paroissoit plus altéré que son prisonnier. Il avoit tardé plus de trois heures à exécuter les ordres du roi, pour donner le temps à Katt de s'échapper, et fut très-fâché de le trouver encore là.

J'en reviens à la reine. Elle me demanda, si mon frère ne m'avoit jamais parlé de son dessein. Je lui fis alors un récit de toutes les particularités, que je savois sur ce sujet, m'excusant de les lui avoir cachées, par la crainte que j'avois eue de la commettre, si le cas venoit à exister; je lui avouai de plus, que les assurances que Katt m'avoit faites, m'avoient jetée dans une sécurité parfaite, ne m'étant attendue à rien moins qu'à ce que je venois d'appendre. Mais, me dit-elle, ne savez-vous rien de nos lettres. J'en ai parlé souvent à mon frère et il m'a assuré qu'il les avoit brûlées. Je connois trop bien votre frère, reprit-elle, et je parierois qu'elles sont parmi les effets de Katt. Si cela est, nous sommes perdues. La reine devina juste; nous apprîmes le lendemain qu'il y avoit plusieurs cassettes de mon frère chez Katt, où on avoit mis le scellé. Cette nouvelle nous fit frémir. Après avoir bien ruminé, elle eut encore recours au Maréchal Natzmar, qui lui avoit rendu service dans un cas pareil, comme je l'ai rapporté ci-devant. Elle envoya aussitôt chercher son aumônier, nommé Reinbeck, pour le charger de persuader au Maréchal de lui faire remettre la cassette qui contenoit les lettres. Reinbeck étant malade, se fit excuser, ce qui augmenta ses inquiétudes. Un cas fortuit y suppléa.

La comtesse de Fink vint le matin suivant chez moi. Je fus surprise de l'altération qui paroîssoit sur son visage. Après avoir fait retirer tout le monde, hors Mdme. de Sonsfeld, elle me dit qu'elle étoit la plus malheureuse personne du monde et qu'elle venoit me confier ces peines. Jugez Madame, me dit-elle, de mon embarras. Je trouvai hier au soir, en rentrant chez moi, une caisse scellée et adressée à la reine, qu'on avoit remise à mes domestiques, avec le billet que voici. Elle me le donna, il n'y avoit que ces mots:

"Ayez la bonté, Madame de remettre cette cassette à la reine, elle renferme les lettres qu'elle et la princesse ont écrites au prince royal."

Je n'ai pu comprendre, continua-t-elle, qui peut m'avoir joué ce tour, car ceux qui la portoient étoient masqués. Cependant je ne sais qu'elle résolution prendre; je sens, qu'en envoyant ce fatal dépôt au roi je perds la reine et au contraire, si je le rends à cette princesse, j'en serai la victime. L'une et l'autre de ces extrémités sont si fâcheuses pour moi, que je ne sais à quoi me déterminer. Nous lui parlâmes si fortement et la pressâmes tant que nous lui persuadâmes d'en parler à la reine, lui démontrant, qu'elle ne risquoit rien en prenant ce parti, puisque le paquet lui étoit adressé.

Nous nous rendîmes toutes trois chez cette princesse. La joie qu'elle eut de cette bonne nouvelle, mit quelque trêve à sa douleur, mais elle ne fut pas longue. Les réflexions suivirent bientôt; voici comme nous raisonnions. De quelle façon transporter cette cassette secrètement au château sans qu'on s'en apperçoive, y ayant des espions partout? Quand même cela se pourroit, n'est-il pas à craindre que Katt n'en fasse mention, lorsqu'il sera interrogé? Que deviendra alors la comtesse Fink, elle se trouvera innocemment impliquée dans cette mauvaise affaire, sans avoir comment s'en tirer. Si cette dernière en agit sans détours et la livre publiquement à la reine, le roi en sera informé sur-le-champ et forcera cette princesse à devenir elle-même l'instrument de son malheur en lui remettant ses lettres. Le cas étoit délicat, il y avoit des précipices de tout côté. Enfin, après avoir bien pesé le pour et le contre, on choisit le dernier de ces partis, comme le moins périlleux, dans l'espérance, de trouver encore quelqu'expédient pour nous rendre maîtres des papiers. Le porte-feuille, car c'en étoit un fut donc porté dans l'appartement de la reine, qui le serra aussitôt en présence de ses domestiques et de la Ramen. Nos conférences recommencèrent l'après-midi. La reine étoit d'avis de brûler les lettres et de dire simplement au roi, que n'étant pas d'importance, elle n'avoit pas cru mal faire. Son avis fut hautement rejeté de nous autres, l'un vouloit ceci, l'autre vouloit cela; tout le jour se passa de cette façon sans rien conclure.

Dès que je fus retirée, je dis à Mdme. de Sonsfeld, que j'avois trouvé un expédient infaillible, mais qui deviendroit très-dangereux, si la reine le confioit à la Ramen. Je lui fis comprendre, que si on pouvoit venir à bout de lever le scellé sans le rompre, il n'y auroit rien de si facile que de limer le cadenas, qui fermoit le porte-feuille, qu'on en pourroit alors tirer commodément les lettres et en écrire d'autres, pour les remettre en place. Ma gouvernante approuva fort mon idée, et nous convînmes de la proposer, conjointement avec la comtesse de Fink, à la reine et d'exiger sa parole d'honneur de n'en point parler.

Dès le jour suivant nous suivîmes ce projet comme nous nous en étions donné le mot. Nous parlâmes chacune d'une façon si intelligible, sans pourtant nommer personne, que la reine remarqua, que nous apostrophions la Ramen. Mais son foible pour cette créature fut cause, qu'elle ne fit point semblant de nous comprendre; elle nous promit cependant un secret éternel et nous tint parole cette fois-là. Nous exécutâmes dès l'après-midi notre entreprise. La reine se défit de ses dames et de ses domestiques, je restai seule auprès d'elle. Nous trouvâmes d'abord un terrible obstacle; le porte-feuille étoit si pesant, que ni la reine ni moi ne pouvions le transporter, ce qui l'obligea de se confier à un de ses valets de chambre, vieux et fidèle domestique, d'une discrétion et d'une probité à toute épreuve. J'essayai pendant long-temps de lever le cachet, l'impossibilité que j'y trouvai me fit trembler. Ce valet de chambre, nommé Bock, ayant examiné les armes qui étoient celles de Katt, me dit avec beaucoup de joie: eh mon Dieu, Madame, j'ai un cachet tout pareil sur moi; il y a plus de quatre semaines que je l'ai trouvé dans le jardin à Mon-bijou, je l'ai toujours porté depuis ce temps, pour tâcher d'apprendre à qui il appartenoit. Ayant confronté ces deux cachets, nous les trouvâmes égaux et conclûmes qu'ils appartenoient à Katt. Ayant donc rompu les cordes et le cadenas, nous en vînmes à la visite des lettres. Il est temps à présent que je m'étende un peu là-dessus.

J'ai déjà parlé, dans le cours de cet ouvrage, de la manière peu respectueuse, dont nous parlions souvent du roi. La reine prenoit plaisir à nos satires et renchérissoit sur celles que nous faisions; les lettres de cette princesse aussi bien que les miennes en étoient remplies. Elles contenoient outre cela le détail de toutes les intrigues en Angleterre, la maladie qu'elle avoit feinte l'hiver passé, pour gagner du temps, en un mot les secrets les plus importants. Il y avoit un article de plus dans les miennes. Pour plus de sûreté je n'écrivois avec de l'encre que des choses indifférentes, et me servois du citron pour celles qui étoient de conséquence; en passant le papier sur le feu, la caractère paroissoit et devenoit lisible. La Ramen étoit d'ordinaire le sujet de cette écriture mystérieuse. J'invectivois contre elle, me plaignant amèrement de son ascendant sur l'esprit de la reine; nous convenions aussi, par ce moyen, de ce qu'il falloit lui dire ou lui cacher. J'avois eu l'esprit si agité, que je n'avois fait aucune réflexion sur l'effet que ces lettres pouvoient produire sur cette princesse, l'idée qui m'en vint, en ouvrant le porte-feuille, me fit trembler. Un heureux incident me tira d'embarras. L'aumônier Reinbeck se fit annoncer. La reine ne put se dispenser de lui parler, l'ayant envoyé chercher la veille. Elle étoit si troublée de tout ce qui se passoit, qu'elle me dit en sortant: au nom de Dieu, brûlez toutes ces lettres, que je n'en trouve pas une. Je ne me le fis pas dire deux fois et les jetai sur-le-champ au feu. Il y en avoit pour le moins 1500 de la reine et de moi. J'avois à peine fini cette belle oeuvre, qu'elle rentra. Nous fîmes alors la révision du reste des papiers. Il y avoit des lettres d'une infinité de gens, des billets-doux, des réflexions morales et des remarques sur l'histoire, dont mon frère étoit l'auteur; une bourse, qui contenoit 1000 pistoles, plusieurs pierreries et bijouteries et enfin une lettre de mon frère à Katt, dont voici la teneur; elle étoit datée du mois de Mai.

«Je pars, mon cher Katt. J'ai si bien pris mes précautions, que je n'ai rien à craindre. Je passerai par Leipsic, où je me donnerai le nom de Marquis d'Ambreville. J'ai déjà fait avertir Keith, qui ira droit en Angleterre. Ne perdez point de temps, car je compte vous trouver à Leipsic. Adieu, ayez bon courage.»

Nous jetâmes tous ces papiers au feu, hors les petits ouvrages de mon frère, que j'ai conservés. Je commençai le soir même à récrire les lettres, qui dévoient remplacer les autres. La reine en fit de même le jour suivant. Nous eûmes la précaution de prendre du papier de chaque année, pour empêcher toute découverte. Trois jours furent employés à cet ouvrage, pendant lesquels nous fabriquâmes 6 ou 700 lettres. C'était peu de chose en comparaison de celles que nous avions brûlées. Nous nous en apperçûmes, quand nous voulûmes refermer le porte-feuille; il étoit si vide que cela seul pouvoit nous trahir. J'étois d'avis de continuer d'écrire pour le remplir, mais les inquiétudes de la reine étoient si grandes, qu'elle aima mieux y fourrer toutes sortes de nippes que d'attendre plus long-temps à le refermer. Je m'y opposai tant que je pus, mais inutilement. Nous le remîmes enfin dans le même état où il avoit été, sans qu'on pût s'appercevoir du moindre changement.

Cependant le roi arriva le 27. d'Août à cinq heures du soir. Ses domestiques avoient pris les devants. La reine les fit venir et leur demanda des nouvelles de mon frère. Ils l'assurèrent qu'ils ignoroient entièrement son sort, qu'ils l'avoient laissé à Wesel en partant, et ne savoient point ce qu'on en avoit fait depuis. Mais je crois qu'il est à propos de rapporter ici les circonstances de son évasion, telles que je les ai apprises de sa propre bouche et de ceux qui étoient présens.

Son premier dessein fut de s'esquiver d'Ansbac. L'étourderie qu'il eut, de faire confidence au Margrave de son mécontentement, y mit obstacle. Ce prince, le voyant extrêmement aigri contre le roi, soupçonna quelque chose de son dessein et dérangea son plan en lui refusant des chevaux qu'il lui demandoit, sous prétexte, disoit-il, d'aller se promener. Le roi ne gardoit plus absolument de mesures avec lui et l'avoit maltraité publiquement en présence de plusieurs étrangers; il lui avoit même répété ce que je lui avois entendu dire souvent: «si mon père m'avoit traité comme je vous traite, je m'en serois enfui mille fois pour une, mais vous n'avez point de coeur et n'êtes qu'un poltron.» Cependant mon frère, ne pouvant parvenir à son but pendant son séjour d'Ansbac, fut obligé d'attendre une autre occasion, qui pouvoit se recontrer facilement sur la route. Il reçut à quelques milles de cette ville l'estafette de Katt. Il y répondit aussitôt, lui mandant, qu'il comptoit se sauver dans deux jours; qu'il lui donnoit rendez-vous à la Haye, l'assurant, que son coup étoit immanquable, parce que si même il étoit poursuivi, il trouveroit un asyle dans les couvens très-fréquens sur cette route. Son trouble lui fit oublier d'adresser cette lettre à Berlin. Par malheur pour lui il y avoit un cousin de Katt, qui portoit le même nom, envoyé pour faire des recrues à 10 ou 12 milles de-là. L'estafette alla trouver celui-ci et lui remit la lettre de mon frère.

Dans ces entrefaites le roi arriva proche de Francfort dans un village, où lui et toute sa suite passèrent la nuit dans des granges. Mon frère, le colonel Rocho et son valet de chambre en partagèrent une.

J'ai déjà dit que Keith étoit devenu lieutenant dans le régiment de Mosel. Le roi avoit repris son frère en sa place pour page. Ce garçon étoit aussi sot que son frère l'étoit peu. Le prince royal, le connoissant pour tel, ne s'étoit point confié à lui sur ses desseins; mais il jugea, que par rapport à sa bêtise il seroit plus propre qu'un autre à faciliter son évasion. Il lui fit accroire, qu'ayant appris qu'il y avoit de jolies filles dans un petit bourg prochain, il vouloit y chercher bonne fortune, et lui commanda pour cet effet de le réveiller le matin à quatre heures et de lui amener des chevaux, ce qui étoit très-facile, puisque ce jour là il y en avoit un marché. Le page obéit, mais au lieu de réveiller mon frère, il s'adressa à son valet de chambre. Celui-ci, depuis long-temps espion du roi, soupçonna quelque mystère, et pour approfondir la chose, il resta tranquille, affectant de dormir. Mon frère, qui n'étoit pas sans agitation à la veille d'une si grande entreprise, se réveilla un moment après. Il se lève, s'habille, et au lieu de son uniforme met son habit à la françoise et sort. Son valet de chambre qui avoit vu tout cela, en avertit promptement Mr. de Rocho. Celui-ci court tout troublé chez les généraux de la suite du roi. Tels étoient: Bodenbrok, Valdo et Derscho (ce dernier étoit de la clique impériale et digne ami de ceux qui en étoient les protecteurs.) Après avoir consulté ensemble, ils se mirent aux trousses du prince royal, qu'ils cherchèrent par tout le village. Ils le trouvèrent enfin au marché des chevaux, appuyé sur une voiture. Ils furent frappés de le voir vêtu à la françoise et lui demandèrent fort respectueusement, ce qu'il faisoit là? Le prince royal leur donna une réponse fort brusque. Il m'a dit depuis, qu'il étoit dans une telle rage, de se voir découvert, que s'il avoit eu des armes il auroit tout tenté contre ces messieurs. Monseigneur, lui dit Rocho, changez au nom de Dieu d'habit, le roi est réveillé et partira dans une demi-heure, que seroit-ce s'il vous voyoit ainsi. Je vous promets, lui répliqua le prince royal, que je serai ici avant le départ du roi, je veux seulement faire un petit tour de promenade. Ils disputoient encore ensemble, lorsque Keith arriva avec les chevaux. Mon frère en saisit un par la bride et voulut se jeter dessus. Il en fut empêché par ces messieurs, qui l'environnèrent et l'obligèrent bon gré mal gré de retourner à sa grange, où ils le forcèrent de mettre son uniforme; malgré sa fureur il fut pourtant obligé de se contraindre. Le général Derscho et le valet de chambre avertirent le même jour le roi de tout ce qui s'étoit passé. Ce prince dissimula et cacha son ressentiment, n'ayant point encore des preuves suffisantes contre mon frère, et se doutant bien, qu'il ne s'en tiendroit pas à cette première tentative.

Ils arrivèrent tous le soir à Francfort. Le roi y reçut le lendemain au matin une estafette du cousin de Katt, chargée de lettres, que mon frère avoit écrites à celui de Berlin. Il les communiqua sur-le-champ au général Valdo et au colonel Rocho et leur ordonna, de veiller sur la conduite de son fils, dont ils lui répondroient sur leur tête, et de le conduire tout droit dans le Jacht, qu'on avoit préparé pour lui, voulant faire le trajet de Francfort à Wesel par eau. Ces ordres furent immédiatement exécutés et cette scène se passa le 11. d'Août.

Le roi resta tout ce jour à Francfort et ne s'embarqua que le matin suivant. Dès qu'il vit mon frère, il se jeta sur lui et l'auroit étranglé, si le général Valdo ne fût venu à son secours. Il lui arracha les cheveux et le mit dans un si triste état, que ces messieurs, en craignant les suites, le supplièrent de permettre qu'on le menât dans un autre bateau, ce qui leur fut enfin accordé. On lui ôta son épée et il fut traité depuis ce moment en criminel d'état. Le roi se saisit de ses effets et de ses hardes: le valet de chambre de mon frère s'empara des papiers. Il répara ses fautes en les jetant au feu en présence de son maître, en quoi il nous rendit à tous un grand service. Le roi cependant étoit agité d'une si terrible colère, qu'il ne rouloit dans son esprit que des dessein funestes. Mon frère, d'un autre côté, paroissoit assez tranquille, se flattant toujours, de pouvoir échapper à la vigilance de ses surveillans.

Ils arrivèrent dans ces dispositions à Gueldre. Le roi prit de là les devans et mon frère le suivit avec ces deux gardiens. Il leur fit tant d'instances, qu'ils lui permirent d'entrer de nuit à Wesel. En arrivant au pont de bateaux, qui est à l'entrée de cette ville, il conjura ces messieurs, de lui permettre de mettre pied à terre, afin de n'être point connu. Ils lui accordèrent cette légère faveur, ne la croyant pas de conséquence. Dès qu'il fut hors de la chaise, il fit encore un effort pour échapper et se mit à courir de toute sa force. Une forte garde, commandée par le lieutenant-colonel Borck, que le roi avoit envoyée à sa rencontre le rattrapa, et le conduisit à une maison de la ville, voisine de celle où demeuroit ce prince, auquel on cacha soigneusement cette dernière incartade. Le roi l'examina lui-même le jour suivant. Il n'y avoit auprès de lui que le général Mosel, officier de fortune, qui par sa bravoure et son mérite avoit été élevé à ce grade. Il interrogea mon frère et lui demanda d'un ton furieux pourquoi il avoit voulu déserter? (ce sont ses propres expressions.) Parce que, lui répondit-il d'un ton ferme, vous ne m'avez pas traité comme votre fils, mais comme un vil esclave. Vous n'êtes donc qu'un lâche déserteur, reprit le roi, qui n'a point d'honneur. J'en ai autant que vous, lui repartit le prince royal; je n'ai fait que ce que vous m'avez dit cent fois, que vous feriez si vous étiez à ma place. Le roi, poussé à bout par cette dernière réponse et transporté de rage, tira son épée dont il voulut le percer. Le général Mosel s'apperçut de son dessein et se jeta entre deux, pour parer le coup: Percez moi, Sire, s'écria-t-il, mais épargnez votre fils. Ces mots arrêtèrent la fureur de ce prince qui fit ramener mon frère dans sa maison. Le général lui fit de fortes remontrances sur son action, lui représentant, qu'il seroit toujours maître de la personne de son fils, qu'il ne devoit point le condamner sans l'entendre, et enfin qu'il commettroit un péché irrémissible, s'il devenoit son bourreau; il le supplia en même temps, de le faire examiner par des personnes sûres et fidèles, et de ne plus le voir puisqu'il n'étoit pas assez maître de lui-même, pour soutenir sa présence. Le roi goûta ces raisons et s'y rendit.

Il ne s'arrêta que quelques jours à Wesel et reprit la route de Berlin. Avant que de partir il associa le général Dosso aux deux autres surveillants de mon frère, et leur commanda de le suivre en quatre jours, leur laissant un ordre scellé, dans lequel il leur marquoit l'endroit où ils devoient le conduire, et qu'ils ne devoient ouvrir qu'à quelques milles de Wesel.

Mon frère étoit adoré de tout le pays. La manière cruelle dont le roi en avoit agi avec lui, excusoit en quelque façon ses démarches. On trembloit pour ses jours, les violences du roi étant connues. Plusieurs officiers, qui avoient à leur tête le colonel Groebnitz résolurent de tout risquer pour le délivrer. Ils lui avoient déjà procuré un habit de paysanne et des cordes, pour pouvoir descendre par les fenêtres, lorsque le général Dosso dérangea ces beaux projets, y ayant fait mettre des grilles de fer. Cet homme étoit favori du roi et son rapporteur. Par malheur ce prince n'en avoit toujours que de méchans; celui-ci étoit un vrai suppôt de satan, qui faisoit damner les honnêtes gens et fouloit le pauvre peuple. Les quatre jours étant écoulés, ils firent partir le prince royal et le menèrent à une petite ville, nommée Mitenwalde, à six milles de Berlin, selon les ordres qu'ils avoient reçus.

On sera peut-être curieux, de savoir ce que devint Keith. Un page du prince d'Anhalt, qui avoit été présent lorsque le prince royal fut arrêté à Francfort, étant arrivé 24 heures plutôt que le roi à Wesel, alla rendre visite à Keith, qui avoit été son camarade, et lui conta fort naïvement la catastrophe de mon frère. Celui-ci se sauva le soir même, prétextant de chercher un déserteur, et se réfugia à la Haye dans la maison de Milord Chesterfield, Ministre d'Angleterre. Le colonel du Moulin fut dépêché à ses trousses. Ce dernier fit tant de diligence, qu'il arriva un quart d'heure après lui et le vit à la fenêtre de l'hôtel du Ministre anglois. Keith ne se fia point aux belles promesses que lui fit Mr. du Moulin. Celui-ci eut le chagrin de lui voir traverser le jour suivant la ville dans le carosse de Milord Chesterfield, et s'embarquer pour passer en Angleterre.

J'en reviens à l'entrevue du roi et de la reine. Cette princesse étoit seule dans l'appartement de ce prince, lorsqu'il arriva. Du plus loin, qu'il l'apperçut il lui cria: votre indigne fils n'est plus, il est mort. Quoi, s'écria la reine, vous avez eu la barbarie de le tuer? Oui, vous dis-je, continua le roi, mais je veux la cassette. La reine alla la chercher, je profitai de ce moment pour la voir; elle étoit toute hors d'elle-même et ne discontinuoit de crier: mon Dieu, mon fils, mon Dieu, mon fils! La respiration me manqua et je tombai pâmée entre les bras de Mdme. de Sonsfeld. Dès que la reine eut remis la cassette au roi, il la mit en pièces et en tira les lettres qu'il emporta. La reine prit ce temps, pour rentrer dans la chambre où nous étions. J'étois revenue à moi. Elle nous conta ce qui venoit de se passer, m'exhortant à tenir bonne contenance. La Ramen releva un peu nos espérances, en assurant la reine, que mon frère étoit en vie et qu'elle le savoit de bonne main. Le roi revint sur ces entrefaites. Nous accourûmes tous pour lui baiser la main, mais à peine m'eut-il envisagée, que la colère et la rage s'emparèrent de son coeur. Il devint tout noir, ses yeux étinceloient de fureur et l'écume lui sortoit de la bouche. Infâme canaille, me dit-il, oses-tu te montrer devant moi? va tenir compagnie à ton coquin de frère. En proférant ces paroles il me saisit d'une main, m'appliquant plusieurs coups de poing au visage, dont l'un me frappa si violemment la tempe, que je tombai à la renverse et me serois fendu la tête contre la carne du lambris, si Mdme. de Sonsfeld ne m'eût garantie de la force du coup, en me retenant par la coiffure. Je restai à terre sans sentiment. Le roi, ne se possédant plus, voulut redoubler ses coups et me fouler aux pieds. La reine, mes frères et soeurs, et ceux qui étoient présens l'en empêchèrent. Ils se rangèrent tous autour de moi, ce qui donna le temps à Mdme de Kamken et de Sonsfeld de me relever. Ils me placèrent sur une chaise dans l'embrasure de la fenêtre, qui étoit tout proche. Mais voyant que je restois toujours dans le même état, ils dépêchèrent une de mes soeurs, qui leur apporta un verre d'eau et quelques esprits, à l'aide desquels ils me rappelèrent un peu à la vie. Dès que je pus parler je leur reprochai les soins qu'ils prenoient de moi, la mort m'étant mille fois plus douce que la vie, dans l'état où les choses étoient réduites. Il est impossible de décrire la funeste situation où nous étions.

La reine poussoit des cris aigus, sa fermeté l'avoit abandonnée; elle se tordoit les mains et couroit éperdue par la chambre. La rage défiguroit si fort le visage du roi, qu'il faisoit peur à voir. Mes frères et soeurs dont le plus jeune n'avoit que quatre ans étaient à ses genoux, et tâchoient de l'attendrir par leurs larmes. Mdme. de Sonsfeld soutenoit ma tête toute meurtrie et enflée des coups que j'avois reçus. Peut-on, s'imaginer un tableau plus touchant?

À la vérité le roi avoit changé de ton: il avouoit que mon frère étoit encore en vie, mais les horribles menaces qu'il faisoit, de le faire mourir et de m'enfermer pour le reste de mes jours entre quatre murailles, causoient cette désolation. Il m'accusoit d'être complice de l'entreprise du prince royal, qu'il traitoit de crime de lèse-Majesté, et d'avoir une intrigue amoureuse avec Katt, duquel, disoit-il, j'avois eu plusieurs enfants. Ma gouvernante, ne pouvant plus se modérer à ces insultes, eut le courage de lui répondre: cela n'est pas vrai, et quiquonque a dit pareille chose à votre Majesté, en a menti. Le roi ne lui répliqua rien et recommença ses invectives. La crainte de perdre mon frère me fit faire un effort sur moi-même. Je lui criai aussi haut que ma foiblesse put me le permettre, que je consentois à épouser le duc de Weissenfeld, s'il vouloit m'accorder sa vie. Le grand bruit, qu'il faisoit, l'empêcha de m'entendre. J'allois lui répéter la même déclaration, si Mdme. de Sonsfeld n'y eût mis obstacle, en me fermant la bouche avec son mouchoir. Je voulus m'en débarrasser, et détournant la tête je vis le pauvre Katt, qui traversoit la place, accompagné de quatre gens-d'armes, qui le conduisoient chez le roi. Pâle et défait il ôta pourtant le chapeau pour me saluer. On portoit après lui les coffres de mon frère et les siens, qu'on avoit saisis et scellés. Le roi fut averti un moment après qu'il étoit là. Il sortit en criant: À présent j'aurai de quoi convaincre le coquin de Fritz et la canaille de Wilhelmine; je trouverai assez de raisons valables pour leur faire couper la tête. Mdme. de Kamken et la Ramen le suivirent. Cette dernière l'arrêta par le bras, lui disant: Si vous voulez faire mourir le prince royal, épargnez du moins la reine, elle est innocente de tout ceci, et vous pouvez m'en croire sur ma parole; traitez-la avec douceur et elle fera tout ce que vous voudrez. Mdme. de Kamken lui parla sur un autre ton. Vous vous êtes piqué jusqu'à présent, d'être un prince juste, lui dit-elle, équitable et craignant Dieu. Cet Être bien-faisant vous en a récompensé en vous comblant de ses bénédictions, mais tremblez de vous départir de ses saints commandemens, et craignez les effets de la justice divine. Elle a su punir deux souverains, qui ont répandu, comme vous prétendez le faire, le sang de leur propre fils; Philippe second et Pierre le grand sont morts sans ligne masculine; leurs états ont été livrés en proie aux guerres étrangères et intestines, et ces deux monarques, de grands hommes qu'ils étoient, sont devenus l'horreur du genre humain. Rentrez en vous-même, Sire, le premier mouvement de votre colère est encore pardonnable, mais elle deviendra criminelle, si vous ne tâchez de la vaincre.

Le roi ne l'interrompit point, il la regarda quelque temps. Lorsqu'elle eut fini de parler il rompit enfin le silence. Vous êtes bien hardie de me tenir un semblable langage, lui dit-il, cependant je n'en suis point fâché, vos intentions sont bonnes, vous me parlez avec franchise, cela augmente mon estime pour vous; allez tranquilliser ma femme.

Cette action est si belle des deux côtés, qu'il ne faut que la lire, pour lui donner les éloges qu'elle mérite. En effet, la modération du roi dans l'excès de son courroux, et le courage de cette dame, de s'y exposer, sont des traits d'histoire, qui leur font un honneur infini. Nous admirâmes l'impudence de la Ramen et son effronterie, d'avoir osé parler comme elle avoit fait de la reine, en présence de Mdme. de Kamken.

Dès que le roi fut loin, on me transporta dans une chambre prochaine, où il n'entroit jamais. J'avois pris un si fort tremblement, que je ne pouvois me soutenir sur mes jambes, et l'altération se jeta si bien sur mes nerfs, que j'en conservai toute ma vie un triste calendrier. Ce prince avoit fait assembler dans son appartement Grumkow, l'auditeur-général Milius et le fiscal-général Gerber, qui avoit pris la place de Katch, mort depuis quelques années. Katt se jeta d'abord aux pieds du roi. Ce prince à son aspect sentit renaître toute son indignation, il lui donna des coups de pieds, de canne et plusieurs soufflets, qui le mirent en sang. Grumkow le supplia de se modérer et de permettre qu'on l'interrogeât. Il avoua sur-le-champ tout ce qu'il savoit de l'évasion de mon frère et s'en confessa le complice, assurant néanmoins, qu'ils n'avoient jamais formé le moindre dessein ni contre la personne du roi ni contre l'état; que leur projet n'avoit été que de se soustraire à son courroux, de se retirer en Angleterre et de se mettre sous la protection de cette couronne. Étant ensuite interrogé sur les lettres de la reine et sur les miennes, il répondit, qu'il les avoit fait remettre à cette princesse selon les ordres du prince royal. On lui demanda, si j'avois été informée de leur dessein, ce qu'il nia fortement; s'il ne m'avoit jamais rendu des lettres de mon frère et si je ne l'avois point chargé des miennes? Il répliqua, qu'il se ressouvenoit m'en avoir donné une de mon frère un dimanche, que je revenois du dôme; qu'il en ignoroit le contenu, mais que les miennes n'avoient jamais passé par ses mains. Il avoua, qu'il avoit été plusieurs fois secrètement à Potsdam voir le prince royal, et que le lieutenant Span, du régiment du roi, l'avoit introduit déguisé dans la ville; que Keith devoit être compagnon de leur fuite et qu'ils avoient eu correspondance ensemble.

L'interrogatoire fini, on visita les effets de mon frère et de Katt, où il ne se trouva pas la moindre chose de conséquence. Grumkow parcourut les lettres de la reine et les miennes, fâché de n'y point trouver ce qu'il y cherchoit. Il se tourna avec emportement du côté du roi et lui dit: Sire, ces maudites femmes nous ont dupés; je ne trouve rien dans ces lettres qui puisse leur faire tort, et celles qui pourroient nous donner des lumières n'existent sûrement plus.

Le roi retourna chez la reine. Je ne m'y suis pas trompé, lui dit-il, votre indigne fille est du complot; Katt vient de confesser qu'il lui a rendu des lettres de son frère. Annoncez-lui, que je lui donne sa chambre pour prison; je vais donner ordre qu'on y redouble la garde; je la ferai examiner à la rigueur et la ferai transférer dans un endroit, où elle pourra faire pénitence de ses crimes; elle peut se préparer à partir, dès qu'elle aura été interrogée. Ce discours se tint encore avec fureur et emportement. La pauvre reine protesta de mon innocence, elle fit mille imprécations contre Katt, d'avoir avancé un pareil mensonge, et commanda à Mdme. de Kamken, de me demander ce qui en étoit. Je me trouvai dans un terrible embarras. On se souviendra que cette lettre, contenant des invectives contre la Ramen, je n'avois osé la montrer à la reine. Je me crus perdue, me voyant encore sur le point de me brouiller avec elle. Cependant faisant réflexion, qu'il y avoit près d'un an que cette aventure s'étoit passée, je résolus de payer d'effronterie. Je répondis donc à Mdme. de Kamken, que la reine avoit apparemment oublié que je lui avois montré cette lettre, qu'elle ne renfermoit aucun mystère, que la façon dont Katt me l'avoit remise me justifioit pleinement, puisqu'il me l'avoit donnée publiquement; qu'à la vérité je l'avois brûlée, mais que je m'en ressouvenois si bien, que si le roi l'ordonnoit, je pourrois la récrire mot à mot. Cette réponse fut rendue tout de suite au roi, qui se retira un moment après, pour parler encore avec ceux qui étoient assemblés chez lui.

La reine vint me trouver. Mdme. de Sonsfeld me seconda si bien, que nous lui persuadâmes, qu'elle avoit été informée de ce que j'avois fait dire au roi. Elle s'acquitta, en versant un torrent de larmes, des commissions qu'il lui avoit données pour moi, me recommandant très-fortement, de garder le secret sur ce qui regardoit la cassette, et d'en rester toujours sur la négative. Nous prîmes ensuite un tendre congé; elle me serra long-temps entre ses bras. Je la suppliai de se tranquilliser, l'assurant, que j'étois entièrement résignée à la volonté de Dieu et du roi, et que le malheur, que j'appréhendois le plus pour moi, etoit de me séparer d'elle. On l'arracha avec peine d'auprès de moi. Je fus transportée en chaise à porteur dans ma chambre à travers une foule de peuple, qui s'étoit amassée au château.

Les appartemens de la reine étant à rez de chaussée, et les fenêtres ayant été ouvertes, les paysans avoient été spectateurs de toute la scène, qu'ils avoient pu voir et entendre distinctement. Comme on augmente toujours les objets, le bruit courut, que j'étois morte aussi bien que mon frère, ce qui fit une rumeur terrible par toute la ville, dont la désolation fut générale.

Dès que je fus dans ma chambre, on doubla la garde devant toutes mes portes et l'officier faisoit la ronde sept ou huit fois par jour. Mdme. de Sonsfeld et la Mermann furent les deux fidèles compagnes de mon malheur. Je passai une nuit affreuse; les idées les plus funestes se présentoient à mon imagination. Mon sort ne me causoit aucune inquiétude, mon esprit s'étoit habitué depuis ma tendre jeunesse au chagrin et au déplaisir, et j'envisageois la mort comme la fin de mes peines; mais le sort de tant de personnes, qui m'étoient chères, m'intéressoit à un point que je souffrois mille morts pour une, en pensant à leurs différentes situations. Je fus hors d'état de sortir du lit le jour suivant, ne pouvant me tenir debout et ayant des maux de tête affreux, des coups que j'avois reçus.

La Ramen vint me faire d'un air triste et composé un compliment de la reine, qui me faisoit avertir, que je devois être examinée ce jour-là par les mêmes personnages qui avoient interrogé Katt la veille. Elle m'exhortoit, de bien prendre garde à ce que je disois, et surtout de lui tenir la parole que je lui avois donnée. Cette commission étoit capable de me perdre, donnant assez à connoître, que j'étois informée de quelques circonstances qui lui étoient de conséquence. Je pris cependant mon parti sur-le-champ. Assurez la reine de mes respects, lui dis-je, et dites-lui, que c'est la meilleure nouvelle que je puisse apprendre; que je répondrai avec sincérité à tout ce qu'on me demandera, et que je saurai si bien prouver mon innocence, qu'on ne trouvera aucune prise sur moi.--La reine est néanmoins dans mille inquiétudes pour cet interrogatoire, car elle craint, Madame, que vous n'aurez pas la fermeté de la soutenir. On n'a pas besoin de fermeté, lui repartis-je, quand on n'a rien à se reprocher. Le roi se propose de terribles choses, continua-t-elle, votre départ est résolu, Madame; il vous enverra dans un cloître, nommé le St. Sépulcre, où vous serez traitée en criminelle d'état, séparée de votre grande maîtresse et de vos domestiques, et sous une si rigide discipline, que vous me faites pitié. Le roi est mon père et mon souverain, lui repartis-je, il est maître de disposer de moi selon son bon plaisir; mon unique confiance est en Dieu, qui ne m'abandonnera pas. Vous n'affectez tant de fermeté, reprit-elle, que parce que vous vous imaginez, que tout ceci ne sont que des menaces en l'air. Mais j'ai vu de mes propres yeux l'arrêt de votre exil, signé de la main du roi, et pour vous convaincre de la réalité de ce que je vous dis, la pauvre Bulow vient d'être chassée de la cour, elle et toute sa famille sont reléguées en Lithuanie; le lieutenant Span est cassé et envoyé à Spandau; une maîtresse du prince royal est condamnée au fouet et au bannissement; Duhan, précepteur de votre frère, relégué aussi à Memel; Jaques, bibliothécaire du prince royal, a subi le même sort, et Mdme. de Sonsfeld seroit bien plus malheureuse que tous ceux-là, si elle n'avoit été brouillée cet été avec la reine.

Il faut remarquer ici, que la reine ne s'étoit fâchée contre elle que parcequ'elle avoit soutenu qu'on avoit malfait, en s'opiniâtrant à culbuter Grumkow avant mon mariage; qu'on auroit dû commencer avant toutes choses à terminer celui-ci et travailler ensuite à éloigner ce ministre.

Je ne sais comment je pus endurer le discours de l'impertinente Ramen. Cependant ma contenance me sauva et fit juger à cette mégère, ou que j'étois innocente ou que je ne me laisserois pas intimider. Elle me délivra enfin de son odieuse présence.

Je quittai ma dissimulation dès qu'elle fut sortie. Le malheur de tant d'honnêtes gens me perça le coeur. Je l'épanchai dans le sein de Mdme. Sonsfeld. Notre séparation, dont on m'avoit menacée, achevoit de me réduire au désespoir. Je ne sais comment j'ai pu survivre à tant de cuisans chagrins. La journée se passa dans le deuil et dans les larmes. J'attendois ceux qui dévoient m'interroger; chaque petit bruit augmentoit mes alarmes. Mon attente toutefois fut vaine et personne ne vint.

Le lendemain l'officieuse Ramen réitéra sa visite. Elle recommanda encore la fermeté de la part de la reine et me dit, que mon examen n'avoit pu se faire la veille, le roi ayant jugé à propos de faire venir le prince royal, pour le confronter avec Katt et avec moi; qu'on le conduiroit en ville le soir sur la brune, pour prévenir le tumulte et que je devois me préparer à répondre le jour suivant aux accusations qu'on formeroit contre moi. Je ne me démontai point. Mettez-moi aux pieds de la reine, lui repartis-je, et dites-lui, que je ne déguiserai rien de tout ce que je sais, si on m'interroge; que je la supplie de se tranquilliser, puisque je ne suis coupable en rien.

Cependant mes réponses désoloient la reine, elle s'imagina que la peur et le chagrin m'avoient fait tourner la tête, et que je découvrirois à la première question qu'on me feroit, les mystères dont j'étois dépositaire. Pour s'en éclaircir, elle m'envoya l'après-midi son fidèle valet de chambre Bock. Je fus ravie de voir cet homme. Je me plaignis amèrement à lui de la façon d'agir de la reine, qui m'exposoit aux plus grands malheurs, par les commissions qu'elle donnoit à la Ramen. Je le chargeai d'assurer cette princesse de ma discrétion, comme aussi de la supplier de ne plus envoyer si souvent chez moi, de crainte de donner du soupçon, et surtout de ne charger personne de ce qu'elle auroit à me faire savoir, que lui qui étoit seul informé de l'aventure de la cassette, dont je ne pouvois m'expliquer avec la Ramen. Je fus obligée de prendre ce détour, pour ne point offenser la reine, qui auroit été fort piquée, si elle s'étoit aperçue que je me méfiois de sa favorite.

Je passai tout ce jour à la fenêtre, dans l'espérance de voir passer mon frère. La seule idée d'une vue si chère me faisoit souhaiter de lui être confrontée. Il n'en fut pourtant rien.

Le roi changea d'avis et le fit conduire le 5. de Septembre à Custrin, forteresse située sur la Varte dans la Nouvelle-Marche.

Le prince royal avoit été mené d'abord à Mittenwalde, proche de Berlin, où Grumkow, Derscho, Milius et Gerber l'interrogèrent pour la première fois. Le dernier lui fit grand peur. L'ayant vu sortir de carosse avec un manteau rouge, il le prit pour le bourreau, qui venoit lui donner la question. Il étoit assis sur un méchant coffre faute de chaise, et n'avoit eu tout ce temps d'autre lit que le plancher. Il soutint l'examen avec fermeté; ses réponses furent conformes à celles de Katt. On lui produisit les débris du porte-feuille, en lui demandant, si les lettres et les pièces, qu'il renfermoit, y étoient toutes? Mon frère eut la présence d'esprit de répondre, que les lettres y étoient, mais qu'il voyoit plusieurs bijouteries qu'il ne connoissoit pas.

Cette réponse ouvrit les yeux à Grumkow et le mit au fait de la tromperie que nous avions faite. Il n'y avoit plus de remède; il jugea bien, que ni menaces ni voies de fait ne nous feroient confesser leur contenu. Il pressa encore mon frère sur plusieurs articles, sans en tirer que des répliques fières et très-dures, ce qui lui faisant perdre patience, il le menaça de la question. Mon frère m'a avoué depuis, que tout son sang se glaça dans ses veines à cette déclaration. Il sut pourtant dissimuler sa frayeur et lui repartit, qu'un bourreau tel que lui ne pouvoit que prendre plaisir à parler de son métier; qu'il n'en craignoit point les effets, qu'il avoit tout avoué, mais qu'il s'en repentoit, puisque ce n'est pas à moi, continua-t-il, de m'abaisser jusqu'à répondre à un coquin comme vous.

Transféré le jour suivant à Custrin, il fut privé de ses domestiques et de ses effets, et on ne lui laissa que ce qu'il avoit sur le corps. Pour toute occupation on lui donna une bible et quelques livres de dévotion; sa dépense fut réglée à quatre gros par jour (argent d'ici 3 bons patz, ou 12 sols et demi de France). La chambre qui lui servoit de prison, ne recevoit le jour que par une petite lucarne; il restoit tout le soir dans l'obscurité et on ne lui portoit de lumière qu'à l'heure du souper, fixée à sept heures. Quelle affreuse situation pour un jeune prince, l'amour et l'unique espérance de son pays! Il fut encore examiné quelques jours après. Il est à remarquer que tout l'interrogatoire se fit toujours sous le nom du colonel Fritz, et on ne me titra que de Mlle. Wilhelmine. Grumkow avoit trop d'esprit pour ne pas concevoir que le crime imaginaire du coupable n'étoit dans le fond qu'une étourderie de jeune homme, laquelle n'étoit pas condamnable, quand on réfléchissoit aux circonstances où mon frère s'étoit trouvé. Il fit donc convenir le roi de tourner son procès d'une autre façon et de le traiter comme un déserteur et sur le pied militaire.

Mon frère étoit si aigri par les indignités qu'on lui faisoit, que les commissaires n'en purent tirer que des injures et des invectives. Enragés de ne rien découvrir, leur fureur retomba sur Katt, auquel ils voulurent faire donner la question. Le Maréchal de Wartensleben, ayeul de celui-ci et grand ami de Sekendorff, détourna ce coup par ses instances réitérées à ce ministre.

Cependant mon sort étoit toujours le même. Je prenois tous les soirs un tendre congé de Mdme. de Sonsfeld et de la Mermann, n'étant pas sûre de les revoir le lendemain. Je fis remettre secrètement à la reine mes pierreries et ce que j'avois de plus précieux. J'envoyai de nuit les lettres que j'avois reçues de mon frère, à Mlle. de Jocour, gouvernante de mes soeurs cadettes, ne pouvant me résoudre à les brûler. Mes précautions ainsi prises, j'attendois mon destin avec constance.

Le roi partit enfin. La reine vint me voir le même soir. Notre entrevue fut des plus touchantes. Elle me dit, qu'elle me croyoit à l'abri de l'interrogatoire et du cloître, le roi n'en ayant plus parlé les derniers jours. Elle me conta aussi, qu'on étoit redevable au prince d'Anhalt de l'évasion de Keith; que c'étoit lui qui l'avoit fait avertir par son page de la détention de mon frère. Ce prince s'étoit entièrement changé à son avantage depuis sa brouillerie avec Grumkow; il ne se mêloit plus d'intrigues, et tâchoit de rendre service à tout le monde. J'avois eu le bonheur de la raccommoder avec la reine et le prince royal, auxquels il étoit entièrement dévoué. Le roi ne pouvant se venger personnellement de Keith, le fit pendre en effigie, et fit son frère sergent dans un régiment, pour punition d'avoir amené les chevaux au prince royal. La reine me fit aussi part d'une particularité très-intéressante, comme on le verra par la suite. C'étoit le mariage de ma quatrième soeur avec le prince héréditaire de Bareith, que le roi avoit publié la veille. Dieu merci! ajouta-t-elle, je n'ai plus rien à craindre pour vous de ce côté-là; c'est un bon parti pour Sophie, mais qui ne vous convenoit pas. Elle m'apprit quelques jours après avec un air de satisfaction, que ce prince étoit mort à Paris d'une fièvre chaude. J'en suis fort fâchée, lui répondis-je, c'est dommage, tout le monde en disoit beaucoup de bien, et ma soeur auroit été fort heureuse avec lui. Et moi, j'en suis charmée, continua-t-elle, j'ai toujours craint un dessous de cartes, et c'est une inquiétude de moins. (Cette nouvelle étoit fausse; il fut très-mal effectivement, mais il réchappa heureusement de la fièvre chaude.)

La reine partit le 13. Septembre pour Vousterhausen. Notre séparation ne se fit point sans répandre des larmes. Nous convînmes de faire passer nos lettres par le canal du valet de chambre Bock, à la femme duquel on les rendroit à Berlin.

Je m'accoutumai assez bien à ma prison. Jusque-là le genre de vie que je menois, étoit fort doux. Je voyois de temps en temps mes soeurs et les dames de la reine; mes heures étoient si bien réglées, que je ne m'ennuyois point; je lisois, j'écrivois, je composois de la musique et faisois de petits ouvrages pour m'amuser. Mais tout-cela ne faisoit que me distraire quelques momens; la situation de mon frère se représentoit sans cesse à mon imagination; ce qui me jetoit dans une profonde mélancolie. Ma santé étoit aussi fort mauvaise; j'avois conservé une telle foiblesse de nerfs, qu'à peine je pouvois marcher, et que je tremblois si fort, que je ne pouvois lever les bras.

J'étois à méditer une après-midi. Ma bonne Mermann vint m'interrompre; elle étoit pâle comme la mort et je remarquai en elle tous les signes d'une grande frayeur: Eh mon Dieu, lui dis-je, qu'avez vous? mon arrêt est-il prononcé? Non, Madame, mais le mien le sera peut-être bientôt. Je me trouve dans un cruel embarras. Un sergent des gens-d'armes est venu ce matin chez mon mari, pour lui remettre de la part de Katt un paquet, à ce qu'il disoit de grande conséquence pour votre Altesse royale. Mon mari qu'on soupçonne déjà, parcequ'il a été des amis de ce dernier, n'a point voulu l'accepter, et a prié cet homme de revenir ce soir. C'est à vous, Madame, à décider de ce qu'il doit faire; vous connoissez mon attachement pour vous, je suis déterminée à tout risquer, pour vous en convaincre. J'aimois beaucoup cette femme, qui avoit certainement bien du mérite. Le risque qu'elle couroit me laissa quelque temps en suspens. Mdme. de Sonsfeld qui étoit présente, lui demanda, si elle ne savoit point ce que contenoit ce paquet? Le sergent, repartit-elle, a dit à mon mari, que c'est un portrait. Ah ciel! s'écria ma gouvernante, c'est celui de votre Altesse royale, que j'ai donné au prince royal, et qu'il a laissé en garde à Katt, comme il me l'a dit lui-même. Vous êtes perdue, Madame, s'il tombe entre les mains du roi; il accuse déjà Katt d'avoir été votre galant, s'il trouve encore ce portrait, sans rien examiner il commencera par punir et vous traitera de la façon la plus cruelle. Il faut absolument le ravoir, continua-t-elle, en s'adressant à la Mermann, vous hazardez autant en l'acceptant qu'en le refusant, il vaut donc mieux choisir le premier parti, puisque vous n'avez à craindre que l'indiscrétion du sergent, au lieu que votre malheur est sûr, si vous prenez le second, car si la princesse est abimée, nous le serons avec elle, et son innocence et la nôtre ne serviront de rien. La Mermann ne balança plus et me rendit le soir-même mon portrait. La chose resta secrète, le sergent étant par bonheur honnête homme.

La pauvre femme retomba quelques jours après dans de nouvelles inquiétudes, aussi grandes que celle-ci. Un inconnu vint lui rendre une lettre. Sa surprise fut extrême, de trouver en l'ouvrant qu'elle en renfermoit une de mon frère pour moi. Elle me l'apporta sur-le-champ. Elle étoit écrite au crayon. Je l'ai conservée soigneusement jusqu'à présent; en voici les propres expressions.

Ma chère soeur!

L'on va m'hérétiser après le conseil de guerre, qui va se tenir à présent, car il n'en faut pas davantage pour passer pour hérésiarque, que de n'être pas en toutes choses conforme au sentiment du maître. Vous pouvez donc juger sans peine de la jolie façon dont on m'accommodera. Pour moi je ne m'embarrasse guère des anathèmes qui seront prononcés contre moi, pourvu que je sache, que mon aimable soeur s'inscrive à faux là contre. Quel plaisir pour moi, que ni grillés ni verroux ne peuvent m'empêcher de vous témoigner ma parfaite amitié. Oui, ma chère soeur, il se trouve encore d'honnêtes gens dans ce siècle quasi entièrement corrompu, qui me procurent les moyens nécessaires pour vous témoigner mes soumissions. Oui, ma chère soeur, pourvu que je sache que vous soyez heureuse, la prison me deviendra un séjour de félicité et de contentement. Chi ha tempo ha vita! Consolons nous avec cela. Je souhaiterois du fond de mon coeur n'avoir plus besoin d'interprète pour vous parler, et que nous vissions ces heureux jours, où votre Principe et ma Principessa 4 feront une douce harmonie, ou pour parler plus net, où j'aurai le plaisir de vous entretenir moi-même et de vous assurer, que rien au monde ne sauroit diminuer mon amitié pour vous. Adieu.

Le prisonnier.

Note 4: (retour) Mon frère avoit donné ce titre à sa flûte, disant, qu'il ne seroit jamais véritablement amoureux que de cette princesse. Il en faisoit souvent de jolis badinages, qui nous faisoient rire. Pour y répondre j'avois nommé mon luth prince, lui disant, que c'étoit son rival.

Cette lettre me perça le coeur; mes larmes m'empêchèrent long-temps de parler. Je ne comprenois rien au tour badin de mon frère. Son style me rassura quelques momens pour me replonger ensuite dans de plus fortes alarmes. Le conseil de guerre dont il faisoit mention et dont on m'avoit fait mystère, me jetoit dans des agitations terribles. Je tourmentai inutilement Mdme. de Sonsfeld, pour me permettre de lui répondre, mais elle resta inflexible, et ne me fit entendre raison qu'avec beaucoup de peine. Mon sort changea quelques jours après.

Un dimanche, 5. de Novembre, étant tranquillement dans mon lit, on vint m'avertir que Eversmann demandoit à me parler de la part du roi. Je le fis entrer, dissimulant tant bien que mal mon trouble. Je viens de Vousterhausen, me dit-il; le roi m'a ordonné de vous dire, que jusqu'à présent il vous a traitée avec douceur et ménagement, il n'a point voulu vous faire interroger, de crainte, de vous trouver coupable, d'autant plus que le prince royal et Katt ont avoué que vous étiez leur complice (ceci étoit entièrement faux), mais il prétend de vous en reconnoissance, que vous vous déterminiez sur le choix des deux partis qu'il vous a si souvent proposés. Prenez garde, Madame, à la réponse que vous me donnerez, la vie du prince royal et peut-être la vôtre en dépendent; il est dans une furieuse colère contre le prince et ne parle que de le faire décapiter. Je n'ose vous dire les funestes desseins qu'il roule dans son esprit contre vous deux, je tremble quand j'y pense, et il n'y a que vous qui puissiez les détourner. Songez y bien, je fais le préambule, mais le roi vous enverra d'autres personnes, qui sauront vous mettre à la raison, si vous ne me donnez une déclaration favorable.

Je souffris maux et martyres pendant tout ce discours. J'étois assez incertaine de ma réponse, si la fin de son raisonnement ne me l'eût suggérée. Le roi est le maître, lui repartis-je, il peut disposer de ma vie et de ma mort, mais il ne peut me rendre coupable, lorsque je ne le suis pas. Je ne désire rien tant que d'être examinée, mon innocence paroîtroit dans tout son lustre. Pour ce qui regarde les deux partis en question, ils me sont l'un et l'autre si odieux, que le choix en seroit trop difficile; cependant j'obéirai aux ordres du roi, dès qu'il sera d'accord avec la reine. Il se mit à rire fort insolemment. La reine? s'écria-t-il, le roi lui a déclaré nettement, qu'il ne veut plus qu'elle se mêle de quoi que ce soit.--Il ne peut pourtant empêcher qu'elle ne reste ma mère, ni lui ôter l'autorité que cette qualité lui donne sur moi. Que je suis malheureuse! quelle nécessité y-a-t-il de me marier, et d'où vient qu'on ne s'accorde pas sur celui que je dois épouser? Je suis livrée au sort le plus cruel, menacée alternativement de la malédiction de mon père et de ma mère, sans savoir quel parti prendre, ne pouvant obéir à l'un sans désobéir à l'autre. Eh bien, continua-t-il, préparez-vous donc à mourir; je vois bien qu'il n'est plus temps de vous rien cacher. On recommencera le procès du prince royal et de Katt, où vous allez être impliquée; il faut une victime de plus à la fureur du roi, Katt ne suffit pas pour éteindre sa rage, et on sera charmé de sauver votre frère à vos dépens. Que vous me faites plaisir, lui répondis-je; je suis détachée du monde; les adversités, que j'y ai éprouvées, m'ont fait reconnoître la vanité de toutes les choses humaines; je recevrai la mort avec joie et sans crainte, puisqu'elle me conduira à un heureux repos, dont personne ne pourra me priver. Mais que deviendroit en ce cas le prince royal? repartit-il. Si je lui sauve la vie, ma félicité est parfaite, et s'il meurt, je n'aurai pas le chagrin de lui survivre. Vous êtes inflexible, Madame, mais ceux que le roi vous enverra, sauront vous mettre à la raison. J'ai de plus à vous défendre expressément de la part de ce prince, de rien faire savoir de tout ce que je vous ai dit, à la reine. Cette triste conversation finit par là.

J'étois dans une altération effroyable, craignant de faire tort à mon frère par mes refus. On m'avoit fait accroire, que le conseil de guerre l'avoit condamné à une année de prison, et que Katt avoit été enfermé dans une forteresse pour le reste de ses jours. Je me tranquillisai pourtant, étant maîtresse de mon sort, et de rendre telle réponse qu'il me plairoit à ceux qui dévoient m'être envoyés de la part du roi, n'en voulant point donner de positive à un faquin comme Eversmann.

Je contai d'abord toutes ces circonstances à Mdme. de Sonsfeld. Nous conclûmes toutes deux d'en informer la reine. Comme nous jugeâmes bien que je serois épiée; je n'osai risquer de donner ma lettre à la femme de Bock, de crainte, qu'elle ne fût interceptée. J'eus donc recours à Mlle. de Kamken, fille de la grande maîtresse, que la reine avoit reprise à la place de la Bulow. Cette fille avoit infiniment d'esprit, de mérite et de solidité.

On avoit oublié de mettre la garde à un dégagement, qui faisoit la communication de l'appartement de mes soeurs et du mien, ce qui m'avoit facilité le plaisir de les voir. Mlle. de Kamken s'introduisit par-là secrètement chez moi. Les difficultés qu'elle me fit, ne me rebutèrent point. Je m'avisai d'empaqueter ma lettre dans un fromage, que je coupai en deux et que je rajustai ensemble le mieux que je pus. Envoyez ce fromage à votre mère, lui dis-je, mandez-lui, qu'il vient de Mdme. de Roukoul; on ne s'avisera sûrement pas d'y chercher une lettre. Cet expédient la rassura; elle suivit mon intention, qui réussit heureusement. J'avois supplié la reine, de garder le secret sur ce que je lui mandois et de me faire savoir ses ordres par la même voie. Elle fit tout à rebours.

Mdme. de Roukoul vint m'en apporter la réponse le lendemain matin. Cette dame étoit âgée de 70 ans; elle étoit remplie de probité et de mérite, mais son grand âge ne permettoit pas qu'on s'y fiât. Comme elle se doutoit de quelque mystère, elle voulut être présente à l'ouverture de la lettre. Il fallut donc mal gré bon gré la lire devant elle. Il n'y avoit que ce peu de mots:

«Vous êtes une poule mouillée qui s'épouvante de tout. Songez que je vous donne ma malédiction, si vous consentez à ce qu'on exige de vous. Faites la malade, pour gagner du temps.»

Les cornes me vinrent à la tête en lisant ce billet, et surtout la fin m'en embarrassa beaucoup. Le conseil étoit bon, mais il falloit de la discrétion, et j'étois sûre qu'on pécheroit de ce côté-là.

Dès que je fus seule avec Mdme. de Sonsfeld, nous consultâmes ensemble sur ce qu'il y avoit à faire. Nous jugeâmes qu'il étoit nécessaire de tromper Mdme. de Roukoul, et de lui donner le change sur ma feinte maladie. Mdme. de Sonsfeld me conseilla de remettre la comédie, que nous avions projetée, au jour suivant, pour des raisons, disoit-elle, qu'elle ne pouvoit m'expliquer.

Eversmann vint lui rendre visite le même soir. Le roi m'envoie, lui dit-il; il vous commande d'employer tous vos efforts pour persuader à la princesse d'épouser le duc de Weissenfeld. Ses refus ont épuisé sa patience; il vous fait dire, que votre logement est préparé à Spandau, où il vous enverra si elle ne se rend à ses volontés. Je quitterai la cour, lui repartit-elle, dès qu'il le jugera à propos. Le roi doit se ressouvenir de la répugnance que j'ai eue d'accepter le poste de gouvernante auprès de la princesse; je lui remontrai mon peu de capacité pour cet emploi, il me le donna malgré mes représentations. Je l'ai élevée dans les principes de la vertu et du christianisme; je l'aime et la chéris plus que ma vie, mais je suis prête à donner, non obstant cela, ma démission, si le roi ne me juge plus capable de remplir mes fonctions; je ne puis me mêler de choses qui passent mon hémisphère. La princesse est d'un âge assez mûr, pour savoir elle-même ce qu'elle a à faire. Je souhaite qu'elle prenne des résolutions conformes aux volontés du roi et de la reine; pour moi je resterai neutre et ne m'ingérerai point de lui donner conseil pour ou contre. Vous n'êtes peut-être pas informée, répondit-il, de la terrible tragédie qui s'est passée ce matin. Le sang de Katt n'a point appaisé le ressentiment du roi, il est plus furieux que jamais, et je crains fort que votre conduite ne lui donne lieu d'en venir avec vous à de fâcheuses extrémités. Sur cela il lui conta la déplorable fin de Katt, que je réserve pour un autre lieu, ne voulant point interrompre le fil de ma narration. Mdme. de Sonsfeld en fut terriblement frappée; elle ignoroit cette triste catastrophe, dont toutes les circonstances la firent frémir; sa fermeté n'en fut pourtant point ébranlée. Ménagez, au nom de Dieu, la princesse, s'écria-t-elle, et ne lui parlez point de cette exécution; elle a le coeur bon et compatissant, la situation du prince royal et le malheur de Katt ne peuvent que lui causer une violente altération, qui acheveroit de ruiner sa santé déjà fort dérangée; et pour ce qui me regarde, j'attends avec tranquillité et résignation tout ce qu'il plaira à la providence d'ordonner sur mon sujet. Eversmann, n'en pouvant tirer d'autre réponse, se retira assez mal satisfait.

J'endurois de violentes inquiétudes pendant cette conversation. Mdme. de Sonsfeld me la rendit mot-à-mot, à l'article de Katt près; elle étoit fort altérée et ne pouvoit me cacher ses larmes. Je pris le change, croyant que les menaces d'Eversmann les causoient.

Je me préparai à jouer la scène dont nous étions convenues. Je mis la Mermann de la confidence, j'étois sûre de sa discrétion et de sa fidélité. Je dinois tête à tête avec ma gouvernante dans un cabinet dont la porte donnoit sur un corridor; notre ordinaire étoit si mince, que nous jeûnions la plupart du temps; ce n'étoient que des os sans chair, cuits avec de l'eau et du sel, on ne nous donnoit au lieu de vin que de la petite bierre ce qui nous obligeoit de boire de l'eau toute pure. Nous étant mises à table, nous nous plaignîmes de ce qu'il faisoit trop chaud et nous fîmes ouvrir la porte du corridor où il y avoit toujours beaucoup de monde qui alloit et venoit. Je me laissai tomber tout doucement de la chaise, en criant: je me meurs. Mdme. de Sonsfeld courut promptement pour me secourir en appelant à l'aide. Ceux de dehors me voyant dans cet état me crurent morte, et en semèrent le bruit par tout le château. Les lamentations de la gouvernante et de la Mermann les confirmèrent dans cette idée; mes soeurs et les dames de la reine accoururent dans ma chambre. Je contrefis si bien la morte pendant une heure, qu'on envoya enfin chercher Stahl. Je repris mes sens avant son arrivée. Je maudissois mille fois en moi-même la nécessité qui me réduisoit à faire un personnage si contraire à mon caractère. On m'avoit couchée sur mon lit; je priai tout le monde de se retirer et de me laisser un peu tranquille. Je donnai par ce moyen le temps à Mdme. de Sonsfeld de prévenir le médecin, qui étoit entièrement dévoué à la reine. Il ne manqua pas de dire que j'étois fort malade. Tout le jour se passa ainsi.

J'eus encore le lendemain le chagrin de recevoir une visite de ce vilain visage de Eversmann. Comme je m'étois bien attendue qu'il ne manqueroit pas de venir examiner si mon mal étoit vrai ou faux, j'avois pris mes précautions de loin et avois eu soin de me faire chauffer des pierres de térébenthine, qui étoient cachées dans mon lit et dont je pouvois me servir lorsque quelqu'un de suspect venoit chez moi. Je les tenois entre mes mains, qui en devenoient brûlantes et faisoient accroire à chacun que j'avois une grosse fièvre et beaucoup de chaleur. Il venoit de Vousterhausen, où on étoit déjà informé de l'accident qui m'étoit survenu la veille. Etes-vous bien malade? me dit-il, donnez-moi un peu la main, que je voie si vous avez de la chaleur. Je la lui tendis sur-le-champ. Surpris de me trouver si mal, il demanda à Mdme. de Sonsfeld, si elle n'avoit pas envoyé chercher Stahl? Je l'ai risqué, lui répondit-elle, car la princesse, étoit hier dans un tel état, qu'il n'y avoit point de temps à perdre pour la secourir; mais je n'ai osé le faire venir aujourd'hui, et j'en ai demandé la permission à la reine. Il la tira à part et sortit avec elle. Je vous avois défendu, lui dit-il, de la part du roi, aussi bien qu'à la princesse de ne point informer la reine des commissions dont il m'avoit chargé pour vous, vous avez pourtant eu le courage l'une et l'autre de désobéir à cet ordre. La reine est instruite de tout; elle m'a traité comme le dernier des hommes, mais rendez grâces, vous et votre princesse, à mon bonté qui m'empêche de me venger. Si j'informois le roi de tout ceci, il vous feroit un mauvais parti à l'une et à l'autre. C'est ce que j'ai voulu vous dire seulement en passant, afin que cela ne vous arrive plus. Il se retira en proférant ces dernières paroles, et épargna la peine à Mdme. de Sonsfeld de lui répondre. Elle rentra toute effrayée dans ma chambre, pour me conter cette nouvelle imprudence de la reine. J'en restai stupéfiée. Nous ne doutâmes plus qu'elle n'en parlât encore au roi, ce qui auroit achevé de tout gâter et de nous exposer aux plus grands malheurs.

Chaque jour étoit signalé par quelque catastrophe. Ce n'étoient que des emprisonnemens, des confiscations et des exécutions continuelles, ce qui me faisoit appréhender, que les menaces du roi ne se changeassent enfin en effets, surtout s'il pouvoit trouver la moindre prise. Je le répète encore, mon sort m'inquiétoit le moins; celui des personnes que j'aimois absorboit toute mon attention. Je réfléchis toute la nuit sur ma situation; grand Dieu, qu'elle étoit affreuse! Je me voyois sans soutien, ne pouvant compter sur la reine, qui n'avoit aucun crédit et qui embrouilloit tout par ses imprudences et son indiscrétion. Mon frère ne me sortoit point de l'esprit. Je soupçonnois des mystères sur son sujet; mais toutes mes instances étoient inutiles et on me répondoit toujours qu'il étoit enfermé pour un an. Ne sachant pas la mort de Katt, je craignois qu'on ne recommençât les procédures et que la fin n'en fût funeste. Ma chère gouvernante m'alarmoit bien vivement; je l'aimois tendrement et j'aurois mieux aimé mourir que de l'exposer par mon obstination à tenir compagnie à tant d'illustres infortunés. Je me résolus donc enfin fermement à me sacrifier pour les autres et à épouser le duc de Weissenfeld, avec condition toutefois, que le roi m'accorderoit la grâce de mon frère. Je remis à lui faire savoir mes intentions jusqu'à ce qu'il m'envoyât ceux dont Eversmann m'avoit parlé. J'eus grand soin de cacher ce projet à Mdme. de Sonsfeld, qui y auroit mis sûrement obstacle.

Je passai ainsi six ou sept jours, au bout desquels Eversmann renouvela ses visites. J'affectois une grande foiblesse, qui me faisoit encore garder le lit. Il vint m'annoncer, que le roi étoit averti que je voyois mes soeurs et les dames de la reine, qu'il en étoit dans une très-violente colère, et qu'il me faisoit défendre sous peine de la vie de ne plus sortir de ma chambre et de ne point mettre la tête à la fenêtre.

En effet les ordres furent si bien donnés, que je devins prisonnière dans toutes les formes, et qu'on ne laissa plus entrer personne chez moi sans un ordre exprès du roi. Je pris mon parti là-dessus et je jugeai que Eversmann, malgré sa feinte générosité, en étoit la cause. Ce qui m'incommodoit le plus, c'étoit ma feinte maladie et de garder tout le jour le lit; je ne pouvois lire qu'à bâtons rompus, ce diantre d'homme venant m'interrompre à tout bout de champ et me rabattre les oreilles de son duc de Weissenfeld et de ses menaces.

La reine cependant arriva le 22. au matin à Berlin. A force d'affectation et de chagrin, j'étois très-indisposée en effet. Ma soeur Charlotte avoit obtenu la permission de me voir; elle courut d'abord chez moi. Je l'aimois beaucoup; elle avoit de l'esprit, de la vivacité et l'humeur fort douce. Elle m'a bien mal récompensée depuis de l'amitié que j'avois pour elle. A peine eut-elle mis le pied dans ma chambre, qu'elle me dit: n'avez-vous pas bien plaint mon pauvre frère et regretté Katt? Pourquoi? lui repartis-je en m'effrayant. Quoi, vous n'en savez rien? continua-t-elle en racontant fort confusément cette déplorable tragédie. J'en fus si saisie que le coeur me manqua. Mais il est à propos de placer ici ce grand événement.

Le conseil de guerre, qui devoit décider du sort des deux criminels, fut assemblé le 1. de Novembre à Potsdam. Il étoit composé de deux généraux, de deux colonels, de deux lieutenant-colonels, de deux majors, de deux capitaines et de deux lieutenants. Tout le monde s'étant excusé d'en être, le roi fit tirer toute l'armée au sort. Il tomba sur le généraux Denhoff et Linger, les colonels Derscho et Panewitz. J'ai oublié les lieutenant-colonels, le major Schenk des gens-d'armes et Weier du régiment du roi, aussi bien que le capitaine Einsiedel de ce même régiment. Ils donnèrent chacun leur voix par un passage de l'écriture sainte. Je ne me souviens que de celui de Denhoff, qui allégua la douleur de David, lorsqu'on vint lui dire la mort d'Absalon, et s'écria: ah mon fils Absalon, mon fils Absalon! etc. Le même et Linger opinèrent au pardon, mais les autres, pour faire leur cour au roi, condamnèrent mon frère et Katt à être décapités, procédure inouïe dans un pays chrétien et policé. Le roi auroit fait exécuter cette sentence, si toutes les puissances étrangères n'avoient intercédé pour le prince, particulièrement l'Empereur et les états généraux. Sekendorff se donna de grands mouvemens; ayant causé le mal il voulut le réparer. Il dit au roi, que le prince étoit à la vérité son fils, mais qu'il appartenoit à l'empire et que sa Majesté n'avoit aucun droit sur lui. Il eut bien de la peine à obtenir sa grâce; ses sollicitations diminuèrent peu à peu les desseins sanguinaires du roi. Grumkow qui s'en aperçut, voulut s'en faire un mérite auprès de mon frère; il se rendit à Custrin et l'engagea d'écrire et de faire des soumissions au roi.

Sekendorff entreprit aussi de sauver Katt, mais le roi resta inflexible. Son arrêt lui fut prononcé le 2. du même mois. Il l'entendit lire sans changer de couleur. Je me soumets, dit-il, aux ordres du roi et de la providence; je vais mourir pour une belle cause et j'envisage le trépas sans frayeur, n'ayant rien à me reprocher. Dès qu'il fut seul il appela Mr. Hartenfeld, qui étoit de garde auprès de lui et qui étoit fort de ses amis. Il lui donna la boîte qui renfermoit le portrait de mon frère et le mien. Gardez-la, lui dit-il, et souvenez-vous quelquefois du malheureux Katt, mais ne la montrez à personne, cela pourroit encore faire du tort après ma mort aux illustres personnes que j'y ai peintes. Il écrivit ensuite trois lettres, à son aïeul, à son père et à son beau-frère. J'en ai obtenu les copies et je les ai traduites mot-à-mot de l'allemand.

Monsieur mon très-honoré grand-père!

Je ne saurois vous exprimer avec quelle douleur et agitation j'écris celle-ci. Moi qui ai été le principal objet de vos soins, que vous aviez destiné à être le soutien de votre famille, que vous aviez élevé dans des sentimens utiles au service du maître et du prochain, qui ne suis jamais sorti de chez vous sans être honoré de vos bontés et de vos conseils; moi qui devois faire la consolation et la félicité de votre vieillesse, enfin moi, misérable que je suis! je deviens l'objet de votre douleur et de votre désespoir. Au lieu de vous réjouir par de bonnes nouvelles, je me vois obligé de vous annoncer l'arrêt de ma mort, qui a déjà été prononcé. Ne prenez pas mon triste sort trop à coeur; il faut se soumettre aux décrets de la providence, si elle nous éprouve par des adversités, elle nous donne aussi la force de les soutenir avec fermeté et de les vaincre. Il n'y a rien d'impossible à Dieu, il peut secourir quand il veut. Je mets toute ma confiance en cet Être suprême, qui peut encore diriger le coeur du roi à la clémence et me faire obtenir autant de grâces que j'ai éprouvé de rigueur. Si ce n'est point la volonté de Dieu, je ne l'en louerai et bénirai pas moins, étant persuadé que ce qu'il fera sera pour mon bien. Ainsi je me soumets avec patience à ce que votre crédit et celui de vos amis pourra obtenir de sa Majesté. Je vous demande en attendant mille fois pardon de mes fautes passées, espérant que le bon Dieu, qui pardonne aux plus grands pécheurs, aura compassion de moi. Je vous supplie de suivre son exemple envers moi et de me croire etc.

Le 2. de Novembre 1730.

Voici des vers qu'on trouva écrits sur la fenêtre de sa prison:

Par le temps et la patience

On obtient une bonne conscience;

Si vous voulez savoir qui écrit cela,

Le nom de Katt vous l'apprendra,

Toujours content en espérance.

Au dessous il y avoit:

Celui que la curiosité portera à lire cette écriture, apprendra que l'écrivain a été mis aux arrêts par ordre de sa Majesté le 16. d'Août de l'année 1730, non sans l'espérance de recevoir la liberté, quoique la façon dont il est gardé lui fasse augurer quelque chose de funeste.

Un ecclésiastique étant venu le voir le jour suivant, pour le préparer à la mort, il lui dit: je suis un grand pécheur; ma trop grande ambition m'a fait commettre bien des fautes, dont je me repens de tout mon coeur. Je me suis reposé sur ma fortune; les bonnes grâces du prince royal m'ont aveuglé à un point que je me suis méconnu moi-même. A présent je reconnois que tout est vanité; je sens un vif repentir de mes péchés et je désire la mort comme le seul chemin qui puisse me conduire à un bonheur stable et éternel. Il passa cette journée et celle qui suivit en de pareilles conversations.

Le lendemain au soir le major Schenk vint l'avertir que son supplice devoit se faire à Custrin et que le carrosse, qui devoit l'y conduire, l'attendoit. Il parut un peu étonné de cette nouvelle, mais reprenant d'abord sa tranquillité, il suivit avec un visage riant Mr. de Schenk, qui monta en carrosse avec lui aussi bien que deux autres officiers des gens-d'armes. Un gros détachement de ce corps les escorta jusqu'à Custrin. Mr. de Schenk qui étoit fort touché lui dit qu'il étoit au désespoir d'être chargé d'une si triste commission. J'ai ordre de sa Majesté, continua-t-il, d'être présent à votre exécution; j'ai refusé par deux fois ce funeste emploi, il faut obéir: mais Dieu sait ce qu'il m'en coûte! Plaise au ciel que le coeur du roi se change et que je puisse avoir la satisfaction de vous annoncer votre grâce. Vous avez trop de bonté, lui répliqua Katt, mais je suis content de mon sort. Je meurs pour un maître que j'aime, et j'ai la consolation de lui donner par mon trépas la plus forte preuve d'attachement qu'on puisse exiger. Je ne regrette point le monde, je vais jouir d'une félicité sans fin. Pendant le chemin il prit congé des deux officiers, qui étoient auprès de lui, et de tous ceux qui l'escortoient. Il arriva à 9 heures du matin à Custrin, où on le mena droit à l'échafaud.

Le jour auparavant le général Lepel, gouverneur de la forteresse, et le président Municho conduisirent mon frère dans un appartement, qu'on lui avoit préparé exprès dans l'étage au dessous de celui où il avoit logé. Il y trouva un lit et des meubles. Les rideaux des fenêtres étoient baissés, ce qui l'empêcha de voir d'abord ce qui se passoit au dehors. On lui apporta un habit brun tout uni, qu'on l'obligea de mettre. J'ai oublié de dire, qu'on en avoit donné un pareil à Katt. Alors le général, ayant levé les rideaux lui fit voir un échafaud tout couvert de noir de la hauteur de la fenêtre, qu'on avoit élargie et dont on avoit ôté les grilles; après quoi lui et Municho se retirèrent. Cette vision et l'altération de Municho firent croire à mon frère qu'on alloit lui prononcer sa sentence de mort, et que ces apprêts se faisoient pour lui, ce qui lui causa une violente agitation.

Mr. de Municho et le général Lepel entrèrent dans sa chambre le matin, un moment avant que Katt parût, et tâchèrent de le préparer le mieux qu'ils purent à cette terrible scène. On dit que rien n'égala son désespoir. Pendant ce temps Schenk rendit le même office à Katt. Il lui dit en entrant dans la forteresse: conservez votre fermeté, mon cher Katt, vous allez soutenir une terrible épreuve, vous êtes à Custrin et vous allez voir le prince royal. Dites plutôt, lui repartit-il, que je vais avoir la plus grande consolation qu'on ait pu m'accorder. En disant cela il monta sur l'échafaud. On obligea alors mon malheureux frère de se mettre à la fenêtre. Il voulut se jeter dehors, mais on le retint. Je vous conjure, au nom de Dieu, dit-il à ceux qui étoient à l'entour de lui, de retarder l'exécution, je veux écrire au roi que je suis prêt à renoncer à tous les droits que j'ai sur la couronne, s'il veut pardonner à Katt. Mr. de Municho lui ferma la bouche avec son mouchoir. Jetant les yeux sur lui, que je suis malheureux mon cher Katt! lui dit-il, je suis cause de votre mort; plût à Dieu que je fusse à votre place. Ah, Monseigneur, répliqua celui-ci, si j'avois mille vies, je les sacrifierois pour vous. En même temps il se mit à genoux. Un de ses domestiques voulut lui bander les yeux, mais il ne voulut pas le souffrir. Alors élevant son âme à Dieu il s'écria: mon Dieu! je remets mon âme entre tes mains. A peine eut-il proféré ces paroles, que sa tête, tranchée d'un coup, roula à ses pieds. En tombant il étendit les bras du coté de la fenêtre où avoit été mon frère. Il n'y étoit plus; une forte foiblesse qui lui étoit survenue, avoit obligé ces Mrs. de le porter sur son lit. Il y resta quelques heures sans sentiment. Dès qu'il eut repris ses sens, le premier objet qui s'offrit à sa vue, fut le corps sanglant du pauvre Katt, qu'on avoit posé de façon, qu'il ne pouvoit éviter de le voir. Cet objet le rejeta dans une seconde foiblesse, dont il ne revint que pour prendre une violente fièvre. Mr. de Municho, malgré les ordres du roi, fit fermer les rideaux de la fenêtre et envoya chercher les médecins, qui le trouvèrent en grand danger. Il ne voulut rien prendre de ce qu'ils lui donnèrent. Il étoit tout hors de lui-même et dans de si fortes agitations, qu'il se seroit tué si on ne l'en avoit empêché. On crut le ramener par la religion, et on envoya chercher un ecclésiastique, pour le consoler; mais tout cela fut inutile, et ses mouvemens violents ne se calmèrent que lorsque ses forces furent épuisées. Les larmes succédèrent à ces terribles transports. Ce ne fut qu'avec une peine extrême qu'on lui persuada de prendre des médicines. On n'en vint à bout qu'en lui représentant, qu'il causeroit encore la mort de la reine et la mienne, s'il persistoit à vouloir mourir. Il conserva pendant long-temps une profonde mélancolie, et fut trois fois vingt-quatre heures en grand danger. Le corps de Katt resta exposé sur l'échafaud jusqu'au coucher du soleil. On l'enterra dans un des bastions de la forteresse. Le lendemain le bourreau alla demander le salaire de cette exécution au Maréchal de Wartensleben, ce qui faillit lui causer la mort de douleur.

Trois ou quatre jours après Grumkow, comme je l'ai déjà dit, obtint la permission du roi d'aller à Custrin. Il entra chez mon frère d'un air soumis et respectueux. Je ne viens, lui dit-il, que pour demander pardon à votre Altesse Royale du peu de ménagement que j'ai eu jusqu'à présent pour Elle; j'y ai été obligé pour obéir aux ordres du roi, je les ai même exécutés ponctuellement, pour être plus à portée, Monseigneur, de vous rendre service. Le chagrin qu'on vient de vous causer par la mort de Katt, nous a fait une peine infinie, à Sekendorff et à moi. Nous avons employé tous nos efforts pour le sauver, mais inutilement. Nous allons les redoubler pour faire votre paix avec le roi, mais il faut que votre Altesse Royale y travaille Elle-même, et qu'elle me charge d'une lettre remplie de soumissions, que se présenterai au roi et que j'appuyerai de tout mon pouvoir. Mon frère se détermina avec beaucoup de peine à cette démarche, il la fit toutefois.

Grumkow fit un portrait si touchant de son triste état, qu'il émut le coeur de ce prince, qui lui accorda sa grâce. Il fut élargi le 12. de Novembre de la forteresse; on lui donna la ville pour prison. Le roi lui conféra le titre de conseiller de guerre, avec ordre, d'assister ponctuellement aux délibérations de la chambre, de finances et des domaines. Il y étoit assis après le dernier des conseillers de guerre. Il plaça auprès de lui trois hommes de robe: Mr. de Vollen, de Rovedel et de Natzmar. Ce dernier étoit fils du Maréchal. Il avoit de l'esprit et du monde, ayant beaucoup voyagé; mais c'étoit un petit-maître manqué. Je ne puis m'empêcher de mettre ici un trait de son étourderie.

Étant à Vienne dans l'antichambre de l'Empereur, il apperçut le duc le Lorraine, depuis Empereur, dans un coin de la chambre, qui bâilloit; sans penser à l'impertinence de son action, il court lui fourrer le doigt dans la bouche. Le duc en fut un peu surpris, mais connoissant l'humeur de Charles VI., fort rigide sur les étiquettes, il n'en fit point de bruit et se contenta de lui dire, qu'apparemment il s'étoit mépris.

Les deux autres de ces Mrs. étoient d'honnêtes gens, mais fort épais. La dépense de mon frère fut réglée fort petitement; on lui défendit toute recréation, sur tout la lecture et de parler et d'écrire en françois. Toute la noblesse du voisinage se cotisa pour fournir à sa table, aussi bien que les réfugiés françois de Berlin, qui lui envoyèrent du linge et des rafraîchissemens. On eut bien de la peine à dissiper sa mélancolie; il ne voulut jamais quitter l'habit brun, qu'on lui avoit donné dans la forteresse, qu'il ne fût en lambeaux, parcequ'il étoit égal à celui de Katt. Malgré toutes les rigoureuses défenses du roi, il passoit fort bien son temps, ceux qui étoient autour de lui ne faisant pas semblant de s'apercevoir de ce qu'il faisoit.

L'élargissement de mon frère modéra un peu ma douleur et me causa une vive joie. La reine l'augmenta par sa présence. Elle me conta tous les chagrins qu'elle avoit endurés à Vousterhausen, et ses inquiétudes pour mon frère. Je pleurois et riois tour à tour des différentes situations où il avoit été. Elle continua ses visites tant que le roi fut absent. Elle ne cessoit de m'inquiéter sur l'avenir. Je pars le mois prochain pour Potsdam, me disoit-elle; je suis avertie qu'on vous livrera de terribles assauts; on vous ôtera la Sonsfeld, qui vous quittera de très-mauvaise grâce, et on vous donnera en sa place des personnes suspectes, peut-être même vous enverra-t-on à une forteresse. Prenez votre parti là-dessus d'avance, et armez-vous de fermeté; refusez constamment de vous marier et laissez-moi faire le reste; si vous suivez mes conseils, je ne désespère pas encore de vous établir en Angleterre. Je lui promis tout ce qu'elle vouloit pour la tranquilliser, mais ma résolution étoit prise, d'obéir au roi. Ce prince interrompit nos entrevues; il vint passer les fêtes de noël à Berlin et y resta une quinzaine de jours. Ainsi finit cette triste année, mémorable en événemens funestes.

L'année 1731, que je vais commencer, fut encore bien dure pour moi; ce fut pourtant durant son cours qu'on jeta les fondemens du bonheur de ma vie.

Le roi retourna le 11. de Janvier à Potsdam, où la reine le suivit le 28. Pendant le peu de temps qu'elle resta à Berlin, Mr. de Sastot, son chambellan et proche parent de Grumkow, entreprit de les réconcilier. Grumkow, plus raffiné que lui, et bien résolu de s'en servir pour dupe, profita de cette occasion pour parvenir à ses fins. Il le chargea de faire toutes les avances imaginables de sa part à la reine et de l'assurer, que si elle vouloit encore se confier à lui, il se chargeoit de faire réussir mon mariage avec le prince de Galles. La reine qui aimoit à se flatter, donna tout du long dans le panneau, et en deux jours de temps ils étoient amis à brûler. La reine m'en fit d'abord confidence. Grumkow étoit devenu le plus honnête homme du monde, et elle rejetoit tout le passé sur Sekendorff et sur la mauvaise conduite du chevalier Hotham. Je fus extrêmement surprise de cette nouvelle, qui m'alarma beaucoup, pouvoit bien augurer les suites. Mais comme je savois que la reine ne pouvoit souffrir les contradictions, je lui déguisai mes pensées.

La veille de son départ, me regardant fixement, je viens prendre congé de vous, ma chère fille, me dit-elle. Je me flatte que Grumkow me tiendra parole et qu'il empêchera qu'on ne vous inquiète pendant mon séjour de Potsdam: mais comme on ne peut pas toujours prévoir l'avenir, et que Grumkow est obligé par politique d'avoir de grands ménagemens pour Sekendorff, afin de le tromper d'autant mieux, j'exige une chose de vous, qui seule peut me tranquilliser pendant mon absence; c'est que vous fassiez un serment sur votre salut éternel, que vous n'épouserez jamais que le prince de Galles. Vous voyez bien que je ne vous demande rien que de juste et de raisonnable, ainsi je ne doute pas que vous ne me donniez cette satisfaction. Cette proposition me rendit interdite; je crus l'éluder en lui représentant, que Grumkow étant de son parti, il n'y avoit plus rien à craindre pour moi, et que j'étois persuadée qu'il feroit mon mariage puisqu'il l'avoit promis. La reine ne se laissa point amuser par cette réponse, et insista sur le serment. Il me vint heureusement une bonne idée que je suivis pour me tirer d'embarras. Je suis calviniste, lui dis-je, et votre Majesté n'ignore pas que la prédestination est un des articles principaux de ma religion. Mon sort est écrit au ciel, si la providence par ses décrets éternels a conclu que je sois établie en Angleterre, ni le roi ni aucune puissance humaine ne seront en état de l'empêcher, et si au contraire elle en a ordonné autrement, toutes les peines et les efforts que votre Majesté se donnera pour y parvenir, seront vains. Je ne puis donc prêter un serment téméraire, que je ne serois peut-être pas en état de tenir, et offenser Dieu en agissant contre les principes de ma conscience et de la croyance que j'ai. Tout ce que je puis promettre est, de ne point me rendre aux volontés du roi qu'à la dernière extrémité. La reine n'eut rien à me répliquer; je remarquai que ma réponse l'avoit fâchée, mais je ne fis semblant de rien. Nous nous attendrîmes toutes les deux en prenant congé; le coeur me fendoit et je ne pouvois me séparer d'elle, je l'aimois à l'adoration, et en effet elle avoit bien des belles qualités. Nous convînmes d'adresser des lettres indifférentes à la Ramen et de nous servir de la femme du valet de chambre, pour faire passer celles qui étoient de conséquence.

J'ai oublié un article fort intéressant. La Bulow avant que de partir pour la Lithuanie, avoit eu une grande conversation avec Boshart, chapelain de la reine, dans laquelle elle lui avoit dévoilé le caractère de la Ramen et toutes ses intrigues. Cet ecclésiastique, qui hantoit beaucoup de gens, en avoit déjà entendu quelque chose. Il résolut d'en avertir la reine, et eut le bonheur de la convaincre si authentiquement des infâmes menées de cette femme, qu'elle lui promit de ne lui rien confier que ce qu'elle voudroit qui parvînt aux oreilles du roi. Elle nous conta d'abord ce que Boshart lui avoit dit, et nous avoua alors, qu'elle avoit bien remarqué la défiance que nous avions eue pour cette créature, mais qu'elle n'avoit pu s'imaginer qu'elle fût capable d'une telle noirceur. Nous lui conseillâmes de jouer fin contre fin, de continuer à lui faire bon visage et de lui en donner à garder tant qu'elle pourroit.

Je me trouvai bien désolée après le départ de la reine, enfermée dans ma chambre de lit, où je ne voyois personne, continuant toujours à faire abstinence, car je mourois de faim. Je lisois tant que le jour duroit et je faisois des remarques sur mes lectures. Ma santé s'affoiblissoit beaucoup, je devenois maigre comme un squelette faute d'alimens et d'exercices.

Un jour que nous étions à table, Mdme. de Sonsfeld et moi, à nous regarder tristement, n'ayant rien à manger qu'une soupe d'eau au sel et un ragoût de vieux os, rempli de cheveux et de saloperies, nous entendîmes cogner assez rudement contre la fenêtre. Surprises nous nous levâmes précipitamment pour voir ce que c'étoit. Nous trouvâmes une corneille, qui tenoit un morceau de pain dans son bec; elle le posa dès qu'elle nous vit sur le rebord de la croisée et s'envola. Les larmes nous vinrent aux yeux de cette aventure. Notre sort est bien déplorable, dis-je à ma gouvernante, puisqu'il touche les êtres privés de raison; ils ont plus de compassion de nous que les hommes, qui nous traitent avec tant de cruauté. Acceptons l'augure de cet oiseau, notre situation va changer de face. Je lis actuellement l'histoire romaine, et j'y ai trouvé, continuai-je en badinant, que leur approche porte bonheur. Au reste il n'y avoit rien que de très-naturel à ce que je viens de dire. La corneille étoit privée et appartenoit au Margrave Albert; elle s'étoit peut-être égarée et recherchoit son gîte. Cependant mes domestiques trouvèrent cette circonstance si merveilleuse, qu'elle fut divulguée en peu de temps par toute la ville; ce qui inspira tant de pitié pour mes peines à la colonie françoise qu'au risque d'encourir le ressentiment du roi, ils m'envoyoient tous les jours à manger dans des corbeilles, qu'ils posoient devant ma garderobe, et que la Mermann prenoit soin de vuider. Cette action et le zèle qu'ils témoignoient à mon frère m'a inspiré une haute estime pour cette nation, que je me suis fait une loi de soulager et de protéger quand j'en trouve les occasions.

Tout le mois de Février se passa de cette façon. La reine fit tant d'instances à Grumkow, qu'il m'obtint enfin la permission de revoir mes soeurs et les dames de cette princesse. J'étois alors dans une tranquillité parfaite, hors d'appréhension pour mon frère, et je n'entendois plus parler de mes odieux mariages. Ma petite société étoit douce et accommodante; je m'accoutumois peu à peu à la retraite et devenois véritable philosophe.

La reine m'écrivoit de temps en temps ce qui se passoit. Elle continuoit à être au mieux avec Grumkow. Elle me manda, qu'il alloit faire une dernière tentative en Angleterre, à laquelle le roi avoit consenti, et qu'elle s'en promettoit de très-heureuses suites. Je n'étois pas de son avis. Je ne pouvois concevoir comment elle pouvoit se fier à un homme qui se faisoit un point d'honneur de tromper tout le monde, et qui n'avoit cessé jusqu'alors de la persécuter. Je me doutai d'avance que la fin de cette grande amitié seroit funeste et qu'elle en seroit la dupe. Mes conjectures furent justes. Le roi commença à tourmenter la reine sur mon mariage à la fin de Mars. Elle m'en avertit d'abord, se plaignant beaucoup de ce qu'elle enduroit de sa mauvaise humeur. Il la maltraitoit publiquement à table et paroissoit plus animé que jamais contre mon frère et contre moi sans qu'elle en sût les raisons. Grumkow en rejetoit la faute sur Sekendorff et lui faisoit accroire, que ce ministre, ayant averti le roi de sa bonne intelligence avec elle, avoit diminué par-là son crédit.

Je n'avois point participé aux sacremens depuis neuf mois, n'en ayant pu obtenir la permission du roi. La reine me permit de lui écrire, pour lui demander cette grâce. Malgré les défenses de cette princesse je témoignai à ce prince la douleur que me causoit sa disgrâce. Ma lettre fût des plus touchantes et capable d'attendrir un coeur de roche. Pour toute réponse il dit à la reine, que sa canaille de fille pouvoit communier. Il donna ses ordres pour cet effet à Eversmann et lui nomma l'ecclésiastique, qui devoit en faire la fonction. Cela se passa secrètement dans ma chambre, où Eversmann fut présent à cette pieuse cérémonie. Tout le monde en tira un bon augure pour mon raccommodement, le roi en ayant usé de même avec mon frère avant qu'il sortît de la forteresse.

Cependant Grumkow avoit écrit par ordre du roi en Angleterre. Il s'étoit adressé à Reichenbach, pour le charger de demander une déclaration formelle sur mon mariage avec le prince de Galles; mais il avoit eu soin de donner des instructions secrètes à celui-ci, pour le faire échouer.

Dans ces entrefaites Eversmann recommença ses visites. Il vint me faire un jour des complimens de la reine, et comme je m'informai de sa santé et de celle du roi, il est de très-mauvaise humeur, me dit-il, et la reine est triste sans que j'en sache la raison. Je suis affairé que c'est terrible. Le roi m'a ordonné de mettre le grand appartement en ordre et d'y faire transporter toute la nouvelle argenterie. Vous aurez bien du bruit au dessus de votre tête, Madame, car on y prépare plusieurs fêtes. Les noces de la princesse Sophie doivent se faire bientôt avec le prince de Bareith. Le roi a invité beaucoup d'étrangers: le duc de Wurtemberg, le duc, la duchesse et le prince Charles de Bevern, le prince de Hohenzollern et quantité d'autres. Que je vous plains, continua-t-il, de ne point être de ces plaisirs; car le roi a dit qu'il ne souffriroit point que vous parussiez en sa présence. Je prendrai aisément mon parti là-dessus, lui répondis-je, mais je n'en prendrai jamais sur la disgrâce de ce prince, et je n'aurai point de repos jusqu'à ce qu'il m'ait rendu ses bonnes grâces.

Je ne fis pas grande réflexion sur cette conversation, mais Mdme. de Sonsfeld m'en parut inquiète. Il se forme un nouvel orage, me dit-elle; Grumkow dupe sûrement la reine, et je crains fort, Madame, que tous ces apprêts ne se fassent pour vous. Au nom de Dieu! tenez bon et ne vous rendez pas malheureuse. On vous destine le prince de Bareith; préparez votre réponse d'avance, car j'appréhende que la bombe ne crève quand vous vous y attendrez le moins. Comme je ne voulois point lui dire mes intentions, je ne lui répondis que problematiquement là-dessus.

Les réponses d'Angleterre étant arrivées, la reine ne manqua pas de m'en faire part. Reichenbach avoit très-bien exécuté les instructions de Grumkow. Il parla avec tant de fierté de la part du roi aux ministres anglois, que ceux ci, déjà fort piqués de l'affront fait au chevalier Hotham, prirent la déclaration pour une nouvelle insulte. Le roi d'Angleterre en fut outré; il jugea pourtant nécessaire de cacher sa réponse au prince de Galles et au reste de la nation. Il répondit au roi, qu'il ne se désisteroit jamais du mariage de mon frère avec la princesse sa fille, et que si cette condition n'étoit pas de son goût, il marieroit le prince de Galles avant la fin de l'année. Le roi, mon père, lui écrivit par la même poste, qu'il étoit résolu de faire mes noces avant qu'il fût deux mois et qu'il préparoit tout pour cet effet. La reine fût au désespoir de cette rupture, comme on peut bien le croire; mais je ne sais quel espoir lui restoit encore, puisqu'elle me recommandoit toujours de rester ferme à refuser tous les partis qu'on me proposeroit.

Sept ou huit jours après Eversmann vint chez moi. Il affectoit un air hypocrite et vouloit faire le bon valet. Je vous ai aimée, me dit-il, depuis que vous êtes au monde, je vous ai portée mille fois sur mes bras et vous étiez la favorite de chacun; malgré toutes les duretés, que je vous ai dites de la part du roi, je suis pourtant de vos amis; je veux vous en donner une preuve aujourd'hui et vous avertir de ce qui se passe. Votre mariage est entièrement rompu avec le prince de Galles. La réponse qu'on a donné au roi, l'a rendu furieux; il fait souffrir maux et martyres à la reine, qui devient maigre comme un bâton. Il est animé tout de nouveau contre le prince royal; il dit qu'on ne à pas bien examiné lui et Katt, et qu'il y a bien des circonstances de conséquence qu'il ignore et qu'il veut encore approfondir. Votre mariage avec le duc de Weissenfeld est fermement résolu; je prévois les plus grands malheurs si vous persistez dans votre obstination; le roi se portera aux dernières extrémités contre la reine, contre le prince royal et contre vous. Dans peu vous apprendrez si je mens ou si je dis vrai. C'est à vous à penser à ce que vous voulez faire. Ma réponse étoit toujours la même, c'étoit un refrain que j'avois appris par coeur à force de le répéter. Il se retira donc assez mal-satisfait.

Je reçus la même après-midi une lettre de la reine, qui confirma ce que Eversmann venoit de me dire. La femme du valet de chambre me la rendit elle-même et m'en fit voir une de son mari. «Il est impossible, lui mandoit-il, de vous décrire le déplorable état où se trouve la reine; peu s'en fallut que hier le roi n'en vint aux plus fâcheuses extrémités avec elle, ayent voulu la frapper de sa canne. Il est plus enragé que jamais contre le prince royal et la princesse. Dieu, ayez pitié de nous dans de si fortes adversités!»

Le lendemain, 10. de Mai, jour le plus mémorable de ma vie, Eversmann réitéra sa visite. A peine étois-je réveillée qu'il parut devant mon lit. Je reviens dans ce moment de Potsdam, me dit-il, où j'ai été obligé d'aller hier, après être sorti de chez vous. Je n'ai pu m'imaginer quelle affaire pressante m'y appeloit si fort à la hâte. J'ai trouvé le roi et la reine ensemble. Cette princesse pleuroit à chaudes larmes et le roi paroissoit fort en colère. Dès qu'il m'a vu il m'a ordonné de retourner au plus vite ici, pour faire les emplettes nécessaires pour vos noces. La reine a voulu faire un dernier effort pour détourner ce coup et l'appaiser, mais plus elle lui faisoit d'instances plus il aigrissoit. Il a juré par tous les diables de l'enfer qu'il chasseroit ignominieusement Mdme. de Sonsfeld, et que pour faire un exemple de sévérité, il la feroit fouetter publiquement par tous les carrefours de la ville, puisqu'elle seule, dit-il, est cause de votre désobéissance; et pour vous, continua-t-il, si vous ne vous soumettez, on vous mènera à une forteresse, et je veux bien vous avertir que les chevaux sont déjà commandés pour cet effet. Adressant ensuite la parole à Mdme. de Sonsfeld, je vous plains de tout mon coeur, lui dit-il, d'être condamnée à une pareille infamie, mais il dépend de la princesse de vous l'épargner. Il faut pourtant avouer que vous ferez un beau spectacle, et que le sang, qui découlera de votre dos blanc, en relèvera la blancheur et sera appétissant à voir. Il falloit être de pierre pour entendre de pareils propos avec sang froid; cependant je me modérai et tâchai de rompre cet entretien sans entrer en matière.

Je fis part de ces belles nouvelles aux dames de la reine. Elles me demandèrent quel parti je prendrois dans de si cruelles conjonctures? Celui d'obéir, leur répondis-je, pourvu qu'on m'envoie quelqu'autre que Eversmann, auquel je suis bien résolue de ne jamais donner ma réponse. Je ne doute plus d'aucune menace depuis l'horrible tragédie de Katt et tant d'autres voies de faits, qui se sont passées depuis peu. La Bulow et Duhan étoient aussi innocens que Mdme. de Sonsfeld, cependant on ne les a pas épargnés. D'ailleurs la considération même de la reine et de mon frère me déterminent absolument à mettre fin à toutes ces dissensions domestiques. Mdme de Sonsfeld, qui m'avoit épiée, se jeta à mes pieds: au nom de Dieu! s'écria-t-elle, ne vous laissez point intimider: je connois votre bon coeur, vous appréhendez mon malheur et vous m'y précipitez, Madame, en voulant vous rendre infortunée pour le reste de vos jours. Je ne crains rien, j'ai la conscience nette et je me trouve la plus heureuse personne du monde si je puis faire votre félicité à mes dépens. Je fis semblant, pour la tranquilliser, de changer d'avis.

Le soir à cinq heures la femme du valet de chambre m'apporta une lettre de le reine; elle étoit écrite ce même matin. En voici le contenu:

«Tout est perdu! ma chère fille, le roi veut vous marier quoiqu'il coûte. J'ai soutenu plusieurs terribles assauts sur ce sujet, mais ni mes prières ni mes larmes n'ont rien effectué. Eversmann a ordre de faire les emplettes pour vos noces. Il faut vous préparer à perdre la Sonsfeld; il veut la faire dégrader avec infamie si vous n'obéissez. On vous enverra quelqu'un pour vous persuader; au nom de Dieu, ne consentez à rien! Je saurai bien vous soutenir; une prison vaut mieux qu'un mauvais mariage. Adieu, ma chère fille, j'attends tout de votre fermeté.»

Mdme. de Sonsfeld me réitéra encore ses instances et me parla très-fortement pour me déterminer à suivre les ordres de la reine. Pour me défaire de ces tourmens, je repassai dans ma chambre, où je me mis devant mon clavecin, faisant semblant de composer. A peine y étois-je un moment que je vis entrer un domestique, qui me dit d'un air effaré mon Dieu, Madame, il y a quatre Messieurs là, qui demandent à vous parler de la part du roi. Qui sont-ils? lui dis-je fort précipitamment. Je me suis si effrayé, me répondit-il, que je n'y ai pas pris garde. Je courus alors dans la chambre où étoit la compagnie. Dès que je leur eus dit de quoi il étoit question chacun s'enfuit. La gouvernante qui étoit allée recevoir cette mal-encontreuse visite, rentra suivie de ces Mrs. Au nom de Dieu! me dit-elle en passant, ne vous laissez pas intimider. Je passai dans ma chambre de lit, où ils entrèrent incontinent. C'étoit Mrs. de Borck, Grumkow, Poudevel, son gendre, et un quatrième qui m'étoit inconnu, mais que j'appris depuis être Mr. Tulmeier, ministre d'état, qui jusqu'alors avoit été dans les intérêts de la reine. Ils firent retirer ma gouvernante et fermèrent fort soigneusement la porte. J'avouerai que malgré toute ma résolution, je sentis une altération effroyable, en me voyant au dénouement de mon sort, et sans une chaise que je trouvai au milieu de la chambre sur laquelle je m'appuyai, je serois tombée à terre.

Grumkow prit le premier la parole. Nous venons ici, Madame, me dit-il, par ordre du roi. Ce prince s'est laissé fléchir jusqu'à présent, dans l'espérance de pouvoir encore effectuer votre mariage avec le prince de Galles. J'ai été moi-même chargé de cette négociation, et j'ai fait tout mon possible pour déterminer la cour de Londres à consentir au simple mariage. Mais au lieu de répondre comme elle le devoit aux propositions avantageuses du roi, mon maître, il n'en a reçu qu'un refus méprisant; le roi d'Angleterre lui ayant déclaré qu'il marieroit son fils avant la fin de l'année. Sa Majesté très-piquée de ce procédé y a répondu, en assurant le roi, son beau-frère, que votre hymen se feroit avant trois mois. Vous jugez bien, Madame, qu'il n'en veut point avoir le démenti, et quoiqu'en qualité de père et de souverain il puisse se dispenser de pareilles discussions avec vous, il veut pourtant bien s'abaisser jusqu'à ce point et vous exposer le déshonneur qu'il y auroit pour vous et pour lui, d'être plus long-temps le jouet de l'Angleterre. Vous n'ignorez pas, Madame, que l'obstination de cette cour a causé tous les malheurs de votre maison. Les intrigues de la reine et sa persévérance à s'opposer aux volontés du roi l'ont aigri à un tel point contre elle, qu'on ne doit s'attendre tous les jours qu'à une rupture totale entr'eux. Songez, Madame, au malheur du prince royal et de tant d'autres personnes, aux quelles le roi a fait ressentir le poids de son courroux. Ce pauvre prince traîne une vie misérable à Custrin. Le roi est encore si animé contre lui, qu'il regrette d'avoir fait mourir Katt, parceque, dit-il, il en auroit pu tirer des eclaircissemens plus forts; il soupçonne toujours le prince royal de crime de lèse-Majesté, et sera charmé de trouver le prétexte de vos refus pour recommencer son procès. Mais j'en viens au point essentiel. Pour applanir toutes les difficultés que vous pourriez lui faire, nous avons ordre de ne vous proposer que le prince héréditaire de Bareith. Vous ne pouvez rien alléguer contre ce parti. Ce prince devient le médiateur entre le roi et la reine; c'est elle qui l'a proposé au roi, elle ne pourra donc qu'applaudir à ce choix. Il est de la maison de Brandebourg et sera possesseur d'un très-beau pays après la mort de son père. Comme vous ne le connoissez point, Madame, vous ne pouvez avoir d'aversion pour lui. Au reste tout le monde en dit un bien infini. Il est vrai qu'ayant été élevée dans des idées de grandeur, et vous étant flattée de porter un couronne; sa perte ne peut que vous être sensible; mais les grandes princesses sont nées pour être sacrifiées au bien de l'état. Dans le fond les grandeurs ne font pas le solide bonheur, ainsi soumettez-vous, Madame, aux décrets de la providence et donnez-nous une réponse capable de rétablir le calme dans votre famille. Il me reste encore deux articles à vous dire, dont l'un, à ce que j'espère, sera inutile. Le roi vous promet de vous avantager en cas d'obéissance au double de ses autres enfans, et vous accorde incessamment après vos noces l'entière liberté du prince royal. Il veut en votre considération oublier entièrement le passé, et en agir bien avec lui comme aussi avec la reine. Mais si contre son attente et contre toutes ces raisons, que je regarde comme invincibles, vous vous opiniâtrez dans vos refus, nous avons l'ordre du roi, que voici (il me le montra), de vous conduire sur-le-champ à Memel (cette forteresse est en Lithuanie) et de traiter Mdme. de Sonsfeld et vos autres domestiques avec la dernière rigueur.

J'avois eu le temps de réfléchir pendant ce discours et de me remettre de ma première frayeur. Ce que vous venez de me dire, Monsieur, lui répliquai je, est si sensé et si raisonnable, qu'il seroit très-difficile de refuser vos argumens. Si le roi m'avoit connu, il me rendroit peut-être plus de justice qu'il ne fait. L'ambition n'est point mon défaut et je renonce sans peine aux grandeurs dont vous avez fait mention. La reine a cru faire mon bonheur en m'établissant en Angleterre, mais elle n'a jamais consulté mon coeur sur cet article, et je n'ai jamais osé lui dire mes véritables sentimes. Je ne sais par où j'ai mérité la disgrâce du roi; il s'est toujours adressé à la reine lorsqu'il s'agissoit de me marier, et ne m'a jamais fait dire ses volontés là-dessus. Il est vrai que Eversmann s'est mêlé de me porter souvent des ordres de sa part, auxquels j'ai ajouté si peu de foi, que je n'ai pas daigné y répondre, et je n'ai pas jugé à propos de me compromettre avec un vil domestique, ni d'entrer en matière avec lui sur des choses de si grande conséquence. Vous me promettez de la part du roi, qu'il en agira mieux dorénavant avec la reine; il m'accorde l'entière liberté de mon frère et me flatte d'une paix stable dans la famille; ces trois raisons sont plus que suffisantes pour me déterminer à me soumettre aux volontés du roi, et tireroient de moi un plus grand sacrifice, si son ordre l'exigeoit. Après cela je ne lui demande qu'une grâce, qui est de me permettre d'obtenir le consentement de la reine.

Ah! Madame, me dit Grumkow, vous exigez des choses impossibles de nous. Le roi veut une réponse positive et sans conditions, et nous a ordonné de ne point vous quitter que vous ne l'ayez donnée. Pouvez-vous balancer encore? poursuivit le Maréchal de Borck la tranquillité de sa Majesté et de toute votre maison dépend de votre résolution. La reine ne peut qu'approuver votre démarche, et si elle agit autrement, tout le monde désapprouvera son procédé. Il y va du tout pour le tout, continua-t-il les larmes aux yeux; ne nous réduisez point, au nom de Dieu! Madame, à la triste nécessité d'obéir, en vous rendant malheureuse.

J'étois dans une agitation terrible. Je courois ça et là par la chambre, cherchant dans ma tête un expédient pour satisfaire le roi sans me brouiller avec la reine. Ces Mrs. voulurent me laisser le temps de réfléchir. Grumkow, Borck et Poudevel s'approchant de la croisée se parlèrent bas à l'oreille. Tulmeier prit ce temps pour s'approcher de moi, et s'appercevant que je ne le connoissois pas, il me dit son nom. Il n'est plus temps de vous défendre, me dit-il tout bas, souscrivez à tout ce qu'on exige de vous; votre mariage ne se fera point, je vous en réponds sur ma tête. Il faut appaiser le roi quoiqu'il coûte, et je me charge de faire comprendre à la reine que c'est le seul moyen de tirer une déclaration favorable du roi d'Angleterre. Ces mots me déterminèrent. Me rapprochant de ces Mrs.: eh bien! leur dis-je, mon parti est pris; je consens à toutes vos propositions; je me sacrifie pour ma famille. Je m'attends à de cruels chagrins, mais la pureté de mes intentions me les feront souffrir avec constance. Pour vous, Mrs., je vous cite devant le tribunal de Dieu, si vous ne faites ensorte que le roi me tienne les promesses que vous m'avez faites de sa part en faveur de la reine et de mon frère. Ils firent alors les plus terribles sermens de les faire exécuter en tout point, après quoi ils me prièrent d'écrire ma résolution au roi. Grumkow remarquant que j'étois fort émue, me dicta la lettre; il se chargea aussi de celle que j'écrivis à la reine. Ils se retirèrent enfin. Tulmeier me dit encore qu'il n'y avoit rien de perdu. Je ne me soucie point de l'Angleterre, lui repartis-je, c'est la reine seule qui m'inquiète. Nous l'appaiserons, je vous en assure, répliqua-t-il.

Dès que je fus seule, je me laissai tomber sur un fauteuil, où je fondis en larmes. Mdme. de Sonsfeld me trouva dans cette situation. Je lui fis d'une voix entrecoupée le récit de ce qui venoit de se passer. Elle me fit les plus cruels reproches; son désespoir étoit inconcevable. Tout le monde étoit consterné et pleuroit. Mon triste coeur refermoit mes pensées, car je fus immobile tout ce jour, et Mdme. de Sonsfeld près, chacun approuvoit mon action; mais tous craignoient le ressentiment de la reine pour moi. Le matin suivant j'écrivis à cette princesse. J'ai conservé la copie de cette lettre; la voici.

Madame!

«Votre Majesté sera déjà informée de mon malheur par la lettre que j'eus hier l'honneur de lui écrire sous le couvert du roi. A peine ai-je encore la force de tracer ces lignes et mon état est digne de pitié. Ce ne sont point les menaces, quelque fortes qu'elles pussent être, qui m'ont arraché mon consentement à la volonté du roi; un intérêt plus cher m'a déterminée à ce sacrifice. J'ai été jusqu'à présent la cause innocente de tous les chagrins que votre Majesté a endurés. Mon coeur trop sensible a été pénétré des détails touchans qu'elle m'en a faits en dernier lieu. Elle vouloit souffrir pour moi, n'est-il pas bien plus naturel que je me sacrifie pour elle et que je mette fin une fois pour toutes à cette funeste division dans la famille: Ai-je pu balancer un moment sur le choix du malheur ou de la grâce de mon frère? Quels affreux discours ne m'a-t-on pas tenus sur son sujet; je frémis quand j'y pense. On m'a refusé d'avance tout ce que je pouvois alléguer contre la proposition du roi. Votre Majesté elle-même lui a proposé le prince de Bareith comme un parti convenable pour moi et sembloit contente si je l'épousois; je ne puis donc m'imaginer qu'elle désapprouve ma résolution. La nécessité est une loi; quelques instances que j'aie faites, je n'ai pu obtenir de demander le consentement de votre Majesté. Il falloit opter, ou d'obéir de bonne grâce, en obtenant des avantages réels pour mon frère, ou de m'exposer aux dernières extrémités, qui m'auroient pourtant enfin réduite à la même démarche que je viens de faire. J'aurai l'honneur de faire un détail plus circonstancié à votre Majesté, quand je pourrai me mettre à ses pieds. Je comprends assez quelle doit être sa douleur, et c'est ce qui me touche le plus. Je la supplie très-humblement de se tranquilliser sur mon sort et de s'en remettre à la providence, qui fait tout pour notre bien, d'autant plus que je me trouve heureuse, puisque je deviens l'instrument du bonheur de ma chère mère et de mon frère; que ne ferois-je pas pour leur témoigner ma tendresse! Je lui réitère mes supplications en faveur de sa santé, que je la conjure de ménager et de ne point altérer par un trop violent chagrin. Le plaisir de revoir bientôt mon frère doit lui rendre ce revers plus supportable. J'espère qu'elle m'accordera un généreux pardon de la faute que j'ai commise, de m'engager à son insçu en faveur de mes tendres sentimens et du respect avec lequel je serai toute ma vie etc. etc.

Le même soir Eversmann porta cette lettre du roi, écrite de main propre:

»Je suis bien aise, ma chère Wilhelmine, que vous vous soumettiez aux volontés de votre père. Le bon Dieu vous bénira et je ne vous abandonnerai jamais. J'aurai soin de vous toute ma vie et vous prouverai en toute occasion que je suis,

votre fidèle père.»

Eversmann devant aller à Potsdam je lui donnai ma réponse. Il me seroit difficile de décrire l'état où je me trouvois. Mon amour propre se trouvoit flatté par l'action que je venois de faire; je m'en applaudissois intérieurement et sentois une secrète satisfaction d'avoir mis des personnes, qui m'étoient si chères, à l'abri de toute persécution. L'idée de mon sort ne se présentoit ensuite à moi que pour me jeter dans de cruelles inquiétudes. Je ne connoissois point celui que je devois épouser; on en disoit du bien, mais peut-on juger du caractère d'un prince qu'on ne voit qu'en public et dont les manières prévenantes peuvent cacher bien des vices et des défauts? Je me figurois d'avance les fureurs et le désespoir de la reine, et j'avoue que ce seul point m'agitoit plus que l'autre. J'étois ainsi absorbée dans ce mélange de plaisirs et de peines, lorsque la femme de Bock me rendit la réponse de la reine à la première lettre que je lui avois écrite. Grand Dieu, quelle lettre! Le expressions en étoient si dures que je faillis en mourir. Il m'est impossible de la rendre entière, je n'en donnerai qu'une légère ébauche ici. Cette mère m'est trop chère encore, malgré sa cruauté, pour la compromettre par un écrit qui ne lui feroit pas honneur; je n'ai pas voulu le conserver pour cette raison. En voici quelques expressions.

»Vous me percez le coeur en me causant le plus violent chagrin que j'aie enduré de ma vie. J'avois mis tout mon espoir en vous, mais je vous connoissois mal. Vous avez eu l'adresse de me déguiser la méchanceté de votre âme et la bassesse de vos sentimens. Je me repens mille fois des bontés que j'ai eues pour vous, des soins que j'ai pris de votre éducation et des peines que j'ai souffertes pour vous. Je ne vous reconnois plus pour ma fille et ne vous regarderai dorénavant que comme ma cruelle ennemie, puisque c'est vous qui me sacrifiez à mes persécuteurs, qui triomphent de moi. Ne comptez plus sur moi; je vous jure une haine éternelle et ne vous pardonnerai jamais.»

Ce dernier article me fit frémir; je connoissois parfaitement la reine et son humeur vindicative. On crut que je perdrois l'esprit, tant mes premiers mouvemens furent violens. La femme de Bock me parla fort sensément: elle me représanta que cette lettre étoit écrite dans la force du premier emportement. Elle me lut celle de son mari, qui me faisoit assurer que tous ceux qui étoient autour de la reine s'étoient réunis pour l'appaiser; que je devois continuer à lui faire des soumissions et qu'il ne doutoit point qu'elle ne rentrât en elle-même. Cinq ou six jours se passèrent ainsi, pendant lesquels je ne reçus que des lettres assommantes.

Au bout de ce temps Eversmann revint de Potsdam. Il me fit un compliment des plus gracieux du roi et me dit de sa part, que comptant être à Berlin le 23. il n'avoit pas jugé à propos de me faire venir à Potsdam, d'autant plus qu'il valoit mieux donner le temps à la reine de s'appaiser. Il ajouta, qu'elle étoit dans une colère terrible contre moi, et que je devois m'armer de fermeté pour la première entrevue, que ne se passeroit point sans de grands emportemens. Il renouvela sa visite trois jours après. Le roi vous fait avertir, Madame, me dit-il, qu'il sera demain de bonne heure ici, et vous fait ordonner de vous trouver avec Mdmes. vos soeurs dans son appartement. L'inquiétude où j'étois pour le retour de la reine me fit passer ce jour là et cette nuit dans la plus profonde tristesse.

Je me rendis le lendemain chez le roi, qui arriva à deux heures de l'après-midi. Je m'attendois à être bien reçue, mais quelle fut ma surprise de le voir entrer avec un visage aussi furieux que celui qu'il avoit eu la dernière fois que je l'avois vu. Il me demanda d'un ton de colère: si je voulois lui obéir? Je me jetai à ses pieds, l'assurant que j'étois soumise à ses volontés, et que je le suppliois de me rendre son amour paternel. Ma réponse changea toute sa physionomie. Il me releva et me dit en m'embrassant: je suis content de vous, j'aurai soin de vous toute ma vie et ne vous abandonnerai jamais. Se tournant vers ma soeur Sophie: félicitez votre soeur, elle est promise avec le prince héréditaire de Bareith; que cela ne vous chagrine point, j'aurai soin de vous faire un autre établissement. Il me donna ensuite une pièce d'étoffe: voilà de quoi vous parer pour les fêtes que je donnerai. J'ai un peu à faire, continua-t-il, allez attendre votre mère. Elle n'arriva qu'à sept heures du soir. J'allai la recevoir dans sa première anti-chambre et tombai en foiblesse en me baissant pour lui baiser la main. On fut long-temps à me faire revenir. On m'a dit depuis qu'elle ne parut point touchée de mon état. Dès que je fus revenue à moi je me jetai à ses pieds; le coeur m'étoit si serré et ma voix si entrecoupée de sanglots, que je ne pouvois prononcer une parole. La reine me regardoit pendant ce temps d'un oeil sévère et méprisant, et me répétoit tout ce qu'elle m'avoit écrit. Cette scène n'auroit point fini si la Ramen ne l'eut tirée à part. Elle lui représenta, que si le roi apprenoit son procédé, il le trouveroit très-mauvais et s'en vengeroit sur mon frère et sur elle; que ma douleur étoit si violente que je ne pourrois la contraindre devant ce prince, ce qui pourroit lui attirer de nouveaux désagrémens très sensibles. Cet officieux sermon fit son effet. La reine craignoit dans le fond de son coeur le roi autant que le diable. Elle me releva enfin en me disant d'un air sec qu'elle me pardonnoit à condition que je me contraindrois.

La duchesse de Bevern entra dans ces entrefaites. Elle sembla touchée de mon état; tout mon visage étoit bouffi et écorché à force d'avoir pleuré. Elle me témoigna tout bas la part qu'elle prenoit à ma douleur. Une certaine sympathie fit naître entre nous une amitié qui continue encore jusqu'à ce jour.

Cependant Mr. Tulmeier me tint la parole qu'il m'avoit donnée, d'appaiser la reine. Il lui écrivit secrètement le lendemain que les affaires n'étoient point encore désespérées; que mon mariage n'étoit qu'une feinte du roi, pour déterminer celui d'Angleterre à prendre enfin une meilleure résolution; qu'il s'étoit informé de tous côtés, pour apprendre des nouvelles du prince de Bareith, et qu'on l'avoit assuré qu'il étoit encore à Paris. Cette lettre calma entièrement la reine. J'ai déjà dit qu'elle aimoit à se flatter; en effet elle fut d'une humeur charmante ce jour-là. Je fus obligée de lui conter tout ce qui s'étoit passé pendant son absence. Elle se contenta de me faire encore quelques reproches sur mon peu de fermeté, mais elle les assaisonna de plus de douceur. En revanche toute sa colère tomba sur Mdme. de Sonsfeld. Elle l'avoit fort maltraitée la veille, et malgré tout ce que je pus dire, elle continua à lui témoigner sa haine. Trois jours se passèrent ainsi fort tranquillement. Le roi ne parloit absolument plus de mon mariage, il sembloit que mon consentement lui en eût fait perdre l'idée.

Le lundi 28. de Mai étoit fixé pour la grande revue; elle devoit se faire avec éclat. Le roi avoit assemblé tous les régimens d'infanterie et de cavalerie qui étoient dans le voisinage, ce qui composoit avec la garnison de Berlin un corps de vingt mille hommes. Le duc Eberhard Louis de Wurtemberg arriva à temps pour la voir. Le roi avoit été chez ce prince peu de temps avant la malheureuse fuite de mon frère. Charmé des empressements que le duc avoit eut, pour lui rendre le séjour de Stoutgard agréable, il l'avoit invité à se rendre à Berlin. Comme le plus grand plaisir de ce monarque ne consistait que dans le militaire, il jugeoit d'autrui par lui-même, et croyoit donner beaucoup de satisfaction aux princes étrangers qui venoient à sa cour, en leur montrant ses troupes. Il faut pourtant avouer qu'il se surpassa en cette occasion par la somptuosité de sa table, où on servit quatorze plats tant que les étrangers restèrent à Berlin, ce qui ne fut pas un petit effort pour ce prince.

Le roi pria le dimanche 27. la reine d'être spectatrice de la revue, et d'y aller en phaéton avec ma soeur, la duchesse et moi. Comme il devoit se lever de très-bonne heure il se coucha à sept, et lui enjoignit d'amuser le soir les principautés et de souper avec eux. Nous jouâmes au pharaon jusqu'à ce qu'on eut servi. En traversant la chambre pour nous mettre à table, nous vîmes arriver une chaise avec des chevaux de poste, qui s'arrêta au grand escalier après avoir traversé la cour du château. La reine en parut surprise, n'y ayant que les princes qui eussent cette prérogative. Elle s'informa d'abord qui c'étoit, et apprit un moment après que c'étoit le prince héréditaire de Bareith. La tête de Méduse n'a jamais produit pareil effroi que cette nouvelle en causa à cette princesse. Elle resta interdite et changea si souvent de visage que nous crûmes tous qu'elle prendroit une foiblesse. Son état me perça le coeur; j'étais aussi immobile qu'elle et chacun paroissoit consterné. Toutefois n'abandonnant jamais mes réflexions, je conclus qu'il se préparoit quelque scène désagréable pour le jour suivant, et suppliai la reine de me dispenser d'aller à la revue, m'attendant à toutes sortes de mauvaises plaisanteries du roi, qui lui feroient autant de peine à elle qu'à moi, surtout s'il falloit les subir en public. Elle approuva mes raisons, mais après avoir débattu le pour et le contre, la crainte servile qu'elle avoit pour son époux, l'emporta et il fut résolu que j'irois. Je ne pus dormir de toute la nuit. Mdme. de Sonsfeld la passa à côté de mon lit, tâchant de me consoler et de me rasseurer sur l'avenir. Je me levai à quatre heures du matin et me mis trois coëffes dans le visage pour cacher mon trouble. M'étant rendue dans cet équipage chez la reine, nous partîmes aussitôt.

Les troupes étoient déjà rangées en ordre de bataille, lorsque nous arrivâmes. Le roi nous fit passer devant la ligne. Il faut avouer que c'étoit le plus beau spectacle qu'on pût voir. Mais je ne m'arrête point sur ce sujet; ces troupes ont montré qu'elles étoient aussi bonnes que belles, et le roi, mon père, s'est fait un renom éternel par la merveilleuse discipline qu'il y a introduite, ayant jeté par là les fondemens de la grandeur de sa maison. Le Margrave de Schwed étoit à la tête de son régiment; il sembloit bouffi de colère et nous salua en détournant les yeux. Le colonel Wachholtz, que le roi avoit donné pour conducteur à la reine, nous plaça à côté de la batterie de canons, qui étoit fort éloignée de cette petite armée. Là il s'approcha de la reine et lui dit à l'oreille, que le roi lui avoit commandé de lui présenter le prince de Bareith. Il le lui amena un moment après. Elle le reçut d'un air fier et lui fit quelques questions fort sèches, qui finirent par un signe de se retirer. La chaleur étoit extrême, je n'avois point dormi, j'étois remplie d'inquiétudes et à jeun; tout cela me fit trouver mal. La reine me permit de me mettre dans le carosse des gouvernantes, où je me trouvai bientôt mieux. Le roi et les princes dînèrent ensemble, et ce jour se passa dans notre solitude ordinaire.

Le 28. au matin toutes les principautés se rendirent chez la reine; elle ne parla quasi point au prince de Bareith. Il se fit présenter à moi; je ne lui fis qu'une révérence sans répondre à son compliment. Ce prince est grand et très-bienfait; il a l'air noble; ses traits ne sont ni beaux ni réguliers, mais sa physionomie ouverte, prévenante et remplie d'agrémens lui tient lieu de beauté. Il paroissoit fort vif, avoit la réplique prompte et n'étoit point embarrassé.

Deux jours se passèrent ainsi. Le silence du roi nous déroutoit entièrement, et ranimoit les espérances de la reine; mais la chance changea le 31. Le roi nous ayant appelées, elle et moi, dans son cabinet, vous savez, lui dit-il, que j'ai engagé ma fille au prince de Bareith, j'ai fixé les promesses à demain. Soyez persuadée que je vous aurai une obligation infinie, et que vous vous attirerez toute ma tendresse si vous en agissez bien avec lui et avec Wilhelmine; mais comptez en revanche sur toute mon indignation, si vous faites le contraire. Le diable m'emporte! je saurai mettre fin à vos tracasseries et m'en venger d'une façon sanglante. La reine effrayée lui promit tout ce qu'il voulut, ce qui lui attira beaucoup de caresses. Il la pria de me parer au mieux et de me prêter ses pierreries. Elle étoit dans une rage terrible, et me jetoit de temps en temps des regards furieux. Le roi sortit et rentra peu après dans l'appartement de cette princesse, accompagné du prince qu'il lui présenta comme son gendre. Elle lui fit assez bon accueil en présence du roi, mais dès qu'il fut sorti; elle ne cessa de lui dire des piquanteries. Après le jeu on se mit à table. Le souper fini, elle voulut se retirer, mais le prince la suivit. Je vous supplie, Madame, lui dit-il, de m'accorder un moment d'audience. Je n'ignore aucune des particularités qui concernent votre Majesté et la princesse, je sais qu'elle a été destinée à porter une couronne, et que votre Majesté a souhaité avec ardeur de l'établir en Angleterre; ce n'est que la rupture des deux cours qui me procure l'honneur que le roi m'a fait de me choisir pour son gendre. Je me trouve le plus heureux des mortels, d'oser aspirer à une princesse pour laquelle je me sens tout le respect et les sentimens qu'elle mérite. Mais ces mêmes sentimens me la font trop chérir pour la plonger dans le malheur par un hymen qui n'est peut-être point de son goût. Je vous supplie donc, Madame, de vous expliquer avec sincérité sur cet article, et d'être persuadée que votre réponse fera tout le bonheur ou le malheur de ma vie, puisque si elle ne m'est point favorable je romprai tout engagement avec le roi, quelqu'infortuné que j'en puisse devenir. La reine resta quelque temps interdite, mais se défiant de la bonne foi du prince elle lui répondit, qu'elle n'avoit rien à redire au choix du roi; qu'elle obéissoit à ses ordres et moi aussi. Elle ne put s'empêcher de dire à Mdme. de Kamken, que le prince avoit fait là un tour bien spirituel, mais qu'elle n'y avoit pas été attrapée.

Le dimanche 3. de Juin je me rendis le matin en déshabillé chez la reine. Le roi y étoit. Il me caressa beaucoup en me donnant la bague de promesse, qui étoit un gros brillant, et me réitéra sa parole d'avoir soin de moi toute ma vie si je faisois les choses de bonne grâce. Il me fit même présent d'un service d'or, me disant que ce cadeau n'étoit qu'une bagatelle, puisqu'il m'en destinoit de plus considérables.

Le soir à sept heures nous nous rendîmes aux grands appartemens. On y avoit préparé une chambre pour la reine, sa cour et les principautés, où nous nous assîmes pour attendre le roi. La reine malgré toute la contrainte qu'elle se faisoit, étoit dans une altération aisée à remarquer. Elle ne m'avoit dit mot de tout le jour, et n'exprimoit sa colère que par son coup d'oeil. La Margrave Philippe, que le roi avoit obligée d'être présente à la cérémonie de mes fiançailles, étoit bleue dans le visage à force d'agitations. Son fils, le Margrave de Schwed, fit nettement refuser de s'y trouver, et sortit de la ville pour ne pas entendre le bruit du canon. Le roi parut enfin avec le prince. Il étoit aussi troublé que la reine, ce qui lui fit oublier de faire mes promesses en public dans la salle où étoit le monde. Il s'approcha de moi, tenant le prince par la main, et nous fit changer de bague. Je le fis en tremblant. Je voulus lui baiser la main, mais il me releva et me serra long-temps entre ses bras. Les larmes lui couloient le long des joues; j'y répondis par les miennes; notre silence étoit plus expressif que tout ce que nous aurions pu nous dire. La reine à laquelle je rendis mes soumissions, me reçut fort froidement. Après avoir reçu les complimens de toutes les principautés qui étoient là, le roi ordonna au prince de me donner la main et de commencer le bal dans la salle destinée pour cet effet. Mon mariage avoit été tenu si secret que personne n'en savoit rien. Ce fut une consternation et une douleur générale lorsqu'il fut publié. J'avois beaucoup d'amis et m'étois attiré la bienveillance de tout le monde. Le roi pleura tout le soir; il embrassa Mdme. de Sonsfeld, et lui dit beaucoup de choses obligeantes. Grumkow et Sekendorff étoient les seuls contens; ils venoient de faire un nouveau coup de leur métier. Milord Chesterfield, ambassadeur d'Angleterre en Hollande, avoit dépêché un courrier de sa cour, qui étoit arrivé le matin. Le résident anglois auquel il étoit adressé, fut obligé d'envoyer ses dépêches au ministère. Grumkow se chargea de les porter au roi; mais il ne les lui remit qu'après que je fus promise. C'étoit une déclaration formelle sur mon mariage, sans exiger celui de mon frère. Le roi qui dans le fond ne me marioit qu'à contre coeur, fut accablé par la lecture de ces lettres. Il dissimula cependant son chagrin devant Grumkow et Sekendorf, voyant bien que les choses étoient trop avancées pour reculer, cette dernière proposition étant arrivée trop tard, et ne pouvant retracter mon engagement sans offenser un prince souverain de l'empire, ce qui auroit pu faire tort à mes autres soeurs; d'ailleurs ce prince s'est toujours piqué de bonne foi, et tenoit sa parole quand il l'avoit une fois donnée.

La reine fut informée le lendemain de cette catastrophe. Quoiqu'on lui eût fait part des refus du roi, elle recommença à se flatter de rompre mon mariage, et me défendit sous peine de son indignation de parler au prince et de lui faire des politesses. Je lui obéis exactement, dans l'espérance de l'appaiser par ma condescendance à ses volontés. Mais dans le fond de mon coeur je n'aspirois qu'à être bientôt mariée; les mauvais traitemens de cette princesse et la haine qu'elle me temoignoit en toute rencontre me reduisoient au désespoir. Hors Mdme. de Kamken j'étois le rebut de toute sa cour, qui mettoit ma patience à l'épreuve par ses mépris et son insolence. Tel est le cours du monde. La faveur des grands décide de tout; on est recherché et adoré tant qu'on la possède et sa privation entraîne le dédain et les insultes. Je fus l'idole de chacun tant que j'avais à espérer une éclatante fortune; on me faisoit la cour pour avoir part un jour à mes bienfaits; on me tourna le dos dès que ces espérances s'évanouirent. J'étois bien folle de me chagriner de la perte de pareils amis. On me vantoit sans cesse la magnificence de la cour de Bareith; en m'assuroit qu'elle surpassoit de beaucoup en richesse celle de Berlin, et que c'étoit le centre des plaisirs; mais ceux qui me parloient ainsi, y avoient été du temps du Margrave dernier mort, et ne savoient pas les changemens qui y étoient arrivés depuis. Ces beaux rapports me donnoient une envie extrême d'y être bientôt. Je ne me sentois aucune antipathie pour le prince, mais en revanche j'étois indifférente sur son sujet. Je ne le connoissois que de vue, et mon coeur n'étoit pas assez léger pour s'attacher à lui sans connoissance de cause. Mais il est temps de faire une petite disgression sur son sujet, et de mettre le lecteur au fait de ce qui concerne cette cour.

Le Margrave Henri, aïeul de mon époux, étoit prince apanagé de la maison de Bareith. Il s'étoit marié fort jeune et avoit eu beaucoup d'enfans. Un très-petit apanage qu'il tiroit tous les ans, ne suffisoit pas pour l'entretien d'une si nombreuse famille, et il se trouvoit dans une grande nécessité, n'ayant quelquefois pas de quoi se nourrir, et étant réduit à mener la vie d'un bourgeois faute d'argent. Il étoit héritier du pays de Bareith en cas que le Margrave George Guillaume, alors régnant, mourût sans enfans mâles. Cependant toute espérance paroissoit assez vaine de ce côté-là, ce prince étant fort jeune et ayant un fils. Le roi Frédéric I, mon aïeul, sachant les tristes circonstances où il se trouvoit, résolut d'en profiter. Il lui fit proposer de lui céder ses prétentions sur la principauté, moyennant une grosse pension et un régiment qu'il donneroit au second de ses fils. Après bien des allées et des venues le traité fut conclu, et les deux fils aînés du malheureux prince Henri se rendirent à Utrecht pour y faire leurs études. A leur retour de l'université ils trouvèrent leur père à l'extrémité et toute leur famille désolée, les conditions du traité n'ayant point été remplies et la pension retranchée des deux tiers. Le prince Henri étant mort dans ces entrefaites, le Margrave George Frédéric Charles, après bien des sollicitations inutiles auprès du ministère, se résolut enfin à établir son séjour à Veverling, petite ville dans le pays du roi. Ce fut là où la princesse de Holstein, son épouse, mit au monde celui qui devoit être mon époux et plusieurs autres enfans dont je parlerai ensuite. Le roi Frédéric I mourut aussi peu de temps après. L'avénement du roi mon père à la couronne ne changea point le sort des princes. Réduits au désespoir ils commencèrent à examiner leur renonciation, qu'ils trouvèrent invalide du sentiment de tous les jurisconsultes qu'ils consultèrent sur cet article. Ils se retirèrent donc secrètement de Veverling et parcoururent toutes les cours d'Allemagne pour les mettre dans leurs intérêts. Soutenus de l'Empereur, de l'empire et de la justice de leur cause, ils parvinrent à faire rompre le traité qui avoit été fait, et furent entièrement rétablis dans tous leurs droits. Le Margrave George Guillaume et son fils étant morts, la principauté retomba au prince George Frédéric Charles. Il trouva les affaires en grande confusion, beaucoup de dettes, peu d'argent et un ministère corrompu. Cela fut cause qu'il envoya son fils aîné à Genève sous la conduite d'un roturier, fort honnête homme à la vérité, mais fort incapable de donner une éducation telle qu'il la falloit à un prince héréditaire. Son entretien fut réglé avec tant d'économie qu'à peine il suffisoit pour sa dépense. Ayant fini ses études, on le fit voyager et lui donna pour gouverneur Mr. de Voit. Le prince étoit de retour de ses voyages en arrivant à Berlin. Je ne prétends flatter personne; je m'en tiens à l'exacte vérité. Le portrait que je vais faire de ce prince sera sincère et sans préjugé.

J'ai déjà dit qu'il est extrêmement vif, un sang bouillant le porte à la colère; mais il sait si bien la vaincre que l'on ne s'en aperçoit point, et que personne n'en a jamais été la victime. Il est fort gai; sa conversation est agréable, quoiqu'il ait quelque peine à s'expliquer, parcequ'il grassaye beaucoup. Sa conception est aisée et son esprit pénétrant. La bonté de son coeur lui attire l'attachement de tous ceux qui le connoissent. Il est généreux, charitable, compatissant, poli, prévenant, d'une humeur toujours égale, enfin il possède toutes les vertus sans mélange de vices. Le seul défaut que je lui aie trouvé est un peu trop de légèreté. Il faut que je fasse mention de celui-ci, sans quoi on m'accuseroit de prévention; il s'en est cependant beaucoup corrigé. Au reste tout son pays, dont il est adoré, souscrira sans peine à tout ce que je viens d'écrire sur son sujet. Mais j'en reviens à ce qui me regarde.

J'ai déjà dit que ma soeur Charlotte étoit promise avec le prince Charles de Bevern. C'étoit celle que j'aimois le plus de la famille; elle m'avoit éblouie par ses caresses, son enjouement et son esprit. Je ne connoissois point son intérieur, sans quoi j'aurois mieux placé mon amitié. Elle est de ces caractères qui ne se soucient de rien que d'eux mêmes; sans solidité, satyrique à l'excès, fausse, jalouse, un peu coquette et fort intéressée; mais d'une humeur toujours égale, fort douce et complaisante. J'avois fait mon possible pour la mettre bien dans l'esprit de la reine. Comme elle l'avoit accompagnée aux voyages de Vousterhausen et de Potsdam, elle s'étoit insinuée fort avant dans l'esprit de cette princesse. Mlle. de Montbail, fille de Mdme. de Roukoul, étoit sa gouvernante. Cette fille m'avoit prise en guignon, fâchée de ce qu'on me destinoit un plus grand établissement qu'à ma soeur, et que j'étois traitée avec plus de distinction qu'elle. Elle ne cessoit de l'animer contre moi; elle se réjouit beaucoup de mon mariage, espérant que ma soeur pourroit reprendre ma place en Angleterre. Celle-ci craignant que ma présence ne diminuât son crédit, ne manquoit pas de me rendre toutes sortes de mauvais services auprès de la reine. En revanche elle trouvoit le prince de Bareith fort à son gré; il étoit plus beau, mieux fait et plus vif que celui de Bevern, et lui faisoit beaucoup de politesses, au lieu que l'autre étoit timide et avoit un phlegme qui ne l'accommodoit pas. Elle fit son possible pour le mettre bien avec la reine, mais elle ne réussit pas.

Le roi pour amuser les étrangers et surtout la duchesse de Bevern, nous invita tous à une grande chasse au parc de Charlottenbourg. Le prince d'Anhalt y fut prié avec ses deux fils Léopold et Maurice. Il s'étoit fort piqué de la préférence que le roi avoit donné au prince de Bareith sur celui de Schwed, s'étant toujours flatté que j'épouserois ce dernier. Le prince héréditaire étoit fort adroit et tiroit si juste qu'il ne manquoit jamais son coup. Cette chasse pensa lui devenir funeste. Un étourdi de chasseur qui chargeoit ses armes, eut l'imprudence de lui présenter une arquebuse bandée; elle se débanda dans le temps que le prince la prit et la balle frisa la tempe du roi. Le prince d'Anhalt en fit beaucoup de bruit. Son fils, le prince Léopold, ne manqua pas d'enchérir; il dit assez haut pour que le prince héréditaire pût l'entendre, qu'un tel coup méritoit qu'on tuât sur-le-champ celui qui l'avoit fait. Le prince lui donna une forte réplique, et l'affaire seroit allée loin, si le duc de Bevern et Sekendorff ne se fussent entremis pour les raccommoder. Le roi blâma la conduite du prince Léopold, mais il fit semblant de ne point s'apercevoir de ce qui s'étoit passé.

La chasse finie, nous nous rendîmes tous à Charlottenbourg, où nous devions passer quelques jours. La reine continua d'y turlupiner le prince. Elle vouloit me mortifier par là et se moquer du choix que le roi avoit fait. Elle lui dit un jour, que j'aimois beaucoup à m'occuper; que j'étois élevée comme une princesse qui aspiroit à porter une couronne, et que je possédois toutes les sciences. (Elle avançoit beaucoup trop sur mon compte.) Savez-vous l'historie, continua-t-elle, la géographie, d'italien, l'anglois, la peinture, la musique? etc. Le prince lui répondit oui et non, selon que le cas l'exigeoit. Mais voyant que ses questions ne finissoient point et qu'elle l'examinoit comme un enfant, il se mit enfin à rire et lui dit: je sais aussi mon catéchisme et le credo. La reine fut un peu déconcertée de cette dernière réplique, et ne l'examina plus depuis ce temps-là.

Le roi et tous les princes étrangers, hors celui de Bareith, partirent peu après notre retour à Berlin. Le chagrin, la colère et la cruelle contrainte de la reine firent enfin succomber sa santé. Elle prit la fièvre tierce, qu'elle garda trois semaines. Je ne la quittai point pendant tout le cours de sa maladie; et tâchai de regagner son amitié par mes attentions à la servir et à l'amuser. Mais je ne retrouvois plus en elle cette mère si tendre qui pertageoit mes peines et dont je faisois la consolation. Lorsqu'elle me voyoit inquiète de son état: il vous sied bien, me disoit-elle, de vous alarmer pour ma santé, puisque c'est vous qui me donnez la mort. Quand j'étois triste, elle me reprochoit fort aigrement mon humeur inégale; quand j'affectois d'être gaie, c'étoit mon prochain mariage qui y donnoit lieu. Je n'osois mettre que des habits crasseux, de peur qu'elle ne s'imaginât que je voulusse plaire au prince; enfin j'étois la personne du monde le plus à plaindre, et souvent la tête me tournoit. Je dinois et soupois dans son anti-chambre avec le prince et les dames. Elle envoyoit cinquante espions à mes trousses, pour savoir si je lui parlois; mais je n'étois jamais en défaut de ce côté-là, car je ne lui disois mot et lui tournois toujours le dos à table. Il m'a dit depuis, qu'il avoit été souvent au désespoir et sur le point de partir, si Mr. de Voit ne l'en avoit empêché. Ce pauvre prince étoit dans une aussi mauvaise situation que moi. Tout le monde prenoit à tâche de donner une tournure maligne à ses actions et à ses paroles; on n'avoit pas la moindre considération pour lui, et on le traitoit comme un petit gredin, ce qui l'avoit si fort intimidé, qu'il étoit toujours distrait et mélancolique.

La reine étant rétablie, le roi retourna à Berlin. Il ne s'y arrêta que quelques jours, devant aller en Prusse. Il annonça à la reine, qu'il comptoit faire mes noces à son retour, qui devoit être en six semaines; qu'il lui feroit donner l'argent nécessaire pour m'équiper, et qu'elle devoit tâcher de divertir le prince pendant son absence par des bals et des festins. Cette princesse, qui ne cherchoit qu'à gagner du temps, lui fit quantité de difficultés, lui représentant qu'il étoit impossible de me nipper dans un si court espace, les marchands n'étant point assez fournis pour livrer ce qui seroit nécessaire. Ses raisons prévalurent pour mon malheur, car le roi étoit très-bien disposé pour moi et m'auroit fait de grands avantages, qui s'en allèrent en fumée dès que mon mariage fut reculé.

La reine changea de conduite après le départ du roi. Elle affecta de témoigner de l'amitié au prince et d'être satisfaite de l'avoir pour gendre, mais elle ne se contraignit point avec moi, et je restai son souffre-douleur aussi bien que Mdme. de Sonsfeld. Je séchai sur pied et ma santé se ruinoit à force de chagrins. J'inspirai enfin de la compassion à ceux qui en étoient les moins susceptibles. J'aurois pu dire comme Alzire dans la tragédie: mes maux ont-ils touché les coeurs nés pour la haine? La Ramen qui me voyoit souvent au désespoir et à laquelle j'avois dit plusieurs fois dans la violence de mon transport, que la reine me poussoit à bout, et que je me jeterois aux pieds du roi à son retour pour le supplier de me dispenser de me marier, en avertit Grumkow et lui fit craindre qu'en effet je ne prisse cette résolution. Celui-ci n'ignorant pas que la reine intriguoit toujours en Angleterre, et redoutant de nouvelles propositions de cette cour, résolut de lui donner le change et de mettre fin à sa mauvaise humeur pour moi d'une façon assez étrange. Il lui fit dire par Mr. de Sastot, que le roi se repentoit de m'avoir engagée, qu'il ne pouvoit souffrir le prince héréditaire, et qu'il se proposoit de rompre mon mariage à son retour de Prusse et me donner le duc de Weissenfeld. Il lui recommenda surtout le secret, puisqu'il n'y avoit que lui qui sût les intentions du roi. Cette fausse confidence fit l'effet que Grumkow s'en étoit promis. La reine prit d'abord son parti, qui fut de protéger hautement le prince héréditaire. Elle me fit part de ses craintes et m'ordonna de lui faire des politesses, disant qu'elle aimoit mieux mourir que de me voir duchesse de Weissenfeld. Tel étoit son génie; il suffisoit que le roi approuvât une chose pour qu'elle y trouvât à redire. Je ne comprenois rien à toute cette énigme, que Grumkow m'a dévoilée depuis.

Ce bon intervalle ne fut pas de durée. Le roi étant revenu peu après de Prusse, témoigna assez par ses actions qu'on en avoit donné à garder à la reine. A la vérité les manières polies et réservées du prince ne lui plaisoient pas. Il vouloit un gendre qui n'aimât que le militaire, le vin et l'économie et qui eût les façons allemandes. Pour approfondir son caractère et tâcher de le former, il l'enivroit tous les jours. Le prince supportoit si bien le vin, qu'il ne changeoit jamais de conduite et gardoit son bon sens pendant que les autres le perdoient. Cela faisoit enrager le roi. Il se plaignit même de lui à Grumkow et à Sekendorff, disant qu'il n'étoit qu'un petit-maître, qui n'avoit point d'esprit et dont les manières lui étoient odieuses. Ces discours souvent répétés firent craindre à ces derniers que l'aversion du roi n'entraînât des suites fâcheuses pour leurs intérêts. Ils proposèrent au prince héréditaire, pour les prévenir, de lui faire avoir un régiment prussien, et lui représentèrent que c'étoit l'unique moyen de s'insinuer et de mettre fin à son mariage. Le prince se trouva fort embarrassé. Le Margrave, son père, étoit altier dans ses volontés. Il n'avoit jamais voulu consentir que son fils s'adonnât au militaire, et pour lui en couper les moyens il avoit cédé deux régimens impériaux, que le Margrave George Guillaume avoit levés, l'un à son fils cadet, l'autre au général Philippi. Cependant après de mûres réflexions il se rendit aux instances de Grumkow. Le roi fut charmé d'apprendre que le prince souhaitoit d'entrer dans son service. Il lui conféra quelques jours après un régiment de dragons et lui fit présent d'une épée d'or si pesante qu'à peine on pouvoit la lever.

Je fus très-fâchée de tout cela. Il suffisoit d'être en service pour être traité en esclave. Ni mes frères ni les princes du sang n'avoient d'autre distinction que celle qu'ils recevoient de leur grade militaire. Ils étoient confinés à leur garnison, d'où ils ne sortoient que pour passer en revue, n'avoient pour compagnie que des brutaux officiers sans esprit et sans éducation, avec lesquels ils s'abrutissoient entièrement, n'ayant d'autre occupation que de faire exercer les troupes. Je ne doutai point que le prince ne fût mis sur le même pied. Mes conjectures se trouvèrent justes. Le roi avant de retourner à Potsdam lui fit insinuer, qu'il lui feroit plaisir d'aller prendre possession de son régiment. Il fallut obéir.

La veille de son départ il m'accosta dans le jardin à Mon-bijou. Il savoit mon mécontentement, Mdme. de Sonsfeld l'ayant dit à Mr. de Voit. Je me promenois avec elle lorsqu'il m'aborda. Je n'ai pu jusqu'à présent, me dit-il, trouver l'occasion de parler à votre Altesse royale, et lui témoigner le désespoir dans lequel je suis de remarquer par toutes ses actions l'aversion qu'elle a pour moi. Je suis informé des mauvaises impressions qu'on lui a données sur mon sujet, qui me désolent. Suis-je cause, Madame, des chagrins que vous avez endurés? Je n'aurois jamais osé aspirer à la possession de votre Altesse royale, si le roi ne m'en avoit fait la première proposition. Ai-je pu la refuser en me rendant le plus malheureux des hommes, et pouvez-vous me condamner, Madame, de l'avoir acceptée? Cependant je pars sans savoir combien durera mon absence. J'ose donc la supplier de me donner une réponse positive, et de me dire, si elle se sent en effet une haine insurmontable pour moi. En ce cas je prendrai d'elle un congé éternel, et romprai pour jamais mon engagement, en me rendant malheureux pour toute ma vie et au risque d'encourir le courroux de mon père et du roi. Mais, Madame, si je puis me flatter que je me sois trompé et que vous ayez quelque bonté pour moi, j'espère que vous me ferez la grâce de me promettre que vous me tiendrez la parole que vous m'avez donnée par ordre du roi, de n'être jamais à d'autre qu'à moi. Il avoit les larmes aux yeux en me parlant et paroissoit fort touché. Pour moi j'étois dans un embarras extrême. Je n'étois point faite à pareil jargon, et j'avois rougi jusqu'au bout des doigts. Comme je ne répondois point, il redoubla ses instances et me dit enfin d'un air fort triste, qu'il ne remarquoit que trop que mon silence ne lui présageoit rien de bon, et qu'il prendroit ses mesures là-dessus. Je le rompis enfin. Ma parole est inviolable, lui répondis-je; je vous l'ai donnée par ordre du roi; mais vous pouvez compter que je vous la tiendrai exactement. La reine, qui s'approcha, me fit beaucoup de plaisir en mettant fin à cette conversation.

Mdme. de Kamken s'étoit divertie cette après-midi à faire des devises de sucre. Elle en donna à tout le monde le soir à table. Le prince m'en cassa une dans la main; il en fit de même à ma soeur. Mais la reine ne s'en fâcha que contre moi, et se leva de table sur-le-champ. Elle prit congé du prince fort à la hâte et se mit en carosse avec ma soeur et moi. Je ne vous connois plus, me dit-elle, depuis que vos maudites promesses se sont faites. Vous n'avez plus ni pudeur ni modestie. J'ai rougi pour vous quand votre sot de prince vous a cassé une devise dans la main. Ce sont des familiarités qui ne conviennent point, et il auroit dû être mieux informé du respect qu'il vous doit. Je lui répondis, qu'en ayant agi de même avec ma soeur, je n'avois pas cru que la chose fût de conséquence, mais que cela n'arriveroit plus. Cela ne l'appaisa point; elle saisit cette occasion de maltraiter Mdme. de Sonsfeld le lendemain. Mdme. de Kamken qui étoit présente, mit fin à ses gronderies et lui parla si fortement sur mon sujet, que faute de réplique elle fut obligée de se taire.

Jusque-là je n'avois senti que les peines du purgatoire; j'éprouvai quinze jours après celles de l'enfer, étant obligée de suivre la reine à Vousterhausen. Il n'y eut que ma soeur Charlotte, les deux gouvernantes de Kamken et de Sonsfeld et la Montbail qui furent de ce voyage. La description de ce fameux séjour ne sera pas hors de sa place ici.

Le roi avoit fait élever à force de bras et de dépenses une colline de sable aride, qui bornoit si bien la vue qu'on ne voyoit le château enchanté qu'à sa descente. Ce soi-disant palais ne consistoit que dans un corps de logis fort petit, dont la beauté étoit relevée par une tour antique, qui contenoit un escalier de bois en escargot. Ce corps de logis étoit entourné d'une terrasse, autour de laquelle on avoit creusé un fossé, dont l'eau noire et croupissante ressembloit à celle du Styx et répandoit une odeur affreuse, capable de suffoquer. Trois ponts, placés à chaque face de la maison, faisoient la communication de la cour, du jardin et d'un moulin, qui étoit vis-à-vis. Cette cour étoit formée de deux côtés par des ailes, où logeoient les Mrs. de la suite du roi. Elle étoit bornée par une palissade, à l'entrée de laquelle on avoit attaché deux aigles blancs, deux aigles noirs et deux ours en guise de garde, très-méchans animaux, pour le dire en passant, qui attaquoient tout le monde. Au milieu de cette cour s'élevoit un puits, dont avec beaucoup d'art on avoit fait une fontaine pour l'usage de la cuisine. Ce groupe magnifique étoit environné de gradins et d'un treillis de fer en dehors, et c'étoit l'endroit agréable que le roi avoit choisi pour fumer le soir. Ma soeur et moi avec toute notre suite nous n'avions pour tout potage que deux chambres, ou pour mieux m'expliquer, deux galetas. Quelque temps qu'il fit, nous dînions sous une tente tendue sous un gros tilleul, et lorsqu'il pleuvoit fort, nous avions de l'eau à mi-jambe, cet endroit étant creux. La table étoit toujours de 24 personnes, dont les trois quarts faisoient diète, l'ordinaire n'étant que de six plats servis avec beaucoup d'économie. Depuis les neuf heures du matin jusqu'à trois ou quatre heures après minuit nous étions enfermées avec la reine, sans oser respirer l'air ni aller au jardin qui étoit tout proche, parcequ'elle ne le vouloit pas. Elle jouoit tout le jour avec ses trois dames au tocadille pendant que le roi étoit dehors. Ainsi je restai seule avec ma soeur, qui me traitoit du haut en bas, et devenois hypocondre à force d'être assise et d'entendre des choses désagréables. Le roi étoit toujours levé de table à une heure après-midi. Il se couchoit alors sur un fauteuil, placé sur la terrasse, et dormoit jusqu'à deux heures et demie, exposé à la plus forte ardeur du soleil, que nous partagions avec lui, étant tous couchés à terre à ses pieds. Tel étoit l'agréable genre de vie que nous menions à ce charmant endroit.

Le prince héréditaire y arriva quelques jours après nous. Il m'avoit écrit plusieurs fois; la reine m'avoit toujours dicté mes réponses. J'avois eu aussi le plaisir de recevoir une lettre de mon frère, que le major Sonsfeld m'avoit fait remettre par sa soeur. Il me louoit beaucoup de la bonne résolution que j'avois prise, de mettre fin aux dissensions domestiques par mon mariage. Il paroissoit inquiet de mon sort, me priant de lui faire le portrait du prince et de lui mander si j'étois contente du choix du roi. Il m'assuroit, qu'il étoit fort satisfait de sa façon de vivre; qu'il se divertissoit très-bien, et que le seul chagrin qu'il avoit étoit de n'être pas auprès de moi. On lui avoit caché ce que j'avois souffert pour lui, et il ignoroit qu'il m'étoit redevable des bons traitemens qu'on lui faisoit et de sa grâce future. Je ne voulus pas le lui écrire, et ne lui répondis que sur les articles qu'il pouvoit savoir. Je lui fis part aussi du changement de la reine, et le priai de lui écrire et de lui faire entendre raison sur mon mariage. Il le fit, mais sans rien effectuer. Cette princesse n'en fut que plus piquée, sentant qu'il n'y avoit qu'elle de toute la famille qui désapprouvât ma conduite.

Cependant le prince héréditaire s'insinuoit tous les jours davantage dans les bonnes grâces de ma soeur. Plus son penchant augmentoit pour lui, plus sa haine redoubla pour moi; elle m'en faisoit sentir les cruels effets en animant la reine contre moi. Un jour que celle-ci m'avoit fort maltraitée et que je pleurois à chaudes larmes dans un coin de la chambre, elle m'aborda. Qu'avez-vous, me dit-elle, qui vous afflige si fort? Je suis au désespoir, lui répondis-je, que la reine ne puisse plus me souffrir; si cela continue j'en mourrai de douleur. Vous êtes bien folle, repartit-elle; si j'avois un aussi aimable amant que vous, je me soucierois bien de la reine; pour moi je ris quand elle me gronde, car autant vaut. Vous ne l'aimez donc pas, lui répliquai je, car quand'on aime quelqu'un, on est sensible sur son sujet. D'ailleurs vous ne pouvez vous plaindre de votre sort; le prince Charles a du mérite et de bonnes qualités; et de quelque côté que vous vous tourniez, la fortune vous rit au lieu que je suis abandonnée de tout le monde et même du roi, qui ne me regarde plus depuis quelque temps. Eh bien, me répondit-elle d'un petit air malin, si vous trouvez le prince Charles si fort à votre gré, troquons d'amans; voici ma bague de promesse, donnez-moi la vôtre. Je pris son raisonnement pour un badinage et lui dis, que mon coeur étant entièrement libre, je voulois bien les lui céder l'un et l'autre. Donnez-moi donc votre bague, continua-t-elle en me la tirant du doigt. Prenez-là, lui dis-je, elle est à votre service. Elle la mit et cacha celle qu'elle avoit reçue de son fiancé, dans un petit coin. Je ne fis aucune réflexion sur tout cela, mais Mdme. de Sonsfeld s'étant aperçue que cette bague manquoit, et ayant pris garde que ma soeur la portoit depuis trois jours, me représenta, que si le roi et le prince s'en apercevoient, j'en aurois du chagrin. Je la lui redemandai, mais elle ne voulut point me la rendre, quelques instances que Mdme. de Sonsfeld et moi lui fissions. Il fallut donc m'adresser à la Ramen, qui le dit à la reine. Elle gronda beaucoup ma soeur, qui reprit sa bague et me rendit la mienne. Elle ne me le pardonna pas. Je n'osois plus lever les yeux, car elle disoit d'abord à la reine que je jouois de la paupière avec le prince.

Nous partîmes de Vousterhausen pour aller à Maqueno, séjour aussi désagréable que celui que nous quittions. Il s'y passa de nouvelles scènes. Les Anglois murmuroient depuis long-temps contre le roi d'Angleterre; ils avoient toujours désiré avec ardeur de me voir établie dans ce royaume. Le prince de Galles commençoit à se faire un parti; il ne pouvoit se consoler de la rupture de son mariage avec moi. Secondé de toute la nation il fit tant de bruit, que le roi pour le contenter résolut de faire encore les avances au roi, mon père; mais ne voulant point s'exposer à un refus, il chargea la cour de Hesse de sonder les intentions de ce prince. Le prince Guillaume dépêcha pour cet effet le colonel Donep à Berlin. Celui-ci arriva à Maqueno en même temps que nous. Je ne sais point les propositions qu'il fit au roi. Je m'imagine que le mariage de mon frère n'y fut point oublié. La première réponse du roi fut si obligeante, que Donep ne douta point de la réussite de sa négociation. Il n'avoit jamais été employé dans les affaires, et étoit ami intime de Grumkow; ne le croyant pas suspect, il lui fit confidence de sa commission. Celui-ci voyant le roi indéterminé, lui parla fortement et lui conseilla de faire plusieurs prétentions que j'ignore, et qu'il savoit d'avance qu'on n'accorderoit pas. Quinze jours se passèrent à débattre cette affaire. Mr. Donep vouloit une réponse positive. Le roi étoit d'une humeur terrible, son irrésolution en étoit cause.

J'étois extrêmement malade pendant ce temps; j'avois un abcès à la gorge, accompagné d'une grosse fièvre. La reine avoit l'inhumanité de me forcer à sortir. Je fus trois jours si mal que je ne pouvois parler ni me tenir debout. On peut bien croire que je faisois une triste figure. L'abcès étant crevé je me trouvai mieux. Le roi nous régala, malgré son humeur chagrine, d'une comédie allemande et du spectacle des danseurs de cordes. Il les fit jouer dans une grande place proche de la maison. Il s'assit à une fenêtre avec la reine; ma soeur, le prince et moi, nous nous plaçâmes dans l'autre croisée. Il avoit l'air fort triste et me conta tout bas, sans que ma soeur s'en aperçût, l'ambassade de Mr. Donep et les inquiétudes où il se trouvoit. Cette nouvelle que j'ignorois entièrement, m'effraya beaucoup. Je le priai instamment de n'en point parler à la reine, qui n'en étoit pas informée, étant persuadée que mes chagrins s'augmenteroient si elle l'apprenoit. Mes précautions furent inutiles; Mr. Donep l'en fit avertir le lendemain. L'air triste et pensif du prince la remplit d'espérance; pour cacher son jeu elle l'accabla de politesses. Dès que je fus dans ma chambre je fis de sérieuses réflexions sur la conduite que je tiendrois, en cas que le roi voulût entrer dans les vues de l'Angleterre. La sincérité et la franchise du prince, qui m'avoit fait part de ce qui étoit sur le tapis, m'avoit donné beaucoup d'estime pour lui. Je ne trouvois rien à redire ni contre sa personne ni contre son caractère. Je ne connoissois point le prince de Galles; je n'avois jamais eu d'inclination pour lui; mon ambition étoit bornée. J'avois pris enfin mon parti. J'étois lasse d'être le jouet de la fortune et bien résolue, si on me laissoit le choix, de m'en tenir à celui que le roi avoit fait pour moi, mais en cas du contraire de ne point changer sans lui faire de fortes représentations.

Nous retournâmes le lendemain de bon matin à Vousterhausen. La reine s'enferma seule avec moi dès que nous fûmes arrivés. Après m'avoir appris ce que Mr. Donep lui avoit fait savoir; aujourd'hui continua-t-elle, votre fichu mariage sera rompu, et je compte que votre sot de prince partira demain, car je ne doute point que, si le roi vous laisse la liberté du choix, vous ne vous déterminiez pour mon neveu. Je veux absolument savoir vos sentimens là-dessus. Je ne vous parle pas ainsi sans raison, m'entendez-vous? D'ailleurs je vous crois le coeur trop bien placé pour balancer un moment. Je restai stupéfiée pendant ce raisonnement, et j'appelai tous les Saints du paradis à mon secours, pour m'inspirer une réponse ambiguë, capable de me tirer d'embarras. Je ne sais si ce furent eux ou mon bon génie que m'inspira. Je pris enfin courage. J'ai été toujours soumise, lui répondis-je, aux ordres de votre Majesté et n'y ai désobéi que contrainte par un pouvoir supérieur. Je n'en ai agi ainsi que pour remettre la paix dans la famille, procurer la liberté à mon frère et pour vous épargner, Madame, mille chagrins que vous endureriez encore. L'inclination n'a été pour rien dans la démarche que j'ai faite, le prince m'étoit inconnu. Mais depuis qu'il en est autrement, qu'il a gagné mon estime et que je ne lui trouve aucun défaut qui puisse lui attirer mon aversion, je me trouverois très-condamnable, si je voulois retirer la parole que je lui ai donnée. La reine m'interrompit; furieuse de ce que je venois de lui dire elle me traita du haut en bas. Malgré toute ma douleur il fallut pourtant me contraindre devant le roi. Ce prince ne me regardoit plus depuis son retour de Prusse, ce qui augmentoit encore mon désespoir. Il fut de très-mauvaise humeur ce jour-là. Le soir le prince vint souper avec nous comme à l'ordinaire. La reine ni ma soeur n'étoient point dans la chambre lorsqu'il entra. Sa physionomie étoit toute changée, elle étoit aussi gaie qu'elle avoit paru triste. Il me dit tout bas: le roi a tout refusé; Donep [** ligne(s) manquante(s) dans l'image]. Je ne fis semblent de rien, mais cette nouvelle me réjouit beaucoup. La reine l'apprit quelques heures après. Elle en eut le coeur outré et son chagrin retomba sur moi, qui en fus la partie souffrante.

Mes noces étant fixées au 20. de Novembre et le roi voulant qu'elles se fissent avec éclat, y avoit invité plusieurs principautés; toute la famille de Bevern, la duchesse de Meiningen, le Margrave, mon beau-père, et le Margrave d'Anspac avec ma soeur. Ces deux derniers arrivèrent les premiers à Vousterhausen. Le roi alla au devant d'eux à cheval et mena ma soeur chez la reine. Nous ne la reconnûmes quasi point, elle avoit été fort belle et ne l'étoit plus; son teint étoit gâté et ses manières fort affectées. Elle avoit repris ma place dans la faveur du roi, mais la reine n'avoit jamais pu la souffrir. Elle fut même piquée des caresses et des distinctions que le roi lui fit, ne pouvant endurer qu'il en fit à d'autres plus qu'à elle; elle fut pourtant obligée de lui faire bonne mine. Mon entrevue fut plus sincère; ma soeur m'avoit toujours aimée et je lui avois rendu le réciproque. Après le souper le roi la conduisit dans sa chambre, qui étoit à côté de la mienne sous le toit. Ses gens n'étant point encore arrivés, le roi me montrant du doigt lui dit: votre soeur pourra vous servir de femme de chambre, car elle n'est bonne qu'à cela. Je crus tomber de mon haut en entendant ces paroles. Le roi se retira un moment après et j'en fis de même. J'avois le coeur si gros que je faillis mourir la nuit. Quel crime avois-je commis, qui pût m'attirer un si cruel traitement en présence de celui que je devois épouser et de toute une cour étrangère? Ma soeur même en fut mortifiée et fit ce qu'elle put pour me consoler. Pour m'humilier davantage, le roi lui donna le lendemain la préséance, qu'elle ne pouvoit prétendre sur moi, étant l'aînée. La reine en fut très-fâchée, mais ses représentations ne firent aucun effet. Pour moi, je n'y fus sensible que parceque c'étoit une suite de ce que le roi m'avoit dit la veille. Ce prince prit à tâche de m'humilier tant que nous restâmes à ce maudit Vousterhausen. Il ne savoit lui-même ce qu'il vouloit. Il y avoit des moments qu'il sentoit de cruels repentirs de m'avoir engagée et d'avoir rompu avec l'Angleterre; dans d'autres instans il étoit plus animé que jamais contre cette cour, mais ces derniers n'étoient pas de durée. Quoiqu'il en soit, toute sa mauvaise humeur retomboit sur moi.

Nous retournâmes enfin le 5. de Novembre à Berlin. La duchesse de Saxe-Meiningen, ma grand-tante, fille de l'électeur Frédrie Guillaume, y arriva deux jours après nous. Cette princesse étoit veuve de son troisième mari, ayant épousé en premières noces le duc de Courlande et s'étant remariée après sa mort au Margrave Christian Ernst de Bareith. Elle avoit trouvé moyen de ruiner totalement les pays de ces deux princes. On dit qu'elle avoit fort aimé à plaire dans sa jeunesse; il y paroissoit encore par ses manières affectées. Elle auroit été excellente actrice pour jouer les rôles de caractère. Sa physionomie rubiconde, et sa taille d'une grosseur si monstrueuse, qu'elle avoit peine à marcher, lui donnoient l'air d'un Bacchus femelle. Elle prenoit soin d'exposer à la vue deux grosses tétasses flasques et ridées, qu'elle fouettoit continuellement avec ses mains pour y attirer l'attention. Quoiqu'elle eût 60 ans passés, elle étoit requinquée comme une jeune personne; coiffée en cheveux marronnés tout remplis de pompons couleur de rose, qui faisoient la nuance claire de son visage, et si couverte de pierres de couleur qu'on l'eut prise pour l'arc-en-ciel. La reine fut obligée par ordre du roi de lui rendre la première visite. Faites vous avertir, me dit-elle, quand je serai de retour, et allez ensuite chez la duchesse. J'obéis ponctuellement à ses ordres. Comme il étoit tard et qu'il y avoit appartement le soir, ma visite ne fut pas longue. Je trouvai la cour commencée en entrant chez la reine, qui étoit occupée à entretenir le monde. Dès qu'elle me vit, elle me demanda d'un ton de colère, pourquoi je venois si tard. J'ai été chez la duchesse, lui répondis-je, comme votre Majesté me l'a ordonné. Comment, reprit-elle, par mon ordre? je ne vous ai jamais commandé de faire des bassesses ni d'oublier votre rang et votre caractère: mais depuis quelque temps vous êtes si accoutumée à faire des lâchetés que celle-ci ne me surprend pas. Cette dure réprimande à la face du public me piqua jusqu'au vif. Je baissai les yeux, et quelque effort que je fisse pour tenir contenance, je ne pus en venir à bout. Tout le monde blâma la reine et me plaignit tout bas. Mdme. de Grumkow, quoique femme d'un fort méchant mari, avoit beaucoup de mérite. Elle s'approcha de moi pour me demander ce qui portoit la reine à me traiter avec tant de dureté. Je levai les épaules sans lui répondre.

Le roi, le Margrave de Bareith, et la cour de Bevern arrivèrent le lendemain. Le Margrave me fut présenté chez la reine, où il me fit des protestations sans fin, comme il n'y avoit plus de six jours jusqu'à celui fixé pour mes noces. Le roi ordonna absolument à la reine d'accorder l'entrée libre chez moi au Margrave et à son fils. Ils n'en profitèrent pas beaucoup, car j'étois toute la journée chez elle, et ne les voyois qu'un moment le soir en présence de beaucoup de monde.

Le 19. je fus surprise de trouver cette princesse toute changée à mon égard. Elle m'accabla de caresses, m'assurant que j'étois le plus cher de ses enfans. Je ne compris rien à son procédé; mais elle se démasqua le soir, me tirant à part dans son cabinet: vous allez être sacrifiée demain, me dit-elle; malgré tous mes efforts je n'ai pu parvenir à retarder votre hymen. J'attends un courrier d'Angleterre et je suis sûre d'avance que le roi, mon frère, se désistera du mariage de votre frère; moyennant quoi le roi ne fera plus de difficultés pour rompre vos engagemens avec le prince héréditaire. Cependant comme j'ignore combien de temps le courrier tardera encore à arriver, et que je ne trouve aucun expédient pour empêcher que vos noces ne se fassent demain, il m'est venu une idée qui peut me mettre l'esprit en repos, et c'est de vous que j'en attends l'exécution. Promettez-moi donc, de n'avoir aucune familiarité avec le prince et de vivre avec lui comme frère et soeur, puisque c'est le seul moyen de dissoudre votre mariage, qui sera nul s'il n'est pas consommé. Le roi survint dans le temps que j'allois lui répondre, et il lui fut impossible de me parler de tout le soir, tant elle fut obsédée.

Le lendemain matin je me rendis en déshabillé dans son appartement. Elle me prit par la main et me conduisit chez le roi pour y faire ma renonciation à l'allodial, coutume établie pour tout pays. J'y trouvai le Margrave et son fils, Grumkow, Poudevel, Toulmeier et Voit, ministre de Bareith. On me lut la formule du serment qui portoit, que je me désistois de mes prétentions sur tous les biens allodiaux, tant que mes frères et leur postérité masculine existeroient, mais qu'en cas de leur mort je rentrerois dans tous mes droits d'héritière présomptive. Le serment fait, on en exigea un second qui me jeta dans une surprise extrême, n'ayant point été prévenue sur ce sujet. C'étoit de renoncer pour jamais à l'héritage de la reine, si elle venoit à décéder sans avoir fait de testament. Je restai immobile. Le roi s'apercevant de mon trouble me dit les larmes aux yeux en m'embrassant: il faut vous soumettre, ma chère fille, à cette dure loi; votre soeur d'Ansbac a passé même condamnation. Dans le fond ce n'est qu'une formalité, car votre mère est toujours maîtresse de faire un testament quand elle voudra. Je lui baisai la main en lui représentant, qu'il m'avoit fait promettre authentiquement d'avoir soin de moi, et que je ne pouvois croire qu'il me traiteroit avec tant de dureté. Il n'est pas temps de faire des difficultés, repliqua-t-il d'un ton de colère; signez de bonne grâce ou je vous ferai signer par force. Il me dit ces derniers mots tout bas. Il fallut donc lui obéir bon gré mal gré. Dès que cette maudite cérémonie fut finie, il me fit beaucoup de caresses, me loua de ma soumission et fut libéral en promesses qu'il n'avoit pas dessein de tenir.

Nous nous mîmes ensuite à table où il me fit asseoir à côté de lui. Il n'y avoit que le prince, mes soeurs et frères, et la duchesse de Bevern. J'étois triste et pensive. Il est naturel de faire des réflexions sur le point de contracter des noeuds qui décident du bonheur ou du malheur de notre vie.

Dès que nous eûmes dîné, le roi ordonna à la reine de commencer à me parer. Il étoit quatre heures et je devois être prête à sept. La reine voulut me coiffer. Comme elle n'étoit pas habile au métier de femme de chambre elle n'en put venir à bout. Ses dames y suppléèrent; mais aussitôt que mes cheveux étoient accommodés d'un côté elle les gâtoit, et tout cela n'étoit que feinte pour gagner du temps, dans l'espérance que le courrier arriveroit. Elle ignoroit qu'il étoit déjà en ville, et que Grumkow en avoit les dépêches. On peut bien s'imaginer qu'il ne les donna au roi qu'après que la bénédiction fut donnée. Tout cela fut cause que je fus attifée comme une folle. A force de manier mes cheveux, la frisure en étoit sortie; j'avois l'air d'un petit garçon, car ils me tomboient tous dans le visage. On me mit la couronne royale et 24 boucles de cheveux, grosses comme un bras. Telle étoit l'ordonnance de la reine. Je ne pouvois soutenir ma tête, trop foible pour un si grand poids. Mon habit étoit une robe d'une étoffe d'argent fort riche avec un point d'Espagne d'or, et ma queue étoit de douze aunes de long. Je faillis de mourir sous cet accoutrement. Deux des dames de la reine et deux des miennes portoient ma queue. Ces deux dernières étoient Mlle. de Sonsfeld, soeur de ma gouvernante, et Mlle. de Grumkow, nièce de mon persécuteur. J'avois été obligée d'accepter celle-ci, le roi l'ayant voulu absolument. Mdme. de Sonsfeld fut déclarée ce jour-là abbesse de Volmerstedt et le roi lui conféra lui-même l'ordre de ce chapitre. Nous nous rendîmes tous au grand appartement. J'en ferai une petite description ici.

Il est composé de six grandes chambres, qui aboutissent à une salle magnifiquement ornée en peintures et architecture. Au sortir de cette salle on entre dans deux chambres très-bien décorées, qui conduisent à une galerie ornée de très-beaux tableaux. Tout ceci est en enfilade. Cette galerie qui a 90 pieds de long, fait l'entrée d'un second appartement composé de 14 chambres aussi vastes et aussi bien décorées que les premières, au bout desquelles on trouve une salle fort spacieuse, qui est destinée pour les grandes cérémonies. Il n'y a rien de rare à tout ce que je viens de décrire; mais voici le merveilleux. La première chambre contient un lustre d'argent qui pèse 10,000 écus; tout l'assortiment accompagne cette pièce en poids. La seconde est encore plus superbe. Les trumeaux y sont d'argent massif et les miroirs de 12 pieds de hauteur; 12 personnes peuvent se placer commodément aux tables qui sont placées sous ces miroirs; le lustre est beaucoup plus grand que le précédent. Toute cela va en augmentant jusqu'à la dernière salle, qui renferme les pièces les plus considérables. On y voit les portraits du roi et de la reine et ceux de l'Empereur et de l'Impératrice, tout en grand avec des cadres d'argent. Le lustre pèse 50,000 écus; le globe en est si grand qu'un enfant de huit ans pourroit y entrer commodément. Les plaques ont six pieds de haut, les guéridons en on douze, le balcon pour la musique est aussi de ce précieux métal; en un mot cette salle contient plus de deux millions d'argenterie en poids. Tout cela est travaillé avec art et avec goût. Mais dans le fond c'est une magnificence qui ne réjouit pas la vue et qui a beaucoup de désagrément; car au lieu de bougies on y allume des cierges, ce qui cause une vapeur suffocante et noircit les visages et les habits. Le roi, mon père, avoit fait faire toute cette argenterie après son premier voyage à Dresde. Il avoit vu dans cette ville le trésor du roi de Pologne: il voulut renchérir sur ce prince, et ne pouvant le surpasser du côté des pierres précieuses et rares, il s'avisa de faire fabriquer ce que je viens de décrire, pour posséder une nouveauté qu'aucun souverain de l'Europe n'avoit encore eue.

Ce fut dans cette dernière salle que se fit la cérémonie de mon mariage. On fit une triple décharge de canon lorsqu'on nous donna la bénédiction. Tous les envoyés, à l'exception de celui d'Angleterre, y étoient. Le Margrave de Schwed fut obligé de s'y trouver par ordre exprès du roi. Après avoir fait et reçu les félicitations, on me fit asseoir sur un fauteuil sous le dais, à côté de la reine. Le prince héréditaire commença la bal avec ma soeur d'Anspac. Il ne dura qu'une heure; après quoi on se mit à table. Le roi avoit fait tirer aux billets, pour éviter les disputes de rang parmi tant de princes étrangers. Je fus placée au haut bout avec le prince, chacun sur un fauteuil. Le Margrave, mon beau-père, étoit à côté de moi. Le roi qui n'avoit point de moitié, se mit à côté du prince. Il y avoit 34 principautés à cette table. Le roi se divertit à enivrer le prince, et le fit tant boire qu'il le vit enfin en pointe de vin. Deux dames restèrent tout le temps derrière moi, et les Mrs. de service qu'on m'avoit donnés, qui étoient le colonel Vreiche et le major Stecho, me servirent tout le temps aussi bien que Mr. de Voit, qui avoit été déclaré mon grand-maître, et Mr. Bindemann qu'on m'avoit donné pour gentil-homme de la chambre. Après le souper nous repassâmes dans la première salle où tout étoit préparé pour la danse des flambeaux. Cette danse est une vieille étiquette allemande; elle se fait en cérémonie. Les Maréchaux de la cour avec leurs bâtons de commandant commencent la marche; ils sont suivis de tous les lieutenants-généraux de l'armée, qui portent chacun un cierge allumé. Les nouveaux époux font deux tours en marchant gravement; la mariée prend tous les princes l'un après l'autre; quand elle a fini sa tournée, le marié prend sa place et fait le même tour avec les princesses. Tout cela se fait au ton des timbales et des trompettes. La danse finie, on me conduisit dans le premier appartement, où on avoit tendu un lit et un meuble de velours cramoisi brodé de perles. Selon l'étiquette la reine devoit me déshabiller, mais elle me trouva indigne de cet honneur et ne me donna que la chemise. Mes soeurs et les princesses me rendirent cet office. Dès que je fus en déshabillé tout le monde prit congé de moi et se retira, à l'exception de ma soeur d'Anspac et de la duchesse de Bevern. On me transporta alors dans mon véritable appartement, où le roi me fit mettre à genoux et m'ordonna de réciter tout haut le credo et le pater. La reine étoit furieuse et maltraitoit tout le monde. Elle avoit appris que le courrier étoit arrivé, ce qui la mettoit au désespoir; elle me dit encore mille duretés avant de s'en aller.

Il faut avouer que mon mariage est la chose du monde la plus extraordinaire. Le roi, mon père, l'avoit fait à contre-coeur et s'en repentait tous les jours; il auroit pu le rompre et l'accomplit contre ses désirs. Je n'ai pas besoin de parler des sentimens de la reine, on peut assez voir par ce que j'en ai écrit combien elle y étoit contraire. Le Margrave de Bareith en étoit aussi mécontent que ces derniers. Il n'y avoit consenti que dans l'espérance d'en tirer de grands avantages, dont il se voyoit frustré par l'avarice du roi. Il étoit jaloux du bonheur de son fils, et son esprit méfiant lui donnoit des peurs paniques dont j'aurai lieu de parler dans la suite. Je me trouvai donc mariée contre le gré des trois personnes principales qui pouvoient disposer de mon sort et de celui du prince, et cependant de leur consentement. Quand je réfléchis quelquefois à tout cela, je ne puis m'empêcher de croire une destinée, et ma philosophie cède quelquefois aux pensées que l'expérience me fait naître sur ce sujet. Mais trêve de réflexions! ces mémoires ne finiroient jamais, si je voulois écrire toutes celles que j'ai faites dans les différentes situations où je me suis trouvée.

Le lendemain matin le roi, suivi des princes et des généraux, vint me rendre visite et me fit présent d'un service d'argent. La reine selon les règles devoit me faire le même honneur, mais elle s'en dispensa. Malgré tous mes chagrins je n'oubliai pas mon frère. J'envoyai Mr. de Voit chez Grumkow, pour le sommer de sa parole. Il me fit assurer qu'il en parleroit au roi, mais que je devois patienter quelques jours, puisqu'il falloit prendre sa bisque pour réussir.

Le 23. il y eut bal au grand appartement. On tira aux billets avant que d'y aller. Je tirai numéro 1. Avec le prince on compta 700 couples, tous gens de condition. Il y avoit quatre quadrilles. Je conduisis la première, la Margrave Philippe la seconde, la Margrave Albert la troisième et sa fille la quatrième. La mienne me fut assignée à la galerie de tableaux. La reine et toute les principautés en étoient.

J'aimois la danse; j'en profitai. Grumkow vint m'interrompre au milieu d'un menuet. Eh mon Dieu, Madame, me dit-il, il semble que vous soyez piquée de la tarentule; ne voyez-vous donc point ces étrangers qui viennent d'arriver? Je m'arrêtai tout court, et regardant de tout côté je vis en effet un jeune homme habillé de gris qui m'étoit inconnu. Allez donc embrasser le prince royal, me dit-il, le voilà devant vous. Tout mon sang se bouleversa dans mon corps de joie. O ciel, mon frère! m'écriai-je; mais je ne le trouve point; où est-il? faites-le moi voir au nom de Dieu! Grumkow me conduisit à lui. En m'approchant je le reconnus, mais avec peine. Il étoit prodigieusement engraissé et avoit pris le cou fort court, son visage étoit aussi fort changé et n'étoit plus si beau qu'il l'avoit été. Je lui sautai au cou; j'étois si saisie que je ne proférois que des propos interrompus, je pleurois, je riois comme une personne hors de sens. De ma vie je n'ai senti une joie si vive. Après ces premiers mouvemens j'allai me jeter aux pieds du roi, qui me dit tout haut en présence de mon frère: êtes-vous contente de moi? vous voyez que je vous ai tenu parole. Je pris mon frère par le main et je suppliai le roi de lui rendre son amitié. Cette scène fut si touchante, qu'elle tira les larmes des yeux de toute l'assemblée. Je m'approchai ensuite de la reine. Elle fut obligée de m'embrasser, le roi étant vis-à-vis d'elle, mais je remarquai que sa joie n'étoit qu'affectée. Je retournai encore à mon frère, je lu fis mille caresses et lui dis les choses les plus tendres; à tout cela il étoit froid comme glace, et ne répondoit que par monosyllabes. Je lui présentai le prince auquel il ne dit mot. Je fus étourdie de cette façon d'agir, j'en rejetai cependant la cause sur le roi qui nous observoit et qui intimidoit par-là mon frère. Sa contenance même me surprenoit; il avoit l'air fier et regardoit tout le monde du haut en bas. On se mit enfin à table. Le roi n'y fut pas et soupa tête-à-tête avec son fils. La reine en parut inquiète et envoya épier ce qui se passoit. On lui rapporta qu'il étoit de fort bonne humeur et qu'il parloit fort amicalement avec mon frère. Je crus que cela lui feroit plaisir, mais quelque effort qu'elle fît, elle ne pouvoit cacher son secret dépit. En effet elle n'aimoit ses enfans qu'autant qu'ils étoient relatifs à ses vues d'ambition. L'obligation que mon frère m'avoit de sa réconciliation avec le roi, lui faisoit plus de peine que de joie, n'en étant pas l'auteur. Au sortir de table Grumkow vint me dire, que le prince royal gâtoit encore toutes ses affaires. L'accueil qu'il vous a fait, continua-t-il, a déplu au roi; il dit, que si c'est par contrainte pour lui, il doit s'en offenser, puisqu'il lui marque en cela une défiance qui ne lui promet rien de bon pour l'avenir, et si au contraire sa froideur provient d'indifférence et d'ingratitude pour votre Altesse royale, il ne peut l'attribuer qu'à la marque d'un mauvais coeur. Le roi en revanche est très-content de vous, Madame, vous en avez agi sincèrement; continuez toujours de même et faites, au nom de Dieu! que le prince royal en agisse avec franchise et sans détours. Je le remerciai de son avis, que je trouvai bon. Le bal recommença. Je me rapprochai de mon frère et lui répétai ce que Grumkow venoit de me dire; je lui fis même quelques petits reproches sur son changement. Il me répondit, qu'il étoit toujours le même et qu'il avoit ses raisons pour en agir ainsi.

Il me rendit visite le lendemain matin par ordre du roi. Le prince eut l'attention de se retirer et me laissa seule avec lui et Madame de Sonsfeld. Il me fit un récit de tous ses malheurs, tels que je les ai décrits. Je lui fis part des miens. Il parut fort décontenancé à la fin de ma narration; il me fit des remercîmens des obligations qu'il m'avoit et quelques caresses, dont on voyoit bien qu'ils ne partoient pas de coeur. Il entama un discours indifférent pour rompre cette conversation, et sous prétexte de voir mon appartement il passa dans la chambre prochaine où étoit le prince. Il le parcourut des yeux pendant quelque temps depuis la tête jusqu'aux pieds, et après lui avoir fait quelques politesses assez froides, il se retira.

J'avoue que son procédé me dérouta. Ma gouvernante tiroit les épaules et n'en pouvoit revenir. Je ne connoissois plus ce cher frère, qui m'avoit coûté tant de larmes et pour lequel je m'étois sacrifiée. Le prince remarquant mon trouble me dit, qu'il voyoit bien que je n'étois pas contente et qu'il étoit surpris du peu d'amitié que le prince royal me faisoit que surtout il étoit fort mortifié de remarquer qu'il n'avoit pas le bonheur de lui plaire. Je tâchai de lui ôter ces idées et continuai d'en agir de même avec mon frère. Je ferai ici une petite interruption. Ces mémoires ne sont remplis que d'événemens tragiques qui pourroient enfin ennuyer, il est juste de les diversifier quelquefois par des circonstances plus gaies, quoi qu'elles ne me regardent pas.

La reine avoit à sa cour une Dlle. de Pannewitz, qui étoit sa première fille d'honneur. Cette dame étoit belle comme les anges, et possédoit autant de vertu que de beauté. Le roi, dont le coeur avoit été jusqu'alors insensible ne put résister à ses charmes; il commença en ce temps-là à lui faire la cour. Ce prince n'étoit point galant; connoissant son foible il prévit qu'il ne réussiroit jamais à contrefaire les manières de petit-maître ni à attraper le style amoureux: il resta donc dans son naturel et voulut commencer le roman par la fin. Il fit une description très-scabreuse de son amour à la Pannewitz et lui demanda, si elle vouloit être sa maîtresse. Cette belle le traita comme un nègre, se trouvant fort offensée de cette proposition. Le roi ne se rebuta pas, il continua de lui en conter pendant un an. Le dénouement de cette aventure fut assez singulier. La Pannewitz ayant suivi la reine à Brunswick, où devoient se faire les noces de mon frère, rencontra le roi sur un petit degré dérobé, qui menoit à l'appartement de cette princesse. Il l'empêcha de s'enfuir et voulut l'embrasser, lui mettant la main sur la gorge. Cette fille furieuse lui appliqua un coup de poing au milieu de la physionomie avec tant de succès, que le sang lui sortit d'abord par le nez et par la bouche. Il ne s'en fâcha point et se contenta de l'appeler depuis la méchante diablesse. J'en reviens à mon sujet.

Il sembloit que tous les démons de l'enfer fussent déchaînés contre moi. Le Margrave d'Anspac voulut aussi se mêler de me persécuter. C'étoit un jeune prince fort mal élevé; il vivoit comme chien et chat avec ma soeur, qu'il maltraitroit continuellement. Celle-ci y donnoit quelquefois lieu. Sa cour n'étoit composée que de gens malins et intrigans, qui l'animoient contre celle de Bareith. Ces deux pays sont voisins, et quoique leur intérêt soit d'être amis et d'agir de concert, leur jalousie mutuelle est cause de leur désunion. Le Margrave d'Anspac et sa cour ne pouvoient digérer mon mariage avec le prince héréditaire. On faisoit mille faux rapports de celui-ci à l'autre. Piqué au vif contre nous il nous rendoit de mauvais services auprès de la reine, tournant en mal toutes nos paroles et nos actions. Il étoit secondé par ma soeur Charlotte, qui attisoit le feu tant qu'elle pouvoit. J'étois informée de tout cela, ma soeur cadette m'en ayant avertie, mais je faisois semblant de l'ignorer.

Il se donna encore plusieurs bals à mon honneur et gloire; le reste du temps nous jouions chez la reine. Les princes étoient obligés de passer la soirée avec le roi et d'assister à la tabagie, d'où ils ne revenoient qu'à l'heure du souper.

Le Margrave d'Anspac s'avisa de se mettre sur la friperie du prince héréditaire; il le turlupina sur un sujet très-sensible. J'ai déjà dit que le mère de celui-ci étoit une princesse de Holstein. Elle s'étoit si mal conduite, et avoit fait tant d'extravagances, que le prince son époux, alors encore apanagé, s'étoit vu obligé de la faire enfermer dans une forteresse appartenante au Margrave d'Anspac. Elle étoit le sujet des piquantes railleries que ce prince faisoit à mon époux, qui en témoigna son ressentiment et y répondit fort sensément. Je respecte trop la présence du roi, lui répliqua-t-il, pour répondre sur-le-champ et comme il le faut à de tels propos, mais je saurai prendre ma revanche quand il en sera temps. Mon frère et les princes étoient présens; il firent leur possible pour les raccommoder; mais tout ce qu'ils purent obtenir du prince héréditaire fut, qu'il ne passerait pas outre jusqu'au surlendemain. Je remarquai le soir même beaucoup d'altération sur le visage du prince, mais quelques instances que je lui fisse, il ne voulut point m'en dire la cause. Je l'appris le jour suivant par le Margrave, mon beau-père, qui en avoit été informé par le duc de Bevern. Nous parlâmes tous deux au prince. Je lui fis concevoir que ce différent ne pouvoit avoir que des suites fâcheuses; c'étoit renouveler en premier lieu une vieille catastrophe fort désagréable pour mon père et pour lui; son adversaire étoit son beau-frère, un prince sans héritiers, dont le pays devoit lui retomber après sa mort, ce qui auroit causé en cas d'accident beaucoup de faux jugemens préjudiciables à la gloire du prince. La colère où il étoit l'empêcha d'écouter nos raisons. Le duc de Bevern, qui survint, le sermonna tant, qu'il lui donna sa parole de se tenir tranquille, pourvu que le Margrave d'Anspac lui fit faire des excuses. Tous me conseillèrent de parler à ce dernier et de tâcher de les rapatrier. Tout le jour se passa donc paisiblement. Je pris encore mes mesures le soir avec le duc et la duchesse. J'étois fort triste et inquiète, dans l'appréhension que cette affaire n'allât mal. Ma soeur, qui en étoit informée et nous épioit, me jeta tout-à-coup les bras au cou: je suis au désespoir, me dit-elle, de ce qui s'est passé hier; mon époux est dans son tort; je vous demande pardon pour lui de l'incartade qu'il a faite, je l'en gronderai d'importance. Je suis bien fâchée, lui répondis-je, que vous ayez entendu notre conversation. Soyez persuadée que la dissension de nos époux ne diminuera en rien la tendresse que j'ai pour vous. Je vous demande seulement une grâce, qui est de ne point vous mêler de tout ceci, vous ne ferez que vous attirer du chagrin et vous aigrirez encore plus les esprits. Après bien des représentations elle me le promit. Le Margrave d'Anspac étoit toujours assis à côté de moi. Le soir, dès que nous fumes levés de table et que la reine fut sortie, je l'accostai fort civilement et m'apprêtois à lui parler de l'affaire en question. Ma soeur ne m'en laissa pas le temps et débuta par lui chanter pouille. Il se mit en colère et haussa la voix pour lui répliquer des duretés. Le prince héréditaire, qui en entendit quelques-unes, crut qu'elles s'adressoient à lui; il s'approcha à son tour, lui demandant raison de son procède. Venez, venez, lui dit-il, vuider notre différent, il faut des actions et non des paroles. Le pauvre Margrave resta stupéfié. Allons donc, continua le prince, venez vous battre, ou je vous jette dans la cheminée où vous pourrez griller à votre aise. Cette menace fit tant de peur à son antagoniste, qu'il se prit amèrement à pleurer, ce qui produisit une tragi-comédie. Mon frère et tous ceux qui étoient là firent de grands éclats de rire. Le Margrave, rempli de frayeur, se sauva dans la chambre d'audience de la reine, qui se promenoit gravement sans faire semblant de rien; il s'y cacha derrière un rideau. La duchesse, qui l'avoit suivi, voulut bien lui rendre l'office de nourrice et le consoler, l'assurant que le prince héréditaire ne le tueroit pas. Mais tout cela ne rassura point ce pauvre enfant, qui n'eut le courage de sortir de sa niche que lorsque son antagoniste fut parti. Mon frère, le Margrave mon beau-père et le prince Charles emmenèrent celui-ci. Je les trouvai encore ensemble lorsque je rentrai chez moi. La scène qui venoit de se passer nous fournit matière à plaisanter; le pauvre Margrave d'Anspac n'y fut pas épargné. Le duc de Bevern le reconduisit chez lui, où il exhala sa colère par des vomissemens et une diarrhée, qui pensa l'envoyer à l'autre monde. Cette forte évacuation ayant chassé sa bile et l'ayant remis dans un état plus rassis, il fit des réflexions sérieuses sur le danger qu'il avoit couru. La crainte de la grillade le fit résoudre à faire des avances au prince héréditaire; le duc de Bevern en fut chargé. Le prince héréditaire accepta les excuses du Margrave; la paix se fit et depuis ce temps ils n'ont plus eu de démêlé personnel.

Quelques jours après le roi conféra un régiment d'infanterie à mon frère; il lui rendit son uniforme et son épée. Son domicile fut fixé à Rupin, où étoit son régiment; ses revenus furent augmentés, et quoique fort modiques il pouvoit faire la figure d'un riche particulier. Il fut obligé de partir pour aller à sa garnison. Quoiqu'il fût fort changé à mon égard, cette séparation me fit une peine infinie. Je ne comptois plus le revoir avant mon départ, ce qui me toucha vivement. Il en parut attendri, et le congé fut plus tendre que notre première entrevue. Sa présence m'avoit fait oublier tous mes chagrins; je les ressentis plus fortement après son départ. Du côté de la reine c'étoit toujours la même chanson; elle se contraignoit devant le monde, mais en particulier elle me traitoit d'autant plus cruellement.

Le roi ne me regardoit plus depuis mes noces, et tous ces grands avantages qu'il m'avoit promis s'en alloient en fumée. Il n'y avoit que deux moyens de s'insinuer auprès de lui; l'un étoit de lui fournir de grands hommes, l'autre de lui donner à manger avec une compagnie, composée de ses favoris, et de lui faire boire rasade. Le premier de ces expédiens m'étoit impossible, les grands hommes ne croissant pas comme les champignons, leur rareté même étoit si grande, qu'à peine en trouvoit-on trois dans un pays qui pussent convenir. Il fallut donc choisir le second parti. J'invitai ce prince à dîner. Toutes les principautés en furent. La table étoit de 40 couverts et servie de tout ce qu'il y avoit de plus exquis. Le prince héréditaire fit les honneurs de la vigne. Il n'y eut que lui seul d'hommes qui restât dans son sens. Le roi et le reste des conviés étoient ivres morts. Je ne l'ai jamais vu si gai; il nous mangea de caresses le prince et moi. Mon arrangement lui plut si fort, qu'il voulut rester le soir. Il fit venir la musique et envoya chercher plusieurs dames de la ville. Il commença le bal avec moi et dansa avec toutes les dames, ce qu'il n'avoit jamais fait. Cette fête dura jusqu'à trois heures après minuit.

Ce prince partit le 17. de Décembre pour aller à Nauen, où il avoit fait préparer une magnifique chasse de sanglier. Tous les princes, tant étrangers que du sang, l'y suivirent. Ce petit voyage ne dura que quatre jours et me donna encore de nouveaux chagrins.

Le Margrave d'Anspac ne faisoit que dissimuler son dépit contre le prince depuis leur dernier différent; il cherchoit avec ardeur une occasion de se venger. Il faut rendre justice à qui elle est due. Le prince a de l'esprit et le coeur bon; il est enclin à la colère; ceux qui sont autour de lui sont de vrais suppôts de satan, qui l'ont précipité dans le vice et tâchent encore d'étouffer les bonnes qualités qu'il possède. Il n'avoit que 17 ans, étoit sans expérience et mal conseillé. J'ai déjà dit que pour faire sa cour à la reine il lui servoit d'espion. Elle ne manqua pas de lui demander des nouvelles à son retour de Nauen. Il lui répondit, que celles qu'il savoit étoient très-mauvaises; qu'elle avoit tous les sujets du monde d'être mécontente de mon mariage; que je deviendrois la plus malheureuse personne de l'univers, puisque j'avois un vrai monstre de mari, enseveli dans les plus affreuses débauches, qui passoit les nuits à s'enivrer avec les domestiques et les gueuses du cabaret; qu'il étoit pair et compagnon avec cette racaille, et que la chronique scandaleuse débitoit qu'il y avoit eu une bataille où il avoit reçu des coups. Cette confidence bien loin d'affliger la reine lui fit plaisir. Elle se résolut de s'en donner les violons à mes dépens. Dès que tout le monde se fut assemblé chez elle, elle nous fit asseoir en cercle et tourna adroitement la conversation sur le séjour de Nauen. Sans nommer personne elle se mit sur la friperie du prince qu'elle ne ménagea point et qu'elle turlupina d'une façon sanglante. Je m'aperçus d'abord que c'étoit lui qu'elle apostrophoit, mais je ne comprenois rien à ses discours. Elle parloit de combat, de blessures, choses inconnues pour moi, et elle jetoit des regards malins à ma soeur Charlotte, qui lui répondoit par signes en me regardant. Le Margrave de Bareith étoit sérieux et de mauvaise humeur, et toute la compagnie baissoit les yeux. Le jeu mit fin à cette conversation. Ma soeur d'Anspac, qui avoit beaucoup d'amitié pour moi, voyant mon inquiétude, me mit au fait de l'énigme. Il n'y avoit que cinq semaines que j'étois mariée; j'avois étudié le caractère du prince et lui avois trouvé beaucoup de sentimens et le coeur trop bien placé pour commettre les infamies dont on l'accusoit. Le duc de Bevern m'assura même qu'il n'y avoit pas un mot de vrai, que le prince héréditaire ne l'avoit pas quitté un moment et qu'ils avoient couché porte à porte. Nous conclûmes l'un et l'autre que cette belle fable étoit une invention du Margrave d'Anspac. Le duc se chargea de détromper le roi auquel on avoit fait aussi ce beau rapport, et me pria fort de me mettre au dessus de toutes les railleries de la reine, puisque dans le fond elle ne pouvoit me rendre malheureuse. Le Margrave d'Anspac ou plutôt sa cour avoit fait savoir cette même nouvelle au roi et au Margrave de Bareith. Ce dernier sans rien examiner étoit dans une rage terrible contre son fils; il me ramena le soir dans ma chambre, où il le traita fort durement. Le prince n'eut pas de peine à se justifier; il auroit éclaté contre l'auteur de la fourberie, si nous ne l'en eussions empêché.

Cette aventure fut sue le lendemain de toute la ville. Elle fit beaucoup de déshonneur au Margrave d'Anspac et le rendit odieux. Le roi en fut fort irrité, mais il dissimula de crainte d'aigrir les esprits. La reine en fut penaude et bien fâchée de ne pouvoir trouver prise sur un gendre qu'elle haïssoit cordialement.

Quelques jours après elle me demanda d'un air malin, se je ne m'étois point encore informée de ce qui étoit stipulé pour moi dans mon contrat de mariage. Je suis curieuse de savoir, me dit-elle, les grands avantages que le roi vous a faits et combien vous aurez de revenus. Je ne sais comment Mr. Gidikins (résident d'Angleterre) l'a appris; mais je sais bien qu'il a dit, qu'une femme de chambre de la princesse de Galles avoit de plus gros gages que vous n'auriez de revenus par an. Je vous conseille de prendre vos mesures d'avance, car si vous gueusez après, ce ne sera pas ma faute, du moins ne vous attendez plus à rien de moi. Je n'ai pas fait votre mariage, c'est au roi, en qui vous avez eu tant ce confiance, à avoir soin de vous.

Ce raisonnement ne me pronostiqua rien de bon. Je questionnai le soir même Mr. de Voit sur cet article. Quelle fut ma surprise en apprenant ce détail. Le roi pour tout potage avoit prêté au Margrave un capital de 260 mille écus sans intérêts; on devoit tous les ans, à commencer de l'année 1733, rembourser 25 mille écus de ce capital. Ma dot étoit comme à l'ordinaire de 40 mille écus. En dédommagement de la renonciation que j'avois faite à l'héritage de la reine, il me donnoit 60 mille écus. C'étoient les mêmes accords qui avoient été faits avec ma soeur. De la part du Margrave les revenus annuels du prince et les miens, y compris notre cour, étoient fixes à 14 mille écus, dont il me revenoit 2000. On comptoit encore sur cette somme les étrennes et les présens extraordinaires, ainsi bien compté et rabattu il me restoit 800 écus pour mon entretien. Le roi comptoit pour avantages le régiment qu'il avoit donné au prince, et le service d'argent dont il m'avoit fait présent. Je laisse à juger de mon étonnement. Mr. de Voit me dit, que le roi avoit tout réglé; qu'il avoit cru que c'étoit de mon consentement, sans quoi il m'en auroit avertie plutôt, et qu'il n'y avoit plus de remède, les conventions étant faites et signées.

Après avoir rêvé quelque temps à ma situation présente, je pris le parti de m'adresser à Grumkow. Je l'envoyai chercher le lendemain matin. Mr. de Voit lui expliqua en peu de mots le cas dont il s'agissoit. Grumkow me fit serment de n'avoir point été consulté sur toute cette affaire. Je suis surpris, continua-t-il, de n'en avoir pas été informé, c'est un mal qui n'est plus à réparer. Il faut chercher d'autres expédiens et tâcher d'extorquer une pension au roi; mais avant de lui en parler il faut absolument attendre que le Margrave, votre beau-père, soit parti. Je connois notre Sire, il est tenace comme le diable, quand il s'agit de donner; si je lui en parle à présent, il fera des querelles d'allemand à ce prince pour faire augmenter vos revenus, ce qui causera des brouilleries dont infailliblement vous serez la victime; au lieu que s'il est loin, sa Majesté sera obligée de remédier au tort qu'il vous a fait. Je vous promets mon secours, Madame, et je vous ferai savoir quand il sera temps de lui parler vous-même. Je lui fis beaucoup de remercîmens et lui promis de suivre ses conseils.

La reine s'étoit divertie à mes dépens; elle étoit instruite de toute cette affaire et n'avoit souhaité que je m'en informasse que pour m'humilier. Elle entretenoit sans cesse des mouches autour de mes appartemens; elle fut avertie sur-le-champ de la visite Grumkow et devina tout de suite quel en étoit le sujet. Elle voulut s'en assurer et me tirer les vers du nez. Après m'avoir parlé quelque temps fort amiablement, elle se rabattit sur mon départ. Je suis au désespoir de vous perdre, me dit-elle; j'ai fait mon possible pour reculer le terme de notre séparation. Ce qui m'afflige le plus c'est de vous voir si mal pourvue; je sais tout cela sur le bout du doigt. Le roi vous a cruellement abandonnée; je l'ai prévu, vous n'avez pas voulu me croire. Cependant j'approuve beaucoup que vous ayez parlé à Grumkow, je suis persuadée que s'il le peut il vous rendra service; que vous a-t-il conseillé? J'avoue ma bêtise, je lui contai toute ma conversation avec ce dernier, la conjurant de garder le secret. Je vous le promets, continua-t-elle, je connois trop la conséquence de ce que vous venez de me dire pour en parler. Pour mes péchés elle resta l'après-midi seule avec le roi. Ne sachant comment l'entretenir elle lui découvrit le pot aux roses et lui révéla ce que je lui avois confié. Le roi affecta de me plaindre et d'être touché de mon état, mais dans le fond il fut vivement piqué que je me fusse adressée à elle et à Grumkow. Il étoit soupçonneux; il s'imagina que je faisois des intrigues et voulut m'en punir. A peine eut-il quitté la reine qu'il se fit donner mon contrat de mariage et retrancha quatre mille écus de la somme destinée pour le prince et pour moi.

La reine victorieuse du bon service qu'elle venoit de me rendre me fit appeler au plus vite. Vous n'avez plus besoin, me dit elle lorsque j'entrai, de mêler Grumkow de vos affaires; j'ai parlé au roi, continua-t-elle en m'embrassant, je lui ai conté notre conversation de ce matin, il a paru attendri et m'a promis de vous satisfaire. Peu s'en fallut que je ne devinsse statue de sel comme la femme de Loth. Mon premier mouvement s'exhala en jérémiades et en reproches respectueux sur son indiscrétion. Elle s'en fâcha et me fit taire à force de duretés. Je maudis mille fois mon imprudence; j'en recevois le salaire, je ne pouvois en murmurer. Grumkow m'en fit faire de sanglans reproches par Mr. de Voit et me fit avertir de la belle oeuvre que le roi venoit de faire. Il me fit d'amères plaintes de ce que je l'avois exposé à colère de ce prince, et me fit assurer qu'il ne se mêleroit jamais plus de ce qui me regarderoit. Cette dernière aventure me poussa à bout et me causa un violent chagrin.

Le Margrave, mon beau-père, la cour d'Anspac, de Meinungen et de Bevern partirent dans ces entrefaites. Je regrettai beaucoup cette dernière et surtout la duchesse, pour laquelle j'avois pris une tendre amitié. Elle avoit été confidente de mes peines et m'avoit rendu beaucoup de bons offices.

Le roi retourna à Potsdam, où la reine eut ordre de le joindre avec moi, devant partir de là pour Bareith. L'impatience de m'y trouver me faisoit compter les heures et les minutes. Berlin m'étoit devenu aussi odieux qu'il m'avoit été autrefois cher. Je me flattois, à l'exclusion des richesses, de mener une vie douce et tranquille dans mon nouveau domicile et de commencer une année plus heureuse que celle qui venoit de finir.