The Project Gutenberg eBook of Histoire des salons de Paris (Tome 2/6)

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Title : Histoire des salons de Paris (Tome 2/6)

Author : duchesse d' Laure Junot Abrantès

Release date : October 21, 2012 [eBook #41121]

Language : French

Credits : Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME.

L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS

FORMERA 6 VOL. IN-8 o ,

Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

La 2 e paraîtra le 15 octobre;
La 3 e paraîtra le 15 décembre.

Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, n o 12.

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I er .

par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

TOME DEUXIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVII.

(p. 1) SALON DE MADAME ROLAND.

De tous les crimes commis pendant cette époque de folie nommée la Terreur, celui de la condamnation et de la mort de madame Roland est sans contredit le plus atroce, parce qu'il n'est justifié par aucune de ces raisons, même absurdes, que donnaient alors pour motif et pour but tous les bourreaux qui décimaient la France. Madame Roland n'était pas noble, elle n'était pas riche, elle n'était pas enfin marquée du sceau réprobateur qui faisait fuir la mort jusque sous les haillons du mendiant ou la casaque du forçat libéré! Quelle était donc la cause de sa proscription? Son génie. En voyant une femme tellement supérieure parler de la liberté au nom de la vertu, et de la vertu au nom de la (p. 2) liberté, les monstres dont les mains rouges de sang pouvaient à peine soulever le gouvernail du vaisseau de l'État comprirent qu'un orateur comme madame Roland, montrant la liberté comme elle était dans son âme, belle, pure et vierge de tout crime, enseignerait à la France que le comité de salut public n'adorait que de faux dieux, ne sacrifiait qu'à de fausses idoles, dont le culte sanguinaire faisait reculer tout ce qui portait le nom d'humain.

Pénétrée de la sainteté de sa mission, madame Roland voulait la remplir religieusement... Elle voulait que sa voix proclamât la liberté, que son cri fût unanime, que son culte fût vénéré. Sœur de la Gironde, elle avait une âme grande et forte comme les hommes de cette faction, la seule qui soit sortie pure des épreuves du martyre et qui ait confessé la vraie liberté sur les marches de l'échafaud.

Madame Roland n'aura jamais un panégyriste digne d'elle, car il faudrait un Plutarque à cette femme! Comment trouver des mots pour rendre ce qu'elle inspire? On la respecte, on l'aime, on la plaint, on l'envie quelquefois, lorsque, grande et belle devant ses juges, elle devient radieuse de toute la lumière que répand autour d'elle le génie triomphant du crime à la fois stupide et sanguinaire (p. 3) des tigres qui osaient se former en tribunal et rendre des arrêts!...

Son talent, comme tout ce qui est vrai, avait des inégalités; mais elles n'étaient jamais évidentes que comme preuve nouvelle de ce même talent obéissant aux impressions que recevait une âme forte à cette époque où chaque heure du jour voyait naître un événement qui confondait la raison ou révoltait le cœur.

Pour parler de madame Roland comme je veux le faire, comme je sens que je puis le faire, il me faut faire connaître cette femme depuis le moment où elle-même s'est révélée à elle-même . C'est dans cette âme pieuse, dans cette vie pure, puissante dans la volonté du bien, puissante dans la haine de l'oppression, qu'il faut faire une belle étude d'un être humain, et voir ce qu'il peut être avant que la volonté du monde ne l'ait fait errer dans la route des grandes actions.

Madame Roland mourut assassinée à trente-huit ans... Elle était encore bien jeune pour mourir!... elle si forte de corps et d'âme! si puissante contre le crime, qui s'élevait alors, de la fange où il rampait, comme une hydre aux mille têtes, pour tout envahir, tout dévorer! et cette femme s'avançait à lui fière et courageuse pour le combattre! Oh! c'est alors qu'on la respecte!... Et c'est une femme (p. 4) comme madame Roland, une sainte martyre de la liberté, que le Moniteur ose associer à Olympe de Gouges [1] !

M. Phlipon, père de madame Roland, était graveur à Paris. Elle-même y est née en 1754, et fut l'objet constant des soins de sa mère, pour qui elle avait non pas une tendresse filiale, mais un de ces sentiments passionnés qui longtemps isolent de tout ce qui nous reste à donner de notre âme. Ce qu'elle dit de ce sentiment est suffisant pour donner d'elle une idée qui la classe tout de suite à part des autres femmes. Quand on aime ainsi, on a bien des forces pour le reste de la vie, et bien du charme pour l'embellir! Aussi trouvait-on dans madame Roland un caractère doux, un cœur aimant, mais une âme forte, un esprit droit, un jugement éclairé naturellement et sans l'étude; voilà ce qu'elle était à dix-huit ans lorsqu'elle perdit sa mère.

Il est remarquable de suivre dans leur vie intime, matérielle et intellectuelle tout à la fois, les êtres qui ont rempli un grand rôle sur le théâtre du monde. Il semble que dans les moments où l'âme doit s'oublier pour être tout entière (p. 5) à l'humaine nature, on doit découvrir des nuances qui changeront la couleur sous laquelle on voit le personnage qu'on étudie. Madame Roland provoque elle-même cette étude. Elle raconte ses années d'enfance, ses rêves, ses souhaits, ses désirs de jeune fille, son désir de travail, son occupation constante et l'emploi de son temps toujours bien rempli. C'est avec la même candeur qu'elle raconte comment la jeune fille qui dessinait, gravait, s'occupait de mathématiques, cette même jeune fille, du moment où sa mère était malade, passait tout son temps auprès d'elle... et lorsque dans un moment pressant la cuisinière de la famille était trop occupée, elle descendait paisiblement, sans nul embarras, chercher une poignée de persil chez la fruitière du coin [2] , parlant à tout le monde, et tout le monde aussi charmé de voir cette jeune et belle fille, souriante et gracieuse, remplir, sans montrer le chagrin d'une vanité blessée, l'emploi d'une servante: tant il est vrai qu'on fait soi-même la position dans laquelle on se trouve.

L'intérieur de madame Phlipon n'était pas heureux. On voit, lorsque madame Roland parle de cet intérieur et de sa mère, que le bonheur leur était refusé par celui qui devait le leur donner. Sa pudeur (p. 6) filiale est remarquable à cet égard; là, comme en tout, elle est toujours à sa place, toujours convenable. Sa mère mourut. La douleur déchirante de Marie ne se peut décrire. Après l'avoir entendue elle-même, il faut se taire [3] !

...Après cette mort, lorsqu'elle put revenir dans la maison où n'était plus celle qui lui faisait aimer la vie, elle se chargea des soins du ménage de son père, et remplaça sa mère. Mais elle était triste, triste à MOURIR , si l'on ne venait au-devant d'une mélancolie qui déjà faisait des progrès et même des ravages profonds.

Elle n'était pas d'une beauté frappante, mais elle était belle: un visage d'une forme parfaite, de grands yeux noirs d'une coupe et d'une expression qui révélait toute son âme; et quelle âme!... Sa taille avait de l'élégance, elle était grande et faite à merveille; et cette âme républicaine dans un corps pétri de grâces lui donnait un charme nouveau. J'ai dit que ses yeux étaient beaux; mais ils avaient quelque chose de plus beau que les yeux des femmes ordinaires... Son regard était à la fois doux, fier et attachant. Son (p. 7) langage était lui-même un charme, surtout lorsqu'elle parlait avec la force et l'énergie d'un homme supérieur, et cette liberté de langage que la Révolution française nous a fait connaître. On était heureux de voir ainsi une jeune femme révéler de nouveaux secrets dans la nature humaine... J'ai connu des hommes qui ont vécu près d'elle et qui ont joui de sa conversation si vive, si spirituelle, si énergique, et souvent si concise, qu'on croyait entendre ces beaux talents du forum romain ou de la tribune de la place d'Athènes [4] ...

C'était surtout sa diction qui était remarquable; elle s'exprimait avec une pureté, un nombre et une prosodie qui faisaient de son langage une harmonie douce et touchante, lorsqu'elle parlait de choses qui intéressaient son âme; alors cette âme était tout entière dans ses paroles. On conçoit quelle puissance avait une telle femme, lorsqu'elle réunissait dans son salon les hommes les plus influents de l'assemblée pour la faction dont elle-même faisait partie... Lorsque ces Girondins, cette (p. 8) phalange vraiment patriotique, était autour d'elle, écoutant l'appel qu'elle faisait au peuple de France... à sa noblesse, à son armée, à tout ce qui avait une âme, à tout ce qui avait un cœur... lorsque ces hommes l'entouraient et qu'ils entendaient sortir d'une bouche fraîche et rosée des paroles de la force d'une âme vraiment passionnée, ils sortaient enflammés du désir de se surpasser pour qu'au retour elle leur dît: «Bien, mes frères, vous êtes dignes d'être avec moi; vous êtes dignes de représenter le peuple français!»

Cette qualité de représentant du peuple était à ses yeux la plus belle et la plus sacrée... Il y avait dans son accent, lorsqu'elle prononçait ce mot: le peuple français! une profonde vénération, une sainte religion... Madame Roland, dans la république romaine, eût été digne d'être la femme du plus grand de la république... Que n'a-t-on pas dit de Porcia?...

Lorsqu'après le premier ministère de Roland, sa femme rentra dans la vie commune, elle n'en fut pas moins habile comme femme d'État , on peut lui donner ce nom... Elle était non-seulement éloquente alors; mais devenue plus habile par une longue expérience des affaires, elle les dirigeait avec un talent que son mari lui-même était loin de posséder. Le mari d'une femme comme madame (p. 9) Roland est malheureux: c'est comme le fils d'un grand homme.

J'ai déjà dit quelle douleur la frappa à la mort de sa mère!... Elle en fut si malheureuse que le détail ne peut se lire, dans ce que Champagneux a recueilli d'elle, sans qu'on pleure soi-même à la vue d'un désespoir filial si profond et si vrai [5] ... Elle fut longtemps même, après ce premier paroxysme de la douleur, triste et malheureuse. Elle s'était formé une société qui avait pour elle tout le charme d'une réunion savante et douce tout à la fois: un (p. 10) nommé Sainte-Lette , homme littéraire dont elle aimait le talent, un vieillard de Pondichéry, M. Dumontchery et plusieurs autres littérateurs qui venaient auprès d'elle prendre des conseils et recevoir des avis. Mademoiselle Marie Phlipon était alors dans l'éclat de la jeunesse et d'une beauté toute gracieuse, que rendaient encore plus agréable un commerce sûr, facile, et des relations tout-à-fait en dehors de la position où la plaçait la fortune de son père, non parce qu'elle en sortait par orgueil, mais parce que sa supériorité l'enlevait à cette position et la plaçait dans une sphère toute supérieure comme elle-même.

Mademoiselle Phlipon, étant au couvent pour y faire sa première communion, avait fait la connaissance d'une jeune personne d'Amiens, Sophie Canet, avec laquelle elle s'était liée de grande amitié; mademoiselle Phlipon avait voué une tendresse à Sophie Canet qui ne s'était altérée ni par l'éloignement ni par le temps; tant il est vrai que cette devise sera éternellement l'histoire des cœurs véritablement aimants.... loin des yeux, près du cœur! ... Les deux jeunes filles s'écrivaient souvent. Sophie allait dans le monde à Amiens: un jour elle écrivit à Marie pour lui parler de M. Roland de la Platière comme d'un homme digne d'être connu d'elle. Mademoiselle Phlipon, alors dans (p. 11) la première douleur de la mort de sa mère, ne fit aucune attention à cette lettre; mais il en vint une seconde, une troisième, et enfin elle connut bientôt M. Roland, comme s'il lui eût été présenté.... M. Roland, de son côté, connaissait mademoiselle Phlipon; car Sophie, en amie de couvent, était demeurée toujours aussi causeuse. Elle parlait de mademoiselle Phlipon avec une tendresse qui révélait bien des qualités dans une personne qu'on pouvait aimer ainsi!... elle avait son portrait, et ce portrait était celui d'une jolie personne. Il y avait là bien des motifs pour que M. Roland de la Platière voulût connaître mademoiselle Phlipon.

Un jour il dit à mademoiselle Canet:

—Je vais à Paris, ne me donnerez-vous pas une lettre pour votre amie?...

La lettre fut donnée, et M. Roland se présenta chez mademoiselle Phlipon avec la recommandation de Sophie. Mademoiselle Phlipon était encore en grand deuil de sa mère, et son visage était couvert de cette douce mélancolie qui suit le désespoir, mais qui pourtant n'est plus lui... Elle était charmante... elle le devint encore davantage lorsque, demandant la permission d'ouvrir sa lettre pour avoir des nouvelles de Sophie, elle sourit avec une malice douce et fine à la lecture d'un passage de cette lettre.

(p. 12) —Je vois, mademoiselle, que vous lisez quelque chose qui me concerne, car vous souriez en me regardant, lui dit Roland.

—Jugez-en, monsieur, répondit mademoiselle Phlipon. Et elle lui montra le passage de la lettre de Sophie.

«Ma chère, lui disait-elle, voici le philosophe dont je t'ai souvent parlé.... C'est un homme éclairé, de mœurs pures, à qui l'on ne peut reprocher que son admiration pour l'antiquité aux dépens des temps modernes, qu'il déprise pour exalter les anciens. Ensuite il a le faible de beaucoup trop parler de lui [6] . »

Roland ne vit pas cette dernière ligne, Marie la lui avait cachée en pliant la lettre; du reste le portrait était juste. C'était une ébauche, mais précise; le trait était senti, et l'homme saisi... La suite de sa vie a prouvé que mademoiselle Canet l'avait bien jugé.

M. Roland de la Platière avait alors quarante ans; sa taille était haute et bien prise, mais il était (p. 13) fort négligé dans son attitude, plus peut-être que sur lui-même, et cela sans abandon, chose étrange! ayant dans ses gestes et dans sa physionomie une raideur qui étonnait avec autant de bonhomie et de simplicité; il était poli comme un homme bien né, et froid comme un philosophe, dont il aimait fort qu'on lui donnât le nom;—il était pâle,—maigre,—mais ses traits étaient réguliers, et en tout c'était un homme pouvant plaire, mais à une personne moins jeune que mademoiselle Phlipon; car elle n'avait alors que vingt-un ans [7] ...

Roland est un homme qui appartient à l'histoire, quoique d'une manière peut-être moins intime que sa femme; toutefois il est dans une ligne isolée qui le classe parmi les hommes distingués de la Révolution... Novateur comme tous les hommes de l'école philosophique, il avait comme beaucoup d'entre eux l'ardeur des nouvelles doctrines et la ferme volonté de les propager... «Sa manière de discourir, disait le cardinal Maury, était fort attachante; son discours était intéressant par les images qu'il y faisait entrer, parce que sa tête était remplie d'idées... Mais des idées ne sont pas des pensées... aussi se fatiguait-on bientôt de (p. 14) sa parole brève, sèche et sans harmonie... sa voix n'avait aucun charme.»

Et en me disant cela, le cardinal Maury me parlait avec cette énorme voix qui faisait trembler les vitres de l'assemblée lorsqu'il tonnait contre Mirabeau...

C'est ici le lieu de parler d'une petite aventure que madame Roland racontait elle-même avec une naïveté charmante, et qui peint son caractère de femme. M. Roland de la Platière avait été reçu un peu froidement, parce que mademoiselle Phlipon avait alors un sentiment presque ébauché pour un jeune homme qui venait chez elle du vivant de sa mère, et qui peut-être l'eût épousée si celle-ci eût vécu. Ce jeune homme, dont elle fait un portrait fort agréable, se nommait La Blancherie... Après la mort de madame Phlipon, lorsqu'ils se revirent, il témoigna une douleur si bien sentie de la perte que Marie venait de faire, qu'elle s'attacha assez intimement à ce jeune homme pour éprouver une vive peine lorsque quelque obstacle empêchait leur rencontre de chaque jour... ils se convenaient enfin. Mais M. Phlipon ne le vit pas ainsi; soit qu'il craignît de marier sa fille et de rendre compte du bien de sa mère, soit qu'il connût la véritable position de La Blancherie, il rompit tout-à-coup les relations qui existaient entre sa fille et lui. Il prit un prétexte frivole, et enjoignit à Marie de dire à (p. 15) M. de La Blancherie de discontinuer ses visites.

Marie ne répondit rien, mais le coup lui fut sensible. Sa vie, à compter de ce moment, fut remplie par l'étude la plus abstraite. Elle y trouva des ressources contre la douleur du cœur; et cette vie tout intellectuelle, cette occupation de l'esprit, lui apprit qu'il existait pour l'âme des ressources infinies dans la science et ses merveilles, quelque aride que puisse paraître cette route à ceux qui ne l'ont pas suivie.—Ses relations se bornèrent à quelques hommes de lettres assez âgés, à quelques amis, comme M. de Dumontchery, qui ne devaient porter aucun ombrage à son père, en venant rompre le soir la monotonie des heures solitaires qui succédaient à celles du travail. Ce fut alors qu'elle prit le goût des lectures fortes et qu'elle vécut dans l'antiquité, au milieu de Rome et d'Athènes, pour fuir un monde qui ne lui offrait aucun lien, aucun rapport de cœur.

Cette occupation constante et cette étude des grandes choses rompit dès l'origine tout ce qui pouvait donner à son âme de feu une passion qui l'eût rendue malheureuse; mais elle était triste, ses idées étaient mélancoliques: toutefois sa vie s'avançait sans douleur [8] .

(p. 16) Elle allait souvent se promener au Luxembourg avec quelques amies; elle y était un jour avec mademoiselle d'Hangard, elles traversaient une allée assez retirée, lorsqu'elles furent croisées par un jeune homme qui les salua. Marie lui rendit son salut avec une émotion dont s'aperçut mademoiselle d'Hangard...

—Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?

—Oui, et toi-même?

—Oh! je le connais parfaitement: je l'ai vu chez mesdemoiselles Bordenave [9] , dont il a demandé la plus jeune en mariage.

Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à mademoiselle d'Hangard s'il y avait longtemps...

—Mais non, un an, dix-huit mois peut-être...

Mademoiselle Phlipon sentit son cœur se serrer... (p. 17) C'était le temps où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître dans son âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie, devait faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en pitié et ne l'eût éloignée de cet homme.

—Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez mesdemoiselles Bordenave?

—Mais oui. Il trouva le moyen, je ne sais comment, de s'introduire dans la maison; car ses relations ne le mettaient nullement en rapport avec cette famille. Les demoiselles Bordenave sont fort riches... la cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune fortune...

—Vraiment! interrompit Marie.

—Eh quoi! ne le sais-tu pas?

Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?

—Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie, n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser. Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui paraît une dot suffisante, et il court les héritières . Cela est si bien connu maintenant que dans toute cette société on ne l'appelle que (p. 18) l'amoureux des onze mille vierges . Si tu vivais moins retirée, tu le saurais comme nous.

Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée... elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche... Elle était fille unique!... Alors cette assiduité de La Blancherie était expliquée!...

—Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues enflammées de colère contre elle-même.

Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée depuis son enfance, et lui dit que quelqu'un la demandait. Elle sort et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche: mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au coin de son feu... elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de faire entrer M. de La Blancherie...

—Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui m'interdisait votre maison!... Mais depuis ce temps ma position (p. 19) a changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver en vous une protection, et qui... peut-être... pourraient nous être utiles... à tous deux...»

Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres. Mademoiselle Phlipon laissa parler La Blancherie sans l'interrompre... elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute... mais depuis... elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser, et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire plus.—Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle de presque toutes les affaires, et, ajouta-t-elle en souriant, change aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute, bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de personne... Je fais des vœux pour la réussite de votre entreprise; mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer (p. 20) dans la position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le dire, monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant je vous demanderai de terminer votre visite.

Et elle se leva en achevant ces mots pour lui montrer qu'en effet il devait partir...

M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente, qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait encore trop vivement aux héritières pour que l'homme qui pouvait prostituer son cœur et le langage du cœur à un pareil manége lui inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui assigner, à elle , un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule d'accepter; et la femme se laissa peut-être un peu trop vite entraîner à faire une réplique mordante.

—Monsieur, poursuivit Marie, si mademoiselle Bordenave ou toute autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait (p. 21) parlé aussi franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant dans des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès [10] ...

Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai... Mais amour, jalousie... tout était passé... mort! et un souvenir pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille, que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds et qu'on brise sans la regarder...

M. de La Blancherie demeurait toujours immobile devant Marie... La colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même, d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste de la main qui indique la porte, elle termina ainsi une entrevue qui commençait à devenir pénible... Cependant (p. 22) La Blancherie ne faisait pas un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce voisine. La Blancherie se frappa violemment le front, sortit en courant, et heurta en passant un cousin de Marie, appelé Trude , qu'il ne reconnut ni ne salua.

Il ne revit jamais Marie!

Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le cœur comme jeune fille! car son nom devint européen!... Qui de nous ne connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle le nom de l'agent général pour la correspondance des sciences et des arts ?

Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle avait un noble cœur, et celui qu'elle y avait admis n'en devait jamais sortir:... l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était elle que Marie continuait à aimer.

Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne toujours la vraie philosophie, et sans laquelle l'homme ne fait que rêver au lieu de penser.

M. Roland venait voir Marie toutes les fois qu'il (p. 23) venait à Paris. Lorsqu'il lui faisait une visite, il la faisait longue et sans aucune mesure. J'ai remarqué que c'est toujours ainsi qu'agissent les hommes qui font une visite pour satisfaire un besoin de cœur et non pour remplir un devoir de politesse: ils ne savent jamais s'en aller, mais il faut ajouter que c'est lorsqu'ils plaisent; on ne le leur a pas dit, mais ils le comprennent. Marie appréciait M. Roland et il le sentait. Le petit salon de Marie renfermait peu de monde, mais on se convenait. Ensuite, la maîtresse de la maison savait à merveille conduire cette réunion et la rendre agréable à ceux qui la composaient, au point de leur faire souhaiter d'être au lendemain lorsqu'on la quittait...

La vie privée d'une personne comme madame Roland est d'un grand intérêt à étudier et à suivre dans son accroissement en raison de l'influence que cette femme étonnante exerça sur les événements de cette époque. Mademoiselle Phlipon, lorsqu'elle épousa Roland, avait déjà un esprit arrêté et un jugement parfaitement éclairé. À quoi devait-elle cette perfection de conduite dans une femme de son âge?... À sa propre nature elle-même, qui, appelée à lutter de bonne heure contre les difficultés d'une destinée de femme, sut les vaincre et la diriger à son tour.

Le premier obstacle qu'elle rencontra en son (p. 24) chemin de femme après la mort de sa mère, ce fut son père lui-même. Du vivant de sa femme, qu'il rendait peu heureuse, il sortait continuellement. Sa société, composée de gens qui aimaient l'esprit doux, causant, de madame Phlipon, et en même temps celui plus éclairé, plus énergique de sa fille, déplaisait à M. Phlipon, qui disait qu'il avait assez des arts après avoir passé sept à huit heures dans son atelier le matin. Voilà comme il entendait les arts!

Après la mort de sa femme, il voulut remplir ses devoirs de père ; il demeura davantage chez lui. Mais comme ses manières avaient éloigné les amis de Marie, ils demeurèrent seuls, et pour ces deux êtres qui s'entendaient si peu, cette solitude ne pouvait être que pénible... Il y avait plus. Le souvenir de celle qui venait de mourir, loin d'être un lien qui détruisît la froideur entre eux, l'augmentait encore; son aspect se présentait à l'un comme un remords, à l'autre comme un reproche. Pour rompre la glace qui s'étendait chaque jour davantage sur leurs relations, Marie proposa à son père de faire son piquet. Cette offre, qu'il accepta, était d'autant plus méritoire qu'elle détestait les cartes. Son père le savait: dès lors le sacrifice de Marie fut d'autant plus perdu, que son père était de ces hommes qui ne comprennent jamais la reconnaissance, (p. 25) parce qu'ils la considèrent comme imposée; c'est le raisonnement de tous les ingrats.

M. Phlipon était naturellement paresseux: la paresse est funeste à l'homme qui n'a pas l'esprit cultivé; dès que l'amour du travail languit, les dangers sont là, et s'il s'éteint, les passions l'envahissent. Devenu veuf [11] au moment où le dérangement de ses affaires demandait qu'il fût plus sédentaire, M. Phlipon eut une maîtresse pour ne pas donner une belle-mère à sa fille... il joua pour réparer les pertes qu'il faisait dans le commerce... [12] et sans cesser d'être honnête homme, il se ruina pour ne pas être ruiné... Sa fille n'avait que peu de bien du côté de sa mère, il fut perdu... Alors elle devint tout-à-fait malheureuse; mais elle le supporta comme elle devait plus tard regarder la proscription et l'échafaud. Elle garda le silence vis-à-vis des parents de sa mère qui, en invoquant la loi, pouvaient mettre son bien à l'abri; mais ses paroles eussent accusé son père, et pour Marie c'était un crime. La résignation, dans une âme comme la sienne et dans une nature puissante dans tout ce qu'elle éprouvait, est d'un bien plus grand mérite (p. 26) que la faiblesse passive de la douceur: elle souffrait et se taisait. Seule dans sa maison depuis le départ de Roland et celui de Sainte-Lette, que la maladie d'un ami commun, Sevelinges, cet auteur que nous avons applaudi souvent, avait appelés à Rouen, Marie, tout-à-fait solitaire, partageait son temps entre des ouvrages de femme, la musique, le dessin et l'étude. Elle se détournait quelquefois de cette vie, qui n'était pas sans douceur, pour répondre à ceux qui se fâchaient de ne jamais trouver son père, qui ne rentrait souvent qu'au milieu de la nuit, furieux de toujours perdre, et doublement malheureux d'entraîner sa fille dans sa perte. Son atelier de graveur, mal dirigé, n'ayant plus de chef qui lui donnât ses soins, devenait désert de jour en jour, et maintenant deux élèves étaient ses seuls commensaux. Marie, ainsi abandonnée, ne sortit plus que pour aller chez ses grands parents et à l'église; dans ces courses elle était accompagnée de sa gouvernante, que j'appelle ainsi pour ne pas lui donner son vrai nom, qui est celui de bonne : c'était, dit elle-même madame Roland, une petite femme de cinquante-cinq ans, maigre, propre, alerte, vive et gaie, qui adorait Marie, parce qu'elle lui rendait la vie douce.

Marie n'était pas dévote, elle ne l'avait jamais été. Du vivant de sa mère, qui l'était beaucoup et (p. 27) sans raisonnement, comme les personnes faibles sans instruction, Marie, qui l'adorait, remplissait minutieusement une foule de devoirs que, sans cela, elle eût par son propre raisonnement laissés de côté. Après la mort de sa mère, elle continua à remplir la partie extérieure de ces mêmes devoirs, parce que, disait-elle, je me dois à l'édification de mon prochain et au bon ordre de la société; dans ce principe elle allait à l'église les dimanches et les jours de fêtes. Elle y portait, non pas la même onction qu'à douze ans, lorsqu'un jour elle se crut enlevée au ciel [13] , mais un air de décence et de recueillement fait pour servir d'exemple. Elle ne lisait pas l'ordinaire de la messe, mais toujours un bon livre de piété, comme saint Augustin, qu'elle préférait à tous les pères de l'Église. Ce fut dans ce temps qu'elle fit, comme elle le racontait elle-même fort plaisamment, son cours de prédicateurs vivants et morts . Elle aimait déjà l'éloquence de la chaire, comme plus tard elle aima l'éloquence tribunitienne. L'action de la parole pour diriger les masses lui paraissait la prérogative la (p. 28) plus noble et la plus admirable de l'homme... Elle se mit à relire Bossuet et Fléchier, Massillon et Bourdaloue; elle lisait ces ouvrages avec attention et lenteur, comme il faut lire pour bien juger. Ce qui la frappa fortement, dit-elle, fut de voir combien les prédicateurs entendaient mal les intérêts de la religion, en faisant sans cesse intervenir les mystères dans leurs sermons. Il suit de là un néologisme qui nuit, disait-elle, au bien de la religion. Comment bien aimer ce qu'on ne comprend pas? Elle disait cela à l'abbé Lenfant, qui prenait plaisir dans ses derniers jours à chercher à convertir une personne aussi supérieure.—Monsieur l'abbé, lui disait-elle, je vous admire beaucoup, mais je vous admirerais bien davantage si vous ne parliez pas toujours du diable et de l'incarnation.

Enfin, à force de lire des sermons, il lui prit fantaisie d'en faire un!... Elle prit la plume et écrivit un sermon en trois points sur l'amour du prochain...

Elle n'aimait pas la dialectique de Bourdaloue; elle trouvait Fléchier froid, et Bossuet trop pompeux et trop peu charitable; c'était Massillon qu'elle aimait... Mais lorsque je distribuais ainsi mon affection et le blâme, disait-elle plus tard, c'est que je ne connaissais pas les orateurs protestants, (p. 29) et Blair devait me présenter la réunion de l'élégance à cette simplicité chrétienne que je cherchais en vain dans nos prédicateurs français.

Quelque corrompue que fût la société à cette époque, on eut un temps la mode des prédicateurs, comme on en aurait eu une autre... L'abbé Lenfant, le père Élisée, l'abbé Beauregard, eurent leur vogue. Il n'y eut pas jusqu'au père Bridaine qui ne fût charlatan à sa manière... car je ne me passionne pas du tout pour ces insolences chrétiennes du père Bridaine... il fut charlatan en injuriant, tandis que les autres le furent en flattant; voilà toute la différence, et non parce qu'il aimait mieux le paysan que le châtelain... c'était une mode nouvelle, elle devait réussir et réussit en effet... Mais, un homme qui frappa beaucoup mademoiselle Phlipon, ce fut l'abbé Beauregard... C'était un petit homme, ayant une voix tonnante, qui surprenait en sortant de cette petite taille... Cette voix lui servait à faire entendre la parole de Dieu avec une violence qui n'était rien moins qu'évangélique... il prenait un ton inspiré pour dire des choses vulgaires... Mais comme, à la chaire comme en tout, il suffit, IL FAUT même frapper plus fort que juste, il suit de là que l'abbé Beauregard, tout en se démenant dans sa chaire comme une bête du Jardin des Plantes dans sa loge, tout en beuglant (p. 30) des pauvretés, persuadait aux gens, du moins à un grand nombre, que tout ce qu'il disait était fort beau...

Les temps ne sont pas changés!... aujourd'hui comme alors, étonner les hommes, c'est les séduire... ils vous croient si vous parlez haut... C'est là tout le secret de la discipline, et la Révolution elle-même est là pour me donner raison... Quel est celui de ses dogmes qui fut inculqué par la seule persuasion?...

Ce n'est pas ma morale, au reste, mais cela est... Madame Roland disait, elle, qu'il était malheureux qu'aussitôt que les hommes étaient réunis en grand nombre, ils eussent plutôt de grandes oreilles qu'un grand sens.

Voici un fait concernant l'abbé Beauregard qui le résume assez drôlement.

L'abbé Beauregard se démenait un jour avec plus de violence que de coutume... La chaire retentissait sous ses pieds, dont il donnait des coups à briser le plancher; ses bras, sa tête, toute sa petite personne était dans un état violent: aussi était-il fort écouté d'un homme du peuple qui, debout en face du prédicateur, les yeux attachés sur lui, la bouche béante, laissait échapper parfois un cri admiratif; mais son attention était stupide... Tout-à-coup il se tourne vers un de ses camarades (p. 31) qui était près de lui, et lui montrant le prédicateur avec une sorte de respect, il lui dit: Comme il sue!

Cet homme en admiration devant le prédicateur suant à grosses gouttes de l'exercice qu'il se donne pour parler avec ses bras, me fait croire à cette parole de Phocion qui, ayant été applaudi dans une assemblée du peuple, demandait à ses amis s'il n'avait pas dit quelque sottise.

J'ai oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie avant la mort de sa mère... Plus tard, j'en rapporterai une concernant un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est comique. C'est un singulier rapport.

Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon, naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle n'avait résisté à sa volonté... Elle accompagnait donc la cuisinière chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.

Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme qu'il avait épousée en secondes (p. 32) noces et qui tenait fort bien sa place dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le laissa veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le comptoir lui parut occupé par une figure étrangère... Quelques semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille, elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence, s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa son chemin... Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas... encore même révérence... Ce manége dura toute la promenade.

—Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille.—Je l'ignore, répondit Marie, cependant il me semble le connaître!...

Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas; cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à sa mère... Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du tueur de bœufs, et elles n'y pensèrent plus...

Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière... (p. 33) elle fut malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses nouvelles. Ce manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et surtout celui de la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir M. Phlipon conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et importante qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les en empêchait quand le bonheur devait s'ensuivre... On l'appelait mademoiselle Michon... Mademoiselle Michon venait faire la demande de la main de mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir Marie sans en devenir passionnément amoureux... Il était veuf, mais âgé seulement de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille francs (somme énorme pour ce temps-là)... Comme M. Phlipon laissait sa fille maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie refusa aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue offrir; mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils refusèrent toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en fut très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas, puisqu'elle n'épousait pas son boucher.

Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt; elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la lecture (p. 34) d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait longuement de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la demanda en mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même, mais ce fut avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille femme.

Son père était ruiné... cinq cents livres de rentes, voilà tout ce qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance honteuse... Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même un bonheur qu'elle ne pouvait refuser... Mais il survint un incident dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce qu'elle serait un jour...

Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens... La lettre vint; M. Phlipon en fut mécontent... Depuis longtemps il trouvait Roland hors de ses goûts, même (p. 35) comme société; qu'on juge de ce qu'il en pensait comme gendre! Il refusa... Mademoiselle Phlipon avait vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle, elle allait fixer sa destinée... Elle abandonna la maison de son père, que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes l'argenterie qui lui appartenait... n'emportant avec elle qu'une rente de cinq cents francs et sa garde-robe.

La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse; elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!... Qu'on songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais elle supportait toutes ces privations... le froid et même la faim!... et cependant elle n'abandonna jamais son père... Elle allait raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots, et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur...

Au bout de six mois, Roland revint à Paris... Il (p. 36) fut au parloir et revit Marie... Il lui renouvela l'offre de sa main et la fit presser par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin détruisit les scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant rien à un homme riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle, et cette différence était beaucoup dans une union telle que celle-ci... Elle se maria donc, et ce mariage fut pour Roland la source d'un bonheur qui, jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la montrer comme femme mariée et maîtresse de maison autrement que dans la sphère bourgeoise, je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse: elle fit tout pour la félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais complète. Le caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le faisait peu aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre cette glace qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde... elle y parvint, mais à ses dépens... Elle voyait dans son mari l'homme le plus estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie; mais, sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible quelquefois...

Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils étaient en voyageurs à Paris [14] , un (p. 37) cours de botanique et un cours d'histoire naturelle... Ils vivaient en hôtel garni. La santé de Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait souffrir de cette mauvaise nourriture, faisait elle-même le dîner de son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une des belles vies de Plutarque...

Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection de sa femme, même la plus légitime , qu'il exigea d'elle qu'elle vît moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort attachée...

La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert [15] et (p. 38) éloigné à cette époque de toutes les ressources qui, aujourd'hui, sont devenues familières au dernier paysan, mais qui à cette époque restaient encore ignorées, madame Roland était la providence de toute la contrée. Elle était médecin, juge ... dissipait les nuages politiques qui se levaient, malgré l'éloignement du ciel orageux des événements, au-dessus de la paisible retraite où vivait Marie!... Ils étaient malheureusement encore trop près de Lyon!...

Roland avait des principes arrêtés qui devaient le faire partisan de la Révolution aussitôt qu'elle s'annonça. Il y eut alors une profession de foi à réclamer de tous ceux qui pensaient, et qui devint pour la suite un motif de comparaison ou d'exclusion qui fit un grand mal... mais qui devait naturellement être expliquée selon le besoin du moment. Roland, démagogue pour ainsi dire en 1787, selon la noblesse aristocrate, était un royaliste vendéen pour la Montagne en 1793. Ce n'est pas l'homme qui avait changé! c'est le système dont il avait suivi la première bannière!

L'intégrité et la stricte observance que Roland apportait dans toutes ses démarches administratives (p. 39) le firent prendre en haine par tous ses collègues, dont il paraissait par sa conduite blâmer les actions et les sentiments. Membre de la municipalité de Lyon à une époque orageuse, ce fut alors qu'il fut à même d'apprécier le trésor que Dieu lui avait donné! Madame Roland, enthousiaste de cette belle liberté, dont les premiers jours s'annonçaient à nous avec une pureté et une séduction de jeune vierge... s'enflamma pour cet ordre de choses; et jamais, depuis qu'elle fit sa profession de foi, ses sentiments ne dévièrent de leur route!... Mais à peine dans celle que la Révolution fit prendre à ses partisans, Roland s'aperçut qu'elle était hérissée de dangers; sa femme le vit avant lui, toutefois son austère probité devait la maintenir là où était le péril, et ils y demeurèrent tous deux. Roland était fait, malgré son extrême importance de lui-même, pour apprécier le mérite éminent de sa compagne; de ce jour il le reconnut et en remercia le Ciel!

J'ai déjà dit combien les relations de société, soit littéraires, soit simplement sociales, avaient contribué à établir à cette époque une infinité de relations politiques qui, sans cela, n'eussent jamais existé; j'en trouve encore un exemple dans Brissot et madame Roland.

Brissot de Varville était un homme non-seulement (p. 40) de talent, mais fort spirituel, et de cet esprit français qui ressent le besoin de se communiquer par la causerie ou par la correspondance. Brissot fut de tous les Girondins peut-être le plus influent dans l'opinion révolutionnaire, et celui qui contribua le plus vivement à égarer dans les funestes voies que la Révolution ouvrit à ses admirateurs dans ses plus beaux jours. Roland n'était encore rien dans les affaires, lorsque Brissot lut quelques ouvrages écrits par Roland, c'est-à-dire par sa femme, dans un style annonçant des principes aussi purs que le Forum de l'ancienne Rome aurait pu en offrir aux beaux temps de la république romaine; c'était ce qu'on cherchait sans le trouver alors! On rencontrait à chaque pas la caricature de l'antiquité, sans trouver un homme qui vous parlât le langage de la raison et de la patrie...... de cette patrie sur les bords de la Seine, de la France enfin, et non Sparte et ses Thermopyles, Athènes et son Pirée, dont on nous assassinait tous les jours, et qui n'étaient que des rêves fantastiques dépourvus de bon sens même dans leurs fictions. Brissot, ravi de trouver une clarté d'expression pour rendre des sentiments vertueusement républicains, envoya ses ouvrages à Roland sans le connaître, en lui écrivant comme à un confrère, un émule en littérature, et en lui exprimant le (p. 41) désir de continuer la correspondance. Roland était alors à Lyon, comme inspecteur des manufactures, et Brissot commençait une feuille périodique forte en raisonnement, et claire et concise autant que plus tard les journaux du temps devaient être obscurs et prolixes.

Roland ne fut pas séduit par le style de Brissot, et cela devait être. Roland avait une sécheresse qui ne devait pas comprendre Brissot et ses amis. Aussi Brissot ne fut-il entendu que de sa femme; mais il le fut, et très-bien. Elle lui répondit au nom de son mari, et la correspondance s'établit, tandis que Brissot et Roland étaient loin l'un de l'autre et ne s'étaient jamais vus; enfin ils devinrent presque amis sans se connaître autrement que par une de ces correspondances qui deviennent intimes dès que l'âme est la compagne de l'esprit, comme cela était dans les Girondins.

Une occasion précieuse se présenta pour que Roland fût introduit aux affaires. Un hiver affreux dans ses conséquences avait décimé pour ainsi dire les malheureux ouvriers de Lyon!... Vingt mille étaient sans pain; les ressources manquaient entièrement, et Lyon se trouvait endetté de quarante millions! Madame Roland dit à son mari:

—Mon ami, il faut solliciter de notre ville d'aller à Paris auprès de l'Assemblée Constituante (p. 42) pour solliciter des secours pour la population lyonnaise: il faut partir!!!

Roland ne voulait pas de cette mission... sa femme le força pour ainsi dire à l'accepter: la députation fut envoyée, Roland en fit partie, et elle arriva à Paris le 12 février 1791. C'était l'époque où tout ce qui avait une âme était appelé à en donner des preuves! L'austérité républicaine était dès lors aux prises avec l'intrigue et la plus basse des passions, la vengeance. C'était alors que tout le tiers-état bien pensant voulait enfin prouver que la nation française ne se composait pas seulement de quelques millions d'hommes, mais bien de la masse pensante et agissante; d'un autre côté, tout ce qui était agité par le besoin d'or pour satisfaire de honteuses passions criait aussi vive la liberté! pour opprimer tout ce qui n'était pas dans le sens de leur opinion. C'est dans cette ligne que je place Marat et Carrier, et tout ce qui fut sanguinaire. C'est dans la première ligne que je mets les Girondins et madame Roland; je la place dans cette ligne, parce que je répète qu'elle avait une âme d'homme supérieur dans un corps de femme.

Il est un homme dans ces factions que je ne place dans aucun parti, parce qu'il n'appartient à aucun... et qui, grand par ses facultés, mais (p. 43) petit par ses vices, ne put jamais prendre place parmi ceux qui l'auraient suivi et lui auraient prêté non-seulement leur appui, mais celui de l'or!... de cette idole après laquelle il courait, et à laquelle il sacrifia son honneur et sa vie!... Cet homme est Mirabeau.

Arrivée le 12 février, le 13 au matin madame Roland reçut la visite de Brissot. C'était un homme déjà bien important à cette époque de la Révolution que Brissot!... Il avait une justesse de coup d'œil dans l'esprit, et une austérité de principes, qui devaient lui assurer la première place dans une république, si nous avions vraiment voulu la république au lieu de jouer à la république! ... Le seul défaut grave qu'on pouvait lui reprocher comme homme de parti était le côté moqueur de son esprit.

C'est une chose fort singulière que la première entrevue de deux personnes qui se sont beaucoup écrit sans s'être jamais rencontrées!... Brissot connaissait madame Roland, car il avait su la juger!... Son âme s'était peinte dans ses lettres, et une femme comme elle avait paru à Brissot une merveille à conserver à leur parti; si même, disait-il à Vergniaud, elle ne le dirigeait en entier!

Vergniaud était du même avis! Quant à madame Roland, le jugement qu'elle porta sur Brissot en le voyant fut différent de celui qu'elle avait été à (p. 44) même de concevoir d'après ses lettres! Elle vit en lui un homme fort habile et digne d'être à la tête d'une faction, mais dont la légèreté d'esprit ne convenait peut-être pas à la gravité des circonstances. Cependant elle fut charmée de ce rapprochement, et comprit combien on pouvait avoir d'heureux et même de grands résultats avec cet homme!...

Mais Brissot avait en effet de cette légèreté que nous ne pouvons nous défendre d'avoir, comme inhérente à notre nature française... il en abusait surtout pour prendre à l'excès le côté plaisant d'une chose, quelque grave qu'elle fût [16] .

—Il aurait trouvé à rire sur son enterrement, s'écriait l'abbé Maury...

—Comment donc! même sur le vôtre, disait Cazalès!...

C'est de lui que Mirabeau disait: Il juge bien l'homme et ne connaît pas les hommes.

L'ami de Brissot était un homme bien remarquable, mais moins que lui; c'était Pétion! le roi de Paris. En le présentant à madame Roland, il lui demanda la même permission pour plusieurs de ses amis. Madame Roland était sédentaire; on arrêta (p. 45) qu'elle recevrait ces Messieurs quatre fois par semaine, le soir. Elle était bien logée et dans le centre de Paris.

Les amis dont parlait Brissot, c'étaient les Girondins!...

De cette manière, ce parti, qui se formait alors, eut un centre pour se réunir; ce fut le premier point où il se centralisa. Quel salon que celui où ils causaient avec familiarité!... Assise devant une table sur laquelle étaient quelques journaux et des brochures, madame Roland ne paraissait dans l'origine prendre aucune part à ces conférences, qui déjà étaient d'un bien puissant intérêt pour elle... Mais quelle que fût son opinion, quelle que fût l'influence qu'elle exerçait sur tous ces hommes dont les regards cherchaient le sien pour approuver ou blâmer, jamais madame Roland ne parut d'abord vouloir influencer les sentiments de ceux que Brissot lui présentait... Elle était pour eux maîtresse de maison prévenante, polie, gracieuse même, malgré l'austérité de ses principes à cette époque; mais jamais elle ne parut même s'écarter de cette façon d'agir, lorsque plus tard son influence faisait mouvoir des factions. Qui croirait que, dans ces petits comités composés de Brissot, Pétion, Robespierre, Gensonné, Vergniaud, Guadet, Bazot, Fonfrède, Valazé, enfin (p. 46) tous ces hommes dont certes l'histoire a buriné plutôt qu'écrit les noms, madame Roland distinguait surtout à cette époque Robespierre?... Elle le jugeait le plus honnête de tous!... Dans ces comités qui avaient lieu chez madame Roland, on discutait des projets de loi, des plans réformateurs, des remontrances à la Cour pour éloigner tous les favoris, madame de Polignac surtout, dont l'avidité, disait Robespierre, RUINERAIT enfin la France si cette femme y rentrait!... On discutait beaucoup, on parlait longtemps, et au résumé, à la fin de la soirée, il se trouvait qu'on n'avait rien fait. Un soir, après avoir écouté en silence une partie de la conversation, où Vergniaud avait été admirable et où madame Roland lui avait répondu avec un talent qui aurait honoré la tribune la plus éloquente, Robespierre s'approcha d'elle et lui dit très-bas en lui serrant la main:

—Quelle admirable éloquence!... vous m'avez fait mal!... Employez donc ce don du Ciel à convaincre ces gens-là que, dans la prairie du Ruthly, Guillaume Tell ne parla que pour jurer d'exterminer les tyrans de la Suisse!...

Cette remarque prouvait déjà la jalousie de Robespierre contre la Gironde, qui était toute brillante d'éloquence... Mais il avait raison cependant, et on ne pouvait nier que les paroles et les (p. 47) mots n'aient amené chez nous des abus qui ont fait plus de mal qu'on ne le croit.

On projetait souvent dans le salon de madame Roland, dans ces comités du soir, beaucoup de décrets qui passaient ensuite à la Convention; mais la coalition de la minorité de la noblesse acheva d'affaiblir le côté gauche et opéra les maux de la réunion... Un soir, madame Roland était seule; la réunion se faisait ordinairement vers sept ou huit heures; il n'en était que sept ou six et demie; enfin elle achevait à peine de dîner, lorsqu'elle vit arriver Robespierre!... il était seul aussi, chose assez rare, car il était toujours accompagné de plusieurs de ses collègues... Il est à remarquer que dans ces réunions du soir chez madame Roland il n'y avait aucune femme... elle y était seule... Quelquefois, l'un des députés, marié, amenait sa femme, mais lorsque madame Roland recevait un autre jour de la semaine; car les jours de réunion, son salon était ouvert seulement aux notabilités politiques ou littéraires, et puis en cela elle était comme beaucoup de femmes littéraires, ou bien étudiant, comme elle le faisait alors, la politique agitée qui menaçait de tout envahir! Une conversation légère n'était pas à l'unisson de pareille matière, et son langage n'aurait pas été compris par une femme sortant (p. 48) de chez mademoiselle Bertin ou venant de se faire coiffer par Léonard!!...

Robespierre témoigna à madame Roland sa joie de la trouver seule.

—Nous allons causer à cœur ouvert, lui dit-il; le voulez-vous?

Il prit une chaise en disant ces mots, et se plaça tout auprès d'elle.

—Pouvez-vous en douter? lui dit-elle, avec ce sourire bienveillant qui découvrait trente-deux perles...

—Eh bien! écoutez donc ce que j'ai à vous dire, non-seulement en mon nom, mais à celui de beaucoup de gens qui pensent qu'avec votre admirable éloquence et l'influence qu'elle vous donne sur les hommes tels que Brissot et Vergniaud, vous pouvez faire faire à la liberté, cette liberté dont vous êtes idolâtre, je le sais, et que je vénère moi-même autant qu'elle m'est chère: eh bien! vous pouvez beaucoup pour sa cause... Vous savez que dans vos réunions, quoique j'y sois fort assidu, je parle peu (c'était vrai); mais si je suis silencieux, j'écoute et je profite. Je suis timide ensuite , et j'ose peu prendre la parole dans ces réunions devant des hommes comme Guadet, Gensonné, Vergniaud!... Oh! ce Vergniaud!...

La manière dont il prononça ce nom aurait fait (p. 49) frémir si l'on avait alors connu Robespierre!... Mais bien loin de là, madame Roland était convaincue de sa bonté , et surtout de son amour pour la liberté et la patrie...

—Que puis-je faire? dit-elle. Vous savez que nous ne sommes pas toujours du même avis, quoique de même opinion; mais je suis disposée à tout pour la liberté...

—Eh bien donc, il faut que Brissot se détermine à faire un journal... La presse est de toutes les armes la plus meurtrière... la parole n'est rien à côté d'elle... Un discours, quelque bien qu'il soit préparé, ne l'est jamais assez; et puis, l'organe peut n'être pas heureusement harmonieux, la mémoire peut manquer, la timidité embarrasser votre débit... Que tout cela se trouve réuni, et une cause est manquée dans sa défense comme dans son attaque... Un journal, au contraire, est tout ce qu'il faut pour que nous frappions fort et juste... On est lu... on est relu... et la conviction atteint avant que la réfutation n'arrive!... Qu'importe une réponse qui vient huit jours ou vingt-quatre heures après?... À l'Assemblée, voyez l'abbé Maury et Mirabeau!... Ils se disent tous deux des mots admirables qui se détruisent l'un par l'autre... Et pourtant, Mirabeau a la victoire quoiqu'il soit moins éloquent que l'abbé... parce qu'il répond sur-le-champ et que le (p. 50) discours de l'autre, préparé depuis longtemps, est réduit au silence en un moment. Mais un journal qui prend l'initiative, car ce n'est que comme cela que je l'entends, est sûr de vaincre. Déterminez Brissot à faire un journal... Nous avons songé à cela, et nous avons dit que vous seule pouviez persuader Brissot.

Madame Roland s'engagea à ce que voulait Robespierre, avec d'autant plus de plaisir que c'était aussi depuis longtemps sa pensée. Elle parla à Brissot; il prit feu à ce projet, et bientôt parut le premier numéro du journal intitulé le Républicain! Dumont le Genevois y travailla d'abord avec Brissot... Le nom du gérant responsable était celui d'un monsieur du Châtelet, militaire, et homme de fer plutôt qu' homme de paille . C'était cela qu'il fallait. Condorcet avait deux articles admirables qu'on allait y insérer, lorsque le journal fut arrêté et défendu; je ne me rappelle plus bien à présent pour quelle raison. J'ai rapporté ce fait, parce que l'influence de madame Roland requise par Robespierre pour l'établissement d'un journal m'a paru plaisante.

Une personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort (p. 51) jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce qui se faisait comme affaire politique. Ce jour était important, c'était celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence Robespierre était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que le parti républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la raison, ils égorgeraient tout ce qu'il y avait de patriotes dans Paris et feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à craindre, parce que la famille royale n'avait pas pris cette détermination sans avoir dans Paris un parti puissant. Brissot répondit, ainsi que Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au contraire, en fuyant, le Roi avait brisé la royauté; que sa fuite était sa perte et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du peuple étaient excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles de la Cour et sur sa perfidie.—Le Roi ne veut plus de la constitution jurée, dit Brissot; il en veut une plus homogène... C'est le moment de s'en emparer et de disposer les esprits à la république!...

Robespierre était assis et mangeait ses ongles [17] , manie qu'il avait, ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent moqueur:

(p. 52) —Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?...

Sans doute que Robespierre n'était pas royaliste ; mais ce mot dit avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en raillerie.

Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut. C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère rendre le portrait ressemblant.

Ainsi donc, puisque j'écris le salon de madame Roland , il me faut parler de ce salon lorsqu'elle (p. 53) fut à ce second ministère; car l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au ministère, et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme pour son parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui précédèrent cette rentrée; elles eurent sans doute une immense influence, mais madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était bien sœur de la Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur les marches de l'échafaud [18] .

Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper, et elle jugeait avec son propre cœur. Pétion était donc pour elle un exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez lui; chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce n'est pas lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un homme d'état est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son suisse consulte une liste pour laisser entrer chez (p. 54) son maître. Quant à Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa sauvagerie .

Madame Roland n'avait pas de sauvagerie, mais le grand monde l'ennuyait. Aussi, dès qu'elle fut au ministère, elle déclara qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait point de maison ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.

Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des querelles!... Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland, lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues... lorsque, gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: Tu mourras!

L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires publiques... La table de madame Roland était toujours remarquablement bien servie, mais sans aucun luxe... du très-beau linge, de beaux cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un service, innovation que madame (p. 55) Roland mit la première en usage. On dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont les moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au salon, on y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était désert et silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland dînait quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques amis, dont le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille Eudora dînait chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des repas étant irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en souffrît.

C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison, surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la liberté [19] !...

Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits, qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il entendait (p. 56) le français sans le parler, et madame Roland entendait l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de longues conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland était une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées de Payne, qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder une constitution , dit madame Roland.

David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent, contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions... Aussi s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!

—Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public... Voyez quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!... Ils parcourent (p. 57) Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un sale bonnet rouge!... Savez-vous ce qui arrivera un jour?... C'est qu'ils tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un despote qui saura les assujettir [20] .

Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland. Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son appartement avec Fabre d'Églantine... Souvent même il venait lui demander à dîner... C'était alors pour causer plus intimement avec elle et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris, au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver des beautés!... et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle de cet homme, l'emportement des passions brutales... L'ambition devait le porter à abattre la tête de son concurrent, l'amour celle de son rival. Mais aussi cet homme pouvait donner sa vie pour un être aimé [21] , comme la sacrifier pour sa patrie. Mais aussi, pour peu que le sort de cette même (p. 58) patrie lui parût en danger, Danton aurait tiré le poignard et conduit les assassins!... Cette époque, où il allait si souvent chez madame Roland, était celle où il chantait les matines de septembre... on était aux vigiles de ces terribles jours, et Fabre d'Églantine, lui aussi, n'ignorait pas ce qui se préparait!... Croyait-il, comme Danton, que là était le salut de la patrie?... Mais n'abordons pas encore ce sujet... il viendra bien assez tôt!

Lorsque Roland fut appelé au ministère pour la première fois, il y eut le jour de sa présentation une question singulière agitée dans le salon de madame Roland; j'ai oublié ce fait, mais il est toujours temps de revenir.

—Je viens vous demander votre avis, ma chère amie, lui dit son mari; je le puis faire sans que l'on m'accuse de me laisser mener par ma femme, ajouta-t-il en riant.—Comment me faut-il être habillé?

—Comment?... mais comme vous êtes tous les jours. Demandez à ces messieurs...

Madame Roland avait toujours la coutume de se référer à ceux qui l'entouraient avec une grâce charmante; et dans cette occasion elle était encore aimable, car c'était évidemment de son ressort...

Tous furent de son avis, excepté Robespierre.

—Il faut faire comme tout le monde, dit-il.

(p. 59) —Eh bien! il fait comme tout le monde .

—Non pas, car ses souliers, toujours attachés avec des cordons, ne se porteraient pas dans une assemblée ordinaire.

—Avez-vous oublié, dit madame Roland avec une amertume qu'elle voulait vainement déguiser, que le jour où les trois corps furent introduits chez le Roi, on jugea à propos de n'ouvrir qu'un battant de porte pour le tiers-état. Mon mari n'est que du tiers-état;... et pour ce tiers-état , tout est assez bon... Il ne faut pas porter des objets qui ne sont pas faits pour nous,... non plus que la terre elle-même n'est pas faite pour nous! Il faut un sentier frayé pour les pas d'une caste méprisée; à la Cour nous ne sommes que des parias!...

Ses narines s'ouvraient et paraissaient trembler; ses lèvres étaient plus vermeilles, et sa voix émue ressemblait alors au tintement d'une cloche d'argent.

Enfin la présentation par Dumouriez eut lieu le lendemain. Lorsque le chapeau rond, les souliers à cordons furent aperçus par l'huissier de la chambre, il demeura stupéfait, et dit à Dumouriez, qui était alors ministre des affaires étrangères:

—Monsieur!... eh quoi!... sans boucles à ses souliers!...

—Ah! s'écria Dumouriez, tout est perdu!... pas de boucles aux souliers!!

(p. 60) Ce conseil de madame Roland ne fut pas le seul effet de son influence sur les affaires à cette époque, et la disgrâce de Roland et sa sortie de son premier ministère, événement d'une grande influence, furent encore l'effet d'une de ces séances qui avaient lieu chez madame Roland autrefois quatre jours par semaine, et lorsqu'elle fut au ministère ce fut tous les jours.

Ce qui causa véritablement la disgrâce de Roland, disgrâce venue de la Cour, tandis que la seconde vint de la Convention, fut une lettre écrite au Roi par Roland... Cette lettre n'est pas dans tous les mémoires du temps [22] ... mais Bonnecarrère me l'a laissé copier dans les papiers qu'il avait à Versailles, papiers où il y a des trésors précieux, et dont je crois que son fils, son seul héritier, ignore la valeur.

«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister longtemps... C'est un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré, etc.»

Roland remit sa lettre au Roi; Servan, ministre de la guerre, remit aussi une lettre ou une note (p. 61) dans le même genre, et tout le ministère, Clavières, Roland, Servan, etc., se trouvant de la même opinion, donna plutôt qu'il ne reçut sa démission... Il y a dans ce fait une grande conséquence par les suites qu'eut ce changement de ministère. Madame Roland n'avait pas toujours en vue alors dans ses actions le salut de la patrie... il ne dépendait pas seulement de démarches du genre de celle-ci... Il ne s'agissait pas seulement de montrer au Roi qu'une femme avait du pouvoir sur son mari et sur une partie de l'Assemblée... Madame Roland en avait un grand sans doute à cette époque, et la Gironde, toute à elle, répondait à son appel. Mais le motif de la résistance de Roland était noble et beau; il s'agissait du camp de vingt mille hommes sous Paris.

Servan était aussi un homme d'un beau caractère...—Comme ministre de la guerre, vous vous perdez si vous consentez, lui dit madame Roland.

—Soyez tranquille, mon honneur et mon cœur me défendront...

—Comment le Roi a-t-il pris votre avis?

—Fort mal; il m'a tourné le dos, et à peine étais-je rentré que Dumouriez est venu me prendre le portefeuille, qu'il garde en attendant.

—Dumouriez!...

—Oui...

(p. 62) —Mais comment se fait-il qu'il se trouve en faveur?...

—Par la Reine... Bonnecarrère est fort en crédit près d'elle par une intrigue de femme du côté de la comtesse Diane de Polignac... Les femmes sont puissantes à cette cour... Et quand des personnes comme celle que je viens de nommer font et défont des ministres, une monarchie peut se dire perdue [23] .

—Dumouriez! répéta madame Roland... Dumouriez et Bonnecarrère!...

—Oui... celui-ci a un des portefeuilles, je ne sais lequel. C'est un homme de beaucoup d'esprit, qui a fait pour l'intrigue plus que jamais personne n'a fait pour le bien... Si cet homme avait autant travaillé pour être honnête homme qu'il l'a fait pour arriver à être un Figaro politique, il mériterait une statue!...

—Mais comment allez-vous vous en tirer tous tant que vous êtes?...

—Nous venons à vous!... Clavières, votre mari et moi, il faut que vous nous donniez une direction de conduite et même une lettre dans laquelle nous donnons tous notre démission...

—Ah!... je le veux bien, dit madame Roland... (p. 63) aussi vous serez servis, je vous le jure, à souhait; car ce ministère, cette politique, cela m'éloigne de mes occupations chéries; et certes ce que me donnent en dédommagement ces grandeurs-là ne vaut pas la peine qu'on leur sacrifie une heure de sa vie privée!...

Les ministres étaient donc réunis au nombre de quatre chez madame Roland, le soir du jour où Servan avait parlé au Roi et où Roland avait donné sa lettre. Assis en rond autour d'une table verte sur laquelle étaient des papiers et une écritoire, les quatre ministres observaient avec une sorte de joie inquiète madame Roland, dans la rédaction silencieuse de la lettre qu'elle faisait au nom de tous. Duranthon [24] , du parti de Dumouriez, était devant la cheminée, et, quoiqu'on fût au mois de juin, il y était debout, relevant les basques de son habit pour se donner une contenance, comme tous les hommes médiocres qui trahissent et sont au-dessous de la trahison... Il s'était fait attendre plus d'une heure au rendez-vous de ses collègues; Clavières ne l'aimait pas, et toutes les fois que madame Roland le consultait de l'œil ou de la voix, Clavières haussait les épaules, en lui disant tout bas:

—Laissez-le donc à lui-même... nous n'en voulons (p. 64) pas plus dans notre disgrâce que nous n'en voulions dans notre prospérité.

Au moment où madame Roland allait lire sa lettre, un message du roi mande M. Duranthon au château, mais SEUL ! Madame Roland jette sa plume en s'écriant:—Nos lenteurs nous ont fait perdre l'initiative... C'est votre démission qu'on vous envoie.

C'était vrai!

Au bout d'une heure, Duranthon revint. Il avait une figure assez ridicule habituellement: son air était celui d'une vieille femme avec ses petits traits mal arrangés, ses rides mal placées; cette peau d'une teinte blafarde avait de la ressemblance avec des joues fardées; enfin il avait une figure déplaisante et désagréable à l'excès. Madame Roland le supportait, mais avec grand'peine. Il était vain, sans talent, et n'avait pour lui que la réputation d'un honnête homme qu'il vint perdre dans ce ministère sans en attraper une autre... C'était bien la peine d'être ministre...

En le voyant arriver avec une physionomie abattue, comme s'il avait appris la mort de son fils unique, ses collègues et madame Roland ne purent retenir un éclat de rire... Il tira alors de sa poche un papier, qu'il allait lire avec une figure de circonstance qui ne laissait pas d'avoir son prix, lorsque madame Roland s'écria:

(p. 65) —M. Duranthon, c'est la démission de mon mari et la vôtre que vous apportez là, n'est-il pas vrai? Donnez donc, mon Dieu!...

Et elle lui prend le papier des mains. C'était en effet la démission des quatre ministres!...

—Mon ami, dit-elle à son mari, c'est encore mieux mérité de notre part que de celle de ces messieurs!... Mais le Roi ne l'annoncera pas à l'Assemblée! et puisqu'il n'a pas profité de la leçon de votre lettre de ce matin, il faut rendre ces leçons utiles au public, en les lui faisant connaître... Je ne vois rien de plus conséquent au courage de l'avoir écrite que celui d'en envoyer une copie à l'Assemblée!... Au moins, en apprenant votre renvoi, elle en apprendra la cause.

Cette idée devait plaire à Roland... Il la saisit, la lettre fut envoyée à l'Assemblée. On sait comment elle accueillit le renvoi des trois ministres!... elle ordonna d'abord l'impression de la lettre et son envoi dans les départements, en faisant une mention honorable de la conduite des trois ministres.

Après cette dernière marque de courage, madame Roland rentra dans sa vie privée... Mais elle n'y retrouva plus la paix et le repos... Elle voyait sa patrie livrée au malheur et sentait dans son (p. 66) cœur tout ce qui pouvait donner peut-être d'utiles lumières. Elle était réduite au silence et à se consumer par son propre feu!...

(p. 67) SALON
DE MADAME DE BRIENNE
ET
DU CARDINAL DE LOMÉNIE.

C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en avoir un semblable.

Elle avait eu un salon composé de parties assez (p. 68) originales pour faire un tout au milieu duquel on se plaisait. L'abbé Morellet, qui en était un des plus intimes, me dit, lorsque je lui racontai comment j'avais connu madame la comtesse de Brienne, que son intimité était fort agréable, et que les habitués de cette maison y trouvaient du charme. À cela je ne puis rien objecter. J'ai vu aussi le salon de madame de Brienne, à Brienne, lorsque Madame Mère y fut passer quelques jours, de Pont-sur-Seine, son château... Mais, à cette seconde époque, il ne restait plus rien, à ce que me dit le cardinal Maury, de la comtesse de Brienne d' autrefois .

Son salon, soit à Brienne, soit à Paris, avait toujours été le rendez-vous d'hommes supérieurs et même célèbres: l'abbé Morellet, Marmontel, Chamfort, La Harpe, Suard, Condorcet, Turgot, Buffon, Malesherbes, Helvétius et sa femme, etc., et plusieurs artistes fameux, tels que Piccini, David, dont le talent commençait déjà à se faire connaître... Cette réunion, à laquelle venaient se joindre plusieurs femmes spirituelles et remarquables, était en renom à Paris, et les étrangers qui arrivaient, n'importe de quel pays, se faisaient présenter chez la comtesse de Brienne.

L'abbé Morellet est celui dont j'ai tiré les renseignements les plus exacts sur cet intérieur. Il (p. 69) était à la fois disciple de Quesnay, ami de d'Alembert, camarade de Delille, et savant enfin tout autant qu'il faut pour montrer que la cloison du cabinet d'études n'était pas tellement épaisse qu'il n'y entendît souvent le bruit du monde... Seulement il montra qu'il n'avait fait que traverser la logomachie de Quesnay, ne prit des économistes que le vrai et l'utile, et l'appliqua au commerce, qui chaque jour à cette époque devenait presque toute la politique des temps modernes. On estimait l'abbé Morellet; on l'aimait. J'ai entendu dire à madame Helvétius qu'elle ne savait jamais comment elle aimait M. Morellet... si c'était comme un frère ou bien un père devant lequel elle allait s'agenouiller; et madame Helvétius n'était pas prodigue de ces paroles-là.

Le château de Brienne, dont je parlerai d'abord comme un premier établissement de la famille de Brienne, mérite déjà une mention particulière à lui seul, et voici comment:

L'abbé de Brienne, depuis cardinal de Loménie, archevêque de Toulouse, puis de Sens, ministre constitutionnel, l'un des hommes peut-être qui ont le plus nui à la France, mais qui l'a expié par une mort terrible, cet homme n'était pas originairement destiné à un si brillant avenir, ni à des malheurs si retentissants. Cependant, (p. 70) il prévoyait sa haute fortune et il a eu à cet égard une seconde vue. Fils d'un père et d'une mère qui n'avaient pas quinze mille livres de rentes, sans aucune place à la Cour, l'abbé de Brienne descendait des Loménie, secrétaires d'état sous Henri III et Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. Malgré son peu de fortune, il pensait à devenir ministre, étant encore sur les bancs du séminaire, ce fameux séminaire des trente-trois , si renommé pour la force et la bonté des études. L'abbé de Loménie, comme on l'appelait alors, n'était pas l'aîné de sa famille; il était le second; son frère aîné fut tué au combat d'Exiles: l'abbé de Loménie avait alors vingt-un ans; il ne possédait qu'un chétif prieuré en Languedoc du revenu de quinze cents livres par an, et de plus quelques barils de cuisses d'oie dont il régalait ses amis lorsqu'il avait oublié lui-même de les manger, ce qui était rare. Il devenait l'aîné de sa maison par la mort de son frère, mais il rêvait déjà d'être un jour cardinal-premier-ministre !... Cela fut, mais au lieu de la soutane du cardinal de Richelieu il ne revêtit que sa plus méchante doublure... Il laissa donc le droit de perpétuer le nom de Brienne à son plus jeune frère, et poursuivit ses études ecclésiastiques, convaincu qu'il trouverait dans l'état de prêtre ce qu'une autre carrière lui refuserait. Il (p. 71) fallait que sa confiance fût bien grande, car il était encore en Sorbonne qu'il traçait le plan d'un château royal!... Et le château de Brienne, dont la construction a coûté deux millions, a été bâti sur les plans du cardinal, lorsqu'il était encore abbé de Loménie. Il avait fait en même temps le plan des routes magnifiques qui devaient conduire à ce château, soit de Paris, soit de Troyes. N'avais-je pas raison de dire que le château méritait bien un mot sur lui seul?

Tout en rêvant cependant à ce roman qui ne paraissait pas devoir s'accomplir, un événement extraordinaire lui donna une nouvelle confiance dans la pensée qu'il serait un jour le premier de l'État... Son frère, qui n'avait rien de remarquable, épousa mademoiselle Clément, fille d'un homme extrêmement riche, de la haute finance, qui avait laissé trois millions... Le frère ne regarda pas à la figure de la future, qui avait, comme je l'ai dit, une vraie tournure d'héritière;

Et trois millions d'écus avec elle obtenus
La firent à ses yeux plus belle que Vénus.

On arrondit la petite terre de Brienne en Champagne, on acheta les propriétés environnantes, et bientôt le revenu de la terre de Brienne fut porté à cent mille francs annuellement... Un mauvais (p. 72) donjon était tout ce qui restait de l'ancien château, et M. l'abbé Morellet y ayant été un jour avec l'abbé de Loménie, qui n'était encore que simple grand-vicaire de l'archevêque de Rouen à Pontoise, pour juger des progrès des travaux, ils logèrent dans l'ancien château, dont il ne restait debout qu'un mauvais pavillon. Le lendemain de leur arrivée, lorsque l'abbé Morellet voulut se lever, il fallut qu'il attendît qu'on lui trouvât des souliers; il n'en avait plus qu'un, l'autre avait été mangé par les rats.

Sur ces mêmes ruines, et lorsqu'on eut coupé tout le sommet d'une montagne de laquelle on domine un pays immense, on construisit un magnifique château, édifice vraiment digne de la curiosité d'un voyageur; j'ai été frappée de la magnificence simple et bien entendue qui a ordonné cette construction. C'est un si grand avantage que la réunion du luxe et du goût [25] !...

(p. 73) Les Brienne, une fois établis dans cette belle demeure, y tinrent l'état d'une haute et puissante famille. La noblesse de la province de Champagne, celle plus élégante de Paris et de la Cour, venaient y faire de longs séjours; on y chassait avec un luxe qui n'appartenait qu'à un souverain; des distractions tout-à-fait impossibles dans d'autres châteaux y étaient aussi données de cette manière... Un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique étaient expliqués, mis à la portée de tous, même des femmes, par un physicien de mérite que M. de Brienne attachait pour la saison à son château: c'était M. de Parcieux; il faisait des cours de physique et de chimie, à cette époque où Mesmer et les merveilles de Cagliostro rendaient avide de ces sortes de connaissances... Madame la duchesse de Brissac, autrefois madame de Cossé, se trouvant à Pont [26] lorsque madame de Brienne y (p. 74) vint pour voir Madame Mère , lui rappela comme le château de Brienne avait été amusant, une année qu'elle lui cita... et en effet, on y jouait la comédie, on y chassait, on y jouait, on y lisait des vers, enfin on y faisait ce qui plaisait.

Habituellement la vie y était toujours amusante, mais c'était surtout aux fêtes du comte et de la comtesse de Brienne que la magnificence se déployait dans toute sa volonté d'être royale. Il y avait souvent au château de Brienne plus de quarante maîtres venus de Paris, sans compter la foule des villes voisines, des châteaux environnans... et puis les musiciens, les artistes venus de Paris; les tables dressées dans le parc, les cris de vive M. le comte!... vive madame la comtesse!... Ce mouvement extérieur, accompagné d'une activité égale dans le château, donnait vraiment ces jours-là au château de Brienne l'aspect d'une demeure royale, et dans ces journées-là l'archevêque de Toulouse, car il l'était alors, pouvait en effet croire qu'il arriverait à la magnificence du cardinal de Richelieu, lorsqu'il se faisait porter par vingt-quatre gentilshommes, et que les murailles des villes s'abattaient devant lui...

(p. 75) Un des plaisirs les plus vifs de Brienne, c'était la comédie; on la jouait souvent et bien... on y donnait des pièces toujours spirituelles, et bien représentées, parce que les auteurs veillaient eux-mêmes à la mise en scène. Après la représentation de la pièce, qui était une comédie ou un petit opéra, on donnait de charmants ballets, où dansaient la jolie madame d'Houdetot, madame de Damas, madame de Simiane et d'autres jeunes et jolies personnes... Cette dernière chose donnait à Brienne l'éclat et la magnificence d'une maison de prince, et certes j'en connais plusieurs en Allemagne et en Italie qui n'offrent pas même de point de comparaison avec l'état que tenaient le comte de Brienne et le cardinal de Loménie à Brienne. La renommée de Brienne succéda à Chanteloup. J'ai beaucoup entendu parler aussi de Chanteloup, mais Brienne avait l'avantage d'être beaucoup plus rapproché de Paris; et pour la facilité du mouvement que nécessite une aussi grande maison, cet agrément était immense.

Le cardinal de Loménie avait une figure agréable, il avait même une sorte de beauté... le front élevé, le nez droit; mais en regardant attentivement ce visage, on y trouvait ce qu'on voit toujours chez ceux qui doivent mourir de mort violente... une expression malheureuse annonçant une grande infortune...

(p. 76) On a beaucoup parlé de l'archevêque de Toulouse: c'est un homme qui ne méritait ni son élévation, ni sa chute, et encore moins sa renommée; il avait des moyens cependant, mais non pas assez pour se mettre à la tête d'une faction. Le parti des prélats politiques , connu dans l'église de France sous le nom de prélats administrateurs, qui prit hautement le parti de M. de Malesherbes et de M. Turgot, était composé de monseigneur de Toulouse, de M. Dillon, archevêque de Narbonne, président-né des états de Languedoc, homme de génie, mais paresseux; il avait de l'ambition, et cette ambition était peut-être plus fondée que celle de Loménie; mais constamment contrarié par la Reine, qui ne l'aimait pas, il ne put succéder à M. de Maurepas, comme il en avait eu la pensée. Il a fait beaucoup de bien dans le Languedoc, et mon père avait une profonde estime pour lui.

À côté de M. de Dillon, dans le parti des prélats administrateurs , on voyait M. de Loménie, jaloux de l'archevêque de Narbonne; il ne l'en accueillait pas moins avec une amitié apparente, et M. de Dillon était une des personnes habituées du salon de Loménie lorsqu'il était hors de son diocèse, ce qui arrivait souvent.

Loménie avait pour lui la grande faveur de la (p. 77) Reine; il avait un esprit fin et délié, de l'esprit d'intrigue surtout; habile à faire valoir les plans des autres; ayant plus de pétulance que de vivacité dans les idées, plus de vanité que d'orgueil ou de sentiment de juste estime de soi-même. La Reine avait juré qu'elle en ferait un ministre, et malheureusement elle eut assez de faveur auprès du Roi pour triompher de ses répugnances à lui-même, car Louis XVI ne l'aimait pas. Entièrement dévoué aux intérêts de la Reine, ami intime de M. de Vermont, son instituteur, que lui-même avait envoyé à Vienne, affectant la prétention de succéder à M. de Maurepas, il disait hautement qu'un ministère ordinaire ne lui suffisait pas, et qu'il ne voulait que de la première place. Il eût été plus tôt en effet ce qu'il désirait tant, si M. de Vergennes, en qui le Roi avait une grande confiance, ne l'eût éloigné de cette nomination. Mais à la chute de M. de Calonne, la Reine fit enfin nommer M. l'archevêque de Toulouse au ministère.

C'est pour arriver à son but que M. de Loménie avait organisé le château de Brienne comme il l'était. En revenant de ces fêtes somptueuses, en entendant raconter les enchantements de ce palais de fées par les jeunes femmes qui avaient contribué à la magie de ces fêtes ravissantes, dont le seul récit charmait la Reine et même le Roi, ces relations concouraient (p. 78) encore à entourer le nom de monseigneur de Toulouse d'une auréole plus lumineuse. Madame de Damas, madame d'Houdetot, madame de Duras, toutes ces femmes par leur grâce et leur beauté faisaient à elles seules le charme de ces fêtes enchantées, et le récit qu'elles en firent souvent devant le Roi restait, en apparence cependant, bien au-dessous de la vérité de ces magiques plaisirs.

—Savez-vous que j'aurais presque le désir d'aller voir une de ces fêtes de Brienne? dit un jour Louis XVI à la Reine.

—Ah! sire, s'écria-t-elle, ce serait un beau jour pour M. de Loménie! mais il faudrait aussi faire le même honneur à M. le duc de Choiseul.

Ce nom gâta tout. En l'entendant prononcer, le roi fronça le sourcil, et ne reparla plus du voyage de Brienne.

Le parti des prélats administrateurs était, comme on le pense, dans l'intimité de la famille de Brienne. Les prélats les plus zélés, comme M. de Dillon, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. de la Luzerne, évêque de Langres, élève et ancien grand-vicaire de M. de Dillon, Colbert, évêque de Rhodez, affectaient, avec quelques autres, de professer l'esprit économiste et réformateur, pour être à la mode. À eux se joignaient M. Turgot et (p. 79) son frère le chevalier, ainsi que le marquis de Condorcet, qui était aussi l'un des habitués de Brienne, quoique d'un esprit plus grave que les hommes qui faisaient le fond de la société de madame de Brienne. Il portait sur sa figure cette même expression sinistre annonçant une fin malheureuse!... Un autre homme, qui périt aussi comme eux, Chamfort, homme d'un haut mérite, mais malheureux, et dont la fin tragique fut l'une des scènes terribles de notre révolution [27] .

C'était du sein de ces plaisirs dont j'ai fait la relation que l'archevêque de Toulouse faisait jouer les nombreux ressorts qui devaient enfin mettre en mouvement ce qui devait le porter au ministère; il savait qu'en France, et dans le pays de la Cour surtout, il faut que les femmes soient les auxiliaires employés. Depuis que la Cour de France existe, nous avons vu la vérité de cette doctrine mise en œuvre. Le cardinal de Richelieu, en attirant la haute noblesse à la Cour, en la rendant oisive, a donné passage à toutes les intrigues les plus actives. Rien ne se fit plus que par les femmes (p. 80) une fois qu'ayant cessé d'être châtelaines, elles sont venues sur un théâtre où l'action toute préparée les engageait à prendre un rôle dans la pièce. Suivez l'état de la société depuis Louis XIII, et voyez dans quel lieu se forment les conspirations!... C'est dans le salon de madame de Longueville, c'est chez madame de Chevreuse, madame de Montbazon, et plus tard madame Tallien, madame de Staël, madame Château-Regnault, et une foule de femmes qui dans la Révolution ont été non-seulement activement importantes, mais dont l'influence fut discrète et puissante.

M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, était dans le parti des prélats administrateurs , et fit beaucoup de bien dans la Provence comme M. de Dillon dans le Languedoc [28] .

Puisque j'ai parlé du château de Brienne, voici une chanson qui fut chantée le jour de la Saint-Louis, pour l'inauguration du nouveau château. Elle peint l'intérieur de la maison d'une manière assez vraie.

(p. 81) Sur l'air: Dans le fond d'une rivière.

Dans le plus beau jour du monde,
À Brienne consacré,
Quand son nom est célébré
Par vos santés à la ronde,
Je chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
Je chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.

Voyez ce lieu délectable,
Où les bons mets, les bons vins,
À vos désirs incertains
Offrent un choix agréable.
Comus donna ce projet
Pour placer les dieux à table;
Comus donna ce projet
Du plus beau temple qu'était.

Au salon si je vous mène,
Vous admirerez encor,
Non pas la pourpre ni l'or
Qu'étale une pompe vaine,
Mais une noble grandeur
D'où tout s'arrache avec peine,
Mais une noble grandeur
Symbole d'un noble cœur.

Là, d'un temple de Thalie
Il [29] a tracé les contours;
(p. 82) Le ton du monde et des cours
À l'art de Baron [30] s'allie.
Le vice et les préjugés,
Enfants de notre folie,
Le vice et les préjugés
En riant sont corrigés.

Des lieux où la trompe sonne,
Je vois sortir à grands flots
Chiens et chasseurs et chevaux,
Que même ardeur aiguillonne.
Diane apprête ses traits
Comme la fière Bellone;
Diane apprête ses traits
Pour les monstres des forêts.

......
......

Puisque ce séjour abonde
En biens, en plaisirs si grands,
Revenons-y tous les ans
De tout autre lieu du monde.
J'y chanterai de nouveau
Si votre voix me seconde,
J'y chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.

Cette chanson est de l'abbé Morellet; on voit qu'il écrivait mieux en prose qu'en vers.

C'est ainsi que se passait la vie à Brienne, au milieu d'une société nombreuse et pourtant choisie: (p. 83) de bonnes conversations, des fêtes et des plaisirs, voilà la vie comme il la faut mener; nous l'ignorons maintenant, c'est un secret perdu.

Mais du sein de cette réunion de joies et de plaisirs un orage s'avançait menaçant et terrible: les jeunes femmes commencèrent à sourire avec moins d'abandon; leurs joues rosées devinrent pâles, car elles craignirent pour un père, un mari, un frère, un amant, un ami. Hélas! à cette époque, quelles sont les affections qui ne furent pas d'abord froissées par le sort, déchirées et baignées dans le sang!

M. de Loménie fut ministre, son ambition fut satisfaite. Mais combien alors il regretta les jours tranquilles de Brienne! J'ai souvent pensé, en me trouvant dans la pièce qui faisait son cabinet, et dans laquelle j'attendais quelquefois des heures entières lorsque j'étais de service auprès de Madame Mère [31] , combien peut-être M. de Loménie y avait fait entendre des plaintes trop longtemps contenues dans le monde!... Cette maison m'a toujours imprimé une profonde tristesse lorsque ma pensée me reportait vers une époque passée au (p. 84) milieu des troubles affreux dont le sang du malheureux archevêque de Sens avait augmenté l'horreur.

Sans doute M. de Loménie fit des fautes dans son administration, mais ces fautes n'étaient pas de nature à lui donner vis-à-vis de la nation l'aspect d'un homme qu'il fallait conduire à la mort. Le jour où il fut décidé qu'il sortait du ministère, tous les jeunes avocats, toutes les têtes ardentes qui rêvaient déjà la Révolution, portèrent, sur la place de Grève, un mannequin habillé comme l'archevêque, et le brûlèrent. Il y eut du tumulte; le chevalier Dubois, commandant alors le guet de Paris, fit tirer sur la multitude, et plusieurs personnes tombèrent. Hélas! ce ne fut pas la première fois que les pavés de la Grève furent rougis du sang français autrement que par le supplice d'un criminel!

Cette affaire, que je ne raconte pas plus longuement, au reste, dans cet ouvrage, parce que ce n'est pas son but, l'est avec beaucoup de détail dans mes Mémoires sur Napoléon et sur la Révolution.

Cependant, s'il était condamné par un parti, M. de Loménie était excusé par l'autre, à la tête duquel était la Reine. Mais il y avait une autre faction qui lui était nuisible plus peut-être que l'autre ne lui était favorable, et cela par la conséquence toute naturelle (p. 85) que le mal blesse bien plus avant que le bien ne produit de bien lui-même. Ces factions qui se levaient avec haine, même contre M. de Loménie, étaient conduites par des femmes choquées dans quelques prétentions au château de Brienne, parce qu'elles jouaient mal la comédie, par exemple; et qui, ayant été exclues d'un rôle, n'avaient jamais pardonné au maître du château qui n'avait pas voulu qu'elles fussent ridicules. De là des haines plus ou moins gratuites, mais toutes funestes à celui qu'elles frappaient. Madame de Coigny était une des plus acharnées contre l'archevêque. Jeune, jolie, charmante, fort grande dame, riche, elle avait tous les droits d'une femme à la mode pour paraître sur le théâtre de Brienne; mais sa voix avait un tel accent qu'il était impossible de lui donner un rôle. Soit qu'elle crût que l'archevêque ne pouvait récuser ses droits, soit qu'elle se fît elle-même illusion sur cette voix vraiment désagréable, elle ne pardonna pas le refus qu'elle essuya, quoiqu'il fût entouré de tout ce qui pouvait l'adoucir. Elle fut une des plus ferventes à poursuivre l'archevêque lorsqu'il fut une fois sorti du ministère; elle était pourtant bonne, et la personne la plus sociable, surtout dans sa jeunesse; elle était fille de M. de Conflans.

(p. 86) Sans être beau, le cardinal de Loménie en avait l'apparence; j'ai vu beaucoup de ses portraits dans sa famille qui me donnent de lui cette idée, du moins. Mais il avait dans le regard, dans le sourire, dans l'ensemble de la physionomie, cette expression malheureuse qui révèle une destinée funeste. Il avait de l'esprit, contait bien, et avait dans les manières cette sorte de charme attaché aux positions élevées, et qui donne une teinte que nul autre ne peut recevoir... C'était là un des sujets de sarcasme les plus amers... peut-être même de haine de la classe inférieure envers la noblesse de France. Le cardinal de Loménie avait de la hauteur, mais jamais une fois qu'il était dans le monde; alors il devenait l'un des hommes les plus aimables du salon de sa belle-sœur.

L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami. Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution. Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il n'avait (p. 87) pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de nos gloires littéraires. Les Jardins avaient paru, ainsi que plusieurs autres ouvrages.

L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de l' Imagination et quelques passages des différentes traductions qu'il a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration, lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa d'omettre le jardin potager dans les Jardins . Rivarol fit alors une satire intitulée: le Chou et le Navet , qui est dans tous les recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, (p. 88) dit-on, cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les moindres avis.

« Ingrat! lui disait le chou, tu m'oublies!... et pourtant

«Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!...
Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux....
Dit le navet au chou... et puis console-toi...
Car... ses vers passeront, les navets resteront

Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y répondre... Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un véritable sel attique; ce peut n'être plus de mode , comme on le dit assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit. Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait l'éveiller.

L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup (p. 89) de malice dans sa conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.

L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie; et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état de maison.

L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience de ce qu'il pouvait, (p. 90) et devant lui une époque qui accueillait tout ce qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien puissant contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit donc en route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de quoi faire le voyage en voiture... Parmi toutes ses facultés agissantes, celle de manger toujours était la plus prononcée. Il cheminait donc en songeant, en composant son premier sermon... en rêvant enfin, lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et délicat que l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle et maigre avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton... il était pauvre comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des illusions comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un monde de merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur première demande.

—Je ne désire qu'une chose... je suis modeste, dit le jeune homme pâle... je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la première princesse de la famille royale qui mourra.

—Ah! monsieur est donc médecin... chirurgien?

—Je suis docteur , monsieur...

Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.

(p. 91) —Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup plus haut que la vôtre... Je voudrais faire l'oraison funèbre du prince ou de la princesse dont vous scalpelleriez le corps.

—Ah! monsieur est ecclésiastique?

Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.

La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent leurs projets, leurs espérances... hélas! elles étaient nulles, car elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée... Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et attendirent les événements...

Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille du Dauphin et de la Dauphine... Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le médecin l'embauma.—Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens?—L'un est, comme (p. 92) je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M. Portal, qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille livres de rentes à ses enfants [32] ... La seule chose qu'il avait conservée de sa figure de grande route, c'était sa pâleur et sa maigreur.—Elles étaient au point de faire demander si le malade n'avait pas eu besoin de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il était levé, on n'avait pas oublié de le recoucher.—Il joignait à cela une voix tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait eu la fantaisie de jouer le mort.

—Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un vrai linceul!...

Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il racontait à merveille quand on savait jouer de lui, comme le disait ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que ridée, cette pâleur de mort sur ce visage qui souriait avec une voix cassée et des yeux atones: tous ces détails formaient un ensemble qui avait à lui seul assez d'originalité pour plaire lorsqu'il (p. 93) accompagnait le récit amusant de quelque drôle d'histoire dont les personnages pouvaient être annoncés ou sortaient de chez nous.—Portal était médecin de tout ce qui était à la mode avant la Révolution. Lui, Tronchin, le docteur Petit et le docteur Thouvenel... étaient les seuls brevetés pour envoyer les gens dans l'autre monde ou les retenir dans celui-ci.

Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il était non-seulement partisan du magnétisme [33] , mais l'un des sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à celle de Cagliostro... Cette époque fut bien remarquable par les suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était fort importante... Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires du château de Brienne.

Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le (p. 94) monde, Chamfort sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre enfant dans cette même position; sans appui, sans protection, ignorant même jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé à l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois, qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire. Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du protecteur... Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et découragée!... Le Journal encyclopédique se formait alors, il y écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur brûlante de l'excès du travail... C'est ainsi que chacun de ses repas, le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte de n'avoir pas de lendemain!... Il fit ensuite la Jeune Indienne , puis le Marchand de Smyrne , jolie petite pièce, qui se joue encore à la Comédie Française; plusieurs Éloges couronnés (p. 95) à l'Académie [34] ; une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable selon quelques autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa faveur à l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire des commandements!... Il avait donc une existence morale!... La société ne le repoussait plus!... Il disait en pleurant à un ami qui le félicitait de sa nomination:

—Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!...

L'année suivante, il fut reçu à l'Académie... Il écrivait en général avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable; il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son organisation naturelle... Dans cette lutte incessante qu'il soutenait contre la société, comme individu que (p. 96) son code proscrivait, Chamfort avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau de 1789, lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber! Aucune influence préservatrice n'avait entouré son cœur, qui reçut de vives et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours douloureuse. Aussi fut-il un des premiers à crier: Vive la liberté! et surtout l'égalité! ... Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec ardeur, lui devint fatale... il perdit le peu qui lui avait été donné, ses pensions et sa place à l'Académie... Mais il n'en demeura pas moins attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la tempête politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix s'éleva au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à l'ordre et au devoir.

La fraternité des hommes de sang de la Révolution , disait-il, est celle de Caïn... sois mon frère ou je te tue!...

Il fut arrêté et jeté dans un cachot... ses amis, et ils étaient nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté... Il retourna chez lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et sans courage!... Être frappé par la main d'un frère lui parut une injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui avaient été infligées jusque-là!... la prison surtout! oh! la prison!...

(p. 97) —Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot! répétait-il en frémissant.

Il tint parole.

Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que, saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup fracasse le haut du nez et enfonce l'œil droit!... Résolu à mourir, il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe au cœur... et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et tombe baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la porte, car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte était forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on entre... on trouve le malheureux vivant encore... palpitant au milieu d'une mer de sang!... et voulant dicter ses dernières volontés... Les médecins voulurent lui mettre un appareil...

—Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que je vais dire:

(p. 98) Et il dicte:

«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé... Je suis un homme libre , et ne rentrerai jamais vivant dans une prison...»

Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!... enfin il expira le 13 avril 1794.

Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé très-haut.

Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit, Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si spirituel..... car alors l'auteur d' Aline était dans toute sa fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand (p. 99) plaisir à ceux assez heureux pour les entendre... Marmontel mit à la mode pendant une saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce qu'il flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres...

On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle, fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous restent de cette époque. Thomas fut celui qui remit à la mode ce genre d'amusement littéraire fort en usage sous Louis XIV, mais oublié depuis.

Marmontel faisait aussi beaucoup de portraits. Neveu de l'abbé Morellet par son mariage avec sa nièce, il était parfaitement accueilli à Brienne, et le cardinal lui témoignait une estime particulière; (p. 100) mais il était peu propre au genre léger et tout entier d'agrément; et lorsque Marmontel voulait sortir de sa manière romanesque, il montrait aussitôt l'auteur des Contes moraux , et parlait de la marquise de Duras, de madame d'Egmont, comme il faisait parler Annette et Lubin. Il n'avait pas de trait dans l'esprit, pour me servir d'une expression de ce temps-là, qui chez nous peint d'un seul mot... C'est ainsi que cette réunion d'hommes et de femmes aimables faisait de Brienne un lieu de délices. Il se joignait à cet agrément, qui fournissait aux plaisirs de chaque jour, un sujet de bonheur et de paix qui ne pouvait qu'augmenter le charme de ce beau lieu; c'était la bonté inépuisable du comte et de la comtesse de Brienne. On citait de cette bonté des traits vraiment touchants... Un jour le comte apprend que les lapins d'une garenne à laquelle il tenait beaucoup commettaient de grands dégâts; il donne aussitôt l'ordre d'entourer la garenne d'un mur élevé à ses frais. Un malheureux ne s'adressait jamais à lui sans en être écouté et soulagé. Un hospice pour les malades, des écoles pour les enfants, une école militaire, tous ces bienfaits étaient l'ouvrage de l'archevêque et de son frère. Pour le comte de Brienne, il avait peu d'esprit, mais un sens droit, une manière toujours indulgente de voir les choses et de les (p. 101) juger. Il avait été ministre malgré lui, et n'avait accepté que pour ne pas faire de peine à son frère l'archevêque, lorsque celui-ci était parvenu au premier ministère... Il quitta donc la place sans regret, et retourna dans sa paisible retraite, espérant y retrouver le repos. Mais le malheur avait frappé un premier coup, et il ne devait plus s'arrêter... Qui aurait prévu cependant, lorsque les plus belles fêtes faisaient retentir les salons et les jardins de Brienne des accents d'une joie heureuse, que quelques années plus tard cette belle demeure entendrait les cris du désespoir!...

Lorsque le comte de Brienne fut arrêté et conduit à Paris, plus de trente villages environnants réclamèrent pour lui... mais telle était la rage stupide des bourreaux de cette époque, qu'on ne voulut voir dans cette démarche qu'un acte insurrectionnel!... Le malheureux périt sur l'échafaud!...

L'archevêque avait été jeté dans une prison de Sens, puis ensuite, à la fin du mois de février 1794, il avait été transféré chez lui avec des gardes qui ne le perdaient de vue sous aucun prétexte ... Un jour, il dormait; des gardes, accompagnés d'un commissaire du gouvernement, viennent de nouveau l'arrêter... le malheureux vit qu'il était perdu!... et son parti fut pris... Son (p. 102) frère devait venir le voir le lendemain de Brienne. L'archevêque demande à l'attendre... Indignement traité par les exécuteurs de l'ordre, il reçoit une funeste impression de cette sévérité et de l'horreur de sa position. Autour de lui était la belle madame de Canisy, sa mère, mère de la belle duchesse de Vicence, et les trois jeunes Loménie, ses neveux... sa tête se perdit, et le lendemain matin, son frère le comte de Loménie, partant pour voir mettre les scellés à Brienne, entra dans la chambre de l'archevêque, et le trouva mort dans son lit; il s'était empoisonné avec le poison composé par Cabanis lui-même: du stramonium combiné avec de l'opium.

L'archevêque de Brienne a fait de grandes fautes dans son ministère. Je suis fâchée d'ajouter un mot de blâme à cette fin si désastreuse, mais la vérité est là pour l'histoire, et elle est sévère pour l'innocent comme pour le coupable... Et l'on ne peut se dissimuler que l'archevêque de Sens n'ait commis des fautes graves, surtout depuis la Révolution, dans le premier ministère à la tête duquel il était.

J'ai entendu raconter à l'empereur une histoire assez extraordinaire qui aurait eu lieu au château de Brienne, alors qu'il était le rendez-vous de toutes les joies. L'empereur n'y était pas admis (p. 103) alors, il le fut depuis, et on le comblait même de bontés; mais il savait beaucoup de choses par le retour de quelques-uns de ses camarades que leurs relations de famille faisaient admettre au château lors des vacances.

Un jeune homme de la société de madame de Brienne avait un caractère tellement désagréable qu'on ne pouvait vivre avec lui en bonne harmonie. Il avait surtout beaucoup de prétentions, et entre autres celle de n'avoir jamais peur. Un soir, la discussion s'échauffe; quatre personnes de la société font le pari avec ce jeune homme qu'avant six mois il aura été effrayé: il accepte; les conditions sont arrêtées; cent louis de pari seront payés par le jeune homme s'il perd, cent louis seront payés par les attaquants si le jeune homme sort vainqueur de la lutte...

Pendant les premiers temps, les choses furent assez bien. Quelque bourrue que fût l'humeur de cet homme, elle ne tenait pas, elle cédait même parfois aux bouffonnes inspirations de ses amis. Le premier mois s'écoula sans qu'il eût cédé une seule fois à de la peur. On avait arrêté de ne continuer la chose qu'à Brienne.

Un jour, les quatre amis réunis se dirent qu'il y avait une sorte de honte à n'avoir pas encore réussi. L'un d'eux fit une proposition qui (p. 104) fut adoptée et mise à exécution le soir même.

J'ai déjà dit qu'il y avait à Brienne, dans les premières années de la construction du château neuf, quelques restes d'un vieux pavillon de l'ancienne construction, où les rats mangeaient les souliers de l'abbé Morellet; ce pavillon servait à loger des jeunes gens lorsque le château avait plus de monde qu'il n'en pouvait contenir. L'on se trouvait précisément dans cette circonstance, et le jeune homme poursuivi y logeait, ainsi que quelques-uns de ses amis.

Le temps avait été orageux tout le jour... Le soir la tempête s'était apaisée, mais sans avoir éclaté, et lorsqu'on se retira, le temps avait cette pesanteur qui accable et rend malade.

—Voilà une nuit pour une apparition! dirent les jeunes fous à leur ami...

—Vraiment, leur répondit-il, je lui conseille de venir, elle sera bien venue.

Et les saluant d'un air ironique, il rentra dans son appartement.

L'air était lourd, l'atmosphère accablante; le jeune homme se laissa aller sur un fauteuil, dont les pieds vermoulus le soutenaient à peine, et là il eut d'étranges visions. Bientôt ses idées s'embrouillèrent, et il tomba dans un sommeil étrange. Son domestique le réveilla de cette sorte de torpeur... (p. 105) il se coucha presque malade et succombant à une impression toute nerveuse qui ne pouvait être naturelle, même par l'effet de la tempête...

La chambre où il se trouvait était éloignée de toute la partie occupée même de ce pavillon déjà assez désert... elle était vaste et sombre... Un lit à colonnes torses, garni de rideaux en point de Hongrie, était la pièce la plus remarquable de l'ameublement. Le jeune homme l'avait longtemps considéré avant de se coucher.

—Mon Dieu!... avait-il dit, c'est comme un tombeau!...

La chaleur accablante qu'il faisait et le temps orageux l'eurent bientôt endormi profondément, et il était enseveli dans son premier sommeil, lorsqu'un son plaintif le réveilla en sursaut. Ce bruit est près de lui... il est contre son oreille!... il se lève sur son séant... et croit continuer un rêve interrompu. Les quatre parties de rideaux sont relevées autour des colonnes; contre chacune d'elles est appuyée une panoplie complète [35] , c'est-à-dire un chevalier revêtu de son armure, mais immobile, (p. 106) silencieux, et sans aucune apparence de vie!...

Le jeune homme les regarde d'abord avec surprise, puis avec une sorte de trouble.

—Que me voulez-vous? leur dit-il... je vous reconnais, vous êtes ici pour m'effrayer, mais je vous préviens que je N'AI PAS PEUR ... Vous connaissez nos conventions; ainsi donc laissez-moi, et qu'il n'en soit plus question...

En parlant ainsi il se recouche et ferme les yeux, mais les figures sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du pavillon dont il ébranlait les vieux fondements...

Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une des quatre figures:

—Que voulez-vous de moi? leur dit-il... Je vous ai déjà dit que vous ne m'effrayiez pas. Vous connaissez nos conditions... tenez-les donc, et observez votre parole comme j'observe la mienne.

Toujours le même silence... Il y avait dans cette immobilité une sorte de terreur sinistre, qui finit par agir sur le jeune homme.

—Éloignez-vous, leur dit-il!...

Et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son front... ses dents claquaient l'une contre l'autre.

(p. 107) —Éloignez-vous, leur répéta-t-il... éloignez-vous!... j'ai peur! ...

Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et tout haletant...

Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.

—Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car... je vous reconnais sous vos visières... et pourtant... je ne sais qui vous êtes. Laissez-moi... vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?

Même silence!

Depuis le commencement de cette plaisanterie, le jeune homme, craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait supporter, avait toujours sur lui une paire de petits pistolets chargés, et prêts à faire feu... il les mettait sur sa table de nuit auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était en bon état... il en saisit un.

—Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion... je prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de celui sur qui il frappera...

Il arme son pistolet et met en joue l'une des quatre figures... aucune ne fait un mouvement... Le malheureux qu'elles entourent ne voit plus aucun (p. 108) objet, n'entend aucun son; sa main tremble... il fait un dernier appel.

—Encore un coup, dit-il d'une voix brisée... Pas de réponse... Le second coup part... le malheureux regarde... personne n'a même chancelé... Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé à un autre objet qu'il voit devant lui... c'est la balle qui lui est revenue; il la fixe... et tombe mort [36] ...

(p. 109) SALON
DE
M me LA DUCHESSE DE CHARTRES,
AU PALAIS-ROYAL.

Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les hommes chez nous; elle amusait... Les uns se plaisaient à causer avec une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie à ravir, elle chantait (p. 110) bien, elle jouait de la harpe comme personne n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure agréable et même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable de remuer ce même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse plus qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le portrait de ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta l'hôtel de Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal, où elle venait d'obtenir une place de dame pour accompagner (et non de dame du palais , comme le dit une biographie de madame de Genlis que j'ai lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne jusqu'à la dernière).

Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette époque [37] . Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M. le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime, ne voulant pas en accorder une autre.... Cette union toutefois fut secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise de la tenir ainsi dans une (p. 111) sorte de dépendance. Ce n'était pas l'avis de M. Turgot et de M. Necker: tous deux, quoique ennemis, avaient à cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la grâce entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.

—Un roi, disait M. Necker, est l'image de Dieu sur la terre... tout indulgence et tout amour!...

—Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la reconnaissance; dans le cœur d'un homme comme lui, c'est pour jamais.

Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits médiocres ayant le pouvoir.... Rien n'est au-dessous d'un pareil inconvénient dans un roi.

Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du duc d'Orléans; sa tante enfin était tante de M. le duc et de madame la duchesse de Chartres... Cette alliance, ce rapport intime n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant n'en est pas. Je suis juste, au contraire... car l'équité doit surtout présider (p. 112) à ce qui sort d'une plume contemporaine...

Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé la censure publique, mais de ces rapports et de ces devoirs qui ne peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on connaisse un peu le monde de ce temps-là...

Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une causerie journalière et dans une vie d'habitude . Madame de Genlis n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre, et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours d'opéra, et pourvu qu'on fût présenté on avait le droit d'y venir souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que les intimes de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître autrement qu'un instant et pour faire leur cour... Mais (p. 113) il y avait ensuite les petits jours , c'étaient les bons; on avait alors assez de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée s'écoulait avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement des hommes et des femmes qui avaient fait partie de ces réunions intimes , comme on les appelait, et qui étaient encore assez nombreuses pour qu'il s'y trouvât trente personnes à table... Parmi elles il s'en trouvait beaucoup de fort spirituelles; madame de Genlis était sans doute à la tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette époque, fin du règne de Louis XV et commencement de celui de Louis XVI... Elle avait surtout le talent de charmer, comme, au reste, cela était assez communément alors. Comme on causait, comme on pensait, comme on écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au milieu d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures de dissipation!... Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce temps sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant nous que le règne éloigné d'un Jagellon... On entend des femmes trancher, décider, sur cette époque de Louis XV , comme elles disent sans (p. 114) savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on entend des femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases de Chine dans leur cabinet et des tableaux de Mignard dans leur salon... Mais je n'ai vu nulle part des Vanloo ni des tableaux des peintres de cette époque; la chose est toute simple, il faudrait pour cela bien des choses qui manquent radicalement.

Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait est immense. C'est toujours une bonne chose lorsqu'on a de l'esprit naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut en effet le résultat qu'on trouvait en elle...

La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était le salon le plus agréable de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait bien des personnes d'esprit... Plusieurs vieilles femmes, surtout, formaient une sorte de tribunal assez important pour toute personne reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de Polignac, laide comme un singe, dont elle avait la physionomie vive et maligne; madame la comtesse de Rochambeau, gouvernante des enfants d'Orléans dans leur (p. 115) enfance; la comtesse de Montauban, la plus joyeuse des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne disait rien comme personne... Puis venaient deux femmes fort influentes dans l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot, dame d'honneur de la duchesse de Chartres; l'autre, madame la marquise de Barbantane: elle avait été dame pour accompagner de la duchesse d'Orléans, et puis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, sœur de M. le duc de Chartres, cette jeune princesse qui inspira une si violente passion à son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il l'enleva!... C'est une manière d'agir un peu leste pour tout le monde, et, en vérité, bien étonnante pour un prince!... Elle fait au reste la morale des mariages d'inclination, comme disent les bonnes femmes, car nous avons vu la suite de celui-là!... Madame de Barbantane était spirituelle, et surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait avec un rare avantage sur les autres femmes... Il y avait encore la vicomtesse de Clermont-Gallerande. Madame de Genlis, comme on le voit, n'était pas déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient ensuite dans l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame de Belzunce, sa sœur, et beaucoup d'autres très-connues par leur esprit ou bien par leur facilité de commerce sociable et (p. 116) bienveillant, qualité qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les autres.

M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres, quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour ne pas vivement regretter quelquefois le funeste emploi de ses jeunes années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure leste et noble et des manières à lui , on peut le dire, qui le rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son âge... Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était chargé volontairement de ce soin [38] . Pour gouverneur, le jeune prince avait eu le comte de Pont-Saint-Maurice, homme de cour, d'honneur, et même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du premier prince du (p. 117) sang de France... Il paraît que l'on n'était pas difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la famille d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois... M. de Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne travaillait pas.

Il n'est pas fait pour cela, disait M. de Pont [39] !

Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal, parce que, lorsqu'elles ne vont pas mieux, elles vont en empirant... C'est ainsi que le prince atteignit quinze ans. Alors l'enthousiasme pour lui fut au comble parmi les partisans et les serviteurs de la maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde qu'un jeune prince et une princesse ayant de la bienveillance. Tout ce qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être prévenants!... On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir de leur place royale pour venir à vous!... Mais ce n'était pas la morale de M. de (p. 118) Conflans, du chevalier de Coigny, de M. de Fitz-James, et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants peut-être, mais dont les principes étaient assez mauvais pour corrompre un cœur de prince de quinze ans. Plus tard, M. d'Argenson, M. de Valençay et d'autres vinrent aussi!... Un seul homme pouvait le sauver, c'était le chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le plus aimé peut-être; il eut aussi de l'empire sur lui, mais le mal était fait... M. de Durfort eût été pour le prince un inestimable bienfait de la Providence s'il fût venu à temps pour le guider dans sa marche.

Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus funeste dans un prince. Rien n'efface la douleur que cause un sarcasme auquel on répond pourtant souvent avec avantage... Quelle doit être celle d'une blessure qu'on ne peut panser... sur laquelle n'est posé aucun appareil!... Le duc de Chartres se fit beaucoup d'ennemis dans la maison même de son père... Les femmes surtout se déchaînèrent contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson, Rousseau, mademoiselle de Lespinasse, Werther, madame Riccoboni, une foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, (p. 119) que rien ne peut donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient beaucoup de femmes... On y soutenait des thèses comme au temps des cours d'amour... et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses inconvenantes. Le duc de Chartres trouva un de ces tribunaux tout organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le prissent dans la plus belle des aversions.... Mais après son mariage, il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité de prince, les dames de madame la duchesse de Chartres et celles de madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de lui tenir tête.

Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire... M. le vicomte de Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la mode... Plus tard, cette influence fut directe et funeste .

La duchesse de Chartres était un ange de bonté (p. 120) et de perfection. Elle avait de la candeur, de la sensibilité, qualités précieusement rares dans une princesse... Elle était pieuse comme un ange... Enfin, elle était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement dans le monde ordinairement. Qu'on juge de l'effet que cela produisait à la cour! C'était une oasis dans le désert.

Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid... Sa laideur, me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle de quelque animal étrange... Et pourtant on citait les noms de plus de dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était auteur. Son fils était aussi fort spirituel...

Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir, spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup connu m'ont dit que sa distraction (p. 121) continuelle lui donnait cette réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement, et que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane, mari de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse dont on ne savait que faire avec ce persiflage continuel.

M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La Tour-du-Pin, le comte de Clermont-Gallerande, dont la jolie figure était déformée par des tics tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de faire continuellement des citations et de les faire fausses... Le chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes [40] recherchés du Palais-Royal.

La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son intimité... mais à cette époque elle était encore assez restreinte pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire que c'était l'âge d'or que cette époque!... Mais dans ce monde, qu'on distinguait (p. 122) alors sous le nom de grande société , on remarquait des points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou moins faits pour l'être... Le Palais-Royal était ainsi dans le temps dont je parle... Là, dans le cercle des jours ordinaires, se trouvaient réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce mot avait alors une signification; aujourd'hui il n'en a plus. Je sais encore ce que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de l'époque, tels que M. Charles La...t, par exemple, qui écrase les pieds d'une femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces qu'on ne siffle pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est. On y combinait les moyens de plaire... on feignait les vertus qu'on n'avait pas... et du moins pendant ces heures consacrées à cette supercherie la vertu recevait cet hommage du vice, dont le culte était déserté... On pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même; mais on ne racontait pas sans esprit une calomnie, on n'attaquait pas avec une brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose qu'une mauvaise éducation, l'existence d'une femme... L'âcreté d'une telle façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés et des manières qu'on apportait dans cette grande et haute société dont le code de lois était alors observé avec rigidité... (p. 123) J'ai vécu dans ce monde-là dès ma première enfance, et je puis dire que ce n'est que là aussi que j'ai vécu . Ce n'est que là, par exemple, que j'ai vu louer sans cette fadeur et cette maladresse de louange qui vous empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce n'est que là que j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes matières sans disputer et sans injure [41] ... Ce n'est que là que j'ai vu faire valoir les autres sans les protéger, et paraître heureux de leurs succès!... et cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière écorce des anciennes mœurs qui se conservait par la force de l'habitude... et ce n'était cependant qu'une écorce... mais elle me rendait la vie bien légère à porter dans ces jours de ma jeunesse: qu'aurais-je donc éprouvé dans le siècle précédent, lorsque tous les liens de famille étaient sacrés, lorsque les charmes de cette même union sociale rendaient faciles jusqu'aux moindres actions de la vie!...

(p. 124) Dans une société moins étendue que les cercles que je viens de nommer, on était plus ouvert, plus confiant; on causait , on parlait des bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure; on n'attaquait JAMAIS l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que la vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont jamais dans le monde la main la plus hardie ne soulevait le voile... Un jour, dans l'un des bals particuliers de la Cour, un jeune homme trouve à terre un papier qu'il relève; il lit!... Ah! s'écrie-t-il involontairement, une lettre d'amour signée avec du sang!... mais tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet... Eh bien! pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut rayé de la liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par Marie-Antoinette elle-même!...

Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était de la grâce, de la gaîté, de l'originalité... La méchanceté profonde est toujours triste... il y a plus, elle est vulgaire et grossière. C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de l'âme d'une bassesse; mais telle était la force de l'opinion , qu'on avait encore plus (p. 125) de vanité que de cupidité: ce n'était peut-être plus de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais qu'importe!... Enfin, de toutes ces hypocrisies que je viens de citer, aucune n'est imposée pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était ainsi qu'était la grande société ou la bonne compagnie .

J'ai dit, je le crois, que la duchesse de Chartres recevait tous les jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première, qui suffisait pour toujours; mais les autres jours, qui s'appelaient les petits jours , il y avait une liste pour la société intime, qui, également invitée, l'était pour l'avenir. Ces petits soupers étaient les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait quelquefois une lecture, ou bien de la musique... Pendant tout un hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La princesse l'aimait alors avec une tendresse qui faisait croire aux sortiléges , disait madame de Barbantane.

Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse (p. 126) travaillait devant une grande table ronde recouverte d'un tapis vert; elle parfilait ... Madame de Blot, assise auprès d'elle, parfilait aussi et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui avait donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes de l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La conversation était animée... on parlait beaucoup de sentiment , et madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse assez difficile à soutenir... Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait dans le salon, et finissait toujours par revenir se mettre en face d'elle, en la fixant avec une intention assez maligne. Rien n'est perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer, surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur... Dans ces soirées du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince donnait lui-même l'ordre de l'être...

—En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le cœur des femmes aujourd'hui!... elles veulent de l'amour avec cette autorité sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose du monde la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle comme la plus belle des houris de Mahomet.

(p. 127) MADAME DE BLOT.

Mais monseigneur croit-il qu'on aime moins parce que la passion raisonne?...

LE DUC DE CHARTRES.

Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment j'aimais ni pourquoi j'aimais... mais aussitôt que mon cœur était occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme que j'aimais.

MADAME DE BLOT.

Mais, monseigneur, c'est en cela que Rousseau est le plus grand historien du cœur humain. Julie va d'elle-même au-devant du cœur de celui qu'elle aime... tout ce que la femme peut sacrifier, elle le donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.

M. LE DUC DE CHARTRES en regardant madame de Blot avec ironie.

Vous trouvez donc Rousseau bien admirable, madame?

MADAME DE BLOT

Moi, monseigneur!... je l'admire à un tel point, que je ne conçois pas qu'une femme véritablement (p. 128) sensible n'aille pas trouver Rousseau pour lui consacrer sa vie.

LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée.

Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.

MADAME DE MONTBOISSIER souriant avec un accent de reproche.

Ah! monseigneur!

M. DE SCHOMBERG.

Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.

M. DE THIARS.

Elle est si comprenable!

LE DUC DE CHARTRES [42] reprenant sa promenade aussi méthodiquement.

Vous avez raison ( il s'incline ), madame de Blot; c'est moi qui vous demande pardon.

(p. 129) Madame de Blot avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que la révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne pouvait être vrai... Aussi le sourire qui accompagnait la révérence qu'elle lui rendit fut-il pour le moins aussi railleur que celui du prince... Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en filet. Son silence pendant cette discussion, qui durait depuis une heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise; aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite vengeance...

—Et quel est votre avis sur le sentiment que peut inspirer Rousseau, madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.

MADAME DE GENLIS.

Je ne saurais le dire, madame.

MADAME DE BLOT.

Vous ne sauriez le dire, et pourquoi?

(p. 130) MADAME DE GENLIS.

Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.

MADAME DE BLOT.

Mais la Nouvelle Héloïse ...

MADAME DE GENLIS.

Je ne l'ai pas lue.

Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané... l'ouvrage tomba des mains de toutes les travailleuses... le parfilage , le filet , la tapisserie , tout fut en suspens... et jusqu'à la princesse tout le monde s'écria:

—Vous n'avez pas lu la Nouvelle Héloïse !

MADAME DE GENLIS.

Non, et je n'ai pas même lu Émile ...

Un moment de silence suivit... tous les yeux étaient attachés sur madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien, continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle... Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec un accent moqueur:

(p. 131) —Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là, madame, une prétention bien ridicule.

MADAME DE GENLIS très-piquée.

Non, madame, non, je n'ai pas de prétentions ... j'en vois autour de moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule... Je n'ai pas lu la Nouvelle Héloïse , parce que j'en ai assez entendu dire pour savoir que la Nouvelle Héloïse n'est pas un livre pour mon âge... Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de J.-J. Rousseau, parce qu'ils contiennent, dit-on, de fort bonnes choses... et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.

MADAME DE BLOT.

Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste...

MADAME DE GENLIS.

Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas chercher d'autres, et surtout celui de prude ... Au surplus, quel que soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses extravagantes.

LE DUC DE CHARTRES bas au baron de Besenval.

En vérité, madame de Genlis me confond! comment (p. 132) peut-elle être aussi ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont l'attaque est presque grossière contre son ordinaire, car elle est toujours de si bon goût...?

LE BARON DE BESENVAL souriant.

Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.

LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé.

Mais... est-ce que cette personne est dans la chambre?

LE BARON DE BESENVAL.

Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est entré tout à l'heure.

LE DUC DE CHARTRES souriant.

Vous avez raison, baron!... Eh! tenez, voilà encore la querelle qui recommence... Cette fois, ce n'est plus Rousseau.

En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus aigre que jamais à propos du parfilage . Interpellée sur un mot qu'elle avait dit la veille relativement au (p. 133) parfilage, madame de Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume, qui était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos prétentions surtout à l'élégance.

MADAME DE MONTBOISSIER.

Mais, madame, veuillez me dire comment madame la duchesse peut faire une chose inconvenante.

Madame de Blot sourit d'un air triomphant... et dans le fait, la duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:

—Ce n'est pas madame [43] qui aura le tort que je reproche à toutes les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense... mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme, presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit, son nœud d'épée, (p. 134) ses épaulettes, enfin tout ce qui fait les profits de son valet de chambre... Nous recevons en outre fort souvent des présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient sous une autre forme... Voilà ce que je trouve non-seulement indélicat, mais coupable même.

MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à demi-voix:

Eh bien, voilà la mission commencée... il ne nous reste plus qu'à chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!

MADAME DE GENLIS, qui a entendu madame de Blot, poursuit doucement et sans affectation.

Ce que j'ai vu de plus joli en ce genre, c'est une harpe en or, destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun... ainsi qu'un tablier garni de franges d'or... fait pour le même usage...

Madame de Blot rougit... le tablier valait plus de cinquante louis, et lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.

—J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg, qui voulait changer la conversation.

(p. 135) LE DUC DE CHARTRES.

Quel est cet ouvrage?

M. DE SCHOMBERG.

L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à l'ouvrage, il s'intitule Trésor des origines, ou Dictionnaire raisonné des origines .

LE DUC DE CHARTRES.

Et l'auteur?

M. DE SCHOMBERG.

C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit remarquable, et même un talent distingué... il me demande de le mettre aux pieds de monseigneur, et de solliciter sa protection.

MADAME DE BLOT.

Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner son avis sur Rousseau, puisqu'il est si savant, votre jeune ami.

LA DUCHESSE DE CHARTRES, souriant doucement.

Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot...

(p. 136) MADAME DE GENLIS.

Je connais M. Charles Pougens, madame, et je crois que son opinion aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non lire Jean-Jacques Rousseau.

LA DUCHESSE DE CHARTRES.

Madame de Genlis, madame de Puisieux me disait l'autre jour que vous aviez un talent remarquable pour raconter des histoires de revenants. Vous devriez bien nous en dire une au lieu d'engager une discussion sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.

MADAME DE GENLIS.

Je suis aux ordres de madame. Quelle histoire demande-t-elle? Est-ce une véritable histoire ou bien une faite à plaisir.

LA DUCHESSE.

Comme vous voudrez.

(p. 137) MADAME DE GENLIS.

Eh bien! je raconterai donc l'aventure du chevalier de Jaucourt [44] .

LE DUC DE CHARTRES.

Qui? Clair-de-Lune?

MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète.

M. le chevalier de Jaucourt. Je soupais un soir chez madame de Gourgues [45] avec ma tante, madame de Montesson, dont elle est la meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle était sur sa chaise longue...

LE DUC DE CHARTRES.

Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?

MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.

Oui, monseigneur; et madame de Genlis est vraiment bien bonne d'avoir remarqué qu'elle était (p. 138) un jour plutôt qu'un autre sur sa chaise longue, car elle y passe sa vie.

LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt.

Qu'a-t-elle donc?

MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC.

Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse pour M. Jaucourt.

LE DUC DE CHARTRES.

Comment! pour Clair-de-Lune? c'est prodigieux! a-t-elle de l'esprit?

MADAME DE GENLIS.

Oui, monseigneur, et beaucoup.

MADAME DE BLOT.

C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais [46] ... Et vous, madame, qui parlez, ou du moins qui savez, je crois, toutes les langues de l'Europe, vous devez trouver cela bien naturel.

(p. 139) MADAME DE GENLIS.

Mais elle est instruite, elle parle sur beaucoup de sujets, et fort bien.

MADAME DE BLOT.

C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton sentimental.

MADAME DE GENLIS.

Au moins, madame, vous ne pouvez lui refuser beaucoup de vertus.

MADAME DE BLOT.

Oui... elle est dévote...

MADAME DE GENLIS.

Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.

MADAME DE BLOT.

Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être amusante.

(p. 140) LA DUCHESSE DE CHARTRES.

Mesdames, mesdames, et notre histoire!... madame de Genlis, commencez donc.

MADAME DE GENLIS, s'inclinant.

[47] Je suis depuis longtemps aux ordres de madame... J'ai déjà dit que je soupais un soir chez madame de Gourgues; le chevalier de Jaucourt y était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui promettais de ne pas trop m'effrayer, il me raconterait cette aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de tromper [48] ...

Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il (p. 141) devait faire sous la conduite de l'un de ses oncles. Le chevalier de Jaucourt [49] avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à son ordinaire, mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas habituellement dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit le chevalier dans une grande chambre dans laquelle il devait coucher seul, d'après l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer d'abord à l'ordre paternel; et puis il allait partir pour l'armée... il allait servir le Roi!... Cette pensée lui aurait fait affronter des dangers.

La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre, et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.

(p. 142) —Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.

—Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière, monsieur le chevalier.

Et le vieillard se retira, laissant le chevalier seul dans une chambre qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une sorte de crainte... Il commença à se déshabiller, mais lentement, et mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait ordinairement... Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il examinait surtout attentivement la tapisserie qui recouvrait les murs humides de la chambre. Cette tapisserie était une tapisserie à personnages , ainsi qu'on appelait ces sortes de tentures autrefois dans ces châteaux... Le sujet en était étrange, elle représentait un temple de forme antique ; les portes en étaient fermées; l'ouvrier s'était surpassé dans l'exécution des arbres qui entouraient le temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont les bouts flottants formaient des dessins bizarres au-dessus de sa tête... Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de (p. 143) verges. Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une partie du lambris qui faisait face au lit du jeune chevalier. Par une sorte de fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette figure; ses yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans son lit, ils la fixaient toujours... Tout-à-coup...

MADAME DE BLOT et plusieurs de ces dames.

Ah! mon Dieu!...

MADAME DE GENLIS.

Tout-à-coup il croit rêver!... il voit la figure se mouvoir... s'ébranler... elle descend lentement les marches du temple... Le malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet de chambre... La figure descend toujours... Elle est dans la chambre enfin... elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant et baigné de sueur froide..... La figure avance toujours... enfin elle est tout près du lit... D'une main elle tenait la clef et de l'autre la poignée de verges... Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une voix qui n'avait rien d'humain:

(p. 144) «Ces verges fustigeront un grand nombre de tes amis... Lorsque tu les verras s'agiter... voilà la clef des champs... n'hésite pas à la prendre.»

Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même attitude où elle était avant ce singulier événement..... Tout palpitant... frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait surmonter, le malheureux enfant ne put appeler que quelques instants après... On vint... Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre... Le domestique resta auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure de la nuit... Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin des rapports d'un père avec un fils de douze ans.

—Mon fils, lui dit M. de Jaucourt, votre aventure est sans doute fort extraordinaire, mais elle l'est (p. 145) moins pour moi... Mon père... votre aïeul... eut aussi dans cette même chambre une des plus étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!...

M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il garda le silence...; mais, en regardant le chevalier, ses yeux se mouillèrent de larmes... Il le prit dans ses bras et, l'embrassant avec tendresse, il le bénit.

Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été, depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je lui ai entendu raconter plus de dix fois cette aventure, et jamais il n'a changé une circonstance ni un fait.

Dans ce moment, M. de Jaucourt entra dans le salon. Tout le monde se récria!...

—Comment, M. de Jaucourt, lui dit la duchesse de Chartres, vous ne nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!...

M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.

—Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il... J'en parle peu, et jamais pour faire effet.

(p. 146) Ceci fut dit en jetant un regard presque de reproche sur madame de Genlis...

—Mais, dit la duchesse de Chartres, il est donc bien vrai que cela vous est arrivé?... Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous dormiez peut-être.

—Non, madame, je ne dormais pas... l'impression produite par un rêve est une autre impression que celle de la réalité!... J'ai vu et j'ai entendu ...

À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une profonde conviction, tout le monde se rapprocha de M. de Jaucourt... il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu enfin un habitant de l'autre monde.

La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté, qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent renouvelés et toujours aussi fidèles.

Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la noblesse et du (p. 147) laisser-aller [50] .—Son visage était pâle et rond, ce qui lui avait fait donner le surnom de Clair de Lune . La vraie raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la cause? elle troublait ses nuits, elle troublait ses jours [51] !... il y rapportait tout ce qui survenait dans sa vie... Une passion qui l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse douce et calme qui lui avait fait donner son surnom... Ses yeux étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!... C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés et sans poudre, ce qui lui allait à ravir... M. de Conflans aussi; mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que sa tête fumait comme (p. 148) un volcan aussitôt qu'il y mettait de la poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait d'autres moyens de poudrer ses cheveux. Le fait est que ses cheveux frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles, qui ressemblait à l'Antinoüs.

L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours triste et le prouvait en racontant avec grâce [52] ...

—La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse... Il n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, (p. 149) d'où je sors en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.

MADAME DE BLOT.

Qu'y a-t-il donc?

M. DE JAUCOURT.

Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry; cependant il y a eu ce soir redoublement dans la manifestation de son humeur folle, elle avait beaucoup de monde... Je ne sais comment le marquis de Hautefeuille et elle se prirent de querelle sur un sujet quelconque... Vous savez que madame de Livry n'est pas difficile sur le sujet d'une dispute, elle est fort coulante là-dessus... M. de Hautefeuille, de son côté, était bien disposé apparemment, et tout aussitôt que la balle lui fut lancée il la releva et servit madame de Livry comme elle le voulait, c'est-à-dire que la querelle fut engagée... Elle s'anima si bien et madame de Livry le prit sur un tel diapason, que M. de Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du salon.—Monsieur, lui cria madame de Livry, vous êtes absurde.—Madame, répliqua M. de Hautefeuille, à tout seigneur tout honneur... vous passez avant moi... L'affaire s'engageait bien assez sans ce dernier mot; mais à peine fut-il prononcé que madame de Livry (p. 150) leva le pied, et lança de toute sa force une de ses petites mules à la tête du marquis de Hautefeuille... Dire les rires et les cris de joie de tout ce qui était dans le salon de madame de Livry ne se peut décrire... M. de Hautefeuille, désarmé par cette gracieuseté , rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon; car en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et la dispute fut terminée...

MADAME DE POLIGNAC.

Quelle charmante petite folle que madame de Livry!

MADAME DE BLOT.

En vérité! La trouvez-vous charmante ? Moi je trouve qu'elle est fort peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de son peu de respect pour lui.

MADAME DE GENLIS.

Mais madame de Livry va fort rarement dans le monde, et, quoiqu'elle reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y voir, madame.

MADAME DE BLOT.

Cela ne prouve rien. Je vais chez des gens que (p. 151) je trouve ridicules; ne faites-vous pas de même?

Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec aigreur:

—Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au milieu d'un cercle de femmes que madame de Livry: vous ne pouvez le nier.

MADAME DE GENLIS.

Mais une chose qu'on ne peut nier aussi, c'est que sa réputation est excellente, et qu'elle est aussi sage et mesurée dans les choses essentielles qu'elle l'est peu dans les affaires du monde. N'est-il pas vrai, M. de Jaucourt?

M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de Chartres, dont la physionomie exprimait en ce moment de vives et profondes impressions... Il parlait, et paraissait parler avec action... Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il l'abaissait, et se calmait aussitôt... Madame de Genlis répéta deux fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît... Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole, madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le marquis de Conflans... Il était fort beau, comme (p. 152) on sait, et cette beauté venait en grande partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il portait sans poudre... Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures que l'on portait alors.... Ce même soir il était en uniforme, parce qu'il venait prendre congé [53] , et l'habit de hussard, qu'il portait admirablement, lui donnait une expression presque nouvelle qui lui valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui et l'accueillit avec amitié... Il l'aimait beaucoup ainsi que M. d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme, ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement plaisantes... Elle disait souvent aussi des choses qui avaient une originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était fort distraite.—Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à madame de Genlis en lui montrant madame de Polignac.

(p. 153) —Pourquoi... je vous assure qu'elle n'est pas aussi à redouter qu'on le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis d'elle [54] .

—Bon! ce n'est pas pour cela, mon cœur!... je ne crains personne, je vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une autre... Non, ce n'est pas cela; mais toutes les fois qu'avec sa figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de perdre!... C'est odieux, cela... Enfin, j'avais découvert qu'elle portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc, et je m'en suis allée... Malheureusement madame de Rochambeau a eu vraiment mal aux nerfs par suite de ce musc dont elle est entourée comme une civette. Alors, pour faire la jeune femme et avoir une déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté son musc, et je ne peux plus lui dire qu'elle empeste; je serai obligée de lui dire qu'elle m'ennuie.—Qu'est-ce donc que vous dites de moi, monsieur de Conflans? Je vois que vous parlez de quelque chose qui me concerne, car vous me regardez avec Monseigneur et (p. 154) le chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait heure pour lui d'aller faire son office de lune, ajouta-t-elle plus bas.

—C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous, madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.

—Vraiment c'est bien la peine, dit-elle en souriant... elle n'est pas mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.

—Mais nous ne la savons pas nous, la belle histoire, dit madame de Polignac.

—Vous saurez, dit le marquis de Conflans, que madame la comtesse de Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban était occupée à ponter [55] avec autant de vigueur que moi... Dans la chaleur de l'action, madame la comtesse fit un paroli de campagne [56] ... Le banquier (p. 155) le lui fit observer avec la politesse de l'homme le plus excellemment élevé...

—Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande naïveté...; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien pardonnable à un ponte...

—Comment trouvez-vous l'excuse?... Un moment après, un gros monsieur... immense... ayant un nom allemand, qui est aussi long, aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié... vous le rappelez-vous, madame?

—Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi me rappeler le nom de cet homme!... c'est un rustre...

—Je ne dis pas le contraire: raison de plus pour savoir son nom, et le consigner à sa porte.

—Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de Chartres....

—M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette cathédrale marchante... et à présent que j'y pense, ce pourrait bien être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était perché sur l'épaule de madame de Montauban, (p. 156) et pontait tant qu'il avait de force... et d'argent... ce dont, au reste, il était fort bien pourvu comme vous l'allez voir... Dans un moment de colère contre le banquier, il fit paroli sur paroli, et en vint au point de mettre au tapis une énorme poignée d'or... Mais je ne sais comment cela se fit: les louis, au lieu d'aller sur le tapis vert, vinrent tous dans le dos de madame de Montauban.

—Oui, dans mon dos, dit tranquillement madame de Montauban, qui jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une autre.

—Vous dire les cris du gros Allemand, poursuivit M. de Conflans, ne se peut pas avec vérité... c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué son coup, fureur d'autant plus grande, qu'il venait de voir qu'il aurait gagné...

—Je crois bien vraiment, dit madame de Montauban avec un sourire de souvenir... J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là, moi...

—Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers le gros homme, elle lui demanda pourquoi donc il criait si fort..., et se levant, (p. 157) elle se mit à se secouer pour faire tomber les louis qu'elle avait dans son corset. Le gros homme grommelait je ne sais trop quelle parole, tandis que madame de Montauban faisait son singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle surprit, parmi quelques paroles, celle assez plaisante qu'elle faisait le gros dos .

—Qu'appelez-vous, monsieur... que croyez-vous donc que je veuille faire de votre pluie d'or?... me prenez-vous pour une Danaé?...

À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de madame de Montauban... Ils étaient tous deux excellents dans cette affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si M. de Conflans la composait, et toutefois elle prenait la parole pour continuer ou pour rectifier...

—Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire de ta façon.

—Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la vérité.—Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai... Cet homme, cet Allemand, cet Anglais, je ne sais de quel pays il est, il est comte, prince même je crois bien... Ne voulait-il pas me mettre la main dans le dos pour y chercher ses louis!... alors je me suis remise au jeu fort paisiblement, en lui faisant observer qu'on avait (p. 158) vingt-quatre heures pour payer les dettes d'honneur..., et je me suis de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.

—Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de cette histoire.

—Eh bien! monseigneur, mon homme et son or, tout cela a fort bien été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon valet de chambre...; mais il paraît que la cathédrale n'est pas donnante... Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure, c'est qu'il m'a fait dire que le compte y était ... Je vous demande un peu qu'est-ce que ça me faisait?... Et mon fils, à qui je raconte mon aventure, et qui me demande si le gros homme est catholique ou protestant... ça m'est encore bien plus égal.

—Eh bien! n'est-ce pas une belle histoire? demanda M. de Conflans.

—Oui certainement, dit la duchesse de Chartres, et nous avions besoin de cela pour nous distraire d'une histoire terrible... une apparition...

M. de Conflans se tourna vivement vers M. le duc de Chartres, et lui jeta un coup d'œil interrogateur [57] , (p. 159) auquel le prince répondit par un signe de tête négatif... La princesse ne vit pas ce mouvement, mais madame de Genlis l'avait aperçu... (p. 160) elle regarda elle-même M. de Conflans avec plus d'attention qu'elle ne l'avait fait jusque-là.

—Mesdames, je crois qu'il est heure de nous (p. 161) retirer, dit la princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses appartements.

(p. 163) SALON
DE
MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.
PREMIÈRE ÉPOQUE.
AVANT LE PALAIS-ROYAL, BELLE-CHASSE ET L'ARSENAL.

J'ai peu vécu avec madame de Genlis; je ne suis même allée que deux fois chez elle avec le cardinal Maury, qui voulait former entre nous une liaison qui était impossible, parce que j'aimais avec passion le talent et le caractère de madame de Staël, dont elle s'était déclarée l'ennemie; mais j'ai passé ma vie avec les personnes de France qui pouvaient le mieux me la faire connaître: (p. 164) l'une était sa tante, madame de Montesson [58] , et les autres les plus intimes de la société de M. le duc d'Orléans. Madame de Genlis rentrait en France au moment de mon mariage. J'avais été prévenue en sa faveur par ses livres. Adèle et Théodore , ce chef-d'œuvre si vanté, qui n'est plus aujourd'hui qu'un ouvrage toujours remarquable, mais enfin susceptible de comparaison avec un autre livre, Adèle et Théodore me paraissait sublime... Ma mère, qui ne lisait jamais, et n'avait en toute sa vie lu que Télémaque , se faisait lire Adèle et Théodore , et retrouvait une foule de personnages de sa connaissance parfaitement dépeints dans beaucoup de portraits de cet ouvrage. Le vieux comte de Périgord (oncle de M. de Talleyrand) reconnaissait aussi des gens de sa connaissance lorsque le jeudi [59] je lisais haut (p. 165) avant et après le dîner. J'avais donc beaucoup de raisons pour me laisser aller à de l'attrait, si j'en eusse ressenti pour elle; mais ce fut tout le contraire. Madame de Staël ne m'a jamais fait éprouver un pareil sentiment: j'ai admiré aussitôt que j'ai lu et entendu cette femme étonnante, sans qu'elle me commandât de le faire; et il y a en moi, pour madame de Genlis, une répulsion que je ne puis vaincre: elle s'impose avec une telle autorité, qu'elle inspire aussitôt l'envie de résister. Nous avons en nous l'esprit de contradiction, mais c'est là surtout que nous le trouvons plus actif que jamais... J'ai connu des amis de madame de Genlis qui la défendaient de ce reproche de fatuité ; mais la preuve en est donnée par elle-même. Lisez ses Mémoires .

L'existence sociale de madame la comtesse de Genlis est une sorte de problème difficile à résoudre; elle se compose d'une foule de contradictions plus extraordinaires les unes que les autres. Elle était d'une famille noble dont le nom et les alliances lui donnèrent à huit ans le droit d'être nommée chanoinesse du chapitre d'Alix à Lyon, et elle se (p. 166) nomma jusqu'à son mariage madame la comtesse de Lancy. Elle épousa M. de Genlis, homme de grande qualité et allié de près à toutes les grandes familles du royaume; et jamais cependant madame de Genlis n'eut dans le monde l'attitude d'une grande dame... Parlant toujours de vertu , de piété , de devoirs , elle n'eut jamais dans toute sa vie la moindre considération, tout en fulminant contre les femmes qui avaient un amant... publiant des traités sur l'amitié, des protocoles d'affection de toutes les sortes, ayant toujours une collection de souvenirs pour chaque jour de l'année, et finissant par mourir isolée, sans un ami véritable pour lui fermer les yeux... Quelle est la morale de ces réflexions?... Une bien triste!...

Quoi qu'il en soit, madame de Genlis, puis madame de Sillery, et enfin madame de Genlis a été assez influente sur nos affaires à l'époque où nous sommes dans cet ouvrage pour que nous lui donnions un moment de spéciale attention. L'importance que cette femme eut sur les destinées de la France est d'une telle nature que nous devons nous en occuper, et d'autant mieux qu'elle met à nier une foule de faits les plus notoires de ce temps, où son nom se trouve mêlé, une telle naïveté, qu'en vérité il est impossible de ne se pas croire sous une sorte de prestige lorsqu'on lit (p. 167) en même temps ces pages où elle prétend n'avoir jamais parlé à des hommes que non-seulement elle devait connaître comme rapports de société, mais dont elle devait être l'amie. Longtemps avant les premiers éclats de la Révolution, madame de Genlis préparait cette influence qui éclata ensuite comme une bombe maudite, et couvrit de ses éclats jusqu'à celle qui avait préparé la mèche et l'avait peut-être allumée.

C'est une vie bizarre que celle qu'elle avait menée dans sa première jeunesse, s'il faut le dire. Cette vie nomade, ambulante, avait à cette époque surtout un caractère d'autant plus étrange qu'il était inusité: ne quittant un château que pour aller dans un autre, se déguisant en paysanne pour courir la campagne... allant ou du moins voulant aller de Genlis à Paris à franc étrier et en bottes fortes, et trouvant, heureusement pour elle, un maître de poste dont la raison valait mieux que la sienne... mystifiant tous ceux qui lui tombaient sous la main, mangeant des poissons crus, et tout cela à dix-huit ans, avec une jolie figure; jouant de la harpe comme Apollon, jouant la comédie comme Thalie, dansant comme Terpsichore, faisant des armes comme Bellone, sage comme Minerve, voilà comment se trouvait en ce monde madame de Genlis, ainsi que je l'ai déjà dit, lorsqu'elle (p. 168) fut nommée dame pour accompagner madame la duchesse de Chartres...

On ne pouvait pas parler du salon de madame de Genlis avec cette vie nomade que je viens de rappeler. Le moyen de fixer une telle personne en un même lieu plusieurs mois de suite?... Un seul endroit cependant était celui de sa prédilection: c'était le château de Sillery, lorsque surtout il appartenait à M. et à madame de Puisieux [60] ... La raison (p. 169) qui lui fit prendre la route qu'elle suivit alors peut être bonne; je ne déciderai rien à cet égard. Je dirai seulement que ce salon de Sillery devait être une singulière école pour une jeune personne, (p. 170) lorsque madame de Genlis y tenait son cours de bonnes manières, à l'usage des jeunes filles qui doivent être modestes et retirées dans leur intérieur ; (p. 171) c'est une sorte de parade, et pas autre chose [61] ...

Avant d'entrer au Palais-Royal, madame de Genlis eut cependant pendant un hiver un salon fort remarquable, en ce qu'il n'eut pas beaucoup d'imitateurs. Ce mouvement qui la portait à de continuels voyages se concentra dans l'intérieur de sa maison, mais avec le même désir de plaisirs et de fêtes.—Il se mêlait à cette activité joyeuse les relations douces et paisibles d'une amitié comme il s'en voit peu aussi de nos jours. Madame de Genlis était intimement liée avec la comtesse de Custine. C'était une personne de la plus haute vertu, comme je l'ai dit dans l'article qui la concerne. Madame de Genlis y allait tous les samedis régulièrement, mais madame de Custine allait moins chez elle; elle vivait fort retirée, et cette solitude à laquelle ses goûts la portaient l'éloignait des plaisirs bruyants que madame de Genlis provoquait chaque jour.

Chez madame de Genlis, on voyait déjà, à cette époque, quoiqu'elle fût encore fort jeune femme, combien elle aurait un jour le goût, non-seulement d'apprendre et de savoir, mais de vouloir (p. 172) qu'on ne l'ignorât pas.—Elle rassemblait chez elle des savants, des artistes, chose alors encore assez inusitée dans la haute compagnie. Le fameux Cramer, violon fort habile, ainsi que Jarnowitz, Duport, sur le violoncelle; mademoiselle Baillon [62] , sur le piano; madame de Genlis, sur la harpe et pour le chant; mais surtout Albanezi, chanteur italien; Friseri, sur sa mandoline, tous ces talents composaient des concerts charmants.—On jouait des proverbes—des charades en action; on mettait un fait quelconque en ballet, et on en faisait un quadrille. Ce fut ce même hiver que madame de Genlis inventa une mode fort originale, qui fut suivie avec une sorte de fureur. La mode de jouer des proverbes continuant toujours, madame de Genlis fit un quadrille appelé les Proverbes . Chaque couple formait un proverbe dans la marche deux à deux qui toujours précédait la danse principale. La duchesse de Lauzun, habillée fort simplement et parée de sa seule beauté, avait seulement une ceinture grise, et la devise était:

(p. 173) « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Elle était menée par M. de Belzunce.

La duchesse de Liancourt, dont l'esprit et la grâce prouvaient dès cette époque que les femmes destinées à porter ce nom seraient aimables, spirituelles et gracieuses, madame la duchesse de Liancourt était menée par le comte de Boulainvilliers, et leur proverbe était:

« À vieux chat jeune souris. »

M. de Saint-Julien, un des hommes les plus agréables de la société de Paris, menait madame de Marigny; leur proverbe était singulier en raison de ce qui l'avait motivé. M. de Saint-Julien était déguisé en Maure... son visage était teint... Madame de Marigny tenait un mouchoir à la main, et de temps à autre elle le passait sur le visage noirci de M. de Saint-Julien; le proverbe était:

« À laver la tête d'un Maure, on perd sa lessive. »

Madame de Genlis venait ensuite, conduite par le vicomte de Laval magnifiquement vêtu, tandis qu'elle était habillée en paysanne.... Elle avait l'air fort gai et fort animé, tandis que le vicomte de Laval, fort triste naturellement et presque toujours ennuyé, et tout chargé de pierreries, semblait succomber à un sommeil invincible; leur devise était:

(p. 174) « Contentement passe richesse. »

Gardel, alors l'homme le plus à la mode pour ces sortes de divertissements, fit la figure du quadrille, qui signifiait aussi un proverbe:

« Reculer pour mieux sauter. »

Gardel s'y surpassa, et fit la plus charmante figure de contre-danse et la plus animée qu'on puisse voir. Cette figure ressemblait beaucoup à une mazourka... Madame de Genlis en avait composé l'air.

On comprend qu'une vie aussi joyeuse devait être une vie de bonheur pour une jeune et jolie femme comme madame de Genlis. Son intérieur était heureux, du moins d'après ce qu'elle dit elle-même. M. de Genlis l'aimait avec passion , et partageait tous ses plaisirs ou plutôt toutes ses folies: il était lui-même un homme fort spirituel, faisait de jolis vers, jouait la comédie à ravir, et avait toute la corruption nécessaire pour être l'un des hommes les plus agréables dans un cercle où cette corruption était absolument nécessaire. M. de Sillery a été parfaitement dépeint à cet égard dans un ouvrage de beaucoup d'esprit qui parut il y a quelques années...

Madame de Genlis jouait la comédie chez elle à cette époque, malgré son retour à Paris (c'était ordinairement jusque-là un amusement uniquement (p. 175) réservé pour la campagne, mais elle eut toujours besoin de faire de l'effet), aidée, dans le commencement, par mademoiselle Baillon seulement; car les femmes du monde, dans ce temps, ne se lançaient point d'un pas aussi délibéré sur le théâtre du monde pour y comparaître tout à la fois comme actrices et comme femmes de la société. Les deux rôles étaient difficiles à soutenir et à bien jouer en même temps.

Cependant les succès de madame de Genlis inspirèrent de la jalousie; cela devait être: on le lui fit sentir à propos de ce quadrille des proverbes. On voulut le danser au bal de l'Opéra. Pour faire remarquer l'excessive différence des époques, je dirai que madame de Genlis et les femmes du quadrille, qui étaient madame la duchesse de Lauzun, madame la duchesse de Liancourt et d'autres personnes de cette classe, elle-même, enfin, qui tenait aux premières familles du royaume, entrèrent toutes cinq, avec leurs danseurs qui les conduisaient, dans la salle de l'Opéra, qui alors était au Palais-Royal; ces dames entrèrent à minuit, à visage découvert , et firent ainsi le tour de la salle, attirant plus que l'attention, attendu qu'elles la commandaient, parce que le privilége d'un quadrille était de suspendre toutes les autres danses.

(p. 176) Ce quadrille des proverbes fit donc son entrée et le tour de la salle, et se disposait à commencer son pas de ballet, composé par Gardel, lorsque tout-à-coup un énorme chat vint rouler en miaulant d'une manière effroyable jusqu'au milieu du groupe de proverbes, montrant des griffes qui menaçaient toutes les robes, et roulant deux yeux de feu qui faisaient vraiment pâlir les plus intrépides.

Le premier moment fut d'autant plus terrible que le chat, à qui le jeu plaisait, se hérissait de plus en plus et devint menaçant. Mais ici la scène changea. M. de Saint-Julien, très-ennuyé, à ce qu'il paraît, d'être dérangé, soit dans son rôle du quadrille, soit dans celui qu'il jouait alors, fut vraiment irrité. On avait d'abord repoussé assez doucement l'énorme Rominagrobis . Mais voyant qu'il s'entêtait, ils lui donnèrent des coups de pied qui dérangèrent la fourrure de chat qui l'enveloppait, et l'on vit le visage barbouillé d'un petit Savoyard que les coups de pied commençaient à faire pleurer. Les danseurs redoublèrent alors leurs corrections en raison de leur colère; car il était évident que c'était un coup monté contre le quadrille. Les spectateurs qui voulaient voir ce fameux quadrille prirent parti pour lui, et madame de Genlis fut bientôt vengée du mauvais goût de cette attaque. (p. 177) On sut quel en était l'auteur: c'était le duc de Chartres et ses amis... Il ne connaissait pas alors madame de Genlis... Les choses changèrent bien, depuis cette soirée, et en fort peu de temps. L'opinion des deux frères du prince, que j'ai beaucoup connus, M. de Saint-Albin et M. de Saint-Far, était que les sentiments qui attachèrent si longtemps M. le duc de Chartres à madame de Genlis datent de cette soirée, où il la vit sans en être aperçu.

Madame de Genlis était fort jolie à cette époque, très-fraîche, très-gracieuse, et, pour dire le mot, très- agaçante ; son esprit, d'une haute supériorité, annonçait déjà ce qu'elle serait un jour. Son regard était ravissant et ses yeux d'une grande beauté. Son nez un peu fort, mais légèrement relevé à l'extrémité, donnait à sa physionomie une expression piquante qui, jointe à l'esprit d'observation qui dominait tout le reste dans cette jolie tête, devait lui donner une véritable séduction. Ses dents étaient encore bien alors, ce qui donnait de la grâce à son sourire. Sa taille, sans être élevée, avait la juste proportion qui plaît dans une femme... Son cou était seulement un peu long. Telle était madame de Genlis à vingt-deux ans.

Le jour de ce quadrille, elle était, comme je l'ai dit, habillée en paysanne; sa jupe était d'un taffetas (p. 178) broché rose sur rose, bordée de trois chefs d'argent cousus à plat sur la jupe. Le corset était en satin couleur de rose également, lacé par-devant avec un ruban de la même nuance, et semblait à peine retenir une chemise de la plus fine batiste, bordée d'une magnifique valencienne. La taille de madame de Genlis était ravissante à cette époque; elle était aisée, ronde et menue, souple et jouant avec toutes les attitudes, qu'elle prenait en s'y laissant aller plutôt que de se les laisser imposer par un rôle. Sur sa tête, pour compléter son costume, elle n'avait qu'une rose au milieu d'une touffe de gaze d'argent et de petites plumes [63] ...

Les acteurs de ses pièces étaient des hommes du monde. L'un, M. Coqueley, était un des premiers acteurs de Paris pour jouer les proverbes, avec le président de Périgny, ainsi que le comte d'Albaret. Ce dernier allait chez madame Necker, qui, dans ses Souvenirs , s'en moque avec assez peu de charité, ce que madame de Genlis reproche d'autant plus vivement à madame Necker, qu'elle trouvait M. d'Albaret charmant. Il jouait les proverbes à ravir, ce qui annonçait beaucoup d'esprit... Les femmes étaient la marquise de Roncé, mademoiselle Baillon et madame (p. 179) de Genlis. Quant aux spectateurs, ils étaient toujours bien choisis [64] . C'étaient des amis, des connaissances, et jamais des inconnus. Il fallait arriver à nos jours à cet entier démolissement de toutes les bonnes et anciennes coutumes pour voir un mélange bizarre de femmes et d'hommes se heurtant, se déchirant , et craignant de s'asseoir à côté l'un de l'autre, parce qu'ils ne se sont jamais vus. Ceci me rappelle le joli mot du duc d'Ayen à Louis XV.

C'était du temps de madame du Barry. On regrettait presque madame de Pompadour. Le vice avait au moins un masque avec elle, et si madame de Pompadour jouait à la souveraine, elle ne s'en acquittait pas mal... Mais l'autre , comme la nommait Dagé; c'était vraiment trop fort. Un soir, le roi vit à sa table des figures tellement étranges que le pauvre La France se pencha tout ému vers M. le duc d'Ayen, et lui demanda le nom de deux hommes assis en face de lui, et dont l'aspect ignoble contrastait avec le lieu où ils se trouvaient.

—Ma foi, sire, répondit le duc d'Ayen, je ne (p. 180) les connais pas... Je ne rencontre ces gens-là que chez vous!...

La société intime de madame de Genlis n'était pas de ce genre; le fond en était surtout remarquable, seulement pris dans sa famille: madame la marquise de Montesson [65] , sœur de la mère de madame de Genlis, madame de Bellevau, son autre tante, madame de Sercey, sœur de son père, madame de Puisieux, M. de Puisieux, la marquise de Sillery-Genlis, sa belle-sœur, le chevalier de Barbantane, (p. 181) M. de Sauvigny, auteur de plusieurs charmants ouvrages, l'abbé Arnaud, l'auteur du Comte de Comminges , le chevalier de Talleyrand, frère du baron de Talleyrand, M. de Vérac, madame de Vérac, sa femme, le comte et la comtesse de Custine [66] , le vicomte de Custine, le comte et la comtesse de Balincourt [67] , neveu et nièce du maréchal de Balincourt, madame de Gourgues, madame d'Harville. À ces réunions, qui avaient lieu presque tous les jours, parce qu'on se réunissait toujours chez l'une des personnes que je viens de nommer, venait quelquefois se joindre une femme charmante, madame la marquise de Louvois. Son histoire vraiment tragique donnait un grand intérêt à sa physionomie déjà fort aimable et gracieuse. Je l'ai rapportée en peu de mots pour donner un aperçu de ce qui est par tout pays une action simple sans doute, mais qui cependant, contée dans tous ses détails, révèle ce que la noblesse des sentiments, chez nous, était à une époque où la noblesse de la naissance entretenait celle des actions de la vie habituelle.

(p. 182) Le plaisir était donc le mobile de tout ce qui se faisait dans une réunion d'hommes et de femmes, dès qu'ils étaient rassemblés dans un salon.

On aurait, je crois, décerné un prix à celui qui aurait proposé un nouveau moyen de passer gaîment les heures de la soirée... Pour en donner une idée, je vais raconter ce qui eut lieu chez madame de Genlis, un soir de ce même hiver qui précéda son entrée au Palais-Royal.

Le comte d'Albaret, dont j'ai dit tout à l'heure que madame Necker se moquait, était le meilleur des hommes; mais il avait une qualité plus précieuse au milieu du monde où il vivait, il avait de l'esprit... Sa bonhomie, qui était extrême, prêtait quelquefois à rire, et voilà pourquoi madame Necker, qui prenait tout au sérieux, l'avait jugé moquable et même ennuyeux, tandis qu'il était au contraire fort amusant et fort spirituel.

Un soir il arrive chez madame de Genlis, où il trouve réunis le chevalier de Barbantane, M. de Genlis et plusieurs autres personnes du même esprit, et il leur raconte que la veille il avait passé une soirée charmante, quoique avec des pédants .

Il appelait ainsi en plaisantant les gens de lettres.

—Où donc avez-vous été? demanda madame de Genlis.

—Chez la muse Dubocage , répondit le comte (p. 183) d'Albaret, et je vous jure que je m'y suis fort diverti; on a raconté une foule d'histoires de M. de Voltaire, et lui-même y eût été si on avait voulu me croire.

—Et comment cela? dit madame de Genlis.

—Vous ne connaissez pas mon talent d'imitation? Demandez à M. de Genlis.

M. de Genlis certifia de la vérité de la chose.—Eh bien! voulez-vous mettre à exécution un joli projet? dit le comte d'Albaret.—Oui, oui! s'écrièrent toutes les jeunes femmes. Que faut-il faire?—Vous mettre tous dans les habits de la société Bocagère . Madame de Genlis, dont le talent mimique est parfait, prendra à ravir le personnage de madame Dubocage... Je me charge de Voltaire, Genlis fera l'abbé Duresnel [68] ou Pinart, et madame de Roncé remplira le personnage de madame Fanny de Beauharnais.

Ce projet fut accueilli avec transport... Madame de Genlis avait non-seulement entendu parler de madame Dubocage, mais elle l'avait vue chez sa tante, madame de Montesson. Madame Dubocage avait été fort belle, et quoiqu'elle eût alors plus de (p. 184) soixante-cinq ans [69] , on voyait encore sur son visage des restes d'une grande beauté. Madame de Genlis prit des informations exactes sur son costume, ses habitudes, ses manières, et au bout de quinze jours elle représentait madame Dubocage avec une perfection qui devait bien alarmer son mari ou toute autre personne qui voulait lire dans son regard quelle était la pensée de son âme. Quant à M. d'Albaret, il copia Voltaire avec sa grande taille sèche et voûtée, son regard vif et malin, son sourire sardonique; il n'avait alors rien de celui du bonhomme que madame Necker raillait, et il prouvait sans lui répondre qu'elle s'était trompée.—En vérité, disait-il à madame Dubocage transformée , le jour où j'ai lu vos descriptions si animées de Rome et de l'Italie, j'ai cessé de regretter de n'avoir pas vu la ville sainte... Et il souriait... Je connaissais déjà Constantinople par lady Montague... Grâce à vous, je donne la préférence à Rome [70] .

Alors madame de Genlis prenait l'air d'une personne qui compte sur des louanges; elle parlait de son voyage en Italie.

(p. 185) —Ah! s'écriait madame Beauharnais [71] ... c'est dans la Colombiade [72] qu'il faut chercher de beaux vers.

—Cela ne vaut pas une seule page d'une lettre de Stéphanie [73] , répondait Genlis-Dubocage en souriant doucement.

—Ah! que dites-vous là?...

Et madame de Roncé, qui déclamait à ravir, agitant sa main pour faire faire silence, fit entendre les vers suivants:

Ces Ottomans jaloux peuplent de vastes champs,
Où brillèrent jadis des empires puissants:
Le berceau des beaux-arts, l'Égypte utile au monde;
L'opulente Assyrie, en voluptés féconde;
La Phénicie, où l'homme osa braver les mers;
Et tant d'autres états, dont l'éclat, les revers
(p. 186) Dans l'abîme des temps se perdent comme une ombre!
La renommée oublie et leurs faits et leur nombre;
Tout périt, tout varie, et la course des ans
Change le fil des eaux et la face des champs.

M. de Périgny, qui avait pris le personnage de M. de la Condamine, se pencha alors vers madame Dubocage, et lui dit d'un accent pénétré ce madrigal que M. de la Condamine avait en effet adressé à madame Dubocage, en dépit de l'anathème qui exclut les savants de l'arène poétique.

D'Apollon, de Vénus, réunissant les armes,
Vous subjuguez l'esprit, vous captivez le cœur,
Et Scudéri, jalouse, en verserait des larmes;
Mais sous un autre aspect son talent est vainqueur:
Elle eut celui de faire oublier sa laideur;
Tout votre esprit n'a pu faire oublier vos charmes.

À peine M. de la Condamine avait-il fini que M. de Voltaire reprenait, et puis c'était M. Duresnel , M. de Linant , madame de Beauharnais; mais Voltaire eut, à ce qu'il paraît, un triomphe complet. M. d'Albaret le jouait comme Fleury Frédéric II, sans aucune charge, sans aucune caricature... Il improvisait de temps en temps des vers en l'honneur de madame Dubocage, et alors la joie devenait folle... Ce divertissement, a dit elle-même madame de Genlis, dont nous ne prenions aucune fatigue, et dont le plaisir, au contraire, se renouvelait (p. 187) sans cesse, eut lieu jusqu'à cinq fois; et telle était la sûreté de la société à cette époque, que le secret en fut gardé religieusement, et ce ne fut que longtemps après la mort de madame Dubocage que madame de Genlis consentit à en parler...

La manie de la comédie de société était dans sa plus grande force à cette époque, et c'était madame de Genlis qui l'avait mise à la mode. C'était elle aussi, s'il faut l'en croire, qui, aidée d'un pauvre maître de harpe nomme Gaiffre , fit connaître ce qu'on pouvait tirer de cet admirable instrument. Mais ici je ne puis être aussi complaisante pour elle. Elle raconte quelquefois sans réfléchir, et l'histoire de la harpe est tout-à-fait dans ce cas d'oubli. Pour pouvoir l'accepter, il faudrait oublier ce qu'était Krumpholtz en 1782, tout ce qu'il avait déjà composé et les élèves qu'il avait faits [74] .

(p. 188) La France était à cette époque un vrai pays de féerie, et l'un de ses plus grands charmes était cette société si polie, si gracieuse, si soigneuse de plaire dans ses rapports mutuels! Quelles délices! quels plaisirs sans cesse renaissants dans cette association formée par des personnes qui vivaient toujours dans des rapports que rien n'altérait que quelques plaisanteries malignes, mais jamais de ces calomnies, même de ces médisances qu'aujourd'hui on raconte avec la grossièreté de la mauvaise éducation!... Je ne sais si l'on appelle cela de la franchise... en tous cas on se tromperait fort... C'est de la méchanceté mal apprise, et cette méchanceté-là est la plus intolérable de toutes [75] ...

Parmi tous les moyens de s'amuser qui étaient (p. 189) autour de soi, un surtout fort agréable était de suivre régulièrement les réceptions des princes et d'être l'été des voyages: ceux de Villers-Cotterets, pour le duc d'Orléans; de l'Île-Adam, pour le prince de Conti; de Chantilly, pour le prince de Condé; de Navarre, pour le duc de Bouillon; de....., pour le duc de Penthièvre. Tous ces voyages étaient charmants. On y jouait la comédie, on y dansait, on y faisait de la musique, et tout cela gaîment et sans l'ennui d'une étiquette gênante. La plupart des princes que je viens de nommer avaient une aisance communicative [76] . On s'y plaisait, et d'autant plus que les séjours formaient des liaisons que l'hiver voyait encore resserrer. À cette époque, tout contribuait à faire la société; aujourd'hui, tout, au contraire, nous conduit à son démolissement. Que nous étions Français alors! Que sommes-nous à présent?...

Il me revient à la mémoire un mot de madame de Montesson qu'elle me dit un jour à Bièvre en causant avec moi, pendant qu'elle peignait des fleurs à l'huile, ce qu'elle faisait admirablement, étant élève de Van-Spandonck:

—Ma belle petite, me dit-elle, vous venez de vous (p. 190) marier; vous êtes jeune, vous êtes jolie; vous entrez dans le monde; rappelez-vous une chose essentielle: c'est de ne pas vous laisser aller au très-mince plaisir de médire, car non-seulement cela gâte le ton d'une femme , mais cela la rend laide... C'est comme le jeu...

Jamais je n'ai oublié ce mot; il m'a expliqué pourquoi la société ancienne était si sûre...

—Ne vous laissez pas aller non plus, me disait madame de Montesson, à cet esprit moqueur qui aurait l'air de vouloir faire trop remarquer vos belles dents. La moquerie est une arme qui ne fait peur qu'aux sots, et qui vous fait haïr de tous. Il y a, dans la moquerie, de la pensionnaire tout à la fois, et de la sottise. Ne soyez pas moqueuse, par intérêt pour vous-même, ma chère enfant [77] ...

Pendant beaucoup d'années, madame de Genlis eut un salon particulier comme celui dont j'ai tout à l'heure fait la description, et elle maintenait, outre cette agitation musicale et littéraire , sept à huit autres salons dont on pouvait dire qu'elle (p. 191) faisait les honneurs . Cela est si vrai, qu'elle-même raconte comment elle bouleversait le Vaudreuil , chez le vieux président Portal, ainsi que Villers-Cotterets, chez le duc d'Orléans; car il paraît que la maison d'Orléans était habituée à sa domination. Elle était mariée, elle ne pouvait donc pas épouser M. le duc d'Orléans; mais sa tante, madame de Montesson, ne l'était pas, et son adresse fit peut-être réussir ce mariage plus que toutes les ruses coquettes de madame de Montesson. Madame de Genlis avait la plus singulière existence qu'on puisse imaginer, surtout à une époque où les femmes étaient paisibles et vivaient beaucoup dans leur intérieur de société; c'est-à-dire qu'on se voyait beaucoup, mais sans aller s'établir les uns chez les autres, comme le faisait madame de Genlis. Elle pouvait aller à Sillery, magnifique terre appartenant à M. de Puisieux, et puis au marquis de Genlis; mais il aurait fallu demeurer trois mois en repos, ne pas se montrer, ne pas faire du bruit enfin, et faire du bruit était ce qu'elle voulait... Cette existence nomade me paraît bien étrange! M. de Genlis, dont l'esprit et la finesse n'annoncent pas la faible apathie d'un homme qui se laisse mener, M. de Genlis conduisait sa femme partout; il était de toutes les fêtes, dont elle était l'âme, pour ainsi dire, et ne la quittait que pour aller à son régiment (p. 192) des grenadiers de France, dont il était l'un des vingt-quatre colonels [78] . Madame de Genlis préludait, à cette époque, au rôle que depuis elle a joué; son ambition a toujours été grande. Madame de Staël, accusée par elle et grandement méconnue, ou du moins dépeinte par une plume ennemie, n'a jamais montré la plus petite partie de ce caractère. Madame de Genlis, au contraire, toujours avide de succès et de louanges, souffrait aussitôt que l'attention se portait sur un autre que sur elle... cela se voit lorsqu'elle parle d'une aventure qui lui arriva chez madame d'Estourmelle [79] . Son fils, enfant gâté et insupportable, à ce qu'il paraît, se mit autour de madame de Genlis comme ces mouches qui ne nous quittent pas, et nous tourmentent non-seulement de leur bourdonnement, mais de leurs piqûres. Cet enfant voulut avoir le chapeau de madame de Genlis, un chapeau parfaitement frais et orné de charmantes fleurs... Rien n'eût été plus facile que de le refuser à l'enfant; mais madame de Genlis ne le voulut pas, dit-elle, pour ne pas l'affliger. Elle ôta son joli chapeau, ses cheveux demeurèrent épars, et elle resta bien autrement en (p. 193) vue que si l'enfant eût pleuré cinq minutes du refus du chapeau. Pour dire toute la chose, il faut ajouter que s'il ne se fût agi que de détacher un ruban et de livrer un chapeau à un enfant, sans trouver le fait plus croyable, je l'admettrais; mais lorsqu'on se reporte aux toilettes du temps, aux coiffures surtout!... Ce chapeau tenait sur la tête de madame de Genlis par plus de cinquante grandes épingles noires; il fallait donc défaire ces épingles, se mettre entre les mains de madame d'Estourmelle, qui, à chaque épingle, devait pousser une exclamation sur la complaisance de madame de Genlis!... Et voilà ce qu'on appelle du naturel et de la modestie!...

Cet adorable enfant qui faisait ainsi déshabiller les gens qui venaient chez sa mère, se jetait à corps perdu sur les genoux des femmes, déchirait leurs robes, les chiffonnait, faisait le plus détestable petit être que Dieu ait formé, et selon moi le moins supportable. Quant à madame de Genlis, elle s'en arrangeait, le trouvait même fort gentil ... mais madame d'Estourmelle l'avait embrassée et avait dit tout haut:

Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle a de beaux cheveux!

J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette manière de vivre rendait la (p. 194) société sociable . Il y avait une habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à l'autre... Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile; on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis mariée.

Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la société généralement... Son génie avait à l'instant compris la portée immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu, et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!

(p. 195) Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où madame de Genlis marquait d'une manière très-supérieure et très-influente. Je vais seulement raconter maintenant comment elle quitta son logement du cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de Puisieux pour aller habiter le Palais-Royal.

Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de Genlis ne voulait pas être à Versailles... Pour quelle raison, je l'ignore... Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de difficultés... on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches faites... M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante, une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de tous les biens qu'on lui porte, que (p. 196) malheur et souffrance; madame de Genlis le comprit avant de le savoir [80] par un triste pressentiment.

Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce qu'était alors la bonne compagnie aimable.

Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de choléra-morbus ; on envoya chercher le premier médecin venu; cet homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de bonnes femmes ; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la thériaque était mortelle en pareille circonstance. C'est un coup de pistolet (p. 197) tiré dans la tête , dit Tissot... Il disait vrai, à ce qu'il paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses deux heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis effrayée, quoiqu'elle prétendît être esprit-fort [81] , déclara qu'elle ne voulait pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait peur à voir... M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de Genlis alla demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt [82] : on la reçut à merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre: elle était endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée par la voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre de son hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:

Dans mon alcôve,
Je m'arracherai les cheveux [83] ...
(p. 198) Je sens que je deviendrai chauve,
Si je n'obtiens ce que je veux
Dans mon alcôve.

Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:

Dans votre alcôve
Modérez l'ardeur de vos feux;
Car, enfin, pour devenir chauve,
Il faudrait avoir des cheveux
Dans votre alcôve.

Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt avait très-peu de cheveux... on éclata de rire, on apporta des lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et madame de Ranché, sœur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit, firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M. de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de confitures sèches et de fruits glacés...

—Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut faire réveillon ! et aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille folies... le réveillon dura jusqu'à une heure du matin... à la fin on laissa dormir (p. 199) la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles folies de M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari, lorsqu'il vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de Balincourt, et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus folle comme la plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau, une course à la campagne,... à la halle! ... on jouait des proverbes... on riait... on s'amusait surtout, et on était heureux...

(p. 201) SALON
DE
M. LE MARQUIS DE CONDORCET.

La société était changée complétement dans ses usages et ses manières, et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques étaient d'autant plus fréquents (p. 202) que l'amour de la liberté était vrai dans beaucoup de cœurs. Chez un peuple libre les débats n'ont aucun terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par eux; le silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la lumière. À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la vie, il y avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux de prouver ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur opinion dans des discussions animées où l'on retrouvait encore l'excellent ton du temps précédent, mais le regret de ne l'y pas maintenir; cependant, chaque jour, ce regret s'effaçait pour faire place aux éclats bruyants, à une parole retentissante, et la dispute enfin remplaçait la discussion. Les querelles devenaient fréquentes, les duels se multipliaient. On ne parlait que de la rencontre de MM. le vicomte de Noailles et de Barnave; de celle de Barnave et de Cazalès, de M. de Pontécoulant et de M. D.... et d'une foule de duels importants qui étaient eux-mêmes des sujets de nouvelles disputes sans terminer la querelle qu'ils semblaient servir.

Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure, non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme, raisonnée, et seulement active (p. 203) devant le danger de la patrie, ainsi que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu qu'il eût tiré en l'air.

Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis de Condorcet.

Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.

(p. 204) C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais aussitôt que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir que ses amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus fortes furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne les employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que détruire.

Sa femme, Sophie de Grouchy (sœur du maréchal), était l'une des plus belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV, instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit, madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.

Le marquis de Condorcet [84] était un de ces hommes (p. 205) dont l'influence comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on leur sait gré dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses plaisirs et à ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au premier rang comme penseur profond, ni comme écrivain... surtout à une époque où ils étaient l'un et l'autre si nombreux!... Mais son esprit était élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté de faire pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous les genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son ouvrage le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le temps de sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé: Esquisse du progrès de l'esprit humain. C'est la perfectibilité de l'homme, mais illimitée et considérée dans l'espèce et dans l'individu... C'est un système peut-être plus effrayant pour l'homme pieux qu'il n'est admirable pour le savant. Il y a un matérialisme révoltant, je trouve, dans cette volonté de l'esprit humain de se déifier lui-même et de remplacer la divinité; car telle est la pensée de Condorcet dans ce dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence d'une violente irritation contre la société d'alors. Les excès (p. 206) qui se commettaient journellement lui paraissaient monstrueux, et il regardait sans doute que ce que la société pouvait en mal elle le pouvait en bien. C'est par la toute-puissance de l'homme se régénérant, se déifiant, avec l'aide du temps, que Condorcet veut remplacer le pouvoir de la puissance éternelle. C'est pour lui l'œuvre de la civilisation, des progrès enfin de l'esprit humain ; c'est là le but de la société: il y a dans cette pensée une sorte de parodie de la religion qui me révolte et m'a toujours inspiré une profonde répulsion pour les doctrines de Condorcet, et conséquemment pour ses ouvrages; mais en étudiant l'âme de cet homme, en voyant tout ce qu'il a souffert, en examinant surtout le genre de séduction qui avait été exercé sur lui par sa femme, que je considère comme plus coupable que lui des malheurs que Condorcet a certainement amenés par ses doctrines corruptrices, considérant surtout que la mort a des poids égaux pour juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé toute prévention et j'ai écrit ce que je savais sur Condorcet.

Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que, loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. (p. 207) Peut-être se trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet avait-elle un caractère tout différent du fatalisme dogmatique de Diderot et de ses sectaires et du douloureux scepticisme fataliste de Voltaire. Le système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de Diderot, n'est qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci est au moins celui d'un cœur exalté qui rêve le bien: on voit en lui une grande sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit égaré par l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme corrompue voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec mademoiselle de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette jeune et belle personne sur lui, au moment où il devait prendre une route pour agir activement dans les temps odieux qui le virent au premier rang des philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu d'être ce que devait produire la voix d'une femme jeune et belle parlant à un homme dont le pouvoir pouvait devenir immense...

La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara des monstres qui décimaient la France, était une société choisie d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait elle-même (p. 208) les honneurs de son salon avec une grâce parfaite, que sa beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de Condorcet prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les plus honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes, M. Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius, d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M. de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.

J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices s'élançaient dans le monde, germaient (p. 209) dans les jeunes têtes avides d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et produisaient des effets désastreux.

Soulavie [85] , que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet, il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère, brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des Sciences... Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet, il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré... Le genre déclamatoire n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis ensuite le sujet qui les occupait était en effet (p. 210) de nature à exaspérer un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.

C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru; elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et son administration...

—Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais des maux que Necker te prépare!...

—Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait toujours... Vraiment!... Nous en serons quittes pour un second système de Law... M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?

M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et en s'inclinant, pour montrer son approbation... Soulavie, qui entrait dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire, quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi ses partisans:

Jeune homme que nous aimons, prends, et lis...

Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre de la législation des grains, et il ajoute:

(p. 211) Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne contre la CLASSE IMPORTANTE dans un État, pour prendre parti pour une autre, celle qui ne possède rien!... Attendons-nous à voir se renouveler en France les scènes des Gracques.

J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison dans cette circonstance.

«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M. Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette vérité!... On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie contre LA MULTITUDE ... comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour se défendre contre LES BÊTES SAUVAGES !...»

Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante, dans laquelle toutes les factions et toutes les familles révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir de motions et de cris, avec (p. 212) lesquels ils travaillaient à saper jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de l'Europe...

Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai... Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, avant tout , dans la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que de la classe possédant, mais comme industrielle et utile . Je le répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot... Il faut une justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements sont impossibles.

—C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier Turgot en s'approchant de M. Soulavie... Il l'a fait pour perdre mon frère , ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.

—Ceci est faux, par exemple.

—Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez en parlant ainsi!... M. Necker peut avoir de mauvaises idées en administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la monarchie montre toute sa misère [86] , dans la seule (p. 213) vue de perdre un homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre proclamer par quelqu'un de ma famille!...

Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:

—Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère; mais j'avoue que je ne le puis... C'est M. Necker qui a fait faire l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force... d'abord à Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant... Mais ayez de la prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les attentats de M. Necker.

Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de tout ce qu'il entendait...

Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure (p. 214) de M. Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans tous les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse d'un boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé... M. Turgot et son frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses, comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre. Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des Considérations sur la Révolution française tout le mal que cette faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.

Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité pour arriver (p. 215) mieux et plus vite, tous ces sentiments animaient ces deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez l'un, puisque ce pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était presque annulé par la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker et lui se détestaient véritablement, et cette haine, excitant les hautes notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait mettre le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un partisan de l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un salon. Ma partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à l'aise, car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle pendant cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit jamais d'injures directes à M. Turgot; tandis que celui-ci invectivait M. Necker avec une violence que rien ne peut excuser. Qu'on lise les ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait au moins trois tous les ans... Il avait au reste une indépendance de pensées bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et fort en faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet dut écrire sur la Vrillière et le louer ... Le marquis s'y refusa obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était l'ennemi de son (p. 216) meilleur ami . Cet emploi était dans l'administration des monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui aujourd'hui ne paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie... mais j'ai tort... on n'a pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet embarras; et lorsqu'on a une bonne place, on la garde.

Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables dans une jeune et jolie femme...: elle écrivait; et comme son esprit s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur... Elle a traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce qu'a omis Adam Smith: c'est sur la sympathie [87] . L'ouvrage qu'elle a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette (p. 217) relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable trône du haut duquel nous dictions des oracles... Madame Roland, madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin, ont toujours été des reines , je le sais... mais des reines sans royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains, et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée... Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une actrice qui jouait bien Madame de Clainville ou la Coquette corrigée , parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur, le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement... et quelquefois en riant aussi...:

(p. 218) —Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.

Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque... et cela n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?... La révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans une révolution!... Le moyen de conserver une tradition, quelque légère qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!... Je rendrai compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9 thermidor... et puis le Directoire... ce temps où les jeunes filles, ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du pied quelque cadavre!... Quel temps et quels souvenirs!...

Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune [88] au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et (p. 219) donnant des regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son nez était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort violente ou prématurée... Je ne prétends pas retrouver cette expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M. de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les accusations, ou les choses qui existent comme telles, me répondent souvent et la justifient ou bien l'accusent... C'est la (p. 220) loi que je me suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que je me suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de l'histoire des salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient immédiatement à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il y a fraternité .

Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France, c'est une immense vérité...

Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours, au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance, toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien du mal ainsi qu'à lui-même!... Qu'est-ce donc en effet que la mort de toutes choses? le néant!... Est-ce donc pour ce but que l'homme travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à l'œil qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois fermé cet œil ne se rouvrira plus, même devant un juge... même devant une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot épouvantable: Le néant!... L'âme se glace en l'entendant seulement prononcer!...

(p. 221) Secrétaire de l'Académie des Sciences, l'un des quarante de l'Académie, correspondant de beaucoup d'autres académies en Europe, ami de toutes les notabilités connues... Condorcet est peut-être l'homme qui a le plus écrit de notre époque... Ses ouvrages sont nombreux et présentent le double avantage d'avoir été faits par un homme de la science, et de l'époque où cette science régénérait le pays. Ses articles de journaux surtout sont fort remarquables: ils n'ont pas le défaut qu'on peut reprocher à son style dans ses autres ouvrages, d'être lourd et quelquefois monotone; ses articles de journaux ont du sel, du mordant, et font souvent image. Il a écrit surtout dans la Feuille villageoise et la Chronique de Paris . Mais son œuvre principale est sa dernière production, ce qu'il écrivit tandis qu'il errait proscrit et hors la loi, et qu'il cherchait un asile dans les bois et les carrières après avoir quitté l'amie généreuse qui l'avait accueilli pendant son malheur; cet ouvrage, intitulé: Esquisses des progrès de l'esprit humain , fut imprimé en 1795 un an après sa mort. Il a fait un plan de constitution, une Vie de Voltaire , une Vie de Turgot . Beaucoup d'ouvrages aussi sur les mathématiques lui ont fait un nom distingué dans les hautes sciences. Comme littérateur, son premier ouvrage fut remarquable et lui valut la place de (p. 222) secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et devint un titre au fauteuil académique: ce sont ses Éloges des académiciens morts depuis 1669. Sans doute ils sont inférieurs à ceux de Fontenelle, mais on reconnaît dans Condorcet un mérite au-dessus du mérite vulgaire; et tout ce qui sort de la ligne commune est si fort à estimer, que je place immédiatement celui qui marche ainsi hors du chemin battu dans un lieu où les hommages peuvent lui être rendus. Oui, il faut une récompense à qui n'est pas vulgaire.

Condorcet était naturellement bon et d'une grande équité. Cette rectitude dans l'habitude de la vie était portée par lui dans tout ce qu'il faisait et surtout dans ses écrits... Il était juste non-seulement dans ce qu'il imposait aux autres, mais il l'était même dans ses opinions politiques, du moins le croyait-il, et cela l'excuse... Je prouverai par un fait que je sais de lui qu'il avait une grande impartialité de jugement et que, même au risque de se donner tort, il disait lui-même ce qui le condamnait...

Son extérieur était plutôt bien qu'autrement, ainsi que je l'ai dit plus haut; mais il était timide, ce qui nuit toujours à un homme et lui donne des manières empruntées [89] . Il était réservé, même froid; (p. 223) mais son âme était brûlante, et sous cet extérieur réservé, sous ce front de glace, était une pensée de feu.

« Ne vous y trompez pas , disait d'Alembert, c'est un volcan couvert de neige

Un tort grave qu'on peut lui reprocher est d'avoir aidé Voltaire à dénaturer le sens des belles pensées de Pascal... Mais chez Voltaire il y avait mauvaise foi, chez Condorcet rien de semblable. Voltaire trouvait sans doute Pascal un trop rude jouteur pour lui laisser toutes ses armes, il fallait le désarmer pour avoir quelquefois raison; tandis que Condorcet n'y songeait pas, et égaré par son maître ou plutôt ses maîtres , il a porté la main sur un des monuments de l'esprit le plus admirable peut-être que l'homme ait produit!... C'est un tort grave; mais il en est un plus profond que tous, c'est d'avoir siégé à la Convention... Je parle de ce tort avec amertume, parce que je sais plus positivement que beaucoup d'autres que Condorcet savait combien Louis XVI était un honnête homme, et voici un fait à cet égard dont fut témoin celui qui me l'a raconté, M. Brunetière, mon tuteur.

Madame Dupaty, veuve du président au parlement (p. 224) de Bordeaux, de celui qui fut l'auteur des Lettres sur l'Italie , était parente de M. de Condorcet. Il y soupait souvent, et il causait plus familièrement dans cette maison qu'ailleurs; j'ai déjà dit qu'il avait beaucoup de timidité et une sorte de difficulté dans la parole. Un soir, après souper chez madame Dupaty, Condorcet était soucieux et parut vouloir parler. À cette époque (89 ou 90), il faisait partie d'une commission relative aux monnaies, et le Roi admettait souvent cette commission au conseil pour parler avec ses membres sur l'objet de leur travail.

—Savez-vous, dit Condorcet, qu'on se trompe lourdement en disant du Roi qu'il est un homme sans talent et sans esprit? Je vous dis, et je l'affirme sur l'honneur, que Louis XVI est un homme d'une grande capacité. Nous avons eu ce matin deux conseils pour les subsistances. J'ai été appelé, la délibération a été longue, et, comme vous le pensez bien, hérissée de difficultés... Le Roi a parlé le dernier, après avoir écouté chacun de nous avec une grande attention... Il a pris la parole, a résumé les discours de chacun, après avoir parlé de la situation du pays et de l'Europe mieux qu'aucun des orateurs, et a conclu par son opinion personnelle, qui m'a paru pleine de sens et surtout très-lumineuse et forte, de cette force de raisonnement et de logique (p. 225) à laquelle rien ne résiste... Après l'avoir écouté, nous nous sommes regardés avec étonnement et n'avons rien trouvé de mieux à faire que d'adopter ses vues... Je vous certifie, ajouta Condorcet d'une voix émue, que Louis XVI est un homme très-éclairé et... un honnête homme... Car tout ce qu'il disait pour le bien et la tranquillité de la ville de Paris et des provinces, on ne le dit, on ne le sait que lorsqu'on est un bon prince.

Voilà quelle était l'opinion de Condorcet en 1790 et 1791. Depuis il eut sans doute des motifs pour changer d'opinion; car, avec le caractère bien connu de Condorcet, il n'eût jamais voté la mort du Roi.

Il fut de la faction des Girondins, et lui aussi fut un admirateur du caractère énergique: cela devait être; ami de Brissot, il devait marcher sous sa bannière, et les maximes sanguinaires de Robespierre et des autres membres de ce comité de salut public dont il fit partie quelque temps le révoltèrent. C'est alors qu'il fit plusieurs motions qui le firent décréter d'accusation, et enfin mettre hors la loi. Il avait adressé quelque temps avant une épître à sa femme, dans laquelle l'on trouvait sa pensée!

«Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime.
J'embrassai le malheur, et leur laissai le crime.»

(p. 226) Devenu proscrit après avoir proscrit lui-même, Condorcet ne sut quelque temps où reposer sa tête. Enfin une amie généreuse, car c'était jouer sa vie que sauver celle d'un malheureux à cette époque horrible, madame Verney, lui donna un asile pendant huit mois. Un jour Condorcet demeure seul, voit un journal oublié sur une table; il y lit que toute personne accusée et convaincue d'avoir recelé ou sauvé un condamné était condamnée elle-même... Madame Verney était sortie. Condorcet laisse un mot pour la prévenir qu'il quitte son toit sauveur, où sa tête peut appeler la mort, et le malheureux, au milieu de la nuit, ne sachant où porter ses pas, sort de cet asile hospitalier pour aller au-devant de la mort...

Il fut errant et caché pendant plusieurs jours. Il allait demandant un asile, tantôt aux carrières de Montrouge, aux bois de Verrières, ou bien dans les environs de Clamart et de Fontenay-aux-Roses... Le malheureux n'avait plus que des vêtements en lambeaux!

M. et madame Suard avaient été ses amis... Il se rappela qu'ils avaient une maison, où sa femme et lui étaient venus ensemble, à Fontenay-aux-Roses. Sa femme! si jeune et si belle! sa femme! maintenant abandonnée... et la femme d'un proscrit!... Ses souvenirs le pressent en foule, et lorsqu'il (p. 227) arrive à l'un des deux pavillons qui forment la maison de Suard, ses yeux sont encore humides de larmes... Il sonne, un domestique vient ouvrir. À l'aspect de cet homme dont la barbe longue, les cheveux hérissés et remplis de paille et d'herbes sèches, les habits déchirés, la figure hâve et les yeux hagards donnent seuls de la terreur, le domestique recule d'abord... mais un second regard le fait revenir sur lui-même:

—Ah! monsieur, dit-il à Condorcet, dans quel état vous revois-je!

—Eh quoi! dit le marquis terrifié de se voir reconnu... vous savez qui je suis!...

—Oui, monsieur... j'ai eu l'honneur de voir monsieur le marquis chez M. de Trudaine.

—Silence! parle bas, malheureux! tu me perds et toi aussi!

Le domestique se retourna vivement... il n'y avait personne.

—Ah! monsieur m'a bien effrayé!... C'est que si mon maître voyait monsieur... il ne l'aime plus! ajouta l'honnête garçon en baissant les yeux; et le regard dérobé à l'investigation du proscrit voulait dire:

Et moi aussi je ne vous aime plus!...

—Comment! Suard...

—Ce n'est pas M. Suard, monsieur... il loge (p. 228) dans l'autre pavillon. C'est M. de Monville qui occupe celui-ci...

Condorcet remercie le bon domestique qui lui avait donné la plus sublime aumône d'un cœur généreux et bien né, de la pitié pour la grande infortune d'un coupable; car Condorcet l'était devant Dieu et les hommes depuis la mort du Roi.

Depuis cette funeste époque, Suard et sa femme avaient également cessé de voir M. et madame de Condorcet!... Condorcet connaissait leur opinion, mais aussi il savait combien tous deux étaient honnêtes et purs. C'étaient des cœurs auxquels on pouvait se confier!... Il ne se trompait pas; à peine Suard l'eut-il reconnu que, voulant éviter même une parole qui pouvait les trahir, il fit aller la seule servante qu'il eût dans le village pour y faire une commission, et alors il put embrasser son malheureux ami qui était expirant de besoin.

—Un peu de pain, dit-il... Je me meurs... Un peu de pain par charité!...

—Suard lui servit lui-même du fromage et du pain, avec du vin... Ce secours le ranima... Il put parler... Il put enfin faire une sorte de testament verbal dans lequel il recommandait sa fille à Suard... sa fille qu'il adorait!... Ah! nous aussi nous avons des enfants, et nous comprenons tout ce qu'il y a d'affreux dans cette dernière parole de (p. 229) celui qui va mourir et qui dit pour toujours adieu à son enfant lorsqu'il est lui-même plein de vie et de force, et que cette vie lui est arrachée par des cannibales qui couvrent sa patrie de sang et de deuil... Cette situation est sans doute affreuse... Mais combien elle redouble d'horreur lorsque, descendant au fond de son âme, on y trouve un remords qui vous crie: Pourquoi avoir éveillé ces monstres qui font tomber aujourd'hui la tête du père de ton enfant?... Condorcet parla longtemps de sa fille... un moment de sa femme, mais sans intérêt... Il remit cependant à son ami une somme de 600 fr. pour elle... mais sans ajouter une autre parole; puis il recommanda à Suard le manuscrit laissé chez madame Verney, lui demandant de le publier; ensuite ils avisèrent ensemble aux moyens d'aller à Paris pour demander à quelques-uns des anciens amis de Condorcet, Garat, par exemple, une lettre d'invalide pour que Condorcet pût gagner un port et s'embarquer... Condorcet remercia Suard et convint avec lui qu'il reviendrait prendre cette lettre que Suard devait immédiatement aller chercher à Paris...

—Ah! dit le proscrit en se levant et retombant aussitôt sur sa chaise...

—Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suard...—Rien de nouveau... Je suis blessé... au pied. Et il lui (p. 230) montra en effet son pied tout ensanglanté!... Suard sentit son cœur se serrer de nouveau... Condorcet s'en aperçut.

—Pas de faiblesse, lui dit-il... Rendez-moi un dernier service encore avant que je quitte votre toit hospitalier, mon ami... Donnez-moi du tabac... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis que j'en suis privé!... C'est plus douloureux que de n'avoir pas de pain !...

Suard lui en arrange un cornet... Dans le moment où il allait le mettre dans sa poche, un souvenir d'un nouveau genre le frappa.

—Ah! mon ami, mettez le comble à votre généreuse amitié! Donnez-moi un Horace! je vous en conjure!...

Suard lui donna un Horace, et Condorcet partit de cette maison, heureux encore dans son infortune, car il avait trouvé un ami...

En quittant la maison de Suard, il se dirigea vers les carrières, dans lesquelles il se tint caché pendant tout le jour... Il ne devait retourner que le lendemain chercher cette carte d'invalide que Suard avait été demander à Garat.

Garat la lui accorda à l'instant; mais pour plus de sécurité il employa un autre moyen, quelque puissant qu'il fût lui-même dans le gouvernement d'alors... Il se rendit à Auteuil auprès de Cabanis, (p. 231) ancien ami de Condorcet comme lui; Cabanis était alors employé dans les hôpitaux... Il donna pour Condorcet une vieille lettre de passe pour un invalide retournant chez lui en sortant de l'hôpital... Cette carte était cent fois plus sûre qu'aucun passeport... Garat la remit à Suard et retourna à Paris. Cette bonne action n'est pas la seule qu'il ait faite; il est bon de le dire.

Mais tandis que ses amis s'occupaient de sa sûreté, Condorcet ne pouvait plus en profiter. Le malheureux, en partant de chez Suard, n'avait pas songé qu'il lui fallait éviter tous les lieux habités, et il n'avait emporté qu'un seul morceau de pain , un seul!... la faim devint bientôt tellement impérieuse qu'elle domina et la crainte du cachot et celle de la mort, et qu'il sortit de sa retraite poursuivi par une faim si terrible qu'il aurait en ce moment bravé l'échafaud... Il entre, à Clamart, dans un mauvais cabaret dans lequel étaient seulement une femme et un de ces espions volontaires, espèces de serpents plus dangereux que les espions véritables.

Condorcet, dont la barbe et les cheveux hérissés, les yeux hagards et le regard inquiet, l'habit en lambeaux, la démarche incertaine, auraient éveillé l'attention de gens bien plus confiants, attira sur lui la surveillance de l'espion. Cet homme ne le quitta plus des yeux et le désigna à la maîtresse (p. 232) du cabaret... Condorcet, affamé, mourant de fatigue, ne fit aucune attention à ce colloque ayant lieu pour ainsi dire sous ses yeux; il commanda et dévora aussitôt une omelette avec l'avidité d'une faim assez violente pour l'avoir fait sortir de sa retraite en face de l'échafaud.

—Payez moi, lui dit brutalement l'hôtesse en lui voyant expédier sa dernière bouchée, et craignant probablement qu'il ne s'échappât.

Condorcet, sans réfléchir à ce qu'il fait, tire de sa poche un portefeuille de satin blanc [90] , brodé en soie plate, comme on brodait alors; l'élégance de ce portefeuille frappa en même temps l'hôtesse et l'espion.

—Qui es-tu? demanda brusquement l'espion.

Condorcet était naturellement embarrassé dans sa parole, comme on le sait, et dans ce moment il le fut encore davantage pour répondre aux questions faites brutalement, et son embarras devint bientôt plus que de la timidité... Il hésita d'abord; mais se rappelant ensuite le nom d'un homme de ses amis, membre comme lui de l'Académie des Sciences, il répondit qu'il était au service de M. du Séjour, conseiller à la Cour (p. 233) des Aides, savant distingué, et qui connaissait particulièrement Condorcet... Il pouvait donc donner sur cette maison des détails qui auraient prouvé qu'il était en effet au service de M. du Séjour. Mais cette réponse vint trop tard pour balancer l'effet de son extérieur et du portefeuille trop élégant pour lui appartenir. Il fut arrêté et conduit au Bourg-la-Reine, chef-lieu du district, où, ne pouvant rendre un compte satisfaisant de sa personne, il fut jeté dans une prison comme vagabond ...

Le lendemain il fut trouvé mort lorsqu'on entra dans sa chambre; il avait pris du stramonium [91] combiné avec de l' opium . Il avait ce poison toujours sur lui. Cabanis l'avait composé et donné à plusieurs d'entre eux. L'archevêque de Sens l'avait employé pour échapper à l'échafaud, évitant par cette mort volontaire de porter sa tête sur cet (p. 234) autel où chaque jour on offrait en holocauste le sang le plus pur à la divinité, fille d'enfer, qui régnait alors sur la France!

—Je ne les crains pas si j'ai une heure devant moi! avait dit Condorcet à Suard...

Il avait toujours avec lui ce poison comme dernière ressource contre l'infortune.

Corvisart avait aussi de ce poison, appelé poison de Cabanis .

La dose pour mourir était fixée dans une petite recette qui enveloppait le poison. C'était une petite boule, grosse comme ces billes avec lesquelles jouent les enfants... La couleur en est brune (marron foncé). Cela se brisait en petits morceaux dans la bouche et se fondait facilement. On meurt sans aucune douleur. Il paraît que ce poison cause une congestion sanguine aux poumons. Ce qui le ferait croire, c'est que Condorcet fut trouvé mort avec tous les signes d'une attaque d'apoplexie, et le sang lui sortait par le nez. Le chirurgien appelé dit que cet homme inconnu , arrêté la veille, était mort dans la nuit d'une attaque d'apoplexie...

C'est ce même poison qui servit depuis à l'empereur, à Fontainebleau!... Mais le portant depuis longtemps sur sa poitrine, la chaleur l'avait, à ce qu'il paraît, altéré, et Napoléon ne put échapper aux tortures qu'on lui préparait à Sainte-Hélène; (p. 235) quant à la honte, elle est tout entière sur ses bourreaux...

La destinée de Condorcet est curieuse à examiner, ainsi que celle de tous les grands acteurs du drame de la Révolution: quelle fut leur fin? quelle fut leur vie politique même? Cette liberté qu'ils ont fondée , où donc est-elle?... quel est le moment où la France en a joui? Qu'on me le désigne, et je bénirai même l'époque la plus désastreuse de ces temps affreux. Mais l'impossibilité est positive. Est-ce donc en 93, lorsque la place de la Révolution voyait rouler quarante et cinquante têtes tous les jours, et que les prisons, insuffisantes pour contenir les victimes innocentes, se voyaient multiplier au nombre de cinquante?... Est-ce sous le Directoire, temps infâme de l'humiliation de la France, au milieu d'elle et sur la frontière?... Est-ce sous l'empire, temps de gloire et de renommée, et même de bonheur, mais où la liberté était enchaînée?... Non, la liberté ne nous fut jamais donnée... Toujours promise, c'est vrai, mais toujours inconnue pour nous. Eh bien! c'est pourtant à elle que nous avons vu sacrifier tant de nobles têtes; c'est pour la fonder, disait-on, qu'il fallait faire couler tant de sang!... Hélas! lorsque l'esprit de parti ne troublait pas la raison de ces hommes qui depuis furent en délire, voilà (p. 236) comment ils s'exprimaient. Il est curieux d'observer quelle était leur opinion sur le moyen d'amener le monde à cet état de perfectibilité humaine, but des vrais philosophes.

Voici un passage d'un avertissement mis par Condorcet en tête de l'Homme aux quarante écus , dans une édition de Voltaire faite à Kehl, tome LVII, in-12:

«Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute son étendue, celui de faire de son industrie et de ses deniers un usage absolument libre, était un droit aussi naturel et surtout bien plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes, que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance législative; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté et de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la liberté de la constitution... tous ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près d'eux qu'ils ne le pensaient, et que ce n'est pas en bouleversant le monde, mais en l'éclairant , qu'ils peuvent espérer de trouver le bien-être et la liberté...»

...Quelle fin que celle de l'homme qui avait écrit de si belles pensées!

Sa femme, l'une des plus remarquables de son (p. 237) temps, pour sa beauté, son esprit et ses connaissances, fut bien coupable dans les efforts qu'elle-même tenta auprès de Condorcet pour l'exciter au lieu de le calmer, au moment où le paroxysme révolutionnaire était au plus haut degré. C'est à son instigation qu'il proposa cette loi insensée qui ordonnait de brûler ses titres de noblesse [92] ... Que voulait (p. 238) dire cette parade? Pour les nobles vraiment nobles , cette mesure ne servait au contraire qu'à faire resplendir leur noblesse d'un nouvel éclat en mettant au néant toute cette noblesse moderne sortie des savonnettes à vilain , comme on appelait les marquisats achetés, et voilà tout. Quant au reste, il n'en était ni plus ni moins. Madame de Condorcet, après la mort de son mari, fut doublement malheureuse par ses remords et par sa ruine totale. Encore belle et jeune même, elle se vit réduite à faire de petits portraits à la gouache pour exister. Elle était retirée à Auteuil, où sa vie s'écoulait misérablement à l'époque du consulat. Elle était sœur du maréchal Grouchy.

(p. 239) SALON
DE
M me LA COMTESSE DE CUSTINE
(FEMME DU GÉNÉRAL).
PREMIÈRE PARTIE.
MADEMOISELLE DE LOGNY.

C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance, et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles (p. 240) qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.

Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait... elle cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une sœur dont elle était l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont elle était la joie.

Cette femme était madame la comtesse de Custine... Il y avait loin sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine... et cependant ce n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil... on y riait, on y était joyeux, mais de cette joie du cœur qui n'a pas d'éclats et qui rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le monde appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre celui que donne la vertu... (p. 241) elle avait l'âme et la figure d'un ange, elle devait vivre comme eux.

Son salon [93] était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et c'était là ce qu'elle préférait, (p. 242) elles étaient huit ou dix femmes seules sans un autre homme que le vicomte de Custine, beau-frère de la comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de Custine, faisait porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait quelquefois des proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le monde sous les auspices de son poëme des Jardins , et qui en faisait des lectures avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis dans ces petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que dans des lieux où le bruit était plus éclatant.

Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui froissait une âme tendre... Madame de Custine n'avait pas été heureuse dans sa première jeunesse de jeune fille... et sa vie à cette époque est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des perfections idéales.

M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur mère, deux (p. 243) filles, dont l'une était madame de Custine, l'autre madame de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.

C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et charmants par leur harmonie entre eux... une voix douce, un esprit comme sa voix, un cœur excellent, une âme comme celle de sa sœur, voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le marquis de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les plus spirituels, les plus méchants et les plus riches de France, obtint sa main.

C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs? Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de souvenir.

Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient un grand recueil de tous les crimes de M. de Louvois; (p. 244) en voici un dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à cette époque une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.

M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait dépensé celui de sa pension.

Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans une autre ville du littoral de la Bretagne... il allait quitter sa garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le voyage... il en était aux expédients, il le fit bientôt voir... Il vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.

Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.

(p. 245) —Cela me serait difficile, monsieur.

—Pourquoi cela?

M. DE LOUVOIS.

Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.

M. DE SOUVRÉ.

Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!... j'ai après-demain cinquante personnes à dîner... Comment voulez-vous vous montrer dans un pareil équipage?

M. DE LOUVOIS.

Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier... je vais faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour demain soir... et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq louis... je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne plus...

M. DE SOUVRÉ, furieux.

Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre (p. 246) que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison paternelle que pour commettre de nouveaux désordres... Je ne vous donnerai pas une obole.

M. DE LOUVOIS, froidement.

C'est votre dernier mot, monsieur?

M. DE SOUVRÉ.

Je n'ai pas deux paroles... vous n'aurez pas la gloire de m'avoir mystifié, monsieur, cette fois-ci !...

Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris pour lui attraper de l'argent. Cette mystification filiale , comme l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un homme qu'on pût corriger!...

Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de s'arrêter au parti qu'il devait prendre... enfin un coup d'œil jeté par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en conséquence à (p. 247) son valet de chambre, espèce de Crispin de comédie, et que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines, d'aller lui chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut avoir mal entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit enfin que c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le marquis. Il alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet de chambre était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec une sorte de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans les affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été le témoin oculaire.

En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit, et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et Tancrède [94] ; cette tapisserie en manière de (p. 248) haute lisse, et bordée d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière qu'on se voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M. de Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange conversation avec le tailleur du village.—Tu sais bien ton métier, n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M. le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même... en sorte que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois la répéta, mais avec plus d'humeur.

—Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?...

M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence, qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres avaient de lui... Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre. Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui demanda:

(p. 249) Sais-tu bien ton métier, coquin?

L'épithète croissait et devenait significative... le tailleur comprit enfin que le marquis était fou ainsi que lui-même le dit ensuite; aussi s'empressa-t-il de lui répondre:

—Oui, monseigneur.

—Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement complet?

LE TAILLEUR.

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS.

Habit, veste et culotte?

LE TAILLEUR.

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS.

Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en usage, et qui sera difficile à mettre en œuvre? réfléchis bien avant de t'engager.

LE TAILLEUR, avec orgueil.

Oui, mons..., oui, monsieur le marquis...

(p. 250) M. DE LOUVOIS.

Eh bien! prends ma mesure...

Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris... Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit très-bas:

—Monsieur, voilà bien la mesure prise... mais ce n'est pas tout, et l'étoffe?...

M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:

—Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au rustre... tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai mise à bas de quoi me faire un habit complet... emporte ta marchandise , mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à midi... Sinon!...

Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas la tête saine... mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux coutumes de province... il ramassa la tapisserie, et finit par penser qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le (p. 251) plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire... il arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont l'un tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement... et le corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la partie inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes étaient revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés, recouvrit les deux côtés de la culotte... quant à la veste, elle était légèrement ornée des plumes des deux casques.

Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole; à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était étouffante... C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois, ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil, car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, (p. 252) c'était une riche garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de charge, vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M. de Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et le gâtait , comme on le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle avait cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot et des manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela des bas de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes. Elle ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:

—Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son vieil habit... mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois, que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil état!...

M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez belle [95] , à laquelle la femme de (p. 253) charge se chargea de mettre un nœud... Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le coiffer... Enfin c'était le plus étrange composé de (p. 254) choses inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!... C'est ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de cœur inimaginable, le moment où il ferait son entrée triomphale dans le salon.

Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à madame l'intendante, qui (p. 255) d'abord crut avoir une vision, et qui retomba ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à en mourir!...

Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté, ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'œil jeté sur lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette gaîté. C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il en faisait de bonnes... Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et, se confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château, lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses convives... Sa venue sur le lieu (p. 256) de la scène acheva le comique de l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la chose avait été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait spécialement compté sur ce qu'il appelait la coopération de son père.

Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!... Se fâcher!... à la bonne heure encore!... mais ne pas rire! voilà qui ne mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore bien fait... Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à ses pieds sans le frapper.... Il n'en continua pas moins à mener madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en rien sous l'artillerie incessante de son père:

—Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?

—Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu l'honneur de vous répondre (p. 257) avant-hier, lorsque vous m'ordonnâtes d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je portais, que je n'en avais pas d'autre... et je vous demandai...

—Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré...

—Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison, car je suis bien coupable!... mais il fallait vous obéir, monsieur... car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et j'ai fait faire cet habit.

J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche (depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie. Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient arrivées depuis le colloque filial [96] et (p. 258) paternel, et dont la gaîté, contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se l'imaginer, devant une telle représentation.

M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte continuelle entre son père et lui... Mes oncles, entre autres l'abbé de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et beaucoup d'affection. (p. 259) Quant à M. de Louvois, on en disait du mal, parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à cette époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance était plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres inoffensifs; c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et Gresset, en faisant sa comédie du Méchant , prit, dit-on, pour modèle le caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans le monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la société du bonheur et une existence agréable... Il préféra déclarer la guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée, il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était, dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles...

Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était fort petite, mais une miniature ravissante... C'étaient les plus jolis pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails (p. 260) qu'il est difficile de décrire, et puis une charmante physionomie candide et exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections l'âme d'une femme angélique comme l'était madame de Louvois.

Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie. Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de Logny.

Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu, et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et finit toujours par une rupture [97] . Viennent ensuite les querelles et les raccommodements replâtrés , comme on le dit vulgairement; aux raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela d'une charmante manière (p. 261) parmi les gens bien élevés; mais, ne fût-ce qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre parents, c'est ce feu grégeois dont je parlais... Quel est le plus coupable des deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne saurais pas affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le gendre et la belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent pas vivre ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés, mais unis , puisque être réunis est impossible.

Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, bien cubiques , qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai. M. de Louvois pouvait bien être un méchant cœur en tout ce qui frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait sortir de l'hôtel de sa belle-mère, (p. 262) quoiqu'il fut minuit!... Madame de Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses larmes... il resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne devait plus se fermer... Cela est pour toutes les discussions... Il est des mots qu'il ne faudrait jamais dire!...

Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle adorait son mari... À compter du jour où se rompirent leurs rapports intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état heureux.

Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle... Elle jugeait madame de Louvois d'après son propre cœur... elle ignorait au contraire l'effet qu'elle allait produire... Madame de Louvois devait haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du malheur en la place de son bonheur bien-aimé! (p. 263) Mais c'était sa mère... elle ne fit que s'éloigner... L'infortunée n'avait même plus un cœur pour y verser ses peines, un sein sur lequel elle pût pleurer!... et à vingt ans elle demeurait isolée, entourée des plus douces affections, et si bien faite pour les sentir!...

M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante... voulant se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le sujet de ses souffrances... Enfin elle parla!... En l'écoutant, son mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse femme de l'avenir qui se préparait pour elle... Elle n'osait parler à son mari... seulement elle le regardait en pleurant... mais quelle éloquence dans ce regard!... que de souffrances cachées venaient s'y révéler! il semblait dire:—Grâce!... grâce pour moi qui ai tant souffert!...

Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception attachée à ce mot... En voyant souffrir aussi cruellement un être parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de Louvois ne servirent plus au contraire qu'à (p. 264) entretenir une haine qui devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce terrible drame...

Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la Popelinière. Elle revint tard... en entrant dans la cour de son hôtel, elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à l'Opéra... Madame de Logny fit sonner sa montre:

—Minuit! dit-elle... déjà retirée! serait-elle malade? Votre sœur devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de jours...

—Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce... Cette réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment... Madame de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la cour de son hôtel...

Ce pressentiment n'était que trop fondé!... Madame de Louvois n'était plus chez sa mère!... Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait depuis bien des jours!... Il avait acheté un hôtel, l'avait (p. 265) fait meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il avait choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa femme qu'elle allait quitter la maison maternelle... Le désespoir de madame de Louvois fut affreux!... Elle se mettait à genoux devant son mari, lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de larmes!... Pauvre femme! souffrir et pleurer... toujours des douleurs, toujours des sacrifices!... Mais cette fois qu'il était grand! et puis qu'il était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa femme... il avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en aucune manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande peine à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants du respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?... Cette pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel, devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente...

En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir, quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais revenir!... En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son cœur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit en larmes!... Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice (p. 266) qu'elle lui faisait, la releva, et, la pressant sur son cœur, il lui promit de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait derrière elle... Mais, dans un pareil instant, la pauvre enfant ne l'entendait pas... les torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de roue de cette voiture qui l'enlevait à elle! Et sa sœur!... cette amie de son enfance, cette sœur bien-aimée, cet ange!... ne plus la voir!... Un moment madame de Louvois crut qu'elle allait mourir...

—Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage...

M. de Louvois fit arrêter la voiture.

—Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère... Mais vous savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison... Quant à vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre cœur vous y entraîne... Mais alors... adieu pour toujours!...

Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles paroles!... Quelle option on lui proposait!... d'un côté sa mère et sa sœur!... de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!... Cette torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes, elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la (p. 267) supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une plus longue indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait... Elle se jeta toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:

—Toi! toi!... Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!...

M. de Louvois a dit que ce cri du cœur avait été si puissamment jeté qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère... Mais cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois l'ignora toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant plusieurs jours madame de Louvois fut distraite par les soins que réclamait d'elle une nouvelle installation.

Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?... Plus elle avait aimé sa fille, plus son abandon , ainsi qu'elle appelait son départ, lui semblait outrageant!... Selon elle, madame de Louvois devait avoir assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir... Les sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui demandait en pleurant de pardonner à sa sœur, elle lui criait:—Tais-toi! ne me parle pas de cette étrangère ! N'a-t-elle pas une autre famille?

(p. 268) L'ange [98] qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent pleurait alors avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la croix toutes ses larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de changer le cœur de sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour sa fille absente. Mademoiselle de Logny était de la plus grande piété... Élevée à Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa famille une grande hauteur, des manières insupportables, et tout ce que réprouve, au contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle aimait sa sœur avec une grande tendresse; elle respectait sa mère, la craignait, mais remplissait exactement envers elle les devoirs d'une fille chrétienne. La beauté de mademoiselle de Logny était d'un autre caractère que celle de sa sœur. Madame de Louvois n'était que jolie d'ailleurs; mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses yeux fendus en amandes (p. 269) donnaient un regard qu'on n'oubliait plus lorsqu'il s'était une fois arrêté sur vous. Ses paupières longues, soyeuses, s'abaissaient sur ses joues avec l'expression muette et pourtant si éloquente des vierges de Raphaël... Souvent un étranger, passant auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice, s'arrêtait avec une admiration saintement respectueuse devant une femme qui priait... En voyant ce front blanc et pur, cette tête ravissante de beauté s'incliner humblement comme la moins belle des servantes de Dieu devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections extérieures exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un ange, et disait en s'éloignant à regret:

—Oh! si elle priait jamais pour moi!...

Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et pleurait. Sa sœur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle (p. 270) de Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet arbuste était une double-épine rose à fleurs doubles... En arrivant dans la terre où cette épine était plantée, madame de Logny ordonna que l'arbuste fût arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que l'arbuste ne souffrit pas de son déplacement, et il le replanta dans le fond du petit jardin de sa maison. Madame de Logny, ayant appris cette fraude pieuse, chassa le vieillard qui lui montrait un cœur humain pour répondre à la parole d'une mère sans entrailles...

La vengeance et la haine sont deux hôtes que le cœur d'une femme ne devrait jamais recevoir... mais celui d'une mère!... il en devrait ignorer le nom!... Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos! que de souffrances sans relâche!... Madame de Logny, incessamment torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une existence hors nature... Son sang s'enflamma, et une maladie chronique longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de l'âme...

Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de cœur pour remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère. Elle espérait que le moment viendrait où madame de Logny (p. 271) rappellerait l'enfant exilée!... Elle épiait chaque instant favorable... mais, hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny avançait vers la tombe, plus son ressentiment devenait implacable!... Il y avait dans l'âme de cette femme des semences de haine d'une amertume inconnue pour qui porte le nom de femme!... Sa fille était bien malheureuse!... elle venait de découvrir une vérité que son respect filial lui avait jusqu'alors dérobée!... sa mère n'avait aucune piété... Mademoiselle de Logny, au désespoir, se révéla tout entière dans ce moment solennel; la jeune fille timide disparut pour faire place à la fille chrétienne... Sans sortir du respect qu'elle devait à sa mère, elle résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui voir rendre à Dieu une âme impénitente ne sachant pas pardonner... Depuis cinq jours et cinq nuits, madame de Louvois était dans la maison de sa mère comme une criminelle qui serait obligée de céler et sa voix et ses pas... Un ami de madame de Logny, le président de Périgny, homme d'une probité exacte et positive, et dont l'âme était aussi tendre et bonne que son caractère [99] était honorable, le président de Périgny se joignit à mademoiselle (p. 272) de Logny, qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le pardon de madame de Louvois... Ils dirent quelques paroles vagues... Au premier mot, madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer, et une expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne pas continuer... Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se présenter chez elle, même sans être appelé... En le voyant, madame de Logny parut agitée... elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté... Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié... Il parla de Dieu à la mourante... lui montra ses miséricordes, lui dit combien il était indulgent et paternel!... qu'il suffisait d'un instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même d'oubli de Dieu!... Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne paraissait pas entendre les paroles du prêtre... Il voulut alors arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!... il osa prononcer le nom de madame de Louvois!... À ce nom, tout le corps de la mourante s'agita... ses lèvres, qui étaient demeurées fermées pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa miséricorde, (p. 273) ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:

—Monsieur, je vous ordonne de sortir!...

Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle de Logny, il ne quitta pas la maison.

Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela le président de Périgny.

—Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante d'émotion... mais d'une émotion qui n'avait rien de doux... Faites-le venir... et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.

Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires l'étaient presque tous à cette époque... Il s'approcha de madame de Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa succession la mettait au désespoir... Cette femme n'avait rien d'humain!...

Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus accessible aux représentations qu'il voulait lui faire... mais quelle fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit sèchement:

—Je vous ai mandé pour faire mon testament et (p. 274) non pour vous demander conseil... Je n'en prends que de moi-même dans une affaire telle que celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de mort!... Si vous ne voulez pas écrire sous ma dictée... sortez et laissez-moi... les moments me sont comptés...

Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt... En effet, que pouvait-il faire?... Madame de Logny aurait fait faire son testament par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux enfants de la mourante.

Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser... et lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante... Sa fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate... À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls, mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives inquiétudes sur le sort de sa sœur...

(p. 275) —Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa funeste résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma sœur... Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai recueilli quelques paroles qui m'ont fait trembler!... Mais si, comme je le redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un engagement solennel me lie à jamais... C'est dans vos mains, monsieur, c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de rendre à ma sœur la part qui lui revient dans le bien de ma mère!... Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais, monsieur;... c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je suis engagée, quoi qu'il arrive.

Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa fille... il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le cœur que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une position épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une personne comme mademoiselle de Logny... elle n'était point faite pour ce monde et ne le comprenait pas...

—Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre sortir le notaire...

C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame (p. 276) de Logny; accablée par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout bas. En ce moment minuit sonnait... madame de Logny tressaillit... Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.

—Quelle est cette heure?... demanda-t-elle d'une voix assez assurée.

MADEMOISELLE DE LOGNY.

Minuit, ma mère...

MADAME DE LOGNY.

Minuit!... voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!...

MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse plusieurs prières... peu à peu sa voix s'élève:

Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience... (p. 277) je remets mon esprit entre vos mains... et puisqu'en mourant vous nous avez ouvert le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer dans la demeure de vos élus... accordez-lui...

MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille.

Qu'est-ce que cette prière que vous dites?

MADEMOISELLE DE LOGNY.

Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix [100] ...

MADAME DE LOGNY, très-agitée.

Des prières!... je n'en veux pas!... je ne peux pas prier, moi!...

En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta un regard encore animé par le feu de la haine... elle comprenait tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais de maudire... voilà quelle était la (p. 278) parole de Dieu... Le curé comprit le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas... il devait parler...

—Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu vous rendra la santé... mais il faut se préparer constamment à la mort... et surtout il faut être chrétienne.

MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches de la mort.

Monsieur le curé... monsieur... je vous ai déjà dit que je ne voulais pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!... et en voilà... plus... peut-être... que j'ai...

LE CURÉ, l'interrompant vivement.

Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être perdus en vaines paroles... Vous avez deux enfants, madame...

MADAME DE LOGNY.

Silence... silence!...

LE CURÉ.

Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi terrible: je veux vous sauver... vous sauver de vous-même!... pardonnez... pardonnez (p. 279) au nom de celui qui pardonna à ses bourreaux...

MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère.

Ma mère... grâce pour ma sœur!... grâce!

MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde.

Jamais!... jamais!...

MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de Louvois... et prenant la main déjà glacée de madame de Logny.

Ma mère!... tandis que peut-être vous accusez ma sœur d'être loin de vous... elle était là!...

MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle de Logny continua:

Depuis six jours elle partage mes veilles... elle est là... la voilà...

À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de forces... elle se dressa à demi sur son lit, jeta un œil hagard vers la porte où madame de Louvois, soutenue par le président, attendait l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà bouleversée de madame de Logny devint effrayante... Un son rauque s'échappa de sa poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait (p. 280) de forces, elle jeta à sa malheureuse fille ces foudroyantes paroles:

—Je te maudis!...

Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au milieu d'horribles convulsions.

Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort... À compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de la fille innocente et maudite.

(p. 281) DEUXIÈME PARTIE.
MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE.

Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame de Logny... elle y déshéritait ses deux filles et donnait son argenterie, ses diamants, toute sa fortune , au président... Il avait fallu ce fidéi-commis pour que M. de Louvois ne pût attaquer le testament... Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus bel état...: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus...

Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle fit faire un partage égal de tout ce qu'avait laissé sa mère... une tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas sa place, (p. 282) mademoiselle de Logny la rompit en deux et en envoya la moitié à sa sœur!...

Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens distingués et par leur naissance et par leur fortune... Elle hésita longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par elle.

Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la plus vive...

J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il était assez étendu pour que son salon [101] offrît à l'observation un point de comparaison (p. 283) assez piquant avec ce monde bruyant qui l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable: l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire; il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours aimable: elle était sœur de mon petit père Caulaincourt [102] , père du duc de Vicence. La marquise de Brehan [103] , dame du palais de la reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les fleurs d'une manière remarquable), en faisaient (p. 284) une personne vraiment nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait connue et appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et agréable femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans l'intimité de son intérieur et que tout le monde croyait une ingénue naïve , et qui n'était rien moins que cela... Son mari était un homme parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui amusait, surtout lorsqu'on savait jouer d'elle ; elle était bien la personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des hommes... Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient...; enfin, c'eût été un hôpital curieusement peuplé que celui (p. 285) qui aurait renfermé ses victimes . Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de Custine lui dit:

—Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de Crenay était cousine de madame de Custine).

C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses déclarations dont les expressions brûlantes , disait-elle, me causent quelquefois beaucoup d'émotion!... Alors madame de Custine et madame d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de (p. 286) Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il était jeune, mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de séduisant.

Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre d'amour et deux charmants morceaux en or pour parfiler, ainsi que cela était la mode alors. L'un représentait un cœur enflammé percé d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:

Brûlant et blessé comme lui!

Et sur l'autre:

Fidèle et soumis comme lui!

Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine... On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie parfaite le moment de jouir de sa malice.

Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs (p. 287) à parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient M. de Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de Custine, beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la lecture de quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires courantes, pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la réputation d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité positive à cet égard-là.

Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à parfilage...

—Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?...—Elle venait d'attraper le petit chien...

—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur, elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet...

À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de Caulaincourt [104] , qui était seul dans (p. 288) le secret, gardait un sérieux imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage dans lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame de Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse lettre. Cela ne fut pas long... elle ouvrit l'autre sac, et voilà la lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines, qui roule au milieu de la chambre... Pour le coup, il n'y avait pas moyen de nier!... Comme madame de Crenay avait une excellente réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite... elle fut très-troublée de ce torrent de preuves d'amour qui lui arrivait comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules... L'effet de cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car enfin, comment le chien, et le cœur, et la lettre étaient-ils arrivés dans les sacs!... On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M. de Caulaincourt lui proposa de remettre le cœur, le chien et la lettre à celui qui les avait envoyés.

—Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux. Madame de Crenay fut longtemps à se décider... Enfin, elle consulta madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le (p. 289) nom et le rang de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M. de Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le cœur, avec une réponse très-sèche et très-clairement vertueuse... Ce qui fut bien plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien croire... Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort légèrement, quoique très-grasse et très-grande [105] ... Sa maison était agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.

Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes, très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout (p. 290) cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les livres), mais enfin alors elle était une merveille, une neuvième , dixième muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler madame Hainguerlot... Madame de Balincourt [106] était aussi une amie qui augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les semaines lorsque madame de Custine était à Paris...

Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait également de remarquable en considération et en position élevée. Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été admis chez elle pour l'être partout... et elle n'avait que vingt-trois ans!... Son mari l'adorait... Elle avait un fils et une fille dont elle s'occupait exclusivement... Hélas! son fils infortuné est mort sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux mélancoliques de sa (p. 291) mère se reposaient sur lui, avec leur regard d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui montrait pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?...

Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus prononcée... Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement pure!... et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable...

Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était odieuse!... elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation qu'ont les saintes!...

—Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville... vous me cachez une souffrance!... à moi!...

Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon d'une amie... mais en relevant ses longues paupières on voyait trembler une larme entre ses longs cils... et madame d'Harville se désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète qu'elle s'obstinait à lui cacher; (p. 292) car elle était sa plus intime amie: madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement liée avec elle qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour madame d'Harville...

Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir les hommes qui y venaient en son absence...

C'est un caractère type que celui de M. le vicomte de Custine; je le connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à propos de sa nièce [107] .

(p. 293) Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était grand, svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et doux, ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui faisait (p. 294) croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait beaucoup... Son frère avait une autre expression, et cette expression, moins élégante peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui auraient eu (p. 295) à choisir entre les deux frères... Le comte de Custine avait plus d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme qui révèle les vertus qu'elle renferme.

(p. 296) En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer avec lui; en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son ami... Placé dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son ambition, par sa belle naissance, sa grande fortune et sa considération personnelle, le comte de Custine eut toujours une existence honorable comme elle devait l'être. Mais il avait de l'ambition, et peut-être que son humeur un peu acerbe, sa répugnance à se plier aux moindres complaisances, même convenables, pour la Cour, lorsqu'il fut (p. 297) sollicité quelquefois de le faire, furent un obstacle à une élévation plus rapide après son retour d'Amérique.

Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait... elle avait pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un domestique, de crainte que le comte ne le chassât... Aussi les gens de sa maison l'avaient-ils surnommée Notre-Dame de Bon-Secours !...

Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion insensée pour madame de Genlis... Cette passion devint bientôt publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples. Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler à la comtesse, sa belle-sœur; quel fut son étonnement de ne pas la trouver de son sentiment!

—Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.

Quelque recommandation que fît la comtesse, (p. 298) madame de Genlis exigea le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui pouvaient avoir des doutes sur cette passion manifestée si singulièrement par le vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis affectât une aussi grande sévérité; le vicomte de Custine était parfaitement agréable, et M. de Caulaincourt (le père), qui le comparait au vicomte de Ségur, comme il complétait la comparaison entière du comte de Custine au comte de Ségur, et de madame de Ségur à madame de Custine, disait que le vicomte de Custine était un homme charmant [108] . Sa taille était haute et bien prise, et d'une élégance remarquable, surtout comme distinction. Mais son regard et son sourire, qui étaient d'abord ce qui paraissait charmant en lui, devenaient au contraire comme une répulsion en ce que le sourire avait une expression sardonique et toujours railleuse, et que le regard était, lorsqu'il ne le surveillait (p. 299) pas, faux et comme quêteur... Cependant ses yeux étaient bleus, et lorsqu'il le voulait, leur douceur était infinie... Voici, au reste, le portrait qu'en fait madame de Genlis dans ses Mémoires , et que j'avais entendu faire bien avant que les Mémoires de madame de Genlis ne parussent. Les intérêts de cœur de M. de Caulaincourt avaient été liés d'une manière intime à la famille Custine, d'une telle sorte, que plus tard il ne parlait jamais de cette époque sans que le nom du général ne vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure amie de madame de Custine, il l'avait aimée avec passion, mais infructueusement, comme tout ce qui l'a aimée d'amour! Que de fois, lorsque je lui entendais citer le nom de madame de Custine comme l'exemple de toutes les vertus, j'étais loin de me douter que cette même madame de Custine était l'aïeule de l'auteur du Monde comme il est !... Ainsi donc il a eu deux anges pour mères!...

Voici ce portrait du vicomte de Custine:

«.....Il avait alors vingt-sept à vingt-huit ans, une taille et une figure particulièrement élégantes; on trouvait son visage joli: il ne m'a jamais plu (c'est madame de Genlis qui parle), parce que sa physionomie exprimait habituellement la raillerie et la moquerie, et qu'il y avait dans son regard je ne sais quoi de furtif, de faux et de méchant que je n'ai vu qu'à (p. 300) lui, et qui me paraissait d'autant plus surprenant, qu'il était blond et que ses yeux étaient bleus, ce qui ordinairement donne l'air de la douceur. Il avait de l'esprit, de la finesse et quelquefois de la gaîté, une jolie conversation, un ton parfait, et la réputation d'un jeune homme instruit, sage et très-aimable... Il avait beaucoup lu, et surtout l'histoire de France et tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parlait bien et sans pédanterie... Quand je consultais ma raison et mon jugement, il me semblait digne des plus grands éloges...; quand je le regardais et que je l'observais, il me déplaisait à l'excès. Il se piquait aussi d'aimer avec passion la musique, ce qui motivait les transports auxquels il se livrait lorsque je jouais de la harpe... Un soir il se trouva mal en m'écoutant, tandis que je chantais en m'accompagnant ce bel air de Castor et Pollux: Tristes apprêts, pâles flambeaux !...

«Je suis convaincue, dit plus loin madame de Genlis, qu'il savait pâlir à volonté.»

Voilà ce portrait tel qu'elle le fait.

La passion du vicomte de Custine pour madame de Genlis, amie intime de sa belle-sœur et femme répandue dans le grand monde, comme cousine de madame la maréchale d'Estrées, nièce de M. de Puisieux, cordon bleu et ministre intime (p. 301) sous Louis XV, et puis ensuite comme femme supérieure fort à la mode et dont le nom était déjà célèbre; cette passion de M. de Custine, qui lui-même était un homme fort connu dans la haute société, dont il était l'un des membres les plus marquants par son nom et ses agréments, ne pouvait manquer de faire beaucoup de bruit; ce fut ce qui arriva, d'autant mieux qu'il n'épargna rien pour la rendre éclatante aux yeux de tous. Il suivait madame de Genlis sous mille déguisements: aujourd'hui c'était un mendiant à la porte d'une église; demain une coiffeuse [109] ! parmi celles qui venaient la coiffer; une autre fois il revêtait l'habit de livrée de l'un des valets de pied de madame de Genlis... Il lui écrivait les lettres les plus passionnées!... et madame de Genlis était charmante à cette époque. Elle était jeune, faite pour plaire et pouvait donc croire qu'elle plaisait en effet!... Je fais cette remarque pour arriver à ce qui pouvait résulter de ce jeu... si toutefois c'était un jeu... Il écrivait surtout beaucoup; madame de Genlis (p. 302) lui renvoya ses lettres cachetées après avoir lu les premières, à ce qu'elle dit ; c'est ici que je crois pouvoir émettre un doute sur cette sévérité de madame de Genlis. Mais cela n'a aucun rapport avec ce drame si grand et dont les ressorts tiennent évidemment à cette position de la société à cette époque. Voyez ce rôle joué par un homme de la plus haute naissance... voyez les mœurs qui ont été reflétées dans plusieurs ouvrages, et l'on peut porter un jugement sur une époque relativement à une partie seulement...

Le vicomte de Custine aimait beaucoup tout ce qui faisait effet ; mais en même temps il s'écriait qu'il n'aimait pas le monde et qu'une vie simple et retirée, comme celle de sa belle-sœur par exemple, lui convenait à merveille!.... Dans le paroxysme le plus violent de sa passion pour madame de Genlis, il fut aimé d'une femme jeune et fort jolie: elle était toute jeune, naïve, et l'aima avec une passion que lui-même ne repoussa que pour faire un éclat. C'est un caractère très-prononcé que celui du vicomte de Custine!...

Cette jeune femme, qui l'aima bientôt avec tout le délire d'un premier amour, et qui se croyait aimée, fut un jour entraînée à lui avouer sa passion... Le vicomte se jeta à ses genoux en lui demandant sa pitié!...

(p. 303) —Accordez-moi votre amitié, lui dit-il en fondant en larmes ... je ne suis pas digne de votre amour... J'aime!... sans être aimé, grand Dieu! et je souffre tous les maux d'un amour méprisé!!!

—Oh! s'écria la jeune victime, comment ne vous aime-t-elle pas!... Le vicomte alors, sans aucune nécessité, lui nomma madame de Genlis et lui dit combien il était malheureux de cette passion dédaignée qui consumait sa vie!... Ce fut la jeune femme elle-même qui raconta le fait à madame de Genlis... C'était là ce que voulait le vicomte... Quant à sa conduite envers elle, il faisait les plus inconcevables extravagances... Un jour, madame de Genlis avait quelques inquiétudes relativement à la santé de madame de Mérode, l'une de ses amies habitant Bruxelles; elle en parle un soir à souper chez la belle-sœur du vicomte de Custine... il ne dit rien, seulement il sort avant tous les autres convives... Le surlendemain à midi, il demande à être introduit chez madame de Genlis et lui remet un petit billet de la comtesse de Mérode qui la rassurait sur sa santé... Le vicomte était allé à Bruxelles à franc-étrier . Il avait vu madame de Mérode et puis était reparti!... Ce sont de ces traits dignes de l'époque la plus chevaleresque qu'on ne peut expliquer que d'une manière: (p. 304) c'est que le vicomte aimait à jouer des proverbes, chose qu'il devait faire dans la perfection!... Ce fut alors que, poussé au désespoir , il disparut tout-à-coup et pendant plusieurs semaines. Son frère, le comte de Custine, dont le cœur était parfait, alla à sa recherche et dans le plus véritable désespoir, et peut-être que les rigueurs un peu exagérées de madame de Genlis lui parurent trop sévères... Quoi qu'il en soit, au bout d'un mois on retrouva le vicomte . Où croyez-vous qu'il s'était allé cacher?... dans la forêt de Sénart... Au moment où, dit-il, il s'allait tuer..... il avait rencontré un ermite, puis encore un ermite, enfin une douzaine d'ermites, ce qui m'a l'air d'être une communauté... Ces bons frères, en effet, s'étaient réunis pour vivre en commun du produit de leur industrie, et ils faisaient des bas de soie, des rubans et de différentes petites choses qu'ils vendaient à Paris et à Essonne. Le vicomte demeura parmi ces hommes simples et pieux... Il leur en imposa et leur fit plusieurs mensonges pour motiver son arrivée parmi eux... et surtout son séjour. Au bout d'un certain temps, il les quitta et rentra dans Paris lorsqu'il se vit découvert.—Il avait laissé croire en quittant l'hôtel de Custine qu'il allait se donner la mort... La terreur d'un tel adieu avait tellement dominé son malheureux frère que sa douleur (p. 305) fut au moment de le rendre insensé... Le vicomte jouait ainsi avec le cœur de tout ce qui était autour de lui, et d'une voix douce laissait tomber dans leur âme des paroles de mort et de désespoir... Quelle était donc la nature de cet homme?... madame de Genlis en porte ce jugement un peu plus loin, et son attachement exclusif pour le reste de la famille la rend tout-à-fait admissible à donner son opinion.

«Le vicomte de Custine, dit-elle, savait prendre tous les masques, même celui de la religion [110] !... Il alla dans cette Chartreuse de la forêt de Sénart, et y passa quatre mois dans les exercices de la plus haute piété: il était, disait-il, rendu à la religion! Les solitaires le prenaient pour un saint! En les quittant, il les laissa tout édifiés. Il avait suivi leurs exercices et même travaillé avec eux. Ils vantèrent sa douceur, sa simplicité, sa candeur. Je suis persuadée, ajoute-t-elle, que le vicomte de Custine s'est beaucoup amusé dans (p. 306) cet ermitage: car il y avait une telle duplicité dans son caractère, que, même sans but et sans intérêt, il se délectait dans l'hypocrisie . Un jour, dit encore madame de Genlis, il jouait au whist avec moi; tout-à-coup il laisse tomber les cartes... et me fixant avec une attention plus que ridicule il suspend ainsi la partie... Il me mit en colère... Une jeune femme sentimentale, qui le trouvait charmant, se leva indignée, et dit que j'étais monstrueuse !...»

Cette scène se passa chez madame la comtesse d'Harville, où la comtesse de Genlis allait passer presque toutes les soirées qu'elle ne passait pas chez elle depuis le malheur qui avait frappé l'hôtel de Custine.

J'ai déjà dit que madame de Custine souffrait, et souffrait sans se plaindre; mais on voyait se développer, malgré les soins, sur ce beau visage, des principes de mort, qui, chaque jour, devenaient plus visibles. Dans l'hiver qui suivit sa dernière couche elle sortit peu, et s'efforça de rendre sa maison encore plus agréable à ses jeunes amies. Elle avait perdu sa sœur... Madame de Louvois était morte, et cet héritage que madame de Custine avait si vertueusement partagé était revenu dans les mains pures qui l'avaient restitué pour obéir à la loi de Dieu... Le chagrin avait frappé madame de (p. 307) Custine au milieu de cette félicité domestique dont elle jouissait... et puis son heure avait sonné sans doute! Elle alla en Lorraine, passa quelques mois auprès de sa belle-mère, qui, elle aussi, était un modèle de vertu. La comtesse revint à Paris vers la fin de l'automne; M. de Caulaincourt et madame d'Harville se trouvèrent chez elle pour l'embrasser en descendant de voiture... En la voyant, M. de Caulaincourt recula d'épouvante!... C'était la mort qu'il voyait sur ce visage, où la beauté des traits luttait encore avec une décomposition frappante...

Le comte de Custine était demeuré en Lorraine; le vicomte était revenu avec sa belle-sœur... M. de Caulaincourt lui dit combien il était frappé de son changement..... En l'écoutant, le vicomte pâlit:

—La croyez-vous malade? lui dit-il...

—Mais son état vous est mieux connu qu'à moi, répondit M. de Caulaincourt... Comment a-t-elle supporté la route?...

Le vicomte, au lieu de répondre, passa chez sa belle-sœur. Elle était à demi couchée sur une ottomane... pâle, ses beaux grands yeux à demi fermés... Sa main tombait à côté d'elle; M. de Caulaincourt la prit... elle était brûlante et sèche!... Le lendemain, elle était très-mal... On fit appeler (p. 308) Tronchin... Elle avait une fluxion de poitrine, et fut dès le premier jour dans le plus grand danger...

Madame de Genlis lui était profondément attachée... Aussitôt que le danger fut reconnu, elle s'établit au chevet du lit de son amie et fut sa garde-malade... Madame d'Harville vint aussi remplir tous les devoirs pieux d'une amie... Mais les ravages furent rapides, et bientôt on désespéra de la malade. L'ange allait retourner au ciel.

Une nuit, elle ne dormait pas, et entendit doucement prier près d'elle... C'était madame d'Harville.

—Je voudrais entendre, dit-elle.

Son beau-frère, qui veillait avec les deux amies, accourut à sa voix. En l'apercevant, un mouvement inexprimable anima la physionomie de madame de Custine, surtout en le voyant s'agenouiller et prier.

Lorsque la prière fut terminée, la malade voulut boire...

—Et vous, dit-elle, comment vous traite-t-on ici?... Hélas! l'œil de la maîtresse ne peut veiller sur les soins rendus à ses hôtes, ajouta-t-elle avec un angélique sourire!... Elle fit appeler son maître d'hôtel:

—Qu'il y ait toujours dans le salon, dit-elle, (p. 309) des oranges, du raisin et des eaux glacées, surtout pour la nuit!... Soyez exact à exécuter cet ordre... C'est peut-être le dernier!...

—Maintenant, ajouta-t-elle, prions encore!... prions ensemble! C'est surtout auprès du lit d'une mourante que doit se réaliser cette vérité: «Jésus-Christ sera au milieu de nous, lorsque nous serons quelques-uns rassemblés en son nom...» Quelques moments après, elle fit elle-même cesser la prière pour faire approcher le vicomte de Custine, et lui demander s'il avait envoyé chercher son frère... Le vicomte répondit par un signe affirmatif.

—Pourvu qu'il soit encore temps! dit-elle, en élevant au ciel ses admirables yeux, animés de l'amour de Dieu dans ce moment terrible où la mort s'approchait brutalement d'elle et posait son doigt osseux sur le corps parfait de beauté de cette jeune femme que Dieu rappelait à lui à vingt-quatre ans!...

Vers le matin, elle était tellement agitée qu'elle ne pouvait même sommeiller.—Mon amie, dit-elle à madame de Genlis, prenez ce volume (et elle lui indiquait un livre qui était sur une table) et venez ici, bien près, m'en lire un chapitre...

Ce livre était un recueil de morceaux de littérature religieuse... elle se fit lire les Quatre fins de l'homme , par Nicolle... Arrivée à un passage (p. 310) sur la mort, qu'elles avaient souvent médité ensemble:

—N'allez pas plus loin, dit-elle, cela vous affligerait!...

Et elle se fit lire l' Imitation !...

La nuit qui précéda sa mort fut affreuse! elle luttait contre la maladie avec la vigueur d'une nature pure et vierge et la force d'âme qui se rattache aux liens de mère, d'épouse et d'amie!... Quelle vie que celle abandonnée par elle?... Amour, amitié, considération, fortune, beauté!... voilà les biens qu'elle quittait!...

Le matin du cinquième jour, Tronchin déclara qu'il n'y avait plus d'espérance!... Le vicomte de Custine, madame d'Harville et madame de Genlis passèrent dans le salon, où ils sanglotèrent pendant plus d'une heure, tandis que la mourante était enfermée avec son confesseur et son notaire... Il était alors quatre heures du matin... À cinq heures, elle rappela ses amis auprès d'elle... Elle avait voulu savoir de Tronchin combien il lui restait d'heures à vivre!... C'était un dimanche.

—Je voudrais que vous me lussiez la messe, dit-elle à son amie... En la voyant, madame de Genlis fut frappée de son admirable beauté... toute trace de souffrance avait disparu... C'était une auréole d'ange qui entourait sa tête, ou plutôt, c'était la (p. 311) sainte qui déjà appartenait au Ciel... En la voyant si belle, ils tombèrent à genoux près de son lit, et ne purent avoir aucune inquiétude... Qu'est-ce que que la mort pouvait oser sur ce corps si beau? L'espérance revint dans tous les cœurs... On lut la messe auprès d'elle.

—Maintenant je suis bien , dit-elle à madame de Genlis, allez à la messe; vous l'entendrez à mon intention...

Elle lui donna un livre d'heures qui lui servait habituellement... M. de Caulaincourt, qui arrivait alors pour avoir de ses nouvelles, en reçut aussi un livre, qu'elle lui donna... Madame de Genlis alla entendre la messe avec madame de Caulaincourt: il était alors neuf heures du matin; au bout de trois quarts d'heure ils revinrent; tout était fini: l'ange était au ciel!...

Le désespoir de cette maison ne se peut décrire; les larmes et les cris étaient déchirants!... Le soir, le malheureux comte arriva. À la vue de ses deux enfants, qui venaient à lui sans être conduits par leur mère comme toujours, il se sentit défaillir, et son désespoir fut aussi profond que long à se calmer... Son cœur était parfait, et il avait su apprécier l'âme que Dieu avait commise à sa garde et dont le bonheur lui avait été confié.

Pendant plusieurs mois, une seule existence lui (p. 312) fut permise par le violent chagrin qui détruisait aussi sa vie... Il allait déjeûner avec M. et madame de Genlis; ensuite ils allaient se promener en voiture ou à cheval ou à pied. Le comte de Custine rentrait, et puis madame de Genlis, madame de Balincourt, madame d'Harville ou madame de Crenay, enfin, l'une de ces dames, jamais plus d'une ou de deux, allait dîner avec lui; on y trouvait son frère le vicomte, dont la passion violente pour madame de Genlis était alors à son plus haut degré... Au bout de plusieurs mois, madame de Genlis put faire un peu de musique... Alors le comte de Custine lui envoya une harpe, que madame de Custine avait achetée pour son amie, afin que la sienne ne fît pas de trop fréquents voyages... Il y joignit une clef en or émaillée de noir, avec ces mots:

Ne l'oubliez jamais...

Je cite ce fait comme un démenti donné à ceux qui parlent de la dureté du général Custine. Un homme qui sent profondément les sentiments d'amour et d'amitié est un homme digne d'être aimé...

Il joignit à ce présent celui du portrait de madame de Custine et de ses enfants [111] . Je l'ai vu, (p. 313) ce portrait; M. de Caulaincourt en avait une copie, ainsi que madame d'Harville. Qu'elle était belle!

Plusieurs mois s'écoulèrent. Le comte de Custine et le vicomte voyaient chaque jour madame de Genlis...: ce fut alors que le vicomte s'en alla à la Trappe et fit toutes ses folies!... Enfin il revint, et pendant un peu de temps on eut la paix. Mais bientôt les scènes ridicules recommencèrent, et il finit par devenir importun, même à son frère, le meilleur des hommes.

Un jour, M. de Custine arrive chez madame de Genlis; il était pâle et paraissait bouleversé...

—Attendez-vous à apprendre une affreuse perfidie, dit-il à son amie.—De quoi s'agit-il?—De mon frère!—De votre frère, grand Dieu!...—C'est un malheureux!... non-seulement il vous trompait, mais... (Ici le général ne put parler, tant il était oppressé)—il aimait ma femme!... Madame de Genlis demeura immobile.—Oui, poursuivit le général, il aimait la femme de son frère... cet ange dont la pureté devait repousser un tel amour; car la vertu et le vice sont incompatibles dès qu'ils apparaissent l'un à l'autre.

(p. 314) Madame de Genlis demanda comment la chose s'était découverte: son amour-propre souffrait un peu de voir s'en aller en fumée cette passion qui avait occupé tout Paris pendant deux ans!... Le comte, dont l'indignation lui permettait à peine de parler, lui raconta que le matin même, voulant mettre en ordre quelques papiers particuliers de madame de Custine, quelque douloureux que fût ce devoir, il l'avait accompli; il ne restait plus qu'une seule cassette renfermant des lettres de madame d'Harville et de madame de Louvois. Le comte allait refermer cette cassette en reprenant les lettres de madame d'Harville, lorsqu'il crut s'apercevoir que la boîte avait un double fond; en effet, elle en avait un, et même fort profond. Il trouva le secret, et dans ce double fond plus de cent lettres de son frère adressées à sa femme; et quelles lettres!... Tout ce que l'esprit peut employer de plus subtil pour attaquer le raisonnement, tout ce que l'amour sait dire de doux et de captivant pour endormir le cœur, tout ce que le délire, enfin, de la passion peut produire pour égarer les sens et troubler l'âme, était employé dans ces lettres... Madame de Custine les avait gardées comme une précaution utile; elle avait lu les Causes célèbres , et savait l'histoire de madame de Ganges!...

(p. 315) Mais tout ce que cet ange avait dû souffrir en vivant à côté d'un pareil homme!... Toujours tremblante, et redoutant une découverte qui devait faire couler le sang fraternel dans sa demeure... en face d'un frère dont la parole d'amour résonnait chaque jour à son oreille pure et chaste, la vie de madame de Custine fut empoisonnée dans son bonheur même. Lorsqu'on a connu cette femme angélique, soit par elle-même, soit par ses amis; lorsqu'on a fléchi le genou devant cette nature d'élite qui montre une âme brûlante de l'amour de Dieu et continuellement livrée à l'exercice de toutes les vertus domestiques et privées comme la femme forte de l'Écriture, en voyant cet homme circuler autour d'elle et chercher à l'endormir par ses paroles emmiellées, toutes de vice et d'imposture, on croit reconnaître le serpent, l'Ève chrétienne, et le Paradis souillé enfin par la présence du tentateur se retrouve dans cette maison où un frère veut jeter de la honte au front d'un frère et perdre une âme d'ange avec son âme de démon...

Le comte de Custine, en parlant à madame de Genlis, ne lui dit pas tout: il lui fallait ménager l'amour-propre de cette femme vraiment offensée... et dans la noble franchise de son caractère le général n'avait pu se contenir; mais il avait (p. 316) besoin de confiance, et surtout de conseils!... Il alla à madame d'Harville... C'était une sœur pour madame de Custine... Son âme vertueuse recula devant un tel plan, conçu et mis à exécution en présence de cette femme angélique et sainte qu'ils pleuraient!... Madame d'Harville avait aussi été l'objet des hommages du vicomte de Custine; mais comme elle lui répondit sans aucune coquetterie, et qu'elle n'était pas à la mode comme madame de Genlis, il s'éloigna...

—Que je vous plains! dit-elle au général. Que comptez-vous faire?—Je ne sais!—Gardez le silence.—Ah! le pourrai-je jamais!—Vous le devez à la mémoire de celle qui vous a montré cette route par sa propre conduite. En vous laissant ces lettres, elle a voulu vous instruire, sans jouer le rôle d'accusatrice; elle a remis cette cause terrible entre les mains de Dieu!... Mais je la connais assez pour être certaine qu'elle mourrait à vos pieds pour obtenir l'oubli du crime de votre frère.

Le général était sombre et même farouche... Facile à émouvoir par des sentiments violents tels que celui qui alors bouleversait son âme, il ne savait lui-même s'il existait... Il froissait ces lettres dans ses mains convulsives... et parfois il en lisait quelques lignes qui lui rendaient sa fureur; (p. 317) l'une de ces lettres répondait probablement à des reproches d'avoir fait une action indigne d'un honnête homme, en affectant pour madame de Genlis une passion qu'il n'avait pas:

«Tant mieux que tout le monde croie que c'est elle qui m'envoie en Corse; mais vous qui, avec une âme si grande, si noble et si sensible, n'en êtes qu'effrayée et non touchée , comment pouvez-vous craindre pour elle cette impression dangereuse dont vous me parlez?... Confiez-vous davantage à sa vanité; soyez persuadée qu'en voyant l'objet de cette action, elle la trouvera toute simple [112]

Le comte de Custine se résolut à garder le silence!... Quelle noble résolution et quelle âme assez maîtresse d'elle-même peut demeurer devant un frère qui a médité votre perte!... Mais le comte connaissait le monde! il savait surtout que de toutes les supériorités, celle de la vertu, qu'il a moins que toutes les autres, l'importune davantage; il ne fallait donc pas porter à son tribunal souvent injuste une cause comme celle qui se présentait... Mais quel effort!... quelle grandeur!... quelle admirable vertu surtout que le silence gardé (p. 318) vis-à-vis de son frère!... Car JAMAIS il ne sut à quel point l'offense avait été connue!... Le comte de Custine brûla ses lettres!... il n'en garda que quelques-unes qui constataient la pure et sainte conduite de la martyre qui avait été frappée au cœur, pendant cinq années d'un supplice renouvelé tous les jours, à toutes les heures, à toutes les minutes!... Sa vie en fut, sans doute, abrégée!... Le vicomte de Custine est un type à étudier.... C'est un de ces caractères qui appartiennent à la science physiologique.... C'est une âme formée autrement que l'âme d'un méchant ordinaire... Il ne se trouve pas dans les sentiers du vice connus. Il lui fallait de nouvelles émotions dans le mal... pour le commettre il lui fallait un encouragement par la singularité du forfait... il fallait enfin que le crime le fît sourire devant son étrange nature!...

Le général Custine était essentiellement bon; il aimait son frère avec une extrême tendresse. Aussi fut-il bien malheureux pendant un an de la contrainte qu'il s'imposait, car le vicomte demeurait chez lui, et puis il se calma. Toutefois, jamais la confiance ne se rétablit entre les deux frères... elle était devenue impossible... Ce qui est déchiré ne se peut reprendre sans que la couture ne soit visible! Quoi qu'il en soit, jamais (p. 319) le vicomte n'a su que son frère connaissait son crime [113] .

Je finis cet article, qui a montré une société pure et vertueuse au milieu de Paris corrompu, par le portrait de madame de Custine. Je l'ai lu à deux personnes qui se la rappellent encore, et m'ont certifié qu'il était ressemblant. J'ai fait exprès de donner cet article, dans lequel j'ai montré un caractère de l'époque, tel que celui (p. 320) du méchant , par exemple, mais plus corrompu encore et au milieu d'un cercle de femmes pures et vertueuses... mais le reste, dont j'ai connu deux femmes, était une parfaite image de la société morave dans la religion catholique. Cette maison, dont le nom illustre, la grande fortune, les alliances, lui donnaient une première place, que la beauté et les vertus de sa jeune maîtresse lui assuraient encore, cette maison paraissant comme (p. 321) une oasis dans le désert, au travers des détours infects de notre Babylone, m'a semblé devoir être montrée dans tous ses détails. Et l'épisode du vicomte de Custine donne encore plus de vigueur aux touches du pinceau qui fait revivre une époque.

Voici le portrait de madame de Custine.

«....Mariée à dix-sept ans, elle passa sept années dans le monde, pour y offrir le modèle de la plus rare perfection... Sa vie fut courte, mais pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je n'ai jamais vu dans la jeunesse, avec une beauté remarquable, une raison si ferme, des principes et une piété si austères, réunis à tant de grâce, de gaîté, de douceur et d'indulgence... Elle n'allait jamais au spectacle ni au bal, mais elle trouvait tout simple qu'on y assistât, et ses amies s'habillaient souvent chez elle pour qu'elle présidât à leur parure... Il était dans sa destinée de ne devoir ses vertus et sa considération qu'à elle seule. Elle entra dans le monde sans guide ni mentor... et cependant sans conseils, sans surveillance, jamais elle ne fit une fausse démarche ni une faute!... Elle avait infiniment d'esprit et ne l'employait qu'à perfectionner sa raison et son caractère. Riche, jeune, et belle comme un ange, elle mena toujours une vie sédentaire, (p. 322) avec tant de simplicité, que son goût pour la retraite ressemblait à de la paresse: elle était charmée qu'on le crût ainsi.—J'aime mieux, disait-elle à ses amies, que l'un m'accuse d'indolence que de singularité.

«Madame la comtesse de Custine vécut sept ans dans le monde avec la considération personnelle d'une femme de quarante ans, dont la conduite aurait toujours été parfaite [114] .

(p. 323) L'ATELIER
DE
MADAME DE MONTESSON
À BIÈVRE.

Tout ce qui porte un nom marquant, tout ce qui est notabilité frappe vivement l'imagination de la jeunesse, et nous porte vers l'objet qui, par un motif quel qu'il soit, a mérité de sortir de la voie commune et d'attirer l'attention de ses contemporains; ce fut ce qui m'arriva avec madame de Montesson. J'en avais beaucoup entendu parler... Son nom était surtout prononcé dans une terre où j'avais été dans mon enfance. La belle terre de Seine-Assise avait été achetée (p. 324) par une de nos amies... J'avais entendu parler de madame la marquise de Montesson , dans ces champs qui avaient été les siens, avec une reconnaissance qui n'avait pas d'équivoque, car elle était presque proscrite et ne pouvait plus faire le bien que d'intention.

Je venais de me marier, j'avais quinze ans, mais j'étais enfant seulement par l'apparence. Mes goûts étaient sérieux et me portaient à causer et à connaître tous les personnages du grand drame qui venait de se jouer, tandis que les fils de mon intelligence se débrouillaient. Les émigrés rentraient en foule... On entendait annoncer des noms qui paraissaient exhumés de la tombe!... Hélas! beaucoup d'eux en effet y étaient ensevelis, mais pour n'en plus sortir!... Ce fut à cette époque que mes oncles, messieurs de Comnène, rentrèrent de leur émigration [115] ... Le prince Démétrius, frère aîné de ma mère, n'avait pas quitté soit Louis XVIII, soit l'armée de Condé. Mon autre oncle, l'abbé de Comnène, qui demeura avec moi jusqu'à sa mort [116] , avait agi de même. Ils (p. 325) me trouvèrent mariée depuis peu de jours, et dirigèrent, de concert avec ma mère, une grande partie de mes relations sociales. Ce fut cette influence qui faisait dire à l'Empereur « que je voyais ses ennemis

Mon oncle avait beaucoup connu monsieur le duc d'Orléans le père; je lui en ai entendu parler avec un accent profondément touché. Il en avait conservé un souvenir complétement dégagé de madame de Villemomble (mademoiselle Marquise) et de ses compagnes; et madame de Montesson, avec ses grâces, sa douceur, ses excellentes manières, (p. 326) était un exemple, suivant mes oncles, que je devais suivre. Mon oncle Démétrius parlait continuellement des voyages de Villers-Cotterets... de Seine-Assise... et une fois sur ce chapitre, il ne tarissait plus. Ce fut dans ce même moment où il était sous le charme des souvenirs, que Junot me donna une petite campagne pour y passer les premiers mois d'une première grossesse pénible. Cette maison était dans la vallée de Bièvre; elle avait appartenu à M. de Chamilly , valet de chambre du Roi. Le parc, si l'étendue était suffisante pour faire un parc avec soixante arpents, était une des ravissantes choses dans ce genre que j'aie jamais vues... Les plus beaux arbres exotiques, la plus riche végétation, les plus beaux ombrages, des sites pittoresques, des points de vue ménagés avec un art merveilleux, faisaient de cette campagne une retraite enchantée!... Lorsque Junot en fit l'acquisition, le mois de mai commençait... Dans ce temps-là le mois de mai voulait dire printemps ...: c'était alors le mois des roses... ce mois dédié à la mère de Dieu, parce qu'il était frais, pur et suave comme son culte!... La vallée de Bièvre était, à cette époque de l'année, comme un bouquet dont le parfum magique donnait du bonheur... Quelle belle contrée!... quel charme attaché à son souvenir!... C'est bien d'elle (p. 327) qu'on peut dire avec Ramond: « Son souvenir [117] rappelle celui de plusieurs printemps! ...» Bien des émotions ont agité mon âme depuis cette année où je vis Bièvre pour la première fois!... Eh bien! le seul nom de cette vallée parfumée me transporte, par la pensée, par la puissance de cette mémoire de l'âme, à cette époque où, âgée de seize ans, j'arrivai dans ce beau pays, si heureuse et si gaie! portant si légèrement la vie, y trouvant à chaque pas de ces jouissances infinies dont la nature est prodigue envers nous, mais que nous dédaignons!... et que je fus assez heureuse pour ne pas méconnaître... J'avais seize ans!...

Je ne connais rien dans les environs de Paris qui puisse balancer l'aspect de la vallée de Bièvre, si ce n'est peut-être la vallée d'Aunay... Ses prairies sont vertes comme celles qui bordent les rives du lac de Thoune... L'herbe en est elle-même plus parfumée que celle des autres prairies dans le cercle qui entoure Paris... et lorsqu'on voit se balancer sur la montagne les longs rameaux des beaux chênes des bois de Verrières qui forment comme une couronne à cette contrée solitaire et romantique, (p. 328) on se croit transporté dans un pays éloigné, et, se laissant aller doucement à vivre, on rêve, on est bercé par une idée vague mais heureuse; c'est une vie toute de bonheur, on ne se rappelle alors que ce qui flatte notre âme et nos penchants: voilà du moins ce que j'ai éprouvé souvent à Bièvre [118] ... Encore une fois j'avais seize ans!...

La vallée de Bièvre n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était alors... Deux ou trois habitations, parmi lesquelles on comptait la maison seigneuriale qui était le château, formaient avec quelques autres maisons le village de Bièvre. Une manufacture de toiles peintes, à l'imitation de celle de Jouy, dont on apercevait le clocher au bout de la vallée, donnait beaucoup de mouvement et faisait un grand bien à cette contrée, qui paraissait séparée du monde et devoir servir de retraite à des hommes fuyant le bruit...

(p. 329) La maison que Junot avait achetée avait été construite par M. le marquis de Chamilly, premier valet de chambre de Louis XV; elle était ornée dans le goût du temps, ce qui, à l'époque de 1800, était de fort mauvais goût. En effet comment pouvait-on se résoudre à meubler un salon dont les glaces étaient entourées avec des bordures dorées et moulées, comme nous savons qu'on le faisait alors, avec des fauteuils en acajou recouverts d'une étoffe de soie tout unie, d'une couleur sombre; des formes austères, sans contours moelleux, pas de coussins, si ce n'étaient des carreaux de divan bien rembourrés en crin et tellement durs que l'impression du corps n'y demeurait pas; des trépieds de forme antique, des bronzes imités de ceux d'Herculanum, qu'on commençait alors à découvrir, des copies éternelles du grec et du romain enfin, voilà ce qui nous pourchassait jusqu'aux champs...

Quant à moi, entraînée dans le tourbillon, je faisais comme les autres, au grand courroux de ma mère, qui n'entendait pas raison sur l'article de l'ameublement et des convenances d' intérieur . Elle avait défendu pied à pied la grande maison de l'invasion de Mallard, mon tapissier, et de ses rideaux de percale blanche avec des galons et des franges rouges, bleues ou vertes, suivant l'ordre des pièces; (p. 330) et puis les meubles en crin!... les toiles peintes (nous ne connaissions pas encore les perses, c'est-à-dire que la mode n'en était pas encore venue, car ma mère me parlait toujours d'une perse doublée en taffetas, couleur de rose, pour ma chambre à coucher de Bièvre!...). Enfin, elle avait obtenu de meubler à sa guise un petit pavillon dans lequel elle logeait et qui n'était qu'à elle seule : on l'appelait le pavillon du Bain... La salle de bain était en effet dans le rez-de-chaussée de cette petite maison en miniature, et rien n'était plus gracieux que sa position. Il était au milieu du parterre et de l'orangerie, et une partie de l'année entouré du parfum des orangers, des myrtes et de toutes les plantes exotiques que renfermait la serre, qui était fort belle...

Cette campagne, car ce n'était pas assez considérable pour être appelé une terre ni un château, était un charmant lieu d'agrément, et tout-à-fait ce qui était nécessaire à Junot comme à moi, en ce que nous pouvions y venir en peu de temps, et qu'il lui était au moins possible de se distraire quelquefois en chassant dans les bois de Verrières et sur les étangs de Saclé.

J'ai dit que cette première année que je passai à Bièvre fut un véritable enchantement; je vais raconter comment une circonstance que j'avais été (p. 331) loin de prévoir augmenta pour moi le charme de la vallée de Bièvre.

Ma mère était assez bien portante à cette époque; elle avait voulu venir avec moi, pour m'aider dans mon installation. Ce fut une joie de plus: elle était si aimable, si charmante, si agréable comme société surtout!... Aussi passions-nous de ravissantes soirées... Le matin, on menait la vie de château ... liberté entière jusqu'à trois heures. Alors on se réunissait dans le salon, pour travailler et lire pendant une heure, et puis on allait se promener.

Un jour, on remit à ma mère un billet, que lui apportait un domestique en livrée : c'était une chose peu commune alors, et ce fut une exclamation générale. Le domestique était à cheval, et nous l'avions vu entrer dans la cour.

—Ah! mon Dieu, dit ma mère, après avoir lu son billet, comment se fait-il que madame de La Tour soit notre voisine?...

Et voilà ma mère relisant son billet et renouvelant ses exclamations.

Ce billet était de madame la comtesse de La Tour, sœur de madame la duchesse de Polignac [119] . Ma mère l'avait beaucoup connue, et la voyait souvent (p. 332) avant la Révolution. Elle rentrait de l'émigration. Se trouvant à Bièvre, chez madame la marquise de Montesson, qui occupait le château, elle demandait à ma mère la permission de m'être présentée et de venir la voir.

—Ah! mon Dieu! tout de suite, n'est-ce pas, ma fille?

Et se tournant vers Junot, avec un de ces sourires qui la rendaient adorable:

—Et moi qui commande chez vous, mon enfant! est-ce que vous voulez bien recevoir ma vieille amie royaliste!... C'est que malheureusement tous mes amis le sont.

Junot se leva et alla lui baiser ses deux petites mains d'enfant, en lui assurant qu'il était heureux et fier de lui obéir en tout... Il adorait sa belle-mère... mais il n'ignorait, au reste, aucun bon sentiment, et tout aussitôt qu'on lui présentait une noble démarche, une bonne action, il semblait qu'on ne fît que le lui rappeler.

Madame de Montesson, qui était venue habiter le château de Bièvre, était la veuve de M. le duc d'Orléans, père de celui qui a péri dans la Révolution. L'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, qui venaient chez ma mère, ne nous l'avaient pas fait connaître en beau. Je la rencontrais quelquefois chez madame Bonaparte, aux Tuileries; elle (p. 333) y venait déjeuner. Alors le premier Consul était pour elle comme je ne l'ai jamais vu pour aucune femme. Pourquoi? je l'ignore. Je crois qu'à cette époque il avait des opinions très-erronées sur le faubourg Saint-Germain. Il le connaissait peu , et madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, lui semblait une princesse du sang royal de France!... Il n'en était rien.

Madame de Montesson venait de louer le château de Bièvre pour l'été: c'était une charmante habitation, petite, mais commode, et puis dans une ravissante situation. Madame de Montesson était là avec madame Robadet, sa dame de compagnie, madame de La Tour, mademoiselle de La Tour, dont la noble conscience se trouvait mal à l'aise de cette demi-dépendance... plusieurs autres femmes... la belle madame d'Ambert, madame la princesse de Guémené, la princesse de Rohan-Rochefort, madame de Fleury [120] , madame de Boufflers, madame de Valence, petite-nièce de madame de Montesson. (Madame de Genlis revenait alors, je crois, de l'émigration et était en froid avec sa tante; elle ne vint pas cette année à Bièvre.) Quant aux hommes, c'étaient M. de Valence, M. de Narbonne, M. de Calonne, que je vis pour la première fois, avec (p. 334) une curiosité d'enfant... presque tout le corps diplomatique [121] ... et puis beaucoup d'artistes et de littérateurs...

À peine le petit billet que j'écrivis pour ma mère à madame de La Tour était-il parti, que nous la vîmes arriver, courant au lieu de marcher, pour embrasser plus tôt ma mère... Elle la retrouvait toujours belle...; cependant ma mère souffrait déjà bien!... Pauvre mère!... mais elle était si belle et si gracieuse!...

—Oui, sans doute, je conduirai Laure à madame de Montesson, dit-elle aussitôt qu'on lui eut exprimé le désir de madame de Montesson de me voir... et dès demain... Et pourquoi pas ce soir? dit-elle avec sa vivacité ordinaire.

Et une demi-heure n'était pas écoulée que nous étions dans le salon de madame de Montesson, qui me prodigua toutes ses grâces et fut vraiment coquette pour moi.

Le fond habituel de la société de madame de Montesson était agréable. Il l'était d'abord par (p. 335) elle-même. Madame de Genlis a fait de sa tante un portrait totalement faux...: elle a représenté madame de Montesson comme une personne nulle, d'une finesse plutôt gauche qu'habile et sans agrément dans l'esprit. Tout cela n'est pas vrai: je ne crois pas que madame de Montesson fût bonne, tout au contraire; mais elle était fine, adroite, et je n'en veux pour preuve que les résultats. Sans doute madame de Genlis a eu à se plaindre de sa tante; c'est un fait étranger à ce qui nous occupe, c'est-à-dire à ce que madame de Montesson pouvait donner d'agrément dans son intérieur et dans sa société. Je lui ai toujours connu une excellente maison, bien tenue, et beaucoup de considération, qui peut-être n'était pas méritée à ce degré où elle l'avait portée, mais voilà tout; quant à ses agréments, ils étaient positifs.

Nous demeurâmes assez tard pour cette première visite; il y avait du monde, et la conversation était générale. L'abbé Delille venait de partir; il avait dit des vers avec un charme ravissant, me dit madame de Montesson.

—Connaissez-vous cet homme? me dit-elle, en me montrant un homme d'un extérieur simple, appuyé contre la porte du jardin, et regardant avec attention un grand vase de magnifique porcelaine de Sèvres, rempli des fleurs les plus suaves et les (p. 336) plus admirables par leurs riches couleurs. Je ne connaissais pas l'homme qu'elle me montrait; je le lui dis.

—C'est Van-Spandonck, me dit-elle. Regardez-le bien! c'est le meilleur des hommes, aussi naturel qu'il est habile. C'est mon maître, ajouta-t-elle en souriant.

Je la regardai en souriant à mon tour, car, après tout, elle avait soixante-dix ans. Elle comprit mon regard.

—Pourquoi pas? dit-elle répondant à ma pensée muette!... et quand l'âme est jeune, que les goûts sont aussi vifs, les impressions sont aussi fraîches, pourquoi frapper tout cela de veuvage? Serait-ce donc pour satisfaire à un sot préjugé; mais nous sommes plus sottes que lui. C'est déjà bien assez que nous lui fassions d'autres sacrifices, à ce monde stupide et méchant, sans aller encore lui immoler nos penchants les plus purs!... Non, non, laissez-moi vous donner cette morale, ma belle petite; madame votre mère ne me désavouera pas.

Madame de Montesson avait eu dans sa jeunesse le goût de dessiner des fleurs, mais elle ne l'avait exercé que comme les talents l'étaient à cette époque. Ce fut à soixante-six ou sept ans que, rencontrant Van-Spandonck, elle reprit son goût pour peindre les fleurs. Bientôt, avec ses dispositions et un tel (p. 337) maître, elle fit de rapides progrès, et en peu de temps elle en vint au point de faire une copie de son maître semblable à l'original. J'ai vu d'elle des choses admirables. Jusque-là elle n'avait fait que des niaiseries , c'est le mot. Ici elle peignait à l'huile et d'après nature [122] .

—C'est le premier Consul qui m'a envoyé ce matin ce vase rempli de fleurs de la serre de la Malmaison, me dit-elle en me conduisant près de la gerbe embaumée. C'était adorable...

—Et moi aussi j'ai une serre, lui dis-je,... et j'aime assez les fleurs pour y cultiver les plus belles roses... Voulez-vous me permettre de vous les apporter moi-même, et, pour le prix de ma course, je ne demande que la permission de vous voir peindre.

Le lendemain, je lui apportai en effet une collection des plus belles fleurs, dont j'avais surveillé moi-même la récolte; il y en avait une immense corbeille: c'était ravissant à voir!... Nous la fîmes porter sur-le-champ dans le petit salon attenant à la chambre de madame de Montesson, où elle peignait pour avoir un beau jour. Elle se mit à (p. 338) l'œuvre sur-le-champ pour esquisser les fleurs et les principales teintes dans la pureté de leur coloris.

Madame de Montesson avait été charmante, et on le voyait bien encore, quoiqu'elle eût à cette époque soixante-huit ans!... Jamais je n'ai rencontré une vieille femme plus propre et plus soignée. À quelque heure qu'on fût chez elle, une fois midi sonné à la campagne et deux heures à Paris, on était sûr de la trouver habillée et en toilette convenable pour le matin et pour le soir. Le matin elle portait, en été, une redingote en percale blanche garnie d'une dentelle ou d'une mousseline festonnée. Pas de rubans, si ce n'est celui qui garnissait un bonnet monté par mademoiselle Despaux ou bien par Le Roy, mais toujours d'une couleur allant à son âge. Sur son front on voyait un tour de cheveux qui rappelaient la couleur dont les siens avaient dû être autrefois, toujours parfaitement annelés et bien odorants. Jamais de pantoufles; toujours des souliers de peau de chèvre ou de prunelle noire, et bien attachés en cothurne , comme la mode les faisait alors porter. Un très-beau châle de cachemire, soit blanc, noir ou gris, remplaçait pour elle le mantelet dont elle avait l'habitude. Ses mains, qu'elle avait dû avoir fort jolies, conservaient toujours cette fraîcheur de forme que la vieillesse garde rarement... Enfin (p. 339) madame de Montesson me fit l'effet de Diamantine dans le prince Titi . Je crus voir une fée , et à chaque instant je m'attendais à voir la fée Diamantine devenir une belle et grande reine resplendissante de lumière , comme dit le conte.

C'était une chose merveilleuse que de la voir peindre à son âge (et des fleurs encore) comme elle le faisait. Elle avait bien peint des fleurs dans sa jeunesse, mais c'était sur de l'étoffe. Il y avait même un meuble peint par elle dans un petit salon à Seine-Assise. Lorsque je lui dis que ce meuble existait et qu'on l'avait religieusement soigné, elle fut un moment sans pouvoir me parler...—Non, cette femme-là n'est pas une femme artificieuse et méchante, dis-je à ma mère et à mon mari le même jour.

—Voilà bien comme tu es! me dit ma mère; tu veux aller contre l'évidence.

Ma mère aimait, je ne sais pourquoi, madame de Genlis... elle avait des préventions contre madame de Montesson: elles lui étaient données par M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, et puis madame d'Ambert. Toutes les fois que ma mère allait au Buisson de Mai [123] , avant sa dernière (p. 340) maladie, elle en revenait toujours plus prévenue contre madame de Montesson.

Le château de Bièvre, qu'elle occupait alors, était l'habitation seigneuriale du marquis de Bièvre, cet homme si fameux avec si peu de titres à la célébrité; car il avait un esprit fort au-dessus de sa réputation, et de celui-là on n'en faisait aucun cas... Madame de Montesson nous en parlait tout en peignant, et son jugement sur lui fut confirmé par M. de Valence et une foule de gens qui tous l'avaient connu.

M. le marquis de Bièvre [124] était bien né, disaient les uns, et n'avait qu'une savonnette à vilain , disaient les autres... Son esprit, tourné à ce genre de rébus appelé calembour , acheva de se perdre par la réputation que le mauvais goût du temps lui donna.—En se voyant fameux , c'est le mot, parmi ses camarades et un certain monde dans lequel il régnait, M. de Bièvre devint insupportable, nous disait madame de Montesson.

—On le conduisit chez moi, dit-elle, car on en parlait tant qu'il fallait l'avoir vu pour être à la (p. 341) mode. M. le duc d'Orléans, qui aimait beaucoup ce genre de plaisanteries, mais avec mesure cependant, riait comme un enfant lorsque le marquis de Bièvre vint lire chez moi l'histoire de la comtesse Tation , et puis celle de la fée Lure et de l' ange Lure , son almanach des calembours, enfin une foule de pauvretés misérablement prônées. J'ai ri comme les autres en l'entendant pour la première fois; mais j'avoue que cette continuelle tension d'esprit me fatiguait au point de me faire quitter le salon au milieu d'une de ses plus belles histoires du père Hoquet , de l' abbé Casse , du père Drix et de l' abbé Vue , qui n'y voyait pas clair. L'histoire de ce dernier cependant était fort drôle...

M. MILLIN.

J'ai été témoin d'un fait qui ne fut pas agréable pour lui, et je crois que de quelques jours il ne fut pas empressé de faire des calembours. Mon frère Grandmaison était toujours en hostilité avec lui, mais il ne le craignait pas. Un jour M. de Bièvre parlait avec assez de mauvais goût des gens qui avaient deux noms.

—Vous avez bien raison, lui dit mon frère. C'est comme vous, par exemple... pourquoi avoir changé votre nom?... À votre place, je me serais (p. 342) appelé le maréchal de Bièvre .—En entendant Millin, tout le monde se mit à rire. Je ne savais pas pourquoi, et tout en riant comme les autres, je demandai de quoi il s'agissait. Je sus que le père de M. de Bièvre s'appelait Maréchal , et qu'il avait pris le nom de Bièvre après avoir acheté le château et en être devenu seigneur...

MADAME DE LATOUR.

J'ai été témoin de la scène dont on a parlé, mais qui était bien plus burlesque dans sa vérité... Il dînait ainsi que nous chez madame la comtesse Potocka, charmante Polonaise que nous avons tous connue à Paris. Il y avait au nombre des invités une femme très-spirituelle, madame de Vergennes, qui manifesta d'abord une grande admiration pour M. de Bièvre; elle écoutait avec une attention perfide tout ce qu'il disait, et puis riait à se pâmer. Mais enfin arriva le dîner: il fallut bien se résigner alors à parler le langage des humains, et M. de Bièvre, qui précisément ce jour-là avait bon appétit, était vulgaire au-delà de tout ce qu'on peut dire. Ce fut le moment du triomphe de madame de Vergennes... Elle parut chercher le sens du premier mot de M. de Bièvre... Elle demeura silencieuse, et paraissant chercher le sens (p. 343) de ce qu'il disait, et puis elle avouait qu'elle ne comprenait pas. Ce n'était pas seulement pour des épinards , c'était tout .—Je n'entends pas ce que vous voulez dire, disait madame de Vergennes... J'ai été me promener! ... J'ai été... me... pro... mener... et à chaque syllabe elle semblait chercher...

—Mais, madame, s'écriait M. de Bièvre, j'ai été me promener, et voilà tout...

—Voilà tout! répétait madame de Vergennes... Eh bien! par exemple, voilà la première fois que je vous vois de cette force-là!... Vous êtes ce soir un sphinx véritable...

Le jeu dura de cette manière tout le temps du dîner. Jamais on ne vit un homme plus attrapé que M. de Bièvre; il était au moment d'en pleurer... Mais il prit madame de Vergennes dans la plus belle aversion depuis ce jour-là.

M. MILLIN.

C'était un homme qui valait bien mieux que sa réputation... Il était sérieux, même de sa nature; c'est la faute de son temps s'il a eu un si mauvais esprit. Pourquoi rire de ses sottises? on l'encourageait. Je dirai comme Alceste: C'est vous qui le poussez à mal dire.

(p. 344) MADAME DE MONTESSON, souriant.

Vous êtes bien sévère aujourd'hui, mon ami: pourquoi nous accuser des fautes de M. de Bièvre? Sans doute, nous avons ri de ce qu'il disait, mais c'était à son bon goût à discerner la vraie louange de la raillerie complimenteuse ... Est-ce nous qui lui avons fait arranger son parc en calembours?

MILLIN.

Comment cela?

MADAME DE LATOUR.

Ah! c'est que Millin n'a pas vu le parc!...

LA MARQUISE DE COIGNY.

Ni moi non plus, ni Fanny!... Qu'est-ce donc qu'il a, ce parc?

MADAME DE MONTESSON, se levant en tenant toujours sa palette et son bâton de chevalet, et parlant en regardant en perspective ses belles fleurs terminées.

Eh bien! je suis précisément un peu fatiguée, je veux prendre l'air; nous allons parcourir le parc et les communs du château, car, eux aussi, ils ont leur part dans la distribution d'esprit.

Tout en parlant, madame de Montesson avait détaché un grand tablier de taffetas vert et des bouts de (p. 345) manches en même pour préserver sa robe blanche, dont l'éblouissante neige était toujours l'objet de mon admiration... Elle demanda un chapeau de paille, un parasol, qui ne s'appelait pas encore une ombrelle , et nous nous mîmes en marche sous les ravissants ombrages du parc de Bièvre, conduites par madame de Montesson.

Le parc du château de Bièvre et toutes ses dépendances appartenaient alors à madame Paulze, veuve d'un receveur-général des finances dont le nom était fort connu. Elle louait cette propriété, quoique riche encore. Sa mère avait une autre terre fort belle, appelée la Cour-Roland, et située sur le sommet de la montagne, en allant à Versailles et à Jouy.

Le parc de Bièvre était ravissant dans le moment de l'année où nous étions alors... Il était humide, et la Bièvre , qui le traversait et lui donnait ses eaux, entretenait une fraîcheur peut-être mauvaise pour les habitants du château, mais très-salutaire aux arbres et aux prairies. Tout y était d'un vert frais qu'on ne voyait que dans cette vallée enchanteresse. Les lilas et leurs grappes pourprées, les ébéniers aux rameaux d'or, les boules-de-neige, les rosiers, les épines roses et blanches, une foule d'arbres et d'arbustes odoriférants, rendaient cette retraite un lieu de délices. Mon parc était moins (p. 346) grand, mais plus soigné que celui de Bièvre [125] .

Madame de Montesson nous conduisit par une longue allée de lilas encore fleuris jusqu'au bord d'un petit lac sur les eaux duquel était une petite flotte composée de quelques bateaux. Sur le vaisseau-amiral était une devise dont j'ai oublié jusqu'au sens. C'est mal à moi; mais j'ai toutes les mémoires, excepté celle du calembour, genre d'esprit que j'ai en aversion. Les eaux du lac étaient verdâtres, qualité peu agréable pour l'ornement d'un parc aussi beau, du reste, par ses ombrages. En nous éloignant du lac, nous entrâmes dans une forêt de sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé M. de Bièvre à en faire un lieu propre à tout ce que pouvait promettre une retraite aussi solitaire, et dans un rond assez bien entouré de talus recouverts de gazon dans lequel on avait semé une quantité de violettes et de pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.

—Nous voici, dit madame de Montesson, dans l'endroit décisif (des six ifs)... Comment trouvez-vous le jeu de mots?... Junot se prit à rire... je me fâchai: lui si spirituel! dont l'esprit surtout avait une élégance innée , et non pas inculquée par cette (p. 347) éducation qui souvent fait mentir les plus nobles natures!... Madame de Montesson riait de ma colère...—Ménagez-vous, me dit-elle, car vous en verrez bien d'autres!...

Nous arrivions alors dans une vaste prairie au bout de laquelle j'aperçus un point blanc...

MADAME DE MONTESSON.

Je préviens ces dames que nous allons à la laiterie ... Comme la promenade est fatigante à cette heure du jour, nous pourrons peut-être y boire du lait.

MADEMOISELLE DE COIGNY.

Lorsque j'allai en Suisse, mon plus grand plaisir était de boire du lait lorsque j'avais bien chaud. Nous en trouvions toujours d'excellent dans les ruisseaux qui sont auprès des cabanes...

MADAME DE LATOUR.

Dans les ruisseaux!

MADEMOISELLE DE COIGNY.

Oui, le lait est déposé dans des baquets de sapin bien cerclés; on met le baquet dans le ruisseau, où il baigne jusqu'à la moitié; on le fixe avec plusieurs pierres, on le couvre avec une large ardoise, et le voyageur trouve à tout moment un (p. 348) lait savoureux et parfumé, même en l'absence des maîtres du chalet... Il boit quelquefois tout leur lait; mais au retour ils trouvent une pièce d'argent sur la table de leur chaumière, et alors ils bénissent l'étranger pour s'être arrêté sous leur toit et s'être restauré avec leur lait, comme nous allons le faire avec le lait de madame de Montesson.

Le fait est qu'il faisait chaud, et nous étions toutes fort altérées. Arrivées au bout de la prairie, nous ne vîmes aucune maison, ni rien qui annonçât une habitation... rien que ce poteau, qui de notre côté ne présentait qu'un poteau au haut duquel était un grand carré blanc. Tout-à-coup nous entendons une exclamation très-énergique de la marquise de Coigny, s'adressant à Eugène de Beauharnais, qui arrivait à l'instant, et qui se mit à rire comme un enfant qu'il était encore, en voyant le côté du poteau; nous y courûmes, et il nous fut loisible de faire comme lui. Sur le blanc mat du poteau se détachait en noir de charbon une immense lettre majuscule, un

I

C'était la lettre I de Bièvre!

J'avais chaud, j'avais soif, et je hais les calembours. Qu'on juge de ma colère!

(p. 349) Fanny de Coigny et moi, nous avions l'une pour l'autre un de ces attraits qu'on ne peut définir. Je l'aimais pour sa bonne grâce, pour son charmant et doux esprit, pour sa tournure distinguée, quoique l'on reprochât à sa taille de n'être pas parfaitement droite; je n'en sais rien. Je connais bien des femmes à taille d'asperge qui ne me plaisent pas autant qu'elle, et la quantité d'hommages déposés à ses pieds prouvaient qu'on était de mon avis. Lorsqu'on la connaissait plus intimement, on n'avait plus seulement de l'attrait, mais une franche et constante amitié. Nous nous éloignâmes, en nous tenant par le bras, de cette malencontreuse lettre I , et je crois aussi pour éviter une personne qui venait d'arriver et dont les intentions n'étaient pas un mystère; mais Fanny ne pouvait ni les partager ni les sanctionner, ne connaissant pas la volonté du premier Consul. Sa conduite fut admirable dans toutes ces circonstances. Quant à Eugène, il en était amoureux comme un fou... Il se mit bien respectueusement à quelque distance de nous; car il aimait et n'avait que vingt ans!... On ne fait jamais la volonté de son cœur alors... Nous parcourions ainsi, sous des voûtes de fleurs et de feuillage, respirant un air embaumé, tout le parc de Bièvre, trouvant à chaque pas de nouveaux calembours. Comme j'ai prévenu que je n'ai pas cette sorte (p. 350) de mémoire, il ne faut pas s'étonner si je ne les rapporte pas tous.

L'un d'eux cependant a trouvé grâce devant moi; c'est celui qui était sur la porte de l'écurie:

Honni soit qui mal y pense.
Honni soit qui mal y panse .

avec les armes d'Angleterre et la jarretière. C'est de tous ces misérables jeux de mots le moins mauvais.

En rentrant au château, nous trouvâmes des glaces et des rafraîchissements de toutes les sortes. Madame de Montesson nous dit qu'elle n'avait pas voulu nous donner une seconde représentation de la scène du Barmécide et du frère du barbier [126] ... Elle n'avait pas besoin de nous le faire remarquer; jamais hospitalité de grande dame ne fut plus noblement exercée.

Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet de l'esquisse... Madame de Montesson me remercia d'un coup d'œil: elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise, (p. 351) je voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la scène...

Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus avancés qui en étaient dehors... Ma mère, toujours élégante et charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi garni était la plus délicieuse chose à contempler... Les fleurs n'étaient plus les mêmes, mais leurs teintes restaient: c'était l'essentiel...

Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi... Il y avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit; sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours... Millin, qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée depuis, et qui (p. 352) était tout simplement un homme; M. Suard, avec ses histoires du temps passé;... M. de Choiseul; madame de Guémené, qui avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en faisait une chose exquise!... M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et les racontaient bien;... un homme d'un esprit ravissant, M. de Sainte-Foix;... et puis le bon Lavaupalière;... une Anglaise, qui avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir... que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?... tout ce monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la personne la plus charmante de toutes... c'était sa nièce, madame de Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère... Madame de Valence était une bien aimable et bien charmante femme... Je ne pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit, (p. 353) mais elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas encore ennuyeux comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel alors, et le prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention, me disait que M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait jamais été contesté.

Jamais? lui dis-je.— Jamais. —C'est bien fort. Je ne suis qu'une enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette gloire imaginaire.

M. de Nassau hocha la tête.—C'était encore un bon faiseur de contes que celui-là...

M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à cette époque.—Madame Grant était une belle personne, ayant encore de beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire à un esprit qui se repose... M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à Bièvre...

Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée la Rentrée de l'Exilé ... Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré... La pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être (p. 354) serait le lendemain dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc.—Au bout d'un moment je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix: c'était le comte Louis de Narbonne.

—Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.

—Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous l'avez fait tout à l'heure?...

Il se mit à rire:

—Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il est ainsi fait, et nous aussi.

—Mais elle est mauvaise, cette pièce!...

—Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous... C'était M. de Sainte-Foix... il m'avait effrayée.

Mauvaise, dites-vous; elle est détestable...

MOI.

Et vous l'avez louée plus que personne!

M. DE SAINTE-FOIX.

Sans doute. Et j'ai fait mon devoir...

Des pas se firent entendre... c'étaient MM. de Saint-Phar et de Saint-Albin... (p. 355) —Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix, que dites-vous du chef-d'œuvre dramatique?... Et ce Valence, qui va nous mettre du sentiment dans sa diction!... du sentiment! lui... mais on dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier... Qu'en dis-tu, Narbonne?

LE COMTE LOUIS.

Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là...

Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que tout le monde...

M. DE SAINT-ALBIN.

J'ai entendu de mauvaises pièces d' elle , mais jamais de cette force-là...

M. DE SAINTE-FOIX.

Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du duc d'Orléans?...

M. DE NARBONNE.

Je ne l'ai pas dite.

M. DE SAINT-PHAR.

Ni moi.

(p. 356) MOI.

Qu'est-ce donc?

M. DE SAINTE-FOIX.

Ah! c'est une chose admirable de comique... pas la pièce, au moins, ne vous trompez pas... mais l'aventure. Voici le fait:—Imaginez-vous que madame de Montesson... (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et c'était une femme.)

MADAME DE COIGNY.

Ne vous dérangez pas... c'est moi... Je connais l'histoire, et si par aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une bonne histoire... La connais-tu, Fanny?

Mademoiselle de Coigny répondit que oui... Et cela se croit: avec sa mère la chose était probable... Nous arrivions alors au bord du petit lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on voyait la vallée tout entière.—Nous nous assîmes au bord du lac, et M. de Sainte-Foix commença.

—Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui... Une comédie de (p. 357) M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux uns!... impossible aux autres.... et singulier à tout le monde. Quoi qu'il en soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait le prince, nous dit avec un grand sérieux que l'œuvre était sublime. Le mot était fort, mais enfin... On invite des femmes, on invite des hommes, on invite deux cents personnes... On arrange la table, l'eau sucrée, le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il n'y manquait que l'auteur... Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris la chose pour une plaisanterie... Mais pas du tout... Je vis l'énorme personne de M. le duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet d'un navire qu'on va mettre à flot, vers sa petite table, avec un rouleau gros comme son bras... Cela me fit trembler! une pièce en cinq actes!—Il commence... Il lit... ma foi, ce n'était pas mal!—Cependant il y avait des fautes; mais la chose pouvait aller.—Grande admiration alors! Au troisième acte... délire... Au cinquième... ah! ma foi, c'était plus que du délire... On n'y tenait plus... on se précipite vers M. le duc d'Orléans... Les femmes l'embrassent, les hommes se prosternent... Je crois que je me suis prosterné aussi!... On pleurait... C'était un chamaillis de désespéré... M. le duc d'Orléans, hors de lui, se lève... s'agite... s'écrie: Mes amis! mes bons amis!... C'est trop! (p. 358) arrêtez!... arrêtez!.... La pièce n'est pas de moi! elle est de cet ange, aussi modeste que belle et remplie de perfection!

Et il montrait madame de Montesson.

Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre la confusion des louangeurs!... mais la chose était faite... le moyen de dire maintenant: C'est une méchante pièce!... C'était impossible. Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne l'ai-je pas devinée!

—Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.

M. DE SAINTE-FOIX.

—Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.

Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de Montesson appelait ses amis!... J'étais triste... Quelle leçon venait de recevoir mon âme de seize ans [127] !...

(p. 359) SALON
DE MADAME DE STAËL [128] ,
AMBASSADRICE DE SUÈDE.

C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que d'avoir à parler de madame de Staël..., cette femme dont le génie a jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit naître et celui qui, plus heureux (p. 360) encore, fut témoin de ses succès. Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement dotés: car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui donnant son intelligence, lui mit au cœur cette bonté native, cette noblesse de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent adorer de tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme la plus remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être pas que madame de Staël avait un cœur d'or et qu'elle était bonne, mais bonne à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait connue.

Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et brillante intelligence que sa mère. Madame Necker [129] avait une instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M. Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même temps qu'elle recevait de la science, son esprit (p. 361) recevait des opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.

Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque lui-même disait spirituellement:

Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde, il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.

Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même de sa physionomie contrastait d'une manière (p. 362) adorable avec le maintien raide et compassé que la contraignait à avoir la triste maladie dont elle est morte.

Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination, tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille, habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère, mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de ses affections: lui , d'abord; et puis le reste venait ensuite... C'est donc par devoir qu'elle entreprit, toutefois avec zèle, l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M. Necker.

On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau. Madame Necker pensait, au reste, avec raison que (p. 363) le système de Rousseau menait au matérialisme [130] . Voulant le combattre sous toutes ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit sur l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le prouverait.

Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère... Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne heure la langue du génie [131] .

M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir son affection (p. 364) de ces formes douces et tendres qu'une mère sait si bien prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M. Necker à s'éloigner de sa fille...

—Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait madame Necker.

Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et jamais ne s'altèrent... Elle était aimante, surtout: C'est mon âme qui a fait mon esprit , disait-elle, aussitôt que j'ai vu qu'il était en moi un moyen de plus pour attacher .

Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle: mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que de trésors dans cette âme! quelle fête du cœur continuelle!... Madame de Staël devait être adorée!... Eh bien! avec ce foyer d'amour qu'elle avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce que ses parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa (p. 365) vie... Ne quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous les entretiens graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa mère, mais contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas d'enfance, et tant qu'elle ne fut en effet que Germaine , l'enfant eut une existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont je parle et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en voici une preuve:

Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds de circuit , comme disait M. de Bièvre:

—Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le tour de M. Gibbon.

Son ventre était surtout une chose à voir!... Il était enfin aussi burlesque qu'on peut l'être [132] .

(p. 366) Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant toute âme et tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi tout ce qui accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son père surtout trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen de fixer pour toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils pussent jouir de la société d'un homme qu'ils paraissaient autant aimer, et ce moyen était de l'épouser. Sans doute c'est une plaisanterie comique et qui d'abord porte à rire; mais on est profondément touché de cette bonté native, de cet instinct sublime de l'âme, qui, sans même deviner le sacrifice, ne voit que le bonheur à donner à ce qu'elle aime. Jamais je n'ai eu un sourire redoublé pour cette histoire, mais j'ai eu des larmes du cœur.

J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant. Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de faire des rois et des reines en papier, (p. 367) et de leur faire jouer la comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était sévère sur ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce plaisir qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant... C'est de là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses doigts un petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.

Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne (p. 368) parlait jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active qu'il était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque jour une personne supérieure.

Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le spectacle et pour le monde relativement à sa fille... Mademoiselle Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé. Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle. Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que ce qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer .

(p. 369) Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme devint funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors d'état de continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les médecins consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui rendre la santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée de ce pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel désappointement dans cette privation que, ne regardant plus sa fille comme son ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son éducation et la remit à M. Necker.

Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.

Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui ouvrait tous les trésors de son cœur et de son esprit pour charmer ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès (p. 370) d'elle. Ces entretiens étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt que madame Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit, surtout... et ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui firent prendre dans une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans doute pour sa femme une profonde admiration et un grand amour; mais il est de fait que sa fille, avec son imagination brillante et son esprit fécond et rapide, lui donnait plus de plaisir dans la conversation que madame Necker ne le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui réglait ses moindres démarches ainsi que ses paroles...

Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen. Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans leur (p. 371) regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès qu'elle entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y venait prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux écouter d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et la lutte était établie pour le reste de la soirée.

La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M. Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille, madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins [133] .

Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle (p. 372) disait sur un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut malheureuse; et le malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de nouveaux germes de bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles et grandes.

Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et amour, comme tout ce qui venait de lui.

Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent comprendre que son talent n'était pas poétique.

Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et surtout de sensibilité. Puis vinrent les Lettres sur Rousseau . À leur (p. 373) apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle Necker n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment prodigieux. Il précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution, époque qui fit madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle écrivait ses Lettres sur Jean-Jacques , elle n'avait encore traversé aucune des tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet ouvrage une sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère aux ouvrages qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de madame de Staël.

On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine, des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de cœur qui presque toujours (p. 374) dans sa vie lui fit sacrifier son intérêt personnel; et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de Suède, se présenta pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que ce mariage convenait surtout à ses parents. Le baron de Staël était protestant; il était ami de Gustave III, d'une haute et belle naissance, d'une loyauté parfaite, et professant pour elle une profonde admiration.

J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière; dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout l'obligé.

M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.

C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir un auxiliaire aussi peu à elle . Ambassadrice, maîtresse d'une grande fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie de conversation devint pour elle un besoin; naturellement bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié: aussi (p. 375) a-t-elle eu beaucoup d'amis.—Aussitôt qu'elle fut mariée et que le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M. de Staël ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait, madame de Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de choix qui devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur, elle devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures. Que d'ingrats elle a faits!

Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé par elle d'avoir, non pas une académie ni un bureau d'esprit chez elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir, sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de mademoiselle Necker [134] , au contraire, on discutait, et les esprits lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers publicistes de l'Europe.

(p. 376) Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes, mais elle n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le conçoit surtout lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par l'attrait que lui inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne tardait jamais à tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt qu'on lui plaisait, et cela était prompt, car son jugement ne voulait aucun délai.

—Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont trompeurs.

À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie pour la régénération de la patrie... de la patrie avilie par une suite de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.

De ce nombre étaient une foule de grands noms: (p. 377) c'étaient Mathieu de Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de Noailles [135] , le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de Narbonne, M. de Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal, l'abbé de Montesquiou, et le marquis de Montesquiou... et puis venaient les hommes à la tête et au courage de lion, au cœur de feu, au caractère de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet, et tant d'autres qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.

Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce légère et tout aimable avait fait dire de (p. 378) lui qu'il était léger en tout. Cela n'est pas vrai: il avait du cœur, et une âme profondément aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait rien de banal. Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit; cela m'étonne beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une âme élevée et un cœur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles qualités [136] ?

Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent regretter.

C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès, et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant... Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son esprit, tout étincelant (p. 379) de feu et de lucidité, était bien fait pour briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles du talent; elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche des événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre patrie.

—J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y demeurer, je crois que je la commettrais!...

Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël est en tout une femme à part.

J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé. Madame de Staël bornait (p. 380) donc sa société à fort peu de femmes qu'elle avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère, lui plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun, madame de Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à lui seul tout l'attrait d'une famille... Ensuite madame de Staël voyait beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède, mais qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en est grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui: J'allais chez madame de Staël ; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante, répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté ne fardaient plus la nullité.

C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir... C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle insouciance apparente, que (p. 381) même les plus insignifiants personnages se trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des femmes plus qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de Staël pour la première fois:

«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne déplaisait autant à madame de Staël que les choses arrangées ; elle aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez soi.—Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre, travaillez à vos belles lois!

Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.

Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et, comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux yeux, au charme captivant de la parole dans (p. 382) une telle bouche!... On a prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela est vrai, et avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu de plusieurs personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui plaisaient pas, différence immense: alors elle se recueillait, elle rentrait en elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou seulement qui l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble pensée, ou bien une parole du cœur.

Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La mode est notre souveraine et le sera toujours,

....La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.

et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal (p. 383) à la tête, elle l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée chez la personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse d'Hénin, madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et cela sans affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui eût été ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa vie, à elle , était celle du cœur.

Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en 1814, c'était elle-même . Rien qu'elle n'y apparaissait: elle neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant, elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.

À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner pour qu'il agît vivement comme action .

C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à Genève madame Necker (p. 384) de Saussure, sa nièce, avec ses enfants. La voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le malheur de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce motif pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue au-devant d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête... et lui dit:

—Vous avez versé avec vos enfants?

—Oui.—Comment êtes-vous venus?—Mais dans la voiture de votre père.—Eh! je le sais... mais qui donc vous menait?—Richel [137] .—Ah! mon Dieu! Richel!... Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à son âge!... Quant à vous, à celui de vos enfants... ce n'est rien. Tout se raccommode... Mais mon père! avec sa taille! sa grosse taille!...

Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre de faire venir Richel à l'instant...

Il dételait. Il fallut attendre.

Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation... elle était tour à tour pâle et pourpre... de grosses larmes coulaient de ses yeux... Il était évident qu'elle souffrait beaucoup... de temps en temps on l'entendait prononcer quelques (p. 385) mots qui révélaient toute son inquiétude soulevée par le danger auquel l'imprudence d'un cocher exposait son père.

—Verser!... là... dans un fossé... y demeurer peut-être la nuit entière!... appeler... inutilement peut-être!... Ah! mon Dieu!...

Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible...

Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement. Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler... Sa voix était tremblante et étouffée.

—Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?

Richel ouvrit d'énormes yeux.

—Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?

Richel devint encore plus muet qu'habituellement.

(p. 386) —Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit... beaucoup d'esprit... prodigieusement d'esprit... Eh bien! voyez-vous, tout l'esprit que j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste de vos jours dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser mon père.

Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à l'histoire de Richel... Alors la colère et l'émotion revenaient de nouveau l'animer.

—Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si ce n'est de mon pauvre esprit [138] ?...

Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte..... un amour qui n'avait aucun nom... c'était comme pour Dieu!... Aussi, lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de son père allait en recevoir un nouveau lustre... Cependant il y avait péril; M. Necker lui-même ne voyait sa (p. 387) nomination qu'avec une sorte de crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781. Lors de sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et laisser là le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui causait une vive peine. Mais les temps étaient bien changés.—L'archevêque de Sens avait détruit tous ses plans, tout était bouleversé: aussi, lorsque sa fille vint lui annoncer à Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:

—Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de l'archevêque de Sens!... Maintenant il est trop tard.

Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de Montmorency:

—Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire de si belles choses à sa fille.

Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit,... de beauté, encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour (p. 388) elle plus que de l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du cœur de madame de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du malheur un appui, un défenseur, une amie grande et généreuse...

M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa liberté, en disant: Mais c'est moi qui suis la nation! ... ce peuple, enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant... Cette fête de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs, elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre renvoyé beaucoup mieux que la fille du ministre rentrant ... La foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion (p. 389) comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on voyait en même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker, nommé par l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque de Sens, repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté la plus intime.

Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des fonds les apportèrent en foule à M. Necker , mais non pas au Trésor.

Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux... Fallait-il les convoquer? C'était une immense question... Tout ce qui allait chez madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la France, possédait de plus remarquable... Les discussions étaient vives... madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante, agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard, lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée, elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.

(p. 390) —Rendez-nous 1614, criait-elle...: voilà nos modèles et nos maîtres!...

C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle fut belle entre les mains de madame de Staël!... comme elle la rendit lumineuse et rapide!... elle allait s'inculquer dans la pensée des autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée...

(p. 391) C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que madame de Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait, d'ailleurs, un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute est peut-être à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me permettrais pas d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée, n'appartient pas à l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une manière trop inhérente pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je dirai donc qu'il est malheureux que les amis intimes de madame de Staël se soient trouvés précisément les mêmes hommes dont elle combattait les opinions. Alors il arrivait ce que nous avons vu: c'est que l'affection l'emportait sur la conviction antérieure. Souvent, dans la conversation d'un jour, on trouvait un changement qui était produit par le motif que je viens de dire. C'est ainsi que madame de Staël, après avoir aimé et admiré Napoléon, le prit en détestation ...

Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les auspices les plus heureux... Chaque matin, le salon de madame de Staël était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite. (p. 392) M. de Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors surtout, était pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu que quelques années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de Lafayette, des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient beaucoup, furent dirigés et influencés par elle. Madame de Coigny [139] , qui était en opposition avec la Reine, entra dans les vues de madame de Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de croisade qui devait nécessairement avoir une grande influence.

J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux... Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.

C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul l'avait frappée de son injuste colère.... Elle rappelait à sa mémoire tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand (p. 393) et beau peuple...; elle décrivait avec une parole si animée, si colorée, la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses touffes de plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence chevaleresque; et puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses croix d'or, ses soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse, sœur du luxe des gentilshommes, venant contraster avec les six cents manteaux noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le royaume, lorsque enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se leva tout-à-coup, et, se voyant si nombreuse et si forte, fit connaître qu'elle avait la puissance.

—Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à la France... Cet homme... c'était Mirabeau!

Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa place!... c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux, (p. 394) comme ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une vengeance sanglante.

Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à gagner le banc qu'il devait occuper... tandis que mon père... mon père fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut....

Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette époque, il vivait encore.

Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était nullement révolutionnaire ; mais, comme toutes les personnes dont l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.

Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale, faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:

—C'est un mouvement national... Ici nulle faction étrangère; tout se fait par sentiment de conviction. (p. 395) Rien qui puisse ternir la belle pensée de la liberté pure et sainte.

Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans ces jours agités... ils étaient Français, on ne put les éloigner...; mais M. Necker était étranger, et bien qu'il EUT NOURRI la France de ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même France souffrit son exil... Oh! nous sommes ingrats!...

C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler un accès de folie.

De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en 1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de tous les partis.

(p. 396) Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie même, donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme ou son approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution; Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage, l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer avec le crime [140] ; sa figure était noble, et sa tournure, (p. 397) ainsi que ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la morale de Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet homme que les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et de la France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps de révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs intérêts, plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un traître; il a pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette route périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une extrême bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le naturel et la perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une garantie pour juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland, qui en fut elle-même témoin:

Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était, disait-on, le chef de ces factieux... (p. 398) Le même jour, en sortant de l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés; après le dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il se mit à jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté et l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer; mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant cette preuve de son caractère insouciant et gai.

—Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!

J'ai déjà dit ce qu'était Buzot [141] .

Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa (p. 399) vie pour soutenir ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait quel était cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues élevées, et dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie parlementaire que par un seul mot, qui n'était pas même l'expression de sa pensée. Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué, Barnave était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui devait être le mieux orateur à la manière anglaise... Le parti royaliste voulait assez l'adopter, mais ce malheureux mot le perdit [142] ... Les journaux parlèrent contre lui; les discours du côté droit, ceux de l'abbé Maury surtout, l'accablèrent: on l'irrita; bientôt il fut dans l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la délicatesse de son caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel admirable et beau courage! Madame de Staël était faite pour comprendre un tel homme..... aussi l'a-t-elle apprécié.

L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre silence... était un des hommes (p. 400) les plus remarquables de cette époque; fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en apparence, l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui d'aucun, et toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique, qu'à être un niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18 brumaire.

Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux, bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné [143] , aussi froid que son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage avec Guadet.

—Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.

J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant l'éloge de Vergniaud pour (p. 401) le défendre contre je ne sais plus quelle sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire, qui soutenait que les Girondins étaient des scélérats imbéciles ... Madame de Staël fut sublime!... elle s'éleva au-dessus d'elle-même... mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!... Vergniaud, le plus brillant orateur de l'Assemblée Constituante!... il n'improvisait pas comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive, généreuse, et surtout une personne dévouée.

Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite domiciliaire... le cœur battait à madame de Staël, qui, pendant tout le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel (p. 402) d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces hommes d'une voix tremblante, le cœur palpitant, que madame de Staël parvint à les faire sortir de chez elle... Chaque fois qu'ils passaient, dans leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à la retraite de M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et pourtant, disait-elle, je me sentais mourir!... M. de Narbonne fut sauvé, et dut la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la sienne pour lui!... La retraite libératrice ne fut pas longtemps déserte; M. de Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de Staël arracha à la mort deux victimes désignées par les bourreaux de septembre et d'août.

C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un bureau d' esprit public .

—Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier consul... C'était une étrange manie que de répéter cette phrase... Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une lueur libératrice et bienveillante... Une femme avec son talent et sa bonté... que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne fit-elle pas!...

Le Roi avait accepté la constitution; les Jacobins, (p. 403) les Cordeliers, toutes les sociétés populaires, étaient formés; Paris se trouvait transformé: plus de salon où se rencontraient les amis. Les intérêts de tout genre, une désunion entière, une agitation sourde, annonçaient l'orage, révélaient ce qui allait suivre. Déjà on pressentait la Convention...: les Genevois réfugiés, Clavières, Marat, Duroveray, tous avaient quitté l'Angleterre pour inonder la pauvre France au moment du paroxysme le plus terrible de sa révolution. La Gironde, déjà désignée par l'index sanglant de Robespierre et de Danton, faisait entendre le chant du cygne; Barbaroux, avec sa belle tête d'Apollon, son regard presque magique lorsqu'à la tribune il tonnait contre les monstres aux mains sanglantes, Barbaroux et tous ceux qui lui ressemblaient ne devaient attendre que malheur et proscription.

Et cependant délicat, même dans l'attaque, Barbaroux ne fit jamais un discours qui pût affliger son antagoniste; sensible, généreux, brave... quelles belles qualités furent s'éteindre dans le creuset sanglant de Robespierre!... Ces souvenirs sont affreux!...

C'est ainsi qu'on marchait vers 92, vers le 10 août!... Marat, qui déjà était à la tête d'une faction, et faisait plus de mal alors, peut-être, qu'il n'en fit ensuite, était regardé par madame de Staël (p. 404) comme une de ces apparitions fantastiques envoyées par le génie du mal. Elle racontait, ainsi que chacun le sait, comme personne. Voici une anecdote qu'elle nous dit un jour chez le maréchal Suchet, alors que celui-ci était encore garçon, et qu'il demeurait avec son frère, rue de la Ville-l'Évêque, dans l'hôtel qu'il n'a pas conservé depuis. C'était dans ces causeries intimes qu'elle était charmante, et surtout en racontant ce qu'elle avait vu à une époque si frappante et si vive d'émotions.

On sait que Marat était effroyablement laid. Cette laideur était encore augmentée par une manière de se mettre tout-à-fait absurde.—Une femme de Marseille, que je ne nommerai pas, car elle est toujours vivante, avait un cousin en prison et voulait l'en faire sortir. Elle va chez Marat et lui demande une audience. Admise seulement dans une première pièce, elle est d'abord refusée; elle insiste, et Marat, entendant la voix d'une femme, vient lui-même la prier d'entrer dans son cabinet. Il la fait s'asseoir et se place près d'elle sur un sopha fort élégant, contrastant avec la toilette de Marat, qui, pour le dire en passant, était curieuse. Il portait une chemise fine, mais crasseuse, et qui avait au moins une semaine de service... Cette chemise était ouverte et laissait voir une poitrine velue et jaunissante; (p. 405) des ongles longs et noirs se dessinaient au bout de ses doigts, qu'ils faisaient paraître crochus... Ses pieds, sans bas, étaient dans des bottes mal cirées, et une culotte blanche complétait cette toilette bizarre, en si grande opposition avec l'élégance de la pièce où il se trouvait. Ce salon était meublé en fort beau damas bleu; des rideaux très-amples et relevés en draperies [144] , un beau lustre, et de magnifiques vases en porcelaine remplis de fleurs naturelles très-rares pour la saison, composaient un ameublement bien étrange autour d'un tel homme.

La jeune Marseillaise était jolie. Marat s'assit à côté d'elle, prit sa main, la lui déganta, la baisa avec une sorte de respect et d'émotion; ensuite cet homme étrange demanda à la jeune femme ce qu'elle voulait de lui; elle le lui dit: Marat sourit, en la regardant avec une expression singulière.

—C'est que la jeune femme en avait bien peur, disait madame de Staël; et en vérité, d'après ce qu'elle m'a dit, je crois que la liberté du cousin (p. 406) aurait pu lui coûter cher. Mais heureusement que le monstre n'avait pas faim, et qu'il était dans un de ces moments de repos où sa nature atroce ne criait pas: Sang et luxure! Et la pauvre enfant sortit pure de l'antre de la bête féroce!...—Le soir même, la jeune femme reçut la mise en liberté de son cousin... Cette mise en liberté envoyée par l'ami du peuple lui fut remise par une personne pour laquelle Marat demandait un service au mari de la jeune Marseillaise.

Mais quelle étude à faire, disait madame de Staël, que cet homme méditant le massacre de la moitié de la France et grandissant chaque jour dans son impudence sanguinaire et son impureté physique et morale!... Il se vautrait dans sa bauge d'où il lançait sur la France mort et malheurs... Et ce fut une femme qui seule eut le courage de frapper le monstre!... C'est un type d'une étrange espèce... C'est ainsi qu'il nous a conduits au 10 août et au 2 septembre.

Quelque courageuse que fût madame de Staël, elle pouvait rarement parler de cette journée de septembre sans frissonner à son souvenir...

M. de Narbonne était en sûreté: c'était un grand point pour madame de Staël. Le docteur Bolmann, le même qui, depuis, voulut sauver M. de Lafayette lorsqu'il était dans les prisons d'Autriche, (p. 407) le docteur Bolmann, Hanovrien, homme de cette nature d'élite qui devient plus généreuse devant le péril, avait sauvé M. de Narbonne: il était à Londres.—De tous les amis de madame de Staël, c'était peut-être alors un des plus précieux pour elle. Mais, je l'ai dit plus haut, M. l'abbé de Montesquiou avait remplacé M. de Narbonne dans la retraite hospitalière. Il fallait le sauver aussi! et comment le faire au moment d'une tempête comme celle qui était suspendue sur Paris? C'était le 31 août 1792!...

Madame de Staël, ayant obtenu des passe-ports pour la Suisse, faisait ses préparatifs de départ, et se disposait à emmener avec elle l'abbé de Montesquiou comme un des hommes de sa livrée, lorsqu'on vint lui annoncer que deux autres de ses amis, M. de Jaucourt et M. de Lally-Tollendal, venaient d'être arrêtés et mis à l'Abbaye...

On ignorait la tragédie que les monstres devaient jouer les jours suivants. Mais une vapeur sinistre enveloppait Paris, et tout malheur ordinaire dans un autre temps devenait menaçant au bruit de l'orage qui grondait déjà sourdement sur nos têtes.

—Ah! s'écria la généreuse femme, en se tordant les mains et marchant à grands pas dans l'appartement, comment les sauver?...

(p. 408) Tout-à-coup elle se rappelle que Manuel vient de publier des lettres de Mirabeau, avec une préface de lui. Il s'occupait aussi de littérature... «Il avait, disait madame de Staël, la bonne volonté de montrer de l'esprit...» Elle lui écrit aussitôt pour lui demander une audience. Manuel était alors syndic de cette terrible commune de Paris, sanguinaire souveraine dont la puissance éphémère devait marquer son passage par des ruisseaux de sang!

Manuel indiqua sept heures du matin à madame de Staël, alors ambassadrice de Suède. L'heure était matinale, mais madame de Staël n'y fit aucune attention. Manuel n'était pas levé... En l'attendant, madame de Staël remarqua le propre portrait de Manuel dans son cabinet.

—Il est vain, se dit-elle; il doit être facile à prendre par la louange.—Il entra dans ce moment dans le cabinet et fut parfaitement poli et homme du monde; madame de Staël lui parla de la position fâcheuse et même terrible de ses amis...

—Votre position est précaire, lui dit-elle: ne connaissez-vous pas la faveur populaire? aujourd'hui sur le trône, demain aux Gémonies... Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt, et réservez-vous un appui.

Manuel était un homme passionné, mais susceptible aussi de bons sentiments, et même de sentiments honnêtes... Il comprit madame de Staël.

(p. 409) —Je ferai ce que je pourrai, lui dit-il... Et le 1 er septembre au matin il lui écrivit que Condorcet avait fait sortir M. de Lally [145] , et qu'à la prière de madame de Staël il venait de faire mettre M. de Jaucourt en liberté.

Tranquille sur le sort de ses deux amis, madame de Staël put alors organiser la fuite de l'abbé de Montesquiou; il devait revêtir l'habit d'un de ses gens, sortir de Paris avant elle, et l'attendre hors de la barrière de Charenton, derrière une haie, jusqu'au moment où elle passerait.

Elle devait partir le 2 septembre au matin.

La prise de Longwy et de Verdun venait d'être annoncée, et le peuple était dans une telle agitation, que les plus affreux malheurs étaient à redouter. Madame de Staël, émue, agitée dans la nuit qui précédait son départ, se levait par intervalles, car elle ne pouvait dormir... Tout-à-coup elle entend sonner le tocsin!... C'était un horrible son... et le 10 août était trop près pour que le souvenir des heures cruelles de cette journée fût effacé.—Madame (p. 410) de Staël réunit tous les moyens de sûreté qu'elle avait préparés; ils étaient nombreux, et elle persista à partir, quoi qu'on pût lui dire.

Le matin venu, madame de Staël rassemble toutes ses forces, voit partir l'abbé de Montesquiou pour l'endroit où il doit l'attendre, et ordonne à ses gens de se mettre en grande livrée. Elle fit mettre six chevaux à sa voiture, et dans cet extraordinaire gala, elle sortit de son hôtel pour traverser Paris, croyant imposer au peuple par sa magnificence; mais elle se trompa.—C'était mal vu, car frapper non-seulement l'attention du peuple, mais réveiller son attention envieuse et haineuse, c'était une maladresse.

Il y parut bientôt... À peine la voiture de madame de Staël fut-elle en marche, qu'une foule de femmes, vieilles mégères, aussi cruelles que hideuses dans ces jours de sang et de deuil, l'entourèrent en criant qu'elle emportait l'or de la nation. Aux cris de ces furies accourut tout le peuple du quartier. Ils se jetèrent sur les postillons, en criant qu'il fallait que l'on conduisît la voiture et la femme à l'assemblée de la section... ce qui fut exécuté. Madame de Staël descendit de voiture, et eut la présence d'esprit de dire au domestique de l'abbé de Montesquiou d'aller avertir son maître...

(p. 411) —Vous êtes accusée d'emmener avec vous des proscrits, lui dit le président...

On examina les domestiques. Il s'en trouva un de moins: c'était celui qu'avait renvoyé madame de Staël, pour mettre en sa place l'abbé de Montesquiou...

—Il faut que vous alliez à la commune, dit le président. Et en effet elle y fut conduite.

Elle mit plus de trois heures à se rendre du faubourg Saint-Germain à l'Hôtel-de-Ville. Sa voiture allait au pas au travers d'une foule ivre de rage encore plus que de vin, et dont la fureur redoublait en voyant une grande dame dans une voiture armoriée et une riche livrée. Madame de Staël, réellement effrayée, s'adressa plusieurs fois aux gendarmes qui devaient la protéger; mais ils ne lui répondaient que par des menaces. Enfin, il était temps qu'elle arrivât, lorsque sa voiture atteignit le perron de l'Hôtel-de-Ville... Elle descendit de voiture au milieu d'une foule encore plus menaçante que celle qu'elle avait traversée... Elle était grosse cependant; mais cette situation si intéressante, même parmi les sauvages, ne fut chez des Français qu'une raison d'indécentes railleries... et ne les désarma pas...

En montant, elle se trouva sous une voûte de piques...: comme elle était à moitié de l'escalier, (p. 412) un homme ivre dirigea le bout de la sienne contre le sein de madame de Staël; le gendarme qui l'accompagnait plus spécialement détourna le coup avec son sabre... Si elle était tombée en ce moment, c'était fait d'elle...

La commune était présidée ce jour-là par Robespierre, ayant pour adjoints Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois... Le bureau qui leur servait étant plus élevé, il fut possible de la placer à côté de ces hommes, et là du moins elle put respirer!... Là, à côté de Robespierre et de Collot-d'Herbois!... oh! il devait y avoir une odeur de sang dans cet air qu'on respirait près d'eux!...

C'est ici le lieu de placer un trait de rusticité égoïste digne d'être connu. On avait arrêté, en même temps que madame de Staël, le bailli de Virieu, envoyé de Parme... Comme elle reprenait ses sens, voilà cet homme qui se lève et déclare, avec toute la poltronnerie possible, qu'il ne connaît pas madame la baronne de Staël... En ce moment, Manuel arriva; il fut un peu surpris de trouver dans cet horrible lieu, et un tel jour, une femme comme madame de Staël... Son premier soin fut de répondre d'elle et de s'établir sa caution. Alors il la prit sous le bras et l'emmena dans son cabinet, où il l'enferma avec sa femme de chambre.

(p. 413) Pendant six heures elle demeura dans ce cabinet, ne pouvant appeler, ne l'osant pas!... mourant de soif, de faim, mais surtout d'inquiétude: le bruit du tocsin, les cris des victimes, les hurlements des meurtriers, le tumulte du massacre, tout parvenait jusqu'à elle d'une manière confuse, et lui donnait un mortel effroi... Hélas! il était fondé! pendant ce temps on massacrait à l'Abbaye!... À de fréquents intervalles, des groupes d'assassins revenaient de l'Abbaye et de la Force, les bras nus et sanglants, et poussant des cris de cannibales.

La voiture toute chargée de madame de Staël, gardée seulement par quelques domestiques, était demeurée au milieu du peuple, qui se disposait à la piller. Aucune force humaine ne la pouvait sauver, lorsque, de la fenêtre du cabinet de Manuel où elle était, madame de Staël vit tout-à-coup un grand homme en habit de garde national s'élancer sur le siége, et de là ordonner au peuple de ne toucher à aucune chose appartenant à l'ambassadrice de Suède. Cette lutte, très-vive et soutenue, dura plus de deux heures... Le soir, cet homme entra avec Manuel dans la chambre où on l'avait enfermée. Il avait été témoin des approvisionnements de blé donnés par M. Necker, et le souvenir de ces choses fut pour cet homme un motif de défendre (p. 414) la fille de celui qui avait nourri le peuple.

Lorsque Manuel entra dans la chambre, il était vivement ému...

—Ah! s'écria-t-il, combien je suis heureux d'avoir mis vos deux amis en liberté!

Il était pâle et tremblait fortement... Quoique le jour fût presque tombé, madame de Staël put distinguer le bouleversement de ses traits... Hélas! on égorgeait alors des vieillards et des femmes!...

Lorsqu'il fut nuit, Manuel ramena madame de Staël chez elle. Les réverbères n'étaient pas allumés, les rues étaient sombres et désertes... le massacre planait sur Paris... Quelle journée!... quelle nuit!... quelle époque, grand Dieu!...

Le lendemain, Tallien vint chez madame de Staël, et lui dit qu'un gendarme l'accompagnerait jusqu'à la frontière, et que, quant à lui, il aurait l'honneur de la suivre jusqu'à la barrière pour veiller à sa sûreté... Il y avait plusieurs personnes dans la chambre de madame de Staël qui pouvaient être compromises si l'autorité avait connu leurs noms... Madame de Staël demanda à Tallien de ne les pas nommer.—Il donna sa parole de garder le silence, et il l'a tenue. Honneur à lui!... Cette conduite était rare dans ces jours d'affreuse mémoire!... Madame de Staël partit enfin et traversa Paris au (p. 415) milieu des hordes d'assassins, qui donnaient la mort à tant de victimes innocentes, et frappaient avec joie sur le prêtre, le vieillard, la femme et l'enfant!... Arrivée à la barrière, elle se sépara de Tallien pour aller chercher une terre plus amie où elle pût enfin trouver le repos... et lui... rentra dans Paris... pour aller de nouveau distribuer des poignards et ranimer le courage des bourreaux fatigués en leur désignant de nouvelles victimes.

FIN DU TOME DEUXIÈME.

(p. 416) TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE DEUXIÈME VOLUME.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, N o 12.

Notes

1 : Elle avait du talent et du courage, mais elle était insensée, et sa conduite extraordinaire lui a fait assigner une place certes bien éloignée de celle de madame Roland. Je parlerai d'elle plus tard.

2 : Ce sont ses propres expressions.

3 : Elle voulut mourir, dit-elle. La nature faillit l'exaucer; elle fut malade et en danger de mort en effet pendant vingt-deux jours.

4 : On a tenté de faire son portrait sans pouvoir réussir, et cela n'est pas étonnant. Ce genre de physionomie est si difficile à faire! l'âme ne se peint que par reflet; elle peut se rendre dans un regard, mais non par celui d'un autre. Le regard est la plus puissante des séductions.

5 : Même d'une mère ordinaire, car, à moins qu'on ne rencontre en sa route de ces monstres que la nature jette sur la terre en reculant d'horreur elle-même, on ne trouve pas de mauvaises mères. Le même anathème doit peser sur les enfants qui sont mauvais fils. La postérité elle-même est sévère pour ce crime. Quoique bien des siècles se soient écoulés depuis Sophocle, le souvenir de ses fils, maudits par l'opinion de leur patrie, repoussés par les lois, est encore aussi actif que le jour où, accusant la vieillesse de leur père, ce père leur répondit en montrant Œdipe à Colonne!... L'infortuné!... comme il avait dû souffrir pour arriver à choisir un pareil sujet!... Et telle était la profondeur de la blessure que ce fut son chef-d'œuvre que produisit le vieillard à la fin de sa carrière pour peindre des fils ingrats... Et ce n'était qu'un père!... Qu'aurait donc fait une mère?... Rien. Il y a une sorte de rapport mystérieux entre les enfants et la mère, qui donne à tous deux une tendresse que rien ne peut détruire et que tout contribue à augmenter.

6 : Ce portrait était frappant, car l'amour-propre de Roland était positif, et d'une telle nature, que sa femme elle-même ne lui laissa pas voir sa supériorité une fois qu'elle le connut... Craignait-elle de l'éloigner d'elle?... cette pensée serait bien amère.

7 : Elle était née en 1754.

8 : Voir ce qu'elle a écrit sur la mélancolie et sur l'âme, dans ses œuvres. C'est écrit avec le sang de son cœur... mais ce qui est merveilleux, c'est l'écrit intitulé: Avis à ma fille. C'est une relation exacte de ce qui lui est survenu lorsqu'elle est accouchée de la petite Eudana, sa fille, et tout ce qu'elle a souffert pour la nourrir!... Ces avis donnés par cette femme qui, plus tard, aurait conduit un empire, ont un caractère sacré.

9 : M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de l'Académie des Sciences.

10 : Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable, car l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être pardonné; mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber une parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots d'amour... l'insulte retourne alors à celui qui injurie... tout le tort est à lui... et si c'est une femme... oh, alors!... il y a de la honte.

11 : Il avait un an de moins que sa femme.

12 : Le commerce des bijoux qu'il avait entrepris lorsque son état de graveur alla mal.

13 : Lorsqu'elle avait douze ans, elle eut un jour un transport presque délirant, dans lequel elle vit la Vierge qui l'appelait, disait-elle, au couvent. On l'y mit pour faire sa première communion.

14 : Roland y était appelé pour les intérêts généraux des manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme manufacturier, et surtout chef d'une manufacture.

15 : Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de liberté.

16 : Cette légèreté lui était reprochée dans l'assemblée par le parti contraire, qui sut en tirer quelquefois de tristes arguments contre lui... mais il était toutefois un homme des plus supérieurs, quoi qu'en aient dit ses ennemis.

17 : Sylla mangeait aussi ses ongles.

18 : Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame Roland.

19 : On veut aujourd'hui ternir la gloire de la Gironde.—C'est injuste et de plus impolitique.

20 : Propres paroles de David William.

21 : Ce qu'il a fait, car c'est pour avoir aimé sa femme au point de ne la pouvoir quitter qu'il a été arrêté. On l'avait arrêté... il pouvait fuir.

22 : Bonnecarrère, témoin oculaire du fait, m'a dit que le Roi fut au moment de faire sortir Roland du salon; ce fut la Reine qui le retint. On a prétendu que ce fait avait été considéré comme une offense par le Roi, et qu'il ne le pardonna pas à Roland, et surtout à sa femme.

23 : Voir à ce sujet l' Essai de M. de Chateaubriand sur les Révolutions , 1798, Londres.

24 : Ministre de la justice.

25 : L'esplanade produite par l'enlèvement du sommet de la montagne est un ouvrage vraiment curieux. C'est sur cette esplanade qu'est bâti le nouveau château, ayant vingt-sept croisées de face; un immense corps de logis avec deux beaux pavillons et deux pavillons isolés; des communs aussi beaux que pour une demeure royale; un chemin allant du château au bourg de Brienne, construit sur des arches et traversant un vallon très-profond; une salle de spectacle; des souterrains admirables par leur beauté et surtout leur utilité, en ce qu'ils assainissent le château... Mille dépendances, enfin, toutes faites avec grandeur et le plus souvent dans un but utile, font de cette demeure un lieu tout-à-fait digne d'un souverain.

26 : Pont-sur-Seine, terre de Madame Mère ; ce château, fort vaste et fort beau, était la seule chose remarquable de cette propriété. Il n'y avait pour parc qu'une étendue de terrain tout-à-fait inculte et sans ombrage. Ce château avait appartenu avant la révolution à M. le prince de Lusace (Xavier).

27 : Il est à remarquer que, dans cette société de Brienne, il y eut trois suicides d'hommes très-remarquables, Condorcet, Chamfort et le cardinal; tous les trois incrédules! sans religion!... Voilà quel fut le résultat de la croyance philosophique.

28 : À l'époque même de la Révolution, on disait dans les villages du Languedoc, et je l'ai entendu moi-même: Ah! c'est encore de l'ouvrage de notre bon archevêque, de notre père! Il était adoré dans tout son diocèse.

29 : Brienne.

30 : Fameux comédien.

31 : L'hôtel de Madame Mère était l'hôtel de Brienne; il est situé rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain. C'est aujourd'hui le Ministère de la Guerre.

32 : Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre ans.

33 : Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est mort d'une apoplexie séreuse.

34 : Éloges de Molière et de La Fontaine. Ces deux morceaux sont peut-être ce que Chamfort a écrit de mieux.

35 : On appelle ainsi, comme on le sait, une armure complète de chevalier dressée contre une muraille d'arsenal dans un vieux château.

36 : Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure s'étaient méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les balles par son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au jeune homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.

37 : Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution, l'aïeul du Roi.

38 : Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.

39 : Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans l'émigration!

40 : Il était savant sans pédanterie et faisait servir son instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.

41 : La société est tellement changée sous ce rapport, que j'ai vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos jours, se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez fortement pour être obligé de sortir du salon où il était avec son antagoniste, homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez M. de Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et, chez madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.

42 : C'était une manie qu'il avait... Il se promenait toujours en long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait; c'était presque toujours lorsque la discussion l'attachait.

43 : C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les princesses, et non pas continuellement par leur titre d' Altesse , comme on en a la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire. Le mot madame est le plus respectueux, employé à la troisième personne.

44 : Celui qu'on appelait Jaucourt Clair-de-Lune , surnom qu'on lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.

45 : Sœur de M. de Lamoignon.

46 : C'était alors une chose fort rare en France.

47 : Je donne cette histoire pour montrer comment se passaient les soirées au Palais-Royal.

48 : L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de Jaucourt.

49 : Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis ne sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met jamais de t aux noms de Balincourt et de Jaucourt.

50 : C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait croire que la démarche dans une femme et dans un homme. C'est un moyen de reconnaître l'élégance de leurs manières.

51 : Les verges sont les dangers de la Révolution, et la clef des champs voudrait indiquer l'émigration... Cependant le fait s'est passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.

52 : Je connais un homme dont la physionomie triste et douce, le visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement railleur... Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières, il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas. Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne sera jamais remplacé...

53 : On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour, ni dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.

54 : Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et spirituelle; elle avait toutefois de la bonté.—Elle contait à ravir, et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.

55 : On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont souvent nommés pontes , pour cette raison.

56 : Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon, jeu fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué la première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit un paroli de campagne . C'est une manière de parler, pour dire qu'elle avait voulu tricher , chose malheureusement fort en usage à cette époque aussi.

57 : Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également.—Étant un jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire des commandements M......., la conversation fut conduite sur les somnambulistes et les mesméristes... Le prince parut rêveur, il écouta plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait peu de temps une aventure très-étonnante.

Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à coucher... J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre, et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier mouvement fut de m'élancer [57-A] sur cet homme... mais je me retins et lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune issue... Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun secours humain pour parvenir là où il voulait aller... qu'il était dévoué à mes intérêts, qu'il m'aimait et ferait tout pour me servir, TOUT jusqu'à me faire voir le diable... Je puis beaucoup pour vous, monseigneur, me dit l'homme noir... Je puis immensément; il ne faut de votre part qu'un peu d'aide?—Que faut-il faire? m'écriai-je.—Avoir le courage de me suivre.—Je l'aurai.—Dès ce soir!—Dès ce soir.—Eh bien! soyez prêt.—À quelle heure?—Minuit.—Le lieu?—La plaine de Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir seul et sans armes ...—Je viendrai seul et sans armes ...—À ce soir donc, monseigneur! jusque-là silence!!!...

À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu m'apercevoir par quelle issue il avait disparu... Je demeurai solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui m'accompagnaient, et j'entrai seul dans la plaine; la nuit était profonde... Je rencontre l'inconnu... Vous dire quel fut notre entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié... J'ai reçu dans cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau... Cet anneau... le voici!...—Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet presque magique...—Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince, je n'ai rien à redouter de mes ennemis... mais si je le perds ou si je me le laisse ôter, je suis un homme perdu... Maintenant voici la suite de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans retourner à Villeneuve-Saint-Georges... Je lui offris cinq cents louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me donner. Je le vois souvent, et toujours de même...

Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé, c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la place de la Révolution!... Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit, voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans cette même allée où nous nous promenons en ce moment.

Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des ombres... Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix... il est trop tard pour demeurer exposé au froid de la nuit... votre histoire m'a fait mal.

57-A : Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois, surtout dans l'aventure du ballon.

58 : Madame de Montesson, tante de madame de Genlis, et non pas de M. de Genlis, comme l'ignorance à prétention le dit dans plusieurs biographies!...

59 : Lorsqu'on ouvrit les prisons après thermidor, le comte de Périgord, frère de l'archevêque, venait dîner tous les jeudis chez ma mère... Il m'aimait comme son enfant. C'était le meilleur des hommes: ce fut lui qui fit fermer sa porte à M. de Laclos lorsqu'il sut qu'il était l'auteur des Liaisons dangereuses . Il avait pour madame de Genlis la plus profonde des haines; il était convaincu qu'elle avait amené les malheurs de la Révolution, et cette pensée, jointe à celle du duc d'Orléans, lui donnait même une dureté étrangère à son caractère.

60 : M. de Puisieux était le chef de la famille de Sillery-Genlis; il avait désapprouvé le mariage de M. le comte de Genlis, et fut pendant longtemps assez irrité pour ne le pas vouloir accueillir, ainsi que sa femme. Madame de Puisieux était une personne dont l'esprit était fort imposant, à ce que dit madame de Genlis elle-même; aussi en avait-elle une peur affreuse, et lorsqu'enfin, la grande parente s'adoucissant, on permit aux jeunes mariés de venir à Sillery, madame de Genlis, ordinairement si mouvante et si parlante , ne bougeait et ne disait mot... Mais madame de Genlis était trop adroite pour ne pas profiter de son pouvoir de séduction. Madame de Puisieux fut conquise, comme le seront toujours les femmes qu'une autre femme voudra subjuguer avec de l'affection et des grâces de cœur... Le jour où la paix fut signée, madame de Genlis raconte que, lorsque tout le monde revint dans le salon, elle voulut l'annoncer elle-même.

«...Au bout de quelques minutes je dis d'un ton dégagé que, n'ayant pas été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes... et me levant aussitôt, je fis trois ou quatre sauts dans la chambre, et puis j'allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux en disant mille folies...» Qu'on se reporte à l'époque... aux robes à queues... aux paniers... à tout ce qu'avait de solennel le maintien et l'attitude d'une femme alors!

«Quelques jours après, dit-elle, un musicien de Reims vint à Sillery et joua du tympanon d'une manière surprenante. Madame de Puisieux se passionna pour cet instrument et regretta de voir partir le musicien. Aussitôt je pris la résolution, dit madame de Genlis, d'apprendre le tympanon.» Et en effet, elle en sut jouer au bout de six semaines aussi bien que le musicien rémois. Lorsqu'elle fut assez savante, ce qui lui coûta beaucoup de travail, et je crois cela sans peine, elle fit faire un habit d'Alsacienne, et un jour qu'il y avait du monde à Sillery, chose au reste fort ordinaire, car le château était toujours plein, madame de Genlis fit ôter la poudre de ses cheveux, les fit natter en deux tresses comme les Alsaciennes, puis, ayant mis sur sa tête une baigneuse et étant enveloppée dans une robe négligée et un mantelet de taffetas noir, elle descendit à l'heure du dîner, demandant pardon de son négligé et s'en excusant sur une migraine. Au dessert on vint dire à madame de Puisieux qu'une jeune Alsacienne venait d'arriver au château et demandait de jouer du tympanon devant elle.—Je vais la chercher, s'écria madame de Genlis en s'élançant dans la chambre voisine, où, jetant sa baigneuse et son mantelet, elle se trouva mise en Alsacienne avec son tympanon, et se présenta au même moment devant toute la société stupéfaite. Elle joua du tympanon à merveille, et charma tout le monde. «On me fit porter mon habit pendant quinze jours, dit elle-même madame de Genlis, pour donner une représentation de cette petite scène à tout ce qui venait à Sillery... Ce n'est pas sans dessein que j'ai rapporté ces détails, ajoute-t-elle... J'ai voulu montrer aux jeunes personnes que la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est docile et modeste [60-A] ...»

J'avoue que j'ai cru avoir mal lu la première fois que je vis cette anecdote dans le premier volume de ses Mémoires !... et je pensai que peut-être elle avait voulu mettre: «La jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle s'amuse;» mais pas du tout; c'est «modeste» qu'il faut être. Quant à cela, ça va sans dire; mais que pour être modeste il soit nécessaire de se mettre en évidence de cette manière, de faire de l'éclat, de se masquer, de fixer tous les regards, d'attirer tous les hommages d'un cercle, voilà ce que je ne puis trouver en accord dans ma pensée avec la modestie d'une jeune fille à l'existence pure et ignorée, et faisant l'orgueil et la joie de sa famille par ses vertus simples et modestes . Cette anecdote m'a toujours paru une vraie plaisanterie avec laquelle madame de Genlis mystifie ses lecteurs comme elle mystifiait le chevalier don Tirmane .

60-A : Page 334, premier volume des Mémoires.

61 : Ce n'est pas que j'aie le mauvais goût de déclamer contre ce siècle; il vaut autant, peut-être mieux que le nôtre. Je dis seulement que ce qui existait alors n'existe plus. D'autres choses ont remplacé le passé, voilà tout.

62 : Mademoiselle Baillon était une charmante jeune personne, parfaite musicienne et composant à ravir. Elle a fait un opéra, appelé Fleur d'épine , qui eut du succès. Elle a épousé depuis le célèbre architecte Louis.

63 : Le portrait de madame de Genlis dans le costume de ce quadrille existe, et je le possède.

64 : Il n'en est pas ainsi aujourd'hui, où, pour entendre et souvent voir très mal jouer la comédie, on s'étouffe dans un lieu dans lequel on entasse à grand'peine six cents personnes, quand il n'y a place que pour trois cents.

65 : Il existe des biographies vraiment impardonnables, parce que les auteurs peuvent se procurer près de la famille tous les renseignements possibles. M. Prudhomme a fait une galerie de Femmes célèbres , où les mensonges les plus grossiers se rencontrent à chaque ligne. Madame de Montesson, qu'il fait naître en Bretagne, n'y a même jamais été de sa vie. Elle est née à Paris, et elle était sœur de la mère de la comtesse de Genlis, comme la comtesse de Sercey l'était de son père.

L'autre jour, j'avais besoin d'un renseignement sur madame de Genlis; je fus avec confiance le chercher dans le Dictionnaire de la Conversation , à l'article Genlis , fait par J. Janin. Je ne m'attendais pas aux plus grossières erreurs; elles sont si singulières que je m'imagine qu'ayant trop d'occupation, M. J. Janin a fait faire cet article par un secrétaire, qui lui-même en a chargé quelqu'un très-ignorant de ce qu'a jamais fait madame la comtesse de Genlis.

66 : Grand-père et grand'mère du marquis de Custine, l'auteur du Monde comme il est .

67 : Le marquis Maurice de Balincourt, ami et estimé de tous ceux qui le connaissaient, est leur fils.

68 : Ami de madame Dubocage; on lui attribuait les ouvrages qu'elle faisait, ainsi qu'à M. de Linant, un autre ami comme lui, littérateur.

69 : Anne-Marie Lepage-Dubocage, née à Rouen le 22 octobre 1710. Elle mourut en 1802.

70 : Ce sont les propres expressions de M. de Voltaire à madame Dubocage.

71 : Amie fort intime de madame Dubocage, mais infiniment plus jeune ou moins vieille. Elle avait vingt-huit ans de moins, étant née à Paris en 1738. Elle a fait plusieurs ouvrages: une comédie, quelques romans et un volume de poésies; mais tout cela est dans l'oubli, tandis que les ridicules de l'auteur lui ont survécu. On connaît ce distique sur elle:

Fanny, belle et poëte, a deux petits travers;
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.

72 : La Colombiade , poëme en dix chants, de madame Dubocage, sur la découverte du Nouveau-Monde.

73 : Lettres de Stéphanie , roman historique en trois volumes, par madame de Beauharnais.

74 : Mon frère, M. de Permon, dont le beau talent sur la harpe a eu une réputation européenne et méritée, avait à quinze ans (en 1784) une manière de jouer tellement remarquable, que Marie-Antoinette le voulut entendre. Mon frère improvisait toujours. Il a cependant composé plus de vingt morceaux, qui tous ont été gravés. L'un d'eux, une œuvre de trois sonates, a été dédié à ma tante, la princesse Démétrius de Comnène. Mon frère n'avait à cette époque que dix-sept ans. Selon madame de Genlis, l'intervalle entre ce moment et celui où elle créa et le doigté et la harpe, pour ainsi dire, n'aurait été que de très-peu d'années. La chose est impossible.

75 : La grossièreté est aujourd'hui une partie indispensable de la manière d'être des hommes et des femmes. Les hommes sont mal élevés au point d'en être insupportables. Quant aux femmes, c'est encore pis, cela n'est pas tenable... plus elles sont grandes dames, plus je trouve la chose ridicule et sotte. Elles devraient savoir que, dans le temps d'une exquise politesse, il se disait d'un homme: Il est poli comme un grand seigneur. Pour les femmes, cela allait tout seul, on n'en parlait pas; elles étaient gracieuses, affables, prévenantes; et même, sans qu'on leur plût, elles savaient plaire.

76 : Je donnerai le salon de chaque séjour des princes. Celui de Chantilly et celui de Villers-Cotterets sont remarquables.

77 : Pendant les deux années que je passai à Bièvre avec madame de Montesson, j'ai recueilli de bien bons avis qu'elle me donna. Je ferai son salon à cette époque du consulat.

78 : C'est la vérité: il y avait vingt-quatre colonels.

79 : La terre de madame la comtesse d'Estourmelle s'appelait le Fretoy.

80 : Elle raconte dans ses Mémoires que le jour où elle quitta l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son logement n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les appartements du Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant avec ce qu'elle souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes. (Tome II, page 167.)

81 : Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.

82 : Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui est estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal, brave, bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une bonne action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le marquis de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un cœur est heureux d'avoir pour ami.

83 : Son fils a la plus belle chevelure blonde qu'on puisse voir.

84 : Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au château de Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le fit élever avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il n'était pas riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le fit mourir dans une sorte de misère.

85 : Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de Louis XVI . Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en faisait grand cas.

86 : C'était l'époque des querelles des parlements.

87 : Théorie des sentiments moraux , etc., etc., suivie d'une dissertation sur l'origine des langues.

88 : Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la Révolution commença, en 87.

89 : Ceci a pourtant besoin d'être expliqué. Je ne donne pas à ma pensée une latitude entière, comme on le peut croire.

90 : Le portefeuille était la bourse de ce temps-là, à cause des assignats.

91 : C'est un datura plus vénéneux que les autres, dont la combinaison avec l'opium d'Orient donnait à l'instant même la mort... Depuis nous avons trouvé l'acide prussique. Il y a une femme nommée, je crois, madame Pigeon , et puis madame Tharin, qui a empoisonné onze personnes avec l'acide prussique. J'ai rencontré dans le monde une femme qu'on m'a dit être l'amie de madame Pigeon, de cette dame colombe, qui je crois trompa un médecin qui fut sa dupe. Je verrai à connaître cette affaire plus clairement.

92 : Ceci me rappelle un mot remarquable d'un paysan de Bourgogne... Le seigneur de ce village, anobli depuis vingt ou trente ans, parlait beaucoup de son désespoir d'être contraint à brûler SES TITRES ! Enfin, un jour il convoque ses paysans dans la cour de son château, et fait de cet auto-da-fé une cérémonie, dont le détail devait le sauver, à ce qu'il espérait, du comité révolutionnaire. Il arriva donc fort gravement, portant dans ses bras un énorme paquet de parchemins du plus beau blanc, avec des touffes de rubans verts et rouges, dont l'éclat annonçait le peu d'existence... et il les jeta dans un grand brasier, qui avait été allumé au milieu de la cour du château. Mais soit que les parchemins fussent humides, soit que le feu ne fût pas assez ardent, soit enfin que Dieu s'en mêlât, les malheureux parchemins ne voulaient pas brûler... Le marquis avait beau souffler, rien ne prenait. Enfin, un paysan s'approchant du feu, et le regardant alternativement, lui et les parchemins, avec ce sourire niaisement fin que les paysans de nos provinces savent si bien allier avec une apparente stupidité, lui dit en patois:

—Laissez-les, laissez-les, monsu le marquis... y ne breuleront pas ... y sont trop vards !...

93 : Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste avec l'époque.

94 : On doit avoir encore cette tapisserie au château de Louvois; elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante de cette histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois, elle y était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le château comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc, qui avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure, était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.

95 : Une épée était une chose indispensable dans la toilette et la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour le maître de maison chez lui ; mais aussitôt qu'il y était en cérémonie, il avait l'épée au côté... Cette coutume était une mode , on peut le dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne portait à la cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé quand on partait pour l'armée...

Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des gants . Un homme ne portait jamais de gants, si ce n'est à la chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses mains. Quant à elles-mêmes , il était censé qu'elles étaient toujours assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque, n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour vêtir la main d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y laisser leurs chevaux, S' ils oubliaient d'ôter leurs gants, les palefreniers avaient un droit dont ils usaient. L'un d'eux allait vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui qui avait oublié d' ôter ses gants . C'était une amende à laquelle il fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant aux mains... un piqueur allait couper une branche, et la donnait au chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende...

Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée, mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi. L'amende qu'on imposait me porterait à le penser.

C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut: Taglioni a dansé comme un ange!—Déjazet a fait Frétillon en original.—Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus, etc., etc.

Cette manière de retrancher l'épithète de madame ou de mademoiselle n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du champagne , mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.»

Et ainsi de suite!... Qu'on juge du reste d'après cela.

96 : Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société, dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir, une physionomie étrangère parmi mes autres portraits... Les exceptions confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je retrace, vous ne verrez une lutte corps à corps et sans frein entre un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux. Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu, serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de candeur et de bonté dont les blanches ailes cachent comme dans un sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil exemple!

97 : Je parle de la généralité.

98 : Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont demeurées profondément gravées dans mon cœur. J'ai visité le château de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité de madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement d'elle, mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour de ma pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine... J'ai longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny n'étaient qu'une même personne.

99 : Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les proverbes.

100 : Prières pour la Passion. VI e station. Jésus sur la croix.

101 : C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la biographie de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la femme angélique qui, ayant tous les avantages pour briller dans le monde, préférait la retraite et y était heureuse. Cette figure est un type à observer.

102 : J'en parle longuement dans mes Mémoires sur l'Empire . M. de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.

103 : C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire, dans le Salon de madame de Polignac , au premier volume.

104 : Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M. de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il était comme un enfant; il avait dû être fort joli dans sa jeunesse. Je ne l'ai jamais connu jeune.

105 : J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de M. de Catelan, pair de France sous la Restauration.

106 : Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de Balincourt que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny. Elle était la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se nommait mademoiselle de la Maisonfort.

107 : Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février 1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination dès le berceau... Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de Saxe [107-A] ; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui faire faire sa première communion... Après ses études, il entra dans le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en arrivant en France, il introduisit la discipline allemande dans son régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant chevalier des temps historiques de la France... au siége de New-York, il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable; jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher, qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il disait lui-même que rien ne devait coûter pour l'accomplir!... Un officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux soldats révoltés!... Il était fort habile comme chef militaire, et ses premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire, Francfort-sur-le-Mein... ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui suivaient l'armée, mais n'étaient JAMAIS à sa tête!... Rappelé à Paris au commandement de..., il se vit en même temps traduit au Comité de salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention... puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était absurde!... Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!... Il fut condamné par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles, ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite, comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces moments d'épreuves!... et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume dans le cœur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la mort se dresser entre eux!... Quelles heures l'infortunée passait ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari, le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps vers un même but... l'échafaud!... Madame de Custine la jeune est la mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais de toutes celles qui l'ont précédée.

Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un prêtre!... nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le moyen d'être moquables en étant atroces!... le général Custine mourut au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable...

«J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui; mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous laisse.»

Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie, de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de lui-même,

Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon.

Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!

107-A : Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la Guerre.

108 : Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux, car l'un était dissimulé.

109 : Les femmes avaient alors des coiffeuses . Ce ne fut que sous Marie-Antoinette que les coiffeurs furent admis. Léonard fut le plus fameux de tous: ce fut lui qui coiffa la vicomtesse de Laval-Montmorency avec une serviette damassée coupée par bandes!

110 : Je pourrais croire que madame de Genlis a été aigrie par la cause assez désagréable que je vais rapporter plus loin. Mais le même jugement a été porté par d'autres personnes, et celles-là désintéressées; j'ai longtemps cru que le vicomte de Custine était de cette autre branche dont il y a un colonel comte de Custine, encore existant aujourd'hui, et habitant Nogent-le-Rotrou.

111 : Les enfants du comte de Custine sont: l'un, madame la marquise de Brézé, et l'autre, son fils, jeune homme de la plus belle espérance, périt sur l'échafaud quelques semaines après son père.

112 : Cette lettre est copiée sur l'original cité par madame de Genlis elle-même .

113 : M. le vicomte de Custine fut depuis attaché à M. le prince de Condé, comme capitaine de ses gardes... Il a toujours affecté sa passion pour madame de Genlis; et si, en effet, elle n'avait pas connu la vérité, elle pouvait croire à cette feinte qu'il continua bien longtemps encore après la mort de son infortunée belle-sœur!...

Maintenant je dois dire ma dernière pensée sur cette étrange aventure qu'il faut plutôt, après tout, regarder comme une de ces fatalités que les Anciens supportaient comme envoyées par les Dieux, et sous lesquelles ils courbaient la tête. Le chrétien devait fuir et porter dans un lointain monastère cette blessure qui pouvait atteindre du même coup tant de cœurs innocents!... mais que le vicomte de Custine fut un monstre comme le prétend madame de Genlis, et cela parce que cette belle passion dont elle était l'objet apparent devenait nulle par cette révélation de la cassette de la comtesse de Custine! La femme chrétienne soutint même par-delà la mort son rôle admirable de la femme forte et même sublime dans sa vertu!... Ce silence et ces lettres laissées à la volonté de Dieu pour être révélées ou célées selon son décret! Toutes les fois que je relis cette histoire, je m'incline devant cette belle mémoire qui me présente une femme belle et jeune, morte à vingt-quatre ans dans toute la pompe de cour la plus heureuse! Que les mystères de Dieu sont grands!...

Le vicomte de Custine n'est peut-être pas aussi coupable que madame de Genlis le représente. Qui sait ce que cet homme a souffert? Qui sait les douleurs inconnues qui ont brisé son âme? Cette funeste passion ne fut pas partagée: la vertu sans tache de madame de Custine répond de son innocence. Il y a des secrets dans le cœur, il y a des secrets dans l'amour surtout qu'on ne peut pénétrer; tout ce qui est passion ne se révèle qu'à ceux qui sont initiés à ses mystères. Sans doute le vicomte de Custine, au premier coup d'œil jeté sur cet amour incestueux, est un homme affreux et coupable. Mais qui peut connaître, apprécier tout ce qu'il a souffert peut-être? L'esprit se confond devant les mystères du cœur. Taisons-nous et plaignons ceux qui aiment comme le vicomte de Custine. La pitié est un sentiment qu'on peut leur accorder avec certitude de n'avoir aucun tort.

114 : Madame la comtesse de Custine a laissé, comme je l'ai déjà dit, deux enfants, une fille et un fils. Le fils mourut sur le même échafaud que son père. Sa fille est madame la marquise de Dreux-Brézé, dont les vertus rappellent sa mère, et dont le fils, M. Scipion de Brézé, est l'un de nos plus habiles orateurs à la Chambre des Pairs: sa noble et courageuse conduite serait un titre de plus dans Une autre famille; dans la sienne, c'est tout simple... Son jeune frère, Pierre de Brézé, qui se fit prêtre à vingt ans, est l'un des plus honorables que compte le clergé français: il a, comme son frère Scipion, le talent de la parole; mais la sienne annonce seulement la loi de Dieu.

115 : Le prince Démétrius, l'aîné de mes oncles, avait été accueilli par le duc de Parme comme un allié, un prince fugitif ...; mon oncle y fut traité comme il avait été, au reste, en Piémont, qu'il ne quitta qu'à l'invasion des Français!...

116 : C'était un saint homme que mon oncle l'abbé de Comnène!... il édifiait ma maison par sa vénérable conduite. Ferme et constant dans ses opinions, dévoué aux Bourbons dont l'état lui imposait la loi de fidélité, jamais il n'y manqua pendant quinze années qu'il fut auprès de moi. Certes, s'il l'eût voulu, il eût été non-seulement évêque, mais archevêque, et, à l'époque du concordat de 1803, peut-être aurait-il eu le chapeau, si Junot avait sollicité pour notre oncle... Mais, parfaitement bon pour tout le reste, il devenait intraitable tout aussitôt qu'il était question de religion. J'ai su depuis que mon oncle appartenait à ce qu'on nommait alors la petite église (on appelait ainsi les ecclésiastiques qui n'avaient pas reconnu le concordat de 1802). Mon oncle était d'une austère piété, mais seulement sévère pour lui seul.

117 : Souvenirs en revenant de Gavarnie, à la grotte de Gèdres. Il dit ce mot en respirant l'odeur d'une violette.

118 : Je puis dire que j'ai souvent éprouvé les mêmes sensations, soit en Suisse, soit en Italie, et même en Espagne. Un beau pays, une scène de la nature comme la Suisse en déroule quelquefois dans les solitudes sauvages du Splugen ou la ravissante vallée de Misogno... Les Pyrénées aussi!... et même je puis dire qu'elles me frappent davantage et plus immédiatement que les Alpes, dans le jeu de leurs décorations naturelles!...

119 : Mademoiselle de Polastron.

120 : Madame de Montrond.

121 : En parlant de la société de Bièvre, je ne parle pas du salon de madame de Montesson à Paris . Cependant comme je la représente dans son atelier , et que je ne puis, en raison de la place, parler d'elle dans toutes ses positions, je parlerai de plusieurs personnes qui venaient en passant à Bièvre.

122 : Je n'ai connu que madame Panckoucke, qui pût rivaliser avec madame de Montesson pour le coloris et l'art avec lequel il faut grouper les fleurs pour qu'elles aient de l'air entre leurs rameaux et leurs couronnes.

123 : Charmante terre appartenant à madame d'Ambert, et située en Normandie.

124 : Maréchal, marquis de Bièvre. Il était né en 1747, et entra fort jeune dans les mousquetaires noirs. Cela ne prouverait rien en faveur de sa noblesse: à cette époque, l'admission dans ce corps-là était facile.

125 : Le parc de Bièvre a été probablement changé depuis cette époque, mais il était ainsi lorsque je le vis, en 1800.

126 : Conte charmant des Mille et une Nuits .

127 : Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans aucune des compensations.

128 : Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire, ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une introduction à elle-même.

129 : Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.

130 : Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne nous arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de nos perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au matérialisme.

131 : Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de Staël, ce que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à l'époque de Corinne et de l'Allemagne .

132 : C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle déclaration... Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame de Crouzas dit à M. Gibbon:—Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile:—Mais allons donc, M. Gibbon, relevez-vous donc.—Hélas! madame, je ne le puis!—Comment, vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.

133 : Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est une tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société entière l'avait reconnue.

134 : Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.

135 : Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.

136 : Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne avec plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été pour moi un ami, un père, et un ami et un père aimé .

137 : C'était le cocher de M. Necker.

138 : Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël, ce mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on pourrait dire.

139 : Mademoiselle de Conflans.

140 : Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la Gironde.

141 : Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés traîtres à la patrie.

142 : À la prise de la Bastille, il entendit parler avec véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le sang qui a coulé est-il donc si pur?»

143 : Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons pères et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui touchait et attachait à eux.

144 : Il paraît positif que Marat, dans les différents appartements qu'il a occupés, avait cette recherche dans une partie de son logement; et celle-là n'était ouverte qu'à peu de monde.

145 : Ce qui fit sortir M. de Lally-Tollendal de l'Abbaye au moment où les assassins allaient y porter la mort, fut sa noble défense en faveur d'un de ses compagnons d'infortune; le courage qu'il témoigna désarma les monstres. Tant il est vrai que tout ce qui est grand frappe toujours juste!