Title : L'Illustration, No. 3650, 8 Février 1913
Author : Various
Release date : September 28, 2011 [eBook #37555]
Language : French
Credits : Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3650, 8 Février 1913
Ce numéro se compose de
vingt pages
au lieu de seize et contient deux
suppléments:
1°
L'Illustration Théâtrale
avec le texte complet de
La Femme seule
,
de M. Brieux;
2° Le 3e fascicule des
Souvenirs d'Algérie
(Récits de chasse et de
guerre), du général Bruneau.
«SERVIR»
Considérez ce visage... Il respire l'énergie, la douleur, l'amertume... Les yeux où brille un feu sombre disent la volonté tendue, l'idée fixe, l'obsession. Sous le front labouré de rides hautaines, il y a de l'orgueil, du rêve,--de la chimère, peut-être. Le nez est impérieux, la bouche fine sous la moustache grise. Un pli de souffrance a creusé les joues. Et tout cela décèle l'autorité, la force, la distinction native, la race. Cet homme, assurément, est un chef... Quels revers a-t-il subis? Fut-il coupable ou seulement malheureux?... Sans doute, de magnifiques espoirs exaltaient son coeur de soldat: lutter pour la cause sainte jusqu'à la victoire,--ou jusqu'à la mort; se battre en plein jour, face à l'ennemi; donner, recevoir des coups retentissants et loyaux... Et voici que la plus injuste des catastrophes a réduit à l'impuissance, immobilisé, foudroyé ce héros. Il se sent inutile. Il pleure. Mais sa foi subsiste. Prêt à toutes les immolations, sa grande âme subitement raffermie, il se courbe, il ramasse à terre les tronçons de l'épée, et se redresse. Le bonheur a fui. L'honneur et la fierté sont intacts... Dans quelques heures, ces choses émouvantes seront dites sur la scène française, ces sentiments exprimés par le puissant interprète du grand écrivain Henri Lavedan, par Lucien Guitry, le colonel Eulin de Servir.
L'Illustration a préparé et va réaliser à partir du 1er mars 1913 une nouvelle amélioration qui sera, nous n'en doutons pas, appréciée de ses lecteurs.
Auprès des brochures de L'Illustration Théâtrale, contenant 32 ou 40 pages de texte, quelquefois davantage, les minces fascicules consacrés au roman faisaient, depuis quelques années, assez médiocre figure. Ils paraissaient insuffisants surtout pendant les mois d'été, alors que les théâtres restent fermés et que L'Illustration Théâtrale, faute d'aliment, doit cesser de paraître .
D'autre part, ainsi fragmentés en douze ou quatorze fascicules, coupés toutes les huit pages selon les seules nécessités typographiques, au milieu d'un récit, d'une description ou d'un dialogue, les romans les plus attrayants laissaient l'intérêt en suspens, perdaient leur équilibre, et la curiosité du lecteur était trop souvent détournée et déçue, pendant les trois mois que durait la publication.
Pour remédier à ce double inconvénient, la solution était tout indiquée:
Dans chacun des numéros de l'année, aussi bien en été qu'en hiver, donner aux abonnés et aux acheteurs de L'Illustration, outre leur journal, un supplément qui comprît toujours 32 ou 40 pages de texte, soit théâtre, soit roman, sous la signature des auteurs les plus appréciés, ceux qui sont applaudis sur les scènes parisiennes et ceux dont les livres atteignent un tirage considérable. Publier par conséquent les romans, non plus en fragments trop courts, en tranches immuables de 8 pages, mais par larges parties, selon les intentions de l'auteur, avec des divisions logiques, telles que chaque partie contînt suffisamment d'intérêt propre.
Nous avons donc été amenés à créer en quelque sorte une nouvelle publication, englobant et complétant L'Illustration Théâtrale.
Ce sera LA PETITE ILLUSTRATION.
La Petite Illustration--Roman, Théâtre-- paraîtra toutes les semaines (sauf pendant celle qui est réservée au Numéro de Noël) et aura par conséquent 51 numéros par an. Trente fois environ, ce sera l'actuelle Illustration Théâtrale sous un autre titre. Et, dans les vingt autres numéros, elle contiendra des romans, divisés, selon le plan des auteurs, en trois ou quatre parties (cinq pour les oeuvres exceptionnellement considérables).
Au lieu de quatre romans dans l'année, nous comptons ainsi, sans diminuer le nombre des pièces de théâtre, en publier six, sous un aspect infiniment plus favorable à la lecture et plus conforme aux intentions des écrivains.
Les plus grands romanciers contemporains, quand ils ont été mis au courant de notre projet, nous ont immédiatement assuré leur concours.
Dans le premier numéro de mars, comme nous l'avons déjà annoncé, commencera la publication des Anges Gardiens, par Marcel Prévost, de l'Académie française, qui n'avait publié aucun roman important depuis Pierre et Thérèse, il y a quatre ans . Les Anges Gardiens sont la première oeuvre d'une série intitulée Ce temps-ci et qui en comprendra deux autres: Lodore et les Don-Juanes, réservées également à La Petite Illustration.
Après le roman de Marcel Prévost, nous publierons successivement:
De Paul Bourget, de l'Académie française:
le Démon de midi;
De Michel Provins:
Un Roman de théâtre;
De Gaston Rageot:
la Voix qui s'est tue;
D'Alfred Capus:
Scènes de la vie difficile;
D'Henry Bordeaux:
Coeurs incertains;
De Victor Margueritte:
l'Émigrant;
et des oeuvres de Marcelle Tinayre, Myriam Harry, Gaston Chérau, Gaston Leroux, etc.
Pendant l'été, La Petite Illustration-roman paraîtra chaque semaine, et une des oeuvres que nous venons d'énumérer pourra être offerte tout entière à nos lecteurs en un mois. Pendant certains mois d'hiver, La Petite Illustration-théâtre aura une publication ininterrompue. Pendant les périodes intermédiaires, roman et théâtre alterneront.
Comme conséquence, le prix de tous les numéros de L'Illustration, avec celui de La Petite Illustration (théâtre ou roman) dont ils seront accompagnés, sera porté de 0 fr. 75 à 1 franc--soit une augmentation de 1/3--comme l'était déjà celui des numéros contenant L'Illustration Théâtrale.
Si nous augmentions dans la même proportion le tarif de l'abonnement, il serait porté de 36 francs à 48 francs pour la France, de 48 francs à 64 francs pour l'étranger.
Mais L'Illustration a toujours voulu accorder les conditions les plus favorables à ses lecteurs les plus réguliers et les plus fidèles: ses abonnés.
L'augmentation que nous leur demanderons sera non pas de 1/3, mais de 1/9 seulement, le tarif nouveau que nous avons adopté étant de 40 francs au lieu de 36 francs pour la France et ses colonies, de 52 francs au lieu de 48 francs pour les pays étrangers (1).
Note l: Les changements d'adresse , pour lesquels nous demandions jusqu'à présent 0 fr. 50, afin de couvrir les frais qu'ils entraînent, seront désormais gratuits , même pour les abonnés ayant souscrit avant le 1er mars, à l'ancien tarif, et à qui le nouveau prix ne sera applicable que lorsqu'ils renouvelleront leur abonnement.
Il nous est bien permis, au moment où nous allons leur demander ce léger concours, de rappeler aux abonnés de L'Illustration tout ce qu'ils ont reçu depuis vingt ans sans aucune augmentation de prix.
Le numéro type comptait, en principe, uniformément 16 pages de gravures et de texte, ce qui donnait, à la fin de l'année, un total de 832 pages.
Or, en 1912, douze numéros seulement n'ont eu que 16 pages. Les quarante autres ont compté 18, 20, 22, 24 (ce chiffre s'applique à vingt numéros), 28, 36 et 58 pages, formant un total de 1.158 pages, soit un surcroît de plus de 320 pages, équivalant à 20 numéros ordinaires de plus dans l'année.
Faut-il parler du contenu de ces numéros, maintenant imprimés entièrement sur papier couché; des nombreuses reproductions en couleurs ou en taille-douce, dans le texte ou remmargées; des courriers d'Henri Lavedan; de séries d'articles comme ceux de Pierre Loti sur Angkor, de Georges Clemenceau sur l'Amérique du Sud, de Louis Bart hou sur le Soudan égyptien; de correspondances illustrées comme celles de Gustave Babin (Maroc), de Georges Rémond (Tripolitaine), de L. Sabattier (Pékin), d'Alain de Penennrun (campagne des Bulgares en Thrace), etc.? Et est-il besoin d'évoquer le succès littéraire, artistique et typographique qu'ont obtenu les derniers numéros du Salon et surtout de Noël?
Enfin, tout en transformant ainsi L'Illustration proprement dite, de grand format, n'avons-nous pas multiplié progressivement les suppléments en demi-format (L'Illustration Théâtrale et les Romans de L'Illustration), nous acheminant par là vers l'amélioration définitive à laquelle nous aboutissons, vers ce second journal hebdomadaire que nos lecteurs recevront régulièrement à partir du 1er mars?
Quelles dépenses--en papier, en matériel d'imprimerie, en personnel, en frais de gravure, de rédaction, de voyages--ont nécessitées ces accroissements, nous laissons nos lecteurs l'imaginer. Nous publierons ici un seul chiffre: celui des frais de poste. En 1912 ils se sont montés, pour chaque abonné de province, à 10 francs; pour chaque abonné de l'étranger, à 25 fr. 35; et nous avons versé à l'administration des postes 1.047.011 fr. 32 d'affranchissement.
Le prix de l'abonnement--qui avait été calculé d'après le prix de revient de l'ancienne Illustration-- n'ayant jamais été augmenté jusqu'à présent, il ne couvre plus, depuis longtemps, les frais de L'Illustration nouvelle.
La différence, nous l'avions demandée jusqu'à présent à la publicité commerciale.
Sans empiéter jamais sur notre texte et nos gravures, sans se confondre jamais avec nos pages littéraires, artistiques ou documentaires, l'annonce s'est développée, sous la couverture de L'Illustration, comme le journal lui-même. Non seulement elle nous a fourni des ressources importantes, dont nos abonnés ont bénéficié sous toutes les formes qui viennent d'être rappelées, mais elle a ajouté--ce n'est pas là une assertion paradoxale--un élément d'intérêt à notre publication.
L'annonce, non déguisée, telle que nos annonciers la comprennent, s'est faite variée, ingénieuse, afin d'attirer l'attention du public; les fautes de goût y sont assez rares; elle est le reflet de l'esprit commercial français. Des abonnés de l'étranger (L'Illustration en compte près de 30.000) nous ont écrit: «Combien vos annonces elles-mêmes nous intéressent et nous sont utiles! Grâce à elles, nous faisons chaque semaine comme une promenade dans les rues de. Paris.»
Et nous connaissons des collectionneurs qui font relier, avec L'Illustration, non pas toutes les pages d'annonces (les volumes seraient trop gros), mais des pages choisies, typiques. Augmentée de ces documents caractéristiques sur notre époque, leur collection ne sera-t-elle pas plus intéressante pour leurs petits-fils? Et n'acquerra-t-elle pas une véritable plus-value bibliographique?
Plus d'un million de francs étant prélevés, chaque année, sur le produit des pages d'annonces pour maintenir et accentuer les améliorations dont ont bénéficié nos abonnés, ceux-ci ne s'étonneront certainement pas que nous leur demandions de contribuer directement cette fois à une amélioration nouvelle.
Notre nouveau prix, plus rationnel que l'ancien, plus équitable, ne sera d'ailleurs plus changé désormais, quels que soient les progrès que puisse encore réaliser L'Illustration pour mieux mériter la faveur du public et rester digne de cet éloge que nous décernait récemment, dans une lettre à un de ses collaborateurs, le plus grand éditeur de journaux et de périodiques du monde entier, le fondateur du Daily Mail, du Daily Mirror, du London magazine, etc., le directeur actuel du Times, Lord Northcliffe: «L'Illustration is beyond question the leading illustrated paper in the world» (L'Illustration est, sans conteste, le premier des journaux illustrés du monde. )
C'est le jeune homme d'à présent que je veux dire, celui que pour un peu, si j'osais, j'appellerais «le conscrit de 1913».
Quand, ayant franchi la moitié déjà de nos étapes, nous nous mettons à observer le jeune homme du jour et du matin qui nous côtoie, il nous est impossible de le faire sans aussitôt le comparer à l'autre jeune homme, au type antérieur de la génération précédente, à celui qu'en un mot nous étions et que, nous semble-t-il encore, nous réalisions avec un si joli bonheur d'ensemble et de détails! Bien de plus naturel. Toujours les vingt ans d'autrui nous rappelleront les nôtres en nous les faisant préférer, nous donneront, par leur aimable et rassurant aspect, l'illusion des vieux printemps perdus.
Bien que personne ne puisse raisonnablement prétendre avoir incarné et résumé à son époque, la ligure et le modèle de la jeunesse à laquelle il appartenait, il est cependant permis, même au premier venu, du moment qu'il fut une parcelle, un atome pensant et vif de cette élite de l'espoir, d'affirmer à ce titre très suffisant, que, sans la représenter dans son intégralité, il a cependant contribué, de si loin et de si infime façon que ce soit, à l'idée, juste ou fausse, qu'elle a donnée d'elle, au caractère qu'elle a montré, au souvenir, bon ou mauvais ou n'étant ni l'un ni l'autre, qu'elle a transmis. 11 sera donc, à la rigueur, excusable s'il généralise plus qu'il ne faudrait. Et s'il lui arrive de se laisser entraîner à confondre avec son imparfaite individualité la génération qui, heureusement, se gardait bien toute de lui ressembler, il sera pourtant moins éloigné de la vérité que l'on pourrait le croire, et, tout en risquant de se tromper, il n'aura pas entièrement tort.
C'est qu'en effet, en dépit de son insouciance et de sa légèreté, de son irréflexion, de sa sottise, de tout ce qu'il arborait de frivole, il aura, malgré lui, baigné dans un flot, dans un courant de pensées graves parfois, et communes à tous, et respiré l'air qu'étaient bien forcé d'accepter alors tous les poumons, et reçu le choc d'impressions universelles et puissantes qu'il n'était pas en son pouvoir d'éviter.
Ainsi aujourd'hui, à travers les espaces de moi-même, regardant par le gros bout de la lorgnette, le jeune homme de 1880 qui me paraît si ridiculement petit, et auquel, avec une mélancolique complaisance, je ne m'amuse à accorder ma vague silhouette et mes traits effacés que pour mieux ranimer ma mémoire,... voici à peu près comme il m'apparaît.
Il a été enfant à la fin de l'Empire. Jusqu'en 1868, il en a vu passer les souples calèches, les brillantes troupes, souvent victorieuses. Il a commencé de jouer dans une sécurité pleine d'élégance et de charme. Et puis 1870-1871, les deux années de la guerre et de la Commune, qui ont compté plus que double, ont sonné la fin de la récréation, ont creusé en lui le fossé d'un noir souvenir. Il avait dans les onze ans à ce moment-là, il n'a donc pas fait la guerre, il ne peut même pas dire, à proprement parler, qu'il l'ait vue, mais il l'a sentie, il l'a traversée en famille, vécue avec son imagination naissante et ses premières réflexions d'adolescent meurtri. C'a été, dans un autre sens, comme une espèce d'affreuse première communion patriotique, le «plus vilain jour de la vie» dont il n'a jamais pu chasser l'image et abolir la cruauté. A cette date, il a dû apprendre que le mot victoire n'était pas, comme il l'avait toujours cru, un mot uniquement français. Et il a grandi dans un pays blessé et diminué. Il n'avait pas assez souffert directement, et par lui-même, pour être tout de suite hanté des idées qui secouaient ses aînés immédiats. Il avait bien entendu parler des batailles, il n'en avait pas foulé les champs, il n'avait, grâce à Dieu, pas vu les morts à terre, ni les blessés debout, il ne contemplait le désastre qu'à travers Detaille et Neuville. C'étaient de poignants et superbes tableaux qui procuraient, quand on les regardait, je ne sais quel douloureux et tourmentant émoi. Cela dépassait sans doute un peu les yeux, et s'avançait vers la tête, mais sans aller toujours jusqu'au tréfonds du coeur... Alors le jeune homme rêvait,... inclinait vers la poésie, la littérature et l'art, les élans d'une pensée plus mûrie que fortifiée, plus affinée, plus sensibilisée que trempée virilement par les drames nationaux, au milieu desquels il avait été jeté trop désarmé et trop petit. Il est bien rare que la première fois et instantanément les grandes choses frappent l'enfance. Elles portent bien le coup, qui n'est pas inutile, mais ce n'est que plus tard qu'il se fait sentir. Il lui faut du temps pour se propager jusqu'au jeune homme et toucher l'homme accompli. Quand l'enfant découvre la mer et la montagne, il en reçoit un choc, malgré tout superficiel et rapide, même s'il est violent. C'est seulement dix ou vingt ans plus tard qu'il éprouvera, en allant rechercher ce même souvenir, la juste et sainte émotion de l'étendue et le religieux vertige du sommet. Ainsi le pâle et tendre petit flâneur de 1872 n'a bien compris le sens exact et la signification dure et métallique et claire des mots de défaite et de patrie, que quarante ans plus tard, aux matins de Fachoda et aux soirs d'Agadir. En 1870, il n'avait fait qu'épeler les lettres de l'alphabet sacré. Aujourd'hui seulement il sait lire. En 1880, le jeune homme transitoire qui, depuis, a tant changé, était donc incertitude, ennui, langueur, dilettantisme, doute, orgueil et faiblesse. Il n'avait pas, autant qu'on l'a dit et qu'il l'a lui-même laissé croire par une sorte d'affectation, de pose juvénile,--renoncé à l'enthousiasme, au culte de l'idéal, à la haute pratique des sentiments d'éternelle et pure grandeur, mais il ne les étalait pas, il les cachait, même les oubliait et les laissait dormir, comme un vin à qui cela ne fait pas de mal de reposer, couché dans l'ombre silencieuse des caves. Soyez persuadé néanmoins que, s'il avait l'air de n'y pas penser, c'est qu'il savait bien que les sentiments en question étaient toujours là, dans le sous-sol, à portée de son coeur et de sa main. Il avait bien le temps! Ce serait pour plus tard.
Or, aujourd'hui qu'a sonné ce plus tard, tour à tour ardemment appelé, sitôt atteint, si vite franchi et si regretté, l'homme qui se recueille au milieu de sa vie et qui, le plus lentement possible, s'apprête à redescendre, en conservant, pour s'illusionner, la démarche et le geste de monter encore, cet homme-là contemple, avec un soin d'une tendresse toute particulière, le jeune homme d'aujourd'hui qui, après plusieurs autres, déjà marqués et démodés, l'a remplacé dans le monde. Il le voit tout différent de ce qu'il était, si différent que, tout d'abord avec la naïveté de l'âge et l'indéracinable candeur de l'expérience, il s'en étonne, en est presque choqué. Et puis, aussitôt pris et empoigné par le spectacle de ce type , si riche et si abondamment pourvu de tout ce qui lui manquait, il se prend à l'envier et à l'aimer dans une espèce d'admiration militante.
En effet, le jeune homme de ce matin correspond exactement à ce qu'éprouve, pense, espère et veut l'homme fait et terminé. Par sa culture, ses goûts, ses aspirations, son caractère, son énergie morale et physique, il est ce même homme, tout pareil, avec cette seule nuance, cette seule qualité en plus et qui est tout: la jeunesse! Il a rattrapé l'homme mûr avant d'en avoir l'ancienneté. Il le réalise avec les moyens que l'autre, son prédécesseur, ne possède plus ou ne conserve que calmés, dépouillés de leur feu, de leur alcool. C'est un jeune homme qui a compris , un jeune homme accru, renforcé, musclé, nerveux et discipliné, ravitaillé par la confiance et l'espoir, entraîné par les sports, tanné par le grand air, affermi par une eau plus froide, emporté vers les hauteurs par les aéroplanes de son idéal, comme l'est le poids agile et lourd de son corps par le moteur et l'aile. Il a la faculté du rêve et toutes les ressources de l'action, il est une merveille d'équilibre, de puissance ordonnée, un admirable et complet instrument de travail français. Il ne faut pas craindre de le proclamer, il est supérieur à et; qu'était son aîné, il vaut mieux que lui, il ira plus loin, et fera davantage. Mais son aîné lui aura servi, et le cadet, pour n'être pas ingrat, devra souvent s'en souvenir. Son aîné l'aura préparé, nécessité par l'implacable loi du contraste et de la réaction, il l'aura fait germer. Même quand ils n'étaient pas d'accord, ils s'entendaient et se cherchaient, en paraissant se fuir. Quand le jeune, avant de savoir, se moquait de l'ancien, il se rapprochait déjà de lui sans qu'il s'en doutât. Ce qu'on aime le plus, c'est ce que l'on a commencé par méconnaître et railler. Les plus grands saints sont peut-être les convertis.
Ces très simples observations, vous les pourrez faire après moi, en
lisant l'excellent livre d'Agathon sur les jeunes gens d'aujourd'hui.
Vous y verrez par quels chemins larges, tout droits ou détournés, mais
qui menaient tous aux Romes éternelles, a passé le jeune homme de 1913,
avant d'être en marche vers les buts que, par eux, toucheront leurs
aînés. Ces pages lumineuses et saines, ces éloquents rapports, d'une
documentation serrée, vous montreront, tel qu'il est,
notre
jeune
homme de demain, être de combat, de volonté, d'audace réfléchie, héros
en perpétuelle puissance, d'une si simple et franche complexité,
patriote et surtout guerrier, idéaliste et positif, croyant, et réaliste
religieux, la conscience en paix ou labourée, reprenant du service
catholique, ne reculant plus, aux moments où il le faut, à appeler tout
de même Dieu par son nom.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Les vingt accusés encadrés par des gardes municipaux
choisis.
--
phot. H. Manuel.
On les tient et on les juge. Ils sont là vingt accusés, grands premiers rôles, comparses, figurants, utilités, souffleurs et garçons d'accessoires. Toute la troupe, toute la bande, qu'il ne faut point appeler celle des assassins anarchistes, pour qu'il n'y ait point de confusion, de malentendu, car ce ne sont point là des fanatiques, coupables de crimes d'idées, de meurtres politiques. Non point. Ce sont des tueurs de pauvres gens. Leurs victimes, dont ils ont fouillé les poches ou pillé les caisses, ce sont d'humbles employés à 150 francs par mois, un garçon de recettes, de jeunes comptables d'un bureau de banque, fusillés sans défense, à bout portant; ce sont des vieillards infirmes; c'est un chauffeur conduisant une voiture à livrer; c'est un gardien de la paix que l'on «brûle» pendant qu'il réclame des papiers d'identité; tout cela, c'est du crime de droit commun, le plus abject et le plus infâme, que l'on s'est mis dix ensemble à préparer et à exécuter; et, par égard pour tous ceux qui, dans la suite des temps agités de toutes les histoires, ont été eux-mêmes les funestes et courageuses victimes de leurs exaltations sociales, ceux qui se sont brûlés à leur propre flambeau, il ne faut point ici, à propos de ces gens et à l'occasion de ces actes, prononcer le mot, ni même évoquer l'idée de crime politique. C'est, d'ailleurs, ce que M. le président Couinaud a tenu à déclarer, une fois pour toutes, dès ses premières paroles.
Kilbaltchiche: «
Propagandiste,
oui. Criminel, depuis
quand?
»
Aujourd'hui, décidément, il y a quelque chose de changé dans cette salle des grandes premières criminelles. Le public «chic» n'a pas été convié. Mondaines et demi-mondaines sont, pour cette fois, restées chez elles et nous ne verrons pas en ce lieu, comme lors de l'affaire Steinheil, le scandale de leurs toilettes de répétitions générales. Plus de frissonnements de soie, ni de rires hystériques sous les voilettes, ni de gestes charmants et parfumés de jolis bras et de mains fines jouant avec un face-à-main ou même une lorgnette de théâtre. L'endroit, privé de ces lueurs de vie heureuse et de ce bourdonnement léger, demeure ce qu'il doit être, ce que l'on a voulu qu'il fût, triste, grave, gris, avec ses trop hautes fenêtres par où la lumière indécise, et toujours blême, passe à regret comme l'espoir. Et c'est à peine si, dans ce jour pauvre où tous les visages semblent décolorés et spectraux, on peut distinguer avec quelque précision les traits impassibles du président et des juges rouges d'assises, la silhouette, cravatée d'hermine, du vieux procureur général qui a tenu, en ces circonstances, peut-être périlleuses, à occuper lui-même le fauteuil de l'accusation, et les honnêtes physionomies des jurés, un architecte, des ingénieurs, un médecin, un employé et quelques rentiers, qui devront demeurer là, immobiles et attentifs, face à face avec la sinistre bande, pendant vingt jours.
Simentoff: «
Je reconnais que
j'avais de bien mauvaises
relations.
»
Placés en face des fenêtres, les vingt et un accusés, dix-huit hommes et trois femmes, reçoivent toute la lumière de la salle. Ils n'y paraissent point en beauté. Ce sont les bandits modernes, très jeunes pour la plupart, cruels, impitoyables, jouisseurs, prétentieux, fiers de leurs quelques lectures mal comprises, qui leur ont donné non point des opinions, mais des haines et des appétits. Il y a là trois ou quatre pâles figures au mauvais regard, imberbes, parmi lesquelles cet éphèbe sinistre, Callemin; dit «Raymond la Science», Soudy «l'homme à la carabine» de Chantilly, et Belonie; il y a aussi, la première du premier rang du côté des juges, une singulière petite fille à figure expressive qui rit tout le temps et agite coquettement ses cheveux coupés courts et bouclés: c'est Mme Anna Maîtrejean, directrice ou gérante de la maison de l'Anarchie ; il y a, séparé d'elle par un garde, son ami Kilbaltchiche, un Slave rêveur, aux yeux très enfoncés dans une face glabre, au surplus le seul théoricien authentique de la bande, le seul véritable et sincère marchand d'illusions. Et tous les autres, y compris Dieudonné, l'homme aux mémoires, le robuste Carouy, le fantomal Metge, le rouge Dettwiller et aussi, de Boue, Rodriguez, Monier dit Simentoff, le remisier Crozat de Fleury, la femme Schoofs et Barbe le Clerch, la maîtresse de Carouy, sont des types impersonnels, insignifiants, anonymes, que vous avez rencontrés cent fois sans éprouver une émotion ni une curiosité.
Mme Maîtrejean: «
Je prends la responsabilité
de ce que j'écris, non de ce qu'on m'écrit.
»
--Faites entrer les témoins! ordonne le président.
Aussitôt, une foule, en cohue, envahit la salle. Il y a là, pêle-mêle, les parents et les amis des victimes et les parents et les amis des meurtriers. Un homme près de moi pâlit et jure en regardant Soudy. Je lui demande: «--Vous le reconnaissez?--Si je le reconnais! Il a tiré sur moi, à Chantilly!» Un autre déclare, à mi-voix: «J'ai été menacé, mais je suis armé!» Et il indique la poche enflée de son veston. L'appel dure interminablement. Enfin, le flot s'écoule peu à peu par la petite porte. Les interrogatoires, maintenant, vont commencer.
--Madame Maîtrejean!
Dieudonné: « Ceux qui sont morts ont peut-être regretté leurs crimes. » |
Soudy: « Si j'avais eu une situation adéquate à mon intelligence, je n'aurais pas été un «illégaliste». |
M. le Président Couinaud.
Dieudonné: «
Un homme sain ne peut faire l'apologie de
Bonnot.»
Callemin, dit Raymond la Science:
«
Je me suis accusé aussi d'avoir
étranglé Louis XVI.
»
Une très jeune femme se lève. Ses vingt-quatre ans en semblent seize. Et, dans la salle, de tous côtés, on murmure: «Mais c'est Claudine!» Eh! oui, Claudine, en cheveux courts qu'une raie sépare en deux lourds bandeaux bruns, à la fois fille et garçon, avec le col marin plat sur le sarrau noir d'écolière; Claudine à l'école, vive et mutine, qui tient en main ses notes, son cahier de devoirs et, au bout des doigts, un petit crayon dont elle ronge la mine... Que répondriez-vous, Claudine, si vous aviez à vous défendre en cour d'assises des accusations portées contre Mme Maîtrejean, gérante en fait de la maison de famille de l'Anarchie , receleuse, et affiliée, affirme-t-on, à une association de malfaiteurs?... Et Claudine de répondre d'une voix claire, sans trouble, sans maladresse, un peu nerveuse seulement et fâchée parfois contre le président qui insiste trop, mais pas antipathique et laissant dans la salle une impression amusée, plutôt favorable. Son coaccusé, ami et associé, Kilbaltchiche, le jeune Slave pensif, complète et précise les explications demandées. Sa voix est très douce; sa parole facile, élégante, ordonnée. Il se sépare d'un mot adroit des anarchistes terroristes; il est, lui, d'une école qui admet les sentiments affectifs, la sensibilité et, comme guide, la conscience au moins autant que la raison. Il évoque la vie de labeur et de pauvreté du couple et son existence, peu secrète, dans la chambre unique qui était en même temps la salle commune de l'Anarchie où l'on allait et venait, portes ouvertes... Au surplus, il revendique avec insistance pour lui seul toutes les responsabilités que l'on veut faire peser sur sa compagne. Il se rassoit. Il a été habile. Et l'on attend avec d'autant plus de curiosité l'interrogatoire des vedettes.
Carouy: «
On m'a vendu
comme un bétail!
»
...C'est fait. Mardi, mercredi, jeudi, on a interrogé les vedettes. Ce
n'était donc que cela, les vedettes! La surprise, la déception,
atteignent à la stupeur. Voici, loquace, emphatique, reniant les
doctrines «illégalistes», traitant d' «imbéciles» les apologistes de
Bonnot et de Garnier, déclarant même que Bonnot était un anormal à
cerveau de «Fuegien», voici Dieudonné que l'encaisseur Caby a reconnu
comme son assassin et qui niera tout, même l'évidence, cela, d'ailleurs,
sans un élan de sincérité, sans un cri vrai qui émeut... Voici Callemin,
dit Raymond la Science, imberbe, petit, râblé, très myope, très jeune,
très infatué, un mauvais gamin rageur, qui n'a même point les mots de
Gavroche (à qui je demande pardon pour le rapprochement), et qui aura
noté sur ses petits papiers jusqu'aux pauvres insolences qu'il jugera
habile de mêler à ses faibles ripostes et à ses plus invraisemblables
dénégations. Il s'embrouille vite, d'ailleurs, ne trouve plus de réponse
dès qu'il a omis de prévoir les questions et s'effondre enfin, maté, en
plein désastre, dans ses petits papiers inutiles. Et maintenant c'est le
tour du jardinier-camelot Monier dit Simentoff, un Méridional tragique,
bavard et confus, du garçon épicier Soudy, qui déclame, et se plaint de
ne pas avoir trouvé «une situation adéquate à son intelligence», de
Carouy--figure brutale, facilement farouche--qui nie comme tous mais
avec moins de littérature et plus d'énergie. Que dire des autres
accusés, ceux dont la tête n'est pas en jeu?... L'intérêt décroît
encore, si possible... Mais les témoins, maintenant, vont se succéder à
la barre et ramener, avec eux, l'émotion.
Albéric Cahuet.
Croquis d'audience de P. Renouard.
La zone, vue de la crête des fortifications,
à la porte
de Montmartre.
La plupart des Parisiens ne doivent guère mieux connaître la «zone» que le musée du Louvre. Si l'on s'évade de la capitale par le chemin de fer, cette bande de terrain de 250 mètres de largeur qui entoure le mur d'enceinte est franchie en quelques secondes; elle apparaît assez loin des rails, semblable aux terrains vagues ou irrégulièrement construits qui marquent presque toujours l'approche d'une grande ville. Si on gagne la banlieue en voiture ou en tramway, on se fait une idée très approximative de la région que le gouvernement de Louis-Philippe greva de la servitude militaire non ædificandi . Devant les portes, tantôt désertes, tantôt encombrées d'une file de voitures attendant un regard de l'octroi, le glacis des fortifications étale sa verdure triste et maculée, animé, certains jours, par le grouillement d'un marché aux puces. A peine a-t-on aperçu en bordure du gazon la ligne des baraques, éparses ou serrées les unes contre les autres derrière une palissade de fortune arrivant presque au niveau de leurs toits, qu'on trouve une voie relativement large, en beaucoup d'endroits sillonnée de tramways, jalonnée par des bâtisses modestes: épiceries, fruiteries ou guinguettes qui transportent l'imagination dans un village quelconque, à cent lieues de Paris, et masquent les cités bizarres, souvent lamentables, édifiées par les zoniers, comme les concessions à perpétuité cachent les tertres pauvres ou abandonnés de la fosse commune.
Pour avoir une idée un peu exacte de cette région très spéciale, monstrueux anachronisme en notre siècle d'élégance et d'hygiène, il ne suffit pas de grimper sur le talus des «fortifs», un véritable voyage de plusieurs jours s'impose.
La sortie de Paris à la porte de Versailles.
Si l'excursion vous tente, adoptez une tenue modeste, prenez des chaussures solides, et partez. Il faut se résigner à patauger dans des boues variées, avoir l'oeil alerte, la langue accorte et bien pendue. Les zoniers sont méfiants en ce moment; pour pénétrer chez eux, il faut souvent franchir le «mur» de la propriété privée. Mais, en général, ces gens ne paraissent point méchants; avec une attention pour les mioches on apprivoise tout de suite les parents.
Sans doute, la population est aussi bigarrée que l'architecture, s'il est permis de s'exprimer ainsi; gardons-nous cependant de considérer la zone comme un repaire d'apaches. Beaucoup de travailleurs, de petits prolétaires, dont je me suis abstenue de scruter les opinions sociales; intéressants par cela même qu'ils sont pauvres, plutôt sympathiques par l'effort de travail, d'économie et d'ingéniosité qu'indiquent leurs constructions les plus baroques.
On m'avait recommandé une grande prudence, on m'avait même engagée à confier à un agent de la sûreté la responsabilité de mon humble personne; je suis allée sans escorte, j'ai pénétré partout, et si j'ai aperçu quelques visages rébarbatifs, si l'accueil fut parfois réservé, il resta toujours poli. Durant cette promenade d'une semaine, je n'ai pas entendu le moindre mot malsonnant.
*
* *
C'est peut-être autour de Saint-Ouen que la zone est le plus aristocratique, exception faite, bien entendu, des quartiers riches avoisinant le bois de Boulogne. Des jardins, rien que des jardins; irrégulièrement découpés du côté de Clichy et de Levallois, flanqués de terrains vagues, piquetés de maisonnettes ou de bâtiments industriels qui ont remplacé la cité des chiffonniers, foyer d'épidémies il y a une vingtaine d'années.
En allant vers l'est, c'est un damier de jardinets, enserrés de haies vives et de palissades primitives, entre lesquelles courent des chemins étroits, aboutissant parfois à des impasses, et dont il est souvent difficile de trouver l'entrée. Dans chaque lot, une «maison de campagne», où les vieilles persiennes, les caisses à biscuits, le carton bitumé, les débris de fer-blanc, sont ajustés avec ingéniosité.
En été, la verdure folle habille ce délabrement: les capucines, les fleurs de haricots, les taches du soleil y mettent de la splendeur. Ouvriers de toutes industries, facteurs, employés de banque, viennent le dimanche se reposer à l'air, arroser leurs champs de légumes et surveiller une récolte qui peut presque payer le prix de location: quatre ou cinq sous par mètre.
Dans les jardins de Saint-Ouen: les zoniers
fouillant un
rôdeur «élégant».
Sous la brume d'hiver, ce maquis devient lamentable. Les bicoques sont désertes, gardées par des chaînes ou des cadenas qui paraissent représenter la partie la plus soignée du mobilier. Si les apaches de grande envergure dédaignent ces parages, les apaches en herbe s'y aventurent pour rafler des légumes ou des instruments de jardinage. Le hasard me fait assister à l'interrogatoire de deux jeunes drôles, correctement vêtus, qu'un locataire a surpris dans le domaine de son voisin. En fouillant l'un d'eux, le juge improvisé trouve une arme terrible: une maille de fer attachée solidement à une longue lanière. On confisque l'arme, puis, faute de preuve d'un délit caractérisé, on rend la liberté aux prévenus.
L'aspect change rapidement aux environs de la porte de Clignancourt. Dans la plaine des Malassis s'élève une véritable cité où les sentiers marécageux, bordés de taudis infects, alternent avec des rues proprettes, tracées au cordeau.
Dans ces dernières, l'architecture est plus soignée, les chalets voisinent avec des maisonnettes bâties «en solide», pierres ou briques, qui ne sont gas les mieux tenues. Aux fenêtres de guingois brillent parfois des rideaux d'une réelle blancheur; des poules picorent dans la cour, la marmaille prend ses ébats. De-ci de-là, s'inclinent sur les masures des matériaux de démolitions qui attendent une adaptation judicieuse. Au bord des allées du jardin les terres sont retenues par des planches arrachées à l'impériale des omnibus défunts: Madeleine-Bastille encercle un massif de rosiers; Clichy-Odéon garde un plant de carottes... Dans quelques rues, le propriétaire a amené l'eau, luxe assez rare dans la zone. Sur la porte d'une construction en pierre rudimentaire, je lis: «Bureau». Porte close, nul employé.
J'arrive au boulevard Michelet.
Tournant le dos au trottoir dont les sépare une palissade régulière, des roulottes semblent abandonnées. Par une porte étroite, je pénètre dans ce hameau où de braves forains se réfugient durant les trois ou quatre mois de morte-saison. Presque toutes les voitures sont fermées: tenanciers de jeux d'adresse, somnambules extra-lucides, gagnent en ce moment leur vie à d'autres métiers. Un avaleur de sabre m'affirme que sa «demoiselle» travaille à L'Illustration ; près de lui une jolie fille lave son linge. L'ensemble est assez propre, mais d'une tristesse communicative; les roulottes sont plus serrées qu'à la foire de Montmartre.
En sortant, j'aperçois au loin une maison en pierres, à peine achevée, dressant ses quatre étages devant la porte de Clignancourt, à l'endroit même où commence la zone, en bordure du glacis. A la porte Pouchet, un immeuble semblable écrase de sa hauteur insolente la maisonnette d'une sage-femme, plus respectueuse de la légalité. Il y a, m'assure-t-on, bien d'autres cas de pareille désinvolture.
La zone le long du chemin de fer de l'Ouest-État, à
Clichy.
Par suite de quelles erreurs bureaucratiques, de quelles compromissions administratives, ces constructions furent-elles autorisées? Il ne m'appartient pas de chercher à approfondir. La chose paraît assez mystérieuse. Un petit locataire me dit que le génie défendait de bâtir en «dur», alors que les communes interdisaient de bâtir en «mou». Il a tourné drôlement la difficulté en remplaçant la tuile ou le papier goudronné par du ciment armé! Je renonce à comprendre et me borne à souhaiter que Jacques Bonhomme ne soit pas finalement condamné à payer les bénéfices escomptés par d'audacieux spéculateurs.
A la Chapelle, à la Villette, des usines, des terrains plus ou moins déserts; les figures sinistres ne rôdent qu'à l'intérieur des murs. Près du canal Saint-Martin, la zone occupée par les réseaux du Nord et de l'Est. A Pantin, c'est le marché couvert, inférieur en couleur et en puanteur aux marchés d'Orient, mais presque égal en désordre et en saleté.
A Romainville, aux Lilas, changement de décor.
Le long de vraies rues commençant au glacis, la zone est bâtie presque régulièrement, avec la banalité qui caractérise les petites agglomérations de la banlieue. A Bagnolet; à Montreuil, pays des pêches et des fleurs, beaucoup de baraques de chiffonniers ou de petits jardiniers édifiées avec un soin relatif. L'une d'elles, en piteux état, est décorée par des médaillons en mosaïque égarés, sans doute, dans les démolitions d'un music-hall. Tout cela manque un peu de pittoresque.
Une rue en «dur». | Une rue en «mou». | Constructions essentiellement précaires. |
DANS LA PLAINE DES MALASSIS.
A Vincennes, à Saint-Mandé, la zone s'embourgeoise. Nous traversons la Seine, les réseaux du P.-L.-M. et de l'Orléans, et nous trouvons à Ivry et à Gentilly le coin le plus typique et le plus vanté de la ceinture parisienne.
Entre la porte d'Ivry et la porte de Choisy, la zone habitée est divisée en trois bandes dont la première offre le spectacle le plus douloureux, le plus révoltant que puisse concevoir un être civilisé.
Sur le glacis, des roulottes alignées limitent ce camp de la misère et de la vilenie humaine. J'entre; un infâme cloaque s'étend entre deux rangées de maisons roulantes. Dans cette boue fétide courent dix, vingt, trente marmots dépenaillés, à demi nus, qui mêlent leurs glapissements aux grognements fatigués d'un lion tapi dans une cage abandonnée sur le sol; des vieilles à la Goya trient de misérables chiffons, cependant que des messieurs en complet veston et en pelisse inspectent leurs associés.
Ces enfants, âgés de cinq à dix ans, sont presque tous étrangers, italiens ou espagnols; ils partent chaque matin pour aller mendier au profit de leurs parents ou des gredins qui les ont loués. L'été, ils font des corbeilles, l'oeil attentif au moindre objet mal surveillé. Un chauffeur abandonne-t-il un instant sa voiture: aussitôt la marmaille se glisse, enlève une lanterne, une trompe, tout ce qui peut se décrocher. L'agent cycliste parisien qui nous donne ce détail ajoute: «Nous ne pénétrons jamais chez eux, ils sont sur Ivry.» Cinq minutes après, un agent d'Ivry me dit: «Nous ne nous en mêlons pas, cela regarde la police de Paris...»
Instinctivement, je distribue des sous à la marmaille, oubliant que la recette ira aux patrons, et je cherche, sans y réussir, à faire part égale à tous. A tort ou à raison, quelques-uns murmurent. Un enfant s'approche alors de moi et gentiment me dit: «Y en a qu'en ont pas eu, madame; y en a qu'en ont eu deux fois. Moi, j'réclame pas, j'ai eu mes deux ronds.» Pauvre gosse!
L'immeuble de rapport d'un électeur influent (porte de Clignancourt). | La baraque d'une petite fleuriste respectant la loi (à Ivry). |
DEUX TYPES DE CONSTRUCTIONS SUR LA ZONE
A Ivry: les roulottes. | Intérieur du camp des romanichels. | Un coin d'Ivry-Terrasse. |
Je veux prendre une photo. Un homme vient m'enjoindre de sortir, presque poliment, du reste. Il ne veut pas «voir d'histoires sur les journaux». Je m'exécute; cet homme, qui tient un débit de boissons à l'entrée de ce ghetto, est le gérant du propriétaire, Parisien fortuné. On m'assure que M. Coûtant, maire et député d'Ivry, n'a pu encore obtenir des arrêtés d'expulsion contre ces étrangers et mettre fin à un scandale qui doit attrister son coeur de socialiste.
Sur la bande voisine, ce sont des forains ou des romanichels. Une belle brune, au type gitane accentué, me demande si je consentirais à faire le portrait de sa petite fille. «En vous payant», ajoute-t-elle. Je promets de lui envoyer une épreuve. Plus loin, une «Frochard» grogne des injures en anglais; à côté, une bouquetière prépare ses violettes.
Chalets suisses
au Kremlin-Bicêtre.
Séparée par une barrière en planches de ce monde bizarre, une petite cité d'ouvriers éparpille ses maisonnettes de chaque côté d'une haie vive qui bourgeonne déjà. Les rideaux des fenêtres empêchent la curiosité de pénétrer au fond de ces logis humbles mais décents. J'aperçois une épicerie, plusieurs marchandes de fleurs, un débit de vins avec balançoires et élevage de canaris: Au Moulin rose .
Au coin d'une avenue, le chalet du gardien, une fontaine et une pancarte indiquant les heures où on vend l'eau: sept centimes ce que la commune vend trois ou quatre, me dit-on. Les locataires se sont agités et ont obtenu l'établissement d'une fontaine gratuite sur la voie publique, à l'entrée de la cité.
Aucune lumière, pas le moindre réverbère. Les habitants, pourtant, semblent heureux et si enracinés qu'ils se demandent avec terreur où ils iront après l'expropriation. Les soirées d'été leur paraissent délicieuses; ils ne sont nullement troublés par le voisinage des romanichels.
Un coin encore plus pauvre.
«Si on nous vole, me dit un des notables patentés de l'endroit, nous savons que ce ne sont pas les roulottiers, ce sont nos voisins.» Il ajoute naïvement: «Ici, voyez-vous, madame, il n'y a que des braves gens.»
De l'autre côté de la porte de Choisy, mêmes baraquements en planches. Mais ici l'atmosphère semble plus lourde, des femmes au type espagnol entr'ouvrent des portes sur notre passage, des voyous traînent autour de nous, la casquette bas posée sur le regard oblique, une cigarette collée au coin de la bouche narquoise; marchons vite, l'air brave...
La «villa» des forains
à Clignancourt.
A la porte d'Italie, nous rencontrons le «marché aux puces», le vrai, celui qui laisse loin derrière lui, comme pittoresque et renommée, le marché aux puces de Saint-Ouen et celui de la porte de Flandre. Ici, les «biffins» ont leurs boutiques et leurs habitations; le dimanche, ils n'ont qu'à étaler à leur porte la «brocante», mélange hétéroclite de ferraille, de vieux souliers, de garde-robes fripées, d'ustensiles de toutes sortes, avidement fouillés par des amateurs économes ou par des malins qui espèrent, une fois dans leur vie, trouver pour quinze sous une étude de Corot ou un bronze de Gouthières.
A Gentilly, au Kremlin-Bicêtre, même note, avec plus de saleté encore. A Montrouge, c'est un fouillis de cabanes, de maisons solides, de constructions peu intéressantes. De là jusqu'à la Seine, rien ou presque rien: des terrains vagues, le champ d'aviation. Passé la Seine, les guinguettes du Point-du-Jour, puis le bois de Boulogne, qui suit les fortifications d'Auteuil à la porte Maillot, où nous trouvons sur la zone: les montagnes en carton de Luna-Park, les baraques de la route de la Révolte, des bâtiments consacrés à l'industrie automobile, l'hôtel somptueux d'un conseiller municipal, et, en face, le restaurant Gillet.
Ensuite et jusqu'à notre point de départ, la banalité de quelques constructions légères qui ne sont originales, ni par elles-mêmes, ni par l'entourage.
*
* *
A qui appartiennent en général les terrains de la zone? A des capitalistes de tout repos ou à de petites gens ayant acquis, à force de travail et d'économie, un bout de jardin où ils édifient la bicoque qui leur épargne la visite du concierge le jour redouté du terme? Je me garderais bien de hasarder à cet égard la moindre affirmation; il faudrait, pour le faire en connaissance de cause, un travail de bénédictin qui échappe à ma compétence.
Il paraît toutefois prudent d'accueillir avec réserve les protestations bruyantes du syndicat qui nous fait entrevoir une population de 20.000 à 30.000 zoniers exposés à se voir «dépouillés» du bien arrosé par leur sueur et par celle de leurs aïeux.
Le marché aux puces à la porte
de Choisy.
D'après M. Dausset, président du Conseil municipal, on compte dans la zone un groupe important d'assez gros propriétaires possédant le terrain par héritage; d'autres l'ont acquis à une époque relativement récente dans un but de spéculation.
A la porte de Choisy, un très petit nombre de personnes, une dizaine peut-être, se partagent les tranches de zone où nous avons vu les roulottes des romanichels et les ménageries en détresse.
M. Bugnet, naguère ingénieur du Métropolitain, a acquis il y a une dizaine d'années le domaine d'Ivry-Terrasse, environ 15.000 mètres, où sont essaimes 100 à 150 locataires; à côté, la famille Bacot possède, depuis un siècle, 54.000 mètres de jardins. Entre Ivry et Gentilly, on me cite le domaine de la comtesse de Maillé; celui des Lazaristes, 30.000 à 40.000 mètres. Plus loin, vers Montrouge, le grand contribuable de la zone est M. Victor Duruy, professeur à l'École Polytechnique.
Hôtel d'un conseiller municipal
sur la zone, au rond point de
la porte Maillot.
A la porte d'Aubervilliers, un employé d'octroi me montre un bâtiment industriel important en cours de construction. Le propriétaire possède 20.000 mètres de terrain grevé de la servitude militaire; c'est un des membres actifs du syndicat des zoniers.
Dans ce que nous appellerons le maquis de la zone, le terrain se loue de 10 à 25 centimes le mètre comme jardins, 50 à 75 centimes comme terrains à bâtir. C'est donc un revenu brut de 1.000 à 7.500 francs l'hectare! Ils se vendent 10 à 15 francs le mètre dans la région industrielle; 20 à 30 francs en bordure des grandes voies où prospèrent épiceries et «bistros»; 1 franc en certains endroits. Exceptionnellement, aux environs de la porte Maillot, par exemple, la valeur est beaucoup plus grande.
Je n'ai point à discuter le projet du Conseil municipal, j'ai essayé
simplement de donner aux lecteurs de
L'Illustration
une idée à peu
près exacte de cette zone en beaucoup d'endroits insalubre, où grouille
une population parfois digne d'intérêt, mais dont l'existence aux portes
de Paris est un danger pour la santé publique et une offense à la beauté
de la capitale.
Sergine Dac.
La bénédiction des premières assises du monument élevé,
sur le sommet du mont Kartal Tepe, aux morts du 30e régiment
d'infanterie bulgare.
Ce sont des images paisibles, reposantes, d'une gravité douce ou d'une saine gaieté, que ces «tableaux d'armistice», saisis tout dernièrement par l'objectif autour d'Andrinople; pourtant, au lendemain du jour où, les négociations rompues, les deux adversaires, après un repos de deux mois, ont recommencé la lutte, ils prennent un caractère émouvant, douloureux; et une impression de grande pitié s'en dégage. C'est fini maintenant de pleurer les morts, de danser et de rire! Les plaines d'Andrinople sont redevenues des champs de bataille.
Pendant la trêve, un des premiers soins de l'état-major bulgare avait été de donner aux soldats tombés dans les combats du mois de novembre, une sépulture convenable: un peu de terre remuée, une simple croix, marquent désormais les tombes de ces braves. La photographie reproduite aux pages suivantes évoque non sans grandeur la funèbre besogne du fossoyeur.
Pas d'armistice pour la vermine...
Ce pieux devoir accompli, il restait à célébrer solennellement le courage des morts. Les premières assises d'un monument, commémoratif d'un beau fait d'armes, ont été placées sur le sommet du mont Kartal Tepe, au sud-ouest d'Andrinople: c'est là que, après s'être emparé de la position, le 30e régiment bulgare de Chéinovo résista victorieusement, dans les combats des 8, 12 et 13 novembre, à l'attaque d'une division turque et fut décimé dans la lutte héroïque. Cependant, dans le vaste camp établi autour de la ville cernée de toutes parts, une vie tranquille, presque normale, s'était peu à peu organisée. Aux heures chaudes du jour, on pouvait voir des soldats occupant les loisirs de l'armistice à des soins de toilette qui sans doute n'étaient point superflus: la recherche, par exemple, sur leurs vêtements et leur linge, d'ennemis minuscules et irritants, qui, eux, n'avaient pas fait trêve... D'autres, au son de la «gaïda»--la cornemuse bulgare--improvisaient, devant les tranchées, une danse du pays, pour la plus grande joie de leurs camarades, assemblés en cercle autour d'eux. Plaisirs simples de jeunes hommes insouciants malgré les incertitudes de la guerre, auxquels déjà succèdent de rudes fatigues et de périlleux efforts!
PENDANT L'ARMISTICE, AUTOUR D'ANDRINOPLE.
--La danse du
pays, au son de la
gaïda
bulgare.
--
Photographies du sous-lieutenant
G. Stainoff.
]
LES PLAINES GLACÉES D'ANDRINOPLE OU L'ON VA RECOMMENCER A SE BATTRE
Pendant la trêve, les Bulgares ont recouvert d'un peu de terre leurs
morts des combats de novembre, et ont planté des croix sur ces pauvres
tombes.
Photographie communiquée par le sous-lieutenant G. Stainoff, du
30e régiment d'infanterie.
Ensemble des batteries, tranchées, réseaux de fil, de fer, etc., constituant un ouvrage. |
Route militaire unissant les divers ouvrages avec chemin de fer à voie étroite. |
Voici les hostilités reprises entre la Turquie et les alliés: dans les délais réglementaires à partir de la rupture des négociations de Londres et de la dénonciation défi armistice, le canon a recommencé à tonner, lundi soir, et à Tchataldja et à Andrinople,--sans doute aussi devant Scutari. A Janina, la lutte n'a pas été interrompue.
Mais le mauvais temps a grandement paralysé, devant cette dernière
place, l'effort de l'armée hellénique, et elle ne progresse que
lentement, au prix d'un effort persévérant. Notre collaborateur M. Jean
Leune, dans le dernier article qu'il vient de nous adresser et qu'on va
lire ci-dessous, nous montre à quelle résistance acharnée se heurtent
les assiégeants de Janina et quelles fortifications importantes ils ont
à enlever. Il fait comprendre combien leur furent disputés les avantages
certains qu'ils ont jusqu'à présent obtenus.
Philippias, janvier 1913.
Il ne faut pas être surpris que l'armée grecque ne soit pas encore à Janina. Il faut bien plutôt s'étonner que les énormes moyens de défense dont disposent les Turcs autour de cette ville n'aient pu empêcher les troupes du général Sapoundsakis de prendre les positions qu'elles occupent aujourd'hui.
Janina est en effet défendue par une série de forts et batteries répartis comme suit:
1° Aux villages de Mega Gardikou et de Mikron Gardikou, situés à 9 kilomètres au nord-ouest de Janina, deux ouvrages distants l'un de l'autre d'environ une demi-heure;
2° Un ouvrage au village de Sadovitza, situé à 7 kilomètres à l'ouest de Janina;
3° Trois batteries, pour 9 canons de 9, pour 4 canons de 12 et pour 4 mitrailleuses au monastère Douroutis ou Péristéras, situé à 4 kilomètres au sud-ouest de Janina;
4° Six batteries, pour 9 canons de 9, 12 canons de 12, 2 canons de 15, 4 pièces de montagne de 7,5 et 8 mitrailleuses, au village de Bizani, situé à 10 kilomètres au sud-est de Janina;
5° Deux batteries pour 12 canons de montagne de 7,5 à l'extrémité du lac de Janina, au monastère Gastritza, situé à 4 kilomètres au sud-est de la ville;
6° Une batterie pour deux pièces de 9, dans l'île de Janina;
7° Une batterie pour deux pièces de 9, au village de Parama, situé à 3 kilomètres au nord-est de Janina;
8° Une batterie pour six pièces de 9 à la colline dite Saint-Nicolas, située à 15 kilomètres au sud-ouest de Janina.
Le tout forme autour de la place un ensemble de 21 batteries avec 128 canons: 73 pièces de 9cm; 16 pièces de 12cm; 2 pièces de 15cm; 25 pièces de 7cm,5; 12 mitrailleuses qui battent de leurs feux, presque partout croisés, tous les environs de la ville et commandent tous les débouchés de la montagne sur la plaine de Janina.
Ce qui fait la force de ces ouvrages, c'est qu'en raison de la nature montagneuse du terrain, il est à peu près impossible de leur opposer une artillerie quelconque. Leurs puissants canons criblent impitoyablement les très rares emplacements où l'on pourrait normalement placer de l'artillerie de campagne ou de l'artillerie lourde. Quant à l'artillerie de montagne, elle ne peut les approcher assez près pour leur nuire en quelque façon.
Mais dans la guerre actuelle, deux choses leur sont de graves causes de faiblesse:
D'abord l'inexpérience et l'inhabileté de leurs artilleurs; ensuite l'intelligence et l'habileté de leurs adversaires que rien n'a pu empêcher de placer des canons--les Turcs ne savent où--qui ont déjà fait sauter plusieurs magasins et détruit un certain nombre de pièces à Bizani.
Cet ouvrage est le plus important de tous. C'est von der Goltz qui l'a fait établir tel qu'il est aujourd'hui, pour commander le débouché sur la plaine de la route de Preveza à Janina. Mais, lorsque le maréchal vint, il n'y a pas longtemps, inspecter les travaux, il conseilla aux Turcs d'établir au lieu dit Saint-Nicolas une forte batterie qui commandât la sortie du ravin de Manoliassa, complètement défiée des feux de Bizani, et où l'ennemi eût pu installer une artillerie fort gênante. Les Turcs ont donc, ces derniers mois, construit à Saint-Nicolas une batterie armée de 6 pièces de 9cm dont la présence a fait au général Sapoundsakis et à son armée le tâche un peu plus rude encore.
En ce qui concerne Bizani, nous avons eu la chance de nous entretenir longuement, ces jours-ci, avec un officier turc prisonnier qui nous a donné sur ce fort de très intéressants détails...
Schéma d'une batterie turque dans laquelle la moitié
arrière de chaque emplacement de canon est couverte
d'une
voûte en béton, elle-même recouverte de terre.
Les deux collines sur lesquelles se trouvent les ouvrages de Bizani sont du roc gris et nu, ce qui a forcé von der Goltz et ses officiers à adopter des plans et profils un peu spéciaux pour les batteries. Celles-ci sont toutes creusées dans la pierre, chaque pièce se trouvant logée dans une sorte de trou à base en forme de trapèze. Dans ces trous on a élevé, entre la paroi de roc qui se trouve devant le canon et ce dernier, un mur revêtu de béton. L'intervalle entre la paroi de roc et ce mur a été rempli de terre. Sur le plan incliné qui se trouve devant chaque batterie, parallèlement à la ligne de feu, le rocher a été recouvert, sur une largeur de 4 mètres et une épaisseur de 0 m. 50, d'une couche de gravier et de terre. On n'avait tout d'abord pas mis plus de terre parce que celle-ci devait être amenée assez difficilement et d'assez loin. Cependant, ainsi que nous l'avons très bien pu voir à la jumelle du haut d'une colline où nous étions il y a quelques jours, les Turcs ont récemment augmenté l'épaisseur de ces couches de terre. Le logement de chaque pièce a donc la forme d'un trapèze dont la plus petite base se trouve devant la pièce. Dans le mur bétonné et le rocher qui forment cette petite base est creusé, de chaque côté du canon, un abri carré pour les tireurs.
A droite et à gauche, dans les parois formant les côtés du trapèze, sont creusés deux grands et deux petits magasins à poudre et à obus.
La terre dont la couleur indique qu'elle
est fraîchement
apportée.
Aspect actuel des batteries à flanc de
rocher prouvant que les Turcs ont tout
récemment amené sur place de grandes
quantités de terre pour la construction
de talus et remblais protecteurs des
pièces.
Dans certaines batteries, la moitié arrière du réduit est protégée par une voûte en béton, à l'abri de laquelle les artilleurs peuvent évoluer.
Derrière toutes les batteries, à une profondeur de 1 m. 20 à 1 m. 30 sous la surface du roc, circule un souterrain qui fait communiquer entre eux les logements des pièces et magasins adjacents, et qui joint les batteries les unes aux autres, ainsi qu'aux grands magasins de munitions.
Dans les batteries comportant des canons de 9cm, chaque pièce, avec son logement, ses abris et magasins, occupe, sur la ligne de feu, un front de 15 mètres. La profondeur du logement est de 1 m. 20 à 1 m. 30. Les abris sont carrés et mesurent 2 mètres de côté. Les grands magasins ont 4 mètres sur 2 et les petits 1 m. 50 sur 1 m. 50. Les pièces de 9% sont du dernier système Krupp à tir rapide et peuvent tirer quinze coups à la minute, avec une portée de 4.000 mètres.
Coupe schématique d'une batterie turque avec ses abris et
magasins.
Les pièces de 12cm et de 15cm, système Krupp ancien, occupent un front de 20 mètres. La profondeur de leur logement est de 1 m. 60. Les abris carrés ont 2 mètres de côté, les magasins 4 mètres sur 2 et 2 m. 50 sur 2 m. 50.
Enfin, en des endroits parfaitement dissimulés et que l'état-major allemand croyait invulnérables (l'expérience a prouvé le contraire), sont, ou étaient, deux grands magasins à munitions et deux petits. L'ensemble est mis à l'abri des attaques d'infanterie par des mines et des réseaux de fils de fer barbelés...
Tout ce qui précède prouve que Bizani constituait avant la guerre, et constitue encore malgré tout, un ouvrage fortifié très redoutable.
Il est intéressant d'en connaître les détails pour se rendre compte de la façon dont les Allemands comprennent la construction des batteries dans un sol qui n'est que roc. Le maréchal et ses collaborateurs ont essayé là différents procédés nouveaux. Les Grecs complètent l'expérience avec notre matériel et pour notre édification, en détruisant canons et magasins, par un tir extrêmement précis, à très grande distance, malgré toutes les protections de terre, de rocher ou de béton.
Maintenant, si, comme tout le premier j'en suis certain, ils prennent Janina malgré Bizani, ils auront achevé d'asseoir irréfutablement leur jeune réputation militaire. Et personne alors ne pourra contester leur mérite, qu'attestera à elle seule l'indéniable difficulté de l'entreprise.
Leur attaque va, par ailleurs, se prononcer suivant les principes
essentiellement français, très chers au général Sapoundsakis et qui
conviennent infiniment à l'intelligence souplesse de ses troupes. Leur
réussite prouvera qu'une forteresse aussi formidable soit-elle, même
construite par l'état-major allemand, ne saurait arrêter longtemps une
troupe décidée à passer, surtout lorsque celle-ci est souple,
maoeuvrière et mordante... «à la française»...
Jean Leune.
Le cercueil du ministre de la Guerre, victime des Jeunes-Turcs, attendant les dernières prières. -- Phot. Ferid Ibrahim. | Emplacement où a été creusée la tombe, dans la cour de la mosquée Suleimanié. -- Phot. Talb Kope. |
Les obsèques de Nazim pacha ont été célébrées au lendemain même du coup d'État, à Constantinople, sans grande pompe, mais cependant avec la dignité convenable. Tous les attachés militaires étrangers avaient tenu à suivre le cortège funèbre; et le sultan avait délégué, pour le représenter, son premier aide de camp.
La dépouille du mort fut apportée à la mosquée Suleimanié, où, dans la cour, la famille de Nazim a son turbé , son mausolée de marbre blanc. Déposé sur un banc de pierre en arrière duquel des troupes rendaient les honneurs, le cercueil attendit un assez long temps les prières suprêmes. Et puis on le descendit dans la fosse toute préparée, que dominera bientôt une stèle coiffée d'un turban, comme celle qui, sur la photographie, se dresse en avant du monticule où s'entasse la terre de la tombe.
C'est le général Izzet pacha qui remplace Nazim à la tête de l'armée turque, comme généralissime et ministre de la Guerre.
Un de nos lecteurs, M. A. Beneyton, qui le connut; au Yémen, dont il était allé réprimer l'inquiétante insurrection, se proclame fier de son amitié, et fait de lui ce portrait sympathique:
«Elevé dans sa famille par une gouvernante française, Izzet pacha parle notre langue avec une pureté parfaite. Chef d'état-major général de l'armée depuis cinq ans, il n'a quitté ce poste que pour aller pacifier l'Yémen. Il y a réussi au delà de toute espérance.
» C'est un des hommes qui font le plus honneur au nouveau régime: foncièrement bon, honnête, patriote ardent, sans ambitions politiques comme sans compromissions, on peut le comparer avec les plus grands hommes d'État ou de guerre de n'importe quel pays d'Europe.»
Ajoutons que le prestige du nouveau généralissime est considérable dans l'armée ottomane. On a vivement regretté qu'il ne fût pas présent lors de la déclaration de guerre. On s'était hâté de le rappeler. Les patriotes ottomans sont ardemment convaincus qu'il sera à la hauteur de la formidable tâche qu'il a assumée d'un coeur vaillant.
Avec la reprise des hostilités, on s'attend à ce que de gros efforts soient tentés par les alliés contre les trois villes qu'ils assiègent: Janina, Scutari d'Albanie et Andrinople. Nous donnons ici les photographies des trois hommes d'admirable énergie, dont les noms, quoi qu'il advienne, survivront dans l'histoire au même rang que celui d'un Osman pacha ou d'un Denfert-Rochereau: Vehib bey, qui commande Janina; Hassan Riza bey, qui défend Scutari, et Choukri pacha, de qui l'indomptable intrépidité est déjà presque légendaire et à qui l'on prêtait récemment la résolution farouche de tourner ses propres canons contre Andrinople même, plutôt que de la rendre.
Vehib bey, défenseur de Janina. |
Hassan Riza bey, défenseur de Scutari. Phot. Phébus. |
Le nouveau généralissime Izzet pacha. Phot. Georges Rémond. | Choukri pacha, défenseur d'Andrinople. |
La crise balkanique a pour conséquence une crise européenne qui, en réalité, constitue le véritable danger pour la paix entre les grandes puissances. Le gouvernement de Vienne, en dépit de toutes les concessions faites par les Serbes (renonciation à un port serbe sur l'Adriatique, satisfaction donnée pour l'incident Prochazka, offre de négocier pour établir de meilleurs rapports économiques, etc.), n'a pas démobilisé.
Pourquoi donc l'Autriche-Hongrie reste-t-elle prête à entrer en guerre au risque d'y entraîner le continent tout entier?
Le gouvernement de Vienne a cette attitude uniquement en raison de la question d'Albanie dont le règlement va bientôt concentrer l'attention de l'Europe.
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La véritable Albanie est une région toute spéciale, divisée en une série de cloisons étanches dont les montagnes forment les parois et qui communiquent par un petit nombre de passages. Sur ce territoire, sans routes, sans industrie, sans commerce, vivent chichement environ 1.330.000 d'Albanais (1 million de musulmans, 240.000 orthodoxes, 90.000 catholiques romains). Tous ces chiffres sont approximatifs. L'Albanais, indomptable et rebelle, exècre le contact des étrangers. Il vit en chassant ou en faisant paître ses troupeaux. Il ne reconnaît que la loi des chefs de clans, clans qui se rattachent à de nombreuses tribus. Encore dans la condition du moyen âge, la population albanaise est dans sa presque totalité sans aucune instruction, mais la race est susceptible de grands progrès, car on connaît des Albanais qui, au service de la Turquie, ont fait preuve d'une vive et fine intelligence et il existe aujourd'hui un petit groupe d'Albanais d'une culture occidentale qui tiennent parfaitement leur place dans les milieux les plus raffinés.
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La conférence des ambassadeurs à Londres a bien décidé, dès ses premières réunions, qu'il y aurait une Albanie autonome, sous le contrôle et la garantie des puissances , point essentiel à remarquer et à retenir. Mais ce n'est rien que de décréter le principe de l'autonomie de l'Albanie, principe en harmonie d'ailleurs avec la formule: «Les Balkans aux peuples balkaniques», la vraie difficulté est de délimiter l'Albanie. C'est là une tâche singulièrement ardue car, en réalité, l'expression «Albanie» désigne une contrée dont les frontières peuvent varier au nord, au sud et à l'est dans d'extraordinaires proportions, selon le point de vue auquel on se place, et les intérêts que l'on veut servir.
Nous allons donc tenter d'exposer les difficultés de la délimitation albanaise en même temps que sa portée européenne.
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Il y a trois projets de délimitation de l'Albanie:
Le projet albanais;
Le projet autrichien;
Le projet des alliés balkaniques intéressés (Monténégrins, Serbes,
Grecs).
Indiqués par des traits nettement distincts sur la carte ci-dessous, il est aisé de constater d'un coup d'oeil à quel point ces projets diffèrent entre eux comme étendue de territoire englobé, et de mesurer ainsi les difficultés à vaincre pour arriver à un accord définitif et satisfaisant pour les parties en cause.
Le gouvernement provisoire albanais qui, sous la direction d'Ismaïl Kemal bey, a été assumé par quelques hommes représentant l'«intelligence» albanaise, a envoyé des délégués à Londres. Il demande la reconnaissance de l'Albanie sous la forme la plus étendue qu'il soit possible de lui donner. Dans leur projet, les Albanais englobent toutes les régions où se trouvent des groupements albanais sans se soucier de savoir si, sur certaines fractions du territoire ainsi constitué, existent d'autres populations serbes, grecques ou bulgares plus nombreuses que des groupements albanais. Les auteurs du projet albanais ne considèrent pas davantage ce fait que beaucoup d'Albanais qui se trouvent en Vieille-Serbie, par exemple, n'y sont que par l'effet de massacres antérieurs, massacres exécutés systématiquement par les Albanais dans les cinquante dernières années aux dépens des Serbes, et dont aujourd'hui il semble excessif de vouloir conserver le bénéfice aux dépens des Serbes victorieux.
Quoi qu'il en soit, il est inutile d'insister davantage sur le projet albanais, car il n'a aucune chance d'être adopté. Ses frontières qui ne laissent aux Monténégrins, aux Serbes et aux Grecs à peu près rien des avantages de la guerre sont si manifestement excessives que le gouvernement de Vienne lui-même ne soutient pas devant l'Europe le tracé demandé par le gouvernement provisoire albanais.
Le projet autrichien, d'une étendue intermédiaire entre celui des Albanais et celui des alliés balkaniques, est inspiré surtout par des considérations politiques. Il est d'ailleurs, remarquons-le, un projet de «marchandage». Peut-être même pendant l'impression de cet article a-t-il été déjà modifié sur certains points.
Le gouvernement allemand de Vienne, qui a vu avec un infini regret la victoire des Slaves des Balkans, a pour objectif essentiel de constituer une barrière puissante entre la Serbie et la mer. Il va donc faire tous ses efforts pour que cette barrière soit aussi épaisse que faire se pourra. Il veut surtout que l'extension du Monténégro au nord de l'Albanie soit aussi restreinte que possible afin de ne pas donner à cet État des territoires qui lui permettraient, par une entente ultérieure avec la Serbie, de lui faciliter l'accès à la mer Adriatique. Vienne s'oppose donc énergiquement à la cession de Scutari au Monténégro, bien que le roi d'Italie, gendre du roi du Monténégro, soit intervenu récemment par sa diplomatie pour préconiser cette solution.
L'Autriche l'a jusqu'à présent repoussée parce qu'elle sait bien que, si Scutari devenait monténégrin, l'Italie bénéficierait de la situation nouvelle. En effet, dans cette hypothèse, le principal centre d'influence en Albanie serait reporté plus au sud, à Elbassan, à Bérat, ou à Valona. Dans ce cas, c'est l'influence italienne qui y prédominerait. Au contraire, si Scutari fait partie de l'Albanie, il deviendra le foyer de l'action autrichienne dans le futur État albanais.
C'est là une considération qui prend toute sa valeur si l'on admet qu'à Vienne, où l'on a dû brusquement renoncer au vieux projet de descente vers Salonique par l'effet de la victoire des Serbes et des Grecs, on espère encore que le lot de l'Autriche pourra être constitué plus tard par l'Albanie.
La diplomatie des Habsbourg s'ingénie donc à ce que le nouvel État dont elle escompte l'absorption dans l'avenir soit aussi étendu que possible.
Pour soutenir son projet de frontières albanaises, l'Autriche-Hongrie invoque les droits nationaux des Albanais. Cet argument est piquant quand on sait de quelle façon les gouvernements de Vienne et de Budapest traitent leurs nationalités slaves sur le territoire austro-hongrois.
La délimitation de l'Albanie demandée par les alliés balkaniques est la conséquence d'un accord précis entre Monténégrins, Serbes et Grecs.
Frontière albano-grecque .
Les Grecs placent les limites septentrionales de l'Epire au nord de Valona; mais, tenant compte de l'opposition de l'Italie, les Grecs, ainsi que le montre le tracé, font partir leur frontière au point formé par la baie de Gramala. Cette frontière va ensuite rejoindre la frontière serbe à peu près à la hauteur du milieu ouest du lac d'Okrida.
Pour repousser le projet autrichien, les Grecs justifient ainsi leurs prétentions:
A Janina, la population, le commerce, la culture, tout est grec. D'ailleurs, en 1880, la conférence de Berlin, sur la proposition du gouvernement français, a reconnu les droits de la Grèce sur Janina. Or, géographiquement et économiquement, la possession de Janina entraîne celle de Santi Quaranta qui, à son tour, commande celle de Chimara, sur la côte, et d'Argirokastro, dans l'intérieur. En effet, toute cette région ne communique aisément avec la mer que par Santi Quaranta ou Preveza; mais, à Santi Quaranta, seuls les grands navires peuvent parvenir.
Au point de vue ethnographique, la frontière proposée par la Grèce en Epire et en Macédoine à l'ouest du lac d'Okrida contient 316.651 Grecs, 154.413 musulmans et 5.104 israélites.
Ces chiffres sont tirés de la statistique dressée en 1908 par le gouvernement ottoman lui-même en vue des élections au Parlement de Constantinople. Ils sont donc plutôt défavorables à l'élément grec. Il convient, en outre, d'ajouter que, si le tracé hellénique englobe 154.413 musulmans, il laisse à proximité de la frontière en territoire albanais 44.119 Grecs.
Ce qui reste de différence dans la balance des chiffres s'affaiblit encore quand, en plus de l'aspect ethnographique de la question, on envisage le côté civilisateur et humanitaire.
En effet, sur le territoire que la Grèce prétend annexer se trouvent 733 écoles grecques (filles ou garçons), dont 3 lycées de garçons (Janina, Konitsa, Koritza), un lycée de filles (Janina). Ces écoles comportent 927 maîtres et maîtresses et 28.850 élèves, soit 9,2% de la population.
Les Grecs estiment donc qu'ils sont déjà parfaitement outillés pour ouvrir définitivement l'Epire à la civilisation.
Comme le gouvernement de Vienne est relativement peu intéressé aux affaires du sud de l'Albanie, il est à supposer que les Grecs obtiendront de l'Autriche dans une large mesure satisfaction. Les difficultés leur viendront peut-être de l'Italie.
Frontière serbo-albanaise .
La frontière demandée par les Serbes, à sa jonction avec la frontière grecque, suit à partir du lac d'Okrida, non pas, comme on l'a dit, le Drin noir, mais la ligne de partage des eaux se trouvant à l'ouest du Drin. Ainsi, estiment les Serbes, la frontière sera mieux fixée et permettra d'inclure en Serbie les nombreux villages serbes qui se trouvent entre le faîte des montagnes et la rive gauche du Drin.
Le projet serbe est en complète opposition avec, le projet autrichien qui, en sa forme initiale, attribue Prizrend à l'Albanie. Or, les Serbes tiennent énormément à la possession de cette ville qui, au treizième siècle, fut la capitale de l'empire serbe de Douchan le Grand.
En ce qui concerne les contrées d'Ipek, Detchani, Diakova, les Serbes, comme on le verra plus loin, s'unissent aux Monténégrins pour en réclamer l'exclusion de l'Albanie. Cette attitude n'implique pas une divergence de vue entre Serbes et Monténégrins. Elle s'explique par ce fait que, si Serbes et Monténégrins appartiennent à deux États différents, ils ne forment, comme on sait, qu'un même peuple: le peuple serbe. Les Serbes plaident donc à la fois leur cause et celle des Monténégrins.
A propos de ces régions, dit le mémorandum serbe, « la nation serbe ne voudra et ne fourra faire aucune concession, ne pourra en venir à aucune transaction, à aucun compromis, et il n'y a pas de gouvernement serbe qui oserait s'y prêter ».
Frontière albano-monténégrine.
C'est à propos de cette frontière, au nord de l'Albanie, que se manifeste, avec le plus d'énergie, l'opposition autrichienne.
Pour soutenir son tracé, le gouvernement du Monténégro part de la nécessité d'assurer la sécurité du royaume, ainsi que son développement politique et économique.
Pour exclure de l'Albanie les territoires dont les chefs-lieux sont Scutari, Ipek et Diakova, le Monténégro, comme la Serbie, fait appel aux titres historiques, rappelant que, depuis les temps les plus reculés, le Drin a été toujours considéré comme la limite extrême de l'Albanie du Nord. Dans un document de 1355, le Drin est appelé Flurnen Sclavoniæ (fleuve serbe).
A partir du onzième siècle, le royaume serbe de Zeta, dont le Monténégro actuel a recueilli l'héritage, s'étendait jusqu'au Drin. Scutari fut le siège de toutes les dynasties serbes, et, bien qu'alors la royauté ne résidât pas toujours d'une manière stable et suivie, dans les grandes villes, Scutari fut souvent la résidence des souverains serbes.
Les traces de cette possession subsistent encore dans la dénomination actuelle, tout à fait serbe, des montagnes et des rivières de la région, en dépit de l'albanisation qui a suivi, dans ces parages, la conquête turque, albanisation, dans un grand nombre de cas, toute de surface, car beaucoup d'Albanais d'aujourd'hui ne sont que d'anciens Serbes islamisés.
Si, géographiquement, Scutari a été le centre historique du Monténégro, on ne saurait contester qu'au point de vue économique le lac de Scutari ne forme un tout indivisible. Le Monténégro a toujours souffert dans son développement commercial de cette séparation violente et artificielle d'avec le bassin de la Bojana et du Drin. La fertile plaine de Scutari constitue, en effet, la seule issue naturelle du commerce monténégrin à la mer. Le Monténégro ne pourra se développer que lorsque, grâce à la rectification des frontières, il aura pu régulariser les fleuves Bojana et Drin, évitant ainsi les grands dégâts causés périodiquement par les crues.
Pour appuyer davantage leurs prétentions, les Monténégrins invoquent encore le fait que de nombreuses tribus albanaises ont pris part avec eux à la guerre contre les Turcs.
Les délégués monténégrins concluent ainsi:
«Ces raisons dictent au gouvernement monténégrin le devoir péremptoire de déclarer aux grandes puissances que l'annexion de Scutari, d'Ipek et de Diakova, inscrite en premier lieu sur le programme qui a présidé à l'ouverture des hostilités, forme un tout nécessaire, et que le Monténégro, plutôt que de renoncer à cet agrandissement logique et naturel de son territoire, préférerait disparaître comme facteur politique dans les Balkans. »
Cette énergique déclaration aura-t-elle raison de l'opposition autrichienne? Vienne persiste à considérer la ville de Scutari--qui n'a pas encore été prise par les Monténégrins --comme purement albanaise. Vienne n'ignore pas, en outre, que le tracé demandé par les Monténégrins permettrait, par l'effet d'une entente ultérieure avec la Serbie, de construire un chemin de fer qui, partant de Saint-Jean-de-Modua par Alessio, la vallée du Drin et Prizrend, couperait la ligne Mitrovitza-Salonique à Ferizovitch, et, de là, gagnerait Nisch, le centre de la Serbie.
Il y a donc lieu de croire que l'opposition autrichienne à la cession de Scutari au Monténégro sera très vive.
Comment, maintenant, la délimitation de l'Albanie peut-elle menacer la paix européenne? La raison de ce danger est simple.
L'Autriche-Hongrie, qui n'a pris aucune part à la guerre n'a, en réalité, aucun titre pour intervenir dans le partage de la Turquie d'Europe entre les alliés qui, eux, invoquent le droit de conquête et les sacrifices énormes qu'ils ont dû faire en hommes et en argent. Or, le projet d'Albanie présenté par le gouvernement de Vienne ne tend à rien moins qu'à dépouiller les Monténégrins, les Serbes et les Grecs des principaux résultats de leurs victoires.
Les grandes puissances ont déjà fait une large concession à l'Autriche-Hongrie en adhérant au principe d'une Albanie autonome, mais il est évident que cette Albanie doit être de dimensions restreintes, afin de concilier les préférences de l'Autriche avec les droits des alliés balkaniques victorieux.
Or, si l'Autriche est plus ou moins soutenue dans ses prétentions par l'Allemagne et l'Italie, les alliés balkaniques ont pour appuis naturels les puissances de la Triple Entente, dont la doctrine à cet égard a été proclamée le 9 novembre 1912 par M. Asquith, premier ministre britannique, disant, au banquet du lord-maire: « Les vainqueurs ne doivent pas être privés d'une victoire qui leur a coûté si cher. » Les deux grands groupements politiques européens se trouvent ainsi aux prises à propos de la question d'Albanie.
En effet, le «dépouillement» par l'Autriche des Monténégrins, des Serbes et des Grecs serait considéré dans tous les Balkans, par tous les Slaves d'Autriche-Hongrie, dans le monde entier d'ailleurs, comme un triomphe de la Triple Alliance et un échec considérable pour la Triple Entente, particulièrement grave pour la Russie.
La Russie, évidemment, en raison de sa politique séculaire, ne peut pas, sans compromettre de la façon la plus grave son prestige de grande puissance, abandonner à la pression allemande de Vienne des États slaves et orthodoxes comme la Serbie, comme le Monténégro, «le seul ami de la Russie»,--disait jadis Alexandre III.
Pour ces raisons, à la conférence des ambassadeurs de Londres, les alliés s'attendent, à propos de l'Albanie, à être soutenus fermement par la Triple Entente. Puisque les grandes puissances, dans l'ensemble, ne veulent certainement pas la guerre, la meilleure solution à souhaiter, c'est qu'une conciliation puisse se faire entre les points de vue si opposés de l'Autriche et des alliés. On tend, d'ailleurs, dès maintenant, à une transaction.
Ce qu'il faut bien comprendre encore, c'est que plus le territoire de l'Albanie sera restreint, et davantage la diplomatie européenne sera délivrée pour l'avenir des soucis incessants et certains que lui réserve la création d'un État albanais. On ne saurait se le dissimuler, le futur État albanais sera le foyer des intrigues les plus variées: autrichiennes, italiennes, monténégrines, serbes, grecques, albanaises, au-dessus desquelles devront s'exercer le contrôle et la garantie de l'autonomie des six grandes puissances! Quelles perspectives!
Dans ces conditions, le simple bon sens indique que moins le «guêpier»
albanais sera étendu, moins nombreux seront les soucis que les
puissances auront fatalement à son sujet. Par contre, plus la part des
alliés sera grande et plus vaste sera le domaine de la civilisation. Ce
qu'ont déjà su faire les Grecs, les Monténégrins et les Serbes des
territoires conquis jadis sur les Turcs est un gage certain de l'oeuvre
bien faisante qu'ils sauront accomplir dans leurs nouvelles
possessions.
André Cheradame.
(Agrandissement)
LE SIÈGE D'ANDRINOPLE.--La situation au moment de
l'armistice et à la reprise des hostilités.
La ligne principale de défense turque, indiquée schématiquement sur le croquis, n'a été rompue, en novembre, qu'au sud-ouest et à l'ouest, les Bulgares s'étant emparés de Kartal-Tépé et d'une partie des forts de Papas-Tépé d'où ils peuvent maintenant bombarder une partie de la ville.--La ligne enveloppante de petits rectangles indique la répartition des troupes assiégeantes dans les secteurs, et non pas leurs positions qui sont beaucoup plus avancées.
DEVANT ANDRINOPLE.--Le général Ivanof, qui commande
l'armée de siège bulgare, sur la rive de la Maritza, avec son
état-major.
Photographie. G. Woltz.
UNE FABLE DE LA FONTAINE EN ACTION.--
Le Meunier, son
fils et l'âne
, dans le Turkestan.
Phot. A. Svoboda.
C'est une illustration inattendue pour la célèbre fable de La Fontaine, le Meunier, son fils et l'âne , que nous apporte cette authentique photographie qui fut prise à Bokhara, dans le Turkestan... On y retrouve, saisis sur le vif, les trois personnages du délicieux apologue familier à nos mémoires: le père, vénérable vieillard, coiffé du turban, vêtu d'une ample robe rayée, son fils, un enfant encore, «mais non des plus petits», et le paisible baudet, docile sous le bât, philosophe que les vicissitudes de ce monde n'émeuvent plus.
Le voilà portant bravement sur son échine un double fardeau, dont l'un au moins est de poids; mais la route est longue, le soleil ardent, et la pauvre bête ne saurait, en cet équipage, aller loin. Pour l'alléger, le fils descend; et tout aussitôt les bons villageois rencontrés au passage de s'indigner, comme dans la fable, à la vue du jeune homme suivant à pied son père, «tandis que ce nigaud, comme un évêque assis, fait le veau sur son âne...» Le vieillard, confus, se hâte, pour détourner les quolibets, de céder sa place à son fils; et les railleries, maintenant, s'adressent au garçon, qui, confortablement installé sur sa monture, semble mener «laquais à barbe grisez». Blâmé par ceux-ci, pris en pitié par ceux-là, le père se décide à remettre son fils en croupe:
Eh quoi! charger ainsi une pauvre bourrique!
Il s'y résout enfin, pour avoir la paix. Et c'est, dans l'aventure, le malheureux âne qui, comme on dit, «a bon dos»...
Actualité.
On a déjà lu, dans le Figaro , les magnifiques plaidoyers de Pierre Loti pour la Turquie agonisante . Ces pages courageuses de pitié et de justice aussi, dans lesquelles l'immortel auteur d' Aziyadé , de Jérusalem , des Désenchantés , demande grâce pour le vaincu oriental et stigmatise l'appel à la curée, sont réunies en un petit volume (Calmann-Lévy, 2 fr.) qui prend une place d'honneur et marque une date émouvante dans l'oeuvre de Loti. Cette noble et ardente protestation n'arrêtera point sans doute la fatalité qui entraîne les destinées d'un peuple. Mais ce cri d'humanité n'en aura pas moins eu son retentissement dans le monde: et, chez nous, dans cette France protectrice depuis des siècles des Latins orientaux que menacera évidemment désormais l'hégémonie orthodoxe, dans cette France, conseillère jadis écoutée à Constantinople et commanditaire pour près de 3 milliards des organisations financières et des entreprises industrielles et commerciales de l'Empire en détresse, tels avertissements directs de Loti, que, sous une autre forme, saisissante et documentaire, nous trouvons répétés dans l'enquête suprême de M. Stéphane Lauzanne, Au chevet de la Turquie , ne sauraient passer au milieu de l'indifférence.
Philosophie.
La philosophie sereine et consolante de Maurice Maeterlinck s'efforce, aujourd'hui, de nous réconcilier avec la Mort (Fasquelle). L'auteur de la Sagesse et du Trésor des humbles a écrit pour notre âme angoissée par le grand mystère, une sorte de manuel de la bonne mort, où, à les regarder attentivement et courageusement en face, avec sang-froid, on voit peu à peu se dissoudre et s'évanouir les horreurs et les affres de l'heure dernière. Non point qu'il tente de nous révéler quelques-uns des secrets de l'au delà. Car nul, sur cette terre, ne prononcera le mot qui mettra un terme à nos incertitudes. Et d'ailleurs non seulement nous avons à nous résigner à vivre dans l'incompréhensible, mais nous devons même nous réjouir de n'en pouvoir sortir. «Si, en effet, il n'y avait plus de questions insolubles ni d'énigmes impénétrables, l'infini ne serait pas infini; et c'est alors qu'il faudrait à jamais maudire le sort qui nous aurait mis dans un Univers proportionné à notre intelligence. Tout ce qui existe ne serait plus qu'une prison sans issues, un mal et une erreur irréparables. L'inconnu et l'incommensurable sont nécessaires à notre bonheur. Et je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, sa pensée fût-elle mille fois plus haute et plus puissante que la mienne, d'être éternellement condamné à habiter un monde dont il aurait surpris un secret essentiel et auquel, étant homme, il aurait commencé à comprendre quelque chose.»
Histoire.
Le seul mérite de nous avoir révélé les frères Tharaud suffirait à témoigner de l'utilité d'un jury littéraire contre qui, pour un vote récent et contestable, se sont élevées d'assez vives attaques. MM. Jérôme et Jean Tharaud sont de beaux écrivains français et on les tient au premier rang de ceux qui ont le scrupule d'exprimer notre langue dans toute sa pureté et sa lumière. Ils atteignent la perfection dans le récit, précis et simple, mais où l'on devine une préparation laborieuse, et une application disciplinée qui maîtrise l'élan. Ils ne nous paraissent point avoir l'imagination assez libre ni l'âme assez fougueuse pour nous donner jamais ces oeuvres qui atteignent le coeur et qui laissent en nous, durablement, des émotions ou des mirages. Ils n'ont point la sensibilité instinctive et contagieuse--celle de Maupassant, par exemple--qui ne saurait naître, d'ailleurs, d'une collaboration. Mais on doit attendre d'eux une longue série de petites oeuvres parfaites, qui leur survivront--et ils sont jeunes--et que l'on aimera conserver dans les bibliothèques, comme de précieuses choses, dans l'enchâssement de délicates reliures. Ainsi fera-t-on pour la Tragédie de Ravaillac (Émile-Paul) que les Tharaud, avec tout le relief de leur art expressif et la richesse élégante de leur pensée, évoquent à leur tour au fil des documents contemporains, contrôlés et confrontés et qui, surtout, invitent à rêver lorsque, les ayant vus, on a fait le tour des remparts d'Angoulême, remonté la Charente et vagué «jusqu'aux prairies de Touvre, sous le château ruiné auquel la tradition populaire rattache par un sentiment profond la mémoire de Ravaillac, au bord de ce gouffre glacé sur lequel, assurément, comme tous les enfants du pays, il est venu pencher son visage, et dont les eaux mystérieuses qu'agite un bouillonnement perpétuel semblent retenir encore l'ombre de son âme tourmentée».
Romans.
On peut s'enliser à jamais et mortellement dans les Sables mouvants de la vie parisienne, dès que l'on rompt toutes attaches à certains principes stricts des vieilles traditions. Mme Colette Yver nous affirme, en son nouveau roman, d'une observation pénétrante et actuelle (Calmann-Lévy), qu'il est bien difficile de ne se point égarer lorsque la voie, trop neuve, où nous orientons notre vie, n'est plus une route comme celle «qui conduit chez nous à la campagne et que nous voyons s'allonger si droite, si facile, piétinée, durcie par tous les gens du pays qui cheminent là depuis des siècles.» C'est un thème assez analogue à celui que traitait récemment et différemment M. Jacques des Gâchons dans la Vallée bleue . Mme Colette Yver nous silhouette en trait décisifs une fillette étrangement précoce qui ouvre trop vite son intelligence au contact incessant des intelligences de «grandes personnes» près desquelles on la voit toujours rôder silencieuse et indifférente, semble-t-il. Mais son coeur, qui n'a pas été lentement modelé par les soins pieux d'une mère attentive ou d'une éducatrice habile, reste en friche, tout en instincts et en appétits, ignorant le devoir et la pitié, les deux seules lumières qui auraient encore pu lui servir de guides dans les sables mouvants. Et, lorsque, devenue jeune fille, il arrive qu'elle aime, c'est avec une passion brutale et cruelle qui brise tout et laisse un profond sillage de deuil. L'expiation viendra ensuite. L'ardente et implacable créature apprendra, dans la douleur sans espoir, le sens profond de la pitié et de l'amour,--mais trop tard puisque les ruines sont faites. Les «marionnettes de luxe», nous dit M. Michel Provins, ont l'appétit très court aussi bien pour le coeur que pour l'estomac; de là une infinité de ruptures, comiques, dangereuses ou tristes simplement comme les rêves qui s'éteignent. Les héros de M. Michel Provins, qui sont ces mondains d'aujourd'hui dont l'amour, léger, égoïste, intéressé, peu sentimental, meurt très vite de satiété, ont acquis, dans la manière de bien finir , une véritable virtuosité que l'adroit auteur de tant de fins dialogues nous révèle joliment (Fasquelle) dans l'Art de rompre.
L'Enchantement , que vient de reprendre la Renaissance, marqua, voici treize ans --à la Renaissance, mais avec l'interprétation de l'Odéon, qui avait cédé sa scène à la Comédie-Française incendiée--l'éclatant début de M. Henry Bataille sur une scène régulière. Sa notoriété, puis sa célébrité n'ont fait que grandir depuis. On se souvient du sujet de la pièce: entre deux soeurs qu'une grande affection unit, un homme s'est glissé; l'aînée, sérieuse et pondérée, l'épouse, plus par raison que par amour; de dépit, la cadette, à l'amour instinctif, tente de s'empoisonner; son aînée pense la guérir en la conservant en tiers dans son ménage; mais, peu à peu, torturée de jalousie, à son tour elle éprouvera la passion à laquelle elle ne croyait pas, elle subira «l'enchantement» de l'amour et elle se séparera de la soeur qu'elle chérit pour garder exclusivement le mari qu'elle adore à présent. Tout l'essentiel du talent d'Henry Bataille est là en puissance. Mme Berthe Bady joue le rôle principal avec une vie, une sensibilité extraordinaires; Mlle Renouard est très juste de ton et d'attitude dans le personnage difficile de la soeur cadette. M. Dubosc a composé finement la physionomie du mari adoré.
Sylla , tragédie représentée précédemment au théâtre de Monte-Carlo, a été chaleureusement accueillie en matinée, à l'Odéon. Son auteur, M. Alfred Mortier, a des dons véritables de poète tragique.
A l'Opéra, le «conte musical» de M. André Gailhard, le Sortilège --dont le livret est de M. Maurice Magre--a reçu le meilleur accueil. Ce jeune compositeur est un laborieux qui possède en outre des qualités inventives, le goût du pittoresque et beaucoup de charme.
L'esprit de M. Bernard Shaw ne nous est perceptible qu'au travers d'une traduction. Néanmoins, il apparaît d'une originalité singulière faite d'ironie froide, de puissance comique et d'un penchant non contrarié à la mystification. Sa comédie: On ne peut jamais dire... représentée au Théâtre des Arts, abonde en traits inattendus, un peu déconcertants, sans laisser d'être plaisante.
Au théâtre Apollo, nous avons revu avec plaisir Monsieur de La Palisse et nous nous sommes divertis aux cocasses aventures qui lui adviennent du fait de MM. de Fiers et de Caillavet, ses parrains. La musique de M. Claude Terrasse est pleine d'allégresse et d'esprit; cette opérette a retrouvé le franc succès qui l'accueillit en 1904, lors de sa création.
Cluny est la dernière bastille du vaudeville: la Cocotte bleue vient d'y être enfermée. Elle y sera visible chaque jour, sans doute fort longtemps. Le public est convié à venir s'y dérider au spectacle des péripéties où de nombreux personnages se démènent avant d'atteindre à un dénouement heureux et prévu, quoique différé.
Bien souvent, nous avons eu l'occasion le signaler l'oeuvre accomplie aux pays annexés par le «Souvenir Alsacien-Lorrain»; de ce côté de la frontière, on a toujours suivi avec une sympathie émue les touchantes manifestations de ce culte des morts auquel les Alsaciens-Lorrains sont demeurés si fidèles. Depuis longtemps elles étaient dans les journaux allemands, l'objet de violentes et haineuses attaques. Cette campagne de presse vient d'aboutir à ses fins: le gouvernement impérial a prononcé la dissolution du «Souvenir»,--mesure qui ne pouvait manquer de soulever, dans les deux provinces, une indignation générale. Le décret de dissolution invoque les articles du Code pénal qui visent le crime de haute trahison. «C'est tout simplement fou, nous écrit notre correspondant de Strasbourg. Le «Souvenir «Alsacien-Lorrain» ne poursuivait qu'un but infiniment noble: honorer la mémoire des soldats tombés sur les champs de bataille de la guerre.»
M. Jean.
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Phot. Studia-Lux.
Un homme était l'âme et la force du «Souvenir», auquel il avait consacré, malgré les obstacles, toute son activité patiente et tenace: M. Jean. C'est lui que, tout d'abord, on a voulu atteindre: la police a perquisitionné à son domicile, à Vallières, et a saisi plusieurs lettres privées où des amis de France lui annonçaient l'envoi de cotisations ou le félicitaient de son admirable énergie. Parmi elles, il s'en trouvait une dans laquelle le correspondant de M. Jean--d'ailleurs inconnu de lui--parlait des «petits canons français qui ont fait leurs preuves dans les Balkans et qui supprimeront bientôt la frontière maudite». Le gouvernement fait grand état de cette lettre, qui a gagné, dans cette aventure, une publicité dont seuls les Allemands ne sauraient se réjouir.
En attendant que l'affaire soit portée devant la Chambre des députés, l'opinion publique proteste vivement contre la dissolution du «Souvenir», tout en affirmant son attachement à l'oeuvre des tombes: «Ce coup a été plus douloureux, dit le Journal d'Alsace-Lorraine , que toutes les autres tracasseries dont nous avons été les victimes, mais il ne peut nous faire oublier nos morts. Pour supprimer ce culte de la mémoire de nos frères, il faudrait supprimer jusqu'au dernier des Alsaciens-Lorrains».
Dans la promotion de la Légion d'honneur dite «du 1er janvier», qui vient seulement de paraître à l'Officiel , figure, au titre du ministère de l'Intérieur, non loin de M. Hennion, directeur de la Sûreté générale, notre confrère L.-L. Pognon, administrateur de l'Agence Havas, promu au grade de commandeur. Si, contrairement à nos habitudes, nous enregistrons cette promotion, c'est que L.-L. Pognon est le premier journaliste qui, à ce seul titre, reçoive du ministère de l'Intérieur, auquel ressortit la presse, la cravate de commandeur.
M. Pognon.
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Phot. Herschel.
Il n'est pas une salle de rédaction où le bel avancement de L.-L. Pognon dans l'ordre national n'ait été salué avec joie: c'est un peu la corporation entière qui est honorée en la personne de ce parfait galant homme, de ce charmant camarade, si accueillant, si serviable toujours, de cet excellent journaliste, si parfaitement maître en son métier.
S'il en avait le loisir--et s'il pouvait aussi conter tout ce qu'il a vu--quels mémoires attrayants, mouvementés, pour rait écrire cet homme qui depuis tant d'années promène par le monde, au hasard des événements politiques, son intelligente activité, sa clairvoyance, sa curiosité jamais indiscrète; qui, parti du reportage, en est arrivé à la direction d'une des plus importantes agences d'information du monde; qui accompagna, presque à ses débuts, Gambetta et recueillit de sa bouche quelques-uns des mots historiques gravés dans la pierre de son monument, et, tout dernièrement, était, à bord du Condé , le compagnon de voyage de M. Poincaré. Combien d'événements auxquels il fut présent, seul de tous les journalistes, sans qu'aucun de nous songeât à se plaindre de cette faveur, tant nous considérons L.-L. Pognon comme le mandataire qualifié, et en quelque sorte symbolique, de toute la presse, comme le représentative man , diraient les Anglais, du vieux journalisme!...
L'un des officiers attachés à la personne du président de la République, M. le colonel Guise, vient de succomber aux suites d'un terrible accident.
Le colonel Guise.
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Phot. Sazerac.
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Il passait à cheval, samedi dernier, sur le cours la Reine quand, aux approches de la place de l'Alma, sa monture, effrayée par une automobile, s'emballa et, après un brusque écart, fit panache et se tua. Le cavalier, fut projeté la tête en avant sur la bordure du trottoir.
On releva, inanimé, le colonel Guise qu'on transporta dans une pharmacie voisine d'où, par les soins de M. Collignon, secrétaire général de la présidence, il fut conduit au Val-de-Grâce. Là, au premier examen, on constata une fracture du crâne. L'opération du trépan s'imposait: le médecin principal Ferraton et M. Reverchon, médecin-major, y procédèrent. Mais le malheureux colonel ne reprit qu'à peine ses sens, et lundi, après deux jours d'agonie, il succombait.
Le colonel Guise s'était acquis, dans ses fonctions à l'Elysée, beaucoup de cordiales sympathies. 11 était né à Hesdin, dans le Pas-de-Calais, en septembre 1861. C'était un cavalier accompli, que ses qualités de sportsman avaient désigné comme organisateur des chasses présidentielles. Sa mission allait prendre fin avec la retraite de M. Fallières, et il venait d'être promu colonel et affecté au 5e cuirassiers, à Saumur.
Le commandant Holbecq.
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Phot. Paul Petit.
La prise de la casbah d'Anflous nous a coûté réellement plus que nous ne le croyions la semaine dernière: 13 tués, dont un officier, et 72 blessés, dont 4 officiers.
L'officier supérieur qui a trouvé la mort en cette rencontre est le chef d'escadron Holbecq, commandant le 1er groupe d'artillerie, au Maroc. Il a été frappé au moment où se dessinait la victoire, sur la crête que nos troupes venaient d'occuper, comme il faisait son rapport aux généraux d'Esperey et Brulard.
Le commandant Holbecq était né le 14 décembre 1864. Il sortait de l'École polytechnique et avait passé par l'École de guerre. Il était chef d'escadron depuis le mois de juin 1910.
Parmi les officiers blessés, on donne les noms du lieutenant Brillat-Savarin, de la 3e batterie coloniale, et du lieutenant Umbdenstock, de la 4e batterie, celui-ci légèrement atteint, disent les dépêches.
Le peintre Édouard Debat-Ponsan est mort la semaine dernière à l'âge de soixante-cinq ans.
Il était né à Toulouse, où son père était professeur de musique. La guerre de 1870-1871 avait, dès le début, interrompu ses études artistiques. Engagé comme franc-tireur, il avait fait campagne sous Bourbaki, puis, prisonnier, s'était échappé pour venir reprendre un fusil à l'armée de la Loire.
En 1873, il quittait, avec un second prix de Rome, l'École des beaux-arts, où il avait été le disciple attentif de Cabanel.
M. Debat-Ponsan.
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Phot. Braun-Clément.
Il se tournait plus particulièrement vers la peinture d'histoire. Une bourse de voyage qu'il se vit décerner par l'Institut, en 1877, lui permit de parcourir à fond l'Italie, terre des auteurs classiques. De cette première période de sa carrière datent la Fille de Jephté , le Saint Paul devant l'aréopage, le Matin de la Saint-Barthélémy.
Puis des scènes de la vie rustique, se déroulant dans les larges paysages, le tentèrent; des toiles où il se montra excellent peintre de plein air, et digne émule de Bastien Lepage.
Entre temps, plusieurs effigies remarquables, qui séduisirent par leur ressemblance, leur vérité, le classèrent comme portraitiste très couru. C'est ainsi qu'il fixa les traits de M. et Mme Constans, de MM. Paul de Gassagnac, Georges Leygues, Pouyer-Quertier, Camescasse, Pedro Gaillard, --du général Boulanger , enfin, alors dans toute sa popularité. Ce dernier portrait eut même une histoire, d'ailleurs brève: le peintre souhaitait de le voir figurer à l'Exposition de 1889. Les qualités intrinsèques de l'oeuvre la rendait digne de cet honneur. Mais le gouvernement d'alors s'émut; il redouta des manifestations: M. Debat-Ponsan, parfait honnête homme et qui avait d'ailleurs assez de talent pour dédaigner comme moyen de succès les démonstrations bruyantes, se rendit aux raisons que lui donna le ministre et retira spontanément sa toile.
M. Moret.
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Phot. Cabjet.
Le président, de la Chambre et ancien président du Conseil espagnol, M. Moret, qui vient de s'éteindre à Madrid, incarnait réellement un demi-siècle d'histoire de l'Espagne, car peu d'hommes d'État auront joué un rôle si continu dans des régimes aussi divers: élu député indépendant en 1863, sous le règne d'Isabelle II, il fut tour à tour ministre du dictateur maréchal Serrano, d'Amédée de Savoie, de la République de 1873, d'Alphonse XII, de la reine régente Marie-Christine, et enfin, depuis l'avènement d'Alphonse XIII, chef de trois ministères, en 1905. 1906 et 1909. Dans ces hautes fonctions, il brilla surtout aux Cortès par son admirable éloquence, joignant à la faconde andalouse les qualités d'esprit britannique qu'il s'était assimilées durant son ambassade à Londres. Par contre, il échoua dans la réalisation de la plupart de ses projets politiques, quelques-uns aussi importants que l'autonomie coloniale, quand il était ministre d' «Ultramatar», en 1898, ou la révision constitutionnelle. Port ulcéré depuis, M. Moret, après avoir parlé de se retirer et de bouder la monarchie, avait fini par accepter, à la mort de Canalejas, la présidence de la Chambre, où il semblait prendre une retraite honorifique, tout en voyant le chef du cabinet actuel, M. de Romanonès, ressusciter son ancien programme d'attraction des gauches au régime. Ni l'âge, ni les déboires n'avaient altéré sa belle prestance et, malgré ses soixante-quinze ans, rien ne faisait prévoir sa mort, presque subite, d'une attaque de grippe médullaire; il se préparait à partir en villégiature pour le Midi de la France (c'était un sincère ami de notre pays). M. Moret possédait déjà sa statue, érigée de son vivant à Cadix, sa ville natale, par la gratitude et l'admiration de ses concitoyens.
La circulation dans les grandes villes.
Un spécialiste américain, M. Howard, a essayé récemment, sans grand succès, de résoudre le problème de la circulation dans certaines rues de Paris très encombrées. Il ne soupçonnait sans doute point la difficulté d'une telle entreprise. Il publie aujourd'hui un tableau comparatif d'où il résulte que dans plusieurs grandes voies parisiennes l'intensité de la circulation est considérablement plus grande qu'en aucune autre ville du monde.
Voici un extrait de ce tableau indiquant le nombre total de véhicules circulant de 7 heures à 19 heures dans certaines artères de plusieurs grandes cités:
Paris:
Rue de Rivoli Avenue de l'Opéra Boulevard de la Madeleine Boulevard des Italiens Rue Saint-Honoré Berlin: Potsdam Platz Leipzig Strasse Friederichs Platz Londres: Strand Cheapside Gracechurch Street New-York: 5e avenue près de la 58e rue 1re avenue Broadway, près Franklin Street Wall Street Chicago: Wabash Avenue Sheridan Road Philadelphie: Broad Street Filbert Street |
33.232 29.460 17.524 20.124 16.598 14.221 9.596 13.479 16.208 11.019 12.148 8.665 2.301 3.277 2.443 3.794 5.736 6.176 5.185 |
Le nombre de voitures circulant dans la rue de Rivoli est donc plus de deux fois supérieur à celui des voitures qui roulent dans le Strand, le quartier le plus mouvementé de Londres.
Si, au lieu de considérer le nombre absolu de véhicules, on tient compte de la largeur de voie occupée, Paris détient encore le record de l'encombrement.
Le nombre de voitures circulant par yards (0m,90) de voie, dans le temps indiqué plus haut, atteint, en effet: 2.767, rue de Rivoli; 1.789, avenue de l'Opéra; 1.019, boulevard de la Madeleine; 1.093, boulevard des Italiens; 1.976, rue Saint-Honoré. Il s'élève à 1.430 pour le Strand de Londres; à 1.016 pour Potsdam Platz à Berlin; à 673 pour la 5e avenue à New-York.
Enfin, si on compare le poids total des véhicules passant dans le même temps sur une même largeur de chaussée, on retrouve une proportion analogue.
Oiseaux et aéroplanes.
Les oiseaux, on le sait, font de l'aviation de deux manières. Les uns planent, c'est-à-dire se font porter par le vent, et ont une grande surface alaire; les autres battent de l'aile, et ont une surface alaire faible.
Ces deux méthodes comportent de sensibles différences de moteur. Chez l'oiseau, le moteur, ce sont les muscles pectoraux, et le coeur. Car des muscles puissants développant de grands efforts supposent un coeur plus énergique, plus lourd, plus actif.
Or, comment se comportent le coeur et les muscles chez les deux groupes? M. A. Magnan, qui a étudié le problème, a abouti à des conclusions telles que l'on pouvait s'y attendre. C'est-à-dire que chez les planeurs qui ne rament guère les muscles ne sont pas considérables, ni le coeur très développé. Chez les rameurs qui battent de l'aile, au contraire, les muscles et le coeur ont un développement très supérieur.
Ainsi les rapaces nocturnes qui planent ont 105 grammes de muscles pectoraux par kilo de poids, et 7 gr. 3 de coeur par kilo. Par contre, les gallinacés rameurs ont 263 gr. 7 de pectoraux et 13 gr. 4 de coeur par kilo. La différence est très considérable, mais toute naturelle. Il en faut conclure, en aviation, que le moteur doit être d'autant plus puissant que la surface portante est moindre, bien que dans l'aéroplane il n'y ait pas de battement d'aile.
Les résultats de la vaccination antityphique.
On ne s'accorde guère, dans le monde médical, sur la valeur respective des divers vaccins antityphiques essayés en ces derniers temps. Il semble, d'ailleurs, prudent de ne pas accorder une foi trop absolue à des statistiques autour desquelles peuvent s'agiter des questions d'amour-propre ou de jalousie professionnelle.
Il est intéressant, toutefois, de signaler, les résultats que le docteur Vincent déclare avoir obtenus récemment sur la garnison d'Avignon.
Par suite de la mauvaise qualité des eaux, la fièvre typhoïde règne à l'état endémique dans la capitale de Vaucluse. De 1892 à 1912, il y eut dans la garnison 1.263 cas suivis de 118 décès. Chaque année, on compte de 10 à 30 décès dans la population civile.
Une épidémie terrible s'est déclarée au mois de juin dernier. Sur une population de 49.000 âmes, on compta, en quelques semaines, 2.000 cas et 64 décès.
La garnison s'élevait à 2.053 hommes, dont 525 avaient été immunisés avant l'épidémie; on en vaccina 841 autres. Il restait donc 687 témoins qui avaient négligé de se faire inoculer. Or, sur ces derniers, il y eut 153 cas de fièvre typhoïde, dont 22 suivis de mort. Le groupe des 1.366 hommes vaccinés fut complètement indemne.
D'autre part, M. Roux, directeur de l'Institut Pasteur, a signalé à l'Académie des sciences les résultats obtenus avec le vaccin du docteur Chantemesse.
Ce vaccin, formé de bacilles typhiques stérilisés par chauffage, est assez ancien. Le docteur Chantemesse le fit connaître en 1887, mais il ne l'appliqua lui-même à l'homme, à Paris, qu'en 1899. Dès 1896, pourtant, des expériences avaient été faites à l'étranger.
En 1912, après avis favorable de l'Académie de médecine, on pratiqua l'inoculation dans les troupes des confins algéro-marocains. Au Maroc, aucun homme vacciné ne fut atteint de la fièvre typhoïde.
Presque en même temps, M. Delcassé autorisait la vaccination des équipages de la flotte et des ouvriers des ports français. Cela représente une population d'environ 67.000 hommes, parmi laquelle, du 5 avril à fin décembre 1912, on constata 542 cas de fièvre typhoïde, soit environ 1%.
Aucun cas ne se produisit parmi les 3.107 personnes qui avaient consenti à se faire immuniser avec le vaccin du docteur Chantemesse.
D'ailleurs, au récent congrès de Washington, le major Russel déclarait que, depuis l'emploi du vaccin préparé selon la méthode Chantemesse, la fièvre typhoïde a pratiquement disparu de l'armée navale des États-Unis.
L'importation de la viande en Angleterre.
L'importation de la viande en Angleterre subit en ce moment une évolution curieuse: les importations d'animaux vivants diminuent dans une proportion considérable et sont remplacées par des importations de viande abattue, en général congelée.
Les importations de boeufs vivants, en provenance du Canada et des États-Unis, seuls pays dont le bétail soit admis en Grande-Bretagne, sont tombées de 200.000 têtes en 1911 à 48.000 têtes en 1912. Par contre, les arrivages de viande de boeuf sont passés de 7.360.000 quintaux à 8.015.000 quintaux.
D'après les calculs du Board of Agriculture , le poids de la viande de boeuf représenté par les animaux vivants importés atteint seulement 4% des quantités introduites sous forme de viandes abattues. La proportion est encore plus faible pour le mouton.
Loisirs archéologiques de marins américains: l'équipage
du cuirassé
Tennessee
visitant les ruines du théâtre d'Éphèse, sous la
conduite du professeur Lawrence.
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Phot. Rubellin.
De toutes les conséquences de la guerre d'Orient, la moins inattendue n'est certes point celle que signale cette photographie de marins américains visitant, en troupe, les ruines d'Éphèse, que nous reproduisons ci-dessus... La nécessité de maintenir l'ordre dans le Levant avait amené l'un des bâtiments de l'escadre internationale envoyée dans les eaux turques, le Tennessee , battant pavillon des États-Unis, à stationner devant Smyrne. Le calme de la région donna, fort heureusement, des loisirs à l'équipage du cuirassé: ils furent employés de profitable façon.
Un beau matin de janvier, les matelots du Tennessee se rendirent, sous la conduite de leurs officiers, à Éphèse, à 60 kilomètres de la côte.
Les fouilles de ces dernières années ont mis à jour les magnifiques vestiges de cette ville, l'une des plus florissantes jadis d'Asie Mineure. Les marins purent admirer les témoignages de son antique grandeur, attestée par de nombreux monuments, les Thermes, la Bibliothèque, le Forum, le Théâtre, enfin. Guidés dans cette promenade archéologique par le professeur Lawrence, de l'Institut américain de Smyrne, ils écoutèrent, en élèves attentifs, ses explications; et ce furent, dans les ruines, de petits cours improvisés, auxquels les uniformes donnaient un pittoresque imprévu.
Les derniers francs-tireurs de Fontenoy-sur-Moselle,
réunis pour célébrer l'anniversaire du combat du 22 janvier
1871.
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Phot. P. Valek.
Un glorieux anniversaire a été célébré, récemment, à Fontenoy-sur-Moselle, près de Toul. Le 22 janvier 1871, quelques jours avant l'armistice qui allait suspendre les hostilités, une poignée de francs-tireurs attaquaient les postes allemands établis dans la petite commune, et, après une lutte acharnée, s'en emparaient de vive force. Ce brillant fait d'armes devait attirer à la population de Fontenoy de cruelles représailles.
L'épisode a été commémoré, le dimanche 26 janvier, en une touchante cérémonie, que présidait M. Langenhagen, sénateur de Meurthe-et-Moselle. Au pied du monument consacré «aux vaillants combattants du 22 janvier 1871» et «aux habitants victimes innocentes de leur patriotisme», des discours furent prononcés, en présence des derniers survivants de l'héroïque escarmouche. Puis le petit groupe des anciens francs-tireurs de Fontenoy se rendit sur le lieu du combat; et c'est là, sur le seuil de la gare où, quarante-deux ans auparavant, ils avaient surpris l'ennemi, que ces vieux soldats, de belle allure encore et portant fièrement leurs décorations, se laissèrent photographier.
Le monument d'Ernest Reyer
au Lavandou.
Phot. M. Bar.
Voici un peu plus de quatre ans qu'Ernest Reyer s'est éteint au Lavandou, cette petite station maritime du Var, abritée du mistral dans le golfe d'Hyères, où, sur ses vieux jours, le célèbre compositeur, ami d'une studieuse retraite, avait coutume de prendre ses quartiers d'hiver. L'idée devait tout naturellement venir à ses admirateurs, à ses amis, de lui élever un monument dans ce joli coin de Provence qu'il favorisait d'une prédilection particulière, et qui reste, désormais, attaché, si l'on peut dire, à sa gloire.
Le soin de faire revivre dans le bronze la belle figure d'Ernest Reyer, si fin d'esprit et de coeur sous ses dehors de militaire bourru, à la rude moustache, a été confié au sculpteur Denys Puech, de l'Institut: il a exprimé avec bonheur ce que cette mâle apparence cachait de naturelle bonté. Le buste est placé sur un piédestal carré en pierre grise, qui porte, au-dessus d'une lyre traversée d'une palme, une simple dédicace.
Situé dans un joli cadre de verdure, le monument, qu'on a bien voulu dévoiler un instant pour permettre la photographie que nous en donnons, est tout prêt à être inauguré: la cérémonie officielle a été fixée au 16 février.
Le 4e article illustré de L. Sabattier: «Un mois à Pékin», comprendra quatre pages en couleurs et paraîtra dans le prochain numéro.
[Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés en titre
ne nous ont pas été fournis.]