Title : Un Cadet de Famille, v. 3/3
Author : Edward John Trelawny
Editor : Alexandre Dumas
Translator : Victor Perceval
Release date : April 28, 2012 [eBook #39555]
Language : French
Credits
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COLLECTION MICHEL LÉVY
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS
PARIS.—IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860
Tous droits réservés
Après avoir réussi, non sans quelque peine, à rassembler une partie de nos hommes, je rentrai dans le jungle pour appeler de Ruyter, dont la longue absence me causait de vives inquiétudes. À ma grande satisfaction, j'entendis bientôt sa voix appeler, en le désignant par son nom, un homme du grab; je courus à la rencontre de mon ami, et je m'aperçus qu'un vif chagrin préoccupait son esprit. Les yeux inquiets de de Ruyter erraient autour de lui, et il disait d'un ton alarmé:
—Cherchez dans le bois, mes enfants, fouillez le jungle, il doit être égaré.
—Qui est égaré? demandai-je.
—Un Français, mon secrétaire.
Comme tous les tigres avaient fui dans la plaine, nous pûmes sans [2] danger nous diviser en groupes de trois ou quatre, et nous disperser dans le jungle pour découvrir le protégé de de Ruyter. Mais nos courses dans toutes les directions de la grande étendue du hallier furent infructueuses; recherches, coups de mousquet, appels, tout resta inutile: le Français fut introuvable.
L'approche de la nuit nous obligea à quitter la sombre demeure des tigres, des reptiles et de la fièvre. Nous regagnâmes donc nos tentes en nous demandant entre nous, avec une superstitieuse terreur, ce qui était arrivé de fatal au pauvre Français.
Ce Français était un jeune homme que de Ruyter avait pris sous sa protection, et auquel il avait donné son amitié, dans le compatissant espoir de guérir une tristesse maladive, dont le souvenir de récents malheurs avait accablé le jeune étranger. Dans ce désir louable et généreux, de Ruyter avait enlevé le jeune homme à la monotone existence de bureau d'un de ses agents, et lui avait donné sur le grab la charge de subrécargue. Pendant les premiers jours de son installation, le nouvel employé remplit ses devoirs avec la plus scrupuleuse exactitude; il sortait à peine de sa cabine et n'avait de communication volontaire qu'avec de Ruyter.
Le pauvre et triste étranger mangeait à peine, lisait du matin au soir, et les poésies qu'il composait paraissaient avoir seules le pouvoir d'apporter un peu de consolation dans sa désespérante mélancolie. Il restait plongé [3] pendant des heures entières dans ses rêveuses pensées, et ces pensées n'étaient chassées loin de lui que lorsque sa main pâle et frêle frôlait, pour en tirer de divins accords, les cordes d'une guitare cassée. Quand je me trouvais sur le grab, j'apercevais l'étranger, et plus d'une fois j'eus la sottise de me formaliser de ses manières froides, de son air indifférent, prenant pour de l'orgueil le navrant mutisme d'un profond chagrin. Un jour même, emporté par cette égoïste personnalité qui fait commettre de si lourdes fautes, j'adressai au subrécargue une question presque insolente, et à laquelle il ne répondit pas. Mais ma question parut si douloureusement le blesser, qu'il descendit du couronnement de la poupe, et rentra dans la cabine.
Van Scolpvelt, qui avait été témoin de ma petite attaque, me dit assez aigrement:
—Vous avez très-mal agi, capitaine; vous blessez cruellement, et par manière de jouer, un homme fort malheureux, un homme qui est hypocondriaque, et que mes conseils seuls pourront empêcher de devenir fou. Comme cet infortuné prend plus d'opium qu'un Chinois, je le crois en outre un philosophe rêveur. Pendant l'hallucination produite par cette drogue, ses facultés sont extatiques; il est frappé de folie, et compose des vers. Il ne peut le nier, quand bien même il le voudrait: je l'ai pris sur le fait. Les imbéciles peuvent croire que l'étranger est inspiré; moi, je sais qu'il est fou, car il faut être fou pour faire des vers. Les maniaques [4] ont généralement des intervalles lucides, et cet éclair de raison donne l'espoir qu'avec le temps leur maladie peut s'amoindrir et devenir guérissable, mais ceux qui ont la folie de l'esprit ne donnent aucun espoir. Pour eux, la terre et la science sont sans remède.
Une nuit que, assis sur la poupe du grab, j'attendais—me croyant seul éveillé sur le vaisseau—le retour de de Ruyter, qui était dans l'île, je vis le jeune Français monter l'écoutille. La brillante clarté de la lune tombait sur sa figure, dont la cadavéreuse pâleur glaça le sang dans mes veines. Quand l'étranger fut arrivé sur le pont, il arpenta d'un mouvement rapide, en jetant autour de lui des regards inquisiteurs, l'espace qui sépare l'arrière de la proue. Son air triste, résolu, sa démarche inquiète, me firent croire que, second Torra, il cherchait à se venger de l'insulte que je lui avais faite.
Tranquille et en apparence endormi, j'attendis l'approche et l'attaque du jeune homme. Après s'être avancé vers la poupe, il en fit deux ou trois fois le tour; mais je n'étais point l'objet de cette promenade fiévreuse, car l'étranger me regarda à peine, et ses mains inoffensives pressèrent son front dans une étreinte désespérée. De la proue, il se dirigea vers l'arrière du vaisseau, et, après avoir ramassé une boîte à balles, il monta avec précipitation sur le couronnement de la poupe. Je levai les yeux vers lui, sa figure pensive était tournée vers le ciel. Rien n'était d'un aspect plus désolant que [5] cette belle et pâle figure, dont les lèvres murmuraient faiblement d'indistinctes paroles.
Un voile de nuages me cacha l'étranger; ce voile était-il l'émotion qui baignait mes yeux ou une vapeur du ciel? Je l'ignore, et je n'eus pas le temps de m'en informer, car le bruit d'un corps tombant dans la mer retentit dans la nuit.
Je réveillai précipitamment un homme couché auprès de moi, et, bondissant vers l'endroit où le malheureux était tombé, je fis entendre cet appel désolant:
—Alerte! un homme à la mer; faites tomber le bateau de la poupe!
Le schooner était amarré derrière le grab, et la nuit était si tranquille, que ma voix pénétra dans les deux équipages; mon bateau et celui de mes hommes furent mis à l'eau en même temps.
J'arrivai le premier à l'endroit où avait disparu le protégé de de Ruyter. La mer était si transparente, qu'il me fut facile de voir le corps plié en deux, la figure renversée. La crainte du danger que je pouvais courir n'opposa point d'obstacle à mon vif désir de sauver l'étranger. Je plongeai donc dans la mer la tête la première, et j'arrivai jusqu'à lui. Je saisis le Français par le bras, et, à l'aide du violent effort qu'emploie un nageur pour remonter sur l'eau, je ramenai le noyé à la surface de la mer, en tâchant de redresser son corps, qui résistait presque à nos efforts, tant il était extraordinairement lourd. Entraîné par ce poids étrange, je disparus dans les flots, et j'avalai tant d'eau, que je [6] me crus sur le point de perdre tout à fait la respiration. J'allais renoncer forcément à poursuivre ma dangereuse tentative, lorsque, par bonheur, le bateau du schooner me tendit un aviron. Voyant que ce moyen de salut m'échappait encore, deux hommes se jetèrent à la mer, et nous remontâmes sur le bateau. À ma grande surprise, le Français était devenu léger, et nous pûmes très-facilement le transporter sur le grab, mais immobile et froid comme un cadavre et ne donnant aucun signe de vie.
Malade, fatigué, la tête en feu, je fis appeler Van Scolpvelt pour qu'il vînt me tâter le pouls.
—Vous aviez besoin de prendre une médecine, me dit-il, et l'eau de mer est un très-bon purgatif pour un homme dont l'estomac est fort. Seulement, vous avez eu tort d'en prendre une si grande quantité; je n'en ordonne jamais plus d'un verre, et encore faut-il le prendre à jeun.
—J'ai bu forcément, docteur; mais allez voir notre malade en bas; si j'ai engouffré un baril d'eau, moi, il en a bien avalé un tonneau, et il faut que cette absorption le tue si vous ne lui prêtez le généreux secours de votre assistance.
—Combien de temps est-il resté dans l'eau? demanda Van Scolpvelt.
—Je ne sais pas, docteur; je ne me suis pas amusé à compter les minutes en plongeant dans la mer.
—Le sauvetage a pris la durée d'un quart d'heure, dit le rais.
—Fort [7] bien, répondit le docteur. Ne vous inquiétez pas, capitaine; on peut, sans crainte de perdre la vie, rester dans l'eau pendant vingt minutes, pourvu cependant que ma science vienne en aide à la nature. Suivez-moi, capitaine.
Van Scolpvelt descendit d'un air superbe l'escalier de l'écoutille, fit mettre le corps du Français sur une table et le dépouilla de ses vêtements. Les soins du docteur firent bientôt apparaître de faibles symptômes de vie. Le munitionnaire Louis, profitant habilement d'une inattention du docteur, fourra dans la bouche de l'asphyxié le goulot d'une bouteille de skédam; mais, au grand désespoir de l'intrépide Hollandais, le docteur vit le geste et repoussa l'étrange remède avec indignation.
Quelques heures après, l'espoir de sauver le pauvre Français devint une certitude, et j'eus le plaisir d'entendre Van Scolpvelt et Louis s'attribuer personnellement, en se le disputant l'un à l'autre, l'honneur d'avoir rendu la vie au protégé de de Ruyter.
Nous apprîmes le lendemain qu'avant de se jeter à la mer, le Français avait, pour lui servir de ballast, chargé ses mains de deux gros boulets de canon.
Une sorte de haine fut la seule récompense que m'accorda l'étranger pour tout remercîment.
—Suis-je donc un esclave? dit-il à de Ruyter un jour. Suis-je la propriété de cet Anglais maudit? N'ai-je pas aussi bien que tout homme la libre disposition de mon corps? Pour quelle raison ce féroce Trelawnay s'est-il mis entre la mort et moi? Sa nature brutale se [8] plaît pourtant dans le carnage, car il aime à exterminer ceux qui tiennent à la vie, et je ne puis comprendre dans quel but, pour quel motif, il m'a retiré de la mer! J'étais déjà si heureux, je me croyais au ciel, endormi sur ses genoux! Ah! malheur au démon qui s'est placé entre elle et moi; malheur à celui qui m'a ramené sans pitié dans l'enfer de l'existence! Je n'ai plus ni repos ni espoir; je veux mourir, et ils s'unissent tous pour me forcer à vivre, pour m'attacher à la chaîne de mes amers chagrins!
Pendant trois jours, nous continuâmes à chasser dans les jungles; pendant trois jours, de Ruyter explora les ruines pour y découvrir les traces du jeune Français.
—J'ai raison de croire, me dit de Ruyter, qu'après m'avoir juré sur l'honneur qu'il n'attenterait pas à sa vie, le jeune Français s'est livré à la férocité d'un tigre, croyant, par cette action, ne pas enfreindre les engagements qu'il avait pris avec moi.
La mystérieuse disparition d'une personne pour laquelle nous ressentions une amicale pitié nous attrista profondément, et ce ne fut qu'en désespoir de cause que nous abandonnâmes nos recherches.
L'équipage assurait d'une voix unanime que, pendant le séjour du jeune homme sur le vaisseau, l'esprit du suicide hantait le grab, qu'on le voyait assis sur le couronnement de la poupe, qu'on entendait ses plaintes lugubres. Si un matelot était assez hardi pour vouloir approcher le fantôme, ce dernier se jetait dans la mer et suivait en gémissant le sillage du vaisseau.
[9] Cette superstitieuse terreur se répandit si bien parmi les matelots, que la plupart n'osaient aller le soir à l'arrière du vaisseau sans appeler à leur aide la divine protection du ciel.
Un soir, au coin du feu, de Ruyter nous raconta l'histoire du jeune Français.
L'agent de correspondance que notre commodore avait à l'île de France, ayant eu besoin d'un commis, écrivit en Europe. Quelques mois après le départ de sa lettre, deux jeunes gens se présentèrent à lui, protégés par une instante recommandation. Ces jeunes gens se dirent frères, et cette assertion était justifiée par une grande ressemblance de gestes, d'allures et de visage. L'aîné semblait avoir près de vingt ans, le cadet paraissait beaucoup plus jeune. Les deux frères étaient beaux, doux, excessivement distingués dans leurs manières et dans leur langage. Un appartement fut donné aux nouveaux commis dans la maison du marchand, [10] qui, pendant les premiers jours de l'installation de ses employés français, fut plus content de leur zèle que de leur savoir.
Enfin, après un travail assidu, les deux étrangers devinrent d'admirables arithméticiens. Constamment heureux de se trouver ensemble, les beaux jeunes gens sortaient seuls, ne fréquentaient ni les cafés ni les bals, consacrant à la promenade ou à l'étude leurs heures de liberté. Cette conduite régulière enchanta le négociant, et, pour en prouver sa satisfaction, il accorda un congé de huit jours à ses protégés, et leur permit d'aller passer cette semaine de repos dans une maison de campagne qu'il possédait à Port-Louis.
Quatre jours après le départ des deux Français, le marchand, inquiet de leur silence, car ils avaient promis d'écrire, se décida à aller leur rendre visite. En approchant de la villa, le négociant fut très-surpris de voir que, malgré la fraîcheur de la soirée, les fenêtres de la maison, hermétiquement closes, ne laissaient pénétrer à l'intérieur ni jour ni air. Il franchit rapidement le jardin et frappa à la porte; personne ne répondit.
Épouvanté de ce silence, le négociant brisa les carreaux d'une fenêtre du rez-de-chaussée et pénétra dans la maison. D'un pas rapide il parcourut l'appartement du premier étage; le plus grand ordre y régnait, mais le séjour des deux étrangers n'y avait laissé aucune trace. L'épouvante du bon marchand se changea bientôt en terreur; une plainte sourde, lugubre, profondément [11] douloureuse, jeta sa note au milieu du mortel silence qui planait sur la villa. Le négociant bondit vers la chambre d'où s'était échappé ce râle d'agonie, et il trouva couchés sur un lit en désordre, pâles et presque sans vie, les deux pauvres étrangers. Les secours de l'art ou ceux de l'amitié étaient inutiles au plus jeune: il était mort depuis quelques heures, et, à sa stupéfaction, le négociant découvrit que l'habit masculin cachait une femme.
La touchante histoire des deux employés fut vite comprise par le propriétaire, qui, avec une bonté réelle, mit tous ses soins à rappeler le survivant à la vie. Une lettre cachetée, mise en évidence sur une table et adressée au négociant, lui révéla tout le mystère. Le jeune homme disait qu'incapable de supporter la perte de sa maîtresse, enlevée par une fièvre du pays, il s'empoisonnait avec de l'opium.
Le jeune homme guérit. Pendant quelques mois il vécut dans une sorte de somnolence oublieuse du passé; mais quand la raison revint, quand l'esprit lucide put sonder les souffrances du cœur, le malheureux amant retomba dans un désespoir furieux. Ce fut alors que de Ruyter, instruit par le marchand, conçut l'espoir d'améliorer le sort du Français en l'emmenant avec lui sur le grab.
Appartenant tous deux à une noble famille française, ces deux jeunes gens s'étaient aimés dès leur plus tendre enfance. La jeune fille avait été élevée à Paris dans un couvent, et son orgueilleuse mère l'avait condamnée [12] à une réclusion perpétuelle, dans l'intérêt de son fils unique, qui, par cette mort apparente de sa sœur, héritait de toute sa fortune. Protégé par une parente de sa maîtresse, le jeune homme pénétra dans le couvent et enleva la future religieuse. Tous deux quittèrent Paris, et avec l'intention de fuir à l'étranger, ils se rendirent au Havre-de-Grâce; là, à force d'argent, ils eurent le bonheur de faire consentir un capitaine hollandais à les recevoir sur son bord. Les yeux d'argus de la police française cherchaient les fugitifs; un embargo fut mis sur le port, et tous les vaisseaux en partance furent soigneusement visités. Le capitaine hollandais, qui ne voulait rendre ni l'argent ni les bijoux qu'il avait reçus des deux enfants, qui voulait de plus éviter une amende ou un emprisonnement, se montra aussi rusé que la police française.
Pendant la durée de l'embargo, l'adroit maître hollandais cacha les amoureux dans les caves de son agent, qui était contrebandier, si bien que la visite qu'on fit à son bord n'amena aucune découverte. Quand la permission de quitter le port fut accordée aux vaisseaux, le prudent commodore fourra les jeunes gens dans des tonneaux vides amarrés sur le pont. Il s'attendait à une seconde visite de la méfiante police. Cette seconde recherche s'effectua, et cela avec tant de rigueur qu'un officier ôta le bondon du tonneau où la jeune fille était cachée et fourragea l'intérieur avec son épée. L'arme déchirait la poitrine de l'enfant, tandis [13] qu'avec un ton d'admirable nonchalance le capitaine disait:
—C'est un tonneau vide, monsieur.
L'amour donne au cœur de la femme le courage du héros, car la pauvre blessée ne fit pas entendre une plainte.
Les deux jeunes gens arrivèrent en Hollande sans amis et presque sans argent, car, après les avoir dépouillés de tout, le capitaine eut l'air de craindre les poursuites de la police, en manifestant un vif désir de se séparer des fugitifs.
À cette époque, les Hollandais employaient tous les moyens possibles pour arriver à persuader aux aventuriers qu'ils avaient un avantage réel de sécurité et de fortune en allant s'établir dans leurs colonies indiennes. Le capitaine du vaisseau se trouvait précisément un des agents les plus actifs du gouverneur des colonies. En conséquence, il conseilla au jeune homme de s'embarquer pour l'île de France, et à ce conseil il ajouta une lettre de recommandation pour le marchand dont nous avons déjà parlé.
[14] La recherche du Français avait employé une si grande partie de notre temps, que, pour en réparer la perte, nous nous hâtâmes de regagner nos vaisseaux, et ce fut avec un plaisir réel que je trouvai le schooner presque en état de reprendre sa course.
Dans les renseignements que j'avais pris à Poulo-Pinang pour les transmettre à de Ruyter, se trouvait la nouvelle que la compagnie anglaise préparait une expédition pour aller attaquer les pirates à Sambas. Les maraudeurs, très-nombreux sur cette île, avaient commis un grand dégât, aussi bien sur terre que sur mer, dans les possessions de la Compagnie.
Les Anglais avaient donc pris la résolution d'attaquer les pirates dans leur résidence même, à Sambas; de son côté, de Ruyter avait le désir de s'opposer à la tentative des Anglais; malheureusement pour moi, le schooner était si fracassé qu'il était impossible de me mettre sur-le-champ à la recherche des croiseurs français, [15] afin de les réunir à nous pour attaquer de concert la flotte de la Compagnie.
Enfin, et à ma grande satisfaction, je mis à la voile pour Java, tandis que de Ruyter se dirigeait vers Sambas; il emportait avec lui une bonne partie de mes hommes et deux canons du schooner.
J'avais pour commission un immense achat de vivres et le soin de faire parvenir au gouverneur de Batavia les dépêches de de Ruyter. Ces deux devoirs accomplis, il fallait, sans perdre de temps, revenir vers le grab.
Rien de particulier ne m'arriva pendant ma course à Java, si ce n'est la capture ou plutôt la recapture (car il avait été déjà pris par un vaisseau anglais) d'un petit bâtiment espagnol appartenant aux marchands des îles Philippines, chargé de camphre et des célèbres nids d'oiseaux bons à manger.
Il n'y avait à bord du vaisseau, quoique sa charge fût bien précieuse, que six matelots anglais et un midshipman; naturellement, toute résistance de leur part fut impossible.
Quelques jours avant ma conquête, un brigantin anglais de haut bord s'était emparé, à la hauteur des îles Philippines, d'un vaisseau espagnol chargé de nids. Quand, après avoir abordé le prisonnier, l'officier anglais demanda la nature du chargement, les Espagnols répondirent:
—Des nids d'oiseaux.
—Des nids d'oiseaux! s'écria le capitaine; comment! [16] coquins, me prenez-vous pour un imbécile? Des nids d'oiseaux... brutes stupides! menteurs, insolents moricauds! je vais vous en donner, des nids d'oiseaux! Ouvrez les écoutilles!
Les matelots anglais fouillèrent le fond de cale, stupéfaits de ne trouver dans le vaisseau que des sacs de toile remplis de sales et boueux nids d'hirondelles. Croyant toujours que cet engrais gluant n'était là que pour cacher un transport plus précieux, les Anglais en jetèrent une grande partie dans la mer, afin d'arriver plus vite à la découverte de la véritable possession des Espagnols. Après avoir vidé le vaisseau, après l'avoir fouillé, sondé, visité, du pont en bas, les accapareurs restèrent les mains vides: il n'y avait réellement que des nids d'oiseaux. La tristesse désespérée des Espagnols excita la gaieté des Anglais. Ils accablèrent donc leurs prisonniers des réflexions les plus moqueuses sur l'étrange chargement qu'ils avaient pris aux îles Philippines.
À son retour sur le brigantin, l'officier fit à son commandant un récit circonstancié de la visite qu'il venait de faire.
—Les Espagnols n'avaient point menti, dit-il en riant; ils étaient véritablement gardiens d'un fumier d'ordures; je les ai débarrassés de ce sale arrimage.
—Vous avez bien fait, répondit le stupide commandant, et, comme le vaisseau est espagnol, nous devons le garder; il n'a plus que du ballast, il est vrai, mais le corps a quelque valeur.
[17] —Vraiment, s'écria encore le stupide commandant, ces pauvres Espagnols avaient perdu la tête le jour où il leur vint la sotte idée de remplir leur vaisseau de bourbe, et à plus forte raison de mettre cette puante glaise dans des sacs.
À la suite de ce beau raisonnement, le capitaine chargea un midshipman et quatre marins de prendre la direction du vaisseau et de le conduire dans le port le plus voisin.
La seule chose sensée que fit ce John Bull fut de transporter sur le brigantin les prisonniers espagnols, qui, sans cette précaution, se seraient certainement permis de reprendre leur vaisseau.
À son arrivée dans un port chinois, le commandant raconta d'un air plaisant le tour de moquerie qu'il avait joué aux Espagnols. Son récit fut accueilli par un blâme si général, que le niais personnage comprit enfin la perte considérable qu'il venait de faire.
À cette époque, les nids mangeables se vendaient au marché chinois trente-deux dollars espagnols la rattie , ce qui faisait évaluer la charge du vaisseau à quatre-vingt-dix mille livres. Le pauvre diable de capitaine, dont vingt ans de service n'avaient pas garni l'escarcelle de cent livres d'économie, se désespéra, s'arracha les cheveux et reprit la mer avec l'espoir de regagner le vaisseau.
Pour la première fois de sa vie, le commandant du brigantin se recommanda à la miséricorde de Dieu; mais le ciel ne jugea pas à propos d'écouter cette sordide [18] prière, et le vaisseau, mal dirigé par les marins, échoua sur les côtes de la Chine. La trouvaille de quatre livres d'or n'aurait pas donné aux Chinois la satisfaction qu'ils ressentirent en voyant arriver près d'eux cette cargaison de nids d'hirondelles.
L'annonce de l'aubaine parcourut le pays comme un feu grégeois; alors les timides Chinois oublièrent leur crainte du danger, ne firent attention ni aux vents ni aux vagues, et se précipitèrent à travers le ressac écumant. Les forts foulèrent aux pieds les faibles, les frères passèrent sur leurs frères, et tous arrivèrent sur le vaisseau naufragé; le pauvre vaisseau fut si bien pillé qu'il flotta sur l'eau aussi légèrement que le ferait une boîte à thé vide; pas un morceau, pas même un fragment de la cargaison ne fut laissé sur les parois du fond de cale.
Le vainqueur de la prise dont je venais de m'emparer à mon tour appartenait à la classe savante du commandant anglais. Ce fut donc son ignorance qui fit mon succès, et, pour être bien certain de ne pas perdre ma prise, je la mis en touage derrière le grab.
Louis, le munitionnaire, qui était avec moi, me demanda la permission d'aller à bord du navire capturé pour y faire l'expérience culinaire de la soupe renommée de nids d'hirondelles. Cette soupe a, dans la Chine, une si grande réputation de saveur, qu'elle a donné naissance à ce proverbe: «Si l'esprit de la vie, si l'âme immortelle quittait le corps d'un homme, l'odeur seule de ce mets divin le ferait revenir, sachant bien que le [19] paradis ne peut offrir de délices qui soient comparables à cette merveilleuse nourriture.»
—Capitaine, me dit Louis avant de quitter le grab, si je parviens à introduire en Europe cet excellent potage, et le non moins célèbre arrah-punch , je serai, à bon droit, aussi connu que Van Tromp ou que le prince de Galles? Hein! dites! savez-vous?
Excité par cette glorieuse ambition, Louis le Grand fit mille politesses au cuisinier chinois, et se mit si joyeusement à l'ouvrage, que vers le soir il me pria de lui envoyer un bateau, afin de m'apporter un échantillon de son triomphant succès.
Ce mets est bon, mais il est trop gluant pour un estomac habitué comme l'était le mien à une chère simple et frugale. Le nid, fondu par la cuisson, devient une gelée brune; on ajoute à cette gelée des nerfs de daim, des pieds de cochon, les nageoires d'un jeune requin, des œufs de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre rouge.
La fameuse soupe de tortue a le goût fade en comparaison de l'épicé potage aux nids d'hirondelles; cependant la réelle saveur du mets mérite d'être connue par les nombreux gastronomes européens, et je les engage fort à faire cette offrande à leur précieux palais.
[20] Je touchai à une des îles Barbie, parce qu'elle se trouvait sur mon chemin, mais je ne pus obtenir des habitants que deux sacs de tabac chinois.
En faisant l'achat de cette marchandise, je pris sur mes genoux une belle petite fille malaise dont les yeux avides et intelligents convoitaient mes pièces d'or.
—Allons, allons, me dit la mère de la jolie petite fille, donnez-moi encore une pièce d'or, et vous aurez le tabac, quatre poulets, un panier d'œufs, des fruits et mon aînée par-dessus le marché, car il me semble qu'elle vous plaît.
Je donnai à la marchande l'argent qu'elle demandait, et je dis à mes hommes d'emporter mes acquisitions sur le bateau. La petite fille me prit la main, et sans jeter un regard à sa mère, sans recevoir d'elle une caresse ou un mot d'adieu, elle s'élança, légère comme un faon, sur les traces des hommes du grab. Je fis cadeau à Zéla de cette fleur malaise, et, dans [21] mon âme, je sentis une réelle admiration pour cette mère qui n'était point imbue des préjugés étroits qui prévalent en Europe. Toute la nature nous enseigne que l'enfant sevré ne doit être ni une charge ni un embarras pour sa mère; la lionne abandonne le lionceau, et les mères chrétiennes vraiment éclairées laissent leurs enfants libres, guidées sans doute dans leur conduite par la supériorité d'un instinct naturel.
À l'époque de mes voyages, la France et la Hollande étaient réunies sous la même dictature, et je fus très-bien accueilli par le gouverneur de Batavia, qui était un officier hollandais. Après avoir reçu mes dépêches, il ordonna aux autorités de la ville de me faciliter par tous les moyens possibles mes achats de provisions. Ces achats devaient se faire, pour mon intérêt, avec la plus grande promptitude, car il était fort dangereux de communiquer journellement avec les habitants de l'île, sur lesquels le choléra-morbus sévissait d'une manière horrible.
Les négociants de la factorerie hollandaise étaient si officieusement bons, bienveillants et hospitaliers, que leurs offres de repas, de rafraîchissements, me causaient malgré moi une sorte de dégoût. De Ruyter était le héros de ces marchands, et la confiance illimitée que notre commodore avait en moi,—puisque, possesseur de sommes considérables, je pouvais en disposer à ma guise,—produisait sur les habitants de Java un effet presque magique.
[22] Bien que le nom et l'amitié de de Ruyter fussent pour moi un excellent patronage, je pouvais à la rigueur me passer de cette protection dans les endroits où nous étions connus. J'avais établi depuis longtemps par mes actions une renommée particulière, et mon nom seul suffisait pour m'ouvrir toutes les portes. Depuis, la médisance, ou, pour mieux dire, la calomnie, a analysé ma conduite: elle a prétendu que je méritais la corde... mais cette assertion n'est qu'une méchante, qu'une malicieuse envie.
J'ai eu des torts de jeunesse, je l'avoue, car, semblable à Michel Cassio, j'avais la tête inflammable, et je ne pouvais supporter avec calme l'aiguillon d'un excès de vin. Je dois cependant m'accorder le mérite d'avoir toujours fui avec une profonde horreur les dégoûtants excès de la bouche, et ce dégoût me faisait repousser avec une inflexible politesse les offres hospitalières des négociants hollandais. Quand j'eus terminé mes affaires, je regagnai en toute hâte ma petite cabine, séjour charmant, qui, pour moi, contenait le monde, puisqu'elle abritait Zéla. Nous étions toujours insatiables de caresses: notre affection était l'inépuisable trésor dans lequel nos mains avides se croisaient sans cesse. Je rentrai, et nous dînâmes tête à tête, nous régalant ensemble sur la même grappe de raisin, buvant du café dans la même tasse; heureux, enfin, heureux! Ce mot résume tout! L'excès de l'amour était mon seul excès; j'étais robuste, je vivais sobrement, et le mal qui frappait les habitants de Java [23] me laissa dans la quiétude physique la plus parfaite.
Les Européens qui se trouvaient à bord et sur terre me dirent que le préservatif le plus efficace contre les attaques du choléra-morbus était une excellente nourriture et même un abus des liqueurs fortes. La fièvre cholérique, ajoutaient-ils, n'ose attaquer les gens forts qui la bravent, mais elle tyrannise les faibles qui la craignent.
J'approuvai les diseurs, mais je ne suivis pas leurs conseils. Quant à eux, ils les mirent aussitôt en pratique, mangeant et buvant du matin jusqu'au soir pour activer la circulation du sang. On défendit, comme fort dangereuses, les consommations de riz, de légumes; moi, je mangeai tout cela, ainsi que mon équipage, et nous vécûmes en parfaite santé; tandis que les Européens, en dépit de toutes leurs précautions, moururent comme des moutons atteints par la mortalité.
Plusieurs vaisseaux qui se trouvaient dans le havre furent chassés par le vent sur le rivage, faute de mains pour les attacher; d'autres, tout frétés, n'avaient pas assez de monde pour lever leur ancre. Deux vaisseaux de guerre français et hollandais, qui avaient reçu l'ordre de mettre à la voile, se trouvaient dans un état si déplorable, qu'il leur fut impossible de quitter le port.
Si le choléra-morbus avait pu être chassé par l'excellence de la nourriture, il n'eût point attaqué la partie européenne de mon équipage; ainsi, non-seulement [24] la maladie nous frappa, mais elle n'atteignit exclusivement que les robustes fils du Nord, et respecta sa propre race, les enfants du soleil.
Comme si la contagion se fût proposé de résoudre la question relative à la nourriture, elle frappa à la tête le principal organe du système de l'abus des liqueurs, et le vaincu fut le pauvre munitionnaire. Si l'abondance de la nourriture, si l'excès des boissons avaient la puissance de préserver de la mort, Louis existerait encore. Il mangeait comme un vautour, et, bien certainement, le foie d'une baleine n'aurait pu produire autant d'huile que le corps de ce gastronome en contenait. En outre, il buvait d'une manière effrayante, et il faut que sa gorge ait été doublée d'un métal aussi insensible que l'asbeste, à l'épreuve du feu, pour qu'elle ait pu supporter le passage brûlant de l'alcool qu'il buvait sans cesse.
Depuis que le choléra-morbus avait commencé ses [25] ravages à bord du schooner, Louis faisait toutes les heures sonner une cloche en criant:
—Garçon, ne savez-vous pas que le cadran vient de tourner? Ne savez-vous pas que la fièvre est arrivée à bord? Apportez lestement la bouteille de grès, afin que je chasse cette importune visiteuse.
Une fois la bouteille dans ses mains, Louis se versait une ample rasade de skédam et l'avalait d'un trait.
Le chronomètre d'Arnold, qui se trouvait dans la cabine, ne marquait pas l'heure avec plus de justesse que Louis avec sa bouteille. Son palais était si infaillible, qu'à la plus petite négligence du garçon chargé de lui donner à boire, il s'écriait d'un ton furieux:
—Garçon, la bouteille, la bouteille, paresseux, veau marin que vous êtes!
Un matin, Louis vociféra après avoir bu:
—Ah! jeune scorpion, qu'avez-vous fait? Vous avez vidé ma bouteille, et vous l'avez remplie d'eau de mer?
—Monsieur, je vous assure...
—Taisez-vous; le skédam que vous dites me donner n'est qu'une drogue dégoûtante; elle ferait bondir le cœur d'un cheval marin.
Quand le garçon voulut essayer de prouver à Louis que la liqueur qu'il venait d'absorber était bien du skédam, Louis se mit en fureur, jeta la bouteille à la tête du garçon, et sa rage était si grande, que je fus obligé d'intervenir.
[26] —Voyons, voyons, mon cher Louis, lui dis-je en me plaçant devant le garçon, donnez-moi la bouteille, je veux savoir si vous avez tort ou raison. Vous avez tort, mon brave, cette bouteille contient du skédam pur.
—Comment! capitaine, me prenez-vous pour un niais? Croyez-vous que je sois devenu assez stupide pour ne plus reconnaître le goût de ma liqueur favorite? Mais le diable lui-même serait incapable de m'y faire tromper. Je bois du genièvre depuis l'âge de cinq ans, et Van Sülphe, le grand marchand de liqueurs d'Amsterdam, a déclaré qu'après lui j'étais le meilleur connaisseur de toute la Hollande; je dirai mieux, de toute l'Europe. D'ailleurs, ayant avalé depuis que je suis au monde liqueur sur liqueur, assez de quoi suffire à mettre le schooner à flot, je dois me connaître en saveur, goût et parfum. Ceci est une drogue, une médecine; ce garçon m'a trompé, volé: il a bu mon genièvre. L'as-tu bu? dis! Hein, monsieur, le savez-vous?
Un silence de quelques minutes suivit cette interrogation. Les regards de Louis erraient vaguement sur le pont, et ses lèvres balbutiaient de sourdes menaces.
—Damné garçon! reprit-il d'une voix haletante, fils du diable! tu as vidé ma pauvre bouteille et tu l'as remplie avec une composition du vieux Van; tu sais pourtant, tout le monde sait, que je déteste les docteurs, les drogues, et toutes les piètres choses dont on régale les malades. Allons, allons, alerte! Démarre, voleur; alerte! va me chercher une autre bouteille.
[27] Le garçon obéit. Louis porta le skédam à ses lèvres; mais pour lui le fluide vivifique avait perdu toute saveur: le pauvre munitionnaire bredouilla, toussa, repoussa le verre, ôta de sa bouche une pipe nouvellement allumée et baissa la tête.
—Vous souffrez, mon bon Louis? lui demandai-je d'un ton amical.
Il ne répondit pas.
J'examinai attentivement la figure du munitionnaire. La vivacité lumineuse de ses petits yeux noirs était obscurcie; ses lèvres blanches se couvraient d'écume, et sa mâchoire inférieure tremblait légèrement.
—Holà! vieux Louis, répondez; qu'avez-vous? êtes-vous malade?
—Malade, capitaine? Non, je ne suis pas malade: j'ai mal au cœur, et rien de plus. Cette damnée drogue m'a empoisonné; mais, du reste, je vais bien, très-bien.
Cette menteuse affirmation fut suivie d'un tremblement convulsif.
—Vous êtes malade, mon ami; il ne faut pas rester au soleil. Allez vous reposer à l'arrière du vaisseau.
—Vous vous trompez, capitaine, je ne souffre pas: je n'ai point la sottise de me croire malade. Cependant, je n'ai jamais eu le cœur aussi faible qu'aujourd'hui. Si cependant, une fois, dans la mer du Sud, à l'île d'Otahiti, quand les missionnaires vinrent à bord... Comme [28] un grand sot, je les suivis sur terre, et ils me donnèrent du gin à boire. Ce n'était point du gin, capitaine, mais une infernale drogue. Ces bonnes gens me dirent qu'ils avaient établi dans l'île une distillerie de gin; les croyant sur parole, je les jugeai bons, intelligents, utiles. Leur gin était mauvais, détestable; il me fit souffrir un mal pareil à celui que je ressens aujourd'hui.
En achevant ces mots, Louis pressa ses deux mains l'une contre l'autre en disant:
—Ma tête est en feu; j'ai un incendie dans le corps.
J'aimais sincèrement Louis, et je suivais avec une peine profonde l'altération rapide qui se manifestait sur sa bonne et loyale figure.
Je lui pris le bras, et, sans résistance de sa part, je parvins à le conduire dans ma cabine, chargeant la douce Zéla de lui donner des soins.
—Lady Zéla n'est point une femme, me dit Louis en se jetant sur ma couche, c'est un ange de bonté, un ange descendu du ciel.
Louis tomba bientôt dans un sommeil fiévreux, agité, presque convulsif, puis enfin dans une insensible torpeur dont les instants lucides étaient remplis par l'indistinct murmure d'incohérentes paroles. Au point du jour, par une habitude qui survivait à l'égarement de l'esprit et à la faiblesse du corps, Louis se souleva sur un de ses coudes et dit d'une voix distincte:
—Garçon, apportez-moi la bouteille.
[29] Fatigué et à moitié endormi, le garçon se traîna vers l'armoire consacrée, et y prit une bouteille remplie de genièvre.
—Comment vous trouvez-vous, Louis? demandai-je.
—J'ai chaud, j'ai très-chaud, capitaine; je meurs de soif, et mon corps, aussi sec qu'un morceau de bois calciné, n'a pas la moindre moiteur. Je suis dans un four, je brûle; garçon, la bouteille, la bouteille!
Je n'eus pas le courage de résister au suppliant regard que Louis jeta sur le skédam, ni celui de regarder longtemps l'avide joie de ses mains tremblantes lorsqu'elles prirent le verre plein de liqueur. Mais au moment où l'esprit de la vie (suivant Louis) toucha ses lèvres blanches et glutineuses, il jeta le verre loin de lui en s'écriant d'un ton désespéré:
—Mon Dieu! mon Dieu! je demande une mer d'eau, et ce démon m'apporte du feu; mais je brûle, misérable, je brûle; je suis dans un gouffre de flammes!
Jusqu'au milieu du jour, Louis passa de minute en minute de l'agitation la plus furieuse à l'abattement le plus profond.
Vers une heure de l'après-midi, le garçon vint me dire que le munitionnaire dormait.
Je descendis dans la cabine, et ce fut en frissonnant que je contemplai le cruel ravage opéré par la maladie. La figure de Louis était livide, la peau du cou pâle et rayée; de larges rides bleuâtres indiquaient que le [30] pauvre voyageur avait baissé son pavillon devant le terrible roi des pirates. La bannière grise de la mort planait au-dessus de lui. Je plaçai un miroir devant les lèvres serrées du pauvre Louis, et aucun souffle ne vint en ternir la limpidité. Comme si la destruction avait été impatiente de commencer son œuvre d'anéantissement, elle s'emparait du corps avant même que l'étincelle vitale se fût entièrement éteinte. J'avais à peine essuyé les larmes qui remplissaient mes yeux, que le docteur, penché auprès de moi, me dit impatiemment:
—Êtes-vous sourd, capitaine? Je vous dis que, si vous ne voulez pas jeter ce corps dans la mer, nous périrons tous.
—Comment! m'écriai-je, le sincère, l'honnête, le bon et jovial Louis, Louis, la vie de l'équipage, va être la proie des chiens de mer? il sera jeté hors du vaisseau comme un mouton pourri, avant que nous soyons bien certains que la vie l'a tout à fait abandonné? Non, non, touchez-le, docteur, il est encore chaud, et je ne veux pas qu'il soit jeté dans la mer.
[31] Le docteur remonta sur le pont, et, au bout de quelques heures, je fus obligé de comprendre que son conseil était bon à suivre. La décomposition du corps était si rapide, que l'atmosphère du vaisseau devenait de minute en minute plus lourde et plus épaisse, et je sentais qu'un danger réel planait autour de nous. Je donnai l'ordre à deux matelots de coudre un hamac (ce cercueil des marins) et d'y enfermer les restes du pauvre Louis; de plus, ils devaient attacher aux pieds du mort deux lourds sacs de plomb.
Après avoir fait descendre le cadavre dans un bateau, je le couvris d'un drapeau hollandais en guise de drap mortuaire, et nous nous dirigeâmes en dehors du havre pour le faire couler à fond, car il était expressément défendu d'ensevelir les pestiférés près du port. Si j'avais pu trouver sur le schooner un livre de prières, je me serais fait un devoir de lire la messe des morts sur le corps de Louis. Malheureusement, nous étions [32] fort peu religieux, et nos intentions seules étaient bonnes. Je fus donc obligé de me contenter des honneurs qu'on rend aux marins. En conséquence, on tira trois volées de mousquets sur le cadavre de mon pauvre ami, et, le cœur serré par l'étreinte d'une vive douleur, je vis s'enfoncer lentement dans l'abîme de la mer ce bon et loyal serviteur.
Tout à coup mes hommes s'écrièrent, et d'une voix visiblement effrayée:
—Ne ramons plus, il est là, il revient!
En effet, l'eau un instant troublée avait repris son calme, et le cadavre reparaissait à la surface, flottant auprès de nous aussi légèrement qu'aurait pu le faire une branche d'arbre mort.
Les superstitieux marins étaient tellement émus, qu'ils ne cherchaient point à découvrir une cause naturelle à l'apparition de Louis, et cette cause était bien certainement la faiblesse ou la chute des balles de plomb que nous avions mises dans le canevas. Nous fîmes virer le bateau, et je crois, en vérité, que mes hommes apportèrent à se rapprocher de Louis le même empressement qu'ils auraient mis à sauver un de leurs frères en péril. Lorsque j'eus découvert que le ballast s'était échappé, je cherchai autour de moi un objet assez lourd pour en réparer la perte. Notre grappin seul était à ma disposition: je m'en servis, et le corps s'enfonça une seconde fois.
—Que je sois damné! s'écria un vieux marin, si toutes les ancres de la marine royale de Portsmouth [33] ont assez de force pour amarrer ce dogre hollandais sous l'eau. Jamais, au grand jamais, le pauvre Louis n'a mis dans ses dalots autre chose que du skédam ou du kirsch, et il n'est ni juste ni naturel qu'il se plaise dans un linceul d'eau de mer.
J'avais amarré le schooner aussi loin du port qu'avaient pu le permettre notre sécurité et notre bien-être. Malgré cette précaution, les ravages exercés par le choléra se propagèrent à bord, et je perdis plusieurs hommes aussi rapidement que j'avais perdu le pauvre Louis. Je passais les nuits au chevet des malades, et les quelques heures de repos que le soin personnel de ma santé me contraignait à prendre s'écoulaient pour moi dans des inquiétudes mortelles. Je ne savais quel remède il fallait employer pour dompter le mal, ou du moins pour en éviter moi-même les atteintes; car mon ivrogne de docteur avait déserté, et, malgré mes recherches, je n'avais pu lui donner un successeur.
Après avoir longuement causé avec mes deux contremaîtres, je pris la décision, peut-être dangereuse, de lever l'ancre et de fuir le lendemain au premier rayon du soleil.
Vers quatre heures du matin, un homme descendit dans ma cabine et me dit précipitamment:
—Capitaine, il est encore à flot, il marche côte à côte du schooner; faut-il qu'il vienne tout à fait à bord, monsieur?
—Oui, dis-je à moitié endormi, oui, laissez-le venir à bord; mais qui est-ce? de quelle nation?
[34] —Comment, monsieur, de quelle nation? C'est lui, vous dis-je, lui!
—Qui, lui?
—Le munitionnaire, monsieur.
—Le munitionnaire! Quel munitionnaire?
—Le vieux Louis, capitaine. Ne l'avais-je pas dit? il ne veut pas rester amarré sous l'eau.
Je montai rapidement sur le pont, et je vis le corps du défunt couché sur l'eau, à travers la proue et dans une position qui pouvait faire croire qu'il était soutenu par le câble. Tous les marins se pressaient à l'avant du schooner; ils étaient stupéfaits, et je dois dire que mon étonnement était aussi grand que le leur, tant l'apparition de Louis était miraculeuse. Le grappin avait été parfaitement attaché, et sa force était suffisante pour amarrer un bateau pendant une houle. Je ne comprenais rien à la muette résistance de cet inerte cadavre; mais en examinant le canevas qui l'enveloppait, le mystère fut bientôt éclairci. Les requins de terre avaient coupé le hamac afin d'arriver au corps, qui était horriblement déchiré. N'osant pas porter les mains sur ces restes informes, nous les touâmes jusqu'au rivage: là, je fis faire un grand trou dans le sable, et après y avoir enseveli le munitionnaire, je plaçai sur sa tombe le fond d'un bateau naufragé. Ce double soin le préservait à jamais du contact de l'eau.
[35] Lorsque tous mes préparatifs de départ furent terminés, je me rendis chez le commandant, je visitai les marchands avec lesquels j'avais fait des affaires pour tout terminer au plus tôt, et, ces divers soins remplis, je mis à la voile.
Nous étions restés quatre jours dans le port, et pendant ces quatre jours le vent n'avait pas rafraîchi la lourdeur de l'atmosphère. Batavia est, comme Venise, entrecoupée de canaux, mais ces canaux sont des réceptacles de toutes les immondices qui découlent des habitations: la boue et les morts bouchent les issues, croupissent, et l'odeur nauséabonde que cette eau exhale produit d'affreuses maladies. L'intérieur de l'île et les montagnes qui avoisinent la ville sont habitables; mais la ville elle-même est annuellement ravagée par cette fièvre mortelle qu'on désigne sons le nom de fièvre de Java.
Les hommes jeunes et forts étaient toujours les premiers [36] atteints par le terrible fléau. Quant aux grands mangeurs, ils n'échappaient jamais à ses coups. Je déteste les gourmands autant que Moïse et Mahomet détestaient les pourceaux, et je me réjouis de leur mort. Cependant je fais une exception en faveur du bon, du brave, de l'honnête Louis, dont toute la gourmandise ne pouvait étouffer ni même amoindrir les impulsions généreuses. Ceux qui parmi nous étaient de la race des lévriers, ceux qui avaient la poitrine large, les membres longs, étaient rarement saisis par la fièvre, en dépit même de leurs excès. Notre charpentier, véritable chien de mer, buvait journellement un demi-gallon d'arack et il travaillait comme une machine à vapeur.
J'avais une peine infinie à maintenir l'ordre et la discipline sur le schooner; mon équipage était composé en grande partie d'hommes bannis de l'Ouest ou de ceux qui avaient perdu leur casque dans l'Est. Ces hommes rebelles aux lois, au caractère indomptable, ne connaissaient ni les liens de parenté ni les liens d'affection, et plus d'une fois mon pouvoir sur eux s'est trouvé dans un danger imminent. Cependant j'avais pour réels protecteurs de vieux marins attachés à de Ruyter, quelques braves Européens et les fidèles Arabes de Zéla. La petite fille malaise que j'avais achetée à sa tendre mère me servait de sauvegarde, en m'avertissant journellement de ce qui se passait sur le pont. Outre cela, j'avais encore le bras du premier contre-maître, qui était lié à de Ruyter par l'intérêt, [37] la seule certitude de fidélité que puisse avoir un homme sur un autre.—Mais la partie la plus difficile à gouverner était une bande de Français, dont le caractère était si violent et si irascible, que, pour la moindre parole, ils s'armaient de longs couteaux en menaçant de tout tuer. Le chef de cette bande eut un jour une discussion avec le contre-maître américain, qui était un homme paisible et fort timide. Je me trouvais sur le pont et j'entendis la dispute. Irrité depuis longtemps de la conduite de cet homme, je bondis vers lui; mon approche ne l'émut même pas, car ses yeux hautains supportèrent effrontément mon regard, et il ne baissa pas l'arme qu'il tenait dans ses mains.
—Saisissez le scélérat! m'écriai-je d'un ton furieux.
À cet ordre, le Français rougit de colère et appela ses compatriotes.
Je n'attendis pas l'arrivée des mutins; je saisis d'une main ferme le rebelle, et j'enfonçai dans son cœur mon poignard malais.
—Allez à vos devoirs, dis-je d'une voix calme et froide aux Français accourus sur le pont, allez, et sans mot dire. Votre chef est mort, et je punirai ainsi tous ceux qui auront l'audace de me désobéir.
Les Français obéirent en grondant; mais, depuis ce coup de maître, ma domination fut entière, absolue, et je n'eus qu'à me féliciter de mon énergique détermination; car, malgré ma colère, je n'avais point été poussé au meurtre par la violence, je n'avais que saisi [38] un instant propice à l'exécution d'un projet depuis longtemps médité.
Nous parcourûmes le long de la côte de l'est afin de découvrir une baie où, d'après ma carte maritime, se trouvait un ancrage; là, je devais prendre de nouvelles provisions et de l'eau, et continuer tranquillement ma course. Nous marchions aussi près que possible du rivage, afin de profiter des vents de la terre; mais ils étaient si faibles, que pendant plusieurs jours nous fûmes forcés de rester stationnaires. Les eaux de la mer semblaient pétrifiées, tant elles étaient unies et calmes; de plus, la chaleur était si étouffante, que les Raipoots, qui adorent le soleil, se débattaient sur le pont pour conquérir un pied carré de l'ombre de la banne. Le seul rafraîchissement qui eût la puissance de calmer un peu mes douleurs de corps et de tête était un bain pris d'heure en heure; malgré ce soin, mes lèvres et ma peau étaient aussi gercées que l'écorce [39] d'un prunier. Il n'y a point de vaisseau qui soit si mal adapté pour un climat chaud qu'un schooner; il lui faut beaucoup d'hommes pour la manœuvre, et, pour le contenir, il a beaucoup moins de place que tout autre bâtiment.
Comme les calmes de la vie, les calmes de la mer sont passagers et rares; il faut toujours qu'une brise, qu'une rafale ou une tempête suive son repos. Bientôt, aussi tendres que la voix d'un amoureux, les vents vinrent caresser les vagues endormies, et nous passâmes doucement le long du rivage pour gagner notre ancrage près de Balamhua, en dedans de l'île d'Abaran. Là, nous trouvâmes une rive sablonneuse, une petite rivière et un bois si largement fourni, qu'on eût pu croire que les arbres verdoyants étaient amoureux de l'écume des eaux. Un petit village javanais se trouvait à l'embouchure de la rivière, et, en échange d'une petite quantité d'eau-de-vie et de poudre, le chef de ce village nous donna la permission de prendre sur l'île toutes les choses dont nous aurions besoin. Nous débarquâmes nos tonneaux d'eau vides, et mes hommes s'occupèrent, sous la direction du charpentier, à abattre les plus beaux arbres.
Les calmes, l'excessive chaleur et le manque d'air avaient contribué à propager la fièvre et la dyssenterie dans mon équipage, et pour remède j'avais ordonné l'éther, l'opium et de bon vin pour les convalescents. Désespéré de mon ignorance, je regrettais vivement de n'avoir apporté aucune attention aux discours médicaux [40] de Van Scolpvelt, je regrettais encore d'avoir si bien négligé mes études. En dépit de cette ignorance, je continuais mon rôle de docteur, et cependant je n'avais, pour en dissimuler les fautes, ni perruque doctorale, ni canne à pomme d'or, et je droguais les malades avec aussi peu de contrition que les membres du collége royal des médecins.
En faisant mes préparatifs de départ, j'appris qu'une dispute avait eu lieu entre quelques-uns de mes hommes et les Javanais. Deux natifs avaient été blessés par un coup de fusil, et ces emportements meurtriers étaient fréquents, parce que les matelots ne voulaient pas comprendre que sur terre ils étaient sujets à des lois d'ordre et de discipline.
—Sur le vaisseau, disaient-ils, nous sommes liés par des devoirs, nous appartenons à la mer; mais, en revanche, il faut que sur terre nous fassions notre volonté. Quand nous avons de l'argent, nous sommes assez justes pour payer nos dépenses ou nos dégâts; mais quand nous n'en avons pas, on doit nous donner les choses qui nous sont nécessaires. Il n'est pas légal, ajoutaient-ils en forme de péroraison, que les natifs gardent pour eux toutes les productions du rivage, puisque, aussi bien que la mer, la terre appartient aux hommes.
Ce raisonnement était l'invariable réponse que j'obtenais de mes hommes lorsque je les sermonnais sur la brutalité avec laquelle ils assaillaient, volaient et massacraient les natifs.
[41] L'impossibilité dans laquelle j'étais de me faire tout à fait obéir amenait de si grandes querelles, que je me vis contraint de récompenser les plus cruellement battus, sans pouvoir punir les tourmenteurs.
Un jour cependant il me fut rapporté que dans une nouvelle bataille le tort était du côté des villageois; je ne pus connaître toute la vérité, mais je craignis une revanche sanglante; pour l'éviter, je pris sur un bateau quelques objets de valeur pour le chef et je me dirigeai vers le village. Mon cadeau fut assez mal accueilli; cependant, après une heure d'explications, je réussis à pallier les torts de mes hommes, et nous nous quittâmes amis. Je tenais beaucoup à cette réconciliation, car l'inimitié des natifs eût pu me causer de grandes pertes de temps, d'hommes et de provisions.
Quand mes préparatifs de départ furent achevés, le chef javanais vint à bord du schooner, et m'invita à l'accompagner dans une partie de l'île où se trouvait une grande quantité de daims et de sangliers. J'avais déjà manifesté le désir de faire une partie de chasse, mais le chef en avait toujours différé la réalisation en disant qu'il était bon d'attendre les jours pluvieux, parce que la pluie chasse les animaux de la montagne vers la plaine. Comme un violent orage venait d'inonder la terre, l'invitation du chef me parut le résultat d'une promesse faite. Je lui donnai donc avec le plus grand plaisir l'heure de notre départ pour cette vaillante promenade. D'un air affectueux et sincère, le chef me supplia de ne pas faire naître parmi son peuple [42] des craintes jalouses en emmenant avec moi une grande quantité d'hommes armés.
Je m'engageai à suivre ses conseils sur ce point, et nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous pour le lendemain.
J'étais réellement sans crainte, et aucune méfiance ne pénétra mon esprit. Néanmoins je pris les précautions les plus minutieuses pour assurer le salut de mes hommes et le mien.
Je débarquai le lendemain, accompagné de quatorze marins, tous fidèles, braves, courageux et bien armés. En outre, j'ordonnai aux bateaux qui nous avaient conduits de s'éloigner du rivage, de jeter le grappin, et d'avoir la prudence de ne point adresser la parole aux natifs.
Le chef m'attendait accompagné seulement de cinq hommes, armés de poignards et de lances de sanglier.
Nous pénétrâmes dans l'intérieur du pays en suivant les sinuosités de la petite rivière, que la pluie d'orage [43] avait rendue jaunâtre et boueuse. Nous fûmes obligés plusieurs fois de traverser la rivière à gué, et, avant d'effectuer ce passage, je dis à mes hommes de mettre dans leurs casquettes les balles et la poudre, et de ne point mouiller leurs armes. L'expérience m'avait rendu vigilant et soupçonneux, si bien que je remarquai plusieurs choses qu'une personne moins attentionnée eût laissées passer inaperçues. Le chef javanais causait souvent avec ses hommes, souvent encore il voulait nous faire traverser la rivière dans des endroits où elle était boueuse et remplie de trous profonds. Tout à coup, et sans m'expliquer les causes de ce changement, il se mit à l'arrière de la troupe et voulut diriger notre marche d'un côté opposé à celui que nous devions suivre. Cette conduite éveilla mes soupçons, et sans rien dire je me mis à surveiller tous les mouvements du chef. Afin de laisser croire au Javanais que j'avais en lui la plus entière confiance, je le suivis sans observation. Mais j'avais le soin de noter dans ma mémoire les localités que nous traversions, ainsi que les gués de la rivière. Le danger dans lequel j'avais placé Zéla en l'emmenant avec moi à la chasse aux tigres m'avait donné une cruelle leçon de prudence, et l'idée de la savoir seule, quoique en sûreté sur le schooner, me rendait sage, sensé, et surtout fort méfiant. Grâce aux importunités de ma chère petite fée, j'avais pris avec nous Adoa la Malaise. Cette enfant était vive, adroite et rusée comme un lutin. On pouvait avoir en son instinct sauvage la plus entière confiance. [44] Adoa ne pensait, n'aimait personne au monde que sa chère Zéla; pour Zéla elle eût donné sa vie. La seule chose qui l'attachât à moi était l'amour que me portait ma femme. Adoa avait à peu près le même âge que sa maîtresse; mais il n'y avait pas dans le monde deux êtres moins ressemblants: la fille malaise était rabougrie dans sa croissance, large et osseuse; son front bas était à moitié caché par des cheveux noirs, rudes et qui tombaient en mèches roides sur sa figure plate et d'une couleur bistrée. Les petits yeux bruns d'Adoa semblaient, par la distance qui les séparait, être tout à fait indépendants l'un de l'autre et pouvaient regarder à la fois à bâbord et à tribord, au nord et au sud. Ces yeux vifs, brillants, avaient la vigilance de ceux d'un serpent; mais la ressemblance avec ce hideux reptile s'arrêtait là, car la pauvre petite Adoa était la plus fidèle, la plus aimante et la plus dévouée des servantes. J'aimais tant cette sauvage créature que je lui avais donné la place haute et importante de tchibookgée , et elle était sans rivale dans l'art de faire un chilau , un hookah, ou pour préparer un callian, toutes choses qui sont difficiles à bien faire.
Nous continuâmes notre route le long de la rivière, et, après être arrivés sur une hauteur escarpée et pleine de rochers, notre chef me proposa de nous arrêter dans quelques huttes situées sur la hauteur, pour nous y reposer un instant et nous rafraîchir avec du café et des mangoustans. «Pendant la durée de cette petite halte, ajouta le chef, deux de mes gens iront à la découverte du gibier.» Cette proposition, [45] qui semblait amoindrir les forces protectrices du chef, dissipa entièrement mes craintes. On nous apporta du lait, des fruits et du café. Comme j'étais un grand épicurien, je dis à Adoa de surveiller la préparation de la tasse qui m'était destinée, et la jeune fille s'empressa de se rendre à mon désir.
Nous nous étions assis dans une des huttes vides, afin d'être protégés par la toiture de cannes entrelacées contre les rayons du soleil, et pendant que, le cœur rempli du souvenir de Zéla, je fumais mon callian, mes hommes mangeaient et buvaient. Le chef s'était assis près de moi sur une natte, et la sortie de la hutte était bloquée par les trois Javanais. Je m'étais couché sur la terre, et ma tête reposait contre un des bancs de bambou que soutenait la hutte; ma main droite allait porter à mes lèvres la tasse de café posée devant moi, lorsque je fus averti par un léger mouvement de tourner la tête à gauche, vers le fond de la hutte.
—Ne bougez pas, chut, chut!
Ces quelques paroles, prononcées avec un accent de terreur indicible, me firent prudemment jeter un demi-regard vers l'endroit d'où la voix était sortie, et, à travers le paillasson qui formait le mur de la hutte, je distinguai le regard perçant d'Adoa.
Je m'inclinai doucement vers la jeune fille, et sa voix haletante murmura à mon oreille:
—Ne buvez pas le café!... sortez de la hutte... défiez-vous... mauvaises gens!...
[46] Plusieurs de mes hommes s'étaient plaints du mal de cœur aussitôt après avoir absorbé le café, et je compris le vif empressement qu'avait apporté le chef en me faisant passer la tasse qui m'était destinée. Heureusement que la préparation de ma pipe, ayant occupé mon attention, m'avait fait oublier le café. Au premier mouvement que je fis pour sortir de la hutte, le chef échangea d'une manière expressive un regard avec ses hommes, et tous les yeux se fixèrent sur moi. Je n'avais ni le temps ni la possibilité de former un plan de conduite et de consulter mes gens. Je compris vite que le chef attendait du renfort pour nous attaquer; je sortis donc lestement mon pistolet, et je franchis la porte de la hutte. Le chef, armé de son poignard, voulut s'emparer de moi, mais il n'en eut ni l'adresse ni la force, car je lui brûlai la figure en déchargeant mon arme à bout portant, et mon coup de feu fut suivi du cri de guerre arabe: «Mes garçons, nous sommes trahis! suivez-moi!»
Mes mouvements avaient été si rapides, si imprévus, que, frappés d'une terreur panique, les Javanais se précipitèrent dans les jungles.
—Ne les poursuivez pas, dis-je à mes hommes, regardez plutôt si vos armes sont en bon état, et arrangez vos baïonnettes.
J'appris par Adoa qu'un poison ou un narcotique avait été mis dans le café, et que le chef attendait pour nous massacrer l'arrivée d'une grande quantité d'hommes.
[47] Le premier danger était passé; mais notre situation était encore excessivement périlleuse. Nous reprîmes d'un pas rapide, pour regagner nos bateaux, le chemin que nous avions parcouru, espérant arriver en peu de temps assez près du schooner pour l'avertir par un signal du malheur qui nous menaçait, car naturellement nous pensions que les natifs s'étaient échelonnés sur la route pour nous attaquer. Nous fîmes les trois quarts du chemin sans être arrêtés, sinon sans être vus; car de temps en temps la tête d'un sauvage apparaissait derrière un arbre ou dans le creux d'un rocher, et ces visions rapides étaient suivies d'un farouche hurlement. Cet éloignement rendait nos ennemis peu dangereux, et Adoa, qui courait près de moi, guettait sans relâche les mouvements des natifs pour m'avertir de leurs faits et gestes. À chaque pas que nous faisions en avant se révélaient les terribles difficultés que nous avions à vaincre. Outre le réel danger [48] du chemin, il y avait celui d'une attaque impossible à soutenir sans désavantage. Nous arrivâmes enfin à un angle de la rivière, et nous fûmes obligés de la traverser. Grâce au stimulant de la peur, le poison ne produisit sur mes hommes qu'une fébrile agitation; il faut ajouter encore que, par elle-même, la drogue était sans doute peu dangereuse. Toujours est-il que personne ne s'en plaignit en fuyant l'attaque des Javanais.
Je conduisis mes hommes à travers la rivière en sondant le chemin à l'aide de ma lance. L'eau était peu profonde; mais le fond de la rivière était si sale, si glissant et si boueux, que nous avions la plus grande peine à nous soutenir.
—Malek, ils viennent, me dit Adoa.
Je mis ma carabine sur mon épaule, et je criai aux hommes qui se trouvaient en arrière de hâter le pas.
Les natifs sortirent tumultueusement de leur embuscade, déchargèrent leurs mousquets et coururent sur les bords de la rivière. Dans toutes les guerres sauvages, le premier cri et la première décharge sont un excitant et un moyen d'inspirer la terreur. Les sauvages ressemblent aux chiens glapissants qui chassent celui qui se sauve, mais qui fuient devant le fort. En conséquence, si la première attaque des sauvages est reçue avec une courageuse fermeté, ils sont surpris, intimidés, et quelquefois vaincus. Voyant que nous étions fermes, et qu'à notre tour nous nous disposions à faire feu, les Javanais s'arrêtèrent sur les bords de la rivière. Je fis décharger nos mousquets sur eux, et j'eus [49] le plaisir de les voir courir épouvantés dans la direction des jungles. Cette fuite nous donna le temps de traverser sans perte d'hommes le gué de la rivière.
Les natifs revinrent sur leurs pas et nous suivirent en proférant des menaces de mort et d'horribles malédictions; de minute en minute, le nombre de nos ennemis s'augmentait, et au moment où nous atteignîmes la partie la moins fourrée du jungle, Adoa me dit:
—Malek, je vois des cavaliers qui viennent au-devant de nous.
L'odeur de la mer parvint jusqu'à nous, et cette odeur âcre me donna une sensation plus délicieuse que celle apportée journellement par les parfums du tabac ou le fumet d'un verre de vin de Tokay.
—Courage, mes garçons, criai-je à mes hommes, courage! La mer est en avant.
Mes hommes coururent vers le banc de sable du haut duquel je les appelais avec plus d'empressement et d'allégresse qu'ils n'en témoignaient en montant sur les agrès pour voir la terre après un long et ennuyeux voyage. Quand nous vîmes les joyeuses girouettes aux queues d'aronde briller sur les mâts de notre schooner, lui-même encore invisible, nous jetâmes de concert un triomphant hourra, croyant un peu trop vite que nos dangers étaient passés.
Sur la large plaine sablonneuse qui bordait la mer se trouvait une masse noire et confuse. À cette vue, les natifs poussèrent un sauvage cri de joie, et ce cri me donna la preuve que les yeux de faucon d'Adoa [50] n'avaient point commis d'erreur en découvrant une bande de cavaliers.
Ces cavaliers devinrent bientôt tout à fait visibles.
Un corps d'hommes du pays, à peu près nus, nous approcha rapidement; ils étaient montés sur de petits chevaux aux allures vives, souples et légères. Le nombre de ces hommes n'était pas grand; mais, unis à ceux qui nous suivaient de près, ils avaient assez de force pour détruire les espérances des plus sages et contraindre les âmes pieuses à songer au ciel.
Au milieu de la rivière que nous venions de traverser se trouvait un banc de sable; de vieux troncs d'arbres et des canots naufragés étaient fermement plantés dans ce banc. À notre gauche se trouvaient une surface plane, sablonneuse et une lande déserte; à notre droite, trois blocs de rochers informes qui nous cachaient la vue du schooner. Je pris rapidement possession du banc de la rivière, et, les pieds bien affermis sur un terrain solide, nous attendîmes l'attaque. J'avais toujours mes quatorze hommes, et, quoique à la tête d'une bien petite troupe, j'eus l'espérance, grâce à la grande quantité de munitions qui remplissait nos poches, que nous arriverions, sinon à détruire, du moins à mettre en fuite nos sauvages ennemis.
[51] Les natifs s'avancèrent vers nous en criant et en hurlant, mais la décharge de leurs mousquets ne nous atteignit pas. Ces cavaliers féroces et sauvages étaient conduits par leur prince, monté sur un petit coursier fougueux, dont la robe était d'un rouge vif; la crinière et la queue de ce cheval voltigeaient dans l'air comme voltigent des banderoles sous les caresses de la brise. Son cavalier était le seul qui portât un turban et qui fût convenablement habillé. L'énergique férocité du regard jeté par le prince sur notre petite troupe me fit souvenir de mon violent ami de Bornéo. Inspiré par le démon qu'il portait sur son dos, le petit cheval était sans cesse en mouvement; il semblait avoir du feu dans les naseaux et des ailes dans les jarrets. Le prince se précipita dans l'eau, déchargea son pistolet sur un de mes hommes, jeta sa lance à la tête d'un autre, s'élança de nouveau sur le rivage, guida ses cavaliers, cria contre ceux qui cherchaient à fuir, se rejeta dans [52] la rivière, et pendant le cours de ses fantastiques évolutions, le petit cheval hennissait, bondissait, galopait; il ne lui manquait que la parole. Caché derrière le tronc d'un arbre, je fis plusieurs fois partir ma carabine en visant le prince; mais une hirondelle dans l'air ou une mouette balancée par une vague n'aurait pas été un but plus difficile à atteindre. La position que nous avions prise était si avantageuse et notre feu était si parfaitement dirigé, que, malgré ses efforts, le prince météore ne pouvait parvenir à nous chasser du banc de sable. Le succès cependant n'était pas certain, car nos munitions étaient fortement diminuées; deux de mes hommes avaient été atteints par les balles meurtrières, et deux autres étaient assez grièvement blessés. En revanche, nous avions fait un grand dégât parmi les natifs, dont la situation fort exposée nous donnait l'avantage de frapper toujours juste. La cavalerie, qui agissait avec la plus grande intrépidité en se précipitant dans la rivière au-dessus et au-dessous de nous, souffrait de notre feu, mais elle souffrait davantage encore de l'inégalité du terrain de la rivière, sur lequel les chevaux trébuchaient à chaque pas. D'ailleurs ils n'avaient point d'armes à feu, et le prince seul se servait de pistolets.
Nous fûmes bientôt forcés de faire l'impossible pour gagner le rivage, et ce rivage était gardé par une foule de natifs qui hurlaient d'une manière épouvantable. Dans cette situation périlleuse, épuisé et presque mort de fatigue, je fis passer mes hommes un à un sur le [53] banc opposé. Quand les cavaliers, bien diminués par nos coups, s'aperçurent de cette manœuvre, ils se dirigèrent au triple galop vers la mer, dans l'intention d'intercepter notre passage.
Le premier homme qui débarqua fut tué par la pierre d'une fronde, et notre troupe fut réduite à neuf personnes, et cela en me comptant. Afin d'apaiser la soif ardente qui leur brûlait la gorge, mes hommes avaient bu l'eau saumâtre de la rivière; cette eau leur donnait un mal de cœur si violent, qu'ils chancelaient comme des hommes ivres. Nous nous trouvions à un mille de la mer, et en nous tenant rapprochés les uns des autres, nous réussîmes à traverser le gué. Les natifs épiaient nos mouvements avec tant de persistance, que nous étions obligés de faire halte à chaque instant pour leur donner une volée de mousquets. Enfin, après une demi-heure de marche, nos yeux distinguèrent parfaitement le schooner. Cette vue redoubla notre courage, et nous hâtâmes le pas vers notre cher vaisseau. Tout à coup un nuage de sable obscurcit nos regards, et quand le vent l'eut dispersé, je vis le prince vampire paraître comme un centaure dans le mirage vaporeux produit par le sable blanc. La manœuvre du prince nous enfermait entre deux camps. Je jetai vivement les yeux autour de moi; à notre gauche se trouvait un groupe de palmiers, dont les branches touffues ombrageaient quelques huttes en ruines. Atteindre ces palmiers fut dès lors ma seule espérance. Je dirigeai ma troupe vers cette petite fortification, et je puis dire [54] que nos cœurs battaient avec violence quand nos mains crispées purent saisir et opposer à nos ennemis le frêle rempart des murailles de la première hutte. Malheureusement notre course avait été si rapide qu'un de nos blessés avait succombé à cette énervante fatigue; il était tombé mort ou mourant. Je n'eus point la possibilité de lui porter secours. Le bruit sinistre d'un sauvage et joyeux hurlement me fit tourner la tête, et mon regard indigné rencontra le prince, dont le cheval furieux piétinait le corps du pauvre marin. À un ordre de leur chef, les cavaliers accoururent, s'approchèrent de notre lieu de refuge et nous lancèrent des pierres. Nous répondîmes à cette nouvelle attaque par des coups de mousquet. Un de nos hommes tira sur le prince; la balle l'atteignit sans doute, car son cheval s'éloigna d'un pas chancelant, et les plumes qui ornaient le turban du prince voltigèrent dans l'air.
—La mort de mon pauvre ami est vengée, pensai-je en moi-même.
Mais cet espoir ne fut pas de longue durée; car, après avoir arrêté son cheval, le prince mit pied à terre, examina l'animal, secoua la tête, et, en se remettant en selle, il reprit la direction de sa petite troupe avec autant d'empressement, mais avec moins d'ardeur et de fermeté.
Notre position devenait extrêmement périlleuse; nous n'avions plus que trois ou quatre cartouches chacun, et l'ennemi nous entourait de toute part.
[55] Désespérés et presque morts de fatigue, nous nous préparâmes à vendre chèrement notre vie. Je songeai plus à la mort qu'à ma défense; l'image de de Ruyter traversa mon esprit; mais ce bon et triste souvenir fut bientôt chassé par celui de ma pauvre Zéla. Qu'allait-elle devenir? supporterait-elle son isolement cruel? Ces tristes pensées relevèrent mon courage; j'invoquai comme une égide protectrice le nom de ma bien-aimée, et je dis à mes hommes:
—Courage, mes garçons, nous ne sommes pas encore vaincus.
La muraille du fond de la hutte était très-élevée; nous la trouâmes avec nos baïonnettes, et de là nous vîmes que les natifs se préparaient à incendier la hutte. Nous réussîmes cependant à les chasser, mais non à éteindre le feu de bois mort et de roseaux secs qu'ils avaient déjà allumé. Devant la hutte se trouvaient des palmiers entourés par une haie de vacoua, et cet arbuste formait une haie piquante et tout à fait impénétrable. Plusieurs fois, durant la première escarmouche, je m'étais repenti d'avoir préféré la hutte à cette place, que l'entourage rendait inaccessible aux chevaux. Nous aurions eu et plus d'espace et plus de moyens d'attaque.
Le prince javanais ordonnait aux sauvages de nous empêcher de quitter la hutte. Cet ordre, dont l'exécution était notre mort, fit murmurer mes hommes, et leur mauvaise humeur retomba sur moi, car ils écoutaient faiblement mes pressantes prières; enfin, ils [56] furent forcés de suivre mon exemple et de quitter la hutte pour se ranger en bataille dans la cour, derrière les vacouas.
Au moment de commencer notre attaque, le son bas et sourd d'un canon retentit dans l'air et salua nos oreilles; c'était le schooner. L'effet produit par cette voix d'airain fut magique; mes hommes, tristes, désespérés, reprirent courage et jetèrent leurs casquettes en l'air en hurlant comme des bêtes fauves. Le canon nous annonçait du secours, et cette promesse nous rendit toutes nos forces. Un second coup traversa l'air, bondit vers le jungle et l'écho des collines en recueillit le son; ce bruit inattendu causa une terreur si grande dans la petite troupe des cavaliers qu'ils se dispersèrent. Je profitai de l'effroi des natifs pour nous jeter sous l'abri des palmiers; car, là, nous n'avions plus à craindre les atteintes du feu.
Malgré le mauvais succès de leur attaque, les natifs [57] revinrent sur nous, guidés par le prince, dont le courage n'était point affaibli. Nous n'avions plus que cinq ou six cartouches, et tout notre espoir reposait sur nos baïonnettes. Ne voyant point arriver de secours, les sauvages nous jugèrent vaincus, car ils s'approchèrent tout à fait de la haie de vacoua, et à l'aide de leurs lances ils blessèrent plusieurs de mes hommes. Notre situation était en réalité plus désespérée que jamais, quoique la plupart des cavaliers fussent partis vers la mer; mais le prince ne nous quittait pas. Je commençai à croire que mes hommes avaient raison en disant que ce chef javanais était invulnérable: nos coups effleuraient son corps sans le blesser, sans lui faire perdre un seul instant sa sauvage vélocité. Tout à coup, les natifs se tournèrent vers la mer en jetant des cris d'épouvante; ces cris furent suivis d'une décharge de mousquets, et le doute inquiétant qui remplissait mon esprit fut dissipé: mon équipage venait à notre secours.
Notre première idée fut de courir à la rencontre de nos sauveurs, mais je ne voulus pas abandonner nos blessés. Bientôt le bonnet rouge des Arabes étincela sous les rayons du soleil; je déchargeai ma carabine, et j'entendis distinctement le cri de guerre de mes braves amis. Le prince se jeta au-devant de la troupe suivi de ses cavaliers; mais cette manœuvre ne m'inquiéta pas, je savais qu'un feu bien nourri pouvait facilement repousser les efforts du prince. Aussi, après une lutte acharnée des deux parts, mes gens avancèrent [58] vers notre poste; dans mon impatience, je franchis l'enclos et j'encourageai d'une voix éclatante mon brave équipage. J'allais courir jusqu'à lui, quand je vis paraître une forme légère, bondissante; le vent faisait flotter les cheveux de cette délicieuse vision, qui, rapide comme une hirondelle, s'élança jusqu'à moi. Cette vision, cet oiseau printanier, c'était mon bonheur, ma joie, mon espérance, mon unique pensée, ma Zéla chérie; la chère adorée tomba sur mon cœur et je la pressai tendrement dans mes bras épuisés de fatigue, mais que son contact rendait fermes et vigoureux. Les hardis matelots oublièrent leur danger pour nous regarder d'un œil ému.
—Quelles nouvelles, capitaine? demandait l'un.
—Où sont nos camarades? demandait l'autre.
Et ces questions étaient suivies de menaces de mort, de cris de vengeance contre les Javanais.
En aidant nos blessés à marcher, nous regagnâmes le bord de la rivière, et, toujours en bon ordre, ma petite troupe se dirigea vers le rivage. Des bandes de natifs rôdaient autour de nous, mais elles étaient impuissantes à nous barrer le chemin. Le prince avait pris les devants dans l'intention évidente d'attaquer nos bateaux avant notre arrivée ou de s'opposer à notre embarquement. Cette double crainte nous fit hâter le pas, car je savais que le schooner était trop éloigné pour qu'il lui fût possible de protéger les bateaux.
—N'ayez aucune crainte, capitaine, me dit mon second [59] contre-maître, j'ai ordonné aux bateaux de s'éloigner du rivage et de laisser tomber leurs grappins; de plus, la chaloupe qui nous attend a une caronade.
Nous étions épuisés de fatigue, affamés, mourants de soif; Zéla seule, en véritable enfant du désert, avait songé à apporter de l'eau, et cette eau fut un grand soulagement pour les blessés. Il était évident que les natifs ne voulaient pas permettre aux bateaux d'approcher du rivage; le schooner était visible et il levait l'ancre afin de se rapprocher de nous. En arrivant sur le bord de la mer, je réunis mes hommes, et après avoir dispersé avec une volée de mousquets la foule qui était devant nous, je réussis à faire embarquer les blessés; mais, au moment où mes hommes allaient les suivre, les Javanais renouvelèrent l'attaque: la confusion fut si grande qu'il me devint impossible de diriger sûrement nos coups de mousquet. Avec l'aide de quatre hommes sûrs, je plaçai Zéla dans la chaloupe, et quand les natifs s'y précipitèrent pour saisir le plat-bord, nous déchargeâmes la caronade, qui était bourrée de balles de plomb.
J'étais debout sur la poupe du bateau, ayant une mèche à la main; les natifs dispersés fuyaient avec épouvante le bruit du canon, et le rivage était couvert de morts et de mourants. La bataille touchait à son terme, quand l'invulnérable prince, dont la fureur n'était point diminuée, reparut à la tête d'une demi-douzaine de cavaliers; mais la vue du canon, dont la bouche était tournée vers eux, les fit reculer. Indigné [60] du mouvement, le prince leur adressa un violent reproche, jeta un cri terrible et lança son cheval vers la poupe du bateau, en face du canon. Je soufflai la mèche et je touchai l'amorce, elle ne prit point feu. Le prince me jeta son turban à la figure et déchargea un pistolet sur moi. La secousse me fit chanceler, un éblouissement aveugla mon regard et tout disparut à mes yeux. L'intrépide Zéla prit la mèche tombée de mes mains et déchargea le canon.
Un cri perçant courut le long du rivage, et un cheval blessé plongea dans l'eau en foulant aux pieds son cavalier désarçonné.
Mais le cavalier n'était point le prince.
À quelques pas plus loin, dans des flots rougis de son sang, se trouvait une masse de restes mutilés; mais ces restes informes étaient cependant assez distincts pour qu'il fût possible de reconnaître le meilleur cheval que guerrier ait jamais monté et le plus héroïque chef qui ait conduit ses hommes au combat.
[61] J'étais sérieusement blessé, mais je souffrais tant qu'il me fut impossible, pendant les premières minutes qui suivirent l'explosion du pistolet, de savoir quelle partie de mon corps avait été atteinte par l'arme du prince. Un mortel engourdissement affaiblit tout à coup mes membres, mes yeux se voilèrent et je tombai comme une masse inerte sur le banc des rameurs.
Le coup de canon tiré par Zéla avait si fort épouvanté les natifs, qu'ils fuyaient dans toutes les directions en jetant des cris de rage et d'effroi. Cette terreur nous permit de quitter sans combat les bords du rivage.
Lorsque je repris l'usage de mes sens, ce fut pour souffrir les tortures d'une véritable agonie, et la douce voix de ma compagne aimée ne put, tant elles étaient violentes, en adoucir l'affreuse douleur.
—Zéla, mon bon ange, dis-je à la jeune femme [62] d'une voix entrecoupée, croyez-vous que le destin ait déjà marqué l'heure de mon trépas? Croyez-vous qu'Azraël, le démon rouge de la mort, ait mortellement frappé le cœur qui vous aime?
—Vous vivrez, mon ami, murmura la pauvre éplorée, vous vivrez parce qu'Allah, le bon esprit, a paralysé le bras du cruel guerrier. Dieu est fort, nous sommes faibles, mais il veillera sur nous; ayez confiance, ayez courage.
La balle du pistolet avait pénétré dans mon corps au-dessus de l'aine droite, et la position élevée du tireur lui avait permis de viser horizontalement. Mes douleurs augmentaient de violence, mais la blessure ne saignait pas, et je ne savais quel moyen il fallait employer pour apporter un peu de soulagement à mes souffrances. Le bon et savant docteur n'était plus là. On me hissa péniblement sur le pont du schooner, et trois matelots me descendirent dans ma cabine. Le prince avait tiré son coup si près de moi, que, selon toute probabilité, une grande partie de la poudre avait suivi la balle et brûlé les chairs, qui étaient noires et livides. Pour enlever la poudre, Zéla enduisit la blessure de jaunes d'œuf: le remède oriental fut très-efficace, et ce premier soin rempli, la chère enfant lava la plaie avec du vin chaud et la couvrit d'un cataplasme.
Je souffris horriblement pendant cinq jours, mais le dévouement de Zéla m'aida à supporter, presque avec patience, cette longue agonie. Je crois, en vérité, que [63] la pauvre petite souffrait au moral autant que je souffrais au physique. Un ami de notre sexe est incapable de supporter les ennuis et la fatigue que donnent les soins réclamés par un malade; il partage bien un danger, sa bourse, il offre bien son assistance, ses conseils; mais il lui est moralement impossible de sympathiser avec une douleur qu'il ne ressent pas. L'être qui est bon, généreux, dévoué, c'est la femme qui aime; elle seule peut veiller attentive pendant de longues nuits, elle seule peut comprendre et supporter les caprices de l'esprit, les fantaisies absurdes que manifeste le malade. Quelque ardente et sincère que soit l'amitié d'un homme, elle ne peut égaler en force et en grandeur l'idolâtrie dévouée que consacre une femme à l'objet de ses affections vierges. L'amitié est fondée et repose sur la nécessité; il faut qu'elle soit plantée et cultivée avec soin, car elle ne s'épanouit que sur de bons terrains, tandis que l'amour, qui est indigène, fleurit partout. L'amitié est le soutien de notre existence, mais l'amour en est l'origine et la cause. Puis-je penser à mes souffrances et aux tendres soins dont Zéla les a entourées, sans faire une digression sur l'incomparable amour de la femme? S'il y avait une partie de ma vie que je voulusse arracher du sombre abîme du passé, ce serait ce mois de douleur, ce mois pendant lequel, faible, morose, ennuyé, je fus soigné par mon ange comme l'est un enfant malade par la plus tendre mère.
J'ai oublié de dire qu'une fois installé dans ma cabine [64] à bord du schooner, nous ne perdîmes pas de temps pour faire hisser les bateaux et mettre à la voile. Nous dirigeâmes notre course vers le nord-est, avec le désir de rejoindre promptement le grab, pour recourir à la science du bon Van Scolpvelt. Je n'avais pas encore appris à cette époque une chose que l'expérience m'a depuis fait connaître, c'est que, sur dix blessures causées par les balles d'un fusil, il y en a neuf pour lesquelles la science d'un chirurgien est parfaitement inutile. Les tempéraments sains doivent laisser agir le merveilleux instinct de la nature, qui seule a plus de pouvoir que tous les médecins du monde. Je me souviens encore du vif plaisir que je ressentis lorsque j'eus assez de force pour manger un morceau d'agneau. Le lendemain du jour où s'était fait ce premier pas vers la santé, Zéla m'apporta un gigot; j'accueillis ce repas avec un bonheur indicible, il réalisait en partie mes rêves de la matinée; mais quand j'eus dévoré ce rôti, je m'écriai d'un ton chagrin:
—Est-ce tout, chère? Ah! combien je sens aujourd'hui la perte du pauvre munitionnaire! il ne m'aurait pas abandonné la cuisse d'un petit cabri, mais bien la mère entière, et le fils eût servi d'ornement.
Avec l'appétit revint la force, et je repris, appuyé sur deux béquilles, mes devoirs sur le pont. Un de nos blessés mourut; mais je ne crois pas que sa mort fut la suite de la blessure qui l'avait alité, ce fut la puissance narcotique de la drogue que les natifs avaient mise dans le café. Pendant quelques jours, les matelots [65] se plaignirent du mal que leur faisait éprouver l'absorption du poison javanais. Je leur laissais accuser les natifs, et je savais fort bien que mon remède était la seule cause de leurs souffrances; pour guérir les malades, j'avais, faute de mieux, ordonné du vin.
Une brise de mer constante, une température modérée et du repos détruisirent la fièvre, et mes hommes reprirent gaieté, force et courage.
Quelques mots expliqueront à mes lecteurs comment il se fit qu'un secours si prompt et si efficace nous arriva au milieu de nos dangers à Java.
Zéla et sa plus jeune servante s'étaient embarquées dans un petit canot que, par fantaisie, ma femme appelait sa barge. Elles avaient dirigé leur frêle esquif le long du rivage, vers une petite place ombragée où, loin de tout regard, il leur était possible de se livrer à leur plaisir favori, celui de nager. J'avais si bien fait prendre l'habitude et le goût des bains à Zéla, qu'elle était presque amphibie. Pendant notre séjour à l'île de France, de Ruyter me compara à un requin, et ma belle Arabe, qui me précédait toujours dans l'eau, vêtue d'un caleçon bleu et blanc, au poisson pilote. En nageant avec sa compagne, Zéla entendit le bruit des mousquets apporté par le vent de terre sur la surface ombragée et calme de la mer. Le son était si bas, si sourd, si indistinct, que, pendant les premières minutes, la jeune femme crut qu'il était le bruit naturel à notre chasse. Cependant un indéfinissable sentiment de tristesse glissa dans l'esprit de [66] Zéla; elle remit donc ses vêtements et voulut débarquer, mais une réflexion l'empêcha de suivre cette première idée. La décharge des fusils devint plus distincte, et la finesse exquise de l'oreille de Zéla la rendit capable de distinguer le bruit de ma carabine, qui avait le son aigre et retentissant.
Bientôt après, la jeune femme entendit, quoique faiblement, les cris des natifs, et ces cris lui parurent les clameurs de la guerre et non celles d'une joyeuse chasse. Zéla regagna donc en toute hâte le schooner et communiqua ses craintes au contre-maître. Inquiet et obéissant, le brave homme grimpa sur le mât, et de là il vit la cavalerie javanaise sortir en toute hâte du village. Fort heureusement, les bateaux étaient côte à côte du schooner, ainsi que la chaloupe; ils furent donc vivement équipés et armés.
Zéla conduisit les hommes. Son instinct merveilleux les guida si bien, qu'ils arrivèrent à temps pour m'arracher à une mort horrible. C'est donc avec justice, avec vérité, avec bonheur que j'appelle Zéla l'ange de ma destinée.
[67] Avec les calmes et les rafales qui se suivaient les uns les autres, avec la poursuite des vaisseaux de toutes nations qui éveillaient notre convoitise, notre vie n'était point une vie de paresse, de repos et de tranquillité. Dans l'Inde, l'autorité se sert de son pouvoir uniquement en vue de son intérêt personnel, et je crois que cette conduite est généralement adoptée par tous les hommes libres. J'avais acquis des inclinations féroces et le mal que je faisais n'avait d'autre limite que l'impossible. Le golfe de Siam et les mers chinoises retentirent longtemps des ravages exercés par le schooner, et l'approche des trombes, des ouragans, qui y sont si dangereux, était moins redouté que l'approche de notre vaisseau. J'ai fidèlement raconté, dans la première partie de cette histoire, et nos exploits et notre manière de vivre; j'ajouterai donc des ailes à mon récit, afin d'éviter les petits détails qui mènent à une répétition sans [68] fin, pour éviter la stupidité méthodique contenue dans ce livre de plomb qu'on appelle un journal de mer.
Nous touchâmes d'abord à l'île de Caramata afin d'y prendre de l'eau, car notre arrimage était si bien rempli par le butin, que nous n'avions qu'un très-petit espace pour notre eau. La plus horrible torture punissait souvent notre avarice, et cette torture, la plus grande que puisse, sans y succomber, supporter la nature humaine, est celle de la soif. Bien des fois, nous nous trouvions limités à ne boire que trois demi-quarts d'une eau sale, saumâtre et fermentée; alors le plus avare de nous eût volontiers échangé sa part de butin pour une cruche d'eau limpide. Dans les moments de privation, je ne rêvais le bonheur qu'au milieu d'un lac; une rivière me semblait trop petite pour arriver à satisfaire mon insatiable soif. Nous étions donc dans cet horrible état de souffrance lorsque nous arrivâmes à Caramata. Là, je me procurai une abondante provision d'eau, du fruit, de la volaille, et nous reprîmes notre course.
Le premier des rendez-vous assignés par de Ruyter était fixé dans le voisinage des îles Philippines. En suivant le long de la côte de Bornéo, nous abordâmes une grande jonque chinoise qui rasait les bords de deux îles en flammes. Une de ces îles était très-petite; les bords polis de son cratère volcanique étaient dorés par le feu, et du centre de ce feu s'élevait constamment une mince colonne de vapeur. Cette île était jointe à l'autre par un banc de sable qui, selon toute [69] probabilité, avait été formé par la lave; cette dernière île était assez vaste, mais elle n'avait point de feu sur son sommet, dont la forme ressemblait à celle d'un bonnet persan; sous ce bonnet imaginaire s'ouvrait une immense bouche qui laissait échapper de temps à autre une épaisse bouffée de fumée noire.
—Capitaine, me dit le quartier-maître, regardez ce grand paresseux de Turc, j'espère qu'il a une belle place: assis dans la mer et fumant avec nonchalance cette immense pipe d'eau!
La comparaison fantastique du vieux marin n'était point inapplicable.
La jonque était remplie de Chinois qui émigraient à Bornéo pour s'y établir. J'échangeai des provisions fraîches contre quelques nids d'oiseaux, puis je laissai la cargaison vivante continuer sa route sans lui faire aucun mal.
Quelques jours après, nous eûmes le malheur de raser un banc de sable; mais, grâce à la faiblesse du vent, il nous fut facile d'éviter un naufrage.
Après avoir laissé à notre gauche l'île de Panawan, nous nous arrêtâmes dans un ancrage passable, à la hauteur du cap Bookelooyrant, et nous y attendîmes de Ruyter pendant deux jours. Ne voyant rien venir, je levai l'ancre, et nous fîmes une course vers le nord pour gagner le second rendez-vous, qui était une île appelée le Cheval Marin. Cette île n'était point habitée, et dans un certain endroit que de Ruyter m'avait soigneusement dépeint, je trouvai une lettre contenant [70] ses instructions. Il m'ordonnait de continuer ma course dans une ligne parallèle à la latitude, jusqu'à ce que j'arrivasse en vue de la côte de la Cochinchine. Je suivis avec les caprices du temps la ligne tracée par mon ami; mais ces caprices étaient souvent contraires à mon devoir et à mes désirs. Parfois cependant l'atmosphère était splendide et les nuits si lumineuses et si fraîches que je les passais presque toutes sur le pont, causant avec Zéla ou écoutant des histoires arabes. Pendant quelques jours, nous restâmes en panne à la hauteur d'une île appelée Andradas; le temps allait changer et ne nous présageait rien de favorable à la continuation de notre course.
Un silence de mort planait dans l'air, qui était humide et chargé d'une épaisse rosée. L'île se voila bientôt, et ses contours se perdirent dans une vapeur bleuâtre. Le soleil prit des proportions immenses, mais son éblouissante clarté s'affaiblit si bien que le regard pouvait en supporter l'éclat; les étoiles étaient visibles au milieu du jour: on eût dit qu'elles allaient plonger dans la mer. Ce sinistre et mélancolique prélude était réfléchi d'une manière épouvantable par le miroir de l'eau et sur les figures attristées de mon équipage. J'eus mille peines à réveiller mes hommes de cette torpeur craintive, mille peines pour réussir à les préparer au combat que nous allions avoir à soutenir avec les vagues et les éléments en fureur.
[71] Les hommes placés en haut amenaient les légers mâts et les vergues, tandis que nous carguions les voiles et que les Arabes et les natifs étouffaient leurs craintes sous la grande voix d'un bruyant travail.
J'examinai l'horizon avec inquiétude: ses couleurs grises et sombres devenaient à chaque instant plus épaisses et plus obscures. Tout à coup une boule de feu que je pris pour une étoile volante descendit du ciel perpendiculairement sur notre vaisseau, qui était stationnaire et immobile; cette boule tomba dans la mer, tout près de notre quartier, et elle fit autant de bruit qu'un boulet de canon. À la même minute, le ciel se déchira en deux avec un craquement épouvantable, le schooner trembla comme s'il se fût heurté contre un rocher, et alors la pluie, le vent et le tonnerre éclatèrent furieusement. Par bonheur, l'orage nous emporta en avant et nous chassa avec une force violente et irrésistible devant la tempête. Après avoir [72] supporté le premier choc, nous nous remîmes de notre terreur, et l'orage s'établit au nord-est. Nous déferlâmes les voiles d'orage, afin de mettre le vaisseau sous le vent dès que la violence de la tempête se serait épuisée. Le schooner était un incomparable navire, et quand j'eus fait mettre tout en sûreté à bord, nous le mîmes au vent et en panne avec la grande voile d'orage bien carguée. Le ciel était noir, tout à fait sans étoiles; la mer blanche d'écume.
Je descendis dans ma cabine afin de regarder sur la carte marine dans quel endroit nous nous trouvions, mais un cri général me fit rapidement monter sur le pont. Muet de terreur, je vis un grand vaisseau qui marchait tout droit sur nous. Il courait avec des mâts sans voiles; évidemment il nous avait vus, et je distinguai la figure d'un homme qui tenait une lanterne au-dessus de sa proue et qui nous demandait, à l'aide d'un porte-voix, qui nous étions. À la suite de la question, j'entendis cette menace: «Arrêtez, schooner, arrêtez, ou nous vous ferons couler à fond!»
Dans une seconde tout fut en commotion à bord de la frégate. J'avais d'un regard découvert la forme du navire; elle sortait ses canons, faisant en grande hâte des préparatifs pour s'en servir. Ma surprise m'empêchait de répondre, et ce ne fut qu'à la voix des canons et à cet ordre: «Baissez-vous!» que, reprenant mon sang-froid, je criai d'une voix de stentor:
—Haussez le gouvernail!
Nous larguâmes jusqu'à ce que nous eussions le vent [73] à notre quartier. Plusieurs canons furent déchargés sur nous, et notre seule espérance était d'augmenter les voiles du schooner. Aussitôt qu'il sentit le canevas, il se trouva délivré de la gêne et vola comme une levrette qu'on laisse suivre sa proie. Le schooner se précipita donc follement à travers les crêtes des vagues écumantes qui sifflaient et fumaient comme de l'eau en ébullition. Sa fuite laissa derrière lui une ligne de lumière aussi brillante qu'un météore qui traverse les cieux.
Pendant que nous nous félicitions de notre succès, la vigie nous cria:
—La frégate à l'avant!
Nous avions juste le temps de hausser le gouvernail, et nous rasâmes un vaisseau. Mais une lumière suspendue à sa poupe me montra que c'était un vaisseau encore plus grand que la frégate; nous l'avions à peine dépassé que nous nous frôlions à la poupe d'un autre. J'étais égaré.
Le contre-maître me dit d'un air épouvanté et craintif:
—Capitaine, ce ne sont point de vrais vaisseaux, mais bien le Hollandais volant .
À cette affirmation, le vieux quartier-maître répondit d'un ton narquois:
—Que je sois damné, monsieur, si c'est le Hollandais volant ! que je sois damné si, au contraire, ce n'est point une flotte chinoise!
La vérité de cette découverte me frappa l'esprit: c'était bien en effet une flotte de Canton.
[74] Quand nous fûmes suffisamment éloignés de notre dangereuse rencontre, nous mîmes en panne pour attendre l'aurore.
Après une nuit d'inquiétude, d'embarras et de dangers, l'obscurité disparut lentement, et de sombres rayons de lumière encore chargés d'orage me permirent d'examiner le cercle étroit et bruni de l'horizon. Quel changement dans un seul jour! Le matin précédent, un bateau de papier aurait pu sûrement flotter sur l'eau, et maintenant des vaisseaux anglais d'une grandeur colossale, en comparaison desquels le schooner ressemblait à une coquille de noix, flottaient, ballottés çà et là, comme une barque abandonnée. Pareille à une montagne de glace, chaque lame menaçait de les submerger. Fouettée par le vent, la mer semblait bouillonner de fureur, et l'écume blanche formée sur la surface remplissait l'air d'un nuage neigeux. Le vieux quartier-maître, qui tenait le gouvernail, nous disait en essuyant l'écume qui volait sur lui: «La femme du vieux Neptune a besoin sans doute d'une tasse de thé ce matin; car, pour le faire, elle ordonne à l'eau de bouillir, et j'espère, capitaine, qu'elle se servira des feuilles contenues dans ces boîtes à thé. Il en faut trois. Ma femme se servait toujours de trois cuillerées pour faire sa tisane: une était pour moi, l'autre pour elle, la troisième pour la théière.»
Les trois last indiamen , qui étaient de douze à quinze cents tonneaux, semblaient avoir beaucoup souffert. Ils étaient en panne, et je crus qu'ils attendaient l'arrivée [75] de leurs compagnons, car il était évident qu'ils formaient une partie du convoi que j'avais rencontré la nuit. Dans la crainte de voir apparaître les vaisseaux de guerre, je profitai du calme, qui arrive généralement avec l'aurore, pour mettre sous le vent. Je l'ai déjà dit, et je le répète encore, jamais un meilleur navire que le schooner n'a flotté sur les eaux. Toutes nos légères barres furent attachées sur le pont, les écoutilles et les embrasures fermées, et nous flottâmes sur les eaux avec une sorte de sécurité pendant que les lourds vaisseaux anglais, bâtis très-haut, chargés d'hommes et de choses, ne ressemblaient point à des cygnes nageant sur un lac. Quand la lueur du jour fut éclaircie, je pus, à l'aide d'un télescope, compter sept autres vaisseaux, parmi lesquels une large banderole désignait le bâtiment de guerre dirigé par le commodore. Ce dernier faisait des signaux à la frégate, et celle-ci se dirigea vers les vaisseaux pour assister, selon toute apparence, ceux qui avaient le plus souffert, car ils étaient tous rassemblés sous le vent, à l'exception d'une seule barque, dont on ne pouvait distinguer que la grande voile de perroquet. Cette barque changea la direction de sa course, non pour se mettre avec les autres, car son but semblait être d'accompagner le convoi sans en faire partie. Je regardais attentivement la coupe des voiles de ce bâtiment, la vitesse de ses manœuvres et la vélocité avec laquelle il naviguait, bien convaincu que c'était un vaisseau de guerre; et cependant il n'était pas anglais.
—Prenez le télescope, dis-je au vieux quartier-maître; [76] je ne connais pas ce navire, ou plutôt je ne comprends pas sa conduite. Ah! il change sa course et se dirige vers nous; il faut lui montrer notre poupe. Que pensez-vous de ce bateau, mon vieil ami?
—Comment, monsieur! s'écria le marin, avez-vous jamais vu dans les Indes trois voiles d'avant et d'arrière telles que celles-ci? J'appris cette coupe en servant dans un bateau de pilote, à New-York, et c'est moi qui ai coupé ce canevas-là, aussi sûr que mon nom est Bill Thompson!
—Vraiment! m'écriai-je; serait-ce le grab?
—Sans doute, c'est le grab, capitaine, répondit Bill.
La joyeuse nouvelle se répandit dans le vaisseau, et toutes les figures rayonnèrent de bonheur. Au bout d'une heure, le grab vint côte à côte de nous, et nous jetâmes ensemble un hourra qui s'éleva au-dessus du bruit de la mer. Il m'est impossible de dépeindre le [77] plaisir que je ressentis, et ce plaisir était doublé par son à-propos. Comme la mer était trop agitée pour mettre un bateau sur l'eau, nous ne pûmes communiquer qu'à l'aide de nos signaux particuliers, et de Ruyter m'ordonna de me tenir près du grab et de suivre ses mouvements.
La brise continuait à souffler du golfe de Siam, et poussait le convoi vers Bornéo. Nous suivîmes de Ruyter, qui se dirigeait vers la flotte, et je remarquai que la plupart des vaisseaux avaient beaucoup souffert. Un d'eux avait eu son mât de misaine frappé par la foudre; le commodore tenait celui-là en touage; un autre n'avait plus ni perroquet ni beaupré; il était très-grand, éloigné des autres, mais rapproché de la frégate, qui l'avait en touage. Les autres vaisseaux essayaient de se tenir ensemble pour se protéger mutuellement pendant que de Ruyter utilisait tous les moyens nautiques pour les harasser et les diviser, tandis qu'avec une effronterie nonchalante j'aidais de tout mon pouvoir les tentatives de mon ami. Nuit et jour nous rôdâmes autour du convoi comme rôdent des loups autour d'une bergerie protégée par des chiens de garde.
La supériorité de notre navigation nous donna le plaisir d'ennuyer nos ennemis; mais, outre les vaisseaux de guerre, la plupart de ceux qui appartenaient à la compagnie marchande étaient plus forts que nous, avaient plus d'hommes et portaient de trente à quarante canons. Malgré cela, nous entravâmes tellement leur marche, soit à l'aide d'attaques fausses ou réelles, [78] soit par des lumières ou des coups de canon, qu'ils firent tous leurs efforts pour nous détruire, afin de se débarrasser de nous. La frégate nous chassa l'un après l'autre, et malgré sa force et son adresse, ses tentatives de délivrance n'eurent aucun résultat.
Ma témérité mit plusieurs fois le schooner en danger, et, chassé par la frégate, qui portait plus de voiles que moi, j'allais tomber entre ses mains lorsque, au moment où elle commençait à faire feu, son beaupré et son perroquet se brisèrent.
Nous réussîmes à gêner le convoi et à le diviser malgré les vaillants efforts que l'ennemi opposait à nos attaques, car nous étions favorisés par les îles, les bancs et les rochers dispersés sur leur côté opposé au vent et vers lesquels la houle et le courant conspiraient avec nous pour les chasser. Le vaisseau que la frégate avait de temps en temps en touage était chassé par le vent bien loin derrière les autres lorsqu'il était privé de cette assistance, et nous avions fortement contribué à la lui faire perdre, en le tenant sans cesse dans une craintive alerte. Au coucher du soleil, de Ruyter vint côte à côte de nous bien avant de la flotte, et me dit:
—Dans vingt-quatre heures, la force de cette brise sera épuisée; profitons-en et faisons un dernier effort pour réussir à exterminer le vaisseau protégé par la frégate. J'empêcherai cette dernière de lui porter secours jusqu'au coucher du soleil, et alors son secours deviendra inutile. Je me rendrai à votre côté contre le [79] vent, vous irez derrière le vaisseau et vous me trouverez près de vous.
Après ces paroles, de Ruyter me quitta, et, plus audacieux qu'il ne l'avait jamais été, il dirigea le grab au centre même du convoi, et échangea des coups de canon avec les grands vaisseaux. Les mouvements de de Ruyter furent si rapides, que la frégate se mit sur le qui-vive. Les vaisseaux des Indes ressemblent à des jonques chinoises, étant équipés pour la plupart avec de pauvres malheureux lascars. Un de ces vaisseaux était démâté, et de Ruyter et moi, après avoir réussi à le détacher du convoi, nous espérâmes en faire la conquête.
L'Angleterre a raison d'être fière de ses galants matelots, aussi hardis et aussi battus par la tempête que les rochers de sa côte de fer. La richesse d'une seule île, qui est pauvre et insignifiante par elle-même, contient plus de puissants vaisseaux de guerre que l'Europe entière; mais aussi tout y est sacrifié. Cependant il est un fait singulier, et ce fait est que les vaisseaux employés au commerce sont, sans exception, les plus laids, les plus sales et les plus lourds voiliers du monde, et pendant les temps de guerre ils sont horriblement équipés, car alors la marine s'empare de tous les hommes utiles. En vertu de l'injuste loi qui régit les impôts, les droits de tonnage sont levés sur l'étendue de la contre-quille et de la largeur du vaisseau, et non point sur la quantité de tonneaux qu'un bâtiment peut contenir. L'étude du marchand de bâtiments est de diminuer [80] le poids de l'impôt, et, pour arriver à cela, ils continuent la largeur avec peu de diminution depuis la proue jusqu'à la poupe, en faisant la partie supérieure du vaisseau très-saillante et en donnant à la cale la profondeur d'un puits du désert: de sorte que, suivant l'absurde mesurage de notre gouvernement, un vaisseau qui est enregistré porteur de sept cent cinquante tonneaux a généralement mille ou onze cents tonneaux de cargaison. Ce système absurde ne peut être égalé que par celui des Chinois, qui protégent cette ordonnance par amour pour son antiquité. Ils mesurent la largeur du vaisseau depuis le milieu du mât de misaine jusqu'au milieu du mât d'artimon, et la dimension est prise vers la poupe, ce qui fait que la longueur est multipliée par la largeur. Cette méthode fait qu'un brigantin paye souvent plus cher que ne paye un vaisseau, et un vaisseau de cent tonneaux ne paye que la moitié de l'impôt mis sur un vaisseau de mille tonneaux. Et cependant les Anglais et les Chinois sont appelés des hommes savants!
[81] Le temps se calma un peu; les petits nuages frisés qui avaient tous couru dans la même direction se rassemblèrent au côté contre le vent, et ils restèrent stationnaires, réunis en lignes horizontales, jusqu'à ce que, incorporés dans le banc sombre et escarpé de l'horizon, ils changeassent leur couleur grise en une teinte d'opale. La mer tomba, et l'obscurité devint si grande, qu'il me fut impossible de distinguer les vaisseaux des Indes; mais j'étais guidé vers eux par les signaux de détresse qu'ils faisaient à ceux qui ne pouvaient ni les entendre ni les voir. Quoique un peu affaibli, le vent soufflait encore avec violence, et pendant que les intervalles de calme nous débarrassaient de la pression du vent, les vagues furieuses lançaient çà et là des avalanches d'eau sur notre pont. Pour ajouter un péril de plus à nos dangers, il y avait des bancs de sable et une ligne de rochers submergés tout à fait au-dessus de notre quartier opposé au vent. Nous ne vîmes point le [82] grab avant les premières lueurs du jour, et de Ruyter me dit qu'il avait la crainte que le vaisseau que nous avions poursuivi ne se fût brisé contre les rochers.
—J'ai vainement averti l'étranger de ce dangereux voisinage, continua de Ruyter; je lui ai conseillé de mettre en panne; mais sans m'écouter ou sans m'entendre, ignorant où il était, il est parti avec le vent. Maintenant il faut ou qu'il périsse ou qu'il demande assistance en déchargeant ses canons, mais j'ai grand'peur que son appel ne soit trop tardif.
Le pressentiment de de Ruyter se changea en vérité. La première chose que mon regard rencontra au lever de l'aurore fut le pauvre vaisseau naufragé: il était couché sur un lit de rochers et attaché à ses dures pointes comme par une vis cyclopéenne. Les vagues furieuses frappaient avec colère les bases du rocher, s'élevaient en pyramides ou se précipitaient en avant, puis elles continuaient leur chemin jusqu'au moment où la houle les dispersait en écume. Au milieu de l'horrible gouffre battu par le ressac, qui tombait avec autant de force que s'il eût été vomi par un volcan, se voyait le pauvre naufragé.
Le convoi avait disparu sous le sombre voile de nuages qui couvrait l'extrême pointe de l'horizon. Après s'être tourné vers l'est, où il souffla encore avec violence, le vent s'affaiblit et enfin tomba tout à fait après le lever du soleil. Nous étions tellement secoués et ballottés, que nos mâts se courbaient avec la flexibilité des cannes [83] des Indes, et que le vaisseau gémissait en faisant entendre de sourds craquements.
Il était parfaitement inutile de songer à secourir l'équipage, si toutefois quelques hommes existaient encore. À l'aide d'un télescope, je découvris que la grande vergue et le tronc du mât d'artimon étaient les seules parties du naufragé sur lesquelles la mer ne se jetât pas continuellement. La partie de devant du vaisseau était fracassée, les ponts enlevés, et la cargaison avait dû céder à la violence de l'eau. Si quelques marins avaient réussi à se sauver, ce ne pouvait être qu'à l'aide de la grande vergue, qui était considérablement élevée avec le côté opposé au vent.
À neuf heures du matin, les houles étaient si bien diminuées, qu'en voyant de Ruyter préparer un bateau, je suivis son exemple, et je réussis à mettre à l'eau une barque excessivement légère, équipée avec mon second contre-maître et quatre des meilleurs marins du schooner. À mon grand regret, je me vis contraint de rester sur le vaisseau, ma blessure me faisant encore souffrir. De Ruyter héla mon bateau; ils marchèrent de compagnie et firent un grand détour pour tenter l'intrépide sauvetage des naufragés. J'enviais de Ruyter, le brave, le courageux de Ruyter, et, impuissant comme une vieille femme malade, je ne pouvais que maudire le membre paralysé, obstacle insurmontable à l'imitation du noble exemple que donnait mon ami.
Vers midi seulement, les deux bateaux longèrent les rochers pour revenir vers le grab. J'avais pu distinguer, [84] malgré l'éloignement des hommes qui remuaient sur la grande vergue du naufragé, que les bateaux avaient assez approché pour persuader aux hommes de descendre dans la mer en se laissant glisser sur des cordes. Comme le schooner était plus léger que le grab, je donnai l'ordre de le faire approcher des bateaux, et ces derniers nous rejoignirent sains et saufs. De Ruyter s'élança à bord à l'aide d'une corde, et, lorsque ses deux mains pressèrent les miennes, sa figure me parut rayonnante de joie.
—Si cet imbécile de vaisseau, me dit-il, ne s'était pas jeté sur les rochers, j'aurais gagné quarante mille dollars; eh bien, cependant, je ne sais pas trop pourquoi je suis plus heureux d'avoir sauvé quatre hommes que d'être possesseur d'une montagne de boîtes à thé. Les pauvres garçons! il faut vraiment qu'ils soient doués de la force des loutres pour avoir supporté sans mourir une pareille nuit. Haussez-les à bord, mes enfants; commencez premièrement par nous donner le père et le fils.
Ces paroles furent à peine prononcées qu'un homme parut sur le pont: cet homme était couvert d'une jaquette déchirée de camelot rouge, aux parements jaunes, brodés de cordonnets d'argent. Il marchait en chancelant, employant pour se tenir debout toute la force d'une ferme volonté. Un jeune homme brun et nu jusqu'à la ceinture suivait le premier arrivé, en cherchant à lui prêter l'appui de son bras. L'homme à la jaquette, âgé de cinquante ans, était capitaine dans [85] un régiment du Bengale, et il rentrait en Europe après un service de vingt-cinq ans dans les Indes. Ces longues années de travail avaient fait gagner à l'étranger la solde à vie de quatre-vingts livres par an. Si le climat des Indes avait été moins funeste au vieux soldat, il lui eût été possible de jouir pendant quelques années de ce pauvre salaire; mais, incarcéré dans Calcutta, dont l'atmosphère est étouffante, son foie avait pris les proportions dénaturées de celui d'une oie de Strasbourg, et par les mêmes moyens: la chaleur et l'excès de nourriture. La bile, et non le sang, circulait sous la peau verte et jaune de cet homme à moitié mort de fatigue et d'épuisement. Le jeune garçon, son fils, né d'une femme indienne, avait dix-sept ans.
Greffé sur une race indigène, le jeune homme avait grandi et promettait de porter un jour de bons fruits. Les deux autres naufragés faisaient partie de l'équipage du navire: un était le contre-maître, homme fort et carré du nord de l'Angleterre, habitué aux orages, ayant été élevé dans un bâtiment charbonnier, sur les dangereuses côtes de son pays; le second remplissait sur le vaisseau perdu les fonctions de bosseman. C'était un homme d'une beauté rare, d'un courage éprouvé, et dont la force me parut prodigieuse. Sans parler ni même paraître se souvenir du danger qu'ils avaient couru, le contre-maître et le bosseman nous racontèrent avec admiration le dévouement que le jeune Anglo-Indien avait témoigné à son père en cherchant à le sauver au prix de sa propre existence.
[86] Quand le contre-maître anglais eut réparé ses forces avec quelques heures de sommeil et un bon repas, il nous raconta l'histoire du naufrage.
—Notre vaisseau, dit-il, qui était un des plus grands du convoi, avait perdu ses perroquets et un de ses mâts. La frégate l'avait pris en touage, mais la violence du temps rendait ce secours très-dangereux pour elle, sans être efficace au navire démâté. La cargaison se composait de thé, de soieries et de plusieurs autres objets de commerce; de plus, le vaisseau portait à son bord des femmes, des enfants, des domestiques nègres, enfin un personnel de trois cents individus. Le vaisseau souffrit si cruellement à la chute du jour de l'agitation de la mer, qu'il s'était fendu en plusieurs endroits. En le mettant au vent pour l'alléger, deux des canons du grand pont s'étaient détachés, et un avait enfoncé une embrasure, qui laissa pénétrer l'eau. Quand le grab nous eut avertis du voisinage des rochers, nous essayâmes [87] de tourner le vaisseau; mais, faute de voiles, il nous fut impossible de réussir. Pour activer notre destruction, le vent, les vagues et le golfe poussèrent le vaisseau à travers un étroit canal de rochers. Là, nous fûmes arrêtés, avec la poupe en avant, sur une couche de rochers submergés, et tous les lascars se précipitèrent, pour y chercher un refuge, sur les agrès et les mâts. Les lamentations et les cris étaient si bruyants, que la désolante clameur étouffait le bruit du vent et des vagues. Tout le monde croyait le vaisseau englouti, et ceux qui se trouvaient sur le pont étaient si effarés, que les vagues les emportèrent avant même qu'ils eussent compris le réel danger de notre situation. Bientôt rien ne resta plus visible aux regards que l'écume blanche qui bouillonnait autour du vaisseau. Non-seulement nous ignorions dans quelle partie de la mer le malheur nous atteignait, mais encore ce qu'il fallait faire pour le combattre. Je grimpai dans les agrès, que les lascars, ainsi que plusieurs officiers, avaient pris pour refuge; ne pouvant trouver de place, je passai sur la grande vergue, qui était également chargée de monde. Le mât d'artimon tomba dans la mer, entraînant avec lui une foule d'hommes; pas un ne reparut plus sur la surface de l'eau. Un bruit de tonnerre nous annonça que les ponts emportés laissaient la mer envahir le navire. Vers le point du jour, le vaisseau gronda sourdement et s'inclina sur le côté gauche: le mouvement eut tant de violence et de rapidité, qu'un second mât, chargé d'Européens, fut précipité dans l'eau. Le bosseman [88] ne m'avait pas quitté, et nous nous encouragions mutuellement à supporter notre extrême fatigue. L'ardente activité que j'apportais dans l'examen de notre entourage me fit voir que le mât de hune allait se briser. Nous nous traînâmes sur la grande vergue; elle était presque abandonnée, car les cordes qui la supportaient avaient été enlevées, et, en se détachant, la grande voile avait jeté à la mer ceux qui étaient sur la vergue. J'aperçus alors le vieux capitaine, que son fils avait traîné sur le rocher; ils y étaient collés tous deux comme des homards endormis. Quand le jour parut, je cherchai mes compagnons d'infortune, et je comptai six êtres vivants! Nous étions épuisés, sans espérance. Dieu nous envoya vos bateaux. Mais, en regardant autour de nous, je perdis l'espoir donné par votre apparition, car il était presque impossible de franchir, pour arriver jusqu'à nous, la ceinture de rochers et le banc de sable qui nous enfermaient. Outre cette crainte d'insuccès désespérante, nous savions que vous êtes des corsaires français, et peut-être l'espoir du pillage vous attirait-il près de nous!
Ici le dur visage du contre-maître eut une expression de reconnaissance profonde, ses petits yeux brillèrent, et il reprit en nous jetant un regard humide:
—J'ai vu de braves et bons bateliers sortir dans leurs bateaux de sauvetage des rives de notre côte pendant la tourmente, mais on n'a jamais vu arracher d'un pareil gouffre quatre hommes inconnus en risquant l'existence de braves marins! Les houles qui tournaient [89] autour de nous jetaient en l'air des corps humains, des boîtes de thé, des tonneaux, des ballots de soieries, du coton, des voiles de vaisseau, des bateaux de réserve, des hamacs, des avirons, et tout cela pêle-mêle, en désordre, en confusion. Dans le groupe informe, tantôt séparé, tantôt réuni, j'aperçus une vieille nourrice noire qui tenait dans ses bras un enfant blanc; elle paraissait, par ses mouvements, vouloir le porter à bord, près de nous, et son corps, ballotté par la mer, courait autour des rochers. Un homme cramponné à la vergue, près de moi, suivait d'un œil fasciné toutes les allées et venues de la vieille femme; puis tout à coup il se précipita dans la mer, la tête la première, en criant:
«—Oui, oui, vieux diable, oui, je te suis, je te suis!
«—Ne regardez pas la mer, me cria le vieux capitaine, cette vue vous donnera le vertige et vous tomberez.»
Un poisson n'aurait pu flotter dans cet horrible gouffre, et cependant le capitaine américain approcha assez près de nous pour jeter sur notre bord une ligne de plomb. Malheureusement, le premier homme qui tenta de la saisir fut emporté par les vagues. La ligne fut jetée une seconde fois, et le jeune créole, qui était aussi agile qu'un singe, réussit à la prendre. J'y attachai le bout d'une corde que le capitaine tira à bord. Nous descendîmes donc un à un, et nous gagnâmes les bateaux. Que Dieu soit béni pour nous avoir accordé la grâce de rencontrer des compatriotes sur votre bord, et je dois [90] ajouter que, malgré son origine américaine, je n'ai jamais vu un navire aussi bon, et des marins aussi secourables et aussi dévoués à leurs frères malheureux...
Aussitôt que le calme du temps nous eut permis de lever l'ancre, nous dirigeâmes notre course vers le nord-est, afin d'atteindre trois petites îles situées à la hauteur des côtes de Bornéo, et près desquelles nous nous étions déjà arrêtés une fois.
J'avais donné à de Ruyter un récit circonstancié de tout ce que j'avais vu, entendu ou fait, et son émotion me serra le cœur lorsqu'il eut appris la mort du pauvre Louis.
—Comment ferons-nous sans son aide? me dit de Ruyter: depuis longtemps il avait le contrôle de nos affaires d'argent, et c'était un admirable arithméticien; il nous sera fort difficile de trouver un homme assez honnête pour tenir honorablement la place qu'il occupait [91] près de nous. Il y a du danger dans le maniement de l'argent et dans la connaissance du calcul; cette connaissance donne une trop grande facilité pour soustraire aux autres dans son propre intérêt. Elle rend l'âme sordide, et vous savez que la rapacité des banquiers et des munitionnaires est si bien connue, qu'elle est proverbiale. En conséquence, comme il nous serait impossible de trouver un homme digne de remplacer le pauvre Louis, nous partagerons entre nous les charges de cet emploi.
Après avoir attentivement écouté le récit de mon aventure avec les Javanais, de Ruyter s'écria:
—Vous êtes allé à une chasse d'oies sauvages ou de sangliers, excité à le faire, je suppose, par sa dangereuse absurdité. Il est vrai que vous êtes sorti du piége avec une admirable sagacité; mais quel autre homme que vous, Trelawnay, se serait rendu coupable d'une si grande folie? Vous êtes plus téméraire et plus inconsidéré que notre ami malais, le héros de Sambas.
—À propos de lui, de Ruyter, dites-moi si votre alliance avec cette rapace tribu des Malais n'est pas un acte de folie chevaleresque aussi coupable que mon expédition à Java?
De Ruyter me regarda en riant, frotta joyeusement ses mains l'une contre l'autre, et me répondit d'un ton de visible contentement:
—Non, mon garçon, non; harasser, humilier et détruire les ennemis du drapeau que je sers est un devoir; [92] je confesse que je ne m'engagerais pas volontiers dans des entreprises inutiles, mais je déteste, j'abhorre la compagnie marchande anglaise, et, du reste, toutes les compagnies, parce qu'elles sont liées ensemble par des vues étroites et des liens intéressés. La vengeance, ou plutôt la rétribution, est pour moi comme le diamant sans pareil que possède le sultan de Bornéo, comme le soleil sans prix. Un ministre poëte de votre nation a dit ceci:
«La vengeance est le courage de rappeler les dettes de notre honneur.»
Et vous savez, mon garçon, qu'il faut que mes dettes d'honneur soient scrupuleusement payées. Je crois, en vérité, que pour chaque dollar qu'ils m'ont enlevé autrefois, les Anglais ont perdu des milliers de dollars.
Depuis longtemps la Compagnie essaye de s'établir sur ce côté de Bornéo, mais le manque de port et les obstacles opposés par les braves Malais continuent à frustrer toutes leurs espérances. Enfin la Compagnie fixa ses yeux avides sur la ville de Sambas, qui a une rivière, un bon ancrage assez rapproché et défendu par un fort; en outre, sa situation est des plus favorables au commerce et à l'agriculture. Aussi perfides dans leurs desseins qu'atroces dans leurs actions, ils dirent que le but de l'entreprise était celui de détruire cette colonie de pirates, et la cause réelle qui guidait leur attaque était la conquête de l'île. Le grab avait pris [93] une position excellente et le Malais s'était engagé pour son peuple à me donner la direction de toutes les tribus. En conséquence, j'ordonnai au chef de faire embarquer ses gens dans leurs proas de guerre, et accompagnés par une forte partie d'hommes dans mes bateaux, nous avançâmes le long de la côte jusqu'à notre arrivée au cap Tangang. Je débarquai là et j'y laissai les bateaux.
Nous traversâmes la contrée à pied; les grands canons et d'autres articles lourds avaient été envoyés à la ville dans les proas. Après avoir passé une longue et triste journée à traverser des forêts, des montagnes gigantesques et escarpées, des plaines sans chemin, des rivières, des torrents et des marais, nous arrivâmes aux bords de la rivière de Sambas. D'un côté s'étendait un marais immense, de l'autre un jungle inextricable. Mais, guidé par les natifs, je vis bientôt devant moi la ville de Sambas, la ville dont la possession était ambitionnée par les Anglais. Les habitants étaient pêle-mêle dans de misérables huttes bâties en cannes et protégées par une masse informe de boue et de bois, à laquelle on donnait le nom de fort. Çà et là se trouvaient des habitations qui ressemblaient à des corbeilles soutenues par des béquilles, et, selon toute apparence, les propriétaires de ces masures étaient prêts à fuir vers la ville quand leurs affaires ou la nécessité les y obligeraient. J'avais remarqué, chemin faisant, une grande et magnifique baie entourée d'îles à l'est de la ville malaise, et je compris de suite que [94] les assaillants mettraient là leurs vaisseaux en ancrage pour faire débarquer leurs troupes. Je trouvai les natifs occupés à déménager leurs meubles et leurs bateaux de guerre pour les conduire dans les places fortes, plus disposés à éviter l'invasion qu'à la soutenir. À ma prière, le chef malais se rendit dans les jungles, dans les marais, monta aux cavernes des montagnes pour haranguer les chefs aux barbes grises de case retirée, et pour les rallier à nous.
Aux noms de bataille et de butin, les guerriers qui s'étaient cachés sortaient de leurs retraites comme des troupes de chacals. L'âme entreprenante du chef enthousiasma tous les cœurs et se répandit comme un feu incendiaire des jungles à la plaine, de la plaine aux montagnes.
La haine des Malais pour les Européens et le désir de s'égaler mutuellement en force et en courage, multiplièrent le nombre des natifs et les réunirent dans un seul corps. Le second jour de mon arrivée, je mis la forteresse en état de défense, et je donnai l'ordre d'enfoncer des arbres dans le lit de la rivière afin d'en fermer le passage. Vers le milieu de cette même journée, j'entendis le sauvage cri de guerre des nobles barbares. Ils se précipitaient au bas de la montagne comme un déluge, et je fus bien heureux d'avoir pris possession de la forteresse de boue pendant le premier accès de leur fièvre inflammatoire. Les gestes violents des Malais, leurs cris perçants, le bruit de leurs armes à feu, celui de leurs trompettes de conque qui se répétaient [95] de rocher en rocher, auraient pu faire croire qu'ils étaient devenus fous. Mon ami le chef vint bientôt me rejoindre, accompagné par les plus puissants chefs des diverses tribus. Il me présenta à ces chefs, et, après un festin abondant sans être splendide, nous nous occupâmes des choses importantes. Le chef, qui était un grand orateur, fit une longue harangue, et dans cette harangue il exalta mes services et finit par me proposer, au nom du peuple, le commandement de l'armée. Je l'acceptai, et mon premier acte d'autorité fut de diviser les tribus, de leur fixer à chacune une retraite sûre où elle devait se tenir cachée jusqu'au débarquement de l'ennemi. Je dis à un de mes corps de bataillon qu'il devrait apparaître à une certaine distance de la baie, quand une troupe de Malais cachée dans les jungles s'avancerait sur l'ennemi.
Quand tout fut préparé pour la défense, nous attendîmes l'arrivée de la flotte de Bombay. Nous avions placé des vigies tout le long de la côte, et des proas qui naviguaient très-vite avaient été envoyés dans la largue. L'attente fut longue, et nous désespérions déjà du bonheur d'assouvir notre vengeance quand nous les aperçûmes.
Le sol de l'Inde a été rougi du sang de ses enfants, et ses sultans, ses princes et ses guerriers ont été exterminés. Je donnerais ma vie pour voir l'Océan de l'est rougi par le sang, comme l'était la mesquine rivière de Sambas le jour où nous nous précipitâmes avec violence à travers les rangs des chrétiens, le jour [96] où les féroces et indomptables Malais repoussèrent les renégats sepays et les jetèrent avec une incroyable fureur dans les sombres eaux de la rivière. Il n'y eut pas de quartier et surtout fort peu de butin. Nous poursuivîmes les fugitifs, et la plupart furent tués au moment de regagner leurs vaisseaux. Quelques bateaux étaient encore occupés à débarquer des munitions, des armes et des troupes, qui s'échappèrent. Mais le nombre des morts fut bien supérieur à celui des vivants.
—Mais, arrêtons-nous, mon garçon, j'entends notre chef malais qui approche du vaisseau. Montez avec moi sur le pont, je lui dois un bon accueil.
Le chef et sa suite étaient montés sur notre bord. Le chef se précipita vers de Ruyter, se mit à genoux devant lui et embrassa ses mains; ensuite il se releva et fit un discours dont il n'avait point étudié les paroles à l'école de Démosthènes; mais ce discours avait une telle énergie dans les expressions, qu'il montrait que l'éloquence passionnée et simple peut aussi bien toucher le cœur de l'homme que le langage complaisant et subtil du philosophe grec.
Le chef renouvelait à de Ruyter ses remercîments et ceux de son peuple, qui le conjurait de rester à Sambas et d'être leur prince.
—Nous vous bâtirons une maison sur la montagne d'or et aux pieds de laquelle coule une rivière de diamants. (Cette offre n'était point illusoire, car une grande quantité d'or et de très-beaux diamants sont trouvés dans la rivière.) Nous vous donnerons tous nos biens [97] et vous serez notre père. Un seul petit bienfait sera notre récompense, et ce bienfait est celui d'employer votre influence sur les grands guerriers de votre nation pour les entraîner à la petite île des grands vaisseaux (l'Angleterre); là, vous brûlerez les bâtiments, vous détruirez l'île et vous noierez tout le peuple. Ton fils, continua le chef en me désignant, restera avec nous pendant toute la durée de ton absence. Chaque vieillard sera son père, et par lui ta voix sera écoutée et comprise; n'est-il pas ton sang!
Pendant que le chef faisait ces offres, on préparait un festin auquel il prit part, et à la fin du repas il dit à de Ruyter que toutes sortes de provisions lui seraient envoyées le lendemain.
—Tu aimes mon peuple, dit le Malais en sortant de table, car tu as fait pour lui plus que leurs pères et leurs mères; s'ils lui ont donné la vie, plus généreux encore, tu leur as donné la liberté. Mon peuple est pauvre, il aime les cadeaux; mais je lui ai défendu d'accepter les présents de tes serviteurs (en disant ces mots, le chef regarda ses hommes d'un air terrible), et je tuerai celui qui enfreindra ma défense, fût-il né dans les mêmes entrailles que moi, eût-il été nourri au même sein!
Le chef baisa encore une fois les mains de de Ruyter et regagna son proa, qui prit le chemin du rivage.
[98] Fatigué d'être renfermé sur le schooner, et désirant voir mes anciens amis du grab, je me rendis sur son bord accompagné de Zéla et de de Ruyter. La nuit entière se passa sous la banne à rire, à souper, à causer, tandis que l'équipage, joyeux et un peu ivre,—j'avais donné aux hommes un petit baril d'arack rapporté de Java,—dansait sur le pont.
Je trouvai Van Scolpvelt tel que je l'avais quitté, et mon premier regard le découvrit à travers l'abat-jour de son dispensaire, qui ressemblait tout à fait à un pigeonnier. Près des fentes et des crevasses, se trouvaient plusieurs longs centipèdes, qui se traînaient çà et là, et tous les escarbots du vaisseau y cherchaient un refuge. Ce voisinage était peu redouté de Van; seulement, il n'aimait pas que ces noirs visiteurs entrassent dans sa bouche pendant qu'il dormait, ce qui arrive souvent lorsque ces insectes manquent d'eau. À part cette partie respectée de son individu, Van les [99] laissait courir sur ses vêtements, et il lui était parfaitement égal de les voir tomber dans sa soupe ou dans son thé; peut-être même prenait-il, à regarder les escarbots brûlés par le liquide, le plaisir que trouvait Domitien à voir l'agonie des mouches qu'il jetait dans les toiles d'araignée. Van était donc assis, fumant son meerchaum, et il retirait par sa patte velue, hors de sa tasse de thé, un magnifique escarbot. Le thé était tiède, et la petite bête n'avait été que rafraîchie par son plongeon dans la tasse. Frappé par la vue de la force extraordinaire de l'escarbot, ou dans l'unique désir de tuer le temps, le docteur le perça scientifiquement avec une aiguille, puis il examina sa victime avec un microscope. Quand la curiosité de Van fut entièrement satisfaite, il jeta l'insecte et but son thé à petits coups. Les penchants anatomiques du docteur étant réveillés, il songea à les satisfaire, et je le vis, les yeux fixés sur la poutre, se lever sans bruit et fixer du bout des doigts la tête d'un centipède contre le bois. La pression de la main de Van empêcha le reptile de se servir de son venin; mais son corps se tordit, ses cent pattes frissonnèrent, et Van le prit et le plaça dans une bouteille qui en renfermait déjà une douzaine.
De Ruyter appela le docteur. À la voix de son commandant, l'illustre chirurgien alluma sa pipe, revêtit sa jaquette et se précipita sur le pont. Van me tendit sa sale nageoire; et, malgré le venin qui la souillait encore, je la serrai avec force.
—Et vos malades, capitaine?
[100] Le récit de nos misères fut dévoré par Van; il était insatiable et voulait à chaque instant de nouveaux détails, de nouvelles explications. La mort du pauvre Louis l'affligea cependant beaucoup; mais cette affliction fut diminuée par le souvenir de l'incrédulité du bon munitionnaire relativement à la science médicale.
—Ne m'a-t-il pas appelé pendant sa maladie, capitaine? n'a-t-il point déploré mon absence?
—Non, docteur.
—Non, répéta Van indigné, non!... Alors il est mort puni par le ciel, il est mort en infidèle profane; moi seul aurais pu le sauver.
Quand j'eus raconté à Van la perte que j'avais faite d'un Arabe mort empoisonné par la drogue des Javanais, il me demanda s'il n'avait point eu d'autre mal que celui-là.
—Il avait été légèrement blessé.
—Quelle était l'apparence de la blessure?
—Elle était rouge et très-irritée.
—Ah! s'écria le docteur, c'était une plaie phagedoenie , ou une inflammation erysipelateuse ; sans doute le chylopeotic viscera était dérangé. Qu'avez-vous appliqué sur la blessure?
—J'ai dit à l'homme de boire de l'eau de congée avec du citron dedans, et de laver sa jambe avec de l'eau-de-vie; mais il a lavé son gosier avec la liqueur, et la plaie avec de l'eau de congée.
[101] —Vraiment! alors le brave vous montrait qu'il était plus instruit que votre ordonnance; ce gaillard méritait de vivre et vous de mourir.
Van maudit avec véhémence le médecin qui avait déserté son poste pendant la bataille; il enviait ce poste de toutes les forces de son âme. Ensuite Van demanda à examiner ma blessure.
—Selon l'apparence, me dit-il, tous les chirurgiens croiraient que quelques morceaux de vos vêtements sont entrés avec la balle, et qu'ils empêchent la plaie de se cicatriser; mais une longue suite d'expériences m'ont prouvé que, dans une blessure causée par une balle, il importe fort peu qu'elle entraîne avec elle un fragment d'étoffe; ce fragment sera masseux, à moins que la balle ne soit presque consumée, et alors la blessure qu'elle cause n'est point profonde.
Van conclut son discours en me disant qu'il voyait des symptômes de jaunisse dans mes yeux et sur ma peau.
Le vieux contre-maître, qui se tenait à côté de moi la bouche béante d'étonnement, car il ne comprenait rien à ce langage embrouillé et scientifique, s'écria tout à coup:
—Je voudrais savoir quel vaisseau il met à l'eau maintenant. Je suis depuis trente ans dans la marine, et cependant je n'ai jamais entendu parler du Hajademee et du Chylapostic ! Je suppose que ce sont des vaisseaux hollandais. J'ai entendu parler de la corvette de guerre la Cockatrice .
[102] —Que marmotte ce vieux chien-là? dit Van en se retournant. Il est pourri par le scorbut, regardez.
Et Van appuya son pouce sur le bras rouge du vieux marin. Après avoir pressé les chairs, le docteur ôta sa griffe et me montra la place.
—Regardez, reprit-il, l'empreinte de mon doigt y reste, les muscles affaissés ont perdu leur force.
Le contre-maître ne fit nulle attention aux remarques du docteur, car il nous dit en riant:
— Collapse ... Ah! il veut parler du Colasse , de 74 canons. Quant à la Ticity et à l' Ansudation , je suppose que ce sont encore des vaisseaux hollandais.
Van me quitta en me promettant de visiter le lendemain matin les malades du schooner.
Les traits sévères du vieux rais se radoucirent quand il me vit, et Zéla, qui lui était toujours reconnaissante des bontés qu'il avait eues pour elle, lui baisa la main et s'assit à côté de lui. Ils parlèrent longuement de [103] leur patrie et de leur tribu, car sur ce sujet le bon vieillard était inépuisable d'éloges et de citations. Zéla parlait avec enthousiasme des beautés de la ville de Zedana, de ses sombres et vertes montagnes, de ses eaux limpides, des brises si fraîches envoyées par le golfe Persique, puis encore des îles bleues de Sohar, dont son père avait été le cheik.
Le rais admettait tout cela; mais il protestait avec chaleur contre la comparaison entre le pays de Zéla et les richesses de Kalat ou les splendeurs de Rasolhad; à ces merveilleuses descriptions il ajoutait celle du sommet des montagnes de Tar, qui touchent au ciel, du désert où il avait passé sa jeunesse, et qui est plus grand que la mer. Malheureusement, toute possibilité de ressemblance finissait là, car il n'y avait pas une goutte d'eau dans cette vaste circonférence. Cependant il essayait de persuader à Zéla que ce désert aride était un paradis terrestre, qu'on y vivait tranquille en patriarche, se nourrissant, il est vrai, de ce qu'on pouvait prendre aux caravanes ou à tous ceux qui traversaient cet océan de sable inhospitalier; mais enfin on y était libre et heureux. En répondant aux questions de Zéla, le rais se trouvait dans l'obligation d'avouer les horribles tourments que lui avait fait souffrir la soif, et que ce n'était qu'en suivant la découverte des corps desséchés des voyageurs qu'ils parvenaient à suivre les caravanes.
Ces rencontres les récompensaient amplement de leur courage et de leur patience.
[104] —Dieu seul connaît les besoins réels de ses enfants, ajouta le vieillard.
Et pendant qu'il reprenait le récit des horribles assassinats commis dans le désert, je jetai sur sa tête un seau d'eau et j'emmenai Zéla sur le schooner.
Quelques minutes après, nous fûmes entourés par les bateaux du pays, chargés de poissons, de fruits et de légumes en si grande quantité, que cet approvisionnement eût suffi pour remplir les magasins d'une frégate.
Les quatre personnes sauvées du naufrage furent transportées sur le grab, et de Ruyter leur promit de profiter de la première occasion amenée par le hasard pour les envoyer dans les colonies anglaises. Peu de temps après, le capitaine et son fils furent dirigés vers l'Angleterre; nous avions mis dans leur malle une bourse pleine d'or, car ils avaient tout perdu au naufrage du navire. Le vieux capitaine mourut au cap de Bonne-Espérance ou à l'île Sainte-Hélène, et nous n'entendîmes jamais reparler de son fils. Le contre-maître trouva une place dans un vaisseau de commerce du pays qui naviguait le long des côtes, et le bosseman resta avec lui.
Avant de mettre à la voile, nous examinâmes le schooner, afin de nous assurer si, en se heurtant contre le banc de sable, il n'avait pas souffert. Quelques morceaux de cuivre s'étaient détachés, et rien de plus.
Le grab fut métamorphosé en vaisseau arabe avec [105] une poupe élevée et un gaillard d'avant couvert en grosse toile peinte. Le schooner reprit sa coupe américaine, et fut peint avec de grandes raies d'un jaune brillant.
Suivi du chef malais, de Ruyter fit plusieurs excursions dans l'intérieur de l'île, car il désirait examiner un pays qui à cette époque était tout à fait inconnu aux Américains. Nous visitâmes, Zéla et moi, nos anciennes retraites, et, après avoir dessiné le plan d'un bungalow, je traçai un jardin en calculant combien il me faudrait de temps et de travail pour que le terrain produisît du blé, du riz, du vin. Pendant que mon imagination bâtissait une retraite pour l'amour, j'aidai matériellement Zéla à bâtir une hutte, dont la construction consistait en quatre bambous perpendiculaires couverts de feuilles de palmier. Avec une adresse culinaire incomparable, Zéla fit cuire du poisson, et la baguette de ma carabine nous tint lieu de broche. Tout fier de ma nouvelle dignité de chef de famille, et franc tenancier d'un terrain sans bornes, j'arpentais fièrement mon domaine en disant:
—Chère Zéla, que nous serions heureux ici, mille fois plus heureux que dans ce schooner, qui ressemble à un cercueil, et où nous sommes serrés et ballottés comme des dattes mises en caisse et portées sur le dos d'un dromadaire boiteux!... Que nous serions heureux!...
Ici je fus interrompu par un bruit de pas, et, ne voyant rien paraître, je commençai à croire à la résurrection [106] de mon vieil ami l'orang-outang, qui sans nul doute reparaissait dans le monde pour venir me disputer la possession de ses biens, car nous avions bâti notre hutte sur les ruines de son ancienne demeure. Mais à la place du sauvage vieillard apparut dans le feuillage la belle figure de de Ruyter. Pour la seconde fois les rires moqueurs de mon ami dérangeaient mes plans imaginaires d'une vie rurale.
—Allons, mon garçon, le Malais m'a fait prévenir qu'une voile étrangère était dans le largue vers le sud; venez, il est temps de vous remettre sur le dos du dromadaire boiteux... Le grab n'est pas tout à fait en état de se mettre en mer; allez à la recherche de l'étranger et amenez-le ici.
Dix minutes après, j'étais à bord, j'avais levé l'ancre, et, favorisés par une excellente brise, nous fîmes une course qui nous plaça en vue de l'étranger avant le coucher du soleil. Il naviguait remarquablement bien; nous le perdîmes de vue pendant la nuit, mais il reparut le matin, et, après une chasse de neuf heures, il tomba en notre pouvoir. Ce vaisseau marchand, venu de Bombay et destiné à Canton, était un magnifique brigantin bâti en bois de teck de Malabar par les parsis de Bombay, et frété de laine, de coton, d'opium, de fusils, de perles d'Arabie, de nageoires de requin, d'huile des îles Laccadives et de quatre ou cinq sacs de roupies.
Cette précieuse prise nous indemnisa amplement de nos fatigues, et aussitôt une satisfaction universelle [107] illumina les figures brunies de mon sombre équipage.
Tout fier de ma capture, je fis diriger le schooner vers notre ancrage. Deux jours après mon retour au rivage, de Ruyter envoya son ami le Malais à Pontiana, riche et puissante province de l'Ouest fondée depuis peu de temps par un prince arabe. La ville capitale est située sur les bords d'une rivière navigable, et elle possédait une factorerie hollandaise avec laquelle notre Malais faisait des affaires considérables. Il y était allé afin de trouver un agent et de disposer de la cargaison de Bombay, car nous n'avions pas assez d'hommes pour envoyer la prise à une distance plus éloignée.
Le capitaine du brigantin, qui avait un intérêt dans le vaisseau, l'aimait tellement, qu'il nous proposa de le racheter.
Je profitai avec joie des jours de repos que m'accordait cette affaire pour continuer avec Zéla mes plans de bonheur futur et nos charmantes promenades dans notre nouvelle propriété.
[108] Les dispositions nécessaires à la vente de notre prise demandaient un temps si considérable, que de Ruyter profita de ce délai pour utiliser son loisir; il partit avec le grab, afin de glaner quelques bonnes rencontres sur les mers de Chine, me laissant dans l'île pour y surveiller nos vaisseaux. Je confiai au premier contre-maître la garde de notre prise, dont l'équipage fut installé dans les petites huttes que les Malais avaient construites pour nos malades. Le second contre-maître et une bande d'hommes s'occupèrent à saler la chair des sangliers, des buffles, des daims et des canards donnés par l'ami de de Ruyter, et moi à faire une immense provision de riz et de maïs.
Le peu de loisir accordé par mes nombreuses occupations était employé à des travaux champêtres, et je poursuivais la continuation de ces travaux avec tout le zèle que donnent la nouveauté et l'ardeur d'un homme qui vient de s'établir dans une colonie nouvelle. La [109] petite rivière où je m'étais baigné avec Zéla quelques heures avant notre rencontre avec le Jungle-Admée était mon arsenal naval. Nous y passions des journées entières dans le plus complet isolement, car cette partie de la rivière était séparée de l'île par un mur de jungles. De la hauteur des rochers, nos regards plongeaient sur le schooner en rade avec sa prise, et, à l'aide d'un drapeau, nous pouvions correspondre avec l'équipage. Au coucher du soleil, nous rentrions à bord, autant pour amuser nos hôtes que pour me trouver à mon poste pendant la nuit.
Un soir, nous nous trouvâmes en si grande disposition de nous amuser, que le pont fut bientôt couvert par une grande quantité de coupes de punch, d'arack, d'eau-de-vie, de gin, de vin de Bordeaux: charmantes liqueurs qui empêchent le cœur de s'ossifier, et qui ferment les crevasses faites à notre corps par la brûlante chaleur du soleil. Les Indiens disent que la séve du mimosa est un antidote contre le chagrin. C'est vrai, et nous en avions une preuve dans notre commandant captif. Au commencement de la soirée, le pauvre homme avait pleuré sur la perte de son bien-aimé vaisseau, en me disant que, s'il avait plu à la Providence de lui enlever sa femme et ses six enfants, il aurait pu se soumettre à cet affligeant décret; mais que sur son navire il avait mis tout son cœur, toutes ses habitudes, toutes ses espérances, et qu'il lui serait impossible d'en supporter la perte avec résignation.
[110] Quand le magique talisman de l'esprit-de-vin eut touché l'âme du capitaine, la tristesse s'enfuit, il parla, il chanta, me serra les mains en m'appelant son meilleur ami. Notre orgie fut interrompue tout à coup par la voix du vieux contre-maître, qui annonçait l'arrivée d'un ami.
Un grand proa à la marche rapide rasait les flots, et lorsqu'il fut côte à côte avec nous, le chef malais apparut sur le schooner.
Pendant que je faisais des merveilles d'attention pour comprendre le chef, en dépit des chants furibonds du capitaine, qui hurlait comme un bosseman: Rule Britannia! un petit homme à l'air effaré grimpa sur le pont, et, poussé par le chef, vint reculer jusqu'à moi. Je me levai pour recevoir l'étranger, mais il me fut impossible de garder mon sérieux en face de la gravité stupéfaite de sa figure plate et carrée, en face de son gros ventre, qui ressemblait à une voile de perroquet gonflée par le vent.
Les proportions des membres de cet homme étaient si courtes, qu'elles en paraissaient absurdes, ou, selon le quartier-maître, on pouvait croire que le vieux bâtiment naviguait sous des mâts de ressource.
Il s'avança vers moi d'un pas mesuré et me dit avec une gravité de plomb:
—Monsieur, je suis Barthélemy-Zacharie Jans, agent de la compagnie hollandaise établie à Pontiana, et, de plus, agent particulier de Van Olans Swamerdam. Ayant appris que vous désiriez vendre une prise faite [111] dans ces parages, je suis venu vous faire des offres d'achat.
Comme si le capitaine avait compris le sujet de notre conversation, il laissa brusquement l'air qu'il chantait pour psalmodier d'un ton plaintif la mélancolique complainte de Pauvre Tom Bowling .
Notre facteur hollandais s'assit sur les écoutilles, et, après avoir nettoyé ses ivoires avec un verre de skédam (dont la dimension eût surpris même le pauvre Louis), il jura n'avoir jamais rencontré de liqueur aussi exquise, assurant en même temps que l'addition d'un morceau de biscuit lui permettrait d'en prendre un second verre.
J'ordonnai au quartier-maître d'avoir soin de notre hôte, en l'engageant à aller éveiller le mousse pour lui servir d'aide dans les détails de cette importante fonction; le vieux marin obéit en marmottant entre ses dents:
—Je n'ai jamais vu un aussi drôle de navire, il est tout magasinage. Le Téméraire , qui avait trois ponts, ne possédait pas, pour mettre son pain, autant de place que cet homme. Il demande un biscuit! un biscuit! mais il lui faudrait un sac de biscuits, et encore flotteraient-ils dans sa panse comme des petits pois dans la chaudière d'un vaisseau. Allons, garçon! allons, réveillez-vous, et apportez sur le pont tout ce que vous trouverez dans le garde-manger.
Je vis bientôt apparaître un morceau de porc froid, un énorme canard et la moitié d'un fromage de Hollande. [112] L'agent attaqua les viandes avec une taciturnité immobile, et, quand il eut vidé les plats et une grande bouteille de grès remplie de gin, il me dit, toujours d'un air grave:
—Il est déjà tard, capitaine, et je crois qu'il est fort dangereux de causer d'affaires après souper; ainsi donc, comme la nuit est chaude et que je suis fatigué, je vais me reposer ici.
En achevant ces mots, le facteur se coucha, non sans de grandes difficultés, sur la grande voile qui était par terre, se couvrit d'un drapeau, et dit au garçon de lui remplir sa pipe. Bientôt après il fuma et ronfla de tout son cœur, et nos ivrognes suivirent son exemple.
Vers le matin, Barthélemy-Zacharie Jans remplaça la perte de sa chaleur matérielle avec du porc salé et du gin, puis il m'accompagna sur le vaisseau étranger.
Je découvris bientôt que j'avais affaire à un marchand froid, calculateur et fort rusé. Cette conviction me mit en colère, car, malgré mon ignorance des affaires, je comprenais parfaitement les cas dans lesquels je pouvais être dupe. Outre les traits caractéristiques de son pays, qui sont la ruse, la finesse et la patience, mon homme avait la sordide avarice d'un Écossais. Quand, avec la franchise d'un marin, le capitaine de Bombay vint exposer sa position à l'agent en lui demandant le rachat du corps du vaisseau, ce mercantile personnage se montra plus indifférent aux souffrances humaines qu'un Hollandais doublé d'un Écossais ou que le diable lui-même. Il regarda le capitaine banqueroutier [113] avec une apathie vide, insensible et sèche, apathie dont j'ai revu l'inerte expression sur la figure d'un propriétaire irlandais qui écoutait d'un air calme les réclamations de ses pauvres tenanciers affamés et sales. Sans répondre un seul mot à la demande du pauvre capitaine, le facteur examina les papiers de la prise, ses factures et les listes de la cargaison.
—Vous ne serez pas oublié à la vente, dis-je au prisonnier désespéré.
—Je proteste contre des stipulations! s'écria le facteur; mais, si le capitaine donne un bon prix, ou bien encore s'il offre d'excellentes sécurités, sa proposition sera accueillie; c'est-à-dire toutefois si la Compagnie devient acquéreur, et si Van Olans Swamerdam y donne son consentement.
J'étais fort jeune à cette époque, et ne sachant pas que de pareils caractères sont excessivement communs, je refusai net d'entrer en marché avec cette brute féroce; j'allais même lui donner une raclée et le faire jeter à la mer, lorsque, fort heureusement pour lui, on me conseilla de ne pas me laisser emporter par la fureur, et le facteur fut chassé du schooner au milieu des huées de tout l'équipage.
[114] De Ruyter vint bientôt nous retrouver, tenant en touage un petit schooner dont il avait fait la conquête sans avoir à déplorer aucune perte d'hommes. Nous levâmes l'ancre pour aller la jeter sans retard dans le port de Batavia. Ayant à vendre non-seulement nos deux prises, mais encore une foule d'objets qu'il avait mis en dépôt dans une maison de la ville, de Ruyter prit un logement à Batavia, et nous nous y installâmes. Les vaisseaux, amplement pourvus de provisions, étaient, en outre, dans un ordre parfait. En conséquence, j'avais la libre disposition de mon temps, et j'en usai en faisant parcourir à Zéla la partie montagneuse de la riche et populeuse île des Javanais. Les productions du territoire de l'île, telles que bois de charpente, grains, légumes et fruits, sont d'une qualité fort supérieure à toutes celles que j'avais vues dans l'Inde, en faisant une exception toutefois en faveur des produits de Bornéo.
[115] Le général Jansens, vieil ami de de Ruyter et gouverneur de l'île, fut très-poli pour moi, et je passai plusieurs jours à sa maison de campagne.
Il y a ou il y a eu en Europe une sorte de fanatisme pour les jeunes filles aux cheveux dorés; à Java, ce fanatisme est consacré aux femmes dont la peau a cette teinte jaune.
Dans la maison du marchand habitée par de Ruyter vivait une veuve très-riche, née dans la capitale de Jug, ville encore gouvernée par des princes natifs.
Cette dame au teint jaune était si belle aux yeux des jeunes gens de Batavia, qu'ils consacraient la plus grande partie du jour à passer devant sa porte, dans l'espérance d'attirer l'attention de cette merveille, dont voici le portrait:
Elle avait à peu près quatre pieds de hauteur, et sa peau était d'un jaune si brillant, que les rayons du soleil pouvaient s'y refléter comme sur un dôme. Les petits yeux noirs de la dame, assez vifs d'expression, disparaissaient enfouis sous ses joues aussi rondes qu'une orange, et auxquelles un petit nez en bec d'oiseau et des lèvres africaines donnaient un ensemble des plus bizarres. Quant aux cheveux, ils étaient si courts, si épars sur cette petite tête, qu'en les rassemblant tous, il eût encore été très-difficile de réunir la quantité qui est nécessaire pour ombrager les lèvres d'un homme.
Cependant, l'affreuse caricature que je viens de dépeindre était l'idéal de la beauté chère aux Javanais, et de tous les coins les plus reculés [116] de l'île, on venait en foule briguer ses faveurs et lui rendre les hommages d'une adoration enthousiaste.
Dans cette heureuse partie du monde, les femmes jouissent du privilége inestimable qu'accorde le divorce, et l'incomparable veuve usait tant de ce privilége, qu'elle en abusait. À peine âgée de vingt-quatre ans, la belle dame s'était mariée dix fois; un de ses époux était mort, deux avaient été tués on ne sait comment, six s'étaient mal conduits envers elle, et enfin le dernier avait disparu.
Les Javanais sont une race extraordinairement petite; les hommes dépassent rarement cinq pieds, et les femmes quatre et demi. De Ruyter et moi, qui avions l'un et l'autre six pieds de hauteur, des muscles d'acier et une force proportionnée à notre stature, nous semblions des géants au milieu de ce petit peuple. Notre extérieur herculéen fit une grande impression sur la sensibilité de la veuve, qui, en notre honneur, traita avec mépris les nains de l'île, qu'elle appelait des fragments d'homme. Après un scrupuleux examen, après une mûre délibération, après une étude approfondie de la figure, de l'air et des manières de de Ruyter, la veuve, qui s'était sentie entraînée vers lui au premier coup d'œil, arriva bientôt à me donner la préférence, non-seulement parce que j'étais le plus jeune, mais encore parce que, venant d'avoir la jaunisse, j'étais le plus doré. Ne doutant pas un instant du bonheur et de l'empressement que je mettrais à accueillir [117] ses avances, la dame dit à de Ruyter qu'elle m'offrait ses charmes sans condition, et qu'à ce don suprême elle ajouterait des champs semés de riz, de café, de cannes à sucre, des maisons, des esclaves, des domestiques; enfin, un domaine assez vaste pour me mettre en égalité parfaite avec les plus puissants princes de la province de Jug.
—Madame, répondit de Ruyter avec le plus grand sérieux, mon ami sera charmé de votre attention; il en sera fier, il en sera dans le ravissement. Vous me voyez moi-même confondu de joie et de surprise. Malheureusement, madame, un petit obstacle s'oppose à la réalisation de ce bel avenir: mon ami est déjà marié.
—Marié! exclama la veuve, marié! je ne puis pas le croire; et cependant, ajouta-t-elle d'un ton empreint de doute et d'amertume, je l'ai vu accompagner à la promenade une pâle et maladive jeune fille qui a les cheveux tournés autour de la tête en forme de turban. Mais, monsieur, cette jeune fille est mince, frêle comme un roseau; de plus, elle a les yeux si grands et la bouche si petite, que sa figure en est ridicule. Tous les hommes doivent avoir cette petite fille en horreur. Fi donc! elle ressemble à une femme marine, et doit bien certainement aimer l'eau comme un poisson.
Après cette réponse, la veuve découvrit à de Ruyter ses charmes éblouissants, et lui dit d'un air orgueilleux:
—Regardez-moi...
[118] De Ruyter avoua à la veuve qu'elle ne pouvait être comparée à la jeune fille marine sous aucun rapport, mais qu'il fallait faire la part des goûts excentriques des hommes, goûts qui sont aussi capricieux que les flots de la mer.
—Monsieur, s'écria la veuve, envoyez-moi votre ami; je veux que ses regards décident la question. Laissez-le contempler en moi la véritable beauté, et son âme sera émue et son cœur brûlera d'amour.
Enchanté de profiter d'une si belle occasion pour donner cours à son humeur railleuse, de Ruyter me parla depuis le matin jusqu'au soir de la princesse jaune en m'appelant Altesse royale. De Ruyter se disait mon agent auprès de la veuve, disposait en imagination de tous ses biens, et voulait absolument l'épouser pour moi. Cette conduite excitait si bien l'ardeur de la dame, qu'elle m'accablait de cadeaux, et le schooner était encombré de ses nombreux envois de café, de tabac, de sucre, de fruits et de fleurs. Mes entrevues avec la veuve furent fréquentes; car, quoique mahométans, les Javanais ne gardent que l'extérieur de la foi. Quant à leurs actions, elles n'ont d'autres limites que l'étendue de leurs désirs, et les femmes obéissent pieusement au précepte de la nature qui dit: «Croissez et multipliez.»
J'étais presque fâché de voir Zéla indifférente aux agaceries que me faisait la veuve; car non-seulement elle n'y puisait aucun sentiment jaloux, mais encore elle encourageait les plaisanteries de de Ruyter. Le [119] soupçon, le doute, la méfiance étaient inconnus à Zéla: cette loyale et simple nature ne pouvait les comprendre.
Pendant un de ses voyages à travers les nombreuses îles dispersées dans le golfe de la Sonde, de Ruyter avait été obligé de se mettre en panne, et, en explorant la place, il vit sur une couche de rochers le corps d'un navire échoué. Selon les apparences, ce navire était de construction européenne. De Ruyter examina attentivement la situation de la côte où il faisait cette découverte, et l'inscrivit sur sa carte, dans l'intention de revenir à une époque plus favorable à son projet, celui de faire lever le vaisseau.
Le calme du temps et l'obligation de rester quelques jours à Batavia, la turbulence de l'équipage, ennuyé de son inaction, engagèrent de Ruyter à tenter la pêche du navire. Après avoir disposé tout ce qui était nécessaire, il prit à ses gages une troupe d'habiles plongeurs, [120] et nous nous dirigeâmes avec un bon vent de terre vers le lieu de notre destination.
Nos bateaux nous conduisirent à la place même marquée par de Ruyter sur sa carte marine; mais la chute du jour nous obligea à l'abandonner jusqu'au matin.
Au lever du soleil, nous étions en face du vaisseau échoué. L'eau était aussi transparente que de la glace, et en laissant tomber la sonde sur le corps du vaisseau, nous fûmes assurés qu'une vingtaine de pieds d'eau seulement nous séparaient de son pont. Nous laissâmes une bouée afin de marquer la place, et nous remontâmes à bord des vaisseaux, qui s'approchaient de nous.
Après avoir pris des lignes, des aussières, des grappins et d'autres instruments nécessaires, nous reprîmes notre course vers le vaisseau submergé. Lorsqu'on regardait fixement et avec attention dans la mer, chaque partie du vaisseau devenait parfaitement visible. On distinguait aussi les masses de poissons à coquille qui incrustaient et peuplaient son pont d'une vie marine. Quand les noirs plongeurs descendirent sur les ponts, l'eau multiplia leurs figures, et ils prirent l'aspect fantastique d'une bande de démons réunis pour défendre leur vaisseau attaqué dans le sanctuaire de l'Océan. Après plusieurs heures de travail, nous réussîmes à attacher des tonneaux aux cordages du naufragé pour pomper l'eau qui le remplissait, et à le remuer en faisant passer au-dessous de lui de fortes aussières. Le [121] second jour, le grab et le schooner furent placés de chaque côté du navire, afin que leurs forces réunies vinssent à notre aide pour faire monter le bâtiment à la surface de l'eau. Un succès complet couronna nos efforts. Le vaisseau ressemblait à un énorme cercueil, et la lumière du jour brillait étrangement sur son corps blanc incrusté et plein de bourbe. Des étoiles de mer, des crabes, des écrevisses et toute sorte de poissons à coquille se traînaient sur le corps du vaisseau. Nous vidâmes l'eau qui remplissait le navire, et je vis que, s'il était troué, ses avaries n'étaient pas grandes. Les objets qui garnissent le pont d'un vaisseau ainsi que la principale cale avaient été enlevés ou par l'eau ou par les natifs de Sumatra, qui probablement avaient vu le naufragé pendant leurs courses sur la mer; mais la cale d'arrière, protégée par un double pont, n'avait pas été touchée.
En débarrassant le pont, mes hommes trouvèrent, le prenant pour un câble, un énorme serpent d'eau; ou ce reptile avait un goût prononcé pour les poissons à coquille, ou il préférait un chenil de bois à une cave de corail; peu intéressés, du reste, à approfondir les causes de sa conduite, nous l'attaquâmes avec des piques, et il fallut le frapper rudement avant de le contraindre à baisser pavillon pour nous laisser le temps de continuer notre travail. Les plongeurs disaient, en considérant le corps palpitant du reptile:
—Vraiment, il eût été de force à nous manger.
Je ne sais pas si les nègres parlaient d'or, mais je [122] suis bien certain que, plus féroces que leur ennemi, ils le mangèrent sans scrupule et sans remords.
Après avoir toué le naufragé vers l'île, nous le fîmes échouer sur un banc de sable afin de vider la cale d'arrière, remplie d'eau, et sur laquelle flottaient plusieurs barils. Nos premières trouvailles furent des sacs de grains gâtés, des barils de poudre et une masse d'autres articles tellement mêlés ensemble, qu'il était impossible de les distinguer les uns des autres. Pour complaire aux secrets pressentiments de de Ruyter, nous fîmes des fouilles, et je trouvai deux petites boîtes soigneusement attachées et cachetées; de Ruyter les ouvrit, et trouva huit mille dollars espagnols noircis par l'eau de la mer, ainsi que le vaisseau et tout ce qui se trouvait à son bord.
La meilleure partie de notre prise était, selon moi, non les dollars, mais deux tonneaux de vin espagnol et deux barils d'arack. Donnez-moi la mer comme cave à vin! Un liquide aussi délectable n'avait encore de ma vie humecté mes lèvres, satisfait mon palais, réchauffé mon cœur et extasié mes sens!
Cette délicieuse liqueur rendit tout le monde joyeux et même éloquent; le vieux rais déclara que ce vin ressemblait à l'onguent de koireisch, apporté de la Mecque par les hadjis.
[123] On disait à Batavia que nous avions découvert un banc de dollars espagnols en échouant dessus, et que nos vaisseaux étaient encombrés par l'immense quantité de cette merveilleuse trouvaille. À ce conte , la rumeur ajoutait que nos plongeurs avaient pêché dans les profondeurs de la mer des tonneaux de vin portant pour date le millésime de 1550. Ces nouvelles remplirent le grab de visiteurs qui avaient tous le désir de boire le vin ou l'arack. Si l'un ou l'autre de ces liquides eût été un élixir d'immortalité, bien certainement on les aurait bus avec moins de plaisir et d'avidité. Les graisseux marchands hollandais s'assemblaient à bord du grab, et passaient la nuit à chanter des alleluia pour exprimer leur satisfaction. Grâce au bon conseil de de Ruyter, je substituai d'autres vins à notre nectar espagnol, et nous le gardâmes pour les malades, pour nos marins, auxquels il rendit plus [124] d'une fois la souplesse de leurs membres et l'énergie dans l'action.
En vendant nos prises, de Ruyter n'oublia pas le capitaine de Bombay. Son bien-aimé vaisseau lui fut cédé pour un prix fort modique, et il lui fut loisible de reprendre la mer avec tout son équipage.
Quand tout fut terminé, nous levâmes l'ancre pour quitter Java.
La veuve de Jug resta frappée d'étonnement lorsqu'elle apprit notre départ. L'amour triompha de son apathie pour la mer, et elle nous suivit dans un bateau à rames, en criant, en faisant des signaux et en se déchirant les bras à l'aide de ses ongles.
Sa fureur comique ne connut plus de bornes lorsqu'elle s'aperçut que je ne faisais aucune attention à ses gestes et à ses cris, dont le bruit assourdissant semblait augmenter le vent de la terre. Mon télescope me laissait voir la veuve décharger sa colère sur les esclaves qui conduisaient le bateau; les pauvres diables courbaient le dos sous une furieuse avalanche de coups de bambou. Sachant fort bien qu'un homme n'a pas plus de force qu'une femme en se servant des armes offensives et défensives de la langue, des ongles et des larmes, j'avais agi prudemment en évitant la bataille. Si l'âme de la veuve n'eût pas été chargée d'argile, elle se serait attachée à mes pas dans mes voyages autour du monde. Mais aussitôt que l'esquif de mon amoureuse sentit les vagues en dehors du havre, il tourbillonna sur lui-même, et je vis la princesse jaune,—ou plutôt [125] je ne vis la pas, car elle était tombée dans le bateau,—reprendre le chemin du rivage; si bien que je puis dire d'elle:
—Elle aima et s'éloigna à la rame.
J'avais été si tourmenté, si persécuté par ce dragon femelle, que je l'avais en horreur. Un jour, elle me gorgeait de baisers et de gâteaux; le lendemain, elle m'accablait d'injures et de menaces. Depuis cette époque, j'ai fait serment de ne jamais mettre les pieds dans le repaire d'une veuve, car la férocité maligne d'un tigre est de la mansuétude en comparaison de celle d'une veuve contrariée dans ses désirs.
En quittant le port de Batavia et son eau sale, pour voguer sur le limpide océan de la mer, j'étais accablé d'une inconcevable tristesse. Pour la première fois de ma vie le doute et la crainte obscurcissaient mon esprit, et cependant ma santé était excellente; celle de Zéla ne me donnait aucune crainte, car ses yeux étaient brillants, et son haleine plus parfumée que les fleurs d'une matinée de printemps. Quelle cause assombrissait ainsi mon cœur? quelle cause me rendait soucieux et pensif comme à l'approche d'un grand malheur? Ce n'étaient ni les persécutions de la veuve ni ses menaces; j'avais tout oublié en perdant de vue son bateau. Son esprit s'attachait-il donc à moi comme un vampire? Je me souvins alors qu'elle m'avait dit: «Si vous m'abandonnez, je vous ferai souffrir mille morts.»
Dans l'Est, la vie est à très-bon marché, et à Java [126] quelques roupies suffisent pour acheter la conscience d'un homme qui se charge alors d'assassiner ou d'empoisonner la victime qu'on lui désigne. Le poison est là si indigène, qu'il coule des plantes, des arbrisseaux, et les natifs sont très-habiles dans l'art de l'utiliser. Cependant la veuve ne s'était point servie contre moi de cette arme dangereuse, et j'étais loin de sa portée; d'où venaient donc mes craintes?
Une nuit je fus éveillé par des visions affreuses. D'abord parut la veuve; en cherchant à échapper à ses caresses, je vis surgir auprès d'elle une vieille sorcière jaune; cette femme hideuse sauta sur mon lit et voulut me contraindre à manger un fruit vénéneux qu'elle pressait contre mes lèvres. Je voulus arracher à la furie le fruit empoisonné et le jeter loin de moi; mais mes forces me trahirent et je tombai anéanti sur ma couche. Tout à coup la fidèle Adoa entra dans ma cabine et s'empara du fruit en criant: «C'est du poison! c'est la mort!» Derrière Adoa apparut le prince javanais monté sur son cheval couleur de sang; le cheval escalada mon lit, et ses pieds me frappèrent violemment à la tête; puis tout s'évanouit dans l'obscurité; alors une femme blanche suivie par une ombre s'inclina sur moi et une voix mélodieuse me dit doucement:
—Vous devez vivre; moi seule dois mourir!
Après ces paroles, le fantôme noir qui accompagnait Zéla souleva le crêpe qui lui couvrait la figure, et je reconnus les traits pâles et livides de la vieille Kamalia.
[127] —Étranger, me dit-elle d'un ton solennel, vous vous êtes parjuré; vous avez souillé le meilleur sang de l'Arabie; vous avez brisé le cœur de mon enfant d'adoption.
Un violent effort me réveilla tout à fait.
La tête me faisait horriblement mal, et cette souffrance, causée par des rêves, m'a poursuivi longtemps après mon départ de Batavia.
Le second jour de notre départ du port, nous rencontrâmes deux belles frégates françaises et un schooner à trois mâts qui rentraient à Batavia après une longue course.
Nous dirigeâmes notre course le long de la côte, à l'est de Java, vers les îles de la Sonde, et nous n'y rencontrâmes que de petits vaisseaux destinés ou appartenant à cet archipel, et chargés d'huiles de ghée et de coco. Ces denrées, plus précieuses à leurs yeux que des morceaux d'or et d'argent, étaient trop viles à nos yeux pour valoir même une pensée.
[128] Une longue et forte brise nous chassa vers les côtes de la Nouvelle-Hollande, et, quand elle eut cessé, nous vîmes un petit bateau battu par la houle et évidemment en détresse; je me hâtai de diriger notre course vers lui.
La force de la brise nous mit promptement bord à bord de la barque, et nous reçûmes son équipage, qui se composait de quatre matelots et d'un contre-maître appartenant à une frégate anglaise qui, après avoir capturé un brigantin, en avait confié la charge à une petite partie de ses hommes. Le brigantin avait été séparé de la frégate par une forte rafale en entrant dans le détroit de la Sonde; outre cela, les mâts et les agrès du navire captif avaient beaucoup souffert; dans ce misérable état, une énorme vague vint fracasser une partie de la poupe, et l'eau envahit si rapidement le vaisseau, que ce ne fut qu'à force d'adresse et de dextérité que les marins réussirent à mettre à la mer un [129] lourd bateau qui se trouvait au milieu du brigantin. Le vaisseau coula si promptement à fond, que les naufragés n'eurent que le temps nécessaire à la conservation de leurs propres personnes; car deux hommes qui avaient essayé de sauver quelques débris de vêtements et de vivres furent ensevelis sous l'écume de la mer. Le bateau était aussi vieux et aussi fracassé que le navire auquel il avait appartenu; mais fort heureusement, pendant son séjour sur le brigantin, il avait été le réceptacle de vieux canevas, de petites voiles, de rames, de bouts de corde et enfin d'une mue qui contenait six canards, un vieux bouc et un poulet. En voyant leurs provisions vivantes, les matelots remercièrent la Providence, et quelques heures s'écoulèrent avant que ces terribles paroles fussent prononcées: «Il n'y a pas d'eau fraîche sur le bateau!» Et chacun répéta d'une voix désespérée: «Il n'y a pas d'eau fraîche! nous allons mourir de soif!»
Déjà une altération anticipée desséchait les lèvres des pauvres marins et faisait trembler leurs braves cœurs. Les dangers passés et présents furent oubliés. Ce n'était rien d'être dans un vaisseau troué, fracassé et mal bâti, à peine assez grand pour contenir le reste de l'équipage, et s'agitant dans la mer comme un marsouin harponné; tout cela n'était rien en comparaison du manque d'eau.
Heureusement l'officier qui se trouvait avec les marins était un homme intelligent, faible d'extérieur, de constitution, mais courageux et fort par son âme et [130] par son cœur. L'officier ranima les esprits accablés de ses hommes; il leur dit qu'ils étaient près de la terre, qu'ils avaient des voiles et assez de vent pour les gonfler; qu'en outre le bateau était léger, peu rempli, et qu'on pouvait sans mourir supporter la soif pendant quelques jours.
—D'ailleurs, ajouta-t-il, nous avons des bêtes vivantes à bord; leur sang est aussi rafraîchissant que de l'eau, et je crois même qu'une bonne pluie s'amasse dans les nuages noirs qui couvrent l'horizon.
L'air calme et intrépide du jeune chef eut encore plus d'influence sur le tremblant équipage que les paroles qui promettaient du secours, car il devint calme et attendit la réalisation des espérances qu'on lui faisait entrevoir.
Le contre-maître réussit à mettre le bateau à l'épreuve de l'eau en fermant ses crevasses avec des chiffons, puis il disposa les voiles et se mit sous le vent; mais, pour arriver à ce résultat, il avait fallu une adresse parfaite, un coup d'œil sûr et une main ferme. L'officier n'avait ni compas ni carte marine pour lui servir de guide dans ce chemin perdu; rien, sinon les études et le soleil, et ce dernier était si ardent, si éblouissant, qu'il n'osait pas le regarder. La seule espérance du pauvre navigateur était de gagner les îles de la Sonde ou les côtes de la Nouvelle-Hollande, ou bien encore de faire la rencontre de quelque barque vagabonde.
Le bouc fut tué, et chaque œil glacé de crainte regardait avec une avide angoisse la petite part du sang [131] distribué par le contre-maître. Quand on découpa l'animal, son estomac contenait encore du sang coagulé et quelque humidité. Ce sang fut loyalement partagé; le contre-maître nous dit qu'il en avait extrait le fluide en mâchant la substance sans l'avaler, et il voulut persuader à ses hommes qu'ils trouveraient un avantage à suivre son exemple. Quelques-uns écoutèrent leur chef, mais la plupart furent impuissants à résister aux déchirements affreux qui torturaient leurs entrailles.
—En m'abstenant de manger, nous dit encore l'officier, je supportai mieux la soif, et, au bout de quelques jours, j'éprouvais un grand soulagement, en gardant dans ma bouche un fragment de substance.
Nous examinions avec une ardente inquiétude la forme et le changement des nuages. Enfin nous vîmes avancer vers nous du fond de l'horizon un épais nuage évidemment surchargé de pluie. Ceux qui ont vu ou qui peuvent concevoir la situation d'un pèlerin perdu dans les sables brûlants du désert, et qui aperçoit enfin l'oasis désirée, peuvent se faire une idée de nos sensations. Quand les premières gouttes de la pluie si ardemment appelée touchèrent nos lèvres arides, des prières profondément religieuses furent murmurées par des hommes qui seraient morts au combat au milieu d'un jurement ou d'un blasphème. Mais, hélas! le nuage humide fut avare de son trésor; il en laissa tomber quelques gouttes, et s'enfuit rapidement pour mêler ses eaux à celles du vaste Océan.
[132] Les pauvres marins désespérés couvrirent leurs yeux enflammés de leurs mains tremblantes, et tombèrent dans les spasmes de l'agonie. Ces hommes souffrirent ainsi pendant sept jours, espace de temps qui paraît bien court aux heureux du monde, mais qui eut pour eux la durée de soixante et dix ans.
Dans la frénésie de cette horrible souffrance, deux hommes se jetèrent dans la mer pour étancher leur soif dans ses eaux salines: ils en moururent; un autre se déchira le bras, but son propre sang, et s'endormit pour ne plus se réveiller. Le septième jour, l'équipage se trouvait réduit à quatre hommes, y compris l'officier. Au moment de notre heureuse arrivée, ces malheureux, qui n'avaient plus d'humain que la forme, ne gardaient plus dans le fond de leur cœur le moindre rayon d'espérance; l'officier seul possédait encore un peu de raison; quant aux autres, ils étaient abrutis et presque morts. Lorsque le courageux marin fut arrivé sur le pont du schooner, il regarda tranquillement autour de lui en disant d'une voix éteinte:
—Nous mourons de la mort des damnés; donnez de l'eau à mes hommes.
Après avoir rempli ce dernier devoir de protection, il nous montra sa lèvre couverte d'écume et tomba sans connaissance.
L'adresse de de Ruyter et la science de Van Scolpvelt arrêtèrent la fuite de la vie pendant qu'elle voltigeait sur les lèvres du courageux marin. Après une longue agonie, les forces revinrent à notre malade, et ses [133] premières paroles intelligibles furent adressées à Van:
—Qui êtes-vous? Le diable?... Où suis-je? Où sont mes hommes? ont-ils de l'eau? Laissez-moi les voir, les pauvres garçons!
Van Scolpvelt sauva le contre-maître et deux des hommes; mais le dernier mourut dans les convulsions d'un violent délire.
La guérison de l'officier fut la plus décisive et la plus rapide. Il resta longtemps au milieu de nous, et je contractai avec Darwell (il se nommait ainsi) une étroite amitié. La vie de ce brave garçon a été courte, ainsi que celle de tous ceux avec lesquels je me suis lié. À l'âge de trente ans, je n'avais plus d'ami; ce tendre sentiment de l'amitié est mort pour moi, je n'en ai plus que le souvenir; son baume ne rafraîchira plus les blessures de mon cœur flétri. Des choses bien plus médiocres que ce sentiment ont leurs mausolées, leurs colonnes, leurs pyramides; moi, je me contenterai de faire le récit des actions de tous ceux que j'ai aimés, et de garder leurs noms dans mon cœur et dans ma mémoire.
[134] Après avoir dirigé notre course vers le nord, nous nous trouvâmes parmi les îles de la Sonde, qui sont aussi brillantes, aussi serrées, aussi nombreuses dans l'océan de l'Est que les nuages par un beau ciel d'été. Ces îles défient tous les efforts patients et infatigables des navigateurs qui essayent de les compter; elles sont de toutes les formes, de toutes les grandeurs, et commencent sur un petit banc de corail, où la vague passe sans rides. Les îles que nous apercevions étaient couvertes de montagnes, de ruisseaux, de vallons et de plaines encombrées de fruits, d'arbrisseaux et de fleurs. Les nonchalants insulaires semblaient regarder avec surprise l'approche de nos bateaux, et nous trouver bien étranges d'avoir la fantaisie de voguer au milieu des grandes eaux sur des barques flottantes, tandis qu'à moitié endormis, pendant tout le jour, ils se reposaient sous des arbres, dont ils ne se servaient point pour faire des canots. Nous leurs fîmes comprendre [135] par des signes que nous avions besoin d'eau et de fruits; et, pour toute réponse, ils nous montrèrent les ruisseaux et les arbres. Ils n'aidaient ni ne s'opposaient au débarquement, nous laissant la liberté d'agir à notre guise, et celle de prendre toutes les choses dont nous avions besoin.
Plusieurs de ces îles étaient inhabitées, d'autres étaient presque civilisées, car elles possédaient un commerce, des vaisseaux, des armes, ainsi que leurs infaillibles associés, la guerre, le vice et le vol.
À quelque distance de la grande ville de Cumbava, nous rencontrâmes deux grandes flottes de proas qui se battaient avec violence. La faiblesse du vent et le déclin du jour ne nous permirent pas d'approcher d'assez près pour interrompre ce combat naval.
—Je suppose, dis-je à de Ruyter, que ce sont les insulaires qui disputent la suprématie de la mer.
—Ou bien la possession d'un coco, me répondit-il en riant.
Les yeux d'aigle de mon ami avaient reconnu les belliqueux Malais, dont les proas avaient attaqué les natifs marchands qui faisaient le commerce de coco entre Cumbava et les îles Célèbes.
—Les Malais ont trouvé des antagonistes dignes d'eux, ajouta de Ruyter, car ces insulaires aiment le combat avec passion, et peut-être réunissent-ils déjà leurs flottes pour nous attaquer. Ainsi débarrassez les ponts.
Au point du jour, la flotte malaise se dirigea vers [136] nous, et les marchands prirent une autre direction et disparurent bientôt à nos regards. Notre physionomie trompait les Malais, qui nous prenaient pour des vaisseaux marchands; mais une décharge de nos grands canons changea leurs cris de guerre en cris de terreur, et ils se sauvèrent en désordre. Bientôt après, nous nous arrêtâmes au côté à l'est de l'île de Cumbava, continuant à saisir toutes les circonstances favorables qui pouvaient nous aider à fournir nos vaisseaux de provisions fraîches. Comme la plupart des îles nous fournirent une abondante récolte de bananes, d'ananas, de cocos, de james et de pommes de terre, nous eûmes, en y ajoutant des sangliers, de la volaille et du poisson, une excellente nourriture à fort peu de frais.
Un soir, après avoir soupé sur le grab avec Zéla, nous rentrâmes à bord du schooner. Tout à coup j'entendis près du rivage un sifflement et un bruit qui semblaient provenir de la marche d'une troupe de marsouins.
—Hâtons-nous de remonter à bord, me dit Zéla; les natifs quittent le rivage à la nage, et j'ai entendu dire à mon père qu'ils attaquaient les vaisseaux en venant les surprendre pendant la nuit.
Je hélai le grab, qui se trouvait un peu en avant de moi, afin de le prévenir du danger qui nous menaçait; puis je réveillai les hommes du schooner en leur disant de s'armer.
De la poupe, je vis distinctement une foule de têtes [137] noires, dont les cheveux flottaient sur les eaux, et cette foule s'approchait rapidement. Nous hélâmes les visiteurs dans une demi-douzaine de langues différentes, mais nous ne reçûmes pour réponse qu'un bruit qui ressemblait à un battement d'ailes et des sons semblables à des gazouillements d'oiseau. Quelques-uns de mes hommes voulaient décharger leurs fusils; mais, voyant que les étrangers étaient sans armes, je défendis sévèrement de faire feu.
Tout à coup Zéla et la petite Adoa s'écrièrent:
—Ce sont des femmes! Que veulent-elles?
C'étaient vraiment des femmes.
Un long éclat de rire s'éleva à bord du schooner, et mon quartier-maître, qui regardait dans un télescope de nuit, s'écria:
—Regardez, capitaine, voici une multitude de sirènes qui abordent le schooner.
Ne sachant que penser, je donnai l'ordre à mes marins bien armés de se mettre dans l'ombre, et j'engageai mes visiteuses flottantes à grimper à mon bord.
Elles comprirent cela bien vite, et, au bout de quelques minutes, nous fûmes abordés dans toutes les directions par ces dames aquatiques, qui grimpaient sur les chaînes, sur la poupe, sur la proue, et notre pont fut tout à fait encombré.
Il n'y avait pas le moindre doute à concevoir sur le sexe de ces assaillantes inattendues, et nos hommes, armés de leurs pistolets, de leurs coutelas et de leurs [138] piques d'abordage, étaient parfaitement ridicules devant des femmes qui, bien loin d'avoir des armes défensives ou offensives, n'avaient d'autres armes que celles données par la nature, et d'autres vêtements qu'une masse de longs cheveux noirs. Pour rendre justice à ces dames, je dois dire que, si plusieurs d'entre elles n'étaient pas blondes et jolies, elles étaient jeunes, avaient la peau douce et de charmants traits mauresques. J'étais si exclusivement amoureux de Zéla, que mes pensées ne se tournaient jamais vers une autre femme. Il est vrai que j'avais eu l'enfantillage de faire des niches à la veuve de Jug, et il était infiniment préférable que je les eusse faites à la maligne panthère, bête cent fois moins malfaisante qu'une vieille femme vicieuse et contrariée.—Mais passe ton chemin, maudite réflexion sur le temps qui n'est plus; tiens-toi éloignée de moi. Ah! mémoire fatale, démon subtil que tu es!
Au point du jour, les femmes amphibies se rassemblèrent sur le pont comme un troupeau de crécerelles. Après avoir glané les offrandes des matelots, offrandes qui consistaient en vieux boutons, en clous, en perles, en vieilles chemises, gilets, jaquettes et autres défroques dont les pauvres filles s'étaient parées d'une manière ridicule, elles se pavanèrent sur le pont en se regardant mutuellement. Une avait une chemise de couleur; une autre une jaquette blanche; d'autres un bas, un soulier; toutes, enfin, un chiffon sans valeur, mais que leur ignorance trouvait fort précieux. Toutes [139] ces pauvres filles s'examinaient afin de savoir quelle était la plus favorisée du sort; enfin l'apparition d'une vieille femme qui s'était insinuée dans les bonnes grâces du quartier-maître rendit toutes les femmes immobiles d'étonnement et de jalousie. L'insulaire privilégiée avait si bien ensorcelé le quartier-maître, qu'il lui avait donné son vêtement d'honneur, un gilet cramoisi! ce gilet qui avait causé tant de dégâts dans le cœur des jolies filles de Plymouth! ce gilet qui, en dépit d'une foule d'aspirants, avait gagné au marin le cœur et la possession légitime d'une célèbre beauté de la province!
En voyant cette brillante femme marcher d'un air superbe, les jeunes filles se frappèrent les mains l'une contre l'autre, avec un sentiment mêlé d'envie et de plaisir. Puis, empressées d'éviter une dangereuse comparaison, elles cachèrent leurs parures déjà bien moins estimées, se jetèrent dans l'eau la tête la première, et nous les entendîmes babiller comme une nuée de mouettes jusqu'à ce qu'elles eussent atteint le rivage.
[140] Afin d'éviter une seconde orgie nocturne, nous traversâmes avec circonspection de nombreux groupes d'îles dont le nom et même la situation ne sont point marqués sur les cartes marines, et nous jetâmes l'ancre près de celle qui nous parut la plus riche en ombrages et en fruits. Malgré les profondes connaissances de de Ruyter dans la navigation, nous avions de très-grands dangers à surmonter pour franchir les courants, dont la violence emportait le grab et le schooner dans des directions différentes, ou les frappait violemment l'un contre l'autre. La marche rapide d'un vaisseau ou le galop effréné d'un cheval poussé par l'éperon m'a toujours donné un vif plaisir; mais ce plaisir, comme tous ceux qui ont pour cause une excitation nerveuse, est souvent payé par une fatigue réelle, par un accablement moral et physique profondément triste.
En visitant avec Zéla les îles inconnues et inhabitées de l'archipel des Indes, je fus vraiment heureux, et [141] c'était avec l'extase d'un étonnement inexprimable que nous contemplions chaque fruit, chaque fleur, chaque herbe: car tout nous était inconnu, de nom, de couleur et de forme. À nos yeux ignorants et ravis, les rochers, les sables et les coquilles du rivage prenaient un aspect merveilleux et presque fantastique. Il nous semblait même que les oiseaux, les lézards, les insectes et les grands animaux n'étaient point pareils à ceux que nous connaissions.
Pendant que je restais en extase devant la splendeur d'un arbre gigantesque, Zéla cueillait avec un plaisir d'enfant les fleurs merveilleuses qui couvraient la prairie d'un tapis aux mille couleurs. Les oiseaux et les bêtes nous regardaient sans témoigner d'effroi, mais avec une sorte de stupeur. Ils pensaient sans doute, ou plutôt je pensais pour eux qu'ils étaient indignés de notre usurpation.
Comme je n'écris pas l'histoire de mes découvertes, mais bien celle de ma vie, je laisse aux systématiques navigateurs la description de chacune de ces îles, car elles sont maintenant comprises dans la cinquième division du monde.
Après une longue et difficile navigation, nous arrivâmes aux îles Aroo, îles charmantes dont la vue laisse dans le cœur et dans la mémoire un souvenir ineffaçable. Ces îles sont si belles, que leur beauté surpasse l'idéal du merveilleux. Les oiseaux du soleil (ou, comme on les appelle généralement, les oiseaux du paradis) sont nés dans cet Éden. On y trouve encore le loris, [142] oiseau charmant, dont les couleurs diverses et distinctement marquées surpassent en splendeur celles des plus rares tulipes, et le mina aux ailes d'un bleu plus profond que le ciel, et dont la crête, le bec et les pattes sont d'un jaune d'or. Les épices sur lesquelles vivent une infinité d'oiseaux-mouches de toutes nuances, depuis le rouge cramoisi jusqu'au vert d'émeraude, répandent dans l'air des odeurs délicieuses.
Nous vîmes de loin Papua ou la Nouvelle-Guinée, et nous dirigeâmes notre course vers le nord-ouest pour gagner l'île épicière hollandaise d'Amboine. Tous les habitants de l'île étaient en confusion, car ils attendaient une attaque de leurs ennemis les Anglais. Le gouverneur cependant ajoutait moins de foi à cette rumeur que ses sujets, et, quoiqu'il consultât de Ruyter, notre ami était trop fin pour faire à la question de l'insulaire une réponse qui dût ranimer ses craintes; il sentait trop bien le danger que nous pouvions courir en étant contraints par la prière, la force ou la ruse, à prêter aux natifs l'appui de notre secours. Outre cette politique pensée, de Ruyter sentait encore qu'en laissant entrevoir au gouverneur la certitude qu'il avait d'une prochaine attaque, il serait difficile à l'un d'acheter des provisions, et à l'autre de les fournir. Quelques jours après ce nouvel approvisionnement, nous fîmes prisonnier un petit vaisseau du pays, frété de clous de girofle, de macis et de muscades. Nous enlevâmes les épices, et le navire continua sa course.
Le désir de de Ruyter était de gagner les îles Célèbes, [143] et nous naviguâmes dans cette direction sans faire de nouvelles rencontres. Notre commodore nous fit jeter l'ancre à la hauteur du port de Rotterdam, à Macassar, colonie hollandaise, comme l'indique le nom du port. Cette île, située entre Java et Bornéo, a la forme d'une énorme tarentule, dont le petit corps a quatre longues jambes disproportionnées. Les quatre coins de l'île s'étendent donc dans la mer en formant des péninsules étroites et allongées.
Nous étions enchantés de nous trouver sains et saufs, après une pénible navigation, dans le port d'une jolie ville européenne qui pouvait satisfaire à tous nos besoins. Pendant quelques jours, on donna liberté entière à l'équipage des deux vaisseaux, et nous goûtâmes avec l'enivrement de la fatigue les douceurs d'une vie abondante et d'un repos bien mérité. Plusieurs vaisseaux hollandais amarrés dans le port nous fournirent les articles européens dont nous avions besoin: tels que du [144] vin, du fromage, du vrai skédam, liqueur que le pauvre Louis trouvait aussi indispensable que le gouvernail à la marche active d'un vaisseau. Nous transportâmes, avec le regret de nous en séparer, Darwell et les trois hommes que nous avions sauvés, à bord d'un vaisseau neutre, et ce fut pour ma part un véritable chagrin que de quitter ce brave et courageux garçon. À cette époque, mon cœur avait une force de sentiment qui me rendait l'esclave de toutes les affections, et, comme on a dû s'en apercevoir dans le cours de ce récit, je me liais facilement avec les hommes véritablement honnêtes et bons. Depuis, le temps et les chagrins ont pétrifié mon cœur, et si je rencontre des âmes d'élite, je reconnais leur grandeur sans me sentir le courage ni l'envie de réclamer une part de leur tendresse. Je suis devenu ascétique et morbide, et quoique je ne veuille point médire de la nature humaine, je suis forcé d'avouer et de reconnaître que les amis de ma jeunesse ne peuvent entrer en ligne de comparaison avec les gens que je fréquente aujourd'hui, et auxquels je donne le nom d'amis, auxquels je suis forcé de dire chers en les invitant à dîner. Quoique je ne sois pas un critique verbeux, il est de mon devoir de protester contre la profanation du mot ami. La loyauté m'impose l'obligation d'établir une différence entre le diamant oriental et la fausse pierre, de séparer le bon grain de l'ivraie, et les mots qui n'ont aucune valeur des réalités substantielles, qui sont plus lourdes que l'or.
[145] Ayant découvert que le beaupré du grab était endommagé, et que les vaisseaux avaient besoin de quelques réparations, de Ruyter nous fit lever l'ancre pour nous conduire au sud de la côte, dans la baie de Baning.
Le rajah de l'île reçut parfaitement de Ruyter, et donna l'ordre à son peuple de nous accueillir avec bienveillance, en nous laissant prendre le bois de charpente dont nous avions besoin.
Pendant que de Ruyter s'occupait à défaire ses mâts, à enlever son beaupré, nous détruisions les rats qui encombraient la cale du grab. Van Scolpvelt facilita le massacre, en fournissant une composition horrible, dont la vapeur, disait-il, suffoquerait infailliblement tous les diables de l'enfer, s'il était possible d'en introduire dans le brûlant séjour.
Quand le grab fut entièrement débarrassé des centipèdes, des escarbots et des rats, je débarquai sur le rivage afin de reprendre avec Zéla le cours de nos aventureuses excursions. Les Bounians sont aimables, francs, hospitaliers, honnêtes, entreprenants et braves; je les préférerais infiniment aux intrépides Malais, dont la nature a quelque chose de trop sauvage pour être bien appréciée par un homme civilisé. La politique hollandaise encourageait les guerres civiles parmi les princes natifs, et cela dans le but d'assurer et d'augmenter ses propres possessions. L'établissement des Hollandais sur cette île était fort commode, parce qu'il établissait une ligne de communication avec leurs colonies [146] de l'Est. Dans la grande baie de Baning se trouvait une belle rivière dont le cours menait à un grand lac situé dans l'intérieur du pays; le prudent rajah défendait aux Européens de visiter cette rivière, car, disait-il, la cupidité des hommes du Nord, la cupidité seule de leurs regards n'est égalée que par la rapacité de leurs mains. Afin d'utiliser mes promenades autour de la grande baie, je m'étais muni d'armes à feu et de filets. Notre course le long du rivage nous conduisit dans une baie plus petite que la première, mais dans laquelle les vagues se précipitaient avec bruit pour aller se briser contre les rochers d'une colline. Les pentes de cette colline étaient nues, mais son sommet avait une couronne d'arbres magnifiques et de buissons couverts de fleurs, aux nuances d'un rouge vif. La baie était entourée d'un tapis de sable excessivement fin et poli, et sur ce sable nous trouvâmes de brillants coquillages et des os blanchis par l'eau et par le soleil. La transparence bleuâtre de l'eau indiquait l'absence des rochers et des bancs de sable, aussi bien que sa profondeur, et cette nuance était d'autant plus remarquable qu'elle contrastait avec l'irrégularité du rivage, sur lequel ne se trouvait pas une seule surface plane.
J'élevai une tente pour Zéla au bord du rivage, et, pendant que nous explorions l'île, nos hommes s'occupèrent à chercher sur la baie un endroit favorable à notre pêche. Le filet remplit notre bateau d'une prodigieuse quantité de poissons. Nous les transportâmes [147] sur le rivage, où ils furent entassés littéralement les uns sur les autres.
En dépit du proverbe qui assure que les yeux sont plus insatiables que la bouche, nous nous lassâmes bientôt de voler l'Océan, car nous avions assez de poisson pour suffire aux besoins d'une flotte affamée.
Quand l'imagination et le désir de posséder, inné dans l'homme, furent complétement rassasiés, nous fîmes du feu pour faire cuire une partie de notre pêche. On dit que le chasseur ne travaille pas pour remplir la marmite, c'est vrai; cependant il y a des exceptions, et nous en étions une, car le produit de notre pêche nous procura un festin royal... et une indigestion générale.
Je laissai Zéla avec ses jeunes filles malaises, et, accompagné d'un de mes hommes, je grimpai, à l'aide d'une lance, sur les rochers escarpés de la colline, afin [148] de jeter un coup d'œil sur la baie. J'aimais beaucoup, lorsque j'étais jeune, à grimper sur les rochers ou sur les montagnes, et maintenant je ne rends visite qu'avec une peine extrême à celles de mes connaissances qui habitent un second étage. Quant à monter jusqu'à un troisième, cela m'est impossible; je n'irais y chercher ni un ami ni un ennemi.
Nous avançâmes lentement le long des côtes escarpées de la rude barrière qui garde les limites de la baie, et avec une peine infinie je parvins à gravir un rocher dont la pointe formait une sorte de plate-forme. Nous nous y arrêtâmes, et, après avoir allumé ma pipe, je regardai la baie, dont l'eau, vue ainsi, paraissait basse et calme. Mon Arabe, qui avait des yeux de faucon, me montra une ligne de taches noires qui se remuaient vivement dans l'eau. Au premier coup d'œil, je pris cette ligne pour des canots chavirés; mais l'Arabe m'assura que c'étaient des requins.
—La baie est nommée baie des Requins, ajouta mon compagnon, et puisqu'ils viennent de la mer, c'est un signe infaillible de mauvais temps.
Un petit télescope de poche me prouva que c'étaient vraiment des requins; ils étaient au nombre de huit. Après avoir majestueusement navigué ensemble jusqu'à l'embouchure de la petite baie, un grand requin se détacha du groupe, qu'il parut guider comme un éclaireur. Au moment de franchir l'embouchure, suivi de sa petite armée, le requin amiral parut hésiter: un narval venait des bords du rivage, où il s'était tenu caché [149] pour s'opposer à son passage. L'hésitation du requin dura peu; il attendit son ennemi, invisible pour moi, et un combat fut aussitôt livré. Je distinguai enfin l'intrépide assaillant: c'était un empereur ou licorne de la mer, chevalier errant des eaux, qui attaque tous ceux qui passent dans ses domaines. La tête de ce monstre marin est aussi dure qu'un rocher, et du centre de cette tête s'élève horizontalement une lance d'ivoire, qui est plus longue et plus dure qu'une arme de fer. Cette lance sert à la licorne de hache d'abordage; elle coupe tout ce qu'elle attaque. Le requin agita sa queue avec une rapidité effrayante, afin de repousser ou d'étourdir son ennemi. Soit par délicatesse, soit par amour de la justice, les autres requins se tenaient à l'écart, sans se mêler de la dispute en aucune façon. Je voyais, par le tournoiement de l'eau, que le requin cherchait à attirer son ennemi dans le fond de la mer, en s'y plongeant lui-même. Cette tactique était excellente, car, lorsque la colère s'empare de la licorne, elle se jette aveuglément contre un rocher, y brise sa lance, ou bien encore la bourbe du fond de l'eau la prive de ses moyens de défense.
De Ruyter me raconta un jour que, se trouvant sur un vaisseau de campagne, une licorne qui, sans nul doute, prenait ledit vaisseau pour une baleine, l'attaqua si violemment, que sa lance passa au travers de la proue et s'y brisa. Cette lance avait sept pieds de longueur; la partie attachée à la tête était creuse et de la [150] largeur de mon poignet; le reste, solide et lourd, formait un magnifique morceau d'ivoire. Le combat naval du requin et de la licorne dura longtemps; la limpidité de l'eau était favorable à la licorne, car elle réussit à blesser son antagoniste, qui se dirigeait, en fouettant l'eau avec rage, le long de la baie. La licorne poursuivit le requin pendant quelques minutes, puis elle l'abandonna et disparut à nos yeux. Le requin gagna le rivage, il semblait mourant; ses sept compagnons, peu soucieux de son sort, reprirent le chemin qu'ils avaient parcouru et s'éloignèrent lentement. Je courus précipitamment sur le rivage; mes hommes y étaient déjà rassemblés, tirant à plaisir des coups de mousquet sur la carcasse du requin. Je les laissai tête à tête avec cet inoffensif ennemi, et je descendis la côte, afin d'aller rejoindre ma bien-aimée Zéla.
[151] En arrivant près de la tente, j'entendis des lamentations, des pleurs, et mes regards tombèrent sur quelques gouttes de sang qui en souillaient l'entrée. Une sorte de vertige s'empara de mes sens lorsque, après avoir violemment soulevé les rideaux de la tente, je vis Zéla étendue sur sa couche comme un cadavre. Les longs cheveux noirs de la pauvre enfant tombaient épars sur sa poitrine; ses yeux et sa bouche fermés ne laissaient échapper ni un regard ni un souffle de vie. Je la crus morte. Les jeunes filles malaises, agenouillées aux pieds de Zéla, sanglotaient douloureusement en frappant la terre de leur front, en mettant en lambeaux leurs légers vêtements. Cet horrible spectacle paralysa mon corps pendant quelques minutes; puis une sorte de folie succéda à l'épouvantable torpeur qui glaçait tout mon être. Je me jetai éperdu sur la couche de cet être adoré, et je pleurai amèrement sans avoir la réelle conscience de notre mutuelle situation. [152] Quand la première effervescence de ma douleur fut un peu calmée, je posai mes lèvres brûlantes sur la bouche fermée de Zéla, je défis sa veste, et les battements légers de son cœur me rendirent quelque espoir. Bientôt elle ouvrit ses grands yeux noirs, s'agita sur sa couche et murmura d'une voix affaiblie quelques paroles indistinctes.
—Ma bien-aimée Zéla, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, qu'avez-vous?
La pauvre enfant essaya de sourire, et me répondit d'un ton plein de douceur:
—Rien, mon amour, puisque vous êtes auprès de moi! Je me porte bien, très-bien.
—Très-bien, chère! non, non, car vous souffrez.
Zéla fit de la tête un petit signe négatif, puis elle essaya de se soulever; mais ce vain effort fut aussitôt suivi d'un horrible cri d'angoisse.
—Mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je avec désespoir, qu'est-il arrivé?...
—Je suis tombée, dit Zéla, je m'en souviens maintenant. Ma chute m'a fait un peu de mal; mais ce n'est rien, mon ami, rien. Ah! où est donc Adoa? La pauvre petite s'est blessée également. Vous voilà, Adoa? Laissez-moi... soignez-vous... Regardez sa blessure, très-cher... Moi, je vais bien... ne vous occupez plus de moi...
Sans quitter les mains de Zéla, je regardai Adoa: la figure, les bras et les mains de la pauvre Malaise [153] étaient couverts de sang; mais elle ne paraissait nullement inquiète de son état, car ses regards suivaient avec angoisse les changements de la physionomie de Zéla. La bonne figure de la dévouée esclave fut traversée par un rayon de joie lorsque les yeux de Zéla lui exprimèrent dans un tendre regard la profonde gratitude de son cœur.
Je fis plusieurs questions à la Malaise pour connaître les réelles blessures de ma femme, qui, par excès d'affection pour moi, refusait de me les faire connaître.
—Maîtresse a reçu un coup à la tête, me dit Adoa, et je crois que tout son corps est fortement contusionné.
—Soignez Adoa, soignez Adoa! s'écria Zéla. Je ne souffre plus, je me sens très-bien.
Pour la première fois de ma vie je restai sourd aux prières de ma bien-aimée compagne, et je pansai ses blessures avant de m'occuper de celles de la Malaise, qui eût souffert mille morts avant de consentir à faire arrêter l'écoulement de son sang pendant que celui de sa maîtresse rougissait les tapis de la couche.
L'insensibilité de Zéla avait eu pour cause le coup reçu à la tête et les contusions qui couvraient son corps de blessures douloureuses, mais peu susceptibles d'attaquer le principe de la vie.
Lorsque je fus un peu rassuré sur l'état de ma chère Zéla, je m'occupai de la petite Adoa. La pauvre esclave, épuisée par les pertes de sang, par les pleurs et par la souffrance, était tombée sans connaissance sur le sable [154] de la tente. Ce ne fut qu'après une heure de soins que je réussis à rappeler la vie dans le corps inerte de cette dévouée créature.
Depuis longtemps inquiets de ma disparition, et épouvantés des bruits sinistres qui s'échappaient au dehors par les ouvertures de la tente, mes hommes s'étaient rassemblés en groupe, faisant, dans leur ignorance des choses, les plus étranges commentaires.
—Préparez le bateau, leur dis-je en les éloignant d'un regard, nous allons rejoindre le schooner.
—La mer est mauvaise, capitaine, me répondit le bosseman, et il sera impossible de ramer avec un pareil temps.
—Un pareil temps! Que voulez-vous dire, mon garçon? Mais c'est un calme!
—Regardez, monsieur.
Je suivis le conseil du bosseman, et je m'aperçus avec effroi de l'approche d'une rafale. Épouvanté de ce nouveau malheur, car ses conséquences pouvaient être terribles pour Zéla, je courus vers le cap, afin de juger par moi-même si la rafale était tout à fait dangereuse. Hélas! elle l'était plus encore que ne l'avait prévu le bosseman: le vent sifflait avec violence, le soleil avait disparu, le ciel se couvrait prématurément des voiles obscurs du soir, et la mer, blanche d'écume, bondissait avec fureur.
Il n'y avait plus à en douter: notre embarquement était impossible, car les nuages semblaient surchargés de tonnerre et d'eau. Je rejoignis mes hommes à la [155] hâte, et nous commençâmes par mettre le bateau dans un endroit élevé avant de nous occuper à rendre la tente aussi solide que possible. Les voiles et les cordages du bateau lui servirent de couvert et de support, tandis que des fragments de roche et du sable furent amoncelés à sa base. Heureusement pour nous, le bateau contenait un petit baril d'eau et du pain, ainsi que plusieurs autres choses fort nécessaires; en outre, une lanterne. Avec l'obscurité augmenta l'orage, et le vent mugissait avec tant de fureur dans la baie, qu'un ébranlement général des rochers semblait répondre à sa grande voix.
Nous passâmes la nuit dans une angoisse terrible, dans la crainte effrayante d'être emportés par le vent ou par les torrents de pluie vers l'abîme de la mer. En arpentant le rivage, mon esprit, occupé de présages sinistres, me faisait souhaiter la mort, la mort pour nous tous. Cette invocation, je ne l'ai pas encore révoquée, et plût à Dieu que sa miséricorde en eût accompli les terribles conséquences!
[156] Désirant épargner à Zéla le contact du sable mouillé, je m'assis au pied de l'étançon et je la pris dans mes bras.
—Le temps se calme, chère, lui dis-je; mes craintes sont un peu dissipées. Racontez-moi, je vous prie, comment est arrivé l'accident dont les suites nous sont si douloureuses.
—Deux heures après votre départ, mon ami,—et, sans reproche, pourquoi m'aviez-vous laissée pour aller seul sur la montagne? Vous savez bien que je suis leste et agile, puisque vous m'avez dit un jour que le lézard seul grimpait aussi bien que moi...
—Et c'était vrai, mon amour, car à cette époque vous aviez le poids léger d'un oiseau; mais aujourd'hui l'enfant que vous portez dans votre sein demande plus de retenue, plus de prudence. Vous n'avez pas oublié, chère, que pour me sauver votre cœur a déjà sacrifié notre premier lien d'amour...
[157] —Pouvais-je hésiter entre vous et lui, mon très-cher? La vie d'un enfant est-elle plus précieuse pour une femme que celle de son mari? D'ailleurs, quelle est la pauvre orpheline qui désire donner le jour à un être aussi faible et aussi malheureux qu'elle-même! Mais enfin reprenons le récit qui doit vous apprendre la cause de mes souffrances.
»Je suivis le rivage jusqu'au promontoire de rochers à l'entrée de la baie, avec le désir de trouver un endroit calme et ombragé pour y prendre un bain avec Adoa. Nous avions placé en vigie la petite fille malaise, et sachant que vous admirez les branches de corail qui poussent sous l'eau, je dis à Adoa d'aller en plongeant m'en chercher une branche. Pendant que nous cherchions un banc de corail, Adoa, qui, comme vous le savez, a des yeux excellents, me dit:
»—Je vois là-bas des marsouins qui jouent et qui sautent dans la mer. C'est un signe infaillible de mauvais temps.
»Nous nageâmes encore pendant quelques minutes; puis Adoa me dit:
»—Je vois le capitaine sur le rivage, maîtresse, et comme je sais mieux nager que vous, je serai la première à lui souhaiter la bienvenue.
»Adoa nageait plus vite qu'un poisson, et j'essayai de la suivre en la grondant de la méchante pensée d'orgueil qui lui faisait humilier sa maîtresse.
»Tout en continuant de nous railler, d'engager des paris, nous atteignîmes la base d'un rocher. Adoa y [158] grimpa malgré les difficultés que lui opposaient la mousse et l'humidité des plantes grasses qui couvraient le rocher. Tout à coup la petite Malaise, que j'avais placée en sentinelle, cria d'une voix épouvantée:
»—Des requins! des requins!
»Je redoublai d'efforts pour rejoindre Adoa, car j'entendais le bruit des requins et les cris des matelots. Adoa me tendit une main, dont je me saisis avec une terreur facile à comprendre, tandis que mon bras s'était fortement cramponné à une plante marine. Alourdi par l'effroi, mon corps ne put être supporté par ces légers soutiens, et Adoa, qui ne voulait pas m'abandonner, tomba dans la mer; mais, aussi prudente que dévouée, la pauvre fille se jeta dans l'eau, la tête la première, pour ne pas m'écraser dans sa chute. En perdant l'appui de la plante marine, et malgré les efforts d'Adoa, je tombai sur les rochers de corail, et sans ma fidèle compagne, qui m'a traînée jusqu'au rivage, je serais morte bien loin de vous.
»J'avais perdu connaissance, et vos lèvres, mon amour, ont rappelé la vie dans le cœur de celle qui vous aime. Maintenant je suis bien, tout à fait bien; je ne souffre plus.»
Et en répétant d'une voix tremblante cette affectueuse affirmation: «Je ne souffre plus,» Zéla s'endormit; mais son sommeil fiévreux, entrecoupé de plaintes et de tressaillements, me prouva qu'une fois encore la femme avait sacrifié la mère. Des présages sinistres remplirent mon âme. Ils me montrèrent un malheur [159] que je n'osais pas concevoir: la perte de ma compagne bien-aimée! Mille fois heureux si j'avais eu l'énergie de suivre le conseil funeste que me donna le désespoir, conseil qui tuait mes craintes, qui anéantissait à jamais notre double existence!
Mes hommes vinrent nous dire que la fin de l'orage laissait espérer un temps calme.
Je déposai doucement Zéla sur sa couche et je fis mettre le bateau en état de nous recevoir. Lorsque tous les préparatifs de notre embarquement furent terminés, je transportai Zéla et Adoa sur des coussins placés dans le fond de la barque, et je ramai avec les hommes, tant était grande mon impatience de regagner les vaisseaux.
Le pont du grab était rempli d'hommes quand nous rasâmes son bord comme un éclair, pour gagner celui du schooner.
De Ruyter me héla pour me demander la cause de notre marche rapide.
Sans répondre à sa question, je le suppliai de venir auprès de nous avec le docteur.
Une chaise fut envoyée de la grande vergue dans notre bateau; j'y déposai Zéla, et, sans dire un mot, le désespoir paralysait mes lèvres, j'emportai la jeune femme dans ma cabine. De Ruyter et Van vinrent bientôt nous rejoindre, et l'un et l'autre furent douloureusement frappés du terrible changement qui s'était opéré en vingt-quatre heures dans la douce et belle figure de Zéla. De Ruyter frémit involontairement, [160] ferma les yeux et couvrit son visage avec ses deux mains. L'impénétrable docteur, qui n'avait jamais montré de sympathie pour la douleur humaine, ôta ses lunettes afin d'essuyer les larmes qui aveuglaient son regard. Puis, avec une tendresse étrangère à ses habitudes générales, il examina les blessures de la douce patiente. Ni Van ni de Ruyter ne m'adressèrent de questions, et, pendant toute la durée de l'examen du docteur, un silence lugubre régna dans la cabine.
Après avoir pansé la blessure de la tête, Van visita avec soin les contusions du corps, fit prendre à Zéla une potion soporifique et nous emmena avec lui sur le pont.
—Docteur, est-elle en danger? demandai-je à Van d'un ton aussi humble que celui d'un esclave adressant une question à un puissant seigneur.
—Non, me dit Van surpris de ma douceur et de ma politesse; non, il lui faut des soins, du calme, du repos, de la patience.
Je n'ai pas besoin de dire que la fidèle Adoa partageait les soins qui étaient prodigués à Zéla, dont elle habitait la cabine. La petite esclave souffrait moins que sa maîtresse, car ses traits n'avaient subi qu'un changement imperceptible, tandis que ceux de Zéla étaient devenus presque méconnaissables.
[161] Je fis à de Ruyter un récit détaillé des événements qui avaient amené cette fatale maladie, en déplorant avec amertume la malheureuse conséquence que je prévoyais devoir en être l'inévitable suite.
Afin de détourner mon esprit de cette douloureuse pensée, de Ruyter m'annonça que le gouverneur de l'Inde équipait une flotte afin d'arracher l'île Maurice des mains des Français.
—Cette nouvelle m'a été annoncée par mon correspondant, marchand arménien qui a réussi à connaître tous les détails de cette prochaine expédition. Ceci changera naturellement mes projets: nous n'avons plus de temps à perdre, et il faut nous mettre à l'ouvrage pour expédier lestement les réparations et l'équipement de nos vaisseaux.
Dans tout autre temps cette nouvelle m'eût causé un véritable plaisir; mais je l'accueillis, préoccupé de [162] Zéla, avec tant d'indifférence, que de Ruyter comprit enfin la réelle profondeur de mon désespoir.
—Prenez une tasse de café très-fort pour vous tenir éveillé, me dit de Ruyter.
Je suivis machinalement ce conseil, et, pendant que mon ami me détaillait ses moyens d'attaque et de défense, mes yeux se fermèrent et je m'endormis d'un profond sommeil.
J'appris plus tard que de Ruyter avait fait mettre une dose d'opium dans mon café, car, depuis l'accident arrivé à Zéla, je n'avais ni dormi ni mangé.
Je me réveillai le lendemain et je courus à la cabine; j'y trouvai le docteur occupé de ses deux patientes.
La jeune fille malaise était beaucoup mieux, mais la pauvre Zéla souffrait toujours autant. La figure de Zéla était pâle; ses yeux, ternes, sans chaleur, avaient un regard navrant de tristesse; ses lèvres, légèrement colorées par la fièvre, essayaient encore de sourire, mais ce sourire était pour moi plus triste que des pleurs.
Pour plaire à de Ruyter, je pris machinalement la direction du vaisseau, car un emploi actif était nécessaire à mon corps, qui sans ce travail de tout instant eût succombé dans les tortures de mon cœur.
Les douleurs de Zéla devinrent bientôt si horriblement violentes, que la mort me parut inévitable, et je passai les nuits agenouillé auprès d'elle avec un désespoir [163] si terrible, que le docteur tremblait lorsque ma voix furieuse lui demandait: «Doit-elle donc mourir?»
—Vous êtes un ignorant, me répondit un jour le docteur, elle vit. La crise dangereuse est passée; elle n'est pas plus morte que moi; elle dort. Ces paroles tombèrent sur mon cœur comme une huile balsamique. Mon désespoir s'adoucit, et je pressai affectueusement dans les miennes les deux mains du docteur.
Le calme d'un bon sommeil nuança d'un rose pâle les joues blanches de mon adorée Zéla; je la baisai au front, et, le cœur plein de joie, je courus communiquer mon bonheur à de Ruyter.
Tout l'équipage partagea mon enchantement, car il aimait la douceur, le courage et la bonté de cette chère enfant.
De Ruyter me communiqua de nouveau les nouvelles envoyées par son correspondant, et nous mîmes à la voile pour gagner l'île de France. Le rajah, avec lequel de Ruyter était lié, lui donna à son départ une grande quantité de différentes huiles, car son île est aussi célèbre pour ses onguents que Java pour ses poisons.
Comme le but de de Ruyter était de gagner au plus vite l'île de France, nous ne nous arrêtâmes à aucune des îles qui se trouvaient sur notre route. En passant les détroits de la Sonde, de Ruyter eut une entrevue avec le gouverneur de Batavia; le général Jansens confirma [164] à mon ami la vérité des nouvelles qui lui avaient été transmises par son correspondant. Après avoir pris dans l'île quelques bestiaux et des provisions fraîches, nous continuâmes notre voyage. Pendant notre longue course à travers l'océan Indien, nous voguions aussi vite que possible sans retarder notre marche par le désir de nous trouver ensemble. D'ailleurs, un accident inattendu pouvait nous séparer forcément, et, dans cette prévision, de Ruyter m'avait donné un duplicata des dépêches et le pouvoir d'agir en son nom dans ses affaires particulières. Toutes ces prudentes et sages considérations étaient dominées par mon inquiétude et par l'urgente nécessité que j'avais des soins de Van Scolpvelt pour Zéla, qui, à mes yeux, était encore par moments entre la vie et la mort.
Je marchais donc, en dépit de mes devoirs, dans le sillage du grab, car toutes mes espérances reposaient maintenant sur la science du brave et savant docteur.
[165] Les événements ordinaires d'un voyage sur mer ne méritent pas d'être mentionnés, et je suis bien certain que le lecteur trouverait autant de plaisir à feuilleter le livre d'un marchand qu'à parcourir le journal ordinaire d'un vaisseau. Je dois avouer cependant que mon cœur était si plein de tristesse, que j'accordais une très-faible attention à ce qui se passait autour de moi. Les ailes de mon âme ne voulaient plus me soutenir, et mon imagination veillait sans cesse au chevet de ma pauvre malade. Les liens qui m'avaient uni à Zéla n'étaient point des liens ordinaires: oiseau chassé de la terre par les tempêtes, elle était venue se réfugier dans mon sein; je l'avais réchauffée, nourrie, aimée, oh! aimée à en mourir!
Le docteur, qui partageait son temps entre les deux vaisseaux, continuait à prédire le rétablissement de Zéla; seulement il était forcé d'avouer que la convalescence [166] serait longue et suivie d'une extrême faiblesse.
Un mois après notre embarquement, vers le matin, je quittai Zéla, auprès de laquelle j'avais veillé pendant toute la nuit, pour aller me reposer sous la banne du pont. Une heure s'écoula pour moi dans un demi-sommeil, et j'en fus bientôt arraché par Adoa, qui, sans parler, mais la figure pleine de larmes, me faisait signe de courir au secours de Zéla.
Ma femme se tordait dans les spasmes de l'agonie en criant qu'un incendie dévorait ses entrailles.
Je criai au contre-maître de faire un signal au grab. Malheureusement il était hors de vue, et nous n'avions pas de vent.
Je questionnai Adoa.
—Ma maîtresse, me dit-elle, n'ayant pas mangé depuis longtemps, a désiré des confitures; nous avons cherché, la petite Malaise et moi, et j'ai trouvé cette jarre de fruits confits que vous voyez sur la table; maîtresse, qui aime les sucreries, en a beaucoup mangé; elle en a donné à la petite, et la pauvre enfant souffre les mêmes douleurs que lady Zéla. Quant à moi, j'ai à peine goûté aux fruits, voulant les conserver pour maîtresse, et cependant j'ai bien mal au cœur; je suis sûre, malek, qu'il y a du poison dans cette jarre.
Le mot poison traversa ma cervelle comme une flèche aiguë.
Je regardai la jarre nouvellement ouverte, et je m'aperçus [167] qu'elle avait été fermée avec un soin plus qu'ordinaire. Je vidai les fruits sur la table: c'étaient des muscades jaunes et vertes, très-belles et confites dans du sucre candi blanc. Si le petit serpent vert de Java, dont le contact du venin est mortel, s'était élevé jusqu'à mes lèvres, sa vue ne m'aurait pas causé un effroi plus terrible que celui de mes souvenirs en face de ce cadeau fatal qui venait de la veuve. Je me rappelai aussitôt que, dans la maison de cette horrible femme, j'avais mangé de pareilles muscades, que ces muscades m'avaient fait mal. Quand je m'en plaignis en riant à la veuve, une vieille esclave, dont j'avais gagné les bonnes grâces par quelques présents et surtout par le don d'un morceau de papyrus chargé d'hiéroglyphes, papyrus qui était à ses yeux, suivant mes paroles, un laissez-passer pour le ciel, me dit tout bas:
—Avez-vous déjà chagriné ma maîtresse? Si cela est, il faut me reprendre le passe-port qui conduit au ciel.
—Pourquoi cela?
—Parce que vous avez mangé des muscades.
—Quel danger y a-t-il à croquer de si bons fruits?
—Un des maris de ma maîtresse m'a fait un jour la même question, et il n'ajouta aucune foi à ma réponse, parce que les hommes sont incrédules, parce qu'ils n'écoutent point les vérités dites par les vieilles femmes, mais qu'ils attachent une confiance aveugle aux mensonges des jeunes et des belles. Ma maîtresse [168] vit un jour un homme plus aimable que son mari, et le lendemain elle donna à mon maître une jarre de muscades: il mourut; l'homme aimé entra dans la maison et mit à ses pieds les pantoufles encore tièdes du défunt, et il se coiffa avec le turban de celui qui n'était plus! Tant que maîtresse vous aime, vous n'avez rien à craindre; mais prenez garde! sa haine est aussi fatale que le poison de l'arbre cheetic, de l'arbre maudit qui pousse dans les jungles et sur lequel le soleil ne repose pas ses rayons.
L'avertissement de la vieille esclave m'avait rendu prudent; pas assez, mon Dieu, puisque j'avais permis que ses cadeaux fussent reçus à mon bord.
Effrayée de mon silence, qui ne dénonçait que mieux la fureur que j'éprouvais contre l'horrible femme, Zéla m'attira doucement à elle et me dit presque gaiement:
—Je puis supporter toutes les douleurs, à l'exception de celle de vous voir souffrir. Vos regards m'épouvantent, mon amour; prenez cette grenade que le poëte Hafiez appelle la perle des fruits: elle rafraîchira vos lèvres brûlantes.
Le calme de Zéla était sur le point de ranimer mes espérances, lorsqu'il fut suivi par des tressaillements nerveux, par une agonie qui défigura complétement ses traits.
Quand le docteur arriva, son premier regard fut la poignante surprise de la science impuissante. Il examina cependant la jarre, étudia les souffrances des [169] deux malades, et fut contraint de déclarer la présence du poison.
Je n'ai pas la force de détailler les souffrances de Zéla; elle dépérit de jour en jour. Je ne quittais jamais sa cabine, et aux instants lucides nous pleurions dans les bras l'un de l'autre notre prochaine et funeste séparation.
Un soir la vigie cria:
—Île de France!
—Ah! s'écria Zéla, combien je suis contente, mon bien-aimé mari; nous allons aller à terre; mais il faudra m'emporter dans vos bras, mon amour, car je suis incapable de marcher.
J'étais agenouillé auprès du lit de la pauvre enfant, et ses bras amaigris entouraient mon cou.
—Je suis bien heureuse, murmura-t-elle d'une voix défaillante, bien heureuse; je vis dans ton cœur, donne-moi tes lèvres, serre-moi dans tes bras.
Je posai mes lèvres sur les siennes, et ce chaste et doux baiser emporta l'âme de Zéla.
[170] Il me serait impossible de dépeindre l'épouvantable douleur que je ressentis et que je ressens encore aujourd'hui, quoique mon cœur soit presque épuisé de souffrance. La mort de Zéla fut l'anéantissement moral et physique de tout mon être, et je pris dans mes allures, dans mes actions, dans mon air, une roideur et un stoïcisme que le Turc le plus grave, ou le plus roide des lords, m'eût certainement enviés. À en juger par ma physionomie, j'étais l'homme le plus indifférent et le plus heureux de la terre; toutes mes actions étaient réglées avec une gravité méthodique, et je n'exprimais jamais ni un regret du passé ni une plainte sur mon sort présent. Je remplissais avec soin, avec attention, les devoirs les plus ennuyeux et les plus monotones, buvant de l'opium pour dormir, travaillant du matin au soir pour ne pas penser.
Après avoir communiqué à de Ruyter les intentions [171] que j'avais de rendre les derniers devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.
Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis, et moi, je me rendis à Bourbon, qui est au sud-est de l'île, et où nous avions déjà jeté l'ancre.
Il était convenu qu'après une conversation avec le gouverneur et l'envoi des dépêches, de Ruyter viendrait me joindre par terre, accompagné du rais et du docteur.
Je n'avais gardé sur le schooner que les hommes nécessaires à la manœuvre et principalement les natifs de l'Est, les restes fidèles de la tribu maintenant sans chef. Nous jetâmes l'ancre pendant la nuit dans le port de Bourbon.
Pendant le court intervalle qui sépare la mort de la décomposition, j'avais cherché par quels moyens les moins répulsifs je pouvais disposer du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la mort occupa naturellement mes premières pensées, et le berceau de fleurs que nous avions construit de nos propres mains dans l'odoriférant jardin de de Ruyter me semblait être un endroit convenable; mais je me souvins qu'en bêchant la terre, j'y avais trouvé des myriades de vers et d'insectes. Je changeai donc d'idée pour considérer le pur et blanc tombeau de la mer; le souvenir de Louis détruisit encore ce second projet.
Il m'était impossible de faire embaumer Zéla; je résolus donc de détruire le corps de cet ange par le feu, [172] ou plutôt de ne pas le détruire, mais de le rendre à son état primitif en le mêlant aux éléments dont il est un atome.
De Ruyter trouva l'idée bonne, et Van Scolpvelt se chargea volontiers de fournir tout ce qui était nécessaire à l'exécution de ce projet, dont il connaissait parfaitement la pratique.
Je débarquai au point du jour pour choisir un endroit propice à cette triste cérémonie, et j'envoyai une partie de mon équipage arabe y dresser une tente et rassembler autour d'elle une grande quantité de bois sec. Je passai le reste de la journée en contemplation devant les restes chéris de celle qui avait été pour moi ce qu'est le soleil pour la terre.
La petite fille malaise était guérie; mais Adoa, tombée dans une insensibilité abrutissante, ne mangeait que contrainte par la force, et ne dormait plus.
De Ruyter signala son approche. J'avais revêtu Zéla d'une veste jaune ornée de rubis; sa chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de l'Inde et brodés d'or. Les vêtements extérieurs de la jeune femme formaient un voile neigeux de fine mousseline; ses pantoufles, sa coiffure et ses cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai pour tout souvenir visible une longue natte de ses beaux cheveux noirs.
L'heure approchait enfin; je baisai les paupières closes de cette idolâtrée créature; j'enveloppai son frêle corps dans les plis d'un manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.
[173] D'un pas ferme, je marchai droit au bûcher, car je regardais sans les voir les hommes rassemblés autour de moi; les paroles qu'ils m'adressaient n'étaient qu'un son, je ne voyais ni je n'entendais rien.
Un noir fourneau de fer, à la forme allongée comme celle d'un cercueil, fut placé sur le bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa destination; car, pendant quelques minutes, je restai debout, tenant pressé contre mon sein le frêle fardeau dont l'abandon était pour moi une mortelle douleur. La nécessité m'imposa l'obligation de finir ce que j'avais commencé; avec des soins et la douceur d'une mère qui couche son enfant dans un berceau, j'étendis Zéla dans la sombre coquille. De Ruyter et le rais usèrent de violence pour m'entraîner loin du bûcher. Je voulus parler; mes lèvres ne produisirent aucun son; je suppliai par signes de me rendre ma liberté; de Ruyter refusa, et je restai sans force, anéanti, presque fou.
Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait Adoa des flammes où elle s'était jetée, attira l'attention de mes hommes, qui me relâchèrent. Je courus vers le bûcher, avec la même pensée qui avait conduit la jeune fille malaise; mais mes forces me trahirent, et je tombai sur le sable, ne brûlant que mes mains là où j'aurais voulu me consumer tout entier.
Quand je repris mes sens, j'étais couché dans un hamac à bord du schooner.
Les affaires de de Ruyter le contraignirent à rester à Port-Louis; mais il vint souvent me voir pour m'engager [174] à le suivre à la ville. Toutes ses prières furent vaines; ma vie était dans la cabine solitaire du schooner, mes pensées sur la petite boîte qui contenait les cendres de Zéla.
Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me trouvant plus calme, me dit qu'il avait obtenu du gouverneur de l'île la permission de porter des dépêches en Europe.
Le mot Europe me causa involontairement une sorte d'effroi; mais bientôt la réflexion me fit désirer ce voyage.
—Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me transporter au bout du monde; je voudrais oublier le passé, car le passé me tue.
Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et, avant de songer à nos préparatifs de départ, je demandai à de Ruyter ce que nous devions faire d'Adoa, de la [175] petite Malaise et des Arabes qui avaient appartenu à Zéla. Après de mûres délibérations, il fut convenu que le rais, déclaré chef de cette petite tribu, l'emmènerait dans son pays. Nous donnâmes au rais une somme considérable pour lui-même, et chaque homme reçut pour sa part assez d'argent pour n'avoir plus rien à désirer.
Je savais si bien qu'il serait inutile de raisonner avec Adoa sur la nécessité de notre séparation, que je priai de Ruyter d'employer la ruse pour éloigner cette enfant.
La partie orientale de notre équipage fut mise à terre, le grab vendu, et les Européens de son bord se transportèrent sur le schooner.
Quand Adoa eut découvert que le vaisseau portant les cendres de sa maîtresse avait quitté le port, elle s'échappa des mains du rais, mit à la mer un bateau du pays et quitta le havre avec le vent de terre. L'esprit de la pauvre fille n'était occupé que d'une seule chose, du désir de rattraper le schooner. Elle n'avait point réfléchi à la folie de son entreprise, et quant aux dangers, elle ne pouvait pas les comprendre.
Quand le rais eut appris la disparition d'Adoa, il suivit ses traces, équipa une chaloupe et fit une longue course sur la mer, en suivant notre piste. Pendant deux jours les recherches du rais furent sans résultat; enfin, il découvrit à l'extrémité de l'île de France, voguant seule au gré des flots, une petite barque du pays. C'était celle qui manquait au port. La mort d'Adoa était [176] certaine, mais il me fut impossible d'en pénétrer le mystère.
Les désespérantes nouvelles annoncées par le rais me firent autant souffrir que si la lame d'une épée eût traversé mon cœur; je tressaillis dans tout mon être, j'eus froid, j'eus chaud, et mes mains crispées se joignirent en s'élevant peut-être vers le ciel, d'où vient toute douleur, comme aussi toute espérance.
—Pauvre petite Adoa! m'écriai-je, pauvre corps séparé de ton âme, pauvre esprit séparé de ton cœur, tu t'es jetée éperdue sur les traces éternellement effacées de celle qui est partie, tu t'es jetée à leur recherche sur l'Océan immense, sur cette plaine désormais déserte pour toi comme elle l'est pour l'amant, pour le mari, pour celui qui a aimé et qui aimera toujours Zéla. Va, pauvre oiseau, va mouiller tes ailes dans les vagues blanchissantes de la mer, va les y replier, va t'endormir dans leur draperie d'écume, va, pauvre fille, nous sommes séparés; Zéla est morte et personne ne t'aimerait plus sur la terre!
Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis intérieurement une sorte de joie mêlée de surprise; toute la sensibilité de mon cœur n'était pas détruite, puisque j'avais encore des larmes pour la cruelle disparition de la dévouée servante de Zéla.
—Mon Dieu, me disais-je intérieurement, pourquoi de Ruyter a-t-il mis obstacle à mon désir d'emmener Adoa? pourquoi a-t-il non-seulement conseillé, mais presque exigé que j'en confiasse le soin au vieux rais; [177] près de moi Adoa eût moins souffert, nous eussions parlé de Zéla, et les souvenirs sont les consolations de la douleur. Pour la première fois de ma vie, je regrettais d'avoir soumis ma volonté à celle de de Ruyter; pour la première fois de ma vie, je trouvais en défaut le jugement si sain et si impartial de mon brave compagnon.
En face des déplorables conséquences d'une faute si involontairement commise, je jurai de ne plus obéir qu'à la propre impulsion de mes sentiments, et ce serment, je l'ai si bien tenu, que les bonnes ou mauvaises fortunes qui ont depuis accompagné mes actions ainsi que mes entreprises n'ont eu à remercier de leur succès que moi-même, et à se plaindre de leur défaite qu'à moi-même.
Je ne puis me souvenir d'aucun événement digne d'être mentionné avant notre départ de l'île de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes poursuivis plus d'une fois, mais je ne connaissais pas de vaisseaux capables de lutter de vitesse avec le schooner, et les incidents de notre trajet ne m'en firent pas connaître. Dans la mer de la Manche, des croiseurs anglais nous entourèrent; mais nous eûmes l'adresse d'éviter les attaques des uns et de fuir les approches des autres.
Après un voyage d'une extrême rapidité, nous jetâmes l'ancre dans le port de Saint-Malo, en France, port constamment rempli, à cette époque, de bâtiments, d'armateurs et de vaisseaux de guerre.
Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit pour Paris afin de délivrer ses dépêches au gouvernement, [178] et je restai seul avec mes hommes à bord du schooner.
Nous avions en arrimage une forte cargaison de thé de première qualité, des épices, et, par un hasard dont je ne me rendis pas compte, plusieurs tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui me fait insister sur la possession de ce dernier article est l'extrême élévation de son prix à l'époque de mon arrivée en France. Cette élévation de prix était si extraordinaire, que la vente de ces quelques tonneaux paya amplement tous les frais de notre voyage. Les divers produits des îles occidentales nous firent également réaliser d'énormes bénéfices, et je compris, en voyant scintiller dans mes mains, en échange de mes denrées, une grande quantité d'or, que le commerce, bien mieux que la guerre, est la source où le travail puise réellement les richesses. Mais cette réflexion n'excitait en moi aucune cupidité, aucun désir: sans mépriser la fortune, je ne l'enviais pas, et je ne me sentais aucune envie de travailler pour la conquérir. Depuis mon retour en Angleterre, mes idées générales ont pris sur bien des choses une autre forme, un autre aspect, mais elles n'ont point encore admis cet amour de possession, de luxe et de dépenses qui occupe, ou, pour mieux dire, qui absorbe si complétement le cœur de la plupart des hommes.
La nécessité et la possibilité de secourir les malheureux, je ne vois rien au delà.
Les occupations continuelles du bord, les privations qui accompagnent toujours un voyage fait dans un [179] vaisseau encombré d'hommes et de marchandises, la nécessité de surveiller l'ordre intérieur et la marche du schooner, en occupant mon esprit, avaient forcé mes muscles lassés à reprendre leur vigueur première. Néanmoins j'étais toujours moralement abattu, et mon corps était si maigre, que la peau semblait prête à chaque instant à livrer passage à mes os. Ma figure hagarde et soucieuse eût révélé à l'observateur le moins perspicace combien j'avais dû souffrir. En effet, il était presque extraordinaire que la douleur eût si violemment meurtri la nature vigoureuse d'un homme à peine âgé de vingt et un ans, d'un homme qui avait à peine atteint ce nombre d'années qui le dégage de toute entrave, qui le fait libre. Libre! quelle dérision! c'est-à-dire maître d'errer comme Caïn, et de péniblement gagner, loin des siens, à la sueur de son front, quelque immonde nourriture!
[180] Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la ville, tantôt surveillant le schooner, huit longs jours d'attente. Enfin, de Ruyter arriva de Paris.
—Les heures m'ont paru des siècles, lui dis-je en essayant de sourire.
—Pauvre garçon! me répondit de Ruyter, vous êtes toujours pâle, toujours triste; je donnerais bien des choses pour vous voir gai...
—Gai! de Ruyter, m'écriai-je.
—Sinon bien portant, reprit vivement de Ruyter.
—La santé reviendra... Qu'avez-vous fait à Paris?
—J'ai eu avec l'empereur Napoléon de très-longues conférences; mais Sa Majesté me paraît si absorbée par ses projets de la conquête de l'Europe, qu'elle s'intéresse peu pour le moment à ce qui se passe dans les autres parties du monde.
[181] «—J'aurais la possibilité, avait dit l'empereur, d'accaparer le commerce des Indes occidentales comme l'ont fait les Anglais, que je reculerais devant cet accaparement, tant je suis convaincu qu'il enrichirait de simples particuliers, en finissant tôt ou tard par ruiner la nation, et les Anglais apprécieront un jour la justesse de cette remarque, s'ils continuent à agir comme ils agissent dans ce moment.
»—Votre pensée est la mienne, sire, répondit de Ruyter; mais, comme le fondement de la puissance politique de l'Angleterre est dans son commerce, ce commerce même devient pour nous le point vulnérable de notre attaque. L'Angleterre possède l'île de France, qui a deux bons ports, celui de Saint-Louis, celui de Bourbon...
»—Comment! s'écria l'empereur, croyez-vous que la richesse et le sang de la France soient d'assez peu de valeur pour être sacrifiés au maintien des îles dans l'océan Indien; îles qui ne sont que de vaines pyramides faites pour célébrer la mémoire d'une dynastie maudite, dont le nom devrait être rayé des pages de l'histoire?
»—Mais le nom? dit de Ruyter avec l'intrépide franchise qui caractérisait l'illustre marin.
»—Le nom! interrompit vivement l'empereur: les chétifs rochers ainsi désignés sont pour moi de trop peu de valeur; que les Anglais les gardent! ils y tiennent pour la légitimité de leurs appellations. Parlez-moi maintenant de l'état actuel de l'Inde. Peut-on y faire [182] quelque chose? Donnez-moi votre opinion sur ce grave sujet. Nous avons entendu parler de vous, de Ruyter; votre nom est un nom célèbre, grand, et qui mérite la réputation qu'on lui a faite, l'estime dont je l'honore! Je veux être votre pionnier, je veux vous donner le moyen de vous élever encore: je veux aider à l'accroissement de votre fortune de gloire, de vaillance et de grandeur. Votre pays, la Hollande, nation vraiment commerciale, peut devenir rapidement grande; mais sa splendeur ne sera jamais que passagère. Pour durer toujours, il faut qu'une nation soit bâtie sur les fondements de son propre sol. Nous n'avons nulle difficulté pour trouver des chefs à mes soldats. Regardez ces hommes, de Ruyter (et l'empereur désigna au commodore un régiment de ses gardes formé en ligne en dehors des Tuileries): il n'y a pas un homme parmi eux qui ne puisse être un général habile, et bien certainement plusieurs porteront les épaulettes d'officier. Mais si je possède de bons soldats, j'ai vainement cherché des de Witt, des de Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes ordres de pareils hommes, j'anéantirais demain les remparts de bois qui entourent l'Angleterre, remparts vantés, qui, pareils aux murs de la Chine, ne sont formidables qu'en raison de l'impuissance des nations voisines. Les Français ont tous le tempérament bilieux: sur terre ils sont de bronze, sur l'Océan ils ont le mal de mer. J'aurais été marin si mon foie l'avait permis. Je ne suis jamais entré dans un bateau sans que son balancement naturel me rendît aussi impuissant [183] qu'une femme. Nos amiraux sont encore moins aguerris. Je me souviens qu'étant un jour à Boulogne, deux commandants me dirent que la vue seule des vaisseaux se balançant dans le port leur donnait mal au cœur. Un Anglais restera un an sur mer, et se fatiguera d'un séjour d'une semaine sur terre. Les Anglais sont nés marins, nous sommes nés pour être soldats, pour fuir et détester l'eau.
«Maintenant dites-moi un mot sur les natifs, sur les princes de l'Inde; parlez-moi de la population, du caractère particulier de ces peuples, et surtout de leur courage et de leur habileté.»
Quand de Ruyter eut répondu aux questions de l'empereur, Napoléon resta un instant pensif, puis il ajouta:
«Il est bizarre que les Turcs et les Chinois soient les seuls peuples qui aient atteint le résultat naturel d'une conquête, c'est-à-dire une véritable augmentation de force nationale. Si l'intolérance et la bigoterie leur ont prêté de puissants secours, les Anglais auraient dû égaler en succès les Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus intolérants et plus bigots.»
Napoléon accorda plusieurs audiences à de Ruyter, car il aimait à causer sans réserve avec cet homme au cœur fort, à l'esprit fin, au dévouement sans bornes.
—Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il faut songer maintenant à prendre un parti. Voulez-vous agir sagement? Voulez-vous rentrer dans votre pays natal? [184] Je crois nécessaire que vous vous informiez des changements qui ont pu survenir dans votre famille. Elle est nombreuse, elle est riche; vous y trouverez peut-être quelqu'un digne de votre affection. Vous avez tort, mon cher garçon, bien tort, croyez-moi, de vouloir rompre toute relation avec les personnes qui vous sont attachées, sinon par le cœur, du moins par les liens du sang. Votre santé demande des soins, des soins journaliers, constants et dirigés par le cœur. Cherchez une fem...
—De Ruyter!... m'écriai-je.
—Un voyage en Amérique pendant la dure saison d'hiver serait infailliblement votre perte, répondit de Ruyter, sans relever l'interruption violente du jeune homme; essayez de passer quelques mois à Londres, cherchez des distractions. Aux premiers jours du printemps je reviendrai, et, si le cœur vous en dit, nous partirons ensemble pour l'Amérique.
J'eus beaucoup de peine à trouver raisonnables les conseils de de Ruyter, et ce ne fut qu'après une longue résistance que je parvins à les trouver justes et à me décider à les suivre.
Le moment de notre séparation était proche: le schooner était prêt à lever l'ancre, et les Américains de de Ruyter avaient grand désir de quitter les côtes de France. Le départ de mon ami était fixé pour le lendemain; quant au mien, je ne me sentais pas le courage de lui assigner une époque fixe.
Quelques heures avant le départ, un courrier de [185] Paris vint apporter à de Ruyter une dépêche signée de l'empereur. Napoléon appelait auprès de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint m'annoncer deux jours après qu'une mission importante l'envoyait en Italie.
Il fut décidé que le schooner rentrerait en Amérique sous le commandement du contre-maître, auquel de Ruyter donna ses pleins pouvoirs.
Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable serrement de cœur, et mes yeux, aveuglés par un brouillard qui ressemblait à des larmes, suivirent ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de l'horizon.
Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet homme au noble cœur, au noble visage, de cet homme que j'aimais si tendrement, que j'aimais comme on aime quand les sentiments sont jeunes et forts, le peu d'énergie qui me soutenait encore m'abandonna complétement; je me sentis mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge, ne montèrent à mes lèvres qu'avec un bruissement de sanglots.
De Ruyter partageait ma souffrance, car sa figure basanée devint couleur de plomb.
—Allons, du courage, mon cher Trelawnay, mon cher enfant, me dit de Ruyter en me prenant le bras avec un geste paternel; du courage et de l'espoir: dans trois mois nous nous reverrons.
Je baissai tristement la tête, j'étais anéanti par cette nouvelle douleur.
De Ruyter partit; je n'eus pas la force d'assister à [186] ce départ. Je n'avais plus ni larmes, ni battements de cœur, ni désirs, ni espérances; j'étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre séparation fut pour moi une nuit affreuse. J'appelai la mort de tous mes vœux, me voyant seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans famille.
La première mission de l'empereur envoya donc de Ruyter en Italie; il y passa deux mois, et pendant ces deux mois nous échangeâmes des lettres remplies du désir de nous revoir, de repartir ensemble, de continuer l'un avec l'autre nos périlleux et émouvants voyages.
À son retour d'Italie, de Ruyter, qui avait à peine eu le temps de m'annoncer son arrivée en France, fut envoyé par Napoléon sur les côtes de la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de Ruyter; les journaux m'apprirent qu'en avançant vers Tunis, la corvette commandée par de Ruyter rencontra une frégate anglaise; au moment où on signalait l'approche du vaisseau ennemi, de Ruyter s'élança sur la poupe, afin de jeter ses dépêches dans la mer: la frégate fit feu, et une volée de caronades coupa la corde du drapeau et balaya tous ceux qui se trouvaient sur le pont.
Le corps de de Ruyter fut trouvé par les vainqueurs enveloppé dans les plis du noble drapeau pour lequel il avait si longtemps et si victorieusement combattu.
Je continuerai un jour l'histoire de ma vie, dont ce livre n'est qu'une période; mais je dois dire, avant de le terminer, que je suis heureux de voir le soleil de la [187] liberté éclairer les pâles esclaves de l'Europe. L'esprit de l'indépendance voltige comme un aigle au-dessus de la terre, et l'esprit des hommes en reflète les brillantes couleurs. Les yeux et les espérances des bons et des sages sont fixés sur la France, et chaque cœur bat et sympathise avec elle. Il me semble que ceux qui vivent maintenant ont survécu à un siècle de désespoir.
—IMITÉ DE L'ANGLAIS—
À l'avénement de la maison d'Autriche au trône d'Espagne, les intrigues de cour tiraillèrent en tous sens l'autorité royale, et répandirent sur les premiers temps de ce règne leurs ténébreuses influences.
Philippe III, monarque indolent, faible et superstitieux, avait abandonné aux mains du duc de Lerme les rênes du gouvernement. Le duc, avide de plaisirs et possesseur de richesses immenses, dont il faisait un usage plus fastueux que noble, partageait avec Rodrigues Calderon le pouvoir qu'il tenait du roi. Issu d'une famille obscure, mais doué d'un caractère audacieux et d'un génie supérieur, Calderon était une créature du duc de Lerme.
[190] La nature et la fortune l'avaient généreusement servi; mais, si grand que fût son mérite, Calderon dut moins à ses talents qu'à l'ardeur avec laquelle il poursuivait les infidèles, l'immense autorité dont il parvint à s'emparer.
À l'époque où ce récit commence, le roi, cédant aux sollicitations incessantes de l'inquisition, avait résolu de chasser d'Espagne tout le peuple maure, c'est-à-dire la partie de la population la plus riche, la plus active et la plus industrieuse du royaume.
—J'aimerais mieux, avait dit le bigot monarque,—et ces paroles avaient été saluées par les acclamations enthousiastes du clergé catholique,—j'aimerais mieux dépeupler mon royaume que d'y voir un seul hérétique.
Le duc de Lerme seconda le roi dans l'exécution de ce projet fatal, qui lui fit perdre des milliers de sujets dévoués. Il espérait, pour prix de son zèle, le chapeau de cardinal, qu'il obtint en effet, peu de temps après. De son côté, Calderon se montra animé d'une haine si vigoureuse contre les Maures, il fut si ingénieux dans les cruautés qu'il exerça contre eux, qu'il semblait plutôt guidé par une vengeance personnelle que par son dévouement aux intérêts de la religion. Son acharnement dans la répression lui attira les bonnes grâces du monarque, et cette royale faveur, il ne la dut pas seulement au duc de Lerme, mais aussi au moine fray Louis de Aliaga, célèbre jésuite, confesseur du roi.
[191] Cependant les calamités de toute espèce occasionnées par cette barbare croisade, qui engloutit les revenus de l'État et causa la ruine d'une foule de grands d'Espagne, dont les Maures cultivaient et exploitaient avec autant d'intelligence que de probité les immenses domaines, attirèrent sur la tête de Calderon le courroux du peuple espagnol. Mais les ressources extraordinaires de Calderon, son audace et son habileté consommée dans l'art de l'intrigue, l'aidèrent à conserver et même à augmenter encore son autorité. Il s'était rendu nécessaire au monarque, qui, bien qu'à la fleur de l'âge, n'avait qu'une santé faible et précaire. D'ailleurs, Calderon avait également su se faire un ami de l'héritier présomptif du trône. Cette conduite lui était dictée par la politique même de Philippe III; en effet, celui-ci redoutait l'ambition de son fils, qui, dès l'enfance avait déployé des talents qui l'eussent rendu redoutable, s'il ne se fût plongé dans les plaisirs et la débauche. Le rusé monarque s'applaudissait d'avoir donné pour compagnon de plaisirs à son fils un homme haï du peuple, comme l'était Calderon; il pensait avec raison que, moins le prince est populaire, plus puissant est le roi.
Cependant un complot formidable se tramait à la cour pour renverser à la fois le duc de Lerme et Calderon, son confident.
Le cardinal ministre, afin de conserver et de cimenter son autorité, avait placé son fils, le duc d'Uzeda, dans un poste qui lui permettait d'approcher à chaque [192] instant de la personne du roi; mais la perspective du pouvoir excita l'ambition d'Uzeda, et bientôt il n'eut plus qu'un but: celui de supplanter et d'évincer son père.
Sans Calderon, il eût aisément réussi dans son projet; mais il trouvait un obstacle presque invincible dans la vigilance et le génie de cet homme, qu'il détestait comme rival, méprisait comme parvenu, redoutait comme ennemi.
Philippe fut bientôt au courant des intrigues et des menées des deux partis, et, toujours dissimulé dans sa politique de roi et d'Espagnol, il prit plaisir à suivre les progrès de ces luttes incessantes.
Les fréquentes missions dont Calderon fut chargé, notamment à la cour de Portugal, permirent à Uzeda de s'insinuer de plus en plus dans la confiance du roi. Calderon ne se défiait pas assez de son rival, et le traitait peut-être avec trop de dédain; il ne pouvait voir en lui un successeur, car Uzeda, bien que doué d'une certaine habileté comme courtisan, eût été néanmoins incapable de remplir les fonctions de premier ministre.
Telle était la position respective des acteurs du drame que nous allons raconter, et dont la première scène va se passer dans l'antichambre de don Rodrigues Calderon, où plusieurs seigneurs attendaient, un matin, le lever du ministre.
—Ma foi! c'est à n'y plus tenir, s'écria don Félix de Castra, vieil hidalgo dont les traits anguleux, le menton [193] pointu et la petite taille attestaient la pureté du sang espagnol qui coulait dans ses veines.
—Voici, dit à son tour don Diego Sarmiente de Mendoza, voici plus de trois quarts d'heure que j'attends une audience d'un homme qui se serait autrefois trouvé fort honoré si je lui eusse ordonné de faire avancer mon carrosse.
—Eh! messieurs, puisque vous n'aimez pas à faire antichambre, pourquoi venir ici? Don Rodrigues se soucie fort peu de votre présence, répondit d'un ton assez brusque un jeune homme de bonne mine, dont le tempérament fougueux et irritable se trahissait par une pantomime animée. Il parcourait à pas pressés l'appartement, heurtant ça et là les groupes de courtisans qu'il rencontrait, puis il s'arrêtait brusquement, relevait sa moustache et son manteau, jouait avec le manche de sa dague, plongeait un fier regard dans la foule, et, par ses observations piquantes, faisait monter le rouge au visage des courtisans. Étranger à la cour, il s'était fait dans les camps une réputation de générosité et de valeur chevaleresque. Ce brave soldat se nommait don Martin Fonseca et était d'illustre origine; ses aïeux avaient conservé intact l'éclat de leur blason, mais c'était l'unique héritage qu'ils lui eussent transmis. Ajoutons qu'il était parent à un degré éloigné du premier ministre, le cardinal duc de Lerme.
Appelé dans son enfance à jouir un jour de l'immense fortune de son oncle maternel, Fonseca avait été introduit à la cour par le cardinal ministre, qui en [194] avait fait un page. Mais la rude franchise du jeune Fonseca s'accommoda fort mal de l'atmosphère et de l'étiquette d'une cour hypocrite et bigote. Plus d'une fois, il offensa gravement le premier ministre, et celui-ci, malgré toute sa puissance, comprit que son parent ne ferait jamais son chemin à Madrid; aussi chercha-t-il quelque prétexte honnête pour l'éloigner du palais. À cette époque, l'oncle de Fonseca se remaria, et bientôt sa jeune femme lui donna un héritier.
Le duc de Lerme ne crut pas devoir ménager plus longtemps don Martin; il lui ordonna d'aller rejoindre à la frontière une division de l'armée espagnole.
Le jeune homme ne tarda pas à s'y distinguer par son courage; mais la franchise de son caractère nuisit à son avancement. Il passa plusieurs années sous les drapeaux et vit des officiers qui n'avaient ni son mérite ni sa naissance arriver aux premiers grades, tandis qu'il restait dans les rangs subalternes.
Depuis quelques mois il était revenu à Madrid pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement; mais, au lieu d'obtenir l'avancement qu'il désirait, ses efforts imprudents et mal dirigés n'avaient abouti qu'à le brouiller davantage avec le cardinal ministre, qui lui avait intimé de nouveau l'ordre de retourner tout de suite à son régiment.
À l'époque où commence cette histoire, nous trouvons encore Fonseca à Madrid; mais, cette fois, ce n'était pas pour demander de l'avancement et prêcher dans le désert.
[195] Dans tout autre pays que l'Espagne, don Martin Fonseca eût parcouru une carrière brillante; mais Philippe III régnait alors, et Fonseca n'était pas un courtisan; aussi, était-ce un grand sujet d'étonnement pour les personnages avec lesquels il était mêlé, de le voir faire antichambre chez don Rodrigues de Calderon, comte d'Oliva, marquis de Siete-Iglesias, secrétaire du roi, compagnon de plaisirs et favori de l'infant d'Espagne.
—Vraiment, messieurs, répéta don Martin, j'admire la patience qui vous fait attendre si longtemps une audience de Calderon.
—Jeune homme, répondit avec gravité don Félix de Castra, des hommes de notre rang se doivent aux intérêts de l'État, quel que soit le caractère des ministres du roi.
—C'est-à-dire que vous allez ramper à genoux pour obtenir des pensions et des places... Pour vous, traiter des intérêts de l'État, c'est avoir la main dans ses coffres...
—Monsieur! s'écria avec colère don Félix, en portant la main à la garde de son épée.
Le jeune officier sourit dédaigneusement.
En ce moment, un huissier ouvrit avec fracas la porte des petits appartements, et les courtisans s'empressèrent d'aller présenter leurs hommages à don Rodrigues.
Ce célèbre personnage, grâce à l'appui du duc de Lerme, était devenu secrétaire du roi, et, en réalité, il [196] présidait aux destinées de l'Espagne. Il était, nous l'avons dit, d'une naissance fort obscure. Longtemps il avait cherché à la cacher; mais quand il vit que la curiosité publique se livrait à de sérieuses investigations, de nécessité il fit vertu et déclara ouvertement qu'il devait le jour à un pauvre soldat de Valladolid. Il fit même venir son père à Madrid et le logea dans son propre palais.
Cette adroite conduite arrêta les propos malveillants qui pleuvaient sur lui; mais quand le vieux soldat eut cessé d'exister, le bruit courut qu'à son lit de mort il avait confessé qu'aucun lien de parenté n'existait entre lui et Calderon, qu'il s'était prêté à cette imposture pour se procurer dans sa vieillesse une existence paisible, qu'il ne s'expliquait pas pourquoi Calderon l'avait forcé d'accepter les honneurs d'une parenté mensongère.
Cet aveu fit surgir des accusations plus outrageantes encore contre Calderon. Ses ennemis supposèrent qu'outre la honte qu'il éprouvait de l'obscurité de sa naissance, il avait d'autres motifs pour cacher son nom et son origine. N'était-ce pas par crainte qu'on ne découvrît que dans sa jeunesse il avait enfreint les lois de la société? N'avait-il pas commis quelque crime, et ne cherchait-il pas à se soustraire à l'action de la justice?
On ajoutait que souvent, dans la gloire de ses triomphes et au milieu de ses plus joyeuses orgies, on voyait son front s'assombrir, sa contenance changer, et que [197] c'était avec les plus pénibles efforts qu'il parvenait à rester maître de lui-même et à reprendre sa sérénité.
Au reste, quelle que fût la naissance de Calderon, on ne pouvait lui refuser une éducation brillante et une instruction solide, car les savants vantaient son mérite et se glorifiaient de son patronage.
Le peuple, qui voyait son influence si grande sur le monarque et son autorité si fortement établie, pensait qu'il avait fait un pacte avec le diable.
Cependant, tout l'art de Calderon, qui n'était rien moins qu'un magicien, consistait à se servir de ses hautes facultés dans l'intérêt de son égoïsme et de son ambition.
Rien ne lui coûtait pour atteindre son but, et ce système n'avait même pas le mérite de la nouveauté dans un monde où le succès justifie tout.
Une mission diplomatique l'avait forcé de s'absenter de Madrid pendant plusieurs semaines: aussi les courtisans se pressaient-ils en foule à son premier lever. Calderon dédaignait le luxe de la toilette; il portait un manteau et un habit de velours noir sans broderie d'or. Sa chevelure était noire et luisante comme l'aile du corbeau; son front, sauf une ride profonde entre les sourcils, était blanc et uni comme un marbre; son nez aquilin et régulier; ses moustaches retroussées et sa barbe taillée en pointe donnaient un étrange éclat à son teint, un peu cuivré.
Bien qu'il fût dans la maturité de l'âge, il conservait [198] un air de jeunesse; sa taille haute et admirablement proportionnée, ses manières naturellement gracieuses, sa fière et noble mine, faisaient de Calderon un des plus beaux cavaliers de cette cour si brillante. En un mot, c'était un homme fait pour commander à un sexe et pour fasciner l'autre.
Les courtisans vinrent tour à tour lui présenter leurs hommages, mais il ne les accueillit pas avec la même faveur; il y avait des nuances et des degrés dans sa politesse. Sec, incisif avec les gens qui n'avaient point à ses yeux de valeur réelle, il gardait avec les grands une attitude digne et fière. Devant un Guzman ou un Medina-Cœli, il s'inclinait profondément; on voyait errer sur ses lèvres un imperceptible sourire qui révélait le mépris qu'au fond du cœur lui inspirait l'humanité. Enfin il était familier, mais bref dans ses discours, avec les rares personnes qu'il aimait ou estimait réellement; mais vis-à-vis de ses ennemis et des intrigants qui rêvaient sa ruine il prenait un air de franchise, de cordialité et d'abandon; ses manières étaient pleines de charme et sa voix devenait caressante.
Sans se mêler à ce troupeau de courtisans, don Martin Fonseca, la tête haute et les bras croisés sur la poitrine, jeta sur Calderon un regard de curiosité et de dédain.
—J'ai contribué, pensait-il, à l'élévation de cet homme, dont je viens aujourd'hui solliciter la faveur.
Don Diego Sarmiente de Mendoza venait de recevoir un salut de Calderon, quand les yeux de ce dernier [199] s'arrêtèrent sur la mâle et noble figure de Fonseca. Le front du favori se colora soudain d'une vive rougeur. Il se hâta de promettre à don Diego tout ce qu'il désirait, puis, tournant le dos à une foule de courtisans, il rentra avec vivacité dans son appartement. Fonseca, qui s'était vu reconnu par Calderon, et qui n'augurait rien de bon de son brusque départ, allait s'éloigner du palais, lorsqu'un jeune page vint lui frapper sur l'épaule en disant:
—Vous êtes don Martin Fonseca?
—Oui, répondit-il.
—Veuillez me suivre; don Rodrigues, mon maître, désire vous parler.
Le front du jeune officier rayonna d'espérance. Il suivit le page, et se trouva bientôt dans le cabinet du Séjan de l'Espagne.
Calderon vint au-devant de Fonseca, et le reçut avec des marques non équivoques de respect et d'affection.
—Don Martin,—lui dit-il, et sa voix respirait la [200] tendresse la plus vraie,—je vous ai les plus grandes obligations; c'est votre main qui m'a poussé sur le chemin de la fortune. Mon élévation date du jour où je suis entré dans la maison de votre père pour devenir votre précepteur. Je vous ai suivi à la cour, où vous avait appelé le cardinal ministre, et quand vous avez renoncé à ce séjour pour embrasser la carrière des armes, vous avez prié votre illustre parent d'assurer l'avenir de Calderon. Vous voyez ce qu'il a fait pour moi. Don Martin, nous ne nous sommes jamais rencontrés depuis; mais j'espère que maintenant il me sera permis de vous prouver ma reconnaissance.
—Oui, répliqua vivement Fonseca, vous pouvez me sauver du désespoir et me rendre le plus heureux des hommes.
—Que puis-je faire pour vous? demanda Calderon.
—Vous souvient-il, reprit Fonseca, que j'aime bien tendrement une femme nommée Margarita?
—Margarita! dit Calderon d'un air pensif et d'une voix émue, c'est là un doux nom: c'était celui de ma mère!
—De votre mère! Je croyais qu'elle s'appelait Maria Sandalen.
—Oui, sans doute, Maria-Margarita Sandalen, répliqua Calderon d'un air distrait.
»Mais parlons de vous... À l'époque de votre dernier voyage à Madrid, j'étais chargé d'une mission en Portugal, [201] et j'ai été privé du plaisir de vous voir; on m'a dit que vous aviez alors offensé le cardinal ministre par un projet d'alliance indigne de votre naissance. S'agissait-il de Margarita? Quelle est cette jeune femme?
—C'est une orpheline d'une humble condition. Une femme, sa nourrice, a pris soin de son enfance. Elles demeuraient ensemble à Séville. La vieille brodait à l'aiguille, et Margarita vivait du produit de ce travail. Plus tard une attaque de paralysie fit perdre à la pauvre femme l'usage de ses membres, et Margarita, reconnaissante, voulut rendre à sa bienfaitrice ce que celle-ci avait fait pour elle.
Margarita connaissait la musique et possédait une voix merveilleuse. Le directeur du théâtre de Séville en fut informé, et lui fit les propositions les plus avantageuses pour chanter sur la scène. Margarita, enfant pleine de candeur et d'innocence, ignorait les dangers de la vie d'actrice; elle accepta les offres avec empressement, car elle ne songeait qu'à l'appui qu'elle allait pouvoir prêter à la seule amie qu'elle eût au monde. J'étais alors avec mon régiment en garnison à Séville; nous devions surveiller les Maures de ce pays et les écraser à la première démonstration hostile.
—Ah! les maudits hérétiques! murmura Calderon d'une voix sourde.
—Je vis Margarita; je l'aimai et m'en fis aimer. Je quittai Séville pour obtenir de mon père qu'il consentît à me laisser épouser Margarita. Mais cette démarche fut inutile; mes prières ne purent fléchir l'orgueil [202] de mon père. Cependant des admirateurs de la jeune cantatrice, que son talent et sa beauté avaient déjà rendue célèbre, parlèrent d'elle à la cour, et bientôt, par ordre royal, elle dut quitter Séville pour le théâtre de Madrid. Une dernière fois je voulus solliciter le duc de Lerme, et je vins à Madrid en même temps que Margarita. Je suppliai le cardinal ministre de me confier un emploi qui m'assurât une existence moins précaire que l'état militaire, où je végétais sans obtenir un avancement mérité. Je voulais, foulant aux pieds les préjugés de la naissance et de la fortune, épouser Margarita, sans qui je ne saurais vivre. Le ministre fut encore plus inexorable que mon père... Mais j'adorais Margarita, et je lui offris ma main... Eh bien! elle refusa.
—Pour quels motifs? Craignait-elle de partager votre pauvreté?
—Ah! vous la calomniez! Non; elle ne voulut pas nuire à mon avenir et être la cause de mon exil. Le lendemain je reçus un brevet de capitaine et l'ordre formel de rejoindre immédiatement mon régiment. J'étais amoureux, mais soldat, et désobéir, c'eût été me déshonorer. D'ailleurs, mon cœur était plein d'espérance; j'attendais tout de l'avenir: avancement, honneurs, richesses. Nous jurâmes, Margarita et moi, de nous aimer toujours, et je partis.
Nous nous écrivions souvent, et ses dernières lettres me firent concevoir quelques craintes. Malgré toute sa réserve, je compris qu'elle regrettait d'être [203] actrice, et qu'elle s'effrayait des persécutions auxquelles l'exposait cette profession. La vieille dame, qui jusqu'alors lui avait tenu lieu de mère, était mourante, et Margarita, désespérant de voir s'accomplir notre union, exprima le désir de chercher un refuge dans un cloître. Enfin, dans une dernière lettre, elle me dit un éternel adieu. Sa nourrice était morte, et la pauvre Margarita était entrée au couvent de Sainte-Marie de l'Épée blanche . Vous comprenez mon désespoir. J'obtins un congé, et je partis en toute hâte pour Madrid; mais il me fut impossible de voir Margarita. Voici sa dernière lettre, ajouta-t-il en donnant à Calderon la lettre de la novice; lisez-la, de grâce.
Calderon s'abandonnait rarement à des élans de sensibilité; mais la lettre de Margarita était si touchante, elle exprimait des sentiments si nobles et si purs, qu'il ne put la lire sans manifester une certaine émotion. Mais, composant son visage:
—Don Martin, dit-il avec un sourire amer, vous êtes la dupe des manœuvres d'une femme. Un jour vous serez désabusé; mais l'expérience vous coûtera cher. Cependant, si ma position me permet de servir maintenant vos intérêts, d'adoucir un peu vos peines, disposez de moi. Je crois qu'il sera facile d'intéresser la reine en votre faveur; je lui remettrai cette lettre, qui ne peut manquer de faire impression sur le cœur d'une femme. La reine est patronne du couvent, et par elle nous sommes sûrs d'obtenir l'ordre de [204] rendre à la liberté la jeune novice. Pourtant ce n'est pas tout: il faut encore que votre famille consente à ce mariage. Margarita n'est pas noble; mais des lettres patentes du roi lui donneraient ce qui lui manque de ce côté.
En vous les accordant, le roi vous pourvoira d'un emploi lucratif et honorable, et votre père sera bien exigeant s'il ne considère pas de tels avantages comme un douaire suffisant pour la future épouse. Votre mérite est grand, et l'on s'accorde à reconnaître que vous portez dignement le nom de vos ancêtres.
Quant à moi, je vous vois avec peine arrêté sur le chemin de la fortune, et j'ai hâte d'aplanir pour vous tous les obstacles. J'avoue que quand je vous ai vu faire antichambre dans mon palais, j'ai rougi de mon ingratitude; mais je veux réparer mes torts envers vous. On dit généralement que je fais un mauvais usage de ma puissance... votre avancement prouvera le contraire.
—Cher et généreux Calderon, balbutia Fonseca vivement ému, j'ai toujours méprisé l'opinion du vulgaire; des envieux seuls peuvent vous calomnier.
—Non, répondit Calderon, j'ai mes défauts; mais je possède au moins le sentiment de la reconnaissance... Venez me voir demain.
[205] Calderon se leva, et le jeune cavalier prit congé de lui.
—Sur mon âme, se dit Calderon, je m'intéresse à ce brave officier. Quand j'étais abandonné de tous, que je n'avais plus ni famille ni patrie, je me souviens qu'il me vint en aide. Comment ai-je pu l'oublier si longtemps! Il n'est pas de cette race que j'abhorre; le sang maure ne coule pas dans ses veines. Il n'est pas non plus de ces grands qui rampent servilement et que je méprise; c'est un homme dont je puis servir les intérêts sans rougir.
Il continuait ce monologue, lorsqu'une main invisible souleva la tapisserie qui masquait une porte dérobée, et livra passage à un jeune homme qui entra brusquement et vint droit à Calderon.
—Rodrigues, dit-il, te voilà de retour à Madrid! Je veux t'entretenir seul un instant; assieds-toi et écoute.
Calderon s'inclina respectueusement, plaça un large [206] fauteuil devant le nouveau venu et alla s'asseoir à quelque distance sur un tabouret.
Faisons maintenant connaître au lecteur celui que Calderon recevait avec tant de déférence. C'était un homme de taille moyenne: son air était sombre, son visage d'une pâleur livide; il avait le front haut, mais étroit, le regard profond, rusé, voluptueux et sinistre; sa lèvre inférieure, un peu forte et dédaigneuse, indiquait que le sang de la maison d'Autriche coulait dans ses veines. À l'ensemble des traits, on devinait un descendant de Charles-Quint. Son maintien assez noble et ses vêtements couverts d'or et de pierreries attestaient que c'était un personnage du plus haut rang.
En effet, c'était l'infant d'Espagne, qui venait causer avec Calderon, son ambitieux favori.
—Sais-tu bien, Rodrigues, dit le jeune homme, que cette porte secrète de ton appartement est fort commode? Elle me permet d'éviter les regards observateurs d'Uzeda, qui cherche toujours à faire sa cour au roi en espionnant l'héritier du trône. Il le payera tôt ou tard. Il te déteste, Calderon, et s'il n'affiche pas publiquement sa haine contre toi, c'est à cause de moi seulement.
—Que Votre Altesse soit bien persuadée que je n'en veux pas à cet homme. Il recherche votre faveur; quoi de plus naturel?
—Eh bien, son espérance sera trompée. Il me fatigue de ses plates et banales flatteries, et s'imagine que les princes doivent s'occuper des affaires de l'État. [207] Il oublie que nous sommes mortels, et que la jeunesse est l'âge des plaisirs.
»Calderon, mon précieux favori, sans toi la vie me serait insupportable; aussi tu me vois ravi de ton retour, car tu n'as pas d'égal pour inventer des plaisirs dont on ne se lasse jamais. Eh bien! ne rougis pas, si l'on te méprise à cause de tes talents, moi, je leur rends hommage. Par la barbe de mon grand-père, quel joyeux temps que celui où je serai roi, avec Calderon pour premier ministre!
Calderon fixa sur le prince un regard inquiet, et ne parut pas tout à fait convaincu de la sincérité de Son Altesse. Dans ses plus grands accès de gaieté, le sourire de l'infant Philippe avait encore quelque chose de faux et de méchant; ses yeux, glauques et profonds, n'inspiraient aucune confiance. Calderon, dont le génie était infiniment supérieur à celui du prince, n'avait peut-être pas autant d'astuce et d'hypocrisie, de froid égoïsme et de corruption raffinée que ce jeune homme presque imberbe.
—Mais, ajouta le prince d'un ton affectueux, je viens te faire des compliments intéressés. Jamais je n'eus plus besoin qu'aujourd'hui de mettre à l'épreuve tout ce que tu as d'imagination, d'adresse et de courage; en un mot, Calderon, j'aime!
—Prince, reprit Calderon en souriant, ce n'est certainement pas votre premier amour. Combien de fois déjà Votre Altesse m'a tenu le même langage!
—Non, répliqua vivement l'infant, jusqu'à ce jour [208] je n'ai pas connu le véritable amour, et je me suis contenté de plaisirs faciles; mais on ne peut aimer ce qu'on obtient trop aisément. La femme dont je vais te parler, Calderon, sera une conquête digne de moi, si je parviens à posséder son cœur.
»Écoute. Hier, j'étais allé avec la reine entendre la messe à la chapelle de Sainte-Marie de l'Épée blanche ; tu sais que l'abbesse de ce couvent est protégée par la reine, dont elle a été autrefois dame d'honneur. Pendant le service divin, nous entendîmes une voix dont les accents ont porté le trouble dans mon âme!
»Après la cérémonie, la reine voulut savoir quelle était cette nouvelle sainte Cécile, et l'abbesse nous apprit que c'était une célèbre cantatrice, la belle, l'incomparable Margarita. Eh bien, que t'en semble? lorsqu'une actrice se fait religieuse, pourquoi Philippe et Calderon ne se feraient-ils pas moines? Mais il faut te dire tout: c'est moi, moi indigne, qui suis cause de cette merveilleuse conversion.
»Voici comment: Il y a de par le monde un jeune cavalier nommé don Martin Fonseca, parent du duc de Lerme; tu le connais. Dernièrement le duc me dit que son jeune parent était amoureux fou d'une fille de basse extraction, et qu'il désirait même l'épouser.
»Ce récit piqua ma curiosité, et je voulus connaître l'objet de cette belle passion. C'était cette même actrice que j'avais déjà admirée au théâtre de Madrid. [209] J'allai la voir, et je fus frappé de sa beauté, encore plus enivrante à la ville qu'au théâtre. Je voulus, mais en vain, obtenir ses faveurs. Comprends-tu cela, Calderon? Je pénétrai de nuit chez elle. Par saint Jacques! sa vertu triompha de mon audace et de mon amour. Le lendemain je tâchai de la revoir; mais elle avait quitté sa demeure, et toutes mes recherches pour découvrir sa retraite furent infructueuses jusqu'au jour où je retrouvai au couvent l'actrice que j'avais connue. Pour rester fidèle à Fonseca, elle s'était réfugiée dans un cloître; mais il faut qu'elle le quitte et qu'elle soit à l'infant d'Espagne. Voilà mon histoire, et maintenant je compte sur toi!
—Prince, dit gravement Calderon, vous connaissez les lois espagnoles et leur rigueur implacable en matière de religion... Je n'oserai...
—Fi donc! point de faux scrupules... ne crains rien. Je te couvre de ma personne sacrée et te mets à l'abri de toute atteinte. Prends donc un air moins sombre. N'as-tu pas aussi ton Armide? Quel est ce billet que tu tiens? N'est-il pas d'une femme? Ah! ciel et terre! s'écria le prince en s'emparant de la lettre: Margarita! Oserais-tu bien aimer celle que j'aime? Parle, traître! mais parle donc!...
—Votre Altesse, dit Calderon d'un ton digne et respectueux, Votre Altesse veut-elle m'entendre?... Un jeune homme que j'ai élevé, qui fut mon premier bienfaiteur, et à qui je dois ce que je suis, brûle de l'amour le plus pur pour Margarita. Il se nomme don [210] Martin Fonseca. Ce matin, il est venu me prier d'intercéder en sa faveur auprès de ceux qui s'opposent à cette union avec Margarita. Ah! prince, ne détournez pas vos regards. Vous ne connaissez pas le mérite de Fonseca: c'est un officier de la plus haute distinction. Vous ignorez la valeur de pareils sujets, de ces nobles descendants de la vieille Espagne. Prince, vous avez un noble cœur. Ne disputez pas cette jeune fille à un illustre soldat de votre armée, à celui dont l'épée défend votre couronne. Épargnez une pauvre orpheline; assurez son bonheur, et cet acte magnanime vous absoudra devant Dieu de bien des plaisirs coupables.
—C'est toi que j'entends, Rodrigues! répliqua le prince avec un sourire amer. Valet, tiens-toi à ta place. Lorsque je veux entendre une homélie, j'envoie chercher mon confesseur; quand je veux satisfaire mes vices, j'ai recours à toi... Trêve de morale!... Fonseca se consolera; et quand il saura quel est son rival, il s'inclinera devant lui. Quant à toi, tu m'aideras dans ce projet.
—Non, monseigneur, et que Votre Altesse me le pardonne.
—Tu as dit non, je crois? N'es-tu pas mon favori, l'instrument de mes plaisirs? Tu me dois ton élévation; veux-tu me devoir ta chute? Ta fortune trop rapide t'a fait tourner la tête, Calderon, prends garde! Déjà le roi te soupçonne et n'a plus en toi la même confiance; Uzeda, ton ennemi, est écouté avec faveur; [211] le peuple te déteste, et si je t'abandonne, c'en est fait de toi!
Calderon, debout, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux pleins d'éclairs sinistres, restait muet devant le prince. Celui-ci, interrogeant la physionomie de son favori, parut vouloir sonder ses pensées.
Tout à coup il se rapprocha de lui, et dit d'une voix émue:
—Rodrigues, j'ai été trop vif: tu m'avais rendu fou; mais mon intention n'était pas de te blesser. Tu es un serviteur fidèle, et je crois à ton attachement. J'avoue même que, s'il s'agissait d'une affaire ordinaire, je trouverais ton raisonnement juste, tes scrupules louables, tes craintes fondées; mais je te répète que j'adore cette jeune fille, qu'elle est maintenant le rêve de toute ma vie, qu'à tout prix il faut qu'elle soit à moi! Veux-tu m'abandonner? veux-tu trahir ton prince pour un officier de fortune?
—Ah! s'écria Calderon avec une apparence d'émotion vraie, je donnerais ma vie pour vous, et je sens ce que me reproche ma conscience pour avoir voulu satisfaire vos moindres caprices. Mais en me prêtant cette fois à vos désirs, je commettrais une trop lâche perfidie! Don Martin a remis entre mes mains la vie de sa vie, l'âme de son âme... Prince, si vous me voyiez traître à l'honneur et à l'amitié, pourriez-vous désormais vous fier à moi?
—Traître, dis-tu? Mais n'est-ce pas moi que tu trahis? Ne me suis-je pas fié à toi? ne m'abandonnes-tu [212] pas? ne me sacrifies-tu pas? Au surplus, comment pourras-tu servir ce Fonseca? comment prétends-tu délivrer la jeune novice?
—Avec un ordre de la cour. Votre royale mère...
—Il suffit! cria le prince en fureur. Va donc! tu ne tarderas pas à te repentir.
Cela dit, Philippe se précipita vers la porte.
Calderon effrayé voulut le retenir; mais le prince lui tourna dédaigneusement le dos et sortit de l'appartement.
À peine le prince fut-il sorti, qu'un vieillard portant le costume ecclésiastique entra dans le cabinet de Calderon.
—Êtes-vous libre, mon fils? demanda le vieux prêtre.
—Oui, mon père, venez, car j'ai besoin de votre présence et de vos conseils. Il ne m'arrive pas souvent de flotter irrésolu entre deux sentiments opposés, celui de l'intérêt et celui de la conscience. Eh bien, je suis placé dans un de ces rares dilemmes.
[213] Calderon raconta sa double entrevue avec Fonseca et avec le prince.
—Vous voyez, dit-il, l'étrange perplexité dans laquelle je me trouve: d'un côté, j'ai des devoirs à remplir envers Fonseca, j'ai engagé ma parole; il est mon bienfaiteur, mon ami; il a été mon pupille; et l'infant d'Espagne veut que je l'aide à séduire la fiancée de ce jeune homme! Ce n'est pas tout: le prince veut encore me faire participer à l'enlèvement d'une novice!... Consommer un rapt, et dans quel lieu, juste ciel! dans un couvent! D'autre part, si je refuse, j'encours la vengeance du prince, et lorsque j'ai déjà presque perdu la faveur du roi pour avoir voulu conserver celle de l'héritier du trône. L'infant, irrité contre moi, encouragera les efforts de mes ennemis; en un mot, toute la cour se liguera pour précipiter ma ruine.
—Vous êtes, en effet, soumis à une terrible épreuve, dit gravement le moine, et je conçois vos craintes...
—Moi craindre! moi, Aliaga! répliqua Calderon avec un rire méprisant; l'ambition véritable a-t-elle jamais connu la crainte? mais ma conscience se révolte.
—Mon fils, répondit Aliaga, quand, nous autres prêtres, nous nous sentons assez puissants pour dominer les rois et fouler leur couronne sous nos pieds, tous les grands de la terre ne sont dans nos mains que des instruments destinés à défendre les intérêts sacrés de la religion. C'est dans ce but que Dieu a voulu que je devinsse le confesseur du roi Philippe. Si alors je te prêtai mon appui, si j'attirai sur toi les faveurs du [214] monarque, c'est que je reconnus que tu étais doué de l'intelligence et de la volonté que les chefs de notre ordre exigent des hommes qu'ils veulent attacher à leur cause. Je te savais brave, habile, ambitieux; je savais que ta volonté forte briserait tous les obstacles qui entravaient ta marche. Tu te souviens du jour de notre rencontre. Il y a quinze ans de cela; c'était dans la vallée du Xenil. Je te vis plonger tes mains dans le sang de ton ennemi; tes lèvres, crispées par la fureur, s'ouvrirent pour exhaler un cri de joie sauvage. Souillé d'un meurtre, tu allais fuir ta patrie, lorsque moi, seul possesseur de ton secret, je me présentai devant toi, je t'interrogeai. En te voyant calme, froid et maître de ta raison: «Voici, me suis-je dit, un homme qui serait pour notre ordre un précieux auxiliaire.»
Le moine s'arrêta. Calderon ne l'écoutait pas; son visage était livide; il tenait ses yeux fermés; sa poitrine, gonflée de soupirs, se soulevait violemment.
—Terrible souvenir! murmura-t-il, fatal amour! Ô Inez! Inez!
—Calme-toi, mon fils, je n'ai pas voulu retourner le poignard dans la plaie.
—Qui parle? s'écria Calderon en frissonnant. Ah! le moine! le moine! Je croyais entendre la voix de la mort. Continue, moine, continue; parle-moi des intrigues de ton ordre, de l'inquisition et des tortures qu'elle a inventées; dis-moi quelque chose qui puisse me faire oublier le passé.
—Non, écoute-moi, Calderon, je veux te révéler [215] l'avenir qui t'attend. Je te disais qu'un soir je te rencontrai, couvert du sang de ton ennemi. Tu allais fuir lorsque je te saisis par le bras: «Ta vie est en mon pouvoir!» m'écriai-je. Ton mépris pour mes menaces, ton dégoût de la vie, me firent penser que le ciel t'avait fait naître pour servir les intérêts de notre ordre et de la religion. Je te mis en sûreté, et tu ne tardas pas à te vouer à notre cause. Plus tard, je te fis nommer précepteur du jeune Fonseca, alors héritier d'une grande fortune. Le second mariage de son oncle et l'enfant que lui donna sa nouvelle femme détruisirent les avantages que notre ordre devait attendre de ta position auprès de ton élève. Mais tout ne fut pas perdu: Fonseca te présenta au duc de Lerme, son parent; je venais d'être nommé confesseur du roi, et je jugeai qu'il était temps de faire arriver dans tes mains les rênes du gouvernement. L'âge avait mûri ton génie, et la haine implacable dont tu étais animé contre les Maures me fit voir en toi l'homme que Dieu suscitait pour chasser d'Espagne cette race maudite. Bref, je devins ton bienfaiteur, et tu ne fus pas ingrat. Tu as lavé ton sang dans le sang des hérétiques; tu n'as plus rien à craindre de la justice des hommes. Qui pourrait retrouver dans Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias, l'étudiant de Salamanque, l'assassin de Rodrigues Nunez? Ne frémis donc plus au souvenir d'un passé qui n'est plus qu'un rêve dans ta vie... Songe à l'avenir: il s'ouvre radieux pour toi si nous marchons toujours ensemble! Osons tout pour arriver au but. Et [216] d'abord il faut que le futur monarque d'Espagne devienne entre nos mains un instrument docile. Tu le tiendras captif dans les liens du plaisir, tandis que nous dominerons par le fanatisme son esprit superstitieux. Le jour où Philippe IV montera sur le trône sera un jour de triomphe pour l'inquisition et tous les fidèles de la chrétienté. L'inquisition doit être notre grande épée, et la postérité verra en nous les apôtres de la foi catholique. Dans une telle entreprise, doit-on se laisser arrêter par des scrupules vulgaires? Non! et, pour obéir à un mouvement généreux, ne t'expose pas à perdre ton empire sur les sens et l'esprit du voluptueux Philippe. Avant tout, sauve ton autorité, car c'est à elle que se rattachent les espérances de ceux qui ont fait de l'intelligence un sceptre.
—Ton enthousiasme et ton fanatisme t'aveuglent, Aliaga, répondit froidement Calderon. Je te l'ai déjà dit, tes grands desseins ne peuvent réussir. Laisse le monde se sauver lui-même. Cependant ne crains rien de moi; mes idées s'identifient avec celles de ton ordre; ma vie même vous appartient, et je ne trahirai pas votre cause. Quant à vos prudents avis, je les mériterai. Mais voici l'heure du conseil, permettez-moi de vous quitter.
Et Calderon rentra dans les appartements intérieurs.
[217] Devant une table couverte de papiers étaient assis le roi d'Espagne et Calderon.
Philippe III était sombre, grave et taciturne. Rien dans son extérieur ni dans ses relations avec son ministre n'eût pu indiquer, même au plus fin observateur, si Calderon était en disgrâce ou en faveur auprès du monarque.
Philippe avait reçu une éducation monacale; l'astuce et l'hypocrisie, nécessités d'une politique despotique, s'alliaient en lui au fanatisme religieux.
Le plus profond silence régnait dans l'appartement; il n'était interrompu que par les brèves remarques du roi et les explications du ministre. Quand ce dernier eut terminé son travail, le roi dit en lançant à Calderon un regard furtif:
—L'infant me quittait quand vous êtes entré; l'avez-vous vu depuis votre retour?
—Oui, sire, il m'a honoré d'une visite ce matin.
—Et de quoi vous êtes-vous entretenus?... d'affaires d'État?
[218] —Votre Majesté sait que son humble secrétaire ne parle qu'avec elle d'affaires politiques.
—Le prince a été votre protecteur, Rodrigues!
—N'est-ce pas Sa Majesté elle-même qui m'a ordonné de rechercher sa protection?
—Oui, c'est moi. Heureux le monarque dont le serviteur fidèle est le confident de l'héritier du trône!
—Sans doute, et si le prince pouvait avoir une pensée contraire aux intérêts de Votre Majesté, j'essayerais de la faire disparaître de son esprit, sinon je vous la révélerais; mais Dieu a béni Votre Majesté en lui donnant un fils soumis et reconnaissant.
—Je le crois; l'amour des plaisirs éteint en lui l'ambition. Je ne suis pas, d'ailleurs, un père trop sévère; conservez sa faveur, Rodrigues; mais n'avez-vous rien fait qui puisse l'offenser?
—Non, sire, je ne pense pas avoir encouru une telle disgrâce.
—Cependant il ne fait plus de toi le même éloge. Je te le dis dans ton intérêt: tu ne peux me servir qu'à la condition d'être l'ami de ceux dont l'affection est douteuse pour moi.
—Sire, les courtisans qui approchent votre fils cherchent à me déconsidérer dans son esprit, afin de gagner sa confiance, et leurs calomnies finissent par m'atteindre.
—Qu'importe ce qu'ils disent de toi! Le peuple et les courtisans font rarement l'éloge des ministres [219] fidèles. Mais, je te le répète, ne perds pas la faveur du prince.
Calderon s'inclina profondément et sortit.
En traversant les appartements du palais, il aperçut dans l'embrasure d'une fenêtre son ennemi juré, le duc d'Uzeda, causant familièrement avec le jeune prince.
Au même instant le duc de Lerme entra par la porte opposée.
Ce dernier fut désagréablement surpris de voir régner entre son fils et le prince une intimité que tous ses efforts n'avaient pu empêcher.
Il fit rapidement à Calderon un signe d'intelligence, et, sans être aperçu de son fils, il sortit par la porte même qui lui avait donné entrée.
Calderon suivit le duc, et ils pénétrèrent dans une chambre dont ce dernier ferma soigneusement la porte.
—Rodrigues, dit-il, que signifie cela? d'où vient cette liaison de mauvais augure?
—Votre Éminence sait que j'arrive de Lisbonne; cette liaison est encore une énigme pour moi.
—Il faut en pénétrer la cause, mon bon Rodrigues. Le prince détestait Uzeda; il faut réveiller en lui les mêmes sentiments, sans cela nous sommes perdus.
—Non pas, s'écria fièrement Calderon; je suis secrétaire du roi, et j'ai des droits à la reconnaissance et à la protection de Sa Majesté.
—Ne t'abuse pas, dit le duc en souriant. Le roi n'a [220] pas longtemps à vivre... je le tiens de son médecin. Sache donc qu'un complot formidable a été formé contre toi. Sans son confesseur et moi, Philippe t'eût déjà sacrifié à la colère du peuple et des courtisans. C'est ton influence sur l'infant qui te sert d'égide. Fais donc en sorte que le duc d'Uzeda n'obtienne jamais l'amitié du prince.
Calderon fit un geste d'assentiment, et le duc entra dans le cabinet du roi.
—Insensé que j'étais, se dit Calderon, moi qui croyais avoir encore une conscience!... Quoi! je serais supplanté par un Uzeda? Non, il n'en sera pas ainsi!
Le lendemain, le marquis de Siete-Iglesias se présenta au lever du prince. L'infant jeta sur Rodrigues un regard sévère, lui tourna brusquement le dos... et il affecta de causer amicalement avec Gonzalez de Léon, un des ennemis de Rodrigues. On vit alors les courtisans, naguère si humbles et si rampants devant Calderon, s'en éloigner prudemment. Mais ce n'était que le commencement de sa disgrâce. Uzeda parut bientôt: l'infant courut à lui, et un instant après on les vit entrer ensemble dans le cabinet particulier du prince.
—L'étoile de Calderon pâlit,—se dirent les courtisans.
Mais l'orgueilleux ministre ne fut pas de cet avis; un sourire de triomphe ne quitta pas ses lèvres, et ses joues pâles se colorèrent d'une vive rougeur quand il fendit la foule pour monter dans sa voiture et retourner à son palais.
[221] À peine Calderon s'était-il retiré dans son cabinet, que Fonseca, fidèle au rendez-vous, se faisait annoncer.
—Eh bien, Rodrigues, avons-nous de bonnes nouvelles?
Calderon hocha tristement la tête.
—Mon cher pupille, dit-il d'un ton plein de cordialité, nul espoir ne vous reste; oubliez un vain rêve; retournez à l'armée. Je puis vous assurer de l'avancement, un grade magnifique, mais il n'est pas en mon pouvoir de vous faire obtenir la main de Margarita.
—Et pourquoi? s'écria Fonseca pâle d'émotion; d'où vient un changement si soudain? Est-ce que la reine?...
—Je ne l'ai pas vue; mais le roi s'est formellement prononcé à l'égard de la jeune novice. L'inquisition est du même avis; l'Église crie au scandale: elle se plaint de la perte de son autorité; personne n'ose intercéder en faveur de Margarita.
—Ainsi, Rodrigues, il n'y a plus d'espoir?
—Non; ne songez plus maintenant qu'à la glorieuse vie des camps. Tâchez d'oublier Margarita.
—Jamais! s'écria le jeune homme. Quoi! j'aurais mainte fois versé mon sang pour le service du prince, et je ne pourrais pas obtenir une faveur qu'il lui était si facile de m'accorder? Puisqu'il en est ainsi, je brise mon épée! Mais, crois-le bien, Calderon, je ne renonce pas à mon projet. Margarita ne restera pas enterrée dans son tombeau vivante; je saurai braver les espions du saint-office et pénétrer dans le cloître; j'enlèverai [222] la femme que j'aime, et j'irai avec elle dans un pays étranger chercher le bonheur qu'on me refuse en Espagne. Je ne crains ni l'exil ni la pauvreté, et je ne demande au ciel que ma maîtresse: j'obtiendrai le reste avec mon épée.
—Ainsi, vous persistez à vouloir enlever Margarita? dit Calderon d'un ton distrait: après tout, c'est peut-être le plus sage si vous vous y prenez adroitement et avec les précautions nécessaires. Mais avez-vous le moyen de voir Margarita?
—Oui, hier je suis allé au couvent, et, comme la chapelle est une des curiosités de Madrid, j'ai pu y pénétrer sans exciter le moindre soupçon. Le hasard m'a servi, et j'ai reconnu dans le portier un ancien serviteur de mon père. C'est un vieux soldat dégoûté de sa nouvelle profession, et qui consent à me suivre. Il doit remettre une lettre à Margarita, et j'aurai la réponse aujourd'hui même.
—Don Martin, que le ciel vous protége! je vous aiderai de tout mon pouvoir, répliqua Calderon en faisant un signe d'adieu au jeune homme, qui s'éloignait sans remarquer le trouble et la pâleur de Rodrigues.
[223] Le lendemain, au grand désappointement des courtisans, l'infant d'Espagne et Calderon se promenèrent ensemble au Prado, et Rodrigues accompagna encore le prince au théâtre. Son influence sur l'héritier du trône paraissait plus grande que jamais.
Cette rupture, suivie d'une réconciliation si prompte, était une énigme pour tous. Les uns l'attribuaient à un caprice du prince, les autres soutenaient que c'était une comédie imaginée par l'astucieux Calderon pour humilier le duc d'Uzeda, qui ne s'était réchauffé un instant aux rayons du soleil levant que pour être plongé ensuite, aux yeux de tous, dans la plus complète obscurité.
Cependant Fonseca réussissait au delà de ses espérances. La pauvre Margarita, qui avait quitté un monde qu'elle aimait pour la solitude glaciale du cloître, fut bientôt dégoûtée de la vie monotone du couvent. Sa seule consolation était de penser qu'elle n'était entrée dans cet asile désolé que pour rester fidèle à Fonseca [224] et échapper aux poursuites dangereuses de l'infant d'Espagne. En mourant, sa vieille nourrice avait révélé un grand secret à Margarita, puis elle lui avait remis une lettre écrite de la main de sa mère. Cette lettre avait fait verser bien des larmes à la jeune fille, et lui avait appris ce qu'il y a parfois de force, de constance, de tristesses et d'angoisses dans l'amour d'une femme. Un affreux pressentiment s'était emparé de Margarita; elle crut que la fatale destinée de sa mère projetait une ombre sur sa propre existence, et cette pensée lui avait fait rechercher la paix du cloître.
Quand, par l'entremise du portier, la jeune fille reçut la lettre de Fonseca, lettre où respirait la passion la plus profonde, la plus vraie, elle ressentit une grande émotion. La nature reprit ses droits, et le cœur de Margarita se rouvrit aux plus doux sentiments. La novice n'avait pas encore prononcé les vœux terribles qui devaient à jamais la retrancher du monde. Elle pouvait donc être à l'homme qu'elle aimait. La jeune fille répondit à Fonseca; elle lui parla des dangers auxquels il s'exposait; mais chaque mot de cette lettre était dicté par l'amour et devait ranimer l'espoir du jeune homme. Cédant à son propre cœur et aux sollicitations de son amant, Margarita consentit à fuir le couvent, et à fuir avec Fonseca.
Dans la soirée, le jeune officier vint trouver Calderon. Le marquis était descendu dans les jardins de son palais. La lune projetait ses pâles lueurs à travers les allées d'orangers et de grenadiers; on voyait ses [225] blancs rayons se jouer en nappe argentée sur le marbre des statues qui peuplaient cette délicieuse retraite. L'air doux et tiède n'était troublé que par les murmures des fontaines, dont les jets d'eau, éparpillés par la brise, retombaient en pluie scintillante. Au-dessus de ces jardins régnait une terrasse immense d'où l'on voyait dans le lointain se dessiner les sombres monuments de Madrid et les dômes de ses églises.
Sur cette terrasse, Calderon, debout, appuyé contre le tronc d'un aloès gigantesque qui l'enveloppait de son ombre, était plongé dans une sombre rêverie.
—D'où vient que je frissonne? dit-il à demi-voix. Ah! c'est à cette heure fatale que j'appris que je venais d'être déshonoré par un lâche; c'est à ce moment que je l'ai tué! Et depuis ce jour, quelle révolution dans ma vie! Le crime m'a porté au faîte des honneurs! Et pourtant, comme elle était paisible et heureuse, cette vie d'études à Salamanque! Alors j'avais foi en elle ; je me laissais guider par la flamme de ses yeux, dans lesquels je lisais ma destinée, comme l'astrologue lit dans les étoiles du ciel; mais l'âge d'or n'a duré qu'un jour: le paradis s'est changé en enfer!
Le bruit des pas rapides de Fonseca arracha Calderon à sa rêverie. Il se retourna brusquement. Il fit un effort suprême pour composer son visage et en effacer toute trace d'émotion. Quand Fonseca parut devant lui, la figure de don Rodrigues était calme et sereine.
—Réjouissons-nous, cher Rodrigues! Elle consent enfin, et je viens réclamer l'appui que vous m'avez promis.
[226] —Et le portier du couvent, est-ce un homme auquel on puisse se fier?
—Comme à moi-même.
—Avez-vous une clef pour ouvrir la porte de la chapelle?
—La voici; Margarita doit se cacher dans un confessionnal après la prière du soir.
—Bien, tâchez de remplir convenablement votre rôle; voici comment je me suis acquitté du mien: Je connais dans un des faubourgs de Madrid, sur la route de Fuencarras, une maison isolée. Le propriétaire est de mes amis. Des chevaux et des déguisements seront mis par lui à votre disposition. Un de mes secrétaires vous remettra un passe-port. Demain je serai informé le premier de l'enlèvement de la novice, et je ferai en sorte de dépister ceux qu'on mettra à sa poursuite. N'ai-je pas tout bien arrangé, cher Fonseca?
—Vous êtes notre ange gardien! s'écria don Martin avec enthousiasme. Demain, à minuit, nous irons à la maison que vous venez de m'indiquer.
Fonseca quitta le palais le cœur plein de joie; mais, au détour de la rue, six hommes appostés depuis les premières heures de la soirée se précipitèrent pour lui barrer le passage.
—C'est à don Martin Fonseca que j'ai l'honneur de parler? dit le chef de la bande.
—À lui-même.
—Au nom du roi, je vous arrête!
—Vous m'arrêtez? et pourquoi? qu'ai-je fait?
[227] —Voici le mandat signé de Son Éminence le duc de Lerme. On vous accuse de désertion.
—Tu mens, misérable! le général m'a permis de quitter le camp.
—Que nous importe? suivez-nous.
Fonseca, naturellement bouillant et impétueux, ne put calculer froidement les suites de sa résistance. L'arrêter, l'emprisonner la veille du jour où il devait délivrer Margarita!
Un pareil malheur le plongeait dans un désespoir qui faisait disparaître à ses yeux toute autre considération. Il tira son épée, renversa l'alguazil qui s'opposait à son passage; mais les alguazils cernèrent le jeune officier et le choc des épées se fit entendre. Soudain, la rue, qui n'était que faiblement éclairée par la lune, fut inondée de lumière.
Des laquais portant des torches arrivèrent en foule en criant:
—Place au noble marquis de Siete-Iglesias!
À ce nom, Fonseca laissa tomber son arme, et les alguazils firent place.
Un homme au visage pâle, aux yeux étincelants, parut au milieu du groupe: c'était Calderon.
—Pourquoi tout ce bruit à pareille heure? dit sévèrement le ministre.
—Rodrigues, cria Fonseca, je suis heureux de votre arrivée. Ces misérables ont osé porter la main sur un officier espagnol, en se disant porteurs d'un ordre du duc de Lerme.
[228] —Avez-vous en effet un mandat d'arrêt contre ce gentilhomme? demanda Calderon au chef des alguazils.
Celui-ci présenta l'ordre dont il était porteur.
Calderon le lut lentement, le rendit à l'alguazil, et puis, prenant à part Fonseca:
—Êtes-vous fou? lui dit-il à voix basse, croyez-vous pouvoir résister aux lois? Si je n'étais arrivé à propos, pour un mince délit dont on vous accuse, vous alliez commettre un crime capital. Suivez ces gens, ne craignez rien. Je verrai le duc et j'obtiendrai votre mise en liberté. Demain, nous irons ensemble au rendez-vous convenu.
Fonseca, le cœur gonflé de rage, allait répliquer; mais Rodrigues se hâta de lui imposer silence. Le ministre se tourna ensuite vers les alguazils.
—Il y a ici, dit-il, une erreur qui sera réparée demain. Traitez ce gentilhomme avec le respect et la considération dus à sa naissance et à son mérite. Allez, don Martin, ajouta-t-il à voix basse, allez, sinon Margarita est à jamais perdue pour vous.
Vaincu par cette menace, Fonseca remit son épée dans le fourreau et suivit les alguazils en gardant un morne silence.
Calderon, immobile et absorbé dans ses réflexions, les laissa froidement s'éloigner. Bientôt, chassant une pensée importune, il donna ordre à ses gens de le précéder, puis il remonta dans sa voiture et se fit conduire chez le prince d'Espagne.
[229] Le lendemain, à midi, Calderon vint voir Fonseca dans sa prison. Le jeune officier était assis près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur une cour sombre et spacieuse. Sa physionomie trahissait un violent désespoir.
Il se leva dès qu'il vit entrer Calderon.
—Enfin, s'écria-t-il, vous venez me rendre à la liberté? Vous en avez l'ordre sur vous?
—Pas encore, mon cher Fonseca; mais soyez sans inquiétude, j'ai vu le duc. Le motif de votre arrestation est tel que je le soupçonnais: quelques paroles imprudentes que vous avez laissé échapper. Vous avez trahi dans ces paroles la résolution de ne jamais renoncer à Margarita. Le duc de Lerme ne veut pas de cette mésalliance. Votre captivité se prolongera si vous ne prenez pas l'engagement solennel de laisser Margarita prendre le voile.
Fonseca, que ces paroles faillirent rendre fou, regarda Calderon avec des yeux hagards. Calderon continua:
[230] —Cependant il ne faut désespérer de rien. Patience! le duc finira peut-être par se laisser fléchir, et d'ailleurs je me sens le courage, pour servir vos intérêts, d'appeler de la sentence du duc au roi lui-même.
—Et ce soir elle m'attend! s'écria le jeune homme; ce soir elle devait être libre!
—On lui dira ce qui est arrivé; nous avons des intelligences dans la place.
—Retirez-vous, faux ami, ministre sans pouvoir! Sont-ce là vos promesses de me venir en aide? Mais je ferai connaître à Sa Majesté elle-même le malheur qui m'accable. Je verrai si Philippe ni réserve un pareil traitement aux défenseurs de sa couronne. Don Rodrigues, voulez-vous porter une lettre à votre maître? Ce service est le seul que je réclame de vous.
—Non, Fonseca, je ne veux pas vous perdre. Cette lettre, le roi la montrerait au duc de Lerme. Ce n'est pas ainsi que les hommes sensés doivent supporter l'infortune: serais-je aujourd'hui ministre si, à chaque revers qui m'accablait, j'eusse agi sans réflexion et comme un homme en délire? Voyons, examinons ce qui nous reste à faire.
—Avant ce soir je prétends être libre, sinon je ne veux rien entendre.
—Écoutez... une idée me frappe! on veut, pour vous rendre la liberté, que vous renonciez à Margarita. Mais qu'arriverait-il si le duc de Lerme pouvait croire que c'est la novice qui vous abandonne; si, par exemple, elle s'échappait du couvent, comme cela est convenu, [231] et qu'on parvînt à persuader au duc qu'elle s'est fait enlever par un autre que vous.
—Ah! pas un mot de plus!
—Pourquoi? Mais pesez donc tous les avantages d'un pareil stratagème. Il vous sauvera tous deux; si elle s'échappe seule, le duc n'aura aucun intérêt à la poursuivre; elle pourra en sûreté gagner la France, et courra mille fois moins de dangers que si elle fuyait avec vous, qui occupez dans l'État un rang considérable. L'inquisition, qui déteste la noblesse, vous accuserait de sacrilége; votre captivité éloignera tout soupçon de complicité avec Margarita, et le projet que vous avez formé réussira mieux qui si vous l'exécutiez personnellement. Le duc de Lerme, qui croira que dans votre cœur le ressentiment a tué l'amour, vous rendra la liberté, et vous rejoindrez Margarita.
—Mais, dit Fonseca, frappé par le raisonnement de Rodrigues, qui donc prendra ma place auprès de Margarita? Qui donc l'enlèvera du couvent?
—Ne ferais-je pas cela pour vous? dit Calderon en souriant. J'emmènerai Margarita au rendez-vous indiqué: elle y restera cachée jusqu'au jour où le saint-office cessera ses poursuites. Puis je la ferai conduire au lieu qu'il vous plaira de désigner.
—Et vous croyez que Margarita consentira à suivre un étranger? Non, c'est impossible, je n'approuve pas ce projet!
—Eh bien, à parler franchement, il ne me sourit pas davantage, répliqua froidement Calderon; les dangers [232] que je me proposais de courir pour vous sont trop imminents. Je ne vous aurais pas fait cette offre, Fonseca, si je n'y eusse été poussé par la pensée que voici: si le duc de Lerme allait voir la jeune novice, s'il l'effrayait par ses menaces, s'il décidait l'abbesse à abréger le noviciat, la jeune fille serait à jamais perdue pour vous.
—Ils ne le feront pas! ils ne l'oseront pas!
—L'orgueil fait tout oser! Cherchez un autre plan!... Comptez-vous pouvoir vous évader d'ici? C'est impossible: il faut donc vous fier à moi.
Fonseca, sans répondre, fit plusieurs fois le tour de l'appartement. Puis il s'arrêta en face du ministre.
—Calderon, dit-il, je n'ai pas la liberté du choix, il faut donc que je me fie à votre amitié: je vais écrire à Margarita.
En remettant la lettre à Calderon, le jeune homme se détourna pour ne pas lui laisser voir son agitation.
Calderon était profondément ému, sa main trembla en saisissant la lettre.
—N'oubliez pas, dit Fonseca, que je remets ma vie entre vos mains.
Rodrigues, sans répondre, ouvrit la porte pour sortir.
—Arrêtez! reprit Fonseca. J'oubliais une chose essentielle... Voici la clef de la chapelle, le mot d'ordre pour le portier est Grenade . Mais, j'y pense, il s'attendait à me suivre avec Margarita.
—J'arrangerai cela. Adieu! Demain vous apprendrez que tout a réussi. Jusque-là soyez calme et gardez-vous de commettre la plus légère imprudence.
[233] Minuit venait de sonner à la chapelle du couvent. Le long des murs sombres du vieil édifice s'avança lentement un homme de haute taille, enveloppé d'un manteau; le bruit de ses pas éveilla de longs échos dans le lieu saint; puis d'un confessionnal sortit une blanche forme de femme, et une douce voix murmura:
—Est-ce toi, Fonseca?
—Venez, répondit-on à voix basse.
Cette voix, qui lui était inconnue, fit reculer Margarita toute tremblante; mais l'homme la saisit par le bras et l'entraîna rapidement hors de la chapelle. Au dehors, le portier les attendait; il tenait un manteau qu'il jeta sur les épaules de la novice. L'étranger fit avancer une voiture, Margarita y monta avec lui, et les chevaux partirent ventre à terre.
Interdite et à moitié morte de frayeur, la novice ne comprit d'abord rien à ce qui se passait. Quand elle eut repris ses sens, elle se vit seule avec un inconnu.
[234] —Où me conduisez-vous? demanda-t-elle. Où est Fonseca?
—Ne soyez pas étonnée, senora, si don Martin n'est pas à vos côtés; il m'a remis une lettre que dans un instant vous pourrez lire, et alors vous saurez tout.
La voiture s'arrêta devant une maison isolée. Calderon descendit et frappa deux coups à la porte. Un vieillard, qu'à sa barbe pointue et à ses traits anguleux on reconnaissait pour un fils d'Israël, vint ouvrir aussitôt.
Calderon lui dit quelques mots à voix basse; puis, avec une grande politesse, il aida Margarita à descendre. Il la conduisit, par un escalier rapide et sombre, dans une chambre richement meublée. Dans tous les angles de cette pièce, des candélabres d'argent massif étincelaient sur des piédestaux de marbre blanc. Au milieu de l'appartement était dressée une table couverte de vins exquis et de fruits les plus rares. Le luxe de cette chambre contrastait étrangement avec l'extérieur délabré de la maison et l'aspect du juif ignoble et dégoûtant qui en était le gardien.
Calderon donna à la novice la lettre de Fonseca.
La jeune fille la lut avidement.
Pendant cette lecture, Rodrigues tint constamment sur elle son œil inquiet et fixe.
Rodrigues avait résolu de se prêter aux désirs du prince, car sa fortune dépendait de sa complaisance; mais son intention n'était pas de sacrifier entièrement Fonseca.
[235] Plein de mépris pour l'espèce humaine, ne voyant partout que fourberies et trahisons, Calderon n'était pas convaincu, comme l'était Fonseca, que l'ancienne actrice fût un ange de vertu et de dévouement.
Il voulait savoir si elle résisterait aux manœuvres hardies et aux offres séduisantes de l'infant d'Espagne; si elle succombait, il conservait les grâces du prince et l'amitié de Fonseca, en lui prouvant que Margarita était indigne de son amour. Mais si la jeune fille résistait à l'infant, il était fermement décidé à la faire échapper et à protéger sa fuite, sans pouvoir être accusé par le prince de complicité. C'est ainsi que Calderon conciliait deux choses fort opposées: la conscience et l'ambition.
Mais, tandis que ses regards étaient fixés sur Margarita, d'étranges pressentiments l'assaillirent; son cœur, plein des souvenirs du passé, battit précipitamment dans sa poitrine. L'innocence et la grâce exquise de la jeune novice, ses formes délicates et presque aériennes, tout, en un mot, semblait lui faire un reproche de sa trahison et éveiller dans son âme une profonde pitié.
La lecture de la lettre de Fonseca redoubla les angoisses secrètes de la jeune fille. Elle se tourna vers Calderon; l'aspect et les traits de cet homme la frappèrent.
Il venait d'ôter son manteau et son chapeau.
Leurs regards se rencontrèrent. Soudain Margarita, qui semblait anéantie, tressaillit et poussa un cri perçant.
[236] —Calderon! s'écria-t-elle, don Rodrigues Calderon! Est-ce votre nom? n'en avez-vous jamais eu d'autre?
À peine eut-elle prononcé ces mots, qu'elle s'approcha de lui toute tremblante.
—Calderon est mon nom, balbutia le marquis d'une voix émue.
La novice vint se placer si près de Calderon, qu'elle sentit sur son front le souffle de cet homme. Alors, lui saisissant le bras, elle attacha sur ses traits un regard si perçant, si scrutateur et si profond, que Calderon ne put se défendre d'une terrible pensée. Un instant il crut que la pauvre novice était folle.
Margarita leva lentement ses grands yeux noirs sur la glace qui réfléchissait son visage et celui de Calderon.
La fraîcheur et le vif incarnat des joues de la novice avaient fait place à une pâleur livide, pareille à celle du visage de Calderon. Il y avait alors entre ces deux personnes ainsi groupées une ressemblance saisissante... Tous deux se regardèrent dans la glace, et en furent à l'instant frappés. Ils poussèrent un cri douloureux.
Margarita porta sa main frémissante dans les plis de sa robe, en tira un petit portefeuille fermé avec des agrafes d'argent. Elle pressa le ressort, l'ouvrit, et dévora du regard un portrait en miniature, qu'elle compara au visage altéré de Rodrigues.
[237] Sur ces entrefaites, Fonseca s'était rendu au couvent de Sainte-Marie de l'Épée blanche , mais il n'y trouva plus le portier. Il courut à la maison que Calderon lui avait indiquée. Il allait entrer, quand soudain il entendit prononcer son nom. Il s'approcha du lieu d'où partait la voix, et reconnut, blotti dans un enfoncement du mur, le portier du couvent.
—C'est vous, don Martin? dit-il. Les saints en soient bénis! On vous a indignement trompé.
—Parle, voyons, n'hésite pas; dis-moi toute la vérité.
—Je connaissais le gentilhomme qui est venu enlever la novice; j'ai tremblé pour vous lorsque j'ai vu Calderon prendre la jeune fille dans ses bras et la placer dans la voiture; mais je me suis rassuré en pensant que j'allais, comme c'était convenu, l'accompagner dans sa fuite. Il n'en fut pas ainsi. «Cache-toi, me dit sèchement don Rodrigues; demain, je te fournirai les moyens de quitter Madrid.» Je ne sus que répondre, [238] mais je suivis la voiture. Je connais cette maison; c'est un lieu infâme: c'est le théâtre des orgies et des débauches de l'infant d'Espagne; chaque nuit qu'il y passe porte le déshonneur dans une famille.
—Ciel! s'écria Fonseca; mais j'entends du bruit, j'entends des cris dans cette odieuse maison!
Il allait enfoncer la porte lorsqu'elle s'ouvrit tout à coup.
Au milieu des cris confus et inarticulés, on distinguait le bruit d'une lutte. Fonseca s'avança rapidement. Un juif, précipité en bas de l'escalier, vint tomber à ses pieds. Ensuite parut Calderon. Il tenait son épée d'une main et soutenait Margarita de l'autre. Un autre homme cherchait à le retenir, mais en vain.
—Fonseca! cria Margarita, qui aperçut le jeune homme, sauve-moi!
—Oui, dit don Martin d'une voix de tonnerre, je viens te sauver et punir un lâche! Laisse ta victime, Rodrigues, et défends toi!
En parlant ainsi, il croisa son épée contre celle de Calderon.
—Ce n'est pas lui qu'il faut frapper! cria Margarita en se précipitant sur le sein de son père.
Il était trop tard.
Fonseca, transporté de rage, n'entendit rien, ne comprit rien. D'une main plus assurée, il avait dirigé son épée contre la poitrine de celui qu'il croyait son [239] ennemi. Mais ce ne fut pas Calderon qu'il atteignit au cœur. Ce fut Margarita, qui tomba baignée dans son sang aux pieds du pauvre insensé.
—Mortes toutes deux! murmura Calderon.
Et il tomba aux côtés de sa fille, comme s'il eût été frappé du même coup.
En ce moment le prince d'Espagne descendit l'escalier. Il était livide, et ses pieds furent arrosés du sang de la vierge martyre!
—Misérable! qu'as-tu fait? dit-il à Fonseca.
La jeune fille expirante tourna vers Fonseca ses yeux pleins d'une expression céleste; ensuite elle se traîna sur le sein de Rodrigues, et dit d'une voix éteinte:
—Pardonne-lui, mon père, je dirai à ma mère que tu m'as bénie.
À la suite de ce terrible événement, plusieurs jours se passèrent sans qu'on entendît parler de Calderon à la cour, où l'on ne pouvait s'expliquer son absence. Les ennemis de Calderon profitèrent de son éloignement. Le complot formé contre lui allait éclater. Les partisans d'Uzeda avaient maintenant pour eux l'inquisition. Aliaga, nommé grand inquisiteur, préparait avec eux la perte de Calderon. Mille infernales calomnies avaient été inventées contre le favori, et le roi, qui n'avait pas été prévenu du motif de son absence, soupçonnait la conduite de Rodrigues, et se montrait profondément irrité contre lui.
Le duc de Lerme, accablé d'années et d'infirmités [240] ne pouvait pas lutter contre ses ennemis. Dans son désespoir, il appelait Calderon, mais ce puissant allié ne reparaissait pas. La tempête éclata soudain.
Un soir, le duc de Lerme reçut, avec sa destitution, l'ordre de quitter la cour. Par une coïncidence bizarre, Calderon entra dans le cabinet du duc au moment où celui-ci recevait le message du roi. Un affreux changement s'était opéré dans la personne de Rodrigues. Ses regards étaient mornes et glacés, ses joues creuses et blêmes; en quelques jours il avait vieilli de quarante ans.
—Duc de Lerme, dit-il d'une voix sépulcrale, je suis enfin de retour.
—Que le ciel en soit béni! Calderon, pourquoi m'avoir quitté? Qu'es-tu devenu? Cours trouver le roi; dis-lui que je ne suis pas malade, que je n'ai pas besoin de repos. Fais-lui comprendre l'indigne conduite d'un fils dénaturé. On veut me bannir, Calderon; me bannir! Va trouver l'infant; il s'est renfermé dans son palais; il refuse de me voir; mais toi, il te recevra.
—Ah! l'infant d'Espagne... nous avons des raisons pour bien nous aimer.
—Oui, certainement, vous en avez. Hâte-toi donc, Calderon; ne perds pas une minute. Dois-je être banni, Rodrigues? dois-je être banni? répétait le malheureux vieillard. Va, ajouta-t-il, va, je t'en supplie; sauve-moi. Je t'aime, mon bon Rodrigues, je t'ai toujours aimé. Laisserons-nous triompher nos ennemis?
[241] Soudain, tant est grande la force de l'habitude, Calderon retrouva toute son ardeur, tout son génie d'autrefois. Un éclair jaillit de ses yeux; il redressa sa taille imposante.
—Je croyais, dit-il, qu'il ne me restait plus qu'à quitter la vie; mais je veux faire encore un suprême effort, et ne pas vous abandonner à l'heure du danger. Je verrai le roi! Ne craignez rien, monseigneur, je ferai voir à Uzeda que mon étoile n'a pas encore pâli.
Calderon dégagea ses mains de l'étreinte du cardinal et se dirigea vers la porte.
Trois coups secs retentirent en ce moment. Rodrigues ouvrit, et vit l'antichambre remplie d'hommes vêtus d'un sombre uniforme.
C'étaient les officiers du saint-office.
—Restez, lui dit une voix sinistre, restez, Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias; au nom de la très-sainte inquisition, je vous arrête!
—Aliaga! s'écria Calderon, qui recula saisi d'horreur.
—Silence! dit le jésuite.—Officiers, emmenez votre prisonnier.
—Adieu, bon vieillard, dit Calderon en se retournant vers le duc, ta vie est sauve au moins. Quant à moi, je défie la destinée! Emmenez-moi.
L'infant d'Espagne fut bientôt remis de l'émotion que la mort de Margarita lui avait causée. De nouveaux plaisirs lui firent tout oublier; il n'eut pas même de remords.
[242] Il se montra en public peu de jours après l'arrestation de Calderon, et crut devoir intercéder le roi en faveur de son ancien favori; mais, quand bien même l'inquisition eût consenti à lâcher sa proie, et Uzeda à oublier ses ressentiments, la joie du peuple fut si grande lorsqu'il apprit la chute du redoutable secrétaire, qu'il eût fallu un monarque plus hardi que Philippe III pour braver ces clameurs et sauver le ministre déchu.
Un jour, un officier qui attendait le lever du prince, dont il était un des favoris, lui présenta une pétition afin d'obtenir de Son Altesse royale un grade vacant dans l'armée.
—Et quel est donc, demanda l'infant, celui qui s'est fait tuer si à propos pour que tu obtiennes une promotion?
—C'est don Martin Fonseca, monseigneur.
Le prince tressaillit et tourna le dos au solliciteur, qui, à dater de ce jour, perdit les bonnes grâces du prince.
Cependant l'année s'écoulait, et Calderon languissait encore dans son cachot. Enfin, l'inquisition ouvrit le noir registre de ses accusations. C'était un tissu d'absurdités révoltantes et d'infâmes calomnies. Le premier des crimes dont on l'accusa fut celui de sorcellerie. Calderon soutint toutes les accusations avec une dignité qui confondit ses ennemis. On lui fit subir la torture, et tous les historiens ont rendu témoignage de l'héroïsme que montra cet homme étrange.
[243] À cette époque Philippe III mourut, et l'infant d'Espagne monta sur le trône. Le peuple crut alors qu'on allait lui ravir sa victime: il se trompait. Autre temps, autres soins. Le roi Philippe IV avait complétement oublié celui qui avait été le favori de l'infant d'Espagne.
De son côté, don Gaspar de Guzman, qui, tout en affectant de servir les intérêts d'Uzeda, convoitait secrètement le monopole de la faveur royale, vit dans Calderon un obstacle qui, tôt ou tard, pourrait l'empêcher d'atteindre son but. Il lui importait donc de faire ordonner promptement le supplice de don Rodrigues. L'inquisition procédait trop lentement au gré de son impatience, car le terrible tribunal semblait surseoir à prononcer une sentence de mort. Pourtant, on finit par le condamner à mourir sur l'échafaud.
Calderon sourit en entendant prononcer cet arrêt.
Par un beau jour d'été, une foule immense se pressait sur la place du pilori, à Madrid.
Des cris de joie sauvage éclatèrent dans les airs quand don Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias, arriva sur la plate-forme de l'échafaud. Mais quand le peuple chercha du regard le favori à la taille imposante, tel qu'il lui était apparu dans tout l'éclat de sa jeunesse, alors qu'il courbait toutes les volontés sous sa main puissante, et qu'au lieu du colosse superbe qu'il s'attendait à contempler, il aperçut un [244] vieillard; lorsqu'il vit ce front sillonné de rides et ces traits sur lesquels la douleur avait laissé son empreinte, le peuple, dont les instincts sont généreux, fit succéder aux cris de rage des cris d'indignation pour les bourreaux et de pitié pour la victime.
À côté de Calderon se tenait un prêtre qui lui offrait les consolations de la religion.
—Courage, mon fils, disait le ministre de l'Évangile, Dieu vous tiendra compte des souffrances que vous avez endurées sur la terre. Acceptez-les comme une expiation, et bénissez la main de Dieu qui vous les envoie.
—Oui, répondit Calderon, à cette heure suprême, je bénis la main de Dieu. Gloire à lui, si les tourments que j'ai soufferts ici-bas, et que termine le supplice, peuvent apaiser son courroux. Inez, murmura Calderon, le destin de ta fille et le mien vengent ta mort!
Le peuple, immobile, osait à peine respirer. Il regardait cet homme avec respect et admiration. Une minute après, un gémissement sourd, lugubre, partit du sein de la foule, et le bourreau éleva en l'air une tête sanglante et livide.
Deux spectateurs, placés sur un balcon, avaient suivi d'un regard attentif toutes les scènes du drame terrible qui venait de se dénouer sur l'échafaud.
—Périssent ainsi tous mes ennemis! s'écria le duc d'Uzeda.
—On doit tout sacrifier, amis et ennemis, aux ordres [245] et à la gloire de la religion, répliqua le grand inquisiteur en faisant le signe de la croix.
Tous deux quittèrent le balcon et rentrèrent au palais d'Uzeda.
—Don Gaspar de Guzman est maintenant avec le roi, dit le duc: j'attends à chaque instant l'ordre de me rendre auprès de Sa Majesté.
—Mon fils, répondit Aliaga en hochant la tête, je ne partage pas vos espérances. Je sais lire au fond des cœurs et deviner les caractères. Croyez-le bien, don Gaspar de Guzman ne souffrira auprès de lui aucun rival; il n'admettra personne à partager la faveur du maître.
Ils parlaient encore lorsqu'ils virent entrer un gentilhomme de la chambre du roi, qui remit à chacun d'eux une lettré signée de Sa Majesté, et ainsi conçue:
«Le duc d'Uzeda et le grand inquisiteur, dom fray Louis de Aliaga, ont perdu leurs titres et leurs dignités; ils devront, s'ils ne veulent pas être traités en sujets rebelles, quitter à l'instant même le royaume d'Espagne.»
Ainsi, ni le caractère sacré du grand inquisiteur, ni les habiles manœuvres du duc d'Uzeda, ne purent les préserver d'une disgrâce.
Quelques instants après, la foule qui remplissait la place apprit la décision du monarque, et, toujours inconstante, [246] elle reçut avec acclamation le nom du nouveau ministre. On entendit le cri poussé par un peuple immense:
—Vive don Guzman Olivarez le réformateur!
L'écho des acclamations parvint jusqu'à Philippe IV, qui était avec son nouveau ministre.
—Quel est ce bruit? demanda vivement le roi.
—Sire, c'est sans doute votre bon peuple qui applaudit à l'exécution de Calderon, répondit don Guzman.
Philippe IV se couvrit le visage de ses mains, parut un instant absorbé dans une profonde rêverie; puis, se retournant vers Olivarez, il lui dit avec un sourire sardonique:
—Comte, telle est la morale d'une vie de courtisan.
Le duc d'Olivarez, qui, disgracié plus tard, finit dans l'exil sa longue carrière, dut se rappeler plus d'une fois les paroles de son royal maître et les circonstances dans lesquelles il les avait prononcées.
FIN
Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées. La graphie ancienne (dyssenterie, protégent, complétement, etc.) a été conservée. Nous croyons également que :