Title : Miss Rovel
Author : Victor Cherbuliez
Release date
: April 6, 2009 [eBook #28523]
Most recently updated: January 4, 2021
Language : French
Credits : Produced by Daniel Fromont
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Victor Cherbuliez (1829-1899), Miss Rovel (1875), édition de 1906]
de l'Académie française
1906
Droits et traduction et de reproduction réservés.
Tom Jones, s'il faut en croire son biographe, rencontra un soir dans les environs d'Upton un vieux misanthrope qui s'était fait ermite; on l'appelait l'homme de la montagne. Vêtu d'une peau d'âne, il vivait au fond d'un bois, où il n'avait pas de peine à éviter les passants, attendu qu'il n'y passait personne. Il employait ses journées, soit à contempler sa longue barbe blanche, soit à observer les plantes et les étoiles. Il professait que tout est beau dans l'univers, excepté l'homme, qui déshonore la création; sa misanthropie lui venait d'avoir été dans ses jeunes années abandonné par sa maîtresse, trahi par son ami, qui était son obligé. Tom Jones essaya vainement de lui faire entendre raison. "Pourquoi, lui disait-il, vous en prendre à tout le genre humain de vos injures particulières? Vous avez été la victime d'un accident fâcheux; mais, croyez-moi, je connais des hommes sans venin et des femmes sans tache.—Vous êtes encore bien jeune, lui répondit le vieillard, et à votre âge je pensais comme vous."
Raymond Ferray ne portait point une barbe blanche; au moment où commence cette histoire, il avait à peine trente-quatre ans. Il n'était point vêtu d'une peau d'âne, car, s'il s'inquiétait peu de déplaire aux autres, il tenait à se plaire à lui-même. Ce qui lui était commun avec l'homme de la montagne, c'est qu'ayant été, lui aussi, trahi par la femme qu'il aimait, son aventure l'avait rendu misanthrope ou, pour mieux dire, misogyne. A l'âge des passions sérieuses, il avait juré qu'il n'en aurait plus et mis les femmes au défi de forcer l'entrée de son coeur. Il se sentait protégé contre elles par la hauteur de son mépris.
Fils d'un médecin de province qui s'était établi à Paris, il était demeuré orphelin de fort bonne heure. Un oncle lui servit de tuteur, et lui fut plus utile pour gérer son patrimoine, qui n'était point méprisable, que pour le conseiller dans le choix d'un état. Il est superflu de dire aux vignobles de la Bourgogne qu'ils sont nés pour produire du vin; Raymond n'avait pas besoin qu'on l'aidât à démêler sa vocation. Après avoir balancé quelque temps entre la poésie et la science, il se résolut à les cultiver l'une et l'autre. Il estimait que l'exacte précision est la vertu des grands poètes, et que, si un peu de science éloigne de la poésie, beaucoup de science y ramène. Sa prodigieuse précocité d'esprit avait été l'admiration et l'effroi de ses professeurs. A dix-huit ans, il savait l'hébreu, le persan et l'arabe. La nature l'avait visiblement prédestiné au métier d'orientaliste. De taille moyenne, robuste et nerveux, maigre, basané, le nez aquilin, les yeux noirs, bien fendus, le regard à la fois vif et caressant, la bouche mince et un peu dure, il avait l'air d'un Arabe; sa physionomie offrait ce singulier mélange de douceur presque féminine et de fierté sauvage, presque féroce, qui est propre à l'Oriental. Ses camarades de lycée l'avaient surnommé le Bédouin. Dans leur bouche, ce sobriquet n'était pas une injure. S'ils goûtaient médiocrement ses manières brusques, où perçait quelque hauteur, en revanche ils appréciaient la sûreté de son commerce, la noblesse de son caractère généreux et franc comme l'or.
Sa barbe poussait à peine qu'il avait commencé à rassembler des matériaux pour écrire l'histoire de Mahomet, qui selon lui n'avait pas encore été écrite. Ce devait être son monument. Quelques juges compétents, qui étaient dans le secret de ses portefeuilles, assuraient que le futur biographe du prophète était un homme de génie, qu'il unissait à une vaste érudition une sagacité peu commune, qu'il était appelé à renouveler l'histoire de l'Orient par d'importantes découvertes. Comme Ansse de Villoison, Raymond aurait mérité d'être de l'Institut à vingt-quatre ans. Il s'en souciait peu; il avait l'humeur libre, volontaire, un peu cassante, répugnait à se laisser enrégimenter, et préférait infiniment la science aux corps savants.
Il approchait de la trentaine quand il publia le premier volume de son histoire de Mahomet, qui justifia toutes les prédictions de ses amis. Avant d'écrire le second, il voulut faire connaissance avec l'Arabie. Il y passa deux ans, parcourut à cheval ou à dos de chameau les vallons rocheux de l'Yémen, les pâturages du Nedjed, les plages sablonneuses de l'Asha, devisa sous la tente avec le Wahabite et le Bédouin. Par un trait d'audace qui aurait pu lui être fatal, il voulut visiter les saints lieux. Déguisé en derviche, il se fit recevoir dans une caravane de pieux pèlerins musulmans; il alla prier avec eux sur le tombeau du prophète, avec eux il fit sept fois le tour de la Caaba et baisa dévotement la pierre noire. S'il eût été reconnu, il aurait payé cher sa témérité, et, à vrai dire, il fut plus d'une fois en danger de sa vie; il dut son salut à son teint bronzé, à son nez aquilin, à sa merveilleuse possession de la langue et à son remarquable sang-froid. De retour à Djeddah, il écrivit un récit de sa prouesse, qui parut dans une revue célèbre et attira sur le faux pèlerin l'attention de l'Europe. Il publia peu après un recueil de sonnets faits de main d'ouvrier, où respiraient l'Arabie, l'immensité du désert, une sagesse rêveuse qui avait pris le turban.
Raymond n'était pas allé en Arabie à la seule fin d'y converser avec l'ombre de Mahomet; il s'était éloigné de Paris par obéissance. En coûte-t-il d'obéir quand on aime? Ce Bédouin avait le coeur ardent, il ne savait pas aimer à moitié. La belle Mme de P…, qu'il adorait, avait fait la sottise d'épouser un homme aussi violent que libertin, qui la rendait fort malheureuse. Raymond fut le confident de ses peines, bientôt il l'en consola; c'est un pas qui se franchit aisément. Il était depuis dix-huit mois le plus heureux des mortels, quand M. de P… fut atteint d'une de ces maladies qui ne pardonnent point. Il devint impotent, puis tout à fait perclus, perdit la vue, et les médecins déclarèrent qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Mme de P…, qui joignait à la beauté toutes les délicatesses du coeur, dit un soir à Raymond: "Il me répugne de tromper un malade. Mon mari est condamné, respectons ses derniers jours. Allez au désert faire moisson de science et de gloire, illustrez un nom qu'avant peu je serai fière de porter. Quittons-nous pour quelque temps et jurez-moi de ne pas m'oublier."
Cette dernière recommandation était superflue. Raymond emportait en Orient cinquante projets de travaux, cent problèmes à résoudre et un souvenir adoré, qui donnait du prix à tout le reste. Il s'en entretenait avec lui-même dans toutes les langues qu'il savait. Quand on a le bonheur de parler l'arabe et celui d'être aimé de Mme de P…, deux ans d'exil passent comme un jour. Il reçut de sa maîtresse, chemin faisant, plusieurs missives des plus tendres; il s'en exhalait un parfum de passion qui lui semblait plus précieux mille fois que la myrrhe et que le baume de La Mecque. La dernière qui lui parvint lui apprit que M. de P… n'était plus de ce monde. Cette nouvelle le rendit un peu fou. Il employa huit heures consécutives à contempler la beauté de son avenir dans la fumée de son chibouque. Il se sentait de force à soulever des montagnes, à renouveler tous les miracles de Mahomet. Il lui semblait que, pareil au prophète, les pierres et les plantes le saluaient, que, s'il l'eût voulu, il eût mis la lune dans sa manche. Il répétait dans la joie de son coeur le verset du Coran: "Tu posséderas le jardin promis, qu'arrosent des eaux éternellement fraîches, qu'ombragent des arbres éternellement verts. Là tu seras visité par les anges, qui entreront par toutes les portes." Il n'en demandait pas tant; un ange suffisait à son paradis. Il passa la nuit accoudé à sa fenêtre, le regard perdu dans le firmament; il croyait y voir briller les yeux qu'il aimait
Quelques mois plus tard, il arrivait à Paris, le coeur en proie à cette délicieuse inquiétude qui accompagne les grandes espérances. Il se demandait: "Quel sera son premier mot? aura-t-elle la force de parler? aurai-je celle de rester debout devant elle? n'allons-nous pas mourir de joie l'un et l'autre?" Il arrive, il accourt. Un concierge bourru lui épargna la peine de gravir l'escalier qui menait à son paradis; cet homme cruel lui apprit que Mme de P… était en Italie, qu'elle y faisait son voyage de noces, s'étant remariée quinze jours auparavant à un agent de change sur le retour.
Le coup fut terrible, il atteignait en plein coeur un homme extrême dans tous ses sentiments, abandonné à sa passion comme un musulman à son destin. Raymond tomba dangereusement malade; pendant six mois, il fut entre la vie et la mort. Cependant la vigueur de sa constitution l'emporta. Il sortit vivant de son lit, mais il n'était plus que l'ombre de lui-même. Mahomet, l'Arabie, ses talents, ses rêves d'avenir et de gloire, il ne ressentait plus pour tout ce qu'il avait aimé ou espéré qu'une profonde et amère indifférence. Il était comme détaché de sa propre vie; le Raymond Ferray qu'il avait connu pendant trente ans lui semblait un étranger qui avait succombé aux suites d'un accident. Impatient d'oublier tout à fait ce mort, il résolut de quitter Paris pour dépayser ses souvenirs, d'aller enterrer dans quelque retraite fermée aux humains sa désespérance et ses colères, qui s'étendaient à toute la race d'Eve et d'Adam; car s'il détestait toutes les femmes, qui ne sont que caprice et mensonge, il ne pouvait pardonner aux hommes de se laisser gouverner par ce méchant et dangereux animal. Il se trouva que, pendant son séjour en Arabie, un de ses oncles, marié à une Genevoise, était mort sans enfants, laissant à son neveu une petite terre située à trois quarts de lieue de Genève. Il s'avisa que cette terre, qui s'appelait l'Ermitage, pouvait bien être son fait. Dès qu'il fut en état de voyager, il se mit en route pour visiter son héritage, qui lui plut. Une jolie maison plantée sur la crête d'un coteau, un jardin, un verger en pente, trois grands saules au milieu d'un pré, dans le bas un petit bois de frênes et de peupliers au bord d'une eau courante,—pouvait-il trouver mieux? S'il avait résolu de s'enterrer, il n'était pas de ces gens à qui tout est égal, et qui, pourvu qu'on ne les secoue pas, s'accommodent d'un enterrement de dernière classe. Il entendait jouir de quelque confort dans son cercueil; il y fut bientôt installé.
Le prince de Ligne a dit que l'agriculture et la métaphysique sont deux retraites honorables, où, si l'on peut encore être trompé, du moins on ne l'est plus par les hommes. Raymond, qui avait de la facilité pour tout, s'entendit bien vite à cultiver son jardin; il y employait le meilleur de son temps. Le soir, il philosophait. Il avait répudié à jamais ses études favorites, comme si elles eussent été les complices de son infortune; l'arabe et le persan lui étaient également odieux, il rougissait de penser qu'il avait composé jadis dans la langue de Saadi des madrigaux en l'honneur des beaux yeux de Mme de P… Cependant, comme il fallait quelque occupation à un esprit si actif, il conçut le projet de traduire en vers Lucrèce, ce hautain contempteur des dieux et des passions, le plus sombre des grands poètes, le seul qu'il prît encore plaisir à lire. Il en possédait une édition rare, qu'il fît magnifiquement relier. C'était son évangile. Il jugea inutile d'écrire dans la marge comme certain commentateur anglais: " Nota bene , quand j'aurai terminé mon livre sur Lucrèce, il faudra que je me tue." Sortant à peine d'une maladie qui l'avait rudement éprouvé, il aimait à se persuader qu'il en avait dans l'aile, et que sa vie serait plus tôt finie que sa traduction.
Quelle que fût son aversion pour les femmes, Raymond en avait une avec lui, et il se fût difficilement passé de sa compagnie. Cette femme était Mlle Agathe Ferray, sa soeur. Mince, fluette, presque diaphane, boitant légèrement du pied gauche, la vue basse, les yeux clignotants, le nez pointu, remuant sans cesse les lèvres comme si elle eût marmotté d'éternels orémus ou secrètement conversé avec elle-même, elle avait l'air attentif et inquiet d'une souris occupée à grignoter une pensée. Assurément elle n'était ni belle ni jolie; mais le sourire qui éclairait ce visage éveillé était presque divin,—il exprimait une mansuétude infinie et comme un abîme de bonté. Si Mlle Ferray voulait du bien à toute la création, y compris ses poules et ses chats, elle réservait à son frère le fond de son coeur. Elle avait douze ans de plus que lui et lui avait tenu lieu de mère dans son enfance. Pour ne point le quitter, elle avait refusé dans le temps un parti honorable. Ce frère, qui la rudoyait quelquefois, était sa gloire, son dieu et son roman; elle croyait à son génie, elle lui rendait un culte. Aussi fut-elle navrée de douleur quand il lui annonça sa résolution d'abandonner Paris et de briser sa carrière pour vivre désormais en ermite. Elle avait peine à concevoir que, parce que Mme de P… avait épousé un agent de change, ce fût une raison pour renoncer à tout. Après avoir hasardé quelques timides observations, qui furent mal accueillies, elle se résigna. Elle affecta même d'approuver son frère, d'entrer dans sa querelle avec la vie; toutefois elle se promettait de ramener ce coeur aigri. Elle était optimiste par tempérament; elle tenait,—c'était son mot,—que tout finit par s'arranger, et croyait du meilleur de son âme à une Providence incessamment occupée de débrouiller les cas embrouillés, de raccommoder, de ravauder, de rhabiller, de redresser les affaires et les gens qui clochent. Elle se dit qu'il fallait laisser passer la première fougue d'un désespoir qui lui semblait excessif; pleine de confiance dans l'action bienfaisante du temps, elle tint pour assuré que la raison aurait son jour. En attendant, cette excellente ménagère s'appliquait à rendre la vie agréable à son malade. Elle lui faisait bonne chère, et, faute de mieux, elle l'encourageait à tailler ses rosiers et à traduire Lucrèce. A peine Raymond eut-il passé trois mois à l'Ermitage, elle eut la joie de voir sa santé se raffermir, son humeur s'adoucir, l'âpreté de son chagrin se changer en ce que le fabuliste appelle les sombres plaisirs d'un coeur mélancolique. Il est certain que l'Ermitage était un endroit charmant. Le printemps, un ruisseau, un saule, un rossignol,—c'est à peu près le bonheur pour qui n'y croit plus.
Si bien qu'on s'y prenne pour vivre en solitaire, il est rare qu'on n'ait quelque voisin. A une portée de fusil au-delà du ruisseau que Raymond aimait à voir courir, s'élevait une maison fort élégante: elle était louée chaque année par son propriétaire à quelqu'un de ces nombreux oiseaux de passage que la belle saison attire à Genève. Cette villa, qu'on nommait la Prairie, était demeurée vide et close pendant plusieurs mois; mais dans les premiers jours d'août elle ouvrit ses portes et ses fenêtres, et une étrangère en prit possession. C'était une Anglaise qui approchait de la quarantaine, et qui s'était rendue célèbre dans tous les pays civilisés par sa beauté miraculeusement conservée, par l'élégance suprême de sa taille, par son port de sultane ou de déesse, et surtout par le nombre et l'éclat de ses aventures, dont quelques-unes avaient été fort bruyantes.
Lady Rovel n'était point de ces femmes qui se cachent, ou qui composent avec le monde, ou qui disent une chose et en font une autre. Ce que lady Rovel faisait, elle le disait; ce qu'elle disait, elle le faisait. Elle était à sa façon une femme à principes, elle professait ouvertement les siens, et déclarait tout haut que sans aventures la vie serait d'un ennui mortel, qu'elle était venue au monde pour y faire sa volonté et que sa volonté bien arrêtée était de ne point s'ennuyer, qu'au surplus elle ne devait qu'à elle-même compte de ses actions, et que le qu'en-dira-t-on n'en impose qu'aux sots. Quand une Anglaise se décide à jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle le lance si haut que la terre entière le voit tomber.
Lady Rovel avait épousé à seize ans le gouverneur d'une des Antilles anglaises. Ayant constaté après quelques années de mariage que son humeur était absolument incompatible avec celle de l'honorable sir John Rovel, elle avait quitté la Barbade pour revenir en Europe, où elle promenait de capitale en capitale ses cheveux châtains tressés en couronne, ses robes un peu trop voyantes et ses innombrables fantaisies. Superbe, impérieuse, elle savait bien tout ce qu'elle valait, se laissait longtemps adorer en pure perte, désespérait son monde, et tout à coup se rendait comme par un effet mystérieux de la grâce. Les heureux de ce monde qui avaient eu part à ses bontés, et parmi lesquels figuraient de très-grands personnages et une tête couronnée, s'étaient vus traités par elle comme des sujets par leur souveraine. Elle exigeait d'eux une soumission absolue, les menait le bâton haut, et à la moindre incartade rompait avec eux sans retour. Le fond de l'affaire est que, comme Diogène, sa lanterne à la main, elle cherchait un homme. Elle avait cru plus d'une fois le trouver, et n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'elle s'était trompée; mais, quand on a le goût de la science et le génie des découvertes, on ne se rebute pas aisément. Elle continuait de chercher, elle ne désespérait pas de trouver.
Sa dernière méprise avait été un prince valaque dont elle s'enticha au point de partir avec lui pour la Syrie. Ce prince de hasard ayant fait une assez médiocre figure dans une rencontre avec des brigands, elle le bannit de son coeur dans la minute et le planta là. Elle se fut volontiers consolée de son erreur en liant partie avec le chef de bande qui l'avait détroussée. Il se trouva qu'en dépit de sa physionomie romantique ce coupeur de bourses était peu galant, qu'il prisait beaucoup plus une belle rançon qu'une belle femme. Furieuse de sa double déception, lady Rovel, dès qu'elle eut recouvré sa liberté, repassa en Europe et vint en Suisse se refaire de ses lassitudes. En arrivant à Genève, elle consulta un médecin qui lui conseilla la campagne, le repos et le lait d'ânesse. Sans se soucier du déplaisir qu'elle allait causer à un ex-arabisant, elle vint se loger dans son voisinage, se proposant d'y passer la fin de l'été.
Elle prenait assez régulièrement son lait d'ânesse, et ce n'est pas là ce qui incommodait Raymond; mais il goûtait peu sa façon d'entendre et de pratiquer le repos. Il est des femmes à qui la Faculté recommande en vain la solitude, qui leur est interdite par la nature. Elles exercent une puissance d'attraction à laquelle rien ne résiste; où qu'elles se posent, elles y deviennent le centre d'un tourbillon. Enfermez un rayon de miel dans un buffet, vous serez bien habile si vous empêchez les mouches d'y courir. Lady Rovel n'était pas depuis trois jours dans sa Prairie que tous les étrangers de distinction qui se trouvaient de passage à Genève eurent vent de son arrivée. Elle connaissait toute l'Europe, et toute l'Europe la connaissait. Jeunes ou vieux, les uns conduits par l'habitude, d'autres par la curiosité, d'autres encore par l'espérance, s'empressèrent de forcer sa porte. Elle tint bientôt cour plénière, et cette cour était bruyante. Tout ce monde allait et venait à cheval ou en voiture; on déjeunait sur l'herbe, on dînait et on soupait sur la terrasse, on tirait le pistolet, on causait et on riait. Il y avait le soir des illuminations vénitiennes et des concerts qui se prolongeaient fort avant dans la nuit. Ce grand hourvari chagrinait cruellement les oreilles de Raymond et interrompait ses muets entretiens avec les sylvains de son petit bois, qui avait perdu son mystère. Ce malade aurait volontiers fait mettre de la paille devant sa porte: il adorait les longs silences. Le seul bruit qu'il pût agréer était le murmure d'une eau qui s'écoule, les confidences qu'un peuplier échange à mots couverts avec le vent, et, passé minuit, l'aboiement lointain d'un chien de garde qui a des raisons avec un passant ou avec la lune.
Lady Rovel avait deux enfants, un fils qui était resté à la Barbade avec son père, et une fille qu'elle avait amenée en Europe. Miss Meg Rovel n'avait pas encore attrapé ses seize ans. C'était une blonde aux yeux noirs, bien prise dans sa taille, très-formée pour son âge, pleine de force, de santé, vive, remuante, le pied et la main toujours en l'air. On la traitait en enfant, et ce n'était que justice, bien qu'elle s'en plaignît et maugréât contre les robes courtes qu'on la condamnait à porter;—mais cette enfant en pleine sève promettait déjà d'être un jour aussi belle que sa mère. L'une était une admirable fleur de serre chaude; en voyant l'autre, on pensait à une superbe pêche d'espalier. Encore un peu de pluie et de soleil, et demain le fruit sera mûr: heureux qui le mangera!
Meg avait été pour sa mère tour à tour une idole et un embarras. Lady Rovel était fière de cette beauté naissante; mais c'est un grand rémora qu'un enfant dans une vie très-accidentée et très-vagabonde. Quand lady Rovel avait le coeur inoccupé, elle se persuadait qu'elle était la plus tendre des mères et ne voyait rien de plus adorable que sa fille. Cette illusion durait tant bien que mal jusqu'au jour où elle se flattait derechef d'être sur la piste de l'homme idéal. Elle passait alors un nouveau bail avec ses passions, et, tout entière à son caprice, elle entreposait Meg quelque part, comme on se débarrasse d'un paquet qui gêne. Après quoi, son expérience ayant avorté comme les précédentes, dégrisée de sa chimère et renonçant pour jamais, c'est-à-dire jusqu'à la nouvelle lune, à trouver le phénix dont le rêve l'obsédait, il lui souvenait subitement qu'elle avait une fille, que cette fille était nécessaire au bonheur de sa vie. Comme elle avait au repos une excellente mémoire, elle se rappelait exactement où elle l'avait posée, et courait l'y chercher.
C'est ainsi que les choses s'étaient passées à son retour de Syrie, et voilà comment il se faisait que Meg était devenue, elle aussi, la voisine de Raymond Ferray. Si tendre mère qu'elle fût, lady Rovel ne trouvait dans sa vie tourbillonnante que trois minutes chaque jour pour s'occuper de l'éducation de sa fille. L'enfant croissait comme il plaisait à Dieu, sous la garde d'une négresse langoureuse nommée Paméla, laquelle ne la gardait guère, sa seule étude étant de se requinquer, de contempler son nez camus et ses dents blanches dans un petit miroir de poche qui ne la quittait pas. Aussi Meg était-elle à peu près la maîtresse absolue de l'emploi de son temps. Le travail qu'elle préférait à tous les autres était de jouer à la crosse, de se balancer sur les échaliers, de grimper aux arbres, de pêcher des écrevisses dans le ruisseau, de déchirer ses robes à toutes les broussailles. Dans ses promenades, elle échappait sans cesse à l'indolente Paméla, qui la redemandait à tous les échos, criant d'une voix nasillarde: "Meg, revenez donc! Meg, où êtes-vous? Meg, prenez-y garde, les écrevisses vous mangeront!" Raymond entendait de son jardin ces longs appels, et souhaitait de tout son coeur que Meg fût mangée une fois pour toutes. Il avait d'autres griefs plus sérieux contre cette terrible enfant. Elle avait des notions assez vagues sur le tien et le mien, un goût prononcé pour la maraude. Il la soupçonnait de franchir quelquefois le ruisseau pour venir faire main basse sur ses espaliers. Il la guetta, la surprit en flagrant délit; mais, souple comme une anguille, la jeune picoreuse lui glissa entre les doigts et s'enfuit à toutes jambes en le narguant.
Mlle Agathe Ferray était loin de partager les ires de son frère contre leurs voisines. L'indulgence, cette fille du ciel, s'était bâti dans son coeur un temple inviolable, le sanctuaire de ses grâces. Cette débonnaire personne comprenait tout, excusait tout, pardonnait tout. Lorsqu'on lui contait les forfaits de quelque sacripant, elle commençait par se récrier, par s'indigner, puis elle ajoutait bien vite: "Et pourtant, quand on y réfléchit, cela s'explique, et si l'on pouvait obtenir de ce scélérat qu'il promît de ne pas recommencer, eh! bon Dieu! il faudrait lui pardonner." S'il y avait beaucoup de gens du caractère de Mlle Ferray, il n'y aurait plus de procès dans ce monde, les tribunaux chômeraient, les avocats fermeraient boutique. Ses yeux révélaient les exquises bienveillances de son âme, ils semblaient crier comme les anges du Seigneur: Paix sur la terre! bonne volonté envers les hommes! Au surplus, elle avait une autre raison de prendre en patience les déportements de lady Rovel et de sa fille. Pour sainte qu'elle fût, elle ne laissait pas d'être femme; elle ne s'accommodait guère d'une vie trop unie, à l'abri de tous les incidents. Je soupçonne que sainte Thérèse elle-même n'était pas fâchée d'avoir des voisins et de savoir ce qui se passait de l'autre côté de sa haie,
…… car pour les nouveautés On peut avoir parfois des curiosités.
Ce sont les fines épices des vies innocentes. Comme les femmes ont des grâces d'état pour apprendre ou deviner ce qu'elles veulent savoir, et qu'on aime toujours à exercer ses talents, trois jours avaient suffi à Mlle Ferray, sans se remuer beaucoup, pour découvrir à peu près qui était lady Rovel et pour imaginer le reste.
A l'insu de son frère, elle eut l'occasion de voir de près cette lionne britannique et de faire envers elle acte de courtoisie. Les plates-bandes de l'Ermitage renfermaient d'épais buissons de roses mousseuses d'une incomparable beauté. Lady Rovel, passant à cheval sur le chemin, avisa ces roses à travers la grille, et commanda sans autre cérémonie à son groom de lui en apporter un bouquet. Mlle Ferray, qui se trouvait là, s'empressa de satisfaire à cet auguste désir. Elle fit le bouquet, se donna le plaisir de l'offrir en personne, et fut récompensée de son obligeance par un signe de tête et un sourire olympiens.
Deux jours plus tard, se promenant au bord du ruisseau, elle aperçut Meg assise sur l'autre rive, les jambes ballantes, et causant avec une pie apprivoisée qui faisait ses délices. Mlle Ferray ajusta son lorgnon sur son nez. Après quelques instants de muette contemplation: "Ma belle enfant, s'écria-t-elle, au lieu de voler des pêches, pourquoi n'en demandez-vous pas?"
Meg répondit effrontément: "Chère mademoiselle, c'est que les pêches volées ont meilleur goût que les autres."
Et, se levant, elle lui tira sa révérence.
Loin de se scandaliser de l'impertinence de Meg, Mlle Ferray avait emporté de son court entretien avec elle une vive admiration pour ses grands yeux noirs, qui semblaient lui manger le visage, et une profonde pitié pour cette enfant abandonnée, pour l'avenir qui lui était réservé. Les exemples que miss Rovel avait sous les yeux, les conversations qu'elle entendait dans le salon de sa mère, les longues heures qu'elle passait dans la solitude, qui est bien souvent l'avocat du diable, tout devait contribuer également à pervertir cette jeune âme. Qui la sauverait d'elle-même et des autres? L'excellente demoiselle rumina le cas dans sa tête; à la campagne, on a du temps pour suivre ses pensées, et les siennes couraient si vite qu'elle avait souvent peine à les rattraper.
Un matin que Raymond arpentait son verger avec sa soeur, il redoubla de plaintes sur le fâcheux voisinage dont l'affligeaient les destinées. La veille au soir, la lune étant dans son plein, lady Rovel avait imaginé de dresser sa table au bord du ruisseau qui formait la limite des deux propriétés. Après le souper, les violons, les hautbois et le cor de chasse avaient tenu Raymond éveillé jusqu'à l'aube. Pour l'achever, son jardinier venait de l'informer qu'une nouvelle insulte avait été faite à ses fruits; cinq ou six de ses plus belles pêches avaient disparu avec la branche qui les portait. Raymond avait donc sujet de pester contre les hautbois de lady Rovel et contre les hauts faits de miss Meg. Il déclara que sa patience était à bout, qu'il aviserait aux moyens de protéger son sommeil et ses espaliers.
Mlle Ferray vénérait trop son frère pour le contredire ouvertement. Elle était toujours de son avis, quitte à reprendre en détail tout ce qu'elle lui avait concédé en gros; c'est encore un art où les femmes excellent. Elle abonda dans son sens, épousa tous ses griefs; puis elle lui représenta timidement que la nuit, quand la lune éclaire, un air de hautbois n'est pas désagréable, qu'à l'égard des pêches il n'était point démontré que ce fût miss Rovel qui les eût mangées. Elle ajouta que cette pauvre petite, comme elle l'appelait, ayant été surprise en flagrant délit, il n'y avait pas d'apparence qu'elle se permît de récidiver, que la leçon lui avait sans doute profité, que l'Ermitage n'avait plus rien à craindre de ses entreprises.
Elle en était là de sa démonstration quand elle avisa au bout du verger comme une grosse boule noire qui passait d'un bond par-dessus la haie. Son frère, qui avait la vue très-longue et très-nette, lui certifia que cette boule se composait d'un poney et d'une amazone, l'un portant l'autre, et que cette amazone était Meg, qui se livrait à des exercices de haute école. Le saut périlleux qu'elle venait de faire exécuter à sa monture ne fut pas des plus heureux. Le poney tomba d'un côté, Meg de l'autre; mais elle n'était pas à la merci d'une chute. Elle se ramassa bien vite, se remit en selle, sangla au poney un grand coup de cravache, et le lança au travers du verger. Le regain était magnifique cette année; l'herbe montait jusqu'aux branches basses des pommiers, et les poiriers en avaient jusqu'aux genoux. Raymond poussa un cri d'indignation et se précipita au-devant de l'ennemi; mais l'ennemi le vit venir, se rabattit brusquement sur le bois, gagna de toute la vitesse de ses quatre jambes un endroit où le lit du ruisseau se resserrait assez pour qu'à la rigueur il fût possible de l'enjamber. En un clin d'oeil, l'enjambée fut faite, et, se sentant hors d'atteinte, Meg gagna du pays en entonnant un hurrah victorieux.
"Pour le coup, c'en est trop!" s'écria Raymond dès qu'il eut repris haleine, et il courut incontinent chez lady Rovel pour lui signifier que charbonnier entendait être maître chez lui.
Il remit sa carte à un valet de chambre, qui l'introduisit dans un petit salon où il attendit quelque temps. Enfin une porte s'ouvrit, et lady Rovel parut, vêtue d'un riche peignoir à dentelle; ses cheveux, négligemment coiffés, se jouaient sur des épaules que Junon lui aurait enviées. Elle sortait du bain, fraîche, reposée, le teint éblouissant, belle comme un soleil d'été qui surgit du sein des eaux. Malgré son parti-pris, l'ennemi des femmes ne put se défendre d'une sorte de saisissement. Il composa aussitôt son visage et lui interdit de trahir son indigne faiblesse. Il examinait lady Rovel, et lady Rovel l'examinait. D'entrée de jeu, elle fut frappée de sa figure énergique, expressive, du feu de son regard. Il lui parut à vue de pays que ce petit homme maigre pouvait bien être quelqu'un. Au demeurant, elle ne doutait pas qu'il ne fût venu lui présenter ses devoirs ou ses hommages, peut-être la remercier de ce qu'elle avait daigné admirer ses roses; sûrement il avait l'intention de déposer à ses pieds ses plates-bandes, son verger, sa maison, son boeuf, son âne et sa propre personne. Elle était accoutumée à de tels empressements.
Elle s'avança vers Raymond en attachant sur lui un regard qui n'était ni dur, ni méprisant, et lui fit signe de s'asseoir.
"Si je ne me trompe, monsieur, nous sommes voisins de campagne, lui dit-elle.
—Oui, madame, pour mon malheur," répondit-il sèchement.
Cette réponse et le geste qui l'accompagnait firent reculer d'un pas lady Rovel; elle ne souffrait guère qu'on lui parlât sur ce ton. Elle observa de nouveau Raymond, le toisa de la tête aux pieds, comme pour prendre la mesure du faquin. Elle se disait: "Quel est cet insecte? d'où sort-il? à qui en a-t-il? Serait-il assez court d'esprit pour ignorer à qui il parle?"
Cependant plus elle le regardait, moins elle réussissait, en dépit de ses efforts, à se convaincre que Raymond fût un insecte. Elle se tira d'affaire en se remontrant à elle-même qu'elle s'était trompée, qu'elle avait pris pour de l'insolence une déclaration bourrue, l'emportement d'un désespoir amoureux, que sans doute Raymond avait voulu dire: "Je suis bien malheureux d'être votre voisin, madame, car, si la Prairie ne confinait pas à l'Ermitage, je n'aurais pas l'occasion de vous voir passer devant ma grille, et la tranquillité de mon coeur comme le repos de mes nuits courraient moins de dangers."
Satisfaite de cette interprétation, qui sauvait tout: "Expliquez-vous, monsieur, reprit-elle en s'asseyant. Pourquoi êtes-vous si désolé de m'avoir pour voisine?
—Excusez-moi, madame, lui répondit-il. Je suis un original, j'ai l'humeur solitaire, et tous mes voisins me déplaisent, quels qu'ils soient, à plus forte raison quand ils ont un goût qui me paraît exagéré pour le cor de chasse. Je conviens toutefois que j'aurais tort de vous reprocher votre petite sérénade de la nuit dernière et l'insomnie qu'elle m'a procurée. Convenez de votre côté que, s'il vous est permis de faire chez vous tout ce qui vous plaît, mes droits de propriétaire sont aussi sacrés que les vôtres. Or vous avez une fille qui, permettez-moi de vous le dire, est une enfant fort mal élevée et qui n'a pas une idée très-claire du tien et du mien. A plusieurs reprises, elle est venue me voler mes pêches, et tantôt elle a pris la liberté de franchir ma haie et de faire caracoler son cheval au beau milieu de mon pré. Veuillez, je vous prie, la tenir de plus court ou la chambrer quelquefois pour lui donner certains éclaircissements sur ses droits et ses devoirs, dont elle me paraît avoir besoin."
Lady Rovel avait éprouvé pendant ce discours un accès d'étonnement et d'indignation dont elle fut presque suffoquée. Qu'un homme eût l'insigne fortune de se trouver tête-à-tête avec elle à l'heure où elle venait de sortir du bain, et que cet homme fût assez dénué de raison, assez destitué de tout jugement, assez abandonné de tous les dieux, pour employer ces courts, ces précieux instants à lui parler de ses pêches et de son foin, une telle sottise avait quelque chose de si insolite, de si étrange, de si baroque, qu'elle ne pouvait y croire, et qu'elle se demandait si c'était bien arrivé. Dès qu'elle fut revenue de sa stupeur, se levant brusquement:
"Monsieur, dit-elle, soyez assez bon pour calculer au plus juste ce que peuvent valoir votre foin et vos pêches; envoyez-moi votre note, on la paiera rubis sur l'ongle.
—Je ne vous enverrai point de note, madame, répliqua-t-il. Je désire seulement que vous adressiez à votre fille quelques avertissements salutaires, afin que je sois dispensé à l'avenir de vous importuner de mes plaintes.
—Eh! monsieur, reprit-elle en élevant la voix, sachez qu'un homme qui a un peu d'esprit ou un peu de caractère,—l'un ne va guère sans l'autre,—ne se plaint de rien à personne, qu'il règle toutes ses petites affaires lui-même, et se fait lui-même justice. Si vous surprenez Meg maraudant chez vous, tâchez de la prendre et mettez-la en fourrière. Je verrai ensuite à débattre avec vous le prix de sa rançon. Cela me procurera l'infini plaisir de revoir un homme qui, je vous l'avoue, a réussi à m'étonner, et Dieu sait combien aujourd'hui mes étonnements sont rares."
Là-dessus, l'ayant salué avec une politesse ironique, elle se dirigea rapidement vers la porte. Au moment où elle mettait la main sur le loquet, elle retourna la tête, regarda une fois encore cet homme prodigieux d'un air d'étonnement mêlé de profond dédain, comme elle eût contemplé dans quelque baraque de foire un albinos, un veau à trois têtes, ou tout autre phénomène du même genre. Puis elle murmura entre ses dents: " What a bear!
—Je sais l'anglais, madame, lui dit gracieusement Raymond en s'inclinant.
— Was fur ein Bär! reprit-elle.
—Et l'allemand, ajouta-t-il.
—En ce cas, qué oso!
—Et un peu d'espagnol," fit-il.
Elle se mit à rire à gorge déployée, et s'écria: "Fort bien, monsieur. J'aurais dû commencer par vous dire en bon français que vous êtes un des ours les plus mal léchés que j'aie jamais rencontrés dans la grande foire de ce monde." Et à ces mots, elle disparut.
Raymond rentra chez lui assez mal édifié de l'accueil qui avait été fait à ses doléances, et très-résolu d'administrer à miss Rovel la plus verte des leçons, si jamais elle lui tombait sous la main; mais le destin, qui se rit de nos colères aussi bien que de nos amours, avait décidé que ce jour même, loin de prendre vengeance de son jardin fourragé et de son herbe outrageusement foulée, il rendrait à Meg le plus essentiel des services en la tirant d'un mauvais pas où l'avait engagée une de ses innombrables étourderies.
Dans l'après-midi, il avait fait une promenade avec sa soeur. Au retour, comme ils allaient passer devant la Prairie, leur attention fut subitement attirée par des cris stridents de fureur et de désespoir, qui n'avaient rien d'humain. On eût dit tantôt l'effroyable gémissement poussé par un voyageur qui en escaladant un précipice sent se rompre la corde qui l'attache à ses compagnons, tantôt les piailleries aiguës d'un poulailler envahi par une fouine, ou le rauque rugissement d'une bête fauve tombée dans quelque embûche et qui proteste avec rage contre sa captivité.
Mlle Ferray tressaillit, pâlit, s'arrêta: "Que se passe-t-il donc chez nos voisins? dit-elle à Raymond. Je crois en vérité qu'on y égorge quelqu'un.
—La belle affaire! lui répondit-il en haussant les épaules. Je crois reconnaître la voix de miss Meg. Cette charmante enfant aime la musique comme sa mère."
Il se disposait à continuer son chemin. Elle le retint par le pan de son habit, l'assurant qu'il était arrivé quelque grand malheur, et qu'on appelait au secours. Les cris ayant redoublé d'intensité, elle se suspendit à son bras et l'entraîna le long de l'avenue d'acacias qui conduisait chez lady Rovel. Lorsque l'homme de la montagne,—Fielding nous en est garant,—entendit du haut d'une colline les appels désespérés d'une malheureuse qu'un malandrin s'apprêtait à juguler, il laissa Tom Jones voler seul à sa défense; impassible, il s'assit sur le gazon et se mit à contempler le ciel. Raymond n'était point un misanthrope aussi consommé que l'homme de la montagne; il n'est pas donné à tout le monde d'être parfait dans son métier.
Ayant traversé le vestibule sans rencontrer personne, il pénétra dans une antichambre qui contenait une grande armoire en vieux chêne fermée à double tour. C'est de cette armoire que partaient les cris. A deux pas de là, une négresse effarée marmottait des patenôtres, poussait de fréquents hélas! levait les bras au ciel, ne sachant à quel saint se vouer. Les gens perplexes sont toujours heureux de trouver à qui parler. La négresse courut à Raymond, et, s'efforçant de dominer le vacarme, elle lui expliqua en anglais que, Meg ayant eu l'indiscrétion d'essayer une robe de sa mère et la maladresse d'y faire un accroc, lady Rovel, fort irritée, l'avait enfermée dans l'armoire en vieux chêne, que sur ces entrefaites trois messieurs étaient venus la voir, qu'elle était sortie avec eux à cheval, qu'avant de sortir elle avait oublié de mettre l'enfant en liberté, qu'on ne savait quand elle rentrerait, ses promenades étant quelquefois fort longues, et qu'il était à craindre qu'avant son retour Meg ne mourût dans les convulsions. C'est ce qui faisait de Paméla la plus embarrassée de toutes les caméristes. Pendant la première demi-heure, Meg avait affecté par bravade de rire, de chanter, de dire que c'est une fort belle chose qu'une armoire et qu'elle se trouvait à merveille dans la sienne, après quoi, sentant l'air lui manquer, la crainte d'étouffer l'avait prise, et elle avait tenté d'enfoncer la porte, qui lui avait résisté. Alors, appelant Paméla, elle l'avait conjurée de lui donner la clé des champs, et, Paméla l'ayant suppliée à son tour d'avoir un peu de patience, elle l'avait injuriée, puis menacée, et enfin elle s'était mise à crier, et elle criait encore. Il était difficile de comprendre que ses jeunes poumons pussent suffire à de si prodigieux efforts.
Raymond demanda à la négresse si elle savait où était la clé de l'armoire. Paméla répondit que oui; mais elle lui représenta en se signant combien il était dangereux de se jouer à lady Rovel, d'ouvrir une porte que lady Rovel avait fermée, enfin de contrecarrer lady Rovel dans la moindre de ses volontés, qui étaient aussi sacrées que la loi et les prophètes. Raymond coupa court à ses remontrances en lui intimant l'ordre d'aller chercher la clé. Elle la lui remit en tremblant; il ouvrit aussitôt l'armoire. Pâle, échevelée, Meg sortit d'un bond de son cachot et s'élança au milieu de la chambre, attachant son oeil en feu sur son libérateur, prête à lui sauter au visage comme une jeune chatte qui, la griffe allongée, confond amis et ennemis, et cherche à qui s'en prendre de son malheur.
Son mouvement avait été si brusque, son attitude était si menaçante, que la bonne Mlle Ferray ne put réprimer un geste d'effroi; elle recula précipitamment vers la porte en couvrant ses yeux de sa main, comme pour les mettre hors d'insulte. Sa frayeur parut plaisante à Meg, dont la colère s'évanouit aussitôt et fit place à un accès d'hilarité bruyante, presque convulsive, à laquelle succéda une demi-pâmoison. Elle serait tombée toute raide sur le plancher, si Mlle Ferray ne l'eût reçue dans ses bras, et, l'asseyant sur une chaise, ne lui eût fait respirer un flacon de sels. Meg ne tarda pas à reprendre ses sens. Le premier usage qu'elle en fit fut de considérer attentivement Raymond, qui la regardait le sourcil froncé. Il commençait à se reprocher le sot mouvement de commisération qui lui avait fait rendre service à son ennemie. Sa figure était si parlante que Meg devina sans peine ce qui se passait en lui.
"Quel drôle d'air vous avez! lui dit-elle en partant d'un nouvel éclat de rire. Vous vous repentez de votre bonne action! Ce qui m'ennuie, moi, c'est que bienfait oblige, et que me voilà condamnée à ne plus vous voler vos pêches.
—Vous nous en demanderez, lui dit Mlle Ferray.
—Demander! demander! dit-elle en faisant la moue; c'est bien plus commode de prendre."
Sur ces entrefaites, la négresse, qui jusqu'alors s'était tenue prudemment à distance, voyant sa jeune maîtresse revenue à des dispositions plus pacifiques, s'approcha d'elle, et avec force circonlocutions lui insinua qu'elle venait de faire une petite provision d'air, que partant il ne lui restait plus qu'à rentrer bien gentiment dans son armoire, afin que sa terrible mère la retrouvât où elle l'avait laissée. Meg jugea la proposition fort incongrue. "Sais-tu quoi, Paméla? lui dit-elle; maman a tant d'idées en tête qu'elle s'embrouille quelquefois dans ses comptes. Je gagerais qu'en ce moment elle se ressouvient vaguement qu'elle a mis quelqu'un dans une armoire, et pourvu qu'elle y retrouve quelqu'un, elle sera contente. Fais-moi l'amitié de t'y mettre à ma place, et tout sera pour le mieux."
Paméla, qui goûtait peu cette substitution, soutint que lady Rovel, en dépit de l'abondance de ses idées, avait une redoutable exactitude de mémoire, et que son dévoûment serait en pure perte.—Seigneur Jésus! que va dire milady? s'écriait-elle d'un ton tragique, tout en se regardant à la dérobée dans son petit miroir de poche, doux exercice qu'elle pratiquait au milieu même de ses plus graves préoccupations. Mlle Ferray mit fin à ce débat en déclarant qu'elle prenait tout sur elle, qu'elle assumait toutes les responsabilités, qu'elle se chargeait de toutes les explications, bref qu'elle se faisait fort d'obtenir le pardon de Meg. "Accompagnez-nous à l'Ermitage, ma chère enfant, lui dit-elle. Je vous ramènerai ici tout à l'heure, et si votre mère veut absolument punir quelqu'un, c'est moi qui passerai la nuit dans l'armoire.
—Tôpe! cela me va, s'écria Meg en lui jetant familièrement le bras autour de la taille; mais jurez-moi que, quand je serai chez vous, monsieur votre frère ne me mangera pas."
Mlle Ferray la menaça du doigt; elle n'admettait pas qu'on parlât jamais légèrement ni du bon Dieu, ni de M. Raymond Ferray. Puis se penchant à son oreille: "Rassurez-vous, lui dit-elle, ses yeux sont plus grands que sa bouche."—Et aussitôt que Meg eut mis son chapeau, elle l'emmena à l'Ermitage. Chemin faisant, elle lui fit beaucoup de questions, accompagnées de beaucoup de caresses, que Meg recevait d'un air dégagé, en princesse qui connaît sa naissance et son mérite, et se flatte d'avoir droit à toutes les prévenances.
Mlle Ferray avait ceci de rare chez les personnes disgraciées par la nature, qu'elle adorait la beauté partout où elle la trouvait, dans une jolie femme comme dans une jolie plante. La beauté est une harmonie, et Mlle Ferray avait une belle et bonne âme qui éprouvait le besoin de croire que tout est harmonieux dans ce monde, qu'il a été créé par un grand musicien, lequel fait cheminer les astres et tourner la terre au son de son violon, et ne se permet les dissonances que pour préparer et faire valoir l'accord final. Si Mlle Ferray avait eu la tête métaphysique, elle se serait fait à elle-même de longs raisonnements pour se convaincre que les désordres apparents de la nature et de la vie contribuent à l'ordre universel. Une rose dans sa fraîcheur et les grâces d'un jeune sourire la dispensaient de raisonner; en les contemplant, elle tenait pour prouvé que le musicien existe; elle croyait entendre son violon, et se sentait heureuse de vivre. Tel était le catéchisme de Mlle Ferray, qui paraîtra peut-être insuffisant aux consciences rigoristes et aux esprits dogmatiques; mais en matière de dogme chacun prend ce qui lui convient,—chacun, comme le disait la princesse Palatine, se fait son petit religion à part soi , et la première des impertinences est de prétendre imposer la sienne aux autres. Il parut à Mlle Ferray que, de toutes les preuves de l'existence de Dieu, la plus frappante était Meg. Elle admirait les contours de son visage, que Lawrence aurait voulu peindre, ses grands yeux rayonnants, le frémissement de ses narines qui humaient la vie, ses cheveux blonds flottant librement sur ses épaules, la clarté et la franchise de son regard, sa voix pleine, étoffée, semblable au chant du merle dans les bois. Elle ne se lassait pas de l'examiner, et se disait: "Si on me chargeait d'élever cette petite, son âme serait un jour aussi belle que son visage."
De son côté, Meg se sentait portée à prendre en amitié Mlle Ferray. Rien n'est plus égoïste que l'amitié des enfants, et rien n'est plus clairvoyant que leur égoïsme. Ils ont bientôt fait de tâter le pouls aux personnes qui les entourent, de savoir ce qu'ils en peuvent attendre. Leur jeune et ardente volonté ne voit en nous, tant que nous sommes, que des obstacles ou des jouets. Meg n'avait pas fait cinquante pas à côté de Mlle Ferray, qu'elle se dit: "Cette chère demoiselle est une vraie bête du bon Dieu à qui je ferai faire tout ce que je voudrai; c'est une de ces bontés qui permettent qu'on abuse d'elles." Or le seul plaisir des enfants est d'abuser.
Tout à coup elle s'écria: "Voilà l'ennemi!" Elle venait d'apercevoir, s'avançant à sa rencontre, lady Rovel, montée sur une haquenée blanche, et qu'escortait à son ordinaire un brillant état-major international. Lady Rovel avait la vue perçante; du plus loin, elle reconnut Meg, et fut frappée d'étonnement. Il lui ressouvint aussitôt qu'elle possédait une armoire et une fille, et qu'en partant pour la promenade elle avait enfermé sa fille dans son armoire. Comment s'y était-elle prise pour en sortir? Cette question l'intéressait. Meg se dissimulait de son mieux derrière sa nouvelle amie, laquelle continuait d'avancer avec l'intrépidité des myopes, qui ne s'avisent du danger que lorsqu'ils ont mis le nez dessus. L'instant d'après, elle faillit donner de la tête contre le museau d'une cavale blanche qui lui barrait le passage. Une voix lui cria: "Si je ne suis pas trop indiscrète, mademoiselle, où donc emmenez-vous ma fille?"
L'aigreur de cette voix fit tressaillir Mlle Ferray; mais la charité ne se déconcerte pas facilement. Elle braqua ses petits yeux clignotants sur lady Rovel, et lui expliqua que les cris de Meg avaient touché ses entrailles, la priant d'excuser son audacieuse intervention: "Je ne vous rendrai cette belle enfant, madame, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante, qu'après que vous m'aurez promis de nous pardonner à toutes les deux."
Lady Rovel l'avait d'abord écoutée d'un air sévère; mais une idée lui vint,—elle en avait beaucoup, comme le disait Meg. Elle découvrit soudain que Mlle Ferray était la solution providentielle d'un petit problème qui la tracassait depuis une heure, et ce fut avec un sourire de bienveillance qu'elle lui dit: "Vous avez l'âme tendre, mademoiselle?
—C'est un reproche qu'on m'a souvent fait, madame.
—Et vous aimez les enfants?
—Passionnément.
—Autant que vos roses?
—Bien davantage, s'il est possible.
—J'en suis charmée," s'écria lady Rovel; puis rendant la bride à sa monture, elle fut se planter en face de Raymond, qui demeurait immobile à cent pas en arrière. Depuis le matin, il roulait dans sa tête la traduction d'un passage épineux du De rerum natura. Il venait d'en trouver deux vers, et, de peur de les laisser échapper, il s'était arrêté pour les écrire sur son calepin.
"Ai-je rêvé, monsieur, lui dit lady Rovel, que vous êtes venu ce matin chez moi, ému d'une noble fureur, me déclarer que ma fille, miss Rovel, était un monstre?
—Si ce ne sont les termes, c'était bien le sens, répondit-il froidement, le nez collé sur ses tablettes.
—Je croyais aussi que vous m'aviez priée de lui infliger un châtiment digne de tous ses forfaits.
—C'est vrai, madame.
—Qui a mis l'oiseau en liberté?
—C'est moi, madame; mais ce n'est pas que je lui veuille le moindre bien. Mademoiselle votre fille a une façon insupportable de crier, et je vous conjure à l'avenir de ne plus l'oublier au fond d'un buffet.
—Oui ou non, monsieur, reprit-elle, m'avez-vous déclaré ce matin du ton le plus décisif que charbonnier est maître chez lui?
—Je crois m'en souvenir, madame.
—Ma fille et mes armoires sont-elles à moi?
—Assurément, madame.
—Monsieur, le premier devoir d'un homme qui se respecte n'est-il pas d'avoir un peu de suite dans les idées?
—J'y ai renoncé depuis longtemps, madame. Dans un monde de fous, malheur à qui se pique d'être toujours raisonnable." Et il se remit à écrire.
—This man, s'écria lady Rovel, is the most insupportable of all the cold-blooded animals!
—Ce qui signifie, madame, que je suis le plus insupportable de tous les animaux à sang froid. Vous oubliez toujours que je sais les langues étrangères.
—Meg! cria du haut de sa bête lady Rovel, je vous permets d'accompagner M. Ferray chez lui. Tâchez de profiter de sa conversation, qui est aussi instructive qu'agréable."
A ces mots, elle partit au galop; son état-major la suivit et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Meg, qui pendant cet entretien s'était tenue blottie dans les jupes de Mlle Ferray, la prit par la main et se mit à courir avec elle du côté de l'Ermitage, en lui disant: "Ma bonne demoiselle, vous me donnerez l'hospitalité pendant deux heures; c'est juste le temps qu'il faut à maman pour oublier ses colères."
Les enfants proposent, et Dieu dispose. Meg, une heure plus tard, s'occupait à aider Mlle Ferray dans l'arrosage de ses plates-bandes, et prenait goût à cette occupation, qui lui était nouvelle, quand un haquet chargé de deux ou trois malles fit son entrée dans la cour. Il était précédé de la négresse. Elle tenait à la main une lettre qu'elle remit à Mlle Ferray. Cette lettre, écrite à la diable, et dont les pattes de mouche montaient de la cave au grenier, était ainsi conçue:
"Mademoiselle, on m'a proposé tantôt de partir dès ce soir pour l'Engadine, le temps étant propice, et d'aller faire l'ascension du Bernina et de quelques autres cimes où l'on assure qu'aucune femme n'est jamais montée et ne montera jamais, surtout dans cette saison. Meg est un grand empêchement à ce beau projet. Les enfants sont comme les bagages dans les armées; le jour de la bataille, il est bon qu'un soldat n'ait que son havre-sac sur le dos. Vous m'avouerez que je ne puis mener Meg au sommet du Bernina. Si je tombe dans un précipice, j'y veux tomber seule. Il m'a paru que vous aviez quelque amitié pour elle, et je ne fais aucun doute que vous ne consentiez à la garder chez vous jusqu'à mon retour. Je suis vraiment heureuse de la confier à vos bons soins. Il m'a paru aussi que monsieur votre frère s'intéressait beaucoup à l'éducation des enfants. Il s'est plaint que j'élevais mal ma fille. Je lui serai fort reconnaissante de vouloir bien retoucher mon ouvrage, et je suis sûre que Meg profitera beaucoup dans la société d'un homme si distingué,—quoique, à mon avis, il manque un peu de suite dans les idées, mais on n'est pas tenu d'être parfait. Il est bien entendu que vous avez le droit de me faire vos conditions; j'y souscris d'avance, et nous réglerons tout à mon retour comme il vous plaira. Mon absence durera probablement quinze jours ou plus longtemps, car je ne veux tromper personne, et je dois vous confesser qu'il y a quelques années, étant partie de Paris à huit heures précises du matin pour aller passer l'après-midi à Fontainebleau, j'ai poussé jusqu'à Madrid, d'où je ne suis revenue qu'au bout d'un an. Comme il faut tout prévoir, les précipices et les avalanches, s'il m'arrivait malheur sur le Bernina, veuillez écrire à l'honorable sir John Rovel, gouverneur-général de la Barbade et autres petites Antilles. Il vous indiquerait ce que vous devez faire de Meg. Votre très-reconnaissante lady Aurora Rovel. "
Il y avait beaucoup de parenthèses dans les lettres de lady Rovel; il y en avait beaucoup aussi dans son esprit et dans sa conduite, et, à vrai dire, ce qui lui plaisait le plus en ce monde, c'étaient les parenthèses. On les ouvre, on les ferme, et on reprend sa phrase ou son projet, comme si rien ne s'était passé. Aussi faisait-elle bien de compter avec les futurs contingents, non qu'on pût craindre qu'il lui arrivât malheur dans ses ascensions. Elle avait le pied sûr, une tête à l'abri de tous les vertiges; mais il pouvait se faire qu'elle rencontrât au sommet du Bernina l'homme idéal, et qu'en redescendant elle partît avec lui pour Saint-Pétersbourg ou Constantinople.
En lisant sa prose, Mlle Ferray devint rouge de plaisir; jamais elle n'avait cru plus dévotement à sa chère Providence, qu'elle aimait à voir partout, avec qui elle causait sans cesse, qui lui faisait quelquefois attendre ses réponses, mais finissait toujours par parler. Depuis une heure qu'elle connaissait Meg, elle avait dit cent fois in petto: —O Providence, si vous ne vous en mêlez, que deviendra cette blonde aux yeux noirs? O Providence, que je vous saurais gré de me la donner! J'aurais le plaisir de la regarder, le plaisir plus grand encore de l'élever; ce serait pour moi une douce occupation, et pour elle le salut et le bonheur.—A tes souhaits! je te la donne, venait de lui dire la Providence, qui cette fois avait répondu courrier par courrier.
Mlle Ferray embrassa Meg sur les deux joues. Elle lui tendit la lettre, la pria de lire à son tour. Meg lut deux fois; elle pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, et ramassant son chapeau de paille, dont elle avait coiffé un échalas, elle se mit à courir à toutes jambes pour aller retrouver sa mère, qu'elle aimait, qu'elle admirait beaucoup plus encore qu'elle ne la craignait. Paméla eut grand'peine à la rattraper. Elle lui expliqua que c'en était fait, que trois quarts d'heure avaient suffi à lady Rovel pour faire ses paquets, payer les gages de ses gens, les mettre à la porte, fermer la maison, et s'en aller prendre le train. Meg s'arracha les cheveux; elle était inconsolable. Tout à coup il lui vint une idée de traverse. "Si je reste avec vous, dit-elle à Mlle Ferray, me permettrez-vous de porter des robes longues?"
Mlle Ferray lui en donna sa parole la plus sacrée, l'assurant qu'une de ces robes serait à queue. Meg demeura un instant pensive, le nez en l'air, contemplant les nuages; elle y aperçut sans doute une grande jupe à traîne qu'elle avait cent fois enviée à sa mère. Le ciel, qu'elle interrogeait, lui déclara qu'effectivement la plus grande félicité de ce monde est de porter des robes longues. Elle s'écria: "En ce cas, c'est une autre affaire!" Et aussitôt, elle essuya ses pleurs, reprit sa gaîté et son arrosoir, et, le tenant à la main, fit deux fois à cloche-pied le tour d'une plate-bande.
Ce n'était pas tout pour Mlle Ferray d'avoir convaincu Meg, il s'agissait d'aller trouver son maître et seigneur et de lui conter l'incident. Certaine d'essuyer une bourrasque, elle cargua toutes ses voiles, et ce fut l'air penaud, le visage long d'une aune, qu'elle pénétra dans le cabinet de travail de Raymond, l'avertissant par manière de préambule qu'elle venait lui annoncer la plus fâcheuse, la plus déplorable, la plus sinistre des nouvelles. Il ne tenait qu'à lui de croire que son banquier était en fuite, ou que l'Ermitage allait être englouti par un tremblement de terre. Après lui avoir laissé le temps de passer en revue tous les désastres possibles, elle lui présenta la lettre de lady Rovel. Malgré cette habile préparation, Raymond fit un formidable haut-le-corps: "Ah! par exemple, s'écria-t-il, l'invention est admirable, et voilà une facétie assez bouffonne! Prend-on ma maison pour un hospice d'enfants trouvés? Qu'on renvoie sur-le-champ cette demoiselle à sa mère!"
Mlle Ferray lui répondit que telle avait été sa première pensée, mais que lady Rovel était partie, qu'on ne savait quel chemin elle avait pris.
"Il y a une chose encore plus certaine, reprit-il en frappant du poing sur la table, c'est que cette péronnelle ne restera pas ici une heure de plus. Qu'on les remmène brouter dans leur Prairie, elle et sa négresse!"
Mlle Ferray allégua que telle avait été sa seconde pensée, mais que lady Rovel avait eu soin de fermer sa maison et d'en emporter les clés.
"Que le diable l'emporte elle-même! Ma chère, mets bien vite ton chapeau, et, puisque Meg il y a, conduis Meg dans le premier pensionnat venu.
—Voilà qui est bien trouvé!" s'écria Mlle Ferray.
Elle s'achemina vers la porte; puis, revenant sur ses pas: "Mon bon frère, dit-elle, il faut tout prévoir. Si c'est nous qui mettons cette maudite fillette dans un pensionnat, nous en demeurons responsables, et si, comme je n'en doute pas, elle s'évadait un beau matin, ce serait à nous de courir après elle. Ne penses-tu pas que mieux vaut encore la garder ici? Dans quinze jours, sa mère viendra la reprendre.
—Dans quinze jours, ou dans quinze mois, ou dans quinze ans, répliqua-t-il avec colère. Sur quoi peut-on compter avec un hurluberlu de cette espèce? Et qui sait si cette triple folle n'a pas jugé à propos de nous faire cadeau de sa fille pour la vie? Qu'on aille sans plus tarder me chercher une voiture, je saurai bien retrouver cette tendre mère, fût-ce au sommet du Bernina, et lui restituer son bien.
—Reste à savoir si c'est au Bernina qu'elle compte aller, répondit doucement Mlle Ferray; sûrement elle a voulu nous dérouter. Tu l'as bien jugée, Raymond, c'est une triple folle, et il est possible qu'avant quelques heures elle se soit embarquée pour la Chine. Je craindrais vraiment que tu ne te dérangeasses inutilement, que tu ne perdisses tes peines et tes pas.
—Fort bien, je renonce à me mettre à sa poursuite; mais sa fille passera la nuit à la belle étoile. Aurais-tu par hasard, Agathe, la prétention de me faire adopter cette adorable enfant?
—Quelle énormité! répondit-elle. Comment peux-tu croire… Mais j'y pense, elle a un père, cette pauvre petite, et c'est à lui de disposer d'elle. Écrivons-lui. Le mal est qu'il demeure un peu loin; mais enfin dans quelques semaines nous aurons sa réponse, et quelques semaines sont bientôt passées."
Après s'être récrié contre cette proposition, après avoir tempêté de plus belle, ne trouvant rien de mieux et sur les assurances formelles qui lui furent données par sa soeur que durant son court séjour à l'Ermitage Meg serait exclusivement sous sa garde, qu'elle la cacherait sous sa jupe, qu'il n'en entendrait jamais parler, il finit par se rendre en maugréant à ses raisons. Pour ne pas perdre de temps, prenant une plume, il écrivit séance tenante au gouverneur des Petites-Antilles qu'il avait eu l'heur de trouver sa fille dans une armoire, et qu'il le priait de vouloir bien lui expliquer au plus tôt s'il devait l'y remettre ou l'expédier par une occasion à la Barbade. Pendant qu'il écrivait, Mlle Ferray s'écriait d'un air dolent: "Quel ennui! quel embarras! Qui aurait pu prévoir cette tuile? que je me repens d'avoir amené cette enfant ici!"
La lettre écrite, elle l'emporta pour la jeter dans la boîte. Dès qu'elle eut refermé la porte, son visage s'épanouit. Quelque chose lui disait que les gouverneurs des Antilles anglaises ont trop d'affaires sur les bras pour se presser de répondre aux lettres où il n'est question que de leur fille. Elle envoya par le trou de la serrure un long baiser de reconnaissance à son frère. Mlle Ferray possédait au suprême degré le don des espérances vagues, qui consistent à espérer quelque chose, sans savoir quoi. Il lui semblait que cette enfant qui venait de leur tomber du ciel jouerait un rôle heureux dans leur vie, que peut-être elle serait cause que son frère renoncerait à haïr les femmes, qu'elle le réconcilierait avec le bonheur, avec la vie, avec la gloire et avec l'arabe. Comment cela se ferait-il? Elle n'en savait rien et ne s'en inquiétait guère. C'est à la Providence de trouver le comment; elle a été mise au monde pour cela.
Mlle Ferray ne s'était pas chargée d'une tâche facile; mais elle avait l'opiniâtre patience des âmes douces et aimantes, et comme feu son frère, c'est-à-dire comme le Raymond d'autrefois, elle ne prisait que les ouvrages malaisés. Meg était un poulain ombrageux qu'un mot ou un geste faisait cabrer. La bonne Agathe entreprit d'apprivoiser par degrés cette volonté rebelle, et tout d'abord de s'insinuer doucement dans un coeur dont elle voulait gagner la confiance et l'amitié. Elle y réussit si bien que Meg en vint au bout de peu de temps à lui confesser toutes les sottises qu'elle avait faites et toutes celles qu'elle méditait, car de l'empêcher d'en faire, autant eût valu emprisonner la lune dans un puits. Pour obtenir quelque chose, Mlle Ferray exigeait très-peu. Le reste du temps, elle se contentait de cacher soigneusement à son frère des peccadilles et des fredaines qui lui auraient fait jeter les hauts cris. Il ne se douta jamais qu'un jour Meg avait dépouillé de ses fruits le plus beau de ses pommiers pour en bombarder les passants, qui avaient riposté par une grêle de cailloux. Tête nue, les cheveux au vent, Meg était demeurée maîtresse du champ de bataille; mais l'affaire avait été chaude, et le vitrage défoncé de la serre en rendait témoignage. Raymond ignora également que sa soeur avait trouvé miss Rovel juchée au sommet de la fenière, où elle fumait paisiblement une cigarette. Si la maison avait brûlé, il eût été difficile de tenir le cas secret; mais à coup sûr Mlle Ferray eût trouvé moyen de s'imputer à elle-même le sinistre, ou elle se fût écriée, selon sa formule ordinaire:—Quand on y réfléchit, cela s'explique, et pourvu que cette pauvre petite promette de ne plus recommencer, il faut lui pardonner.—Cependant elle ne pouvait tout cacher à Raymond. Il surprit plus d'une fois Meg dévastant son potager, sous prétexte que rien n'est plus bête qu'un chou, ou lutinant un bel angora qu'il chérissait et lui attachant une lanterne à la queue. Il rabrouait d'importance la jolie espiègle. Alors arrivait Mlle Ferray, clochant du pied, pareille aux Prières d'Homère, célestes avocats, qui, boiteuses, louches, marchent sur les pas du crime pour réparer ses ravages et détourner la colère des dieux.
Mlle Ferray causait beaucoup avec miss Rovel; ces entretiens lui laissaient une impression singulière, mêlée de charme et d'épouvante. Elle était effrayée et de tout ce que Meg ne savait pas, et bien plus encore de tout ce qu'elle savait. Meg était d'une ignorance crasse sur certains sujets, tandis que sur d'autres elle possédait des lumières extraordinaires, une science digne du bonnet doctoral, qu'elle avait attrapée au vol dans le salon de sa mère. Meg ne savait ni tricoter, ni broder, ni ourler un mouchoir, ni marquer une serviette, et elle s'entendait beaucoup mieux à déranger une armoire qu'à la ranger. A la vérité, elle savait lire, mais elle n'avait rien lu; elle savait écrire, mais elle avait une main déplorable. Sa littérature était fort courte aussi bien que ses connaissances historiques; elle avait vaguement ouï parler d'un Shakspeare, qui avait composé beaucoup de drôleries, d'un certain Charlemagne, célèbre par la longueur de sa barbe, et du nommé Charles Stuart, roi d'Angleterre, qui avait eu la tête coupée. Ce dernier fait lui avait paru intéressant, elle y pensait quelque fois en décapitant les choux de Raymond. Elle était aussi versée dans la géographie que dans l'histoire. En toutes ces matières, elle s'en tenait aux à-peu-près, qui lui suffisaient amplement, et se targuait de savoir par exemple qu'il fait plus chaud en Espagne qu'en Angleterre, attendu que le premier de ces pays est situé quelque part dans les environs de l'Afrique. Mlle Ferray lui ayant lu un jour Athalie , elle trouva cette comédie intéressante et très-neuve; elle en retint même un vers qui l'avait particulièrement frappée, et répétait souvent qu'il est bon
De réparer des ans l'irréparable outrage.
Par compensation, Meg savait pertinemment que l'amour est, selon la méthode qu'on emploie, le plus agréable des plaisirs ou la plus dangereuse des passions. Elle expliquait savamment à Mlle Ferray ce qu'on entend en France par le demi-monde, et ce qu'est un patito en Italie. Elle affirmait que le mariage est une institution arriérée, que les unions libres sont le mot de l'avenir. Elle possédait sur le bout du doigt la liste des amies de coeur de tous les souverains régnants, et, quand elle récitait cette litanie, on aurait pu croire qu'elle énumérait les saintes de son calendrier. Elle connaissait les aventures scandaleuses de la pairy et même de la gentry , et la chronique galante n'avait pour elle point de secrets. Elle avait appris que le duc un tel, trompé dix fois par sa femme, qu'il n'avait trompée que neuf fois, avait fait un jour son compte et s'était cru autorisé à solliciter son divorce. Elle n'ignorait point que les Polonaises, quand elles se marient, ont soin de se ménager un cas de nullité; elle estimait que cette précaution fait le plus grand honneur à leur prévoyance. Elle savait encore que lord B…, après avoir eu une suite infinie de bonnes fortunes, s'était décidé sottement à épouser sa dernière maîtresse, et que, dévoré de jalousie, il la battait comme plâtre et la tenait sous clé: d'où elle concluait sagement que, s'il est pardonnable d'épouser une femme qu'on ne peut avoir autrement, épouser une femme qu'on a eue est le dernier degré de la démence humaine.
Cette étourdissante science inquiétait fort justement Mlle Ferray. Elle découvrit pourtant qu'en dépit des apparences Meg était restée très-jeune, très-enfant, qu'elle était fort naïve dans son savoir, que les aventures de lord B… et du duc un tel étaient pour elle comme les contes fantastiques d'une bibliothèque bleue qui charmaient sa mémoire, sans qu'elle en tirât aucune conclusion directement applicable à miss Rovel, laquelle pour le moment préférait à tout le reste le plaisir de jeter des pommes aux passants. Elle découvrit aussi que Meg avait un noble orgueil qui lui faisait mettre sa personne à très-haut prix, un tour romanesque dans l'imagination qui la protégerait contre les tentations vulgaires, un grand fonds de bon sens grâce auquel cette petite personne verrait clair dans le jeu des grands et des petits trompeurs.—Faute de mieux, se disait Mlle Ferray, un coeur qui s'estime assez pour ne se donner qu'à la condition qu'on sente tout ce qu'il vaut, une imagination exigeante, ambitieuse de mettre quelque beauté dans sa vie, un esprit droit et courageux, fermement résolu à n'être dupe de rien ni de personne, sont trois garde-fous capables de préserver de plus d'une chute. Sans contredit, les principes sont plus sûrs; mais que lady Rovel lui accordât quinze mois, Mlle Ferray se faisait fort de donner des principes à Meg, bien que cela parût aussi chimérique que de faire croître des courges sur un roc dépourvu de terre végétale.
Elle s'y essayait déjà, ne faisant jamais de morale à Meg, écoutant des deux oreilles toutes ses histoires, ne paraissant se scandaliser de rien, se contentant de lui insinuer que, selon le point de vue, tout peut se justifier, que l'essentiel est de bien savoir ce qu'on veut, et d'accepter d'avance les conséquences de ses actions, par la raison que toute action décisive a ses inévitables conséquences, et qu'une fois engagés ce n'est plus nous qui tenons notre vie, c'est elle qui nous tient.—Tous les chemins qui conduisent au bonheur ou au malheur, lui disait-elle, partent du même carrefour. Il est bon de réfléchir longtemps avant de faire son choix, car ces chemins, qui d'abord semblent presque contigus, deviennent tellement divergents qu'il est impossible au repentir de retourner de l'un à l'autre. En vain s'aperçoit-on qu'on s'est trompé, il faut aller jusqu'au bout de son erreur et de son malheur. Heureusement, ajoutait-elle, pour nous empêcher de nous mettre en route sur la foi d'un choix précipité, la bonne nature a placé dans le carrefour une fontaine magique, environnée d'ombrages délicieux sous lesquels il est doux de séjourner. L'eau de cette fontaine procure à celui qui en boit des songes charmants, une joyeuse ivresse; il croit sentir en lui quelque chose de plus fort que le destin et de plus heureux que le bonheur lui-même, de telle sorte qu'occupés à savourer le rêve de la vie, nous ne nous pressons pas trop de vivre. Cette fontaine est la jeunesse,—et Mlle Ferray exhortait Meg à rester jeune longtemps, parce que c'est la seule chose dont on ne se repente jamais. Meg goûtait assez cette sagesse et cette fontaine, mais elle n'en marquait rien, se gardant de laisser croire à sa vieille amie que ses discours et ses réflexions pussent faire sur sa nature réfractaire quelque impression décisive.
Si Meg causait beaucoup avec Mlle Ferray, elle échangeait au plus trois paroles par jour avec Raymond, qu'elle ne voyait guère qu'aux heures des repas. Raymond ne prenait pas la peine de dissimuler l'humeur que lui donnait l'installation de miss Rovel dans sa maison, ni l'impatience avec laquelle il attendait le moment de l'expédier aux Antilles. De jour en jour, elle lui agréait moins, et il répétait souvent à sa soeur que cette petite fille était une enfant perverse, qui demandait à être gouvernée avec la dernière sévérité. A vrai dire, Meg ne faisait rien pour lui plaire. Elle voyait en lui un monsieur très-bourru, un peu mystérieux, qui malgré elle lui en imposait. L'antipathie instinctive qu'il lui inspirait ne tarda pas à se changer en une aversion raisonnée, et voici à quel propos.
Mlle Ferray s'était flattée qu'à force de réciter à Meg son allégorie de la fontaine magique, elle lui persuaderait de porter quelque temps encore des robes courtes. Il n'en fut rien, les allégories ne produisent pas de ces effets souverains. Chaque jour, Meg rappelait à Mlle Ferray sa promesse; elle devint si pressante qu'il fallut s'exécuter. Mlle Ferray la conduisit à Genève et la fit entrer dans un magasin de nouveautés, où, après de longues discussions, elles arrêtèrent leur choix sur une étoffe de soie gris-rose dont Meg consentit à s'accommoder, quoiqu'elle eût préféré une couleur plus voyante. De là on se transporta chez la meilleure faiseuse de la ville, avec laquelle on débattit longtemps la grosse question de la coupe à la mode et des garnitures. Meg entendait que sa première robe longue fût un chef-d'oeuvre. Elle entra enfin en possession de ce trésor. Le matin suivant, elle se leva dès l'aube et passa plusieurs heures à promener dans sa chambre ses nouveaux atours, allant, venant, faisant bouffer sa jupe, fière de ses guipures, se donnant le torticolis pour contempler son pouf. Elle soupirait après l'heure du déjeuner. Dès qu'elle eut entendu la cloche, elle se précipita dans la salle à manger, qu'elle traversa le nez au vent, cambrant sa taille, balançant sa tête et ses bras. Raymond, qui venait d'entrer par une autre porte, s'arrêta court pour la regarder, et dit à sa soeur avec un haussement d'épaules: "Es-tu folle, Agathe, d'avoir ainsi fagoté cette petite?" Cette exclamation malsonnante parut à Meg la plus fieffée des impertinences. Elle réussit cependant à se taire et à sourire, comme une personne qui entend dire une sottise et qui dédaigne de la relever. De ce jour, elle médita profondément sur les moyens de prouver à M. Raymond Ferray qu'il était un oison bridé, et que, depuis que miss Rovel portait des robes longues, elle méritait que tout l'univers la prît au sérieux. Le hasard, qui est souvent l'obligeant complice des petites filles, lui fournit l'occasion qu'elle cherchait.
Meg se promenait souvent aux environs de l'Ermitage, accompagnée de Paméla. Pendant qu'elle quêtait des noisettes et les croquait à belles dents, la négresse laissait errer dans la campagne ses regards mélancoliques, et par intervalles poussait des roucoulements de tourterelle amoureuse ou de profonds soupirs qui étaient un réquisitoire contre la destinée. Bien qu'elle eût le nez fort camus, Paméla avait décidé depuis longtemps qu'elle était un trésor méconnu par le monde. Cette perle attendait impatiemment le connaisseur qui lui rendrait justice; peut-être brillerait-elle un jour au doigt d'un prince,—car Paméla, ayant vu plus d'un prince à la discrétion de lady Rovel, s'était persuadé que c'est marchandise commune et que tôt ou tard elle aurait le sien. L'imagination de cette négresse romantique ne se refusait rien.
Le promenoir favori de Meg était un petit chemin très-ombragé, où croissaient plus de noisetiers qu'ailleurs; il aboutissait à une ravine qui dévalait brusquement dans l'Arve. Arrivée au bord de la ravine, Meg y faisait quelques gambades assez hasardeuses, prenant plaisir à épouvanter Paméla par ses témérités, après quoi on retournait au logis. Un jour, elle s'aperçut en détournant la tête qu'un inconnu venait derrière elle à cinquante pas de distance. Elle s'arrêta pour le regarder, il s'arrêta aussi en se donnant l'air de chercher une épingle dans l'herbe. Elle se remit en marche, il recommença de la suivre. Arrivée au bout du chemin, elle fit volte-face, l'inconnu s'adossa contre un arbre pour l'attendre au passage. C'était un petit homme entre deux âges, tiré à quatre épingles, le cou serré dans une cravate bleu de ciel, les doigts chargés de bagues, les sourcils, la moustache et les cheveux teints, un nez de furet, des yeux ternes de poisson mort qui avaient des réveils subits;—au moment où Meg passa devant lui, il en jaillit un regard de faune à l'affût d'une nymphe. Il s'aperçut que ses prunelles parlaient trop, il les éteignit comme on souffle une bougie, et salua Meg avec la bienveillance paterne d'un barbon qui aime les enfants. Il y a plusieurs manières de les aimer.
Le lendemain, miss Rovel n'était pas depuis dix minutes dans le chemin sans issue lorsqu'elle vit apparaître l'inconnu, qui recommença le même manége que la veille; il en fut de même le surlendemain. Le quatrième jour, Meg, qui commençait à être intriguée et n'était pas fille à s'endormir sur ses curiosités, s'arrangea pour laisser adroitement tomber son éventail dans le gazon, fournissant ainsi à l'inconnu le prétexte qu'il guettait. Une minute après, il l'avait abordée et lui présentait son éventail en la saluant jusqu'à terre.
"Puis-je savoir comment vous vous appelez, ma belle demoiselle?" lui demanda-t-il avec un sourire un peu grimaçant.
Meg se dressa sur ses ergots. "Monsieur, répondit-elle avec hauteur, je n'ai pas l'habitude de dire mon nom aux gens qui ne me disent pas le leur."
Sa vivacité interloqua le vieux beau, qui balbutia qu'il se nommait le marquis de Boisgenêt. "Et moi, répondit Meg en se baptisant du premier nom qui lui passa par l'esprit, je m'appelle miss Marvellous ." Là-dessus, comme il la pressait de questions, elle lui expliqua que depuis plus d'un mois sa mère habitait dans une crevasse du Bernina, qu'elle-même avait été mise en pension dans une maison qui s'appelait l'Ermitage, et qui n'était pas beaucoup plus amusante qu'une crevasse: on l'y traitait très-sévèrement parce qu'elle avait des passions très-vives. Elle ajouta pourtant que devant cette maison il y avait un verger, et qu'au bas de ce verger il y avait un ruisseau où elle pêchait quelquefois des écrevisses, mais que les temps étaient durs, qu'on trouvait dans les ruisseaux beaucoup moins d'écrevisses que de cailloux. M. de Boisgenêt, suspendu à ses lèvres, ne perdait pas un mot; il aimait à se renseigner.
Puis il implora de Meg l'autorisation de faire quelques pas avec elle, et, baissant la voix, il lui déclara que du premier jour qu'il l'avait vue, sa beauté avait eu pour lui un attrait inexprimable, qu'il en était comme ensorcelé, qu'il venait rôder à l'entrée du chemin sans issue dans l'espérance de l'y retrouver, que ce chemin était son paradis et que Meg était son ange, un de ces anges auxquels on n'ose rien demander que la permission de les adorer à genoux.
Meg, qui n'avait encore senti pousser sous ses aisselles ni ailes ni ailerons, répondit à cette déclaration éthérée par un de ces grands éclats de rire de petite fille qui ont la brusquerie et le perçant du chant du coq. Ce rire troubla quelque peu l'amoureux barbon. Il laissa là ses métaphores et supplia Meg de lui faire cadeau du méchant éventail en papier qu'il venait de lui rapporter. "Ce sera pour moi un joyau sans prix, lui dit-il, et vous me permettrez de vous en offrir un autre en échange.
—Un éventail angélique? demanda-t-elle en relevant le menton.
Apportez-le toujours, la cour appréciera."
Et, s'efforçant d'imiter un mouvement de tête à la Junon dont se servait sa mère pour rompre un entretien qui avait trop duré, elle prit congé de M. de Boisgenêt, qui eut la discrétion de ne point s'attacher à ses pas.
Les nombreux adorateurs de lady Rovel avaient offert quelquefois à Meg des bonbons et des poupées; mais aucun d'eux n'avait jamais paru se douter qu'elle fût un ange, ni se soucier beaucoup de ses yeux noirs et de ses cheveux blonds. Traitée jusqu'alors en enfant, on venait pour la première fois de lui faire une déclaration; c'était un événement dans sa vie, et voilà les miracles qu'opèrent les robes longues. Tout en s'acheminant d'un pas rapide vers l'Ermitage, elle se disait: "Que penserait de cette aventure M. Raymond Ferray? Eh! vraiment, il me semble que cette petite si mal fagotée fait des passions sans avoir seulement besoin de remuer le bout du doigt!"
Elle marchait si vite que sa négresse ne pouvait la suivre. Paméla était pourtant curieuse de savoir ce qui s'était passé entre sa jeune maîtresse et l'inconnu. Elle avait écouté sans rien comprendre. M. de Boisgenêt parlant très-bas, et, quand il eût parlé haut, elle n'eût pas compris davantage, attendu qu'elle ne savait que l'anglais.
"N'allez donc pas si vite, mademoiselle, dit-elle à Meg; on dirait que nous avons le diable à nos trousses.
—C'est bien le diable, ou peu s'en faut, répondit Meg.
—Lui, mademoiselle! Il a l'air si poli, ce monsieur, si aimable, si galant!
—Il te plaît donc, Paméla?
—Il a de bien grandes manières. Serait-ce un prince, par hasard?
—Ne te monte pas la tête, ce n'est qu'un marquis.
—Et ne puis-je savoir?…
—Oh! ne m'interroge pas.
—Qu'est-ce à dire, mademoiselle? fit-elle d'un ton de reproche.
Jusqu'aujourd'hui vous n'avez jamais eu de secrets pour moi.
—C'est qu'en vérité je ne sais si je dois te révéler… Ma situation est bien délicate, Paméla, ajouta-t-elle d'un air important et solennel. Vraiment je me fais scrupule de m'acquitter de la commission dont le marquis de Boisgenêt m'a chargée pour toi.
—Pour moi! roucoula la négresse en se rengorgeant.
—Oui, pour toi. Comme il ne sait pas l'anglais, il m'a priée de te dire qu'il est éperdûment épris de tes charmes, qu'il en perd le boire, le manger et le peu de cheveux qui lui restent. Il m'a demandé comment il pourrait s'y prendre pour te persuader de son amour. Je lui ai répondu que tu étais une âme poétique, tout à fait détachée des biens de ce monde, que tu nageais dans l'éther, que tu méprisais l'or, l'argent et les bijoux.
—Il ne faudrait pas aller trop loin, mademoiselle, interrompit vivement la négresse; un joli bijou n'a jamais rien gâté.
—C'est aussi son avis, reprit Meg, et demain il t'offrira par mon entremise un petit cadeau qui, selon lui, sera vraiment digne d'un ange, car tu es son ange. Il paraît qu'il y a des anges noirs.
—Pourquoi pas? la couleur ne fait rien à l'affaire, et en voilà la preuve," répliqua Paméla un peu piquée.
Meg ne lui en dit pas davantage, et la laissa sur ses réflexions, qui la tinrent comme hors d'elle-même pendant tout le jour et toute la nuit qui suivit.
Le lendemain, Paméla eut un moment d'inquiétude, lorsque, en arrivant dans le chemin sans issue, elle n'y aperçut point le marquis. Cependant, comme elle venait d'atteindre avec Meg la crête de la ravine, elle avisa le retardataire, se dirigeant vers elles de toute la vitesse de ses petites jambes. Meg fit signe à sa crédule soubrette de s'écarter un peu et reçut d'un air fort noble M. de Boisgenêt, qui s'empressa de lui présenter un charmant étui, lequel contenait un fort bel éventail de nacre, monté en ivoire et garni de brillants. Meg le déplia et dit: "Il est vraiment de fort bon goût. L'ange l'accepte.
—Mais il s'agissait d'un troc! murmura M. de Boisgenêt de sa voix la plus flûtée.
—J'ai oublié chez moi mon éventail en papier, lui répondit-elle. Et puis j'y tiens, vous ne l'aurez pas.
—Ah! fille cruelle, s'écria-t-il, vous jouez-vous ainsi de vos promesses?
—Demandez-moi autre chose. Que peut-on faire pour vous être agréable.
—Ce qu'on peut faire? bégaya le marquis. Oserai-je vous dire le rêve que je fis la nuit dernière, et qui tout le jour m'a hanté, obsédé?
—Dites seulement, reprit-elle. Si votre rêve ne me plaît pas, j'en serai quitte pour secouer mes oreilles.
—Je rêvais donc que je me promenais un soir, seul avec vous, dans le chemin que voici, au clair de la lune. Vous dire quelle ivresse possédait mon âme!…" Et il partit de là pour lui expliquer qu'il adorait la lune, que la contempler avec une lemme aimée était à ses yeux la plus ineffable des félicités.
"Je n'aime pas tant la lune que cela, lui répondit-elle avec une moue dédaigneuse. M. Ferray expliquait l'autre jour à sa soeur que la lune est une terre morte, tellement morte qu'elle ne sait plus tourner sur elle-même, et que rien n'y pousse,—une vieille carcasse de monde. Il est très-pédant, M. Ferray, et les pédants tuent la poésie; mais enfin, puisque vous y tenez…
—Que n'ai-je un trône! interrompit-il. Je le donnerais sans regret pour réaliser mon rêve.
—Soit, reprit-elle. Trouvez-vous ce soir, au coup de minuit, devant la grille de l'Ermitage, je tâcherai de vous y rejoindre, et vous m'expliquerez la lune. Suis-je assez bonne?"
M. de Boisgenêt fut saisi d'un tel transport de joie que peu s'en fallut qu'il ne tombât aux genoux de Meg; mais elle se souvint d'un certain geste par lequel sa mère coupait le fil de son discours à un indiscret qui s'oubliait. Elle le copia avec tant de bonheur que M. de Boisgenêt réprima son élan et la laissa partir sans lui dire autre chose que: "Oh! mon ange, à ce soir!"
Pendant leur entretien, il avait jeté plus d'une fois sur Paméla, dont la présence le gênait un peu, des regards inquiets. Paméla y avait cru lire la douce folie d'un amoureux désir, et lui avait répondu en baissant pudiquement les yeux. Toutefois le transport du marquis ne lui avait point échappé. Elle ne put s'empêcher de dire à Meg: "Il m'a paru, mademoiselle, que M. de Boisgenêt était fort tendre avec vous.
—J'ai vu le moment, repartit Meg, où il allait m'embrasser, parce qu'après m'être fait longtemps prier, j'ai consenti à te parler en sa faveur. Écoute, Paméla, continua-t-elle d'un ton dogmatique, c'est la dernière fois que je me mêle de cette affaire. Tu es assez grande pour savoir te conduire, ne me demande point de conseils, je ne t'en donnerai point." Et lui présentant l'éventail: "Voici un assez joli colifichet dont ce pauvre homme te fait hommage, à la condition que ce soir à minuit tu iras te promener avec lui pendant une heure au clair de la lune, car il a un faible prononcé pour la lune. C'est à toi de voir ce qu'il te convient de faire, seulement je t'engage à être prudente et avisée. Je pourrais te citer de nombreux exemples de femmes qui en tenant la dragée haute à leurs amants ont réussi à se faire épouser… Mme la marquise Paméla de Boisgenêt! Il me semble que cela sonne bien.
—Je vous remercie de vos bons avis, répliqua Paméla avec une certaine hauteur, mais je crois pouvoir m'en passer."
Et pendant cinq minutes elle joua de son éventail, qu'elle fourra lestement dans sa poche en arrivant à l'Ermitage.
Longtemps avant minuit, Meg avait éteint sa lampe, écarté son rideau, entre-bâillé son volet. Accoudée sur le rebord de sa fenêtre, elle attendait, sûre de voir et de n'être pas vue. La lune se leva au-dessus des montagnes; à la faveur de sa vive clarté, Meg ne tarda pas à discerner une ombre, qui se promenait en long et en large sur le chemin. L'horloge du village voisin venait de frapper douze coups, lorsque à sa vive satisfaction la jeune guetteuse entendit le grincement d'une porte qu'on ouvrait avec précaution, et un second fantôme apparut, qui traversa la cour en se dirigeant du côté de la grille. Meg eut peine à retenir un éclat de rire. Elle se représentait la scène qui allait se passer, le dépit, le courroux de M. de Boisgenêt quand, au lieu de l'ange de lumière qu'il attendait, il se trouverait en présence d'un nez camus. La pauvre Paméla allait être mal reçue, prestement éconduite. Elle se promettait de la plaisanter sur sa mésaventure, d'accabler de ses brocards Mme la marquise de Boisgenêt. Cependant Paméla, ayant trouvé la grille close, avait gagné une petite porte bâtarde qui était fermée au verrou. Elle poussa ce verrou, et l'instant d'après elle était sur la route, regardant autour d'elle pour découvrir Roméo. Il ne se fit pas attendre; il avança d'un pas précipité, les bras ouverts. Tout à coup il recula brusquement, et dit en français: "Miss Marvellous se trouve-t-elle empêchée?"
La roucoulante Paméla répondit en anglais: "On m'a tout dit, et j'ai eu pitié de votre souffrance.
—Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas? reprit-il avec quelque vivacité.
—Je compromets pour vous une vertu sans tache, roucoula de nouveau
Paméla, j'ose croire que vous la respecterez."
Il se trouva que M. de Boisgenêt savait quelques mots d'anglais, et ce fut dans cette langue qu'il s'écria: "Que signifie cette substitution? se moque-t-on de moi?"
Ils restèrent un instant muets, cherchant à se remettre de leur étonnement réciproque; mais le dénoûment ne fut pas tout à fait celui qu'attendait Meg. Il n'est rien de tel que de parler pour s'entendre. Après une pause de quelques secondes, le marquis se rapprocha de Paméla, et ils causèrent d'une voix si basse que rien n'arrivait jusqu'à Meg; puis, à sa très-grande surprise, elle vit le marquis jeter l'un de ses bras autour de la taille de la négresse. Les deux ombres se mirent en marche, elles eurent bientôt disparu.
Qui pourrait dire la stupéfaction de miss Rovel? Elle n'en croyait pas ses yeux. Malgré son profond savoir des choses de ce monde, elle n'avait pas encore découvert que les marquis de Boisgenêt, quand miss Rovel fait défaut, ont assez de philosophie pour s'accommoder de Paméla. Ceci la confondait et lui donnait beaucoup à penser. Elle passa le reste de la nuit partagée entre une violente envie de rire qui lui chatouillait les lèvres et je ne sais quel dépit, quelle sourde colère qui grondait dans son coeur. Il lui semblait que depuis quelques minutes elle venait d'en apprendre très-long sur le coeur humain; sa nouvelle science tout à la fois la mettait en gaîté et l'indignait. Elle pensait aussi aux allégories de Mlle Ferray et se sentait obligée de convenir qu'au lieu de pratiquer des expériences sur les marquis, les jeunes filles feraient mieux de boire à même dans cette fontaine magique où se mirent le ciel et la terre en y revêtant des grâces enchanteresses. Elle ne se coucha point. Jusqu'au matin, elle attendit Paméla, grillant de la revoir et de l'interroger; mais sa curiosité fut déçue, Paméla ne revint pas.
Le lendemain, Mlle Ferray, étonnée de la disparition de la négresse, demanda ce qu'elle était devenue. Meg fit l'ignorante.
"Je suppose, lui dit Mlle Ferray, que cette fille s'ennuyait ici et qu'elle est allée chercher fortune ailleurs. J'en suis charmée, c'est une société que je ne regrette point pour vous.
—Cette fille ne manque pourtant pas d'esprit, ni de savoir-faire," répondit Meg. Puis elle partit en courant pour aller pêcher des écrevisses dans le ruisseau. Sa pêche fut si heureuse qu'elle passa de longues heures sans s'occuper de M. de Boisgenêt et de sa philosophie; mais le lendemain sa curiosité la reprit. Elle se dit que Genève n'est pas une bien grande ville, qu'en moins d'une heure on en pouvait faire le tour, et que sûrement elle y rencontrerait à quelque tournant de rue une paire de pommettes saillantes, couleur de suie.
Raymond avait un cheval à deux fins, qui lui servait à voiturer sa soeur, et qu'elle montait de temps à autre. Après le déjeuner, comme il venait de rentrer dans son cabinet et Mlle Ferray de se retirer dans sa chambre pour y faire une sieste, Meg se revêtit furtivement de son amazone, et, descendant à l'écurie, elle sella et brida de ses mains le cheval sans être aperçue de personne. Un quart d'heure plus tard, elle arrivait bride abattue aux portes de Genève. Elle parcourut toute la ville, et elle était si occupée de sa recherche qu'elle ne s'aperçut pas des regards curieux que lui jetaient les passants, étonnés de voir cette belle blonde chevaucher seule, sans chaperon et sans groom. Ses investigations n'aboutirent à rien; elle en fut pour ses peines et fit buisson creux. L'heure s'avançant, elle dut regagner l'Ermitage sans avoir pu se contenter. Elle n'en était plus qu'à un demi-kilomètre, quand elle entendit derrière elle le galop d'un cheval. Elle retourna la tête et reconnut M. de Boisgenêt monté sur un rouan cap de more. Il lui fit d'une main un geste de menace, de l'autre il lui envoya un baiser, puis piqua des deux pour la rejoindre. Elle ne tenta pas de lui échapper, et deux secondes après, il l'avait rattrapée. "Ah! friponne, s'écria-t-il, vous me le paierez!" Et il étendit le bras gauche pour la prendre par la taille. Elle se dégagea vivement, et, avant qu'il y prît garde, d'un vigoureux coup de houssine elle envoya son chapeau se promener dans la poussière du chemin. La surprise le retint un instant immobile sur la place; mais aussitôt, ivre de dépit ou d'amour, sans trop savoir ce qu'il voulait faire, il se précipita à la poursuite de la fugitive.
Beaucoup mieux monté qu'elle, il gagnait rapidement du terrain, lorsqu'un promeneur, témoin de cette scène, s'élança de derrière une haie. Saisissant le cap de more par la bride, il l'arrêta net dans sa course. M. de Boisgenêt somma le fâcheux de lâcher prise, et leva sur lui sa cravache; mais, de sa main droite, le fâcheux le saisit par le milieu du corps. Il parut au petit homme que le poignet qui le tenait était d'acier. Il ne se trompait guère; ce poignet le cueillit sur sa selle comme une fleur, et la minute d'après, sans savoir comment, il se trouvait assis sur une borne, tandis que son cheval gagnait au pied.
"Donnez-moi votre carte, monsieur! s'écria-t-il en serrant les poings.
—La voici, monsieur, lui répondit avec un sourire sardonique le promeneur, qui n'était autre que Raymond.
—Avant quelques heures, vous aurez de mes nouvelles," reprit M. de
Boisgenêt. Cela dit, il s'éloigna en se retournant pour fixer sur
Raymond des regards formidables, qui lui promettaient la mort ou
quelque chose d'approchant.
Aussitôt que Raymond avait paru, Meg s'était arrêtée dans sa fuite. Elle avait tout vu et tout entendu. Le pédant M. Ferray venait de se transformer subitement à ses yeux en un héros de roman, en un paladin. Elle était transportée d'admiration pour sa prouesse, pour la vigueur de son poignet, pour son merveilleux sang-froid; elle avait été vivement frappée des éclairs que jetaient ses yeux quand il s'était élancé sur M. de Boisgenêt, du sourire méprisant dont il l'avait accablé après l'avoir assis sur un boute-roue. Bref, il lui avait paru dans cette rencontre admirablement beau. Elle se laissa couler à terre, et dès que Raymond l'eut rejointe, enroulant autour de son bras la bride de son cheval, et le menant en laisse, elle se mit à marcher à côté de son libérateur.
"Monsieur, lui dit-elle d'une voix tremblante, cet homme vous a dit qu'il vous enverrait ses témoins?
—En effet, mademoiselle.
—Et vous vous battrez?
—Pourquoi pas?" répondit tranquillement Raymond.
Elle s'écria: "Je ne le veux pas! je ne le souffrirai pas!" Et elle éclata en sanglots.
Si tout à l'heure Raymond avait étonné miss Rovel, en cet instant miss Rovel étonna Raymond. Il la regarda en ouvrant de grands yeux, qui, contre leur ordinaire, étaient presque bienveillants. Il venait de découvrir que Meg possédait quelque chose qui ressemblait à un coeur. Il eut pitié de son angoisse. "Miss Rovel, calmez-vous! lui dit-il d'une voix assez douce.
—Je veux tout vous raconter," dit-elle en s'essuyant les yeux. Et aussitôt elle lui fit le détail exact de tout ce qui s'était passé entre elle et M. de Boisgenêt. Puis elle ajouta: "Si j'ai été étourdie, c'est à moi d'en subir les conséquences, et si M. de Boisgenêt veut absolument se battre, c'est avec moi qu'il se battra. Ne croyez pas que j'aie peur d'un coup d'épée, je vous assure que je n'aurai pas peur."
Raymond sourit. "Je doute fort, lui répondit-il, que M. de Boisgenêt accepte un duel dans ces conditions-là…; mais laissons cela, je vous prie, poursuivit-il en reprenant un air grave. J'ai à vous faire une communication sur laquelle j'appelle votre attention la plus sérieuse. Il me paraît clair, miss Rovel, que votre mère vous a abandonnée…
—Abandonnée! vous appelez cela abandonnée!" s'écria-t-elle impétueusement en le regardant avec des yeux enflammés. Ce regard signifiait: Tout à l'heure vous m'avez défendue, et en me défendant vous étiez admirablement beau. Comment pouvez-vous dire qu'en me confiant à vous ma mère m'a abandonnée?
"Quoi qu'il en soit, reprit-il, j'ai écrit, il y a six semaines, à votre père pour lui demander ce que je devais faire de vous. J'ai reçu tantôt sa réponse." Et il tira de sa poche une lettre dont il ne lut à Meg que les dernières lignes et que voici dans son intégrité:
"Sir John Rovel, gouverneur et commandant en chef de la Barbade, a l'honneur de témoigner à M. Ferray ses sympathies pour le désagrément que lui a causé lady Rovel en lui confiant, sans l'avoir préalablement consulté, l'éducation de sa fille, qui en vérité ne doit pas être facile à élever.
"D'autre part, il lui serait fort désagréable à lui-même que M. Ferray expédiât Meg aux Antilles. Quand sir John Rovel s'est séparé à l'amiable de lady Rovel, il a gardé auprès de lui son fils William, et il a autorisé lady Rovel à emmener sa fille avec elle en Europe. De plus, sir John Rovel n'est pas assez certain d'être le père de Meg pour être fort désireux de la revoir, et il a pour principe d'éviter autant qu'il est possible toutes les impressions désagréables. Cependant il n'est pas assez sûr que Meg ne soit pas sa fille pour ne pas se croire tenu de pourvoir à son avenir. Aussi a-t-il déposé chez MM. Barker et Cie, banquiers à Londres, une somme de douze mille livres sterling, soit trois cent mille francs, qui, principal et intérêts, serviront de dot à Meg quand elle se mariera, et qui sont tout ce qu'elle peut attendre de lui.
"Jusqu'à ce qu'elle se marie et à supposer que lady Rovel ne revienne pas la réclamer, sir John Rovel prie M. Ferray de vouloir bien se considérer comme le tuteur de Meg, et, s'il ne lui convient pas de la garder chez lui, il l'engage à la placer dans tel pensionnat qu'il lui plaira, et à faire solder par MM. Barker et Cie tous les frais de son entretien.
"Sir John Rovel saisit avec empressement cette occasion d'exprimer à M. Ferray tous ses sentiments de parfaite estime, et il le prie de vouloir bien lui faire connaître le parti auquel il se sera arrêté et qui d'avance a son approbation."
"Vous le voyez, miss Rovel, continua Raymond après avoir terminé sa lecture, votre père me charge de vous marier. Votre dot, sans être énorme, fait de vous un parti fort désirable."
Meg l'interrompit par un geste qui voulait dire: "Regardez mes yeux et mes cheveux, il me semble qu'ils valent un peu plus que ma dot!" Raymond affecta de ne point comprendre. "Avez-vous quelque parti en vue? reprit-il.
—Maman, répondit Meg aussi grave que lui, a souvent dit devant moi que le mariage est une sottise que l'amour seul peut excuser. Quand j'aimerai, peut-être me marierai-je.
—Et vous ne vous sentez pas capable d'aimer le marquis de Boisgenêt?
—Ah! monsieur, s'écria-t-elle, je ne suis pas en humeur de rire.
—Fort bien, mademoiselle. En ce cas, veuillez me faire savoir dans quel pensionnat vous désirez entrer.
—Eh quoi! monsieur, vous me chasseriez de chez vous!" répliqua-t-elle avec emportement, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes.
Raymond la vit prête à éclater une seconde fois en sanglots. Il eut encore pitié d'elle. "Miss Rovel, dit-il, une personne que j'aime tendrement vous a voué une vive affection, qui, je dois vous le confesser, me semblait assez mal placée. En sa considération, je consens à vous garder quelque temps encore chez moi, mais c'est à la condition qu'à l'avenir vous écouterez un peu moins vos fantaisies, que vous prendrez en toutes choses les avis de ma soeur, et que vous éviterez soigneusement de compromettre par vos étourderies le repos et la dignité de ma maison."
Ils arrivaient à l'Ermitage. Sans lui laisser le temps de répondre, Raymond la salua, et regagna son appartement. A peine l'eut-il quittée, Meg se précipita comme une bombe chez Mlle Ferray pour verser son coeur dans le sien. Son récit pathétique causa quelque inquiétude à la bonne Agathe. Elle savait que de tous les hommes son frère était le moins disposé à rompre d'une semelle pour éviter un désagrément ou un danger. Cependant elle considéra que M. de Boisgenêt pouvait difficilement demander raison à un tuteur d'avoir protégé contre lui sa pupille, et que le ridicule de son aventure l'empêcherait de pousser plus loin l'affaire.
Tout en grondant sa jeune amie, elle s'efforça de la rassurer, et n'y réussit qu'à moitié. Meg ne put dormir de la nuit. Elle passa le lendemain dans des transes mortelles. Dès qu'elle entendait sonner à la porte, elle pâlissait, s'attendait à voir paraître les témoins de M. de Boisgenêt. Heureusement ils ne parurent point, ni le jour suivant non plus. Meg fut si rassurée et si heureuse de l'être qu'elle eût volontiers sauté au cou de Raymond; mais ce n'était pas une chose à essayer. Il fallait cependant qu'elle satisfît son coeur, et, comme elle traversait le jardin, elle appliqua un gros baiser sur un gros poirier, qui n'y a jamais rien compris.
Le soir, en se déshabillant, il lui vint un regret. Elle se prit à songer que, si le duel avait eu lieu, c'eût été bien glorieux pour elle; on aurait pu dire qu'à peine avait-elle eu ses seize ans et sa première robe longue, deux hommes s'étaient coupé la gorge pour ses beaux yeux. Il s'entendait, cela va de soi, que Raymond serait sorti sain et sauf de cette affaire. Toutefois, s'il en eût rapporté une légère estafilade, ne fût-ce qu'une simple égratignure, qu'aurait pensé le monde de miss Rovel et de sa brillante façon de débuter dans la vie? Et qui sait même s'il n'en serait pas résulté… quoi donc? Ici l'imagination de Meg s'embrouillait un peu. Il lui semblait que cette égratignure aurait pu avoir pour elle de très-grandes conséquences; mais elle s'endormit avant d'avoir trouvé la fin de son histoire, qui était fort compliquée.
Son aventure avec M. de Boisgenêt et l'avertissement très-péremptoire qu'elle avait reçu de M. Raymond Ferray avaient été pour miss Rovel une bonne leçon. Elle s'observa, prit l'habitude de réfléchir un peu, et pendant quelque temps sa conduite comme son langage furent presque irréprochables. Un jour pourtant elle faillit s'oublier. Paméla reparut tout à coup à l'Ermitage. La négresse avait l'effronterie de ces êtres inconscients qui ne savent pas ce qu'ils font et encore moins ce qu'ils ont fait; elle espéra trouver grâce et qu'on la rétablirait dans ses fonctions de camériste. Raymond la confondit d'étonnement en la priant de déguerpir au plus vite. Elle allégua que lady Rovel lui avait confié la garde de sa fille, qu'il était de son devoir de ne la point quitter. Meg, qui peut-être avait quelque remords à son endroit, hasarda de plaider sa cause, et le fit avec quelque vivacité.
"Fort bien, miss Rovel, lui dit Raymond d'un air glacé; cette fille ne restera pas ici une minute de plus, mais libre à vous de l'accompagner."
Ce mot suffit pour la réduire au silence. L'idée de quitter l'Ermitage lui faisait froid au coeur. Elle eût pris difficilement son parti de se séparer de Mlle Ferray, peut-être lui en eût-il coûté davantage de ne plus voir Raymond. Ce pédant, en qui elle avait cru découvrir un paladin, avait jeté sur elle un charme; malgré ses rudesses, ses froideurs, ses dédains, il avait pour sa jeune imagination un attrait mystérieux. Elle l'étudiait en secret comme on scrute un problème intéressant. Quand elle n'avait rien de mieux à faire, elle se disait: "Quel homme est-ce donc?"
Un jour de novembre, après le déjeuner, Raymond s'était enfermé dans la bibliothèque avec sa soeur. Il venait de terminer la traduction du IVe livre du De rerum natura , et il en récitait à Mlle Ferray, son auditeur naturel, quelques passages, notamment le réquisitoire passionné de Lucrèce contre la passion, son éloquente peinture des amertumes que recèle l'amour, des remords et des chagrins qui l'accompagnent, de l'incurable défiance de l'amant heureux qui croit lire dans un regard distrait les rêveries d'une âme infidèle ou partagée, et surprend sur des lèvres trompeuses les traces d'un sourire qui n'était pas pour lui. "On ne saurait trop veiller sur son coeur, conclut le poète, car il est plus facile de ne pas aimer que de n'aimer plus et de rompre les noeuds où Vénus nous enlaça."
Emporté par le torrent de son discours, Raymond ne s'aperçut pas que miss Rovel s'était glissée clandestinement dans le tambour vitré de la bibliothèque, où, retenant son souffle, elle ne perdait pas un mot. Quand il eut fini, passant sa tête entre les deux pans de la portière, elle s'écria étourdiment:
"Monsieur Ferray, quel était donc ce Lucrèce qui aimait si peu les femmes? Le duc de B… s'y connaît un peu plus que lui. Il adressa un jour à maman des vers où il comparait les sots qui médisent de l'amour à ces buveurs qui le matin, en se réveillant, chantent pouilles à leur bouteille; on peut être sûr que le soir ils seront sous la table. Ils étaient charmants, ces vers du duc de B… Je ne me souviens que des quatre derniers:
L'amour m'aura toujours parmi ses paroissiens, Et je ne suis point né d'humeur atrabilaire. La femme, à mon avis, est le premier des biens. Ou, si le bien est rare, un mal très-nécessaire.
—Par contre, il est un mal, miss Rovel, qui me paraît très-peu nécessaire, lui répondit Raymond; c'est une petite fille qui se mêle d'écouter ce qu'on ne l'a point priée d'entendre, et de dire son avis à tort et à travers sans qu'on le lui demande."
A ces mots, ayant remis son manuscrit dans sa poche, il se retira brusquement.
Meg ne se formalisa point de cette algarade, elle sentait son tort; aussi écouta-t-elle d'un air contrit le sermon de Mlle Ferray, qui lui remontra qu'elle avait manqué une bien bonne occasion de se taire.
"C'est la faute de ce Lucrèce, répondit Meg, et de ses impertinences, qui m'avaient révoltée. C'est drôle, j'avais toujours cru que ce Lucrèce était une femme.
—Ma chère belle, répliqua Mlle Ferray, il n'est pas permis de confondre un grand poète romain avec la femme de Collatin…
—Qui eut une aventure assez singulière, qu'elle prit au grand tragique, interrompit Meg; mais cela ne m'importe guère. Je voudrais savoir pourquoi M. Ferray déteste si fort les femmes.
—Où avez-vous pris, Meg, que mon frère déteste les femmes?
—Oh! ne dites pas le contraire. Il ne laisse pas échapper une occasion de leur dire leur fait. Soyez sûre que, s'il ne peut me souffrir, cela tient à ce que mon sexe lui déplaît encore plus que mon caractère. Mon Dieu! je ne dis pas que je sois parfaite; mais avec tous mes défauts, si j'avais l'honneur d'être un garçon, il me supporterait plus facilement. Mademoiselle Agathe, soyez bonne une fois par hasard, et dites-moi ce que les femmes ont bien pu faire à M. Ferray. Vous savez que j'adore les histoires."
Mlle Ferray se fit longtemps tirer l'oreille avant d'entamer le récit que demandait Meg. Elle finit par se rendre à ses supplications, car il lui était dur de ne jamais parler à personne de ce qui lui tenait le plus au coeur. Elle lui raconta, sous le sceau du secret, les amours de Raymond avec Mme de P…, l'Arabie, La Mecque, le retour à Paris. Meg l'écoutait bouche béante.
"Ainsi, s'écria-t-elle, parce que Mme de P… lui a manqué de parole, M. Ferray a juré de finir ses jours dans un trou… Ne me faites pas de gros yeux, mademoiselle. Un charmant trou, j'en conviens; mais quiconque s'y connaît vous dira que c'est un trou. M. Ferray eût été bien mieux avisé en se mettant à aimer délibérément une autre femme. Maman, qui croit à l'homéopathie, m'a souvent dit qu'on ne guérit d'une passion que par une autre passion. Je donnerais beaucoup pour la connaître, cette Mme de P…"
Mlle Ferray lui révéla qu'elle possédait en fraude un portrait de Mme de P… Pendant sa maladie, Raymond lui avait donné l'ordre de le brûler, ainsi que ses lettres; mais ce portrait était si charmant qu'à l'insu de son frère elle lui avait fait grâce. Sur les instances de Meg, elle consentit à l'aller chercher. Meg l'examina d'un air entendu; puis elle dit: "A la vérité, elle n'est pas trop mal avec son minois chiffonné; pourtant ce n'est pas la pie au nid. Comme dirait maman, c'est de la petite beauté, qui n'a tout son prix qu'à la clarté des bougies. La grande beauté est celle qui peut se passer de toutes les petites précautions, celle qui gagne à être vue en pleine lumière." Et à ces mots elle se plaça debout devant Mlle Ferray, le visage tourné vers le soleil couchant, à qui elle semblait dire: Je n'ai pas peur de toi. "La main sur la conscience, ajouta-t-elle, qui trouvez-vous la plus jolie, Mme de P… ou moi?"
Mlle Ferray se mit à rire: "Meg, rendez-moi bien vite ce portrait, lui dit-elle; vous feriez mieux d'aller sauter à la corde."
Cet entretien avait fait beaucoup d'impression sur miss Rovel. Je ne sais quelle était son idée, dont elle ne fit part à personne; mais dès le lendemain elle renonçait à toutes ses espiègleries pour prendre un maintien posé, autant du moins que le lui permettait la vivacité de son humeur. Elle parlait peu, interrogeait discrètement, était tout entière à ce qu'on lui disait. Autre changement plus remarquable encore, elle guérit soudain de son horreur pour les livres. Elle se fit prêter par Mlle Ferray un manuel d'astronomie et de géographie physique, et passa des matinées à le méditer. Elle y trouva beaucoup de choses qu'elle ne comprenait pas, beaucoup d'autres qui l'étonnaient; elle rédigea, une liste de ses étonnements, et une après-midi elle alla frapper à la porte de Raymond, qui fut bien surpris de la voir entrer, s'asseoir tranquillement auprès de lui en lui disant qu'il se passait au ciel et sur la terre nombre d'événements bizarres et qu'elle espérait qu'il voudrait bien les lui expliquer. Sans se laisser intimider par ses sourires ironiques, elle le pria de lui dire comment on s'y était pris pour s'assurer que la lumière parcourt en une seconde près de quatre-vingt mille lieues; elle lui fit part aussi de l'extrême difficulté qu'elle avait toujours éprouvée à croire que la terre fût ronde, et qu'il y eût aux antipodes des hommes qui marchaient la tête en bas. Raymond essaya de la plaisanter, de l'éconduire; elle le contraignit par son air d'attention polie à lui répondre, et leur entretien dura près d'une demi-heure.
"Je ne veux pas vous importuner plus longtemps aujourd'hui, dit-elle en prenant congé de lui; mais vous seriez bien bon de me permettre de venir quelquefois vous interroger. Je suis une oie ou une grue, comme il vous plaira, et je ne serais pas fâchée de me dégrossir un peu.
—A quoi cela peut-il bien vous servir, miss Rovel? lui demanda-t-il. Vous avez de beaux yeux et trois cent mille francs de dot; avec cela, une femme se tire toujours d'affaire dans ce monde. Demandez plutôt au duc de B…, qui fait de si jolis vers; vous verrez s'il n'est pas de mon avis.
—Le duc de B… n'est pas ici, répondit-elle, et je me soucie peu de ses almanachs. J'ai souvent entendu dire à maman qu'une femme est un acteur qui en jouant son rôle doit s'accommoder au goût de son public. Mon public, c'est vous; je sais que vous méprisez les jeunes filles ignorantes, et je désire que vous ne me méprisiez plus.
—Quel intérêt pouvez-vous avoir à me plaire? reprit-il en souriant. Puisque vous aimez à citer votre mère, sachez qu'elle m'a traité un jour en trois langues d'ours mal léché. Je suis un rustre, miss Rovel, un de ces rustres qui ont l'esprit de travers, de telle sorte que l'homme ne leur plaît pas, ni la femme non plus.
—C'est bien ainsi que je vous avais d'abord jugé, répliqua-t-elle avec ingénuité; mais depuis que je vous ai vu prendre un petit monsieur par le milieu du corps et le poser délicatement sur un boute-roue, mes idées à votre égard ont changé. Bref, je ne serais pas fâchée qu'il vous vînt un jour quelque amitié pour moi.
—Fort bien, miss Rovel, répondit-il en la reconduisant jusqu'à la porte de son cabinet. Je n'ose vous promettre que vous réussirez, mais soyez certaine que je vous sais gré de l'intention."
Ce que Meg voulait, elle le voulait bien; elle avait dans le caractère une indomptable ténacité. Bravant les rebuffades et les moqueries de Raymond, elle obtint de lui, à force de l'en prier, qu'il consentît à la diriger dans ses lectures. Il lui donna successivement quelques ouvrages de science, des voyages, des histoires, qu'elle étudiait de son mieux; puis elle s'en allait, comme la première fois, frapper à sa porte pour en causer avec lui. Il la reçut d'abord assez mal, en homme qu'on dérange et qui craint les fâcheux; peu à peu il prit goût à ses visites et à ses questions. Elle avait l'intelligence claire et limpide; son ignorance ressemblait à ces lacs de montagnes, qui réfléchissent avec une étonnante précision leurs rives, le ciel, les formes changeantes des nuages. On peut détester le monde et prendre encore quelque plaisir à le voir se refléter dans ce merveilleux miroir qu'on appelle l'esprit d'une femme, lorsqu'elle a l'esprit bien fait, et que les préjugés ou la vanité n'en ont pas altéré la transparence.
Quand Raymond l'accueillait mal, Meg lui disait sans se déconcerter: "Je vois, monsieur, que vous avez mis aujourd'hui votre bonnet de travers, je reviendrai demain." Elle déchiffrait son visage à première vue. Avait-il de l'humeur, elle était réservée dans ses propos, ou parvenait même à garder le silence durant des heures entières; était-il bien disposé, elle rendait la bride à sa langue et l'amusait par ses audaces ou ses candeurs. Il se débattit quelque temps contre le charme qui l'entraînait; mais il dut bientôt reconnaître que Meg lui était devenue une société agréable, qu'il aimait à s'occuper d'elle, qu'elle l'aidait à remplir le vide du temps. Jusqu'alors le jardinage avait été son amusement favori; au bout de quelques semaines, ses rosiers et son verger lui semblèrent moins intéressants que la belle plante humaine dont le hasard lui avait confié l'éducation. Ce sauvageon, réclamant lui-même ses soins, lui disait: "Greffe-moi; je veux que tu me trouves à ton gré et qu'un jour tu prennes plaisir à manger de mes fruits."
Pour pallier son inconséquence et couvrir sa défaite, Raymond s'appliquait à se dire que miss Rovel n'était qu'une petite fille, qu'à son âge on n'a pas de sexe. Il avait décidé à part lui que, le jour où il verrait poindre la femme sous l'enfant, il lui signerait sa feuille de route; mais il désirait que cela n'arrivât pas de sitôt. Meg se chargeait de le rassurer à cet égard. Si elle avait renoncé à ses espiègleries, du même coup elle avait abjuré toutes ses prétentions. Elle ne faisait plus étalage de sa précoce science du monde, elle s'abstenait de citer les apophthegmes de sa mère et les versicules du duc de B…, ne dissertait plus sur l'amour et sur les hommes. Cela tenait peut-être à ce que les petites filles ne parlent guère d'amour quand elles commencent d'aimer, et s'occupent moins du monde lorsque leur coeur se met à jaser. Le chant de cet oiseau qui, rompant le silence, leur annonce la venue du messie, les tient sous le charme, et le plaisir d'écouter les dégoûte du plaisir de parler. Toutefois Meg aimait tant les dragées, l'épine-vinette, les pommes sures, le jeu de quilles, la pêche à la ligne et aux balances, qu'il était bien permis à Raymond de ne point se douter qu'elle avait en tête un roman dont il était le héros.
L'hiver fut froid et neigeux. Pour complaire à miss Rovel, Raymond se procura un traîneau. C'est elle qui conduisait. On allait ventre à terre, et on versait souvent. Raymond prenait en douceur ces mésaventures. Un jour, Meg, étant tombée la tête la première dans un tas de neige, se releva si saupoudrée de frimas qu'il se pâma de gaîté. Mlle Ferray, qui était de la partie, pensa lui sauter au cou; c'était, depuis deux ans, la première fois qu'elle l'entendait rire. Il ressentit quelque honte de ce transport et fut morose pendant vingt-quatre heures. Il s'était fait un dieu de son chagrin, et il s'indignait que le prêtre eût osé rire dans sa propre église.
Durant les longues soirées de ce long hiver, au lieu de se confiner dans son cabinet pour traduire Lucrèce, il descendait au salon, et lisait à haute voix Homère, Plutarque ou quelque tragédie. Meg goûtait l' Iliade beaucoup plus que l' Odyssée . Elle trouvait fort naturel et fort intéressant que deux peuples eussent bataillé pendant dix ans pour les beaux yeux d'une coquette; elle savait depuis longtemps que c'est le fond de l'histoire universelle. En revanche, elle avait peine à se persuader qu'un hardi coureur d'aventures eût sacrifié de gaîté de coeur Circé, Calypso, les Sirènes, pour venir retrouver son âpre rocher et les grâces un peu surannées de sa Pénélope; elle se permettait de croire que sur ce point Homère en avait imposé à ses lecteurs. Plutarque la laissait froide; elle lui reprochait de trop louer de grands hommes qui n'avaient pas tous été de beaux hommes. Les tragédies lui plaisaient quand il y avait beaucoup d'amour et beaucoup de sang versé; mais les Romains de Corneille lui paraissaient aussi brutaux qu'invraisemblables. Ayant appris à se taire, elle gardait ses réflexions pour elle, sans dissimuler toutefois le plaisir qu'elle éprouvait à entendre lire quoi que ce fût, prose ou vers, par Raymond, qui lisait avec goût. Quand les femmes aiment quelque chose, cherchez bien, vous trouverez que sous la chose qu'elles aiment il y a quelqu'un.
Ce rude hiver fut suivi d'un charmant printemps. Aux lectures, aux parties de traîneau succédèrent les promenades pédestres. On décampait le matin, et on allait devant soi; au milieu du jour, on s'arrêtait pour dîner sous une tonnelle. Plus souvent on emportait ses provisions et on faisait halte dans quelque pré herbu où il y avait de l'ombre et une eau courante. Raymond s'accommodait mal des lieux élevés qui commandent une grande vue et un vaste horizon; il leur préférait les vallons creux, au pied d'une colline qui emprisonne le regard. Les collines ont ceci de charmant, qu'on peut croire que c'est la fin du monde, que par-delà il en existe un autre bien différent de celui que nous voyons, un monde où règne une divine harmonie, où toutes les femmes sont fidèles, où toute question obtient sa réponse et tout dévoûment sa récompense, où les biens sont assurés, où les bonheurs sont éternels. Raymond oubliait parfois de contempler la colline qui lui cachait l'univers pour regarder Meg assise devant lui. Sa figure était un paysage qui en valait un autre, et qu'animait un jeu perpétuel d'ombres et de lumières. Il y courait des nuages légers, transparents; on apercevait au travers le sourire d'une âme contente à qui le monde avait fait une promesse.
Ce fut à la fin d'un de ces repas champêtres que Meg, après être demeurée quelque temps silencieuse, s'avisa de dire tout à coup: "Monsieur Ferray, le pays que voici est-il aussi beau que l'Arabie?"
A ce mot d'Arabie, Raymond fit un sursaut. Mlle Ferray le regarda d'un oeil anxieux, puis elle tira Meg par sa robe pour l'avertir qu'elle venait de commettre une grave imprudence. Meg ne tint aucun compte de cette muette mercuriale; elle vint s'asseoir à côté de Raymond et se mit à casser des amandes avec une pierre. Tout en les cassant et les croquant: "Monsieur Ferray, reprit-elle d'un ton dégagé, y a-t-il des collines comme celle-ci dans les environs de la Mecque?"
A la grande surprise de Mlle Ferray, Raymond, sans que son visage trahît la moindre émotion, commença de décrire La Mecque à miss Rovel; des saints lieux il la conduisit dans l'Yémen sans avoir l'air de se souvenir que le pays où croît le caféier est celui où poussent les rêves décevants et les espérances fleuries qui ne portent point de fruits. Dans le dessein de lui mieux expliquer son itinéraire, prenant sa robe pour une carte de l'Arabie, il promenait son doigt sans s'en apercevoir sur les carreaux de sa manche; mais miss Rovel s'en aperçut très-bien.
Le lendemain, à son réveil, Meg crut apercevoir dans sa glace le minois chiffonné de Mme de P… Elle regardait ce fantôme en riant, comme on regarde une rivale humiliée et vaincue. "Tu m'avais mise au défi, dit-elle à demi-voix; ce n'est pourtant pas plus difficile que cela." Puis elle s'élança hors de son lit, et, s'habillant, elle faisait des gambades dans sa chambre. Il lui semblait qu'elle venait de gagner un pari, qu'un champ de bataille lui était demeuré. Soudain une idée lui vint, et il se trouva qu'elle n'était pas heureuse. Il est dans le caractère des femmes, surtout quand elles n'ont pas encore dix-sept ans, de pousser leurs victoires à outrance; il arrive parfois qu'elles ont sujet de s'en repentir.
Lorsque la cloche du déjeuner sonna, Raymond et sa soeur, étant descendus dans la salle à manger, n'y trouvèrent point Meg, qui à l'ordinaire les y précédait. On l'envoya quérir dans sa chambre, elle n'y était pas. L'inquiétude les prit, ils sortirent, appelèrent; Meg ne répondit point. Pensant qu'elle s'était endormie dans le grenier à foin qu'elle visitait quelquefois, Mlle Ferray alla l'y chercher. De son côté, Raymond traversa le verger, descendit au bord du ruisseau. Un orage l'avait grossi, il roulait des ondes troubles et limoneuses. En arrivant près d'une anse où l'eau était assez profonde pour qu'un adulte y perdît pied, Raymond aperçut, accroché à la quenouille d'un roseau, le grand chapeau de paille de miss Rovel. Un cri sourd lui échappa; il plongea brusquement, s'en alla fouiller de ses deux mains dans la vase et les algues du fond. Comme il remontait à la surface pour reprendre haleine, il entendit un grand éclat de rire. Il leva les yeux et avisa Meg nichée dans les branches d'un frêne où il n'avait point su la découvrir.
"Quel plongeur et quel nageur!" s'écria-t-elle, allongeant vers lui son bec d'oiseau.
Deux secondes suffirent à Raymond pour sortir du ruisseau et à Meg pour se laisser dévaler au bas de son arbre. Ils se trouvèrent en présence l'un de l'autre, se regardant les yeux dans les yeux.
"Excusez-moi, monsieur, lui dit-elle rouge d'émotion. J'étais curieuse de savoir quelle figure vous feriez, s'il vous arrivait de me croire morte."
A ces mots, elle fit un geste comme pour lui prendre la main. Raymond la regarda d'un air si terrible qu'elle eut peur et recula. Il était furieux, non d'avoir pris inutilement un bain froid, mais de l'impertinence de miss Rovel et du pouvoir qu'elle s'imaginait s'être acquis sur son coeur. Dans la petite fille, il venait de reconnaître la femme, c'est-à-dire l'ennemi, le tyran, l'obscure, fatale et insolente domination qu'il avait juré de ne plus subir. Son premier mouvement, fort déraisonnable, fut d'arracher un scion de frêne, de le dépouiller de ses feuilles, de lever en l'air cette houssine improvisée. Il eut honte de son emportement, il réussit à sourire. "Miss Rovel, dit-il à Meg avec assez de calme, les petites filles font quelquefois de grandes sottises qui mériteraient le fouet; mais il faut bien leur en faire grâce quand elles ont l'adresse de porter des robes longues."
Là-dessus, il lui tourna les talons sans qu'elle eût la force de le retenir ni de le suivre, ni de lui dire un seul mot. Immobile, pétrifiée, elle contemplait d'un oeil consterné, comme Perrette, les débris de son pot au lait. L'événement avait trompé son attente avec une cruauté sans pareille, et ce qui venait de se passer ne ressemblait guère à la belle scène de roman qu'elle avait machinée dans toute la candeur de son âme. Elle s'était flattée de voir un homme éperdu, se jetant à ses pieds, s'écriant: "Ah! miss Rovel, vous jouer ainsi de mon coeur! Ne saviez-vous donc pas que je vous adore et que je serais incapable de vous survivre?" L'homme était resté debout sur ses deux pieds, et lui avait dit d'un ton de magister: "Miss Rovel, vous méritez le fouet; je consens à vous en faire grâce." Quel mécompte! quelle mortification! Soudain convertie en défaite, sa victoire s'enfuyait à vau-de-route.
Mme de Sévigné disait que, lorsqu'elle avait fait une sottise, elle n'y cherchait pas d'autre invention que de la boire. C'est de quoi Meg ne s'avisa point. Elle était outrée de dépit; elle décida que l'outrage qui venait de lui être infligé criait vengeance et qu'elle se vengerait. Elle songea d'abord à se noyer tout de bon; mais elle fit la réflexion très-sensée que cette solution serait plus désagréable à elle-même qu'à M. Raymond Ferray, qui en serait quitte pour supporter les frais de son enterrement. C'est lui qu'elle eût voulu noyer, et ce projet n'était pas d'une exécution facile. Elle se promit de saccager ses espaliers, d'anéantir ses serres, d'empoisonner son puits, de mettre le feu à son grenier à foin, dût l'incendie gagner la maison et cet homme odieux périr dans les flammes.
La rage au coeur, elle remontait lentement le verger. Tout à coup elle entendit sur la route le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant la grille. Elle fut bien étonnée quand elle en vit descendre Paméla fort décemment vêtue. La négresse s'avança vers elle d'un pas cadencé, la tête haute, comme il appartient à l'innocence injustement persécutée qui a fait justice de la calomnie.
"Toi, Paméla! s'écria Meg. D'où peux-tu bien sortir?
—De Lucerne, répondit-elle, d'auprès de madame votre mère."
Paméla ne mentait point. Après avoir été chassée de l'Ermitage, ne sachant que faire de sa personne, un peu détrompée sur l'article des marquis, elle n'avait rien imaginé de mieux que de se mettre à la poursuite de lady Rovel. Comme elle avait beaucoup de flair, le hasard la secondant, elle avait fini par la rattraper à Lucerne. Lady Rovel venait de passer six mois dans une petite résidence d'Allemagne, où elle avait suivi un homme charmant auquel deux millions d'hommes bien disciplinés obéissaient par une habitude séculaire; cet homme, après lui avoir plu infiniment, lui avait paru souverainement déplaisant. Pour se consoler de sa nouvelle méprise, elle avait résolu de passer l'été au bord du lac des Quatre-Cantons, dans une villa très-simple à la fois et très-luxueuse, dans une tranquillité très-agitée et dans une solitude qui ne devait pas tarder à être très-peuplée. En rencontrant à Lucerne Paméla, elle s'était ressouvenue très-nettement d'avoir laissé sa fille à Genève, chez des gens dont elle avait oublié le nom, et, la négresse l'ayant abordée avec quelque embarras, elle en avait conclu que sa fille était morte, ce qui lui causa un tressaillement douloureux. Dès qu'elle se fut rendue maîtresse de ses nerfs, elle apprit de Paméla que sa fille était encore en vie, mais qu'elle était très-malheureuse à l'Ermitage, qu'on l'y maltraitait, que sa fidèle camériste, ayant osé reprocher ses duretés à M. Ferray, avait été impitoyablement congédiée. Elle crut sans difficulté à ces rapports, l'indifférence étant facile à persuader; mais l'indifférence de lady Rovel était fort passionnée, elle déclara qu'elle ne pouvait se passer de sa fille, qu'elle entendait rentrer immédiatement en sa possession, qu'elle allait partir pour la chercher. Comme elle montait en wagon, on lui représenta que le temps était propice à une promenade sur le lac. Pour tout concilier, elle avait dépêché la négresse avec l'ordre exprès de ramener Meg dans les vingt-quatre heures.
"Où que tu ailles, s'écria Meg, qui se cramponnait à la robe de Paméla, fût-ce au diable, fût-ce chez le marquis de Boisgenêt, je te somme de m'emmener avec toi. Si je restais ici trois heures de plus, j'y ferais quelque scélératesse.
—Vous vous ennuyez beaucoup?
—A mourir.
—Cela se rencontre bien, mademoiselle. Lady Rovel m'envoie vous chercher. Je lui ai fait comprendre que vous finiriez par vous épaissir tout à fait chez ces petits bourgeois.
—Marquise de Boisgenêt, c'est Dieu qui t'envoie!" fit Meg en l'embrassant.
Pendant ce temps, Raymond, après s'être changé, racontait à sa soeur la belle invention de miss Rovel et le plongeon qu'il avait fait dans le ruisseau. Suivant sa coutume, Mlle Ferray entra dans son ressentiment, confessa que cette petite avait des lubies impardonnables, ajoutant que toutefois il fallait les lui pardonner, parce qu'en dépit de ses déraisons elle avait beaucoup de coeur. Ce fut le moment que choisit Meg pour entrer comme un coup de vent dans le salon. La face rayonnante de joie, elle s'exclama: "Quel bonheur, monsieur! quel coup de fortune, mademoiselle! Maman veut me ravoir, et avant que le soleil soit couché, j'aurai quitté pour jamais cette triste maison." Cela dit, elle courut à sa chambre, où, vidant en un tour de main les armoires, elle jeta pêle-mêle toutes ses nippes dans ses malles.
Raymond lança un sourire à sa soeur: "Voilà qui t'apprendra, ma chère, lui dit-il, à te porter caution pour un coeur qui n'existe pas."
Que ce coeur existât ou non, ce fut avec un profond chagrin que Mlle Ferray prit connaissance de la lettre que Paméla lui remit. Cette lettre était courte. Une ligne avait suffi à lady Rovel pour remercier M. et Mlle Ferray des bons soins qu'ils avaient donnés à sa fille pendant près d'une année; une seconde ligne était destinée à les prier de lui renvoyer incontinent cette fille adorée, qui était nécessaire à son bonheur. Ici s'ouvrait une parenthèse, laquelle signifiait à peu près: "Combien vous dois-je?"
"Déclarez de notre part à lady Rovel, dit Raymond à la négresse après avoir lu à son tour, que nous serons à jamais ses obligés, si jusqu'au jour de notre mort nous n'entendons plus parler d'elle, ni de sa charmante fille, ni de quoi que ce soit qui les concerne l'une ou l'autre."
En moins d'une heure, Meg eut fait et bouclé ses malles. Pendant qu'on les attachait derrière la voiture, elle descendit en chantonnant sur la terrasse, où Raymond fumait son cigare. Se campant à quelques pas de lui et promenant au nord et au midi ses regards, qui n'étaient pas tendres: "Adieu, maison, s'écria-t-elle, où, comme l'affirme la docte Paméla, l'esprit et le coeur s'épaississent! adieu Homère, l'astronomie et tous les grands hommes de Plutarque! adieu, grenier à foin que j'avais juré d'incendier! Adieu, ruisseau, dont les écrevisses m'étaient si chères que j'ai voulu leur donner un homme à manger! Adieu, temple de la science et de l'ennui, où l'on ne peut faire un pas, ni rire, ni chanter, ni ouvrir la bouche, ni remuer les cils, sans courir le risque de recevoir les étrivières!"
Comme elle terminait son discours, elle aperçut Mlle Ferray, qui, debout sur le seuil de la maison, attachait sur elle des yeux pleins de larmes et de reproches. Elle s'attendrit, s'élança vers la bonne demoiselle, la saisit par la taille, la baisa sur le front en lui murmurant à l'oreille: "Je vous aime bien, miss Agathe; mais, voyez-vous, il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre et qu'au surplus je ne saurais pas vous expliquer." Puis, se tournant vers Raymond: "Monsieur, votre servante." L'instant d'après, elle montait en voiture, et le cocher toucha.
"Qu'as-tu donc à te désoler, ma bonne Agathe? dit Raymond à sa soeur. Tu devrais remercier ta chère Providence, qui nous délivre d'un fier embarras."
Quoi que son frère pût lui dire, Mlle Ferray était la personne la plus affligée du monde. Dès qu'il se fut éloigné, elle fondit en larmes. En dépit de tout, elle aimait tendrement miss Rovel, et on ne refait pas son coeur. Elle se demandait avec épouvante ce qu'allait devenir cette enfant, dont elle s'était promis de faire une honnête femme. Elle pleurait Meg, elle pleurait aussi une chimère qu'elle s'était plu à bercer dans son coeur: depuis quelque temps, elle caressait plus que jamais la douce pensée que miss Rovel lui avait été envoyée du ciel pour distraire son frère de ses sombres ennuis, peut-être pour l'en guérir tout à fait. Comme son imagination allait très-vite et très-loin, elle en était venue à se figurer que le cas échéant, les circonstances et les dieux aidant, il pourrait bien se faire, il pourrait bien arriver que Meg et Raymond… Hélas! Meg était partie, rien ne pouvait plus arriver. Elle demeura longtemps devant la grille, contemplant d'un oeil humide les empreintes qu'avait laissées dans la poussière du chemin la voiture qui venait d'emporter Meg et le plus beau de ses rêves, et, pour la première fois de sa vie elle se prit à chercher querelle à sa chère Providence, qui lui avait fait banqueroute.
Tandis que Mlle Ferray s'abandonnait à sa douleur, Raymond s'était retiré dans son cabinet de travail. Comme si rien ne se fût passé, il alla prendre sur un rayon de sa bibliothèque le De rerum natura . L'édition qu'il préférait entre toutes et dont il se servait d'habitude était le Lucrèce d'Havercamp, cum notis variorum , magnifique in-quarto magnifiquement relié. A peine l'eut-il dans ses mains, il constata que le précieux billot venait d'essuyer un indicible, un irréparable affront. Ici une page indignement chiffonnée, égratignée, comme par les griffes d'un lutin; là une autre page chamarrée de pâtés d'encre, ailleurs un feuillet en lambeaux, plus loin un autre arraché, il en manquait trente au milieu du volume, cinquante à la fin. C'était un massacre.
Raymond croyait rêver. Ce qui lui prouva clairement qu'il ne rêvait point, c'est qu'ayant levé les yeux au plafond pour le prendre à témoin de ce qui lui arrivait, il découvrit sur le trumeau qui surmontait sa cheminée une grande inscription, charbonnée d'une main fiévreuse. Elle était ainsi conçue: Mr. Raymond Ferray is a prodigious great book-worm; I hate him, and I shall he revenged of him .
Comme Raymond savait l'anglais, il ne put douter que l'inscription ne signifiât: "M. Raymond Ferray est un prodigieux pédant; je le hais, et je me vengerai de lui."
Raymond Ferray s'était promis qu'au bout de trois jours il aurait entièrement oublié l'existence de miss Rovel; mais il découvrit que, malgré son flegme apparent, il était en colère, et que la colère n'oublie pas. Il lui arrivait souvent de se rappeler que pendant près d'une année il avait logé sous son toit une jeune fille bizarre, laquelle, s'étant mis en tête de lui plaire, avait paru préférer à tout autre amusement le plaisir de se promener et de causer avec lui. Il se souvenait que lui-même avait pris goût à ces causeries et à ces promenades, que cette jeune fille était devenue la plus agréable de ses habitudes,—et quand une habitude a de longs cheveux blonds, la joue en fleur, le rire étincelant de la jeunesse, il en coûte toujours un peu d'y renoncer. Il se souvenait enfin que cette même blonde avait eu l'audace de tenter sur lui une expérience fort impertinente, que, furieuse de n'avoir pas réussi, elle était partie brusquement en lui faisant des adieux peu courtois et après avoir massacré le plus beau livre de sa bibliothèque. Il ne pouvait revoir ce qui lui restait de son Lucrèce d'Havercamp, Leyde 1725, sans s'indigner contre les mains effrontées qui avaient attenté à son bien. Ce forfait était, selon lui, le trait d'une vilaine âme, et comme c'est l'ordinaire que nos chagrins s'enchaînent les uns aux autres aussi étroitement que les grains d'un chapelet bien enfilé, l'Havercamp le faisant penser à Mme de P…, il englobait dans le même anathème toutes les femmes, brunes ou blondes, qu'elles eussent dix-huit ou trente ans, comme des êtres malfaisants qu'un homme de coeur doit tenir à distance de sa vie et de sa pensée. Il se promettait donc de ne plus songer à miss Rovel, et il y pensait vingt fois le jour. En revanche, il n'en parlait jamais et ne souffrait pas qu'on lui en parlât. Mme Ferray avait dû se le tenir pour dit et garder pour elle ses regrets. Le temps ne les diminuait point; chaque jour, elle sentait davantage le vide qu'avait laissé dans sa maison le départ de Meg. Elle maudissait cette chère ingrate, ce coeur qui rompait si facilement ses attaches; mais il y avait de la tendresse dans ses malédictions. Toutefois, deux mois entiers s'étant écoulés sans que miss Rovel eût daigné lui donner aucun signe de vie, son bon sens l'obligeait de confesser que, si miss Rovel avait du coeur, elle en avait bien peu.
Il ne faut désespérer de rien. Un jour que Mlle Ferray brodait au salon tête à tête avec son frère, qui lisait un traité de Darwin, comme elle le questionnait sur sa lecture, il lui exposa la doctrine du célèbre naturaliste anglais touchant la faculté que possèdent les êtres vivants de s'adapter insensiblement au milieu dans lequel la nature ou les circonstances les ont placés. Elle avait l'habitude de tout rapporter à l'objet de ses préoccupations; aussi la théorie de Darwin l'attrista. Elle se dit qu'il en était des âmes comme des plantes et des animaux, que l'air qu'elles respirent décide de leur destinée, que, si la Providence avait voulu que miss Rovel devînt une honnête femme, elle aurait dû la laisser à l'Ermitage, sous la garde de Mlle Agathe Ferray. Elle priait le ciel de vouloir bien lui expliquer ses mystérieux desseins, quand sa femme de chambre lui remit une lettre. A peine l'eut-elle approchée de ses yeux, elle rougit d'émotion, et, la glissant dans sa poche, elle attendit d'être seule pour la lire. Cette lettre était ainsi conçue:
"Lucerne, 2 septembre.
"Chère miss Agathe, je vous avais écrit, il y a près d'un mois, pour vous déclarer avec humilité et contrition que j'étais honteuse, extrêmement honteuse, d'avoir été si peu aimable, si peu gracieuse, si peu gentille en vous quittant. Comme je traversais le salon pour porter ma lettre à la poste, il s'est trouvé que maman causait avec un quidam. Vous m'avez souvent répété que les jeunes filles peuvent s'instruire par les conversations autant que par les livres. Or maman disait à son quidam que la vie est courte et qu'il n'y a pas de temps plus mal employé que celui que nous donnons au repentir. "Je le crois bien, a-t-il répliqué, il nous en reste déjà si peu pour pécher." A-t-il voulu dire pécher ou pêcher? Je n'en sais trop rien, car il aime beaucoup à pêcher des truites dans le lac; mais il se pourrait aussi que ce fût un grand pécheur. Le fait est que ma lettre m'a paru inepte, que je l'ai déchirée, et que le jour même j'ai pêché une truite avec le quidam. Si c'est un péché, je m'en confesse; mais sûrement je n'en commettrai pas d'autre avec lui. C'est un blond fadasse; vous savez que ce n'est pas ma couleur.
"Je ne vous aurais jamais écrit, chère miss Agathe, si je n'avais découvert que je ne puis me passer d'avoir de vos nouvelles. Il m'en faut dès demain. I will , miss Agathe, I will . Je veux apprendre que vous êtes en vie et que vous ne pouvez vous consoler de ne plus me voir. Si vous me faites cette déclaration en joli style, je vous dirai, pour vous récompenser, que je regrette par moments d'avoir chiffonné, maculé, lacéré certain livre que certain loup-garou aimait comme la prunelle de ses yeux. Que voulez-vous? Dame! j'étais en colère, et quand on est en colère, on chiffonne, on macule, on lacère. Comme il doit me détester, ce loup-garou! Je gagerais qu'il pleure nuit et jour son bouquin bien-aimé. Voyez comme je suis bonne, comme j'ai le coeur sensible. J'ai prié maman, qui a les bras longs, de donner des ordres pour qu'on m'en retrouve quelque part un autre tout pareil, et vous pouvez compter que je ne le garderai pas pour moi;—il faut savoir se priver dans l'intérêt de ses amis. Ce que j'en fais, c'est pour l'acquit de ma conscience, quoiqu'elle ne me gêne pas beaucoup; elle est bonne fille, et nous avons rarement ensemble un mot plus haut que l'autre. Aussi croirez-vous sans peine qu'elle ne m'empêche pas de m'amuser royalement à Lucerne. Cette jolie ville a été inventée pour cela. Maman y était venue chercher la solitude, et son salon ne désemplit pas. Ce ne sont qu'allants et venants, tous bien faits, bien cravatés, bien frisés, sentant le musc ou le benjoin, polis, galants, daignant la plupart prêter quelque attention à miss Rovel, s'apercevoir que ses yeux ne sont pas les premiers yeux venus, sans qu'aucun se soit avisé jusqu'à cette heure de la menacer du fouet. Je m'occupe d'eux les jours de pluie; le reste du temps, je rame ou je nage, deux jolies façons de faire son chemin dans le monde. Je crois en vérité, miss Agathe, que le parfait bonheur consiste à être poisson. Ce n'est pas l'idée de Paméla, qui me sert de bardot; la pauvre fille n'a pas encore tout à fait dégorgé son marquis.
"Mais savez-vous ce que j'ai vu de plus beau à Lucerne? C'est maman. En la revoyant, j'ai été transportée, éblouie, et je ne me lasse pas de la contempler. Quels yeux! quelles épaules! quels bras! Les miens sont en comparaison de vraies pattes de sauterelle. Mon Dieu! que ce doit être amusant d'être belle comme cette adorable maman! Si je l'adore, elle me rend un peu la pareille. Elle prétend que je me suis horriblement ennuyée à l'Ermitage, que M. Ferray ne pouvait me souffrir, qu'il m'a fait subir mille vexations, mille avanies. Je n'en rabats que la moitié, car, pour me dédommager, elle m'a promis que d'ici à trois mois elle ne me refuserait rien et ne me gronderait de rien.
"Si vous voulez me gronder, miss Agathe, vous avez le champ libre; mais n'abusez pas de la permission. Une jolie moue peut avoir son charme, la grognerie enlaidit toujours un visage. Grondez-moi donc avec grâce et belle humeur. Surtout n'allez pas dire au loup-garou que je vous écris; ce vilain homme vous empêcherait de me répondre, et je veux avoir de vos nouvelles. Quant aux siennes, donnez-m'en, ne m'en donnez pas, cela m'est égal. Miss Agathe, miss Agathe, après maman et les poissons, vous êtes sûrement ce que j'aime le plus au monde."
A cette épître, qu'elle relut souvent, non sans hocher quelquefois la tête, Mlle Ferray fit une réponse pleine d'affectueux reproches, de bons avis et de sages conseils. Peu après, elle reçut une seconde lettre.
"Lucerne, 23 septembre.
"Vous êtes donc en vie, mademoiselle? J'en suis charmée;—mais trop de morale, miss Agathe, un peu trop de morale! Dix brasses de fond; j'ai perdu terre, barboté et failli me noyer. Pour vous punir, je veux vous raconter deux petites histoires, qui sans doute vous scandaliseront beaucoup. J'ai toujours aimé à vous scandaliser; quand je vous parlais de certaines choses ou de certaines gens, vous aviez une façon de froncer le bout du nez qui faisait mes délices. M'écoutez-vous, mademoiselle?
"Avant-hier, nous sommes allés en barque jusqu'à Gersau. Jeunes et vieux, hommes et femmes, nous étions cinquante, ou il ne s'en faut guère; c'était une fête que le duc de B… donnait à maman. Figurez-vous le plus beau temps du monde, un lac frisotté qui parlait tout bas, une grande barque pontée, des drapeaux et des flammes partout, des bateliers aussi pavoises que leurs mâts, des jonchées de fleurs, un air parfumé, trois harpes, quatre violons et deux hautbois, une collation merveilleuse, des vins blancs, des vins roses, des vins paillets, qui moussaient comme mon coeur, miss Agathe, comme mon coeur. Le vin, les fleurs, la musique,—quand nous arrivâmes, j'étais un peu folle, et je croyais voir danser les montagnes; il paraît que cela leur arrive. Nous débarquons, on fait la haie pour nous regarder. Voilà qu'un homme essoufflé fend la presse pour venir à nous. Il était de noir habillé, portait un grand chapeau à bords rabattus. C'était un missionnaire wesleyen, ainsi appelle-t-on ce genre d'animaux. D'un air résolu, il se plante devant maman, lui barre le passage. On veut l'écarter, elle fait signe qu'on ne le dérange point. Il tousse une fois, deux fois, et entame une harangue où il était question de beaucoup de choses, de la brièveté de la vie, de la vanité des plaisirs, des bons et des mauvais exemples, de l'âme immortelle, de la grâce efficace, du jugement dernier, de l'enfer et du paradis;—j'en passe, et des meilleures, ne vous ai-je pas dit que j'avais dans ce moment les idées un peu confuses? En parlant, il tenait les yeux baissés, à demi-clos. Maman le regardait d'un air fort doux, belle comme un ange, avec un sourire capable de faire tourner la tête à tous les missionnaires qui en ont une. Celui-ci s'avise de rouvrir les yeux, de les lever; il aperçoit cette beauté, ce sourire, perd le fil de son sermon, s'embarrasse, balbutie, demeure court. Maman continuait de sourire: "Je vous remercie de vos excellentes intentions, lui dit-elle en lui tendant la main; mais que voulez-vous? nous n'aimons pas la vie bête." Là-dessus elle l'invite à dîner. Le pauvre homme ne trouve pas un mot, fait le plongeon, disparaît. Miss Agathe, vos intentions valent celles d'un wesleyen; mais m'entendez-vous? nous n'aimons pas la vie bête.
"Autre chanson. Je suis allée hier soir à mon premier bal, un grand bal par souscription dans les grands salons du grand Hôtel national. Maman avait refusé d'abord de m'y conduire sous prétexte que je suis trop jeune, qu'on ne danse pas si matin. Je lui ai répliqué que dans dix mois et vingt jours j'aurai dix-huit ans, qu'au surplus elle m'avait solennellement promis de ne me rien refuser. Elle a été prise. Vous dire ce que j'éprouvai en entrant dans cette grande salle éclairée a giorno ,… ce fut bien autre chose que sur la barque pontée. Une folie s'empara de moi; par intervalles, je rongeais avec fureur le bout de mes gants, et maman me regardait de travers pour m'avertir que cela ne se pratique pas dans le grand monde. Le bal s'ouvre, je m'accroche au bras d'un joli prince russe, qui est un valseur accompli; il s'était chargé de patronner mes débuts.
"Si vous n'avez jamais valsé, miss Agathe, vous n'avez jamais vécu. Arrosez vos plates-bandes, mes bonnes gens, mais ne parlez de rien, car vous ignorez tout. Tourner en rond, la tête à moitié perdue, voilà la vie; le reste ne vaut pas la peine qu'on en parle. Il me semblait qu'un tourbillon venait de m'emporter au dixième ciel. Tout à coup je pousse un cri. C'était bête; mais, si je n'avais pas crié, je tombais morte. Mon prince russe s'arrête, s'inquiète, s'enquiert. Je ne pouvais pas lui répondre que j'avais crié par excès de joie; j'ai prétendu que le pied m'avait tourné, que ce n'était rien, et nous nous sommes envolés de plus belle. Arrosez vos plates-bandes, vous dis-je, mais sachez que partout ailleurs qu'à l'Ermitage on prend miss Rovel au sérieux, qu'hier elle a fait sensation, qu'elle était entourée, admirée, courtisée, qu'on se disputait ses regards et une petite place sur son carnet. Miséricorde céleste! j'ai dit à mes adorateurs bien des sottises, miss Agathe,—car je ne savais plus où j'en étais, et je laissais partir tout ce qui me passait par l'esprit. Cependant notre vertu n'a point souffert; quand ces messieurs essayaient de s'émanciper, je les regardais avec de grands yeux candides, et ils demeuraient court, comme le wesleyen.
"Apprenez pour votre gouverne, miss Agathe, qu'il est des hommes qu'il faut contenir, et d'autres qu'il est bon d'encourager. Cela est vrai surtout des barons allemands, lorsqu'ils sont très-blonds et très-timides. Il en est un qui a de grands yeux rêveurs et ne dit jamais rien; on l'a surnommé une romance sans paroles. Je le rencontre quelquefois au bord du lac, il s'arrête pour me saluer et devient aussi pourpre que la barrette d'un cardinal. Hier, après m'avoir mangé des yeux pendant la moitié de la nuit, sur les quatre heures il prend son courage à deux mains et me demande une polka. Pour le contenter, j'ai fait faux bond à quelqu'un; je me piquais de faire parler cette romance. Je fus coquette, provocante. Ma coiffure se défait, je passe dans un petit cabinet pour la raccommoder. Tandis que, debout devant une glace, je me rajuste lentement, la romance changeait à tout moment de couleur, et enfin, n'y tenant plus, elle murmure tout bas à mon oreille qu'elle m'adore. "Monsieur, lui repartis-je, on ne dit ces choses-là qu'à genoux." Le nigaud me prend au mot. Je pars d'un éclat de rire, maman paraît, voit un homme à mes genoux, se fâche tout rouge. Je lui ai rappelé qu'elle m'avait promis de ne pas me gronder. Elle a été encore prise.
"La morale, miss Agathe, c'est beau, mais c'est confus, c'est embrouillé. Le plaisir est bien plus clair, et je connais un loup-garou qui prétend que ce qu'il y a de plus précieux ici-bas, c'est une idée claire. Quand je m'amuse, il n'y a pas moyen d'en douter. C'est égal, dites-moi bien ce que vous pensez de mes histoires, et querellez-moi, —le plaisir excepté, rien n'est plus amusant qu'une querelle. Miss Agathe, je vous déclare qu'après maman et la valse vous êtes ce que j'aime le plus au monde; décidément les poissons ne viennent qu'à la queue."
Mlle Ferray fronça plus d'une fois le bout du nez en lisant cette seconde lettre. Elle y fit la réponse que voici:
"Ce que je pense de vos histoires, ma chère enfant? Il me semble d'abord que les missionnaires wesleyens sont moins ridicules que vous ne le dites. Celui dont vous me parlez, que son discours fût bon ou mauvais, a dû faire quelque effort de courage pour le débiter. Or j'admire toujours le courage, et je ne me moque jamais de ce que j'admire.
"Il me semble aussi que je ne sais pas trop ce qu'il faut entendre par la vie bête . Si faire passer ses devoirs avant ses plaisirs est le fait d'une oie, je suis du parti des oies, et je serais fière d'être admise dans la basse-cour.
"J'estime que, si le parfait bonheur consiste à tourner en rond, la tête perdue, il faut l'aller chercher parmi les toupies. Vous placiez plus haut votre idéal, miss Rovel, quand vous décrétiez que le souverain bien est d'être poisson. Les truites, tant que faire se peut, s'appliquent à conserver la tête que le ciel leur a donnée, et soyez sûre que le ciel ne nous donne pas une tête pour que nous la perdions.
"Je crains que vous n'ayez tort de dire à vos danseurs tout ce qui vous vient à l'esprit. Je lisais l'autre jour dans un livre fort bien écrit que rien ne rafraîchit plus le sang que le souvenir d'une sottise qu'on n'a pas dite.
"Je pense enfin que les sottises qu'on fait sont encore plus regrettables que celles qu'on dit. C'est en faire une grosse que de prendre plaisir à voir un homme à genoux. Il est certain, avéré, patent, que vous avez de beaux yeux, miss Rovel. En doutez-vous, que vous teniez à le prouver?
"Après avoir médité votre lettre, j'ai rêvé d'une jolie barque qui descendait rapidement au fil de l'eau. J'ai eu peur; je me défie des rivières, des bas-fonds, des remous, des brisants. Je vous en supplie, que votre bon sens aille bien vite s'asseoir au gouvernail. C'est le pilote que je vous souhaite, bien entendu que le bon sens consiste, non à se refuser les plaisirs permis, mais à savoir bien exactement ce que valent toutes les marchandises de ce pauvre monde, choses et hommes, bêtes et gens.
"Vous voilà quitte de mes longues morales. Il ne me reste plus qu'à vous dire que je vous aime de toutes mes forces. Cette maison a un air de chagrin, de langueur, de délaissement; les mouches même s'y ennuient. Mes rosiers, que vous n'admirez plus, les arbres du verger, le ruisseau, tout le monde ici vous regrette;—l'Ermitage se souvient d'une demoiselle qui ressemblait parfois à une évaporée et qui ne laissait pas de raisonner très-juste quand elle voulait bien s'en donner la peine et résister à ses fantaisies. Ma chère blonde, après mon frère vous êtes ce que j'aime le mieux. Hélas! je ne viens dans votre coeur qu'après la valse; à peine ai-je le pas sur les poissons. Il faut avoir plus de dix-sept ans pour deviner le prix d'une amitié sincère, fût-elle un peu grondeuse; vous y viendrez, ma belle. En attendant, je baise tendrement vos cheveux blonds. Vous avez du goût pour les romances sans paroles, tâchez d'en avoir un peu pour les paroles sans romance; cela m'encouragerait à vous écrire. Votre vieille amie, qui boite plus bas depuis qu'elle n'a plus le plaisir de vous voir."
Mlle Ferray fut près de six semaines sans avoir des nouvelles de Meg. Ce long silence l'inquiéta; elle se livrait aux plus sombres imaginations et mettait tout au pis: la barque avait touché ou peut-être chaviré. Elle écrivit plusieurs fois; point de réponse. Le chagrin la rongeait; son frère s'en aperçut, l'interrogea, elle s'ouvrit à lui de ses alarmes. Il ne fit qu'en rire: "Eh! bon Dieu, que t'importe, ma chère, lui dit-il, qu'il y ait dans le monde une coquette de plus ou de moins?" Cela importait si fort à Mlle Ferray qu'elle supplia son frère de l'autoriser à partir pour Lucerne. Il la refusa d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Enfin elle reçut la lettre que voici:
"Luceme, 3 novembre.
"Excusez-moi, mademoiselle, d'avoir été si longtemps sans vous écrire. Je reviens d'un long voyage, je suis descendue par un grand trou noir dans un pays que vous ne connaissez pas. On y voit des choses fort curieuses, entre autres cette fameuse barque de Caron, que M. Ferray m'avait décrite au naturel certaine après-midi que le ciel était grisâtre et que nous travaillions ensemble à greffer un pommier. Tout en s'occupant de son arbre, il daignait me greffer un peu, moi aussi. Qu'elles ont mal pris, toutes ces boutures! C'est que le jardinier ne m'aimait pas, et qu'on ne greffe bien que les arbres qu'on aime. Le pommier se porte mieux que moi. Je le vois d'où je suis, ainsi que ce ciel brouillé. A l'autre bout du verger, un gros corbeau sautillait dans l'herbe fraîchement coupée; je le vois aussi.
"Mais il s'agit bien de pommiers! Je vous disais que j'ai contemplé Caron. Il m'a dit que ses passagers étaient au complet, qu'il avait sa charge, de repasser plus tard. Je suis remontée par mon trou noir, et me voici. Salut, bonnes gens! Nettoyez vos lunettes, c'est bien moi.
"Au diable la mythologie, miss Agathe! Je sors d'une petite vérole confluente, effroyable, tout ce qu'il y a de plus effroyable. On me croyait perdue, au dire des médecins, c'est un miracle que j'en réchappe. Le premier jour, maman voulait vous écrire pour vous prier de venir me soigner; j'y ai mis bon ordre. Vous êtes si folle! vous auriez été capable d'accourir. La première des vertus, miss Agathe, est la prudence. De tous mes danseurs, il n'en est pas un qui ait osé seulement se hasarder dans l'antichambre pour s'informer si j'étais en vie; ils laissaient leur carte chez le concierge, au bout du jardin, et de se sauver! Pour tout l'or du monde, cette dinde de Paméla ne m'eût pas approchée. Pauvre maman! que je lui ai causé de chagrin! De Gersau, où elle s'était enfuie, elle se faisait envoyer trois fois le jour le bulletin de ma santé. Elle était au désespoir, d'autant qu'elle était fort mal logée, dans une petite chambre où elle ne pouvait se retourner, et dont les fenêtres s'ouvraient sur une écurie. J'étais bien heureuse de la sentir hors d'atteinte; si je lui avais donné mon mal, si sa beauté en eût souffert, que serais-je devenue? Il ne me restait qu'à me tuer. Miss Agathe, aussi sûr que j'existe, vous seriez venue; vous extravaguerez toute votre vie.
"Une nuit, j'ai bien cru que c'en était fait, et, chose étrange, cette aventure ne me déplaisait point. J'avais dans la tête, dans le coeur, comme une douceur vague; ma petite âme se détachait mollement de mon corps, à la lettre je la sentais s'en aller, et je la laissais faire. Il me semblait que je sortais de la vie comme d'un mauvais chemin,—pour aller où? je ne sais, mais sûrement dans un endroit où il n'y a point de cailloux. Ah! par exemple, ma convalescence m'a fait souffrir. Quand on a tâté de la mort, on s'aperçoit que vivre est une fatigue. Cela semble très-simple et très-facile, parce qu'on nous y accoutume tout petits; une fois cette habitude rompue, c'est une affaire de la reprendre.
"Ce que c'est que de nous, mademoiselle, et comme une petite vérole confluente change en peu de temps toutes nos idées! J'ai retourné ma lunette, je regarde par le gros bout, et mes plaisirs lucernois me paraissent bien peu de chose, mes danseurs et les amis de maman de petites poupées assez ridicules. Au contraire l'Ermitage fait à mes nouveaux yeux l'effet d'un paradis; je suis tentée de croire que la vie bête consiste à n'y pas vivre, que le bonheur est là, quand on devrait y recevoir le fouet soir et matin. Je suis poursuivie par une certaine odeur de foin fané; il fleure comme baume, votre foin. Miss Agathe, envoyez-moi une grande boîte où vous aurez l'obligeance de fourrer la plus belle écrevisse du ruisseau, deux poires fondantes, un caillou pris dans la brèche de ce petit mur que j'aimais à démolir, un flocon de laine de votre tapisserie, un livre ou une livre de morale, trois conseils, quatre gronderies, un peu de poussière que vous ramasserez dans la bibliothèque du loup-garou, tout juste assez pour me barbouiller les doigts, et quelques brins d'herbe cueillis au pied du pommier que nous avons si bien greffé, lui et moi.
"Voilà ce qui s'appelle se chatouiller pour se faire rire. Ah! miss Agathe, votre pauvre Meg… faut-il trancher le mot? la petite vérole l'a défigurée, elle est extrêmement marquée, il y a des taies sur ces yeux à qui l'Ermitage semble admirable, ses cheveux tombent, on ne la reconnaît plus, elle est devenue laide à faire peur. Maman est consternée ou furieuse, comme il vous plaira; peu s'en faut qu'elle ne me batte. Ce qui me tranquillise un peu, c'est que les médecins me donnent leur parole d'honneur la plus sacrée que je puis encore en appeler, que tout s'arrangera. Je connais une sage personne qui prétend que tout finit par s'arranger. Si elle en a menti, je m'en irai voir à Gersau le missionnaire wesleyen, peut-être y est-il encore, je le forcerai de m'épouser et nous convertirons ensemble les Achantis.
"Adieu, mademoiselle. Nous partons au premier jour pour Florence, où nous passerons l'hiver. Si au moment du départ ma laideur me fait honte, je prierai qu'on me mette dans le wagon des chiens. Contez mon malheur au loup-garou; il s'attendrira sans doute et me pardonnera mes crimes. A propos, vous lui remettrez le paquet ci-joint; c'est tout ce qu'on a pu trouver. J'avais massacré un volume, je lui en rends trois presque aussi gros; il me semble qu'il me doit du retour. "
Très-émue de cette lettre, Mlle Ferray courut la lire à son frère, et, par la même occasion, elle lui remit le paquet. A défaut d'un Lucrèce d'Havercamp, il renfermait la superbe édition de Wakefield, Londres, imprimerie d'Hamilton, 3 vol. in-4, 1796. Raymond avait plus d'une fois convoité ce trésor sans pouvoir se satisfaire, assurément il gagnait au change. Il n'eut garde d'en rien marquer, et fit taire également la pitié que lui inspiraient peut-être deux beaux yeux où il était survenu des taies, la touchante infortune d'une fleur surprise brusquement par la gelée. Il répondit froidement à sa soeur qu'elle était bien inconséquente de jeter les hauts cris sur un accident qui devait lui mettre l'esprit en repos: décidément les femmes avaient la rage de s'affliger de tout; cent fois elle s'était inquiétée de la trop grande beauté de miss Rovel, cent fois elle avait prévu que cette beauté serait sa perte, elle devait être ravie de la savoir en sûreté; au surplus, avec sa dot cette laide trouverait toujours à se marier, et n'en serait pas réduite à évangéliser les Achantis. Mlle Ferray trouva ces consolations bien dures. Une Meg défigurée, sans cheveux! Elle reprochait à la Providence, avec qui elle était en froid, d'avoir commis un crime. Le bon Dieu avait-il le droit de lui alléguer, comme un simple mortel, que la fin justifie les moyens? Puisqu'il peut tout, ne pouvait-il faire que Meg devînt parfaitement sage en restant parfaitement belle? Mlle Ferray implora de nouveau la clémence de son frère et la permission d'aller porter des consolations à sa chère convalescente. Il la refusa encore.
Elle adressa à miss Rovel de longues épîtres où elle répandait son coeur. Elle reçut de Lucerne d'abord, puis de Florence, des réponses courtes, d'un style contraint; on y sentait percer une inquiétude amère qui s'était promis de se garder le secret. Ce genre de secrets est toujours mal gardé, et Meg habitait depuis deux mois et demi un charmant palais lungo l'Arno quand elle écrivit à Mlle Ferray ce qui suit:
"Florence, 5 février.
"Ne cherchez pas à me rendre l'espérance, mademoiselle. Les médecins sont des menteurs; je suis laide, et laide je resterai. J'ai beau faire tous les raisonnements imaginables, je ne me console pas d'avoir été belle et de ne l'être plus, d'avoir été admirée et de me voir condamnée à faire pitié. On est très-bon pour moi, on tâche de me distraire, de me tromper, de me donner le change; mais on me plaint, c'est pis que tout. Je voudrais me cacher dans un trou de souris et y savourer le bonheur de n'être pas vue. Maman exige que je paraisse; elle prétend qu'on s'accoutume à tout. Ah! mademoiselle, on ne s'accoutume pas à faire pitié. Être finie à dix-sept ans et demi!
"Ceci n'est rien; le mal est que maman veut à toute force me marier. Elle me propose un parti ridicule et s'indigne que je ne l'accepte pas; elle prétend que, comme me voilà faite, je ne trouverai jamais rien de mieux. Je résiste, je me débats, elle me traite de folle, me tourmente, me persécute, et cela me rend bien malheureuse.
"Mon royaume pour un cheval, miss Agathe! Hélas! où est mon royaume? Je ne possède plus que deux yeux tristes qui règnent sur un visage dévasté et se souviennent vaguement de m'avoir vu des cheveux. Oh! mes cheveux blonds! vous les avez contemplés dans leur gloire, vous savez ce qu'ils valaient. Faut-il vous dire de quoi j'ai besoin? D'un bon conseil et d'un bon avocat. Il faudrait que quelqu'un qui aurait un peu d'amitié pour moi se chargeât de faire entendre raison à maman et d'obtenir qu'elle me laisse en repos,—car de lui céder, n'en parlons pas! Plutôt mourir!
"Tout m'est contraire, mademoiselle, tout se tourne contre moi. Mon frère William, qui a toujours été un bon frère, s'est brouillé avec maman et ne peut plus me rendre le moindre service. Le printemps dernier, il quitta la Barbade pour faire son premier tour d'Europe; il vint nous faire visite à Lucerne. En me voyant, il se reprit de tendresse pour moi; il m'interrogea, me confessa, me tança vertement sur ce qu'il appelait mes étourderies et mes légèretés. Je lui montrai vos lettres dont il fut charmé. Par malheur, après m'avoir fait de la morale, il se permit d'en faire à maman touchant l'éducation qu'elle me donnait. Elle se fâcha, le mit à la porte, lui défendit de reparaître jamais devant elle. La veille de notre départ pour Florence, il revint me trouver en cachette; il vit mon désastre et je lui confiai mes peines. Il me proposa de m'enlever, de me remmener à la Barbade; je lui représentai que je me faisais une conscience de quitter maman contre son gré ou à son insu. Il approuva mon scrupule. "Alors soumettez-vous, me dit-il, car je ne puis vous être bon à rien, je gâterais encore plus vos affaires en m'en mêlant." Il ajouta… Mademoiselle, oserai-je vous répéter ce qu'il ajouta? "Je ne vois dans ce monde, reprit-il, qu'un homme à qui vous puissiez recourir, c'est celui qui vous a servi de tuteur pendant un an. Il a le droit d'être entendu dans votre cause; si vous avez besoin de conseils et de secours, adressez-vous à lui.—Quel homme! lui ai-je répondu. Vous ne le connaissez pas, il a l'humeur sévère, et j'ai peur de lui. Il eut pour moi, il est vrai, une lueur d'amitié, elle s'est bien vite éteinte, et ma conduite à son égard n'a pas été sans reproche." William me répliqua que les grandes âmes ne sentent pas les petites piqûres et qu'elles méprisent les petits ressentiments. Il finit par me dire avec une tendresse un peu dure: "Laide comme vous voilà, Meg, qui n'aurait pitié de vous? qui aurait le coeur de vous refuser quelque chose?" Là-dessus il m'embrassa et il partit pour l'Angleterre, qu'il a dû quitter ces jours-ci pour retourner aux Antilles.
"Je suis confuse, chère demoiselle, de vous avoir rapporté cet entretien, qui m'est revenu bien souvent à l'esprit. J'ai l'air d'une indiscrète, et le pire est que je le suis. Il est certain que mon tuteur (car William a raison, M. Ferray est mon tuteur) est le seul homme qui puisse avoir quelque influence sur maman. Elle l'a pris subitement en grande estime depuis qu'elle a découvert en lui ce fameux Raymond Ferray qui est allé à La Mecque. Je me suis donné le plaisir de lui conter cette périlleuse aventure, comme lui-même me l'avait contée un jour dans un air doux, en face d'une colline basse. De l'humeur dont elle est, un monsieur qui est allé à La Mecque, déguisé en derviche, la ferait passer par le trou d'une aiguille.
"Chère mademoiselle, si M. Ferray avait quelque pitié de moi, s'il était assez indulgent pour venir me voir à Florence, je lui dirais beaucoup de choses qui ne peuvent s'écrire, il ménagerait un traité entre maman et moi, je lui devrais le repos, presque la vie. Oserez-vous lui faire part de mon désir? Dites-lui que j'ai bien changé, que je suis devenue raisonnable et sérieuse, que je rougis de toutes mes sottises passées, que j'écouterai ses avis comme une pupille doit écouter un tuteur qu'elle respecte, et qu'il pourrait compter sur mon éternelle reconnaissance. Pauvre Meg! c'est la vertu des laides. Your poor little Meg ."
Le coeur battait bien fort à Mlle Ferray quand elle entra dans le cabinet de son frère pour lui donner connaissance de l'audacieuse requête de Meg. A peine lui permit-il d'achever. La renvoyant bien loin, il lui déclara qu'il n'était point fêlé du cerveau, que, possédant toute sa raison, il n'aurait garde de courir à Florence pour y consoler une petite fille que la petite vérole avait marquée, que ce n'était point son affaire, que l'ingratitude ou la reconnaissance de miss Rovel le laissait parfaitement indifférent, qu'au surplus cette demoiselle ferait bien d'accepter le mari qu'on lui proposait, fût-il iroquois, manchot ou cacochyme, que c'était le seul conseil qu'il eût à lui donner, qu'elle pouvait le lui mander de sa part.
"Vraiment, tu es impitoyable, lui dit Mlle Ferray; cette pauvre petite est si malheureuse!
—Mon Dieu! reprit-il, si d'un coup de baguette je pouvais lui rendre sa beauté, je ne balancerais pas à le faire. Je regrette infiniment qu'elle n'ait pas pu suivre sa vocation, qui était de devenir une fieffée coquette et d'emprisonner dans sa volière tous les benêts qui se seraient laissé prendre à ses gluaux. Un fâcheux accident est venu déranger cette belle destinée; j'en suis navré, mais je n'y sais aucun remède."
Cela dit, il rompit les chiens. Quelques jours plus tard, Meg renouvela sa demande sur un ton plus pressant; et Mlle Ferray, au risque d'être mangée, se hasarda encore dans la caverne du cyclope pour tenter de le fléchir. Cette fois il se fâcha sérieusement, la foudroya de son juste courroux, attesta ses pommiers et Lucrèce qu'il avait formé le ferme propos de passer le reste de ses jours sans revoir miss Rovel, sans entendre prononcer son nom. Mlle Ferray, fort affligée, écrivit à Meg qu'elle avait été repoussée avec perte, mais qu'elle la suppliait d'avoir un peu de patience, lui promettant de revenir opiniâtrement à la charge et de réduire par un siége régulier la place qu'elle n'avait pu emporter d'assaut. Quatre jours après, Raymond eut la surprise de recevoir le billet suivant:
"Que vous êtes bon, monsieur! Je vois que mon frère disait vrai et qu'on ne peut rien refuser à ce laideron. La certitude que vous m'avez tout pardonné me fait presque oublier mes chagrins. Mlle Ferray m'écrivait naguère qu'il faut avoir plus de dix-huit ans pour sentir le prix d'une amitié sincère et dévouée. Je crois qu'une grosse maladie mûrit un esprit plus que dix ans de vie; je défie qui que ce soit d'apprécier autant que moi vos bontés. Vous êtes l'homme que je respecte le plus; autrefois ce respect me gênait, et mon coeur cherchait à secouer son fardeau; aujourd'hui l'homme que j'honore le plus est le seul qui m'inspire une confiance absolue, et j'éprouve une joie que je ne puis dire en pensant qu'il s'intéresse à moi, qu'il consent à me rendre le service essentiel que j'ai eu l'indiscrétion de lui demander. Je vous remercie de tout mon coeur, monsieur, et je vous attends."
Comme on peut croire, Raymond eut une explication orageuse avec sa soeur, à qui il demanda compte de cet étrange poulet. Elle se justifia de son mieux sans charger miss Rovel, allégua qu'elle s'était fait un scrupule de désespérer cette pauvre petite, qu'elle l'avait amusée par une promesse vague et renvoyée aux calendes grecques, que Meg avait l'imagination vive, qu'elle avait compris sa réponse tout de travers.
Quand deux entêtements de femmes se liguent contre un pauvre homme, sa défaite est écrite au ciel. Après avoir juré cent fois qu'il voulait être pendu s'il allait à Florence, Raymond partit un matin, pestant contre Meg, indigné contre sa soeur, furieux contre sa propre faiblesse, et se flattant qu'avant quatre jours il serait de retour à l'Ermitage.
Les esprits supérieurs sont des esprits curieux, et quiconque est né curieux trouve bon gré mal gré quelque plaisir à courir le monde. C'est un séjour agréable pour qui s'y promène en simple passant; il est plein de choses qui blessent le coeur, il est riche en spectacles qui amusent ou réjouissent les yeux. En pressant Raymond de se mettre en route. Mlle Ferray pensait lui rendre service; elle était persuadée que ce voyage forcé lui ferait grand bien, imprimerait à son esprit une secousse salutaire, qu'à peine aurait-il rompu sa clôture, ses imaginations prendraient un autre cours, et qu'il se déroberait au charme dangereux que la solitude avait jeté sur lui. Elle avait depuis longtemps son idée sur la maladie de son frère; elle avait décidé qu'il souffrait d'une paralysie de la volonté, et qu'on guérit les volontés paralysées en provoquant une crise qui les contraigne à vouloir. Mlle Ferray croyait à la vertu toute-puissante de l'effort. C'est un remède qui vaut mieux que beaucoup d'orviétans.
Raymond avait fait serment que de Genève à Florence il ne regarderait rien; malgré qu'il en eût, il ne put s'empêcher d'ouvrir les yeux. Il se proposait de brûler l'étape de Bologne; il y fit halte pour rendre visite à la sainte Cécile de la Pinacothèque. On ne rencontre pas Raphaël sur sa route sans causer avec lui, et on ne cause pas impunément avec Raphaël. Le lendemain, il continua son voyage par cette admirable voie ferrée qui remonte le Reno et de tunnel en tunnel gravit l'Apennin. On était dans la seconde moitié de février. La veille, notre misanthrope avait traversé la Lombardie blanche de neige; quand il eut atteint le versant méridional de l'Apennin, une brise tiède lui souffla au visage, et il ne put se défendre d'un peu d'émotion en embrassant du regard les pentes rapides, couvertes de pins et d'oliviers, qui enferment de toutes parts Pistoja. Le printemps l'y attendait et lui faisait fête. Sa mauvaise humeur ne résista pas à de tels enchantements; il reconnut que, si le sage a pour premier devoir d'enclore et de murer son coeur, il lui est permis de laisser vaguer autour de lui ses yeux et ses pensées, et que, s'il est d'une dupe de croire au bonheur, il faut être un imbécile pour ne pas croire au plaisir.
Lorsqu'il approcha de Florence, il s'était à demi réconcilié avec son expédition et avec miss Rovel. D'un entretien qu'il eut avec lui-même, il conclut que Meg devait être bien malheureuse pour réclamer les secours d'un homme qui l'avait humiliée, et bien revenue de toute coquetterie pour ne pas craindre de se montrer à lui dans l'état où l'avait réduite la maladie. Il forma le louable projet d'en user très-courtoisement avec elle, de lui faire bon visage, de l'écouter avec bienveillance et de la conseiller en ami. Il se promettait d'être quitte à bon compte de cette petite consultation et qu'avant de retourner à Genève il emploierait une journée à revoir les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et les fresques de Masaccio.
Ce fut dans ces heureuses et charitables dispositions qu'il fit son entrée à Florence. A peine eut-il mis le pied sur le quai de la gare, une négresse de sa connaissance, fort empanachée, vint à sa rencontre et lui dit: "Ah! que miss Rovel va être contente! Elle avait deviné que vous arriveriez aujourd'hui. Elle est en bas, dans sa voiture; je cours la prévenir."
Raymond fut comme saisi à la pensée que Meg était là, qu'il allait la revoir sans avoir eu le temps de reprendre haleine. Il craignait de ne pas assez dissimuler l'impression qu'il éprouverait en la trouvant si changée, et de ne pas réussir à sauver le premier coup d'oeil. Comme il venait de passer dans la salle des bagages pour y attendre sa malle, une petite main qui serrait très-fort pressa la sienne, et une voix dont le timbre s'était adouci lui dit presque à l'oreille: "Ah! monsieur mon tuteur, que c'est bien à vous d'être homme de parole!"
Il tressaillit, tourna vivement la tête vers la personne qui lui parlait et qui portait une toque de fourrure et une robe de drap d'un bleu foncé; mais il ne put voir son visage, que lui cachait un voile de grenadine très-épais. Le tenant toujours par la main, elle l'emmena dans un coin de la salle, et là, se plantant devant lui, elle leva subitement son voile. II la regarda longtemps d'un air interdit. Si elle avait eu la petite vérole, il n'y paraissait guère; elle avait conservé tous ses cheveux, tous ses yeux, la finesse et le velouté de son teint. Elle ne laissait pas d'avoir changé. Comme le disait une de ses lettres, une maladie tient lieu d'années et mûrit ce qu'elle ne détruit pas. Ses traits s'étaient formés, sa taille s'était élancée, son regard était moins vif, mais il avait plus de profondeur. Le bouton s'était ouvert, et la fleur apparaissait à Raymond dans tout l'éclat de sa beauté.
Il dégagea sa main, son visage s'assombrit, et il s'écria d'un ton courroucé: "Miss Rovel, je n'ai jamais goûté les mystifications.
—Oh! bien, dit-elle en riant, voilà que vous vous fâchez parce que je ne suis pas aussi laide que je m'en vantais! Permettez, je pourrais prendre cette colère pour un compliment, et ce serait le premier que vous me feriez.
—Je ne suis pas d'humeur à vous en faire, répliqua-t-il sèchement. Je n'admets pas qu'on se moque de moi, et tout à l'heure je reprendrai le train.
—Vous n'en ferez rien, dit-elle, ce serait le procédé d'un vilain homme. Suis-je donc si criminelle? J'ai tâché de vous apitoyer, parce qu'autrement vous ne seriez pas venu. Or je tenais beaucoup à vous voir.
—C'est un pari que vous aviez juré de gagner? reprit-il. Miss Rovel, faites-moi la grâce de m'expliquer sur-le-champ ce qu'il y a de vrai et de faux dans tout ce que vous écriviez à ma soeur.
—Sur mon honneur, monsieur, il est faux que la petite vérole m'ait complètement défigurée; mais il est très-vrai que j'ai pensé en mourir, que ce petit accident m'a inspiré beaucoup de sages réflexions, et que vous ferez dans mon caractère des découvertes qui vous charmeront. Il est faux que je sois très-malheureuse, cela n'est pas dans mes moyens; mais il est vrai que je suis tourmentée par des embarras de conscience, par des incertitudes d'où je veux sortir à tout prix. Il est faux que j'aie besoin d'être consolée, je saurai toujours me consoler moi-même; mais il est vrai que j'ai grand besoin de conseils, et que je n'en veux demander qu'à vous. Enfin il est vrai, de toute vérité, que rien n'est plus charmant que les collines qui entourent Florence, que cette après-midi vous irez vous y promener, qu'au sommet du mont Oliveto vous trouverez une petite chapelle d'où l'on a un joli point de vue, que c'est un endroit très-solitaire, que vous aurez soin de vous y arrêter, que vers trois heures j'irai vous y rejoindre, et que nous y serons à merveille pour causer. Oh! ne me dites pas non, mon cher tuteur; c'est ma dernière fantaisie, le fin fond du panier. En attendant, Paméla va vous conduire à l'hôtel où je vous ai retenu une chambre. Vous y serez très-bien; de votre fenêtre vous verrez l'Arno et des couchers de soleil couleur citron dont vous me donnerez des nouvelles… couleur citron, vous dis-je, cela seul vaut le voyage."
Et à ces mots, le saluant de la main, elle s'envola sans attendre sa réponse.
Meg avait choisi avec soin le logement qu'elle destinait à son tuteur; il était situé sur le quai, dans le voisinage du palazzo qu'habitait lady Rovel. Les fenêtres s'ouvraient au midi, le balcon avait vue sur l'Arno et sur les collines qui l'entourent d'une onduleuse et verdoyante ceinture. Si agréable que fût ce logement, Raymond s'y installa sans plaisir; il n'était pas en disposition de rien admirer. Il ne pouvait se pardonner de s'être pris comme un sot au piége qu'on avait tendu à sa pitié; il était frappé du changement qui s'était fait en Meg et qui répondait si peu à celui qu'il attendait, très-affecté de la vive impression qu'il en avait ressentie, un peu chagrin de n'avoir pas su mieux la cacher, enfin fort empêché du rôle de tuteur dont il s'était laissé affubler et qu'il hésitait à prendre au sérieux. Partagé entre le dépit et une vague inquiétude, peu s'en fallut qu'il ne repartît sur-le-champ pour Genève, Toutefois, quand ses pensées se fussent assises, il jugea que, puisque le vin était tiré, il fallait le boire. Ses appréhensions lui paraissant peu fondées, il traversa l'Arno, sortit par la Porta Romana , et, tournant à droite, il suivit un étroit chemin grimpant, bordé de hautes murailles, où sont pratiquées de place en place des ouvertures qui ménagent des surprises aux passants.
Trois heures allaient sonner quand il atteignit le sommet du mont Oliveto et la petite chapelle où Meg lui avait donné rendez-vous. Il alluma un cigare, s'assit sur le revers d'un fossé qui sentait la violette, au pied d'une haie qui bourgeonnait. En face de lui se déployait un verger d'oliviers tapissé d'herbe fraîche, parsemé d'anémones et de jonquilles sauvages; par-delà, il entrevoyait la riante campagne où se déroule l'Arno. Il était depuis dix minutes à son poste, contemplant tour à tour les oliviers, les ondulations du terrain couronnées de villas, d'églises et de couvents, l'Apennin d'un gris cendré, et de gros nuages blancs teintés de roux, lorsque apparut un très-beau cavalier monté sur un très-beau cheval. Bien découplé, la taille haute et dégagée, le visage fier, le nez au vent, il portait une fine moustache retroussée, un camélia blanc à sa boutonnière, un grain de folie dans ses yeux et je ne sais quel projet dans sa tête. Ayant jeté un regard sur le fossé, il fronça légèrement le sourcil; il semblait que Raymond ne fût pas entré dans son calcul et qu'il eût compté sans son hôte. Il ne laissa pas de pousser droit à lui, le salua courtoisement, le pria de lui faire la grâce d'un peu de feu. Raymond se leva, lui présenta son cigare; le beau jeune homme alluma le sien, remercia, salua de nouveau; mais il en manifesta quelque déplaisir voyant Raymond se rasseoir.
"Vous êtes étranger? lui demanda-t-il avec une affabilité de commande.
—Oui, monsieur.
—Êtes-vous arrivé depuis longtemps à Florence?
—Depuis ce matin.
—Est-ce la première fois que vous y venez?
—La seconde, et je ne connaissais pas encore le mont Oliveto.
—L'endroit est joli, reprit le cavalier. Cependant, si vous retourniez sur vos pas, en tirant à gauche, vous trouveriez ici près, à Bello Sguardo, un point de vue bien supérieur à celui-ci. Par une encoche que la nature tailla entre deux collines, vous verriez Florence tout entière, Fiesole et sa montagne. C'est un coup d'oeil que je ne saurais trop vous recommander."
Il lui en détailla les merveilles avec tant de chaleur et d'insistance que Raymond finit par se demander si le beau jeune homme ne se proposait pas de l'éloigner. L'idée lui vint qu'il avait aperçu Meg se dirigeant vers la chapelle, qu'il avait gagné les devants, qu'il l'attendait, et qu'il éprouvait quelque contrariété de trouver la place occupée. Peut-être Raymond ne se trompait-il pas dans cette conjecture. S'étant levé de nouveau, il vit le front du cavalier s'éclaircir, son regard l'encourageait à se mettre en route; tout à coup il l'entendit s'écrier: "En vérité, monsieur, vous pouvez vous vanter d'avoir de la chance. Si vous allez à Bello Sguardo, vous rencontrerez en chemin ce que Florence possède de plus beau."
Et du doigt il lui montra miss Rovel qui, vêtue d'une robe couleur noisette et accompagnée de sa fidèle Paméla, venait d'arriver au sommet de la colline dans un gig qu'elle conduisait elle-même. Elle s'assura que Raymond était là. Le voyant engagé dans un entretien, elle fit halte et affecta d'examiner le paysage en attendant avec impatience le départ du fâcheux.
"En effet, la personne que vous admirez n'est pas mal, dit Raymond au cavalier, que sa froideur indigna.
—Ouvrez bien les yeux en passant auprès d'elle, lui répondit-il, et vous trouverez peut-être quelque chose à ajouter à votre éloge. Depuis deux mois, elle occupe de sa beauté la ville et les faubourgs. Ses yeux noirs ont allumé plus d'un incendie; on l'admire, on la désire, mais on n'ose pas trop lui en parler.
—Pourquoi cela? demanda Raymond.
—Parce qu'elle est Anglaise et qu'elle entend qu'on l'épouse.
—Le malheur serait-il si grand?
—Il est dans la nature de l'homme d'aimer à conserver son bien, répliqua-t-il d'un ton sardonique, et certains trésors sont d'une garde difficile; ils conspirent avec les voleurs. La personne dont nous parlons apportera, dit-on, à son mari, trois cent mille francs de dot; beaucoup de gens estiment que cela ne compense pas suffisamment trois cent mille inquiétudes.
—Elle est donc si inquiétante?
—Ceux qui la connaissent le mieux soutiennent qu'elle a deux âmes, l'une blonde comme ses cheveux, l'autre noire comme ses yeux; et qu'elle n'est encore ni à Dieu ni au diable. Je parierais volontiers pour le diable. Adieu, monsieur, regardez-la bien, elle en vaut la peine."
Raymond le salua et se dirigea vers miss Rovel, qui, le voyant approcher, lui cria d'une voix forte: "Soyez le bienvenu, mon cher tuteur! Vous ai-je fait attendre?"
A ces mots, le cavalier ouvrit de grands yeux et se mordit les lèvres, comme pour les punir de leur indiscrétion. Il tourna bride aussitôt et s'éloigna en se demandant depuis quand miss Rovel avait un tuteur et en se reprochant d'avoir fait un pas de clerc. Cela lui arrivait quelquefois; si avisé qu'il fût, il avait l'humeur vive, un petit coup de marteau, et partait de la main.
Dès qu'il eut disparu, Meg remit les guides aux mains de Paméla, et, sautant lestement à terre, elle courut à Raymond, qui s'avançait d'un air assez maussade.
"Bon! s'écria-t-elle en levant les bras au ciel, voilà que d'emblée vous allez me gronder. C'est un sort, je n'y échapperai pas.
—Non, miss Rovel, je ne vous gronderai point, lui répondit-il; j'ai juré de ne plus vous gronder, je n'aime pas à perdre mon temps. Seulement je regrette que si vous avez été malade l'automne dernier, vous ne l'ayez pas été plus longtemps.
—Qui vous inspire ce regret charitable?
—A vous entendre, c'est une grande école de sagesse qu'une grande maladie. Je crains que la leçon n'ait été trop courte, que le professeur ne vous ait donné trop vite campos.
—En quoi donc, je vous prie, ma conduite manque-t-elle de sagesse?
—En ceci, miss Rovel, qu'au lieu de m'attendre paisiblement dans le salon de votre mère, où nous aurions été fort bien pour causer, il vous a plu de me donner rendez-vous sur une colline qui n'est pas un lieu aussi solitaire que vous pensiez. Il s'y promène de brillants cavaliers qui vous connaissent très-bien, et partent d'ici convaincus…
—Qu'ils viennent de découvrir un pot aux roses, interrompit-elle; est-ce ma faute? Pourquoi mon tuteur, qui a de la sagesse comme dix vieillards, n'a-t-il pas des cheveux blancs, la figure de son emploi, une tournure qui écarte les méchants soupçons? Que voulez-vous? il faut bien se servir de ce qu'on a. Eh! que nous importent les réflexions de tous les cavaliers du monde?
—Comment se nomme celui-ci, qui a vraiment fort bonne mine?
—C'est un Sicilien, le prince Natti, ou le beau Sylvio, comme on l'appelle à Florence, un superbe garçon, pas trop fat, un peu braque, un peu cerveau brûlé, le plus effréné joueur de l'Italie, qui a de la veine, bien que l'autre nuit, aux bains de Lucques, il ait perdu cinquante mille francs en deux heures. Depuis quelque temps il voudrait me persuader qu'il me trouve cent fois plus jolie qu'une roulette. Je n'en crois rien, et je m'en soucie comme de ceci…" Et d'une chiquenaude bien appliquée elle envoya se promener un joli scarabée qui s'était posé sur l'une des basques de sa robe. Elle ajouta: "Mais nous musons, mon tuteur, nous baguenaudons, et le temps s'en va."
Elle prit Raymond par la main et l'emmena s'asseoir sur une des marches qui précèdent la façade de la petite chapelle. Lui montrant du bout de son parasol le verger d'oliviers et l'herbe parsemée de jonquilles: "II faut convenir, dit-elle, que cet endroit prête aux soupçons; il paraît mieux choisi pour dire des folies que pour rendre des comptes à son tuteur.
—Qui ne vous en demande point, lui répondit Raymond; je vous prie de vous en souvenir.
—Oh! ne prenez pas cet air méprisant, répliqua-t-elle en faisant la moue. Vous feignez de ne pas m'aimer; dans le fond vous me portez beaucoup d'intérêt et vous serez charmé d'entendre l'histoire de mes chagrins. Promettez-moi de les prendre au sérieux.
—Cela dépend d'eux et de vous. Et d'abord en avez-vous plusieurs?
—Deux; c'est de quoi tuer une femme.
—Vous n'en mourrez pas. Quel est le premier?"
Elle baissa la tête et répondit tristement: "Le premier, c'est que maman ne m'aime plus.
—Ah! ceci est fâcheux. Pourquoi donc votre mère ne vous aime-t-elle plus?
—C'est délicat à dire, reprit-elle en froissant entre ses doigts la dentelle de ses manches bouillonnées, et je n'oserais faire cette confession à personne autre que vous. Cette pauvre maman a le coeur bizarre. L'an dernier, pendant ma maladie, elle était au désespoir; elle tremblait pour ma figure. Elle fut bientôt rassurée et m'en témoigna sa joie; à peine étions-nous à Florence, je m'aperçus qu'elle n'était plus tout à fait contente d'être si contente. Je ne sais ce qui m'est arrivé; mais, comme dit Paméla, qui est une personne entendue, je ne suis plus à faire, je me suis faite. Maman est plus belle que moi, je me tue de le lui dire, le malheur est que j'ai dix-sept ans et demi et la beauté du diable; il n'y a pas de remède à cela. Bref, quand nous nous promenons en voiture aux Cascine, on nous regarde beaucoup, et je vois très-bien qu'elle se demande si c'est elle ou moi qu'on regarde. Le soir, dans son salon, les yeux et les attentions se partagent, j'en attrape la moitié, elle estime que c'est du bien volé, et je vous jure qu'il me vient en dormant. Quoi que je fasse, elle y trouve toujours à redire. Si je me pare, je suis une coquette; si je me néglige, j'ai une confiance outrecuidante dans mes charmes; suis-je sérieuse, j'ai en tête quelque aventure; suis-je pensive, je m'applique à rêver, et si je ris à pleines dents, c'est que je veux les montrer et que je suis une insolente, et Dieu sait que toute mon insolence consiste à n'avoir pas besoin d'y penser. Tout ceci, du reste, n'est que par boutades; le plus souvent elle a des silences, des froideurs, des mines glacées qui me consternent,—car j'adore cette belle et chère maman, et, quand elle me battrait, je l'adorerais encore.
—Il en résulte qu'elle a hâte de se défaire de vous en vous mariant.
—Vous avez mis le doigt dessus. C'est mon second chagrin.
—Vous ne vous êtes pas encore réconciliée avec le mariage?
—Avec le mariage peut-être, mais avec le mari?… J'ai dans la tête un certain particulier qu'on ne trouve ni à Florence, ni ailleurs.
—Un Amadis?
—Que sais-je? Le mari dont je rêve serait un homme très-romanesque et qui n'en aurait pas l'air, un homme posé, raisonnable, qui pourtant aurait beaucoup de dispositions à être fou, de telle sorte qu'avec sa prétention de mépriser toutes les folies, il serait capable de faire la plus grande de toutes…
—Celle de vous épouser, interrompit Raymond en souriant.
—Cette affaire est encore un peu confuse, reprit-elle, et je n'ai pas encore bien dévidé mon écheveau. Existe-il, cet homme? J'ai lu l'autre jour dans un livre que le monde est joli, et qu'on y découvre ce qu'on cherche.
—Et pendant que vous cherchez, lady Rovel a découvert?
—Hélas! le pistolet sur la gorge, elle exige que j'approuve son choix."
Il garda un instant le silence; puis il lui répondit: "Quoi qu'en disent les livres, on trouve si rarement ce qu'on cherche qu'il faut tâcher d'aimer ce qu'on trouve.
—Ainsi vous me proposez d'épouser ce magot?
—Pourquoi pas? Selon qu'il lui plaît, le bonheur prend tous les visages.
—Vous n'êtes pas difficile pour le bonheur des autres. Si je vous disais le nom de ce beau prétendant… Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.
—Je le connais donc?
—Assurément, et vous savez ce qu'il vaut, surtout ce qu'il pèse; vous avez eu naguère la curiosité de faire cette expérience, il vous parut léger comme une plume. C'est… Vous donnez votre langue aux chiens? C'est le marquis de Boisgenêt.
—Le marquis de Boisgenêt? s'écria Raymond en faisant un haut-le-corps.
—Votre indignation m'enchante, reprit-elle. J'avais raison de croire que dans le fond vous me mettez à plus haut prix qu'il ne vous plaît de le laisser voir.
—Parlons sérieusement, repartit-il; cet homme peut-il bien avoir l'effronterie…
—Il n'est pas effronté; il est inflammable et têtu. Mes rigueurs ont exaspéré sa tendresse, et, sa vanité blessée se mettant de la partie, il a juré qu'il viendrait à bout de mes résistances. Il avait rencontré jadis maman je ne sais où; il l'a revue l'hiver passé en Allemagne, l'a suivie à Lucerne. Il éprouva quelque embarras en y voyant paraître un jour miss Marvellous; mais ses confusions sont courtes. Il m'entreprit, m'enjôla si bien par ses grimaces de repentir et de contrition qu'il m'arracha la promesse de ne jamais révéler à maman qu'il avait voulu un soir me faire admirer la lune. Pendant quelque temps il n'en fut pas autre chose, jusqu'à ce que, se rallumant de plus belle, il me déclara qu'il était fou de moi, mais cette fois pour le bon motif, car on ne chante pas le même air à miss Marvellous et à miss Rovel. Depuis lors il m'obsède de ses fadeurs, de ses madrigaux, de ses suppliques; il espère que de guerre lasse, je finirai par dire oui. En attendant, comme il est fort venimeux, il m'est revenu qu'il allait disant à tout le monde que miss Meg Rovel n'a qu'une chétive dot et point d'espérances, par la raison que son père entend ne rien lui laisser et que sa mère a de belles dents et fera plat net avant de mourir. Le premier point est vrai; mais il sait mieux que personne que le second est faux, que maman est très-riche et qu'il y a plus de méthode qu'on ne croit dans sa folie. Il ajoute qu'il faudrait avoir le timbre un peu brouillé pour demander en mariage une évaporée qui a tous les défauts, et la résolution bien arrêtée de faire voir beaucoup de pays à l'homme qui l'épousera. Bref, comme ce grand roi que vous me citiez un jour à l'Ermitage, il crache dans la marmite pour en dégoûter les autres.
—Le joli petit homme! lui dit Raymond. Et comment s'y est-il pris pour se faire agréer par votre mère?
—Primo il possède trois ou quatre millions, qui ne lui servent qu'à s'asseoir dessus, et Mme de Boisgenêt sera une personne bien assise. Secondement… Ah! ceci est encore délicat à dire, il a pour lui d'être vieux et laid, et si je l'épouse, il sera impossible de prétendre que miss Rovel s'est permis de disputer, d'enlever… Décidément je ne trouve pas mes mots, j'y renonce. Enfin il est de tous les mortels le plus officieux, le plus serviable, le plus attentif, le plus empressé. Il est le factotum de maman, fait ses courses, ses commissions, ses emplettes, va chez le gantier, court chez la fleuriste, se charge de purger sa perruche, opération délicate dont il s'acquitte à ravir, promène tous les jours Mirette, sa petite chienne, sans réclamer d'autre récompense que de baiser tendrement son joli museau écrasé, car il a un faible pour les nez camus. Et puis il s'entend en affaires, il est homme d'expédients, de ressources. Il a conseillé à maman certains placements avantageux, et l'autre mois comme elle s'était aperçue qu'elle avait pour deux cent mille francs de dentelles et qu'elle en était fort dégoûtée, il est allé de sa personne les vendre à Paris, et lui a rapporté plus de cent mille écus. Convenez que voilà un homme précieux et un gendre fort désirable.
—Sans contredit; nonobstant si vous instruisiez lady Rovel de ce qui s'est passé entre cet homme précieux et votre négresse…
—Ils soutiennent l'un et l'autre, interrompit-elle, qu'il ne s'est rien passé du tout. M. de Boisgenêt m'a juré ses grands dieux que, ma plaisanterie lui ayant paru aussi charmante que cruelle, il avait fait semblant d'y entrer, et que c'était tout, absolument tout. L'en croira qui pourra; mais j'ai promis le secret, et je ne voudrais pas faire chasser Paméla.
—Vous ne savez pas mépriser, c'est le plus grave de vos défauts, lui dit Raymond avec un grondement de colère. Je croyais que du moins vous saviez vouloir. Votre mère entend-elle user de contrainte pour vous faire épouser M. de Boisgenêt?
—De contrainte, pas précisément; mais ses prières ressemblent beaucoup à des ordres, et je crains par moments de succomber à la tentation.
—Le mot me plaît, s'écria-t-il. Si vous êtes tentée, miss Rovel, épousez bien vite ce marquis et ses quatre millions; je suis ravi d'être venu de Genève tout exprès pour être le premier à vous féliciter.
—Je vous adore quand vous vous fâchez, reprit-elle; votre indifférence est ma seule ennemie. Ah! fi donc! vous ne me connaissez pas; ce ne sont pas les millions qui me tentent, et je n'aurai jamais ce genre de dévotion. Ce qui m'embarrasse, c'est qu'il me semble qu'il y a en moi deux âmes…
—L'âme blonde comme vos cheveux, l'autre noire comme vos yeux. Ainsi parlait tout à l'heure le prince Natti.
—Cela est vrai, quoiqu'il le dise, et il en résulte de grandes querelles de ménage. L'une de mes âmes serait ravie de vivre d'eau claire et de pain sec avec son Amadis; mais l'autre me représente que, si j'ai le malheur d'épouser un homme que j'aime, je me croirai tenue de le rendre heureux, de pratiquer saintement toutes les grandes et petites vertus du mariage, de me plonger jusqu'au cou dans le devoir…
—En un mot de mener la vie bête, interrompit Raymond.
—Tandis que si j'épousais un marquis de Boisgenêt, poursuivit-elle, je ne me croirais tenue à rien du tout qu'à m'amuser en me vengeant et à me venger en m'amusant. Il faut avouer que ce serait plus gai.
—Épousez, épousez, vous dis-je, répliqua-t-il sèchement. Il n'y a pas à balancer. Foin de la vie bête!"
Elle se pencha vers lui et le regarda d'un air de reproche: "Ah! bien, dit-elle avec emportement, qu'à cela ne tienne! Puisqu'il en est ainsi, puisque vous refusez de me défendre contre les tentations, puisque, après m'avoir enseigné l'astronomie, Corneille et les grands hommes de Plutarque, vous m'encouragez à me donner au diable sous les traits de M. de Boisgenêt,—soit! j'épouserai, et vive la gaîté française!"
A ces mots, soulevant son ombrelle, elle en frappa un coup si vigoureux sur le degré de pierre où elle était assise, que peu s'en fallut que le manche ne se brisât dans sa main.
Raymond se leva: "Calmez-vous, lui dit-il, on fera ce que vous voudrez." Et lui offrant son bras pour la reconduire à sa voiture: "Donnez-moi vos ordres; que peut-on faire pour vous servir?"
Ses yeux exprimèrent la gratitude, et lui serrant le bout des doigts: "Il faut d'abord, lui répondit-elle, que vous alliez voir maman dès demain, que vous la prêchiez, que vous la rameniez. Tâchez du moins d'obtenir qu'elle m'accorde quelque délai, et qu'elle prenne le temps de changer d'idée. Je serais la plus heureuse fille du monde, si on ne me parlait plus de M. de Boisgenêt. Et puis, si vous voulez mettre le comble à vos bontés, vous m'aiderez à découvrir ce que je cherche dans tout Florence,—un homme qui ressemble un peu à celui que j'ai dans la tête."
Il l'interrompit en lui disant: "Vous m'en demandez trop, ceci dépasse mes pouvoirs et ma compétence.et je ne me charge point de dénicher ce sage, qui serait capable de faire la folie de vous épouser; mais je parlerai à votre mère. Je crains seulement que vous ne vous exagériez un peu l'autorité de mon éloquence.
—Faut-il vous répéter, lui dit-elle, qu'un homme qui est allé à La Mecque obtiendra de maman tout ce qu'il lui plaira?" Elle ajouta: "A propos, elle donne dans quelques jours un grand bal paré, costumé et masqué. Sûrement elle vous demandera d'y paraître en habit de derviche.
—Bien obligé, lui répondit-il. Elle a négligé d'apprendre à danser à son ours; c'est un peu tard pour recommencer mon éducation, et après-demain je serai parti ou sur mon départ."
Meg remonta dans le cabriolet, reprit les guides des mains de la négresse; puis, avec un sourire de démon: "Adieu, s'écria-t-elle, le plus docte, le plus grave, le plus grondeur, le plus grognon, le plus épineux, le moins commode et le plus charmant des tuteurs!" Et brandillant dans l'air la mèche de son fouet: "Oh! je n'ai plus peur de rien; c'est moi qui tiens le fouet."
Ce disant, elle toucha et partit à fond de train. Raymond l'accompagna quelques instant du regard. Il pensait, je ne sais pourquoi, à la sentinelle qui avait fait un prisonnier. "Amène-le donc, lui crie son caporal.—Je ne peux pas, répond-elle, il ne veut pas me lâcher." Raymond approfondissait cette comparaison et se promettait qu'avant deux jours son prisonnier l'aurait lâché, quand il vit arriver par une traverse un cavalier caracolant, et le prince Natti, lui ayant tiré son chapeau, lui cria d'un ton gracieux, fourré d'un peu d'ironie: "Je fais souvent des sottises, monsieur, mais rarement deux à la fois; cela m'est arrivé tout à l'heure. Veuillez m'excuser de vous avoir parlé légèrement de votre adorable pupille, et de n'avoir pas deviné tout de suite que je dérangeais un tête-à-tête."
Puis il piqua des deux, comme s'il eût voulu rattraper le cabriolet. Ce n'était point son intention; il désirait seulement le suivre à distance, et il prit ses mesures pour ne le point perdre de vue. Il le vit arriver devant la Porta Romana , stationner un instant comme pour tenir conseil, puis, tournant le dos à Florence, s'engager résolûment dans la grande route par laquelle on gagne la chartreuse d'Ema, couvent fortifié qui occupe la plate-forme d'une butte rocheuse et commande un paysage d'une grâce un peu sévère.
Le prince Natti s'achemina, lui aussi, vers la chartreuse; il ne tarda pas à revoir la voiture dont les destinées l'intéressaient. Au bout d'une demi-heure, elle quitta la grande route, prit à droite, et s'arrêta au bas du raidillon qui grimpe au couvent. Meg mit pied à terre, et, laissant son équipage à la garde de Paméla, gravit rapidement le sentier, non sans se retourner plus d'une fois pour s'assurer qu'elle n'était guettée par aucun indiscret. Paméla la suivit curieusement des yeux; puis, se rencognant dans la voiture, elle ferma la paupière, mit le temps à profit, sinon pour dormir, du moins pour sommeiller doucement et rêver à son aise de quelque autre marquis de Boisgenêt plus généreux et plus fidèle que celui qu'elle connaissait.
Elle rêvassait depuis quelques minutes quand elle sentit sur ses lèvres un chatouillement qui la réveilla en sursaut. Elle sourit d'un air agréable en se trouvant face à face avec un jeune et fringant cavalier, lequel s'était amusé à la caresser du bout de sa cravache.
"Aimable moricaude, lui dit-il en français, j'en voulais à ton sommeil qui dérobe à ma vue les plus beaux yeux qui aient jamais éclairé l'Afrique."
Paméla avait tiré un double profit de son aventure, heureuse ou malheureuse, avec M. de Boisgenêt,—elle était devenue un peu plus défiante et s'était mise à apprendre les langues, parce qu'il est fort utile de se servir à soi-même de truchement. Elle hocha la tête et répondit avec un sourire modeste:
"Le prince Natti ne fera jamais croire à la pauvre Paméla que c'est en l'honneur de ses beaux yeux que depuis huit jours, il s'obstine à nous suivre dans toutes nos promenades.
—Tu es une fille pleine de bon sens, répliqua le prince; mais je te jure que, si je n'étais amoureux à la folie de ta belle maîtresse, c'est à tes pieds que je déposerais mon coeur."
Et tirant de sa bourse dix pièces d'or, qu'il mit moitié dans sa main droite, moitié dans sa main gauche: "Moricaude, reprit-il, j'ai deux petites questions à te faire. Si tu consens à parler, et si tu es véridique, ma main gauche se chargera de te récompenser de ta première réponse, et ma main droite de la seconde."
Paméla fit un signe de tête qui indiquait un acquiescement absolu au marché qu'on lui proposait et qui était de son goût.
"Fais-moi d'abord la grâce de me dire qui est ce soi-disant tuteur avec qui nous avons si longtemps causé sur le mont Oliveto. Je me défie du personnage; c'est une boutique qui porte une fausse enseigne.
—Vous vous trompez, répondit Paméla. M. Ferray est un vrai tuteur, un monsieur très-rébarbatif, très-brutal, chez qui milady avait mis mademoiselle en pension. Elle le déteste, ce tuteur, et le traite de vilain pédant. Elle l'a fait venir de Genève pour qu'il dissuade milady de la marier à M. de Boisgenêt. Il est venu de bien mauvaise grâce. C'est un hibou qu'elle renverra dans sa cage dès qu'elle n'aura plus besoin de ses services.
—Ta réponse me ravit, elle vaut son pesant d'or, s'écria le prince; mais voici ma seconde question. Que sommes-nous venues faire en catimini à la Certosa d'Ema?
—Je voudrais le savoir, mais je n'en sais rien.
—Une fille aussi délurée que toi peut-elle rien ignorer?
—Mademoiselle se défie, elle ne me dit que ce qu'il lui plaît.
—Est-ce la première fois que vous venez ici?
—La première.
—Et sous quel prétexte?
—Sous le prétexte que la vue est belle, et qu'après s'être disputée avec son tuteur, mademoiselle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air.
—Sans compter que de l'humeur dont nous sommes nous avons toujours adoré les chartreux… Corpo di Bacco! Je vais m'assurer moi-même de ce qui en est."
Il retirait déjà son pied droit de l'étrier quand la négresse lui cria: "La voici!" Et de la main elle lui montrait Meg, qui venait de reparaître à la porte extérieure du couvent.
"Elle est seule, elle n'enlève aucun chartreux, dit le prince; me voilà tranquille jusqu'à demain." Et jetant les dix pièces d'or à Paméla: "Je me sauve, gentille brunette; sois-moi fidèle, et si je perds mon procès avec ta maîtresse, c'est avec toi que je me consolerai."
Là-dessus, il mit l'éperon au ventre de son cheval, tandis que la négresse, charmée de ce petit entretien, s'occupait à faire disparaître les espèces dans sa poche, et du même coup enfermait dans son coeur une savoureuse espérance qu'elle devait désormais y bercer soir et matin.
La nuit tombait lorsque le beau Sylvio rentra chez lui. Il dîna solitairement, ou pour mieux dire sans autre compagnie qu'une photographie de Meg, qu'il s'était procurée par l'obligeante entremise de Paméla. Il lui en avait coûté cent écus et quelques fleurettes, car, pour obtenir quoi que ce fût de Paméla, il fallait toujours assaisonner les libéralités d'un peu de sentiment. Il regarda longtemps cette photographie; il lui disait à peu près, comme Florizel à Perdita: "Quand vous parlez, ma chère, je désire vous entendre parler toujours; s'il vous arrive de chanter, je voudrais vous voir aller, venir, faire l'aumône, prier, régler votre maison et tout faire en chantant; vous mettez-vous à danser, je souhaiterais volontiers que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous puissiez toujours danser." Sylvio le joueur n'avait jamais été amoureux que par courts accès, par bouffées, ou de parti-pris, pour se consoler de ses déveines. Cette fois il se sentait sérieusement malade; il sondait sa blessure et la jugeait profonde.
Vers minuit, il se rendit à son cercle. Il était en retard, ses amis l'attendaient, et, pour tromper leur impatience, ils vidaient force flacons, en discutant force sujets, lesquels n'étaient pas de ceux qui intéressent les métaphysiciens. Après avoir causé carnaval, chevaux et actrices, ils en étaient venus à disserter savamment sur miss Rovel. Ils célébrèrent à l'envi sa beauté, ce qu'ils en connaissaient et ce qu'ils en devinaient. Leur admiration parlait un langage où l'exactitude le disputait à l'enthousiasme, et qui tenait plus du maquignon que du poète. La jeunesse d'aujourd'hui a fait rentrer l'étude de la femme dans la catégorie des sciences exactes.
"Elle est charmante, fit un officier de cavalerie qui mangeait sa moustache en parlant; mais, ne vous en déplaise, sa mère est plus belle.
—Étrange goût de préférer un coucher de lune à un lever de soleil! repartit le duc Lisca.
—Il n'y a pas de lune qui tienne, répliqua l'officier. Lady Rovel a des épaules incomparables, et pour moi l'épaule, c'est la femme.
—De même que l'homme, c'est l'épaulette, repartit Lisca.
—Périsse le classique! s'écria l'Américain Hopkins. Lady Rovel est une déesse de l'Olympe, sa place est dans un musée.
—Quelle insupportable créature! dit à son tour un jeune Florentin, le marquis Silvani, qui eût été fort bien, s'il n'avait eu le nez un peu crochu. La morgue de cette femme est révoltante; du haut de ses glorieuses aventures, elle nous considère tous comme du fumier. Vous verrez qu'elle quittera Florence sans y avoir eu la moindre fantaisie.
—Vous vous en étonnez? lui dit Hopkins. Son amour est le saint sacrement, elle n'a trouvé ici personne qui fût en état de grâce.
—Grand bien nous fasse! reprit Silvani. Cette Junon marche sur les nues; il faut que ses amants agenouillés lui tiennent d'une main un dais constellé au-dessus de la tête, et de l'autre époussètent ses nuages. En conscience, ce ne doit pas être amusant,
—Ils sont trop verts, Silvani! lui dit en ricanant un secrétaire de la légation de France. Convenez que vous avez essayé de mordre à la grappe.
—Je ne m'en cache pas, répondit-il avec quelque dépit. Dès mon premier soupir, on m'a fait entendre que j'étais un sot. Je ne m'en suis point formalisé, c'était une manière de m'apprendre que je ne suis point un prince régnant; il n'y a pas de honte à cela.
—Bast! mon cher, vous n'avez pas su faire bonne mine à mauvais jeu. Vous autres, Italiens, dès qu'il y a une femme quelque part, vous y courez, et, s'il se trouve qu'elle est honnête, on vous voit tomber comme des mouches empoisonnées.
—Voilà qui est un peu raide! reprit Silvani. Qu'attendez-vous, s'il vous plaît, pour canoniser cette sainte?
—J'en suis pour ce que j'ai dit. Lady Rovel n'est pas une femme facile, et j'en infère qu'il lui reste assez de vertu pour vous empoisonner.
—Je porte un toast à miss Meg Rovel! s'écria Hopkins. Cette petite fille n'empoisonnera jamais personne. Elle ressemble à ce mignon tonnelet de vin de Chypre, qui promet la plus joyeuse ivresse à l'homme qui le boira. Elle n'a qu'un défaut, elle n'est pas encore d'humeur à se laisser boire.
—Un peu de patience! dit Silvani, c'est le marquis de Boisgenêt qui la mettra en bouteilles.
—Ne nous parlez pas de cet odieux bonhomme, dit le duc Lisca. Souffrirez-vous, messieurs, qu'il perpètre son crime? Ne se trouvera-t-il personne pour lui couper l'herbe sous le pied?
—Vous n'y entendez rien, Lisca, lui cria Hopkins. J'ai vu l'autre jour une chèvre qui mourait d'envie de passer un ruisseau, mais la pauvrette craignait de se noyer. Elle bêlait et cherchait un gué. Comprenez-vous cet apologue? Le gué, c'est le mariage, et c'est le marquis de Boisgenêt qui fera passer la chèvre.
—Honneur à Boisgenêt! s'écria Silvani. Ce barbon calomnié est un philanthrope incompris. Il brûle de l'amour du prochain, il se sacrifie pour faire notre bonheur à tous, il se charge de lancer miss Rovel et de mettre ce joli petit coeur en circulation.
— Timeo Danaos et dona ferentes , reprit le duc Lisca. Nous serions à jamais perdus d'honneur, si nous laissions cette vierge tomber dans les griffes du minotaure.
—A votre aise! riposta Silvani. Ne savez-vous pas comme nous que cette vierge exige qu'on l'épouse? Elle a juré de ne rire qu'après la fête. Que ne l'épousez-vous donc, vous qui parlez si bien?
—Impossible, cher ami. Je dépends d'une grand'tante qui me déshériterait, si je lui donnais pour nièce une hérétique…
—Dont l'hérésie consiste à croire, reprit Silvani, qu'avant le mariage tout est défendu et qu'après tout est permis. Je ne suis pas pressé, j'aime mieux arriver après. Se dévoue qui voudra!
—Oh bien! messieurs, dit Hopkins, quelqu'un à ma connaissance est capable de ce beau dévoûment.
—Qui donc? nommez-le, s'écria-t-on de toutes parts.
—Soyez discrets! c'est un superbe garçon, qui a le cerveau un peu brouillé et un goût décidé pour les coups de tête. Il s'est laissé pincer, il est pris, il épousera. Tenez, quand on parle du loup…"
En ce moment, le prince Natti faisait son entrée; il s'éleva un brouhaha général, on criait à tue-tête: "Vive Sylvio! bravo, Natti! L'ordre de l'Annonciade et de la Couronne d'Italie à Sylvio!"
Le prince opposait à la bourrasque un front dédaigneux. Il vint s'asseoir à la table ronde en poussant de l'épaule ses voisins pour avoir ses coudées plus franches; puis, ayant allongé ses bras sur le tapis, il demanda d'un ton froid ce qui pouvait bien lui mériter cette ovation inattendue. Quand on l'eut mis au fait: "Mon Dieu! oui, messieurs, répondit-il, à la rigueur je serais capable d'épouser miss Rovel.
—Sa mère ne vous la donnera jamais, bel oiseau! lui dit Silvani.
—Pourquoi cela?
—Parce que vous êtes beau comme un Apollon et qu'elle a résolu de n'accorder la main de sa fille qu'à un petit sapajou aussi laid et aussi fripé que le Boisgenêt. Cette terrible femme entend que son gendre porte écrit sur son front, en grosses lettres onciales, qu'elle n'a pas voulu de lui pour son service particulier.
—Vous raisonnez comme Machiavel, repartit Sylvio; mais vous oubliez que je suis homme à ferrer une cavale qui rue.
—Et si vous épousez, demanda Hopkins, peut-on savoir ce que vous ferez de votre femme?
—Je l'emmènerai dans mes terres, en Sicile.
—Pour l'y tenir en chartre privée?
—Vous l'avez dit, Yankee de mon coeur.
—Mais vous nous inviterez de temps en temps à aller vous voir? s'écria Silvani en passant la main sur son nez de perroquet. C'est un pays de chasse que vos terres.
—Deux jours avant mon mariage, répliqua-t-il, j'aurai soin de me brouiller avec tous mes amis, et, tous tant que vous êtes, j'oublierai jusqu'à la forme de vos museaux, quoiqu'il y en ait dans le nombre de frappants qui feraient la gloire d'une ménagerie…" Puis, ayant promené autour de lui un regard provocant, il ajouta d'un ton moitié sérieux, moitié ironique: "Suffit, quiconque se permettra de tenir des propos sur miss Rovel, ma future, se fera une affaire avec moi."
Cette déclaration jeta un froid sur l'assistance. Le prince Natti passait pour l'une des premières lames de l'Italie, et on le savait homme à en découdre pour un non ou pour un oui. Meg fut oubliée, et l'on fit venir des cartes. Le prince eut cette nuit-là une chance prodigieuse, et en dépit du proverbe, quand il rentra chez lui au point du jour, il augurait bien de ses projets amoureux.
La première nuit que passa Raymond à Florence fut très-agitée. Il eut une sorte de cauchemar; ce qu'il crut voir dans son rêve, c'est qu'il possédait pour tout bien une grande armoire en vieux chêne, et qu'il voulait la vendre avec tout ce qu'elle renfermait. Or ce qu'elle renfermait, c'était Meg. Tout à coup il découvrit que Meg s'était multipliée; il y en avait au moins douze, toutes jolies comme un songe, et se ressemblant fort, à cela près que les unes avaient une âme blonde et que les autres l'avaient noire. Il montait la garde devant son buffet; mais, quelle que fût sa vigilance, l'une des prisonnières trouvait toujours moyen de s'échapper. Il fallait courir après la fugitive, et c'était une affaire. Un chaland se présenta; incertain de son choix, il passait en revue ces blondes et ces brunes, leur faisait les yeux doux, leur prenait le menton. Raymond s'en offusqua et se fâcha tout rouge, le traitant de faquin. Un autre amateur, moins familier, offrait d'acheter en bloc tout l'assortiment. Raymond lui donna la préférence; puis, par un caprice qu'il ne s'expliquait pas, il se ravisa, lui déclara qu'il ne voulait vendre que onze Meg et garder la douzième avec l'armoire, attendu que sa destinée était de posséder éternellement une armoire qui renfermerait une petite fille. L'acheteur s'obstina, on se prit de paroles, ce qui est aussi fatigant que de courir. Le marché n'était pas conclu, quand Raymond se réveilla, très-las d'avoir tant trotté, grondé et disputé.
Dès qu'il eut repris ses sens, il s'avisa qu'il s'était trompé sur le point de la question, que Meg était sortie depuis longtemps de son buffet, mais qu'il y avait de par le monde un certain marquis de Boisgenêt qui voulait l'épouser, que cette prétention était révoltante, et que lui Raymond Ferray saurait bien la traverser. Il s'étonna de la chaleur avec laquelle son indifférence embrassait cette résolution; que lui importait après tout? Sa toilette achevée, il s'assit près de sa fenêtre et passa une heure à contempler les collines qu'il avait parcourues la veille et qu'enveloppait une gaze argentée où se détachaient en vigueur des tours, des clochers, des coupoles, les arches surbaissées du pont de la Trinité. Pendant que ses yeux se baignaient dans cette vapeur lumineuse, il sentait croître son désir de faire mat M. de Boisgenêt. N'est-ce pas une fête pour un misanthrope de mortifier un sot?
La veille, il avait appris de sa pupille que lady Rovel déjeunait de bonne heure et qu'elle était visible avant midi. Aussitôt qu'il eut déjeuné lui-même, Il se présenta chez elle. Le valet de chambre qui l'introduisit l'annonça d'une voix si indistincte que son nom ne fut point entendu de lady Rovel. Elle était à demi-couchée sur un divan; Mirette, qui sommeillait à ses côtés, se réveillant en sursaut, aboya furieusement Raymond. Sa maîtresse fit taire le carlin en le menaçant de son éventail, et, sans changer de posture, elle fit signe au visiteur d'avancer un fauteuil. Ils passèrent quelques instants à s'entre-regarder. Raymond s'étonnait de la trouver si pareille à elle-même; par une grâce d'état, cette miraculeuse beauté, qui venait de doubler le cap de la quarantaine, était à l'abri des injures du temps. Si elle se croyait tenue à prendre quelques précautions, personne ne s'en apercevait, et quand on s'en fût aperçu, il lui restait ce que les années ne pouvaient lui ôter, des lignes superbes, la plus belle taille du monde, son regard fier et dominateur, sa hautaine nonchalance, son grand air de sultane; mais cette sultane était revenue de tout les sultans. Le héros de sa dernière aventure était un petit prince allemand, qu'elle avait rencontré en descendant du Bernina. Elle l'avait fait longtemps languir; pour désarmer ses rigueurs, il s'était livré à des excès de génuflexions et d'idolâtrie. Le pacte conclu, après avoir voyagé avec lui en France et en Angleterre, elle l'avait accompagné dans ses Etats. Une fois chez lui, par égard pour ses sujets, le jeune souverain jugea convenable de se redresser un peu. Ce changement d'attitude enfanta une brouille, suivie d'un raccommodement, et peu après d'une seconde brouille, qui fut définitive. Cette dernière déception avait pris plus que les autres sur l'humeur de lady Rovel. Il lui semblait que c'en était fait, que sa destinée lui avait dit le mot de la fin et que l'univers ne renfermait rien qui fût digne de sa condescendance. Elle avait beau fouiller dans son coeur, elle n'y trouvait plus l'étoffe d'une nouvelle illusion. La vie lui apparaissait comme une cage, dont elle comptait les barreaux; la lionne emprisonnée promenait autour d'elle des yeux tristes, qui renonçaient à chercher un lion.
Le salon était un peu sombre, et lady Rovel ne s'était pas remis tout de suite le visage de Raymond. Soudain son front s'éclaircit; relevant la tête: "Ah! c'est vous, monsieur, dit-elle. Est-il vrai que vous soyez allé à La Mecque?
—Oui, madame, et que j'en suis revenu.
—Sain et sauf?
—Avec un peu de sang-froid, on se tire toujours d'affaire.
—Vous étiez déguisé en derviche?
—Oui, madame.
—Et si on vous avait découvert, on vous aurait assommé?
—Infailliblement, ou poignardé; les musulmans ne sont pas tendres pour ces chiens de chrétiens."
Elle se redressa tout à fait et murmura entre ses dents: " A great achievement indeed! This man looks like a gentleman! " ce que Raymond traduisait ainsi pour son instruction particulière: "C'est une belle prouesse en vérité, et cet homme a la tournure d'un gentleman ." Elle ajouta: "Je veux que vous me racontiez votre pèlerinage du commencement jusqu'à la fin.
—Très-volontiers, madame, répondit-il; mais souffrez qu'auparavant, pour l'acquit de ma conscience…"
Elle fronça le sourcil: "Oh! je sais ce que c'est. Meg m'a dit qu'elle vous avait rencontré hier par le plus grand des hasards sur le mont Oliveto, car vous auriez passé dix fois par Florence sans avoir l'idée de venir nous voir. Elle vous a conté ses petites histoires, elle a réussi à vous prévenir contre M. de Boisgenêt, et vous m'apportez tout courant vos aigreurs. Cela ne m'étonne pas, vous êtes l'homme le plus contrariant du monde, et j'aurais dû vous défendre ma porte; mais j'ai de l'indulgence pour les pèlerins.
—Je ne suis point aigri, lui répondit Raymond; je vous avoue pourtant qu'un mariage si disproportionné…
—Est un projet saugrenu, qui n'a pu naître que dans une tête détraquée, interrompit-elle encore. Ce mariage se fera, tenez-vous-le pour dit.
—Il ne se fera pas, madame, soyez-en convaincue.
—Vous avez raison, il ne se fera pas, il est déjà fait.
—Je n'en crois rien, je le tiens déjà pour à moitié défait.
—Quelle impertinence! s'écria-t-elle. Avez-vous juré de me mettre en colère? Je n'admets pas qu'on me contredise.
—La contradiction, madame, est un moindre mal que le repentir.
—Je ne me repens jamais de rien. Or çà, que vous a fait ce pauvre marquis?"
Il commençait à le draper de toutes pièces, elle lui coupa la parole, protestant que M. de Boisgenêt était un homme accompli, dans un état parfait de conservation, très-avisé, très-spirituel, fort entendu en affaires et dans la vente des dentelles, et qu'elle serait ravie d'avoir toujours à sa disposition ses petites jambes et ses bons conseils.
"Pour vous être agréable, madame, reprit Raymond, je vous accorde que le marquis serait le meilleur des gendres; le malheur est qu'il ne peut devenir votre gendre sans devenir du même coup le mari de votre fille, et que votre fille ne veut pas de lui. Cela change un peu l'état de la question."
Elle le regarda un instant en silence; puis, se mettant à rire d'un petit rire aigu, elle s'écria: "Eh! monsieur, n'avez-vous pas encore découvert que je n'aime que moâ? "
Raymond demeura comme abasourdi de cette déclaration de principes si peu gazée. Il s'inclina profondément: "Voilà un aveu, dit-il, qui me ferme la bouche.
—Et moi, je veux que vous parliez, répondit-elle, afin que j'aie le plaisir de vous expliquer et de vous prouver que vous n'avez pas le sens commun.
—J'en conviendrai, si vous le voulez, à l'instant même. Après tout, que M. de Boisgenêt épouse ou n'épouse pas, cela m'est bien égal.
—Et moi, je ne veux pas que cela vous soit égal, reprit-elle en s'échauffant. Qu'est-ce à dire? Meg n'est pas une étrangère pour vous. Elle prétend que vous vous considérez un peu comme son tuteur.
—Ah! permettez, madame, comme un tuteur libéré.
—Je n'aime pas les indifférents, répliqua-t-elle. La discussion est encore ce qu'il y a de moins ennuyeux dans ce monde. Je consens à vous faire part de mes motifs pour hâter ce mariage. Meg est une étourdie, une écervelée; elle a une liberté de ton et de manières très-compromettante, et si je lui laissais plus longtemps la bride sur le cou, elle ferait au premier jour quelque frasque qui la rendrait immariable. Son sot frère, que je ne reverrai de ma vie, m'est venu dire à Lucerne que je l'élevais fort mal, et avant de retourner à la Barbade, ce maître sire a daigné me mander de Liverpool qu'il mettait sur ma conscience l'avenir de sa soeur. Fort bien, je n'en veux plus répondre, et je crois faire son bonheur en la mariant à un homme expert en beaucoup de choses et qui possède quelque aisance."
Raymond se disposait à riposter quand la porte du salon s'ouvrit, et M. de Boisgenêt parut. "Arrivez donc, marquis, lui cria lady Rovel. Voici M. Raymond qui est en train de me démontrer que je serais une folle de vous accorder la main de Meg."
Le marquis fut aussi chagrin qu'étonné de trouver Raymond installé dans la place. Il eut quelque peine à se faire une contenance. Bien qu'il ne fût guère plus haut qu'une botte, ce petit homme était une machine assez compliquée. Il était né prudent et passionné, deux qualités qui se contrarient. Fort attaché à son intérêt, à son repos, à la conservation de sa mince personne, et, comme Panurge, craignant naturellement les coups, il ne laissait pas d'avoir les yeux et le coeur prenables, l'humeur prompte, bouillante, et, quand le feu se mettait aux poudres, les explosions de sa tendresse ou de sa bile faisaient sauter en l'air sa prudence, qui ne retombait pas toujours sur ses pieds. En apercevant Raymond, il sentit se réveiller dans son coeur une vieille rancune, qui n'avait jamais trouvé l'occasion de se satisfaire. Ayant jeté à l'intrus un regard noir, il dit à lady Rovel: "Je suis marri d'avoir encouru la disgrâce de M. Ferray; le malheur est que je ne sais pas qui est M. Ferray.
—Vous êtes un ingrat, monsieur, repartit Raymond. Avez-vous donc oublié que je vous rencontrai un jour sur une grande route? Vous étiez mal en selle, et je vous aidai fort obligeamment à descendre de cheval.
—A cette heure, il m'en souvient, répondit-il en grimaçant. Une affaire urgente m'obligea de quitter Genève avant d'avoir pu reconnaître votre bon procédé; mais, vous vous trompez, je ne suis pas un ingrat, et me voilà prêt à vous payer ma dette.
—Il est trop tard, reprit Raymond; j'ai attendu pendant vingt-quatre heures vos remercîments. Plat réchauffé ne valut jamais rien.
—Eh bien! que signifient ces logogriphes? demanda lady Rovel.
—M. de Boisgenêt se fera sans doute un plaisir de vous les expliquer, lui répondit Raymond; je lui cède la parole.
—Marquis, expliquez-vous donc! dit-elle;" puis, s'interrompant brusquement: "Pourquoi avez-vous remis votre cravate bleu de ciel? Vous savez que je ne puis la souffrir."
M. de Boisgenêt était trop excité pour s'arrêter à plaider la cause de sa cravate bleue. Roulant des yeux formidables: "Monsieur, s'écria-t-il, si vous vous avisez de me rendre quelque nouveau service du même genre, je vous jure que ma reconnaissance ne se fera pas attendre.
—C'est une épreuve que je suis bien aise de faire, riposta Raymond, et le nouveau service que je vous rendrai sera de vous sauver le ridicule dont vous ne manqueriez pas de vous couvrir en épousant malgré elle une jeune fille qui a de bonnes raisons pour ne pas vous aimer."
Peu s'en fallut que M. de Boisgenêt ne lui sautât aux yeux; mais il se ressouvint de certain poignet de fer qui l'avait un jour assez rudement secoué. Se tournant vers lady Rovel: "Depuis quand, madame, lui demanda-t-il, M. Ferray a-t-il voix au chapitre? Depuis quand souffrez-vous qu'il dispose de votre fille comme de son bien?
—C'est lady Rovel elle-même, reprit Raymond, qui m'a chargé de vous dire qu'elle est fort sensible aux poursuites dont vous honorez sa fille, mais qu'elle vous prie de les cesser dès ce jour."
Lady Rovel fit un saut. "Oh! par exemple, voilà qui passe les bornes! dit-elle en rougissant de colère. Monsieur Ferray, vous vous oubliez étrangement, et je ne m'étonne pas que, dès la première minute que je vous ai vu, vous ayez été ma bête d'aversion. Vit-on jamais pareille insolence? Il est inouï qu'on se permette d'en user si librement avec moi. De quel droit parlez-vous d'un ton de maître? Je vous montrerai bien qui est le maître ici, et que lady Rovel donne des ordres et n'en reçoit pas."
Cette énergique apostrophe transporta d'aise M. de Boisgenêt. Tour à tour il assénait sur Raymond des regards triomphants ou contemplait lady Rovel d'un air de profonde reconnaissance, dans l'espoir qu'elle allait mettre à la porte l'insolent. Quelle ne fut pas sa surprise, quel ne fut pas son mécompte quand elle s'interrompit au milieu de son discours pour s'écrier: "Décidément, marquis, votre cravate bleu de ciel m'est insupportable. Allez bien vite en changer, et par la même occasion, vous ferez prendre l'air à Mirette; il me semble que vous la négligez depuis quelque temps." Puis, allant à Raymond: "Monsieur Ferray, dit-elle, emmenez-moi faire un tour au jardin, et vous me raconterez La Mecque."
Elle lui prit le bras, et ils passèrent au jardin, où ils furent longtemps tête à tête. Se piquant d'honneur, résolu à gagner la partie contre M. de Boisgenêt, Raymond se donna quelque peine pour se concilier les bonnes grâces de lady Rovel. Il répondit avec empressement à toutes ses questions, lui narra La Mecque et les dangers qu'il avait courus. Bien qu'elle n'en marquât rien, lady Rovel écoutait avec plaisir ce récit qui lui ouvrait des horizons nouveaux. De temps à autre, elle détachait ses yeux de son éventail pour jeter sur le narrateur un long regard pénétrant, qui le transperçait d'outre en outre. Peut-être cherchait-elle la solution d'un problème qu'elle venait de se poser; peut-être se disait-elle: "Est-il sûr que cet homme ne ressemble à rien de ce que j'ai vu jusqu'aujourd'hui?" Peut-être aussi était-elle seulement bien aise de tromper une heure durant l'ennui qui la consumait. Bien habile qui eût pu lire ses secrets sur son visage de marbre!
Raymond revenait de La Mecque à Djeddah, vie et bagues sauves, quand lady Rovel lui dit: "A propos, pourquoi tenez-vous tant à ce que Meg n'épouse pas M. de Boisgenêt? Vous êtes convenu que cette petite vous est assez indifférente.
—Assurément je n'ai pas le coeur tendre, lui répondit Raymond. Je vous avouerai que je me résignerais plus facilement au malheur de miss Rovel qu'au bonheur de M. de Boisgenêt.
—Vous le détestez?
—Non comme individu, mais comme espèce. Il suffit d'un sot heureux pour me gâter l'univers.
—Voilà qui est bien! dit-elle; j'aime les gens qui ont des haines… Au surplus je confesse que les cravates de cet homme sont odieuses; mais, pour tout le reste, je persiste à soutenir que c'est un excellent parti.
—Détestable au contraire, vous le savez aussi bien que moi.
—Quel entêtement! fit-elle en frappant du pied. Meg en a-t-elle un autre à me proposer? Vous a-t-elle fait des confidences? Elle doit avoir en tête quelque ridicule amourette.
—Aucune, madame, répondit-il vivement.
—Elle vous l'a dit?
—En gros.
—Faites-le-lui redire en détail; les petites filles se rattrapent toujours sur les détails. Meg est une sournoise; mettez-la sur la sellette.
—J'y consens; mais il est convenu que dès ce moment M. de Boisgenêt est débouté de sa demande et condamné aux frais du procès.
—Point du tout. Entendez-moi bien: de trois choses l'une, ou bien Meg l'épousera, ou elle me présentera quelque autre gendre acceptable, ou je la mettrai en pension. Il ne faut pas me demander de la garder plus longtemps auprès de moi, elle ne manquerait pas d'abuser de la liberté que je lui laisse."
Il parut clair à Raymond que sur ce dernier point le parti de lady Rovel était pris. La raison qu'elle donnait pour ne pas garder sa fille auprès d'elle était bonne, celle qu'elle ne donnait pas était meilleure encore. Meg avait deux torts impardonnables, elle avait la tête un peu légère et une beauté trop admirée pour ne pas servir de texte à des comparaisons dangereuses.
"Je craindrais, reprit Raymond, que miss Rovel ne préférât les galères à un pensionnat, et en tout état de cause voilà un maître de pension qui aura de la tablature.
—Vous n'enviez pas son sort? C'est un emploi que vous ne briguerez pas?
—A Dieu ne plaise! j'ai fait mon temps.
—Le mieux, reprit-elle, serait encore de marier Meg, et que ce fût fait une fois pour toutes. Chargez-vous-en.
—Et d'avance vous ratifiez mon choix?
—Je réclame le bénéfice d'inventaire; je me défie de vos idéalités."
Dans ce moment, on vint avertir lady Rovel que des visites l'attendaient au salon. "Venez passer la soirée dans ma baraque, dit-elle à Raymond. Vous causerez avec cette petite fille, et peut-être vous lui extorquerez son secret."
Elle le salua du bout du menton et s'éloigna; mais à mi-chemin, se retournant: "Après-demain, lui cria-telle, je donne un bal masqué, et je désire que vous y veniez.
—Ah! madame, quelle cruelle plaisanterie! lui répondit-il, je n'ai jamais eu l'humeur à la danse.
—Vous aurez l'humeur qu'il me plaira, je veux que vous fassiez une fois ce que je veux, et j'exige que vous paraissiez à mon bal en costume de derviche. C'est une idée que j'ai. Si vous me refusez, avant trois jours Meg sera la marquise de Boisgenêt.
—Vous serez obéie, madame, lui dit-il en s'inclinant.
—Je savais bien que tôt ou tard je finirais par vous apprendre à vivre!" Et sur ce elle lui tourna le dos.
Raymond n'eut pas plus tôt quitté lady Rovel qu'il s'étonna de lui avoir fait deux promesses qu'il était bien tenté de ne pas tenir. L'une l'humiliait un peu, l'autre le rendait fort perplexe. Hercule filant aux pieds d'Omphale lui paraissait un personnage moins absurde, moins ridicule que le philosophe Raymond Ferray se costumant et se masquant pour satisfaire la fantaisie musquée d'une Anglaise qui s'ennuyait. D'autre part, il s'était engagé à confesser Meg, à découvrir son secret, si tant est qu'elle en eût un. La veille, il l'avait quittée convaincu qu'elle avait le coeur parfaitement libre. Il se prenait soudain à en douter, et ce doute lui causait un malaise, une irritation qu'il ne réussissait pas à s'expliquer.
En rentrant à son hôtel, il était résolu d'écrire un mot d'excuse à lady Rovel et de repartir le soir même pour Genève. Il commença de faire ses malles; mais le billet lui sembla difficile à écrire, et il considéra aussi que son brusque départ réjouirait infiniment M. de Boisgenêt, qui s'imaginerait peut-être lui avoir fait peur. Il se résigna mélancoliquement à son sort. S'étant fait indiquer l'adresse d'un costumier, il passa cinq ou six fois devant la boutique avant de se résoudre à y entrer. Il ne trouva point de bonnet de derviche à son gré, et se rabattit sur un costume de Bédouin. Ce n'était qu'un à-peu-près qui lui déplut, il se surprit à le critiquer avec une vivacité d'archéologue. Quand on a l'esprit d'exactitude, on le met partout; peut-être aussi jugeait-il que toute chose qui mérite d'être faite mérite d'être bien faite. Il s'échauffa, prit un crayon, fit un dessin, donna d'un ton magistral ses instructions au costumier, qui lui promit de les exécuter ponctuellement; puis il retourna dîner dans son hôtel, et vers dix heures, ayant mis une cravate blanche et passé un frac qui dormait depuis longtemps dans ses plis, il se rendit au raout de lady Rovel.
Il n'est pas difficile de trouver à Florence des salons où l'on cause, parmi lesquels il en est un justement célèbre; il y en a d'autres fort agréables où, selon l'expression d'un diplomate, on décamérone . Celui de lady Rovel était d'un genre un peu différent; il ressemblait à un ministère, on s'y rendait pour solliciter, et il était le théâtre d'ardentes compétitions. La foule des postulants se disputait deux places: l'une était de création toute fraîche, et il n'y avait pas encore été pourvu; l'autre avait eu déjà de nombreux titulaires qui avaient été la plupart brutalement destitués, et pour l'heure elle vaquait par la démission volontaire du dernier. Au reste les initiés seuls avaient l'intelligence de la double partie qui se jouait sur ces parquets en mosaïques, sous ces plafonds peints à fresque. Tout se passait sans bruit, sans éclat; les ambitions se livraient à de sourdes pratiques, marchaient à pas de loup, poussaient clandestinement leurs sapes,—personne n'eût osé employer le fer et le feu.
Comme il arrive souvent aux femmes qui ont fait beaucoup parler d'elles, lady Rovel tenait par-dessus tout au respect; elle était sévère sur l'article des bienséances et faisait avec des yeux d'argus la police de ses réceptions publiques. Elle n'y souffrait ni un personnage équivoque, ni une familiarité malséante, ni un propos libre, ni un geste hasardé. Bien qu'elle eût fort peu ménagé l'opinion, elle exigeait qu'on tînt grand compte de la sienne, et depuis son retour d'Allemagne elle était presque collet monté. Elle en avait rapporté aussi le fanatisme du contre-point, elle ne jurait que par deux ou trois maîtres, et méprisait les ariettes. On faisait chez elle beaucoup de musique de chambre, au grand déplaisir des Florentins, qui goûtaient peu l'austérité de cet amusement. Quiconque se fût permis de chuchoter ou de balancer sa chaise pendant l'exécution d'un quatuor de Mendelssohn ou de Schumann aurait été remis à l'ordre par un signe de tête impérieux, par un de ces regards qui dévorent leur proie. Il en résultait que le salon de lady Rovel n'offrait qu'un divertissement médiocre aux jeunes gens; ils ne laissaient pas d'en rechercher l'entrée avec ardeur, car la jeunesse espère toujours. Les uns se flattaient de ranimer dans un coeur engourdi quelque tison dormant sous une cendre glacée, les autres venaient pour Meg. Ces derniers étaient contraints de s'observer beaucoup dans leurs empressements. Lady Rovel aurait pu écrire sur sa porte: "Il n'y a ici qu'un seul Dieu, et, comme le Dieu d'Israël, il est glorieux et jaloux."
L'accueil qu'elle fit à Raymond fut très-remarqué; depuis longtemps la déesse ne s'était si fort humanisée. Dès qu'elle le vit entrer, ses sourcils dépouillèrent leur éternel nuage, elle secoua sa langueur. Lui ayant fait signe d'approcher, elle l'entretint avec tant d'animation que M. de Boisgenêt en éprouva le plus violent dépit. A plusieurs reprises, il jeta des yeux flamboyants sur Raymond, qui demeura insensible à ses provocations. Heureusement pour le marquis, Meg, après s'être fait attendre, parut enfin dans une robe de soie rose, qui dégageait sa poitrine et ses épaules, le printemps aux joues, la joie au front, pimpante, fringante et piaffante;—sa démarche ressemblait aux pas incertains et tumultueux d'une jeune prêtresse de Bacchus qui apprend encore son métier. Tous les yeux se portèrent sur l'apparition; elle regardait ceux qui la regardaient, elle semblait leur dire: "Eh! oui, j'existe, et c'est un coup de fortune que je saurai mettre à profit."
M. de Boisgenêt, sans perdre une seconde, s'élança au-devant d'elle avec la noble fierté d'un propriétaire qui entre en possession, son acte authentique d'achat à la main. Il l'entraîna dans un coin désert du salon, prit place auprès d'elle et disposa sa chaise de manière que personne ne pût approcher. Après l'avoir accablée de compliments sur sa beauté et sur sa robe rose, qui faisait valoir la splendeur de ses cheveux d'un blond fauve, il lui demanda d'un ton dolent combien de temps encore elle s'amuserait à le faire souffrir.
"Je vous préviens, lui dit-il, que je suis le plus obstiné des amoureux. Si vous voulez vous débarrasser de moi, faites-moi poignarder par votre tuteur, à qui, pour le dire en passant, j'ai proposé d'en découdre; cette proposition ne lui a pas souri. Prenez-y garde, depuis qu'il est ici, votre mère me bat froid; si la vie de cet homme vous est chère, tâchez de l'amadouer, d'obtenir qu'il renonce à faire opposition à mon bonheur. Je ne vous le cache pas, je suis furieux, et je brûle d'étancher ma rage dans le sang de dix professeurs d'arabe."
Meg écouta ses doléances et ses reproches avec plus de douceur qu'elle n'avait coutume de le faire. Elle lui répondit qu'il aurait tort de se décourager, que les volontés des jeunes filles sont changeantes, qu'elles ne s'apprivoisent que par degrés avec certaines idées, qu'il faut donner au moût le temps de fermenter, qu'il se faisait dans sa tête un petit travail dont il n'avait pas sujet d'être mécontent, qu'elle le suppliait de laisser tranquille son tuteur, que c'était un pédant, mais un pédant très-respectable, qu'au demeurant ce professeur d'arabe était de première force à l'épée comme au pistolet. C'est ainsi qu'elle lui prodiguait à la fois les consolations, les espérances et les bons avis. La première moitié de son discours charma M. de Boisgenêt, la péroraison le rendit pensif. Il promit à Meg que, pour l'obliger, il maîtriserait les emportements de son indomptable fureur, et qu'il n'y aurait point de sang versé; mais en retour il la conjura de fixer un terme à ses perplexités, de lui dire au juste combien de jours encore elle lui ferait attendre son consentement. Il ne put s'en éclaircir. Lady Rovel, qui avait vu de mauvais oeil la précipitation inconvenante avec laquelle il s'était élancé à la rencontre de Meg, lui dépêcha quelqu'un pour l'avertir qu'un de ses symphonistes lui faisait faux bond, qu'il s'en allât quérir sur-le-champ un second violon, qu'il employât les gendarmes, si c'était nécessaire, qu'il le lui fallait avant une heure, mort ou vif. M. de Boisgenêt s'exécuta et partit d'un air de vive contrariété. Aussitôt le prince Natti, lequel rôdait dans le voisinage comme un loup ravissant qui guette une bergerie, s'empara de sa chaise, et à son tour il se constitua le geôlier de Meg.
"Il me semble, prince, lui dit-elle, qu'il fait du brouillard ce soir.
Nous n'avons pas le front limpide. De quoi retourne-t-il?
—J'ai des chagrins, lui répondit Sylvio.
—Faites-m'en part; je suis de très-bonne humeur, je vous consolerai.
Vous avez perdu au jeu?
—Non, je suis jaloux.
—De M. de Boisgenêt? Que voulez-vous? il est pressant, et je me dis qu'à tout prendre, il faut bien faire une fin.
—Ce n'est pas cet imbécile qui me met martel en tête, reprit-il. Je suis jaloux d'un couvent de chartreux.
—Tout entier, depuis M. le prieur jusqu'aux convers et au frère portier? Voilà une jalousie qui doit vous donner de l'occupation.
—Etes-vous retournée aujourd'hui à la chartreuse d'Ema? lui demanda-t-il en poursuivant sa pointe.
—Pourquoi y serais-je allée?
—Par la même raison qui vous y a fait aller hier.
—Faut-il vous la dire, cette raison?
—Ménagez-moi, ou je suis un homme mort.
—Mourrez, beau sire. Je suis allé hier à la chartreuse que vous dites pour intriguer certain espion qui depuis quelques jours emploie ses après-midi à compter mes pas.
—C'est bien vrai?
—Je ne mens jamais quand j'ai ma robe rose.
—En ce cas, c'est de joie que je mourrai, puisque je suis à vos yeux un homme assez important pour que vous preniez la peine de l'inquiéter.
—Vous avez été véritablement inquiet?
—Quelle question! Vous savez bien, ajouta-t-il en baissant la voix, que depuis longtemps…
—Chut! dit-elle, nous nous en doutons; mais il ne me suffit pas qu'on m'adore, je veux qu'on m'épouse, moi. Tel que vous voilà, seriez-vous homme à m'épouser?
—Vous me le demandez?
—Eh bien! qu'attendez-vous? Epousez-moi, répondit-elle en riant aux éclats.
—Hélas! vous savez bien que votre mère n'agréerait pas ma demande.
—Vous en êtes encore là? On force les gens à vouloir ce qu'ils ne veulent pas.
—Ainsi vous me donnez carte blanche?
—Blanche comme ma main.
—C'est tout dire. Fort bien, je m'arrangerai de manière à vous compromettre horriblement.
—Voilà une idée. Vous monterez chez moi, midi sonnant, par une échelle de soie?
—Je ferai mieux, je vous enlèverai. Après un pareil esclandre, il faudra bien que lady Rovel entre en composition.
—Comme vous y allez! Au fait, ce doit être gai, un enlèvement. Cela m'amusera, enlevez-moi.
—Je donnerais ma vie, reprit-il après une pause, pour savoir quand vous vous moquez et quand vous parlez sérieusement.
—Si jamais je réussis à le savoir moi-même, vous serez l'un des premiers à qui je le dirai; mais il y a trop longtemps que nous causons. Maman nous regarde, mon tuteur aussi. Ah! le terrible homme! Je vous en prie, cédez-lui votre place. Ma nourrice m'a toujours dit qu'il faut savoir s'ennuyer."
Le prince Natti s'empressa de lui obéir; mais, avant de s'éloigner, il la regarda fixement dans les yeux comme s'il s'était flatté d'en apercevoir le fond, et il lui dit: "Tout est sérieux avec moi. Vous me permettrez de me souvenir de cet entretien et de vous en reparler pas plus tard qu'après-demain. Les masques mettent les langues en liberté.
—Vous oubliez que, moi aussi, je serai masquée. Me reconnaîtrez-vous?
—Votre rire vous décèlera toujours, répliqua-t-il, ce rire de cristal qui me désespère et que j'adore."
Cela dit, il se retira, salua au passage Raymond avec une courtoisie qui frisait l'impertinence, et, gagnant l'autre extrémité du salon, il réussit à s'approcher de lady Rovel, qui lui témoigna une extrême froideur, et dont il eut peine à tirer trois paroles.
Cependant Meg avait fait signe à Raymond de s'asseoir sur la chaise vacante.
"Ah! touchez là, my dear guardian , lui dit-elle, shake hands with me . Qu'il me tardait de vous voir! Mais vous aussi, vous avez l'air sombre. Quel nouveau crime ai-je commis? L'ours, disent les naturalistes, est très-susceptible de colère, et sa voix est un perpétuel grondement; grondez-moi bien vite, cela vous soulagera.
—Je n'aurais garde, lui répondit froidement Raymond. Au contraire j'ai besoin que vous m'excusiez de vous avoir interrompue dans un entretien qui paraissait vous amuser beaucoup.
—Avons-nous rien dit d'inconvenant, le prince Natti et moi? Ce n'est pas dans nos habitudes.
—Je ne sais ce qu'il a pu vous dire, mais je vois avec plaisir qu'il a le secret de vous intéresser.
—Hurler avec les loups et chanter avec les fous, Plutarque à part, c'est toute la morale. Croyez-moi, ce que vous allez me dire m'intéresse bien plus que les déclarations du beau Sylvio. Vous avez vu maman; a-t-elle entendu raison?
—Je n'ai guère obtenu d'elle qu'une commutation de peine. Ou vous épouserez M. de Boisgenêt, ou vous serez envoyée dans une maison d'éducation.
—Quels horribles mots! Dieu de miséricorde! c'est grave.
—Ecoutez-moi bien, miss Rovel. Votre mère se plaint de la liberté de vos manières, elle a contre vous des griefs qui me semblent fondés. Au premier sujet de mécontentement que vous lui donnerez, elle vous confinera dans quelque pensionnat.
—Elle l'a dit?
—Très-nettement.
—Quel sort est le mien, mon cher tuteur! Ou marquise de Boisgenêt, ou pensionnaire à perpétuité.
—A moins, reprit Raymond, que vous ne lui proposiez quelque parti qu'elle puisse agréer.
—Que ne parliez-vous! Ceci vaut mieux. Eh bien! ne vous ai-je pas chargé de me marier? Promenez vos regards autour de vous. N'y a-t-il ici personne qui vous convienne? Que pensez-vous du prince Natti?
—Il est de la race des matamores débonnaires et cléments; sa moustache dit à l'univers: Comme je suis bonne! je ne te mange pas.
—Il a pourtant un mérite, celui de m'aimer; il me le répétait encore tout à l'heure.
—Vous savez comme moi que c'est une rivale bien dangereuse que la bassette.
—Et que vous semble du marquis Silvani, de ce petit monsieur, voyez là-bas, qui se guinde sur la pointe de ses pieds pour tâcher d'être aperçu de maman?
—C'est le dernier descendant d'une race déchue. Il lui reste tout juste assez de chaleur vitale pour vivre, mais pas assez pour aimer. Je ne sais pas s'il a jamais essayé de prendre feu, mais pour sûr il est éteint.
—Et le duc Lisca, qu'en dites-vous?
—Qu'il est haut sur jambes, mais que sa mine est basse.
—Et de l'Américain que voici, M. Hopkins, qui par distraction roule une cigarette entre ses doigts? Il verrait beau jeu, s'il avait le malheur de l'allumer.
—Qu'il est très-vulgaire, mais d'une forte carrure, et que selon toute apparence il pourrait porter sa femme à bras tendu. C'est peut-être le fond du bonheur conjugal.
—Comme vous les arrangez tous! dit-elle, et que vous êtes décourageant!
—Le monde entier n'est pas ici, répondit-il. N'y a-t-il en vérité personne?…
—Personne, répliqua-t-elle d'un ton précipité.
—Bien sûr?
—Tout ce qu'il y a de plus sûr.
—Je regrette vraiment, miss Rovel, reprit Raymond d'un air aimable, qu'il n'y ait dans Florence aucun jeune homme bien fait et bien pensant qui ait réussi à toucher votre coeur. Peut-être aurais-je si bien plaidé sa cause que votre mère se serait rendue."
Elle garda un instant le silence, elle froissait son éventail dans ses doigts. Puis tout à coup: "Ce n'est pas un piége?
—Suis-je homme à vous tendre des piéges? lui demanda-t-il.
—Vous me promettez le secret?
—Je vous le promets, dit-il avec un léger tressaillement dans la voix.
—Vous me jurez de ne répéter ce que je vais vous dire ni à maman ni à personne?
—Combien de serments faut-il vous faire? répondit-il d'un ton d'impatience.
—Eh bien! je ne sais pas si je l'aime, mais je sais qu'il me plaît; quand je le vois, le coeur me bat agréablement; quand je ne le vois pas, je pense à lui assez souvent, vingt fois le jour et deux ou trois fois la nuit. Enfin, si ce n'est pas de l'amour, c'est quelque chose qui lui ressemble."
A quoi songeait Raymond? Il s'aperçut un peu trop tard qu'il venait d'égratigner de son ongle un joli guéridon en laque de Chine sur lequel il avait posé la main. "Comment se nomme ce fortuné mortel?"demanda-t-il ironiquement à Meg.
Elle balbutia, en baissant les yeux: "Il s'appelle M. Gordon.
—Quel est, je vous prie, ce M. Gordon? s'écria-t-il, et par une nouvelle distraction il déboutonna si vivement de sa main droite le gant de sa main gauche qu'il fit une large déchirure."
Meg lui apprit que M. Gordon était un jeune Ecossais qui paraissait bien né, modeste, d'excellentes manières, qu'elle l'avait rencontré quelquefois aux Cascine et ailleurs, qu'un soir au théâtre ils s'étaient beaucoup regardés, que le lendemain ils avaient eu l'occasion d'échanger quelques mots, qu'il lui avait adressé deux jours plus tard une lettre brûlante, mais respectueuse, à laquelle elle n'avait eu garde de répondre, que depuis elle en avait reçu trois autres écrites dans le même style, que par la dernière il implorait d'elle la permission de se présenter chez sa mère. Elle recommençait à faire son éloge, Raymond l'interrompit pour lui demander où perchait M. Gordon. Elle lui répondit que les chartreux d'Ema avaient toujours quelques cellules vacantes qu'ils louaient aux étrangers, et que M. Gordon avait élu domicile au couvent. Elle osa lui confesser que la veille elle était allée l'y chercher, mais dans la plus louable intention et à la seule fin de rendre ses lettres au jeune Ecossais, et de le prier de ne plus lui écrire. "Le pauvre garçon, poursuivit-elle, m'a promis de m'obéir; mais il avait des larmes dans les yeux et dans la voix, sa douleur m'a touchée. Nous sommes convenus que d'ici à peu de jours je lui enverrais par la poste ou une jonquille ou un basilic, que le basilic voudrait dire: C'est inutile, n'y pensez plus! et la jonquille: Espérez, nous verrons."
Puis elle ajouta: "J'ai juré, monsieur, de me gouverner désormais par vos avis. Faites-moi la grâce de vous rendre demain à la chartreuse, vous y demanderez M. Gordon, vous lui direz que vous êtes curieux de visiter le couvent et que je le prie de se mettre à vos ordres. Ainsi vous aurez l'occasion de l'examiner à votre aise, de le faire causer. S'il vous plaît, je me croirai autorisée à l'aimer, et je laisserai mon coeur aller son chemin; s'il vous déplaît, si vous le condamnez sans appel, vous lui remettrez en le quittant un petit papier que je vous ferai tenir et qui renfermera quelques feuilles de basilic. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous voyez que je me mets à votre discrétion, et je pose en fait que depuis que le monde est monde jamais pupille ne fut plus soumise à son tuteur.
—Soit, lui répondit-il d'un ton radouci, vous me faites passer par tout ce que vous voulez; mais en voilà assez, miss Rovel, il est temps de rompre un entretien dont on commence à s'occuper."
Ils se séparèrent. Meg alla prendre place dans un groupe, Raymond demeura seul à l'écart, le dos appuyé contre un pilastre; M. de Boisgenêt était parvenu à dénicher et à ramener sans le secours de la gendarmerie un second violon. Le concert commença. Le tuteur de miss Rovel était en matière musicale de l'avis des Florentins, il n'appréciait guère les divertissements et les doubles croches qui donnent la migraine. Au surplus, quand on aurait joué du Beethoven ou du Mozart, il n'eût écouté que d'une oreille, il songeait à la visite qu'il devait faire le lendemain dans une chartreuse. Le plus tôt qu'il put, il alla prendre congé de lady Rovel, qui lui demanda si Meg lui avait fait quelque révélation.
"Non, madame, lui dit-il. Je crains de ne pas avoir sa confiance; mais il me semble plus probable qu'elle n'a rien à confier."
Le lendemain, après son déjeuner, Raymond se mit en route pour la chartreuse d'Ema. Il était muni de deux petits sachets que Meg lui avait envoyés le matin, et dont l'un contenait une jonquille séchée, l'autre une ramille de basilic. Tout en marchant, la pensée lui vint que la commission qu'il avait à remplir était ou délicate ou puérile, et qu'il avait eu tort de s'en charger. Il se promit de ne rien décider, de laisser les choses en l'état, de rapporter et le basilic et la jonquille, et il se prit à réciter avec un peu d'emphase le mot du bon Palémon:
Non nostrum inter vos tantas componere lites.
Virgile le faisant penser à Lucrèce, il se remémora quelques vers du De rerum natura qu'il avait traduits récemment et dont le sens est à peu près: "Tu as les yeux ouverts, tu crois vivre; ta vie pourtant est déjà morte. Tu dors tout éveillé, tes imaginations sont des songes, tes espérances des fantômes. Si tu n'ignorais point la cause de ton mal, tu apprendrais à connaître la nature et ses lois, et dès ce jour tu goûterais l'éternel repos que te promet ce néant où l'on ne rêve plus." Il venait de retrouver le dernier de ces vers, quand, arrivé en vue du couvent, il avisa au penchant d'une colline des amandiers fleuris, qui faisaient une tache blanche parmi des rochers effrités par le soleil. En contemplant ces amandiers, dont la beauté décorait les abords d'une thébaïde, il lui parut qu'en dépit de Lucrèce, il y avait dans ce monde autre chose que le néant, que, s'il est absurde de rêver, le printemps donne raison à cette folie, et que la nature entretient de sourdes intelligences avec ce je ne sais quoi qui est en nous et qui s'obstine à espérer.
Il n'avait pas encore résolu cette contradiction quand il atteignit l'entrée de la chartreuse, qu'on prendrait facilement pour l'accès d'un château fort, et c'est une vraie forteresse en effet que cette sainte maison campée sur un rocher, et dont les approches ressemblent à des bastions reliés par une courtine. Comme partout à Florence, le gracieux s'y mêle au sévère; chaque cellule est accompagnée d'un jardin où règne un oranger. Raymond s'informa de M. Gordon auprès d'un frère lai qui s'empressa de le conduire dans la partie du monastère réservée aux étrangers. Une porte s'ouvrit, et il se trouva en présence d'un jouvenceau de vingt-quatre ans au plus, fort joli garçon, svelte, la taille élancée, le menton ombragé d'une barbiche blonde qui ne faisait que de naître, le teint clair et rosé. Son air jeunet étonna Raymond; il s'était représenté tout autrement cet Ecossais, et ne s'imaginait point qu'il sortît frais émoulu de l'université, qu'il portât encore aux lèvres le lait d'Oxford ou de Cambridge: "Oh bien! pensa-t-il à première vue, voilà une poupée à qui miss Rovel aurait bientôt fait de casser la tête." Il entra en propos, déclina ses noms et qualités, expliqua que miss Rovel lui faisait la grâce de le considérer comme son tuteur, qu'il lui avait témoigné son désir de visiter la chartreuse et qu'elle l'avait engagé à se présenter de sa part à M. Gordon. Pendant cette explication, le jeune homme rougit plus d'une fois, il rougissait facilement. Il offrit ses bons offices à Raymond, le promena partout, lui fit voir en détail l'église, la chapelle souterraine, les fresques d'Ampoli, les tableaux de fra Angelico.
Chemin faisant, ils ne déparlaient pas et semblaient également curieux l'un de l'autre; si Raymond pressait de questions son cicérone, celui-ci à son tour paraissait l'étudier avec attention. On eût dit deux chasseurs qui, courant les bois de compagnie, sont moins occupés des perdrix que de se tâter le pouls réciproquement; sans aucun doute fra Angelico n'était point ce qui les intéressait le plus. Il eut beau s'en défendre, Raymond dut reconnaître que M. Gordon avait beaucoup de tenue, un air de distinction, de l'agrément, un heureux mélange de réserve et d'abandon, de modestie et de fierté. A la douceur des manières, il joignait un esprit net et posé, une fermeté de sens qui n'était pas de son âge, et un flegme, une gravité naturelle dont il se départait rarement. Il ne riait jamais, mais il y avait de la grâce dans son sourire. Bien qu'il lui rendît justice, Raymond ne pouvait concevoir qu'une fille aussi romanesque que Meg eût été sensible à ce genre de charme contenu. M. Gordon n'avait rien d'un Amadis, sans compter que décidément il était bien jeune;—malgré la précocité de son esprit et de son caractère, était-il de force à gouverner une petite personne qui n'était ni docile, ni commode, et ne passait pas pour goûter la bride? Toute réflexion faite, Raymond se confirma dans sa résolution de laisser l'affaire en suspens et de remporter les deux sachets.
Leur tournée finie, M. Gordon ramena Raymond dans sa cellule, où il lui offrit une collation. Comme ils achevaient de vider un flacon de Montepulciano, le jeune homme tomba dans une rêverie; il en sortit pour dire en rougissant jusqu'au blanc des yeux: "Ainsi, monsieur, vous êtes le tuteur de miss Rovel? Ne vous a-t-elle point fait de confidences touchant certaines lettres que j'ai pris la liberté de lui écrire?
—Et que vous avez eu tort de lui envoyer, interrompit Raymond. Il aurait pu se faire que sa mère les interceptât, et miss Rovel s'en serait mal trouvée.
—Puisqu'elle vous a parlé, monsieur, reprit-il d'une voix émue, veuillez m'entendre à mon tour. Je ne sais pas encore si c'est ma bonne ou mauvaise étoile qui m'a fait rencontrer votre pupille à Florence; tout ce que je puis dire, c'est que du premier jour où je l'ai vue j'ai ressenti pour elle le plus violent amour, et je sens que cette passion, contre laquelle j'ai vainement lutté, fera le bonheur ou le malheur de toute ma vie. Je regrette que mon procédé vous ait déplu, mais mes intentions sont irréprochables. Orphelin depuis bien des années, je suis maître de mes actions, ma fortune est considérable, et j'ose dire que je n'en ai point abusé; comme tout le monde, j'ai mes défauts, mais je ne me connais point de vices, et je n'ai jamais fait de bien grandes folies. Si la main de miss Rovel m'était accordée, je me croirais tenu de lui consacrer à jamais le meilleur de mon âme et de mes pensées. Je vous avoue que les bruits qui courent à son sujet m'ont causé de vives perplexités; j'ai entendu certaines personnes parler d'elle en de fort mauvais termes. D'autres juges, que je crois plus équitables et mieux informés, m'ont dit qu'il fallait lui pardonner quelques fougues de jeunesse, quelques légèretés de conduite, en faveur de la parfaite noblesse de son âme. Ils m'ont affirmé qu'elle est au-dessus de tout sentiment bas, de tous les petits calculs, que son esprit est généreux, que ses défauts sont l'ouvrage de l'éducation qu'elle a reçue, qu'un homme qui l'aimerait et qui l'estimerait pourrait facilement la redresser et l'élever. Il ne tiendra qu'à lui d'en faire une femme accomplie, de fixer dans le devoir une volonté encore incertaine d'elle-même, mais qui sera fidèle à son choix et aussi résolue dans le bien qu'elle aurait pu l'être dans le mal. Au reste, monsieur, je mépriserais un homme que la crainte d'un peu de danger empêcherait de poursuivre ses chances, et qui ne saurait pas se dire qu'il est des risques glorieux et que le bonheur veut être conquis."
Ce discours, prononcé d'une voix noble et touchante, fit la plus vive impression sur Raymond et le troubla jusqu'au fond de l'âme. Son émotion eut un effet singulier. Se levant précipitamment de son siége: "Monsieur, répondit-il d'un ton bref, j'approuve tout à fait vos sentiments, qui vous font grand honneur. Il est possible que miss Rovel soit capable de sacrifier ses défauts à l'homme qu'elle aimerait; le malheur est que jusqu'aujourd'hui elle ne sait pas encore aimer, car voici ce qu'elle m'a chargé de vous remettre."
Et, tirant de sa poche le sachet qui renfermait le basilic, il se hâta de le présenter à M. Gordon, qui l'ouvrit et perdit contenance. Son visage s'altéra, ses lèvres frémirent; mais il sut commander à la violence de son chagrin, et il dit à Raymond avec une douceur triste: "Veuillez restituer à miss Rovel cette pauvre plante de basilic, je ne dois rien garder qui lui ait appartenu." Il ajouta: "Adieu, monsieur, je ne vous en veux pas. Puisse votre conscience vous rendre le témoignage qu'en me parlant comme vous l'avez fait vous n'avez consulté que votre devoir de tuteur!"
Raymond reprit le chemin de Florence, le coeur combattu par des sentiments contraires, un peu froissé de la dernière parole de M. Gordon et d'une insinuation qu'il craignait de trop comprendre, certain d'avoir la conscience nette et qu'il avait fait une bonne action, confus toutefois comme s'il venait d'en commettre une mauvaise, se reprochant d'avoir été trop dur, en somme plus content que fâché, plus satisfait que repentant. Raymond se plaisait à croire qu'il ne demandait pas mieux que de trouver à Meg un bon parti, et cela était vrai en théorie, tant que cet introuvable parti était un être de raison, une entité métaphysique;—mais aussitôt qu'il prenait un corps et un visage, qu'il devenait italien, français, anglais, marquis, prince, ou qu'il s'appelait Gordon, notre difficile tuteur ne souffrait plus qu'on lui en parlât. On raconte que certain joaillier était fier d'un bijou merveilleux qu'il avait fabriqué lui-même. Il lui tardait de le bien vendre, et il le produisait à tout venant; mais faisait-on mine d'en vouloir, il soulevait des difficultés, et, le chaland parti, il se sentait chagriné à la fois et ravi que son trésor lui demeurât. On eût bien étonné Raymond en le comparant à ce joaillier, et pourtant il se prit à dire: "Ils sont plaisants; malgré ses défauts, ils la trouvent charmante, et ils ne se doutent pas que, sa beauté à part, ce qu'il y a en elle d'aimable et de précieux lui vient en droiture de l'Ermitage. Sa grâce était une pierre brute, c'est nous qui l'avons taillée et montée." Il en concluait qu'il avait le droit de marier miss Rovel à qui bon lui semblait, ou même de ne pas la marier du tout, et sa mauvaise humeur donnait au diable les chalands.
Dès qu'il fut arrivé à Florence, il se rendit aux Cascine, où lady Rovel et sa fille avaient coutume de se promener sur les cinq heures. Il aperçut leur voiture arrêtée au milieu d'un rond-point. Deux cavaliers et trois piétons, faisant cercle autour d'une portière, présentaient leurs hommages à lady Rovel, qui, enveloppée dans ses fourrures, leur répondait d'un air distrait, avec une politesse un peu courte. Meg avait mis pied à terre pour jaser un moment avec deux jeunes filles de ses amies. Elle les quitta sans façon en apercevant son tuteur qui se dirigeait de son côté, et s'avançant à sa rencontre: "Eh bien! lui cria-t-elle d'une voix saccadée.
—Je reviens à l'instant de la chartreuse, lui répondit-il.
—Et quelles nouvelles m'apportez-vous?
—C'est un gamin, et je ne puis le prendre au sérieux; mais il est trop gentil pour que je vous permette de vous en amuser. Il y aurait de la casse.
—Il me plaisait pourtant beaucoup, dit-elle d'un air pénétré. Vous ne lui avez pas remis le basilic?
—Ne m'y aviez-vous pas autorisé?"
Il la vit changer de visage et un serpent le mordit au coeur. Meg reprit: "Vous êtes un peu brutal. Soit! nous tâcherons de n'y plus penser." Elle ajouta: "A-t-il gardé le sachet?
—Que vous importe? demanda-t-il avec étonnement.
—Je tiens à savoir si son amour est plus fort que son amour-propre.
Un coeur bien épris aurait conservé précieusement cette relique.
—J'en suis fâché, mais la voici," lui répondit-il.
Les bras lui tombèrent. "Allons, murmura-t-elle, ce pauvre garçon ne m'aime pas autant qu'il le disait!"—Et ébauchant un sourire: "Vous n'êtes pas au bout de vos peines; il n'y a pas à dire, il faudra que vous m'en trouviez un autre."
A ces mots, elle retourna auprès de ses amies et se remit à causer gaiement avec elles; mais Raymond crut s'apercevoir qu'il y avait un peu d'effort dans sa gaieté, un peu de fièvre dans ses yeux.
Remuer ses jambes est quelquefois une manière de fatiguer ses pensées. Le jour suivant, Raymond sortit de bon matin, et il passa son temps à courir dans Florence, cette ville merveilleuse à laquelle il semble qu'on ne puisse rien changer sans la gâter, et que pourtant le plus intelligent des maires a trouvé moyen d'embellir. Il revit avec soin ce qui l'avait le plus frappé dans son premier séjour, quelques-uns de ces palais qu'on a comparés à des forteresses embellies par l'art, Sainte-Marie-Nouvelle et les chefs-d'oeuvre du Ghirlandajo, les poèmes en marbre de Michel-Ange, les grisailles que peignit André del Sarto dans le cloître d'un couvent de carmes déchaussés, le saint George de Donatello et son petit David, à la rustique coiffure, pastoureau de l'Apennin, tenant d'une main l'épée du géant terrassé, et de l'autre le caillou victorieux. Il contempla longtemps dans la Badia ce beau saint Bernard de Filippino Lippi, qui, occupé d'écrire, voit la Madone lui apparaître et laisse échapper sa plume, et dans la chapelle des Brancacci, les fresques de Masaccio, la résurrection d'Eutychus, saint Pierre baptisant, sa dispute avec Simon le magicien, compositions d'une incomparable réalité, dont les personnages sont d'honnêtes bourgeois florentins qui ne laissent pas de se mouvoir à l'aise au milieu des plus grands événements et semblent nés pour les plus grandes situations. Raymond visita aussi l'antique quartier de Florence, le marché, et ce vénérable verrat de pierre, à la face paterne, bon génie de l'endroit qu'honorent à l'envi les mères et les enfants. Le soir, en se promenant sur les quais, il admira l'un des couchers de soleil couleur citron, que Meg lui avait vantés. L'horizon était du jaune le plus tendre, qu'enveloppaient le gris et le vert le plus doux; les cyprès de la villa Strozzi détachaient sur ce fond leurs sombres silhouettes. L'Arno, répétant toutes ces teintes dans ses eaux tranquilles, se faisait de fête et prenait sa part des joies du ciel.
Raymond se souvint qu'il devait assister, quelques heures plus tard, à une autre fête, où il était attendu en costume arabe; il constata du même coup que, si ses jambes étaient lasses, ni Michel-Ange ni Masaccio n'avaient pu conjurer les inquiétudes de son esprit. Il s'achemina vers son hôtel et trouva que le costumier avait été de parole. Il se résolut vers onze heures à commencer sa toilette. Il fourra ses pieds dans d'épaisses chaussures en peau de mouton, endossa une robe de soie et un manteau en poil de chameau brodé d'or. Il ajusta sur sa tête une perruque noire aux longues tresses, autour de laquelle il enroula le keffié ou mouchoir blanc, dont il laissa pendre un bout sur son dos, les deux autres retombant par devant ses épaules. Autour du keffié , il tordit une corde, puis il se regarda dans la glace. L'homme qu'il y aperçut, et qui lui fit l'effet d'une apparition, avait passé deux années en Arabie, occupé à des rêves d'amour que la fortune avait trompés, et cette trahison l'avait rendu misanthrope. Il descendit en lui-même, et s'avisa que Mme de P… n'était plus rien pour lui, qu'il s'étonnait de l'avoir tant aimée, tant regrettée et tant maudite, que cette jolie femme était laide en comparaison d'une fille de dix-sept ans et demi qu'il avait vue l'avant-veille entrer dans un salon, vêtue de rose, et attirer sur elle tous les regards. Il se rappela fort à propos que cette beauté était sa pupille, qu'il s'était chargé de la marier, et qu'au préalable il s'appliquait depuis trois jours à la dégoûter de tous les partis dont elle aurait pu se passer la fantaisie. Le cas était étrange; comment s'en tirerait-il? Il ne le savait pas, et pour l'heure il ne se souciait pas de le savoir.
Quand Raymond entra chez lady Rovel, minuit venait de sonner; le bal était dans tout son éclat, dans toute son animation. Il eut peine à se faire jour au travers des groupes bariolés de masques qui fourmillaient de tous côtés. On ne voyait que Turcs, Andalous, Kirghiz, Lapons, Palicares, Chinois ou Birmans. Trois salons magnifiquement éclairés, superbement décorés, formaient une vaste enfilade, sur laquelle s'ouvraient des cabinets dont les portes avaient été enlevées de leurs gonds, et que tapissaient parmi les guirlandes de lumière toutes les plantes des tropiques. On dansait dans l'un des salons; le second était consacré aux joyeux devis, aux amoureux pourchas, à l'intrigue; dans le troisième, on soupait à la carte. Les petites pièces latérales étaient à l'usage des timides, des mélancoliques, des philosophes et aussi des couples heureux qui n'avaient plus rien à chercher parce qu'ils avaient déjà trouvé ce qu'ils cherchaient.
C'était la première fois que Raymond assistait à un bal masqué, et l'impression qu'il ressentit d'abord fut une sorte de terreur superstitieuse. Rien de plus redoutable pour l'imagination que le masque. L'invisible visage que vous tâchez de deviner vous ménage-t-il une tentation, un danger ou un cruel mécompte? Ce regard mystérieux qui cherche le vôtre renferme-t-il une promesse ou une menace? La bouche inconnue qui tout à l'heure a chuchoté deux mots à votre oreille possédait peut-être le secret de votre destinée; peut-être le doigt levé qui de loin vous a fait signe est votre malheur qui vous a reconnu et vous appelle. "Fidèle image de la vie! pensait Raymond, à cela près que la vie nous trompe et que nous prenons son masque pour un vrai visage. Le jour où elle nous tire de notre erreur en se montrant à nous telle qu'elle est, nous jetons un cri d'épouvante et nous n'échappons au désespoir que par l'acquiescement d'une morne résignation."
Il s'aperçut au milieu de son raisonnement qu'on le regardait beaucoup, non que son costume fort simple parût digne d'être remarqué; mais il le portait à merveille. Dans cette cohue bigarrée, il était le seul masque qui n'eut pas l'air déguisé. Il était Arabe des pieds à la tête, Arabe par sa démarche, par son maintien, par la souplesse féline de ses mouvements, par sa fierté sauvage, qui avait fait jadis amitié avec les solitudes du Nedjed et qui portait en tout lieu le désert avec elle. Un Chinois s'approcha de lui pour s'informer de son état civil; il lui répondit dans la langue du Coran qu'il n'aimait pas les questions, et le questionneur demeura convaincu que lady Rovel s'était donné le plaisir d'inviter à son bal un vrai Bédouin.
A la faveur de cette opinion, il tint les indiscrets à distance, et, se frayant un chemin à travers la foule, il pénétra dans le salon où l'on dansait. Appuyé contre une colonne, il chercha d'abord des yeux lady Rovel. Il la reconnut facilement dans une impératrice japonaise, dont les cheveux dénoués, retombant sur son dos, y étaient retenus par un noeud de brillants. Son impérial vêtement, jeté, drapé avec un art infini, l'enveloppait d'un ondoyant réseau de gaz et de crêpe; son magnifique manteau de brocart traînait à terre. Elle tenait à la main un éventail de cèdre blanc, et sur sa tête se dressait un diadème surmonté de trois lames d'or. Sa couronne la révélait moins que sa contenance et son grand air. Dans une mascarade, lady Rovel jouissait de tous ses avantages et n'avait point de rivalités à craindre; sa tournure, sa taille sans pareille, son port de tête, les ondoiements de son cou de cygne, lui assuraient un triomphe incontesté.
Raymond s'occupa ensuite de découvrir miss Rovel. Il allait y renoncer quand le joyeux éclat de rire poussé à quelques pas de lui par une jeune princesse arménienne lui causa une secousse; il reconnut ce rire de cristal que le prince Natti tenait pour adorable et pour désespérant. Meg avait bien rencontré dans le choix de son costume. Un ample pantalon blanc descendait jusqu'à la cheville de ses pieds, chaussés à cru de babouches en maroquin jaune. Sa robe de soie était serrée autour de ses hanches par une écharpe aux franges pendantes; par-dessus sa robe, elle portait une veste à manches larges, brodées d'argent. Son abondante chevelure, semée de fleurs, de sequins et de perles, formait de longues nattes, qui s'enroulaient autour de son cou et ses épaules. Sa petite calotte d'or ciselé, légèrement penchée sur son oreille droite, semblait provoquer les hommes et les dieux. Meg dansait un quadrille avec un noble cavalier vénitien, au pourpoint tailladé, au manteau de velours noir, à la grande fraise godronnée, coiffé d'une toque à plume, et dont la poitrine était ornée d'une riche chaîne d'or. Ce cavalier et sa danseuse échangeaient beaucoup de regards par les trous de leurs masques, ils se parlaient quelquefois à l'oreille, et Meg riait. Pour la seconde fois, Raymond sentit un serpent le mordre au coeur. "Elle m'a joué, se dit-il, et ce n'est pas à la chartreuse d'Ema que loge l'ennemi."
Il se détacha de sa colonne, passa dans le salon voisin, se mêla dans un groupe où, suant à grosses gouttes sous ses fourrures, un Kalmouk microscopique pérorait d'une voix de fausset: "Messieurs, disait-il, l'impératrice du Japon est une noble impératrice que je vénère; mais elle a des fantaisies ruineuses qui mettront avant peu son coffre-fort à sec. Quand elle donne une fête, on y soupe à la carte, elle épuise pour garnir ses salons toute la flore des tropiques, et ses cabinets sont tapissés de treilles où l'on vendange du raisin. Voici une petite réjouissance qui lui coûtera bien soixante mille francs. Je crains qu'elle ne laisse à la princesse sa fille que son glorieux souvenir, une paillasse et des dettes.
—Oh! le vilain Kalmouk! s'écria un grand jeune homme qui avait à peu près la tournure du duc Lisca. Pourquoi prends-tu la peine de contrefaire ta voix? Le cacatois a beau changer son registre, on le reconnaît toujours à son aigre chanson."
Peu s'en fallut que cette vive interpellation n'amenât une rixe, la prudence la plus circonspecte étant quelquefois à la merci d'une piqûre d'amour-propre. Par bonheur, le quadrille ayant fini, il se fit un grand mouvement de passage d'un salon dans l'autre; la houle emporta le Kalmouk, sa riposte et sa colère. Pour mettre sa gravité orientale à l'abri des bousculades, Raymond se retira dans une encoignure où il ne fut pas longtemps sans qu'une gracieuse Arménienne, apportée par une vague, lui dit en penchant coquettement la tête:
"Mon coeur s'émeut. Que voici un bel Abdallah! Si sa première parole est pour me chapitrer, je déclarerai à tout l'univers que c'est l'homme que je cherchais.
—Princesse, repartit Raymond, laissez, je vous prie, l'Arabe en paix dans son désert.
—Le désert est son bien, reprit-elle, ses délices, ses chères amours; mais j'aurai l'audace de l'y relancer, car je veux qu'il me gronde. O douces gronderies qui, comme une rosée du ciel, tombez indistinctement sur les têtes innocentes ou coupables! Voyons, monsieur l'Arabe, combien d'inconvenances ai-je déjà commises ce soir? Point, car nous avons promis à notre chère maman d'être sage comme une image, et nous tiendrons religieusement notre parole.
—Il en est une pourtant qu'un chartreux aurait le droit de vous reprocher; vous êtes singulièrement prompte à vous consoler.
—Ce qui est fait est fait, répondit-elle, et ce qui est fait par vous est bien fait. Vous m'avez dit: "Tu n'aimeras plus," et je tâche de ne plus aimer, je travaille à m'étourdir. Il me semble en vérité que j'y réussis. Ces masques, ces fleurs, ces lumières, la musique, les douceurs qu'on murmure à mon oreille, et, pour brocher sur le tout, un tuteur atrabilaire et hypocondre qui daigne veiller sur ma vertu et qui me la rapporterait si je venais à la perdre, vraiment que manque-t-il à mon bonheur? Ah! seigneur Abdallah, que c'est amusant de vivre!
—Très-amusant, en effet, répliqua-t-il d'un ton amer, surtout pour qui n'a pas de coeur.
—Êtes-vous bien sûr que je n'en aie point? Il me semble à moi que j'en ai quatre, tout battant neufs, qui tous demandent de l'emploi,—quatre, vous dis-je. En voulez-vous un? Je vous le donne."
Il tourna deux fois la tête de droite à gauche et de gauche à droite.
"Merci, dit-il, je me ferais scrupule de décompléter votre collection.
—Oh! le charmant caractère d'Arabe! s'écria-t-elle. Qu'il a d'aménité dans l'esprit!… Ne me faites pas de gros yeux, nous sommes ce soir deux masques qui causent, demain je rentrerai dans le respect très-humble, et je baiserai la terre devant vous."
L'orchestre entamait une ritournelle. "Pour vous prouver le cas immense que je fais de vous, reprit-elle, si vous voulez danser avec moi cette polka, je ferai faux bond au cavalier qui me l'a demandée.
—Serviteur! dit-il en l'écartant du geste, vous ne me pardonneriez pas de troubler vos plaisirs."
Il s'éloigna de quelques pas; ayant tourné la tête, il revit miss Rovel comme elle rentrait dans le premier salon au bras du même Vénitien à la fraise godronnée qui avait le secret de la faire rire. Il se sentit envahir par une sombre mélancolie, mêlée d'une sourde colère. Ne sachant à qui s'en prendre, il s'en prit à tout le monde, et pour échapper au bruit, à la joie, aux gaîtés dont ses oreilles étaient chagrinées, il se réfugia dans une petite galerie qui avait servi de fumoir et qui se trouvait déserte, les fumeurs étant allés souper. Il se jeta sur un divan, posa son coude sur un coussin, son front dans sa main, et s'enfonça dans une rêverie dont la conclusion fut que, si la salle où une Arménienne dansait avec un Vénitien venait à prendre feu et si tout ce qu'elle contenait venait à périr dans l'incendie, il en éprouverait du chagrin peut-être, mais à coup sûr un immense soulagement. Il était en train de se tourmenter autour de ce cas de conscience, comme un chien qui ronge un os, quand il entendit derrière lui une voix impérieuse qui disait: "Enfin je trouve un homme, et cet homme est un Bédouin qui s'ennuie."
Il se retourna, se leva. L'impératrice du Japon l'examinait, les bras croisés sur sa poitrine. S'étant approchée, elle lui fit signe de se rasseoir et prit place à ses côtés. "Soyez franc, lui dit-elle, vous vous ennuyez beaucoup.
—Votre majesté me fait injure, lui répondit-il; ne voit-elle pas que j'ai voulu dérober quelque temps mes faibles yeux à l'éblouissement de la fête qu'elle donne à ses sujets?
—Je n'ai jamais aimé, dit-elle, les ours qui se donnent des grâces; leur métier est de grogner, et il ne faut pas forcer sa nature. Convenez que vous vous déplaisez beaucoup ici, convenez aussi que vous êtes un orgueilleux.
—Ah! madame, je le suis assurément toutes les fois que vous daignez vous occuper de moi."
Elle frappa un coup sec de son éventail sur le divan. "Je vous dis, moi, que votre orgueil est insupportable, et par là vous me ressemblez un peu. Nous sommes, vous et moi, deux orgueils solitaires qui s'ennuient, et c'est de cette épée que nous mourrons.
—Soit! que faire à cela?
—Ou mourir tout de suite, ou marier ensemble nos orgueils, nos solitudes et nos ennuis. Il y a de méchants mets qui adroitement mélangés font quelquefois d'assez bons plats.
—Cela suppose un habile cuisinier, et je suis le plus triste des gâte-sauces.
—Qui vous demande de vous en mêler? Vous vous en rapporterez à moi. Je veux tâcher une fois encore de me désennuyer, et j'ai envie de faire avec vous quelque chose d'extraordinaire.
—Fort bien. Irons-nous, madame, nous asseoir de compagnie sur la pointe du plus haut clocher de Florence?
—La plaisante affaire qu'un clocher! J'ai gravi le Bernina. Vous ne devinez pas où je veux vous emmener?
—Non, madame, j'ai beau chercher…
—Que vous avez l'esprit court! J'ai résolu d'aller avec vous à La
Mecque.
—Voilà, s'écria-t-il, une entreprise qui souffrira bien des difficultés.
—Si elle était facile, elle ne me tenterait pas. Ecoutez-moi. Nous allons nous dépêcher de caser Meg; j'accepte d'avance pour elle l'imbécile que vous patronnerez. Quittes de ce soin, nous partons pour Le Caire; vous m'y enseignez l'arabe. Aussitôt que je le saurai, vous me déguiserez comme il vous plaira, et le reste me regarde. J'ai décidé que je ne quitterais pas ce monde sans avoir vu La Mecque et que je la verrais avec vous."
Raymond pensa qu'elle s'amusait, il affecta d'entrer dans la plaisanterie. Elle se gendarma, se hérissa, et il fut obligé de prendre son projet au sérieux. Son embarras fut extrême; il multiplia les objections, elle eut réponse à tout.
"Que deviendrai-je, lui dit-il, si, en dépit de toutes mes précautions, quelque fanatique musulman s'avisait de vous faire un mauvais parti?
—Vous me défendriez contre lui. Cette tâche est-elle au-dessus de votre courage?
—Non, mais peut-être au-dessus de mes forces, sans compter qu'il est d'autres risques que je redoute davantage." Et pensant s'acquitter envers elle par un peu de flatterie, il ajouta: "Qui me défendrait moi-même contre vous?
—Expliquez-vous, je hais les amphigouris et les tortillages.
—J'entends, madame, que vous feriez courir à ma philosophie des périls trop certains.
—Vous voulez dire que vous craindriez de tomber amoureux de moi. Où serait le mal, si je le permets? Cela me divertira. Vos gaucheries, vos maussaderies, vos empressements bourrus, vos colères rentrées, me plairont infiniment. Vous souvient-il de cette bergère dont parle Shakspeare, qui n'avait jamais déclaré son amour et laissait sa passion, cachée comme le ver dans le bouton, dévorer les roses de ses joues? Pâle et mélancolique, elle était aussi tranquille que la patience sur un monument, souriant à la douleur. J'aimerais à vous voir dans cette posture.
—Vous n'auriez pas votre compte; je suis le moins patient des hommes, et je n'ai jamais souri à la douleur.
—Au surplus, reprit-elle, j'ai l'humeur quinteuse. Peut-être me feriez-vous pitié, peut-être si votre orgueil pensait se déshonorer en demandant, le mien plus complaisant consentirait à vous épargner cette peine.
—Oh! souveraine du Japon, s'écria-t-il, que vos bontés sont précieuses! mais que hautains sont vos caprices! qu'imprévus sont vos retours! et que vous êtes prompte à vous raviser! Chétifs mortels, nous faisons nos expériences à nos propres dépens, votre majesté fait les siennes aux dépens des autres."
Elle répliqua sèchement: "Je me suis trompée quelquefois; qui vous prouve que je me trompe aujourd'hui?
—Le sentiment que j'ai de mon néant et le souvenir d'un aveu que vous me fîtes naguère. Si j'avais la fatuité de croire à mon bonheur, vous auriez bientôt fait justice de mon illusion en me répétant: N'avez-vous pas encore découvert que je n'aime que moi?… Il ne me resterait plus qu'à me tuer.
—Et quand cela serait! dit-elle d'une voix haletante. Un beau songe suivi d'une belle mort, que peut-on souhaiter de mieux ici-bas?"
A ces mots, elle enleva son diadème de dessus sa tête et le posa sur ses genoux; puis, se penchant vers Raymond et le regardant avec des yeux enflammés, elle murmura: " Perhaps I will give you all that I can give ," et Raymond comprit que ces dix mots anglais voulaient dire: "Peut-être vous donnerai-je tout ce que je puis donner." Il était au bout de son rôle et demeura bouche close, ne sachant que faire pour sortir de ce mauvais pas ni comment se dépêtrer de son bonheur, que lui auraient envié tant de mortels et de demi-dieux. Son silence se prolongeant, lady Rovel impatientée détacha brusquement son masque de satin et lui montra son beau visage, qu'embrasait un éclair de passion et où se jouait un sourire ensorcelant, qui lui promettait toutes les ivresses, les félicités, les béatitudes du paradis de Mahomet.
Il recouvra subitement son sang-froid, s'inclina gravement à la façon des Orientaux, et répliqua d'un ton ferme, presque rude: "Votre beauté m'épouvante, madame, et vous me proposez de terribles hasards; or le prophète a dit: "Les jeux de hasard sont maudits de Dieu; abstiens-toi, c'est le secret du bonheur."
Comment dire ce qui se passa dans l'âme de lady Rovel? Jamais rien de pareil ne lui était advenu. Cette altière divinité, qui se mettait à si haut prix, qui avait vu un peuple d'adorateurs prosternés devant ses autels, qui leur avait fait acheter ses moindres faveurs par un pénible noviciat, par de longs abaissements, pour la première fois la fantaisie lui était venue de s'offrir, et elle avait essuyé l'insupportable outrage d'un refus. Était-ce possible? rêvait-elle? L'homme qui venait de dire non était-il de chair et d'os, ou une ombre, ou une statue, un marbre froid et insensible? L'étonnement, la confusion, la honte, le dépit, la rage, agitaient tout son être, son sang bouillonnait dans ses veines. Elle aurait voulu sentir croître au bout de ses doigts les griffes d'une vraie lionne du Sahara pour les enfoncer dans le visage de l'insolent, ou, mieux encore, elle souhaitait que ses regards se changeassent en éclairs pour le réduire en cendres. Elle balança un moment si elle lui plongerait dans le coeur le poignard qu'elle portait à sa ceinture, ou si elle se contenterait de lui briser son éventail sur la tête, ou si elle s'armerait d'une de ses impériales babouches pour l'en souffleter sur les deux joues, ou si elle commanderait à ses gens de le jeter par la fenêtre, ou si elle mettrait en morceaux les girandoles de cristal qui avaient été témoins de son affront, ou si elle prendrait simplement le parti de crier, de se trouver mal et de s'évanouir.
Dès qu'elle put se reconnaître dans le tumulte de ses pensées, le soin de sa dignité l'emporta sur sa fureur. Elle remit sa couronne sur son front, rajusta son masque, se leva, écrasa Raymond d'un regard d'inexprimable mépris, qui à la lettre le balayait de la surface de la terre, et, s'éloignant, elle dit à demi-voix: "Quel sot animal que l'orgueil d'un Bédouin, et qu'il est facile de le mystifier!"
Raymond avait senti la foudre tomber sur lui, il avait été consumé, anéanti, ou peu s'en faut. Il rassembla péniblement ses morceaux. Il achevait de les recoudre, de se reconstituer dans son intégrité, et, craignant un retour offensif de l'ennemi, il se disposait à sortir de la galerie pour s'aller perdre dans la foule, quand le passage lui fut barré par miss Rovel qui, lui prenant la main, l'obligea de retourner sur ses pas.
"Que s'est-il passé entre vous et maman?" lui demanda-t-elle d'un ton vif.
Il lui répondit en haussant les épaules: "Où prenez vous qu'il se soit passé quelque chose?
—Elle m'a dit deux mots tout à l'heure, et sa voix tremblait de colère. Traitez-moi, je vous prie, comme une personne raisonnable qui peut tout comprendre sans s'offusquer de rien. Vous avez ma confiance, je veux avoir la vôtre.
—Elles sont égales de part et d'autre, répondit-il, et j'imagine que nous sommes quittes.
—Encore un coup, pourquoi maman est-elle furieuse?
—Puisque vous voulez le savoir, elle a remarqué avec déplaisir l'intimité qui paraît exister entre vous et un cavalier dont la toque est ombragée d'une plume blanche.
—Si je vous croyais, reprit-elle, je vous prierais d'aller lui dire de ma part que ce cavalier m'est fort indifférent.
—C'est ce que j'ai pris sur moi de lui déclarer, et je l'ai assurée que vous n'aviez pas dansé ce soir une seule fois avec lui.
—Que vos ironies sont déplaisantes! Je danse avec lui parce qu'il danse bien, mais vous m'avez persuadé que la bassette lui était plus chère que moi, et je n'aimerai jamais un homme qui serait capable d'avoir des distractions en me parlant.
—Ce qui ne vous empêche pas de goûter fort sa société.
—Oh! vous en voulez bien à cette plume blanche! Ne vous ai-je pas dit que j'ai l'habitude de hurler avec les loups? C'est un joli talent de société… Mon Dieu! ajouta-t-elle, je serais ravie d'avoir un secret pour me donner le plaisir de vous le confesser; je vous jure que je n'en ai point.
—Ne la croyez pas, elle ment; c'est Merlin qui vous le dit!" s'écria une voix creuse, rauque, qui semblait sortir du fond d'une caverne, et ils virent s'avancer vers eux, le dos voûté, la tête basse, un vieillard mis à peu près comme le seigneur Montesinos, avec lequel don Quichotte eut cette étrange conversation qu'au risque de recevoir mille coups de bâton Sancho s'obstinait à traiter d'apocryphe. Le survenant était affublé d'une longue robe violette qui traînait sur ses talons; un chaperon en satin vert entourait sa poitrine et ses épaules. Un bonnet à côtes en velours noir couvrait son vénérable chef, et sa barbe blanche descendait plus bas que sa ceinture. A l'exemple de Montesinos, il portait un rosaire enroulé autour de son bras gauche; je ne sais toutefois "si les grains en étaient plus gros que des noix et si les dizains égalaient des oeufs d'autruche." De sa main droite, il brandissait une baguette d'ébène.
Meg le contempla un instant en silence; puis s'étant mise à rire: "Il me paraît, seigneur Merlin, dit-elle en déguisant sa voix, que, sauf votre respect, la politesse n'est pas la vertu des enchanteurs. Il est probable que vous êtes aussi subtil que courtois. Tâchez de me dire qui je suis, et nous saurons ce qu'il faut penser de votre pénétration.
—Quand vous voudrez qu'on ne vous reconnaisse pas, répondit-il en toussant pour se nettoyer le gosier, gardez-vous de rire, belle Arménienne. Ce rire étincelant comme une fusée, plus frais qu'un ruisseau qui court sur son lit de cailloux, plus joyeux que le chant d'une fauvette au fond des bois, et qui pourtant égratigne le coeur comme une goutte d'eau forte mord sur une planche de cuivre, ce rire, jeune fille, ne peut appartenir qu'à une blonde dont les yeux sont noirs, et il n'est pas besoin de magie pour le deviner.
—Vous êtes moins sot que je ne pensais, reprit-elle. Vous affirmez donc que j'ai un secret? faites-moi la grâce de m'en instruire."
Il secoua la tête: "Voilà, dit-il, le plus inconsidéré des souhaits. Ma belle enfant, conservez précieusement votre ignorance, le repos de votre vie en dépend.
—Je ne me paie pas de défaites, seigneur Merlin, et je vois que vous êtes magicien comme moi.
—Puisque vous avez l'imprudence de me mettre au défi, lui répliqua-t-il, apprenez, ange doublé d'un démon, qu'à votre insu vous adorez un homme que pendant quelque temps vous aviez cru détester, un homme qui vous inspirait une insurmontable antipathie, et qu'à tort ou à raison vous traitiez de pédant. Cet homme est l'Arabe que voici!" poursuivit-il en allongeant vers Raymond sa baguette d'ébène.
Raymond rougit jusqu'au blanc des yeux, et il bénit en cet instant l'utile invention des masques. Il adressa au magicien un geste menaçant pour lui fermer la bouche. Meg réprima son emportement en lui disant avec le plus grand sang-froid: "Oui-da, monsieur, on ne se fâche pas pour une plaisanterie de carnaval." Puis se tournant vers le vieillard: "Bonhomme, votre simplicité n'a d'égale que votre suffisance. La baguette enchantée que vous tenez à la main ne vous a-t-elle pas révélé que cet Arabe est mon tuteur? Depuis quand les jeunes filles sont-elles amoureuses de leur tuteur?
—Depuis que Rosine, répondit-il gravement, a essuyé de grandes contrariétés pour n'avoir pas épousé le sien, depuis que cette joyeuse créature a fini par devenir la Mère coupable , qui est en vérité la pièce la plus larmoyante, la plus insipide qui ait jamais affronté les feux de la rampe.
—Oh! ne parlons pas littérature, dit-elle, ce n'est pas mon fort. Puisque vous êtes si habile à déchiffrer les âmes, occupez-vous un peu de celle de mon tuteur. A-t-il un secret, lui aussi?
—Ah! miss Rovel, s'écria Raymond, ne me mêlez pas dans cette inepte plaisanterie.
—On ne sait ni qui vit ni qui meurt, repartit-elle. Demain, si vous le voulez, nous serons graves comme la grille de l'Ermitage; cette nuit, j'entends déraisonner à coeur joie… Parlez donc, homme à la voix sépulcrale! mon tuteur a-t-il un secret?
—Votre tuteur, mademoiselle, lui répliqua-t-il, me paraît être un méchant homme, qui a la tête près du bonnet. Avant de répondre aux questions d'Achille, Calchas qui n'aimait pas à risquer sa peau, lui fit promettre qu'il le défendrait de son épée contre les ressentiments d'Agamemnon.
—N'ayez aucune crainte, Calchas! je vous prends sous ma sauvegarde."
Il se gratta l'oreille, puis il s'écria: "Dieux inspirateurs, guidez ma langue dans cette conjoncture délicate, enseignez-moi l'art de faire tout entendre sans rien dire et de dépouiller la vérité de son dard et de son venin!" Et passant la main sur sa barbe, après s'être recueilli: "Il y a des hommes, ma belle enfant, reprit-il, qui unissent un coeur tendre à la plus intraitable fierté; ils ont décidé que l'amour était une indigne faiblesse, la plus humiliante des sujétions, ils ont pris le ciel et la terre à témoin qu'ils n'aimeraient plus, et ils se pendraient plutôt que de s'en dédire… Ces gens-là sont semblables au chien du jardinier, qui a juré de ne pas manger et ne mangera pas, mais qui n'entend pas non plus que les autres mangent… Belle blonde aux yeux noirs, si vous voulez vous marier, rompez avec votre tuteur, car vous n'épouserez jamais l'homme que vous aimez, et il vous empêchera d'épouser celui que vous n'aimez pas.
—Cet insolent badinage a trop duré, s'écria Raymond hors de lui; je veux savoir quel baladin se cache sous cette robe violette."
Parlant ainsi, il s'élança vers le magicien avec un air de tête si farouche que celui-ci, inquiet pour sa sûreté, oubliant sa vieillesse et la blancheur de sa barbe, redressa soudain son dos voûté, se campa sur ses deux jambes dans l'attitude d'un boxeur qui s'apprête à jouer des poings. Sur ces entrefaites, plusieurs masques entrèrent, suivis d'un domestique qui portait un plateau chargé de sorbets. Il y eut un moment de confusion, dont Merlin profita pour s'esquiver. Raymond le poursuivit, mais perdit sa piste. Après bien des tours et des détours, il crut l'apercevoir au milieu d'un groupe; il reconnut en s'approchant qu'il s'était mépris, et parcourut vainement tout le palais. La baguette d'ébène et la robe violette s'étaient évanouies comme une apparition.
Pendant qu'il se livrait à cette recherche, miss Rovel était rentrée dans le second salon. Elle y fut bientôt accostée par le cavalier à la plume blanche, qui déplaisait à Raymond. Il l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre, et pour dérouter certaines curiosités qui rôdaient autour d'eux ils menèrent de front deux conversations, l'une à haute et intelligible voix, l'autre d'un ton rapide, pressé, aussi indistinct que le bourdonnement d'une mouche.
"La journée a été superbe! s'écria le prince comme s'il eût parlé à la cantonade.
—Superbe, en effet, répondit-elle.
—Je ne vous ai pas vue aux Cascine.
—C'est une promenade qui ne me plaît pas tous les jours.
—La princesse de B… y était. Avec sa robe bariolée, son nez crochu et ses lèvres incarnates, elle ressemble, comme on dit, à une perruche qui mange une cerise." Puis il chuchota tout bas: "J'attends votre réponse, elle décidera si je suis le plus heureux des hommes, ou si en rentrant chez moi je me brûlerai la cervelle.
—Je serais désolée, murmura-t-elle du bout des lèvres, qu'il arrivât malheur au plus beau gentilhomme de l'Italie, et je n'aime pas les romans qui tournent au tragique.
—Il en sera ce qui pourra, vous m'avez rendu fou, et je n'ai plus ma tête à moi.
—Ne vous tuez pas, je préfère encore que vous m'enleviez; mais ne pourriez-vous pas trouver autre chose?
—Quoi donc? Ne sommes-nous pas tombés d'accord que j'en suis réduit pour vous épouser à employer les grands moyens?
—C'est bientôt dit, soupira-t-elle; mais un enlèvement, un enlèvement! c'est impossible ici."
Il éleva de nouveau la voix pour lui dire: "A propos, avez-vous assisté l'autre soir au concert de ce fameux pianiste polonais?
—On assure, répondit-elle, qu'il a beaucoup de talent.
—Sans doute, mais il lui manque à ce Polonais… comment dirai-je? cette divine scélératesse qui fait le génie.
—A ce compte, il faut être un homme à pendre pour être un grand pianiste?
—Pour exceller en quoi que ce soit, il faut s'être donné au diable, répliqua-t-il." Et il poursuivit pianissimo: "Pourquoi un enlèvement est-il impossible ici? N'avez-vous pas la bride sur le cou?"
Elle lui répondit sur le même ton: "Ne comprenez-vous pas que si vous m'enleviez de chez elle, maman se tiendrait pour bravée et que de sa vie elle ne vous pardonnerait cet affront? Que deviendrait notre mariage?
—Alors, de grâce, que ferons-nous?
—C'est bien simple, dit-elle en mettant son éventail devant sa bouche, il faut que je m'en aille à l'Ermitage près de Genève, chez mon tuteur. C'est une maison où l'on meurt d'ennui, mais j'y suis libre comme l'air.
—Ah! permettez, votre tuteur ne me paraît pas un homme commode.
—Il traduit Lucrèce et passe sa vie le nez dans ses livres. Je vous défie bien de lui enlever un des volumes de sa bibliothèque sans qu'il le sache; mais, si on lui soufflait sa pupille, il lui faudrait vingt-quatre heures pour s'en apercevoir."
Il leur parut qu'un écouteur s'était rapproché et qu'il dressait l'oreille. Passant du pianissimo au forte , Meg s'écria: "Est-il vrai, seigneur, que vous avez perdu hier une grosse somme au jeu?
—Hélas! oui, belle Arménienne; nous avons fait ce qui s'appelle en langage de joueur une lessive! Bah! nous nous rattraperons demain.
—Eh bien! je vous admire, car malgré cette grosse perte vous avez été cette nuit d'une humeur charmante.
—Oh! reprit-il en riant, je ne permets jamais à mes ennuis de me troubler dans mes plaisirs. Ce sont deux parts de ma vie qui n'ont rien à démêler ensemble. J'en use comme cet Anglais qui, dînant au cabaret, trouva un cheveu dans son potage et dit au garçon: "Mettez-le à part, j'en prendrai, si j'en veux."
Il s'avisa que l'écouteur, frustré de son attente, venait de tourner ailleurs ses regards et ses oreilles. Mettant la sourdine à sa voix, l'oeil errant, il dit à Meg: "Et comment ferez-vous pour vous en aller à l'Ermitage?"
Elle s'abrita de nouveau derrière son éventail. "Ecoutez-moi bien, maman m'a déclaré que, si j'étais la cause volontaire ou involontaire du moindre scandale, elle prierait mon tuteur de me chercher une pension. Je saurai bien le forcer à m'offrir l'hospitalité.
—Dieu! que vous avez d'esprit! Ainsi nous allons faire un peu de scandale?
—Voyez-vous cette cocarde sur mon oreille droite? répondit-elle d'une voix qui n'était qu'un souffle. Je la laisserai tomber, vous la ramasserez, vous vous vanterez que je vous l'ai donnée. Tout à l'heure je vous dépêcherai un Kalmouk avec l'ordre de vous la reprendre, et je vous permets de mettre flamberge au vent.
—Divine invention! dit-il. Et ce Kalmouk sera le marquis de
Boisgenêt? M'autorisez-vous à le larder?
—Miséricorde! vous ne lui ferez pas le moindre mal; il doit nous servir à faire du bruit; mais les enfants bien élevés ne crèvent par leur tambour." Puis, saluant de la main son interlocuteur: "Vous m'avez donné ce soir, lui dit-elle tout haut, une leçon de sagesse dont je profiterai. Qui ne trouve pas un cheveu dans son potage ou dans sa vie? A votre exemple, je le mettrai à part, et je n'en mangerai que s'il me plaît."
Elle s'éloigna, et deux secondes après sa jolie cocarde gisait sur le parquet. Sylvio se baissa rapidement et la ramassa. L'ayant fixée sur sa poitrine avec une épingle, il alla se poster dans l'endroit le plus en vue du salon, et demeura là, les bras croisés, contemplant d'un oeil glorieux son trophée.
Cependant Meg s'était lancée à la poursuite du marquis de Boisgenêt. Elle finit par le découvrir au buffet, où, seul dans un coin, il vidait à petits coups un flacon de vin de Pomard. Il était en veine de mélancolie; rompu de fatigue, jamais ses fonctions de factotum n'avaient pesé si lourdement sur ses petites épaules, et, pour le récompenser de ses peines, lady Rovel venait de s'en prendre à lui de ce que Mirette, s'étant faufilée dans un quadrille, y avait reçu un coup de pied et poussé le plus douloureux glapissement. Ajoutez que pendant toute la soirée il avait essuyé un feu roulant de brocards, d'épigrammes, de persiflages, et qu'ayant tâché à plusieurs reprises de se procurer un tête-à-tête avec Meg, la perfide lui avait toujours glissé entre les doigts comme une anguille. Il ne pouvait digérer tant de traverse, et le meilleur vin de Bourgogne lui semblait amer.
Tout à coup il sentit une main souple se poser sur son épaule et une charmante Arménienne lui dit: "Enfin, je vous trouve, ô le plus aimable des Kalmouks!
—Qu'est-ce à dire? répondit-il d'un ton fort maussade; on sait toujours me trouver quand on a besoin de moi. Quelque lustre s'est-il éteint? Le trombone manque-t-il de souffle, et dois-je emboucher à sa place? A-t-on écrasé une seconde fois Mirette, et faut-il l'arroser d'arnica? S'agit-il de grimper à une échelle ou de prendre la lune avec les dents?
—Jacob, lui dit-elle de sa voix la plus douce, ne servit-il pas sept ans pour mériter Rachel?
—Rachel ne bernait pas Jacob, répliqua-t-il en colère; Rachel n'était pas une fieffée coquette, Rachel ne disait pas dix fois le jour oui avec les yeux et non avec les lèvres, Rachel ne s'en laissait pas conter pas des godelureaux, surtout Rachel n'avait pas de tuteur, vous m'entendez, miss Rovel? pas de tuteur. Qu'on me laisse noyer mes chagrins dans mon verre.
—Tout beau! dit-elle, vous seriez capable d'y noyer aussi vos espérances."
Et, s'asseyant auprès de lui, à force de gentillesses, de chatteries, elle parvint, non sans peine, à l'amadouer un peu. Puis elle s'écria brusquement: "Il n'y a qu'un mot qui serve; oui ou non, êtes-vous mon chevalier?
—Que voulez-vous dire, miss Rovel?
—Qu'un fat est en train de me compromettre et que vous prenez la chose d'une étrange façon.
—De quelle façon voulez-vous que je la prenne, puisque je n'en sais pas le premier mot?
—Un chevalier devine tout, tant il est jaloux de l'honneur de sa dame."
Ce dernier mot inonda de joie le coeur du marquis. "Comment vous a-t-on compromise? demanda-t-il.
—Cette cocarde que je portais dans mes cheveux, que je trouvais charmante, que j'avais promis, de vous donner…
—D'honneur je ne m'en doutais pas, interrompit-il.
—Quand Rachel promet, c'est avec les yeux, dit-elle. Enfin je vous la destinais; mais l'impertinent dont je vous parle s'en est emparé, et il la promène partout en se vantant que je la lui ai donnée et qu'il est du dernier mieux avec l'Arménie."
M. de Boisgenêt se leva incontinent. "Qui est ce faquin? s'écria-t-il.
—Vous le voyez d'ici, ce grand jeune homme à la fraise godronnée.
—Ne serait-ce point le prince Natti?" dit-il, et il regarda d'un oeil rêveur la chaise qu'il venait de quitter.
"Ah! j'y pense, dit-elle, je ne veux pas vous commettre avec ce fier-à-bras, et je vais à l'instant trouver mon tuteur…
—Ne me parlez plus de votre abominable tuteur! s'écria M. de Boisgenêt en bondissant comme si elle lui avait cinglé la figure d'un coup de cravache. Cette affaire ne concerne que moi, je cours réclamer mon bien et sauver votre honneur."
Il se versa un rouge bord, l'avala d'un seul trait pour s'assurer de sa résolution; puis, l'oeil émoustillé et guerroyant, il se coula de groupe en groupe et atteignit enfin l'homme à la fraise, lequel haranguait une douzaine de masques rangés en cercle autour de lui et les mettait au défi de deviner d'où lui venait sa cocarde.
M. de Boisgenêt l'aborda fièrement et lui cria: "Monsieur, ayez l'obligeance de me remettre au plus vite le noeud de rubans que vous portez à votre épaule droite; la personne à qui vous l'avez pris me charge de vous le réclamer.
—La plaisanterie est un peu forte, répliqua-t-il en traînant sa voix. Si la fantasque princesse qui m'a octroyé ce précieux don a regret à sa libéralité je ne saurais qu'y faire, et je le défendrai jusqu'à mon dernier soupir contre tous les Kalmouks, les Lapons et les Samoyèdes de l'univers."
A ces mots, il dégaina sans crier gare, et se mit à faire avec son épée un moulinet si terrible que M. de Boisgenêt, surpris par cette vive riposte, recula de cinq ou six pas. Sa retraite précipitée mit en gaîté les assistants. Il devint furieux d'avoir eu peur, et dans ses furies il ne craignait plus rien. Il jeta les yeux çà et là pour découvrir une arme; faute de mieux, il se saisit de la houssine que portait un Magyar dans une de ses bottes à l'écuyère, et commença de s'en escrimer; d'un coup de revers, l'ennemi la fit sauter au plafond. Sa rage ne connut plus de bornes; il bondit en tournoyant autour du redoutable acier, espérant toujours le trouver en défaut. Il s'exposait tant que le prince craignit de l'embrocher et rompit d'une semelle. Ce jeu aurait eu peut-être un sinistre dénoûment, si par bonheur M. de Boisgenêt n'eût posé le pied sur une tranche de limon glacé tombée d'un plateau; il s'étendit tout de son long, donnant de la tête contre un socle de marbre que surmontait un buste. Au même instant, un Bédouin qui assistait silencieusement à cette passe d'armes et qui à l'insu de Sylvio était venu prendre position derrière lui allongea rapidement le bras et enleva la cocarde. Ce fut au tour du prince d'être furieux. Il se rua sur l'audacieux larron; mais il poussa un cri d'effroi en trouvant au bout de son épée miss Rovel, qui lui cria vivement: "Prince, à quoi pensez-vous? C'est mon tuteur." Il se confondit en excuses et remit l'épée au fourreau, tandis que Raymond, qui avait gardé tout son sang-froid, replaçait tranquillement la cocarde dans les cheveux de Meg, et que le marquis, fort étourdi de sa chute, se relevait à grand'peine et réclamait d'une voix lamentable un mouchoir pour se bander le front.
Bien que cette scène n'eût duré que peu de minutes, elle avait causé une vive émotion. En voyant le prince Natti mettre flamberge au vent, une femme s'était évanouie, d'autres avaient poussé des cris perçants. De toutes parts on était accouru; l'orchestre avait fait silence, et M. de Boisgenêt étant tombé face contre terre, le bruit s'était répandu de proche en proche qu'un homme à grande collerette venait d'occire un Kalmouk. Ce bruit arriva jusqu'aux oreilles de lady Rovel; l'instant d'après, elle était sur les lieux en proie à la plus vive irritation, aussi indignée que surprise qu'on se permît de faire du scandale chez elle. Arrachant son masque, elle porta autour d'elle des yeux farouches. Elle s'avisa que le mort était sur pied, elle le regarda durement, comme pour lui demander compte de sa fausse alerte ou pour lui reprocher d'avoir perdu en ne mourant pas l'occasion unique qui s'offrait à lui de se rendre intéressant. "Marquis, lui dit-elle sans prendre le temps de choisir ses mots, vous êtes un sot; allez vous faire panser par mes femmes." Puis avec un geste à la Roxane elle dit au prince: "Sortez!" et à sa fille, en se penchant à son oreille: "Retirez-vous dans votre chambre." Enfin, se tournant vers Raymond et lui lançant un regard qui tombait sur lui du plus haut des airs comme le faucon sur la grue: "Monsieur, murmura-t-elle d'une voix saccadée, venez me trouver demain vers midi, j'aurai deux mots à vous dire."
Là-dessus, elle donna l'ordre à la musique de reprendre ses flonflons; le bal recommença, le calme se rétablit par degrés, non toutefois dans l'esprit de Raymond, qui, une demi-heure plus tard, regagnait son hôtel, rapportant dans sa tête deux ou trois orchestres, une cohue de masques, tous les costumes et tous les peuples de la terre, des colères japonaises, des manéges et des mensonges arméniens, des collerettes godronnées, des barbes à la Montesinos, des coups d'épée et des cocardes. Il employa le reste de la nuit à converser avec ses pensées; il lui semblait qu'elles aussi portaient un masque et qu'il s'efforçait en vain de démêler leur visage, d'autant qu'elles gambadaient, pirouettaient autour de lui aux sons d'une musique endiablée. Quand le premier rayon du jour pénétra dans sa chambre, il constata qu'elle ne renfermait qu'un philosophe en déconfiture, pour lequel la physique et la métaphysique se réduisaient à deviner le secret d'une petite fille et à savoir exactement ce qui se passait dans son coeur, supposé qu'elle en eût un.
Après un somme assez court, Raymond venait de se lever et s'apprêtait à se rendre chez lady Rovel à l'heure qu'elle lui avait marquée, quand on lui remit un billet qu'avait apporté Paméla. Il était ainsi conçu:
"J'ai beaucoup de choses à vous dire, mon cher tuteur, et je n'ai qu'un moment. Excusez l'écriture et le reste.
"1° Je tiens à vous tranquilliser l'esprit sur un incident dont vous avez eu le tort de vous trop émouvoir. J'imagine que notre fameux magicien à la barbe blanche, qui, lorsqu'on lui prête le collet, tombe en arrêt dans l'attitude d'un boxeur anglais, pourrait bien être tout simplement un Ecossais, nommé M. Gordon. Si ma conjecture est exacte, la scène qu'il nous a jouée serait une vengeance de sa façon, où il a mis tout l'esprit dont il peut disposer. N'y pensez plus, si vous y pensez encore.
"2° Ma belle et adorable maman est aujourd'hui d'une humeur!… Elle est furieuse contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), furieuse contre le beau Sylvio parce qu'il s'est permis de tirer l'épée chez elle, furieuse contre moi, qu'elle considère bien injustement comme la cause première de ce grand esclandre. Dieu soit loué! Elle n'est pas moins furieuse contre M. de Boisgenêt; elle lui en veut d'avoir été si ridicule et si maladroit hier au soir, et surtout de s'être avisé de passer pour mort quand il était encore en vie. Elle l'avait traité d'imbécile en votre présence; il n'a pu digérer ce mot. Après votre départ ils ont eu ensemble une vive altercation, suivie d'une rupture en forme; puisse-t-elle être définitive!
"3° Conclusion: maman m'a déclaré tout à l'heure que j'avais l'esprit de guingois et un atroce caractère, qu'elle renonçait à m'apprendre le monde et que je n'y rentrerais que mariée, qu'elle avait formé l'irrévocable résolution de me cloîtrer quelque part jusqu'à ce qu'elle m'ait trouvé un parti à sa guise. Puis elle m'a soumis une idée… Devinez où elle veut m'envoyer; je n'ose pas vous le dire. Quelle indiscrétion, monsieur, que de prétendre vous imposer une fois encore la garde de ma folle tête et de ma sotte personne! C'est déjà trop que vous ayez daigné faire le voyage de Florence pour me délivrer d'un Kalmouk. Aussi ai-je regimbé, protesté, représenté à maman que son idée était extravagante, que vous ne pouviez nous souffrir, mes défauts et moi, qu'il vous serait souverainement désagréable de me reprendre dans votre maison, et que je la défiais de vous y faire consentir. Elle m'a répondu froidement: "C'est ce que nous verrons," et je me suis aperçue un peu tard que dans mon beau zèle je venais de faire une sottise, que toutes mes objections étaient allées à fin contraire. Fâchée comme elle l'est contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), elle sera charmée de faire quelque chose qui vous déplaise, et vous allez avoir à subir un formidable assaut. Réparez ma sottise aussi bien que vous pourrez, à moins que vous ne préfériez en prendre votre parti en vrai philosophe qui, du haut d'un pont, regarde couler son malheur comme l'eau d'une rivière. L'eau ne coulera pas longtemps et votre pont est si haut perché!
"4°, 5° et 6° Je vous respecte de tout mon coeur, monsieur, et je vous supplie de me pardonner en faveur de ce bon sentiment tous mes péchés passés et futurs."
Raymond éprouva un saisissement en lisant cette lettre et en apprenant la résolution imprévue à laquelle s'était arrêtée lady Rovel. Sa surprise fut accompagnée d'une dilatation de coeur, d'un frisson de joie tel qu'en peut ressentir un homme à qui on annonce à l'improviste qu'il vient de gagner le quine à la loterie. Il aurait bien voulu se persuader que le tuteur de miss Rovel considérait uniquement l'intérêt de sa pupille, et que, s'il se réjouissait à la pensée de la remmener à l'Ermitage, c'est qu'il était heureux
………… De dérober cette rose naissante Au souffle empoisonné d'un monde dangereux.
Il n'essaya pas de se donner le change; depuis quelques heures, il ne pouvait plus se faire illusion sur ses véritables sentiments. Certaines paroles prononcées inopinément brillent comme un flambeau, elles éclairent les replis les plus obscurs d'une âme qui se cachait à elle-même. Un magicien, expert en son art, déchirant d'une main brutale tous les voiles, avait révélé Raymond à lui-même; il avait vu le fond de son âme, et il ne pouvait plus douter qu'il ne ressemblât beaucoup au chien du jardinier, lequel n'a jamais été réputé le plus heureux des chiens. Il sentait effectivement que son bonheur serait un supplice, mais les supplices ont leurs voluptés.
Midi sonnait, il s'arracha brusquement à ses réflexions et courut à son rendez-vous, déterminé à faire une belle défense, comptant d'avance sur sa défaite. Il trouva lady Rovel dans le même salon que la première fois, assise sur le même sofa; elle tenait dans son giron Mirette, qui n'était pas encore tout à fait remise de ses émotions de la veille.
Du plus loin qu'elle vit venir Raymond: "Monsieur, lui demanda-t-elle, c'est bien par le train de quatre heures que vous repartez aujourd'hui pour Genève?
—C'est possible, madame, mais je n'en savais rien.
—Les nuits sont encore froides, reprit-elle, et Meg est imprudente. Vous aurez l'oeil à ce que Paméla ait les plus grands soins d'elle et l'enveloppe convenablement dans ses fourrures.
—Miss Rovel part aussi pour Genève?
—Elle va passer quelques semaines à l'Ermitage, répondit-elle d'un ton de superbe nonchalance, juste le temps nécessaire pour que je lui trouve un mari. Je me plais à croire qu'en fait de pensionnats elle préfère aux maux inconnus un ennui connu.
—Vous me comblez, madame; mais, je vous prie, avez-vous consulté au préalable le propriétaire de l'Ermitage? Peut-être jugera-t-il que vous avez une façon un peu cavalière de disposer de lui et de sa maison."
Elle présenta une gimblette au carlin. Pendant qu'il la croquait à belles dents: "Monsieur, reprit-elle, vous considérez-vous, oui ou non, comme le tuteur de Meg? Si vous ne l'êtes pas, de quel droit vous mêlez-vous de ses affaires et de me donner des conseils que personne ne vous demandait? Si vous l'êtes, auriez-vous bonne grâce à me refuser de l'héberger chez vous jusqu'à ce que j'aie pourvu à son avenir?… Ce raisonnement n'est-il pas juste, mon enfant? dit-elle à sa chienne en lui donnant une seconde gimblette.
—Soit, reprit Raymond, je suis tuteur, j'ai les charges, sinon l'office; mais vous vous plaignez que votre fille est de garde difficile. Je tiens à vous dire que je ne m'engage point à la garder mieux que vous.
—J'aime à croire que vous ferez votre possible. J'ai toujours préféré les coquins aux inutiles; un homme qui se respecte doit s'atteler à quelque chose, à une danseuse, à un devoir, il n'importe. Vous n'avez pas la danseuse, je me fais un plaisir de vous procurer le devoir.
—Je suis confus de vos bontés, madame, mais je vous répète qu'il adviendra ce qui pourra, que votre fille se surveillera elle-même, que je ne vous réponds point de sa conduite.
—Cela va sans dire, répondit-elle avec un accent de suprême dédain; c'est Mlle Ferray qui m'en répondra.
—Ma soeur est myope et boiteuse, et je vous déclare qu'elle est encore moins disposée que moi à reprendre miss Rovel en son gouvernement.
—Vous le croyez?
—J'en suis certain.
—Pauvre homme que vous êtes! j'ai passé la matinée à causer par le
télégraphe avec Mlle Ferray. Première dépêche de Florence:
Mademoiselle, consentez-vous à reprendre Meg?—Première réponse de
Genève: Oui, madame, tout de suite, si mon frère est consentant.—Deuxième
dépêche de Florence: Mademoiselle, votre frère est consentant;
Meg part à quatre heures avec lui; venez à leur rencontre jusqu'à Suse.
—Deuxième réponse de Genève: Madame, dans une heure, je partirai pour
Suse.—Et voilà, je pense, une affaire en règle."
Il se leva: "Puisque ma soeur est en route, dit-il, je me vois forcé de me soumettre; seulement je me réserve le bénéfice d'inventaire. Le jour où j'aurai à me plaindre de miss Rovel, je vous la renverrai, madame, sinon par le télégraphe, du moins par le chemin de fer.
—Vous voulez dire que vous aurez l'obligeance de la garder jusqu'à ce que je vous prie de me la renvoyer, répliqua-t-elle; cela ne tardera guère." Puis, avec un sourire ironique: "Apprenez, monsieur, d'une femme qui a beaucoup pratiqué les hommes, que dans ce monde il faut être granit ou caoutchouc, et que rien n'est plus ridicule que le faux granit."
Sur cette belle apostrophe, elle lui souhaita un heureux voyage, lui enjoignit de nouveau de préserver Meg des courants d'air, et tirant Mirette par le bout de l'oreille: "Petite, dit-elle, regardez bien monsieur, vous ne le reverrez plus."
"Elle a raison, caoutchouc ou granit!" se disait Raymond en descendant le grand escalier de marbre du palazzo. Et redressant sa tête sur ses épaules, jetant à un invisible ennemi un regard de défi hautain, il forma le ferme propos de se prouver à lui-même que la nature l'avait fait en vrai granit et que sa volonté n'était point à la merci d'émotions passagères. Il jura qu'il se rendrait maître de ses pensées, qu'il sortirait vainqueur de l'épreuve, que Meg ne se douterait jamais des indignes faiblesses qu'elle lui inspirait, que jamais elle ne pourrait deviner qu'il se passait quelque chose en lui quand il la regardait. Il le jura par le Persée en bronze de Benvenuto Cellini, qu'il avisa dans la loggia de Lanzi en traversant la place du Grand-Duc, et s'étant rappelé les singulières paroles qui sont gravées sur le piédestal de cette noble statue: Te, fili, si quis laeserit, ultor ero , son orgueil interpellant son coeur lui répéta: "Oh! mon fils, si quelqu'un te blesse, je te vengerai!"
Avant trois heures et demie, Raymond était à la gare. Il attendit quelque temps ce que cherchaient ses yeux et son coeur; craignant que lady Rovel ne se fût ravisée, la fièvre le prit. Enfin Meg arriva, suivie de son bagage, de Paméla et d'un vieux maître d'hôtel que lady Rovel avait chargé de l'assister dans ses préparatifs de départ et de la mettre en wagon. Tant qu'il fut là, elle eut le regard sombre, la figure allongée. A peine eut-il pris congé d'elle et le train se fut-il ébranlé, ce brouillard se dissipa et la gaîté brilla dans ses yeux. De son côté, Raymond se sentait l'âme à l'aise. L'épreuve qu'il allait affronter lui semblait moins difficile, moins périlleuse qu'il ne l'avait d'abord pensé; on prend quelquefois pour la tranquillité d'une raison satisfaite l'épanouissement secret d'une grande joie. Meg avait l'esprit si serein, si allègre, elle paraissait si résignée à son sort, si disposée à prendre en bonne part tous les incidents du voyage, qu'il était impossible de supposer qu'elle laissât son coeur sur les bords de l'Arno, et Raymond, qui l'observait à la dérobée, fut bientôt délivré de tout ce qui lui restait d'inquiétude. Quelle apparence que le prince Natti eût mieux réussi que M. Gordon à inspirer un sentiment sérieux à cette joyeuse fille? Nulle ombre sur son visage, on y voyait une âme franche de tout chagrin comme de tout souvenir, qui n'avait pas même regret à ses amusements, certaine d'en trouver partout assez pour sa provision.
Quand le soir fut venu, Raymond fut moins content et la nuit lui parut longue. Meg, après s'être emmitonnée dans ses fourrures, dormit tout d'un somme jusqu'au matin. Paméla s'appliquait à en faire autant, mais le sommeil fuyait ses sombres paupières. Elle était travaillée par ses chagrins, elle maudissait sa destinée, qui la condamnait à enterrer de nouveau ses charmes d'ébène dans la solitude et le mortel ennui de l'Ermitage. Elle vivait depuis six mois dans l'attente d'une aventure. Lady Rovel lui donnait ses robes quand elle les prenait en déplaisance, et Paméla s'était toujours flattée que pareillement, un jour ou l'autre, Meg lui passerait de la main à la main le coeur de quelque sigisbée dont elle n'aurait plus que faire. Il lui souvenait qu'un brillant cavalier lui avait dit près d'une chartreuse: "Charmante brunette, si je perds mon procès avec ta maîtresse, c'est toi que je chargerai de me consoler!" Son âme charitable se désespérait à la pensée que, dans le triste clos de l'Ermitage, elle ne rencontrerait aucun jeune homme bien fait à qui elle pût offrir ses consolations. Si elle réussissait parfois à s'endormir, se prenant à rêver des fines moustaches du prince Natti, elle se réveillait en sursaut et poussait un bruyant soupir. Raymond ne soupirait pas; mais il ressentait un cruel malaise, un trouble pénible et fiévreux. Il songeait malgré lui au faux Merlin, à ses oracles, bizarre mélange de vérité et d'erreur. Ce magicien ou ce jaloux s'était bien mépris sur le compte de Meg. Qui pouvait la soupçonner d'avoir plus que de l'amitié pour son tuteur? Dans les entretiens qu'il avait eus avec elle depuis, leur départ de Florence, elle avait fait preuve d'une parfaite liberté d'esprit, et l'aisance de ses manières, le naturel et la franchise de son langage ne ressemblaient guère aux pudeurs et aux précautions d'un amour qui se cache. Si Meg n'aimait ni le prince Natti ni M. Gordon, c'est que son coeur n'était pas encore mûr et que le moment d'aimer n'était pas venu pour elle. Sans contredit, cela était fort heureux, si heureux que Raymond sentait l'air lui manquer, et que plus d'une fois il baissa la glace de la portière pour exposer à la fraîcheur de la nuit son front brûlant. Le wagon était trop étroit, Meg était trop près de lui; la guettant du coin de l'oeil, il se surprenait à maudire la profonde tranquillité de son sommeil, à regretter avec amertume que le faux Merlin ne fût qu'un somnambule à demi lucide, et qu'ayant vu si clair sur un point, il se fût si grossièrement abusé sur le reste.
Il fut charmé de voir paraître l'aube, qui fait chanter les coqs et fuir les cauchemars, plus charmé encore d'apercevoir sur le quai de la gare de Suse une petite femme clopinante et clignotante, laquelle attendait le train avec impatience. S'entendant appeler par son nom, elle se précipita sans pudeur dans les bras d'un gendarme, qu'elle s'avisa de prendre pour son frère. Au même instant, Meg, s'élançant derrière elle et la saisissant par les deux épaules, s'écria: "Ah! miss Agathe, qu'il y a d'esprit dans vos méprises!"
Mlle Ferray cherchait à se retourner pour la voir, et à tout hasard lui disait comme le comte de Rouci à Mlle d'Arpajon, sa fiancée: "Mademoiselle, encore que vous soyez laide, je ne laisserai pas de vous bien aimer." Enfin, parvenant à l'entrevoir, elle lui dit par charité: "Qui prétendait que cette petite était enlaidie? Elle n'est pas si mal." Puis, y regardant de plus près: "Oh! la vilaine menteuse! elle est plus belle qu'un ange.
—Fi donc! mademoiselle, lui répondit Meg, on ne parle plus de sa beauté à une sainte fille qui a renoncé au monde." Cela dit, elle lui sauta au cou, et regardant Raymond de travers: "Vous plaît-il de savoir comment M. Ferray a passé son temps à Florence? Croiriez-vous qu'il est allé au bal déguisé en Bédouin, qu'il y a reçu des déclarations brûlantes, et qu'il a failli en découdre avec un matamore qui avait eu l'audace de me voler un ruban? Voilà de la galanterie, ou je ne m'y connais pas."
Cette plaisanterie et le ton dégagé de Meg froissèrent Raymond, qui ne sut pas dissimuler son déplaisir. Il eut pendant quelques minutes un air froid et contraint, et répondit assez mal aux amitiés dont l'accablait sa soeur. Cela troubla la joie de Mlle Ferray; elle craignait qu'il ne lui en voulût d'avoir accueilli trop facilement les ouvertures de lady Rovel; elle tournait autour de lui comme un barbet qui a une peccadille sur la conscience et cherche par la tendresse de ses regards à fléchir la rancune de son maître. Il finit par se dérider, ses glaces fondirent, et le bonheur de Mlle Ferray resplendit comme un ciel de juillet. Dès qu'on fut remonté en wagon, elle entreprit Meg sur ses méfaits, la pria de lui en dresser la liste. Meg lui conta des énormités, Mlle Ferray se récriait d'indignation; mais s'apercevant qu'on lui en imposait: "Mauvaise pièce, lui dit-elle, vous vous amusez de moi. Le seul crime impardonnable est de se moquer des gens qui nous aiment, c'est le vrai péché contre le Saint-Esprit.
—Bah! mademoiselle, répondit Meg, si le bon Dieu vous ressemble, il n'y aura point de jugement dernier; après avoir bien réfléchi. Dieu dira: Embrassons-nous, tout s'explique."
On arriva dans la soirée à l'Ermitage. Le lendemain matin, Raymond, s'étant mis à la fenêtre, aperçut miss Rovel qui, encapuchonnée d'un tartan, les pieds dans la rosée, faisait le tour de l'enclos, examinant tout, s'assurant que rien n'avait changé de place ni de visage. Elle battait les buissons comme un chasseur, et faisait lever des souvenirs. Quoique le printemps fût moins avancé qu'à Florence, elle trouva le long des haies quelques primevères dont elle fit un bouquet. Puis, revenant sur ses pas, elle visita le poulailler, jeta un coup d'oeil dans l'étable et le grenier à foin. Elle allait rentrer chez elle quand Raymond la héla: "Miss Rovel, lui cria-t-il, les historiens racontent que la première fois que Napoléon exilé fit une promenade dans son île, il s'écria: Diable! ma prison est petite.
—J'ai des yeux qui voient grand, répondit-elle, et si bon coeur que je veux fleurir Hudson Lowe." Et elle lui lança son bouquet à la figure.
Pendant plus de trois semaines, les jours coulèrent doucement à l'Ermitage sans que la vie de ses hôtes comptât d'autres événements que leurs pensées. Celles de miss Rovel étaient aussi paisibles qu'agréables. Il semblait que par l'effet d'un charme son sang courût moins vite, qu'il fût entré quelques grains de plomb dans sa cervelle. Ses journées se passaient dans une alternative de gaîté sans étourderie et de longues tranquillités sans langueur. On craignait qu'elle ne s'ennuyât, on lui proposait des promenades et de la mener au concert ou au théâtre; elle répondait qu'elle avait besoin de se reposer, de se rasseoir, qu'un verger entouré de haies vives, borné par un ruisseau, lui suffisait pour promener ses jambes et son esprit. Raymond lui fit présent d'un cheval; elle fut sensible à cette attention, monta une ou deux fois par reconnaissance; mais ses plus grands plaisirs étaient de rester au logis, de travailler vaille que vaille à la tapisserie de Mlle Ferray, et le soir d'écouter quelque tragédie que son tuteur lui lisait d'une voix aussi grave, mais plus émue que jadis.
Elle se procura un surplus d'occupation en demandant à Mlle Ferray de lui résigner tous ses pouvoirs de maîtresse de maison; elle se piquait de lui prouver qu'elle s'entendait comme une autre à tenir un ménage. Son administration donna prise à la critique. Il lui arrivait souvent d'égarer ses clés, elle perdait son temps à les chercher, et, quelque distraction survenant à la traverse, elle ne se rappelait plus ce qu'elle cherchait et retournait s'en informer auprès de Mlle Ferray. Une cane ayant pondu, elle se vanta d'avoir des lumières particulières sur l'éducation des canards, et s'y prit si adroitement que vingt-quatre heures lui suffirent pour exterminer la couvée. Elle fit passer de vie à trépas tout un peuple de lapins en les nourrissant d'herbes mouillées. Sa présomption ne connaissant plus de bornes, elle se donna pour un cordon-bleu de premier ordre et prépara de ses mains un plat de son invention, que Raymond traita franchement d'exécrable. Mlle Ferray convint qu'il n'était pas exquis; mais, à force d'y réfléchir, elle réussit à se l'expliquer et le trouva mangeable.
Erreur ne fait pas compte, la maison ne périclita point dans les mains de miss Rovel; elle ne mit le feu ni à la cave, ni au grenier, et hormis les lapins et les canards, sa cuisine n'empoisonna personne. Et c'est ainsi que cette fille romanesque paraissait à jamais brouillée avec les romans et déterminée à chercher le bonheur dans la vie d'habitude. On eût dit un voyageur qui, détrompé des sentiers hasardeux où l'avait entraîné son caprice, des bois sombres et raboteux où l'on trébuche, des marais où dansent des feux follets, contemple d'un oeil réjoui la route droite et unie qu'il vient de regagner et que ses fantaisies avaient méprisée. Mlle Ferray s'affligeait en secret de cette grande sagesse, où elle trouvait de l'excès. Meg lui paraissait trop différente d'elle-même, elle regrettait ses fougues d'autrefois, son humeur orageuse, les saillies de sa fierté revêche; pour un peu, elle l'eût suppliée de lui faire une incartade, car elle se plaignait des gens qu'elle aimait quand ils la privaient du plaisir de leur pardonner quelque chose. Si Meg était trop parfaite au jugement de Mlle Ferray, dans l'opinion de Raymond elle était trop heureuse; son coeur malade lui reprochait de se porter si bien. Du reste il traitait brutalement son mal, évitait avec soin toute occasion de tête-à-tête avec miss Rovel, ne la voyait qu'à table ou le soir en compagnie de sa soeur, et remplissait son rôle de tuteur avec une irréprochable probité. Miss Rovel de son côté était une pupille exemplaire, et s'étudiait à concilier dans sa conduite les déférences et les familiarités permises.
Une après-midi, elle alla se promener dans le bois. Elle tenait à la main un volume de Mme de Sévigné; cette lecture lui plaisait. Elle avait acquis par un peu d'étude et par ses entretiens avec Raymond assez de littérature pour pouvoir sentir l'art consommé qui se dérobe sous les nonchalances de cette plume divine et pour goûter la forme la plus charmante qu'ait jamais revêtue la raison, quoique, à vrai dire, Mme de Sévigné lui parût un peu trop raisonnable, la folie d'aimer éperdument sa fille étant insuffisante pour remplir le vide du temps. Ce jour-là, elle avait rencontré dans une lettre du 9 mars 1692 un passage qui l'avait particulièrement frappée. Elle était en train de le relire pour la troisième fois, quand, levant le nez de dessus son livre, elle aperçut, à quelques pas devant elle, son tuteur assis sur un tronc d'arbre renversé. La tête basse, les bras ballants, il regardait l'eau couler; il avait le visage contracté, une expression douloureuse était répandue sur tous ses traits. Sa méditation était si profonde qu'il ne s'avisa point de l'approche de l'ennemi. Meg s'arrêta, puis elle brassa du pied un amas de feuilles mortes. Cette fois il tourna la tête, et il pâlit. Elle ne parut point remarquer son trouble; l'ayant abordé gentiment, elle s'assit à côté de lui et le pria de lui éclaircir quelques allusions de Mme de Sévigné, qu'elle entendait mal. Il lui expliqua qui était M. de Pomponne et ce que chantait la philosophie d'un certain Descartes, que la mère de la belle Madelonne voulait savoir comme le jeu de l'hombre, non pour jouer, mais pour voir jouer. Elle l'écoutait naïvement, attachant sur son visage de grands yeux attentifs, innocents, appliqués, comme une bonne petite fille qui veut profiter et s'instruire.
Quand il eut tout dit, elle l'emmena. En arrivant à un petit carrefour où s'embranchaient deux sentiers, Raymond voulut prendre celui qui remontait vers la maison; peut-être pressentait-il ce qui l'attendait. Miss Rovel l'obligea de continuer son chemin le long du ruisseau. Il remit Descartes sur le tapis, en discourut avec insistance. Elle lui prêtait ses deux oreilles; mais, comme ils venaient d'atteindre un endroit où le bois s'éclaircissait, portant ses yeux autour d'elle et quittant subitement le bras de Raymond:
"Ah! monsieur, s'écria-t-elle, quel souvenir! Cette eau profonde où je ne me suis pas noyée, ce frêne où je m'étais blottie… et vous ici, au pied de l'arbre, les poings fermés, les dents serrées… Ah! oui, grand Dieu, quel souvenir!"
Il n'eut pas l'air de l'entendre; levant les yeux vers deux pies qui jabotaient et jacassaient sur la cime d'un peuplier: "Quel odieux vacarme! dit-il; à qui en ont ces oiseaux?
—Qui peut le savoir? reprit-elle; mais convenez que vous étiez furieux."
Le nez toujours en l'air: "Jamais, dit-il, je n'ai entendu des pies caqueter de la sorte.
—C'est leur métier, dit-elle, tous les gens qui ont de la voix aiment à en donner; mais vous êtes-vous jamais demandé pourquoi j'avais fait semblant de me noyer?
—Vous me demandez, miss Rovel… Eh! c'est bien simple, vous aviez trouvé plaisant de me faire prendre un bain froid.
—Vous n'y êtes pas. C'est de l'histoire si ancienne qu'aujourd'hui on en peut parler. Figurez-vous que dans ce temps-là j'étais romanesque, folle à lier, et que depuis votre rencontre avec M. de Boisgenêt vous étiez mon Amadis.
—Vous avez beau dire, interrompit-il, ces deux pies ont le diable au corps; il s'agit de quelque grosse querelle de ménage.
—Bien, dit-elle, nous grimperons tout à l'heure à l'arbre pour les réconcilier. Je vous disais qu'en ce temps-là… Croiriez-vous que le soir je m'amusais à découper des rubans de papier, où j'écrivais en détournant la tête: "miss Rovel est stupidement amoureuse de M. Raymond Ferray." Puis, regardant ce que j'avais écrit, il me semblait que ce papier était un croquant qui avait découvert mon secret et me le répétait à haute voix, et, rouge de confusion, je le brûlais à ma bougie. Ah! monsieur, ce n'est pas tout d'aimer, on veut s'assurer qu'on est aimé. Alors on fait semblant de se noyer, et on se dit: "Quand il me retrouvera vivante, il se laissera tomber à mes pieds en s'écriant: Si vous étiez morte, aurais-je pu vous survivre?…" Hélas! vous savez ce qui est arrivé. Ce fut un moment bien cruel pour moi, car, je vous le répète, vous étiez mon Amadis."
Raymond fit un violent effort sur lui-même et parvint à dire assez tranquillement: "Vous ne seriez plus tentée aujourd'hui de me soumettre à pareille épreuve.
—Non, certes, dit-elle d'un air bon enfant. Nous sommes devenue raisonnable, nous nous contentons qu'on ait beaucoup d'amitié pour nous, et je suis sûre de la vôtre comme vous êtes sûr de la mienne, le respect étant sauvegardé.
—N'en doutez pas," répondit-il avec l'accablement d'un homme à qui l'on attache une meule au cou.
A son tour, elle leva les yeux vers les deux oiseaux, qui piaillaient de plus belle, et dit: "Que parlez-vous d'une querelle de ménage? C'est une scène de coquetterie, et là-haut comme ici-bas chacun joue son petit rôle… Mais, je vous prie, continua-t-elle, voyez, monsieur, comme il est facile de gloser sur le prochain, quand l'envie vous en prend, et de donner aux choses les plus innocentes les plus fausses couleurs. Qui empêcherait un malin ou un jaloux, le prince Natti par exemple ou M. Gordon, de prétendre que miss Rovel, après avoir maudit son tuteur, après l'avoir planté là, après avoir juré de l'oublier, n'ayant rencontré dans le vaste monde aucun homme qui le valût, s'est avisée un matin d'inventer un prétexte pour l'attirer à Florence, et qu'elle a tramé quelques jours plus tard tout un petit complot pour l'obliger de la ramener avec lui à l'Ermitage? Cela pourrait très-bien se soutenir, et voilà comme les apparences sont trompeuses et à quoi tiennent les réputations!"
A ces mots, prise d'un tressaillement soudain: "Dieu! la belle écrevisse!" s'écria-t-elle en allongeant le bras vers le ruisseau, et elle s'élança sur la berge par un mouvement si impétueux que Raymond, craignant sans doute qu'elle ne tombât, la retint de la main gauche par le noeud de sa ceinture, tandis que la droite, se posant sur son épaule, effleurait son cou et son menton. Si prodigieusement attentive qu'elle fût à son crustacé, que Raymond ne parvenait pas à entrevoir, miss Rovel ne laissa pas de constater que cette main était chaude, émue, palpitante, et que dans son trouble elle semblait se consulter pour savoir ce qui lui arrivait et ce qu'elle allait faire.
Au même instant, Raymond s'entendit appeler. Il lâcha prise, recula de quelques pas, et répondit d'une voix mal assurée: "Que me veut-on? Je suis ici." Mlle Ferray parut; elle venait l'avertir que son jardinier avait des instructions à lui demander. Raymond remonta aussitôt vers la maison en courant, comme s'il s'était enfui, laissant sa soeur avec miss Rovel, qui la brusqua et sous le premier prétexte venu lui fit à peu près cette incartade que la bonne demoiselle attendait de jour en jour, et qui la charma comme un rappel du passé.
Après avoir donné ses ordres à son jardinier, Raymond sortit de l'Ermitage et fit une promenade. Il avait besoin de solitude pour calmer sa tête échauffée, pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées et dans ses volontés. La marche lui fit du bien. Il ne rentra qu'à la brune. Pour regagner sa chambre, il devait traverser la bibliothèque; en y entrant, il aperçut dans l'embrasure d'une fenêtre miss Rovel, qui s'était endormie sur une chaise. Elle était venue rapporter le volume de Mme de Sévigné qu'elle avait achevé de lire; mais, avant de le remettre sur le rayon, elle avait voulu revoir le passage qui l'avait si vivement frappée dans le bois. En le relisant, le sommeil l'avait prise, et c'est assurément la première fois que Mme de Sévigné ait endormi quelqu'un.
Raymond pressentit un danger plus redoutable que celui qu'il avait couru au bord du ruisseau, et il voulut battre en retraite. On ne fait pas tout ce qu'on veut;—l'instant d'après, il n'était plus qu'à deux pas de la charmante dormeuse. Elle avait la tête un peu relevée, la bouche légèrement entr'ouverte par un demi-sourire; ses cheveux s'étaient défaits et déroulaient sur ses épaules et sur sa poitrine leurs belles ondes soyeuses. Le volume était demeuré ouvert sur ses genoux. S'approchant sur la pointe des pieds, Raymond s'en saisit et lut ce qui suit:
"Vous me demandez les symptômes de cet amour. C'est premièrement une négative vive et prévenante, c'est un air outré d'indifférence qui prouve le contraire… c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde, c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour vaquer à un seul, c'est une satire perpétuelle contre les gens amoureux. Vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé! Quoi, une jeune femme l Voilà une bonne pratique pour moi, cela me conviendrait fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez pas d'être amoureux; vous dites vos réflexions, elles sont justes, sont vraies, elles font votre tourment, mais vous ne laissez pas d'être amoureux; vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons, vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux."
Le livre échappa de ses mains, que l'émotion et le dépit faisaient trembler. Une fois encore il fit un mouvement pour se retirer, et comme par une force irrésistible, ses pieds le ramenèrent vers la chaise où miss Rovel continuait son paisible sommeil. Il contempla d'un oeil ardent le délicieux désordre de ses cheveux, et un frémissement courut dans toutes ses veines. Il saisit une de ces boucles dorées et la froissa entre ses doigts; miss Rovel ne s'éveilla point. Alors il se pencha lentement vers elle, comme pour boire son haleine et sa vie; elle ne bougea pas. Le démon qui le possédait fut le plus fort; sa tête se perdit, il déposa un baiser brûlant sur ces lèvres qui souriaient et qu'il crut sentir frissonner sous les siennes.
A l'instant, il recula jusqu'à la muraille, plein de confusion, épouvanté de ce qu'il venait de faire. Miss Rovel tressaillit, passa la main sur son front, rouvrit les yeux, et le considérant d'un air étonné: "Ah! c'est vous, monsieur! je crois en vérité que je dormais."
Il fixait sur elle des yeux éperdus; il lui semblait que ses genoux, se dérobant sous lui, allaient le précipiter aux pieds de cette blonde décoiffée, que ses lèvres remuaient déjà pour publier sa défaite, que son âme lui échappait. Il se ressouvint de la devise que Benvenuto Cellini a inscrite sur le piédestal de son Persée et qu'il avait récitée à demi-voix en traversant la place du Grand-Duc; sa fierté, venant au secours de son coeur aux abois, lui cria: Mon fils, si quelqu'un te blesse, je te vengerai! Et il réussit à demeurer debout. Qui pourrait compter les pensées dont un homme est assailli dans certaines secondes de sa vie? Il se disait: "Qui es-tu? est-ce bien toi? As-tu oublié ton passé et jusqu'à ton nom? que sont devenus tes mépris et tes ressentiments, ton caractère et ta volonté? Est-i possible que l'homme que tu es soit à la merci d'une boucle de cheveux dorés et d'une bouche qui sourit? Si tu dis un mot, si tu fléchis le genou, c'en est fait, tu ne t'appartiens plus, tu te seras donné tout entier, et à qui? à une coquette précoce, qui ne sait pas, qui ne saura jamais aimer, et qui fera gloire de t'avoir arraché un aveu dont elle triomphera aujourd'hui, dont elle rira demain. Et quand par impossible elle t'aimerait comme tu l'aimes, que peux-tu espérer? que n'as-tu pas à craindre? combien de temps durera ton bonheur? Quelques jours, quelques semaines au plus, et tu expieras cette ivresse par des remords, des inquiétudes, des défiances, par tous ces tourments raffinés dont la femme a le secret et par l'insupportable honte d'une éternelle servitude.
Pendant qu'il se parlait ainsi, Meg lui dit: "Eh bien! monsieur, qu'avez-vous à me regarder? y a-t-il en moi quelque chose d'extraordinaire?"
Il n'eut pas encore la force de répondre; mais il se redressa et respira plus librement, il se sentait sauvé.
"Là, que se passe-t-il donc?" reprit-elle en rajustant ses cheveux.
Il recouvra enfin la parole et lui dit d'une voix douce, mais ferme: "Il ne se passe rien, rassurez-vous; j'attendais que vous fussiez tout à fait réveillée pour vous annoncer une nouvelle… Je me suis résolu à partir pour un long voyage."
Elle se leva tout d'une pièce. "En effet, voilà une nouvelle… Et peut-on savoir quel motif…
—Un travail, dit-il, un important travail que j'ai repris depuis peu.
Je dois aller faire des recherches dans les bibliothèques de Paris, de
Londres et de Berlin."
Elle était devenue rouge comme une braise, ses yeux étincelaient, elle mordillait ses lèvres: "Avez-vous fait part de votre résolution à Mlle Ferray?
—Non, je ne l'ai prise que tantôt et il m'en a coûté." Il ajouta vivement: "Vous savez combien je suis casanier."
Elle ramassa le volume qui gisait sur le parquet, le remit sur le rayon de la bibliothèque, prit le volume qui faisait suite. Ses mains tremblaient; mais elle avait le ton net et posé quand, s'étant retournée, elle lui demanda: "Quand partez-vous?"
Il voulait dire demain; ce mot lui parut impossible à prononcer, il s'accorda un délai de grâce et répondit: "Avant dix jours."
Elle le regarda fixement, il soutint bravement le feu. "J'espère, monsieur, que vous m'écrirez quelquefois.
—Pouvez-vous en douter? s'écria-t-il; ne savez-vous pas que mes pensées, mes souvenirs…" Il demeura court; puis, se reprenant, il réussit à dire avec un sourire affectueux: "Miss Rovel, un tuteur tel que moi ne peut oublier une pupille telle que vous."
Et l'ayant saluée il se réfugia dans sa chambre, pendant qu'elle regagnait la sienne. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans la salle à manger. Vers le milieu du dîner, Raymond communiqua son projet à sa soeur. Elle demeura bouche béante et l'obligea de se répéter; elle le regardait, puis elle jetait un coup d'oeil à Meg, comme pour chercher dans leurs yeux une réponse aux questions qu'elle s'adressait. Devait-elle prendre cette étonnante nouvelle en bonne ou mauvaise part? Ce voyage était-il un méchant caprice ou le symptôme d'une complète guérison? Raymond désirait-il quitter l'Ermitage parce que la présence de miss Rovel y gênait sa mélancolie, ou fallait-il croire que, renouant avec son passé, il se décidait à rentrer dans la vie active et à revoir le monde? Il la tira d'incertitude en lui disant presque gaîment: "Que veux-tu, ma chère? c'est ta faute. Mon voyage à Florence m'a dégourdi les jambes; elles demandent à cheminer, et peut-être me mèneront-elles au bout du monde.
—Tu nous promets pourtant d'en revenir?
—Assurément," lui dit-il, et il parla d'autre chose.
Il resta quelque temps au salon après le dîner, devisant d'un air aisé et naturel. Quand il lui parut qu'il avait suffisamment porté sa croix, il serra la main de sa soeur, fit une inclination de tête à miss Rovel, et remonta dans son appartement.
Après qu'il se fut retiré, Meg arpenta le salon, l'oeil sombre, les joues enflammées, le front orageux; puis, venant s'asseoir en face de Mlle Ferray, qui tricotait des mitaines pour une vieille femme du voisinage, elle lui dit d'un ton sarcastique: "Savez-vous, mademoiselle, pourquoi M. Ferray partira dans dix jours pour un long voyage?
—Il s'en est expliqué lui-même, ma chère enfant, lui répondit Mlle Ferray. Mon souhait s'est accompli, il a repris goût à l'arabe, et les importantes recherches que demande son travail…
—L'arabe est le cadet de ses soucis, reprit Meg en secouant les épaules. Trêve de sornettes! vous êtes d'une crédulité! Peut-être ne suis-je pas polie; on apprend à ne pas l'être dans cette maison, car il s'y passe des choses… Encore un coup, mademoiselle, voulez-vous savoir pourquoi votre frère et mon tuteur se sont décidés au pied levé à s'en aller courir le monde? Vous le dirai-je? m'écoutez-vous? C'est que mon tuteur et votre frère sont éperdument amoureux de miss Rovel."
A cet étrange discours, Mlle Ferray laissa couler trois mailles et tomber son tricot sur ses genoux. "Avez-vous perdu le sens, Meg! s'écria-t-elle. Que signifie cette monstrueuse invention? Où prenez-vous que mon frère, que votre tuteur…
—Il faut pourtant bien que cela soit, puisque cela est. La preuve, la voici. Il m'était venu des soupçons, j'ai voulu en avoir le coeur net. Tantôt j'étais dans la bibliothèque, quand j'ai entendu le pas de M. Ferray au bout du corridor. Je me jette sur une chaise dans une attitude assez heureuse, assez romantique, et je fais semblant de dormir à poings fermés. Il entre, se rapproche, tourne autour de moi comme un chat autour d'un fromage; puis, empoignant son courage à deux mains, for shame! miss Agathe, il me plante sur la bouche un grand baiser, qui était, ma foi! fort bien appliqué.
—Oui ou non, faut-il vous croire? dit Mlle Ferray. Et vous rouvrîtes les yeux?
—Vous conviendrez qu'on se réveillerait à moins. Dieu! qu'il avait l'air drôle! l'air d'un voleur qu'on vient de surprendre la main dans le sac. Si je ne me trompe, il se livrait à une grande délibération intérieure qui dura bien un siècle. J'ai découvert qu'il a adopté pour ses petites affaires de conscience le système des deux chambres. Sa chambre des communes opinait pour qu'il se jetât à mes genoux et me fît une déclaration en forme; mais la chambre des lords, vous voyez d'ici ces majestueuses perruques à marteaux, l'exhortait à ne pas compromettre sa chère dignité, et les lords ont eu le dernier mot. Par leur conseil, il a imaginé de me dire qu'il avait affaire à Paris et que dans huit jours il prendrait le large."
Cette histoire paraissait à Mlle Ferray plus extraordinaire, plus incroyable, plus exorbitante que tous les contes de la bibliothèque bleue. On serait venu lui annoncer que l'empereur de la Chine était tombé amoureux d'elle et lui faisait demander sa main qu'elle eût été moins ébahie; toutefois Meg était si nette, si obstinée dans ses affirmations qu'elle dut bien finir par se rendre. Au surplus, depuis qu'elle avait appris que son frère était allé au bal masqué, Mlle Ferray avait décidé que tout est possible. Elle garda quelque temps le plus profond silence; puis, après beaucoup de préfaces, de prologues, de préambules, d'avant-propos, avec force périphrases et circonlocutions, changeant de couleur à chaque mot, rajustant sa coiffe, se grattant le front avec son aiguille à tricoter, elle en vint à poser à Meg une question qui tendait à savoir s'il était permis d'admettre qu'un jour ou l'autre on pût vraisemblablement supposer… Elle ne trouva pas la fin de son discours; à peine un faible jour s'était-il répandu sur sa pensée, elle se replongeait dans les ténèbres.
"Vos questions ne sont pas claires, reprit Meg avec un sourire qui n'était pas bon; mais je crois deviner que vous voudriez bien savoir s'il est permis d'admettre qu'on puisse supposer qu'un jour la passion de M. Ferray pour sa pupille soit payée de retour. A vous parler franchement, j'ai pour lui quelque amitié, mais d'amour, point; où le prendrais-je? Il y a entre nous une telle différence d'âge, de caractère, d'opinions, de goûts! Vous nous enfermeriez, lui et moi, dans une cage, après-demain l'un aurait mangé l'autre. Mon Dieu! je ne dis pas que si, après la petite privauté qu'il a prise avec moi, il s'était jeté à mes genoux pour implorer ma merci, pour me déclarer sa passion, et qu'il se fût écrié avec un beau feu et un bel accent: Miss Rovel, je vous aime, je vous adore!… peut-être mon coeur se fût ému, peut-être dans la suite des temps… Mais, je vous le dis, miss Agathe, votre frère et mon tuteur ont trop d'orgueil, et, quand on a de l'orgueil, on ne sait pas aimer, et je suis ainsi faite qu'il me serait impossible d'aimer un homme qui ne m'aimerait pas comme je veux être aimée. Chacun a ses fantaisies, voilà la mienne."
Mlle Ferray entreprit de défendre son frère, et s'efforça de démontrer à Meg qu'elle prenait pour de l'orgueil les scrupules d'une délicatesse outrée et d'une fierté trop chatouilleuse. Meg, pour toute réponse, hochait la tête, tandis que de ses jolis ongles de chat, elle effilochait avec rage les franges de sa ceinture. Enfin elle interrompit Mlle Ferray en lui disant:
"Quand vous raisonneriez jusqu'à demain, vous n'empêcheriez pas M.
Ferray d'être un orgueilleux, et les orgueilleux ne sont pas mon fait.
Puisque sa superbe est son bien suprême et sa maîtresse adorée, et
qu'il projette de lui faire voir le monde, qu'il l'emmène à Paris, à
Londres, à Pékin, et que Dieu bénisse leur pèlerinage!"
Mlle Ferray retomba dans le silence; elle paraissait réfléchir profondément. Enfin elle dit avec un soupir: "Mon frère a raison, Meg; il fera bien de partir. Je regrette même qu'il ne parte pas dès demain; mais j'ai une prière à vous adresser: je vous demande en grâce de ne pas lui laisser soupçonner que vous avez surpris son secret.
—Rassurez-vous, répondit-elle sur un ton d'ironie emphatique. Nous sommes plus généreuse que vous ne pensez; nous aurons pitié de ce grand malheur et de ce désastreux naufrage d'une illustre sagesse qui se croyait à l'abri de tous les hasards. Il n'y a pas à dire, les deux yeux que voici en ont eu raison."
Là-dessus elle se leva, embrassa froidement Mlle Ferray, alluma une bougie et monta en chantonnant l'escalier qui conduisait à sa chambre. Elle trouva dans le vestibule Paméla, qui, les yeux gros de sommeil et dodelinant de la tête, l'attendait pour l'aider dans sa toilette de nuit. Meg la secoua en lui disant: "Eternelle dormeuse, rêvais-tu d'un duc ou d'un prince?
—Ah! mademoiselle, repartit la négresse, que peut-on faire de mieux que de dormir ou de rêver dans cette lugubre maison qui sue l'ennui? Je suis une femme morte, si j'y reste un mois de plus.
—Triple niaise que tu es! reprit Meg, qui te prie d'y rester? Puisque tu aimes le changement et les aventures, je te jure que tu auras bientôt de quoi te satisfaire." Et, lui pinçant le bras avec une telle véhémence qu'elle lui arracha un cri de douleur: "Apprends que je suis en colère, et que dans mes colères je suis capable de tout."
Mlle Ferray passa une partie de la nuit à méditer sur le bizarre événement que lui avait raconté miss Rovel. Jamais mathématicien ne tourna et ne retourna dans sa tête avec plus d'application un problème compliqué d'analyse transcendante. Du caractère dont elle était, il lui fallut peu de temps pour apprivoiser son esprit avec une aventure que dans le premier moment elle avait tenue pour incroyable. De syllogisme en syllogisme, elle en vint à conclure que ce qui lui avait d'abord paru un malheur était une dispensation providentielle des plus heureuses. La Fontaine a dit que "volontiers gens boiteux haïssent le logis." Mlle Ferray ne haïssait point son logis, par la raison que, sans changer de place, elle voyageait beaucoup. Son imagination galopait si vite que les événements avaient peine à la rattraper, et ses songes étaient d'habitude couleur de rose. Comme on sait, après que son indulgence avait tout expliqué, son optimisme se chargeait de tout arranger. Elle arrangea si bien les choses cette nuit que, lorsqu'elle s'endormit, depuis un an révolu Raymond avait épousé Meg et de ce mariage était né un superbe enfant, lequel avait le teint basané de son père et les cheveux blonds de sa mère.
La nuit, tout est facile, tout cède, tout fléchit; le jour venu, on s'aperçoit à son dam que les murs sont impénétrables, que les barres de fer ne plient pas comme des roseaux, que les tuiles pèsent et qu'il est fâcheux d'en recevoir une sur la tête, qu'enfin esprit et matière, la propriété fondamentale de toutes les choses de ce monde est de résister à nos fantaisies. Mlle Ferray eut le chagrin d'expérimenter au saut du lit ces inexorables résistances de la vie. Dès qu'elle fut levée, sous le premier prétexte dont elle s'avisa, elle se rendit dans la chambre de son frère, déterminée à le forcer dans ses derniers retranchements, à lui démontrer que tout pouvait s'arranger. Elle le trouva si calme, si souriant, si doucement résolu, il lui expliqua d'un ton si délibéré le désir qu'il avait de revoir Paris et le profit qu'il attendait de son voyage, qu'elle en fut toute déconcertée. Elle ne se désista pas du premier coup; pour le mettre l'épreuve, elle lui représenta qu'elle appréhendait de rester seule à l'Ermitage avec miss Rovel; serait-elle de force à gouverner les vivacités et, le cas échéant, à dompter les rébellions de cette enfant, qui n'était plus une enfant? Il lui répliqua que ses craintes étaient peu fondées, que Meg lui était trop attachée pour lui donner de graves ennuis, qu'au demeurant, s'il survenait quelque incident, au premier avis il accourrait.
Elle insista encore. "Puisqu'il faut tout dire, mon bon frère, reprit-elle, et tout prévoir, je dois te révéler un détail dont je ne t'avais point parlé pour ne pas t'inquiéter. Depuis que Meg est de retour à l'Ermitage, elle a reçu à quelques jours d'intervalle deux lettres datées de Florence, j'en ai vu l'adresse, qui ne m'a point paru écrite de la main d'une femme; je l'ai questionnée à ce sujet, je n'ai tiré d'elle aucun éclaircissement."
Il réfléchit une minute, puis il répondit avec une tranquillité parfaite: "Ne nous mettons pas martel en tête; selon toute apparence, ces deux lettres venaient de lady Rovel, dont l'habitude est de prendre pour son secrétaire le premier gratte-papier qui lui tombe sous la main. Quand elles auraient été écrites par M. de Boisgenêt ou par quelqu'un des nombreux adorateurs que miss Rovel avait attelés à son char et que son brusque départ a dû consterner, le mal ne serait pas grand. Si elle avait laissé un attachement sérieux à Florence, il aurait fallu lui mettre les poucettes pour la ramener à l'Ermitage, cela me paraît aussi évident qu'une vérité de géométrie. Je suis convaincu que, bien que sa montre avance, l'heure des grandes passions n'a pas encore sonné pour cette fillette. Elle joue avec la vie et les hommes comme une jeune chatte avec son ombre. Au surplus, elle possède un fonds de bon sens, de judicieuse raison, qui doit entièrement nous rassurer."
Tout cela fut dit si naturellement, que Mlle Ferray soupçonna Meg de lui avoir conté des billevesées, de s'être divertie à la mystifier. Elle ne se doutait pas que la sérénité de Raymond était la marque d'une grande force d'âme, qu'à peine l'eut-elle quitté, il demeura longtemps immobile, son visage enfoui dans ses mains, et que tout à coup, ayant entendu sous sa fenêtre la voix et le rire de miss Rovel, il se leva en sursaut, pâle comme la mort, serrant si fort entre ses doigts une petite cuiller de vermeil, dont il se servait pour sabler son papier, qu'il la brisa en deux morceaux.
Si la tranquillité de son frère étonnait Mlle Ferray, la conduite de Meg lui donnait beaucoup à penser. Pendant deux jours, miss Rovel eut des allures singulières, l'humeur irritable, le teint échauffé, des manières brusques et cassantes, des gaîtés forcées, quelque chose de noir dans le regard. Mlle Ferray l'observait d'un oeil perplexe. Si elle avait été sûre de pouvoir la raccommoder sans qu'il y parût, elle lui aurait volontiers ouvert la tête pour savoir ce qu'il y avait dedans; peut-être y aurait-elle découvert quelque sinistre complot, une véritable conspiration des poudres. Etant allée la trouver un matin pour essayer une fois de plus de la confesser, elle la surprit occupée à transporter dans une malle une partie de son linge. Avant qu'elle eût le temps de l'interroger, miss Rovel se plaignit d'un ton vif que sa commode sentait le moisi. Mlle Ferray examina soigneusement cette commode et s'assura qu'elle était en fort bon état. "Cela prouve, lui répondit Meg, que nous n'avons pas les mêmes idées sur le sec et sur l'humide."
Dans l'après-midi du même jour, peu avant le crépuscule, comme Mlle Ferray traversait la terrasse un arrosoir à la main, elle fut presque renversée par un tourbillon qui fondit sur elle à l'improviste en lui criant: "Je vais faire un tour pour me réchauffer les pieds." Il avait plu le matin, et il soufflait un vent aigre. Au bout d une demi-heure, ne voyant pas Meg revenir, Mlle Ferray craignit qu'elle ne se fût arrêtée dans le bois et qu'elle ne s'y refroidît. Ayant pris un châle à son bras, elle partit à sa recherche. Elle arrivait au bord du ruisseau quand elle crut entendre le murmure de deux voix, et l'instant d'après elle reconnut celle de Meg; ces mots distinctement prononcés arrivèrent à son oreille: "Soit, je ferai ce que vous voulez."
Mlle Ferray était un peu curieuse de son naturel, et depuis quelques jours elle avait de bonnes raisons pour l'être beaucoup; mais elle éprouvait une horreur instinctive, irrésistible, pour tout ce qui ressemblait à une trahison. Si vif que fût son désir de savoir envers qui et à quel propos Meg venait de prendre ce solennel engagement, au lieu de faire silence pour en entendre davantage, elle se hâta de l'appeler à haute voix. Meg lui répondit aussitôt, et, accourant à sa rencontre, lui cria tout essoufflée: "Vous arrivez à propos, mademoiselle; cet homme commençait à m'effrayer." A ces mots, elle la prit par les deux épaules, lui fit faire volte-face et l'emmena hors du bois.
"Un homme capable de vous effrayer! lui dit Mlle Ferray en l'enveloppant du châle qu'elle portait à son bras. Qui est cet héros?
—Une façon de maraudeur, un chercheur d'os, qui remontait le ruisseau sur l'autre rive, et qui m'a demandé l'aumône d'un ton leste et insolent. J'avais d'abord refusé, il a fait mine de passer l'eau pour venir à moi. "Je ferai ce que vous voulez," lui ai-je dit, et je lui ai jeté ma bourse à la figure."
Comme Mlle Ferray, un peu étonnée, la regardait d'un oeil interrogateur, "Vous ne me croyez pas? reprit-elle en riant. Vous avez raison, ce vaurien est un amoureux qui me proposait de m'enlever.
—Vous dirai-je ce qui me déplaît en vous? repartit Mlle Ferray. C'est qu'il est impossible de savoir quand vous plaisantez.
—Voilà un reproche, dit-elle, que m'adressa un jour à Florence le prince Natti. On est ce qu'on est, on ne se refait pas.
—Je ne pense pas là-dessus comme vous, lui répliqua Mlle Ferray; j'ai toujours cru que le désir de nous rendre agréables à ceux qui nous aiment était capable d'opérer des miracles."
Ce mot fit impression sur Meg, elle eut presque l'air de s'attendrir. "Miss Agathe, s'écria-t-elle, le diable n'est pas si noir qu'on le prétend, et je veux vous faire une promesse. Je ne sais pas combien de temps encore maman me laissera ici; vous savez qu'elle s'occupe de me chercher un mari, et je suis déterminée à ne pas discuter son choix. J'achèterai chat en poche et ne réglerai mes comptes qu'en revenant du marché. Ce que je puis vous promettre, c'est qu'aussi longtemps que je resterai ici, et durant l'absence de monsieur votre frère, je serai bonne, douce, charmante, et que désormais je vous montrerai toutes les lettres que la poste m'apportera."
Emue jusqu'aux larmes de son bon mouvement, Mlle Ferray lui en témoigna sa reconnaissance. "Vous pourriez me donner une marque d'amitié plus précieuse encore, lui dit-elle. Soyez tout à fait sincère, décidez-vous à m'ouvrir votre coeur.
—Bon, je vous vois venir, répondit Meg. Mademoiselle, je vous déclare une fois pour toutes que l'événement que vous souhaitez est impossible, d'abord parce que je n'aime pas M. Ferray, ensuite parce qu'il ne m'aime pas assez. Son amour est comme ces pommes trop faites d'un côté et trop vertes de l'autre. Je déteste les fruits mal mûrs; ils sont aigrelets et agacent les dents."
Soit que les reproches de Mlle Ferray l'eussent touchée, soit par une autre cause d'elle seule connue, le mauvais vent qui soufflait depuis deux jours sur miss Rovel tomba tout à coup. Il se fit une détente dans son esprit, ses nerfs se calmèrent, son regard s'adoucit, plus de brusqueries ni de bourrasques. Elle témoignait à son tuteur une politesse affectueuse, l'interrogeait avec intérêt sur ses plans de voyage, lui recommandait d'écrire souvent et promettait de lui répondre courrier par courrier. Mlle Ferray ne savait plus que croire; elle prit son parti de ne point approfondir ce mystère et de s'abandonner aux destins, un bandeau sur les yeux.
Tous les soirs vers onze heures, Raymond faisait le tour de la maison et des dépendances, pour s'assurer qu'il ne se passait rien d'insolite dans son couvent, que les huis étaient fermés et les feux éteints. L'avant-veille du jour irrévocablement fixé pour son départ, comme il venait d'achever sa tournée nocturne, il eut une faiblesse telle que peut s'en permettre un homme qui est sûr de sa force. Miss Rovel venait de remonter dans son appartement, dont les croisées donnaient sur la route. Raymond se figura qu'il s'endormirait plus facilement après avoir vu une ombre se promener sur un rideau. Il envisageait son amour comme un condamné à mort qui devait être exécuté le surlendemain, et on a quelque indulgence pour les dernières fantaisies des condamnés. Il retourna sur ses pas, rouvrit la porte de la cour, traversa en biais le chemin, et alla s'adosser contre une barrière abritée par un tilleul. Son voeu fut exaucé; pendant deux minutes, il contempla une mousseline blanche sur laquelle passait et repassait une ombre légère. Bientôt s'y dessina une autre ombre plus opaque, beaucoup moins éthérée, et Paméla, écartant le rideau, ouvrit la fenêtre, regarda un instant dans la nuit, puis ferma les volets, et tout fut dit.
Raymond allait quitter son embuscade, quand il entendit le bruit d'un pas qui se rapprochait. Honteux de sa déraison, qu'il condamnait comme une lâcheté, jaloux de la dérober à tout l'univers, sa conscience troublée eut peur d'un passant, et il voulut lui laisser le temps de vider la place. Il n'y avait pas de lune, le ciel était voilé et la nuit obscure. Raymond eut beau sonder du regard les ténèbres, il n'y discerna aucune forme humaine, et bientôt il n'ouït plus rien; on avait fait halte ou rebroussé chemin. Comme il se disposait pour la seconde fois à traverser la route, un incident bizarre le retint immobile à son poste. Après avoir donné ses soins à sa jeune maîtresse, Paméla, une lampe à la main, était descendue dans sa chambre, située au rez-de-chaussée. Elle s'approcha de sa fenêtre, qui était grillée, alluma un rat de cave, et le passa dans l'intervalle de deux barreaux en déployant toute la longueur de son bras. Était-ce un signal? était-ce un phare? Le promeneur qui avait fait halte se remit en marche; aussitôt la négresse souffla sa lumière. L'instant d'après, quelqu'un, rasant la muraille, s'avança vers la fenêtre grillée, et une longue chuchoterie commença sur une note tour à tour assez tendre ou assez aigre, mais si basse que Raymond aux écoutes ne put attraper un seul mot.
Il ne laissa pas de se féliciter de l'incident. Depuis longtemps il épiait une occasion favorable pour mettre sa pupille en demeure de renvoyer Paméla, qu'il se souciait peu de laisser auprès d'elle durant son absence. Il remercia le hasard qui le servait si bien, et il allait se montrer et verbaliser, quand, Paméla ayant refermé brusquement sa fenêtre, l'homme partit en hâte, reprenant à grandes enjambées le chemin par lequel il était venu. En sa qualité de juge instructeur procédant à une information, Raymond regretta que l'oiseau se fût envolé avant qu'il eût pu prendre son signalement. Il craignait de compromettre sa dignité en courant après lui; il rétrograda de quelques pas, enfila un sentier qui coupe à travers champs et rejoint la route en face d'une croisée, où l'on allume une lanterne dans les nuits sans lune. En arrivant au bout du sentier, Raymond s'aperçut avec déplaisir que l'huile manquait au falot, dont la lumière était si faible que l'homme passa sans qu'il pût démêler ses traits. Il constata seulement que son chapeau était en feutre mou, que sa taille était haute, qu'au surplus le galant n'avait la tournure ni d'un laquais, ni d'un journalier. "Pourquoi ne serait-ce pas un prince?" se dit-il gaîment, et il fit la réflexion que Paméla n'était pas une âme vulgaire, que l'homme ne commençait pour elle qu'au marquis, qu'après s'être emmarquisée il était naturel qu'elle visât plus haut, que cette Diane africaine n'adressait ses flèches qu'au gros gibier. Soudain une douleur aiguë lui traversa le coeur comme un glaive. Il venait d'aborder la pensée que le coureur de nuit, qu'il avait surpris tantôt près de sa maison, en voulait, non à une négresse, mais à une blanche dont lui Raymond avait la garde, que peut-être cet adorateur de lèvres épaisses les employait à transmettre des messages. Il fut prit d'un éblouissement, il lui sembla que le falot, se rallumant tout à coup, projetait une éclatante lumière et qu'il apercevait au bout de la route un homme qui marchait vite, se frottait les mains et le narguait en lui criant son nom, qu'il ne parvenait pas à entendre. Il dit à demi-voix: "Renoncer à elle, j'en suis capable; mais souffrir qu'on me la vole! ce serait trop me demander." Et sa haine passa en revue tous les visages d'hommes qu'il connaissait.
Cependant il se remit par degrés de cette secousse, il combattit ses imaginations, tâcha de se démontrer à lui-même que ses soupçons étaient absurdes, et, tout en raisonnant, il atteignit la cour de l'Ermitage, dont il avait laissé la porte ouverte. Le sort voulut qu'il y trouvât encore un homme, mais celui-là n'était point mystérieux comme l'autre. Il venait de se cogner contre un boute-roue; frottant son genou, il se répandit en imprécations contre les maisons mal éclairées. Raymond prit dans son gousset un briquet phosphorique, et ralluma la lanterne de la grille. A la plaque de métal qui brillait sur le devant de sa casquette, il reconnut dans ce butor un commissionnaire de place, et il lui demanda d'un ton rude à qui il en avait et ce qu'il voulait. L'homme à la casquette, qui était en pointe de vin, répondit qu'on l'avait chargé de porter un paquet à l'Ermitage, que sur de fausses indications il s'était égaré, que depuis trois heures il demandait son chemin de maison en maison.
"Et de taverne en taverne, interrompit Raymond. Où est votre paquet?"
Le commissionnaire, peu solide sur ses jambes, employa quelques minutes à fouiller dans ses poches; il en tira enfin une petite boîte, soigneusement enveloppée dans un papier gris ficelé et cacheté, et la montrant à Raymond sans la lui donner: "Ce bibelot, dit-il, est pour une jeune demoiselle qui demeure ici, et on m'a expressément recommandé de le lui remettre en main propre."
Raymond lui arracha la boîte de vive force. Que n'invente pas un esprit troublé? Une seconde lui avait suffi pour échafauder une histoire et pour la mettre en équilibre sur la pointe d'une aiguille. Sous le papier gris qu'il pétrissait entre ses doigts se cachait une lettre qu'on n'avait pas osé confier à la poste; cette lettre avait été écrite par le promeneur nocturne dont il n'avait pu distinguer les traits, lequel était venu tout à l'heure chercher la réponse, ne se doutant pas que son Mercure s'était oublié dans un cabaret.
"Qui vous envoie? demanda-t-il au commissionnaire.
—Ah! bien, s'il fallait savoir le nom de tout le monde, voilà un métier qui serait bien encombrant, répliqua celui-ci.
—N'est-ce pas un homme haut sur ses jambes, coiffé d'un chapeau de feutre noir? reprit Raymond bouillant d'impatience.
—Que diable cela peut-il vous faire? repartit le crocheteur; voulez-vous le lui acheter?
—Vous êtes un sac-à-vin ou un fripon!" lui riposta-t-il brutalement, et il lui ferma la grille au nez. Il regagna sa chambre, où à peine fut-il entré, qu'il déposa la boîte sur sa table. Il l'examina, la mania, la tâta, la palpa; plus il la regardait, plus il lui trouvait un air suspect, une physionomie sinistre et scélérate. Sûrement cette bonbonnière ficelée et cachetée contenait quelque poison foudroyant; il le sentait déjà courir dans ses veines, attaquer les sources mêmes de sa vie. Il prit des ciseaux, fit un mouvement pour couper la ficelle; mais, comme précédemment sur la route, il se prit à parler à demi-voix: "Bartholo vit encore, se dit-il, le voici!" Et il posa le doigt sur son front. Il ressentit un transport de fureur contre les cheveux blonds qui faisaient violence à son caractère et le réduisaient à de tels abaissements; ces sortes de haines ne sont que des amours retournés, et l'envers de l'étoffe ressemble si fort à l'endroit que souvent on les confond l'un avec l'autre. Toutefois bien lui en prit d'avoir évoqué le souvenir du tuteur de Rosine, car il se coucha sans avoir coupé la ficelle.
Le lendemain, quand il descendit pour déjeuner, il avait la boîte dans sa poche. Pendant le repas, on ne causa que de sujets oiseux; mais au dessert miss Rovel demanda tout à coup à Mlle Ferray s'il n'était pas venu pour elle un petit paquet qu'elle attendait de Florence.
Raymond la regarda fixement. "Excusez ma négligence, lui dit-il. Ce paquet m'a été remis hier au soir par un crocheteur pris de vin, qui ne l'apportait point de Florence; il venait de Genève, envoyé par une inconnu de haute taille, coiffé d'un chapeau de feutre. C'est tout ce que j'ai pu tirer de ce manant.
—Que l'inconnu fût petit ou grand, qu'il eût un chapeau ou n'en eût point, répondit-elle avec enjouement, je suis enchantée que son envoi soit arrivé à bon port."
Et Raymond lui ayant fait passer la boîte, elle en examina l'enveloppe, puis la posa près de son assiette, et se mit à tambouriner sur la table avec son couteau.
Malgré lui, les yeux de Raymond se reportaient toujours, sur le sinistre papier gris. Apparemment miss Rovel s'en aperçut, car elle lui dit à brûle-pourpoint: "Comme vous avez raison de vous moquer des femmes, monsieur, elles sont si curieuses! Regardez plutôt Mlle Ferray, elle grille d'envie de savoir ce qu'il y a dans ce papier gris. Lui donnerons-nous ce contentement? Dans ce papier, il y a un écrin, dans l'écrin un médaillon, et dans le médaillon, sur mon honneur, un joli petit portrait.
—Le portrait de qui?" demanda Raymond en jouant l'insouciance.
Elle ramena sa tête en arrière, et d'un air de bravade: "Le portrait de quelqu'un que j'aime beaucoup plus que vous ne l'aimez, de quelqu'un à qui vous trouvez mille défauts que je ne lui trouve pas, de quelqu'un dont vous goûtez peu la société et que je goûte beaucoup, de quelqu'un dont vous vous défiez comme du diable et à qui je dis tous mes secrets.
—Qui est ce monsieur? répliqua-t-il d'une voix sourde.
—Ai-je dit que c'était un monsieur?" fit-elle en se reculant comme une chatte qui, avant d'étrangler sa souris, lui permet de respirer un instant et de faire ses adieux à la vie. Puis elle s'écria: "Au fait, les tuteurs ont le droit de tout voir." Et, coupant la ficelle, brisant le cachet, elle déplia l'enveloppe avec une lenteur calculée qui exaspérait Raymond. Elle en tira un écrin, et de l'écrin un médaillon qu'elle présenta tout ouvert à son tuteur, lequel s'avisa que ce médaillon contenait un charmant portrait sur émail de miss Rovel en personne.
Il laissa échapper un soupir de soulagement, et dit avec la gaîté d'un homme qui avait la corde au cou et qu'on détache: "Il est charmant, ce portrait; quel en est l'heureux possesseur, et comment peut-il consentir à vous le restituer?
—Les tuteurs ont le droit de tout savoir, répondit-elle; je l'avais fait faire à Florence pour mon frère William. La Barbade est bien loin, j'ai craint qu'il ne se perdit en route, et j'ai mieux aimé le garder jusqu'à ce qu'il trouvât un amateur. L'autre jour j'ai écrit à maman de me l'envoyer par une occasion, l'occasion s'est rencontrée, et le voilà, ce portrait. J'ai quelque désir de lui faire voir le monde en bonne et sûre compagnie. Vous voudrez bien l'emmener avec vous à Paris, la copie vous incommodera moins que l'original."
Raymond se confondit en remercîments; il ne laissait pas de se méfier encore, et son regard en dessous observait l'écrin, qui était resté aux mains de miss Rovel; il pouvait avoir un double fond. Elle se leva et lui dit: "Le médaillon, l'écrin, le papier gris, les ficelles, les cachets, je vous donne tout, et les mystères de ma vie par-dessus le marché!" Et, lui jetant le tout pêle-mêle sur son assiette, elle s'enfuit en riant.
Pendant une partie de l'après-midi, Raymond eut le coeur singulièrement léger. Il fuma un cigare sur la terrasse, et il découvrit que le ciel était d'un bleu suave, qu'avril est un mois délicieux, qu'après une longue maladie le soleil venait d'entrer en convalescence, que les fredons des oiseaux et les haies habillées de neuf célébraient à l'envi cette résurrection, qu'il y avait dans l'air une odeur de renouveau, que le monde a été fait par quelqu'un qui s'y entendait, que tout vient à point à qui sait attendre, et que les coureurs de nuit ont l'excellente habitude de préférer les négresses aux blanches.
Cependant ses défiances se réveillèrent subitement lorsque, ayant vu Paméla traverser la cour avec un panache sur la tête, et lui ayant demandé où elle allait, la négresse lui répondit que miss Rovel l'envoyait à la ville faire des emplettes.
"Ne t'attarde pas en chemin, paresseuse!" lui cria Meg, qui parut sur le seuil de la porte. La négresse détala.
Raymond, s'approchant de sa pupille, lui dit: "Je désire, miss Rovel, que cette fille ne reste pas plus longtemps à votre service." Et il lui raconta que la veille, comme il s'assurait si la porte de la cour était fermée, il avait surpris la négresse à sa fenêtre, échangeant de tendres propos avec un inconnu.
"En vérité!" s'écria-t-elle avec un peu d'émotion, et, se remettant bien vite: "Etait-il aussi coiffé d'un chapeau de feutre?
—Il n'importe, répliqua-t-il en tordant sa moustache. Cette créature est une dévergondée, et il me tarde de lui voir les talons.
—Bah! dit-elle, comme tout le monde, elle a des besoins de coeur, il faut être indulgent pour les âmes sensibles." Puis, changeant soudain de propos, elle pria son tuteur de faire avec elle une dernière promenade dans le bois. Il lui répondit d'un ton sec qu'il était désolé de se priver de ce plaisir, mais qu'il avait, lui aussi, quelques emplettes à faire en ville, et que, son départ étant fixé au lendemain, il ne les pouvait ajourner.
"Je n'aime pas les hommes qui sont si sûrs de leurs volontés," repartit-elle, et, ce disant, elle lui tourna le dos.
Quelques instants plus tard, Raymond s'acheminait d'un bon pied vers Genève. Il connaissait assez l'indolente démarche de la négresse pour se flatter que, malgré les recommandations de miss Rovel, il regagnerait l'avance qu'elle avait sur lui. Toutefois, quoiqu'il fît diligence, peu s'en fallut qu'elle ne lui échappât. Il atteignit les abords de la ville sans l'avoir rejointe; mais du haut d'une colline couronnée d'une église russe, comme il promenait en cercle autour de lui son oeil d'épervier, il aperçut un châle et un panache rouges qui traversaient une place, se dirigeant du côté du grand quai. Il hâta le pas et les revit au moment où ils se disposaient à passer les ponts. Il ne les perdit plus de vue et constata qu'ils entraient à l' Hôtel des Bergues . A son tour, il traversa le pont, alla s'établir dans l'île Rousseau, sur un banc qui faisait face à la porte principale de l'hôtel. Après dix minutes d'une attente fiévreuse, il vit la négresse ressortir. Il la laissa s'éloigner. Sur ces entrefaites, ayant levé le nez, il tressaillit en avisant sur un balcon un homme de haute taille, de belle tournure et coiffé d'un chapeau de feutre. Cet homme lui était bien connu, il s'appelait le prince Sylvio Natti.
Il quitta aussitôt son banc, et prit si bien ses mesures que Paméla était encore assez loin de l'Ermitage lorsqu'elle sentit une main qui lui serrait le bras comme dans un étau, et quelqu'un lui cria: "Livrez-moi sur-le-champ la lettre que vous a remise le prince Natti."
Si elle en avait eu le moyen, la négresse eût pâli, blêmi d'épouvante. A vrai dire, les regards féroces que lui jetait Raymond n'étaient pas propres à la réconforter. Elle essaya pourtant de payer d'audace, et, répandant toutes les larmes de son corps, elle protesta que Raymond lui faisait injure, qu'elle était une honnête fille, célèbre dans les deux mondes par sa retenue, incapable de prêter son ministère à un commerce que la morale la plus rigide ne pourrait avouer. Puis, changeant de gamme, elle feignit de lui confesser, avec des airs de pudeur effarouchée, que le prince Natti était amoureux d'elle, qu'il en perdait le boire et le dormir, qu'elle s'était rendue à l'hôtel des Bergues pour l'adjurer de respecter sa vertu.
"Remettez-moi cette lettre," lui répétait Raymond en lui disloquant le bras. Elle vida la poche de sa robe et la retourna pour lui prouver qu'elle ne contenait aucune contrebande. Elle en avait d'abord retiré son mouchoir qu'elle gardait dans sa main; il le prit, le secoua, en fit tomber un papier, qu'il se hâta de ramasser. Ce papier était un ph. Il fut sur le point d'en faire sauter le cachet; après réflexion, il se contenta de le serrer dans son portefeuille, en disant à Paméla: "Que vos paquets soient faits dès ce soir! Demain, à la pointe du jour, vous sortirez de chez moi pour n'y jamais rentrer."
La laissant à ses réflexions, il se dirigea rapidement vers l'Ermitage. Il trouva miss Rovel dans le salon, face à face avec Mlle Ferray, qui ne soupçonnait point cet ange de loger le diable dans ses yeux. Occupée à dévider un écheveau, les poignets de Meg lui servaient de dévidoir. Raymond s'assit à l'écart, la main posée sur son coeur, à qui il ordonnait en vain de battre moins fort. Quand on annonça que le dîner était servi, miss Rovel lui prit le bras pour passer dans la salle à manger, et ne parut pas s'apercevoir du supplice qu'elle lui infligeait. Il mangea du bout des dents par contenance; il avait la gorge serrée, l'haleine courte; il portait sur sa poitrine le poids d'une montagne qui cette fois, il en était sûr, ne devait pas accoucher d'une souris.
Dès que le dîner fut fini, il dit à sa soeur: "Je désire avoir un entretien avec miss Rovel; qu'on nous laisse seuls un instant!"
Ces mots firent ouvrir de grands yeux à Mlle Ferray. Il y avait en elle comme une impossibilité physique de croire au malheur; son éternel optimisme se figura incontinent que Raymond, dont l'agitation ne lui avait pas échappé, était à bout de résistance, qu'il ne se sentait plus maître de son secret, qu'il avait résolu de se déclarer à miss Rovel; la place demandait à se rendre, elle arborait le drapeau blanc, sans doute le vainqueur serait généreux. Mlle Ferray se dépêcha de se retirer. Grâce à la rapidité de ses espérances, en arrivant au bout de la chambre elle avait acquis déjà la certitude que tout s'arrangerait pour le mieux, qu'avant une heure son frère aurait défait ses malles; quand elle eut refermé la porte, elle venait de revoir l'enfant phénoménal qui unissait au teint d'un noiraud des cheveux couleur d'or.
"Miss Rovel, dit Raymond en s'interrompant plus d'une fois, tant la voix lui tremblait, voici une lettre que Paméla vous a rapportée de la ville. Vous disiez ce matin que les tuteurs ont le droit de tout savoir; je désire savoir ce que contient cette lettre, et j'estime comme vous que j'en ai le droit."
Il lui présenta le pli, elle le chiffonna dans ses doigts, pendant qu'une rougeur lui montait au visage; puis, s'étant décidée à l'ouvrir, elle lut tout haut le billet que voici:
"Vos objections ne sont que des défaites. J'ai votre parole, il est trop tard pour vous en dédire, et cela se fera; il le faut, je le veux, il y a peu de jours encore vous m'avez permis de le vouloir. Avant minuit, je vous attendrai à la croisée que vous savez. A vous pour la vie."
Il régna pendant quelques minutes un silence à entendre voler les mouches. Enfin Raymond réussit à dire: "De qui est cette lettre?
—Du prince Sylvio Natti, qui a formé le projet de m'enlever cette nuit, répondit-elle en baissant les yeux, mais sans hésiter.
—Et ce projet a été approuvé par vous? lui demanda-t-il en posant ses coudes sur la table et son menton dans ses mains.
—Vous voyez bien, répliqua-t-elle vivement, que ce billet est une réponse à un refus.
—Ah! permettez, lui dit-il, ce refus ne me semble pas sérieux. Le prince Natti se vante d'avoir été encouragé par vous; vous vous êtes engagée par écrit probablement."
Elle fit un mouvement des épaules: "Je n'écris jamais," repartit-elle; puis après une courte pause, relevant les yeux: "Je dois vous avouer, monsieur, que, durant quarante-huit heures, j'ai été parfaitement déterminée à courir la chance de cet enlèvement."
Il éprouva une commotion dans tout son corps, des flammes rouges dansèrent devant ses yeux. "Vous avouez enfin que vous aimez ce hanteur de brelans? murmura-t-il.
—Que vous dirai-je? répondit-elle; l'émotion d'une aventure plaisait à l'une de mes deux âmes. Depuis, j'ai réfléchi et je me suis ravisée." Comme il ne disait mot, elle ajouta: "Je ne suis pas très-versée dans les saintes Ecritures, je crois cependant y avoir lu qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour dix justes qui n'ont jamais failli."
Il continuait de se taire, elle recouvra toute son assurance. "Ainsi, monsieur, dit-elle, en bonne foi, vous ne me conseillez pas de me laisser enlever par le prince Natti? C'est pourtant un très-beau garçon, et je me crois presque sûre de son coeur."
Raymond se sentit comme enlevé de sa chaise. Debout, le front crispé, les dents serrées, peu s'en fallut qu'il ne se précipitât sur miss Rovel, qu'il ne l'écrasât sous ses pieds. Elle le regardait d'un oeil intrépide. "A qui parlez-vous? s'écria-t-il d'une voix tonnante.
—A mon tuteur, répliqua-t-elle sans s'émouvoir. Voulez-vous que nous raisonnions un peu? J'ai toujours aimé qu'on me donnât des raisons. Si je m'en allais courir le monde avec le prince Natti, qui aurait le droit de s'en plaindre?
—Quelqu'un, balbutia-t-il, qui a l'indigne folie de vous aimer…
J'entends parler de ma soeur, que vous feriez mourir de chagrin.
—Je sais que Mlle Ferray m'aime beaucoup; mais ce que je désire connaître, ce sont vos raisons personnelles.
—Oh! quant à moi… reprit-il d'un ton glacial, quant à moi, miss Rovel, je réponds de vous à votre mère. Si vous aviez l'obligeance de patienter encore quelques jours, je lui écrirais de venir vous chercher, après quoi, je vous laisserais libre de faire tout ce qu'il vous plaira.
—Bien, dit-elle, je connais à cette heure vos raisons, elles me paraissent bonnes et concluantes."
Elle garda quelques instants le silence; elle promenait l'un de ses ongles dans une rainure de la table, et de son autre main elle jouait avec une boucle de ses cheveux. Tout à coup elle changea de visage, sou regard s'adoucit et s'humecta, puis s'étant penchée vers Raymond: "Mon Dieu, monsieur, que vous êtes prompt! dit-elle. Je vous jure par ce qui est le plus sacré, et, si vous aimez quelque chose, je vous jure par ce que vous aimez le plus au monde, que le prince Natti est un fou, que mon coeur n'est point à lui, qu'il ne m'enlèvera ni la nuit prochaine, ni la nuit suivante, ni jamais, et je vous jure aussi que je tiendrai religieusement la promesse que j'ai faite à Mlle Ferray, qu'en votre absence je ne lui causerai ni un ennui, ni un chagrin, ni une inquiétude, en un mot, que vous pourrez voyager tranquillement avec la certitude qu'elle suffit à ma garde." Et, lui tendant la main à travers la table, elle ajouta en souriant: "Me croyez-vous?"
Il y avait dans ce sourire tant de sincérité, tant d'émotion et tant de coeur, que la colère de Raymond tomba soudain comme un gros vent abattu par une petite pluie, et ses défiances s'évanouirent. Il prit la main qu'elle lui présentait et répondit: "Je vous crois.
—A mon tour, poursuivit-elle, je vous prierai, monsieur, de prendre un engagement envers moi. Donnez-moi l'assurance que vous ne chercherez pas querelle au prince Natti, que vous paraîtrez ignorer son existence et ses projets, que vous laisserez ce fat passer la nuit à la belle étoile."
Il le lui promit par un signe de tête. "Au surplus, dit-elle, si vous craignez qu'il ne réitère ses tentatives, qui vous empêche d'ajourner votre départ?
—Cela n'est pas nécessaire, répliqua-t-il. Je sais, miss Rovel, qu'il n'est au pouvoir de personne de contraindre vos volontés, et, du moment que j'ai votre parole, je me mépriserais, si je doutais de vous. D'ailleurs j'ai renvoyé Paméla; dès demain soir, mon jardinier, qui est un homme de confiance, occupera sa chambre, et la maison sera gardée comme par moi-même."
A ces mots, il se leva, s'approcha d'elle, la regarda dans les yeux, puis d'une voix mal assurée: "Il ne me reste plus, miss Rovel, qu'à vous faire mes adieux et à souhaiter…
—Oh! non, dit-elle, pas ce soir. Il a été convenu entre Mlle Ferray et moi que, puisque vous ne partez qu'à la fin de la matinée, nous déjeunerions ensemble à neuf heures. Bonne nuit, monsieur, et veuillez vous souvenir de notre engagement réciproque."
Elle sortit en courant de la chambre. Mlle Ferray l'attendait sur l'escalier, occupée de sa chimère. "Dieu soit béni, petite, il a enfin parlé, lui dit-elle. Il s'est expliqué, tout est conclu, arrangé.
—Hélas! miss Agathe, répondit-elle, c'est décidément la chambre des lords qui gouverne; on n'accorde rien à ce pauvre peuple."
Mlle Ferray laissa tomber ses bras: "Qu'avait-il donc à vous dire?
—Que, si je lui promettais d'être bien sage, il me rapporterait de Paris du sucre d'orge, du sucre de pomme et toute sorte de sucreries aussi sucrées que toute sa personne et que le doux sirop de sa parole.
—Vous riez toujours, lui dit Mlle Ferray en soupirant; passe encore si votre gaieté nous tirait d'affaires.
—Elle me sert du moins à ne pas être triste; je suis comme ces cultivateurs qui allument des feux de joie dans leur champ pour le défendre contre la gelée.
—Et vous n'avez pas même obtenu qu'il retardât son départ?"
Meg lui pinça doucement le menton en lui disant: "On prétend que je suis romanesque, vous l'êtes bien plus que moi, mademoiselle; mais pour faire un roman, ce n'est pas tout d'avoir son commencement, il faut trouver sa fin. Tâchez d'en inventer une d'ici à demain."
Sur ce, elle s'envola dans sa chambre. Raymond rentra peu après dans la sienne; pour témoigner sa confiance à miss Rovel, il s'abstint de faire à onze heures sa tournée habituelle. En se mettant au lit, il éprouva quelque satisfaction à se représenter le beau Sylvio croquant le marmot dans sa voiture. Pourtant la nuit ne s'écoula pas sans qu'il se réveillât dix fois en sursaut, croyant ouïr quelque bruit, tantôt le retentissement d'un pas qui faisait crier l'escalier, tantôt un murmure de voix ou le roulement lointain d'une voiture. Il s'asseyait sur son lit, prêtait l'oreille; chaque fois il s'assura que tout se réduisait aux vocalises d'une girouette rouillée que le vent s'amusait à faire grincer.
Le matin venu, quand il eut achevé sa toilette, il resta longtemps immobile, s'occupant à rassembler ses forces pour la grande et décisive bataille qu'il allait livrer. Il passait toutes ses troupes en revue; elles étaient sous les armes, rangées en bon ordre, la baïonnette au bout du fusil, et leur discipline lui présageait la victoire. Un peu avant neuf heures, il descendit d'un pas ferme dans la salle à manger; il était pâle, mais calme. Sa soeur ne tarda pas à le rejoindre. On sonna la cloche du déjeuner, miss Rovel ne parut pas. "Elle sera restée endormie," dit Mlle Ferray, et aussitôt elle monta pour l'appeler. L'instant d'après, Raymond l'entendit pousser un cri. Il gravit l'escalier quatre à quatre,—l'appartement de Meg était vide, une lampe achevait de brûler sur la cheminée, et le lit n'avait pas été défait. Raymond éclata de rire et s'écria: "Voilà ce que vaut la parole d'une femme!" Puis il courut comme un furieux dans la chambre de Paméla; elle était vide aussi. Il manda le jardinier. Celui-ci ne savait rien touchant miss Rovel, mais il rapporta que, la veille au soir, comme il allait fermer la porte de la cour, la négresse avait passé devant lui en lui criant au passage qu'elle ne voulait pas demeurer une heure de plus dans une maison d'où on l'avait chassée, qu'elle enverrait le lendemain chercher ses nippes. Sur ces entrefaites, Mlle Ferray apprenait de sa chambrière qu'en entrant le matin dans le salon elle avait été surprise de trouver une fenêtre ouverte et un volet entre-bâillé. Elle appela son frère pour lui communiquer ce renseignement. Il était déjà parti, n'ayant au coeur qu'un désir et dans la tête qu'une pensée,—possédé, corps et âme, par l'aveugle et irrésistible besoin de tuer quelqu'un.
Avant de s'adresser à la police pour lui donner le signalement des deux fugitifs et réclamer son assistance dans leur recherche, Raymond eut l'idée de passer à l'hôtel des Bergues; il se pouvait faire qu'il y recueillît quelques informations utiles. Il éprouva dans cette conjoncture que la certitude du malheur produit une sorte d'apaisement. Il était presque calme en se présentant à l'hôtel, où, à peine eut-il prononcé le nom du prince, le portier lui répondit: "Second étage, juste en face de l'escalier. Le prince est chez lui.
—En vérité? reprit Raymond, qui eut peine à dissimuler sa vive surprise; ayez l'obligeance de vous en assurer."
Le portier sortit de sa loge, appliqua tour à tour sa bouche et son oreille à l'extrémité d'un cordon acoustique, et revint en disant:
"Le prince est occupé à déjeuner dans sa chambre, il ne peut recevoir.
—J'ai une nouvelle pressée à lui annoncer, répliqua Raymond, je suis certain d'être reçu."
Et, grimpant lentement l'escalier, en vingt sauts il atteignit le second étage, où il se heurta contre un sommelier qui lui dit: "C'est monsieur qui désire voir le prince Natti? Il a fait défendre sa porte."
Raymond le poussa par les épaules en lui criant: "Allez porter ma carte." Une seconde après, il entendit une voix d'un beau timbre qui disait avec un accent italien: "Assurément, faites entrer."
Il entra. Le prince était seul, absolument seul, et achevait de déjeuner; Raymond constata qu'il n'y avait sur la nappe qu'un couvert. Soit philosophie naturelle, soit l'effet d'une agréable digestion, le beau Sylvio se trouvait dans cette heureuse disposition d'esprit qui fait porter légèrement le poids d'une conscience chargée et mépriser les cas fortuits. Aussi parut-il prendre sans effort son parti d'une visite qui lui promettait peu d'agrément; il fit bon visage à Raymond et lui avança un fauteuil avec beaucoup de civilité.
"Prince, est-il besoin que je vous explique le motif de ma visite? lui demanda Raymond en s'asseyant.
—A la rigueur, je pourrais le deviner, répondit-il avec aménité; cependant je suis curieux d'entendre votre explication.
—Fort bien, monsieur, je suis venu vous de mander compte…
—Vous savez donc tout? interrompit-il.
—Depuis hier soir. Miss Rovel m'avait fait la grâce de me montrer votre lettre."
Sylvio laissa échapper une exclamation de colère; puis, s'étant dit apparemment que le sage doit s'attendre et se résigner à tout: "Si vous venez me faire des reproches, reprit-il, je m'empresserai de reconnaître que je me suis comporté comme un sot ou comme un fou,—le mot que vous préférerez sera celui qui me conviendra;—toutefois je tiens à vous faire remarquer que l'intention n'a jamais été réputée pour le fait. Si vous vous proposez d'exiger de moi un engagement pour l'avenir, je me hâterai de le prendre, car je suis bien dégoûté de ma sottise ou de ma folie. Enfin, si vous désirez tout simplement vous donner la satisfaction de me plaisanter sur ma déconfiture, eh! mon Dieu, quoique d'habitude je n'aie pas l'humeur endurante, je me soumettrai à mon sort, que j'ai mérité, et peut-être finirai-je par rire de bon coeur avec vous."
Raymond, éperdu d'étonnement, se demanda ce que signifiait cet étrange discours et si le prince Natti était le plus consommé des comédiens, tant il semblait parler de bonne foi. Ne sachant à quoi s'en tenir, le tuteur de miss Rovel résolut d'avancer pas à pas, la sonde à la main. —"Est-il possible, prince, reprit-il d'un ton narquois, qu'un homme tel que vous ait à se plaindre de la destinée? Se peut-il bien qu'il ait rencontré des résistances sur lesquelles il ne comptait pas?
—Et sur lesquelles, interrompit Sylvio, j'avais le droit de ne pas compter. La conduite de miss Rovel, poursuivit-il, me dispense de garder aucun ménagement et me met à l'aise pour vous apprendre qu'il y a peu de jours encore elle avait donné à ma stupide entreprise tous les encouragements imaginables. Tout était arrêté, concerté entre nous,—je n'ai pas l'habitude d'enlever les femmes malgré elles.—Un scrupule subit lui est venu, je ne crois pas à ses scrupules. Votre pupille, monsieur, est une satanée coquette, vous m'obligerez en le lui disant de ma part."
Ces dernières paroles furent prononcées sur un ton de dépit si amer qu'il n'était plus permis de croire que le beau Sylvio jouât la comédie. Raymond demeura convaincu que non-seulement il n'avait pu pousser sa victoire jusqu'au bout, mais que son entreprise avait échoué dès le premier pas, que miss Rovel s'était ravisée, que l'enlèvement n'avait pas eu lieu. Que s'était-il passé? Il mourait d'envie de le savoir. Cachant le trouble qui le dévorait: "Je vous promets, dit-il d'un air enjoué, de transmettre fidèlement votre message; mais vos griefs contre ma pupille sont-ils aussi sérieux qu'il vous plaît de le dire? Les scrupules sont de son âge et ne durent guère. Ne vous a-t-elle point donné d'espoir pour l'avenir? Ne vous a-t-elle pas laissé entrevoir qu'elle vous aime, et que tôt ou tard sa conscience sera de meilleure composition?"
Sylvio fronça ses noirs sourcils. "Je vous ai donné, monsieur, la permission de vous moquer de moi, répondit-il, mais il me semble que vous en abusez.
—Point du tout, vous vous méprenez sur mes sentiments. Je suis plein de sympathie pour votre malheur, d'autant qu'il a dû être fort sensible à un homme qui n'a jamais trouvé de cruelles."
Le prince reprit sa belle humeur: "En bonne foi, il m'est impossible de me fâcher; ma mésaventure a un côté si gai!… Monsieur, en présentant mon compliment à miss Rovel, veuillez lui dire que vous m'avez trouvé fort résigné à ma disgrâce; peut-être aurais-je été capable de l'épouser, et voilà un malheur qui eût manqué absolument de gaîté. Que s'il me reste quelque regret, je sais le moyen de m'en guérir. On m'a dit qu'il y avait un tripot célèbre à Saxon, qui n'est pas loin d'ici; c'est là que dès aujourd'hui j'achèverai de me consoler. D'où je conclus que je suis content, que vous l'êtes aussi, et que nous n'avons plus rien à nous dire."
A ces mots, il salua Raymond, comme pour l'engager à prendre congé de lui; mais Raymond ne lui rendit point son salut. Depuis deux minutes, il tenait ses yeux braqués sur la glace qui surmontait la cheminée, et dans laquelle il se passait quelque chose d'intéressant. Il y avait à l'autre bout de la chambre un petit garde-manteau à chevilles, masqué par une tenture en tapisserie. Ce rideau se réfléchissait dans la glace, et à deux reprises Raymond avait cru le voir osciller légèrement.
"Prince, dit-il, avant que je parte, un mot encore de grâce!
Qu'avez-vous caché avec tant de soin derrière cette tapisserie?"
Par un mouvement instinctif, le prince Natti courut se placer entre le garde-manteau et Raymond. "Vous êtes trop curieux, répondit-il avec hauteur; que vous importe?"
Raymond sentit tout son sang affluer à son coeur. Il ne pouvait plus douter que l'effronterie de ce Lovelace napolitain n'eût cherché à lui donner le change; Meg était là, derrière le rideau, à deux pas de lui. Il serait mort de honte si, en présence de la déloyale créature qui l'entendait, sa colère eût trahi son amour. Elevant la voix pour qu'elle portât jusqu'au bout de la chambre, il reprit avec une glaciale ironie: "Monsieur, tirez ce rideau, je serais heureux de présenter mes hommages l'honnête et charmante personne que vous avez enlevée cette nuit.
—Vous êtes donc sorcier? s'écria Sylvio d'un ton aigre-doux.
—Convenez, poursuivit Raymond, que vous m'en imposiez tout à l'heure, que vos desseins n'ont point rencontré de résistance, que cette nuit a été la plus heureuse de votre vie, qu'aucun sot scrupule n'est venu troubler ou retarder vos plaisirs.
—Je conviens, répondit-il, que vos ironies m'agacent furieusement les nerfs et que je vais me fâcher."
Sa belle humeur prévalut encore sur son dépit, et il ajouta en souriant: "A vous parler franc et net, on m'a tout offert, mais Je vous prie de croire que j'ai tout refusé.
—Prince, tirez donc ce rideau, répéta Raymond; je voudrais voir le visage que fait en vous écoutant l'innocente créature que vous avez enlevée cette nuit.
—Au préalable, vous entendrez l'histoire véridique de ma bonne fortune, reprit Sylvio, car le mieux est de se donner soi-même les étrivières, on y met plus de formes. Après deux heures de mortelle attente, j'étais furieux et transi de froid. Je donne l'ordre à mon cocher de regagner la ville. Au même instant, je crois ouïr une voix et un piétinement précipité. Le coeur me bondit, j'ouvre la portière, je m'élance, je presse amoureusement dans mes bras l'idole de mon âme qui venait me consoler de ma longue faction;… mais, voyez un peu les bizarreries du coeur! La lanterne de la voiture ayant jeté un pâle rayon sur son visage, il me vint un repentir, je sentis se calmer mes transports, mon amour se changea subitement en un saint respect, ce qui n'empêcha pas cette innocente créature, comme vous l'appelez, de s'installer sur mes coussins en me disant: "J'y suis, j'y reste…" Je vous la donne, monsieur, pour une tête de fer, qui a le sang chaud et les passions vives.
—Et vous la méprisez assez, s'écria Raymond, pour raconter cette histoire devant elle?
—Pourquoi la mépriserais-je? répliqua-t-il avec étonnement. Votre vocabulaire est singulier; qu'a donc à voir le mépris là dedans?"
Pour toute réponse, Raymond serra les poings et s'avança d'un pas vers le garde-manteau. Le prince lui barra le passage. "Promettez-moi, lui dit-il, que vous ne porterez pas la main sur elle. Vous lui faites une peur affreuse, elle prétend que vous seriez capable de la tuer.
—Moi, la tuer! repartit Raymond avec un ricanement sarcastique. Vous vous moquez. Lady Rovel l'avait confiée à ma garde, je dois à lady Rovel compte de son dépôt, et il n'en sera pas autre chose." Il ajouta d'un air impérieux: "Prince, faut-il que je vous la reprenne de force, ou consentez-vous à me la rendre?
—Tout de bon, vous me demandez de vous la rendre?
—Je vous l'ordonne.
—Et que ne parliez-vous, monsieur! Le ciel vous bénisse et vous récompense! je vous obéirai de grand coeur, et à l'instant même, et dix fois pour une, car croyez que cette beauté ingénue est ici malgré moi, et que la continence de Scipion n'est rien au prix de la mienne. Interrogez-la plutôt, qu'elle vous dise s'il n'est pas vrai que je l'engageai chaleureusement à retourner à l'Ermitage, qu'elle protesta de son intention de ne jamais me quitter, de me suivre au bout du monde, que, saisi d'épouvante, je sautai par la portière et cherchai mon salut dans une fuite essoufflée, mais qu'à peine étais-je ici, à peine me croyais-je à l'abri de ses charmes dangereux, elle a surgi devant moi comme un fantôme. Par où est-elle entrée? Par la fenêtre, par la cheminée, par le trou de la serrure? Je n'en sais rien, les sylphides ne connaissent point d'obstacles."
Et, pirouettant sur ses talons, il s'écria: "Déité miséricordieuse, bonté consolatrice, sortez de votre retraite, je vous suis caution que le farouche moraliste qui vous réclame ne touchera pas à un seul de vos cheveux."
En dépit de cette promesse rassurante, la déité demeura blottie dans son coin, et pour mieux se dérober aux regards, attirant à elle le rideau, elle tâcha de s'en envelopper. Par malheur, son action fut si impétueuse que la tringle céda, la tapisserie glissa jusqu'à terre, et les yeux étonnés de Raymond virent apparaître dans le désordre d'une tenture un front couleur de suie, un nez camus, et tout le visage de la plus romantique des négresses.
Il resta bouche béante, comme pétrifié; après quoi il fut pris d'un accès d'homérique hilarité et d'un éclat de rire nerveux dont il ne pouvait plus se rendre maître. Il regardait tour à tour le prince et Paméla, il grillait du désir de les embrasser l'un et l'autre.
"Pour le coup, votre gaîté passe les bornes, lui dit Sylvio en retroussant sa moustache, mes oreilles commencent à s'échauffer. Faites-moi le plaisir d'emmener au plus vite cette moricaude dont la vertu vous est si chère.
—Tout considéré, lui répondit Raymond en reprenant son sérieux, je me ferais une conscience de vous en priver. Dans un cas pareil au vôtre, cette moricaude a su consoler M. de Boisgenêt, de qui la sage philosophie me paraît digne d'être proposée en exemple. Au demeurant, si vous craignez que vos amis de Florence ne s'égaient comme moi à vos dépens, rassurez-vous, prince, vous pouvez compter sur mon absolue discrétion."
Et à ces mots, avant que Sylvio se fût mis en mesure de l'en empêcher, il gagna la porte, l'ouvrit précipitamment, s'élança dans l'escalier, le descendit à toutes jambes. Il prit un fiacre sur le quai et s'achemina vers l'Ermitage en recommandant au cocher de brûler le pavé. Après avoir vidé les arçons, son âme s'était remise en selle; il était heureux, gaillard, sûr de son fait. Il semonçait son imagination, lui reprochait sa ridicule erreur, ses effarements et sa démence; elle se confondait en excuses. Quand l'esprit est monté à ce ton, il trouve des explications à tout, même à un lit qui n'est pas défait, même à un volet qu'on avait fermé et qui s'est rouvert on ne sait comment. Raymond tenait pour avéré, pour constant, que la première personne qu'il allait rencontrer à l'Ermitage serait Meg, qu'elle s'était donné le plaisir de l'alarmer, qu'elle avait voulu mettre sa confiance à l'épreuve. Il se promettait de lui laisser ignorer les affres qu'il venait d'éprouver et de l'aborder avec un front serein; il se flattait d'y réussir, car il était fier de l'empire qu'il avait su prendre sur lui-même. Il sortait de l'hôtel des Bergues non-seulement sans avoir étranglé personne, mais encore sans avoir trahi ses angoisses, ni laissé échapper une parole qui pût compromettre sa pupille. La satisfaction que lui inspirait sa conduite se joignant à la certitude que miss Rovel n'aimait pas le prince Natti, il était disposé à se réconcilier avec l'univers, à confesser qu'il y avait un malentendu au fond de sa longue dispute avec la vie.
Il n'était plus qu'à dix minutes de l'Ermitage quand il vit accourir à lui un exprès qu'on venait de détacher à sa recherche. Il tenait deux lettres à la main; Raymond s'en saisit, il lui prit une sueur froide en lisant la première. Elle était de sa soeur, et l'écriture en était tremblée. Mlle Ferray lui mandait dans un style un peu décousu que miss Rovel ne s'était pas encore retrouvée, qu'on avait lieu de croire qu'elle avait exécuté son évasion dans les premières heures de la nuit, qu'elle était probablement sortie par l'une des fenêtres du salon, qu'elle avait pris son chemin à travers le verger. On venait de découvrir dans le bois une voilette accrochée à des broussailles et sur le ruisseau une planche qui avait dû servir de pont à la fugitive. Un fermier du voisinage affirmait que, revenant de la ville entre onze heures et minuit, il avait aperçu un jeune homme et deux chevaux embusqués près d'un bouquet d'arbres. Après avoir communiqué à son frère ces fâcheuses nouvelles, Mlle Ferray l'exhortait à ne point trop s'alarmer. "Nous faisons un mauvais rêve, lui écrivait-elle, mais on n'est jamais resté au milieu d'un rêve." Elle avait rouvert sa lettre pour ajouter en apostille qu'un commissionnaire venait d'apporter un pli, qu'elle s'était permis de l'ouvrir et se hâtait de le lui envoyer, qu'il y trouverait le mot de l'énigme, et qu'elle le conjurait de ne prendre aucune résolution avant d'en avoir conféré avec elle.
Le billet renfermé dans ce pli était ainsi conçu: "Monsieur, les apparences sont contre moi; mais après ce qui s'était passé entre nous, ce que j'ai fait, j'avais le droit de le faire. Ma conscience est tranquille, car mes intentions sont irréprochables. Aussi ne puis-je prendre mon parti d'avoir l'air de fuir devant vous. Je suis à Thonon; je m'y arrêterai vingt-quatre heures, et s'il vous plaisait de venir m'y rejoindre, je m'empresserais de vous donner toutes les explications que vous pouvez désirer. Votre obéissant serviteur,
"Gordon. "
Cette lettre et cette signature firent sur Raymond l'effet que produit le rouge sur le taureau. Il demeura stupide d'étonnement et de fureur, cloué sur place, un brouillard sur les yeux, se demandant où il était, de quoi il s'agissait, ce qu'il faisait au milieu d'une grande route, pourquoi il tenait un papier à la main. Il retrouva enfin le fil de ses idées; il lui parut prouvé qu'il était Raymond Ferray, que sa pupille s'était enfuie et qu'il perdait un temps précieux, attendu qu'il avait une affaire pressante à régler, qui était de rejoindre à Thonon M. Gordon et de lui expliquer poliment qu'il désirait se couper la gorge avec lui. Il s'aperçut aussi qu'il y avait à deux pas de là une voiture immobile, laquelle était attelée de deux chevaux, et un cocher qui l'observait attentivement, ne sachant à qui il en avait. L'interpellant d'un ton brusque, il lui fit prendre l'engagement de ne point ménager ses bêtes et de le conduire en trois heures à Thonon. Il ordonna ensuite à l'exprès de retourner auprès de sa soeur, de l'avertir qu'il ne rentrerait à l'Ermitage que dans la soirée. Cela dit, il venait de remonter dans son fiacre; le cocher brandissait déjà son fouet, quand une autre voiture arriva de Genève, brûlant le pavé. Elle s'arrêta subitement, et Raymond se trouva en présence de lady Rovel et du marquis de Boisgenêt.
Leur brouille n'avait pas duré. Après s'être retiré fièrement dans sa tente, M. de Boisgenêt avait regretté son coup de tête. Ses ressentiments s'étant apaisés, l'appétit lui était revenu. Il était aussi alléché de Meg que pouvait l'être Mirette du plus croquant des massepains; il pensait à elle comme à une friandise délicieuse, et son amour-propre piqué au vif avait juré qu'il s'en passerait la fantaisie. Aussi bien estimait-il que miss Rovel était non-seulement un morceau de roi, mais une superbe affaire. Il croyait lire dans les étoiles que les destins avaient voué lady Rovel à une fin prématurée, qu'ils ne lui donneraient pas le temps d'écorner sa fortune, qu'elle serait ravie à la tendresse de son gendre par une catastrophe prochaine, soit qu'elle se laissât choir au fond de quelque glacier ou qu'elle succombât à l'un de ces innombrables accidents qui accompagnent la recherche de l'homme idéal. Bref, M. de Boisgenêt avait fait ses soumissions et multiplié les démarches pour rentrer en grâce. Il était persévérant; après bien des pas perdus, il réussit à prendre lady Rovel dans sa bonne lune et obtint miséricorde. Quand il y va de leur intérêt, les sots deviennent lucides. Lady Rovel lui ayant confié ce qu'elle avait tu à tout le monde, à savoir que Meg était retournée chez son tuteur, le marquis mit son étude à lui persuader, par d'habiles et incessantes insinuations, que M. Ferray était secrètement amoureux de sa pupille, qu'elle-même en tenait pour son tuteur, et que la renvoyer à l'Ermitage c'était proprement la jeter dans la gueule du loup. A force d'entendre le holement de cette chouette, lady Rovel avait pris l'alarme. Elle avait toujours La Mecque sur le coeur; ne pouvant supporter l'idée qu'on se fût permis de la jouer, elle était partie sur-le-champ pour Genève, et elle se rendait à l'Ermitage dans le dessein de réclamer sa fille et de la ramener dans les vingt-quatre heures à Florence.
Elle n'eut pas plus tôt aperçu Raymond qu'ayant mis pied à terre, elle courut à lui, la foudre dans les yeux, et le tirant à l'écart, après qu'elle eut fait signe à M. de Boisgenêt de venir les rejoindre: "Monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez indignement trompée.
—Comment cela, madame?
—Vous m'aviez juré que ma fille vous était parfaitement indifférente.
—C'est l'exacte vérité, aujourd'hui encore plus qu'hier.
—A d'autres, je vous prie; vous êtes amoureux d'elle, c'est M. de
Boisgenêt qui le dit.
—M. de Boisgenêt est le plus pénétrant des devins. J'aime votre fille autant que je l'estime.
—Et vous êtes parvenu à vous faire aimer de cette éventée; c'est encore M. de Boisgenêt qui l'affirme.
—Cette éventée, répondit-il, en tient si fort pour moi, qu'elle a pris cette nuit la clé des champs."
Lady Rovel fit deux pas en arrière. "Que me chantez-vous là? s'écria-t-elle.
—Je suis désolé, madame, que ma chanson ne vous revienne pas; mais j'ai l'honneur de vous répéter que je partais à la poursuite de votre fille, qui s'est fait enlever cette nuit par un aventurier.
—Comment se nomme cet insecte?
—Cet insecte, madame, c'est un M. Gordon qui n'a pas le bonheur d'être connu de vous, et je ne perdrai pas mon temps à vous faire son portrait.
—Et vous ne l'avez pas encore fait arrêter! lui dit-elle d'un ton méprisant.
—Le mal est que j'ignorais, il y a deux minutes encore, où M. Gordon avait jugé à propos de diriger ses pas.
—Il y a deux minutes que vous le savez, et vous ne me l'avez pas encore dit!
—Si vous daigniez me laisser parler, madame, je vous apprendrais que votre fille est à Thonon.
—Et pousserez-vous l'obligeance jusqu'à m'expliquer où est Thonon?
—Sur le bord du lac Léman, à quelque trente kilomètres de Genève."
Après un court silence, elle reprit: "Vous êtes le premier coupable, monsieur. Quand on a la manie, la rage de se faire tuteur, on tâche d'acquérir les qualités de l'emploi, et quand on demande à prendre une jeune fille sous sa garde, on se donne la peine de la garder.
—C'est un honneur, madame, que je ne me souviens pas d'avoir recherché; dans ma simplicité, je croyais l'avoir subi à mon corps défendant.
—N'est-ce pas vous qui m'avez empêchée de marier Meg à M. de Boisgenêt? Si ce mariage s'était fait, je n'aurais plus à m'occuper d'elle, et ce serait au marquis de courir après… comment l'appelez-vous? après M. Gordon."
Le marquis fit une modeste inclination de tête pour témoigner combien ce regret le touchait.
"Ah! sur ce point, reprit Raymond, je dis humblement mon peccavi, madame. Je reconnais que j'ai eu le plus grand tort de m'opposer à un mariage si bien assorti; dès que vous serez rentrée en possession de votre fille, je vous supplierai de la donner bien vite à M. de Boisgenêt, et j'applaudirai des deux mains à cet heureux dénoûment."
Ce petit colloque avait répandu un seau d'eau froide sur la passion de M. de Boisgenêt. Sa prudence entra en pourparlers avec son amoureux penchant, lui déclara qu'il lui avait déjà coûté bien cher, qu'il n'était pas dans ses moyens de lui faire de plus grands sacrifices, qu'elle entendait arrêter les frais. Apostrophant Raymond du ton le plus aigre: "Monsieur, lui dit-il, vous êtes fort obligeant; mais, s'il me plaît de me marier, je me marierai quand et comme il me plaira.
—Et puisque c'est Meg qui vous plaît, reprit soudain lady Rovel, c'est Meg qu'il vous plaira d'épouser.
—Permettez, madame, répondit-il; à nouveaux faits, nouveaux conseils, et certains événements donnent à penser à un homme de sens.
—Qui vous défend d'y penser? Je vous prie seulement de vous souvenir que vous avez recherché, sollicité, mendié la main de ma fille.
—Eh! madame, je n'avais pas prévu M. Gordon, et je vous confesse que ce M. Gordon me refroidit un peu.
—Il produit sur moi l'effet directement contraire, répliqua-t-elle, il ravive mon désir de marier Meg; vous me l'avez demandée, je vous l'accorde.
—C'est trop de bonté; mais plus je réfléchis…
—Vos réflexions sont parfaitement impertinentes, interrompit-elle, et vous criez comme un aigle pour bien peu de chose. De quoi s'agit-il après tout? D'une escapade; malgré les apparences, Meg est une ingénue.
—Merci de ma vie! s'écria-t-il, une ingénuité qui va passer la nuit à Thonon avec un monsieur me paraît la plus dégourdie du monde, et voilà une marquise de Boisgenêt qui en a dans l'aile.
—Marquis, vous l'épouserez, cria-t-elle du haut de sa tête, vous en serez quitte pour prendre vos précautions et défendre votre porte à tous les Gordons à venir.
—Dieu les bénisse! madame, mais le premier en date de tous les Cordons, celui qui est à Thonon, il n'est pas à venir, que je sache; il est d'une effrayante réalité; je ne peux empêcher ce Gordon-là d'être arrivé, et c'est un Gordon que je ne me soucie pas de prendre à mon compte. Serviteur! je n'épouserai point."
Lady Rovel se retourna vers Raymond: "Monsieur, lui dit-elle, vous êtes le mauvais génie de ma maison, et je mets sur votre conscience le refus de M. de Boisgenêt. Si vous êtes un homme de coeur, vous vous battrez avec lui pour le contraindre d'épouser Meg.
—Je n'en ferai rien, répondit Raymond. Je consens à courir après votre fille; si je parviens à vous la rendre, M. de Boisgenêt l'épousera ou ne l'épousera pas. La seule chose certaine est que dès demain ma mémoire sera nette de son souvenir, et malavisé qui se permettrait de prononcer son nom devant moi."
Là-dessus il courut à sa voiture, y remonta lestement, donna l'ordre à son cocher de fouetter à tour de bras ses chevaux, et, mettant cap au vent sur M. Gordon, il partit sans s'inquiéter si lady Rovel le suivait.
La route qui conduit de Genève à Thonon traverse un beau pays; elle a vue d'un côté sur les Alpes, de l'autre sur le plus admirable des lacs. On croira sans peine que Raymond ne vit ce jour-là ni le lac ni les Alpes. Cependant il ne s'ennuya point en chemin, il avait de quoi s'occuper. Tantôt il vouait une fois de plus une haine implacable à toutes les femmes, à leurs déloyautés, à leurs perfidies, à leurs artifices empoisonnés; il maudissait ces roseaux qui percent et déchirent la main assez folle pour s'y appuyer. Tantôt il se félicitait d'être à jamais guéri; il pouvait évoquer impunément l'image de Meg, se souvenir sans péril de sa beauté; il s'était retrempé dans le mépris, autre Styx dont les eaux noires et fangeuses, mais salutaires, rendent invulnérable le coeur qui s'y baigne. A la vérité, il lui arrivait par intervalles de se dire que, si un soir, dans une bibliothèque, il eût cédé à l'entraînement de sa passion, peut-être une âme de dix-huit ans se fût donnée à lui pour toujours et sans réserve. Il repoussait bien vite cette vision avec horreur; il se répétait cent et cent fois que miss Rovel n'était que duplicité et mensonge, pour un peu il se serait mis à la portière et aurait crié aux passants: "Honnêtes gens, gardez-vous de l'aimer, elle ferait de votre vie un enfer!" Il souhaitait qu'elle adorât son ravisseur afin de la mettre au désespoir en le tuant, car il avait décidé qu'il le tuerait, qu'il ne pourrait respirer à l'aise qu'après s'être vengé, que, si grand que paraisse le monde, il était trop étroit pour contenir un Gordon et Raymond Ferray. A ce propos, il se rappelait avec complaisance qu'un jour, en Arabie, accosté par des Bédouins dont les intentions étaient douteuses, et désirant les tenir en respect, il avait déchargé sur un caillou, à quarante pas de distance, deux coups de son revolver et qu'il avait mis deux balles dans le blanc.
Quand on a dans la tête un si grand roulis de pensées, on peut aller de Genève à Thonon sans s'ennuyer un instant, et, quelle que fût son impatience d'arriver, Raymond ne songea point à se plaindre de la longueur du chemin.
Après le départ de Raymond, lady Rovel sans désemparer avait livré un nouvel assaut à M. de Boisgenêt. Reprenant sa démonstration, elle lui prouva par les raisons les plus concluantes que le premier de ses devoirs était de la décharger pour toujours du pénible soin de garder sa fille, qu'il avait été mis au monde tout exprès pour cela, qu'un homme d'honneur tient à remplir sa destinée, qu'un homme sérieux ne se ravise pas, et qu'un homme d'esprit voit les choses de haut, méprise les détails et la bagatelle d'un enlèvement, que partant il épouserait Meg aussitôt que son sot tuteur l'aurait reprise à M. Gordon, qu'elle entendait que cette affaire fût réglée avant le coucher du soleil, et qu'à cet effet il aurait l'honneur de l'accompagner dans l'instant même à Thonon. Le marquis se défendit du bec et des ongles; elle se mit en colère, il s'emporta, et, renonçant à ménager ses termes, il repartit que la marchandise était trop avariée pour trouver marchand, qu'il en abandonnait sa part, que certains dévoûments dépassaient son courage, et qu'il n'admettait pas qu'on le prît pour un Dandin. Elle rompit à jamais avec lui, et ordonna à son cocher de la conduire à Thonon. Celui-ci, craignant que son cheval un peu poussif ne pût fournir une si longue carrière, lui représenta qu'elle ferait plus agréablement sa route par eau. Plantant là le marquis, elle se fit ramener à Genève, où elle avisa en arrivant sur le quai un bateau à vapeur qui chauffait; elle s'y embarqua.
Quand le bateau fut sorti du port, lady Rovel, debout à l'arrière, la main posée sur le bordage, le front penché vers l'eau, s'abandonna au courant de ses tristes pensées, et laissa son esprit s'en aller à la dérive. Le chagrin que lui causait l'équipée de sa fille fit bientôt place à un mélancolique retour sur elle-même. Elle se remémora son passé, les longues erreurs de son odyssée au travers du monde, elle fit le dénombrement de ses illusions, vit défiler devant elle le visage de tous les hommes qui l'avaient abusée par une ressemblance de famille avec ses songes. De tant de vaines expériences, que lui restait-il? Un vide insupportable et le mépris de ce qu'elle avait aimé. Si le passé l'écoeurait, l'avenir lui donnait le frisson. Elle avait perdu jusqu'au pouvoir de se tromper; une voix funèbre lui criait: Ne cherche plus rien, car il n'y a rien.
Elle regarda des oiseaux blancs qui rasaient la surface de l'eau, où ils pourchassaient quelque invisible proie; tour à tour ils remontaient brusquement dans l'air, ou plongeaient derechef et glissaient entre deux lames, renouvelant sans se lasser leurs poursuites et leurs ébats. Elle contempla aussi le déferler monotone des vagues, brisant sur le rivage, et, après s'être retirées avec un bruit creux, rapportant leurs volutes blanchissantes à la grève éternellement amusée de leur murmure et de leur écume. Elle comparait tristement les infatigables persévérances de l'oublieuse nature, qui se répète à jamais sans ennui, et la sombre destinée d'une âme humaine, quand, parvenue à l'âge où l'on se détrompe de la vie, elle ressent à la fois l'impuissance de rien entreprendre et une mystérieuse horreur d'avoir fini. Elle se prenait alors en pitié, accusait le sort jaloux qui lui refusait le bonheur toujours recommençant des vagues et des mouettes. Ayant relevé la tête, elle jeta un coup d'oeil de mépris sur les Alpes, sur leurs pitons, sur leurs coupoles d'argent. Elle décida que le Mont-Blanc n'était qu'une taupinière, que le monde est une méchante boîte où l'on étouffe, et que le ciel en est le couvercle.
Comme elle venait de se retourner et qu'elle laissait ses regards errer dans le vide, elle vit s'avancer sur le pont un homme encore jeune qu'il lui souvint d'avoir rencontré quelque part, figure pâle, expressive, éclairée par de grands yeux bruns d'une beauté mystique, lesquels, à force de voyager dans le ciel, avaient pris la terre en dédain. Ayant feuilleté les poudreux registres de sa mémoire, lady Rovel y retrouva le nom du missionnaire wesleyen qui l'été précédent l'avait haranguée sur les bords du lac de Lucerne, et qu'elle avait interloqué par un sourire. Il était là, devant elle. A sa vue, elle sentit quelque chose remuer dans son coeur. Certaines rencontres laissent en nous des traces plus profondes que nous ne pensons; notre âme à son insu en conserve le souvenir, il y germe, il y grandit. Où il n'était tombé qu'un gland, on s'étonne de trouver un chêne, le gland s'était enfoncé silencieusement dans la terre, et ce qui en est sorti suffit pour donner de l'ombre à toute une vie.
Ce missionnaire wesleyen, qui s'appelait M. Glover, avait passé plusieurs années en Sénégambie; il y avait évangélisé les Mandingues et converti secrètement la soeur du roi de Saloum. Sa santé s'était détruite par l'excès des fatigues et l'influence d'un climat funeste; il était venu la refaire en Europe et se proposait de repartir avant peu pour l'Afrique. Il n'eut pas besoin de considérer deux fois lady Rovel pour la reconnaître. Sa première mésaventure lui prêchant la prudence, il ne l'aborda point. Quel ne fut pas son étonnement de la voir venir à lui! Elle lui fit signe de la suivre et l'emmena dans la cabine, où ils furent longtemps tête à tête.
Là, sans préambule, elle répandit son âme dans celle du missionnaire. Elle lui dit ses chagrins, ses déconvenues, ses dégoûts, ses pensées dévorantes, la profonde misère de son coeur, monarque changé en mendiant et dont la pourpre n'était plus qu'un haillon. Le vaillant chasseur de consciences, toujours à l'affût et ardent à la proie, tressaillit d'une sainte allégresse; il loua le ciel de ce que le noble gibier qu'il avait manqué une fois venait se présenter de nouveau à portée de son fusil. Ce n'est pas que M. Glover, à l'exemple d'un janséniste célèbre, attachât un prix particulier à la conquête des âmes logées dans de beaux corps; mais la gloire de convertir une pécheresse qui avait rempli l'Europe du fracas de ses aventures était propre à tenter son zèle et son ambition.
Il avait l'éloquence que donne la parfaite sincérité; dans cette conjoncture, il se surpassa lui-même. Après avoir représenté à sa pénitence la vanité du monde, le néant de ses grandeurs et de ses plaisirs, il lui insinua que l'ennui dont elle était consumée était un avertissement du ciel, qui réclamait son coeur et seul pouvait le remplir; il lui exposa le mystère de la grâce, les détours qu'elle fait pour s'emparer des âmes perdues, ses artifices, ses ruses, ses violences, ses inépuisables attentions, la paix et les délices qu'elle réserve à ses élus. Lady Rovel fut saisie, troublée par les tableaux qu'il lui faisait, par les abondances de sa parole et de son coeur. Il sentit qu'elle était à demi vaincue, que l'aiguillon divin avait pénétré dans le vif; il redoubla d'efforts pour enfoncer le trait. Il avait trop de candeur pour démêler exactement ce qui se passait en elle. Si elle subissait les atteintes de son éloquence, elle ne laissait pas d'être touchée aussi de sa jeunesse, de l'éclat humide et velouté de ses yeux, de la beauté particulière qu'imprimait à ce pâle visage une dévotion un peu romanesque.
Quelques passagers étant survenus, la conversation changea de thème. M. Glover répondit avec obligeance aux nombreuses questions que lui adressa lady Rovel touchant sa vie et ses lointains voyages. Il lui raconta la Sénégambie, ses fatigues, ses campagnes, cette princesse mandingue qu'il se flattait d'avoir gagnée à l'Evangile, son impatience de retourner en Afrique pour y consommer son oeuvre. A ces récits, l'imagination de lady Rovel s'enflamma. Des forêts de baobabs, l'arbre à beurre, d'immenses savanes où errent des troupeaux d'éléphants et de sangliers, des sérails noirs, des nègres dansant au son du tambourin, des moeurs étranges, des hasards, tout cela s'entremêlait dans son esprit avec les mystères de la grâce, la paix des élus et les félicités d'une conscience régénérée. Il lui parut que toutes ces idées assez disparates s'accordaient fort bien ensemble, que la Sénégambie est l'endroit du monde qui ressemble le plus au paradis, et un éclair d'espérance brilla devant ses yeux. S'étant informée quel homme était le roi de Saloum et s'il avait quelque velléité de devenir chrétien, M. Glover lui répondit que ce despote rébarbatif ferait incontinent décapiter ses quatre cent mille sujets, s'il pouvait les soupçonner de fausser compagnie à leurs fétiches ou à Mahomet. Le portrait qu'il lui fit du personnage acheva de griser lady Rovel. Ce coupe-tête africain lui apparut entouré d'un nimbe et de tout le prestige d'une imposante majesté. Elle décida que l'honneur de le convertir lui était réservé, qu'elle venait de déchiffrer enfin l'indéchiffrable secret de sa destinée, que sa beauté accomplirait ce miracle, que Dieu le voulait, que jamais prédestination n'avait été plus manifeste. Son avenir s'éclaira subitement de la plus vive lumière, et, comme Archimède sortant du bain, elle s'écria dans la plénitude de son coeur: J'ai trouvé! Dès ce moment, elle conçut la ferme résolution d'accompagner M. Glover en Sénégambie; c'était une bien autre aventure que ce ridicule voyage à La Mecque dont elle s'était sottement engouée. Elle n'osa pourtant s'en ouvrir sur-le-champ au missionnaire; elle se contenta de le remercier de tout le bien qu'il lui avait fait, lui déclara qu'elle lui confiait le soin de son âme, qu'elle entendait ne plus le quitter jusqu'à son départ. Il l'assura qu'il serait plus fier et plus satisfait d'avoir donné à Dieu lady Rovel qu'une princesse mandingue, et assurément il ne mentait pas.
Les heures s'étaient écoulées si vite dans ces émouvants entretiens que le bateau fit escale devant Thonon sans que lady Rovel s'en aperçût. Elle ne sortit de sa préoccupation qu'en arrivant près d'Evian, où descendait M. Glover, qui se proposait d'y continuer une cure d'eau. Elle se ressouvint que sa fille avait été enlevée par M. Gordon. Tout en débarquant, elle raconta ses disgrâces maternelles à son nouveau directeur, et le pria de vouloir bien l'assister de sa prudence, s'engageant à respecter ses conseils comme des oracles. Il prit une part très-vive à son chagrin, dont il lui parla en homme de sens et de coeur, et, s'étant mis à sa disposition, ils convinrent de louer une voiture et de repartir pour Thonon le plus tôt possible.
Cependant Raymond était parvenu au terme de son voyage. Il descendit à l'auberge la plus achalandée de l'endroit et s'y informa de M. Gordon. L'hôtelier, homme jovial et loquace, lui répondit qu'apparemment il entendait parler d'un gentil petit Anglais qui était arrivé dare dare au milieu de la nuit en compagnie d'une petite Anglaise jolie comme les amours, que ces deux nouveaux mariés faisaient leur voyage de noces, qu'ils paraissaient s'aimer comme des tourtereaux. Sur la fin de la matinée, la jeune étrangère était partie pour visiter des amis dans le voisinage, et après l'avoir tendrement embrassée, son jeune mari s'était rendu hors du bourg, dans un jardin dépendant de l'hôtel, où il y avait un tir au pistolet; il s'y était enfermé sous clé, et depuis deux heures il massacrait force poupées. Raymond avait rapporté d'Italie une opinion avantageuse de l'intelligence de M. Gordon; il se confirma dans son jugement en apprenant que ce perspicace insulaire employait utilement ses heures à se faire la main.
Il pria l'aubergiste de lui faire tenir à l'instant sa carte. Au bout de dix minutes, on revint lui annoncer qu'il était attendu, et on lui enseigna le chemin qu'il devait prendre. Il atteignit bientôt l'entrée d'un jardin enclos de hautes murailles. Ayant frappé à la porte, qui était fermée au verrou, elle lui fut ouverte par ce jouvenceau froid et flegmatique qu'il avait vu à la chartreuse d'Ema. M. Gordon accueillit Raymond fort civilement; mais son abord et ses manières annonçaient cette possession de soi-même qui tient un furieux à distance. Quoique Raymond eût appris de l'hôtelier que la jeune étrangère avait quitté Thonon, son premier soin fut de fureter du regard dans tous les angles du jardin.
"Vous cherchez miss Rovel? lui demanda M. Gordon avec un demi-sourire. Comment pouvez-vous supposer qu'elle soit ici? Je ne suis pas assez simple pour ne l'avoir pas mise en sûreté." Il ajouta: "Je vous attendais, monsieur; j'étais sûr que vous seriez curieux des explications que je vous ai promises.
—Vous vous trompez bien, monsieur, lui répondit Raymond, je m'en soucie fort peu.
—Alors vous êtes venu dans le dessein de me réclamer miss Rovel et dans l'espérance de me la reprendre?
—Encore moins; gardez-la, je n'y vois aucun inconvénient. Pourquoi vous donner l'air d'ignorer mes intentions? Vous les aviez devinées, témoin le travail auquel vous vous livrez dans ce jardin.
—Effectivement, il faut tout prévoir, reprit M. Gordon d'un ton posé et tranquille; mais il ne faut jamais se presser. Pour ma part, j'ai toujours tenu à savoir exactement ce que je faisais. Ainsi, monsieur, c'est au tuteur de miss Rovel que j'ai affaire dans ce moment?"
Son calme imperturbable surexcitait l'impatience de Raymond. "Trêve de discours! s'écria-t-il. Le lieu, le jour, l'heure, décidez de tout, je m'en rapporte à vos convenances; on ne peut être, je pense, plus accommodant.
—Vous le seriez davantage encore, si vous m'accordiez deux minutes d'attention. Puisque vous vous présentez ici en qualité de tuteur de miss Rovel, il me paraît qu'au lieu de nous égorger, il nous est très-facile de nous entendre. Je vous l'ai dit et je vous le répète, mes vues sont irréprochables. J'ai enlevé miss Rovel parce que je me suis convaincu que je n'avais pas d'autre moyen de l'obtenir. Elle s'est prêtée à mon projet, et, pour ne rien dire de plus, elle consent à notre mariage.
—Tout ceci, interrompit vivement Raymond, m'intéresse fort peu. Vous vous en expliquerez avec lady Rovel, qui sera ici tout à l'heure.
—En vérité? repartit M. Gordon, dont le visage manifesta pour la première fois quelque émotion, Comment se fait-il que lady Rovel…
—Vous le lui demanderez à elle-même, poursuivit Raymond, et vous lui conterez votre cas. Sûrement elle ne vous refusera pas le prix qui est dû à votre exploit, la glorieuse récompense que vous avez si vaillamment méritée. Ce ne sont point mes affaires. A Florence, vous vous êtes permis à mon égard un badinage que j'ai jugé offensant; cette nuit, vous avez aggravé l'insulte en enlevant de ma maison une jeune fille dont j'étais responsable. C'est de quoi je vous demande raison, et voilà l'unique objet de ma visite."
M. Gordon le considéra un instant en silence, puis s'écria: "Eh bien! soit, vous êtes fou; mais la folie est contagieuse, et je sens que la vôtre me gagne. Vous voulez vous battre, je le veux aussi. Quand? aujourd'hui même. Où? ici, dans ce jardin. Nos témoins? nous nous en passerons. Les armes? les premiers pistolets venus, ceux-ci par exemple que je n'ai pas encore essayés."
Il courut au râtelier, y décrocha une paire de pistolets, les fit examiner par Raymond, et se mit en devoir de les charger. "Cet endroit, reprit-il, est un lieu fort bien choisi. S'il advient malencontre à l'un de nous, tout le monde sait qu'il peut arriver à un tireur maladroit d'estropier un marqueur imprudent; la justice se contentera peut-être de cette explication. Seulement j'exige que, pour observer toutes les vraisemblances, nous allions, vous et moi, nous placer chacun à notre tour devant cette cible, jusqu'à ce que l'un des deux refuse le combat. Acceptez-vous mes conditions?" demanda-t-il à Raymond, qui l'observait d'un air surpris et semblait se demander s'il plaisantait.
M. Gordon ne plaisantait jamais, et Raymond finit par lui dire: "Vos idées sont baroques, monsieur; ce qui est encore plus singulier, c'est qu'elles me plaisent.
—Je suis enchanté de réussir enfin à vous proposer quelque chose qui vous agrée, repartit M. Gordon; c'est un bonheur que je n'ai pas eu à la chartreuse d'Ema. Reste à savoir qui tirera le premier; je désire que ce soit vous."
Raymond s'y étant nettement refusé, ils s'en remirent au sort, qui prononça en faveur de M. Gordon. "Renouvelons l'épreuve ou ajournons la partie, dit le jeune Anglais. Je ne suis pas en colère, il me serait impossible de tirer sur vous.
—C'est un triste devoir que vous aurez à l'instant même la joie d'accomplir," lui répliqua Raymond, et il alla se poster devant la cible.
M. Gordon parut hésiter un instant; il avait l'attitude et la mine d'un homme qui se consulte et cherche quelque expédient pour sortir d'un mauvais pas. Puis, comme par l'effet d'une résolution soudaine, il souleva lentement son pistolet, l'arma, et le doigt sur la détente, il ajusta son homme.
On était au milieu d'avril, et il faisait le plus beau temps du monde. Le ciel était radieux; le jardin se parait d'une verdure nouvelle et commençait à refleurir. Autour d'un rucher se faisait entendre un confus bourdonnement d'abeilles qui revenaient de leur première picorée. Une mésange vint se poser sur la cime d'un lilas et entonna sa chanson; sa voix était limpide et fraîche, il semblait qu'elle eût le printemps dans la gorge. Raymond crut s'apercevoir que le ciel du bleu le plus doux et ce jardin gonflé de sève se regardaient l'un l'autre et murmuraient en le montrant du doigt: "L'homme que voici se plaisait à croire que sa vie était maudite. Le bonheur en cheveux blonds est entré chez lui, s'est assis à son foyer et lui a dit: Fais un signe, je suis à toi! Mais il lui a répondu: Tu es un fantôme, je ne veux pas te connaître. Et cet homme va mourir, car un pistolet est braqué sur lui." En ce moment, la mésange prit son essor, et il parut à Raymond que sa vie s'envolait avec elle, que son coeur, qui avait renié les dieux et méprisé l'espérance, venait de cesser de battre dans sa poitrine.
Cependant M. Gordon abaissa tout à coup son bras et son arme en disant: "Décidément, monsieur, je ne suis pas aussi fou que vous; je n'aime que les extravagances où il entre un peu de raison, et plus j'y réfléchis, plus je me convaincs que ce que nous faisons dans ce jardin est absolument déraisonnable.
—Dieu! que de paroles inutiles! ferez-vous feu? lui répliqua Raymond en fureur.
—Pas avant que vous ayez discuté mon raisonnement. Vous êtes le tuteur de miss Rovel; quel avantage puis-je avoir à me battre avec vous? Si j'ai le malheur de vous tuer, lady Rovel fera peut-être des difficultés pour me donner sa fille. Si vous me tuez, je serai encore plus loin de compte. Or je suis éperdument amoureux, et quand je tiens le bonheur, je ne suis pas homme à le lâcher.
—En finirons-nous une fois? je vous somme de tirer, s'écria Raymond hors de lui.
—Non, monsieur, je ne tirerai pas. Je réserve la balle qui est dans ce pistolet pour le rival qui aurait l'insolence de me déclarer qu'il aime miss Rovel et l'audace de me la disputer."
Raymond marcha sur lui avec une allure de bête fauve: "Eh bien! supposez, monsieur, lui dit-il, supposez que cet insolent, ce rival, le voici!
—Ah! vous en convenez enfin? repartit M. Gordon en faisant un pas en arrière.
—Je conviens, reprit-il d'une voix rauque et saccadée qui ressemblait à un rugissement, je conviens que vous m'avez enlevé la femme que j'aimais, et que je l'aime encore assez pour vouloir vous tuer."
A peine ces paroles eurent-elles été prononcées que, du fond d'un hangar où elle s'était blottie parmi des hottes et des brouettes, sortit brusquement miss Rovel, tête nue, la chevelure en désordre et poudreuse, l'oeil en feu, le visage défait, tremblante, pâle comme une matinée de printemps éclose dans une nuit de tempête, et dont le sourire douteux brille entre deux nuées. On lisait sur son front une joie sauvage, et avec l'émotion d'une longue attente, un peu de colère pour avoir trop attendu.
"Il ne peut plus s'en dédire, s'écria-t-elle, et le voilà pris!"
Raymond la contemplait avec des yeux égarés, elle s'avança vers lui. Il recula en la repoussant par un geste farouche. Alors elle courut à M. Gordon, elle enlaça son bras autour du sien, appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme, et lui dit en pesant sur ses mots: "Mon cher Gordon, apprenez, je vous prie, à M. Ferray que vous vous souciez fort peu de m'épouser, mais que vous avez de bonnes raisons pour être le meilleur de mes amis, et que vous avez trempé en tout bien tout honneur dans le noir complot que j'ai ourdi contre lui. Faites-moi la grâce de lui dire qu'en le dépêchant auprès de vous dans une chartreuse, j'espérais le rendre jaloux, et que mon épreuve a si bien réussi que de ce jour j'ai conçu l'espoir de l'amener où je voulais. Dites-lui qu'en me renvoyant le basilic qu'il s'était hâté de vous remettre de ma part, vous me donniez à entendre que mon messager vous avait plu et que vous approuviez mon choix. Dites-lui encore qu'une nuit, dans un bal masqué, vous lui avez révélé le secret de son coeur pour le familiariser avec un monstre qu'il n'osait regarder en face. Veuillez lui expliquer aussi que, furieuse de ses obstinées résistances, je m'étais résolue à-m'enfuir avec le prince Natti, que vous êtes arrivé à Genève fort à propos pour me calmer, qu'un soir qu'il faisait du vent nous avons eu au bord d'un ruisseau un long entretien interrompu tardivement par Mlle Ferray, après que nous avions décidé que vous seriez mon ravisseur. Enfin expliquez-lui que l'envoi mystérieux de certain médaillon était un signe convenu entre nous et destiné à m'apprendre que vous aviez pris vos mesures, que le lendemain vous m'attendriez avec deux chevaux près d'un petit bois. Peut-être, mon cher Gordon, vous dira-t-il que votre amitié pour moi lui est suspecte. Alors répondez-lui hardiment qu'il n'y a point de Gordon, qu'on fait semblant quelquefois de partir pour la Barbade, et que vous êtes William Rovel, mon bon frère, à qui j'aurai une éternelle reconnaissance, puisque, grâce à vous, j'ai entendu tout à l'heure l'homme que j'aime déclarer qu'il m'aimait encore assez pour vouloir vous tuer.
—Excusez-moi, monsieur, dit à son tour le faux Gordon en se découvrant et s'avançant d'un pas vers Raymond, mon rôle m'a été soufflé, mon seul crime est de m'être appliqué à le bien dire. Que voulez-vous? Tantôt vous m'avez reproché d'avoir des idées baroques; il m'est venu celle de vouloir que ma soeur fût une honnête femme. Elle m'a déclaré que le seul moyen était de lui faire épouser l'homme qu'elle aimait. Quand c'eût été le taïcoun du Japon, j'aurais couru le chercher à Yeddo. Je suis ravi de n'être pas allé si loin et d'avoir trouvé, entre le troisième et le quatrième degré de longitude Est, un homme que j'estime beaucoup plus qu'un empereur."
Meg l'interrompit; lui montrant Raymond: "William, dit-elle, quelle sotte figure fait ce pauvre homme! C'est un mauvais joueur, il ne sait pas perdre.
—Et pourtant il joue à qui perd gagne," lui répondit son frère.
Elle tendit la main à son tuteur, il ne la prit pas. Il regardait la terre d'un oeil sombre. L'étrangeté du cas, la surprise, l'effarement, le dépit d'avoir été joué par deux enfants, la honte de sa défaite, les suprêmes angoisses d'un orgueil aux abois, je ne sais quoi encore l'avait à ce point pétrifié, qu'il était hors d'état de faire un mouvement et de prononcer un seul mot.
La colère s'empara de Meg; elle s'écria: "Soit, à merveille! M. Ferray Raymond est un grand homme, et les grands hommes se doivent à eux-mêmes de ne jamais se démentir. Je tiens pour nul l'aveu qui vous est échappé tout à l'heure; il y a eu des témoins, nous les prierons de se taire. Eh! bon Dieu, est-il donc prouvé que je vous aime? Nos deux orgueils ont joué une partie l'un contre l'autre, c'est le mien qui l'a gagnée, nous serons généreuse, je vous garderai le secret. Pensez-vous par hasard me réduire au désespoir? Je serai bien vite consolée. Quel avenir après tout m'auriez-vous fait en m'épousant? Peut-être me serais-je figuré que j'étais tenue de vous rendre heureux. Je ne veux plus m'occuper que de mon propre bonheur. Avant peu, j'épouserai quelque Boisgenêt, et je serai libre comme l'air, mon bon plaisir sera mon dieu, j'aurai dix mille fantaisies, des intrigues, des amants, je ferai du bruit dans le monde, je serai la fille de ma mère, et si quelqu'un s'avise d'y trouver à redire, je lui répondrai: "J'aimais un homme qui n'a pas voulu de moi, et je me suis vengée de la vie, qui m'avait refusé l'aumône que je lui demandais."
Parlant ainsi, elle avait le teint allumé, ses regards pétillaient, ses narines étaient gonflées, et, d'une baguette qu'elle venait d'arracher à un coudrier, elle fouettait l'air avec violence en regrettant qu'il n'eût pas un visage, et que ce visage ne fût pas celui de l'homme qu'elle aimait et qu'elle était sur le point de haïr. Puis, jetant sa baguette à terre: "Pour la dernière fois, monsieur, je vous aime, vous m'aimez, et je vous mets au défi de m'oublier; me voulez-vous? Si vous dites non ou que votre coeur hésite, vous ne me reverrez plus; mais je vous jure par mes cheveux blonds que vous entendrez parler de moi. Notre sort est dans vos mains, décidez!"
L'instant d'après, Raymond s'approchait d'elle et lui disait d'une voix étouffée: "Puisqu'il vous faut absolument une victime, miss Rovel, choisissez-moi; je suis prêt à tout souffrir pour vous et par vous. "
Il lui saisit la main, qu'elle ne lui tendait plus. Il y colla ses lèvres et il sentit que ce baiser était une signature, qu'il venait de souscrire à sa destinée, qu'il ne lui restait plus d'autre alternative que de subir ou d'adorer sa servitude. Elle recouvra aussitôt sa gaîté et lui dit en riant: "Permettez, monsieur, un soir vous m'avez embrassée mieux que cela." Il rougit jusqu'aux oreilles et ouvrait la bouche pour lui demander une explication quand William Rovel, les séparant, leur dit avec son inaltérable gravité: "Tout est fait, et rien n'est fait, car il s'agit non de s'aimer, mais de s'épouser, et M. Raymond Ferray ne peut épouser miss Rovel sans le consentement de lady Rovel, à qui sir John Rovel a donné une procuration en forme. Ce consentement, M. Ferray est trop fier pour le demander,—car vous avez, Meg, un amoureux bien étrange,—et au surplus, s'il le demandait, on ne manquerait pas de le lui refuser. Le point est d'obtenir, monsieur, que lady Rovel vous force à épouser sa fille, et le cas est embarrassant,
—J'en tombe d'accord, lui répondit Raymond, d'autant plus qu'elle viendra nous la réclamer avant peu." Et il lui raconta l'arrivée imprévue de lady Rovel à Genève, ce qui s'était passé entre elle et M. de Boisgenêt.
"Ce n'est pas là ce qui me fâche," repartit William.
Puis le prenant par le bras pour l'emmener à l'écart: "Je tiens de Meg, ajouta-t-il, qu'après avoir entonné vos louanges, ma mère vous a voué une effroyable aversion; peut-on en savoir la cause?"
Raymond fit quelques difficultés de lui donner cet éclaircissement; enfin, cédant à son insistance: "En deux mots, dit-il, lady Rovel m'a prié de la conduire à la Mecque, et j'ai refusé.
—Mauvaise affaire! s'écria William Rovel. Il est clair que, si vous allez en Arabie, vous n'épouserez pas Meg; il est clair aussi que, si vous n'y allez pas, on ne permettra jamais à Meg de vous épouser. J'avais raison d'affirmer que le cas est grave."
Dans ce moment, de grands coups furent frappés à la porte du jardin. William courut ouvrir, et l'hôtelier parut tenant à la main une dépêche, qu'un courrier à cheval venait d'apporter d'Evian. Elle était adressée à M. Raymond Ferray, qui était prié de la remettre le plus tôt possible à miss Rovel, ce qu'il s'empressa de faire. Elle contenait ce qui suit:
"Meg, votre étourderie est inqualifiable et justifie toutes mes inquiétudes. Je ne me trompe jamais, j'avais deviné que vous n'auriez pas de repos que vous ne fussiez gravement compromise. J'avais deviné aussi que votre tuteur est un pauvre hère, veuillez le lui répéter de ma part. M. Glover, que vous avez vu à Gersau, veut bien m'assister de ses conseils; il m'exhorte à user d'indulgence envers vous. Je partirai dans un quart d'heure avec ce digne missionnaire, qui sera désormais l'oracle de ma maison et dont j'entends que les décisions vous soient sacrées. Venez à notre rencontre avec M. Gordon; si cet olibrius est un garçon présentable, peut-être cette ridicule affaire pourra-t-elle s'arranger. M. Glover en décidera."
"Qui est le révérend M. Glover? demanda William Rovel; il me paraît être le nouveau saint du calendrier."
Meg put satisfaire sa curiosité; elle n'avait pas oublié la scène qui s'était passée à Gersau. Il parut fort édifié de son explication, et aussitôt il engagea Raymond à repartir pour l'Ermitage avec sa pupille: "Je prends tout sur moi, leur dit-il, mais j'entends agir seul."
Après quelques dits et contredits, Raymond lui donna son blanc-seing, et William Rovel, s'étant procuré un cheval de louage qui ne payait pas de mine, s'achemina sur Evian au grand trot. Il n'avait pas fait une demi-lieue quand il vit venir à lui une calèche découverte, laquelle contenait deux personnes. Quoique le jour baissât, il s'avisa de loin que l'une de ces personnes était lady Rovel, et l'autre tout le portrait d'un missionnaire wesleyen.
De son côté, lady Rovel avait reconnu son fils. Elle fit un geste d'étonnement, et ordonnant à son cocher d'arrêter, à demi couchée dans sa voiture, son fils à la portière, droit en selle comme un piquet, ils eurent ensemble en anglais l'entretien décisif que voici:
"C'est bien vous, William? ne vous avais-je pas défendu de vous représenter devant moi?
—Je croyais, chère madame, que les grandes routes appartenaient à tout le monde, même aux malheureux qui sont exilés de vos bonnes grâces, répondit-il de l'air le plus agréable.
—Ne faites pas de phrases, je les ai en horreur… Je vous croyais à la Barbade ou en Angleterre; quand on y est, on y reste.
—Ah! madame, on en revient quelquefois fort à propos.
—Est-ce à moi que vous ferez croire que vous ayez jamais rien fait ni rien dit à propos?
—Toute règle à ses exceptions, il y a dans ma vie des hasards heureux. Je me féliciterai toujours d'être arrivé d'Angleterre à point nommé pour rencontrer sur un grand chemin et appréhender au corps miss Meg Rovel, ma chère soeur, courant la campagne avec un jeune homme."
Lady Rovel se redressa brusquement: "Où est Meg? s'écria-t-elle.
—Du calme, milady, du calme! murmura M. Glover.
—J'en aurai beaucoup, monsieur, lui répondit-elle de sa voix la plus stridente. William, je vous présente M. Glover, missionnaire wesleyen qui a converti la soeur du roi Saloum. Monsieur Glover, je vous présente mon fils, qui est le plus impertinent jeune homme qu'aient jamais produit les trois royaumes. Où est Meg? répéta-t-elle sur une note encore plus acide.
—Excusez-la, madame, elle n'a pas osé affronter votre juste courroux, et m'a chargé de vous assurer de son repentir et de sa soumission.
—Je crois à l'une comme à l'autre. Et où est M. Gordon? William, allez à l'instant me chercher M. Gordon.
—Pour le coup, ce serait difficile; les Gordon sont inapprochables et insaisissables. Celui-ci a disparu dans les airs.
—Quelle est cette mauvaise plaisanterie? Est-que par hasard vous l'auriez tué, William?" Et se tournant vers le missionnaire, lady Rovel ajouta: "Ce serait une faute, un non-sens, n'est-il pas vrai, monsieur Glover?
—Oh! milady, répliqua-t-il gravement, ce serait beaucoup plus qu'un non-sens, l'Evangile nous défend…
—Vous entendez, William, reprit-elle, M. Glover pense comme moi que vous avez commis une sottise en tuant M. Gordon; mais vous êtes coutumier du fait.
—Rassurez-vous, chère madame, M. Gordon est encore en vie. Il a du bon, ce jeune homme; son caractère me revient assez, et je ne suis point tenté d'en découdre avec lui. Au surplus, il ne s'agit dans tout cela que d'une escapade d'écoliers. Ce marjolet a fait dans le temps un séjour à la chartreuse d'Ema; il a rencontré Meg quelquefois, ils se sont coiffés l'un de l'autre et ils avaient formé le judicieux projet d'émigrer ensemble à la Nouvelle-Zélande. Soyez convaincue qu'il n'y a pas dans cette affaire de quoi fouetter un chat, et qu'ils sont tous deux innocents comme des colombes.
—Raison de plus, William, pour aller chercher en hâte M. Gordon. J'ai résolu de le marier à Meg; c'est l'avis de M. Glover, et je désire que vous teniez ses conseils pour des arrêts.
—Votre confiance, milady, est trop flatteuse pour moi, répondit M. Glover; mais vous avez mal pris ma pensée. J'ai dit seulement que, si après un mûr examen…
—Considérez-vous ici comme un arbitre souverain, lui dit-elle; j'entends que vous décidiez sans appel… Eh bien! vous n'êtes pas encore parti, William! Je ne quitterai pas la place que vous ne m'ayez amené M. Gordon.
—Permettez-moi de vous faire observer, lui repartit son fils, que M. Gordon court à peu près aussi vite que moi, qu'il a des jambes juste aussi longues que les miennes. Et puis cet enleveur de petites filles ne serait pas un mari sérieux; il est aussi malavisé, aussi écervelé, aussi impertinent que votre serviteur. Bref, nous nous ressemblons, lui et moi, comme deux gouttes d'eau.
—Vous voulez dire comme deux loges de Bedlam. En ce cas, il ne sera jamais mon gendre. C'est bien votre avis, monsieur Glover?
—Oserai-je vous représenter, milady, lui répondit le missionnaire, que la promptitude de vos décisions brouille un peu mes idées? Il me paraît que dans une affaire de cette gravité on ne saurait trop réfléchir, et qu'avant de prendre un parti…
—Vous ne bougez non plus qu'une souche, William, interrompit lady Rovel. Votre flegme m'exaspère. Puisque je daigne vous consulter, avez-vous une idée? Veuillez m'en faire part, si toutefois vous êtes capable d'en avoir une qui puisse faire figure en bonne compagnie.
—Mon idée, madame, est qu'après un pareil esclandre il faut à tout prix marier Meg.
—Voilà effectivement la première fois que je vous entends dire quelque chose de raisonnable.
—J'ajoute qu'il faut la marier au plus tôt, avant qu'elle ait eu le temps d'en faire un second.
—A la bonne heure, au plus tôt, d'autant que je partirai prochainement pour un long voyage, et qu'à la lettre je ne saurai que faire de votre soeur, si je ne la marie pas. Avez-vous quelqu'un à me recommander?
—J'ai entrevu à Lucerne, l'an passé, un certain marquis de Boisgenêt, lequel, si je ne me trompe, vous agréait beaucoup.
—Vous parlez à tort et à travers. Le marquis est un sot avec qui je me suis brouillée à jamais, sans compter que décidément il m'était impossible de m'accoutumer à ses cravates."
M. Glover ne put s'empêcher de sourire. "Voilà, milady, une raison qui ne me semble pas absolument déterminante, et si vous n'avez pas d'autre objection…
—Croiriez-vous, monsieur Glover, lui dit-elle, que la couleur favorite de ce Boisgenêt est le bleu turquin? Je ne peux pourtant pas donner ma fille à un homme qui aime le bleu!
—Évidemment, fit William. Chère madame, ferons-nous insérer dans les journaux un avis portant qu'une jeune fille s'est échappée de chez son tuteur, que ses parents désirent qu'elle ne recommence pas, et que récompense honnête est promise à l'homme de bonne volonté qui l'épousera?
—William, dit-elle sèchement, je n'ai jamais pu souffrir ni les plaisanteries, ni les plaisantins." Et s'adressant à M. Glover: "Mon fils est un braque, il n'a pas une once de sens commun dans la cervelle. Vous voyez mon cruel embarras, monsieur; connaîtriez-vous un gendre disponible?
—Je vous conjure, milady, lui dit-il, de ne point vous presser, la précipitation est toujours funeste. Laissez s'écouler quelques mois, le monde oublie vite, et le temps passe l'éponge sur tout. Un peu de patience, et ne vous rabattez pas sur un pis-aller. Le ciel vous octroiera peut-être le gendre qui vous convient; je le désire posé, sérieux, d'un âge déjà mûr, muni de solides principes. Que jusque-là miss Rovel ne vous quitte plus! Vous le savez mieux que moi, rien n'est plus doux pour une mère, rien ne lui est plus utile que de tenir sa fille sous son aile. En la gardant, elle se garde elle-même contre le monde; l'ennemi des hommes n'oserait venir l'attaquer dans cette chère et sainte société, et obligée de prêcher d'exemple…"
Il n'en put dire davantage; lady Rovel, dont le pied s'agitait et trépidait depuis deux minutes comme la trémie d'un moulin, s'écria tout à coup: "William, où avez-vous déterré ce cheval? Il est rongé d'éparvins, et je crois devoir vous prévenir que, vous et lui, vous composez un groupe fort ridicule.
—J'en suis fâché, madame; mais que mon cheval ait, oui ou non, des éparvins, je désire vous soumettre une proposition qui vous paraîtra peut-être saugrenue.
—C'est infaillible, dites-la toujours.
—Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu'en bonne justice celui qui a fait le mal est tenu de le réparer? Si Meg s'est gravement compromise, si Meg est devenue presque immariable, à qui la faute? A son tuteur, qui n'a pas su la garder. J'en conclus que nous devrions mettre M. Ferray en demeure d'épouser Meg.
—Votre proposition a quelque chose de spécieux, répondit-elle; dans le fond, elle est absurde et inepte au premier chef. M. Ferray est un pauvre hère que je déteste; brisons là-dessus, il ne sera pas plus mon gendre que M. Gordon.
—Oh! dit-il, je vous en parlais pour amuser le tapis; jamais M.
Ferray ne consentirait â épouser ma soeur.
—La difficulté n'est pas là; est-ce qu'il se mêle d'avoir une volonté, ce monsieur?" Elle ajouta en relevant le menton: "Or çà, William, j'aime à croire que vous ne vous êtes pas permis de lui faire des ouvertures à ce sujet?
—Il faut tout passer aux fous, chère maman, ils ne savent pas tenir leur langue; mais j'ai été relevé de la belle façon. M. Ferray est entré en fureur, les yeux lui sortaient de la tête. Il m'a déclaré du ton le plus véhément qu'il aimerait mieux être pendu que de se marier, qu'il exécrait toutes les femmes, que Meg lui était particulièrement insupportable, à quoi il ajouta dans un style qui m'a paru manquer d'atticisme, qu'il n'était pas homme à s'accommoder des restes de M. Gordon. Le fait est que, comme il arrive en pareil cas, il ne m'a pas dit sa vraie raison.
—Peut-on la connaître?
—Son coeur n'est plus libre; je l'ai appris de Meg, qui est une indiscrète et qui a écouté par le trou d'une serrure un entretien confidentiel qu'il eut récemment avec sa soeur.
—Il serait devenu amoureux, ce Bédouin! dit-elle en levant les épaules; quelle est sa dulcinée? quelque écureuse de vaisselle?
—Une grande dame, au contraire, une déesse de l'Olympe. Il paraît que M. Ferray a fait naguère un voyage en Italie. Il en est revenu si rêveur, si mélancolique, que sa soeur l'interrogea un jour sur la cause de son chagrin. Il lui confessa qu'il avait retrouvé à Florence une femme qui jadis avait produit la plus vive impression sur son coeur, qu'en la revoyant il s'était renflammé, qu'elle avait daigné lui faire quelques avances, que par entêtement de parti pris, par forfanterie de philosophe, il s'était refusé à son bonheur, mais que l'amour s'était vengé, que l'image de cette femme le poursuivait, qu'il était dévoré par le regret de son irréparable faute.
M. Glover commençait à se scandaliser un peu de tout ce qu'il entendait. Il s'écria: "En vérité, monsieur, comment pouvez-vous songer à marier votre soeur avec un homme amoureux d'une autre femme? Il y a dans un tel projet une indélicatesse si révoltante…
—A ne vous point mentir, William, votre petite histoire m'amuse, interrompit lady Rovel, et vous l'avez contée avec assez d'agrément. Il est donc vrai que ce lugubre personnage meurt de chagrin d'avoir sottement refusé ce qu'il mourait d'envie d'accepter? Quand je lui disais qu'il était en faux granit!"
A ces mots, elle partit d'un éclat de rire pointu, acéré, féroce, qui causa un tressaillement désagréable à M. Glover. "Savez-vous, William, poursuivit-elle, que votre proposition est moins saugrenue qu'elle ne me semblait d'abord? Il est juste effectivement qu'un tuteur qui a laissé sa pupille se compromettre soit tenu de l'épouser.
—Eh quoi! milady, s'écria M. Glover, votre fille épouserait un homme à qui elle est insupportable, un homme dont le coeur n'est plus libre, un homme qui est un pauvre hère, un homme que vous détestez…
—Oh! je m'arrangerai, dit-elle, pour ne le voir que rarement.
—Milady, continua-t-il en élevant la voix, puisque vous me faites l'honneur de me demander mon avis, il est de mon devoir de vous représenter…
—Que le mari qui convient à ma fille, dit-elle en lui coupant vivement la parole, ne peut être qu'un homme sérieux, d'un âge déjà mûr, muni de solides principes. N'est-ce pas ce que vous me disiez tout à l'heure? M. Ferray remplit toutes les conditions requises. Il avait trente ans le jour de sa naissance, ce qui lui en fait aujourd'hui soixante bien sonnés. Il est plus sérieux qu'un verrou, à telles enseignes qu'il n'a pas ri trois fois dans sa vie, et pour ce qui est des principes, il en est hérissé comme un porc-épic qui se met en boule… Eh bien! William, que faites-vous là? Puisque vous le voulez, puisque je le veux, puisque M. Glover le veut aussi, partez pour Genève au triple galop de votre triste monture, et allez dire à M. Ferray, si sa mélancolie lui permet de vous entendre, que son devoir est d'épouser Meg, et qu'au besoin je le lui ordonne.
—Vous plaisantez, madame! Il m'étranglera plutôt, mais il ne m'écoutera pas.
—Vous me faites pitié, répliqua-t-elle en haussant le ton. Apprenez, William, qu'on ne fait rien qui vaille dans ce monde sans un profond mépris pour la volonté des autres. Demandez à M. Glover si, avant de convertir un Mandingue, il s'amuse à s'informer si cela peut lui être agréable.
—Un instant, répondit le missionnaire; il y a des distinctions à faire, milady, et je vous prie de croire…
—Si je vous en crois! dit-elle. Vous êtes un héros, et les grands courages méprisent les petits scrupules. Excusez mon fils; la jeunesse de ce temps a une incroyable petitesse d'esprit. Enfin, William, cette affaire vous regarde, et nous verrons de quoi vous êtes capable. Je vous enverrai dans quelques jours toutes les pièces nécessaires et dès demain j'écrirai à votre soeur pour lui signifier mes volontés. Chargez-vous de M. Ferray, entreprenez-le hardiment, menez-le tambour battant, tenez-lui l'épée dans les reins et le pistolet sur la gorge. Il n'est pas si terrible que vous croyez. Grattez, grattez, et sous le badigeon vous trouverez bientôt le caoutchouc. Je ne sais pas si nous nous reverrons, William. Bonsoir, le serein tombe, et je crains que M. Glover ne s'enrhume.
—Un mot encore, un seul mot, lui dit son fils. Si, contre toute attente, je réussis dans ma périlleuse mission, j'entends n'être pas désavoué, car ma position serait ridicule.
—Quel désaveu pouvez-vous craindre? lui répliqua-t-elle avec hauteur. M. Glover est votre garant; je voudrais bien voir que quelqu'un se permît de revenir sur une décision de M. Glover, que quelqu'un eût l'audace de défaire un mariage que M. Glover a fait!"
William la salua respectueusement; il se disposait à partir, elle le rappela et lui dit à l'oreille: "Si M. Ferray vous entretient de sa grande dame, répondez-lui que sûrement elle a voulu se moquer de lui, et qu'elle le lui prouve bien en ce jour. Ajoutez que tel pêcheur qui parlait de se noyer parce qu'il avait manqué une truite a fini par souper gaîment d'une tanche, en se réservant, bien-entendu, le droit de rêver à sa truite."
Elle le congédia de nouveau; comme il s'éloignait: "A propos, William, lui cria-t-elle, vous trottez mal, vous n'avez pas la main fixe, et il en résulte des à-coup qui vous donnent mauvaise grâce. Prenez-y garde, cela pourrait compromettre l'avenir d'un assez joli garçon." Puis elle commanda à son cocher de faire volte-face et de la remmener à Evian, et, dans sa tendre sollicitude pour la santé de M. Glover, elle obligea le missionnaire, en dépit de ses vives résistances, à se défendre contre le serein en acceptant la moitié de son châle.
C'est ainsi qu'au milieu d'une grande route, pendant que se répandaient dans la campagne les premières fumées de la nuit et que les premières étoiles s'allumaient au ciel, à la suite d'une conférence d'un quart d'heure entre une calèche découverte et un cheval rongé d'éparvins, fut décidé, arrêté, conclu par les conseils d'un missionnaire à qui on n'avait pas permis d'achever une seule de ses phrases, le mariage de Raymond Ferray et de miss Meg Rovel. Ravi d'avoir si bien conduit sa négociation et enlevé le succès, William Rovel se dirigea sur Genève à franc étrier, faisant de son mieux pour rattraper l'avance qu'avait sur lui le berlingot qui emportait Meg et son tuteur. Lady Rovel n'était pas moins heureuse que son fils. Dans sa félicité entraient à doses égales l'agréable perspective d'être à jamais délivrée du souci et de la rivalité de sa fille, la satisfaction d'avoir pour gendre un homme qui en tenait pour elle, l'assurance que l'insolent qui avait méprisé ses faveurs se chargeait de la venger par ses remords, la joie douce qu'une journée bien remplie laisse après elle, un coeur renaissant à l'espoir, un avenir reconquis, la beauté d'une étoile pour laquelle elle professait un respect superstitieux et dont le vif éclat lui paraissait un heureux présage, enfin les yeux bruns d'un missionnaire et la vision confuse d'un roi nègre, couvert de gris-gris, qui dans ce moment même, assailli d'un soudain pressentiment, rêvait peut-être de la plus belle des blanches. M. Glover était moins content. Sa candeur s'étonnait qu'on le tînt pour l'auteur d'un mariage qu'il avait formellement désapprouvé, et le caractère de lady Rovel commençait à l'alarmer. Il appréhendait que sa conversion ne fût une oeuvre de plus longue haleine que celle de vingt mille Mandingues, et il interrogeait sa conscience pour savoir s'il avait bien ou mal fait d'accepter la moitié de son châle.
Pendant ce temps, Meg avait un long entretien avec son tuteur. Il lui faisait part de ses inquiétudes, il l'exhortait à prendre quelques semaines au moins pour réfléchir, pour examiner ses sentiments, pour s'assurer que son coeur n'était pas la dupe de son imagination; il lui représentait l'incompatibilité de leur âge, de leur humeur, et surtout il lui reprochait son rare talent de comédienne. Elle lui ferma la bouche en lui disant: "Mettons les choses au pis, supposons que mes défauts vous fassent beaucoup souffrir. C'est un adage de ma mère, qui n'a jamais passé pour une sotte, que l'homme qui ne veut pas souffrir doit renoncer à vivre, et que celui qui renonce à vivre est un lâche."
Comme ils arrivaient près d'une auberge sise au haut d'une côte, ils se croisèrent avec une carriole, dans laquelle était cahotée une petite femme fluette. Lasse d'attendre, dévorée d'anxiété, Mlle Ferray s'était décidée à se mettre en route pour Thonon. Elle s'en allait cahin-caha, causant avec l'ombre, avec le vent, avec la terre, avec le ciel, avec je ne sais quoi d'invisible qui lui paraissait plus certain que tout ce qui se voit. Gros de pensées qui portaient plus loin que ses regards, ses petits yeux fouillaient avec acharnement dans les profondeurs de la nuit, comme pour leur arracher leur secret. Meg la reconnut à la clarté flambante que projetait une forge, et lui cria: "Mon rêve s'est accompli, mademoiselle; j'ai découvert aujourd'hui un sage assez fou pour m'épouser."
Mlle Ferray se laissa couler tout interdite hors de sa voiture, et, son frère l'ayant appelée, elle se précipita vers lui. Elle fut devancée par un cavalier, lequel arrivait au galop, et, se présentant à la portière, dit gravement à Raymond: "Monsieur, ou vous épouserez ma soeur, ou je vous brûlerai la cervelle: tel est l'ordre exprès de ma terrible mère."
Raymond le regarda d'un air stupéfait; puis, saisi d'une joie étrange, qui avait l'accent de la colère, il s'écria: "Soit, le sort en est jeté, le chien du jardinier mangera; mais malheur à l'imprudent qui s'aviserait de rôder à l'entour de son panier!"
Par l'effet d'une illumination soudaine, Mlle Ferray comprit que tout s'était expliqué, que tout s'était arrangé. Avant de s'enquérir davantage et sans trop savoir ce qu'elle faisait, faute de mieux, elle embrassa de confiance la grande botte de William Rovel, qui, se dressant sur ses étriers, criait à tue-tête aux gens de l'auberge: "Qu'on m'apporte une bouteille de Champagne! je veux fêter la nouvelle victoire que la perfide Albion vient de remporter sur la France."
Quelques semaines plus tard, lady Rovel assistait au mariage de sa fille dans la toilette sévère d'une personne revenue du monde et vouée aux austérités. Elle partit le lendemain pour l'Afrique avec M. Glover, de plus en plus embarrassé de sa néophyte, mais qui s'obstinait par charité à ne point désespérer de son amendement.
Raymond s'est réconcilié avec Paris, le monde et l'histoire de Mahomet. S'il faut tout dire, on prétend qu'il n'est point heureux, qu'il est tourmenté par la jalousie, et qu'il a sujet de l'être. Je n'en crois rien, et voici pourquoi. La dernière fois qu'il est revenu à l'Ermitage, il s'est rendu dans la maison qu'avait habitée lady Rovel pour y marchander une armoire en vieux chêne. Comme on faisait difficulté de la lui céder et qu'on lui demandait la raison de son caprice et quel prix il pouvait attacher à un vieux meuble qui n'est pas une oeuvre d'art, il répondit: "C'est que j'y ai trouvé le bonheur, et c'est la seule fois qu'on l'ait trouvé dans une armoire."
On lisait dernièrement dans les journaux anglais qu'une femme célèbre par sa beauté et ses aventures était arrivée en compagnie d'un missionnaire à Kakonc, capitale du royaume de Saloum, qu'elle avait entrepris de convertir le souverain au christianisme et ne l'avait converti qu'à sa beauté et à la monogamie, qu'elle avait eu à ce sujet des paroles violentes avec le missionnaire, que, l'ayant fait bannir par lettre de cachet, elle trônait dans le sérail dépeuplé, et que vénérée par tout le pays à l'égal d'un fétiche, ce qui est le nec plus ultra du respect, elle prenait un vif plaisir à gouverner à la baguette quatre cent mille têtes crépues. Cela prouve qu'il est plusieurs manières d'être heureux; mais le plus précaire de tous les bonheurs est celui qui dépend des lubies d'un roi mandingue.
558-06.—Coulommiers, Imp. PAUL BRODARD.—P5-06.