Title : La débâcle impériale: Juan Fernandez
Author : Werner Scheff
Translator : Charles Schacher
Release date
: August 21, 2012 [eBook #40551]
Most recently updated: October 23, 2024
Language : French
Credits
: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net
WERNER SCHEFF
LA DÉBACLE IMPÉRIALE
ROMAN
ADAPTÉ DE L’ALLEMAND
———PAR———
CHARLES SCHACHER
=====PARIS=====
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN, 9
=====1922=====
3 e mille
Harry SCHEFF
—————
La Débâcle Impériale
————
J
uan
F
ernandez
Adapté de l’Allemand par SCHACHER
PARIS
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIV
e
)
CHAPITRE PREMIER, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX
Les Possibilités sont sans bornes pour l’homme, mais les impossibilités aussi, bien que ce semble être là une contradiction. Entre ces deux Infinis, l’un qui lui appartient l’autre qui lui échappe, s’étend sa Patrie!
E MILE S IMMEL .
Le soir tombe sur la terre allemande.
Dans le rapide qui l’emporte, Thor de Tornten embrasse de tous ses regards le paysage familier: la Patrie.
Une tiédeur vient du dehors, mais sur l’esprit du jeune officier de marine pèse toujours l’accablante ardeur des heures qu’il vient de vivre.
Sous ses yeux, les couleurs s’estompent, se fondent en un gris monotone que troue, par endroits, l’éclat de signaux lumineux.
Dans son esprit, il fait clair, comme au matin limpide d’un beau jour de printemps.
Depuis qu’il a franchi la frontière hollandaise, il se répète les dernières paroles du kaiser déchu, au moment des adieux:
—Et, Tornten, saluez pour moi la Patrie!
Il comprend, maintenant, l’aspiration passionnée que révèle ce cri, il conçoit le frémissement qui a fait trembler cette voix d’empereur jadis si ferme, si sûre d’elle.
Le lieutenant de vaisseau soupire; ses pensées prennent un tour plus profond. Par bonheur, depuis des heures, il est seul dans son coupé et personne n’est venu troubler sa méditation.
Le souvenir d’Amerongen lui fait sentir plus pénibles les tristesses de l’exil.
Après tout, il a femme et enfant et son cœur d’Allemand bat d’un ardent désir de revoir le pays.
Mais voici que le rapide entre en gare de Hanovre. C’en est fini de la rêverie solitaire.
Comme Thor redressait sa haute taille de géant blond, s’intéressant au mouvement de la gare, un employé ouvrit brusquement la portière, déposa dans un des coins une somptueuse valise de peau claire, tandis que, pénétrant dans le compartiment, un petit personnage barbu prit place en face du jeune marin.
A l’instant même, comme pour échapper au commencement d’involontaire examen auquel allait se livrer son vis-à-vis, le nouveau venu déploya devant ses yeux le dernier numéro du Vorwaerts .
Cependant, avant même que le train ait repris sa marche, il parut se rappeler qu’au moins officiellement la révolution n’avait rien modifié aux règles de la bienséance.
Il laissa, en effet, retomber son journal et s’inclina légèrement devant son compagnon de voyage dont les formes minces et raides évoquaient le souvenir récent de l’uniforme impérial. Mais les quelques paroles de politesse dont il allait accompagner son salut ne dépassèrent pas ses lèvres.
Stupéfait, il regarda son voisin, secoua sa tête expressive et fine, puis s’exclama, tout joyeux:
—Tornten!
—Grotthauser! s’écria le lieutenant de vaisseau, répondant à cette soudaine reconnaissance.
Et les deux amis échangeaient avec une chaleureuse poignée de main les congratulations que comportait le hasard heureux auquel ils devaient leur rencontre.
—Quelle surprise de te retrouver, Tornten! opina le petit homme, dont tout le fin visage riait dans sa barbe d’or, tandis qu’il repliait et déposait près de lui son journal. Il y a bien six ans que nous nous sommes vus.
—Exactement, fit Thor. C’était à Berlin. Heureux temps! Et toi, qu’es-tu devenu depuis? Que viens-tu faire à Hanovre?
—Que de questions! Mais, sais-tu bien que c’est plutôt à moi de me renseigner sur les événements auxquels tu as pris part dans ces dernières années!
«Moi, je suis resté à l’arrière, une vieille blessure à la jambe m’ayant fait classer dans les inaptes. Mais toi, tu as acquis un nom glorieux au sein des batailles!...
—Qu’importe, si elles n’ont pu éviter le désastre! riposta Thor avec un amer ricanement.
—Ce n’est point ta faute, objecta Jacob, qui parut un peu gêné et haussa légèrement les épaules.
«Nous sommes abattus! cela n’enlève rien au mérite de nos soldats. Au reste, pour que rien ne vienne, par la suite, interrompre le récit de tes exploits, je vais commencer par te mettre brièvement au courant de ma vie.
«J’ai pris la direction de notre usine de Hanovre... Une fabrique de caoutchouc.
«Tu le savais déjà?
«Mon père est mort subitement, il y a deux ans et j’ai dû prendre sa place. Je me suis marié aussi!
Elevant la main gauche, il fit briller son alliance d’or aux yeux de l’ami retrouvé. Ce dernier fit le même geste et tous deux se prirent à rire.
—J’ai même un fils de quatre ans, ajouta le lieutenant de vaisseau.
—Moi, une fille qui va en avoir deux.
—Naturellement, tu es très heureux; on voit la joie éclater dans tes yeux.
—Naturellement!... Et toi?
Thor de Tornten eut, avant de répondre, une courte hésitation. Ce ne fut qu’un éclair, mais qui n’échappa point à son sagace interlocuteur, bien que l’officier se fût aussitôt repris pour répliquer vivement, à son tour:
—Evidemment, moi aussi!
Jacob Grotthauser fit habilement dévier la conversation et n’insista pas sur ce petit incident.
Avec beaucoup de verve, il raconta sa vie, pendant la tourmente. Mais son regard discrètement interrogateur, se posait sur son ami, quêtant une réponse.
Pourquoi Thor de Tornten resta-t-il insensible à cette muette curiosité, se complaisant à écouter le récit des joies que son interlocuteur avait trouvées dans la possession d’une jolie femme et la venue d’une gracieuse fillette?
Pourquoi demeura-t-il silencieux alors que ses actions d’éclat, publiées par toute l’Allemagne, lui donnaient le droit de les conter.
L’usinier était un vieil ami du lieutenant de vaisseau. Tout jeunes, dans le Schleswig, où les biens de leurs pères se touchaient, ils avaient vécu ensemble le temps heureux des escapades de jeunesse perpétrées en commun et n’avaient été séparés que beaucoup plus tard, par la vie qui leur assigna des voies différentes.
Thor était entré dans la marine. Riche de la fortune de son père, Grotthauser s’adonna, d’abord aux études historiques pour entrer ensuite dans la firme paternelle dont les importantes fabriques de caoutchouc rayonnaient par tout l’empire, assurant au fils unique de Johann Grotthauser la sécurité durable d’un bien-être matériel.
Le petit homme aux traits rusés et fins n’ignorait pas que ce même bien-être n’avait pas dû s’asseoir sans luttes au foyer de son ami, si même...
Les Tornten étaient une vieille famille de hobereaux ruinés. Servant la patrie depuis de nombreuses générations, c’est à peine s’ils avaient pu glaner dans l’accomplissement de ce devoir, la maigre pitance d’une très modeste existence.
Le père de Thor était, à cette époque, un tout jeune officier et s’était battu vaillamment à Königgrätz: blessé dans cette rencontre, il avait été réduit à prendre, comme invalide, une retraite prématurée. Un hasard heureux lui avait fait connaître et aimer, à l’hôpital où on l’avait transporté, la fille d’un propriétaire du Schleswig. Il l’avait épousée, était retourné au pays natal pour s’y retirer et finir en campagnard, une existence qu’il avait rêvé de consacrer à de plus glorieuses destinées.
Thor naquit au bout de huit années seulement de cette union. Il grandit sur le bien paternel et perdit de bonne heure et son père et sa mère. Ses tuteurs décidèrent de son avenir dans le sens de l’ardente vocation que manifestait le jeune orphelin et il entra dans la flotte.
Pendant les années qui précèdent la guerre, Grotthauser ne rencontre qu’incidemment son ami d’enfance et n’entend jamais parler de lui.
Mais tout change aussitôt que la grande tourmente s’est déchaînée sur les peuples.
Thor de Tornten devient une célébrité. D’abord, il est, dans la mer du Nord, le chef anonyme d’un de ces sous-marins qui, désignés par un U et un chiffre font tant parler d’eux.
Et le peuple allemand enthousiasmé d’une fatale confiance dans le succès de la guerre navale, associe le nom du jeune marin à la gloire de leurs exploits.
Lui, les a accomplis avec l’espoir farouche d’assurer la victoire à sa patrie, trompé en cela comme les millions d’Allemands qui l’acclament.
Bientôt, il faut à son ardeur des horizons plus vastes. Soudain il apparaît avec son bâtiment, aux Dardanelles, y signale son passage en coulant de puissantes unités, une française, une anglaise. Mais il ne s’attarde pas dans ces parages. Rappelé par l’amirauté, il promène son invincibilité active dans les eaux irlandaises jusqu’au jour où il se classe parmi ces héros qui, par delà l’océan, sur les côtes d’Amérique, vont ouvrir la guerre contre ce que les puissances alliées appellent le droit des gens.
Pendant tout ce laps de temps, Grotthauser n’a pas trouvé l’occasion de rencontrer ou de s’entretenir avec son ami d’enfance.
L’idée lui est venue, parfois, de se mettre en relations avec Thor. Mais l’opinion qu’il professe pour les actes que le lieutenant de vaisseau accomplit avec le zèle passif d’un soldat obéissant, la conception personnelle qu’il s’est faite de la conduite de la guerre, l’ont détourné de rechercher une rencontre avec l’héroïque marin.
Il souffre de savoir que cet homme d’élite, comme il se plaît à le nommer, joue son existence pour la destruction de richesses qui, dans l’avenir, feront défaut non seulement aux ennemis, mais encore à la patrie.
Aussi a-t-il voulu tout ignorer des événements auxquels Thor s’est trouvé mêlé depuis le cataclysme et n’a-t-il même pas eu connaissance du mariage de son joyeux compagnon de jeunesse.
Cependant ce dernier éprouve le sentiment qu’il devait à son ami, sur son existence intime quelques détails, un peu plus d’expansion que n’en comportait sa courte et réticente réponse de tout à l’heure.
Grotthauser, au surplus, avait marqué par une pause dans son récit qu’il attendait à son tour des confidences.
Thor prit donc la parole:
—Je me suis marié aussitôt après notre première rencontre. Ma femme est une baronne Ballendorf. J’avais fait sa connaissance à Ostende.
«Le début de la guerre marqua, comme pour tant d’autres, le terme de notre bonheur, car je dus laisser derrière moi, à Berlin, ma femme et le fils qui venait de me naître. Depuis, je n’ai pu les revoir que pendant de courtes apparitions.
«Ilse est demeurée trop souvent seule et le bambin a parcouru les premières années de son existence sans presque avoir connu son père.
—Triste, opina Grotthauser.
—D’autant plus triste que mon Otto courait le risque de perdre tout à fait son père. J’ai peut-être été parfois criminel en courant, comme je l’ai fait, au-devant des dangers, insoucieux, l’esprit libre, sans une pensée pour mon fils.
—Tu as dû en voir d’effroyants!
—De sévères, riposta le lieutenant de vaisseau, les yeux brillants. En même temps, il s’animait, comme s’il éprouvait un soulagement de n’avoir plus à parler de son ménage.
—Oh! tes exploits me sont connus, fit Jacob Grotthauser souriant. Les journaux en ont assez parlé pour forcer mon admiration. Mais où je ne sais plus rien de toi, c’est depuis que le malheur s’est abattu sur l’Allemagne.
—Tu veux dire depuis la débâcle?
—Oui.
—Eh bien! quelques semaines avant l’écroulement, je fus mandé au Quartier Général. Le kaiser m’avait connu à l’occasion d’une revue qu’il passa des équipages de sous-marins.
«Je crois pouvoir dire non sans orgueil qu’il m’avait en très haute considération et voulait me retenir auprès de lui pour me consulter en certaines occurrences.
«Oh! si cela s’était produit en d’autres circonstances, j’aurais pu aller loin!
«Mais, en ce temps-là, l’heure était venue pour le seigneur de la guerre d’abandonner son pays, son armée, afin d’éviter le déchaînement de la guerre civile qui, déjà grondait derrière lui.
«Je fus parmi les rares fidèles qui l’accompagnèrent à Amerongen.
«J’en arrive aujourd’hui, retournant à Berlin.
—D’Amerongen?
Thor inclina la tête avec un rire silencieux et répéta:
—D’Amerongen!
—Mais alors, mon cher garçon, tu es l’un des personnages les plus intéressants que je puisse rencontrer sur mon chemin.
—D’accord! Mais je suis aussi et surtout un des hommes les plus malheureux que tu puisses voir... Retrouver ainsi sa Patrie!...
—Comment l’entends-tu?
—Sans maître! proclama le colosse blond, qui se redressa tout d’une pièce. Oui, sans maître, sans droits, sans espoirs!
—Tu pousses le tableau trop au noir... Nous ne sommes pas sans maître, puisque nous sommes devenus nos propres maîtres. Nous ne resterons pas privés de droits, car bientôt une justice s’établira que nul n’aura le pouvoir de violer et qui sera le véritable droit des gens; enfin tu ne peux pas dire que nous sommes sans espoirs, car elles vivent encore dans le peuple allemand, cette antique force et cette valeur qui prépareront notre relèvement.
Mais Thor secoua sa tête blonde. Son visage imberbe, aux traits énergiquement taillés, demeura grave:
—Hélas! nous ne sommes pas encore mûrs pour nous gouverner nous-mêmes; il n’existe point sur cette terre de droit fondé sur l’équité et, quant à nous relever jamais, on saura bien nous en empêcher.
—Je crains que tu ne reviennes de là-bas l’esprit faussé, hasarda Grotthauser. Tu as beaucoup à apprendre parmi nous, Thor!
«Nous sommes loin, ici, de penser comme toi. Certes, pour le moment, cela ne va pas bien. Nous traversons, aujourd’hui, les humiliations pénibles et les vicissitudes qui, jamais, ne furent épargnées aux vaincus.
«Pense à ce que nous perdons.
«Mais un peuple ne doit pas en arriver à douter ou à tomber dans les moyens extrêmes qui n’ont jamais amélioré une situation.
«Nous souffrons de la faim, de la misère, nous attendons les décisions du vainqueur.
«Des faibles peuvent croire qu’il existe une solution brutale à cet état de choses. Mais les forts et les avisés savent bien qu’il nous reste une seule issue, le travail de tous dans le pouvoir qui est à tous. Et, grâce à Dieu, ce sont ceux-là qui sont au gouvernail.
—Dieu veuille que tu aies raison, douta le lieutenant de vaisseau. Mon plus profond désir est de voir les événements confirmer ta prophétie.
«En tous cas, il eût été plus simple, à mon avis, de ne pas chasser d’abord un gouvernement pour en reconstituer ensuite un nouveau, au prix de quelles peines et de quelles souffrances.»
Grotthauser riait:
—Nous y voilà! admira-t-il. Naturellement, c’est au kaiser que tu penses.
—Bien entendu!
—Es-tu donc aveugle, Thor, pour ne pas voir que lui et son entourage portent la responsabilité de tous nos malheurs?
—Pas lui, et pas son entourage seulement. En ce qui concerne sa personne, je ne croirai jamais qu’il ait quoi que ce soit à se reprocher pouvant le rendre responsable des malheurs du peuple allemand.
«Vois-tu, Jacob—et la voix de Tornten devenait plus âpre, animée de l’ardente conviction d’une plaidoirie passionnée—vois-tu, vous tous, ses amis aussi bien que ses ennemis, il vous manque, pour le juger, lui et ses actes, une conception qui a, cependant, la plus grande importance.
«Vous oubliez que c’est un homme, celui que vous devez condamner ou acquitter, rien qu’un homme seulement!... un surhomme, devrais-je dire.
«Supposez n’importe qui d’autre à sa place.
«Avant la guerre, pendant la guerre, maintenant même que le dénouement est survenu, nul autre n’aurait agi différemment de lui.
«C’est un homme, dis-je, avec toutes les faiblesses et toutes les supériorités d’un homme. Il a prêté l’oreille aussi volontiers aux bons conseils qu’aux mauvais, hélas! Je ne conteste pas que beaucoup de mal ait été commis en son nom, mais en son nom seulement et jamais de par sa volonté.
«Il n’a pas laissé faire le mal consciemment ni dans le dessein de le faire.
«Mais ce que vous ne voulez plus vous rappeler c’est qu’au nom de ce même kaiser, aujourd’hui malheureux, proscrit, il a été fait aussi beaucoup de bien à ce pays.»
Le petit homme plissa son fin visage et devint pensif.
—Il y a du vrai, un peu de vrai dans tes paroles, accorda-t-il. Il m’est arrivé souvent de me demander comment se serait conduit un autre occupant ce poste suprême où l’avait élevé l’ignorance d’un peuple et la sottise d’une tradition séculaire. Mais cette ignorance, cette sottise traditionnelle, ce sont là précisément nos fautes.
«On ne confie pas la décision sur les destinées d’un Etat, pour le mieux et pour le pire, entre les mains d’un seul homme.
«C’est la communauté qui doit y concourir.
—Tu es démocrate?
—Pis encore... Social-démocrate!
—Toi, un industriel?
—Et, qu’est-ce que ceci peut bien faire à cela? Dès que les circonstances le permettront ou que l’accomplissement des événements semblera favorable, mes exploitations seront socialisées aussi bien que les autres entreprises.
«Cela ne m’empêchera pas de vivre.
«Mais ce ne sera pas une catastrophe financière qui m’arrachera mes convictions. Les travailleurs possèdent un droit primordial sur le produit de leur travail.»
Il y avait déjà un moment que le rapide avait quitté Hanovre, poursuivant sa route vers l’est.
Thor de Tornten ne pensait plus maintenant à laisser ses regards errer le long de la campagne prussienne.
Son entretien avec son ami d’enfance l’empoignait à présent. Pendant des heures, les deux hommes auraient échangé leurs vues sur les destinées présentes ou futures de leur nation.
Ils représentaient deux conceptions de l’univers tout à fait divergentes, rarement appelées à se rencontrer en un semblable tournoi. D’un côté, l’aîné, élevé dans l’Empire, mais possédant la supériorité d’un coup d’œil éclairé de philanthrope, assez dégagé des mesquineries de son éducation pour ne pas borner son ambition à la poursuite de ses avantages personnels et sachant concevoir au delà quelque chose de plus grand, le salut de l’humanité, Johann Grotthauser, fils de l’industriel, qui s’attache plus encore au bien-être des masses agissantes qu’à son propre intérêt.
De l’autre côté, en contradiction avec ces vues désintéressées, une volonté plus noble encore, à laquelle cependant il manque ce qui fait la force de l’usinier, la liberté de voir et de juger. Grandi dans la croyance à l’inaccessible pouvoir divin d’une Majesté qu’il reconnaît encore maintenant bien qu’elle ait perdu son éclat et son élévation, Thor sait, à chaque accusation de son ami, visant le solitaire d’Amerongen, opposer une réplique, un argument, une justification.
Et, quand il ne trouve pas d’autre excuse, sa contentant de dire: «C’est un homme», il est conscient de ce que, devant cette objection, son amical contradicteur faiblit et, parfois, doit céder.
Mais, entre eux, aucune conclusion n’est possible, encore moins une entente; le fossé est trop profond qui se creuse entre leurs deux convictions.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En arrivant à Berlin, ils avaient épuisé dans leur entretien tous les sujets qui, à l’heure présente, passionnent des millions d’Allemands: les causes et les origines de la guerre; la responsabilité des fautes commises dans la conduite de celle-ci; la paix impitoyable que l’Allemagne vient de signer, il y a quelques semaines à peine; l’avenir de l’Empire et, ce qui touche Thor de Tornten au plus profond de son être, la prétention exprimée par l’ennemi de juger le kaiser et ses conseillers responsables.
Devant la gare, les deux hommes se séparèrent.
Grotthauser était un étranger dans la capitale, un provincial, comme il disait plaisamment. Il était descendu dans un hôtel de l’avenue Sous les Tilleuls , où il se fit conduire immédiatement.
Thor avait, de son côté, la désagréable surprise de constater que ni sa femme, Ilse, ni même son valet de chambre n’étaient venus à sa rencontre et c’est sous l’influence de cette contrariété qu’il serra la main de son ami.
—Nous nous reverrons bientôt, cria l’industriel en tournant la poignée de la lourde voiture de l’hôtel. Je suis à Berlin pour trois semaines... à ta disposition. Ne m’oublie pas, Thor!
«Nous avons abordé bien des sujets, mais il en reste beaucoup d’autres que nous avons laissé de côté.
—Nous y aviserons, concéda le lieutenant de vaisseau avec un rire embarrassé.
Resté seul, il siffla une auto de place et fit charger sa malle. Il était de mauvaise humeur et assista, sans s’y intéresser, à la course par les rues brillamment éclairées de Berlin.
Peu à peu, cependant, il se ressaisit, éprouva plus nettement la sensation du retour au centre même de l’Empire et se laissa reprendre au charme de la capitale que, malgré toutes les erreurs, toutes les fautes de ces dernières années, il aimait comme on aime une mère. Il conçut le rôle qu’elle tenait et comme, en elle, attaquée, injuriée, s’incarnait le reste de puissance qui demeurait à la patrie.
Et ces réflexions lui firent oublier la singulière méconnaissance de ses devoirs, qui avait détourné sa femme de venir à sa rencontre, lui souhaiter la bienvenue après une séparation de plus d’une année, ou, tout au moins, en cas d’empêchement, d’y envoyer ce maroufle de Toman, son valet de chambre.
L’appartement de Thor occupait le rez-de-chaussée d’un élégant immeuble dans l’avenue du Grand-Electeur.
C’était la demeure d’un homme fortuné, car, ce que le lieutenant de vaisseau avait oublié de dire à son ami, c’est qu’en conduisant à l’autel Ilse de Ballendorf, il n’avait pas précisément épousé une bergère, mais qu’il était devenu le maître envié d’une multimillionnaire. Elle était fille d’un grand propriétaire du nord qui, pouvant faire pour elle tous les sacrifices, considérait comme le moindre de la pourvoir royalement, à l’occasion de son mariage avec le jeune officier de marine.
Aussi, pendant les séjours qu’il faisait à Berlin, auprès de sa femme et de son fils, Thor vivait-il dans une large aisance, à l’abri de tout souci matériel.
En quittant l’automobile qui l’avait amené pour se diriger vers sa maison, le lieutenant de vaisseau constata que seules deux fenêtres de son appartement étaient éclairées. Il eut tôt fait de sonner le portier et de lui faire prendre sa malle. Lui-même pénétra dans la maison et se trouva bientôt dans l’antichambre de son appartement, où Toman, en bras de chemise, l’accueillit avec une stupéfaction non déguisée.
—Vous, monsieur le commandant! s’exclama le domestique, avec l’expression de la plus sincère surprise. Vous ici!
—N’a-t-on donc pas reçu ma dépêche? interrogea Thor pendant que le valet au large torse enlevait le léger pardessus qui couvrait les épaules de son maître. J’ai cependant télégraphié mon arrivée. Où est madame, ajouta-t-il, tandis que Toman secouait sa tête aux cheveux ras.
—Madame est partie aujourd’hui même à Kolberg.
—A Kolberg? Ah! sans doute pour l’enfant.
—Pardon, monsieur le commandant, l’enfant est resté à la maison.
Thor dressa l’oreille, mais se garda de trahir devant le domestique ses sentiments secrets.
—Quand madame doit-elle rentrer?
—Dans deux ou trois jours.
—Et qui s’occupe de l’enfant?
—Miss Bolton.
—Ah! oui, l’Anglaise, pensa Thor. Ilse lui avait écrit, en effet, qu’elle avait trouvé à engager pour le jeune Otto une institutrice anglaise. Thor désirait que son fils apprît la langue des anciens ennemis de l’Allemagne comme la sienne propre.
L’officier franchit la porte que Toman ouvrait devant lui. Le valet de chambre le suivit dans le cabinet de travail où il s’empressa de tourner le commutateur et fit jaillir la lumière sur le bureau.
—Mon commandant désire-t-il souper?
—Inutile, Toman. Dites-moi plutôt ce qu’il y a de nouveau.
—Rien de saillant que je sache.
—Madame et M. Otto sont-ils en bonne santé?
—Parfaitement, monsieur le commandant. Toman était le modèle des valets de chambre, à condition de n’exiger ni cet attachement durable, ni cette fidélité qui liaient les anciens domestiques à leurs maîtres. Il était assez négligent; incapable d’ailleurs d’une mauvaise action.
Thor l’avait engagé peu après son mariage et Toman s’était toujours montré le même. Il faisait son travail mais rien de plus.
—M. Otto est-il encore debout, demanda Thor en s’approchant au coffret à cigares qu’il ouvrit. Je voudrais bien le voir.
—Dois-je prévenir Mlle Bulton?
—Si c’est possible, je voudrais bien aussi voir mademoiselle.
Toman s’empressa. Thor choisit un cigare dans le coffret et l’alluma.
Puis, se laissant tomber dans le confortable fauteuil de cuir installé près de son bureau, il se prit à songer, tout en chassant devant lui un nuage de fumée.
Comme il l’avait rêvé différent, ce retour au foyer! Sot qu’il était! Arrive-t-il jamais rien dans l’existence tel qu’on l’a espéré?
Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était le motif qui avait pu déterminer Ilse à quitter ainsi Berlin précisément le jour fixé par son mari pour rentrer après une si longue absence. Elle avait dû recevoir la dépêche; donc elle était au courant de sa venue.
Thor de Tornten se sentit retomber dans cette mauvaise humeur qui l’avait pris à la gare et qu’il avait eu tant de peine à secouer.
Ne trouverait-il jamais dans son ménage ce calme reposant qu’il souhaitait si ardemment en épousant Ilse?
Ne rencontrerait-il auprès de cette femme, rien autre, comme pendant les années de guerre, que de tièdes sentiments en surface, sans véritable affection?
Certes, il n’était pas mari heureux et avait conscience qu’Ilse n’était pas heureuse non plus.
La guerre, pensait-il, avait détruit l’harmonie de son ménage. Pendant toute cette longue période, il n’était venu que cinq fois chez lui, toujours pour de courtes apparitions, avec l’angoissante certitude que rien n’en pouvait prolonger la durée.
Cette hantise et la perspective plus cruelle encore de ne jamais se revoir avaient empêché la tendresse de s’installer entre les deux époux.
Le peu d’amour qui avait survécu aux premières années de leur existence commune s’était promptement consumé dans cette fièvre.
Et si de son côté le mari faisait de louables efforts pour reprendre auprès de sa femme dont il avait chéri la grâce exquise, la place qu’il avait conquise naguère, Ilse se montrait récalcitrante. Elle demeurait ironique et froide.
Parfois, des accès de colère prenaient au jeune officier lorsqu’au cours de ses permissions, il l’entendait parler, la voyait agir, si indifférente auprès de lui, si changée de ce qu’elle était.
Il alla jusqu’à se demander si, au moins, elle était bonne mère pour leur enfant.
Qu’elle ne l’aimât plus lui-même, qu’elle eût réussi à refroidir son propre amour, il n’en doutait plus; mais ce lien restait entre eux, cet enfant que la nature leur avait donné.
Ilse était une femme du monde qui ne voyait rien au delà de ses désirs et de ses soucis.
Jadis, à Ostende, elle avait accueilli la cour de Tornten parce qu’il lui plaisait de s’attacher ce prestigieux marin dont toutes les femmes raffolaient, où qu’il parût.
Mais elle avait bien vite senti combien il était différent d’elle.
Dès le début, il aurait aimé se retirer dans la solitude de son domaine, y vivre en paysan, loin du monde. Elle, au contraire, n’existait que pour ce monde, n’aspirait qu’à lui.
De même que leurs goûts, leurs sentiments s’étaient heurtés. La guerre faisant le reste avait complètement désuni leurs cœurs.
Thor en était là de ses tristes pensées lorsqu’une porte s’ouvrit laissant passer une mince silhouette de jeune femme.
L’officier se leva et s’inclina pour un léger salut qui lui fut aussitôt rendu.
—Miss Bolton?
—Oui, monsieur le capitaine.
La blonde gouvernante plaça doucement sa main dans celle que lui tendait le géant. Près de lui, sans être petite, elle paraissait une enfant. Thor observa que l’embarras avait fait monter le rouge là son gracieux visage.
—Asseyez-vous, je vous prie, miss Bolton, insista-t-il poliment.
Mais elle resta debout, attendant pour s’asseoir que lui-même eût pris un siège. Puis, les mains croisées sur les genoux comme une écolière, elle attendit discrètement qu’il lui adressât la parole.
Cependant, l’officier ne se pressait pas de parler et l’examinait longuement.
La lumière inondait sa figure et Thor remarqua, pour la première fois, combien son visage était attrayant.
Il sut immédiatement gré de sa beauté à la jeune Anglaise, la trouvant ravissante et ne pouvant s’empêcher de l’admirer.
Carry Bolton, elle, avait tourné ses regards vers le sol, mais non sans avoir dévisagé attentivement, et avec quelque surprise, le maître de la maison et, dans cette attitude modeste, elle attendait qu’il commençât à lui parler.
—Ma femme vous a confié notre fils, débuta enfin le lieutenant de vaisseau, et vous devez penser, miss Bolton, tout ce que cela peut signifier pour moi.
«Un jeune enfant conserve toute sa vie l’empreinte des premières mains qui ont la charge de le modeler. C’est pourquoi je dois vous prier de me dire d’abord qui vous êtes et quel hasard vous a amenée à Berlin, précisément en ce moment, après la guerre.
—Je ne suis, à vraiment dire, pas une pure Anglaise, répliqua-t-elle en souriant.
«Je suis Allemande. Mon père était, au commencement de la guerre, employé à Hoppegarten. Ma mère, qui est morte depuis plusieurs années, était gouvernante allemande. Père vient de quitter Ruhleben, où il est resté si longtemps interné et est allé en Angleterre chercher une place.
«Moi, je ne l’ai pas suivi, parce que... parce que je ne voulais pas lui être à charge.
—C’est triste, miss Bolton, d’être obligé de quitter ceux qu’on aime. Au moins, êtes-vous satisfaite de votre emploi dans ma maison?
—Certes, monsieur le capitaine, je ne pouvais trouver mieux. Et puis... j’aime tellement votre fils que je ne pourrais plus me séparer de cet enfant.
—Cela me fait plaisir de vous entendre parler ainsi. Et le petit vous rend-il cette affection?
—C’est ce dont vous pourriez vous assurer immédiatement, monsieur le capitaine. Otto est encore éveillé. C’est un enfant joueur et vivace, qui n’aime pas le lit et s’endort difficilement.
Elle voulut se lever, mais Thor lui fit signe de rester.
—Voulez-vous me répondre encore à une question? demanda-t-il.
—Comme vous voudrez, monsieur le capitaine, fit-elle modestement.
Tornten hésitait. C’était pour lui une indicible souffrance de parler à Carry Bolton de choses qui lui poignaient le cœur. Il ne pouvait oublier qu’elle n’était pour lui qu’une inconnue peu de minutes avant cet instant. Cependant, elle était plus à son niveau que Toman.
—Savez-vous si ma femme avait reçu, avant son départ, la dépêche annonçant mon arrivée, miss Bolton? s’informa-t-il en cherchant à prendre un ton dégagé.
La blonde Anglaise réfléchit un instant.
—Un facteur est certainement venu ce matin apporter un télégramme. Ce qu’il y avait dans la dépêche, je ne l’ai pas su. Madame ne m’en ayant pas parlé. Mais elle avait déjà projeté hier son voyage à Kolberg et est partie d’ici exactement à quatre heures.
Thor se mordit les lèvres. Ainsi, Ilse savait qu’il rentrait et cependant elle n’avait pas hésité à quitter sa maison pour aller aux bains de mer rejoindre quelque amie! Les courtes apparitions à Berlin du jeune officier l’avaient accoutumé à bien des mécomptes, mais cette fois, vraiment, l’indifférence de sa femme passait les bornes.
Cela semblait être une offensive voulue.
Et devant la petite institutrice, il se sentit gagner par un mouvement d’humiliation, car elle avait dû, comme Toman sans doute, remarquer de quelle manière on traitait son maître.
Tout de suite il se leva:
—Voulez-vous me conduire auprès de l’enfant, miss Bolton?
—Avec plaisir!
Carry le précéda dans la chambrette où le garçonnet commençait maintenant à s’assoupir. Mais à l’approche de l’institutrice, le petit s’éveilla, se souleva derrière le rideau de son petit lit et l’appela.
Dans ce mouvement, il reconnut son père et lui fit fête.
Thor s’empressa, tira le rideau de la couchette et, passant le bras autour de ce tendre corps d’enfant, il s’assit sur le bord du lit pour mieux embrasser le petit homme qui tenait tant de place en son cœur.
Discrètement, miss Bolton était allée à l’une des fenêtres, laissant le père et le fils aux joies de leurs épanchements. Il y avait cependant, dans l’attitude de la jeune Anglaise, tant de grâce aimable et de charme élégant que Thor ne put longtemps se détourner d’elle. Après quelques minutes consacrées à son fils, dont la tendresse et les caresses lui faisaient tant de bien et le consolaient de l’absence, insolite à ce moment, de celle qui était sa femme, il reprit:
—Il est superbe, miss Bolton!
La jeune fille se détourna de la fenêtre et approcha:
—Mais aussi, c’est que nous avons été passer deux mois dans le Riesengebirg, explique-t-elle, souriante d’orgueil aux compliments de Thor.
—Papa, s’écria le petit, viens-tu de chez le kaiser? Mlle Bolton m’a dit que tu habitais avec le kaiser!
Thor posa la main sur la frêle tête aux cheveux blonds, contempla, pensif, le frais visage qui reflétait si exactement ses propres traits:
—J’ai vécu auprès de celui qui fut notre kaiser, mon petit, mais il ne l’est plus.
—Cela peut-il donc arriver qu’un kaiser ne soit plus un kaiser?
L’enfant ravivait la blessure encore béante de Thor, qui ne savait comment répondre. Mais Otto continuait son babillage.
—Maman m’a raconté un jour l’histoire d’un kaiser qui avait été déchu. Mais le nôtre était né sur le trône.
—Ne pense pas à cela, fit Thor en se relevant doucement et en câlinant encore une fois la chevelure courte et drue de son fils.
«Qui sait ce que les peuples penseront à ce sujet quand tu seras devenu plus vieux... si vieux que tu pourras répondre toi-même à de semblables questions?
«Et maintenant, bonsoir, Otto.»
Il embrassa le petit un peu déçu et tendit la main à Carry Bolton.
—Je suppose que votre présence est encore indispensable ici pour un moment, miss Bolton?
—Il faut que je reste auprès d’Otto, répliqua-t-elle, jusqu’à ce qu’il soit endormi.
—Je vous remercie donc encore une fois de tout ce que vous faites pour mon enfant et vous souhaite une bonne nuit.
—Bonsoir, monsieur le capitaine.
Dans le couloir qui conduisait aux appartements antérieurs, Toman accourait au-devant de son maître.
—Monsieur le commandant, s’écria-t-il on vous demande au téléphone.
—A cette heure de la nuit? Qui donc cela peut-il être?
—J’ai oublié de dire à mon commandant qu’on a déjà demandé aujourd’hui trois fois après lui, ajouta Toman tandis que Thor se hâtait vers son cabinet de travail.
Au téléphone, il eut tout de suite l’explication. Son ami Rittersdorf lui souhaitait la bienvenue à Berlin. Thor reconnut la voix de son camarade dès qu’il porta le récepteur à son oreille.
—Bonsoir, Tornten, transmit l’appareil. Quelle joie de vous saluer de nouveau parmi nous!
—Merci, Rittersdorf. Vous avez donc reçu mon télégramme?
—Avant midi. J’ai déjà cherché plusieurs fois à obtenir la communication avec vous, car je ne savais pas exactement par quel train vous arriviez. Je ne voulais d’ailleurs pas aller troubler à la gare les embrassements qui doivent rester le privilège de votre femme et de votre fils.
Thor garda le silence, laissant son camarade continuer.
—Avez-vous fait bon voyage, Tornten?
—Merci, excellent! Depuis Hanovre, j’ai eu la compagnie d’un ami d’enfance.
—Non, un civil, tout ce qu’il y a de plus civil, et un rouge encore!
—Ah! fit-on à l’autre bout du fil. Vous me raconterez cela. Dommage que vous ne soyez pas arrivé vingt-quatre heures plus tôt.
—Pourquoi?
—Je vous téléphone du restaurant de Schwanbach. Nous sommes réunis ici six camarades de notre arme, qui méditons sur les jours passés et sur des jours meilleurs.
Thor tressaillit. Un désir lui venait.
—Qui y a-t-il avec vous? demanda-t-il en jetant un rapide coup d’œil à sa montre.
—Kammitz, Rieth, Sellenkamp et les deux Walding, sans parler de votre serviteur. Nous avons décidé de nous rencontrer le premier dimanche de chaque mois, au Schwanbach, chaque fois que nous nous trouverons à Berlin. Nous échangeons des souvenirs, Tornten, et nous voyons aussi comment chacun se comporte sous la pression des événements. Ah! c’est vraiment triste!
Pendant un instant le lieutenant de vaisseau hésita; mais le besoin lui venait de faire cesser, ne fût-ce que pendant quelques heures passées au milieu de ses camarades, l’isolement qui lui pesait.
—Ecoutez, Rittersdorf. Je n’ai pas prévenu ma femme de mon retour et, par suite, je ne l’ai pas trouvée à la maison. Voilà ce que c’est que de vouloir faire des surprises. Il n’est qu’onze heures. Si je trouve encore une auto je cours vous rejoindre au Schwanbach.
—Parfait! Voilà qui serait chic!
—Et maintenant, allez, je me sauve. Annoncez-moi aux camarades. Dans quelques minutes, j’arrive.
—Avec les dernières nouvelles d’Amerongen?
—Autant qu’il y ait là-bas quelque chose de nouveau... La suite de vive voix!...
—Au revoir, Tornten!
—A tout à l’heure.
Thor reposa le récepteur sur l’appareil et, pendant une minute, resta pensif devant son bureau. Il s’en écarta soudain, appela Toman et lui commanda de courir dans la rue arrêter la première auto qui passerait.
Resté seul, le lieutenant de vaisseau se rendit dans sa chambre, échangea rapidement son costume de voyage contre un smoking.
Toman rentrait à ce moment. Tout de suite, suivant les instructions de son maître, il avait trouvé un chauffeur qui consentait à mener Thor à Schwanbach.
En quittant le téléphone, le baron de Rittersdorf faillit renverser un garçon qui, un plat au bout du poing, sortait des cuisines. Mais, en dépit de son exubérance joyeuse, l’officier eut assez de présence d’esprit pour esquiver le choc, et l’incident se borna à un peu de sauce répandue.
L’officier se hâta de rentrer dans le cabinet particulier, où, devant les camarades assemblés, Sellenkamp se livrait précisément à l’incontrôlable fantaisie de ses histoires de guerre.
Celle du moment relatait le cas extraordinaire d’un torpilleur qu’il avait coulé corps et biens après avoir réussi à l’approcher sous les apparences d’une baleine. La pompe à feu du bord et un camouflage habile avaient servi au succès de l’entreprise.
La plupart des assistants entendaient au moins pour la dixième fois le récit de cette aventure. Ils souriaient et haussaient légèrement les épaules; mais comme le plus jeune des Walding se permettait de tousser et hasardait une timide objection en demandant ce qu’il était advenu, pendant la manœuvre, de la superstructure du navire, le narrateur l’arrêtait d’un regard dédaigneux et d’un bref:
C’est à ce moment que Rittersdorf annonça, dans l’atmosphère embuée d’un épais nuage de fumée bleuâtre:
—Messieurs, notre cercle va s’augmenter d’un ami!
Tous les regards s’étaient tournés vers lui; même Arno de la Rieth, qui rêvait, suivant sa coutume, les yeux plongés dans son verre, avait levé la tête.
—Qui cela peut-il bien être? s’informa Kammitz, dont le fin visage d’intellectuel commençait à s’enflammer quelque peu des vapeurs d’un Moselle capiteux.
—C’est Tornten qui vient se joindre à nous, exulta Rittersdorf, en écartant de la table un siège à haut dossier gothique pour reprendre sa place parmi les convives. Je viens vous apporter la surprise de son arrivée à Berlin aujourd’hui même.
—Tornten! d’Amerongen? s’écrièrent quelques voix.
Pour tous ces commandants de sous-marins, c’était comme si on leur eût donné la nouvelle d’une ambassade d’un autre monde. Un silence de mort se fit autour de la table et les esprits, comme les regards, se tendirent vers le svelte baron de Rittersdorf, qui possédait des précisions.
Celui-ci commença par vider sa coupe, puis il expliqua comment il avait reçu le matin même une dépêche de Tornten et comment il avait réussi, après plusieurs tentatives, à obtenir la communication téléphonique avec leur camarade:
—Il sera ici dans quelques instants, ajouta-t-il en guise de péroraison.
Ce fut alors, autour de la table, un hourvari de questions, de réponses, d’hypothèses.
Tornten passait, auprès de ses camarades, pour un être d’exception et jouissait à la fois de leur estime et de leur affection à tous. En outre, à l’heure présente, son rappel auprès du kaiser, son départ en compagnie du fugitif pour la terre d’exil, son séjour auprès de celui pour lequel chacun des hommes réunis dans le petit salon du cabaret aurait donné sa vie sans compter, tout cela l’auréolait, à leurs yeux, d’un prestige renouvelé, encore accru par le désir d’apprendre de sa bouche ce qui se passait à Amerongen.
C’était, de tous, le comte Kammitz qui devait éprouver, à l’idée de le revoir, la joie la plus pure. Il était lié à l’arrivant d’une amitié ancienne et intime qu’avaient contribué à renforcer les souvenirs des années de service accomplies côte à côte dans l’arme sous-marine. Et le philosophe qui sommeillait en l’officier de torpilleur, dans son affection et son admiration pour le camarade à haute stature, le plaçait au rang d’un surhomme.
Il en était presque de même pour de la Rieth, qui se montrait tout particulièrement attaché à Tornten parce que nul n’avait, au même degré que ce dernier, la patience d’écouter ses interminables histoires d’amour finissant toujours à sa confusion et l’art d’y paraître attacher de l’intérêt ou de la compassion. Nul ne savait dispenser d’aussi bonne grâce ni avec autant d’opportune sincérité ses consolations ou ses condoléances au trop amoureux capitaine.
Quant à Sellenkamp, il n’aurait pas souffert, d’un autre que Tornten, l’ombre d’une contradiction au récit de ses invraisemblables croisières, et cela tenait précisément à ce que jamais il n’avait surpris sur les lèvres de Tornten le sourire moqueur que tant d’autres dissimulaient mal quand il commençait une histoire. Non seulement Thor appliquait son intelligence à s’intéresser à l’aventure, mais il semblait même y ajouter foi, et c’est ce que le «fantaisiste lieutenant de vaisseau», comme l’avait un jour appelé Kammitz, prisait le plus dans leur ami.
Ce «chapeau bas devant Tornten!» était aussi la formule favorite des autres officiers. Rittersdorf ne se tenait plus de joie à la pensée de le revoir et les yeux des deux Walding luisaient de plaisir et de fièvre dans l’attente de ce moment.
L’aîné, Heinz, le plus jeune des commandants de sous-marins, ouvrait la bouche d’une oreille à l’autre, ce qui, dans sa physionomie quelque peu ingrate, était la plus pure manifestation du rire, et «Paul... ta gueule!», ainsi qu’il avait été baptisé une fois pour toutes parce que, toléré seulement dans le cercle de ses vaillants précurseurs, il ne savait pas retenir son caquet, se trouvant, en sa qualité d’aspirant, hautement flatté de connaître une personnalité aussi retentissante.
Cependant, le chauffeur qui avait consenti à mener Thor précipitait les événements, car dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le retour de Rittersdorf parmi ses camarades que la porte s’ouvrait et, devant le garçon qui s’effaçait respectueusement, l’ami annoncé passait le seuil à son tour.
—Bonsoir, messieurs!
Chacun s’élança de sa place au-devant du colosse qui dépassait les plus grands de la tête. Il serra toutes les mains en commençant par celles de Kammitz, qui l’embrassa comme il eût fait d’un frère; puis Rieth, Rittersdorf, Sellenkamp, Heinz de Walding eurent leur tour, jusqu’à Paul lui-même, dont il accueillit d’un sourire cordial le protocolaire: «Hautement honoré, monsieur le commandant!»
—Tu as fort belle mine, Thor, s’écria le comte Kammitz, tandis que chacun regagnait sa place. Il paraît qu’on mange mieux chez les neutres que chez nous!
—Je vais assez bien, en effet, physiquement parlant; mais, pour le moral, c’est différent.
—Je comprends!
A ce moment, la petite assemblée se tut d’un commun accord, car le garçon prenait les ordres du nouvel arrivé et l’on garda le silence jusqu’à ce que, Thor servi, le valet eût quitté la salle.
Tornten embrassa du regard toute la tablée:
—A vos santés, chers amis et vieux camarades, à la vôtre aussi, jeune homme! commença-t-il.
Et sa voix résonnait d’une cordialité chaude et joyeuse.
—Du diable si j’aurais cru, lorsqu’en rentrant à la maison je n’y ai pas trouvé ma femme, partie pour les bains de mer, que je finirais si agréablement la soirée.
«Là-bas, d’où je viens, ajouta-t-il d’un ton plus grave, on a désappris le rire.
—Racontez, Tornten, sollicita Sellenkamp.
—Oui, faites-nous une relation fidèle, ajouta Rittersdorf.
—Une relation, non... car je n’en ai ni le droit ni le désir, répondit Thor. En quoi, d’ailleurs, cela peut-il vous intéresser d’apprendre comment on vit là-bas? N’est-ce pas déjà assez triste qu’on soit obligé d’y vivre?
Ils se récrièrent tous et prêtèrent une oreille attentive au récit que le camarade complaisant se mit à leur faire de l’existence du kaiser. Il ne leur racontait que ce que les journaux avaient déjà révélé, mais cela ne diminuait pas leur gratitude à son égard. Ils étaient littéralement suspendus à ses lèvres; ils se recueillaient, comme s’il se fût agi de quelque légende sacrée, pour ne rien perdre des faits et gestes de celui que, depuis leur enfance, ils avaient appris à entourer de leur respect et de leur vénération.
—Maudits soient ceux qui l’ont laissé arriver là! formula Rittersdorf dans le silence qui se fit lorsque Thor cessa de parler.
—Du calme, Rittersdorf; conseilla Kammitz, qui jeta sur la porte un regard inquiet.
—Du calme! Comment! s’irrita le baron. Faudra-t-il donc toujours se taire et la parole restera-t-elle à ceux qui ont trahi le kaiser et, avec lui, la patrie, pour s’emparer du pouvoir?
—Tout à fait mon avis, approuva Sellenkamp.
—Voilà parler selon mon cœur, appuya à son tour l’aîné des Walding, tandis que le cadet laissait entendre un gloussement qui, vraisemblablement, devait notifier son parfait acquiescement aux paroles de l’aîné.
—Et qui donc a causé notre défaite? reprit Rittersdorf, sans se laisser troubler ni par les regards du comte qui semblait craindre l’indiscrétion possible d’un garçon aux écoutes, ni par le sourire désabusé qui flottait sur les lèvres de Tornten. Ce ne sont, certes, ni le kaiser ni ses conseillers. Cela, c’est une fable que l’on débite au peuple pour lui faire encaisser les plans des démagogues. Ce n’est pas non plus l’ennemi qui nous a vaincus; c’est l’arrière!
—Fameux, l’arrière! glapit l’aspirant.
—Paul... ta gueule! chuchota son frère, qui observait que le débat n’était pas du goût de Kammitz.
—Et qu’ont-ils fait de notre pauvre Allemagne? Une non-valeur, une invalide! Un jour, nos neveux nous maudiront. Mais on verra plus clair alors que ne le fait la génération actuelle. L’histoire nous donnera raison; elle réhabilitera ceux-là qu’aujourd’hui tous les folliculaires de la presse abreuvent de leurs injures.
«Combien grand le Reich n’était-il pas devenu sous notre kaiser! Comme ce souverain avait su consolider notre puissance, non seulement dans les armes, mais aussi dans l’industrie et dans le commerce!
«Partout où nos couleurs paraissaient sur les mers lointaines, elles étaient saluées avec enthousiasme par nos amis et par nos ennemis avec les marques d’une déférence hargneuse. Et maintenant?... Maintenant, le dernier des novices anglais conspue notre drapeau.
—Vous allez un peu fort! s’interposa le comte Kammitz, arrêtant cette explosion de frénésie. On peut parler plus tranquillement de ces choses quand on n’a pas l’esprit de choisir un autre sujet de conversation.
Rittersdorf se prit la tête entre les mains et se mit à fourrager sa belle chevelure blonde et touffue, haletant d’indignation contenue.
Thor de Tornten songeait, non sans compassion, à l’objet lointain du débat. Il savait ce que signifiait la défaillance de cet homme autour duquel, dans les jours de trouble de l’automne dernier, s’était écroulé tout ce monde qui jusqu’alors se pressait autour de son trône.
Il comprit que dans la patrie Rittersdorf était loin d’être le seul à penser, à parler de la sorte; il se rendit compte de ce que, pour des millions d’individus, encore et pour longtemps, l’empire n’était pas effondré et qu’oublieux de leur propre indignité, ils s’obstineraient à rejeter sur d’autres les fautes du passé.
Du même coup, le lieutenant de vaisseau éprouva que son amour des choses passées était très éloigné d’une semblable conception.
Lui aussi tenait à la personne du banni, peut-être même à tout le système de gouvernement qui s’était écroulé avec ce dernier; mais il était trop homme d’honneur pour se faire illusion sur les fautes du régime déchu. Au surplus, celles de l’actuel état de choses ne lui échappaient pas davantage.
Depuis quelques heures seulement ses yeux s’étaient dessillés; il avait entrevu que le présent n’était que le prologue de l’avenir et que, de ce chaos apparent, surgiraient les fondations sur lesquelles s’édifierait le nouvel empire. Toutes les forces de la nation devaient coopérer à cette transformation et, en tous cas, nul n’avait le droit de reporter ses regards en arrière ou tenter de ressusciter ce qui était déchu.
Sa conversation avec Grotthauser avait amené ce revirement chez lui. En Thor de Tornten, les vieux errements combattaient encore les enseignements récents, mais la noblesse de son intelligence orientait lentement, mais sûrement, ses yeux vers le progrès.
Ces réflexions l’amenèrent à prendre la parole pour réfuter tout ce que Rittersdorf venait d’avancer dans son accès de fureur. Les phrases de Thor étaient calmes et neutres, d’une neutralité qui détonnait en ce milieu. Ce n’étaient pas ses propres idées qu’il détaillait, mais bien celles d’un autre, à la remorque duquel il intervenait dans le débat. Jacob Grotthauser lui-même, socialiste militant, s’il s’était trouvé parmi les anciens officiers de marine, n’aurait pas parlé différemment.
Tornten exposa de la sorte la doctrine de la majorité du peuple allemand, retraçant les lourdes fautes de l’ancien régime et démontrant que la responsabilité en incombait sinon à la personnalité unique au nom de laquelle tout était advenu, au moins à tout l’organisme à la tête duquel se trouvait en dernière analyse cette entité: le kaiser.
La voix de Thor vibrait dans le silence impressionnant de ses camarades. Ceux-ci l’écoutaient, d’abord déconcertés et surpris, puis émus de confusion et de colère.
Le premier, Rittersdorf jeta dans le conflit des paroles véhémentes, puis des objections vinrent de toutes parts. Mais l’orateur ne se laissa pas déconcerter, ne s’écarta pas d’une ligne de la conviction qui venait de naître en lui et termina finalement son discours en s’écriant:
—J’aime le kaiser plus que ne le fait aucun de vous, car il n’est pas pour moi le dieu inaccessible et radieux qu’il vous paraît être, mais bien un homme comme les autres. Et c’est parce que je l’aime que je ne m’aveugle pas sur ses faiblesses. Elles l’entraînent comme quiconque ici-bas.
«Mais le fait de n’être pas différent des autres, c’est précisément son excuse... son excuse et la faute qui retombe lourdement sur ceux qui furent ses conseillers.
«Nous-mêmes, ses satellites, ne comptons-nous pas aussi parmi les plus responsables? Ne nous sommes-nous pas séparés de cette foule qu’avec notre aide quelques centaines de potentats ont pu asservir et commander? N’avons-nous pas été les instruments bénévoles et dociles d’une puissance qui tirait du droit divin sa seule raison d’être?
—Insensé! s’écria Rittersdorf. Est-ce ainsi que parle un officier de la vieille marine allemande?
—Ecoutez, Tornten, tout ce que vous dites me passe, fit de la Rieth, sur un mode plus doux, suivant sa manière. Et je ne puis comprendre que ce soit vous qui le disiez.
—Voyons, Tornten! jaillit-il du coin où Sellenkamp gisait, consterné.
—Le premier des capitaines marins de l’armée rouge! glissa Heinz de Walding à mi-voix dans l’oreille de son frère.
Et l’aspirant, qui semblait étrangler d’un flot de paroles contenues tant il était cramoisi, approuva énergiquement de la tête.
Seul, le comte Kammitz regardait, pensif, dans le vague, en mâchonnant un cigare, sans se joindre aux vociférations hostiles de ses camarades.
—Et toi, au moins, t’ai-je convaincu?
Le lieutenant de vaisseau interpellé tourna vers son ami sa belle tête rêveuse, le regardant tranquillement dans les yeux:
—Non, Tornten, absolument pas.
—Alors, comme les camarades, tu condamnes mes opinions?
—Aucune. Je t’approuve d’avoir une opinion et d’avoir le courage de la défendre; mais je suis trop loin de la partager. Et sais-tu pourquoi?
—Comment le saurai-je?
—Parce que ce serait à notre détriment, à moi et à toute notre clique, si de semblables idées prévalaient dans le royaume. Mon point de vue peut te paraître un peu égoïste, mais nous avons tous trouvé, sous l’empereur et sous son gouvernement, des profits si certains que nous ne pouvons rien envisager de mieux pour l’avenir que le retour du kaiser et de sa séquelle.
Thor haussa les épaules:
—Si seulement chacun pensait comme toi!
—Chacun fait de même, mais peu ont la bonne foi d’en convenir. Penses-tu donc qu’un homme qui aurait souffert sous Guillaume II tiendrait pour le parti conservateur?
«Crois-moi, Tornten, tu es une exception, comme il y en a chez nous aussi bien que chez nos adversaires, tu es un de ces nobles caractères qui se tracassent d’idées générales que les autres n’envisagent qu’au point de vue de leurs propres avantages. Si cette malheureuse guerre avait abouti à notre victoire, tu aurais vu l’empereur et l’empire plus solides que jamais ils ne l’ont été dans le passé. Seul, le mécontentement peut faire surgir une nouvelle forme de gouvernement, car il porte des milliers d’individus à désirer du nouveau.
—La doctrine de la raison pure! opina Thor amèrement.
—Tu as beau dire, c’est elle qui régit le monde. Et c’est pourquoi j’espère ne pas attendre longtemps le retour de celui qui vit à Amerongen, loin de la patrie, tandis que beaucoup ici l’appellent de leurs vœux.
—Bravo, Kammitz! s’écria Rittersdorf, qui, soudain, levant sa coupe pleine, cria:
—Vive le kaiser!
Tous se levèrent pour trinquer avec lui. Thor fit comme les autres et, choquant son verre contre celui de Rittersdorf:
—Vive Guillaume de Hohenzollern! rectifia-t-il, que j’aime et que j’honore à l’égal d’un père!
Ils reprirent ensuite leurs places et la conversation suivit son cours.
—Je crains, laissa entendre Sellenkamp, que nous comptions sans notre hôte, car l’Entente, telle que je la connais, veillera à ce que jamais le retour de l’empereur ne puisse être envisagé... La Hollande va se voir contrainte à le livrer.
—C’est une chose, hélas! qui ne paraît aujourd’hui que trop certaine. Les alliés disposent contre la Hollande de moyens formidables et ne manqueront pas de les mettre impitoyablement en œuvre si cette petite puissance tentait de s’opposer à la volonté des grandes.
—Le droit des faibles! railla Kammitz. Comme si les vainqueurs avaient besoin de cette comédie de faire comparaître le kaiser devant le tribunal de ses ennemis!
—Détrompe-toi, expliqua Tornten, ce n’est pas un vain spectacle qu’ils songent à offrir en pâture à leurs peuples.
«Comme tout le reste, cette exigence des alliés est calculée et bien calculée. La condamnation du kaiser, qui est certaine, vois-tu, quand bien même son innocence éclaterait au grand jour, mais c’est le sceau qui manque encore au bas du traité de paix, si nous pouvons l’appeler ainsi.
«Cet homme reconnu coupable, qui, dans le passé et même dans le présent, incarne aux yeux du monde entier notre puissance, c’est la démonstration officielle du fait que les alliés ne sont entrés dans la guerre que forcés et contraints, innocents comme l’agneau qui vient de naître.
«C’est en même temps, pour nous autres, vaincus, un éternel avertissement. Si jamais nous tentions de nous soustraire à l’exécution du traité de paix, on nous opposerait aussitôt ce jugement pour nous brider et déchaîner à nouveau contre nous, coupables, tout l’univers habité.
—Les canailles! grinça Rittersdorf en s’arrachant à nouveau les cheveux de désespoir. Ils nous ont lié les mains et ils vont traiter le kaiser comme un malfaiteur!
—Ne vous en faites donc pas! rit franchement Tornten. Pensez-vous que la cour d’Angleterre n’a pas prévu le cas et n’exigera pas les plus grands égards? Laisser fouler aux pieds, dans son propre territoire, une majesté, même déchue... Il est des précédents qu’il faut se garder de faire naître!
—Tu as raison, cria Kammitz, on jugera le kaiser en gentleman, et alors...
—Alors, compléta Rieth, ils l’enverront à Sainte-Hélène; c’est certainement ce qui l’attend.
—Erreur encore! renseigna Tornten. Jamais ils ne voudront le mettre en parallèle avec Napoléon. C’est là, pensent-ils, un honneur qu’ils ne veulent pas faire au kaiser. Mais on saura bien trouver une île où l’interner.
—L’île de Robinson, par exemple, plaisanta l’aîné des Walding. Juan-Fernandez peut bien abriter un empereur.
—Ce ne serait certes pas si mal, reprit Sellenkamp avec vivacité. J’ai visité les îles Juan-Fernandez, il y a quelque huit ans; j’aurais trouvé un grand charme à prendre la place du matelot Selkirk devant la table duquel je me suis assis.
—Selkirk, le prototype de Robinson! gloussa l’aspirant du bout de la table, car lui aussi voulait lancer son mot dans le débat.
Il n’y avait pas un des lieutenants de vaisseau qui ne connût cet archipel de l’océan Pacifique. Thor, comme les autres, y avait séjourné. Il s’entretenait volontiers des souvenirs aimables que lui avaient laissés les jours ensoleillés vécus sur cette terre de séduction, parmi la richesse prodigieuse d’une luxuriante végétation.
Mais Sellenkamp apporta la note comique en racontant qu’il s’était agenouillé sur la tombe de Vendredi et entretenu avec un descendant de Robinson.
La gaieté dura jusqu’à ce que Kammitz ait soudain émis cette opinion:
—Avec un croiseur sous-marin, on pourrait délivrer le kaiser et le conduire dans l’Amérique du Sud, où il trouverait aisément asile.
Et tous de revenir à l’ancien thème: le retour du banni, avec une ardeur nouvelle. Les chances de la croisière hypothétique furent discutées et des plans forgés, qui parurent à Tornten complètement oiseux.
—Et pourquoi donc le conduire dans l’Amérique du Sud? s’écria Rittersdorf, toujours impétueux. Pourquoi pas à Berlin?
—Hourrah! pour le retour du kaiser en Allemagne! approuva Heinz de Walding avec tant de fougue que le comte Kammitz, en sa qualité de plus ancien, crut devoir marquer par un grognement sa désapprobation. Et c’est avec joie que ce retour serait accueilli!
—Ici, en Prusse, peut-être, rétorqua vivement Tornten. Mais que diraient, dans le reste de l’empire, les antiprussiens?
—On ne le leur demande pas, riposta Rittersdorf.
—Vous voulez donc, Rittersdorf, préparer la guerre civile?
—Et comment cela?
—Elle serait inévitable. L’empire est divisé en deux camps: ici, Hohenzollern; là, République. Pensez donc à la mentalité de l’Allemagne du Sud!
—Bah! on verra bien qui sera le plus fort.
—Vous parlez à votre aise de semblables éventualités, se fâcha Thor, qui commençait à s’échauffer, car il sentait qu’autant vaudrait se heurter les poings contre un mur que combattre les convictions de Rittersdorf.
Le comte Kammitz s’interposa. Rittersdorf était près de s’emporter et qui sait comment allait finir le débat, quand le comte exposa en riant:
—Il ne s’agit pas de la chape au kaiser, mais de l’avenir de ce souverain. Qui peut dire ce qu’il en adviendra... Nous souhaitons tous qu’il nous soit rendu, et c’est dans cet espoir que je vide mon verre!
On se leva pour suivre l’exemple du comte. Thor et Rittersdorf suivirent le mouvement, mais leurs sourires étaient contraints et chacun d’eux laissa voir qu’il restait sur ses positions.
Sellenkamp mit à profit le silence relatif qui se rétablit pour rentrer en lice avec une histoire qui ne laissait rien à désirer en matière d’extravagance: il s’agissait de la rencontre d’un sous-marin anglais sur les côtes d’Ecosse, d’où combat, et, naturellement, victoire de Sellenkamp.
Mais le fantaisiste lieutenant de vaisseau n’acheva pas sa narration, car un garçon pénétra dans le salon et, s’adressant à Kammitz, s’enquit de Thor de Tornten.
—Voilà monsieur Thor de Tornten, répondit le comte en le désignant.
Le garçon s’inclina devant Thor:
—Il y a là quelqu’un qui désire vous parler, monsieur, annonça-t-il. Il affirme vous connaître.
Thor secoua la tête, incrédule:
—Qui pourrait venir me chercher ici? J’arrive depuis quelques heures à peine. Ce doit être une erreur.
—Je ne crois pas, monsieur. Cet homme a prononcé votre nom très distinctement et, d’ailleurs, il n’a pas l’apparence d’un farceur.
—Serait-ce Toman? passa-t-il dans la tête de Tornten. Peut-être quelque chose était-il survenu à la maison et le domestique venait l’en aviser.
Il se leva donc, salua en souriant ses amis et suivit le garçon.
Dehors, dans le vestibule, se tenait un individu maigre et au visage glabre, âgé d’environ vingt-cinq ans, et qui salua le lieutenant de vaisseau d’une muette inclinaison de tête.
Ce n’était pas un inconnu pour Thor, mais l’officier se demanda où il avait déjà vu cette face bourgeonnée sous une épaisse toison rousse. Sans doute un de ses anciens subordonnés!
Au surplus, que lui voulait cet individu?
—Vous désirez? s’informa brièvement Tornten.
—Je vous prie de m’accorder un entretien seul à seul, monsieur le commandant, fut-il répondu d’une voix que l’émotion étranglait. Mais pas ici... plutôt dans un cabinet où nous serions vraiment à l’abri des indiscrétions.
Thor hésita.
—Ne pouvez-vous me faire votre communication ici, sans tant de mystère? Comment avez-vous su, d’ailleurs, que vous me trouveriez en ce lieu?
—C’est votre valet de chambre qui m’a renseigné. J’ai commencé par aller chez vous.
Thor de Tornten sentit que ce rouquin devait obéir à des motifs graves pour l’avoir ainsi suivi. Minuit était passé depuis longtemps et ce n’était évidemment pas en vain et pour des causes futiles qu’on venait relancer un homme en cet endroit après avoir été le demander chez lui.
Le lieutenant de vaisseau fit donc un signe au garçon, qui comprit aussitôt et ouvrit une porte pour laisser les deux hommes en tête-à-tête dans une petite salle vide du restaurant. Là, parmi les chaises et les tables, sous la lumière d’une seule ampoule que le garçon avait donnée avant de sortir, Thor et l’étranger se trouvaient debout, face à face:
—En somme, qui êtes-vous? fit l’officier.
—Est-ce que vraiment mon commandant ne me reconnaît pas? Vous me traitiez naguère avec plus de bienveillance quand, me frappant sur l’épaule, vous me disiez que j’étais un brave garçon. Ne vous souvient-il plus d’Anton Kunst, l’ordonnance de M. le capitaine de cavalerie d’Unstett?
Thor sursauta et se mit à rire.
—Où donc avais-je les yeux? Eh! oui, vous êtes Anton. Mais, vous savez, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, ajouta-t-il en tendant la main à l’homme.
En effet, ce dernier n’était pas un étranger pour lui. Thor s’étonna même de n’avoir pas reconnu plus tôt ce garçon, qui, de si longue date, était au service d’Unstett.
Que de fois Anton ne lui avait-il pas dressé un lit sur le canapé de son maître lorsque Thor, à la suite d’une fugue de Kiel ou de Wilhelmshaven, s’était attardé dans la capitale au point d’être obligé d’y passer la nuit.
Avec quelle vigoureuse exactitude, au lendemain de ces parties de fête, Anton ne l’avait-il pas éveillé en lui préparant son déjeuner et l’escortant jusqu’à la gare en portant sa légère valise.
Unstett, en ce temps, n’était que lieutenant et offrait souvent et volontiers l’hospitalité chez lui à son compagnon de fêtes nocturnes dans le Berlin des plaisirs.
Ensuite, des tiraillements, ou plutôt une séparation, étaient survenus entre les deux camarades de l’armée et de la marine. Ils avaient eu leur cause dans l’amour malheureux, conçu pendant une saison à Ostende, par le jeune officier de uhlans, pour la baronne de Ballendorf. Lorsque celle-ci avait définitivement marqué sa préférence pour Thor en accueillant les assiduités de ce dernier, Unstett s’en était montré profondément affligé et avait disparu, retournant à Berlin sans prendre congé de son rival qui ne l’avait jamais revu.
Anton Kunst mit quelque hésitation à poser sa main dans celle que lui tendait le lieutenant de vaisseau. Il s’inclina très bas, puis se tint debout, la respiration oppressée, devant Thor qui l’examinait en souriant.
—Eh bien, qu’avez-vous sur le cœur, Anton? s’informa-t-il gaiement. Auriez-vous besoin de quelque chose?
—Pour moi, rien, monsieur le commandant. Je n’ai qu’à retourner tout bonnement à la maison. Aussi bien ma vieille mère est-elle furieuse de me voir rester depuis des années au service de monsieur le capitaine au lieu de rentrer chez nous cultiver nos champs; puis, elle pense à me marier.
—Etes-vous resté auprès de M. d’Unstett pendant toute la guerre?
—Oui, monsieur le commandant. Le capitaine, depuis sa blessure reçue près d’Arras, où je fus également légèrement atteint à ses côtés, est demeuré, à Berlin, attaché au ministère de la guerre. Je lui suis resté fidèle... mais fidèle dans le sens absolu du mot.
L’homme s’excitait, son attitude et ses dernières paroles dégageaient quelque chose comme une menace. Qui donc visait-elle?
—Mais qu’avez-vous? demanda Tornten en secouant la tête. Vous tremblez de tous vos membres! Seriez-vous malade?
—Il se peut que je sois malade, monsieur le commandant. A vrai dire, je ne suis pas bien d’aplomb.
—Et c’est en cet état que vous venez me trouver!...
—Oui, commandant. J’ai... j’ai à vous faire une importante communication.
Thor commençait à s’impatienter. Kunst avait, en prononçant ces dernières paroles, abaissé la tête et fixé obstinément le sol. Sa voix ne sortait que dans une espèce de bégaiement, comme d’un homme qui ne peut s’expliquer clairement, ou ayant pris une résolution trop prompte, se met peu à peu à la regretter.
—Votre capitaine est-il malade? Lui est-il arrivé quelque désagrément?
Kunst leva les yeux et, sur ses lèvres, passa un sourire fugitif et grossièrement sournois.
—Un désagrément? Je ne pense pas... au contraire!
—Alors, parlez! s’écria l’officier excédé.
—Mon commandant me considère-t-il comme un mauvais gars?
—Certes non!
—Me tient-il pour vindicatif?
—Je crois le contraire, Anton.
—Et cependant je suis venu me venger... me venger de mon capitaine, proféra Kunst.
Et ses yeux flambaient d’une haine farouche.
—Oui, ce matin, il m’a traité de voleur et menacé de la police, moi qui l’ai sauvé devant Arras... Et pourtant, je n’avais, pour le porter, que mon bras gauche, le droit ayant été troué par un éclat d’obus.
«Il m’a appelé voleur, il a voulu me livrer à la justice, moi qui l’ai soigné, qui suis resté fidèlement auprès de lui alors que tous les autres s’en allaient chez eux sans plus se soucier de leurs chefs! Et pourquoi? Parce qu’il lui a manqué deux ou trois bouteilles de vin et une boîte de cigares. Devant Dieu, mon commandant, ce n’est pas moi qui les ai pris, mais bien le remplaçant que le capitaine avait engagé pendant ma permission.»
Thor se mordait les lèvres. Est-ce que Kunst allait le prendre pour confident de cette éternelle histoire des domestiques renvoyés? Il avait de l’audace de lui faire perdre son temps à de semblables sornettes! Et puis, pourquoi l’avait-il choisi pour venir se plaindre de son capitaine?
Sous le coup d’œil d’impatiente interrogation du lieutenant de vaisseau, l’embarras du domestique sembla croître; il tournait sa casquette entre les doigts en regardant par terre.
—Oui... Et alors?... fit Thor.
—Alors, j’ai été révolté... Agir ainsi envers un ancien ami!...
—Un ancien ami?
Thor de Tornten recula d’un pas et toisa le rouquin. Ou bien le drôle se payait d’impudence... ou bien... Il sentit soudain s’accélérer les battements de son cœur; un soupçon naissant le poignait.
—Commandant, s’écria enfin Anton Kunst en faisant appel à toute sa résolution, venez avec moi et souffletez le lâche!
—Quel lâche?
—Mon capitaine.
—Vous êtes fou! Et pourquoi?
—Parce que votre femme est chez lui! grinça l’ordonnance.
Un silence angoissant suivit ces paroles, puis un hurlement de fureur sortit des lèvres de Thor qui saisit son interlocuteur à la gorge et le secoua rudement. L’homme étouffait sous la pression vigoureuse qui se resserrait à chaque effort qu’il tentait pour se dégager.
—Drôle! râla l’officier. Tu mens!... Ma femme? chez lui!... chez lui!...
Sa voix s’étranglait dans sa gorge. Hors de lui, il fixait d’un regard de meurtre le visage boursouflé de Kunst qui se violaçait sous l’effroyable étreinte.
—Laissez-moi!... Vous m’étranglez!... put enfin haleter l’ordonnance. Devant Dieu, je ne mens pas; c’est aussi vrai qu’une chose qu’on a vue de ses yeux... qu’on a vue très souvent même!
Thor le lâcha. La respiration oppressée, l’officier trébucha et dut s’appuyer à une table pour ne pas tomber. Et, devant lui, l’accusateur échevelé, défait, s’ébrouait comme un chien battu qui lisse son poil. Il y avait du chien aussi dans le regard que l’homme jeta sur le colosse à la poigne duquel il venait d’échapper.
—Vous serrez comme si vous vouliez me refroidir, geignit Kunst. Mais cela ne change rien à la chose. Je vous ai dit la vérité et rien ne peut l’empêcher d’être la vérité.
—Parlez!... bredouilla Thor.
—Il n’y a pas grand’chose de plus à dire, commandant. Il y a des mois que madame vient chez le capitaine. Elle y est souvent restée des journées entières. Ils sont très tendres dans leurs rapports et ne se gênent devant moi, ni pour se tutoyer, ni pour s’embrasser.
—Restez dans la question, enjoignit Tornten.
—J’y suis bien! Cela m’a toujours indigné, à cause de mon commandant dont je connaissais les relations amicales avec M. le capitaine. Et puis, est-il possible qu’une femme mariée perde à ce point toute retenue!
«Encore a-t-il fallu qu’aujourd’hui, précisément comme j’étais déjà sous le coup des mauvaises paroles de mon maître, madame vienne chez nous en déclarant qu’elle demeurerait plusieurs jours, car votre arrivée attendue allait la priver pour un temps de la possibilité de revenir.»
Un volcan grondait au sein de Thor de Tornten. La colère et la honte le terrassaient tour à tour. C’est avec joie qu’il aurait abattu cet homme, témoin, confident de son déshonneur... Tout apprendre et se venger. Cette idée de vengeance l’envahit et l’aveugla dans le même instant.
—Cette fois, continua l’ordonnance, ma patience était à bout; j’ai compris que mon devoir était d’avertir mon commandant... Cela servait aussi ma haine, je l’avoue. Il faut que le capitaine soit enfin châtié.
«Si vous voulez, commandant, je vous conduis tout de suite à la maison de M. d’Unstett et vous mets à même de trouver les coupables ensemble.»
Thor tressaillit. N’était-ce pas, depuis un moment, le plus ardent de ses désirs!
—Le pouvez-vous?
—Certes! Voici la clef de la maison.
Et, vengeur de son honneur de valet, il tira de sa poche une clef qu’il plaça sous les yeux de l’officier.
Le colosse blond n’hésita qu’une seconde, puis sa décision fut prise, dominant la répugnance qui l’avait détourné jusque-là de servir d’instrument à une basse rancune. Dès lors, le souci de son honneur étouffa tout autre sentiment et la vengeance, quelle qu’elle fût, lui parut la plus haute satisfaction... la seule.
—Où habite le capitaine?
—A Dahlem.
—Combien de temps pour nous y rendre en auto?
—Marchez devant et arrêtez un taxi, je vous suis.
Le premier mouvement de Thor avait été de prendre congé de ses camarades. Mais, se retrouver devant eux, leur présenter un visage calme et souriant... il sentit que c’était au-dessus de ses forces. Ses amis ne manqueraient pas d’observer l’altération de ses traits; finalement, il préféra éviter de revoir ses camarades.
Il appela donc le garçon qui, bâillant près d’un buffet, semblait attendre ses ordres:
—Dites à ces messieurs que je les prie de m’excuser, ordonna-t-il. Quelqu’un de malade chez moi; il faut que j’y coure toute affaire cessante.
Cette dernière formalité accomplie, il soupira profondément, puis se mit en devoir de rejoindre Kunst qui, déjà, parlementait avec un chauffeur.
—Tout est convenu; je viens de lui donner l’adresse, cria l’ordonnance comme Thor s’approchait du véhicule.
L’officier prit place dans la voiture, invita d’un signe Kunst à s’asseoir en face de lui et se laissa tomber, épuisé par les événements de ces dernières minutes, sur les coussins de la voiture qui, à toute vitesse, parcourait les rues de Berlin, pour conduire ses deux voyageurs au delà de la barrière, à Dahlem.
Pendant ce trajet, des sentiments divers s’agitaient en Tornten. Une rage farouche le fouaillait, tandis que le tenaillait l’angoisse d’avoir vécu jusque-là dans l’ignorance et la confiance.
En son cœur se déchaînait cet instinct de la race qui fait des rivaux parmi les hommes et les dresse l’un contre l’autre, pour le combat, comme il oppose le cerf au cerf, dans la montagne ou, dans les steppes de l’Argentine, le buffle au buffle.
Envahi, dominé par ce sentiment primitif, Thor de Tornten devait rester sourd à la voix de la raison.
Il avait beau ne plus éprouver d’amour pour la femme qui le trompait, un sentiment l’affolait, celui de la honte qui le diminuait à ses propres yeux comme à ceux d’autrui. Lui, le mâle orgueilleux, que convoitaient toutes les femmes qui l’approchaient, il n’avait pas su s’attacher la sienne et succombait, victime de sa faiblesse, comme le premier coquebin.
Le désarroi de sa passion l’emplissait encore de fureur quand, soudain, la voiture stoppa à l’angle d’une de ces rues qui, dans l’élégant faubourg bordent des jardins bien soignés.
Les deux hommes descendirent.
Thor s’approcha du chauffeur qui annonça le prix de la course. Le lieutenant de vaisseau ne le comprit même pas; il tendit, sans savoir ce qu’il faisait, un billet de banque et, sans attendre que l’homme lui rendît sa monnaie, il s’éloigna à la suite de Kunst qui, déjà, enfilait l’avenue.
L’ordonnance avait tout prévu et fait arrêter la voiture à quelque cent mètres de la maison du capitaine.
—C’est là, chuchota-t-il à l’oreille de Tornten, là où les fenêtres du premier sont éclairées.
Thor tressaillit et chercha instinctivement une arme dans sa poche vide. Il avait laissé son revolver dans le vêtement de voyage quitté tout à l’heure. Ses poings lui restaient, lui suffiraient.
Kunst ouvrit un portillon grillagé et fit entrer son compagnon dans le jardin de la villa. Ils furent aussitôt devant la porte de la maison que le rouquin ouvrit encore et que Tornten franchit devant lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans un vestibule obscur, mais ni l’un ni l’autre ne pensa à donner de la lumière. Kunst saisit l’officier par la main et, suivi de lui, grimpa l’escalier dans le noir. C’était plus long, mais plus prudent, afin que la surprise fût complète.
Soudain, Thor de Tornten se trouva seul dans l’obscurité. Il entendit une porte s’ouvrir, puis quelqu’un le poussa en avant et il faillit trébucher.
—Et maintenant, pas de bruit, souffla l’ordonnance, sans quoi nous risquons de les trouver sur leurs gardes. Ils ont dû sortir, à ce que m’avait dit le capitaine et viennent seulement de rentrer, sans doute.
Une nouvelle porte tourna silencieusement sur ses gonds. Maintenant, les deux hommes glissaient sur d’épais tapis. Kunst tourna un commutateur et Thor, d’abord aveuglé par la soudaine clarté, se vit dans un salon élégamment meublé. Il ne le connaissait pas et ses souvenirs ne lui rappelaient pas un intérieur aussi confortable chez le lieutenant d’Unstett.
—Je ne vais pas plus loin, signifia Kunst. A côté, vous trouverez une salle à manger, puis la chambre de M. le capitaine...
«C’est là qu’ils doivent être.
—C’est bon, fit le lieutenant de vaisseau, d’une voix contenue mais frémissante.
—Et surtout, pas de scandale! recommanda encore le rouquin.
Mais déjà Thor ne l’écoutait plus.
Il avait ouvert la porte, la laissant béante derrière lui, afin d’y voir dans la pièce voisine. Un tapis étouffait le bruit de ses pas. Il parvint ainsi à une nouvelle porte devant laquelle il s’arrêta un court instant.
Tandis qu’il reprenait son souffle, il crut entendre un rire léger de l’autre côté de la cloison. Cela cingla sa haine. Une fureur se déchaîna en lui et sa main se porta sur le loquet.
Il hésita encore un quart de seconde, puis il ouvrit délibérément la porte.
Le hasard qui avait ménagé le drame avait bien fait les choses et amené à l’heure dite l’entrée du personnage.
En cet instant même, le capitaine embrassait tendrement sa maîtresse, une fort belle brune, et commençait de dégrafer son corsage.
Celle-ci n’opposait aucune résistance à ses galantes entreprises; bien mieux, elle lui rendait, sans retenue, ses caresses, car ses sens appelaient cet homme de tout leur désir et elle ne trouvait qu’auprès de lui la volupté que, dans la coquetterie ignorante de la jeunesse, elle avait précédemment cherchée près d’un autre.
Ce fut pour Tornten un de ces moments où, chez les hommes qui les vivent, le sang se fige dans les veines, le cœur cesse de battre, se déchaînant aussitôt après avec une violence nouvelle qui exaspère la rage.
Un cri de fureur sortit des lèvres de Thor. Il fonça en avant. Il voulait articuler des paroles, mais sa bouche ne proférait qu’un son rauque et guttural.
Il se dressa devant les coupables qui, affolés, s’écartèrent l’un de l’autre.
—Thor!... balbutia la jeune femme.
—Garce! grinça-t-il en la repoussant brutalement.
L’élégant et mince capitaine de cavalerie avait bondi de côté, esquivant le premier choc. Il vit son adversaire, rapide comme l’éclair, s’emparer d’une chaise qui se trouvait à portée de sa main et la brandir au-dessus de sa tête en s’élançant vers lui.
L’arme improvisée retomba lourdement. De son bras, Fritz d’Unstett avait paré le coup. Il pâlit, chancela, faillit s’écrouler, mais s’en tira sauf.
Il ne connaissait pas la peur, mais la honte lui vint du rôle qu’il jouait et la claire vision du mal qu’il avait fait et des suites effrayantes qu’il entraînait pour la jeune femme.
Il tenta, dès lors, de détourner sur lui la colère du mari et s’enfuit vers la porte grande ouverte du balcon.
—Lâche! rugit derrière lui le forcené.
Sans plus s’occuper de la femme qui, hagarde de peur, s’était réfugiée derrière le large lit, Tornten se rua à la poursuite de son adversaire. Ce dernier, arrêté dans son élan par la rampe de fer du balcon, fit tête et s’opposa au poursuivant, dans un mouvement de désespoir.
—Tornten!... arrêtez!... notre vieille amitié!
—Gredin!... tu as de l’audace!... Ton compte est bon, riposta l’autre.
Déjà l’assaillant ceinturait le capitaine. Mais ce dernier savait qu’il en allait de sa vie... Au-dessous des deux hommes s’étendait le jardin et, au droit du balcon, s’allongeaient les hautes lances de fer d’une grille.
Un saut dans l’espace, c’était la mort.
Thor était supérieur en force à son adversaire. Il l’avait soulevé de terre, comme il eût fait d’un enfant, et placé sur l’appui du balcon d’où il s’apprêtait à le balancer dans le vide. Mais le capitaine avait entouré de ses bras le col du furieux et s’y cramponnait solidement, sans desserrer son étreinte au moment où Thor, le poussant par-dessus la rampe, se penchait lui-même effroyablement.
En même temps, Unstett faisait des efforts surhumains mais inutiles pour faire lâcher prise à son ancien ami.
Cependant, le désespoir décuplait ses forces et, soudain, emporté par le poids de son avant-corps, Thor bascula, sentit ses pieds perdre leur appui et culbuta, suivant, la tête la première, dans sa chute, le corps du capitaine d’Unstett.
Deux cris d’effroi résonnèrent dans la nuit, par-dessus le jardin paisible qui s’étendait sur les derrières de la villa, puis l’on n’entendit plus rien... que les râles lugubres des deux hommes.
Maintenant les brouillards vagues et sanglants du délire roulent devant les yeux de Thor et ce n’est que de temps à autre qu’il éprouve la sensation de voir se déchirer le rideau qu’ils opposent à ses regards. Une douleur intense siège là dans sa tête, qui lui semble devoir éclater comme sous les mâchoires d’un étau.
Une soif ardente le tourmente; il voudrait la crier, demander de quoi l’étancher... puis il a la sensation qu’on lui verse une boisson rafraîchissante. Mais c’est en vain qu’il essaie d’ouvrir les yeux pour voir qui la lui tend. Une douce main passe avec une caresse sur ses traits endoloris et semble chasser le mal qui le torture. Presque aussitôt la vision fugitive disparaît et les nuages rouges recommencent à rouler, comme des cataractes de boue et de sang.
Cependant, des soins bienfaisants l’environnent. Il lui paraît avoir longtemps dormi, d’un sommeil entrecoupé de rares réveils, dont chacun ramène les anciennes douleurs avec une violence qui se double.
S’il tente de fixer ses pensées, ce qui lui est le plus souvent impossible, elles ne cessent d’évoluer autour d’un vœu unique: être délivré de la souffrance, fût-ce par la mort. Il l’appelle, mais il est incapable de donner une forme à ce désir.
Il est bien rare qu’il puisse concevoir où il est et percevoir ce qui se passe autour de lui.
Une chose est certaine: il repose, affaibli, sur une couche blanche, dans une chambre claire, ensoleillée, qui reçoit la lumière par deux fenêtres placées en face du lit; autour de lui s’agitent des formes également claires, du même ton que son entourage, comme si elles en étaient détachées.
Ce qu’il advient de lui, il ne le sait pas, mais d’autres le savent.
Un jour c’est une barbe grise qui se penche sur lui et, près du lit, il lui semble percevoir une voix:
—Je crois qu’il s’éveille, docteur.
Mais la barbe grise s’agite et une voix laisse entendre:
—Vous vous trompez, cher confrère, ce ne sont que de faibles réflexes de la connaissance.
Puis c’est tout; Thor n’en peut percevoir davantage. Son Moi s’évanouit, les brouillards l’environnent et il s’enfonce dans le néant.
Plus fréquemment il croit voir auprès de lui un autre visage, un aimable visage de femme autour duquel se jouent des boucles blondes et qu’éclairent des yeux si doux et si compatissants.
Il reconnaît l’Anglaise Carry Bolton. Elle redresse ses oreillers, elle lui tend le rafraîchissement qu’il absorbe avidement, elle porte à ses lèvres la potion calmante, elle caresse souvent son front, avec une tendresse non dissimulée.
Thor éprouve, dans ces moments, la conscience réconfortante de pouvoir penser quelques secondes; il voudrait bien embrasser cette main fine et douce. Mais, à peine ouvre-t-il la bouche pour parler, que sa pensée s’évanouit et que se referme le rideau lui cachant la gracieuse apparition.
D’autres images paraissent auprès du lit du malade, comme des fantômes, dans les hallucinations de la fièvre. Parfois, c’est une ronde folle qui fait tournoyer autour de lui, dans son rêve, tous ceux qui l’ont approché pendant les heures qui ont précédé sa chute: le kaiser, Jacob Grotthauser, ses camarades de la marine, Anton Kunst, sa propre femme que, dans son délire, il continue à mépriser et à haïr, son fils et cet ami perfide qui l’a entraîné dans l’abîme. Ils apportent la douleur ou la joie, près de la couche du blessé, qui les voit s’agiter avec une étrange netteté, comme s’ils étaient réellement devant lui.
Cependant, le bienveillant visage à la barbe grise renouvelle sa visite, ou bien c’est la main bienfaisante de Carry Bolton qui passe sur son front entouré de pansements.
Une fois même, il lui semble que la blonde Anglaise se soit inclinée plus bas et qu’elle ait appuyé fortement ses lèvres contre les siennes, si fortement qu’on eût dit qu’elle voulait lui insuffler sa jeune âme et échanger sa vie contre celle du blessé.
Il aurait souhaité lui rendre son baiser, mais ses forces l’ont abandonné et, de nouveau, les nuages, tour à tour rouges et livides, roulent devant ses yeux qui s’emplissent de nuit...
Jacob Grotthauser est assis au chevet de Tornten. L’officier le voit très distinctement, car les voiles sont de nouveau tombés et la silhouette de l’ami d’enfance se dessine clairement devant ses yeux.
La main du malade repose dans celle du visiteur et Grotthauser, se tournant vers la fenêtre, près de laquelle se tient une forme mince et radieuse, s’écrie:
—Il s’éveille, miss Bolton!
La jeune fille s’élance, examine les traits du blessé et confirme gaiement:
—Oui, il revient à lui; quel bonheur pour nous tous.
Thor la presserait volontiers sur son cœur pour cette parole de compassion. Il l’enveloppe de regards tendres et se sent envahir de reconnaissance pour celle qui le soigne. Maintenant, elle pose sa blanche main sur le front tout enveloppé de linges et il éprouve, à travers les bandages, la douceur de ce contact qui répand en lui une chaleur bienfaisante et réconfortante, comme d’un bain.
—Nous reconnaissez-vous, interroge-t-elle de sa voix harmonieuse.
—Oh! il y a longtemps que je vous ai vue et sentie auprès de moi, répond-il avec effort; j’ai souvent voulu vous appeler, hélas! mes lèvres s’y refusaient. Mais, aujourd’hui, cela va mieux; je sens que le plus dur est passé.
—Sûrement! c’est aussi l’avis du docteur, affirme Grotthauser. La blessure de ta tête est en voie de cicatrisation et la lourde commotion qui t’a secoué s’atténue.
Tornten ferme les paupières et semble, pendant quelque temps, retomber dans une nouvelle léthargie. Mais, en réalité, il essaie de reconstituer les événements qui l’ont jeté sur ce lit de douleur. Il parcourt ses souvenirs, sans pouvoir dépasser le moment où, soulevant Fritz d’Unstett, il l’a poussé sur la rampe du balcon, se préparant à le précipiter dans le vide... Au delà, plus rien, comme si les faits qui suivirent eussent été rayés de sa vie.
Alors, il rouvre les yeux en scrutant les deux visages qui s’inclinent sur sa couche, il essaie d’y lire ce qu’ils savent de sa honte. Hélas! ses soupçons se confirment: Carry Bolton, gracieuse comme le soir qu’il la vit pour la première fois, rougit et Jacob Grotthauser détourne la tête pour éviter l’interrogation humiliée que pose le regard de son ami.
Ainsi, ils savent tout... tout!...
Mais l’industriel a vite dominé son embarras:
—Comment te trouves-tu, Thor?
—Si bien que je me lèverais volontiers pour sortir d’ici.
—Voilà qui, d’un coup, anéantirait toute la besogne du docteur et la mienne s’écrie Carry avec sollicitude. Il faut vous ménager, monsieur le capitaine.
—Me ménager! riposte-t-il plein d’amertume, pourquoi? pour ce que vaut cette misérable existence!
—Vous n’avez pas le droit de parler ainsi. Il y a, sur cette terre de souffrances, des êtres bons et loyaux qui vous chérissent.
Et, tandis qu’elle parle, son visage de vierge s’empourpre d’une nouvelle rougeur; entraînée par son ardeur, elle craint d’avoir trahi sa pensée. Lui, souriant, la menace du doigt.
Grotthauser ajoute:
—Et puis, la vie nous offre parfois des devoirs auxquels on peut s’attacher et qui apportent souvent plus de joie et de consolation que les hommes auxquels nous avons pu consacrer notre existence.
—Comme tu as raison, gémit le malade.
—Dans ces jours sombres, notre Patrie a besoin de tous ses enfants, car tout bras qui sait et peut travailler est indispensable, continue Grotthauser.
—Combien il vaudrait mieux s’en servir pour frapper, grince Tornten.
—Oh! non, surtout pas cela, sans quoi il n’y aurait plus de paix possible pour notre pauvre Patrie tourmentée. Plutôt supporter la honte. Celui-là aussi est un héros qui sait porter sa croix sans faiblir.
—Combien c’est vrai! Aussi, nous dévorons l’affront de cette paix.
—Elle n’est pas notre seule épreuve! Il s’est passé, depuis, des choses pires encore. Sais-tu bien, Thor, depuis combien de temps tu es dans cet hôpital?
—Non, j’ai perdu la notion du temps.
Grotthauser jette sur Carry un regard d’interrogation. Elle porte les yeux sur le calendrier qui pend entre les deux fenêtres au-dessus d’une petite table de laque blanche et répond avec embarras:
Thor s’effare:
—Trois mois! répète-t-il sourdement.
—Oui. L’hiver est descendu sur la terre et Noël est proche, reprend Grotthauser, d’une voix altérée. Tu as reçu une violente blessure à la tête et tu es resté tout ce temps sans connaissance. La science du médecin t’a sauvé, mais ce sont surtout les soins dévoués de miss Bolton qui t’ont ramené à la vie.
—Comment pourrai-je les reconnaître? remercie avec une tendresse contenue le jeune officier qui soulève la main pour la donner à la vaillante fille.
—Vous ne me devez aucun remerciement, monsieur le capitaine, se défend-elle, en même temps qu’elle laisse tomber sa main dans celle du malade, sans rien faire pour esquiver la douce pression qu’il prolonge.
—Où est mon fils, s’informe-t-il alors, saisi d’une crainte subite.
—A la maison, sous bonne garde, rassure Carry.
Il hésite un peu, mais, enfin, cette question vient à ses lèvres:
—Et ma femme?
Carry se détourne, laissant à Grotthauser le soin de répondre.
—Elle a quitté Berlin et doit être à Munich.
—Bon, fait Tornten, tu m’en reparleras plus tard.
—Maintenant, il vaut mieux que je te quitte, s’inquiète l’industriel en se relevant. J’ai assez bavardé pour une première visite après des mois de syncope.
—Non, reste, je t’en prie, reste, implore Tornten, et Grotthauser se rassied docilement.
—Si tu crois être assez fort, essayons!
—Tu as encore à répondre à une foule de questions.
—Pose-les!
Carry Bolton a repris sa place à la fenêtre et regarde au dehors le jour ensoleillé qui brille sur la terre et envoie son rayonnement dans la chambre du malade. Environnée de cette douce lumière d’hiver, elle apparaît à Tornten quelque chose de surnaturel et de bienfaisant vers quoi s’élance tout son cœur.
Cependant, le désir d’apprendre ce qui s’est accompli dans l’univers durant son sommeil le détourne de cette contemplation. D’abord, lui viennent aux lèvres les questions qui le préoccupent le plus.
—Que raconte-t-on des événements dont j’ai été la victime? Dis-moi franchement, Jacob, ce que l’on en sait?
—Les initiés se doutent de tout, sans rien savoir de précis; pour les autres, c’est une énigme explique le vieil ami; mais l’attitude de ta femme autorise tous les soupçons, car elle est partie pour Munich avec Unstett.
—Je m’en doutais! D’ailleurs, passons sur le triste drame dont je suis le héros. Qu’importe une publicité plus ou moins grande? Ah! Jacob, que je conserve seulement mon fils!
—Qui pourrait te l’enlever?
—Elle!
—Elle ne l’osera pas! Et, tant que tu le voudras, Carry Bolton sera pour l’enfant une vraie mère.
Thor sent qu’il perd contenance; mais il ne veut pas cacher à l’ami qui l’a connu tout enfant ses sentiments et ses espoirs.
—Peut-être, fait-il avec un sourire, l’avenir attachera-t-il par des liens plus étroits Carry à mon enfant.
Grotthauser se réjouit:
—Ce serait bien le mieux!
Une petite pause vient, puis le blessé reprend:
—Tu ne me dis rien de la politique, pendant ces trois mois?
—Une honte nouvelle, Thor!
Le malade dresse l’oreille:
—De quoi parles-tu?
—Du procès de l’empereur à Londres!
—Ils ont donc osé le mettre en jugement? s’exclame l’officier de marine avec tant de violence que Carry se retourne et le regarde en hochant la tête, tandis que Jacob Grotthauser, effrayé, déclare:
—Tu vois, cela te fait mal! Je te raconterai tout cela un jour.
—Non, Jacob, il faut que je sache! Dis-moi la vérité... balbutia le patient.
Grotthauser hausse les épaules:
—Tous les Allemands la connaissent, après tout, et la plupart l’endurent; pourquoi te la cacherais-je? Le monde entier a vu ce spectacle et personne n’en est mort. Pourquoi ferais-tu exception?... Oui, ils l’ont emmené en Angleterre, ils l’ont traîné devant un tribunal composé de ses ennemis; ils lui ont fait son procès, dont il ne pouvait sortir autrement que coupable.
—Mon Dieu! Et que disent les Allemands?
—Le plus grand nombre frémit de fureur; mais il y a des misérables pour se réjouir.
—C’est toi qui parles ainsi, toi, un socialiste!
—Je ne parle pas du kaiser, mais de l’Allemand Guillaume de Hohenzollern, qu’on a jugé, et dans la personne duquel nos ennemis ont condamné tout notre peuple aux yeux de l’univers sans que le pays ait pu rien faire, absolument rien pour le sauver de cet affront.
—Donne-moi des détails?
Grotthauser reprend avec un douloureux sourire:
—Tout s’est passé comme nous l’avions prévu. Te rappelles-tu notre conversation dans le train?
—Je crois bien, entre Hanovre et Berlin.
—Ce que nous avions, à cette époque, envisage comme une hypothèse est devenu une triste réalité. Aucune opposition n’a prévalu, ni de la Hollande contre l’extradition du kaiser, ni d’une partie des peuples de l’Entente contre la mise en scène de ce honteux spectacle. On a conduit le banni en Angleterre...
—Comment?
—Oh! peu importe... avec les honneurs dus à un ennemi vaincu auquel on témoigne de l’estime. On nous a bien joués en sa personne! Pendant tout le procès, il est resté l’hôte du roi d’Angleterre, dans un petit château voisin de Londres. Cela n’a pas empêché de mettre tous les leviers en œuvre pour établir sa culpabilité. Quels mensonges n’a-t-on pas débités pour l’inculper, lui et l’Allemagne!
«Ni les menées de la dernière heure d’un Iswolski, auquel la pusillanimité de son tsar a servi d’excuse, ni l’aspiration de la France vers la revanche, ni la haine jalouse de l’Angleterre, ni le rôle de provocateurs joué par nos anciens alliés d’Italie, ni la désagrégation morale des Etats balkaniques, éternel obstacle à la paix en Autriche, rien n’a compté, ou plutôt tout a été artistement truqué, travesti, retourné contre nous. Au contraire, chaque parole que l’ex-kaiser a pu prononcer en public a été enflée et imputée à grief contre lui. Des actes, qui auraient été à sa décharge, ont été passés sous silence, tandis que des écrits étaient produits, dont la fausseté aurait été facile à prouver pour peu que l’un des juges s’en fût avisé.
«Et comme, malgré tout, de ces interrogatoires, qui durèrent plusieurs semaines, il ressortait clairement que Guillaume de Hohenzollern avait pu être un esprit ardent, enflammé, mais en tous cas pas un incendiaire, alors les misérables, violant une fois de plus le droit qu’ils s’étaient arrogé de juger un homme ne relevant en aucun façon de leur prétoire, proclamèrent que l’ancien empereur d’Allemagne, aidé de ses ministres et de ses généraux, avait voulu et causé la guerre et qu’il fallait le mettre hors d’état de nuire. L’Allemagne était visée et il ne lui restait que l’impérieux devoir d’accomplir les obligations du traité, comme ils nomment ce «chiffon de papier».
Thor de Tornten contemple son ami, l’esprit ailleurs, et se tait. Jacob Grotthauser continue:
—C’est en vain que le gouvernement allemand s’est opposé au procès et au jugement, en vain qu’il a réclamé la révision par une cour des neutres. Il nous a fallu supporter la honte de voir un des nôtres (peu importe que ce soit celui à qui nous devons demander compte de nos désastres) estampillé «malfaiteur» aux yeux de l’univers entier.
—Et que pensent de lui les Allemands? demande le blessé.
—Il a regagné une grande partie de l’amour qu’il avait perdu immédiatement après la guerre. On en a fait un martyr; c’était dangereux. Les religions se fondent sur les persécutions et la réaction, dans l’empire, n’a pas manqué de battre monnaie là-dessus.
—Exact! Et toi, Jacob, que penses-tu de lui?
—C’est un homme, Thor. Tu me l’as dit un jour et, depuis, je l’ai bien compris. Nous sommes tous des hommes exposés aux fautes et aux faiblesses, mais aussi doués du don le plus précieux que Dieu ait pu nous faire: la faculté d’agir. Il en a usé, celui qui fut jadis empereur de ce pays... et il a succombé.
«Honni soit tout Allemand qui pense autrement!
«Malheur à celui qui ne comprend pas que le plus grand affront fait à notre nation est dans l’impuissance où on l’a mise de défendre cet homme contre le jugement de ses ennemis!
«Mais aussi mille fois malheur à ceux qui peuvent songer à le rappeler en Allemagne en qualité d’empereur!
—Y a-t-il vraiment des Allemands qui y pensent?
—Oh! beaucoup! Tes pairs ont fait serment de le rétablir, Tornten.
—Non, plus mes pairs, Jacob, car je suis rallié à tes idées, proteste Tornten en tendant sa main largement ouverte, que Grotthauser serre d’une étreinte loyale.
—Et que va-t-on faire du condamné? reprend-il après un court répit.
—Ce n’est pas encore décidé. Il paraît que les alliés parlent de l’interner dans une île.
—Sainte-Hélène?
—Non, pas celle-là. Ils ont peur de faire naître des comparaisons entre l’empereur qui est mort sur ce rocher et celui qu’ils ont résolu de laisser périr aussi, loin de l’humanité.
—Comme ils calculent bien, gémit le blessé.
Et, soudain, il lui semble que tout recommence à tournoyer autour de lui, qu’un voile de nuages élève son brouillard entre lui et l’ami fidèle. Il peut encore jeter un dernier regard sur Carry Bolton, percevoir un appel que Grotthauser lance à la jeune fille et voir celle-ci accourir auprès de son lit.
Les derniers vestiges de sa connaissance ont sombré. Une seule image, heurtée, violente, persiste devant ses yeux, ou plutôt devant son imagination délirante: celle du kaiser, tel qu’il l’a vu en dernier lieu, à Amerongen, vieilli, la barbe longue et grise. Il lui semble que cet homme, auquel il tient par toutes les fibres de son âme, lui fasse amicalement un signe d’adieu, exactement comme lorsque, naguère, il avait pris congé de son souverain: «Et saluez pour moi la patrie, Tornten!» perçoit-il, mais pendant un court instant seulement, comme un cri de douleur qui s’enfle ensuite en un mugissement démesuré, ininterrompu, comme si tous les torrents de la cataracte de sang s’écrasaient à ses yeux sur un lit de rochers... Puis ce n’est plus que la nuit et son néant...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Alors, Tornten, te sens-tu assez fort pour entendre ce que j’ai à te dire? demande le comte Kammitz, qui tient aujourd’hui compagnie au blessé et l’examine avec un sourire amical.
—Crois-tu donc que je serai toujours inconscient? s’irrite le blessé, auquel il semble que Jacob Grotthauser vient de quitter la chambre pour laisser la place au comte.
—Il y a quinze jours que tu n’as repris connaissance.
Tornten regarde, tout décontenancé, le visage expressif de son ami:
—Ce n’est pas possible! fait-il.
—C’est malheureusement vrai. Demain, nous célébrons Noël.
—Déjà Noël!
—Oui, Tornten, et ce soir je pars chez ma mère, au château de Kammitz, près de Greifswald. Tu sais que je vais toujours passer cette fête auprès d’elle.
—Ta mère! s’écrie le blessé, effaré. Est-ce qu’elle vit encore?
—Rêves-tu, Tornten? Bien sûr que j’ai toujours ma mère!
—Je suis fou! Je croyais que tu l’avais perdue: j’ai probablement rêvé que tu étais allé à son enterrement.
Le comte a un sourire contenu.
—Ce sont, mon cher ami, les hallucinations du délire. Ma mère, grâce à Dieu, vit toujours et se réjouit autant de mon arrivée que moi de l’aller retrouver. C’est si beau chez nous!
—Oh! oui, que ce doit être beau! soupire le lieutenant de vaisseau.
Et sa pensée évoque le paysage mélancolique de son bien de famille, en Schleswig, le manoir paternel et le parc sous la neige, les fenêtres brillamment éclairées dans cette nuit de Noël, pour le réveillon traditionnel, autour du sapin illuminé et chargé de girandoles. Il revoit encore l’aimable figure poupine de sa tante Marie, à laquelle il doit la joie de tant de fêtes semblables. Des larmes emplissent ses yeux et il se détourne pour les cacher à Kammitz.
Mais, soudain, une angoisse l’étreint:
—Où est miss Bolton? s’enquiert-il, tandis que disparaît la précédente image devant la radieuse évocation de la jeune Anglaise, qui, de plus en plus, emplit son cœur.
—Elle est allée chez toi, pour les préparatifs de Noël. Ton fils va venir passer la soirée auprès de toi.
L’âme de Tornten s’emplit de joie; il rit comme un enfant en présence de quelque chose qui l’enchante et le surprend.
—Ah! si seulement je pouvais être bientôt sur pied! regrette-t-il ensuite.
—Cela ne saurait tarder. Un homme qui rit comme toi ne reste pas longtemps au lit, réplique le camarade. Le docteur pense que d’ici à quelques semaines tu seras rétabli. Ton malheureux crâne en a vu de cruelles, mais il est recollé maintenant.
—Donne-moi donc de tes nouvelles, de celles des amis, prie le malade.
Kammitz hausse les épaules:
—Ce sont des rois détrônés.
—Ne se consolent-ils pas?
—Est-il possible de se consoler? Chaque jour nous rappelle le passé. On reste officier de marine sous l’habit bourgeois. Hélas! ex-officier, faut-il dire. Si cela doit continuer, je me retire sur mes terres pour les faire valoir.
—Si cela doit continuer? Y a-t-il des chances que cela ne continue pas?
—Oui, il se trouvera des hommes déterminés pour fomenter un changement.
—De quoi et comment?
—De la situation actuelle! Crois-tu, par hasard, que le kaiser soit vidé, fini une fois pour toutes?
—Sûrement, mon cher. Ne nourris donc pas de vains espoirs qui ne te préparent que désillusions!
—Que tu penses, fait le comte en riant presque méchamment. Moi, je crois le contraire.
—Alors, le kaiser, que dit-on de lui?
—Il part de Liverpool ces jours-ci.
—Il part, répète-t-il d’une voix sourde. Pour où?
—En captivité!
—On a donc pris une décision? Où vivra-t-il désormais?
—Vivre! s’écrie Kammitz.
Et son doux visage d’homme réfléchi se durcit jusqu’à devenir un masque de haine.
—Tu parles comme nos ennemis. Mais, moi, je dis que ce sera pour lui, cet exil, une mort de tous les instants.
—Où l’exilent-ils?
—A Juan-Fernandez.
—L’île de Robinson?
—Elle-même.
Pendant quelques minutes, on n’entendit, dans la chambre blanche, que la respiration un peu oppressée des deux hommes.
—Et quelles sont les considérations qui ont guidé ce choix? demande Tornten lorsque l’émotion lui permet de parler.
—La distance de notre patrie allemande, où des millions de partisans restent au proscrit; les facilités de surveillance qu’offre cette île, qui ne présente qu’un seul mouillage permettant d’atterrir, et enfin le désir manifesté par le roi d’Angleterre de voir adoucir l’exil de l’ex-kaiser. Le cousin d’outre-Manche a fait aménager pour l’impérial banni, dans l’île de Mas-a-Tierra, déjà défrichée par d’anciens colons, une habitation sur l’élégance et le confort de laquelle les journaux anglais sont intarissables, tandis qu’ils sont muets sur les conditions d’isolement.
—Comme il va souffrir là-bas! Comme il va regretter sa patrie! se lamente Tornten dans une sourde angoisse.
—Dieu veuille que cela ne dure pas longtemps! répond le comte Kammitz avec intention.
—Et qui pourrait le faire cesser? La mort!
—Ou la vie!
Le malade ne comprend plus les paroles de son ami. La douleur, de nouveau, la torture. Il sent qu’il atteint encore une fois les limites de ses forces.
—Ménage-toi, entend-il encore lui dire la voix de Kammitz. Chaque parole te fatigue.
—Non, je veux répondre... essaie de crier Thor.
Mais la faiblesse le terrasse. Il croit sentir que Kammitz a saisi sa main; mais, du même coup, l’image et les propos du visiteur ont disparu.
Et tout sombre dans la nuit...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Souffres-tu encore, papa?
—Non, mon petit. De te savoir auprès de moi, je me sens fort et délivré de tout mal.
Le jeune Otto s’est blotti au bord de la couchette. Thor a passé son bras autour du corps de l’enfant et l’attire tout près de lui. Tous deux contemplent l’arbre de Noël autour duquel Carry s’empresse.
C’est le soir. Thor pense encore à sa maison, mais cette fois le point de vue est différent. Il est à l’intérieur, au chaud, tandis que dehors s’étend le manteau immaculé de neige et brille l’étoile du berger. Auprès de lui veillent son fils et cette jeune fille qui a pris une si grande place dans son cœur; car il ne peut plus y avoir de doute: il aime Carry Bolton. Un charme émane d’elle, auquel il ne peut et ne désire d’ailleurs se soustraire; c’est le charme qu’elle tient de sa grâce et de sa bonté.
—Où est maman? fait soudain le garçonnet, à voix presque basse, comme s’il eût compris qu’il ne fallait pas en parler tout haut.
C’est un coup de poignard au cœur de Tornten, qui presse plus fort contre lui le souple corps d’enfant.
—Ta mère est morte, mon fils, explique-t-il après une courte hésitation.
Le petit Otto se met à pleurer silencieusement. Thor cherche à le consoler, mais les larmes redoublent. Carry accourt, et, riant gaiement, saisit dans ses bras l’enfant et le soulève.
Les lumières de l’arbre de Noël scintillent et ont tôt fait de détourner l’attention de l’enfant et de lui faire oublier les paroles de son père. Les mains du petit se tendent vers l’étincelante parure d’argent du sapin symbolique, tandis que ses yeux et sa bouche rient d’une joie débordante.
Carry porte le jeune garçon jusqu’à la table, où se dresse l’arbre enchanté et l’y pose en lui montrant toutes les richesses que le bonhomme Noël a apportées: depuis le cheval à bascule jusqu’à la boîte de chocolats fondants.
Il prend chaque objet, le porte sur le lit de son père et le contraint d’admirer.
—Vois, papa, comme ce pantin gigote! Il ressemble à ces soldats de plomb de France que tu m’as rapportés de ta dernière visite au front! Vois donc, papa, miss Bolton qui traîne l’automobile dont elle m’a fait cadeau. Comme ça court sur le plancher.... On dirait une grande! L’année prochaine, tu m’en donneras une vraie, n’est-ce pas, petit papa!
—Tout ce que tu voudras, mon petit homme, acquiesce Thor en regardant son fils avec un sourire heureux.
—Le petit Jésus a aussi apporté quelque chose pour vous, monsieur le capitaine, fait Carry qui se tient près du lit, le visage empourpré, un petit paquet à la main.
Le jeune Otto court maintenant derrière le jouet qui roule par la chambre.
—Asseyez-vous donc près de moi, miss Bolton, invite Tornten ému, et montrez-moi ce que l’enfant Jésus me destine!
—Oh! bien peu de chose, répond l’Anglaise en s’exécutant.
Elle ouvre le paquet, qui laisse voir un coffret recouvert d’une soie grise sur laquelle se dessinent les armes de Tornten. Le couvercle cache, précieusement rangés, des cigares bagués d’or.
—Qui a fait cela? demande Tornten, content comme un collégien, en fermant la boîte et regardant l’écusson, cette image d’un fier coursier franchissant deux tours.
—C’est moi qui l’ai brodé pour vous.
—Où en avez-vous trouvé le loisir, Carry? Elle tressaille, car il l’a appelée par son prénom.
—Vous êtes resté si longtemps privé de toute connaissance, monsieur le capitaine! Que pouvais-je faire quand les heures succédaient aux heures et que je demeurais auprès de vous, inoccupée?
—Vous pensiez donc toujours que je me rétablirais?
—Oh! oui... toujours!
—Que fais-je ici? Je gis là, devant vous, les mains vides, sans rien pouvoir vous offrir en reconnaissance de tout le bien que vous nous faites à moi et à mon fils.
—Il suffit à mon bonheur de ne pas quitter le petit.
—Et moi, vous me quitteriez volontiers? s’offense-t-il.
Carry baisse les yeux.
—Oh! pas volontiers!
—Alors, je sais ce que le petit Noël a apporté pour vous, miss Bolton.
Elle le regarde en face, sans comprendre où il veut en venir.
—Ne souhaitez-vous pas, miss Bolton, un mari qui serait tout à vous et auquel vous appartiendriez entièrement?
—Je... je ne comprends pas, défaille la jeune fille, dont l’embarras est extrême.
Il saisit sa main, l’attire à soi, de sorte que son visage domine le sien, et la regarde au fond de ses yeux bleus:
—Carry, murmure-t-il tendrement, dites un mot et vous serez ma femme, la seconde mère de mon Otto.
—Mon Dieu! balbutie-t-elle au comble de l’émoi.
Mais dans ses yeux clairs brille une flamme qui trahit sa joie et ne laisse aucun doute à Tornten sur son bonheur. Et, soudain, la douce tête s’abaisse et leurs lèvres s’unissent en un premier baiser d’amour.
—Je t’aime tant! dit-il, défaillant d’émotion.
—Je t’aime, répond-elle, depuis le jour où je t’ai vu pour la première fois.
Ils se séparent à regret, car voici Otto qui s’approche du lit:
—Mademoiselle, tirez-moi mon automobile, exige-t-il.
—D’abord, donne à miss Bolton un bon baiser pour la remercier, s’écrie le père.
Carry, toute joyeuse, se penche sur l’enfant, lui passe son bras autour du corps et l’élève jusqu’à elle pour l’embrasser dans un élan passionné; puis elle se prend à pleurer, car ce qu’elle vient de vivre dépasse ses forces.
Cependant, l’enfant toujours sur les bras, elle s’approche de l’arbre embrasé et se met à souffler les bougies.
—Pourquoi nous prives-tu de la joie des lumières? s’étonne le blessé.
—Il est tard pour votre fils, monsieur le capitaine.
—Dis-moi «tu».
—Je veux bien, puisque cela te plaît. Il faut que je reconduise le petit à la maison. Après, je reviendrai te tenir compagnie jusqu’à ce que le sommeil ferme tes yeux.
—Comme ce sera triste pour moi d’être si souvent seul!
—Dois-je envoyer la garde qui me supplée à l’ordinaire?
—Non, pas cela, pas d’étrangers! Dans de pareils moments, il faut rester entre soi.
Elle le menace encore du doigt et sourit sous ses larmes, puis elle s’approche du lit, portant toujours Otto qui se refuse à quitter son père. Mais ce dernier signifie à la jeune Anglaise qu’il est vraiment trop tard pour faire veiller l’enfant plus longtemps. Avant de quitter la pièce, Carry embrasse encore une fois tendrement le malade, au grand étonnement du petit. Cela fait rire l’officier, et la jeune fille fait écho dans une joie qui sèche ses dernières larmes.
Enfin Carry et l’enfant se sont éloignés. Thor de Tornten demeure livré à ses pensées. Il regarde vers la fenêtre, dont les rideaux sont soigneusement tirés; mais il semble qu’une double vue lui dévoile, par delà les lourdes tentures, le paysage d’hiver qui se déroule dans la rue. Il aspire vers l’action; ce long alitement est une souffrance pour son esprit indépendant, amoureux de la nature et du grand air et qui ne prise rien au-dessus de la mer, libre en son immensité.
Ses pensées appellent des visions plus lointaines aussi. Il a sous les yeux le kaiser et l’imagine comme un père dont la souffrance s’étend à ses enfants. La joie conçue dans cette heure que Thor vient de vivre semble comme effacée par cette nouvelle tristesse. Car il aperçoit dans l’ambiance du moment présent l’homme qu’il chérit et pour lequel il tremble: la petite couchette à bord du navire qui le conduit en exil! Célèbre-t-on seulement la fête, traditionnelle et joyeuse, de Noël, sur ce bâtiment? Et comment pourrait-elle être joyeuse pour l’âme pieuse de Guillaume de Hohenzollern, qui, certainement, en cette nuit, oublieux de son propre destin, appelle sur la patrie qui s’éloigne la bénédiction céleste.
Au cours de ces pensées qu’évoquent en son âme de junker l’atavisme et l’éducation, Thor est soudain troublé par le bruit d’une porte qui tourne doucement sur ses gonds, tandis que ses yeux lui montrent l’image d’une femme de haute taille qu’ils sont impuissants à reconnaître sous les voiles épais qui la couvrent.
Mais la femme a rabattu les crêpes qui cachent son visage et les lèvres de Tornten profèrent un cri d’horreur qu’il n’a pu retenir.
—Toi! Tu as osé!...
En effet, c’est Ilse qui s’approche lentement du lit où son mari est allongé, le bras étendu pour repousser l’apparition détestée.
Elle est pâle comme la mort. Dans ses yeux vacille la même terreur canine que Thor y a lue, naguère, lorsqu’il l’avait jetée de côté pour s’élancer sur son amant, le capitaine de cavalerie d’Unstett. Elle reste un moment irrésolue devant la fureur que lui oppose l’accueil de l’époux outragé.
—Thor, pardonne-moi! implore-t-elle en se laissant tomber à genoux à quelques pas du lit, les mains jointes comme dans la ferveur d’une prière.
—Moi! te pardonner! hurle Thor, qui se soulève péniblement. Non... non... Tu as irrévocablement détruit tout ce que j’éprouvais pour toi. Tu as repoussé de toi ton fils et ton mari! Pour nous deux, tu es morte... morte!
Il ne peut plus parler et s’effondre de nouveau.
La femme, alors, se lève et, courant à la couche, se jette aux pieds de son mari, embrasse sa main.
—Thor! ce ne peut être ton dernier mot! Tu m’as aimée, tu me l’as dit! Est-ce que tout cela peut ne plus exister?
—Morte!... répète-t-il seulement.
Mais il est impuissant à dégager sa main et à se libérer de cette présence qui exaspère sa rancune.
—Alors, au lieu de l’amour, la haine?
—La haine! geint-il.
Aussitôt la voix de la femme s’altère. Elle abandonne la main qu’elle pressait et son regard se fait cruel:
—Eh bien, soit, la haine! J’aime mieux cela!
—Tu ne m’apprends rien après ce que tu as fait!
—Oui, je te hais et je te maudis. Quant à mon fils, il est à moi seule...
—Non, il m’appartient.
—Tu es trop faible pour le défendre contre moi. Je te préviens, rien ne me coûtera pour te l’arracher.
—A moi, peut-être pourrais-tu le voler, réplique aussitôt l’officier dans un désir de vengeance; mais pas à l’autre, sa seconde mère...
—Qui cela?
—Celle que j’aime!
—Qui?... Je la connais?
—Tu la connais. Tu lui as parlé tous les jours quand tu étais encore la mère de mon fils.
—L’Anglaise?
—Elle-même, Carry Bolton, qui sera ma femme dès que notre divorce sera prononcé.
—Je vous hais tous les deux et vous anéantirai, grince la jeune femme dans l’échevellement de ses boucles brunes, tandis qu’elle se redresse et s’éloigne du lit de Tornten. Quant à l’enfant, il m’appartient; je le tuerai plutôt que de vous le laisser.
—Infâme! rugit le malade en arrachant le drap qui couvre son corps affaibli et se dressant soudain, mû par l’horreur et par la crainte.
Il voudrait défendre les deux êtres qui lui sont chers, mais ses forces le trahissent; l’élan qui l’a précipité contre sa femme se brise; ses jambes fléchissent sous lui; il s’abat à la renverse et, dans sa chute, sa tête frappe lourdement le plancher...
Il ne sent plus rien... ne voit plus rien...
Thor de Tornten est chez lui à présent.
Il ne s’explique pas de quelle façon il y est parvenu, car c’est subitement qu’il se voit assis dans son fauteuil, à sa table de travail.
Il ne ressent plus de sa blessure qu’une sourde compression aux tempes. Il est habillé et a la sensation de pouvoir se mouvoir, ce qu’il fait d’ailleurs sans difficulté. Il va vers le coffret, où il range ses cigares, en choisit un avec soin, l’allume avec béatitude—il en a été si longtemps privé—se sent envahir d’un renouveau de bien-être et retourne à sa place.
C’est le soir, et, sur le bureau, brille une lampe électrique. Tout autour de lui règne le plus profond silence, un silence bienfaisant, exquis. Tout à coup, Thor s’aperçoit qu’une des fenêtres qui donnent sur le jardin est ouverte. Il se relève et s’en approche; l’air tiède d’un soir de printemps le caresse, il fait plus chaud dehors qu’ici.
Il retourne à son bureau et sonne Toman. Le valet de chambre apparaît sans bruit:
—Monsieur le commandant désire?
Thor a une hésitation. Il réprime la question qui lui vient aux lèvres et murmure à la place:
—Miss Bolton est-elle à la maison?
Car il lui coûte de s’informer auprès de son domestique des événements qui l’ont ramené chez lui.
—Oui, mademoiselle est là-haut dans la lingerie, avec la couturière, répond Toman.
Thor observe la nuance de respect marquée par le domestique en parlant de la jeune fille. Carry a donc pris dans sa maison une place prépondérante.
—Priez mademoiselle Bolton de descendre, Toman.
Le valet de chambre s’éclipse. Thor se rassied, car il est encore faible et la fatigue le gagne. Il est involontairement tenté de faire une comparaison entre la soirée où il a vu Carry pour la première fois et ce soir, où il l’attend, anxieux, comme un adolescent à son premier rendez-vous.
La porte s’ouvre et Carry paraît.
Lorsqu’elle voit qu’il se soulève pour la recevoir, elle s’élance vers lui, les deux bras ouverts et se presse contre lui dans un geste gracieux de reconnaissance et d’amour.
Répondant ensuite à l’étonnement qu’il éprouve de se retrouver ici sans transition, elle s’empresse de le renseigner: après une nouvelle syncope, survenue à la suite d’un accident qu’elle n’a pas connu, il s’est maintenant rétabli et chaque jour hâte sa guérison définitive.
Soudain, la visite d’Ilse lui revient en mémoire:
—Sais-tu quelle est la dernière personne que j’ai vue à l’hôpital? fait-il en se rasseyant et en attirant un siège où il invite Carry à prendre place tout auprès de lui.
—Non, s’étonne-t-elle sans rien soupçonner. Qui est-ce?
—Après tout, ce n’était peut-être qu’un rêve, continue-t-il sourdement. Mais, je t’en supplie, Carry, garde-toi bien et veille sur le petit. Sois prudente; ne te fie à personne et ne t’éloigne jamais de moi si tu veux que je sois rassuré sur votre compte à tous deux.
Il l’entretient encore de ses craintes; elle lui parle de l’enfant, qui dort à présent, mais à l’ordinaire emplit toute la maison de sa bruyante joie de vivre; et cependant ils sont tendrement enlacés, échangeant des caresses qu’interrompt un coup discret frappé à la porte. C’est Toman, qui, sur l’invitation de son maître, entre dans le bureau.
—Monsieur l’avocat Bergman désire parler à monsieur le commandant, informe le domestique.
—Priez-le d’entrer, dit Thor, car l’avocat est son conseil juridique et ne se dérange certainement pas sans de sérieux motifs.
«Tu restes! s’adresse-t-il ensuite à Carry, qui s’apprête à sortir.
—Non, répond-elle, en rougissant. Je préfère te laisser seul avec lui. Il s’agit sans doute de ton divorce et ma présence....
Elle s’enfuit et, derrière elle, pénètre l’avocat, calme et maître de soi, comme Thor l’a toujours connu, la serviette sous le bras droit. Sur son visage fin et régulier, des cicatrices rappellent les coups de sabre reçus pendant les années d’université et, sur ses lèvres, flotte un aimable sourire.
—Alors, Dieu merci, vous voilà rétabli, monsieur de Tornten, s’adresse-t-il gaiement à Thor qui se soulève et lui tend la main. Vous nous avez causé de graves inquiétudes, mais maintenant la santé revient rapidement.
—Espérons-le, cher maître. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi ce qui me procure le plaisir de vous voir?
—Miss Bolton ne vous en a-t-elle rien dit? s’étonne l’avocat en s’asseyant au bureau, en face de Tornten. Pendant que vous étiez au lit, une action en divorce a été introduite contre vous. Votre femme, qui vit actuellement à Munich, réclame la dissolution absolue de votre communauté.
—Je m’en doute et ne m’y oppose en rien, fait Thor froidement, sans éprouver le moindre regret de ce geste définitif qui annule le passé et répudie la mère de son enfant.
—Je n’en attendais pas moins de vous après les événements que j’ai connus et ceux que je soupçonne, approuve l’homme de loi. Mais il reste une question litigieuse: il s’agit de la garde de votre fils.
—Mon fils m’appartient!
—C’est aussi mon avis, et, certainement, au point de vue juridique, nous aurons gain de cause. Mais cela va entraîner un procès long et fastidieux, jusqu’à la solution duquel il importe de veiller sur l’enfant. Mme de Tornten m’a honoré récemment de sa visite et ne m’a pas caché qu’elle était prête à n’importe quel acte pour s’emparer du garçonnet.
—Je sais encore cela; mais j’ai trouvé en miss Bolton une gardienne comme je ne saurais en souhaiter de meilleure.... Cette jeune fille est ma fiancée.
—Ah! très bien! s’écrie l’avocat. Laissez-moi vous féliciter de ce choix, monsieur de Tornten. Cette demoiselle vous a soigné avec un dévouement qui mérite bien ce bonheur.... Dois-je maintenant vous mettre au courant des procédures suivies jusqu’à ce jour?
Thor va répondre quand un nouveau coup est frappé à la porte avec une discrétion qui n’appartient qu’à Toman.
Le domestique apparaît sur le seuil.
—Monsieur le commandant, il y a là un homme qui désire vous entretenir. Il prétend avoir une grave communication du comte Kammitz à vous faire.
—Ne peut-il attendre, Toman?
—Il affirme que sa mission est particulièrement urgente.
Thor se tourne vers le docteur Bergmann; ce dernier se lève et, rangeant ses papiers:
—Je crois qu’un autre jour sera tout aussi favorable à mes explications, concilie-t-il. Il est tard d’ailleurs; je reviendrai demain, dans le courant de l’après-midi. Nous aurons le temps de causer.
—Vous êtes tout à fait aimable et j’accepte bien volontiers, s’écrie Thor satisfait.
L’avocat prend congé de l’officier, qui reste seul quelques instants; puis Toman introduit dans l’appartement un homme vêtu d’un long manteau et que Tornten ne peut reconnaître à première vue, tant ses traits restent plongés dans l’ombre.
—Laissez-nous, Toman, ordonne-t-il.
—Bonne nuit, monsieur de Tornten, prononce le visiteur, lorsque la porte s’est refermée derrière le domestique.
Thor dresse l’oreille. Où a-t-il entendu cette voix? Certainement dans des circonstances critiques et douloureuses, car, à l’entendre, les battements de son cœur se précipitent comme sous le coup de l’angoisse qui présage un malheur.
—Qui êtes-vous? crie-t-il.
—Ne me reconnaissez-vous plus, monsieur le commandant?
Et l’inconnu, s’avançant d’un pas, la lumière le frappe en plein visage.
—Kunst! fait Thor plein d’émoi.
Et plusieurs secondes durant, sans pouvoir proférer une parole, il fixe cet homme qui lui a ouvert les yeux sur son malheur conjugal.
Enfin il articule d’un ton sec:
—Que me voulez-vous?
—Je vous suis dépêché par M. le comte Kammitz, dont je suis aujourd’hui le domestique, et qui m’a donné une commission pour vous.
—Pourquoi ne vient-il pas lui-même?
Kunst hausse les épaules.
—Je ne sais même pas pourquoi il m’envoie.
—Alors, qu’avez-vous à me dire?
—Monsieur le commandant, il faut me suivre. Kunst a prononcé cette dernière phrase à voix basse et non sans avoir regardé soupçonneusement autour de lui.
—Vous suivre? Où donc?
—Je n’en sais rien. Mais M. le comte a envoyé une automobile qui vous conduira là où vous êtes attendu.
—Je suis encore souffrant, je ne supporterais pas le voyage! Et puis, qui me dit que vous venez réellement de la part du comte Kammitz? Vous étiez, il n’y a pas longtemps, le domestique de confiance du capitaine d’Unstett, ajoute Thor sévèrement.
—Mon maître a prévu l’objection et m’a donné une lettre à vous remettre, répond l’homme en tendant une enveloppe fermée.
—Que ne me la remettiez-vous plus tôt?
—Parce que j’avais l’ordre de n’en faire usage que si vous refusiez de me croire.
De l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, Thor a retiré une feuille de papier, l’a déployée et n’y a trouvé, à son grand étonnement, que trois simples mots qui ont mis l’émoi dans son cœur et levé du même coup toute hésitation. Qu’importe si sa vie est l’enjeu de la partie! Le papier porte de l’écriture bien connue du comte cette phrase laconique:
« Le kaiser appelle! »
Trois mots qui font bondir Tornten comme s’il n’eût jamais éprouvé de blessure, qui l’électrisent et lui font répondre:
—Je viens!
Toman, immédiatement sonné, s’affaire, apporte chapeau, manteau, avise du départ précipité miss Bolton, qui accourt:
—Ne sors pas, implore-t-elle à mi-voix, avec une tendresse qu’elle veut dissimuler aux yeux de Toman et de Kunst. Tu vas prendre du mal.
—Laisse-moi, Carry. Je ne puis faire autrement. J’ai le devoir de suivre cet homme, répond-il aussi bas et non moins ému. Lis ce que Kammitz m’écrit.
Elle a lu et demeure prostrée. Tornten ordonne à son valet de chambre et à Kunst de sortir les premiers, et, après une dernière caresse, un dernier baiser sur les lèvres de Carry, il descend à son tour dans la rue.
C’est tout à fait comme ce soir où il est allé à Schwanbach. Une nuit tiède, comme l’autre, s’étend sur la grande ville; une automobile ronfle devant la maison, sur l’avenue du Grand-Electeur. Thor s’élance dans la voiture; Kunst l’y aide et, sur un signe de l’officier, prend place en face de ce dernier. Cette circonstance rappelle à Tornten un précédent voyage effectué dans la nuit et qui réveille en son cœur un si cuisant chagrin. Il s’enfonce dans les coussins de la voiture et s’efforce de reconstituer tous les incidents de ces heures douloureuses qui, tantôt obscurcissent ses yeux de larmes, tantôt les cernent de colère.
Sous l’empire de ces pensées, il ne se rend pas compte du chemin parcouru. Mais quand l’automobile s’arrête et qu’il met pied à terre, Tornten reste sur place, abasourdi, comme enraciné. Il regarde Kunst bien en face:
—Où sommes-nous? demande-t-il, la voix étranglée.
—Ne vous frappez pas, commandant, fait l’homme intimidé. Je puis maintenant vous dire que mon maître vous attend dans la maison du capitaine d’Unstett.
—Alors je ne fais pas un pas de plus, décide Thor résolument.
Du premier coup d’œil, en effet, il a reconnu le carrefour où, dans la nuit d’horreur, lui et Kunst ont quitté la voiture pour ne pas trahir leur arrivée aux oreilles de ceux qu’ils se proposaient de surprendre.
—Monsieur le commandant, fait le rouquin en guise de réponse, M. le comte a prévu votre répugnance et m’a ordonné, dans ce cas, de vous rappeler ce qu’il dit dans sa lettre.
Thor devint perplexe:
—Pourquoi est-ce précisément là que je dois rencontrer Kammitz?
—Ces messieurs se réunissent régulièrement chez le capitaine.
—Quels messieurs?
—Je l’ignore.
—Et lui... lui... en est-il?
Kunst, qui a compris, répond faiblement:
—Je ne sais pas, monsieur le commandant. Puis, d’une voix ferme, il ajoute:
—Il se fait tard. Venez, je vous en prie; il y a trop longtemps que nous nous faisons attendre.
Thor de Tornten pousse un profond soupir, évoque les paroles fatidiques de la lettre qu’il cache en son sein et s’élance à la suite de son guide.
Tout comme autrefois, dans l’heure d’angoisse, ils atteignent la villa, dont Thor revoit les fenêtres éclairées au premier étage. Les deux hommes traversent l’avant-cour, et Kunst ouvre la porte de la maison. Devant lui, le lieutenant de vaisseau pénètre dans le vestibule, avec cette différence que, cette fois, la pièce est éclairée; puis ils gravissent, sans tâtonnements et sans hésitation, les marches de l’escalier, recouvertes d’un tapis.
Le compagnon de Thor frappe à une porte du premier, qui leur livre passage. Un instant encore ils sont dans l’obscurité, mais aussitôt la chambre s’éclaire et Thor de Tornten se trouve seul avec Kunst, qui débarrasse l’officier de son manteau et de son chapeau et le prie d’entrer dans la pièce voisine où il devra attendre la venue du comte.
Thor est maintenant dans un élégant salon-fumoir, sans pouvoir se rappeler y être précédemment venu. Impatient, il piétine au milieu de l’appartement, quand la porte s’ouvre de nouveau, livrant passage au comte Kammitz.
—Sois le bienvenu, Tornten, s’écrie l’ami en le prenant dans ses bras. Je savais bien que je pouvais compter sur toi!
Thor répond à l’accueil de son ami avec une égale cordialité, mais il ajoute loyalement:
—Je ne serais pas venu sans l’appel contenu dans ta lettre.
—Je pensais bien, affirme Kammitz, que tu viendrais à contre-cœur dans cette maison. Ta rancune a failli être la plus forte, mais l’appel du devoir a triomphé.
—C’est vrai, Kammitz. Et maintenant, dis-moi vite ce que tu attends de moi, car il me tarde de quitter cette ambiance détestable qui me rappelle les plus durs moments de mon existence.
—Erreur, Tornten. Il y en a de pires que tu subis avec résignation.
De la tête, Kammitz approuve.
—Qu’est le malheur d’un homme auprès de la honte d’un peuple?
—Tu as touché le point sensible!
—Sûrement, Tornten. Ecoute-moi donc, car je ne suis pas seul: d’autres t’attendent et souhaitent te voir et t’entendre.
—Parle!
—Derrière cette porte—le comte indique celle par où lui-même est entré—huit Allemands se sont réunis, et je suis de ceux-là, qui veulent voir finir l’outrageante comédie qu’on joue au détriment de notre patrie. Ils te demandent si tu veux t’associer, toi, neuvième, à leurs projets.
Il croit comprendre et s’écrie dans une émotion vibrante:
—Je le veux, Kammitz, je le veux!
—J’ai encore quelque chose à te demander. Tu apprendras, tout à l’heure, tout ce que je ne puis te dire ici, parce que je suis lié, moi-même, par un serment. Mais il faut que tu saches que, parmi nous, il se trouve un homme que tu hais, dont la vue fera naître en toi l’horreur et la colère et dont, cependant, tu devras supporter la présence, pour l’amour de la grande idée.
—Unstett, prononce Tornten.
—Il est des nôtres.
Pendant quelques secondes, les deux hommes se taisent; enfin:
—Le kaiser appelle! dit lentement Kammitz avec intention.
—Bien.... Je saurai tout endurer, finit par dire l’officier d’un ton ferme. Pour le but que j’entrevois, il n’est pas de sacrifice qui me coûte.
—Viens donc!
Ils franchissent la porte que Kammitz a soin de refermer aussitôt derrière eux.
Le colosse blond semble d’abord pétrifié. Au milieu du salon qu’il reconnaît pour celui du capitaine de cavalerie, autour d’une table recouverte d’un tapis vert, il ne voit que visages connus: Jacob Grotthauser qui s’est vivement levé pour se porter à sa rencontre, Arno de la Rieth, le long Sellenkamp, Rittersdorf, fougueux et passionné, Heins de Walding et son frère, l’aspirant Paul, et, là-bas, comme vissé à son siège qu’il est le seul à n’avoir pas quitté, sans un geste de bienvenue à l’égard du survenant... Fritz d’Unstett.
Le lieutenant de vaisseau n’en peut croire ses yeux! Comment, Grotthauser, qui, devant le monde, n’a jamais fait secret de ses libres opinions, se trouve-t-il mêlé à cette assemblée de hobereaux déterminés et quelle apparence y-a-t-il que des relations se soient établies entre Unstett et les officiers de marine qui, autrefois, connaissaient à peine de nom le capitaine de cavalerie.
—Bonjour, Tornten! l’accueille un cri unanime, tant son arrivée paraît à tous un heureux événement.
—Voici ta place, indique ensuite Kammitz, lorsque tous, à l’exception d’Unstett, ont salué Tornten, qui, poussé vers le milieu de la table, se trouve faire vis-à-vis au comte.
Tandis que chacun regagne son siège, Thor jette un regard rapide vers Unstett, qui se trouve tout au bout de la grande table. Le capitaine de cavalerie se soulève blême et silencieux et s’incline en faisant un léger salut. Le marin semble ne pas voir ce geste.
Son attention est, d’ailleurs, sollicitée par une immense carte de l’Amérique du Sud, épinglée sur la table, devant sa place. De petits drapeaux, en grand nombre, y tracent, le long de la côte orientale du continent, une ligne irrégulière, qui finit au cap Horn. Tornten regarde curieusement Kammitz, qui se prend à sourire.
—Je réclame le silence, messieurs, fait-il de sa voix sonore.
Chacun se tait et le brouhaha de bienvenue prend fin, qui, à l’instant, accueillait Tornten.
—Messieurs, commence le comte qui, au surplus, semble s’adresser plus particulièrement à son vis-à-vis, ce m’est une joie de saluer parmi nous la présence de notre ami Tornten; elle est d’autant plus vive que je sais maintenant pouvoir compter sans réserves sur sa bravoure, ses connaissances et son dévouement pour l’exécution de notre plan. Mais, avant tout, il faut que j’obtienne de notre ami la promesse de ne pas dévoiler un mot de ce qu’il entendra ici.
Thor, étendant la main droite, s’empresse de jurer:
—J’observerai le plus scrupuleux silence à l’égard de qui que ce soit.
—C’est bien. Je n’ai donc plus de secrets pour toi, et suis assuré que tu es de cœur avec nous. Tu le sais, celui que nous aimons et vénérons tous, notre ancien seigneur et empereur, auquel même nos adversaires—et les yeux du comte se portent vers sa droite où siège Grotthauser—ne refusent pas l’hommage de l’estime la plus haute, Guillaume de Hohenzollern est condamné par ses ennemis à vivre ses derniers jours sur l’une des îles Juan-Fernandez. Tu n’ignore pas que sa condamnation viole toute justice et que sa détention, aujourd’hui, est le plus grand crime de l’histoire. Car—et c’est notre ami Grotthauser qui parle, lui dont les principes sont, cependant, loin de faire un suppôt du kaiser—s’il existait un droit d’élever une plainte contre le prisonnier de Juan-Fernandez, ce droit ne pouvait appartenir qu’au peuple allemand. En aucun cas, ses ennemis n’avaient qualité pour obliger la Hollande à leur livrer le kaiser, afin d’en faire le principal personnage de la triste comédie sur les organisateurs de laquelle l’histoire aura à se prononcer en dernier ressort.
—Bravo, fait entendre l’aspirant Paul de Walding, ce qui lui attire, de la part de son frère, un avertissement muet mais énergique.
Sans s’arrêter, le comte Kammitz continue:
—Tous les Allemands ont reçu de l’étranger, dans le traitement infligé au kaiser, un soufflet en plein visage. Que l’on voie en lui le représentant du droit divin en Allemagne, ou, seulement, un Germain comme les autres, c’est, en tous cas, un Allemand, et cet Allemand a subi de la part de l’étranger une injustice, sans que l’empire ait eu le moyen ou la force de s’y opposer. Tant que Guillaume de Hohenzollern languira en exil, nous aurons donc à baisser, devant l’étranger, un front humilié.
Thor approuve, si vigoureusement de la tête, cet exposé, que son assentiment éveille un écho aux lèvres de tous ses amis.
—Très juste! crie-t-on de toutes parts, et même Grotthauser s’associe à cette manifestation.
—Rien donc, depuis que le kaiser a pris le chemin de la déportation, reprend le comte, ne pouvait être plus important à nos yeux que de le délivrer. Seuls, nous étions trop faibles et les moyens nous manquaient d’organiser et de mener à bien une si lourde tâche.
«Que l’on y pense—et l’orateur indique la carte—Juan-Fernandez est, à vol d’oiseau, éloigné de plusieurs milliers de milles de la mère patrie et, par conséquent, impraticable pour une évasion à laquelle ne travailleraient que des particuliers. Ajoutez à cela la surveillance constante des alliés, dans laquelle se distinguent surtout les Français et les Anglais.
«Dès lors, toutes fois que j’étais amené à parler, dans le cercle de nos camarades, d’un projet d’évasion du kaiser, les obstacles surgissaient si nombreux qu’ils entravaient tout initiative... Les circonstances m’amenèrent, à cette époque, à connaître au chevet de notre ami Tornten, qui se débattait alors en proie aux affres du délire, M. Jacob Grotthauser; en dépit de ses opinions politiques qui le classent parmi les adversaires de ma caste, je ne devais pas tarder à voir en lui un vrai Allemand, pour lequel la honte de cette déchéance impériale...
—...Déchéance humaine, corrige intentionnellement Grotthauser.
—...De cette déchéance humaine, acquiesce Kammitz avec un léger sourire, était si pénible, qu’en lui aussi avait germé l’idée de préparer une fin violente; à cette grande misère du peuple allemand. De même que les forces coalisées de nos ennemis avaient fait de notre chef un détenu, de même nous pensions unir nos forces pour délivrer le kaiser.
«A maintes reprises, nous eûmes l’occasion de traiter à fond cette question, mais des obstacles sans nombre se dressaient devant nous.
«De notre gouvernement, aucun secours à attendre...
—La honte allemande, par-dessus la misère allemande!...
—Malheureusement, il en est ainsi. Laissés à notre propre initiative, nous pouvions bien forger des plans, mais faire un pas décisif, jamais.
«C’est à ce point qu’en étaient nos projets quand je reçus, il y a quinze jours, à Berlin, la visite de M. le capitaine de cavalerie d’Unstett, venu exprès de Munich pour me voir.»
Thor sent, à ces mots, le rouge de la colère lui monter au front. Il regarde fixement la carte et les petits drapeaux multicolores. Il n’ignore pas que le misérable vit à Munich, et ce souvenir lui est intolérable. Mais il se contraint, car il entend résonner dans son cœur l’appel par lequel Kammitz a eu raison de sa répugnance... et cet appel retentit par delà tous ses ressentiments.
—M. d’Unstett ne venait pas me trouver de son propre mouvement, reprend le comte; il paraissait comme porte-parole d’un personnage qui, de son côté, s’était mis en relations avec lui à Munich. Cet individu ne serait autre que l’agent d’une des grandes puissances auxquelles nous sommes redevables de l’exil du kaiser.
—Quelle est cette puissance? interrompit Rittersdorf, nous avons enfin le droit de le savoir.
Kammitz se tourne vers d’Unstett qui, après un moment d’hésitation, se lève et répond froidement:
—Ce sont les Etats-Unis d’Amérique.
L’étonnement le moins dissimulé se peint sur tous les visages.
—Quel intérêt l’Amérique peut-elle avoir à nous pousser dans une aventure qui doit compromettre son œuvre? doute Sellenkamp, en hochant la tête.
—Je donnerai à ce sujet des éclaircissements, répond le capitaine de cavalerie; en ce moment la parole est au comte Kammitz.
—Je vous remercie, répond ce dernier, car je désire aussi terminer avant tout mes explications. Donc, l’agent de cette grande puissance, que nous savons maintenant être l’Amérique, est venu en Allemagne, par ordre de son gouvernement, pour y trouver des hommes résolus, avec l’appui des Etats-Unis, à entreprendre la libération du kaiser.
«Il tomba, en M. d’Unstett, sur l’homme qu’il lui fallait. Tous deux s’entretinrent des voies et moyens d’une semblable opération et d’Unstett fut chargé de recruter les hommes nécessaires.
«Avant tout, il fallait d’anciens officiers de marine, car l’Amérique met au service de cette entreprise hardie, un de ses plus modernes submersibles.»
Thor de Tornten tressaille, regarde l’un après l’autre, tous ses camarades et observe que tous savent d’avance ce qui va se passer. Il se tait, en conséquence, et continue d’écouter les paroles du comte.
—Dans son entourage, M. d’Unstett entendit prononcer mon nom; c’est alors qu’il vint me trouver. L’accord ne fut pas long à conclure. Pour moi, il n’est pas de plus noble devoir que de mettre fin au bannissement du kaiser.
«J’ai donc groupé autour de moi tous ces hommes d’action, sur la résolution, l’esprit de sacrifice desquels je sais pouvoir compter. Je les ai convoqués pour discuter, d’abord les particularités de notre plan, et passer ensuite, le plus rapidement possible, à l’exécution de celui-ci.
«Maintenant, conclut le comte Kammitz, j’ai mis notre ami Tornten au fait de tout ce qui nous occupe et nous réunit ici. Je passe la parole à M. le capitaine d’Unstett afin qu’il puisse nous faire part des propositions de son mandant.
—Avant tout, s’écrie Thor de Tornten enthousiaste, je désire remercier l’assistance de m’avoir accordé sa confiance, de m’avoir appelé à cette réunion et, une fois encore, je jure et promets de tout tenter pour mener à bonne fin les résolutions qui seront prises.
Des signes d’encouragement et d’approbation accueillent ces paroles, tandis qu’au bout de la table d’Unstett tousse, pour attirer l’attention, et débute:
—Pour revenir, avant tout, à la question qui m’a été posée, au sujet des mobiles qui ont amené les Etats-Unis à envisager une évasion du kaiser, je dois rappeler tout d’abord que l’Union s’est, dès les débuts, montrée généralement hostile à la mise en jugement de notre souverain. Au moins y eut-il, de l’autre côté de l’Atlantique, un fort courant d’opinion contre la comédie jouée seulement pour le profit des adversaires de l’Allemagne en Europe, et au cours de laquelle tant de questions allaient être débattues qui étaient au rebours des intérêts américains.
«Je rappelle incidemment les prestations américaines en matériel de guerre qui affluèrent sur les champs de bataille de l’Entente, bien avant l’entrée en ligne des contingents yankees, et le rôle joué par Wilson comme prétendu médiateur, dans l’instant même où ceux-ci, venant grossir les rangs de nos ennemis, consommaient la ruine de notre pays.
«A cette opposition contre le procès du kaiser, il y a lieu d’associer l’attitude des Germano-Américains qui ont repris de la force depuis la fin des hostilités.
«Dans son propre pays, on fait reproche à Wilson et à son entourage d’avoir, par ce jugement, abaissé l’Allemagne davantage que ne l’avaient fait la guerre et la défaite elle-même.
«La période des élections présidentielles va s’ouvrir; si l’on veut calmer les Allemands, il faut faire quelque chose pour eux, au moins dans la coulisse.
«Puis, l’Angleterre et l’Amérique sont en désaccord sur le mandat de Shantung, pour lequel l’une soutient le Japon, l’autre prétend l’évincer; la France marche avec son alliée d’Europe.
«D’autre part, la présence sur la côte sud-américaine de l’escadre de surveillance, qui est un prétexte pour les Anglais à s’y consolider, est une épine au pied de l’Amérique.
«Les Etats-Unis ne veulent pas tolérer l’Angleterre dans le Pacifique, et la seule solution de ce dilemme leur apparaît dans cette conception toute simple: faire disparaître la cause en mettant fin à la détention du kaiser.
«Officiellement, l’Union ne peut évidemment pas agir. Dès lors, fidèle à sa politique traditionnelle, elle cherche à fomenter quelque chose qui paraisse en contradiction avec ses propres intérêts, tout en lui ménageant des profits des deux côtés.
«Mon correspondant est autorisé à mettre à notre disposition toutes sommes que la préparation du coup de main peut rendre nécessaires. Les Etats-Unis ont tout mis en œuvre pour nous faciliter la besogne; mais leur concours exclut la participation des marins de sa marine nationale. En nous attribuant cette part dans l’action, l’Amérique s’assure, en tout état de cause, contre les soupçons possibles des nations associées et se prépare, en cas de découverte, une justification facile de son attitude...
«Dans un jour du mois prochain que vous allez fixer aujourd’hui même, un yacht de l’Américain Towbridge, un des rois de la viande, nous attendra à Lisbonne, où nous aurons à nous rendre isolément et sous de faux noms. Il nous conduira à l’endroit où vous voyez sur la carte le premier des petits drapeaux verts.»
Chacun regarde le point désigné, à peu près à la hauteur de Rio-de-Janeiro. Thor lui-même a suivi avec intérêt les explications du capitaine de cavalerie.
—C’est là que commence, à vraiment parler, notre voyage de délivrance, continue Unstett, car nous y serons mis en possession d’un croiseur sous-marin, de la construction la plus récente, avec lequel on nous abandonnera à nos propres forces. Nous deviendrons les maîtres absolus du submersible jusqu’au moment où nous aurons débarqué le kaiser, là où il sera attendu. Découverts, nous avons le devoir de couler bas le navire plutôt que de le laisser tomber aux mains des ennemis.
«Mais j’ai lieu d’espérer que, même contre une éventualité de cette nature, les précautions sont prises. Elles sont du ressort de la marine américaine qui nous en réserve l’agréable surprise. Tout ce que je peux dire encore, c’est que, pendant la période nécessaire à l’opération, les Américains s’arrangeront pour assumer la plus grande partie du service de surveillance sur Mas-a-Tierra.
—Parfait! crie de la Rieth.
—Cependant, il y a une lacune, objecte Rittersdorf; où prendrons-nous le ravitaillement nécessaire à une navigation de quelque durée?
Unstett se détourna en riant:
—Pour cela, vous pouvez faire crédit aux Américains, qui sont au-dessus de semblables petitesses. Les drapeaux placés sur votre carte indiquent les points où croiseront, pendant notre expédition, des vapeurs pétroliers qui seront là, en réalité, pour nous approvisionner de tout le nécessaire.
—Colossal! s’extasie l’aîné des Walding.
—Bien américain! s’écrie en écho Paul... ta gueule!
—Je demande encore un instant d’attention, fait le capitaine de cavalerie.
—Je vous en prie, répond le comte Kammitz, en invitant d’un signe ses camarades au silence.
—Ainsi, selon toute vraisemblance, nous atteignons Juan-Fernandez, développe Unstett avec le même calme, et cela d’autant plus certainement que nous comptons dans nos rangs, pour cette longue croisière, un capitaine de sous-marin dont il est difficile de trouver l’égal.
Il n’a nommé personne, mais celui qu’il a désigné aussi clairement se penche davantage sur la carte et serre les poings, atteint comme d’un outrage par les éloges de l’homme qu’il hait, tandis que les camarades du marin tournent vers celui-ci des yeux qu’emplissent l’espérance et l’orgueil.
Le cavalier poursuivit:
—Mais à Mas-a-Tierra même, il faut compter avec l’ennemi. Cependant, de grandes chances nous sont ouvertes de réaliser nos vœux et d’amener le kaiser à notre bord.
«Il reste à savoir ce que l’on fera de lui; l’Amérique en a décidé ainsi.
—Oh! oh! gronde Rittersdorf, qu’est-ce que cela signifie?
—Je vous prie de ne pas interrompre ainsi, Rittersdorf, objurgue Kammitz.
L’interpellé se tait, mais il ronge son frein et ses traits s’altèrent, se couvrant davantage de rougeur à chaque nouvelle parole du capitaine de cavalerie.
—Les Yankees exigent que nous transformions le bannissement imposé au kaiser en un exil volontaire. Vous savez tous que l’île de Mas-a-Tierra, qui appartient au groupe des Juan-Fernandez, est à environ 360 milles de la côte du Chili.
«C’est sur un point de cette côte que nous devons atterrir, quitter le bâtiment qui sera remis aux Américains et débarquer le kaiser sur le sol de la république chilienne. La suite de l’aventure est aussi bien réglée que toutes les circonstances antérieures de l’évasion. A partir de Valparaiso, nous empruntons la voie ferrée qui, par delà les Cordillères, nous conduit dans l’Argentine. A la station Mercédès, nous abandonnons le chemin de fer; des chevaux et des guides nous attendent en ce point et, en trois ou quatre jours de chevauchée, nous atteignons une grande ferme que les Américains ont acheté et aménagée pour le kaiser.
«Là, il est en sûreté, car il est entendu que nous restons auprès de lui pour le défendre, et, d’autre part, le gouvernement des Etats-Unis aura pris toutes dispositions pour que l’Argentine n’extrade pas le proscrit et ne l’inquiète en rien, par ailleurs.
L’orateur a cessé de parler. Un tel silence accueille ces paroles que Thor peut entendre la respiration fortement rythmée du lieutenant de vaisseau Rittersdorf, qui est assis auprès de lui et semble en proie à une lutte intérieure.
—Mes amis, finit-il par crier, sur le verbe fougueux qui lui est ordinaire, je suis d’avis de rejeter, sans plus, les propositions américaines. En ce qui me concerne personnellement j’entends refuser mon concours à une entreprise qui aura pour résultat de faire du prisonnier de plusieurs peuples le prisonnier d’une seule nation.
—Bravo, Rittersdorf, éclate Sellenkamp, je pense absolument de même!
—Moi aussi, s’exclament d’une seule voix les deux Walding et de la Rieth.
Ils se sont levés, tous deux au paroxysme de l’émotion et semblent décidés à n’accepter aucune compromission.
Le comte Kammitz hausse les épaules et cherche à rencontrer les yeux de Tornten, dont il paraît espérer un secours. Mais le visage de ce dernier demeure obstinément baissé et ne témoigne en aucune façon de l’orientation de ses pensées. Il s’abstient de répondre au regard de son ami, s’absorbe dans l’examen de la carte et attend patiemment que l’agitation de ses camarades ait pris fin.
Quelques paroles prononcées par Unstett ont, d’ailleurs, ramené déjà un peu de calme.
—Mais, messieurs, a annoncé le capitaine de cavalerie qui est tranquillement resté assis, je partage entièrement vos sentiments et vos vues. Je n’ai fait que vous rapporter les propositions qui m’ont été soumises, sans me poser aucunement en avocat de ces projets. Ne nous querellons pas si nous voulons arriver à notre but.
—Notre but! mais c’est de ramener le kaiser en Allemagne, riposte Rittersdorf. Quiconque y est opposé n’aime pas sa patrie!
Thor observe Grotthauser qui se tait, pâle et frémissant, sans vouloir prendre parti dans ce déchaînement d’enthousiasme.
—Usons de l’aide américaine pour arriver à nos fins, suggère tout à coup Sellenkamp.
—C’est cela même, approuve Heinz de Walding; lorsque nous aurons délivré le kaiser, nous le conduirons où bon nous semblera.
—Où bon lui semblera, rectifie Grotthauser qui ajoute: et, d’ailleurs, il reste à savoir s’il n’est pas plus prudent de repousser tout de suite les avances américaines que de trahir ensuite nos associés.
—Comment l’entendez-vous, monsieur Grotthauser? s’informe Rittersdorf.
Mais déjà le calme qui émane des paroles de l’industriel a suffi pour faire rentrer les forcenés à leurs places. On se rassied autour de la table des délibérations et questions et réponses se croisent de part et d’autre, comme le cliquetis d’épées d’un assaut courtois.
—Je crois, monsieur le baron, que nous devons avoir en première ligne, devant les yeux, le bien du peuple allemand.
—Non, le bien du kaiser, aussi.
—Parfaitement! Nous devons donc rechercher la solution susceptible de concilier le bien du peuple allemand et les intérêts de l’ancien souverain de l’Allemagne.
—Eh! bien, le rétablissement de la monarchie!
—Je crains que vous ne fassiez fausse route, car seule une partie de la nation le désire.
—La masse est facile à mener et acclamera le retour du kaiser.
—Toute la masse n’est pas aussi malléable que vous voulez bien le dire. La guerre a éclairé la religion des couches profondes; elle a renseigné les foules sur les avantages et les inconvénients de chaque régime; elle a aboli, chez le plus grand nombre, cette souplesse de reins qui les faisait se prosterner aux pieds d’un trône et beaucoup refuseraient, aujourd’hui, de s’incliner devant une prétendue Majesté... quand bien même il s’agirait de Guillaume de Hohenzollern.
—Prétendue Majesté! bondit Rittersdorf. Je vous invite, monsieur Grotthauser, à laisser de côté tout ce qui peut être outrageant à l’égard du kaiser. Et, au surplus, je ne discute pas les moyens de rendre le peuple allemand plus heureux. Pour moi, le kaiser est toujours notre maître. Le ramener à sa place, tel est mon but.
Les paroles du baron emportent de nouveau une approbation presque unanime. Seul, Kammitz reste, après comme devant, calme et maître de soi, tandis que le regard clair d’Unstett se pose, non sans quelque insolence, sur les dissidents, Grotthauser et Thor de Tornten.
Car, si Grotthauser ne relève pas le dernier argument du lieutenant de vaisseau Rittersdorf, Thor prend sa place et, se levant de son siège, marque par là son intention d’intervenir.
—Le différend qui vous sépare, commence-t-il, dans le silence qui se rétablit, avec le sang-froid dont il est coutumier dans les plus graves circonstances, m’oblige à prendre nettement position dans notre entreprise. Je sais que le commandement du croiseur sous-marin doit m’être dévolu et que je suis appelé à jouer, de la sorte, un rôle de premier plan dans l’évasion du kaiser, un rôle sur lequel les temps futurs auront à prononcer leur verdict. Le comte Kammitz a fait de la question un exposé juridique auquel j’applaudis entièrement.
«Mais, puisque nous nous exposons au jugement de l’Histoire qui peut, nous disparus, jeter la honte et l’opprobre sur nos mémoires, ne perdons pas de vue qu’il serait aussi criminel de précipiter le pays dans de nouveaux embarras, dans de nouvelles luttes, dans la terreur et l’horreur d’une guerre civile, auprès de laquelle toutes les atrocités passées ne seraient rien et qui suivraient infailliblement le rétablissement du kaiser. Par contre, il serait infâme aussi de le laisser au pouvoir de ses ennemis.
«Si nous ramenons l’empereur sur le sol allemand, la désagrégation du Reich est inévitable, si même l’on admet que nos ennemis extérieurs n’interviennent pas immédiatement et énergiquement. Car, en ce cas, les alliés se trouveraient d’accord pour sévir contre nous de toute leur puissance, par la déclaration d’une nouvelle guerre économique, du blocus et de la famine, qui consacreront notre anéantissement politique et notre ruine définitive.
«Il est vraisemblable d’ailleurs qu’ils occuperont militairement certaines provinces, qu’ils en soulèveront d’autres contre le kaiser... l’Allemand combattra l’Allemand! Qui donc ose y penser, qui donc ose songer encore au retour du kaiser en présence de telles conséquences?
La voix de Thor résonne si nette, si vibrante qu’elle coupe court à toute riposte et condamne au silence Rittersdorf et ses partisans et, sans reprendre haleine, le marin continue:
—D’autre part, qui pourrait se dérober à la tâche qui vient de nous être tracée et qui, encore que les exigences des Américains puissent paraître intolérables, n’en a pas moins pour conséquence la réalisation du vaste projet qui occupe, aujourd’hui, nos pensées.
—Personne! s’écrie Grotthauser.
—Non, aucun de nous ne se dérobera, appuie le comte Kammitz.
Une courte pause suit, pendant laquelle Tornten se laisse retomber sur son siège; Rittersdorf ne trouve pas de réponse:
—Mais, affirme-t-il enfin, un peu contrit, je n’ai jamais songé sérieusement à me dérober.
—Je vous remercie de cette assurance, réplique Thor.
—Mais moi non plus! se hâte de corroborer Sellenkamp dont les Walding et Rieth suivent le mouvement.
—Dès lors, poursuit Tornten, nous sommes tous d’accord. Nous agissons comme les Yankees nous l’ont prescrit. Qui sait si quelque jour les circonstances ne se modifieront pas au point de nous permettre d’envisager à nouveau le retour du kaiser. Prenons l’exemple de l’éventualité d’une guerre entre Anglais et Américains. Pendant que les autres se trouveront occupés ailleurs, nous aurions les mains libres chez nous et la possibilité de nous donner un gouvernement de notre choix.
—Mais jamais contre la volonté du peuple, corrige Grotthauser.
—Jamais! acquiesce Thor.
Rittersdorf sourit d’un sourire dédaigneux qui se reproduit aussitôt sur les lèvres de ses amis et celles... du capitaine de cavalerie. Ce jeu de scène n’a pas échappé à Tornten.
Mais déjà Grotthauser tente, par des paroles conciliantes, de ramener la bonne intelligence parmi les conjurés.
—Messieurs, fait-il, s’adressant à Rittersdorf et aux autres officiers, pouvez-vous croire qu’il soit encore dans le goût et dans les intentions du kaiser de soutenir, pour son trône, une lutte formidable. Outre que cela dénoterait, de sa part, un manque de clairvoyance dont vous n’avez pas le droit de préjuger, il faut considérer qu’il est certainement affaibli par six années de combats autour de sa souveraineté et brisé par les événements qu’elles ont déchaînés. Songez qu’il n’est plus à l’âge de l’action et qu’il ne possède plus ce ressort de la jeunesse qui fait supporter les revers avec confiance en l’avenir.
—C’est bon, monsieur Grotthauser, répond fraîchement le baron Rittersdorf. Nous ne parlons pas la même langue. Laissez le temps arranger les choses.
—Comme vous voudrez, monsieur le baron.
—Messieurs, reprend Kammitz, en rompant brusquement le débat, je propose, maintenant, de choisir parmi nous un chef. Il nous en faut un et vous n’ignorez pas que toute entreprise est vouée à l’insuccès, qui ne possède pas une tête.
—Je vote pour le comte Kammitz, s’écrie Thor de Tornten.
De toutes parts, des acclamations accueillent ce vote et le comte accepte, avec calme le choix dont il est l’objet. Mais, de sa propre initiative, il tient à imposer une limite à ses attributions en ajoutant:
—Mais, aussitôt que nous aurons le pied sur le croiseur sous-marin, je remets tous mes pouvoirs aux mains de notre ami Tornten. Cela ne va-t-il pas de soi? il est parmi nous le seul capable de prendre la direction d’un tel navire.
Cette proposition est adoptée avec la même unanimité.
—Il s’agit, maintenant, de fixer le jour où nous nous retrouverons à Lisbonne, suggère Kammitz.
Unstett, après un coup d’œil à son calendrier de poche, opine:
—Je crois que le mieux serait de dire le 25 avril; cela nous laisse cinq semaines pour nos préparatifs.
—Quelqu’un a-t-il une objection contre cette date?
Personne ne proteste et le 25 avril est fixé comme point de départ de l’opération.
—Je me charge d’avertir les Américains, offre l’officier de cavalerie, mais je dois encore et, dès à présent, attirer votre attention sur la nécessité qu’il y a pour nous d’assurer, par nos propres moyens, tous les services à bord du croiseur, car aucun homme de l’équipage ne restera sur le navire.
—Il va sans dire que nous acceptons cette condition, s’exclame Rittersdorf. Pour mon compte, je consens à faire les besognes les plus serviles, si de cela doit dépendre le succès de notre entreprise.
—C’est noblement parler et aucun de nous ne restera au-dessous d’un pareil dévouement, affirme Kammitz. Nous nous plaçons sous les ordres de Tornten en tout état de cause.
—Serons-nous assez pour la manœuvre du sous-marin, demande Rieth?
Thor de Tornten réfléchit un instant:
—Cela peut aller, fait-il en matière de conclusion, à condition que nous fournissions un effort double. Nous pourrions nous adjoindre Kunst et quelques domestiques de confiance pour le voyage.
—Adopté, approuve Kammitz. Ces gens sont, après tout, des Allemands et nous les connaissons suffisamment... Mais pas plus de trois.
On est arrivé à la fin de la conférence. Le comte fait remarquer encore que chacun aura à se procurer de faux papiers et pourvoir, par lui-même, au voyage jusqu’à Lisbonne. C’est là seulement qu’entreront en vigueur les dispositions prises par les Américains.
Il ne reste plus qu’à se séparer. Grotthauser saisit le bras de Tornten, pour l’aider à descendre jusqu’à l’automobile qui,—a fait connaître le comte Kammitz,—est à la disposition du convalescent pour le reconduire.
—Je suis fatigué, dit Thor à son vieil ami, tandis qu’au bras l’un de l’autre, ils cheminent dans la rue, et je sens qu’il va me falloir faire appel à toutes mes forces, pour être à la hauteur de la tâche que j’ai assumée.
—Cependant, tu es marin et tu as été officier, riposte l’industriel. Que dirais-je, moi, pour qui ce voyage à bord d’un sous-marin offre des difficultés et des dangers inconnus.
—Ce qui ne t’empêche pas de te joindre à nous! J’avoue que cela ne m’a pas peu surpris de te rencontrer dans cette société.
Ils sont arrivés au carrefour où stationne l’auto et y montent aussitôt:
—Tu sais maintenant ce que j’y fais! explique Grotthauser lorsque assis côte à côte, dans la voiture, ils parcourent déjà, à vive allure, les rues du Berlin nocturne.
—Oui, pour modérer les idées de Rittersdorf.
—Parfaitement! Je me figure, par ma présence, être en mesure d’intervenir en temps opportun, lorsqu’on voudra faire aboutir à l’asservissement de notre pays, une entreprise que, jusque-là, je trouve juste et noble.
«Quand le comte Kammitz m’a parlé la première fois de faire évader le kaiser, je me suis récrié. Je me suis, par la suite, rangé à ses raisons, quand il a mis en lumière l’affront infligé à la patrie, mais j’ai pu, en même temps, me rendre compte que la présence d’un civil dans leur société était indispensable.
—Tu as vu, Jacob, que je me suis rallié à tes opinions.
—Et je t’en remercie, Tornten; donne-moi ta main d’ami que je la serre.
—Et que cela cimente notre entente, Jacob. Restons unis pour refréner la volonté des autres quand elle dépassera l’objectif que nous nous sommes fixé.
Thor, qui n’a pas repris toute sa vigueur, se sent envahi par la fatigue. Il incline la tête sur l’épaule de son ami et s’endort d’un sommeil léger, d’abord, mais qui devient de plus en plus profond à mesure que la voiture poursuit sa route...
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Autre tableau:
La gare par laquelle il est arrivé de Hanovre, avec son mouvement de voyageurs, de porteurs, d’employés, de marchands de journaux. A la droite de Tornten, Carry pleure silencieusement, à sa gauche se suspend le jeune Otto.
—Carry, console-t-il tendrement, sois forte, nous nous reverrons.
Mais, elle continue à sangloter et ne veut pas le laisser partir.
—Papa, dit le garçonnet de sa voix claire, sûrement, tu vas retrouver le kaiser.
Thor de Tornten le soulève de terre et le presse fortement contre son cœur:
—Oui, mon petit, lui murmure-t-il à l’oreille, je vais chez le kaiser.
Le porteur s’approche, avec les bagages; Thor sursaute car il reconnaît l’homme trapu et barbu qui a débarqué sa malle et l’a portée jusqu’à l’automobile, dans la fatale soirée.
—Deuxième classe pour Francfort-sur-le-Mein, lui crie-t-il.
Et l’homme s’éloigne en lui faisant signe de le suivre.
—Viens, Carry, fait le marin, tout bas à sa compagne.
L’enfant sur les bras, il marche derrière le porteur et, lentement, la jeune fille chemine à ses côtés. On arrive à la voiture où la place de Tornten est retenue et ils s’arrêtent devant le compartiment.
—Je t’en supplie, Carry, calme-toi, implore l’officier si tendrement que la jeune Anglaise sent se sécher ses larmes. Tu es bien au courant de tout?
—Tout, réplique-t-elle, sauf le plus important, le but de ton voyage.
—Cela, je n’ai pas le droit de te le dire. C’est un secret pour lequel j’ai engagé ma parole.
—C’est bien ce qui cause mes craintes. Tu tentes une aventure dans laquelle tu peux laisser ta vie.
—Qu’est la vie, Carry, auprès de la gloire et de l’honneur d’avoir entrepris de grandes choses. Sois donc brave! Aurais-tu pleuré de la sorte si je t’avais quittée pour partir à la guerre.
Elle fait oui de la tête:
—Certainement, de la même façon, car je t’aime, Thor, plus que ma vie.
—Ah! merci de ces paroles. J’en emporte où je vais la douce caresse, qui sera ma force dans les heures pénibles ou douloureuses que j’aurai à vivre.
—Et quand nous reverrons-nous, si le sort, là-bas, t’épargne?
—Je te l’ai déjà dit: tu recevras de mes nouvelles et mes instructions pour venir me rejoindre avec l’enfant.
—Où cela?
—Est-il un coin sur la terre où nous ne trouvions pas le bonheur, nous deux avec le petit? Et, autour de nous, nous aurons des amis, de bons, de chers amis, parmi lesquels il en est un que nous chérissons comme un père.
—Que tout cela serait beau.
—Mille fois plus beau que tu ne l’imagines. C’est à l’étranger, mais dans un pays merveilleusement riche et sain, une deuxième patrie. Nous y oublierons tout ce passé qui est une offense pour nos yeux et notre cœur et nous y vivrons, par le travail et dans l’amour, pour l’éducation de mon fils.
Il pose l’enfant à terre et met la main sur sa tête blonde.
—Tout ce que tu me dis me calme un peu et me console, fait miss Bolton à voix basse. Mais, je t’en supplie, ménage-toi, tu es à peine rétabli et chaque effort peut t’être fatal.
—Il y a des limites à tout, aussi bien à l’égard de soi-même qu’à l’égard des autres.
Des coups de sifflet stridents retentissent d’un bout à l’autre du hall. Les conducteurs pressent les voyageurs de monter en voiture.
Thor enveloppe, d’abord, le garçonnet d’une dernière caresse, ensuite il enlace Carry qui recommence à pleurer et il presse ses lèvres contre les siennes si fortement et si doucement à la fois qu’il sèche ses larmes et tarit ses plaintes. Puis, s’arrachant à cette étreinte, il saute dans le compartiment. Derrière lui, la porte se referme à la volée, il trouve à peine le temps de se pencher à la fenêtre et d’embrasser, encore une fois, du regard, les deux êtres aimés.
Un mouchoir clair s’agite aux mains de la svelte jeune femme qui se tient près de l’enfant, sur le quai. Tornten envoie encore un dernier baiser d’adieu, saisi soudain par cette pensée que, peut-être, il n’y aura pas de revoir, puis il s’affaisse sur sa banquette.
Il n’est pas seul. En face de lui, un homme cache sa tête derrière un journal et Thor remarque que c’est le Vorwærts .
Puis l’officier perd de nouveau la notion de ce qui l’environne. Les nuages sanglants l’enveloppent, encore ces brouillards à la hantise desquels il croyait avoir définitivement échappé, et il s’enfonce dans l’infini.
Il croit voir cependant que l’homme assis en face de lui a brusquement abaissé son journal, montrant les traits bien connus de Grotthauser. Mais ce doit être une erreur, car aussitôt après le voyageur, de clair vêtu, le visage bienveillant sous la barbe grise se penche sur lui et caresse ses tempes avec sollicitude; puis quelqu’un que Tornten n’a pas vu, murmure:
—Je crois qu’il s’éveille, docteur.
—Vous vous trompez, cher collègue, fait le vieillard en blouse claire, ce ne sont que de faibles réflexes de la connaissance.
—Voyez-vous quelque chose, Paul?
—Non, commandant, rien de plus que les nuits dernières; à bâbord, flambe toujours le projecteur d’une des unités de l’escadre de surveillance, devant nous, se dressent les rochers accores de Mas-a-Tierra et, à tribord, brille, dans la nuit, l’appareil optique du fort. Sinon, rien, absolument rien.
—Je ne vois rien, non plus, de ce que nous attendons, constate Thor qui abaisse sa lunette.
—Toujours pas de feu vert! confirme l’aspirant de marine, de sa voix jeune et bien timbrée.
—Patience, Paul, il se peut qu’aujourd’hui notre faction soit plus heureuse. Veillez surtout sur les navires qui croisent autour de nous. La nuit est si claire que s’ils arrivent trop près, nous risquons fort d’être aperçus.
—Ne vous inquiétez pas, commandant, j’ouvre l’œil.
Il fait frais et le vent qui, en ce mois de juin, début de l’hiver austral, souffle le long du littoral chilien,—vent que Tornten a déjà appris à connaître et à redouter, pendant sa croisière sur le navire-école,—transperce les deux hommes jusqu’aux moelles, s’engouffre sous leurs manteaux et rend pénible tout stationnement sur le pont du sous-marin.
Il lance les vagues à l’assaut de la membrure d’acier du navire qui, nonchalant et sans mouvement, comme un grand cadavre, se laisse bercer par les flots, tantôt soulevé, tantôt replongé dans l’élément liquide, avec une plainte qui sonne aux oreilles des deux marins comme une mélodie familière.
Thor de Tornten la connaît, cette vieille chanson des vagues, tant de fois entendue, en tant de nuits semblables, sur d’autres mouillages.
—Tout cela me rappelle mes raids sur les côtes d’Ecosse, fait-il après un moment de silence. L’ensemble du tableau évoque celui des mers où j’épiais les Britanniques dans leurs propres eaux. Comme ici, j’étais appuyé au kiosque de mon navire, comme ce soir, nous chassions doucement sur nos ancres, en vue, dans le lointain, des côtes rocheuses des Highlands; les puissants projecteurs des gardes-côtes balayaient l’horizon de leurs pinceaux et nous cherchions à déchiffrer les signaux d’un appareil optique. Oh! cette tension constante des nerfs, on ne l’oublie jamais.
—Mais qu’était-ce, au prix de notre croisière d’aujourd’hui? répond fièrement l’aspirant. Ici, l’immensité nous sépare de la patrie et nous guettons, sur une île que gardent les Français, les Anglais et les Américains, l’instant de délivrer notre kaiser.
—Oui, c’est une grande chose. Enfin, patience! le résultat est au bout.
—Que Dieu me punisse, commandant, si je ne suis pas capable de veiller ainsi mille nuits pour mon empereur. Pour lui, je donnerais ma vie, sans hésiter.
—L’occasion n’en est peut-être pas si éloignée!
Le jeune homme se redresse énergique et farouche, il laisse, un instant, retomber sa longue-vue et, regardant Tornten en face, ferme et calme:
—Qu’est-ce que cela fait, commandant! ce ne serait pas la pire mort.
—Vivez plutôt, Paul, et laissez-nous la mort, à nous autres, vos aînés.
Ils se taisent ensuite, comme repris chacun par leurs propres pensées. Thor revoit la svelte image de Carry et celle de son fils, à ses côtés. Une souffrance aiguë le traverse et met une buée sur ses yeux; il pose sa jumelle et, dans le bavardage des lames, il croit entendre comme un doux murmure: «Je t’aime plus que ma vie!»
Derrière lui, quelqu’un monte, en soufflant un peu, l’échelle accédant au kiosque.
—Le quart, Paul! dit Grotthauser qui apparaît auprès des deux hommes: allez un peu vous réchauffer là-dedans.
—J’aimerais mieux rester, répond le jeune homme. Mais je vais essayer de dormir, sans quoi je n’aurais plus d’yeux quand reviendra mon tour.
Il tend sa longue-vue à l’industriel:
—Et vous, commandant, vous ne descendez pas avec moi?
—Non, Paul, je reste encore une petite demi-heure. Allez toujours.
—A vous de même!
Le corps mince de l’aspirant s’engouffre dans le trou d’homme et Thor de Tornten reste seul avec Grotthauser, sur l’immensité de l’Océan.
—Le feu vert n’apparaît toujours pas! renseigne, avec un soupir, le commandant du submersible.
—Je m’en doute, Thor; on aurait donné l’alarme, puisque c’est à ce signal des Américains que nous devons tenter notre débarquement dans Mas-a-Tierra. En attendant, l’embarcation qui doit nous y conduire est-elle parée?
—Elle peut être armée en quelques minutes. Mais il importe de ne pas la sortir d’avance, car elle pourrait être un obstacle à une plongée accélérée dans le cas où les veilleurs de l’île viendraient à nous signaler. C’est même miracle qu’ils ne nous aient pas encore repérés. Il est vrai que tout le jour nous restons immergés... il n’y a que les hydravions anglais, qui fouillent rageusement les profondeurs de la mer, comme s’ils avaient vent du moyen mis en œuvre pour sauver le kaiser.
—Ils sont aussi malins que nous, s’égaie Grotthauser, sans cesser de surveiller l’horizon avec sa longue-vue, et si nous n’avions pas les Américains pour nous, je crois pouvoir affirmer d’abord que nous ne serions pas arrivés ici, ensuite que, si nous y étions arrivés, nous serions pris depuis longtemps. As-tu remarqué, hier soir, le Yankee qui a passé près de nous, à nous frôler, précisément au moment où nous allions plonger?
—J’avais reconnu, dans le périscope, sa nationalité américaine et je l’ai laissé venir, croyant qu’il avait peut-être une communication à nous faire.
—Il n’avait rien?
—Rien; il est reparti sous petite vapeur. C’est donc qu’aucune modification n’est survenue dans les dispositions américaines.
—Chez nous, au contraire, il y a du nouveau, je crois.
—Qu’est-ce que tu veux dire? fait Tornten stupéfait.
—Tu n’es pas observateur.
—J’ai toujours pensé le contraire.
—Pourtant, les mystères que font Unstett, Rittersdorf, Rieth et les Walding n’auraient pas dû t’échapper.
Tornten hausse les épaules:
—La belle affaire! Ils parlent du kaiser.
—C’est un sujet de conversation qui n’est pas interdit à bord de ce navire... mais, s’il s’agissait de plans qui peuvent tout changer dans nos projets?
—Tu vois des fantômes partout!
Grotthauser replace, devant ses yeux, la lunette qu’il en a, un instant, éloignée:
—Je crains bien que les fantômes existent dans l’imagination de nos amis; ils veulent faire revenir ce qui est mort et détruit... Je te préviens, Thor.
—Non, non! ils n’oseront pas violer leurs engagements!
—Sur ce point, tu me permettras de ne pas du tout partager ta manière de voir.
Puis, le silence se fait. Les vagues reprennent, plus fort et plus accentué, maintenant qu’il n’est pas couvert par la conversation des deux amis, leur chant monotone de tout à l’heure.
Soudain, un cri s’échappe des lèvres de Grotthauser:
—Le feu!... la lumière verte!
Il indique sur la côte un point où les masses d’ombre de l’île, nettement découpées, s’élèvent au-dessus de l’Océan.
—Où? demande Thor, dont les nerfs vibrent.
—Au pied de la Junque.
Tornten a tôt fait de découvrir le signal. Il brille dans l’ombre profonde que projette la Sierra del Junque, qui silhouette, comme l’indique son nom, une formidable enclume sur le ciel nocturne. C’est à l’endroit même où les derniers contreforts mamelonnés de ce pic, qui domine Mas-a-Tierra, viennent mourir dans la mer que luit le feu vert, signal tant attendu.
—Avertis tout le monde! commande Tornten à son ami.
Grotthauser se précipite. De la profondeur de la tourelle montent d’abord des cris d’allégresse, puis le bruit de piétinement d’une foule; enfin, surgissent, dans la nuit fraîche, tous ceux que leur besogne retenait dans les flancs du navire. C’est d’abord le comte Kammitz revêtu, des pieds à la tête, d’un bleu tout maculé d’huile, puis, Sellenkamp, Rittersdorf et Heinz de Walding, dans des accoutrements analogues, puis encore l’élégant capitaine d’Unstett en bras de chemise, tel qu’il s’est mis à l’aise dans la chambre des moteurs, et enfin, Paul, tout ensommeillé, réveillé qu’il vient d’être en sursaut par la nouvelle que le signal, si ardemment guetté, s’est montré, et navré que ce soit précisément quand il vient de quitter le quart.
Thor de Tornten montre à ses camarades le feu des Américains.
Désormais, il n’y a plus besoin de commandements; la manœuvre qui doit être exécutée, à partir de ce moment, a été cent fois étudiée, décidée et, même, répétée. En quelques minutes, la baleinière est sortie et armée le long du bordage. Tornten y descend le premier, non sans avoir échangé quelques mots brefs avec Kammitz, qui prend, tant que durera l’absence du commandant, la responsabilité du navire. Derrière leur chef, Unstett, Sellenkamp et les deux Walding sautent dans l’embarcation. Ces cinq hommes vont tenter, par le pied de la Junque, où se trouve sa maison de campagne, l’évasion du kaiser, cette nuit même. Tous les autres sont retenus, par leur devoir, à bord du croiseur, qui, seul espoir des conjurés, doit être constamment tenu sous pression, maître de quitter le mouillage dès qu’il le faudra.
—Dieu vous garde et bon courage! leur crie le comte Kammitz au moment où la baleinière déborde.
—Au revoir, répond Tornten, et déjà l’ombre s’étend entre la légère embarcation et les flancs formidables du croiseur.
Pendant un instant encore, le pont du navire émerge, puis les cinq audacieux marins n’aperçoivent plus que la tourelle, dont la silhouette seule se découpe sur le ciel et finit par disparaître derrière la houle, comme si le croiseur et tous ceux qui le montent eussent plongé dans les flots.
Tornten et ses camarades sont seuls sur l’Océan, dans leur frêle esquif.
Unstett et Walding rament en silence, aidés par le courant qui porte l’embarcation vers la côte. Thor s’entretient à voix basse avec Sellenkamp. Le colosse blond a pris la barre et gouverne droit sur le signal qui demeure constamment visible.
—Faut-il que les Américains soient sûrs de leur affaire, observe le commandant du sous-marin, pour conserver si longtemps ce feu.
—Ce sont probablement leurs navires qui assurent la surveillance de cette partie du littoral, suppose Sellenkamp.
—Espérons-le.
Les hauteurs de Mas-a-Tierra grandissent à vue d’œil, pour les passagers de la baleinière, à mesure qu’elle arrive plus près de terre. Le courant devient de plus en plus violent et entraîne, comme une flèche, la légère embarcation. Soudain, elle flotte en eau calme et Tornten reconnaît qu’elle vient de s’engager dans le chenal, formé par deux promontoires rocheux qui s’avancent à quelque distance dans la mer. Le feu vert brille dans le fond de l’anse à laquelle conduit la passe.
Déjà le sable mou grince sous la quille. Les rameurs n’avancent plus et la baleinière va se mettre au plein, mais l’aspirant saute légèrement dans l’eau qui lui monte aux genoux et, tirant le bateau derrière lui à la chaîne, parvient à lui faire atteindre une roche qui surplombe verticalement, d’au moins deux mètres.
Hissé sur le rocher, Paul aide à son tour ses compagnons à s’y rétablir. Thor donne la lumière d’une lampe électrique de poche; aussitôt le feu vert est balancé, à deux ou trois reprises de haut en bas, pour aviser que la venue des libérateurs a été reconnue.
Les Allemands marchent lentement, à tâtons, se guidant sur la frange d’écume qui borde la plage. Lorsqu’ils ne sont plus qu’à quelques mètres du signal, ce dernier s’éteint, mais deux silhouettes noires s’avancent et l’un des guetteurs, qui s’exprime en anglais, demande:
—M. de Tornten?
—C’est moi, répond ce dernier.
—Je commençais à craindre que notre signal n’ait pas été aperçu. Il y a plus d’une heure que nous sommes là.
—Nous avons dû armer la baleinière et il y avait une bonne distance à couvrir à l’aviron.
—Je vous en prie, pas d’excuses. Ecoutez seulement et mettez-vous bien dans la tête ce que je vais vous communiquer.
—Je suis à votre disposition.
—Voici donc: de ce point où nous nous trouvons, part un étroit sentier qui mène dans l’intérieur de l’île, commence d’expliquer l’étranger, tandis que non seulement Thor, mais aussi tous ses camarades, écoutent, avec une religieuse attention. En le suivant constamment, vous ne pouvez pas vous tromper.
«Vous atteindrez, par ce chemin, au massif de la Junque où vous trouverez facilement, à travers les réseaux de barbelés qui entourent la villa du kaiser, l’accès qui vous y a été ménagé. Le portail est ouvert: le poste de garde dort auprès, d’un sommeil de plomb; vous n’avez donc pas à vous en inquiéter. Ne vous laissez pas retarder davantage par les cadavres des chiens; nous avons dû empoisonner ces gardiens, dont les aboiements auraient pu donner l’éveil aux sentinelles.
«A l’aller, vous n’avez aucune surprise à craindre, car la patrouille Nº 3 qui vient de sortir, avant minuit, était constituée par nos gens et ne vous causera aucune difficulté. Mais, au retour, veillez, car ce sont les Français qui fournissent la patrouille Nº 4, et il n’y aurait rien d’impossible, au moment où vous atteindrez de nouveau la plage, qu’elle se trouve dans votre voisinage.
«Pour le reste, vous saurez bien vous débrouiller, messieurs, ajouta l’Américain, de façon significative.
—Sans doute, répondit le lieutenant de vaisseau, mais il vaudrait certes mieux, à tous points de vue, que nous puissions rentrer à bord du sous-marin sans avoir rencontré d’obstacles.
—C’est aussi mon avis, fait l’Américain avec un geste d’indifférence. Mais... vous avez bien des armes?
—Oui. Il me reste encore une question à vous poser: le kaiser est-il au courant de ce que nous tentons pour son évasion.
—Non. Hier, il nous est survenu un petit accroc. Le major de Dymkow, aide de camp du kaiser, qui devait renseigner ce dernier, a voulu essayer de corrompre un poste anglais pour faire tenir, probablement en Allemagne, des correspondances ayant trait à ce qui se passe à Mas-a-Tierra et que les alliés ne laissent pas transpirer. A la suite de cet incident, le major a été relevé et embarqué, séance tenante, sur la canonnière britannique Zoulou pour être rapatrié.
—Alors, le kaiser est seul?
—Le lieutenant-colonel Allingtown lui tient compagnie pendant la journée; la nuit, il couche aussi dans la villa, dans l’appartement précédemment réservé au major de Dymkow.
—Il va peut-être nous empêcher d’approcher le kaiser?
—J’espère qu’on a pu l’éloigner de la maison. On lui a fait tenir aujourd’hui une fausse dépêche qui le convoque à bord du Gloire .
—Il résulte de tout cela que le kaiser ne sait même pas combien sa délivrance est proche?
—On lui a seulement laissé entendre que, cette nuit, se dérouleraient des événements considérables. Du reste, j’attire votre attention sur la nécessité de faire vite. Vous avez, au plus, une heure pour aller jusque là-haut, une demi-heure pour y séjourner et une nouvelle heure pour en revenir.
—Vous ne nous accompagnez pas? L’Américain se met à rire:
—Non. En cas de malheur, nous ne devons pas être vus avec vous. Vous comprenez?
—Je comprends et vous remercie.
—Bonsoir et bonne chance!
—Bonne nuit!
A cette parole, l’étranger disparaît dans l’ombre ainsi que son camarade, qui n’a pas prononcé un mot. Les conjurés se serrent en silence autour de leur chef et, précédés de celui-ci s’engagent dans le sentier, où ils doivent marcher l’un derrière l’autre, car il est extrêmement étroit, bien que, par bonheur, assez aisé à suivre.
Malgré l’obscurité, ils savent qu’il y a peu de chances de se tromper. Mais, tout de suite, la piste commence à gravir des rochers et présente, en ses débuts, quelque difficulté, car sous les pas des hommes, des pierres se détachent et roulent dans le bas-fond. On les entend rebondir et tomber dans la mer. Aussi, comme il importe d’éviter le moindre bruit, les plus grandes précautions sont-elles recommandées.
Dès qu’on a franchi le premier contrefort, la lune apparaît entre les nuages et la nuit redevient aussi claire qu’à l’heure précédente, où les marins étaient encore à bord de leur navire.
Le sentier se déroule devant eux, conduisant vers l’autre penchant où il se perd dans la brousse et sous les arbres. A partir du moment où l’on entre sous bois, il devient, d’ailleurs, plus difficile de se diriger. La lumière affaiblie ne filtre que de place en place, à travers l’épaisse couronne de verdure. Entre les fûts énormes des grands arbres qui s’élancent vers le ciel, se presse toute une végétation exubérante de fougères, dont les feuilles affectent les formes les plus fantastiques et qui justifient bien le nom d’«île des fougères» donné par les Chiliens à l’île de Robinson.
Parfois, des clairières s’ouvrent, peuplées de rochers immenses, aux flancs desquels la nature et les érosions ont creusé des grottes profondes. Le pays est très accidenté et il est rare que les camarades de Tornten aient à marcher de suite plus d’une minute en palier.
La route se poursuit sans aucun incident, dans le plus grand silence que rompt seulement, par intervalles, le cri de la chouette ou de quelque autre oiseau de nuit. Souvent aussi, franchissant d’un bond le sentier, d’agiles rongeurs vont se perdre dans le fourré. Ce sont toutes les manifestations de la vie animale, dans cette solitude grandiose.
Une fois, cependant, les visiteurs nocturnes ont entendu, dans leur voisinage, un bruit de voix suspectes, aussitôt éteint. Sans doute, ont-ils croisé la patrouille américaine, qui, stylée par ses chefs, n’a pas été surprise par la rencontre nocturne de la petite troupe allemande.
Enfin, apparaît aux yeux de cette dernière le réseau de fils de fer qui coupe le chemin. Il est disposé sur plusieurs rangs et aurait certainement arrêté Tornten et ses amis, si l’existence d’un passage ne leur avait pas été révélée.
Les Allemands ont maintenant devant eux le massif imposant de la Junque; à vrai dire, ce n’est qu’une nappe d’ombre qui paraît escalader verticalement le ciel et barre tout l’horizon. Du large, la montagne ne donnait pas l’impression d’une si grande hauteur.
Ils entrent dans l’enclos et y trouvent la confirmation des renseignements fournis par l’Américain. Près de l’entrée, étendu tout de son long, dort un matelot français et, un peu plus loin, l’aspirant Paul bute contre le cadavre d’un chien.
Les Yankees ont fait de bonne besogne.
Encore quelques pas et la maison apparaît, que les soins d’un parent, ému de sollicitude fraternelle, ont élevée pour le proscrit, dans Mas-a-Tierra. Elle occupe une clairière de la forêt qui s’étend avec une pente légère sur le versant de la montagne. Un jardin entoure le bâtiment élevé d’un seul étage, derrière lequel on peut apercevoir le pavillon des domestiques et les écuries.
Il semble à Thor qu’il ait déjà vu cette habitation. Où? Ne ressemble-t-elle pas à l’aimable demeure, en arrière du front de France où le kaiser a si longtemps vécu?
Mais il n’a pas à perdre le temps de s’attarder à ces réflexions. Il a déjà ouvert la grille du jardin qui n’a pas résisté et, après l’avoir franchie, se trouve devant la porte, également ouverte de la villa. Les génies bienfaisants, qui assistent les Allemands dans leur entreprise, ont tout fait pour leur en aplanir les difficultés.
Thor et ses amis pénètrent, sans avoir été inquiétés, dans l’intérieur de la maison.
Une obscurité profonde les environne, ce qui ne les empêche pas de refermer sur eux la porte donnant accès au vestibule, afin de parer à toute surprise qui pourrait venir du dehors. Là-dessus, ils s’arrêtent, irrésolus, ne sachant où trouver le kaiser.
A ce moment, une lumière s’allume, dans la pièce qu’ils occupent; ils se croient découverts et, instinctivement, cherchent leurs armes.
—Laissez, je vous prie, les revolvers au repos, fait un individu qui devait être posté là pour les attendre, car ils n’ont entendu aucune porte tourner. Une de ces armes pourrait partir involontairement et il serait dommage de compromettre une opération qui est en si bonne voie.
—Qui êtes-vous? demande Thor à cet homme qui s’est aussi servi de la langue anglaise et dont il ne peut reconnaître les traits, car la lanterne sourde qu’il tient ne laisse filtrer qu’un mince filet de lumière et le plonge entièrement dans l’ombre.
—Je suis le valet de chambre du kaiser.
—Ce n’est pas vrai, je le connais.
—Moi, je suis Américain; celui que vous connaissez a été retiré au proscrit bien avant que ce dernier n’ait mis le pied sur l’île.
—Quelle humiliation! grogne l’aîné des Walding.
—Vous savez de quoi il s’agit?
—Je suis au courant de tout et c’est moi-même qui ai assuré une partie des dispositions.
—Accompagnerez-vous le kaiser?
—Non, c’est là une chose qui m’est interdite, se défend l’Américain... Oh! vous n’êtes pas encore dehors, quand bien même vous atteindriez la plage... Français et Anglais sont aussi zélés qu’implacables.
Thor ne prête ostensiblement aucune attention à l’avertissement.
—Le lieutenant-colonel Allingtown est-il dans la maison?
—Non, il est parti sur le Gloire .
—Quand peut-il revenir?
—Pas avant la pointe du jour. Mais dès qu’il va savoir qu’il a été joué, il va donner, en tous cas, l’alarme. Vous n’avez donc pas beaucoup de temps à perdre.
—Conduisez-nous vite alors près du kaiser.
Le domestique passe en tête; sur ses traces, les cinq braves gravissent un escalier, avancent de quelques pas dans un couloir et s’arrêtent devant une porte, à laquelle l’Américain gratte doucement.
—Qui est là? fait une voix que Thor connaît bien et au son de laquelle il tressaille, ainsi que tous ses compagnons.
—C’est moi! J’amène la visite dont j’ai parlé cet après-midi.
La porte s’ouvre alors et le kaiser apparaît sur le seuil.
Le respect et l’émotion figent les gestes et les voix des conjurés, en la présence de cet homme qui occupe uniquement toutes leurs pensées depuis de si longs jours et pour l’amour duquel ils ont exposé leurs vies, comme enjeu de sa liberté.
La silhouette impériale se détache sur le carré de lumière découpé par la porte, éclairée de dos par l’unique lampe d’un cabinet de travail simplement meublé, mais que reconnaissent bien tous ces hommes forcés de comprimer les battements de leurs cœurs.
Quant au proscrit, il ne peut, d’abord, en croire ses yeux.
Il hésite à prononcer le nom du marin de haute taille qu’il a devant lui et qu’il croit reconnaître.
—Tornten? interroge-t-il enfin, incrédule et cependant plein d’espoir.
—Majesté!... balbutie Thor, bégayant.
Puis il se tait, attendant que le kaiser l’invite à parler. Mais celui-ci s’efface et dit d’une voix basse:
—Entrez vite, messieurs. C’est certainement ma bonne étoile qui vous amène, celle que je n’ai pas vu luire depuis si longtemps.
L’Américain reste en deçà de la porte, qu’il referme sans bruit sur les Allemands. Il va sans doute faire le guet pendant que le kaiser s’entretient avec ses libérateurs.
Et maintenant ces cinq hommes intrépides sont rangés aux côtés de leur souverain comme si aucune solution de continuité n’avait interrompu le cours des événements, comme s’il n’était pas question de catastrophe, d’abdication, créant une séparation brutale du présent avec le passé.
Thor, qui est le dernier et le seul à l’avoir vu fréquemment dans l’intimité, trouve dans les traits du kaiser peu de changement depuis le jour où, lui serrant la main, l’empereur déchu lui avait dit en guise d’adieu: «Et saluez pour moi la patrie, Tornten!» Tout au plus croit-il reconnaître que la barbe de Guillaume de Hohenzollern s’argente aujourd’hui de fils blancs plus nombreux qu’à Amerongen.
A peine revenu de sa surprise et de sa joie, le proscrit tend la main au lieutenant de vaisseau.
—Vous ici, Tornten, à Mas-a-Tierra! Comment m’expliquer votre présence et qui sont ces messieurs?
—Sire, répond Tornten, nous sommes venus vous apporter la liberté.
—La liberté?
—Je supplie Votre Majesté de m’écouter. Elle voudra bien me permettre d’abord de présenter mes compagnons.
Il les nomme et le kaiser serre toutes les mains en témoignant seulement sa surprise de voir que des officiers allemands aient pu venir jusqu’à lui avec Tornten.
Ce dernier expose ensuite brièvement la genèse, le plan et l’exécution de leur entreprise. Il rend au concours des Américains un hommage mérité, mais le kaiser ne s’y laisse pas tromper et comprend, de sa propre initiative, tout ce qu’il devra à ses libérateurs si leur audacieuse tentative aboutit. Aussi est-il visiblement ému en écoutant le discours de Thor, qui n’est pas sans remarquer aux lèvres de l’empereur un tremblement inaccoutumé.
—Ainsi, on ne m’a pas oublié! prononce-t-il d’une voix contenue et plus pour lui-même que pour les officiers présents.
—Majesté, s’écrie l’aîné des Walding, le peuple allemand n’oubliera jamais son kaiser.
Guillaume de Hohenzollern observe l’expressive physionomie du jeune lieutenant de vaisseau qu’un peu de rougeur a envahi.
—N’est-ce pas seulement votre opinion personnelle?
—Non, majesté. Ainsi pense la majorité du peuple allemand.
Thor se mord les lèvres, mais il trouve dans l’émotion du moment l’excuse de l’imprudent enthousiasme de son jeune compagnon. Toutefois, il coupe court à la manifestation en s’adressant au kaiser.
—Votre Majesté n’a pas de temps à perdre. Chaque seconde est précieuse et peut retourner la fortune contre nous.
—Vous avez raison, Tornten, hâtons-nous.
Le prisonnier de l’Entente n’a pas même eu un moment d’hésitation à l’idée des dangers qu’il peut courir. Il faut qu’il ait cruellement souffert dans les semaines qui se sont écoulées depuis son internement pour se décider avec autant de calme que d’insouciance à jouer son va-tout sur cette seule carte.
Thor se sent envahi de l’admiration que l’impérial vaincu n’a cessé de lui arracher, même aux heures les plus sombres de la débâcle.
—Je vais appeler mon domestique pour faire garnir une sacoche des quelques petits objets dont je pourrai avoir besoin dans la fuite, continue l’empereur en ouvrant la porte.
Mais l’Américain est déjà derrière, qui lui tend un petit sac de cuir noir.
—C’est prêt, sire, fait-il avec un sourire dans sa face glabre.
Sellenkamp s’empare de la sacoche; le prisonnier court encore à son bureau, y rassemble divers papiers et prie l’officier de serrer ces documents dans la pochette. Une fois cet ordre exécuté, il jette autour de la pièce un dernier regard scrutateur, comme s’il voulait graver dans sa mémoire l’image qui doit lui rappeler bien des tristesses.
—Allons, messieurs, fait-il ensuite.
Et de nouveau son visage exprime la décision qui fut toujours dans ses gestes comme dans ses actes.
Le valet de chambre précède la petite troupe en l’éclairant jusqu’à la porte fermée. Comme il s’arrête devant celle-ci, le kaiser le remercie; mais l’Américain s’incline et répond:
—Sire, j’ai servi ceux qui m’ont placé ici.
La lanterne sourde s’éteint. Tornten entr’ouvre avec précaution un des battants de la porte et jette un coup d’œil au dehors. Lorsqu’il s’est assuré de la sorte qu’il n’y a aucun danger de surprise, il franchit rapidement le seuil, immédiatement suivi par le fugitif de Mas-a-Tierra, et tout le monde traverse le jardin.
Aucun obstacle ne se présente pendant la marche, malgré le réseau de surveillance et de défense, et les conjurés s’engagent, sans avoir été inquiétés, dans le sentier sous bois.
Il fait un peu plus clair que pendant la première partie de l’expédition, si bien que Tornten à l’impression qu’à cette heure matinale—il est deux heures du matin—le jour commence à poindre. Il hâte le pas en conséquence, car il redoute par-dessus tout la lumière.
A cette crainte viennent s’ajouter l’impatience qui le ronge et le sentiment de la responsabilité qu’il a assumée des jours de l’homme qui marche sur ses traces.
Des minutes s’écoulent, un quart d’heure se passe sans qu’aucun mot soit échangé entre les conjurés. On n’entend que leur souffle un peu haletant. Un second quart d’heure se passe. Tornten estime que dans dix minutes on atteindra la plage.
Mais soudain il s’arrête et tend l’oreille. Derrière lui tous ses amis sont restés en suspens et l’ouïe exercée des marins perçoit à courte distance un murmure de voix, un cliquetis d’armes qui vont se rapprochant.
La patrouille française!
—Majesté, il faut nous réfugier dans le fourré, avise-t-il brièvement le kaiser.
—Marchez devant, répond tranquillement le fugitif.
Les autres ont compris et aussitôt suivi le mouvement de Thor, qui disparaît dans les fougères touffues dont la hauteur dépasse celle des hommes. En quelques secondes, le sentier est abandonné.
Des pas lourds viennent du côté de la mer, allant en approchant. Les voix deviennent plus distinctes, le cliquetis des armes plus fort. Bientôt, on entend des mots français.
Tornten et ses compagnons, blottis à quelques pas à peine de l’endroit où cheminent les soldats, sont cachés, à l’abri de la végétation luxuriante de Juan-Fernandez.
La patrouille passe; un falot brille aux mains d’un sous-officier, qui marche en tête, et la petite troupe s’éloigne sans avoir soupçonné qu’elle a frôlé de si près la retraite du kaiser.
Le sergent jure encore contre l’ennui de la corvée et l’étroitesse du chemin; puis les voix s’éloignent dans la solitude boisée, et le danger paraît conjuré.
—En avant! dit le kaiser, qui se relève le premier. Dieu nous a secourus jusqu’à présent; il nous assistera jusqu’au bout.
—J’espère que nous avons franchi le pire, encourage Thor de Tornten. Et si nous arrivons au croiseur, Votre Majesté peut compter que nous atteindrons la côte chilienne.
La marche à la file indienne reprend à travers l’obscurité, et déjà l’on approche de la lisière du bois.
A ce moment, venant de l’arrière, où Paul de Walding marche le dernier, un avertissement à voix basse parvient aux oreilles de Thor.
—Ils reviennent... dépêchons-nous... ils sont sur nos pas!
—Impossible, pense le lieutenant de vaisseau.
Mais aussitôt, plus de doute: il entend les cris des Français qu’un hasard a mis sur la trace des fugitifs. Ce sont d’abord des «Qui vive?» répétés qui deviennent de plus en plus rapprochés et menaçants.
Le premier mouvement des fuyards est de s’arrêter, comme figés par la peur. Ils ne conçoivent pas ce revirement de la chance, qui leur a été favorable jusqu’alors. Mais ils ont vite compris que le temps leur manque d’épiloguer sur la décision à prendre.
—Sauvons-nous! crient-ils.
Et ils s’élancent, dans l’espoir de gagner les poursuivants de vitesse et d’atteindre la petite anse.
Derrière eux, le bois s’anime. Les quatre hommes de la patrouille croisée tout à l’heure se sont-ils décuplés, ou bien a-t-on su, au pied de la Junque, l’évasion du kaiser et envoyé immédiatement des renforts qui ont rejoint le sergent et son escouade? Thor et les siens ne peuvent trouver la solution de ce mystère; les circonstances, d’ailleurs, ne leur en laissent pas le loisir.
Il s’agit, en ce moment, pour eux, d’échapper à tout prix à leurs adversaires. Précisément, le sentier commence à monter, et les cinq marins, soutenant, tirant leur souverain, escaladent, haletants, les rochers qui les séparent de la liberté.
A la sortie du bois, comme le kaiser et sa suite viennent d’atteindre le sommet de la montée, surgissent devant eux des silhouettes imprécises.
—Qui vive?
Cet appel, resté sans réponse, est appuyé de trois coups de fusil tirés à court intervalle. Dans l’ombre que la forêt étend sur la tête des fugitifs la gerbe de flamme éclate comme un éclair dans un ciel de tempête. Les balles sifflent dans les basses branches sans atteindre personne; ils tirent mal, là-bas.
—Allons, mes braves!... C’est l’empereur!... hurle une voix qu’amplifie l’émotion.
Le sous-officier soupçonne-t-il la gravité du moment ou sait-il effectivement que le kaiser a quitté le nid qu’il doit à la sollicitude de son cousin d’Angleterre?
Le bois craque de toutes part, des formes nouvelles couronnent les rochers, mais les Allemands ont franchi le plus dur de l’obstacle et dévalent maintenant, plus qu’ils ne descendent, sur la pente rapide qui les mène à la mer, à la liberté.
Sur leur passage, de grosses roches s’éboulent et roulent dans les flots; mais peu importe. Ils atteignent heureusement la crique, où leur embarcation se balance à l’endroit où ils l’ont amarrée.
—Je prie Votre Majesté d’embarquer, halète Tornten.
Derrière le kaiser, les autres sautent dans la baleinière; Unstett, l’aîné des Walding et Sellenkamp s’emparent des avirons, mais ils talonnent et leurs efforts sont vains pour se mettre à flot. L’aspirant est resté sur le rocher et a fait face à la direction par laquelle viennent les poursuivants.
—Paul, voyons, arrive! lui crie son frère.
Un autre appel, en langue française, retentit:
—Halte-là!... Vous êtes mes prisonniers!
C’est le sergent, qui a devancé de beaucoup ses hommes et qui arrive sur les talons du jeune marin, le fusil en joue, prêt à faire feu.
—Paul! crie encore une fois l’aîné des Walding.
Et Thor de Tornten voit se dérouler sous ses yeux un spectacle qui le comble à la fois d’espoir et d’horreur.
Sellenkamp a sauté dans l’eau, délestant la baleinière qu’il pousse dans le courant, sauvant ainsi le kaiser et ceux dont l’embarcation assure la fuite. Mais, d’autre part, Paul est perdu et risque sa vie et tout au moins sa liberté.
Il est toujours là-haut, debout, et a sorti son revolver qu’il oppose à l’arme menaçante du Français, dont quelques pas seulement le séparent.
Encore un appel incompréhensible dans la langue étrangère, immédiatement suivi de deux coups de feu et de deux cris, l’un de douleur et d’angoisse, l’autre de victoire et de joie.
—Vive le kaiser! a crié Paul de Walding en tombant tout près du sergent, qui, grièvement blessé, s’est encore avancé en rampant de quelques pas.
Le lieutenant de vaisseau croit percevoir encore les râles d’agonie du vaillant jeune homme, tandis que la baleinière flotte enfin et que les rameurs se dirigent à force d’avirons vers le large, luttant contre le courant, pour rentrer à bord...
Et, sur la plage, plus rien qu’un silence de mort.
Mais il ne se prolonge que pendant quelques instants, ce silence angoissant qui s’est étendu tout autour de l’île de Robinson, sur la mer comme sur le rivage. Bientôt, de nouveaux bruits s’élèvent, qui plongent dans la terreur les passagers de la petite embarcation.
Des soldats apparaissent sur la plage. Ils ont dû trouver le cadavre du sergent auprès du jeune Allemand agonisant, car ils poussent des clameurs furieuses qui ricochent sur les vagues et viennent retentir de toute leur puissance aux oreilles des fugitifs.
Presque au même instant, un grondement sourd se fait entendre dans le lointain: un coup de canon, et, coup sur coup, deux nouvelles détonations ébranlent l’atmosphère et font connaître que l’alarme a été donnée à la garnison de Mas-a-Tierra.
—Tout est perdu, pense Tornten.
Encore tout secoué par les événements qu’il vient de vivre, il a pris machinalement la barre de l’embarcation, et la dirige, sans trop savoir ce qu’il fait, à travers les brisants, vers la haute mer.
Autour de lui, parmi les souffles cadencés des rameurs, il perçoit des sanglots et s’avise que deux hommes, auprès de lui, trouvent des pleurs pour Paul de Walding. L’un, le frère du jeune marin, a beau serrer les dents: il ne peut retenir les larmes qui coulent le long de ses joues; l’autre est le kaiser, qui sanglote en silence, le visage abîmé derrière l’écran de ses mains.
Peut-être ressent-il plus vivement cet avertissement du sort qui marque, par une mort d’homme, son premier pas vers la liberté. Thor a eu cette même pensée et ce mauvais présage l’a fait frémir.
Mais l’officier ne perd pas son temps en vaines réflexions. Les événements l’entraînent dans leur tourbillon. En ce moment, les Français et d’autres troupes venues à leur renfort ont ouvert le feu sur les fugitifs, mais sans dommage pour les passagers de la baleinière. Ceux-ci ont gagné le large et sont désormais invisibles aux tireurs, qui tiraillent au jugé. De temps à autre, une balle perdue ricoche et siffle près de l’embarcation; mais aucune n’a atteint ni le kaiser, ni ses libérateurs.
Pourtant, la nuit s’anime de toutes parts, trouée par les flammes des projecteurs qui couronnent les crêtes sombres de l’île et dont les faisceaux lumineux se mettent à fouiller l’étendue. Des feux s’allument aux flancs de tous les navires de la flottille de surveillance et glissent vers la mer.
Il n’y a plus de doute, la poursuite de l’évadé et de ses complices est menée activement.
D’autre part, Tornten concentre en vain ses regards anxieux pour retrouver sur les flots l’emplacement du submersible, dont il n’aperçoit pas encore le signal qui a été convenu, tandis que là-bas, à l’horizon, se tend déjà le voile d’imprécise clarté qui précède le jour. Jusqu’à présent, l’obscurité de la nuit, qui ne cède pas encore, protège leur fuite; mais déjà les premières lueurs du soleil levant commencent à baigner l’orient.
Les sauveteurs, se dirigeant sur le halo lumineux qui commence d’émerger, voguent sans échanger une parole, car le vent souffle en tempête et leur coupe presque la respiration. Ils jettent des regards désespérés sur les projecteurs et les navires des poursuivants, que chaque instant rapproche. Sur le littoral, tout est rentré dans le calme, car les soldats ont dû constater que les fugitifs échappent à leurs atteintes.
—Tornten, le feu rouge! crie Sellenkamp.
L’officier sent sa poitrine dégagée du poids qui l’oppressait; c’est le signal de Kammitz, le fanal rouge indique aux rameurs la direction à suivre. Au moins, maintenant est-on sûr d’arriver au croiseur... Mais ensuite?
En effet, à bâbord, où s’ouvre la baie de Cumberland, seul mouillage praticable de Juan-Fernandez, plusieurs navires font force vapeur, cherchant à couper la route aux fuyards, tandis que leurs projecteurs en activité incessante menacent à chaque instant de repérer le sous-marin. Une lutte s’engage entre l’équipage de la baleinière et les navires de poursuite à qui atteindra le premier son but.
Thor pense un moment à relever l’aîné des Walding, qui donne des signes de lassitude; mais il y renonce quand il s’est rendu compte qu’un changement de rameur en pleine course ne peut que compromettre la vitesse. Aussi le lieutenant de vaisseau se contente-il de gouverner droit sur le fanal rouge pour éviter à ses camarades toute dépense inutile de leurs forces.
Quelques minutes s’écoulent encore, puis un appel très proche, venant du pont du submersible, arrive aux oreilles de Tornten. C’est la voix du comte Kammitz.
—Activez, les amis, avant qu’il soit trop tard, crie-t-il par-dessus l’étendue d’eau qui les sépare.
—Nous arrivons!... Nous arrivons!... répond Tornten.
Les rameurs donnent leur dernier effort, mais déjà l’éclat de l’un des projecteurs tombe directement sur eux, illuminant la mer jusqu’en ses profondeurs. L’équipage de la barque en est tout aveuglé, mais le pilote sait qu’il n’y a pas encore de danger, qu’ils ne sont pas encore découverts. Il connaît trop les effets des recherches de nuit par projecteurs, les ayant éprouvés si souvent pour son propre compte, quand, au cours de ses croisières de représailles sur le littoral britannique, il était pourchassé par les gardes-côtes.
En revanche, la clarté soudaine a eu, pour Tornten et les siens, au moins un bon résultat en leur montrant, à la faveur de l’éclairage fourni par l’ennemi, l’étrave de leur croiseur dans leur voisinage immédiat. Encore quelques coups d’aviron et la baleinière se range le long de la muraille. Sellenkamp saute le premier à bord; le kaiser le suit et, derrière eux, grimpent tous les autres.
—A couler bas la baleinière! commande Tornten. Il ne faut pas qu’elle tombe aux mains des ennemis et il est trop tard pour la rentrer.
Chacun sait qu’il faut agir vite et résolument. Tandis que Sellenkamp et Unstett se mettent à démolir le fond de l’embarcation à coups de hache, Kammitz s’empresse auprès du kaiser. Il se présente sommairement; le fugitif de Juan-Fernandez lui tend la main et tous deux s’engagent dans l’escalier de la descente.
Le survivant des Walding sanglote, appuyé à la rambarde. Le deuil de son frère semble l’affecter plus douloureusement maintenant qu’il a rempli sa tâche. Mais Thor s’approche et par de bonnes paroles, tente de le consoler; il lui affirme que toute chance n’est pas perdue de retrouver ce frère vivant et le persuade de se mettre lui-même en sûreté.
—La baleinière est coulée, rend compte Sellenkamp, tandis que Heinz de Walding obéit aux objurgations de Tornten.
—En bas et en plongée! ordonne le lieutenant de vaisseau.
Sellenkamp et Unstett disparaissent dans la trappe, et Thor se dispose à les suivre. Il n’est que temps de mettre entre son navire et les poursuivants la protection des profondeurs marines. L’un des navires de surveillance, dont le projecteur balayait tout à l’heure la côte, est à peine éloigné de deux cents brasses et arrive très vite sur le croiseur sous-marin. L’officier perçoit déjà le travail des machines et les commandements du pont.
Mais au moment où Thor va atteindre l’écoutille, le pinceau lumineux que le projecteur promène sur la mer depuis l’île de Robinson jusqu’au large arrive droit sur le croiseur et, avant que l’officier ait pu s’en rendre compte, l’appareil s’immobilise précisément sur le point où se trouve le navire des fugitifs.
La lumière inonde la coque du sous-marin, le kiosque et l’homme isolé qui se tient sur le pont, paralysé par l’épouvante. Il lui semble que l’aveuglant faisceau le traverse de part en part et transperce également sa pauvre tête douloureuse. Il ferme les yeux et attend le malheur.
Un temps s’écoule. Les battements des machines deviennent plus distincts à mesure que la catastrophe approche; mais l’ordre de se rendre, que Thor redoute, ne se fait pas entendre. Et cependant un jet de vapeur siffle tout près du submersible.
L’ennemi est là.
Thor ouvre les yeux et contemple, surpris, le majestueux bâtiment qui passe. C’est un torpilleur de haute mer. Mais, déjà, son projecteur, abandonnant le large, balaie de nouveau le littoral comme si l’on voulait détourner du navire des fugitifs l’attention des autres poursuivants.
Puis l’étranger glisse, comme une ombre, devant Tornten et son submersible. Mais il n’est pas silencieux comme le vaisseau-fantôme. L’appel puissant d’un porte-voix rugit et apporte distinctement aux oreilles de Tornten ce salut:
— Farewell !
Ce sont les Américains!
Le commandant du sous-marin, rassuré et joyeux, s’élance par l’écoutille et boulonne soigneusement la trappe derrière lui.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Plusieurs heures se sont écoulées.
Depuis combien de temps Tornten est-il au périscope? Il ne peut s’en rendre compte lui-même. Peut-être s’est-il endormi dans le trop confortable fauteuil que les constructeurs américains du submersible ont placé à côté du tube périscopique. Thor ne le croit pas, et cependant il aurait pour excuse d’avoir assuré pendant de longues heures, et sans relève, un service sévère.
Il lui semble qu’un moulin tourne derrière son front. Les pensées qui tourbillonnent en son cerveau ne parviennent pas à se coordonner et parfois même il lui semble qu’il perde de nouveau entièrement connaissance.
A l’aide du périscope, il scrute la surface de l’océan qu’inondent à présent les rayons du soleil levant. Aussi loin que sa vue s’étende, rien ne se montre qui puisse lui causer une inquiétude.
Par intervalles, une voile paraît à l’horizon, pour disparaître presque aussitôt.
—Tous ces caboteurs se dirigent vers Valparaiso, pense Tornten, tandis que lui-même fait route droit à l’est afin de trouver, à la faveur de la nuit, un mouillage dans n’importe quelle crique du littoral.
De la sorte, il n’est pas sûr d’atteindre le point indiqué par les Américains; mais il a été convenu avec ces derniers qu’en pareil cas on laisserait le navire sous la garde de deux des domestiques et qu’on irait ensuite à Valparaiso renseigner le consul des Etats-Unis sur la position exacte du croiseur. L’objectif du voyage présente en effet un tout autre intérêt que ces détails d’exécution.
Mais que sont devenus les poursuivants? Cette question ne cesse de tourmenter l’officier, qui s’ingénie en vain à y trouver une solution satisfaisante. Aucune donnée sur la flottille de surveillance, qui a dû cependant faire tous ses efforts pour s’assurer du kaiser et de ses fidèles.
Peut-être les habiles associés des libérateurs ont-ils réussi à dérouter les alliés en les trompant sur la direction de la fuite. Il n’est pas d’autre explication plausible à ce miracle apparent. L’œil des Etats-Unis veille encore aujourd’hui sur Guillaume de Hohenzollern et ses officiers.
Tornten n’en sait pas plus long sur ce qui se passe au-dessous de lui, dans les flancs du navire. Il sent seulement que tous sont à leurs postes, car chacun de ses ordres est exécuté sans délai comme sans erreur. Tout marche à souhait et chaque brasse que la fine coque du sous-marin gagne vers la côte confirme le capitaine dans l’espoir d’atteindre sans encombres l’objectif visé.
Cependant l’officier a l’impression de n’avoir, depuis de longues heures, aperçu aucun de ses compagnons. Ils semblent disparus, abolis, et il peut se croire seul parmi l’immensité infinie dos flots.
Mais quelqu’un monte l’étroite échelle qui conduit de l’intérieur à la tourelle.
Thor prête l’oreille et croit entendre Rittersdorf et Kammitz qui s’entretiennent à voix basse. Puis la physionomie un peu troublée du baron apparaît dans l’étroite coupole, près du périscope, parmi les engrenages, les clefs et les leviers, tandis que les traits fins de Kammitz, qui a un rire un peu contraint, se haussent au niveau du commandant.
—Bonjour, Tornten, dit Kammitz, qui serre la main de son ami. Tout est en ordre?
Il est toujours revêtu de la combinaison bleue maculée d’huile. Rittersdorf n’est pas moins repoussant. Il salue aussi le colosse blond assis au périscope. L’un à droite, l’autre à gauche de Thor, ils l’encadrent et attendent sa réponse. Elle ne tarde pas:
—Cela va mieux que je n’aurais osé l’espérer. J’avoue même que cette mer déserte m’inquiète un peu. On dirait qu’on l’a balayée...
—Le balai américain, plaisante Kammitz.
—Oui, ils ont bien fait les choses, les Yankees! Et quoi de neuf?
—Rien du tout, s’empresse de répondre Rittersdorf avec une précipitation inaccoutumée.
—Où est le kaiser?
—En bas, dans la cabine. Les autres sont occupés.
—Pourquoi n’ai-je pas vu Grotthauser?
Les deux camarades se taisent. Enfin Rittersdorf répond avec vivacité:
—Je crois qu’il aide Sellenkamp aux moteurs.
Un instant de silence succède que Tornten met à profit pour donner un tour de périscope, toujours à la vaine recherche d’un danger possible. Lorsqu’il s’est assuré qu’aucun navire n’est visible dans le champ de son appareil, à perte de vue, il se tourne vers ses camarades et s’écrie:
—Si nous continuons comme cela, demain au petit jour nous serons en vue des côtes.
—Ou...i!... Ou...i!... fait Kammitz en traînant les syllabes. Si nous continuons comme cela!
—Qui peut nous en empêcher? continue Tornten qui commence à s’échauffer. Nous gouvernons droit sur notre but.
—...sur ton but, Tornten!
Le lieutenant de vaisseau, surpris, regarde son ami:
—Mon but? Eh! n’est-ce pas le vôtre?
Un temps d’arrêt précède la réponse, faite d’une voix tranchante par Rittersdorf:
—Non, ce n’est pas le nôtre.
—Que voulez-vous dire, Rittersdorf?
Et Thor regarde son camarade dans les yeux.
—Que nous venons de décider de modifier notre itinéraire, réplique le baron.
Un soupçon commence à germer dans le cerveau de Tornten et se transforme instantanément en une certitude. Il n’a eu qu’à porter les yeux sur le visage embarrassé du comte Kammitz pour savoir à quoi s’en tenir.
—Vous ne voulez-vous plus aller en Amérique du Sud?
—Non, répond son ami avec arrogance.
—Et vous voulez aller...
—En Allemagne!
—Et pourquoi?
—Ce serait un manque de parole à l’égard des Américains et... une trahison envers Grotthauser et moi-même. Rappelez-vous vos promesses de jadis.
—A cette époque, nous agissions sous la contrainte, réplique Kammitz qui devient presque menaçant. Nous voulions obtenir ton concours... et nous le devions, car, sans toi, l’entreprise était impossible. Il ne nous restait pas d’autre alternative que de t’abuser sur nos projets. Mais, réfléchis, Tornten, et rends-toi à nos raisons. Ne nous oppose pas de résistance, car nous sommes résolus à la briser.
—Alors, toi aussi, tu me montres le poing? se fâcha le lieutenant de vaisseau.
Kammitz redevient plus doux et tente des paroles conciliantes auxquelles il donne le ton de la cordialité.
—Cède, Tornten! Ne te mets pas en travers d’une décision que tous, à bord, ont adoptée, à une exception près.
—Et cette exception?
—C’est ton ami Grotthauser.
—Vous l’avez donc entretenu de vos desseins?
—Nous l’avons mis au courant, comme nous le faisons pour toi, en l’invitant à se joindre à nous. Il n’a pas cédé.
—Cela ne pouvait être autrement. Un homme d’honneur ne cède pas aux erreurs d’autrui!
—Diable! Je n’accepterai pas plus longtemps ces façons de parler, laisse échapper Rittersdorf, qui a écouté en blêmissant la conversation des deux amis. Nous ne sommes ni des traîtres, ni des hommes de mauvaise foi. C’est nous qui sommes restés dans le droit chemin au lieu de nous laisser endoctriner par un ennemi politique de notre kaiser. Pensez-vous vraiment, Tornten, que nous avons tiré l’empereur de Juan-Fernandez, que nous avons donné la vie précieuse de l’un de nous et risqué les nôtres pour le jeter ensuite aux mains des Américains?
—Mais c’est une folie que vous imaginez-là, balbutie Tornten, ému de la violence du baron. Songez aux conséquences...
—Pas un mot de plus! gronde Rittersdorf.
—Pourtant... pourtant... fait Kammitz. J’ai le désir de gagner à notre cause le camarade Tornten. Il faut à tout prix qu’il soit avec nous.
—Qui n’est pas avec nous est contre nous! tranche Rittersdorf.
Kammitz lui fait signe de se taire. Il obéit, mais à regret, et il n’échappe pas à Tornten que son camarade a des mouvements de colère et d’impatience qu’il peut à peine réprimer. Le colosse blond, toujours à son périscope, ignore la crainte; il en éprouve d’autant moins à ce moment qu’il ressent à l’égard de ses camarades quelque chose qui est peut-être du mépris, à coup sûr de la pitié. Car Rittersdorf et les autres officiers obéissent certainement à une direction qui s’est insinuée à bord, parmi ces prétoriens de l’ancien régime, à dater du moment où, le kaiser étant parmi eux, ils se sont vus libres sur l’océan libre et qui offre toutes les possibilités.
—Il faut nous comprendre, Tornten, reprend Kammitz persuasif. Nous ne voulons pas te forcer la main, pas plus qu’à Grotthauser. Vous avez contribué, avec nous, à faire évader le kaiser de Juan-Fernandez; vous pensez votre devoir envers lui rempli. Mais, nous autres, à ce bord, nous sommes d’avis de le libérer aussi de la tutelle des Américains et considérons que notre devoir le plus sacré est de le ramener sur le sol prussien. Au moins, devons-nous tenter l’expérience de rendre à la patrie, par cette restauration, le vieux bonheur qui s’est toujours attaché à la maison des Hohenzollern et que, seule, la guerre mondiale a pu ébranler.
—L’ancien bonheur! murmure Tornten avec....
—Oui... le bonheur d’autrefois! s’écrie le comte en relevant au passage l’interruption du camarade. Il viendra se réinstaller au foyer de l’Allemagne si les fidèles se groupent autour de notre Haut Seigneur et l’élèvent sur le pavois. Crois-moi, Tornten, en définitive, toi aussi tu te laisseras convaincre, toi aussi...
—Jamais... jamais!... tranche net l’officier.
—Ne crois pas cela; tu ne jouis pas plus que nous d’un regard sur l’avenir; ne t’oppose pas, tu n’en as pas le droit, à notre initiative. Pense que de ta résolution peut-être dépend le salut du Vaterland.
—C’est bien parce que je le sais que je vous conjure, Kammitz et vous tous, d’abandonner vos projets. Contentez-vous de ce que vous avez obtenu.
—Non!
—Pensez à la guerre civile inévitable!
—Billevesée de ceux qui veulent à tout prix empêcher un retour de l’empereur.
—Pensez à l’ennemi, à ce qu’il fera sitôt que le kaiser reparaîtra en Allemagne.
—Alors, l’ancien génie se réveillera et nous rendra notre puissance.
—Vous êtes tous des aveugles! clame Thor désespéré. Et plus aveugle que tous encore celui-là même que vous voulez replacer sur le trône.
—Nous avons eu pourtant de la peine à le persuader de la nécessité de son rapatriement, avoue Kammitz—ce qui lui vaut un regard furieux du baron Rittersdorf.—Mais il a, en définitive, consenti à se laisser fléchir devant la valeur des motifs qui militent en faveur de ce coup d’audace.
—Je ne puis croire que vous ayez réussi à le décider! doute le lieutenant de vaisseau.
—Eh bien, parle-lui à lui-même. Descends avec moi et tu pourras te convaincre par tes propres yeux que c’est bien un kaiser que nous ramenons dans son empire.
—Bon, je te suis, Kammitz. Mais, auparavant, une question: comment comptez-vous effectuer ce voyage de rapatriement?
—Tout a été bien pesé et décidé, renseigne Rittersdorf. Le premier petit navire qui se présente, nous le capturons et nous obligeons le capitaine à nous conduire en Allemagne.
—C’est de la piraterie!
—D’abord, et dès l’instant où nous rendons au kaiser ce qui lui est dû en le proclamant notre seigneur et maître,—en quoi, d’ailleurs, nous n’avons jamais varié,—nous nous plaçons en état de lutte ouverte avec les alliés et tous les moyens sont de bonne guerre. En second lieu, nous possédons l’or que les Américains nous ont fourni pour mener à bonne fin notre traversée; rien ne nous empêche d’acheter le navire et de le payer royalement. Enfin, toute tergiversation est oiseuse en présence de l’importance du résultat.
—Je doute que vous arriviez jamais en Allemagne.
—Laissez-nous donc faire, s’écrie Rittersdorf ironique. Et maintenant, descendez et osez dire au kaiser ce que vous avez soutenu ici.
«En attendant, je veillerai à notre sécurité.»
Thor s’incline et cède sa place au périscope pour descendre avec Kammitz. Lorsqu’ils ont atteint l’étroite cursive à laquelle aboutit l’échelle, le comte met sa main, d’un geste d’apaisement, sur l’épaule de son camarade, qui le domine de la tête et ne peut marcher que courbé dans l’entrepont:
—Tornten, dit-il avec douceur, contiens-toi et pense que tu vas parler à celui qui, pendant des années, fut ton chef suprême de guerre. Il ne faut pas oublier trop vite, car l’oubli aussi est une faiblesse.
—Je connais mon devoir, répond Tornten d’une voix ferme.
Ils font jouer la porte derrière laquelle s’ouvre l’étroite cabine garnie de hamacs. Elle semble à Tornten beaucoup plus spacieuse que les aménagements analogues sur les navires allemands qu’il a commandés.
Entre les couchettes, tendues d’une cloison à l’autre, se dresse une petite table près de laquelle deux banquettes offrent des sièges plus commodes qu’il n’est d’usage entre les murs d’un submersible, où chaque centimètre est ménagé avec la plus sévère parcimonie. Cependant, aux parois, il y a encore toute la série des appareils qu’on doit avoir sous la main pour n’importe quel manœuvre du navire.
Sous l’éclat d’une ampoule électrique qui pend à l’extrémité d’un simple fil, le kaiser est assis à la table. Il écrit.
Il semble absorbé par son travail au point qu’il ne remarque la présence des deux officiers que lorsqu’ils sont tout contre lui.
Il les regarde, et Tornten voit bien qu’une contrariété se marque sur les traits de l’empereur en l’apercevant. Mais cette impression est fugitive et fait place aussitôt à ce calme serein, presque joyeux, qu’on a si souvent admiré chez Guillaume de Hohenzollern aux jours de sa grandeur.
—Enfin, je puis vous remercier aussi, Tornten, de ce que vous avez accompli pendant ces dernières heures, s’écrie le kaiser qui se lève et saisit les mains de l’officier de marine. Et cependant, lors même qu’un jour d’autres et peut-être des millions d’Allemands devraient vous en récompenser avec beaucoup plus d’éclat, moi, je n’ai rien d’autre en ce moment à vous donner que ma poignée de main.
—Majesté, ce m’est la plus précieuse des récompenses, répond Thor sans mentir en cela, car il se sent ressaisi par tout l’amour que lui inspire l’homme en face duquel il se trouve.
D’un coup d’œil, le kaiser s’est renseigné auprès de Kammitz, qui n’a répondu que par un mouvement des épaules.
—On vous a initié à nos desseins, Tornten?
—Oui, Majesté!
—Et, naturellement, vous les approuvez?
—Non, sire... en aucune façon.
Guillaume de Hohenzollern ne peut réprimer un haut-le-corps. Ses traits se durcissent, ses lèvres se plissent comme à l’ordinaire quand la colère le gagne.
—Non? répète-t-il, tranchant. Et peut-on savoir, monsieur l’officier, ce que vous trouvez à redire à nos intentions?
—Majesté, commence le colosse qui lutte visiblement pour se contenir, ce serait la ruine du peuple allemand.
Le kaiser se tait et regarde le sol.
—Ce même peuple allemand, continue le marin, a combattu pendant des années, il a livré une guerre sanglante au prix des plus cruelles privations pour arriver à reconnaître qu’il peut se gouverner par soi-même et n’a pas besoin d’une main étrangère pour le guider.
—Une main étrangère? s’écrie le kaiser hors de lui.
—Majesté, je mentirais si je ne disais que la famille de Hohenzollern est devenue étrangère pour l’Allemand. Sa conscience s’est formée et il ne se croira libre qu’autant que siégera à la tête de la nation un gouvernement de son choix.
«Que ce soit la meilleure voie pour le salut des peuples, je ne saurais le juger et ce n’est pas mon affaire de me prononcer. Mais je crois de mon devoir d’avertir Votre Majesté que, dans ces dispositions du peuple allemand, la résistance est certaine contre toute tentative de restauration de l’ancien régime.
—Tous les Allemands ne pensent pas de même, intervient Kammitz. Une grande partie du peuple aime toujours et encore le kaiser.
—C’est bien là qu’est le danger, réplique Tornten, aussi intrépide qu’avant. Si l’Allemagne était unanime dans ses aspirations—d’une façon ou de l’autre—une décision interviendrait rapidement et sans troubles, soit qu’elle admette le rétablissement du trône, soit qu’elle le repousse.
«Mais deux camps sont dressés l’un contre l’autre, la lutte est fatale et, avec elle, deviennent inévitables tous les maux dont elle menace le peuple.
A cet instant, Unstett et Sellenkamp sont entrés.
Ils ont entendu les dernières paroles de Tornten, car ils échangent un regard de stupeur avec Kammitz qui n’ose plus tenir tête à l’importun.
Muet il est, muet il demeurera pendant les événements qui vont se dérouler.
Le fugitif de Mas-a-Tierra, au contraire, relève les yeux et s’écrie avec un doute amer:
—L’Allemagne en serait-elle là? Même un officier qui fait de l’opposition!
—Majesté, je me place entre les partis, rectifie Thor.
—Non!... non! s’écrie alors le capitaine de cavalerie d’Unstett, qui s’est porté d’un bond en avant. C’est un parjure qui parle à Votre Majesté, un renégat qui trahit ses origines et la foi jurée à l’empereur.
Il semble à Thor de Tornten qu’un flot de sang voile ses yeux. L’outrage de cet homme, qu’il a toléré en sa présence, alors que, bien souvent, il a dû se retenir pour ne pas le châtier, exaspère sa haine. Il sent ses muscles se crisper et s’avance vers l’officier de cavalerie, tandis que le kaiser, sans mot dire, se détourne et quitte la pièce.
—Vous osez me dire cela, vous, Unstett, traître à l’amitié, profèrent les lèvres de Tornten en un cri de rage. Vous qui avez sur la conscience le crime d’avoir privé un enfant de sa mère, vous que, pendant cette traversée, j’ai évité de voir, afin de n’être pas tenté de vous punir comme vous le méritez, vous qui êtes plus méprisable et plus vil que le plus lâche des agitateurs du peuple!
—Taisez-vous et ne remuez pas des incidents qui doivent, aujourd’hui, rester au second plan, répond le capitaine de cavalerie, non moins enflammé de colère. Taisez-vous, ou je devrai me rappeler que vous avez porté la main sur moi.
—Oui, cette même main qui maintenant ne fera pas un geste pour vous seconder vous et vos projets maudits! s’écrie Tornten. Cette main qui s’emploiera au contraire à déjouer vos entreprises scélérates, à défendre la paix dans la patrie!
—Abattez-le, hurle Unstett, il faut le rendre inoffensif, le traître!
Thor ne voit plus qu’une chose: son adversaire a saisi, tellement vite qu’il lui a été impossible de s’y opposer, une des légères banquettes et la brandit maintenant.
Puis, il ressent à la tête un choc furieux et s’écroule comme une masse.
Il croit encore entendre un cri d’épouvante sortir de ses propres lèvres, puis il lui semble voir les traits énergiques de Kammitz se pencher sur son corps et tout de suite il se sent tomber dans une syncope bienfaisante, qui paralyse toute douleur et toute peine aussi bien dans son corps que dans son âme.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsqu’il s’éveille, une obscurité profonde règne tout autour de lui.
Il est incapable de se faire une idée de l’endroit où il se trouve. A tâtons, il reconnaît, sur la gauche, une paroi de bois rugueuse, à sa droite, le vide.
Il se rend compte qu’il est étendu à même le sol sur une couverture.
La tête lui fait mal et un linge humide l’emmaillotte.
Thor réfléchit. Il évoque le souvenir des derniers événements, l’odieuse vision de son contradicteur qui l’a assommé sans pitié, pour donner libre cours à sa haine en même temps qu’il a écarté en lui l’adversaire dont la volonté peut contrecarrer ses desseins et ceux de ses associés.
Et c’est sous les yeux mêmes de ses amis qu’a en lieu cette lâche agression, sous les regards de ces camarades avec lesquels lui, Thor, a si souvent échangé des preuves de fidélité réciproque.
Est-il possible que la passion et les circonstances puissent ainsi transformer les sentiments!
Tandis qu’il rumine ces tristesses, il croit percevoir le travail lent d’une machine, mais non plus d’un moteur, comme à bord des sous-marins. Cette fois, c’est le souffle régulier d’une chaudière qui bat tout près de lui, dans sa nouvelle demeure.
Demeure? Il rit doucement, mais d’amertume.
Il est emprisonné, cela ne fait pas de doute. Il a été jeté là par ses compagnons qui ont voulu se débarrasser d’un tiers gênant pour l’exécution de leurs ambitieux projets, puis, abandonné par eux, il est là, sans les soins dont il aurait besoin, seul et dans la plus profonde obscurité.
Thor rugit de colère, tant la fureur l’étreint.
Il se redresse péniblement, car ses membres endoloris lui refusent presque tout service. Mais il veut reconnaître les dimensions de son cachot et les chances d’évasion qui lui restent, car en lui subsiste l’ardent désir de vivre, en même temps qu’un sentiment de rancune contre ceux auxquels il doit sa détention.
Il ne va pas loin sans heurter un corps qui, comme lui tout à l’heure, repose encore sur une simple couverture.
Un profond soupir, comme de quelqu’un qui s’éveille, parvient à son oreille.
—Qui est là? demande Grotthauser encore endormi.
—C’est moi, Jacob, fait Thor, tout ému.
—Toi... Thor?
—Oui... Je partage ta prison.
La main de l’industriel cherche dans la nuit celle de son ami et la presse. Ensuite Tornten attire sa couverture près de celle de Grotthauser et s’allonge tout contre lui.
—Tu dois en savoir plus long que moi sur ce qui nous est arrivé? s’informe-t-il à voix basse. Où sommes-nous et comment y avons-nous été amenés?
—C’est bien simple, réplique l’autre. Nous sommes dans la cale d’un vapeur dont nos ex-amis se sont emparés; on nous y a traînés, toi, sans connaissance, et moi de force.
—Les malheureux! Ils ont donc réalisé leurs projets?
—Ils apportent, à ramener le kaiser en Allemagne, la même énergie avec laquelle ils nous avaient aidés à le délivrer.
—Quel a été ton sort depuis que nous avons quitté Juan-Fernandez?
—Celui d’un aveugle qui ne sait rien de ce qui se passe. Et cependant, j’avais vu plus clair que toi et je t’avais prévenu, Thor. Mais je n’étais pas au courant des dernières combinaisons. Tandis que ton sort se décidait, on me retenait près des moteurs à de vaines besognes.
«Je n’ai su que plus tard ce qui s’était passé.
«Comme, dès le début, j’avais refusé de prêter la main à toute tentative de restauration monarchique, on s’est débarrassé de moi après t’avoir réduit à l’impuissance.
«Ils nous ont, d’abord, enfermés tous les deux dans le magasin d’armes, connaissant mon inaptitude à me servir de n’importe quel fusil et te sachant hors d’état de songer à la résistance. Là, je t’ai soigné comme j’ai pu, car tu avais été assez mal accommodé par l’un d’eux, j’ignore qui.
—Unstett, lance Tornten, tremblant d’indignation.
—Unstett! s’écrie Grotthauser, cela ne m’étonne plus. Il a trouvé ce moyen d’assouvir sa rancune, il aurait peut-être même poussé les choses plus loin, mais les autres, et, probablement le kaiser, ont dû l’en empêcher.
«Ils font pour nous ce qu’ils peuvent, mais c’est bien peu, car toutes les facultés sont tendues vers le but du voyage.
«Ils nous ont laissés dans le magasin d’armes, sans même se préoccuper de nous, pendant des journées. Un beau soir, ils parurent subitement et te halèrent sur le pont. J’ignorais ce qu’ils faisaient et dans quel but; aussitôt après, d’ailleurs, ils sont revenus me chercher, m’obligeant à les suivre.
«En arrivant au plein air, je vis notre croiseur amarré auprès d’un petit navire anglais que les partisans du kaiser avaient arrêté et forcé à modifier son itinéraire. On nous a transportés si vite d’un bord à l’autre, pour nous enfouir aussitôt dans cette cale que je n’ai pas pu lire le nom du navire.
«Depuis lors, des jours et des nuits se sont succédé, et, qui sait dans quelles eaux nous naviguons aujourd’hui.
—Ils ne réussiront pas à atteindre la patrie, estime Tornten, connaissant les difficultés qu’ils vont rencontrer dans leur navigation.
—Tu méconnais la valeur du comte Kammitz et de ses associés.
«Hier, Rieth m’a apporté à manger; c’est un brave garçon et qui nous témoigne quelque pitié; il déplore qu’il n’y ait pas eu d’autres moyens de nous immobiliser que ce procédé brutal. Par lui, j’apprends pas mal de choses.
«C’est ainsi qu’il me racontait hier que, jusqu’ici, le voyage s’est poursuivi sans incidents. On peut même dire qu’ils ont eu de la chance, ces messieurs qui veulent rendre un kaiser à l’Allemagne. L’Anglais faisait route sur Greenwich et avait des papiers de bord qui ont déjà servi deux fois aux Allemands pour leur nationalisation.
«Une fois, un Français, une autre fois même, un Anglais, nous ont arraisonné, car tous les navires sont rigoureusement surveillés. L’univers entier s’est donné le mot pour faire la chasse au kaiser; on craint, en effet, que ses libérateurs ne fassent l’impossible pour le ramener en Allemagne.
—Mes camarades parlent l’anglais comme leur propre langue, dit Thor pensif, ils n’ont pas dû avoir de peine à tromper les patrouilleurs.
—En effet, Kammitz, qui se donne pour le capitaine, n’a pas eu fort à faire pour duper Anglais et Français, d’autant que l’ancien équipage du bord est, comme nous, à l’ombre et à l’abri de bonnes cloisons de bois. Ainsi, les officiers de marine font gaiement route vers la patrie, et tu les verras, sous peu, atteindre le but qu’ils se sont proposé.
—Je ne puis le croire, car la mer du Nord doit subir un blocus sévère.
—Et quand cela serait? Est-ce que, pendant la guerre, nombre de navires allemands ne sont pas passés à travers les lignes ennemies?
—Tu as peut-être raison, répond Tornten après un court moment de réflexion; il m’est, d’ailleurs pénible de souhaiter malheur à ces hommes, malgré leur conduite à notre égard. L’avenir dira qui de nous avait raison... eux ou nous?
—Je crois bien que l’avenir ne fera que confirmer nos pronostics, opine Jacob Grotthauser.
Thor ne répond plus. Il s’allonge épuisé sur sa couverture et s’abandonne doucement au rythme berceur de la machine en marche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tandis qu’il se laisse bercer par ses rêves, une petite lumière s’allume devant ses yeux. Une porte s’est ouverte, par où s’introduit un matelot qui s’avance vers les deux prisonniers. Il tient à la main une lanterne dont il se sert pour éclairer ses pas et qu’il soulève, ensuite, pour apercevoir les occupants de la cale.
—Où êtes-vous donc? demande Sellenkamp. Car c’est lui qui est là.
—Ici, Sellenkamp, répond Tornten. Qu’est-ce qui vous amène près de nous?
Le lieutenant de vaisseau, toujours reconnaissable à sa maigreur, même sous son accoutrement de matelot, pose la lanterne sur le sol, près de son camarade étendu, et s’accroupit à ses côtés. Il examine les visages des deux hommes.
—Vous n’avez pas bonne mine, fait-il apitoyé. Voilà, c’est l’effet de cette longue détention. Ah! je sais bien que, pour mon compte, je n’aurais pas voulu rester dans ce trou sept semaines durant.
—Y a-t-il si longtemps que nous naviguons, échappe-t-il à Tornten.
—Sept semaines! répète Grotthauser indigné, sept semaines retranchées de la vie d’un homme!
—C’était indispensable! plaide Sellenkamp pour ses complices et pour lui-même. Vous étiez un obstacle à notre entreprise.
—Etes-vous venu uniquement pour nous dire cela, Sellenkamp? fait Tornten avec hauteur.
—Non, certes non. Au contraire, je vous apporte une bonne nouvelle.
—Les Anglais auraient-ils fini par vous mettre la main au collet?
—Serait-ce donc une bonne nouvelle pour vous, Tornten?
—Ce serait, à coup sûr, plus heureux que si nous parvenions à forcer le blocus.
Un sourire de triomphe éclaire le mince visage du visiteur.
—Eh bien, réjouissez-vous, nous sommes passés au travers, riposte-t-il avec une satisfaction non dissimulée.
—Comment?
—Il y a quelques instants, nous avons laissé Helgoland sur la droite. Nous venions du Nord et nous avons trouvé un passage le long des côtes du Jutland, dont Kammitz connaît tous les recoins comme sa poche.
«Depuis quelques jours nous fuyons toutes rencontres avec des navires étrangers, car tout bâtiment rencontré dans la mer du Nord est strictement visité, et c’est ce qu’il fallait éviter.»
Thor est profondément touché. Il rend hommage à l’énergie de ses anciens camarades, mais la crainte des conséquences le trouble et l’assombrit.
—Maintenant, nous allons conduire le kaiser en lieu sûr. Il demeurera caché huit jours, durant lesquels nous préparerons son entrée à Berlin. Jusque-là vous resterez prisonniers.
—Huit jours encore! gémit Grotthauser.
—J’ai besoin de soins; mes anciennes blessures de la tête me font souffrir comme si elles dataient d’hier, se plaint Tornten.
Sellenkamp hausse les épaules:
—Je ne puis vous venir en aide, Tornten, que si vous nous revenez et vous associez à notre œuvre. C’est, d’ailleurs, en partie, ce qui m’avait amené. Pendant la traversée, le kaiser s’est informé de vous et a témoigné, à diverses reprises, le désir de vous rallier personnellement à sa cause.
«Rittersdorf et Unstett se sont toujours opposés avec véhémence à ce qu’on vous mette en sa présence. Mais je crois le kaiser très bien disposé et je suis persuadé qu’il vous pardonnerait volontiers.
—Pardonner! dit Tornten non sans amertume. Il n’en dit pas davantage, mais son silence n’est pas difficile à interpréter.
—Vous vous entêtez, Tornten, conclut Sellenkamp furieux, en saisissant sa lanterne. C’est vous qui en supporterez les conséquences! Lorsque tout le monde acclamera joyeusement le kaiser, vous serez écarté de ses côtés, vous resterez isolé et n’aurez aucune part à cette joie immense.
—Cette joie immense! répète encore pour toute réponse l’officier prisonnier.
—A votre aise, Tornten! crie le pseudo-matelot en se relevant. J’ai conscience d’avoir fait tout mon devoir envers vous.
Puis, il gravit, pour sortir, les quelques marches de l’échelle de bois et disparaît en rejetant violemment derrière lui la porte de la cale.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Grotthauser et Thor sont, maintenant, dans le couloir d’un wagon du rapide Brême-Berlin et regardent au loin déferler déjà les premières vagues de cet océan de maisons qu’est la grande ville.
—Le voilà donc, ce Berlin impérial! s’écrie Jacob Grotthauser, en indiquant les abords de la capitale.
—Hélas! oui, le Berlin impérial, grince Tornten...
—Ne t’énerve pas d’une colère impuissante, souffle Grotthauser après un timide coup d’œil oblique vers son ami. Cela ne changera rien aux choses.
«Ils ont réussi et nous l’avons payé d’une longue détention qu’on nous a fait subir par mesure de précaution. Nous arrivons, maintenant, dans cette ville, dont les habitants ont, paraît-il, chaleureusement accueilli le retour du proscrit. Je pense, cependant, que beaucoup d’entre eux ont dû serrer les poings en revoyant Guillaume de Hohenzollern, mais pas ostensiblement; autrement c’eût été par trop dangereux.
«Les troupes impériales tiennent toute la Prusse.
—Tout le Nord, corrige le lieutenant de vaisseau.
Les deux amis se taisent un moment, puis:
—Je crois que nous stoppons de nouveau, reprend Grotthauser.
Le train, en effet, a ralenti, les freins grincent sur les essieux et bientôt la longue rame s’arrête, comme plusieurs fois déjà pendant le trajet.
—Dix-sept heures de Brême à Berlin! soupire Tornten que préoccupent les êtres chers laissés là-bas à la maison.
—C’est monstrueux, approuve Grotthauser, mais il n’y a rien à faire.
«Lorsqu’il y a huit jours la nouvelle s’est répandue par l’univers, comme une traînée de poudre, que le kaiser avait réintégré son empire, lorsque, dans toute l’Allemagne, d’énergiques proclamations, placardées par ses partisans, eurent annoncé ce retour aux populations, le pouvoir était encore aux mains de républicains; depuis, par sa seule présence, Guillaume de Hohenzollern a réussi à galvaniser toutes les volontés hésitantes, sous le couvert hypocrite des idées démocratiques.
«Tous les masques sont tombés. Dès le voyage triomphal qui a préparé sa rentrée, des milliers d’hommes se sont ralliés autour de l’île d’Elbe, il s’est élancé vers sa capitale sans avoir rencontré de résistance.
«Le peuple, qui ne s’abuse plus sur la valeur de la paix, qui constate avec quelle lenteur, dans Berlin, s’opère la soumission des travailleurs extrêmistes, désabusé enfin d’une liberté qui est loin de lui avoir apporté ce qu’il en espérait, ce peuple qui, sous toutes les latitudes, est changeant et divers, s’est rangé sous les armes de l’usurpateur, puisque celui-ci arrivait accompagné du prestige des baïonnettes.
«Les officiers ont mis bon ordre à ce que le gouvernement du droit du peuple cède la place au gouvernement de droit divin. Jusqu’à présent, l’amputation s’est faite sans douleur et sans trop d’effusion de sang. Mais nul ne peut dire ce qui se passera dans les autres parties du Reich.
«Nous subissons actuellement les premiers contre-coups de la rentrée impériale. Si l’on nous arrête pendant des heures en pleine campagne, c’est, sans doute, pour laisser passer des troupes que l’on dirige sur Berlin, où l’on craint un retour offensif.
«Mais qui pourra garantir au kaiser la fidélité de l’Allemagne du sud? Qui pourra lui promettre le calme dans les districts industriels ou miniers?
«Jusqu’à ce jour, la direction du parti socialiste n’a pas pris de mesures décisives; mais elle ne les fera pas attendre longtemps, et, alors... alors, Thor, c’est nous qui aurons eu raison.
—On ne modifie pas l’évolution de l’univers! répond le lieutenant de vaisseau, aussi bas que son ami a parlé, car ils ne sont pas seuls dans l’étroit couloir. Cette restauration ne saurait durer.
—Sûrement non! Que Dieu sauve notre malheureux pays des conséquences de la lutte inconsidérée où tous ces insensés l’ont précipité.
A ce moment le train reprend sa marche et roule de nouveau vers la capitale.
—Avez-vous des nouvelles fraîches, messieurs? demande un voyageur qui, jusqu’alors, est resté auprès des deux amis sans se mêler à leur conversation.
Grotthauser et Tornten s’effarent à l’idée que l’inconnu a pu surprendre leurs propos, ce qui, en ces jours de terreur, constitue un danger. Les espions de l’empire pullulent et l’on dit qu’à Berlin, des ordonnances ont été promulguées qui punissent de mort toute parole prononcée contre le régime, hier défunt, aujourd’hui ressuscité.
—Non, nous ne savons rien de précis, réplique Grotthauser embarrassé. Les journaux ont presque cessé de paraître en ces derniers temps; où voulez-vous qu’on apprenne ce qu’il y a de nouveau?
—J’en ai, moi, de source certaine, dit l’étranger à voix basse. Dans toute l’Allemagne du Sud, l’insurrection générale contre le kaiser est proclamée. A Munich, on se bat dans les rues; il y aurait des centaines de morts de chaque côté.
—Il fallait s’y attendre.
—Mais c’est à Berlin le pire, continue l’interlocuteur. Oh; cette ville est à redouter. En apparence, le calme y règne, mais, tout à coup, elle se déchaînera. Les cercles favorables au kaiser ne sont pas en état d’endiguer la réaction et l’on prévoit que le sang coulera à flots.
—C’est encore relativement calme, probablement, parce que des patrouilles en armes parcourent la ville en tous sens? ajouta Grotthauser, toujours à voix basse.
—A Weissensee, on aurait fusillé trois ouvriers parce qu’ils tenaient des propos de révolte contre l’empereur.
—Et ce n’est pas fini! Nous sommes à la veille d’événements effroyables. Comment pouvait-on penser que le kaiser rentrerait dans Berlin sans combats?
—Une partie de la population attendait ce retour, renseigna Grotthauser indigné. Ces gens nous ont trompés, nous et l’opinion publique, pendant des mois. Ils pensent maintenant récolter ce qu’ils ont semé, mais le torrent d’une volonté supérieure les balaiera.
—Fasse le ciel qu’il en soit ainsi! profère l’inconnu.
Puis il croit devoir ajouter:
—Je vous ai entendu parler, tout à l’heure, des événements, c’est ce qui m’a déterminé à me confier à vous. Sans cela, je n’aurais pas osé manifester si nettement mes opinions. Il faut faire attention, car on ne sait jamais auprès de qui l’on se trouve.
Il se tait ensuite, car plusieurs personnes sont sorties des compartiments avec leurs bagages et ont envahi le couloir, de telle sorte qu’il est impossible de songer à prolonger une conversation aussi scabreuse.
Déjà les gares de banlieue fuient derrière les vitres du wagon et bientôt le train s’engage entre les hautes rangées de maisons qui bordent la voie à droite et à gauche.
Dans le hall de la gare, une nouvelle surprise attend les voyageurs. Lorsque le train s’arrête, se dressent, à chaque portière, des soldats, baïonnette au canon, qui empêchent de descendre.
On apprend que voyageurs et bagages seront strictement visités. On ne peut quitter les wagons que par groupes de dix, encadrés par des soldats à casques d’acier, munis de grenades à main, pour se rendre dans un local où des officiers et des sous-officiers examinent chaque voyageur.
Thor de Tornten et Grotthauser attendent une demi-heure leur tour. Ces vexations rappellent au lieutenant de vaisseau les plus mauvais jours de la campagne et les procédés employés en certaines parties des territoires occupés.
Tout comme en ces jours de perpétuelle défiance, on leur demande leurs noms et qualités, l’origine et le but de leur voyage, et encore d’autres renseignements. Ensuite, on fouille les poches des deux voyageurs, et on ne leur rend la libre pratique que lorsqu’ils ont établi, Tornten qu’il est ancien officier et Grotthauser qu’il est à la tête d’une importante industrie.
Devant la gare, le tableau est évocateur des mêmes époques. Dans les rues, peu de passants, mais un grand nombre de soldats. Postés à chaque coin de rue, ils dévisagent les passants d’un air soupçonneux, comme si en chacun d’eux ils reconnaissaient un ennemi personnel du kaiser.
Quelques automobiles attendent des clients, et les deux amis trouvent facilement une voiture pour les mener à la maison de Tornten. Jacob Grotthauser s’est, en effet, décidé à accepter l’hospitalité du lieutenant de vaisseau, car il compte être plus en sécurité dans la demeure de son ami d’enfance que dans n’importe quel hôtel de la capitale.
Pendant le court trajet à travers Berlin, tous deux sont frappés du silence qui règne sur la ville, en général si vivante. Grotthauser pense, non sans raison, que c’est le calme précurseur de l’orage.
Le même aspect se renouvelle partout: des soldats, des agents de police, des officiers; les magasins sont fermés, quelques drapeaux flottent aux balcons d’impérialistes déterminés, et l’on reconnaît à leur mine arrogante les profiteurs du nouvel état de choses.
C’est le matin, de bonne heure, mais la cité ne paraît pas s’éveiller, comme à l’ordinaire; bien au contraire, elle semble dormir et... attendre.
Devant la maison de l’avenue du Grand-Electeur, les deux amis descendent de voiture et, pendant que Grotthauser règle le chauffeur, Tornten va sonner et pénètre le premier sous la porte d’entrée. Grotthauser le suit jusqu’à l’appartement, où ils sonnent de nouveau.
Le cœur de Tornten bat à se rompre, car sa pensée le devance auprès de Carry et de son fils. La joie de les revoir lui coupe presque le souffle; il ferme les yeux en entendant des pas qui s’approchent de l’intérieur. Aussitôt, Toman paraît tout ahuri devant son maître.
—Monsieur le commandant!
—Bonjour, Toman, s’écrie Thor, qui franchit le seuil, accompagné de son ami. Derrière eux, la porte se referme et ils se trouvent dans la spacieuse antichambre.
—Bonjour, monsieur le commandant, balbutie Toman en hochant la tête.
—Qu’avez-vous donc, mon garçon, demande l’officier, pendant que Toman le débarrasse de sa valise, de son manteau et de son chapeau.
—Mais c’est... à cause de mademoiselle, finit par dire le valet et... à cause de la dépêche.
—Qu’est-ce que vous voulez dire?
—Monsieur le commandant est donc revenu seul de Munich?
—De Munich? J’arrive de Brême à l’instant.
—Mais le télégramme qui est arrivé hier matin... Il venait pourtant de Munich.
Thor ressent au cœur une douleur intense. L’impatience le gagne; il saisit Toman au collet et le secoue.
—Parlez donc clairement, ordonne-t-il. Quel rapport mon arrivée peut-elle avoir avec la dépêche? Où sont mademoiselle et mon fils?
Toman soupire profondément, des larmes d’effroi mouillent ses yeux.
—Partis! fait le domestique, comme brisé.
—Miss Bolton et mon fils sont partis! Où cela?
—A Munich!
—Ce n’est pas possible!
—C’est pourtant vrai, monsieur le commandant. Vous avez télégraphié vous-même que mademoiselle et notre petit maître devaient venir vous rejoindre à Munich. J’ai vu la dépêche de mes yeux.
Thor jette à Grotthauser un regard désespéré.
—Mademoiselle et notre jeune monsieur sont restés ici, bien tranquilles jusqu’à hier, raconte Toman qui reprend péniblement son aplomb. Mais hier, dans la matinée, il est arrivé cette dépêche de Munich, qui était signée de votre nom et priait mademoiselle de partir immédiatement pour Munich avec l’enfant. Monsieur le commandant devait les y attendre.
—Mais, c’est un faux! gronda Thor.
—On a attiré l’enfant et la jeune fille dans un guet-apens, suggère Grotthauser.
Sans prononcer une parole, Tornten s’élance pour aller fouiller l’appartement. Il en visite toutes les pièces où il aurait pu rencontrer Carry et le petit s’ils n’avaient été éloignés par une infâme manœuvre. Il lui semble cependant que, derrière chaque porte qu’il ouvre, il va trouver les deux êtres si tendrement chéris.
Hélas! ses recherches ne font que confirmer la triste certitude, et, après avoir parcouru toute la demeure, il revient à son cabinet de travail où l’attend Grotthauser.
—Ils sont partis, perdus pour moi! s’écrie-t-il en s’effondrant dans les bras de son ami.
—Tu les retrouveras, affirme ce dernier, qui le dépose avec mille précautions dans le large fauteuil du bureau.
Des jours se sont encore écoulés, combien? Thor ne peut l’évaluer, lorsqu’un soir, à la faveur de la nuit, il voit revenir Carry. Il fait sombre, Tornten se tient à l’une des fenêtres de son cabinet de travail et regarde tristement l’ombre mélancolique et brumeuse d’une soirée d’automne, quand il perçoit la sonnerie de la porte.
La voix de Toman se fait entendre aussitôt, alternant avec une autre voix que l’officier aux écoutes ne définit pas et, avant même qu’il ait pu identifier la personne qui vient d’entrer, la porte de son bureau s’ouvre.
C’est la jeune Anglaise.
—Carry! s’écrie-t-il dans un sursaut joyeux.
Sans une parole, elle se jette à son cou, sans un mot, elle l’embrasse, mais, en même temps, de lourds sanglots secouent sa poitrine menue qu’elle presse contre lui. Tous deux s’abandonnent à l’ivresse de se retrouver, avec tant d’ardeur qu’ils n’ont pas remarqué le geste discret de Toman qui s’est éclipsé en refermant, sans bruit, la porte.
—Carry! te voilà de nouveau près de moi et ta présence chasse toutes mes peines, murmure doucement Tornten qui cueille amoureusement les larmes aux yeux de son aimée.
—Otto!... Ils m’ont volé le petit, sanglote-t-elle.
L’homme a frémi, il a laissé retomber le bras qui retenait contre lui la gracieuse enfant et Carry chancelle, s’appuyant à une table.
—Où est mon fils? interroge Tornten presque durement.
Calmé par l’attitude humble et sincère de la jeune fille, comprenant et regrettant son injustice, l’officier la prend doucement par la main et la conduit vers un fauteuil, sur lequel, épuisée d’émotion, elle se laisse tomber.
Il semble que sa douleur excède ses forces; elle a pris la main de Tornten qu’elle appuie sur son front brûlant et cherche à ordonner ses pensées, tandis qu’il lui parle tendrement.
—Carry aimée, donne-moi seulement l’assurance que mon enfant est vivant! implore-t-il. Déjà ta présence me console presque de la disparition du petit; pourvu qu’il vive, mon Otto! Aie pitié! Rassure-moi et n’augmente pas mon chagrin par l’incertitude.
—Oui, finit-elle par répondre, Otto est vivant.
—Alors, rien n’est perdu. Te l’a-t-on volé?
—Oui, Thor.
—Raconte-moi, Carry, tout ce qui s’est passé. Tu vois, je suis près de toi, tes mains dans la mienne, et je n’ai pour toi que de la reconnaissance de tout le bien que te doit mon fils. C’est te dire combien ferme est ma conviction que tu as tout fait pour le mieux, quoi qu’il soit arrivé.
—Thor, je te remercie de ta confiance. C’est effrayant ce que j’ai pu éprouver!... Tu sais que je suis partie à Munich pour te rejoindre?
—Oui, Toman m’a mis au courant. Mais la dépêche était fausse.
—Comment aurais-je pu m’en douter? Malgré l’agitation qui règne partout, à cause du retour inopiné du kaiser, j’ai résolu immédiatement d’y obéir et de faire avec l’enfant le voyage de Munich. Il faut que tu saches que c’est pour toi que j’ai affronté le danger, pour te revoir et te ramener ton fils.
Il la remercie d’un baiser qu’il presse sur sa douce main.
—Nous sommes donc partis, ton fils et moi, dans un train bondé, pour Munich, où nous sommes arrivés sans incidents.
«Mais là, dès la gare, nous tombons dans une indescriptible confusion.
«Il paraît qu’on ne pouvait s’aventurer dans les rues, parce que la bataille était engagée, entre les troupes du gouvernement, en parties ralliées au kaiser, et des ouvriers en armes.
«Nous entendions une fusillade ininterrompue; sous nos yeux, on traînait des blessés, voire des mourants sous le hall de la gare, où on les couchait, pour leur donner des soins ou les laisser passer en paix dans l’espoir d’une autre vie meilleure. Ah! quels tableaux d’horreur et d’épouvante nous avons pu voir, ton fils et moi!
«Comme ton télégramme disait que tu viendrais nous attendre, nous te cherchions... en vain naturellement.
«En revanche, un homme s’approcha de moi et me demanda si j’étais Carry Bolton. Sur ma réponse affirmative, il prit le garçonnet par la main et m’avisa qu’il m’était envoyé par toi, pour nous emmener te rejoindre. Tu te serais trouvé engagé, avec les troupes impériales, suivant son dire, dans la bataille et n’aurais pu venir pour cette raison.
«Je n’avais aucune raison de ne pas ajouter foi au récit de ce misérable et je me disposais à le suivre avec l’enfant, quand il s’informa si je m’étais occupée des bagages. C’était un souci qui, dans le désarroi des choses et des gens, m’avait totalement échappé.
«Il m’offrit, alors, de m’attendre avec l’enfant, tandis que j’irais réclamer notre malle. De cette façon, il s’était défait de moi, sotte que j’étais et qui n’avais pas vu clair dans son jeu.
«Les écailles ne me tombèrent des yeux que lorsque je revins, accompagnée d’un employé qui portait la malle.
«J’eus beau chercher l’enfant et son gardien: tous deux avaient disparu.
«Tu peux t’imaginer ce que j’ai souffert dans les minutes, dans les heures qui suivirent. Je m’étais aussitôt rendu compte de ma faute. Jamais je n’aurais dû laisser le petit seul sous la garde d’un inconnu. Je parcourus toutes les salles, tous les halls, tous les recoins de la grande gare, mais, dans l’affolement qui régnait autour de moi, il était impossible de trouver un secours.
«C’est en vain que je demandai assistance à la police; elle avait d’autres besognes que de chercher un enfant. C’est inutilement que je m’adressai à tous les voyageurs que je rencontrai; aucun ne pouvait me renseigner.
«J’essayai de sortir de la gare, ce fut bien pis; déjà les abords en étaient envahis par des hordes sauvages qui combattaient les troupes de l’empereur. Dans mon voisinage immédiat, on tirait des coups de fusil et je vis tomber près de moi des hommes blessés.
«On m’arrêta, on me traîna sous l’abri que procurait encore la gare. Là, on m’interrogea, me demandant d’où je venais. Je fournis tous les renseignements possibles et suppliai les gens qui m’entouraient de m’aider à retrouver le petit. On se moqua de moi; on m’enfourna dans un wagon, où je m’effondrai de fatigue et... l’on fit partir le train dans lequel je me trouvais et qui devait, disait-on, être le dernier sur Berlin.
«Voilà comment je suis revenue. Crois-moi, Thor, je suis innocente de la disparition d’Otto. J’aurais tout fait, tout donné, pour le retrouver. Mais les circonstances étaient trop fortes pour une faible femme comme moi.
Thor de Tornten penche la tête douloureusement et dit:
—Non, Carry, je sais qu’il n’y a pas de ta faute, pas plus que de la mienne ou de n’importe qui. Ceux-là seuls en sont responsables qui ont organisé ce rapt.
—Tu crois que c’est Ilse?
—C’est elle et le capitaine d’Unstett qui ont enlevé l’enfant.
—Alors, il est près de sa mère, fait Carry dans un sentiment bien féminin, et sans doute heureux de se trouver près d’elle.
Thor ne répond pas tout d’abord et tous deux gardent le silence, mais, au bout d’un moment, il reprend, ému, ébranlé:
—Peut-être as-tu raison... c’est sa mère, après tout.
—Oui, continue Carry dans l’élan de sa bonté et la candeur de son cœur; peut-être est-ce une chose que la nature aurait réclamée un jour ou l’autre. Un enfant appartient à sa mère, quels que soient les dissentiments qui ont pu survenir entre ses parents.
—Laissons cela, fait Thor soucieux. Je hais cette femme et je n’avais contre elle qu’une arme: l’enfant. On me l’a enlevé et me voilà désarmé, tant que je n’aurai pas réussi à le ramener auprès de moi. C’est, pour l’avenir, le but que j’assigne à mes efforts. Aussitôt que l’ordre sera rétabli dans ce malheureux pays, j’entreprendrai l’impossible pour reconquérir mon fils.
—Tu feras comme tu l’entends, Thor, répond la jeune fille et, pour la première fois depuis des heures, elle a la détente d’un sourire, en attirant vers elle le visage de son fiancé. Tu peux, désormais, être sans inquiétudes sur le sort de ton enfant, car il n’a rien à craindre auprès de sa mère... Et dis-moi que tu m’aimes et me pardonnes!
—Je n’ai pas à te pardonner, mais à te remercier! dit-il avec une grande tendresse, l’embrassant dans toute l’ardeur de la passion dont il ressent, en ce moment, la violence.
Il la represse si fort contre lui qu’elle est prête à crier.
—Quand vas-tu m’appartenir enfin? demande-t-il tout bas, d’une voix brûlante et caressante, et il s’étonne d’une sensualité à laquelle il est d’ordinaire si étranger.
—Aussitôt que je serai ta femme, Thor, répond Carry qui semble elle-même en proie à des sentiments inaccoutumés, car elle tremble de tous ses membres et couvre son fiancé de baisers ardents.
—Pourquoi attendre? implore-t-il. Tu connais ma décision irrévocable de t’installer à mon foyer, comme la compagne de ma vie. Ne me refuse pas un bonheur que j’aurais goûté déjà, si les événements ne nous avaient pas séparés.
—Thor!... ce serait mal, murmure, dans un souffle, la jeune fille, folle d’angoisse et d’effroi et cependant déjà plus faible, dans sa tendresse pour celui qu’elle aime. Qui sait ce que l’avenir nous réserve?
—Qui sait s’il n’apportera pas de nouveaux obstacles à notre bonheur et à notre amour? Qui sait, Carry, si nous pourrons jamais être l’un à l’autre? Celui qui ne saisit pas le bonheur quand il se présente, est un maladroit.
—Non!... Non! Thor, implore-t-elle.
—J’ai peur, Carry, que cette heure nous prépare bien des regrets, fait Thor déçu.
A ce moment, comme si les événements intervenaient dans le combat de ces deux jeunes êtres contre les égarements de leur passion et la puissante emprise de la nature, tous deux entendent soudain un léger bruit, comme d’un grattement et d’un frottement venant de la fenêtre. Ils se dégagent aussitôt et prêtent l’oreille; de nouveau, le même crissement se fait entendre distinctement; on dirait que quelqu’un, de l’extérieur, cherche à s’introduire par la croisée.
Thor se précipite et, sans songer au danger, se penche à la fenêtre.
—Qui est là? demande-t-il impérieusement.
—C’est moi, Thor, lui réplique, d’en bas, une voix qu’il n’a pas tout de suite reconnue, mais qu’il reconnaît dès les premiers mots suivants, car, tandis qu’il se tait, tout surpris, l’étrange visiteur continue:
—Je voudrais entrer chez toi, par ici, Thor.
—Grotthauser? s’écrie Tornten d’une voix mal assurée.
—Je t’en prie, ne prononce pas mon nom si haut! se récrie l’autre.
—Alors, prends plutôt le chemin familier à ceux qui, comme toi, sont assurés d’être toujours bien accueillis chez moi, répond le géant blond de sa fenêtre.
—Non, je ne le peux pas. Plus tard, je te dirai pourquoi. Heureusement que tu demeures au rez-de-chaussée; pour surélevé qu’il soit, cela me procure un accès plus commode par ta fenêtre.
Thor ne s’explique pas le désir insolite de Grotthauser, mais il lui tend la main et l’aide à monter par un rétablissement. Sans doute a-t-il, pour s’introduire ainsi, des raisons de ne pas vouloir être aperçu par Toman ou les locataires de la maison.
Le petit homme a, d’ailleurs, sauté assez lestement dans la pièce. Enveloppé d’un grand manteau, le visage abrité par un chapeau à larges bords, tel apparaît l’industriel devant l’officier, ainsi que devant la jeune Anglaise, qui s’est portée toute surprise à sa rencontre.
Il entr’ouvre son manteau, respire bruyamment comme un homme qui vient d’accomplir un effort surhumain et se laisse tomber dans un fauteuil.
—Un joli travail, plaisante-t-il, pour qui n’en a pas l’habitude!
Mais, tout aussitôt, il redevient sérieux, jette sur un meuble son vêtement et son chapeau en ajoutant:
—C’est un signe des temps, qu’à cause de ses opinions politiques un homme, par ailleurs irréprochable, soit contraint d’entrer par la fenêtre chez son ami d’enfance.
—Explique-nous donc, Jacob, ce que tout cela signifie?
—D’abord, donne-moi une fois encore ta main d’ami, que je la presse, fait le petit homme barbu, en secouant énergiquement la droite de Tornten; en même temps, il salue cordialement Carry, comme s’il la connaissait de longue date.
—Et, maintenant, reprend-il en s’asseyant, imité en cela par ses deux interlocuteurs, écoutez-moi. Ne croyez pas, surtout, que je sois venu chez vous par ce chemin mystérieux, uniquement pour ma propre sécurité. C’est, au contraire, et tout d’abord, mon cher Thor, avec le désir de ne te causer aucun ennui... Tel que tu me vois, je suis désormais un proscrit politique, trop heureux s’il réussit à se tirer d’affaire.
—Toi?... un proscrit! s’écrie Thor stupéfait.
—Et même, selon les apparences, un criminel qu’on veut à tout prix mettre sous les verrous.
—Comment cela?
—Mon Dieu! je t’ai expliqué depuis longtemps que l’insurrection générale est un fait accompli et que, par suite, elle ne va pas tarder à mesurer ses forces avec celles du kaiser et de ceux que son retour réjouit.
«Bien que les préparatifs de cette lutte entre nous et les impériaux aient été faits dans le silence, il faut croire qu’ils n’ont pas échappé aux nouveaux maîtres du pays.
«Ceux-ci prennent, en effet, des mesures sévères contre la révolution qui gronde et ont décidé de mettre la main sur les meneurs du parti. Dans le courant de la journée, tous les chefs du mouvement contre le kaiser ont été appréhendés.
«Il paraît que je figure sur la liste des indésirables. Par bonheur, je l’ai appris à temps pour me mettre en sûreté. Et c’est ici que je bénis le hasard qui m’a inspiré la bonne idée de ne pas accepter, pour un temps trop long, ton amicale hospitalité, et de retourner vivre à l’hôtel... ils peuvent courir, maintenant, pour m’y trouver.
—Je t’aiderai à te sauver, fait Thor complaisant.
—C’est ce que je viens te demander. Il faut que, cette nuit même, j’aie quitté Berlin. Le bruit court que si l’émeute se déchaîne, les otages seront fusillés.
—C’est inhumain!
Grotthauser sourit amèrement:
—N’est-ce pas autrement inhumain de vouloir soumettre ce pays à une autorité contre laquelle il s’élève de toute sa raison? Ignores-tu que, dans toute l’Allemagne, des combats se poursuivent, dont la violence rappelle les cruautés de la guerre civile en Russie?
«Partout les fidèles de l’empereur rencontrent l’opposition et si, au premier choc, la surprise leur a permis de s’emparer du pouvoir et de se substituer au gouvernement régulier, la volonté de la masse n’en reste pas moins inébranlable à ne pas tolérer plus longtemps l’usurpation de Guillaume de Hohenzollern et de son entourage.
«Dans le Sud, les adversaires du kaiser ont le dessus et une véritable guerre est imminente entre nordistes et sudistes.
«D’autre part, les impériaux ne sont aucunement sûrs du Nord lui-même. La guerre éclatera-t-elle d’Allemand à Allemand? c’est d’ici, de Berlin, que sortira la décision. Si nous ne réussissons pas, dans la capitale, à briser la puissance du Hohenzollern, la lutte entre les deux parties de l’empire est inévitable...
—C’est donc une iniquité à quoi nous nous sommes associés?
—Une iniquité, au premier chef! s’écrie Jacob Grotthauser. A partir du moment où j’ai constaté la volte-face de ceux qui, avec nous, ont arraché le kaiser de Mas-a-Tierra, je n’ai cessé d’avoir des remords. Vois-tu, dans cette affaire, nous avons été les instruments d’ambitieux, qui nous ont abusés.
—Ils le regretteront à leur tour, car la révolte va anéantir leurs espoirs! profère Tornten.
—Ce n’est pas si sûr que cela. Qui sait si le mouvement sera assez puissant. Tu vois déjà que je suis traqué, uniquement parce que je suis suspect de travailler contre le kaiser. J’en arrive à redouter que le salut ne vienne pas du peuple allemand, mais de l’extérieur, où certes le retour du kaiser n’est pas vu sans aigreur.
—Tu crois que les alliés, dont il était prisonnier...
—Ils sont unanimes, achève le petit homme, à vouloir mettre une prompte fin à cette tentative de restauration. Naturellement, le gouvernement impérial empêche la voix de l’étranger d’arriver jusqu’à nous, mais j’ai de bonnes sources d’information, d’où il résulte qu’on se préoccupe, dans les cercles de nos ennemis, d’étouffer dans l’œuf les desseins du kaiser et de son entourage.
«Nous nous trouvons déjà aussi isolés, en face de l’univers entier, que pendant la grande guerre. Déjà, la famine menace, nos usines sont fermées, faute de matières premières, et nos ennemis s’agitent, dans nos provinces de l’Ouest, pour les pousser à se séparer de l’empire.
«Le Sud aura l’appui de la France, de l’Angleterre et, surtout, des Américains. Ce sont eux qui se montrent le plus mécontents de la fuite et de la restauration du kaiser; cela se comprend et, parmi eux, ce sont, à coup sûr, ceux qui nous ont aidés à tirer le kaiser de Juan-Fernandez qui sont les plus acharnés. Ils ont été trompés et leur colère frappe l’innocent avec le coupable.
—Ces insensés ont appelé de graves malheurs sur la patrie qui avait un si grand besoin de paix, dit Tornten attristé.
—Et maintenant, ils vont tenter de noyer dans le sang, une volonté qu’il ne leur est pas donné de détruire, car elle porte en soi, la force de se renouveler. Pour chaque citoyen qui tombera en combattant pour la défense de la liberté du peuple allemand, dix se lèveront et offriront leur vie. Le progrès ne peut être enrayé et le progrès est contre le kaiser.
Thor se tait, puis avise doucement:
—Il m’est pénible de te suivre dans cette voie. Cependant, tu dois avoir raison: l’évolution suit une route différente de celle où se sont aventurés Guillaume de Hohenzollern et ses conseillers.
—Ils sauront plus tard à quel point ils ont fait fausse route, ajoute Grotthauser.
—As-tu entendu parler de nos indignes compagnons? s’informe Tornten. Que sont devenus Kammitz, Rittersdorf, Unstett et tous ceux qui ont pris part à notre coup de main de Juan-Fernandez.
—Ils sont dans le proche entourage du kaiser. Chacun d’eux est comblé d’honneurs, depuis que Guillaume de Hohenzollern dispose à nouveau de places et de prébendes. Si jamais le kaiser est victorieux, ce qui, en tout état de cause, paraît impossible en raison de l’intervention inévitable de l’étranger, ses libérateurs sont assurés d’être royalement récompensés.
En cet instant, une sonnerie résonnant à la porte d’entrée coupe court à l’entretien des deux amis. Grotthauser sursaute:
—C’est pour moi! fait-il en pâlissant.
Mais déjà Carry s’est élancée hors de l’appartement. On l’entend, dans le couloir, qui appelle Toman, puis, les deux amis qui prêtent une oreille anxieuse se rendent compte qu’elle parlemente avec un étranger. En effet, lorsque la porte se rouvre, pour la laisser passer, elle n’est plus seule; un homme l’accompagne que Tornten a, tout de suite, reconnu.
C’est Anton Kunst.
Comme jadis à Schwanbach, comme plus tard sur ce même seuil qu’il foule aujourd’hui, l’homme se tient un peu gauche, un sourire plutôt niais aux lèvres, devant le lieutenant de vaisseau qui se lève aussitôt et marche sur lui.
—Que faites-vous chez moi? interroge l’officier qui parle durement, car cet homme était contre lui, avec son maître, quand là-bas, sur la mer lointaine, s’est décidé le sort de l’empire allemand. Je ne vois pas ce que nous pouvons avoir à nous dire, vous et moi!
Kunst se révolte et secoue violemment sa tête ébouriffée de rouquin:
—Oh! rien de mal, commandant, réplique-t-il, mais vous ne devriez pas parler sur ce ton à un homme qui vous apporte une bonne nouvelle.
«Que puis-je contre les événements qui nous ont désunis? ajoute-t-il, comme s’il sentait la cause pourquoi Tornten lui tient rigueur. Chacun a ses opinions et le droit de les défendre; ce n’est pas une raison pour me traiter en chenapan.
—Et que puis-je attendre de bon, Kunst, de votre part?
—Ne vous manque-t-il rien, monsieur le commandant, et ne donneriez-vous pas cher pour le ravoir?
—De quoi parlez-vous? s’impatiente l’officier.
—De votre fils!
—Mon fils?... vous connaîtriez la retraite de mon fils! s’écrie le géant, qui sent fondre son cœur.
—Si je la connais, fait Kunst un peu goguenard. Serais-je ici, sans cela?
«Ne m’en veuillez pas, supplie Thor presque humblement en prenant la main de l’ordonnance. Je vous ai traité durement, tout à l’heure, mais pouvais-je supposer ce qui vous amenait?
—C’est bon, monsieur le commandant, je ne me fâche pas pour si peu. Voilà qui est oublié. Mais, je ne puis vous conduire près de votre enfant que si vous me promettez de ne révéler à personne la source de vos renseignements. Alors, grâce à moi, vous le retrouverez et pourrez le réclamer à ceux qui vous l’ont volé.
—Parlez donc! où est l’enfant?
—A Berlin.
—Ce n’est pas possible... hier encore il était à Munich, intervient Carry.
—Oui, mademoiselle, c’est exact. Il y a deux heures que le petit est arrivé en automobile, de Munich, avec sa mère.
La vraisemblance et la précision de ce renseignement ainsi que l’accent de Kunst démontrent la sincérité de son affirmation.
—Et où cache-t-on mon fils?
—Dans la maison du capitaine d’Unstett.
—Le capitaine y est-il en ce moment?
—Lorsque je suis sorti, tous trois, le capitaine, madame et l’enfant se trouvaient à la maison. Mais je ferai observer à monsieur le commandant qu’il lui faut se dépêcher, car j’ai entendu discuter la question de savoir s’il fallait garder le petit là, ou le conduire ailleurs, en lieu sûr.
Thor se tourne vers Carry:
—Je vais prévenir la police.
—C’est fou, laisse entendre Grotthauser. La police ne peut rien faire et, d’ailleurs, ne fera rien car le capitaine de cavalerie d’Unstett est devenu un bien trop important personnage.
«Il n’y a que toi qui puisses aller chercher ton fils. Je te propose d’aller tous les deux immédiatement chez Unstett, pour le reprendre.
—Il va faire de la résistance, objecte Carry.
—Qu’il essaye! menace Tornten qui va à son bureau, ouvre un tiroir et en tire son browning, l’examinant avant de le glisser dans sa poche.
—J’ai aussi des armes sur moi, déclare Grotthauser et je ne serai pas fâché de montrer à ce capitaine que des hommes résolus peuvent avoir raison de lui... Pressons, Thor, il n’y a pas une minute à perdre.
—Vous nous accompagnez, Kunst? demande le lieutenant de vaisseau.
—Non, monsieur le commandant, se défend l’autre effrayé, il ne faut pas que le capitaine soupçonne à qui il doit votre visite.
—Mais moi, je viens avec vous, fait Carry.
—Non, tu es trop faible pour une semblable explication, répond Thor.
—Je ne te quitte pas, affirme résolument la blonde Anglaise.
Tornten, alors, passe doucement son bras autour de la taille souple de la jeune femme et demande gravement:
—Notre expédition ne va pas sans dangers, veux-tu les partager?
—Pourquoi pas, Thor? car j’espère qu’il ne restera plus l’ombre la plus légère sur notre bonheur, quand nous serons rentrés en possession du petit.
—Eh bien! soit, viens avec nous.
Mais Anton Kunst soulève une nouvelle objection:
—Ne croyez pas que cela soit si facile, monsieur le commandant! s’écrie l’ordonnance, dans une louable intention. Je ne sais même pas si ces messieurs réussiront à se faire conduire à Dahlem. La ville est remplie d’hommes armés et, par là, dans la rue Alexandre, on vient d’attaquer et d’anéantir une patrouille d’impériaux.
«L’insurrection générale serait déclarée, parce que les chefs du parti sozialdemocrat ont été arrêtés brusquement cet après-midi. Il paraîtrait qu’on va les transférer à Spandau, pour y être fusillés.
—Cela n’est pas possible, objecte Grotthauser, la révolte ne devait éclater que la nuit prochaine!
Kunst hausse les épaules:
—Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu. Des faubourgs, descendent des bandes d’hommes munies de toutes les armes qu’on a pu trouver. Elles se dirigent sur le château où l’on s’attend au premier choc sérieux avec les troupes impériales. La foule est, pour le moins, exaspérée et exige que le kaiser se retire sans délai, pour céder la place à l’ancien gouvernement.
«Aucun véhicule ne circule à travers les rues; je serais surpris qu’il n’y ait pas encore eu de rencontres entre les troupes de l’émeute et les impériaux.
—Comment, en ce cas, pourrons-nous aller à Dahlem? fait Tornten tourmenté.
—Essayons toujours, propose Grotthauser. Les trois hommes et Carry Bolton s’engagent dans le couloir qui mène à l’antichambre; arrivés là, Thor enveloppe Carry d’un manteau, se couvre lui-même contre la fraîcheur de cette soirée d’automne et quitte la maison avec ses compagnons, sans avoir dit à Toman où il doit se rendre; il a pensé, en effet, à Grotthauser et n’a, en son domestique qu’une confiance modérée.
—Devant la maison règne un calme parfait; la rue est entièrement vide de passants, mais des détonations isolées, dans le lointain, apportent l’écho de la bataille engagée.
Les hommes restent indécis et ne savent que faire.
—La danse a commencé plus tôt qu’on ne l’attendait, entend Thor auprès de lui.
C’est Grotthauser qui a parlé.
—Qu’importe ce qui se passera cette nuit, dans notre malheureuse ville, répond-il plein d’angoisse et de frayeur sur le sort de son fils, si je puis ravoir mon enfant.
On perçoit à ce moment le ronflement atténué d’un moteur et les phares étincelants d’une auto tournent l’angle de la rue voisine; la voiture marche à petite vitesse.
Tornten et Grotthauser sursautent et, mus par la même pensée, se jettent au milieu de la chaussée en faisant signe au chauffeur d’arrêter.
Mais la voiture cherche à les éviter; d’une brusque embardée à gauche, le watman l’a portée contre le trottoir qu’elle range, dépassant déjà les deux hommes, quand Carry, résolument, vient se placer devant le moteur, à son tour:
—Arrêtez donc!... nous avons besoin de vous, crie-t-elle à l’homme du volant.
Un grognement de mauvaise humeur lui répond, mais l’automobile stoppe.
—Un taxi!... c’est certainement un taxi, se réjouit Tornten qui accourt à la rescousse.
—Je rentre!... déclare le chauffeur catégorique et barbu. Laissez-moi! il ne fait pas bon dans les rues ce soir.
—Il faut que vous nous conduisiez à Dahlem répond le lieutenant de vaisseau, qui se tient près de la voiture et porte, courroucé, la main à la poche gauche de son manteau où elle saisit la crosse de son revolver. Si vous ne le faites pas de plein gré et contre une bonne rétribution, nous emploierons d’autres moyens.
—Oh! oh! voilà des façons qui ne me conviennent guère! riposte l’homme furieux. Personne ne me commande! Je veux rentrer et ne tiens pas à risquer ma peau pour une paire de mauvais drôles!
Thor va sortir son browning pour appuyer sa réquisition, mais Jacob le pousse de côté:
—Soyez raisonnable et conduisez-nous, intervient-il conciliant. Vous serez bien payé et il y va de la vie d’un homme.
—Ma vie à moi vaut bien quelque chose aussi, grogne le chauffeur.
—Mille marks pour aller à Dahlem!
—Mille marks! ricane le chauffeur, ce n’est pas lourd aujourd’hui. Tant que l’autre n’aura pas quitté le château où il n’a plus de droits, notre argent ne vaudra guère!
—Deux mille! propose Grotthauser.
—Eh non, je vous dis que je ne marche pas pour de la monnaie de misère.
Grotthauser lève la main et sort, de son doigt, une bague de grand prix, dont le solitaire scintille de mille feux, à la lumière des phares.
—Combien estimez-vous cette bague?
—Une belle pièce, répond le chauffeur intéressé.
—Elle est à vous, si vous nous menez à Dahlem, aller et retour.
Après un instant de réflexion, la réponse:
—Allons, montez, je vais vous conduire.
—Je te remercie, Grotthauser, dit Thor, lorsque tout le monde fut casé dans la voiture.
Kunst a demandé qu’on le dépose à un carrefour voisin, car il redoute le capitaine d’Unstett et ne veut à aucun prix suivre l’aventure jusqu’au bout.
Mais il ne tarde pas à devenir manifeste que le chauffeur n’a pas pris le chemin direct; au lieu de faire route droit sur Dahlem, comme il aurait agi en temps normal, il choisit des rues détournées, fuyant, pour lui comme pour ses clients, les dangers de cette nuit.
Le bruit d’une fusillade nourrie parvient cependant toujours aux oreilles de Thor et de ses amis. Puis, soudain, vers le nord de la ville, le ciel s’éclaire d’une lueur d’un rose encore indécis, qui semble d’un commencement d’incendie.
En écoutant avec plus d’attention, on entend des lambeaux de chants et un sourd bourdonnement qui montent de la capitale et rappellent les premiers bouillonnements de la mer, précurseurs de la tempête.
Kunst demande qu’on arrête, pour lui permettre de descendre; il saute hors de la voiture et son adieu se perd au milieu des pétarades redoublées du moteur au départ.
On poursuit la route à toute vitesse, à travers la brume de cette nuit d’automne, et chaque instant apporte, aux voyageurs de l’auto, de nouveaux indices de la terreur qui règne partout.
Tantôt, dans une rue latérale, éclatent des cris, des hurlements sauvages et des coups de feu; le chauffeur, prudemment, oblique dans une direction opposée. Tantôt, viennent, à leur rencontre, deux, trois, quatre autocamions, occupés par des hommes en armes. Le bruit des moteurs couvre le ronronnement plus doux de la voiture de place. Les projections de lanternes électriques de poche illuminent la rue, dont tous les réverbères ont été éteints par des mains malveillantes. L’éclat des lumières est aveuglant au point que, dans leur brusque clarté, Thor et ses compagnons ne peuvent distinguer, sur les lourdes voitures, que les étincelles qui s’accrochent aux casques d’acier, aux pointes des baïonnettes, à l’or des passementeries.
On a dépassé le convoi sans incidents, chacun respire plus largement, car le danger vole aux trousses des trois amis et le moindre arrêt peut compromettre leur salut.
Mais ce répit est de courte durée: la voiture, tout à coup, stoppe si brusquement, que les voyageurs sont jetés les uns sur les autres.
Thor se penche à la portière; un canon de fusil se braque sur lui et, sous la lueur crue d’une lampe à acétylène, plusieurs civils apparaissent sur les marchepieds de l’auto.
—Qui êtes-vous et où allez-vous?
—Est-ce que j’ai des comptes à vous rendre? qui êtes-vous, vous-mêmes?
—Oh! oh! on ne parle plus comme cela, cette nuit! Etes-vous des nôtres ou de nos ennemis? Allons! dehors... votre voiture n’avancera qu’autant que nous aurons ouvert la barricade.
Thor veut encore répondre violemment, mais Grotthauser s’interpose, comme il a fait tout à l’heure et, le rejetant de côté, sans plus de façons:
—Je suis, dit-il, le conseiller national Grotthauser, du parti socialiste majoritaire, crie-t-il au jeune ouvrier dégingandé, qui a mené l’explication avec Tornten.
La lanterne s’élève et s’abaisse; à la lueur de la lampe, l’étranger a examiné l’industriel.
—Je vous prie de m’excuser, monsieur le conseiller national.
—Inutile, camarade... Peut-être savez-vous ce qui se passe dans notre camp et pourquoi le soulèvement a éclaté si tôt?
L’ouvrier se rapproche de la voiture:
—Nous avons été trahis, monsieur le conseiller national; l’arrestation de nos chefs a soulevé une violente indignation, qu’il n’a pas été possible d’enrayer. Cela a éclaté partout. Ce soir, on a commencé par les services publics; tous sont entre nos mains, bien que, par endroits, il y ait eu un commencement de combat avec les postes d’impériaux qu’on y avait placés. Les secteurs électriques, les usines à gaz, la plupart des gares, le service des eaux et, en général, tout ce qui est nécessaire à l’existence de la ville, tout cela est à nous.
«Mais il paraît que, dans le courant même de cette nuit, les troupes impériales doivent tenter de reprendre le terrain perdu. En plus des quartiers centraux de Berlin, elles ont fortement occupé les faubourgs du Nord, où se trouve leur camp. De Pankow et de Tégel, nous attendons, cette nuit, de vigoureuses contre-attaques. Il fera chaud, car de notre côté, nous nous préparons à une énergique résistance.
—Je vous remercie, camarade, et bonne chance!
—Bonne nuit!
La barricade est ouverte pour laisser passer l’automobile, qui se remet aussitôt en marche et continue à glisser dans le brouillard de la nuit.
—Alors, mort et désolation sur la malheureuse cité! gémit Tornten épouvanté.
—Et la guerre civile sur tout le territoire, achève tristement Grotthauser.
Ils ne parlent plus, préoccupés de leurs pensées, pendant tout le reste du voyage, qui se passe désormais sans rencontres désagréables, grâce à l’habileté du chauffeur et à la vitesse de la voiture.
Et, parmi les pensées qui, chez Tornten, prennent le dessus, il est étonné de constater que celles qui dominent ne sont pas celles auxquelles l’ont préparé ses nobles origines et son éducation de hobereau, élevé dans le respect des institutions et qui, certainement, avant le cycle de ces événements, aurait donné tous ses biens, tout son sang pour la maison impériale, et tout sacrifié pour le kaiser, même l’honneur.
Dans l’intervalle, l’automobile a atteint Dahlem; elle tourne dans la rue où se trouve la villa du capitaine d’Unstett et s’arrête devant la propriété. Les voyageurs descendent et Grotthauser recommande au chauffeur de ne pas s’éloigner, quelle que soit la durée de l’absence de ses clients. L’homme s’y engage et les deux amis, accompagnés de Carry, se dirigent vers la maison.
Un instant après, ils sonnent à la grille, qui s’ouvre aussitôt.
Une servante est venue au-devant des visiteurs et va leur demander ce qu’ils désirent, quand Grotthauser franchit délibérément et rapidement le seuil; il est immédiatement suivi par Tornten et Carry.
La servante, ahurie, s’informe:
—Que désirez-vous?
—Parler au capitaine d’Unstett, répond l’industriel.
—Monsieur le capitaine n’est pas à la maison.
Mais elle n’a pas fini sa phrase, que l’affirmation de la domestique est aussitôt démentie. Une porte, au fond du couloir, s’est entr’ouverte et la voix de Fritz d’Unstett prononce avec calme:
—Faites entrer au salon ces messieurs et cette dame; je viens tout de suite.
Le sang-froid d’Unstett, en présence de ses trois visiteurs, est surprenant; c’est à croire qu’il les a entendus et trouve lâche et mesquin de décliner l’explication.
La femme de chambre introduit donc tout le monde dans ce même salon où, quelques mois auparavant, Thor de Tornten avait rencontré le comte Kammitz.
A peine y sont-ils entrés que Fritz d’Unstett apparaît; il n’est pas seul: derrière lui se montrent les formes élégantes d’Ilse qui, vêtue de sombre, est indiciblement jolie et désirable.
Les circonstances ne comportent guère de politesses; pourtant Grotthauser va s’incliner, quand il remarque la mine rogue et arrogante du capitaine de cavalerie. Il rengaine net son geste et se redresse, non moins hautain, tandis que dans le silence qui a suivi l’entrée du maître de la maison et de sa compagne, retentit la voix tranchante de Tornten qui interroge:
—Où est mon fils? je veux ravoir mon fils! sinon...
Le capitaine de cavalerie lui fait face et les deux hommes se mesurent du regard. Unstett s’écrie, avec une violence qui se nuance déjà de la cinglante ironie dont il ne se départira pas dans la suite:
—Qu’en savons-nous, où se trouve votre enfant? Si vous l’aviez mieux gardé, vous n’en seriez pas réduit à le chercher. Vous en êtes responsable, monsieur de Tornten, et, quand la justice aura statué, la mère vous en demandera compte.
—Hypocrite! profère Thor dans sa fureur.
—Surveillez vos paroles, Tornten, gronde le capitaine de cavalerie; ce ne sont pas toujours ceux que la nature a doués d’une haute taille et de muscles solides qui sont les plus forts! Il y a d’autres armes qu’une paire de poings de rustre!
—M’est avis que vous feriez mieux, tous deux, de modérer vos propos, intervient vivement Grotthauser, car Thor va s’élancer sur Unstett et tous deux sont prêts à passer la parole aux armes; Unstett a déjà eu un geste suspect vers sa poche, que Tornten s’est empressé d’imiter.
Mais Grotthauser les a retenus à temps et le capitaine de cavalerie change de ton.
—Je suis absolument d’accord et je crois que notre entretien ne peut que gagner à rester dans le calme. Je demeure, pour mon compte, fermement persuadé que c’est par suite d’une erreur que sont venus, chez moi, ces deux messieurs, ainsi que cette dame que je n’ai pas l’honneur de connaître.
—Il n’y a pas d’erreur, réplique sèchement Tornten, je sais que mon fils est caché ici.
Unstett raille:
—On vous aura mal renseigné. Ma maison est à votre disposition. Vous pouvez la visiter de la cave au grenier et vous persuader qu’il n’y a pas, ici, trace d’un enfant.
Le ton est tellement péremptoire et l’officier de cavalerie si sûr de lui que Tornten a renoncé aussitôt à l’idée de profiter de son offre; il revient à la charge:
—C’est donc que vous avez éloigné mon fils, dans le cours de ces deux dernières heures!
—L’enfant n’a jamais été sous mon toit, affirme le capitaine.
Mais ces subterfuges ne sont pas à la convenance d’Ilse, dont les traits reflètent, pendant cette discussion, en un sourire narquois, la joie de la vengeance satisfaite. Elle s’avance soudain et, dans son regard, brille tout un monde de contentement et d’orgueil, lorsqu’elle crie au père de son enfant:
—C’est faux!... il n’y a pas une heure, je tenais mon petit dans mes bras, car c’est moi... moi seule qui ai attiré mon fils à Munich.
Thor chancelle et Grotthauser doit le soutenir d’une main ferme, mais, du même coup, dans ce geste, il le protège contre la velléité d’un retour offensif qui le jetterait, dans le paroxysme de fureur où il est, sur la femme qui le brave après l’avoir outragé.
—Eh bien, puisqu’il en est ainsi, confesse à son tour Unstett, sachez que l’enfant est en bonnes mains. Je trouvais inutile de vous en faire part, mais Mme de Tornten est d’un avis différent. Forte de ses droits, elle n’a pas à se défendre de son action généreuse.
—C’est un rapt odieux et lâche, hurle Thor, et digne d’une misérable sans honneur et d’un individu qui sacrifie à ses propres intérêts l’intérêt et l’existence de sa patrie.
Unstett va s’élancer sur lui, mais aussitôt il se domine et reprend, avec sang-froid, le ton de persiflage qu’il n’a pas quitté.
—Nous n’allons pas choisir précisément cette nuit pour épiloguer sur des questions de politique qui seront si bien résolues d’ici la venue du jour. A l’aube prochaine, Berlin sera de nouveau aux mains de son kaiser. Notez cela, messieurs. Et, pour votre tranquillité, apprenez que votre fils est sous bonne garde, parmi les troupes fidèles au kaiser. Il se trouve donc au milieu de ceux qui vont rétablir l’ordre en Allemagne.
—Ou l’esclavage, laisse entendre Grotthauser.
Unstett hausse les épaules:
—Il y a autant d’opinions que d’intelligences, et les unes, comme les autres, ne sont jamais exactement définies.
«Mais, je pense, ajoute-t-il, que l’objet qui vous attirait ici a cessé d’exister; vous savez où vous auriez, le cas échéant, à chercher le jeune Otto de Tornten et vous pourriez aller vous consulter ailleurs qu’entre mes quatre murs.
—Oui, nous partons, dit Tornten.
Et, tandis qu’il s’éloigne, avec Grotthauser et Carry, qui a suivi, dans une muette angoisse, l’explication entre les deux hommes et Ilse, il entend encore Unstett lui donner ce conseil ironique:
—Je veux encore vous mettre en garde, messieurs, contre l’idée qui pourrait vous venir de diriger vos recherches du côté de Pankow ou de Tégel. Il n’y fera pas bon d’ici peu et c’est une chose avérée que les balles frappent sans prévenir. Il serait, d’autre part, tout à fait incorrect qu’un ancien officier de la marine allemande se trouvât pris avec les chefs de l’insurrection qui combat son souverain.
—Taisez-vous! ordonne Grotthauser.
Puis, il pose, dans un geste d’apaisement, sa main sur le bras de Thor, qui va se jeter encore une fois sur son irritant adversaire, et le marin, accompagné de son ami dévoué, sort en courbant le front de la maison de celui qui lui a ravi sa femme, son fils et sa foi dans les hommes.
Dans l’escalier, Carry se presse de toutes ses forces contre la poitrine de Tornten, elle saisit sa main et la porte à ses lèvres en pleurant silencieusement. Tandis que l’infortuné père met son courage à dominer sa douleur, elle s’y abandonne toute et son cœur généreux frémit de compassion pour les souffrances de l’homme aimé.
—Tout s’arrangera, murmure-t-elle, dans un sanglot.
Il l’entoure de ses bras et répond doucement:
—Tant que tu me resteras, je ne désespérerai pas.
Grotthauser chemine lestement en avant et ils le suivent aussi vite, car il leur tarde de quitter cette maison où leur bonheur s’est effondré.
Arrivés dans la rue, il s’est passé tant de nouveau que cela suffit à les détourner entièrement des pensées qui leur torturent le cerveau et leur font battre le cœur depuis leur entretien avec Unstett.
La plus grande obscurité s’est répandue dans les rues, alors que Tornten se rappelle parfaitement qu’à son arrivée, les réverbères brillaient tout le long de l’avenue. Cette circonstance ne fait qu’accentuer la lueur qui emplit le ciel, au Nord, et qui est passée, maintenant, au rouge vif.
La fusillade crépite toujours, comme un martèlement léger dans le lointain, mais, par intervalles, une voix plus grave gronde, dont le tonnerre se rapproche de façon terrifiante. Des feux d’artillerie se déchaînent par-dessus la ville, si durement éprouvée déjà.
Le vacarme semble celui d’une grande bataille qui se déroulerait là-bas, autour du foyer d’incendie et qui menace de détruire tout ce que la civilisation et le génie de la race sont parvenus à rassembler ou à construire.
Et pour quelle cause cette nuit de terreur! pense Tornten, qui reste comme figé, debout, devant, la porte de la villa.
Cependant, une lumière brille dans l’obscurité, le phare de l’automobile; fidèle à sa parole, le chauffeur trapu, au collier de barbe noire, n’a pas abandonné ses clients, mais il n’est plus seul et, en approchant, on aperçoit, à la lueur de la lanterne, un étranger qui s’appuye à la voiture et parle avec volubilité.
Lorsque l’homme du volant entend les arrivants, il leur crie en toute hâte:
—Il faut nous presser, si nous voulons rentrer sans être inquiétés, messieurs. Je viens d’apprendre que la bataille est déchaînée dans les rues, avec la plus grande furie, depuis la place Alexandre jusqu’à la porte d’Oranienbourg et même au delà. Mais on tire également sur d’autres points, notamment le palais royal, dans Sous-les-Tilleuls et aux abords des gares et des établissements publics.
«Ailleurs, la populace met à profit les circonstances et pille les quartiers de la ville non atteints par la bataille et totalement dépourvus de garde. On arrête les voitures, on rançonne les voyageurs. De police, il n’en est plus question et chacun se défend comme il peut.
Thor de Tornten est devant l’homme qui a donné ces renseignements au chauffeur. Une curiosité le prend d’en entendre davantage.
—Est-ce que vos nouvelles sont bien fondées? La situation est-elle vraiment si terrible?
—C’est plus horrible qu’on ne saurait le décrire, affirme l’inconnu. Restez plutôt ici, je vous assure, et couchez n’importe où, dans le voisinage. En ce qui me concerne, je ne voudrais pour rien au monde me risquer à traverser Berlin en voiture par le temps qui court.
—Il y a le feu, au Nord?
—Tout le quartier paraît en flammes. J’ai eu l’occasion de parler à deux gardes rouges blessés, qui me l’ont confirmé. Les impériaux furieux déploient leur attaque et, des deux côtés, l’artillerie est entrée en action.
—Qui a le dessus?
—Jusqu’à présent, les ouvriers; ils ont réussi, au prix de pertes sanglantes, à repousser leurs adversaires. Devant la porte d’Oranienbourg, ils ont passé par les armes, sans autre forme de procès, une centaine de soldats réguliers prisonniers; on assure, en effet, que les impériaux eux aussi fusillent impitoyablement tout individu pris les armes à la main.
Thor frissonne et Jacob Grotthauser hoche la tête, comme pour marquer à quel point, lui et le lieutenant de vaisseau, avaient raison.
Le chauffeur s’impatiente:
—Partons-nous?
—Oui, nous partons, répond Tornten, aussitôt résolu.
—Vous verrez bien jusqu’où vous irez, fait le donneur de conseils qui hausse les épaules.
Carry monte la première dans le coupé, suivie des deux hommes. A peine la portière est-elle refermée que la voiture, dont le moteur ronfle doucement depuis un moment, se met en route.
Pendant les premières minutes du trajet, Thor et Grotthauser s’entretiennent de ce qu’ils viennent d’apprendre de la bouche de l’étranger.
—Il n’y a plus à en douter! de toutes façons une lutte criminelle, de citoyen à citoyen, est irrémédiable, fait l’industriel attristé, et j’ai peine à croire que la journée de demain apporte une décision. Si les impériaux sont vainqueurs, il leur reste encore tout l’empire à soumettre, et, si les braves qui luttent pour leur liberté et celle d’autrui prennent le dessus, cela n’implique pas que la cause du kaiser soit irrémédiablement perdue.
—L’ennemi extérieur n’a, du reste, pas dit son mot, ajoute Thor. Il aura beau jeu à tomber sur ce pauvre peuple, tout meurtri par des luttes intestines.
—Il n’y aura même pas à résister! Du moment que la paix intérieure craque, l’Allemagne se trouve livrée, sans volonté, comme sans défense, aux exigences des alliés.
—N’est-il pas effrayant, Jacob, que nous ayons tout prévu, que là-bas, en mer, mettant les camarades en garde contre ce qui allait survenir, tout cela ait pu se produire quand même?
—Ce qui est plus effrayant encore, c’est que tout ait lieu en faveur d’un seul et qu’un peuple entier verse son sang parce qu’un tyran veut régner.
Il se fait un silence et la voiture poursuit sa route; le bruit de la bataille continue cependant à résonner aux oreilles de Thor et, chaque fois que son regard se penche à la portière, il s’emplit de la lueur sanglante qui rougit le ciel nocturne.
Les détonations, les craquements sinistres semblent devenir de plus en plus distincts, comme si la voiture se rapprochait à chaque moment du théâtre des événements.
Tout à coup, comme l’automobile aborde un virage à toute vitesse, avant même qu’il soit achevé, le chauffeur a brusquement mis les freins et stoppé sur place.
Les voyageurs n’ont pu se rendre compte de ce qui se passe que déjà des formes se dressent, comme à l’aller sur Dahlem, tout autour du véhicule et que la portière s’ouvre.
Une rude voix crie dans l’obscurité:
—Dehors!
Mais la nuit n’est pas si profonde que dans les rues précédemment parcourues; sur la place où l’automobile vient de s’arrêter si brutalement flambent plusieurs feux de bivouac, et Tornten constate que l’on se trouve au milieu d’un campement d’ouvriers.
Ils ont entouré la voiture.
Quelques-uns, dont les traits révèlent qu’ils n’ont pas envie de plaisanter en cette nuit où le sang coule dans tout Berlin, ont dirigé sur les voyageurs des fusils menaçants, tandis qu’aux deux côtés du chauffeur d’autres, le revolver au poing, sont prêts à forcer son obéissance à la moindre velléité de résistance.
La voix retentit encore dans l’intérieur de la voiture:
—Allons, dehors, et vivement!
Grotthauser saute le premier sur la chaussée. Thor le suit et aide Carry à quitter l’auto. L’usinier se tourne vers celui qui les a interpellés, se nomme et décline les qualités qui doivent le faire bienvenir aux yeux de ces gens.
—N’importe qui peut m’en dire autant, répond le chef du groupe, un petit homme courtaud, aux cheveux rouges. Moi, je ne vous connais pas.
Grotthauser s’irrite et cherche dans la poche intérieure de son vêtement.
—Je puis justifier mon dire, réplique-t-il.
Mais au bout d’un instant il retire, tout décontenancé, ses mains vides et déclare:
—J’aurai perdu mes papiers!
—Voyez-vous cela!... Ah! il fait bon ne pas se laisser intimider, raille le garde rouge, féroce. Vous m’êtes maintenant, cher monsieur, plus suspect qu’avant. Remontez en voiture, vous et vos compagnons; nous allons nous rendre au commando du groupe N. E., place Alexandre; vous vous y expliquerez et l’on décidera ce qu’il faut faire de vous.
Grotthauser s’effare.
—Place Alexandre? Mais nous n’avons rien à faire de ce côté! C’est là que la lutte est le plus ardente et, ici, nous sommes presque rendus...
—Peut-être monsieur ne supporte-t-il pas le bruit de la fusillade?... ironise le rougeaud. On pourra lui procurer un peu de coton pour se boucher les oreilles... Mais, pour l’instant, continue-t-il en reprenant son sérieux, avec une affectation de politesse, vous voudrez bien me faire le plaisir personnel de remonter en voiture et de faire vite, car je vous accompagne et je n’ai pas de temps à perdre.
Grotthauser veut encore soulever des objections, mais déjà l’un des individus l’empoigne et le rencoigne dans la voiture. Tornten, qui a d’abord aussi pensé à résister, y renonce pour l’amour de Carry et reprend, sans y avoir été contraint, la place qu’il occupait précédemment.
Derrière lui, le chef de la bande grimpe et s’installe à côté de Grotthauser, qui fait lui-même face à Tornten et la jeune fille. Mais ce n’est pas tout: à droite et à gauche, deux gaillards déterminés viennent s’asseoir, jambes de-ci, jambes de-là, sur le plancher de la voiture, en laissant naturellement battre les portières; près du chauffeur, sur les marchepieds et même à l’arrière, sur le réservoir à essence, apparaissent également de farouches silhouettes.
Les ressorts plient sous ce poids inaccoutumé et le chauffeur, furieux, se rebiffe:
—Comme cela, je ne peux pas marcher!
—En avant, jeune homme, à moins que tu n’aies un goût prononcé pour les pruneaux, intime l’un de ses voisins.
Et déjà le lieutenant de vaisseau a cru entendre le crissement d’un revolver qu’on arme.
L’homme se décide à partir; la voiture démarre, lentement d’abord, puis plus vite, et glisse le long des rues toujours obscures. Elle court droit à travers les quartiers du sud, vers la place Alexandre, foyer de la lutte.
A chaque tour de roue les bruits de la bataille vont s’accentuant.
Bientôt, c’est un tel déchaînement qu’on ne pourrait entendre ses propres paroles. Les hommes accroupis aux pieds de Thor, et qui n’ont cessé de parler jusqu’alors, se taisent eux-mêmes. Une lourde préoccupation pèse sur tous les occupants du véhicule.
Des flammes viennent déjà lécher les toitures et le vent qui s’est levé chasse des gerbes d’étincelles vers le ciel incandescent. Des gens, chargés de tout ce qu’ils ont pu sauver, fuient à l’encontre de l’automobile; des cris, des appels déchirent l’espace; des voitures encombrées de blessés, des éclopés qui peuvent encore se traîner, des files de soldats réguliers prisonniers, que leurs gardiens poussent devant eux à coups de crosse, circulent en tous sens et tracent un tableau d’inoubliable détresse.
A un moment donné, la voiture s’arrête sur l’ordre du rougeaud, qui crie à un garde rouge venant à l’opposé:
—Comment cela va-t-il là devant?
—Bien! Il faudrait du renfort.
—Ceux de Rixdorf sont-ils arrivés?
—Depuis onze heures; mais il ne doit plus en rester, car ils ont été pris dans un tir d’artillerie.
—Malédiction!... Et d’où attend-on du renfort?
—Le sais-je? répond l’homme, qui a déjà repris sa course.
Et l’automobile démarre.
On apprend bientôt que l’on arrive dans les rues où se trouvent les dernières réserves de l’armée des ouvriers, qui, cette nuit, ont déclaré la guerre au kaiser, et sont à coup sûr aussi bien commandés que les fidèles de Guillaume de Hohenzollern. Partout on rencontre des signes d’ordre et de discipline.
Grotthauser explique à voix basse ce que Tornten ne voit pas lui-même.
—Ici, dans cette rue latérale, il y a encore une centaine d’hommes; là, où tu vois devant nous ce débit ouvert, se trouve une ambulance ou un sous-secteur de commando. Nous avons tout prévu, tout organisé pour le mieux. Le mouvement s’est déclenché quelques jours trop tôt pour nous, mais on semble avoir eu l’esprit de ne rien changer à nos directives.
Maintenant, s’il veut être entendu, Grotthauser doit crier, car en dehors de Tornten aucun des occupants de la voiture ne peut saisir ses paroles tant est devenu violent le tapage de la fusillade et de la canonnade, sans compter les autres causes de vacarme.
L’automobile, sur l’ordre du rouquin, se range devant un local dont toutes les fenêtres sont éclairées au rez-de-chaussée. Il semble qu’on soit à quelque cent pas à peine des combattants; la fusillade crépite, le canon tonne sans interruption, dans le voisinage immédiat des survenants.
—A qui cette voiture? demande une sentinelle qui se tient devant l’entrée de l’immeuble.
—A nous, camarade, fait le chef des travailleurs, qui descend. Nous l’avons arrêtée et amenée avec ses voyageurs, qui nous ont paru suspects.
—On en trouvera l’emploi, dit le garde en s’effaçant. Avant une demi-heure, nous serons forcés de filer d’ici.
—Où cela?
L’interlocuteur indique une direction derrière lui, celle d’où vient l’automobile.
—Par là!
—Cela va donc si mal?
—Nous avons perdu beaucoup de monde sous les grosses mines; chaque atteinte nous a coûté une position. Les impériaux progressent pas à pas. Dans la rue Neuve-Royale et la rue de Prenzlau, il n’y a plus une maison intacte. Ensuite, ç’a été l’incendie qui nous a enfumés... Je crains bien que tout ne soit perdu!
L’homme à la toison rouge ne répond pas, mais se précipite dans la permanence où de nombreux individus s’affairent autour d’une table à laquelle les commandants de la garde rouge sont assis devant les plans de la ville.
Thor, ainsi que Grotthauser et Carry, sont poussés dans la salle derrière leur guide. Une épaisse fumée de mauvais tabac, des relents de bière et de vin les prennent à la gorge dès l’entrée. On les environne, on les ahurit de questions.
D’ailleurs, avant même qu’ils aient eu le temps d’y répondre, Jacob Grotthauser est reconnu.
—Que vous est-il arrivé, monsieur le conseiller national? lui crie-t-on de toutes parts.
Il rit d’un rire contraint et s’explique. Le chef à barbe rouge et ceux qui ont procédé à son arrestation se précipitent et se confondent en excuses. Il a la bonne fortune d’entendre Grotthauser demander qu’il ne soit pas inquiété pour son erreur, et le petit homme, lui frappant amicalement sur l’épaule, déclare qu’en somme il n’y a eu aucun mal.
Réintégré dans son prestige, il s’empresse de conduire Thor et Carry dans l’arrière-boutique et de les y installer; mais comme il retourne lui-même prendre place auprès du commandant supérieur et de son adjoint, Thor s’attache à ses pas, mû par la curiosité de connaître le cours des événements.
C’était bien comme l’avait dit la sentinelle.
Les troupes du kaiser semblent victorieuses sur toute la ligne. De Tégel et de Pankow, elles ont avancé simultanément et conquis, dans un combat de rues acharné, maison par maison, carrefour par carrefour.
Elles progressent à la faveur du canon, des lanceurs de mines et de liquides enflammés, des grenades à mains; et quand le corps à corps ne permet plus l’usage de ces armes, en bousculant à l’arme blanche les insurgés.
Le nombre des victimes, dit-on à la table, est effroyable de part et d’autre, car les vaincus se sont défendus avec énergie. Mais il semble que la bataille ait été décisive et, précisément, les avis en parviennent aux chefs des rebelles dans le moment que Thor et Grotthauser approchent de leur groupe.
Un jeune gaillard, ceint d’une écharpe rouge, le bras maintenu dans un bandage, rouge aussi de son sang, s’avance:
—D’où venez-vous? demande un homme brun, imberbe, qui paraît être le commandant suprême et en qui tout dénote l’ancien officier de carrière.
—Je vous suis envoyé par le camarade Kruger, de la rue Alexandre.
—Eh bien?
Le jeune homme baisse la tête et répond d’une voix sourde:
—Tout est perdu!... Nous n’avons eu, d’abord, en face de nous que les contingents réguliers venant du Nord; mais nous avons été refoulés dans la rue Alexandre, et, maintenant, nous sommes débordés par des troupes impériales qui viennent du côté de la porte de Francfort.
Un regard vers la carte et le chef insurgé pâlit:
—Avez-vous reçu des renforts?
—Oui, mais à peine de quoi combler les pertes depuis minuit. Devant les lance-flammes, les gens se sauvent, car il n’y a pas à lutter.
L’homme à la carte se mord les lèvres; un silence se fait, qui dure plusieurs secondes; puis le chef s’écrie:
—Les Saxons devraient être ici dans deux heures; alors nous pourrions encore une fois tenter la chance. En attendant, il n’y a qu’à battre en retraite le plus lentement possible.
«Camarade, s’adresse-t-il à un homme assis auprès de lui devant la table, courez avec le reste de nos réserves et poussez vers l’Est. Tâchez d’arriver au pont Janowitz, sans quoi les ennemis pourraient passer par là et ce serait notre fin.»
L’interpellé s’empresse d’obéir, mais quelqu’un, dans les rangs pressés autour du bureau, s’écrie:
—Nous ne pouvons pas rester ici! Les premiers réguliers débouchent à l’instant sur la place Alexandre. Ils amènent des auto-mitrailleuses et vont bientôt balayer tout le terre-plein.
—Jetez cent hommes dans la station du chemin de fer souterrain. C’est le premier point à occuper au plus tôt.
—Trop tard! annonce alors un autre, qui accourt, essoufflé. La station est aux mains de l’ennemi.
Le chef du commando bondit:
—Ce n’est pas possible! bégaie cet homme qui ne perd pas facilement contenance.
—On n’a pas pu l’empêcher, renseigne le porteur de la nouvelle. Ils sont arrivés par le rail et ont en même temps ouvert sur les bâtiments une telle fusillade qu’il n’y avait pas à penser à la résistance. Je crains que nous n’ayons pas un homme de sauvé dans cette affaire!
—Alors, filons!... Vite, hors d’ici! Avant dix minutes, il nous faut être dans notre quartier général de la rue du Cloître.
Beaucoup des assistants sont enchantés de cette occasion de descendre dans la rue et de porter la lutte dans les quartiers du sud; un petit nombre rassemble papiers et cartes pour les emporter dans la fuite. La plupart semble avoir subitement perdu la tête; en moins d’une minute, le local est vide.
Thor et Grotthauser sont accourus auprès de Carry pour la mettre au courant de ce qui se passe.
—Restons et attendons la troupe, dit la jeune fille.
—Il ne faut absolument pas que je tombe entre les mains des impériaux, se défend Grotthauser.
—Et moi encore moins, appuye Tornten. Ils n’auraient qu’à croire que j’ai pris part à la bataille!
—Alors, allons! fait simplement Carry.
A peine les trois fugitifs ont-ils atteint la sortie qu’ils perçoivent, à travers le grondement du canon et le crépitement des fusils, les cris et la bousculade des fuyards, qui dévalent par la rue Alexandre. Ce sont des civils armés, d’autres qui ont jeté leurs armes pour trouver dans la fuite un salut plus certain. Sans aucun doute, les impériaux sont sur les talons des ouvriers en débandade et l’on commence à entendre, dans la rue même, des coups de feu isolés.
—Maintenant, il n’y a pas une minute à perdre, s’écrie Grotthauser. Sortons et longeons les maisons vers la rue Royale.
Il s’élance hors du local et, derrière lui, Thor entraîne et soutient Carry. Il entend à ses oreilles le sifflement bien connu des balles.
Au bout de la longue rue, une auto-mitrailleuse vient d’être braquée et commence son action meurtrière. Tornten voit autour de lui des hommes s’affaisser, des mourants baigner dans leur sang, des fuyards franchir les corps de ceux qui sont tombés et font obstacle à leur fuite.
Sans se douter qu’ils courent à leur perte, un grand nombre de fugitifs s’engouffrent dans le local que Tornten et ses amis viennent d’évacuer.
Suivant le conseil de Grotthauser, le lieutenant de vaisseau et la jeune Anglaise rasent d’aussi près que possible les murailles des maisons.
De là-bas, où les troupes impériales débouchent, arrive maintenant une véritable pluie de projectiles, balayant tout ce qui se trouve sur la chaussée. Par files entières, les fuyards tombent et leurs cris d’agonie se confondent dans le vacarme des armes à feu.
Une gerbe de la mitrailleuse, qui prend la rue en écharpe, à gauche, vient à un moment cribler le mur derrière Thor et ses amis. Des éclats de pierres jaillissent autour d’eux, mais presque aussitôt le danger paraît écarté provisoirement, car le mitrailleur, derrière son bouclier, a réglé son tir et jugé préférable de le concentrer sur le milieu de la chaussée.
—Nous ne pouvons pas aller plus loin, gémit Grotthauser, qui a presque perdu le souffle. Entrons vite quelque part, ou je tombe.
—Il faut que nous trouvions un abri avant que la mitrailleuse nous ait de nouveau repéré, crie en même temps Tornten.
Il presse Carry plus fortement contre sa poitrine, comme s’il pouvait ainsi la protéger de la mort qui vole autour d’eux. Devant lui se dresse une maison, avec un avant-corps qui leur offre un couvert. Il y court.
Mais soudain le frêle corps de la jeune fille qui pèse si peu à son bras frémit, puis se détend et s’affaisse le long de lui.
—Qu’as-tu, Carry?
—Je crois que je suis touchée, gémit-elle tout bas.
Le cœur du lieutenant de vaisseau se contracte. En deux bonds il se met, avec son fardeau léger, provisoirement en sûreté, sous le porche voisin; son ami n’y arrive qu’après lui.
Ils s’y arrêtèrent, le souffle coupé.
—Carry est blessée, crie Tornten à l’industriel désolé.
Doucement, il la dépose sur le sol, en lui soutenant seulement la tête sur son bras. A la lueur de l’incendie, qui couvre le ciel de sa pourpre inquiétante, il constate avec douleur que la jeune fille a fermé les yeux et semble souffrir énormément. Il découvre aussi la blessure et un cri d’horreur s’échappe de ses lèvres lorsqu’il aperçoit le petit trou noir qu’a laissé la balle un peu au-dessous de l’épaule gauche.
—Elle se meurt, crie-t-il d’une voix retentissante.
Il cache sa figure entre ses mains, et c’est maintenant Grotthauser qui soutient de son bras la jeune fille agonisante. Thor peut voir son ami qui caresse doucement, avec pitié, le visage de la petite blessée.
Thor obéit. Son poing s’abat lourdement sur le chêne massif; mais le hasard veut que, dans ce mouvement, il rencontre involontairement le loquet... et la porte s’ouvre.
Grotthauser soulève le corps de Carry Bolton et s’empresse vers l’intérieur de la maison. Une fois là, Thor de Tornten referme soigneusement la porte derrière lui.
—Sauvés! dit l’industriel, qui tâtonne dans l’obscurité.
—Non, perdus, car la vie de Carry est menacée, répond Tornten brisé de douleur et de crainte pour sa bien-aimée.
—Donne de la lumière!
Le lieutenant de vaisseau fait jaillir la flamme de son briquet, à la lueur duquel les deux amis se voient dans un vestibule luxueux, d’où, à droite et à gauche, des escaliers accèdent aux étages de l’immeuble.
—Je vais chercher le portier, propose Grotthauser, qui tient toujours entre ses bras le corps de la jeune Anglaise.
—Inutile, on vient.
Une porte s’ouvre, en effet, vers la gauche, et un homme s’avance, portant à la main une lampe. Il est vêtu comme en plein jour; le vacarme de cette nuit de terreur l’a tenu éveillé.
—Qui êtes-vous et comment êtes-vous entrés dans la maison? crie-t-il aux deux amis.
—La porte n’était pas fermée, répond le lieutenant de vaisseau. Sans être aucunement acteurs de ce drame, nous nous sommes trouvés pris sous le feu d’une mitrailleuse; cette dame est blessée. Aidez-nous à la coucher et à faire venir un médecin.
Le concierge a examiné l’aspect des deux personnages; il devient plus poli.
—Suivez-moi, je vous prie, fait-il.
Ils pénètrent dans la loge qui se trouve à gauche de la porte d’entrée. La femme du concierge paraît et s’empresse auprès de la blessée. On transporte celle-ci dans la chambre à coucher du couple. La bonne dame défait la jaquette et la blouse de Carry et s’écrie, apitoyée:
—La pauvre! Elle est grièvement blessée!
Thor, dont toutes les pensées se concentrent sur Carry, se tient auprès d’elle et contemple les mains diligentes de la concierge.
—Où y a-t-il un médecin?
—Il y en a un dans la maison.
—Vite, courez le chercher... Vite, je vous prie! implore le lieutenant de vaisseau, qui pousse presque le portier dehors.
L’homme s’empresse. Des minutes tombent; Grotthauser s’est affaissé dans un siège près du lit où Carry repose sans connaissance. Tornten tient dans les siennes la main exsangue de la bien-aimée; la femme étanche doucement le sang qui coule de l’épaule blessée.
Dans la pièce simplement meublée, on n’entend que la respiration sifflante de Carry ou un sanglot qui s’échappe de la poitrine du colosse blond, à ses côtés.
Le concierge reparaît. Il est accompagné d’un vieillard à barbe grise, le médecin, qui a en toute hâte endossé une blouse blanche et pris à tout hasard sa trousse de chirurgien.
Sans perdre de temps en salutations oiseuses, il court vers le lit où l’on a déposé Carry, se penche sur celle-ci et examine attentivement sa blessure.
Thor de Tornten scrute la physionomie du vieux docteur. Sans pouvoir préciser dans quelles circonstances, il a l’impression de l’avoir déjà rencontrée, de l’avoir eue à diverses reprises devant les yeux. Mais, en ce moment, l’anxiété de connaître le sort de Carry annihile toutes ses facultés.
Le médecin se redresse en esquissant un geste d’impuissance.
—Je crains que toute science humaine soit inutile.
Un cri sort des lèvres de Thor, qui tombe sur ses genoux, près du lit. Il sanglote éperdument en appelant Carry avec des accents si déchirants qu’il semble vouloir, par le son de sa voix, rappeler à la vie l’agonisante.
—Une opération n’est-elle pas possible? entend-il Grotthauser demander au médecin, près de lui.
—Elle est en tous cas inutile, car le projectile a pénétré par la région dorsale pour ressortir entre la troisième et la quatrième côte, sans déterminer aucun lésion apparente. Il faut croire qu’il s’est produit une hémorrhagie interne. Cependant, je vais appliquer un pansement, conclut le docteur.
Tandis qu’il s’occupe de Carry, la douleur de Tornten fait place à un sentiment de colère et de haine contre ceux qu’il accuse d’être les auteurs des atrocités et des malheurs qui ensanglantent cette nuit d’automne.
Si elle doit mourir, la douce fille qu’il chérit, il se promet de tirer de sa mort une vengeance qui soit digne d’elle... D’ailleurs, elle ne peut pas mourir, songe-t-il soudain, tout en contemplant anxieusement son pâle visage comme pour tenter de déchiffrer le sens des tressaillements qui le parcourent et des convulsions qu’y produit la souffrance.
Mais elle s’éveille sans qu’aucune intervention ait déterminé ce retour à la vie suspendue; elle lève les yeux et son regard rencontre celui de Tornten, agenouillé à ses côtés.
—Carry! s’écrie-t-il dans un mouvement de joie et de crainte à la fois.
—Où suis-je? demande-t-elle.
Mais elle parle si bas que le son de sa voix ne parvient à l’oreille de l’homme agenouillé que comme un souffle léger.
—Tu es à l’abri, Carry. Mais, dis-moi, comment te sens-tu?
—Si libre... si légère... si...
Elle se tait et, dans l’angoisse qui l’étreint, Tornten plonge son regard dans ses yeux. Il la voit s’en aller, il la voit mourir aussi distinctement que s’il mourait lui-même avec elle. Aucun son ne vient à ses lèvres, aucun pleur ne monte à ses yeux. Muet, il assiste au départ pour l’éternité de tout ce qui lui reste sur la terre; muet, il se jette sur la morte et couvre son corps de baisers...
Quand il veut se relever, ses jambes se refusent à le soutenir, et il retombe lourdement, sans voix, sur le sol...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Maintenant, c’est comme s’il était revenu au point de départ de tous ces événements étranges, de tous ces spectacles d’épouvante et de souffrance.
Les nuages sanglants de la fièvre déferlent de nouveau sous les yeux de Thor, une douleur intense siège dans son cerveau et il demande à boire, car la soif le torture.
Il sent qu’on s’occupe de lui, mais il ne peut apercevoir la main charitable qui l’entoure de ses soins. C’est en vain qu’il cherche à ouvrir les yeux.
Une chose est certaine; il est étendu, de nouveau, sur une couche blanche, dans une pièce claire, ensoleillée, et, autour de lui, se meuvent des formes également claires, du même ton que son entourage, comme si elles en étaient partie intégrante.
Aussitôt qu’il peut former une pensée, il appelle la mort, car le souvenir de la mort de Carry le hante et emplit son cœur du désir de la fin.
Cependant l’ombre de la jeune fille l’environne comme si elle ne s’était pas endormie dans l’éternité. Autour de lui, elle s’empresse, redresse les oreillers, lui tend le rafraîchissement qu’il absorbe avidement. Mieux encore, elle s’incline très bas sur lui et presse tendrement contre les siennes ses lèvres de vierge. Et il reçoit d’elle l’impression non pas du froid de la mort, mais de la chaleur réconfortante d’une jeune vie ininterrompue.
Puis d’autres images paraissent, comme des fantômes dans le délire de la fièvre. C’est une ronde infernale qui fait tournoyer autour de son lit tous ceux qui ont si souvent occupé, torturé son esprit: le kaiser, Jacob Grotthauser, ses camarades du cabaret de Schwanbach, sa femme Ilse, son fils, Anton Kunst et cet ami perfide dont la vue, chaque fois, l’emplit de rage. Et ils voltigent autour de lui en apportant la douleur ou la joie, car il les voit s’agiter avec une étrange netteté, comme s’ils étaient réellement devant ses yeux...
A un moment, parmi ces hallucinations fébriles, une image se détache des autres et vient s’asseoir tout près, au bord de son lit, saisit sa main et lui parle.
Et il perçoit nettement la voix de Jacob Grotthauser:
—Me comprends-tu, Thor?
—Je te comprends.
—Tu es resté longtemps sans connaissance. Entre temps, nous avons enterré Carry Bolton et le tertre humide bombe encore sur sa frêle dépouille.
—Dieu, que je suis malheureux!
—Tu peux l’être, car tu as beaucoup perdu en la perdant. Mais tu peux en tirer vengeance, Thor.
—Ne me tente pas, Jacob. Il faudrait quelque chose d’effroyable pour venger Carry.
—Tu le dois... et du même coup tu délivreras le pays du joug de l’oppresseur.
—Pourquoi précisément moi? Je l’ai vénéré et il fut mon ami.
—Insensé! Tant qu’il a pu se servir de toi, il t’a trouvé assez bon pour lui. Maintenant, tu ne comptes plus.
—Il croit bien faire pourtant en imposant sa volonté à la masse. Il commet peut-être une erreur, mais pas un crime.
—Songe que par sa volonté des milliers d’hommes ont été anéantis.
—Je ne pense qu’à celle-là seule qui signifiait pour moi la vie et le bonheur.
—Tu es lâche, Thor.
—Ne dis pas cela, Jacob, car je suis prêt à tout ce qui demande du courage et de la résolution. Je sens en moi des forces que je puis employer à ma vengeance.
—Eh bien, emploie-les.
—Aide-moi!
—Je t’aiderai. Patience! Bientôt je te conduirai là où tu pourras assouvir ta vengeance.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Thor s’est relevé et erre par les pièces de son appartement.
Il est seul comme s’il n’existait plus en dehors de lui un seul homme sur la terre. C’est en vain qu’il tourne autour du petit lit vide de son enfant et en contemple les coussins restés intacts, en vain qu’il cherche Carry Bolton. Son valet de chambre lui-même est devenu invisible.
Dans la maison, le silence est absolu et à travers les fenêtres aucun bruit ne monte de la rue, généralement remplie de toute l’animation de la capitale.
Lui-même, Tornten semble circuler dans sa demeure sans aucun autre but que d’y chercher vainement les deux êtres chéris.
Soudain, il tressaille. Il a perçu un bruit de pas; il est précisément dans son cabinet de travail, et, derechef, il entend quelqu’un marcher de droite et de gauche dans une pièce voisine.
Il ouvre la porte et aperçoit un homme de haute taille, revêtu de l’uniforme de la marine allemande et qui, à sa venue, s’arrête et se tourne vers lui.
—Kammitz! s’écrie Tornten, à la fois surpris et ému.
—C’est bien moi, Tornten, répond le comte, aussi calme que si sa visite dans la demeure de son ancien ami n’avait rien que de très ordinaire.
—Qu’est-ce qui t’amène chez moi? demande l’officier blond après un court silence.
—Le désir de te parler et de t’apporter d’importantes nouvelles.
—Comment es-tu entré dans mon appartement?
—C’est ton valet de chambre qui m’a introduit il y a quelques minutes.
Thor ne peut s’expliquer pourquoi il n’a pas vu Toman, mais la présence du comte Kammitz le dispense de plus amples réflexions.
—Prends un siège, fait-il en fermant derrière lui la porte au verrou.
—Merci, Tornten. J’ai peu de choses à te dire et il vaut mieux que nous nous parlions debout et face à face, d’homme à homme.
—Viens-tu me raconter que vous êtes victorieux?
—Ici, au moins, nous sommes restés vainqueurs, répond le comte. La capitale est à nous et, dans toute la région du Nord, il n’y a pas une force adverse pour nous inquiéter. Pour le Sud, nous en viendrons facilement à bout.
«Ensuite viendra la danse avec l’ennemi extérieur, qui se terminera à notre avantage, car alors tout l’empire allemand sera soumis au kaiser.
—Tu veux dire opprimé par le kaiser, dit Thor amèrement.
Le comte le regarde presque douloureusement.
—As-tu donc toujours de nous et de nos entreprises une opinion aussi fausse? Ne vois-tu pas clairement, Tornten, que nous faisons le bien du peuple en le forçant à reconnaître notre maître?
—Qu’est-il?... Un homme, après tout!... Où prend-il le droit de régenter d’autres hommes?
—Il est le pouvoir! s’écrie Kammitz d’une voix forte, et aucun peuple ne peut grandir sans un pouvoir qui le dirige.
—Et les autres nations qui n’ont pas de kaiser? Qui gouverne, en France; qui, aux Etats-Unis?
—Le roi Franc et l’empereur Dollar. Heureux le peuple qui n’a pas à s’incliner devant une semblable autorité!
—Tu ne saurais me convaincre, Kammitz. Je conserve l’opinion que je dois à un autre ami, animé de sentiments plus nobles que les tiens.
—Tu parles de Grotthauser?
—De lui-même.
—Ignores-tu son sort?
—Je l’ignore.
—Je suis venu pour te l’apprendre... Il est entre nos mains. Hier, il a été arrêté; aujourd’hui, la cour martiale prononce son arrêt, et, demain, la sentence...
Thor voit une nuée d’étoiles scintiller et s’interposer entre lui et son interlocuteur; il veut crier, mais aucun son ne sort; il reste figé devant son camarade; ce dernier grandit, grandit jusqu’à atteindre la taille d’un géant et sa silhouette familière s’érige, maintenant, menaçante, comme un mur de rochers.
—...Et la sentence? gémit le délirant.
—La sentence: douze balles dans la peau!... Est-il répondu dans un grondement de tonnerre, tandis que le scintillement des étoiles se noie et se perd dans la fumée et dans le sang...
Dehors, l’aube blanchit. Dans la lucarne carrée de l’étroite cellule, les premières lueurs d’un jour indécis flottent et se glissent à travers les barreaux de fer. Le froid filtre par les crevasses, par les fentes des moellons mal assemblés; l’air, empuanti, sent la pourriture et donne la nausée. Du plafond suinte une humidité abondante qui inonde le sol d’une boue visqueuse.
Où donc Tornten est-il?
Il se le demande, car il éprouve et vit ce spectacle; ses yeux reflètent, son esprit embrasse le triste spectacle de misère et d’horreur sans qu’il ait lui-même l’impression de froid et d’humidité, sans que l’odeur de charogne pénètre ses sens.
Ce n’est pas lui qui est dans le cachot lugubre, assis sur le tabouret devant la misérable fenêtre ou étendu sur le lit de camp, où repose pourtant un corps.
A-t-il la faculté de planer au-dessus de toutes ces laideurs ou bien les contemple-t-il simplement par une ouverture du réduit? Mais non, il peut s’y déplacer, s’approcher de l’étroite lucarne et regarder en bas, dans la cour de la forteresse. Rien ne l’empêche de se pencher sur l’hôte silencieux du lit de camp, où il reconnaît Grotthauser qui dort là d’un sommeil agité, peuplé de cauchemars et de visions d’horreur. Dans ce moment même, en effet, il a de grands gestes de bras comme pour repousser une apparition terrifiante.
Il s’éveille.
—Jacob! a crié Tornten.
Le dormeur s’est redressé, s’est assis sur le bord de sa couchette, a caché sa tête dans ses mains, mais n’a pas paru l’entendre.
—Jacob! a répété Tornten, en essayant d’enfler la voix.
Mais elle retentit si sombre et si creuse que lui-même en est saisi d’angoisse.
De son côté, Grotthauser n’a pas un mouvement vers son ami; rien n’indique qu’il ait perçu son appel. Thor pose la main sur l’épaule du prisonnier et le secoue, mais il ne s’éveille pas de sa rêverie et n’a pas l’air d’avoir senti le contact; il soupire profondément et persiste dans son indifférence.
...Et Thor de Tornten découvre ainsi qu’il n’est lui-même qu’une Idée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le jour naissant, d’un gris de plomb, monte à travers les barreaux de la cellule et Thor distingue de plus en plus nettement Jacob Grotthauser et son ambiance.
Derrière l’huis se fait entendre un bruit de voix et de pas. Une clef grince dans la serrure et la porte s’ouvre. Dehors, dans un couloir qui flaire le salpêtre et la vermine, des soldats s’alignent à la lueur d’une lanterne.
Un officier entre, suivi de deux gardiens. Il s’adresse à l’homme taciturne, toujours assis sur le rebord du lit de camp:
—Jacob Grotthauser, prononce-t-il.
Celui-ci se redresse en s’écriant:
—Est-ce donc déjà l’heure?
—Elle est proche... Ne me rendez pas ma tâche difficile.
Parmi les soldats, devant l’entrée du cachot, apparaît un civil qui pénètre dans la cellule. C’est le prêtre qui va assister le condamné dans son dernier voyage. Il place son bras sous celui de Grotthauser et entraîne doucement le petit homme barbu au dehors.
Thor de Tornten veut crier, car il sait maintenant ce qui va se passer, mais il sent que sa voix ne rend aucun son. Il suit, par les couloirs étroits et moisis, les soldats qui escortent et encadrent Grotthauser; il entend les paroles consolatrices du pasteur; lui-même voudrait parler à son ami, la douleur l’étreint; mais ses efforts restent vains, il flotte comme une Idée derrière le cliquetis des armes et assiste, impondérable et impuissant, à toute la cruauté du spectacle.
Ils arrivent dans la cour qui semble plus sombre encore en ce moment même où toute la lumière du matin l’emplit. Entre les pavés pousse une herbe d’automne d’un vert grisâtre; gris sont les murs, gris est le ciel qui éclaire cette minute, gris semblent à Thor de Tornten les visages des nommes casqués, et gris encore les traits du condamné et du pasteur qui l’assiste.
L’officier lit la sentence. Thor l’entend mot pour mot, mais les mots n’ont pas de sens pour lui; quelques-uns, seulement, isolés, accrochent son esprit et sa mémoire.
...Haute trahison... Participation à la révolte... Conseil de guerre... Cour martiale... Mort!...
Mort! ce dernier mot l’a frappé comme un coup de massue.
Atterré, il s’élance vers Jacob Grotthauser qui n’a pas entendu la voix monotone du greffier, mais il constate à ce moment qu’il n’est visible pour personne, ni pour le condamné, ni pour ses bourreaux, et, cependant, lui-même il perçoit les exhortations du pasteur et la réponse de Grotthauser:
—C’est bon, mon révérend, je crois à tout ce qui, dans ce monde, est, a été ou sera bon et grand; et nul ne l’a été plus que Jésus-Christ, soit comme fils de Dieu, soit comme fils de l’homme.
Ensuite il s’écarte et parlemente avec l’officier:
—Non, je ne veux pas de bandeau!
—A votre aise!
Jacob Grotthauser marche seul jusqu’au mur où il va recevoir la mort. Personne ne le conduit, seul Thor est à son côté. Mais il sait qu’il flotte invisible autour de l’ami d’enfance.
Le condamné se redresse devant le peloton. Il semble à Tornten que lui-même ait passé son bras autour de la taille de Grotthauser. Les larmes sont à ses yeux, des sanglots le secouent, mais aucun des hommes qui sont en face, alignés, ne voit ses pleurs.
—Jacob, je suis près de toi, dit-il de tout son cœur.
Mais celui qui va mourir ne l’entend pas.
Les soldats manœuvrent leurs armes qui vibrent en un cliquetis sec; les bouches sombres des canons ouvrent, en face du condamné, leurs trous noirs. Thor les voit comme lui; un silence inhumain règne alentour:
—Feu!
Dans la détonation des fusils, dans l’éclair qui lance la mort, Thor de Tornten hurle de douleur, comme une bête blessée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Thor est seul auprès du mort. Un silence profond pèse sur lui. Les hommes ont quitté le lieu du supplice.
La dépouille de Jacob Grotthauser gît le long du mur, à l’endroit même où le condamné s’est affaissé. Tornten croit avoir été, lui aussi, atteint par les coups de feu.
Une atroce sensation de brûlure lui a traversé le crâne, comme si une balle l’y avait frappé. Il lui semble, maintenant, qu’un feu d’enfer flambe dans sa tête et sa douleur croît, d’instant en instant, jusqu’à devenir d’une violence inouïe. Il pense être accroupi devant le corps de son ami, mais encore une fois il sent qu’il flotte autour de lui.
Il le voit de la sorte, allongé dans l’immobilité d’une dernière convulsion, comme grandi par la mort. Les trous béants des blessures lui apparaissent comme des bestioles hideuses, sanglantes, au visage, à la poitrine, au ventre. La bouche est restée entr’ouverte et, dans la fente des lèvres barbues, brille l’émail des dents. Au bout des bras, qu’a déjà envahis la rigidité de la mort, les poings se sont crispés et Thor croit lire une malédiction dans les yeux ouverts, inhumains et troubles de son ami mort.
Il se penche et l’embrasse au front. Mais, horreur! à ce contact, il lui semble que la tête a remué. Il recule et regarde les traits du cadavre qui, subitement ont repris l’animation de la vie.
Ne se trompe-t-il pas?
Les yeux du mort ont maintenant retrouvé leur ancienne expression. Jacob Grotthauser lui rit, de son sourire cordial et familier, il parle même:
—Es-tu venu, ami, me rappeler ma promesse?
—Quelle promesse?
—Je te conduirai là où tu pourras assouvir ta vengeance.
—Tu es mort! s’écrie Thor horrifié, mais, quand il veut se relever, la main du mort qui l’a saisi au poignet l’immobilise.
—Reste, ne te sauve pas, murmure la voix de Grotthauser, et suis-moi, car le même esprit nous guide et tous deux nous sommes également morts.
«Viens, la route est longue que nous avons à parcourir avant que le soleil ait atteint la moitié de sa course.
La résistance de Thor cesse; il se relève, en même temps que le mort et laisse Grotthauser, qui continue à tenir sa main, le diriger comme il ferait d’un aveugle.
Ils traversent ainsi la cour pavée, parviennent au porche fermé qui s’ouvre devant eux, et sortent dans la campagne. Sous leurs yeux, une route s’allonge à l’infini, si loin, si loin, qu’à l’autre bout ce n’est plus qu’un point à peine perceptible. A droite et à gauche s’alignent des rangées d’arbres entre lesquelles la chaussée s’étend, nue et déserte.
Et ils cheminent, ils cheminent interminablement et sans répit. Le compagnon de Thor ne lâche pas sa main hésitante. Chaque fois que l’ex-officier veut s’arrêter, et il lui semble, à chaque instant, qu’il lui faille interrompre sa marche, l’autre resserre son étreinte et l’entraîne. Parfois, aussi, il dit d’une voix sourde:
—Viens, la vengeance t’attend!
Combien de temps ont-ils marché? Un temps prodigieux, à coup sûr, mais Thor ne peut l’apprécier. Il se sent las, endolori, lorsqu’il voit enfin la longue route aboutir à un but. Elle pénètre dans une ville. Des alignements de maisons remplacent, de part et d’autre, les longues files d’arbres. Mais elles sont vieilles, tortues, bancales et branlantes. Les fenêtres semblent des yeux d’aveugles; derrière leurs persiennes closes, nul visage humain ne paraît.
Mais cette vision ne dure pas longtemps. Maintenant ce sont, parmi des jardins riants, des palais somptueux et toute la féerie de la richesse accompagne les pas des deux voyageurs. Derrière les grilles, Thor voit des pelouses bien tenues, d’un gazon vert et dru, au milieu desquelles scintille l’eau des étangs peuplés de cygnes, enjambés par de légers ponceaux.
Mais d’hommes, toujours point. Le décor prestigieux n’est habité que par la solitude et le silence.
Enfin, les voyageurs parviennent à un portail fermé. Jacob Grotthauser le heurte du poing et il s’ouvre. Un parc, avec de vieux et beaux arbres s’étend d’autre part et accueille Thor et son guide.
Tornten reste interdit. Il croit reconnaître le paysage.
—Qu’as-tu? Pourquoi hésites-tu? lui demande son ami mort.
—Je crois que nous sommes à Amerongen.
—Qu’importe où nous sommes, si nous y trouvons ce que nous cherchons.
Tornten essaie de s’arracher à l’étreinte de son camarade, mais déjà une apparition qui surgit dans la verdure du parc s’est emparée de son attention.
C’est un homme qui marche lentement, là-bas, au long d’une allée. Il porte une canne à béquille et s’en sert pour décapiter distraitement quelques tiges de plantes qui poussent en bordure de la pelouse.
Thor de Tornten n’a pas de peine à identifier l’image, car il l’a vue, maintes fois, sous les ombrages du parc d’Amerongen. Il lui semble revenir aux jours de paix qu’il a vécus alors, en ce même endroit, hors les frontières de son pays.
Jacob Grotthauser s’arrête et retient son ami d’une main de fer.
—Le vois-tu, Tornten?
—Oui, c’est lui!
Thor pense à Carry; il revoit, dans les rues sombres de Berlin, les hommes jetés bas par la fusillade. La colère s’empare de lui.
Il pousse un cri et s’élance, mais son cri n’a pas de répercussion et son mouvement passe inaperçu. Il n’en bondit pas moins vers l’apparition; ses mains s’accrochent au col du proscrit. Elles n’ont saisi que le vide; ce sont bien les traits, la stature du souverain déchu,—il les connaît trop pour s’y tromper—mais il semble à Tornten que le banni, inconscient de sa présence, passe au travers de lui.
Et, par là, Thor reconnaît que pour celui-là aussi il n’est qu’une Idée; il comprend qu’il n’est qu’une Idée pour des centaines, des milliers d’êtres et qu’il n’a pas plus le pouvoir d’émouvoir celui-là que tous les autres.
Car le kaiser poursuit sa route, insoucieux; un sourire erre sur son visage, à l’ordinaire si grave et rien ne montre qu’il ait senti passer le souffle de haine qui s’est abattu sur lui, sans défense, pour s’évanouir aussitôt ensuite.
Derrière lui, Thor s’est écroulé; il sent, maintenant, l’étreinte du Néant qui, soudain, dépeuplé de songes, mais d’autant plus effroyable et irrésistible, s’abat sur lui. Il se débat en une résistance désespérée, mais la mort le tient de toute sa puissance.
Une fois encore, il croit voir le visage de Jacob Grotthauser, marqué des stigmates de la mort, se pencher sur lui; il sent l’ami qui l’a précédé dans la tombe, caresser doucement encore son front douloureux; puis, tout de suite, c’est Carry qui survient, qu’il appelle dans un désir passionné.
Puis, enfin, il sombre dans l’abîme d’où il n’est pas de retour et s’enfonce toujours plus loin... plus loin...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Il est mort! s’écria le professeur qui, en se redressant, venait de laisser retomber le bras inerte de Tornten, dont il avait, tout à l’heure, tâté le pouls.
Et, comme Carry Bolton sanglotait et donnait libre cours à ses larmes réprimées à grand peine pendant la douloureuse agonie du blessé, le vieux médecin, plein de cordialité, continua:
—Vous pleurez, miss Bolton, comme si quelqu’un de très cher vous était enlevé.
—Je suis vivement affectée par cette mort, en effet, à cause de l’enfant qui tenait tant à son père, murmura-t-elle en rougissant beaucoup.
—Croiriez-vous, par hasard, miss Bolton, qu’il soit mauvais ou honteux d’aimer? Non, mon enfant, les belles natures seules éprouvent cet admirable sentiment dans toute sa sincérité. Et je puis en témoigner, moi qui vous ai observée durant ces cinq jours et ces cinq nuits, vous, vous n’êtes pas de celles qui ne voient dans l’amour que des droits, vous en préférez les devoirs.
«Il faut que je vous laisse, fit encore le docteur en jetant un dernier regard sur le lit où le mort reposait de son dernier sommeil, car j’ai à faire part du décès de leur ami à ces deux messieurs qui attendent des nouvelles, dans la pièce voisine.»
Il quitta la chambre spacieuse et riante où, à l’hôpital, Thor de Tornten avait passé les dernières heures de sa jeune existence. Et, si la curiosité n’avait pas été un sentiment inconnu pour lui, il aurait pu voir en se retournant, auprès du lit du trépassé, Carry Bolton à genoux, enfouir en ses mains son frais visage et continuer de pleurer celui qui n’était plus.
Le vieux médecin passa dans le salon d’attente où Jacob Grotthauser et le comte Kammitz s’entretenaient à voix basse, près d’une fenêtre. Ces deux hommes avaient appris à se connaître ici même, depuis peu de jours, au chevet de leur ami et s’étaient sentis unis dans leur commune sollicitude pour sa souffrance.
Ils observaient anxieusement le visage grave du professeur, et, avant même qu’il eût parlé, ils avaient compris.
—Messieurs, déclara le praticien avec émotion, le lieutenant de vaisseau Thor de Tornten a subi le sort dont aucune main humaine ne pouvait le préserver. Il vient de franchir, il y a quelques instant à peine, le seuil de l’éternité.
Jacob Grotthauser et le brillant officier qui était avec lui courbèrent la tête; le silence régna dans l’appartement, peu élégant, mais convenable toutefois, où ils se trouvaient réunis.
Le professeur reprit alors la parole:
—J’ai dû, lorsque votre ami me fut confié, cinq jours après le fatal accident du balcon de Dahlem, attirer votre attention sur la gravité de son cas. L’espoir de le guérir, par une intervention chirurgicale, cette fracture complexe de la boîte crânienne était tellement minime que j’ai préféré laisser à la nature le soin d’accomplir ce miracle. Malheureusement, il ne s’est pas produit. Le lieutenant de vaisseau Thor de Tornten a été pris d’une fièvre traumatique de la plus extrême violence et, tombé dans le coma, n’a plus, depuis, repris connaissance.
—C’est atroce! gémit Jacob Grotthauser. Quand je pense que, quelques heures avant l’accident—si l’on peut ainsi dire—nous devisions amicalement tous deux dans le train de Hanovre! Un homme si bien portant, si vigoureux!
—Un homme magnifique, approuva Kammitz en hochant la tête.
Le médecin haussa les épaules:
—Il a reçu un coup à déraciner un arbre.
Il y eut un long silence qu’interrompit enfin Grotthauser:
—Notre devoir, en qualité d’ami du défunt, est de vous remercier, monsieur le professeur, des bons soins que vous avez bien voulu lui prodiguer.
—Et, ajouta Kammitz, nous désirons vivement voir une fois encore la dépouille de notre ami.
—Le remerciement est superflu et votre désir par trop naturel, répliqua le médecin. Entrez dans la chambre mortuaire. Vous avez témoigné, au cours de cette journée, trop d’attachement à votre ami pour que ce ne me soit un devoir en même temps qu’un plaisir de pouvoir déférer à votre désir.
Il ouvrit la porte et laissa les deux hommes en franchir le seuil, tandis qu’il s’éloignait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soir qui suivit l’enterrement de Thor de Tornten, les lieutenants de vaisseau que nous connaissons se trouvaient de nouveau réunis dans le cabinet du Schwanbach, comme le jour où leur ami défunt était venu les y rejoindre.
Mais il n’y régnait plus le même entrain; les esprits étaient émus et la conversation traînait péniblement entre les amis.
—Ainsi, le sort frappe les meilleurs et en fait le jouet de ses fantaisies! prononça le comte Kammitz, revenu profondément affecté de la tombe de son camarade. Qui aurait cru qu’un Thor de Tornten quitterait la vie d’aussi misérable façon?
—Ah! les femmes, répondit Rittersdorf. Quand elles s’en mêlent, le meilleur des hommes ne pèse pas un fétu avec elles.
—Laissez donc les femmes! objecta Arno de la Rieth. Il est loin d’être établi que celle de Tornten se trouvait chez le capitaine d’Unstett quand son mari est entré chez celui-ci.
Rittersdorf eut un sourire ironique.
—Croyez-vous que cela ait besoin d’être établi? Pensez-vous, Rieth, que notre pauvre Tornten se serait jeté par-dessus le balcon avec le capitaine d’Unstett par simple sport.
—Messieurs, intima le comte Kammitz, je vous prie de ne plus parler de ce scandale; il est bien assez pénible qu’il ait fait le tour de la société et que chaque jour donne naissance à de nouvelles versions de ce drame nocturne, qui n’eut pas de témoins.
«Tornten est mort; c’est pour nous le plus triste. Le reste ne nous regarde pas. Pour mon compte, je n’ai entrevu Mme de Tornten qu’une seule fois dans ma vie, et je ne saurais dire comment elle est.
—Une fort jolie femme, assura Rieth devenu rêveur.
—Tout de même, quel aveu de sa faute que de n’avoir pas trouvé bon de venir une seule fois au chevet de son mari mourant, ajouta l’aîné des Walding.
—C’est inimaginable! glapit le cadet du bout de la table.
—Je demande encore une fois qu’on fasse le silence sur cet incident, insista le comte. Pour nous il est clos.
—Je voudrais encore savoir quelque chose, interrogea Rittersdorf; qu’est devenu ce fameux capitaine de cavalerie d’Unstett, qui fut la deuxième victime du drame?
—Il semble avoir définitivement perdu l’usage de sa jambe gauche, affirma Kammitz; il aura donc conservé un souvenir inoubliable de cette affreuse nuit.
—Il aurait fallu que notre pauvre Tornten l’apprît!
—Il a eu une agonie si pénible! Comment sa vigoureuse constitution s’est-elle comportée en face de la mort?
—Ah! Kammitz, ce fut atroce. La première fois que j’ai été le voir, il se débattait dans le délire de la fièvre.
—Que n’a-t-il raconté à tort et à travers! rappela Sellenkamp. Il devait avoir sous les yeux d’effroyables hallucinations, car il poussait des cris atroces et c’est à peine si l’on parvenait à le maintenir sur son lit.
—Une fois que je me trouvais auprès de lui, raconta Kammitz, il nous a tous appelés par nos noms et il ne semble pas, dans son délire avoir eu pour nous des sentiments bien tendres! Une chose aussi que je ne m’explique pas, c’est de l’avoir entendu prononcer, à diverses reprises, le nom de Juan-Fernandez.
—Mon Dieu, le délire dénature tout, expliqua l’aîné des Walding. Il a bien parlé du kaiser, sans cacher des sentiments de haine pour lui!
—Je crois que dans la fièvre on peut rêver assez fortement pour avoir la sensation de se trouver au milieu des événements, fit entendre Sellenkamp après un moment de réflexion; c’est du moins ce qui m’est arrivé quand j’ai eu ma pneumonie. Des visions se suivaient l’une, l’autre, et, plus tard, je me suis rappelé certaines scènes avec une effrayante précision.
—Possible! approuva le comte Kammitz, et il n’est pas douteux que le délire de Tornten ait été inspiré par les derniers événements, si puissamment marqués, qui ont précédé sa blessure. Ses conversations avec ce M. Grotthauser—qui, à ses idées politiques près est un fort galant homme—ont pu déterminer, à l’égard du proscrit d’Amerongen, des sentiments dénués d’aménité.
—Grotthauser? C’est bien ce petit monsieur avec toute sa barbe que j’ai vu une fois dans la salle d’attente de l’hôpital? s’informa Rittersdorf.
—Lui-même.
—En voilà un auquel j’aurais aimé à dire ma façon de penser. Il est d’ailleurs, si je ne me trompe, membre du Conseil national?
—En effet, il y siège au centre gauche. Mais c’est, comme je vous l’ai dit, un homme aimable, cultivé, qui était intimement lié avec Tornten. Il s’est beaucoup préoccupé du blessé; tous les jours il est venu le voir.
—Et cette jeune fille qui a soigné Tornten et qui ne l’a pas quitté? questionna encore Heinz de Walding.
—Ah! en cela, j’envie le mort, s’écria Arno de la Rieth, dont la nature était romanesque, car cette jeune personne l’a bien aimé.
—Vous êtes dans le vrai, je crois, appuya Kammitz songeur. Je vous dirai, sous le sceau du secret, messieurs, que, lorsque je suis entré avant-hier dans la chambre mortuaire, j’ai vu cette jeune fille agenouillée au pied du lit et donner au défunt un long baiser d’amour.
—Oui, l’amour passe les bornes de la vie, affirma de la Rieth, mais le cas est d’autant plus curieux que la jeune Anglaise n’avait vu Tornten qu’une fois avant son accident. Ce dût être le coup de foudre.
—Cela arrive, déclara mélancoliquement Paul de Walding, dont les passions ont presque toujours été malheureuses.
On garda le silence autour de la table, tandis que le vin circulait.
La voix de Sellenkamp se fit entendre de nouveau:
—Est-il vrai que le kaiser reste en Hollande?
—Qui peut savoir ce qu’en ont décidé les sages de l’Entente?
—Les sages, railla Kammitz, se seraient mis d’accord pour laisser tomber le procès du kaiser; mais les cerveaux creux, qui veulent goûter, jusqu’à la lie, l’ivresse du triomphe, ne désarment pas.
—L’Amérique a déclaré qu’elle s’en désintéressait.
—Elle ne sera pas la seule. J’espère que cette honte nous sera épargnée. Mais qui peut prévoir les événements, dans cet univers si fertile en surprises?
—Tout est possible, prononça Sellenkamp, même l’éventualité d’un retour du kaiser.
—Je crains, mon cher Sellenkamp, que notre défunt ami Tornten ait eu raison de dire que ce retour ne nous procurerait qu’un minimum de bonheur. On peut penser du kaiser ce que l’on voudra, mais, après toutes ces secousses, ce qu’il nous faut, c’est du repos, encore du repos et toujours du repos!
Et il eut un haussement d’épaules en remarquant que ses paroles soulevaient déjà autour de lui des controverses irritantes, au milieu d’une explosion de colère du fait de ses amis.
FIN
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Fautes corrigées: |
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pas bien bien d’aplomb=> pas bien d’aplomb {pg 51} |
Thor se mordait le lèvres => Thor se mordait le lèvres {pg 52} |
oficiers de marine=> officiers de marine {pg 99} |
avec son mouveemnt de voyageurs=> avec son mouvement de voyageurs {pg 120} |
uen aventure=> une aventure {pg 121} |
une végétaion exubérante=> une végétation exubérante {pg 135} |
les événements qu’ils => les événements qu’il {pg 149} |
Thorn , c’est nous qui aurons eu raison=> Thor, c’est nous qui aurons eu raison {pg 177} |
Il la rpresse si fort contre lui=> Il la represse si fort contre lui {pg 189} |
Vite, courez le cherchez => Vite, courez le chercher {pg 229} |
sollicitude pour sa souffranec => sollicitude pour sa souffrance {pg 247} |
quelques instant à peine=> quelques instants à peine {pg 248} |
boître cranienne => boîte crânienne {pg 248} |