Title : L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui
Author : Walter Tyndale
Release date : October 23, 2012 [eBook #41155]
Language : French
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L'arrivée dans les eaux égyptiennes. || Premières impressions. || Une Égypte réaliste. || En chemin de fer vers le Caire. || Le mirage. || Les Pyramides de Gizeh.
L es grands paquebots accomplissent maintenant en trois jours la traversée Marseille-Alexandrie, et en deux jours celle de Naples-Alexandrie: ce progrès me paraît d'autant plus appréciable que, lors de mon dernier voyage en Égypte, il n'y a pas bien longtemps, j'ai eu à supporter quatre affreuses journées de malaise et d'ennui, entre Brindisi et Port-Saïd, à bord du courrier d'Asie. Ma patience était même à toute extrémité quand j'entendis enfin un passager, qui, de sa jumelle, scrutait l'horizon, s'écrier: «Voilà l'Égypte!». Prenant moi-même la lorgnette d'une 2 main fébrile, j'aperçus en effet la côte égyptienne, basse et plate.
Rapidement cette côte s'allongea; elle eut d'abord l'apparence de deux îles, puis d'une seule, et, l'un après l'autre, des îlots surgirent, puis disparurent, pour se montrer de nouveau à l'ouest. Sur la carte, je vis que presque toute la côte du Delta n'était qu'une étroite bande de terre qui séparait la Méditerranée des grands lacs salés.
La traversée touchait à sa fin. Nous avions laissé loin derrière nous le sombre hiver et la mer agitée: à présent le soleil resplendissait dans un ciel bleu, et une brise délicieuse rafraîchissait l'air chaud et sec.
Notre paquebot fendait les eaux verdâtres devant les Bouches du Nil; à droite s'étendait une terre basse au sable doré, et là-bas la silhouette d'un sémaphore et de nombreux mâts apparaissaient. Bientôt, une ligne grise se dessina au ras des flots, qui, imprécise d'abord, se révéla peu à peu comme une immense digue, derrière laquelle se dressèrent les maisons d'une ville.
Lentement le steamer glissa vers le quai; sur la passerelle retentissaient les ordres brefs; les lascars 3 allaient et venaient en criant, et les passagers, impatients, se préparaient à débarquer. Enfin les machines s'arrêtèrent, les ancres énormes coulèrent le long des flancs du navire qui stoppa dans les eaux tranquilles de la rade de Port-Saïd.
Quel moment d'émotion pour le nouveau venu! Là, de l'autre côté de ces sables, c'est l'Égypte, la terre de la Rivière Mystérieuse, le pays magique! la patrie des mosquées et des minarets, des turbans et des yashmaks , des Pharaons, des Pyramides et du Sphinx, du désert! l'antique patrie de tant de merveilles: débris mystérieux de ces temps lointains où un grand peuple vivait ici, sur le sable doré de ces rives enchanteresses, près de ce fleuve puissant!...
Les eaux tranquilles du port, d'un beau vert pâle, étaient si claires qu'on distinguait à une grande profondeur d'énormes méduses dont les bras s'allongeaient en tous sens.
A l'orient, le soleil disparaissait dans une splendeur sereine. Aucun nuage ne tachait le ciel dont l'azur, à l'ouest, se nuançait de vert, puis de jaune, jusqu'à devenir une grande nappe d'or d'une imposante majesté.
« East is East, and West is West, and never the twain shall meet » [1] .
Ici même, sur l'eau, avant le débarquement, tout me parut étrange et pittoresque. A peine notre grand navire était-il arrêté qu'une quantité de barques l'entourèrent, remplies d'indigènes qui criaient, gesticulaient; certains d'entre eux présentaient leurs marchandises, fruits, cigares, colliers de perles et plumes. D'autres canots étaient remplis de jeunes garçons qui faisaient des plongeons fantastiques pour attraper les pièces d'argent lancées du pont par les passagers: comme des anguilles, ils disparaissaient sous l'eau pour reparaître quelques instants après, de l'autre côté du paquebot, la pièce brillant entre leurs dents blanches. Dans une barque, des rameurs chantaient cette chanson du pays dont le refrain est devenu chez nous le fameux « ta-ra-ra-boom de aye », autrefois si populaire dans les cafés chantants.
Enfin nous débarquons sur le sol égyptien. Le plaisir et l'émotion qu'on éprouve en arrivant dans un pays étranger sont en grande partie gâtés par la lutte que l'on a à soutenir contre les bateliers, commissionnaires, 5 portefaix, portiers d'hôtels et agents de toute sorte qui, sans aucune considération pour votre nervosité, se livrent à un véritable assaut de votre personne et de vos bagages. L'agence Thomas Cook et Fils a fait beaucoup pour rendre le débarquement moins pénible et, grâce à elle, on se tire d'affaire assez facilement et avec une grande économie de temps et d'argent. Encore est-il pour l'instant inutile d'essayer de penser à l'Égypte du passé, car l'Égypte du présent absorbe toute votre attention. Je savais que Port-Saïd n'offrait aucun intérêt au point de vue artistique et j'avais décidé de négliger cette ville et d'en partir par le premier train à destination du Caire.
Une bonne partie du voyage se fait à travers un pays d'apparence misérable, avec, à droite, le lac de Menzaleh à moitié desséché, et, à gauche, le désert d'Arabie qui s'étend de l'autre côté du canal de Suez. Il semblait vraiment que nous ne verrions jamais la fin de ce canal, et toute son importance au point de vue commercial ne pouvait m'empêcher de remarquer sa laideur. Je parvins cependant à le faire disparaître de mon horizon et à ne plus voir que le grand désert qui relie l'Égypte à la Péninsule de Sinaï. 6 C'était du reste la première fois que je voyais le désert; depuis, j'ai passé des mois dans sa solitude, mais cette première vision reste dans ma mémoire avec un relief particulier. Ce paysage, pensais-je, est celui-là même que parcoururent l'Enfant Jésus, Marie et Joseph quand ils vinrent chercher en Égypte un refuge contre la fureur d'Hérode. En quel endroit traversèrent-ils l'immensité qui s'étend devant moi? Marie était-elle semblable à cette femme fellah qui se dirige à dos d'âne vers la station? En tout cas, la robe qui se portait alors n'a guère subi de modifications.
Dix ans plus tard, je refaisais le même voyage, me rendant de nouveau au Caire par la même route. Le tramway à vapeur qui reliait autrefois Port-Saïd à Ismaël était remplacé par des trains composés de wagons Pullman, avec salons et restaurants. Quelques vilaines constructions ça et là, quelques réclames criardes étaient en outre les premiers avertissements de la prospérité du pays...
A l'Est, le paysage n'avait guère changé, mais, regardant à l'Ouest, je fus fort étonné de la transformation du désert. Là où je me rappelais n'avoir vu qu'une solitude aride, j'apercevais maintenant 7 des lacs avec des îles couvertes de palmiers. C'était bien l'époque de la crue du Nil, mais j'étais certain que les eaux ne pouvaient s'étendre à une pareille distance. Je consultai ma carte qui ne m'apprit rien. M'adressant alors à un Égyptien assis près de moi, je lui demandai si les eaux recouvraient toujours cet espace. Il me répondit tranquillement: «C'est le mirage!»
Ce n'est qu'après avoir passé Zakazik que le voyageur s'aperçoit qu'il est dans le Delta, et qu'il se souvient du mot d'Hérodote: «L'Égypte est un don de la rivière», car, bien que le Nil ne soit pas visible avant Beulia, on sent déjà ici son influence fécondante. La campagne est fort belle, boisée et sillonnée de nombreux cours d'eau. Les ruines de Bubastis qui sont près du Zakazik furent déblayées par le professeur Naville, il y a quelque vingt ans, mais si elles présentent un intérêt assez grand pour l'archéologie, leur aspect est peu pittoresque et ne retient guère l'attention du voyageur. Bulak, vu de la gare, n'est nullement intéressant, et le voyageur, si près du Caire, ne songe guère à s'arrêter là. Vingt minutes encore, et, jetant les yeux à droite, vous apercevrez enfin les Pyramides de Gizeh. De cette distance, on 8 apprécie difficilement leur grandeur: cependant je sentis, quant à moi, mon cœur battre avec plus de force et je crois que rien au monde n'aurait pu, à ce moment, me distraire de ma contemplation!
Le train roule à toute vapeur. Le Delta maintenant se rétrécit, les deux chaînes de collines qui enserrent la vallée du Nil se précisent à la vue, et la mosquée de Mohamet Ali, apparaissant au-dessus de la citadelle, annonce au voyageur qu'il arrive au Caire.
«Modern-Cairo» et le Vieux-Caire. || Influences européennes. || Art mauresque et Art nouveau. || Les bois sculptés des anciennes fenêtres. || Les Fontaines publiques. || La Maison-Mosquée.
L e voyageur qui, arrivant au Caire, s'imagine qu'il va se trouver enfin dans le décor d'une ville orientale, s'expose à une déception. La partie de la ville qu'on traverse pour se rendre de la gare à l'un ou l'autre des hôtels, ne ressemble pas plus au vieux Caire que Londres ne ressemble à Pékin. Aucune des maisons qui s'y trouvent n'a quarante ans d'existence, et, d'autre part, je suis bien convaincu que ces misérables bâtisses s'écrouleront quelque jour prochain. Leurs constructeurs avaient, tout près de là, pour les inspirer, de merveilleux modèles de l'art oriental le plus pur, mais le mot fatal d'Ismaël: «L'Égypte fait partie de l'Europe» tourna sans doute 10 leur attention vers Paris, et nous retrouvons ici une malheureuse imitation de l'art nouveau , ou bien,—ce qui est peut-être pire,—des reproductions honteusement dénaturées de style mauresque .
Vous verrez les hôtels «remplis de tout le confort moderne», comme leurs réclames l'annoncent si bien (sans parler de leurs prix fantastiques); mais, hélas! vous n'y rencontrerez rien de vraiment oriental, à l'exception du personnel domestique qui porte la robe blanche, la ceinture rouge et le fez.
Mais demain, dans les vieux quartiers, vous pourrez enfin admirer dans toute sa beauté le véritable Orient, et ce que vous verrez dépassera votre attente. Les deux ou trois kilomètres qui séparent votre hôtel du Khân Khalîl séparent aussi de l'Occident l'Orient.
Que de changements depuis mon dernier voyage ici! Le canal qui traversait la vieille ville, du nord au sud, a été comblé et une ligne de tramways électriques suit son ancien cours. Nombreuses sont les fenêtres meshrebiya qui ont été remplacées par des cadres en bois de Suède, et plus nombreuses encore les vieilles maisons qui ont été, soit démolies et puis reconstruites, soit «modernisées» jusqu'à complète 11 métamorphose; et cependant, même ici, il reste encore assez de l'Orient pour enchanter l'imagination et pour fournir à l'artiste maint sujet de tableau.
En quittant l'Ezbekiyeh, qui est le centre du quartier européen, une petite rue, derrière l'hôtel Bristol, vous conduira, à travers un labyrinthe de passages étroits, jusqu'au Suk-ez-Zalat. Un guide vous sera nécessaire, car déjà le plan bien ordonné des villes modernes a disparu et les rues en zigzag aboutissent souvent à un cul-de-sac.
Une fois au Fouyatieh, vous vous trouvez tout à fait dans le vieux Caire. Une mosquée et une rangée de maisons aux fenêtres défendues par des grillages de bois sculpté enchantent de suite le regard. Une porte en retrait ouvre sur la cour d'une maison cairote habitée autrefois par un riche marchand et louée aujourd'hui par chambres ou petits logements. Si vous avez eu la chance de tomber sur un guide habitué à conduire des artistes, il pourra vous montrer quantité de maisons semblables et fort intéressantes. Je désire nommer ici le brave homme qui m'accompagna dans mes recherches du pittoresque, dans tous les coins et recoins du Caire. Il s'appelle Mohammed el Asmar, mais il préfère le 12 nom de Mohammed Brown (Brun) qui est la traduction anglaise de Asmar. «Et ne suis-je pas vraiment brun?» demande-t-il pour justifier son surnom. Grâce à Mohammed, je me suis servi pendant quelque temps de la cour de ces maisons comme d'un atelier. Il m'y amenait des porteurs d'eau, des petits marchands ambulants, et des ânes, des chameaux, tout le pittoresque enfin des rues du Caire. Pendant qu'il discutait et marchandait avec mes modèles, je peignais les arabesques de la porte et de ravissants modèles de sièges meshrebiya .
Meshrebiya est le nom arabe du bois sculpté, tourné, si admirablement travaillé, et dont on fait généralement des paravents, des grillages de fenêtres et toute espèce de meubles. Placés devant les fenêtres, les grillages laissent passer l'air, adoucissent la lumière éclatante du jour, et permettent aux femmes de regarder ce qui se passe au dehors, sans être vues elles-mêmes par des yeux indiscrets. Cela est bien dans une ville mahométane où l'ombre est une nécessité et la réclusion une loi, mais cela ne va plus, on s'en doute, sous un autre ciel. Une quantité fabuleuse de ces meubles et de ces fenêtres de bois ont été achetés par des marchands qui les ont revendus à 13 des touristes européens. Ceux-ci, une fois chez eux, firent à leur fantaisie usage de ces bois sculptés. Je pourrais citer un cas où toutes les superbes boiseries d'une vieille maison cairote pourrissent dans un grenier, en Surrey, depuis quelque quarante ans, époque à laquelle celui qui les acheta sottement les apporta en Angleterre. Frappé par leur beauté quand il les vit dans leur cadre propre, il crut que son architecte parviendrait à s'en servir avec avantage pour une maison qu'il s'apprêtait à construire, mais il fut vite détrompé.
Malheureusement les vieilles boiseries ainsi achetées au Caire, n'y sont jamais remplacées: les anciens quartiers étant malsains, les propriétaires les abandonnent, et, dès qu'ils le peuvent, se font construire dans les nouveaux quartiers une maison de style bâtard.
Continuons notre promenade le long de Suk-ez-Zalat. L'intérêt va grandissant à mesure que nous approchons du centre de la ville. La rue, très étroite, est encombrée de gens, de bêtes et de choses. Le soleil l'envahit petit à petit; tous les marchands ont baissé leurs stores.
Nous avons maintenant atteint El Nahassin où la 14 vie et le mouvement sont tout aussi pittoresques, où la beauté et l'intérêt augmentent encore, car bientôt voici à notre droite les dômes et les minarets du groupe de mosquées qui entourent le Muristan. De la Sebil [2] Abd-er-Rahman, on peut à merveille considérer ce centre de l'activité cairote, tumultueux et si divers.
Les différentes Sebils sont une des caractéristiques du Caire. Autrefois elles fournissaient presque toute l'eau à la ville; aujourd'hui ce sont de simples fontaines où le passant se désaltère. Elles sont maintenues grâce à des donations religieuses. Au-dessus d'elles, dans les maisons, se trouvent des écoles, et le chant des enfants qui récitent le Coran s'envole par les fenêtres ouvertes.
Ce qu'on voit des marches de cette Sebil offre un joli sujet de croquis. A gauche, un ancien palais, et, plus loin, des maisons qui tombent presque en ruines. Les grillages en bois des fenêtres sont en piteux état, et, ça et là, un vieux morceau d'étoffe tient lieu de vitre. Les ornements sculptés de certaines fenêtres pendent misérablement et restent suspendus en 15 l'air jusqu'à ce qu'un coup de vent plus fort les fasse tomber à terre. Cet état de ruine se rencontre bien quelquefois dans nos villes européennes, mais seulement dans de pauvres quartiers abandonnés: ici, le contraste est frappant, car la rue est envahie à toute heure par une foule compacte, et, au rez-de-chaussée de ces maisons, vous voyez des marchands de toute sorte affairés au milieu d'une nombreuse clientèle. Mais tout se passe dehors, sur le seuil des maisons et non point à l'intérieur. Des aliments variés sont vendus à des gens qui les consomment en pleine rue, côté de l'ombre en été, côté du soleil en hiver. Les hommes sont assis devant les boutiques des cafetiers, fumant leur nargileh et buvant lentement leur café, et il ne leur viendrait jamais à l'idée d'entrer dans ces boutiques, dont l'intérieur n'est souvent qu'un petit réduit, si exigu que le marchand lui-même y trouve à peine assez de place pour se retourner.
C'est sur le seuil de sa porte, ou sur un banc à côté, que le barbier rasera une tête, saignera un malade ou arrachera une dent. C'est également en plein air que s'installe l'écrivain pour préparer des contrats, ou écrire une lettre d'amour que lui dicte une jeune 16 personne voilée accroupie auprès de lui dans la poussière.
Les plus graves questions se règlent dehors: tel homme battra sa femme si elle se permet de traverser la rue sans voile, mais le père de cette femme, avant de la donner en mariage, discutait, en pleine rue et entouré de nombreux voisins, les conditions du mariage et la somme qu'on lui paierait pour sa fille. Et la foule, amusée et intéressée, prenait part à la discussion!
Cet endroit se trouvant dans une des principales artères de la ville, le trafic y est considérable, et rien ne pourrait être plus intéressant que de contempler ce va-et-vient dans tout son pittoresque et toute sa couleur orientale. Quel contraste avec la tristesse sombre d'une foule anglaise dans une rue de Londres!
Continuons notre promenade. Cette vieille maison est belle! Au moment même où nous nous arrêtons pour l'admirer, un grillage de fenêtre s'ouvre et un vieux Cheik crie que l'heure de la prière est arrivée. Immédiatement, du haut de tous les minarets, des voix sonores, voix de muezzin , crient: « La ilaha ill' allah, wa Muhamed rasul allah! »
Le vendredi, à cette heure, beaucoup de boutiquiers ferment leurs magasins, et, en compagnie de leurs clients, se rendent à la Duhr , ou prière de midi. Mais pourquoi est-ce de cette maison que le muezzin a donné le signal de la prière? Ma curiosité était grande pendant qu'assis dans un petit café en face, je prenais un croquis de l'immeuble en question. Le fidèle Mohammed Brown, qui jusqu'alors était resté assis à côté de moi, éloignant les gamins et les mouches, se leva brusquement, dit au cafetier de prendre sa place, traversa la rue en courant, et, ôtant ses sandales, disparut sous le porche. Il ne revint que vingt minutes plus tard, s'excusant de m'avoir quitté ainsi: il avait complètement oublié que c'était vendredi; l'appel à la prière lui avait soudain rafraîchi la mémoire et il avait à peine eu le temps de faire ses ablutions avant de prendre part à la Duhr .
J'appris alors que le sujet de mon croquis était une mosquée à laquelle était contiguë la maison du cheik, celle-ci cachant si bien le bâtiment religieux qu'il était nécessaire de faire l'appel à la prière par la fenêtre de la chambre à coucher. La manière dont l'architecte est parvenu à unir la maison et la vieille mosquée, est simplement merveilleuse. Bien qu'une 18 partie des ornementations en bois aient disparu, il en reste encore suffisamment pour faire de cette maison une des plus pittoresques du Caire. C'est une véritable chance qu'il se soit trouvé juste en face un petit café où j'étais en fort bonne position pour peindre. Afin d'obtenir une autre vue des mosquées, derrière cette maison, il me fallut traiter avec un marchand de cannes pour qu'il me permît de monter sur son comptoir. Après une longue discussion, Mohammed m'obtint cette permission moyennant le paiement de cinq shillings (6 fr. 25), et il fut convenu que j'aurais droit à ce comptoir pendant cinq journées consécutives. Le marchand insista alors pour être payé d'avance de toute la somme, ce qui me rendit quelque peu soupçonneux, mais, ayant trouvé des témoins, je consentis enfin à risquer le paiement. Pendant toute la matinée, mon marchand de cannes se tint assis beaucoup plus près de moi que je ne l'eusse désiré. En arrivant, le lendemain matin, je trouvai la boutique fermée et j'en concluais que j'avais été roulé, lorsqu'un voisin s'approcha et me remit la clé en m'annonçant que «Moustapha des cannes» me laissait la place pendant toute une semaine qu'il passerait lui-même à la campagne, chez des 19 parents. «Après tout, remarqua le voisin, son comptoir lui rapporte davantage de cette façon, car la vente des cannes est très mauvaise en ce moment, et puis il y a de nombreuses années qu'il n'a vu sa famille.»
Allons maintenant à la mosquée du Sultan Barkuk et admirons le portail de marbre et la porte de bronze à côté du tombeau de Mohammed en Nasr et du Muristan, hôpital construit par le sultan Mausur Kalaun, vers la fin du XIII e siècle. Ce célèbre sultan Mamelouk fit bâtir cet hôpital en témoignage de reconnaissance après avoir été guéri d'une grave maladie. Sa mosquée et son tombeau sont situés à côté de l'hôpital; nous reviendrons plus tard sur ce superbe groupe.
Si mon lecteur est un voyageur expérimenté, il sait visiter une ville, mais s'il vient en Orient pour la première fois, je l'engage à donner à tout ce qui vaut la peine d'être vu beaucoup plus de temps que les guides ne le conseillent.
L'ennui qui se lit sur la physionomie de presque tous les touristes quand on les fait courir d'un endroit à un autre, et leur désespoir lorsqu'on leur déclare, après une journée de fatigue, qu'avant de rentrer 20 à l'hôtel il y a encore quelque chose à voir , justifie, je crois, ma conviction que fort peu de personnes connaissent l'art de voyager .
Ayez pour vos yeux et votre cerveau autant de considération que pour vos jambes, et n'essayez pas de voir en un jour plus que vous ne pouvez voir: ainsi vous remporterez de vos voyages une impression et des souvenirs plus agréables.
Étudier le mouvement et la vie des rues, les différentes industries, les marchandises exposées devant les boutiques et les bazars, les curieux costumes des hommes et des femmes qui vendent et qui achètent, flânant au soleil, en hiver, assis par groupes, à l'ombre, pendant l'été: voilà au moins de quoi remplir utilement une première matinée.
Le marché aux cuivres. || Le Bazar des orfèvres. || Le Bazar Turc. || L'art de vendre bien, ou les petites habiletés des marchands cairotes. || Un sujet de tableau qui ne veut pas se laisser peindre.
E n nous rapprochant du Muristan, nous ne tardons pas à nous apercevoir que nous sommes maintenant au cœur du Nahâssin , au Marché des Cuivres. Jusqu'à présent, les devantures des magasins avaient offert à nos regards des produits variés, mais ici le cuivre domine. Tout comme autrefois, d'habiles ouvriers martellent des récipients aux formes étranges, dignes d'orner la cuisine et l'office de quelque Haroun-al-Raschid. J'aime à voir combien cet art ancien est encore vivant; ces cafetières et bouillotes modernes ont toujours les belles et gracieuses lignes des anciennes, et elles sont travaillées par les artisans cairotes pour les gens du pays eux-mêmes, 22 non pas seulement pour tenter le touriste qui passe. De fait, je n'ai jamais vu un Firangi (étranger) acheter ces ustensiles, trop encombrants sans doute pour prendre place dans la valise; ou peut-être est-ce simplement que le marchand et le drogman n'ont pu se mettre d'accord sur la commission que ce dernier toucherait en cas de vente?
Les étalages qui se trouvaient jadis au pied des deux mosquées ont maintenant disparu, ce qui, au point de vue du pittoresque, est regrettable. Un peu plus loin, un coude brusque nous conduit au Bazar des Orfèvres. Les différentes artères qui le sillonnent sont tellement étroites que deux personnes ne peuvent y marcher de front. Les boutiques ressemblent à des armoires et leur devanture n'a guère plus de 1 mètre à 1 m ,40 de largeur. Le plancher est à 60 centimètres environ au-dessus du sol et sert de siège aux clients. Cette extraordinaire petite boîte (c'est le mot) sert à la fois d'atelier et de magasin; le guhargi ou orfèvre passe ici toute sa journée, assis, les jambes croisées, sur un petit tapis, et il n'a vraiment aucune raison de se lever, car toutes ses marchandises et ses outils sont à portée de sa main, et, quand il désire une tasse de café ou de thé vert, il lui 23 suffit de frapper ses mains l'une contre l'autre pour qu'un boy la lui apporte. Son apparence ne diffère guère de celle de son voisin du Marché au Cuivre, mais ses vêtements nous indiquent qu'il n'est pas un descendant du Prophète. Le samedi, presque toutes ces petites boutiques sont fermées, et si vous pouvez déchiffrer les noms écrits au-dessus des portes closes, vous n'y trouverez ni Hassan, ni Mohammed, mais Ibu Yusef , Ibrahim ou Ben Sandi qui témoignent silencieusement que ces israélites continuent d'observer les lois de leurs aïeux.
Excepté les jours du Sabbat, ces ruelles qui composent le Sük-es-Sâïgh sont presque impraticables. Pendant des heures entières, des femmes restent assises sur le Mashaba , c'est-à-dire le rebord du plancher, à regarder l'artisan qui travaille un bijou qu'elles ont commandé, ou à marchander une autre pièce. La patience du commerçant est inlassable. J'en ai vu qui, après avoir montré leur stock tout entier à une cliente qui partait enfin sans rien acheter, lui disaient aimablement au revoir et la priaient de revenir dans des termes pleins de gracieuseté. Les robes de soie du marchand, aux couleurs variées, contrastent étrangement avec le vêtement noir de l'acheteuse. 24 Celle-ci abrite son visage derrière un voile. Elle peut venir ici, en public, vendre ses bijoux et personne n'aura la moindre idée de sa personnalité. Si un homme, au contraire, venait vendre son argenterie et ses bijoux, tout le bazar saurait en quelques minutes qui il est, et discuterait avec animation les pertes l'obligeant à se séparer de ses biens,—car le Cairote est toujours fort curieux de tout ce qui touche aux questions d'argent.
Vraiment le Yashmak (voile des femmes) avec son cercle de cuivre, n'est pas gracieux, mais il excite la curiosité, et l'on se dit que si le nez, la bouche et le menton de telle femme sont aussi jolis que ses yeux, elle doit être remarquablement belle. La modestie l'oblige à cacher les lignes de son corps sous un long châle noir, mais elle s'entoure de ce châle d'une façon si artistique que son charme y gagne plutôt qu'il n'y perd. A l'encontre de sa sœur européenne qui se pare avec extravagance précisément pour paraître en public, elle garde ses robes aux brillantes couleurs et ses beaux colliers pour les seuls yeux de son seigneur, et de quelques amies intimes qui viendront les admirer dans la paix et la discrétion du harem.
A mesure qu'on avance dans ce bazar, l'air devient de plus en plus lourd et vicié; on voudrait en sortir. Des femmes fellah qui encombrent la ruelle, se jettent pêle-mêle dans l'armoire qui sert de boutique à l'orfèvre Mousa. Et lentement, arrêté par maint obstacle, on arrive enfin à la rue Nahâssîn où l'on respire de nouveau l'air pur.
Presque en face de nous maintenant, se trouve l'entrée du Bazar turc appelé Khân Khalîl . Construit en l'an 1300 par le Sultan mamelouk El Ashraf Khalîl, il est depuis cette époque le centre commercial de la vieille ville, bien que son importance ait fort diminué du jour où plusieurs de ses gros commerçants ont installé de somptueux magasins très modernes dans les nouveaux quartiers. Cet endroit est, de toute la ville, certainement le plus curieux, et celui où la vie est le plus intense. A droite, vous passez d'abord devant des marchands de tapis qui vous invitent poliment à entrer, tandis qu'à gauche les commerçants en soieries vous prient non moins aimablement d'examiner leurs kuffiyehs , ou châles de soie que les Syriens portent généralement autour de la tête en guise de turban. Si vous paraissez être tenté, un Cingalais vous soufflera dans l'oreille que 26 vous feriez bien mieux d'entrer chez lui, ses prix étant de cinquante pour cent meilleur marché que ceux de son voisin le Mahométan. Vous passez et vous vous trouvez à la porte d'une boutique de pantoufles d'où vous apercevez toute une rangée d'escarpins rouges ou jaunes, empilés sur les comptoirs et sur le plancher, accrochés en grappes au plafond et aux stores, autour des portes, partout! Le rouge domine, et c'est incontestablement la couleur que le Cairote préfère, en matière d'escarpins. Les escarpins jaunes viennent presque tous de Tunisie et du Maroc et sont achetés par les paysans. De grands rouleaux de cuir rouge sont empilés dans les petites boutiques où les ouvriers travaillent avec ardeur, coupant et cousant, couvrant le plancher de monceaux de déchets.
A peine un étranger paraît-il qu'un marchand lui met sous le nez une paire de pantoufles en criant: «Seulement deux shillings!»—«Entre et vois ma boutique!»—«Very cheap!» Vous avez beau lui déclarer que vos bagages sont déjà pleins d'escarpins, que vous en avez donné à tous vos parents, amis et connaissances, il ne se laisse pas décourager et insiste sans tarir, jusqu'à ce que vous lui échappiez en pénétrant chez le marchand de tapis. Celui-ci avait 27 du reste l'œil sur vous; un magnifique tapis est déroulé pendant qu'un autre, habilement jeté derrière vous, coupe votre retraite. «J'ai horreur des tapis rouges!» criez-vous avec désespoir, et, pendant que le marchand en déroule un vert, vous bondissez dehors; mais le Cingalais se retrouve alors devant vous avec de nombreux kuffiyehs jetés sur son épaule: tout en vous complimentant d'avoir échappé à son voisin «Hussein», qui voulait vous vendre des marchandises défraîchies, il déploie artistement le châle qui, sans aucun doute, comblera vos désirs. Il a entendu vos remarques sur les tapis rouges, et il dit en faisant miroiter de jolies couleurs: «Ici pas de mauvaises teintures allemandes». Il voit de suite que la combinaison de couleurs vous plaît; malgré toutes vos résolutions de ne rien acheter, vous vous laissez aller en effet à demander le prix: «Seulement seize shillings!» répond le Cingalais avec confiance, tout en s'assurant, par des regards anxieux, qu'aucun autre marchand ne l'a entendu offrir sa marchandise à si vil prix! Sans faire attention à votre mécontentement, il vous exprime doucement les raisons qui le poussent à faire un tel sacrifice; un service en vaut un autre et il espère bien que vous parlerez de lui et 28 que vous donnerez son nom et son adresse à tous vos amis. Puis, d'une voix plus forte et en scandant les mots, il ajoute: «Viens sans le drogman!». Ne pouvant vous débarrasser de cet importun, vous avez enfin recours à des paroles fort rudes qu'il reçoit du reste avec un tel sourire que c'est à croire qu'il les aime. Enfin, et comme dernière ressource, vous lui offrez un tiers du prix qu'il demande, pensant qu'une insulte aussi sérieuse aura quelque effet sur lui, mais ce bon commerçant enveloppe tranquillement le châle dans un papier et vous le tend, vous en offrant même un second à ce prix! Et soudain il disparaît, vous laissant le paquet dans une main et une douzaine de ses cartes dans l'autre, et vous vous demandez comment il a pu céder si facilement, sans chercher à obtenir quelques shillings de plus. La raison n'en est pas difficile à trouver. Un groupe de touristes qu'il n'avait pas un moment perdu de vue, vient d'entrer chez le marchand de tapis et en ressortira à un moment ou à un autre par la porte située en face de son magasin. Il ne va pas perdre son temps et discuter pour quelques shillings, alors qu'il entrevoit tout à coup la possibilité de gagner une grosse somme.
Il est certain que l'assaut continu de tous ces 29 vendeurs gâte un peu le plaisir d'une visite au Khân, visite qui sans cela serait charmante en même temps qu'elle est des plus intéressantes.
Le porche par lequel on pénètre dans le quartier des cuivres, avec son ornementation serpentine, est très beau. Les couleurs originales ont presque entièrement disparu, mais ce qu'il en reste s'harmonise d'une façon charmante avec le brun et l'or pâle des pierres sculptées. Il serait difficile d'imaginer un cadre plus ravissant, ou mieux approprié aux lampes, vases, cache-pots et services en cuivre ciselé, exposés sur des étagères de chaque côté de l'entrée. De grandes lampes pendent tout le long de l'allée qui conduit au porche, et c'est vraiment un spectacle merveilleux. Mais où s'asseoir pour essayer de peindre tout cela? Certes, mon fidèle Mohammed Brown est un homme de tact, mais toute son ingéniosité même arrivera-t-elle à me rendre la chose possible? Il paraît peu aisé d'obtenir un croquis, à moins de s'installer au beau milieu de la rue, mais l'importance du trafic et l'agitation sont telles qu'il faut vite y renoncer. Nous fûmes en la circonstance obligés de nous entendre avec un marchand qui me permit de m'installer sur son comptoir et qui, avec une partie de ses meubles, 30 éleva une barrière entre moi et un attroupement qui s'était déjà formé, les gens se demandant avec curiosité ce que j'allais faire. A cette époque, ma connaissance de la langue arabe était nulle, j'ignorais donc de quel talisman mon dévoué guide s'était servi pour obtenir du boutiquier qu'il capitulât si facilement et qu'il s'intéressât tant à mon sort. Non seulement cet homme chassa la foule, mais il me servit du thé et m'apporta des cigarettes. Toutes ces attentions m'embarrassèrent vraiment, car j'avais entrepris un travail de longue haleine et je n'étais pas en position de lui acheter la moitié de ses lampes pour le compenser de tout le mal que j'allais lui donner. Cependant, bientôt toutes mes pensées furent absorbées par mon travail et ce brave homme cessa d'exister pour moi. Impossible de concevoir travail plus difficile ou plus énervant. A peine avais-je dessiné un somptueux lampadaire et commençais-je à l'habiller de ses premières couleurs, qu'un touriste demandait justement à examiner cet objet! Au moment même où je me réjouissais qu'un rayon de soleil éclairât un certain coin de mon sujet, un store s'abaissait brutalement et le plongeait dans l'obscurité. Le bruit fait par ce store rappelait aux autres 31 boutiquiers que le moment était venu de baisser les leurs, et en quelques minutes la plus grande partie de mon sujet n'était plus visible, et le peu qui en restait se trouvait éclairé d'une façon si différente que j'étais obligé de renoncer à la tâche.
En rentrant à l'hôtel, je demandai à Mohammed comment il s'y était pris avec le marchand: «Oh! répondit-il, je lui ai d'abord dit que vous étiez un neveu de Lord Cromer; ensuite je lui ai fait comprendre quelle énorme réclame ce serait pour lui quand tous les gens les plus puissants du Caire verraient votre tableau.» Je déclarai à ce zélé serviteur que je n'avais aucun désir de me faire passer pour ce que je n'étais pas, à quoi il répondit tranquillement: «Eh bien! maître, quand vous aurez fini, je lui dirai que c'étaient des mensonges».
Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est que dans un pays où le mensonge est employé couramment, il se trouve une seule personne prête à croire quoi que ce soit.
Une bonne provision de cigarettes m'aida le lendemain à entrer plus avant encore dans les bonnes grâces du marchand de lampes et de ses nombreux amis et parents qui vinrent curieusement jeter un 32 coup d'œil sur mon travail. La fumée eut aussi l'avantage de chasser les mouches. Chaque nouvel arrivant désirait m'aider et m'être agréable, soit en éloignant un gamin qui tâchait de se glisser jusqu'à moi, soit en recommandant à un boutiquier voisin de ne pas déranger ses marchandises avant que j'aie fini de les peindre. J'aurais préféré me passer de cette assistance, car si je commençais à peindre le costume de tel passant ou la pose de tel autre, mes amis et admirateurs criaient à ces gens de se tenir tranquilles: «Il fait briller ta vilaine figure comme un vase de cuivre neuf!»—«Tu seras admiré par toutes les belles dames étrangères qui verront le tableau!» et autres remarques spirituelles qui avaient généralement pour résultat de faire fuir mon modèle, ou, pire encore, de l'amener auprès de moi, anxieux qu'il était de voir ce que je faisais de lui. La renommée de ma parenté avec le célèbre Proconsul s'était rapidement ébruitée, et tous les boutiquiers venaient mettre à ma disposition leurs magasins et leurs marchandises, me suppliant de les peindre. Il fut bientôt connu que je venais pour travailler et non pour faire des achats, et, à partir de ce moment, les rabatteurs et les vendeurs me laissèrent la paix, et le Khan-el-Khalil 33 devint un des endroits où je pus peindre avec le plus de plaisir.
Revenons maintenant à notre itinéraire. Une rue nous conduit du Bazar turc à la Muski , la rue de la Paix du Masr el Kahira , l'artère la plus importante coupant la vieille ville de l'est à l'ouest. L'influence européenne a malheureusement envahi cette rue au point de lui faire perdre son côté le plus pittoresque. Remontons le Muski quelques instants et tournons à droite: nous voici à présent dans un calme relatif fort agréable et qui sied au quartier de l'Université dont nous approchons. Cette rue est justement celle des libraires, El Sharia el Halwayî , pour lui donner son nom arabe. De nombreux exemplaires du Coran, de vieux commentaires et livres classiques sont rangés par rayons, et le «Kutbi», le libraire, qui est souvent un cheik instruit, presque un savant, se comporte avec dignité et ne fait aucun effort pour attirer le client. Nous approchons du grand centre savant de l'Islam.
Gamia el Azhar. || L'art de restaurer les monuments. || Les «medresseh». || Le Bazar des Parfums et celui des Épices. || La grande mosquée «El Muaiyad». || Une Porte historique. || L'homme-fontaine. || Le portrait de l'eunuque.
L 'entrée principale de l'Université, Gâmia el Azhar, est bientôt visible. Sachant que la Mosquée-Université fut fondée au X e siècle, on est surpris de se trouver en face d'une construction d'apparence moderne. De nombreuses restaurations et de continuels agrandissements ont fait disparaître presque entièrement les traces de l'édifice qui fut élevé par le Grand Vizir du premier calife Fatimid. S'il est permis de déplorer la perte du pittoresque détruit par la main du restaurateur, ici comme dans beaucoup d'autres mosquées, il faut cependant reconnaître que, sans ces travaux, nombreux seraient les beaux édifices qui auraient cessé d'exister ou qui ne seraient plus qu'une 36 masse informe de ruines. Les revenus des mosquées, qui ont considérablement augmenté, permettent aujourd'hui des travaux importants à la tête desquels se trouve heureusement un architecte de grand talent, Herz Bey, qui a consacré toute sa vie à l'étude de l'architecture sarrasine. Il est regrettable qu'un homme de talent égal n'ait pas dirigé les travaux de restauration exécutés sous Saïd Pacha! Maintenant on peut comparer cet édifice à un vieux vêtement rapiécé. Presque toutes les maisons qui l'entourent ont un certain air d'antiquité, bien qu'aucune d'elles n'existât à l'époque où El Azhar fut construit.
Pour visiter un bâtiment musulman quelconque, il est aujourd'hui nécessaire d'acheter, moyennant cinquante centimes, un billet que votre guide ou le concierge de votre hôtel vous procurera facilement. Six minarets surmontent la mosquée d'El Azhar et deux dômes recouvrent la dernière demeure du saint fondateur. Malheureusement, les bâtiments qui entourent l'Université ne permettent pas de s'en éloigner suffisamment pour voir plus d'un ou deux minarets à la fois. Ceux-ci ont des formes diverses et appartiennent à différentes époques. L'un d'eux, 37 datant de la fin du XV e siècle, est particulièrement beau. La transition graduelle du carré à l'octogone, de l'octogone au cercle, et l'admirable manière dont les angles ont été cachés par des pendentifs-stalactites formant les tasseaux qui supportent les galeries, méritent l'attention. A chaque étage défini par ces galeries et s'élevant au-dessus de la mosquée, la circonférence du minaret devient plus petite, et l'ornementation étant admirablement adaptée à la hauteur progressive, l'ensemble conduit le regard jusqu'au poinçon en forme d'œuf qui supporte l'emblème de la Foi musulmane. Ici, l'art du constructeur a vraiment atteint son apogée; le minaret voisin, moins ancien, est disgracieux et paraît trop lourd par le haut; ses couleurs aussi sont moins belles.
Les deux dômes, construits à un intervalle encore plus grand, font ressortir davantage cette infériorité. Le plus ancien recouvre dignement la tombe, tandis que l'autre serait bon tout au plus à orner un kiosque de journaux.
Dans un angle, en face du côté nord de El Azhar, un large escalier conduit à un portail. C'est l'entrée d'un de ces «medresseh» ou collège, qu'il est souvent difficile de distinguer d'une mosquée. On est surpris 38 d'apprendre qu'il ne date que de 1774. La décadence architecturale avait commencé bien avant, et cependant il est impossible de s'en apercevoir ici. Stanley Lane Poole nous apprend que le monument fut copié sur les plans d'une vieille mosquée de Boulak. Avec les stalles qui l'entourent en bas et le dôme qui s'élève au-dessus de la balustrade d'arabesques, contre le bleu foncé du ciel, on a un sujet de tableau auprès duquel pas un peintre ne passerait sans s'arrêter. Si j'écrivais un guide à l'usage des artistes, je marquerais cet endroit de trois étoiles.
En tournant brusquement au prochain coin, un chemin en zigzag vous conduit bientôt dans El Ashrafiyeh , la rue principale qui continue El Nahâssîn , et vous vous trouvez à nouveau au milieu du bruit et du mouvement de ce quartier affairé du Caire. Ici, il y a d'autres grandes mosquées à côté les unes des autres ou se faisant face, des dômes et des minarets qui coupent la perspective et se détachent sur la ligne azurée du ciel. De nouveau les cris des chameliers, des vendeurs, des conducteurs d'ânes vous étourdissent. Un cocher vêtu d'une robe bleue essaie de conduire à travers cette foule sa voiture pleine de touristes. Le drogman, assis à côté de lui sur le siège, 39 exhorte aussi les piétons à faire place: «Oah ja gedda!»—«Oah ismaelak!»—«Oah riglak».—«Iftah eynak ja am!» (Attention, eh! l'ouvrier!—Eh! là-bas, à gauche!—Attention à tes pieds!—Ouvre donc l'œil, mon oncle!) et bien d'autres cris du même genre. Les touristes ont l'air fatigué et ahuri; ils ont vu tant de choses dans une courte matinée! Un jeune garçon a encore assez d'énergie pour prendre en passant quelques instantanés, mais il semble se soucier fort peu de ce qu'il attrape ainsi au hasard. Juste en face de vous, à côté des marches de la mosquée de Ghûrî et presque entièrement caché par les stores du magasin voisin, se trouve un étroit passage qui conduit au Bazar des Parfums.
Ici on vous offre pour six ou huit francs, un minuscule flacon contenant quatre ou cinq gouttes d'essence de rose. Ce passage couvert et bordé de petites boutiques semblables à des armoires, vous conduit à un dédale de ruelles dont chacune a son commerce particulier. Le Bazar des Épices est très intéressant, et les couleurs qui s'y jouent enchantent le regard. La cannelle, la girofle, la muscade et l'aloès, entassés autour du marchand, s'harmonisent délicieusement avec sa robe de soie et les sacs, 40 paniers et nattes qui forment le mobilier de sa boutique.
Vous pouvez aussi flâner dans les bazars tunisiens et algériens, dans celui des cordonniers et des marchands d'articles en laine d'Arabie, et revenir ainsi vers la rue principale, non loin de la grande mosquée El Muaiyad.
Cet imposant bâtiment fut construit en 1416 par le sultan mamelouk circassien, El Muaiyad, pour servir de medresseh , dont il existait à cette époque un grand nombre. Mais lorsque les étudiants se portèrent en foule vers El Azhar, ces collèges furent convertis en mosquées congréganistes. Celle qui nous occupe sert aussi de mausolée à son fondateur et à sa famille. Ce sultan El Muaiyad fut un grand constructeur, et malgré toutes les difficultés de son règne de dix années, il fit bâtir six mosquées, deux collèges et l'hôpital Moristan El Muaiyad . L'architecture sarrasine avait atteint son apogée au siècle précédent. Quant aux magnifiques portes de bronze, elles appartenaient primitivement à la mosquée du sultan Hasan dont nous parlerons plus tard.
Cette mosquée n'est cependant pas ce qu'il y a de plus intéressant dans cette partie du Caire; elle est 41 éclipsée par une vieille porte monumentale, la Bâb-ez-Zuwêleh, qui doit son nom à une tribu de Berbères qui campa jadis non loin de là. C'est une des trois grandes portes percées dans le mur qui séparait Kahira des sites plus anciens de Fostât et Katâi, et qui fut construit par le vizir arménien Bedr pendant le califat d'El Mustausir, en 1070. Depuis cette date jusqu'à la conquête du Caire en 1517, cette porte fut associée à tous les événements dramatiques qui se passèrent dans cette ville. Les bastions carrés et massifs, la voûte arrondie et les passages couverts sont d'un caractère plus byzantin que sarrasin. Les deux tours furent raccourcies pour recevoir deux minarets jumeaux que fit élever El Muaiyad lorsqu'il construisit sa mosquée, mais à part cela rien n'a été changé. Stanley Poole nous raconte dans son intéressante Histoire du Caire quantité de scènes tragiques qui se jouèrent à l'ombre de cette vieille porte. Il relate, entre autres, comment, en 1154, Nasr, l'assassin du calife Fauceant , El-Zâhir, fut livré pour 750 000 francs par les Templiers de Palestine aux femmes du Harem qui, après l'avoir affreusement torturé, l'envoyèrent, mutilé et aveugle, à travers les rues du Caire pour être crucifié vivant sur la Bâb-ez-Zuwêleh. Dix ans plus 42 tard, le vizir Dargham fut assassiné ici même. C'était un brave paladin qui avait combattu contre les croisés à Gaza, mais il commit la malheureuse imprudence de prendre l'argent sacré des mosquées pour payer ses troupes. Abandonné même des siens dont il avait été l'idole jusqu'alors, il fut poursuivi par une foule en furie, et, sous cette porte, il eut la tête coupée et son corps, jeté dans le fossé, fut livré aux chiens.
Lorsque l'orthodoxe et célèbre Saladin succéda au dernier calife Camboise, il eut à combattre un soulèvement des troupes nègres qui adhéraient encore à l'hérésie de Shîa, et une sanglante boucherie qui dura deux jours entiers eut lieu à quelques pas de la porte. Enfin, quand les envoyés mongols vinrent au Caire demander impertinemment que la ville se rendît, le mamelouk Kutuz les fit décapiter et exposa leurs têtes à la vue de la populace, sur cette porte fameuse.
Cette porte monumentale est située non loin d'une maison qui attire l'attention par une grande grille en fer et une colonne construite dans une encoignure. Cette colonne qui semble n'avoir été qu'un chanfrein ornemental, fut pendant de nombreuses années le lieu d'exécution; les criminels étaient étranglés 43 contre sa base. Il n'est vraiment pas étonnant que la porte ait une mauvaise réputation et qu'on la considère comme hantée! Elle est d'ailleurs ornée, si l'on peut dire, de vieux lambeaux d'étoffe, ainsi que de dents suspendues à une ficelle, et de quantité d'autres choses aussi peu agréables à la vue. Si vous vous arrêtez quelque temps à cet endroit, vous serez surpris de voir des gens s'avancer mystérieusement derrière la porte et soudainement y enfoncer un clou. Ce manège m'intrigua beaucoup la première fois que je m'installai là pour peindre. Le fidèle Mohammed m'instruisit. Il paraît qu'un certain Kutb-el-Mitwelli , célèbre saint, fréquente la niche qui se trouve derrière cette porte, mais comme il a le pouvoir de se rendre invisible, il est assez difficile de s'assurer de sa présence. Ce saint possède l'art de guérir miraculeusement les gens, et il a été prouvé que lorsqu'une dent fait beaucoup souffrir, si on l'arrache et qu'on la fixe à la porte, la souffrance cesse très rapidement!... Quantité de mamans amènent ici des enfants aux yeux malades, et leur pressent le visage contre la porte. Les sceptiques feront bien de ne pas suivre cet exemple, car ils risqueraient fort, en frottant leur épiderme à cet endroit, d'attraper quelque chose de bien 44 pire que ce qu'ils désirent guérir. De temps à autre, un vieillard d'apparence extraordinaire et qui est l'objet d'une grande vénération, vient s'asseoir devant la porte. Aucun artiste du moyen âge n'habilla un Lazare de haillons plus étranges. Son regard farouche et la lance qui arme son poing arrêtent toute plaisanterie à son sujet. Je n'ai jamais pu approfondir quelle relation existe entre ce vieillard et le mystérieux saint El-Mitwelli ; je m'y emploierai à nouveau...
L'aquarelle ci-contre représente les deux minarets de El Muaiyad qui s'élèvent si gracieusement au-dessus de cette porte de tragique mémoire. Les maisons avoisinantes cachent la porte elle-même, qui a tenté les crayons ou les pinceaux de bien des artistes. L'espace qui l'entoure est trop restreint, et après tout il est peut-être préférable que le lieu sinistre d'où s'élèvent ces ravissants minarets reste caché.
Les deux minarets ressemblent beaucoup à celui d'El Azhar que j'ai particulièrement décrit. Les sultans circassiens du XV e siècle étaient très amateurs de cette ornementation; mais cette architecture n'a ni la simplicité, ni la grandeur de celle du XIV e siècle, comme nous le verrons du reste en la comparant avec les travaux plus anciens du sultan Hasan. Les rues 45 sont généralement si étroites qu'il est impossible d'avoir une vue d'ensemble des mosquées.
Il est assez curieux que El Mahmüdi Muaiyad ait choisi les tours de la porte Zuwêleh comme base des minarets qui appartiennent à sa mosquée mortuaire. Il est vrai qu'il fut pendant longtemps, dans cette tour même, le prisonnier de ses sujets révoltés. C'était un homme très pieux appartenant à la religion, alors orthodoxe, que Saladin avant lui avait purgée de l'hérésie de Shîa. Il passait aussi pour être un homme instruit, un poète, un orateur et un musicien. Sa façon de vivre et de s'habiller était des plus simples. Il s'enveloppait d'une étoffe de laine blanche ordinaire en signe de deuil, en raison de la peste qui ravageait le pays. Il n'avait malheureusement aucune tolérance pour ceux qui ne partageaient pas ses croyances, et les superbes monuments qu'il éleva furent principalement payés avec l'argent qu'il arracha aux chrétiens et aux juifs. Il renforça la loi qui obligeait les chrétiens et les juifs à s'habiller autrement que les Mahométans. Les premiers portaient une robe bleue et un turban noir, et les autres une robe jaune et un turban également noir. Pour les distinguer encore plus des vrais croyants, une lourde croix devait être suspendue 46 au cou du chrétien et une grosse boule noire au cou du juif. Bien que ces lois ne soient plus en vigueur depuis de nombreuses années, je ne me rappelle pas avoir jamais vu soit un chrétien, soit un juif, porter le turban blanc qui est la couleur le plus généralement adoptée par les Mahométans.
Suivons maintenant la rue située à gauche de la porte Derb-el-Ahmar , d'où nous apercevons une dernière fois les minarets de El Muaiyad qui dominent un groupe de vieilles maisons et montent avec grâce vers le ciel.
J'ai vu souvent ici un vieillard plié sous le poids d'un grand récipient à eau attaché sur son dos; un tuyau en métal passe par-dessus son épaule, et, en se penchant légèrement, il peut faire couler l'eau dans une tasse qu'il tient à la main. Fréquemment un passant s'arrête et vide la tasse, payant le vieillard d'un simple remerciement, ce qui paraît le satisfaire, puisqu'il remplit de nouveau la tasse en fredonnant la chanson qui me le fit d'abord remarquer. Mon guide s'étant, lui aussi, désaltéré sans rien offrir en échange au pauvre vieux, je le plaisantai à ce sujet, et je lui demandai de me traduire la chanson. Les paroles en sont presque identiques au premier verset d'Isaïe et 47 peuvent être traduites par: «O vous tous qui avez soif, venez à cette fontaine; que celui qui n'a pas d'argent vienne et boive; venez et buvez sans argent!» Cette coutume date probablement d'une époque antérieure à Mahomet, et peut-être de l'époque même d'Isaïe. Maintenant que les fontaines ont été construites dans tous les quartiers de la ville, cette charmante coutume disparaîtra sans doute, et ce sera dommage.
Nous passons maintenant devant la petite mosquée de Ismâs-el-Ishâki, à la bifurcation de deux rues, et, à droite, devant une ravissante fontaine avec de très jolies tuiles et un plafond richement colorié. Une autre mosquée à droite et nous arrivons enfin à la belle mosquée de El-Merdani.
Cette mosquée était dans un déplorable état de ruine lorsque je la visitai pour la première fois, et, bien que d'une façon générale les artistes prisent peu les bâtiments remis à neuf , je fus enchanté quand j'appris que la Commission pour la préservation des monuments arabes en avait entrepris la restauration. Celle-ci fut dirigée par Herz Bey et exécutée d'une façon si admirable qu'il est maintenant possible d'apprécier le degré de perfection que l'art sarrasin avait atteint 48 pendant la première moitié du XIV e siècle. Une bonne partie des sculptures sur bois se trouvent dans des musées européens.
Une petite rue étroite qui longe la Merdani nous conduit dans une artère plus large, dont les maisons évoquent une aristocratie déchue. L'une d'elles, avec un portail majestueux et de grandes bay windows dont les stores de bois sculpté sont brisés et raccommodés çà et là au moyen de morceaux de caisses d'emballage, semblerait indiquer que son propriétaire est complètement ruiné, à moins, au contraire, que ses affaires ne soient si prospères qu'il ait pu se construire une autre habitation dans le nouveau quartier d'Ismalieh en laissant son ancienne demeure à la garde des rats et d'un vieil eunuque. J'ai souvent trouvé dans ces vieilles maisons des cours fort intéressantes, mais il est difficile d'en obtenir une bonne vue. La porte massive est souvent ouverte, mais le passage qui conduit à l'intérieur de la cour fait généralement un brusque coude au bout de quelques mètres, coupant ainsi la perspective.
C'est dans des cas semblables que mon fidèle guide se montrait particulièrement utile. Si la maison se trouvait dans un cul-de-sac désert et sans personne 49 aux abords capable de nous donner des renseignements, il pénétrait bravement. S'il revenait aussitôt, c'est qu'il n'y avait rien de curieux à mon point de vue, car il avait une idée très juste de ce que je recherchais.
Quelquefois il trouvait la maison complètement abandonnée ou le gardien profondément endormi, et il revenait à pas de loup me faire signe de le suivre. Lorsqu'il y avait vraiment quelque chose d'intéressant, il entrait en pourparlers afin d'obtenir la permission d'installer mon chevalet. Généralement, l'affaire était vite conclue, le gardien acceptant avec joie un shilling ou deux; mais d'autres fois, il était nécessaire de s'adresser au propriétaire lui-même, et c'était alors une question d'un ou de plusieurs jours. Si la maison était importante, la grande difficulté venait du harem, surtout, oh! surtout si l'entrée que je désirais peindre se trouvait être celle du Département des Dames . Dans un certain cas, le maître du harem me déclara avec bonne humeur qu'aucune de ses femmes ne penserait à bouger pendant les heures chaudes de la journée, et que par conséquent je pouvais peindre jusqu'au moment où ces dames désireraient prendre l'air. Du reste, cela l'amusa de me voir peindre son eunuque dormant à poings fermés devant 50 la porte du harem. Cet eunuque, lorsqu'il se réveilla, déclara qu'il faisait trop chaud en cet endroit et, pour le décider à y rester, il fallut que Mohammed Brown tînt une ombrelle au-dessus de sa tête et protégeât ainsi son teint !
Les femmes avaient évidemment suivi toute la scène, cachées derrière leur meshrebiya , car, lorsque l'eunuque eut rôti assez longtemps pour me permettre de terminer son portrait, j'entendis des chuchotements et des rires étouffés, et je fus bientôt prié d'envoyer mon tableau à ces dames afin qu'elles pussent le voir. Or, ce tableau, qui n'avait nullement la prétention d'être humoristique, les frappa comme tel et de grands éclats de rire retentirent. L'eunuque réapparut bientôt, l'air tout à fait penaud, et il fit ressortir avec amertume toutes les indignités qu'il venait de souffrir par ma faute; mais un autre baksheesh eut vite fait de le consoler.
La rue El-Merdani est courte et se termine au Sûk-el-Sellâha , le marché des Armuriers. La tranquillité de la rue contraste avec le vacarme des fabricants de fusils et le bruit des soufflets. De farouches Bédouins et des Arabes de Syrie font réparer leurs longs fusils. De vieilles espingoles, des lances et quelques fusils 51 de chasse modernes sont accrochés dans les magasins dont les planchers sont couverts de morceaux de fer et de cuivre. Il y a peu à voir ici aujourd'hui, dans cet endroit qui fut autrefois la grande fabrique d'armes des sultans. Des maisons dont il ne reste que le rez-de-chaussée, une mosquée en ruines et un minaret qui menace de s'écrouler chaque fois que le Muezzin y monte pour appeler les armuriers à la prière, complètent le tableau.
Le haut du marché touche à l'avenue Mohamet-Ali: nous terminerons ici notre promenade. Un tramway qui descend nous offre le moyen le plus rapide de parcourir les deux kilomètres et demi d'une rue sans intérêt qui nous sépare du quartier européen.
Le Progrès destructeur. || Le spectacle de la rue: les fruitiers et leurs étalages aux vives couleurs. || Le complet anglais des petits écoliers. || La Maison de Cheik Sadaat. || L'architecture arabe.
S i mes lecteurs veulent bien m'accompagner une fois encore dans une visite aux vieux quartiers de la ville, nous prendrons de nouveau le tramway à l'Ezbékîyeh et nous n'en descendrons qu'après avoir atteint la moitié environ de la Sharia Mohamet Ali, c'est-à-dire près de la Bâb-el-Khalk . Cette large avenue fut percée à travers la vieille ville par le premier Khédive d'Égypte, dont elle porte le nom. Quantité de bâtiments intéressants furent impitoyablement détruits pour permettre à cette voie d'arriver jusqu'à la citadelle. Des cris d'indignation furent poussés par tous les pieux Musulmans d'Égypte, lorsque des sanctuaires sacrés, des mosquées, et autres édifices 54 chers à leur foi, furent sans respect jetés à terre. Mais Mohamet Ali était tout-puissant et n'était pas homme à se laisser influencer par les scrupules religieux de son peuple, comme il l'avait déjà fort bien démontré en saisissant les Wakfs , ou revenus religieux, et en les employant pour ses besoins personnels. Sans aucun doute il fit beaucoup pour son pays, mais il est à regretter qu'il fût si Vandale dans toutes les questions d'art et de bon goût.
Le grand et nouvel édifice de style arabe qui se trouve à notre gauche, est le Musée de l'Art arabe. Une grande partie de ce qui s'y trouve provient des pillages faits par le sultan un peu partout dans la ville. On y trouve également bon nombre d'objets pris dans des mosquées qui sont encore debout: on aimerait voir ces objets restitués aux lieux d'où ils ont été arrachés. La collection n'en est pas moins belle, et ceux que l'art arabe intéresse pourront ici étudier cet art à cœur joie.
S'il commence à faire trop chaud pour marcher longtemps, nous pourrons louer des ânes et suivre Derb-el-Gamâmîz, une longue rue dont les maisons situées du côté ouest sont bâties sur l'ancien canal El-Khaliz, lequel a été comblé. C'est une voie importante 55 qui, sous des noms différents, traverse toute la ville, du nord au sud, toujours parallèlement à la direction de l'ancien canal. Elle est plus tranquille que les artères principales situées près de Khan-el-Khalîl, et est plus éloignée des principaux bazars. Le matin, de bonne heure, vous rencontrerez ici de longues files de chameaux chargés d'approvisionnements, et des troupeaux de bœufs et de moutons qu'on conduit aux différents marchés. En été, c'est un spectacle agréable à l'œil que celui des chameaux portant des melons et des gourdes dans d'énormes paniers tressés à jour.
Souvent le conducteur vend ses produits tout en marchant, tenant à la main une grosse pastèque dont il coupe des tranches. Il s'arrête devant chaque fruitier dans l'espoir de faire une affaire plus importante et les pourparlers sont souvent si longs que l'artiste a le temps de prendre un croquis des chameaux. Les fruitiers, soit ceux qui établissent leurs comptoirs volants dans n'importe quel coin, soit les magasins plus importants formant une brillante mosaïque aux délicieuses couleurs avec leurs piles d'oranges, de pommes, de citrons, adossées à de véritables murailles de melons et de pastèques; les fruitiers, dis-je, 56 semblent d'instinct trouver la teinte juste pour le papier et les oripeaux dont ils entourent leur marchandise; et, un peu plus tard, pendant l'été, de grandes branches de canne à sucre appuyées contre le mur et remplissant les coins, viendront ajouter le vert gris de leurs feuilles à toutes ces brillantes couleurs.
Lorsque les circonstances nous obligent à passer au Caire les mois chauds de l'été ou de l'automne, nous en sommes en quelque sorte dédommagés par la beauté des rues, alors dans tout son éclat. La forme, les couleurs et les ombres des tentes qui sont dressées à travers les rues ou maintenues à l'aide de mâts au-dessus des magasins et des comptoirs, ajoutent au pittoresque. Ces grandes toiles et ces nattes admettent assez de jour pour donner une chaude lumière sans ombres trop foncées. Les habitants aussi sont beaucoup plus pittoresques dans leurs costumes d'été, car les vestons et les paletots européens ne sont portés par-dessus les gelabich que pendant l'hiver. Et puis, les touristes, dont les costumes s'harmonisent si peu avec l'entourage oriental, ne sont pas là non plus! Les enfants, à moitié nus, jouent sans contrainte dans les rues et leurs aînés 57 vont et viennent avec la dignité qui sied si bien à un oriental. La vie en plein air est beaucoup plus active ici que dans les pays du nord. Les marchandises sont déployées et exposées sur les trottoirs mêmes, et les magasins à l'européenne semblent avoir disparu.
A un certain endroit de cette rue Derb-el-Gamâmîz, par une large porte qui s'ouvre au-dessus de quelques marches, vous pouvez jeter un coup d'œil dans l'intérieur d'un monastère derviche. La grande cour pavée, qu'embellissent des arbres et une jolie fontaine en tuiles, paraît bien attrayante, surtout vue d'une rue chaude et poussiéreuse. Dans la rue même, près d'ici, il y a quelques érables justifiant son nom de Gamâmîz , et, juste en face, se trouve la porte de la Bibliothèque Vice-Royale. Cette Bibliothèque a une très grande importance pour ceux qui étudient les langues orientales, et les personnes qu'intéresse simplement l'art du pays ne regretteront pas de la visiter, ne serait-ce que pour admirer les exemplaires enluminés du Coran qu'on y conserve. On accorde ici toutes les facilités possibles aux étudiants européens, ce qui n'est pas toujours le cas dans les bibliothèques musulmanes, lesquelles sont généralement 58 consacrées exclusivement aux études de la religion mahométane.
Le Ministère de l'Instruction publique se trouve à côté. De toutes les tâches dont l'Angleterre a pris la responsabilité en Égypte, il n'y en a pas de plus difficile ou demandant plus de tact et de discrétion que celle de la direction des études des jeunes musulmans. Lorsque les Anglais vinrent occuper l'Égypte, l'instruction donnée dans les écoles consistait, comme elle consiste encore presque entièrement du reste à l'Université d'El-Azhar, à lire, à expliquer et à commenter des passages du Coran. Il s'agissait d'apprendre par cœur, mécaniquement, sans que les autres facultés fussent exercées. Raisonner était chose inconnue. A présent, des professeurs diplômés des Universités d'Oxford et de Cambridge enseignent aux enfants les mathématiques, l'histoire, la géographie et les préparent d'une façon générale à se débrouiller plus tard, au milieu des conditions déjà bien changées de leur pays. Certes, tout cela est excellent, mais on ne s'arrête malheureusement pas là. Bien à tort, on semble croire que progrès signifie européanisation et que ces deux idées doivent avancer de front, de sorte qu'au lieu de développer leur propre civilisation, 59 on leur impose petit à petit une civilisation étrangère. Pour ne citer qu'un exemple, il n'est permis à aucun enfant de suivre les cours d'une école khédiviale dans son gracieux costume national porté avant lui par ses pères. On l'oblige à y aller habillé à l'européenne, veste et pantalon, et coiffé du ridicule tarbouche rouge. On se demande un peu quel effet moral ou quelle influence au point de vue civilisation peut bien avoir un pantalon. Il est vraiment regrettable qu'on ne permette pas à ces écoliers de porter leur costume national. Une fois habitués à nos affreux vêtements, ils continueront à les porter toute leur vie. Déjà, leurs vastes et belles maisons, si bien comprises pour un climat chaud, disparaissent rapidement et font place à des appartements trop petits.
Nous suivrons cette rue un peu plus loin encore, jusqu'à ce que nous rencontrions à gauche une jolie sebîl (fontaine). Là, tournant encore à gauche, nous nous trouvons en face de l'entrée d'une des écoles khédiviales. L'aquarelle que j'ai faite de cette école fut peinte il y a quelque dix ans, avant que la loi ridicule sur les vêtements ne fût en vigueur. C'est un spectacle bien différent qui se présente aujourd'hui à nos yeux quand les enfants sortent de l'école en courant. 60 Des complets faits à la douzaine en Europe remplacent le gelabieh et la tôb flottante. Si étrange que cela puisse paraître, ce changement de costume semble avoir affecté leurs manières aussi bien que leur apparence, car leur tenue n'a pas plus de dignité que leur complet. D'autre part, les robes qu'ils portaient autrefois étaient plus faciles à nettoyer que les costumes d'aujourd'hui, et étaient par conséquent, au point de vue sanitaire, bien préférables. La nouvelle mode est aussi beaucoup plus coûteuse, et j'ai entendu bien des pauvres gens s'en plaindre amèrement.
Faisons le tour de ce bâtiment et prenons le chemin qui conduit dans la direction sud. Ici, des murs élevés entourent les jardins d'un pacha. Nous longeons ces murs et nous passons encore devant une ou deux mosquées plus ou moins importantes, chacune cependant ayant un caractère bien personnel. Nous arrivons bientôt à la maison du cheik Sadaat, mais le promeneur n'entrevoit de toutes les beautés de ce noble et vieux palais que les fins grillages de bois qui cachent les fenêtres. J'avais eu la bonne fortune d'être présenté au dernier descendant du cheik Sadaat par un ami commun, et la maison me fut 61 ouverte pour y peindre tout ce que je désirais. Aucune autre maison du Caire ne rappelle aussi vivement que celle-ci les tableaux de Lewis. Il y a dans la cour un énorme saule sous lequel coule une fontaine, et dont les branches viennent caresser les grillages artistiques des fenêtres. La mosquée privée du Cheik se trouve à un bout de la cour, et l'entrée du grand salon est à l'autre bout; au milieu, il y a une salle de réception où le vieillard recevait généralement ses invités qu'il faisait asseoir sur la partie surélevée du plancher et couverte de coussins, où lui-même était étendu.
Je me rappelle que lors de ma première visite, la vue de ce vieux Musulman habillé d'une robe de soie jaune, coiffé d'un énorme turban, assis, les jambes croisées, sur un tapis de Perse, un coussin de soie jaune derrière lui, et entouré des cercles de fumée qui s'échappaient de son chibouk , m'émerveilla comme un superbe tableau vivant d'après une des œuvres de Benjamin Constant. A cette époque, je ne savais pas un mot d'arabe et c'était la première fois que j'étais présenté à un prince oriental. Je n'ignorais pas que mon ami Choueri Tabet, qui m'avait présenté, traduirait mes paroles de façon à les rendre le plus 62 possible agréables à notre hôte, mais, malgré cela, je me sentais mal à l'aise et gêné par mes vêtements si pauvres et vulgaires comparés à la superbe robe de soie du Cheik. Cette gêne ne fut heureusement que momentanée. Un nègre apporta du café et des cigarettes, et mon ami engagea une conversation animée avec notre hôte.
Certaines plaisanteries firent tellement rire le vieillard qu'il se tenait les côtes, mais craignant que je ne me sentisse encore plus intimidé, il faisait un grand effort pour s'arrêter de rire et insistait pour que mon ami me racontât l'histoire. Quand il était bien certain que j'avais compris, il recommençait à rire jusqu'à ce que les larmes couvrissent sa figure ridée. L'impression que me fit ce beau vieillard, sa dignité personnelle et celle de tout ce qui l'entourait, fut si grande que j'ai complètement oublié le sujet de ces plaisanteries. Sa demeure était, pour travailler, un endroit unique et délicieux, et j'ose espérer que si l'occasion se présentait, les héritiers du charmant Cheik auraient la même amabilité et m'accorderaient le même privilège.
L'architecture et l'arrangement de ces maisons se sont développés suivant les besoins du climat et suivant 63 les lois sociales et religieuses du pays. Les architectes sarrasins se sont toujours efforcés de construire des maisons où la vie serait supportable pendant les chaleurs de l'été, et dans lesquelles le sexe faible aurait ses quartiers spéciaux et privés. Le hall voûté, faisant face au nord, et ouvrant sur une cour spacieuse, ne convient qu'à un climat chaud. Une entrée séparée, pour le harem, avec ses pièces ouvrant sur un jardin ou une cour privée, et la nécessité de bien masquer les fenêtres qui ouvriraient sur la rue, sont des considérations dont un architecte n'a pas à s'occuper dans nos pays du nord. Les grillages de bois, meshrebiya , qui permettent de voir ce qui se passe dehors, tout en étant soi-même invisible, sont employés aussi dans les appartements des hommes pour tamiser les rayons du soleil, tout en permettant à l'air de circuler. Si le Coran ne défend pas précisément la reproduction des objets naturels comme base de l'art décoratif, il ne l'encourage pas. Mais les croyants ont prouvé à quel point ils sont capables de décorer leurs maisons d'une façon artistique, malgré ce désavantage. L'étroitesse des rues permet de rendre visite à un voisin ou d'aller à la mosquée, en restant à l'ombre, et les grandes cours et jardins intérieurs assurent l'aération 64 nécessaire des maisons. A mesure que les gens riches abandonnent cette partie du Caire pour aller habiter les nouveaux quartiers, les arrangements sanitaires y sont de plus en plus négligés, ce qui, naturellement, tend à augmenter l'exode. En fait, je crois que le seul moyen de sauver le vieux Caire d'une ruine complète serait de le doter d'un système d'égouts modernes.
Nous longeons maintenant le mur du jardin de Sadaat et, après un ou deux coudes, nous arrivons à la mosquée Hasan Pacha. Bien que construite trois siècles après que l'architecture arabe eut atteint sa perfection, cet édifice n'en est pas moins très artistique. Son style n'est pas comparable aux chefs-d'œuvre des XIV e et XV e siècles, mais, heureusement, le déclin de l'architecture arabe fut aussi lent que ses progrès eux-mêmes l'avaient été. Je citerai ici une phrase heureuse de Lane Poole, qui remarque dans son Histoire de l'Égypte : «Toute chose, en Orient, change par degrés presque imperceptibles, et les roues du Seigneur dans le Moulin Égyptien moulent avec la même lenteur que les sakiya [3] criards des paysans».
L'entourage de cette mosquée ajoute considérablement à son pittoresque. Chose rare au Caire, l'espace qui s'ouvre devant elle permet de s'en éloigner suffisamment pour en voir l'ensemble extérieur, ainsi que la petite école située au-dessus de la Sebîl et un arbre qui paraît avoir poussé là dans le seul but d'améliorer encore la composition. Le tout est d'un ton riche et chaud. Les rangées alternées de pierres rouges et de pierres jaunes, qui sans doute avaient l'air assez cru à l'époque où Hasan Pacha fut enterré ici, se sont fondues ensemble, quant à la couleur, d'une façon merveilleuse. Les siècles ont adouci les détails trop appuyés, qui sont encore bien visibles en haut, quand le soleil de midi fait ressortir leur dessin, mais à la base, près de l'entrée, ces détails ont complètement disparu, usés par les fidèles sans nombre qui ont passé sous la porte. La mosquée paraît en excellent état, et il faut espérer qu'aucune restauration ne sera nécessaire d'ici à longtemps, car, si bien que ces travaux soient exécutés, ils enlèvent toujours au charme un peu de son authenticité.
Au Caire, il n'est nullement nécessaire de se reporter à des siècles éloignés pour trouver une belle 66 architecture, car la plupart des grandes maisons particulières furent bâties d'après les vieux plans jusqu'à la fin du XVIII e siècle, et le très bel exemple de cette architecture, la maison de Sadaat que j'ai décrite, ne date que de deux cents ans. Il est difficile en Égypte de définir les époques, car il n'y a jamais de brusques changements de style, comme, par exemple, la Renaissance en Europe. Les édifices se ressemblèrent toujours à peu près et suivirent les mêmes principes jusqu'à l'accession de Mahomet Ali, en 1805. A partir de cette époque, l'architecture arabe ne changea pas, mais elle cessa subitement et complètement d'exister. Il serait impossible, je crois, de trouver aujourd'hui un architecte natif du Caire, ayant la moindre idée de l'art de construire comme l'entendaient ses aïeux. Les quelques maisons bâties dans ce qu'on appelle le «style arabe moderne» ont été construites par des architectes européens et ce sont des chrétiens qui dirigent les travaux de restauration des vieux monuments. Espérons qu'un jour l'Égyptien découvrira que l'architecture de ses ancêtres était bien plus belle et bien mieux appropriée à son climat et à ses besoins que les bâtiments sans nom et sans style qu'on élève aujourd'hui dans les nouveaux 67 quartiers, et qu'un nouveau Caire, bâti sur les plans et dans le style de l'ancien, renaîtra, pour le plus grand bonheur des fidèles de la Beauté.
Un lieu historique et légendaire. || Une merveille architecturale. || Un cortège pittoresque. || Mariage a la turque. || La mosquée abandonnée. || Le puits de Joseph.
C ontinuant notre promenade dans la direction du sud, en suivant ce que l'on pourrait appeler «le faubourg Saint-Germain» du vieux Caire, nous passons devant la mosquée Ezbek-el-Yusefi. Puis, des rues désertes nous conduisent enfin à la Sharia Tulûn. Les maisons ont de plus en plus l'air abandonné, et cependant, çà et là, les admirables mesrebiya des «bay windows» et un portail magnifique nous rappellent que ce quartier fut autrefois le plus riche et le plus aristocratique de la ville. Mais voici l'entrée de la mosquée Ibn-Tulûn. On ne peut voir qu'une faible partie de l'extérieur, car une quantité de maisons en ruines l'entourent. Après avoir gravi quelques 70 marches, nous passons sous une arche assez élevée et nous nous trouvons dans la cour intérieure. Ce qui frappe le plus, au premier abord, c'est l'étendue et la désolation de cette mosquée; le silence est également saisissant. Pas le moindre son de la vie extérieure ne parvient ici, et il semble que la poussière des siècles passés amortisse le bruit des pas.
Les histoires qu'on raconte au sujet de cette mosquée nous paraissent moins légendaires, maintenant que nous nous sentons saisis par la magie du lieu. Le plateau sur lequel nous nous trouvons fait partie de la chaîne de montagnes Yeshkur qui, depuis les temps les plus reculés, jouit d'une grande réputation de sainteté. Ce serait ici, en effet, que Moïse s'entretint avec Jéhovah, et, dit-on, les prières faites en cet endroit auraient beaucoup plus de chance d'être exaucées que celles faites ailleurs. Enfin, nous sommes tout près de Kalat-el-Kebsh (le château du Bélier), où Abraham aurait sacrifié l'holocauste, à la grande joie de son petit-fils Isaac.
La façon dont fut obtenu l'argent nécessaire à la construction de cet édifice touche également au miraculeux. Errant sur les collines Mokattam, Ahmed Ibn-Tulûn découvrit d'immenses trésors cachés dans une 71 caverne qu'on appelait le Four de Pharaon . Il fit immédiatement le vœu de dédier cette trouvaille à Allah et de construire une mosquée assez vaste pour contenir toute la population de sa capitale. Quant à l'emplacement, il semblait tout indiqué, ici même, en ce lieu sacré, à l'extrémité du nouveau faubourg El-Kataî, qu'il dominait, loin de la mosquée Asur et à proximité de son propre palais et des maisons des Nobles.
Il chargea les plus grands architectes de faire les plans, mais immédiatement des difficultés s'élevèrent. Les architectes demandèrent six cents colonnes qu'ils voulaient se procurer en démolissant des temples ou des églises chrétiennes. Le grand Émir qui était un homme de culture, un savant, bon et tolérant, s'y opposa. Cette difficulté fut surmontée grâce à un plan soumis par un architecte copte qui était alors prisonnier à El-Kataî. Il proposait qu'on substituât aux colonnes des piliers de briques durcies au feu avec deux piliers de marbre de couleur élevés de chaque côté du Kibla . Ibn Tulûn fut frappé par la grandeur et l'originalité de ces nouveaux plans et le prisonnier chrétien fut chargé de la construction. Cette superbe mosquée, vraiment digne du lieu sacré sur lequel elle 72 est élevée, fut commencée en 876 et terminée deux ans plus tard. Elle a contribué plus qu'aucun des autres grands travaux exécutés sous Ibn-Tulûn, à conserver le nom de celui-ci vivant dans la mémoire de ses compatriotes.
Le Liwan , ou cloître, qui se trouve du côté sud-est, où est également la Niche (Kibla) qui regarde dans la direction de la Mecque, est formé de cinq rangées d'arches (dont une a aujourd'hui disparu), tandis qu'une double rangée s'aligne le long des trois autres côtés du carré. Le plan général est celui de presque toutes les mosquées construites du IX e au XV e siècle, mais un de ses traits caractéristiques est la présence, à une époque aussi lointaine, de l'arête en pointe. Il y a une légère courbe intérieure à l'endroit où elle s'élance du pilier, mais qui n'est pas suffisamment accentuée pour rappeler l'arête mauresque en forme de fer à cheval. Au coin des piliers, une demi-colonne est placée et sert de chanfrein. Une arête plus petite remplit l'espace entre les plus grandes, ce qui allège beaucoup l'effet général et a aussi l'avantage de réduire le poids que les piliers ont à supporter. Un fort joli motif court le long des arches et en haut des piliers, adoucissant la sévérité de l'ensemble. 73 Ces ornementations faites avec l'outil dans le plâtre alors qu'il était encore humide, ont quelque chose d'étonnamment vivant qu'aucun moulage selon les procédés ordinaires ne leur aurait donné. La magnifique chaire de bois sculpté n'est plus, hélas! que le squelette de ce qu'elle fut. L'endroit fut pendant si longtemps abandonné, sans gardien, que tout ce qui était transportable fut volé, soit pour être vendu aux collectionneurs, soit simplement pour faire du feu. Le kibla , entouré d'une arche double supportée par deux paires de colonnes en marbre, est richement embelli de mosaïques et de pierres précieuses. Ses proportions sont très belles et c'est un véritable chef-d'œuvre de couleurs. Les vieux caractères kufics, copiés du texte sacré, sont très décoratifs.
On jouit de délicieux points de vue et de charmantes perspectives en se promenant à l'ombre de ce cloître, le long de la grande cour ensoleillée. Une très curieuse tour en forme de tire-bouchon, et qu'on ne peut guère appeler un minaret, s'élève au-dessus des murs dans le coin nord-est. Il faut en faire l'ascension, car on a, de là-haut, une vue merveilleuse sur le Caire: presque toute la vieille ville s'étend au nord; de la masse des maisons s'élèvent partout d'innombrables dômes et 74 minarets; les uns sont isolés tandis que les autres semblent groupés. S'il était donné à Ibn-Tulûn de contempler ce spectacle, il aurait quelque étonnement: de son vivant rien de tout cela n'existait. A part quelques tentes arabes, il n'y avait pas là une seule habitation et l'œil n'apercevait à gauche qu'une vaste solitude marécageuse, submergée à l'époque du Haut Nil, et à droite le désert de sable. Loin, loin à l'ouest, l'Émir verrait les Pyramides aussi peu changées que les monts Mokattam à l'est, mais ce seraient là les deux seules choses qui lui rappelleraient le pays sur lequel il régna il y a mille ans. El-Kaluro n'existait pas alors. Tournant ses regards vers le sud, il chercherait vainement El-Kataî, le faubourg Royal, parmi les tristes masures actuellement debout. El-Askar a disparu et, seules, les collines de Babylone indiquent l'endroit où Anir éleva la puissante «Ville des Tentes» ou Fostât.
Pour nous, la vue la plus impressionnante est certainement celle de cette grande mosquée abandonnée qui est là à nos pieds. La vénération qu'inspirait ce lieu dut y attirer des milliers de fidèles; les différentes tribus qui formaient l'armée de l'Émir et qui campaient alentour, devaient remplir l'immense cour, 75 lorsque quelque cheik renommé venait y prêcher et enflammer leur enthousiasme guerrier. Ici, Saladin, après avoir vaincu les Croisés, sera venu offrir des actions de grâce à Allah et lui demander d'assurer définitivement le triomphe du Croissant et l'humiliation de la Croix. Et cependant, la croyance que les prières faites en ce lieu sacré seraient plus efficaces que celles faites ailleurs, n'a pas assuré à cette mosquée une congrégation de fidèles. L'Oriental, à l'imagination si vive, se figure facilement qu'elle est hantée par des Affrits , et il croit sans doute plus prudent d'aller prier dans un endroit un peu moins dilapidé et surtout moins fréquenté par ces êtres désagréables.
Suivant maintenant la Sharia Tulûn sur un kilomètre environ, nous apercevons la mosquée Mohamet Ali qui couronne la citadelle. On assiste toujours à quelque chose d'intéressant quand on flâne dans ces rues: tous les événements importants de la vie d'un Cairote se manifestent autant dehors que dans les maisons. Ces petits drapeaux rouges que nous voyons flotter au travers d'une étroite allée, annoncent un mariage ou une naissance. Le bruit des hautbois et des tambours nous apprend que c'est de ce dernier événement qu'il s'agit. Bientôt, une procession, précédée 76 des musiciens, apparaît dans la rue principale et s'avance vers cette allée. Le fait qu'un jeune garçon porte l'enseigne d'un barbier indique qu'on opérera en même temps une circoncision, car chez les petites gens on célèbre plusieurs cérémonies à la fois afin de restreindre les dépenses. Deux ou trois chameaux caparaçonnés de draps d'or et rouges, avec quantité d'ornements suspendus à leur cou, portent deux tambours, de véritables grosses caisses sur lesquelles le conducteur perché, les jambes croisées, sur la bosse de sa monture, tape vigoureusement. Plusieurs voitures suivent, bondées de petits garçons habillés des couleurs les plus voyantes. Ce sont les amis de l'enfant qui va faire connaissance avec le barbier, lequel ici, comme autrefois en Europe, combine son métier de Figaro avec celui de chirurgien.
S'il s'agit également d'un mariage, une dernière voiture ferme la marche du cortège; elle contient la fiancée, que des rideaux ou des paravents cachent jalousement. Quelquefois, on transporte la demoiselle à sa nouvelle demeure sur une balançoire suspendue entre deux chameaux. Lorsque les finances de la famille le permettent, une autre bande de musiciens suit le cortège, mais le plus souvent l'arrière-garde est 77 composée de toutes les femmes, parentes et amies de la mariée qui, en signe de joie, émettent un son aigu appelé el gaharit . C'est une longue et dure journée pour la mariée, car, avant la cérémonie, une procession semblable l'a déjà accompagnée au bain Zeffet-el-Hammam . On exhibe enfin dans les rues tous les meubles de sa nouvelle demeure, sur de curieux chars à deux roues, très longs et attelés d'un âne.
Dans les classes plus élevées de la société, on adopte généralement pour les mariages le cérémonial turc, et les fêtes et réjouissances se passent beaucoup plus dans les maisons qu'au dehors, mais, quelle que soit la position sociale du marié, il ne voit jamais les traits de celle qu'il épouse avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu.
Ma femme et un de mes fils furent invités à un mariage dans le palais d'un pacha où tout fut réglé «à la turque». Les principaux intéressés et les membres des deux familles avaient passé la journée entière à accomplir les importantes formalités, et la plupart des invités n'arrivèrent qu'entre huit et neuf heures du soir. Ma femme et mon fils, lequel était alors trop jeune pour que son sexe l'empêchât d'être admis, 78 furent conduits dans le harem, tandis que je dus rejoindre les membres mâles de la famille et leurs nombreux amis dans la cour. Une quantité de lanternes chinoises et de gais oripeaux égayaient la scène; du café et des cigarettes étaient passés à la ronde, ainsi que des sorbets et des boissons non alcoolisées, pendant que des musiciens installés sur une grande plate-forme accompagnaient une Patti du pays. L'enthousiasme de l'auditoire, qui augmentait avec chaque couplet, fut vraiment pour moi la seule évidence que nous entendions une grande chanteuse, et j'avoue que je ne fus pas fâché lorsqu'un domestique vint m'annoncer que ma femme m'attendait pour rentrer à l'hôtel. Une meilleure connaissance de la musique arabe me permet aujourd'hui de mieux l'apprécier, mais pour s'extasier comme le faisaient mes co-invités égyptiens, il fallait vraiment être du pays!
J'étais curieux de savoir ce qui s'était passé dans le harem. «La réunion des dames, me dit ma femme, y était très semblable à ce qu'elle serait en Europe dans un cas semblable. En effet, le châle de soie noir qui enveloppe leurs robes, et le yashmak qui cache leurs traits quand elles sont dehors, avaient été abandonnés.» 79 Malheureusement, ma femme ne connaissant personne et, ne comprenant pas l'arabe, se sentit plutôt dépaysée. Mais nous fûmes dédommagés, elle et moi, de notre premier désappointement par le grand événement de la soirée. Le marié, accompagné de ses frères et de quelques amis, s'avança vers l'entrée du harem, et tous cognèrent vigoureusement contre la porte. Lorsque celle-ci s'ouvrit, le jeune homme, que le bonheur attendait enfin, dit adieu à ses compagnons et pénétra seul. La mariée voilée l'attendait, et là, en présence de ses parents à elle, il découvrit son visage et, pour la première fois, put contempler les traits de celle qui était sa femme. Les personnes présentes jugèrent alors discret de se retirer et les voitures furent appelées.
Arrivant au bout de la rue où nous avons eu la bonne fortune de rencontrer la procession, nous traversons la Place Rumeleh et commençons la montée de la rampe qui conduit à la citadelle. Quel merveilleux site Mohamet Ali choisit là pour sa mosquée et sa tombe! Si l'on tient compte de l'époque de la construction, le milieu du siècle dernier, il est vraiment remarquable que l'extérieur soit en aussi bon état. Tout en regrettant que l'architecte, au lieu de 80 s'inspirer des grandioses monuments que cette mosquée domine, ait copié une mosquée de Constantinople, nous devons nous estimer heureux qu'il n'ait pas été chercher son modèle à Paris ou à Londres! La Madeleine, si admirable à Paris, eût été ici aussi déplacée que l'est cette «imitation d'un boulevard parisien», la Sharia Mohamet Ali, qui conduit à la mosquée. Les touristes sont toujours amenés ici, même s'ils n'ont qu'une seule journée à passer au Caire, et la plupart semblent vraiment s'intéresser au prix que coûta le marbre employé à l'intérieur, ou les lustres dignes d'une salle de bal, qui sont suspendus au dôme. Contentons-nous aujourd'hui de jeter un coup d'œil sur l'extérieur et d'admirer la vue alentour: de ce nouvel observatoire, nous pouvons contempler un nouveau groupement des dômes et des minarets qui se détachent brillamment au-dessus de la masse jaunâtre des maisons. Nous pouvons suivre des yeux le Nil, depuis l'horizon lointain, au sud, jusqu'au point où il se perd dans le Delta formé depuis des siècles sans nombre par un limon fertile. La bande verte qui, de chaque côté, court parallèlement à la rive, s'élargit ou se resserre, marquant le terrain couvert pendant l'inondation par les eaux qui lui 81 donnent la vie. Nous voyons de nouveau les Pyramides qui se détachent au-dessus des monticules du désert de Libie, et nous nous promettons de revenir ici, un soir, quand le soleil sera moins haut, pour voir cet astre splendide disparaître à l'ouest.
La mosquée abandonnée, Gamia Ibn Kâlâun, est cachée par sa voisine plus moderne et plus prospère. Dernièrement encore, elle servait de dépôt militaire et avant cela de prison. Le dôme s'est écroulé et les beaux marbres de couleur qui ornaient l'intérieur ont disparu. Cependant, ce qui reste montre qu'elle fut digne du grand Sultan Mamelouk qui la fit élever. Le palais d'El-Nasir qui s'élevait autrefois à côté, avec son fameux «Hall des Colonnes», fut détruit pour faire place à la mosquée de Mohamet Ali.
A peu de distance dans la direction sud-est, nous trouvons le puits de Joseph, «Bir Yûsuf». La tradition veut que Joseph ait été jeté dans cette fosse par ses frères, et bien que la tradition se trompe de quelque 500 kilomètres, l'histoire n'en est pas moins fermement acceptée par beaucoup de gens, et les guides la répètent avec solennité aux touristes. Si ce puits n'a en réalité rien de commun avec le Joseph de l'Histoire Sainte, il est, d'autre part, intéressant 82 d'apprendre qu'il doit son nom à «Salâhedden-Yûsuf», le Saladin des croisades, lequel, au XII e siècle, construisit la citadelle.
Le plus beau monument du Caire. || L'exode des lampadaires. || Le supplice d'un architecte trop génial. || Enterrements et pleureuses de profession. || La Mosquée Bleue.
D irigeons-nous à présent vers la mosquée au dôme gris qui s'élève de l'autre côté de la place. C'est là non seulement le plus beau monument du Caire, mais le spécimen le plus parfait qui existe de l'art sarrasin. Elle fut construite sous le Sultan Hasan, en 1356, pour servir de Medreseh ou Collège de Théologie , mais elle est devenue depuis une mosquée de congrégation. Nous avons déjà vu une belle mosquée, celle de Ibn-Tulûn, construite dans le but de recevoir une nombreuse congrégation dans sa vaste cour intérieure. Les medresehs étant construites à l'intention des étudiants, il n'était pas nécessaire de sacrifier tant de place aux fidèles, mais il fallait avant 84 tout considérer les besoins des professeurs et conférenciers et songer au logement des élèves. Le dôme, bien plus important ici que dans les autres mosquées du Caire, n'appartient pas à la mosquée elle-même: il recouvre une tombe. Il y a au Caire beaucoup de monuments religieux servant de dernière demeure à leur fondateur, et l'on a pris à tort l'habitude de considérer ces mausolées recouverts d'un dôme comme faisant partie d'une mosquée.
Le plan en forme de croix de la mosquée du Sultan Hasan n'est pas visible de l'extérieur, les angles étant occupés par des constructions qui renferment les divers appartements d'un collège. Le grand mur qui longe la rue n'est percé çà et là que pour éclairer ces appartements. La simplicité de cette façade fait ressortir la beauté de la corniche qui court tout le long du bâtiment. L'ornementation en forme de stalactites coupe les lignes horizontales à la projection de chaque assise de pierres, et la nudité du mur sous la corniche est embellie par les ombres que celle-ci projette. A midi, ces ombres s'étendent sur presque toute la surface du mur jusqu'à l'angle où celui-ci est exposé plus directement au soleil. Ici, les ombres s'arrêtent brusquement comme si elles craignaient de violer le 85 contour du magnifique portail sous lequel nous allons pénétrer.
Après avoir monté quelques marches, nous nous trouvons sur le palier d'où cette immense niche s'élève à 22 mètres au-dessus de notre tête. L'arche en forme de voûte semi-sphérique se dresse en 12 rangées de pendentifs; de délicates petites colonnes arrondissent les angles près de la base, ainsi que les niches cintrées qui se font face de chaque côté de la porte. Un cadre de ravissantes arabesques, des panneaux et des médaillons décorés de dessins géométriques finement taillés, ornent cette porte majestueuse.
Ayant franchi un vestibule voûté, puis deux passages, nous arrivons à une porte où le gardien nous remet des pantoufles, afin que nos bottines ne souillent pas les planchers, et nous pénétrons dans le Salin , ou cour intérieure. Incontestablement, ce qui impressionne le plus, ce sont les quatre arches colossales qui séparent cette cour du transept; elles donnent une impression de grandeur bien supérieure à ce que l'ensemble est réellement. Selon l'habitude, la fontaine pour les ablutions se trouve au centre de la cour, et il y a ici une autre fontaine plus petite, pour l'eau potable. Le liwan ou sanctuaire est un peu surélevé 86 et couvert de nattes et de tapis à prières. La dikka ou chaire, d'où le Coran est lu, est en pierre et repose sur de gracieuses colonnes. La Mihrab ou Kibla , niche sacrée, est à l'extrémité du bâtiment, tournée vers la Mecque, et à côté du pupitre de pierre.
J'eus la bonne fortune de pouvoir peindre le sanctuaire (tel qu'il est reproduit ici) avant que les travaux de restauration ne fussent commencés. Je ne doute pas que ces travaux ne soient accomplis d'excellente façon, mais il faudra quelques années pour que le neuf s'harmonise avec l'ancien.
Dix ans plus tard, je fus empêché de peindre de nouveau dans cette mosquée par les échafaudages et le bruit que faisaient les ouvriers. De grands morceaux de la fresque, légère comme une toile d'araignée, avec ses inscriptions kufiques, jonchaient le sol en compagnie des pierres moulées et coloriées qui devaient être nettoyées et retaillées avant d'être cimentées à leur place, travail nécessaire sans aucun doute, et d'ailleurs dirigé d'une façon fort habile. Puisqu'on en est là, il serait à souhaiter qu'on fît un peu plus encore et qu'on remît en place les magnifiques lampadaires de bronze qui, à différentes époques, ont été enlevés de là. Quelques-uns, et des plus beaux, sont actuellement 87 au Musée arabe, mais ils seraient beaucoup plus à leur place ici. L'argument si souvent employé que les objets de valeur courent le risque d'être volés dans les mosquées, ne saurait s'appliquer à des objets d'art pesant plus de 1 000 kilogrammes! Quelques-uns de ces lampadaires qui sont catalogués dans les musées, ont été remplacés dans les mosquées par des lampes qui feraient honte à un cirque de saltimbanques!
Une porte qui ouvre à gauche de la Kibla conduit au mausolée du Sultan Hasan, au milieu duquel se trouve son sarcophage. Le dôme qui, du dehors, est le trait saillant de l'ensemble, forme la voûte sépulcrale.
Ce fut un monarque vraiment indigne que ce Sultan qui dort dans ce majestueux tombeau. Nous lui pardonnons beaucoup en considération de ce merveilleux monument, mais nous ne pouvons oublier l'effroyable manière dont il récompensa le génie qui en fit les plans. Craignant que quelqu'un d'autre n'employât son architecte et ne lui fît construire un monument qui éclipserait celui-ci, il n'hésita pas à lui faire couper la main!
Malgré l'époque orageuse à laquelle il vécut, ce cruel Sultan réussit à consacrer beaucoup de temps et 88 d'argent à la construction de mosquées, de collèges et de couvents. Au Caire seulement, on en compte dix-neuf qu'il fit élever pendant les dix années de son règne—record extraordinaire pour un tyran cruel et débauché. Il est probable que beaucoup de ses sujets se réjouirent lorsqu'il mourut de mort violente, lui qui s'était servi de la violence pour faucher tant d'existences! Quelques jours avant qu'il fût assassiné, un des minarets s'écroula, écrasant 300 enfants qui jouaient dessous. Il ne reste plus qu'un seul minaret, des trois construits à cette époque. En 1660, le grand dôme s'effondra et fut remplacé par celui qui existe aujourd'hui.
Pendant les règnes difficiles des derniers successeurs d'Hasan, des canons furent fréquemment montés sur le toit en terrasse de la mosquée. En temps de paix, au contraire, on raconte qu'une corde était tendue de l'un des minarets au bastion de la citadelle, et que le Blondin de l'époque y donnait des représentations pour la plus grande joie de la population.
En face de la mosquée du Sultan Hasan, s'élève la mosquée inachevée, Refâiyeh, du nom d'une secte de derviches. Elle renferme le caveau de la famille d'Ismael Pacha.
Retournons vers l'entrée de la citadelle et descendons la Sharia-el-Magar. Une petite mosquée abandonnée, au dôme cannelé, nichée entre ses minarets, offre au regard un tableau charmant. Un peu plus bas, une vieille maison s'est suffisamment écroulée pour laisser entrevoir une mosquée-tombeau , de peu d'importance, mais tout à fait gracieuse, avec un minaret dont deux étages n'existent plus. C'est une composition attrayante, et l'ombre d'un portail à bonne distance invite l'artiste à s'asseoir et à prendre ses pinceaux.
C'est un coin riant, plein de clarté et de gaieté, bien que, vu la proximité d'un grand cimetière, pas une matinée ne s'écoule sans que de nombreuses processions funéraires ne remontent la rue. Ces processions sont généralement précédées par un certain nombre de mendiants, souvent des aveugles, qui, tristement, chantent leur profession de foi: « La ilâha ill allâh wu Muhammed rasul allâh »; ces pauvres gens sont suivis par les parents mâles du mort, des derviches portant des bannières, des jeunes garçons chantant de leur voix grêle des versets du Coran, et enfin du Coran lui-même porté sur un plateau couvert d'un morceau d'étoffe de couleur. Le cercueil ouvert vient ensuite, porté par les amis du défunt. A la tête du cercueil qui 90 est toujours à l'avant, il y a, si c'est un homme qu'on enterre, un turban posé sur un support de bois. Les femmes ferment la marche, les parents du défunt ayant généralement une bande de mousseline bleue autour de la tête. Souvent aussi elles agitent un morceau d'étoffe bleue, et le bruit des sanglots des unes est étouffé par les lamentations des autres. Souvent aussi des pleureuses de profession sont employées et les gémissements étranges qu'elles poussent sont très émouvants, quand on ne sait pas que c'est à tant par heure . Cette habitude est du reste contraire à la Loi du Prophète, mais elle date d'une époque tellement reculée que les interdictions n'ont sur elle aucun effet. Les hommes ne portent aucun signe de deuil, arguant qu'il serait injuste et égoïste de plaindre un être qui est mort dans la Foi et qui est bien plus heureux au ciel que sur la terre. Cette raison est logique, mais elle ne touche évidemment pas les femmes qui rivalisent entre elles à qui exprimera le plus bruyamment son chagrin. Il est également difficile de concilier avec cet argument la présence des pleureuses de profession , payées par les hommes.
Je demandai là-dessus une explication au fidèle Mohammed. Il me répondit que c'était très mal de la 91 part des femmes et que certainement le feu de l'enfer les punirait. Après quoi, il haussa les épaules d'une façon qui indiquait l'inutilité de lutter contre de vieilles traditions maalesh . Quant aux pleureuses , elles font là un piètre métier: passer sa vie à hurler en ce monde pour quelques centimes, avec la perspective d'être horriblement punie dans l'autre, doit manquer de charme! En tout cas, l'ancienneté de cette coutume est prouvée par certaines peintures sur les murs des tombeaux à Thèbes.
Pendant le temps que je passai à peindre sous cette porte, j'eus l'occasion de voir les funérailles de plusieurs Saints réputés, et le silence religieux n'était alors interrompu de temps en temps que par des voix qui murmuraient doucement les versets du Coran.
A gauche de mon aquarelle, s'élève le minaret de la mosquée Aksunkur, laquelle vaut vraiment la peine d'être visitée. Elle fut construite par un des fils de El-Nasir, vers le milieu du XIV e siècle, et fut restaurée trois cents ans plus tard par Ibrâhîm Agha. C'est du reste le nom de celui-ci qu'elle porte aujourd'hui. On l'appelle quelquefois aussi la Mosquée Bleue , en raison de la couleur des tuiles dont Ibrâhîm se servit pour la décoration intérieure, et qui, par leur 92 beauté, attirent bien des artistes. On ne se lasse pas, en effet, d'admirer cette merveilleuse teinte bleue, qui, sous le jeu du soleil, tire tantôt sur le vert et tantôt sur le violet.
Le sanctuaire de toute mosquée est placé au sud-est, c'est-à-dire face à la Mecque, et est éclairé dans le sens opposé par une galerie à colonnade. Par conséquent, les rayons du soleil n'y pénètrent que tard, alors qu'ils ont perdu de leur force, à l'exception quelquefois d'une petite raie lumineuse qui, se glissant à travers les vitraux d'une fenêtre, vient caresser une colonne et lui donner les couleurs des petits morceaux de verre qu'elle traverse. Il fait donc ici beaucoup plus frais que dans la cour brûlée par le soleil. On peut se dispenser de recouvrir ses bottines des pantoufles que le gardien vous offre, en entrant pieds nus, ce qui est fort agréable; et, à cette distance de la rue, on peut également et avec joie quitter sa veste et son gilet.
Il est préférable de ne pas travailler dans le sanctuaire au moment de la prière, mais on trouve alors un charmant sujet dans les palmiers qui jettent leur ombre sur le dôme de la fontaine, et la pièce aux tuiles bleues, où se trouve le sarcophage d'Absunkur, 93 est un des endroits les plus pittoresques du Caire.
Après le Sala , nous pouvons retourner au sanctuaire pendant que les fidèles remettent leurs pantoufles. Excepté le vendredi, il ne semble pas y avoir de services réguliers. Les hommes sont en ligne devant la Kibla et se prosternent, tout en récitant certains versets du Coran. Les femmes ne viennent jamais à ces prières, ce qui explique sans doute l'idée fausse entretenue en Europe que les Mahométans ne reconnaissent pas d'âme aux femmes. Un Musulman, après avoir assisté à nos services religieux, dont souvent tout le public est féminin, pourrait alors tout aussi justement prétendre que chez nous les femmes seules ont une âme. Les relations sociales entre hommes et femmes obligent ces dernières à dire leurs prières à part, mais elles sont tenues d'observer également le jeûne du Ramadan, et il serait bien injuste qu'elles ne dussent pas, elles aussi, être un jour récompensées!... Si sévère est ce jeûne qu'elles ne peuvent s'y soustraire que lorsqu'elles nourrissent un enfant, et encore faut-il, dans ce cas, qu'elles fassent un jeûne équivalent dès que l'enfant est sevré. De temps à autre, une femme se glissera dans une mosquée après le départ des hommes, pour visiter le sanctuaire d'un 94 Saint préféré, et tel Saint à qui l'on prête une puissance merveilleuse pour rendre les femmes fécondes est très honoré.
La rue où se trouve cette mosquée est particulièrement intéressante, non qu'il y ait là des monuments remarquables, mais parce qu'elle n'a pas tant souffert que d'autres de l'influence européenne. Lorsque nous arrivons à la mosquée El Merdani, nous nous retrouvons dans un quartier qui nous est familier et nous apercevons de nouveau les beaux minarets de Muaiyad. Laissant à droite la porte Bab Zuwêlêh , après nous être assurés d'un rapide coup d'œil que le vieux Saint en haillons et sa lance y sont toujours, nous voyons à notre gauche une petite mosquée sans prétention dont l'entrée est au faîte d'un escalier. Je dis mosquée , parce que c'est l'habitude de donner ce nom à tout édifice qui se rattache au culte musulman, mais je n'ai jamais pu découvrir à quoi servait le monument en question ici. A l'intérieur, nous traversons un petit cloître et quelques marches nous conduisent à une cour ravissante. Deux des côtés sont couverts de tuiles et au centre s'élève une jolie Kibla , niche à prière, le seul signe qui nous indique que nous sommes dans une enceinte religieuse. Des arbres et le derrière 95 des maisons du Bazar des Tentes s'élèvent au fond, et des femmes voilées entrent, sortent, disparaissent derrière la niche.
Pendant que je travaillais, le fidèle Mohammed Brown m'informa qu'un Saint était enterré dans cet endroit et que les femmes allaient dire leurs prières auprès de son sanctuaire, mais je ne pus rien apprendre de plus. J'aurais peut-être trouvé un charmant sujet derrière ces tuiles, mais je craignis qu'il fût indiscret de pousser mes recherches jusque-là. Aucun guide, aucun ouvrage sur l'architecture arabe ne parle de ce délicieux endroit.
D'ici, il nous est aisé de rejoindre l'avenue Mohamet Ali, près du musée arabe, et de retourner au cœur du quartier européen.
Le quartier Juif. || Le Muristan de Kalaun. || Le dépeçage d'un chameau vivant. || Deux portes monumentales du XI e siècle. || Guignol égyptien. || Autour d'un cimetière.
P artant du Rond-Point, sur le Muski , vers l'endroit où cette rue est traversée par le Khalîg, un chemin, à gauche, nous mène au Derb-el-Jehûdûpeh, qui est la rue principale du quartier juif. Quoique non confinée dans le Ghetto, la même race habite pourtant encore cette partie du Caire. L'apparence des maisons et de leurs habitants ne diffère que peu de celle des quartiers arabes. On rencontre quelques hommes en vêtements européens, mais ils ne sont là sans doute que pour affaires et demeurent dans les quartiers plus modernes. Les femmes juives ont cessé de voiler leur visage, maintenant que le Musulman est accoutumé à voir les dames Firangi , et que cette infraction 98 choque par conséquent moins ses sentiments; mais il y a peu d'années encore, toutes les femmes coptes et juives portaient le yashmeh , non point tant pour satisfaire à une obligation religieuse, que comme un moyen de protection contre l'indiscrétion des hommes. On trouve plus de traces du sang sémite dans le Cairote que dans le fellah ; mais ce n'est que par d'infimes détails de l'habillement qu'on peut distinguer le juif du Musulman.
L'arabe—langue commune à tous deux—étant assez rapproché de l'hébreu, est parlé avec le même accent; pourtant, quelque légère que soit la différence, l'Arabe sait toujours reconnaître le Ychûdî , même lorsque ce dernier a embrassé la religion musulmane.
Le quartier juif s'étend derrière le bazar du Nahâssîn, où nous pénétrâmes en une autre occasion. Nous le laissons à notre droite et nous entrons dans une cour en ruines du Mûristan de Kalâûn. Par une circonstance bizarre, un dispensaire moderne y a été installé, et les malades, en attendant que le docteur indigène puisse leur prodiguer ses soins, se souviennent peut-être du temps où ce Mûristan était le grand hôpital du Caire. Saladin devança la grande œuvre du sultan Kalâûn de plus d'un siècle. L'Hispano-Arabe, 99 Ibn Yubeyr, qui visita le Caire au XII e siècle, a fait de son voyage un récit détaillé, et dans l'excellente traduction de M. Guy Le Strange, nous lisons que Saladin «fut poussé à l'œuvre méritoire, uniquement par l'espoir de la grâce de Dieu et d'une récompense dans le monde à venir.»
«Ce grand palais, spacieux et magnifique», pour citer une fois de plus l'Espagnol, ne survécut pas de beaucoup au bon Sultan, car tout ce que nous voyons du bâtiment présent, fut érigé par Kalâûn durant le siècle suivant. Certaines parties en sont en ruines, mais on retrouve encore les traces des salles distinctes, affectées aux maladies alors connues. Un large corridor conduit au portail imposant qui fait face au Bazar des Cuivres. A gauche de ce corridor, vous entrez dans le vestibule du tombeau du fondateur. Ce vestibule et la chambre du tombeau sont en ce moment entre les mains des ouvriers occupés à les restaurer. La simplicité du vestibule, avec sa haute arcade de bois vert, est aussi tentante à peindre que la sombre richesse du grand mausolée. Des groupes d'étudiants s'attardent dans le vestibule, accroupis sur les nattes, écoutant quelque ulama qui explique des textes du Coran. Près du tombeau, quelques vêtements de 100 Kalâûn sont suspendus. On leur attribue un miraculeux pouvoir de guérison, et bien des malades essaient la cure avant d'avoir recours au hakim à demi firangi , qui est chargé du moderne dispensaire de la grande cour. La niche de prières est peut-être la plus belle du Caire; elle était en presque parfait état de conservation lorsque j'essayai de la peindre il y a quelques années. Espérons que les ouvriers cesseront bientôt de troubler la solennité de ce lieu.
Le Mûristan de Kalâûn est le monument le plus important de la seconde moitié du XIII e siècle; on tient naturellement à le conserver en parfait état, et l'intelligence dont Herz Bey a fait preuve dans tous les travaux à lui confiés nous fait espérer qu'on accomplira ici une œuvre de préservation, plutôt qu'un travail de restauration.
Passant sous le portail de marbre blanc et noir, nous suivons le Nahâssîn, jusqu'à ce que nous arrivions au Sebîl d'Abder-Rahmân, après avoir laissé à notre gauche les belles tombes-mosquées de Bâb-el-Nasr et Barkûh. Ici, nous avons de nouveau toute la perspective de cette rue enchanteresse, avant de descendre par les prés étroits qui conduisent au Gamâlîyeh. Un chameau chargé de tumbâh (tabac 101 fort qu'on fume dans les nargîlehs) peut si bien obstruer le chemin, que, si vous n'êtes pas capable de passer sous les paniers, vous n'avez plus qu'à vous blottir sous quelque porte et attendre que l'animal ait disparu. Deux ou trois grands khâns de ces rues étroites m'ont l'air de réaliser de mauvaises affaires, car la cigarette remplace le nargîleh, et le tumbâkiyeh semble tombé en désuétude, le métier étant poussé vers d'autres voies.
La rue principale dans laquelle nous nous trouvons à présent est aussi animée et vivante que le Nahâssîn, mais de plus pauvre aspect. Ses magasins semblent moins prospères, les robes soyeuses des marchands riches y font place aux gabahrehs de coton bleu, et la distinction bourgeoise de la rue que nous venons de quitter devient ici un désordre presque sauvage, mais artistique. A un angle de la route, l'entrée d'un spacieux khân offre la place rêvée pour faire une esquisse, tandis que deux bancs de pierre, de chaque côté de l'entrée, semblent avoir été disposés là tout exprès pour supporter le bagage d'un artiste, et cela explique peut-être les nombreux croquis de ce Gamâlieh pris de ce même endroit. On est un peu au-dessus de la foule, et l'angle de la muraille vous protège contre 102 le flot de curieux toujours montant. Enfin pendant que l'on peint cette rue avec, au centre, la mosquée de Bîbars, on peut, de ce coin, faire d'intéressantes silhouettes de passants.
Je fus témoin d'un curieux fait lors de ma dernière visite à cet endroit. Un homme conduisant un chameau, appelait chaque boutiquier sur son passage. L'animal n'étant point chargé, je ne pouvais comprendre le manège de l'homme. De temps à autre, quelque marchand semblait s'intéresser à la bête, tâtait sa bosse ou son cou; alors seulement je compris que le chameau était à vendre, mais quand il passa auprès de moi, je découvris de plus que la bête était vendue au morceau et que chaque morceau était marqué à la craie. Quelle était la différence de prix entre une livre de cuisse et une livre de bosse?... Je ne le sus point, mais écœuré par cette sorte de dépeçage d'un être encore vivant, je résolus de devenir végétarien,..... résolution que j'observe strictement en dehors de mes repas.
Comme nous suivons le Gamâlîyeh, les signes de décadence deviennent de plus en plus visibles. De belles vieilles maisons sont habitées par des mendiants, les meshrebiya tombent en lambeaux et sont même 103 souvent remplacées par des rideaux en toile de sac, là où un boutiquier a des marchandises valant encore la peine d'être protégées contre le soleil. Les maisons des petites rues sont de simples ruines, et l'on a peine à comprendre la prospérité croissante de l'Égypte, lorsqu'on assiste à cette décadence des bâtiments et des êtres dans une si grande partie du Caire.
Le Gamâlîyeh se termine à Bâb-el-Nasr, ou Porte de la Victoire, qui, ainsi que Bâb-el-Futûh, ou Porte de la Capture, fut érigée durant la seconde moitié du XI e siècle, par le fameux vizir Bedr-el-Yamali. La mosquée de Hâhim, d'un siècle plus récente, remplit presque l'espace compris entre ces deux portes. Napoléon, se rendant compte de l'avantage de cette position, y fit camper une partie de ses troupes, en 1799.
Ces deux portes, ainsi que le Bab-Zuwêleh, ont intrigué nombre d'archéologues. Leur style n'est point sarrasin: M. Van Berchem, qui étudia tout spécialement la vieille enceinte de la ville, attribue ces édifices aux Templiers; mais la première croisade n'ayant eu lieu que dix ans après l'érection de ces portes, l'influence des Croisés semble douteuse. Van Berchem découvrit des marques conventionnelles d'artistes 104 grecs, qui expliquent quelque peu l'apparence byzantine des portes, et le vizir Bedr étant Arménien, il est fort probable qu'il chercha des architectes parmi ses compatriotes. Ces portes nous intéressent davantage au point de vue pictural, mais il est difficile de rendre d'une façon satisfaisante leur beauté majestueuse.
La mosquée en ruine d'El Hâhim, qui occupe tout l'angle du rempart, entre les deux portes, est moins remarquable que celle d'Ibn Tulûn, à laquelle elle ressemble d'ailleurs; mais elle offre un sujet de tableau plus pittoresque grâce à une grande cour qui, avec ses tentes de Bédouins et ses chameaux, complète la note orientale. Le nom d'El Hâhim augmente l'intérêt du lieu. Je suis tenté de reproduire ici ce que Stanley Lane Poole dit au sujet de l'extraordinaire Calife dans son Histoire du Caire , mais ce charmant livre étant à la portée de tous, le mieux est de le recommander chaudement à mes lecteurs.
Dans un espace vide, voisin du Bâb-el-Nasr et d'un grand cimetière mahométan, on peut souvent contempler les ébats de Karakush , lequel correspond à notre Guignol. Sa troupe se compose généralement d'un homme, d'un petit garçon, d'un chien et d'un singe. L'usage généreux d'un gourdin maintient la 105 foule à la limite jugée nécessaire aux évolutions des artistes. Les plaisanteries, qui datent probablement du temps où l'Islamisme envahit l'Égypte, ne perdent rien de leur saveur à être constamment répétées, et il est réjouissant d'entendre les francs éclats de rire qui les accueillent. Ces farces sont certainement plus grossières que ne le supporterait un public anglais, mais il faut les juger d'un autre point de vue. Les sous-entendus, les demi-mots sont considérés ici comme un jeu innocent, et quelque court-vêtues que soient les plaisanteries de Karakush , elles le sont moins encore que ce qu'il est possible de voir et d'entendre dans les quartiers modernes du Caire. Karakush , dont le nom seul fait sourire les Cairotes, ne fut pourtant pas un personnage comique en son temps. On le cite comme un des fidèles émirs de Saladin, et son seul acte, peu humoristique du reste, fut de repousser les Croisés, dont la visite lui sembla une impertinence.
Notre Guignol ne manquerait certes point ici de modèles pour ses Esquisses préhistoriques . Les jours de fêtes religieuses, de larges tentes sont installées contre les murailles, et tous ceux qui viennent applaudir Karakush , peuvent également être témoins d'un Ziter . Une douzaine de derviches, rangés en ligne, 106 attendent le signal d'un chef. Ce signal donné, ils commencent à se balancer en avant et en arrière, en répétant le nom d'Allah. Peu à peu le mouvement s'accélère, se précipite, devient furieux; ils semblent perdre conscience de tout, jusqu'à ce que, la limite de l'endurance humaine étant atteinte, ils tombent, rompus, brisés, comme en extase.
Le grand cimetière qui, d'un côté, limite cette place, et empiète même dessus par-ci par-là, ne trouble en rien la gaîté de l'assemblée. Éparpillées, libres de toute muraille, les tombes servent de sièges, à moins que des gamins ne s'exercent sur elles au saute-mouton. Parmi ces tombes, nous retrouvons celle de Burkhardt, le grand voyageur orientaliste, qui mourut en 1817. Les Arabes le connaissent sous le nom de Cheik Ibrahim.
En suivant le mur de la cité sur 200 ou 300 mètres, vers l'est, où il tourne brusquement vers le sud, nous laissons le cimetière derrière nous, et, contournant des monceaux de détritus, nous dépassons à notre gauche le dôme du tombeau du Cheik Galal et découvrons les tombes des Califes. Cette cité des morts offre un tableau impressionnant, que ce soit en plein midi, dans la gloire dorée du soleil, ou vers le soir, 107 quand les lueurs rosées du couchant se jouent sur les dômes et les minarets, et que les maisons en ruines, à leur pied, se fondent dans l'ombre violacée que projettent les hautes collines. Du sommet d'une de ces collines, on a une merveilleuse vue des tombes. Autrefois chaque tombe-mosquée entretenait plusieurs gardiens qui demeuraient dans le voisinage.
On retrouve également dans cette cité morte des ruines de Khâns, qui rappellent maints métiers. Ses fontaines et ses bains prouvent également qu'on avait à y subvenir aux besoins d'une population considérable. Ces tombes furent bâties pendant le XIII e siècle et les deux suivants, ainsi que les mausolées des Mamelouks bohrites et circassiens qui régnaient alors sur l'Égypte. Les premiers Califes furent ensevelis dans ce qui est aujourd'hui le centre du Caire, et qui, de leurs jours, se trouvait en dehors de la capitale, celle-ci étant alors plus au sud. Le Khan Khalîl se trouve aujourd'hui dans l'ancien lieu de repos, et l'on assure que, lorsqu'il fut érigé, les ossements des Califes furent emportés et ajoutés aux monceaux de détritus!
L'une des premières tombes dont nous approchons— El Seb'a Benat ,—les sept sœurs—est une preuve 108 que d'autres que les Mamelouks reposent là. Mais je ne pus jamais établir l'identité de ces sept dames. Continuons par une des tombes situées à l'est du groupe, celle du sultan Kâit Bey. La tombe du sultan Barbûk, à notre gauche, a deux jolis dômes et une paire de beaux minarets. Les ornements qui couvrent les dômes méritent un examen tout particulier. Le plan général des tombes diffère peu et, en les examinant de plus près, on est surpris de la richesse et de la variété des détails. Le mausolée de Kâit Bey est certainement le plus beau, avec son minaret élancé et son dôme dont la richesse surpasse celle de tous les autres. Il a tout l'aspect d'une mosquée congréganiste; au-dessus de la fontaine, à gauche de la grande entrée, qui est ornée de portes décorées de magnifiques bronzes, se trouve la salle d'enseignement que supportent de gracieuses arcades, la cour centrale, ouverte, le Hirâu , ou sanctuaire, avec ses tapis de prière et sa chaire tournée vers la Mecque, enfin le dôme contenant le sépulcre du Sultan.
Mais nous voici au Sharia-esh-Sharawâni, qui fait suite au Muski et conduit au quartier européen. Un tramway partant d'El Atâba-Khadrâ, près du Bureau Central des Postes et Télégraphes, se dirige vers 109 le quartier connu comme le Vieux Caire ou Masr-el-Atika; il suit le boulevard Abd-ul-Aziz et tourne vers le Nil; et, de l'endroit où le pont Kasr-en-Nil coupe la rivière, nous suivons les rails jusqu'au point terminus, 200 ou 300 mètres plus haut. Une végétation luxuriante dérobe tant bien que mal à la vue les laides villas modernes dont est parsemé le vieux Caire, mais, à tout prendre, cette partie de la ville, vue du tramway, est bien moins intéressante que d'autres quartiers auxquels conviendrait mieux le nom de Vieux Caire.
Nous longeons le bazar à gauche de la grand'route, traversons les voies du chemin de fer et, en haut d'un pré étroit, une porte que nous franchissons nous conduit à la muraille d'enceinte de la forteresse de Babylone. Les ruines de divers bâtiments cachent trop ce qui reste de l'antique château, pour nous permettre de juger de son importance. Les habitants de ce quartier semblent fuir les étrangers; peut-être est-ce la peur atavique d'une invasion ennemie? Après s'être pourtant assurés de loin que nous ne sommes rien de plus redoutables que de simples Sawarhine , et alléchés par la perspective d'un bakschish , quelques êtres se montrent et nous suivent 110 jusqu'à l'église de Saint-Georges ou Mâri Girgis.
Il y a tant de similitude entre la vie que mènent ces gens et celle de la mellah maure (le Ghetto arabe), que je n'aurais point été surpris de remarquer quelques types juifs parmi nos suiveurs, au lieu de l'absence complète de traits sémites à observer chez les Arabes.
Ces Coptes, dans le quartier desquels nous pénétrons, sont les plus purs Égyptiens. Leur nom seul, dérivé du grec Aiguptios et devenu en arabe Kupt , suffit à le prouver. De tous les habitants de la vallée du Nil, ceux-là attirent le plus notre sympathie, et il est agréable de songer qu'après des siècles d'oppression ils peuvent enfin jouir d'une pleine liberté sous le protectorat britannique.
Un peu d'histoire. || L'Église chrétienne Saint-Georges. || Un couvent copte. || La légende de la tourterelle. || La première mosquée d'Égypte. || La colonne merveilleuse.
A vant de pénétrer dans l'église copte de Saint-Georges, il serait intéressant de se reporter au temps où les Coptes, reniant le culte d'Osiris, furent reçus au sein de l'Église chrétienne. En l'an 62, Armianus fut nommé évêque d'Alexandrie, et pendant le patriarcat de Démétrius, un siècle plus tard, de nombreuses congrégations, associées aux noms de Clément, Origen, Pantænus, se formèrent dans diverses parties du Delta. Le III e siècle donna naissance au système monastique, et les ruines des premiers monastères, disséminées depuis le Delta jusqu'aux confins de la Nubie, démontrent quels rapides progrès fit la religion nouvelle. En plus de ces couvents, 112 chaque temple est un monument du zèle religieux des nouveaux chrétiens. Éloignés de Rome, ceux-ci eurent sans nul doute moins de persécutions à souffrir que leurs frères soumis au joug de l'Empire; mais à cette époque, des luttes intérieures firent plus pour arrêter les progrès de la religion, que les persécutions d'aucun autocrate romain. Les enseignements d'Arius, d'Alexandrie, influencèrent la majorité, malgré les exhortations de l'évêque Alexandre et l'éloquence de son diacre Athanasius. Au concile de Nice, en 325, auquel ce dernier assista, Arius fut condamné et les chrétiens d'Égypte divisés en deux camps hostiles. Nous ignorons à quel point cette controverse intéressa Constantin, mais son fils Constantius, qui lui succéda, se déclara pour les Ariens. Athanasius fut exilé, et ses disciples persécutés par les Ariens, jusqu'en l'an 379; l'Édit de Théodosius ayant alors déclaré la religion orthodoxe, religion d'État, ce fut au tour des Ariens de souffrir la persécution. Une Église nationale s'érigea à côté de l'Église d'État, et en 451, après le concile de Chalcedon, elles se séparèrent définitivement l'une de l'autre. Les nationalistes, dont le parti était le plus fort, étaient connus sous le nom de Jacobites ou Coptes, les orthodoxes s'appelaient 113 en Égypte les Mélékites. Au moment de l'invasion de l'Égypte par Anir, le grand général du Calife Omar, les Coptes étaient prêts à suivre celui qui les libérerait de la tyrannie de leurs gouverneurs byzantins. Nous aurons plus à dire par la suite au sujet d'Anir.
L'extérieur de l'église Saint-Georges ne fait en rien prévoir l'extrême richesse de sa décoration intérieure, et cette remarque s'applique également aux six autres églises cachées dans la forteresse. Le but de cette simplicité extérieure était probablement d'échapper à la cupidité que le luxe eût sans nul doute éveillée chez les ennemis; mais les mosquées de cette époque étant également d'apparence fort simple, ce détail n'offre que peu d'intérêt. Sauf la crypte qui date d'avant la conquête musulmane, toute l'église fut bâtie presque à la même époque que la grande mosquée d'Ibn-Tulûn, et rien ne peut être imaginé de plus modeste que l'extérieur de cette dernière. Nous pénétrons dans un petit vestibule et de là dans une belle petite basilique à deux rangs d'arcades séparant les ailes de la nef; celle-ci nous paraît courte, parce qu'une belle barrière de bois ouvragé divise l'église en deux, à quelque distance du sanctuaire. La lumière 114 tamisée qui tombe des étroites fenêtres en triptyques, illumine les saints rangés au sommet de la barrière, se joue sur les icônes en leur faisant un halo doré, et caresse les boiseries sculptées . Pendant le service, les femmes occupent un côté de la boiserie, l'autre étant réservé aux hommes.
Sortant de la nef et traversant ce qui correspond au chœur, nous nous trouvons devant trois autels, chacun d'eux renfermé dans un espace circulaire et surmonté d'un dôme. Des boiseries encore, cachent ces autels; celui du milieu, surélevé, est dissimulé derrière un paravent ouvragé, d'une richesse extrême, formé de minuscules croix d'ivoire et d'ébène entremêlées et exquisement fouillées. Durant la messe, ces boiseries s'ouvrent, les rideaux sont relevés, et l'on voit une grande image du Christ au-dessus de l'autel. Les guirlandes d'œufs d'autruches teints de couleurs voyantes, qui pendent de la voûte, forment une décoration bizarre. On rencontre ce genre d'ornementation dans quelques mosquées, dans la chapelle de Sainte-Hélène et dans le Saint-Sépulcre, à Jérusalem.
Quelques marches descendent du chœur à la crypte, où l'on nous montre un banc sur lequel la Sainte 115 Famille prit quelques instants de repos, lors de son voyage en Égypte. Il est difficile d'obtenir l'autorisation de peindre dans les églises coptes, et ce n'est que pendant mon séjour à Abydos que je pus tenter quelques esquisses.
Une petite colonie chrétienne habite un vieux fort dynastique, à l'est du temple de Seti; on nomme cet endroit le Couvent copte. En comparaison de l'église où nous nous trouvons en ce moment, ce couvent me semble une vieille chapelle de campagne. Je le trouve pourtant digne d'une visite prolongée, même par cette chaleur étouffante. L'intérieur de la vieille forteresse me rappelle quelque peu l'intérieur de la forteresse de Babylone. Quelques oiseaux domestiques picorant des graines, quelques hangars destinés à abriter le bétail, lui donnent un air champêtre; le même calme, les mêmes maisons presque entièrement dépourvues de fenêtres, se retrouvent ici et là. Le bon vieux prêtre qui me fit visiter l'édifice, semblait si bien en faire partie, que j'avais peine à me rendre compte que je parlais à un contemporain. Ses vêtements et son entourage sentaient tellement le moyen âge, qu'il me semblait m'être endormi, puis réveillé six cents ans plus tôt. Le fort, 116 dont cette église et le groupe de maisons occupent le centre, date des premiers temps de l'Empire. Il fut donc érigé environ trois mille ans avant le monastère. Le vieux prêtre m'intéressa tout autant que son habitacle; le petit monde où il vit semble lui suffire. De temps en temps, une visite à Balliana, situé à 10 kilomètres, sur une rive du Nil, ne lui fait qu'apprécier davantage la paix de sa retraite.
Il est intéressant de visiter les églises de Babylone. Le nom donné par les Grecs à la forteresse romaine est une énigme pour les archéologues; il se pourrait que ce fût un souvenir du nom de la partie est de la Memphis d'autrefois; mais ceci me paraît incertain. Ses tours massives et les bastions que l'on voit, semblent être les seuls vestiges de l'ancienne cité de Misr. Le vieux Caire, ou Masr-el-Abko, date de plus près que le XIII e siècle, car jusqu'alors son emplacement et celui du Caire moderne demeurèrent sous l'eau. La plus grande partie de l'Égypte fut facilement conquise par Anir, qui, nous dit-on, l'envahit avec une armée de 4 000 hommes seulement. Les Coptes, ne se doutant pas de l'intention des Musulmans de s'établir définitivement, furent trop heureux d'avoir leur concours pour se libérer 117 de la tyrannie byzantine. La prise de cette forteresse fut pourtant une autre affaire, car ici l'Empire était tout-puissant. Anir dut attendre des renforts et ce ne fut qu'après sept mois de siège qu'il s'en rendit maître. Cet événement eut lieu en avril 641, et depuis lors l'Égypte fait partie du monde mahométan.
Mais les Coptes comprirent bientôt qu'ils n'avaient fait que changer de maîtres: le joug des Musulmans était dur, et, séparés de l'Église mère, les Coptes ne surent plus où chercher un appui lorsque des souverains moins tolérants succédèrent à Anir. Bien des croyants plus faibles sauvegardèrent leur vie et leurs biens en embrassant la religion des conquérants, tandis que d'autres périrent en défendant la foi de leurs pères. Ce qui reste de ce peuple compose à peu près un dixième de la population de l'Égypte, mais quand nous songeons à ce que les Sarrasins eurent à souffrir de la part des Croisés, nous ne pouvons qu'être étonnés de trouver encore des survivants à la vengeance de l'Islam. Beaucoup d'entre eux, grâce à leurs indiscutables aptitudes, occupent de hautes positions dans le Gouvernement.
En quittant le Kasr-el-Shêma , ainsi que les Arabes 118 nomment cette forteresse, nous contournons une partie de l'enceinte et traversons des monceaux de ruines qui nous séparent de la mosquée d'Anir. Ces ruines sont tout ce qui reste de Fostât, la première ville que bâtirent les envahisseurs musulmans sur la terre d'Égypte. On retrouve encore moins de traces de l'antique Misr qui entourait Babylone et était située au bord du Nil, avant que les eaux de ce fleuve ne se fussent retirées dans leur lit actuel.
Je ne prétends ni raconter l'Égypte du moyen âge, ni rivaliser avec l'œuvre de Stanley Lane Poole; mais ce voyage éveillant une curiosité plus archéologique encore qu'esthétique, quelques mots sur le développement progressif du Caire ne me semblent pas déplacés.
Lorsqu'Anir assiégeait la forteresse que nous venons de quitter, il planta sa tente à l'endroit même où s'élève aujourd'hui sa mosquée. Une gracieuse légende raconte comment ce lieu lui devint cher. Après la prise de Babylone, Anir se préparait à partir pour Alexandrie, dont le peuple, fidèle à l'empereur Héraclius, se défendait encore. Des soldats furent envoyés pour plier et emporter la tente. Une tourterelle y avait fait son nid et couvait. Les soldats rapportant 119 cet incident à leur général, Anir ordonna d'abandonner la tente afin de ne point troubler l'oiseau, et, après la prise d'Alexandrie, la tente, surmontée du nid de tourterelle, fut retrouvée intacte. Depuis, cet endroit demeura sacré, et la première mosquée d'Égypte fut érigée en mémoire de ce simple incident. El Fostât ou la ville de la Tente , fut le noyau de la cité qui grandit au nord de cette mosquée. Les terrains vagues, parsemés de ruines, qui séparent El Fostât du Caire, furent jadis un faubourg de la ville d'El-Askâr ou les cantonnements , qui s'éleva en 750, au moment où les Califes Abbasides succédèrent aux Califes Omayad. Le Gouverneur y bâtit son palais, et ce faubourg devint bientôt pour El Fostât ce que le West-End de Londres est pour la métropole. Plus au nord s'étendaient les bâtiments affectés aux diverses nationalités qui formaient la suite de l'Émir. Ce fut lorsqu'Ibn-Tulûn vint comme premier représentant du Calife de Turquie, gouverneur d'Égypte en 868, que l'emplacement de ces bâtiments fut choisi pour son palais. El-Askâr s'étendait jusqu'à la colline de Yeshkur, derrière laquelle s'élèvent les murailles de la capitale actuelle, comprenant la mosquée de Tulûn dont nous avons parlé plus haut. Fostât et El-Askâr 120 perdirent de leur importance, à mesure que s'élevait le nouveau faubourg royal, et rien n'en reste aujourd'hui, si ce n'est cette mosquée en ruines. El Katai, ou les baraquements , eut un meilleur sort; elle devint une cité prospère dont les historiens arabes ne se lassent point de vanter la splendeur; son emplacement est couvert de maisons plus récentes et seule la mosquée déserte qui porte son nom survit au glorieux faubourg que bâtit Ibn-Tulûn et que son fils Khumârenyeh embellit. Les descriptions de ce palais, la Maison Dorée , le Pavillon d'Été , ou le Dôme de l'air , et les jardins et les fontaines inspirèrent sans doute les auteurs des Mille et une nuits plus que les richesses d'Haroun-al-Raschid, moins luxueuses que celles de ses successeurs.
La mosquée que fit élever Anir, et qui fut la première construite en Égypte, n'est pas arrivée intacte jusqu'à nous. La Couronne des Mosquées , ainsi que les guerriers arabes appelèrent leur première mosquée élevée en terre conquise, était de structure plutôt modeste, différente de ce qu'elle devint plus tard sous l'influence artistique des Coptes et des gouverneurs turcs. Elle fut rebâtie dans de plus grandes proportions deux siècles plus tard, et restaurée en 1798 121 par Murad Bey. La plus grande partie de ce que nous voyons, date par conséquent du IX e siècle; elle peut donc toujours s'enorgueillir d'être la première mosquée du Caire. Les colonnes de marbre soutenant l'immense arcade provenaient d'églises chrétiennes pillées, et le fait qu'elles ne correspondaient point les unes aux autres sembla inquiéter fort peu les architectes: on raccourcit l'une, on allongea l'autre, de manière à les rendre égales. On aurait pu tout de même, à mon humble avis, s'arranger de façon à ne pas mettre les chapiteaux à l'envers!
Les guides vous montreront la colonne faisant face à la chaire, avec le Kurbûg du Prophète dessiné par les veines mêmes du marbre, et vous diront comment cette colonne vola à travers l'espace, de la Kaaba à la Mecque, jusqu'à Anir, afin de l'aider à orner sa mosquée. Leur chronologie laisse quelque peu à désirer, mais leurs contes sont amusants. Une prophétie dit que l'Islam tombera en ruines en même temps que cette mosquée, mais à en juger par le peu d'entretien dont elle est l'objet, il me semble que les fidèles ne doivent guère ajouter foi à la prédiction. Une promenade à pied ou à dos d'âne, d'ici aux tombes des Mamelouks, est charmante. Les lueurs du couchant 122 allument les dômes de la citadelle-mosquée, qui de loin a un aspect imposant, puis ce sont les collines de Mokattam, avec, plus loin, la petite mosquée de Giyûshi. Une grande ombre pâle couvre l'arrière-plan et cache de ses effets de clair-obscur les détails inférieurs du tableau. Les derniers rayons du soleil dorent ces collines, puis les vêtent d'une teinte orangée qui se fond bientôt dans l'ombre rosée du couchant.
Les tombes des Mamelouks sont moins intéressantes que celles des soi-disant Califes, mais la promenade, au coucher du soleil, laisse une impression durable. Nous rentrons en ville par la Bâb-el-Karâfeh, et le tramway nous conduit jusqu'à Esbekîyeh.
La «découverte» des géants de pierre. || Quelques curieuses évaluations matérielles. || Le sphinx. || Les «gate-plaisir.» || Des Pyramides de Giseh au Sakkara. || La Tombe de Tyi. || Retour dans le soir coloré.
L e grand événement d'un séjour au Caire est la première excursion aux Pyramides. Personne n'ignore leur aspect, leurs dimensions et leur histoire, car aucune œuvre de l'activité humaine ne fut plus souvent décrite; mais personne, avant de s'être trouvé sur le plateau où s'élève l'imposante tombe de Chéops, ne comprend l'espèce de terreur qu'elles inspirent. Ce sentiment augmente graduellement à mesure qu'on parcourt les 5 kilomètres de la route de Gîzeh, d'où on les découvre devant soi. D'abord, elles semblent petites, comparées aux objets du premier plan, puis, après 2 ou 3 kilomètres, on éprouve encore une sorte de désappointement en les regardant. Leurs dimensions 124 augmentent à mesure qu'on approche, mais pas au point qu'on pourrait supposer. On ne commence à bien les juger qu'en arrivant à la limite des terrains cultivés, et alors c'est l'impression complète, dans toute sa force, surtout lorsque, parvenant au bord du désert, on se trouve aux pieds de la Grande Pyramide. Ayant gravi le plateau qui lui sert de piédestal, on est positivement écrasé par cette masse gigantesque, assise sur le roc et environnée d'une immense plaine de sable. Que ne donnerait-on pour pouvoir jouir en paix de ce merveilleux spectacle? Mais les Arabes qui demeurent là depuis si longtemps qu'ils en ont perdu leurs instincts nomades, prétendent vous faire les honneurs intéressés de ce qu'ils considèrent comme leur propriété. On en a lu et appris bien plus qu'ils ne peuvent vous en dire en leur anglais fantaisiste, et leurs explications qui viennent troubler vos pensées sont absolument exaspérantes. Inutile de chercher à les repousser, la grande habitude qu'ils ont d'être traités ainsi les a rendus insensibles: partout où vous irez, ils vous suivront. Des mesures sont prises, sans grand succès, contre ces importuns.
Pour jouir vraiment de la contemplation des Pyramides, 125 il ne faut pas les visiter en pleine saison. Les caravanes de touristes se disputant avec leurs conducteurs, se préparant bruyamment à déjeuner ou à se faire photographier, sont fort réjouissantes vues d'une terrasse d'hôtel, mais ici, elles gâtent tout à fait le caractère du lieu. Avant ou après la saison, on échappe aux touristes, mais jamais aux Bédouins quêteurs de bakschish . S'il faut en croire les on-dit, la police aurait une part de leurs aubaines, ce qui explique la mollesse avec laquelle elle défend l'étranger contre les attaques de ces mendiants. Le seul moyen efficace qu'on ait proposé serait d'acheter le village et de transporter la population ailleurs. Mais le service des Antiquités, à qui incomberait cette tâche, subvient déjà péniblement à ses frais courants: il ne saurait donc être question de réaliser cette réforme.
Une promenade autour de la tombe de Chéops vous donne l'idée de sa dimension. Une distance de 260 mètres sépare entre eux les angles et si vous faites le tour de la Pyramide, vous aurez fait plus des trois quarts d'un kilomètre. Cette base couvre 520 ares, c'est-à-dire une superficie plus grande que celle du square de Lincoln's Inn Fields.
Les grands blocs superposés en gradins qui, de la route, nous paraissaient de simples briques, mesurent quarante pieds cubes, et, selon le calcul du Professeur Flinders Petrie, deux millions trois cent mille de ces blocs furent employés à la construction de la Pyramide. L'imagination ne saurait vous reporter à soixante siècles en arrière. La pierre changeant fort peu dans le désert, sa couleur ne vous aide point. Il est vrai que ce que nous voyons n'a été exposé aux intempéries que durant cinq siècles, toute la couche de granit extérieure ayant été utilisée au Caire, lors de la construction de la mosquée d'Hasan. On s'étonne qu'on n'ait pas tiré parti plus tôt d'une carrière si commode, pourvue de pierres toutes taillées.
La dépense d'activité humaine que nécessitèrent ces constructions est inouïe. Le Professeur Flinders Petrie nous explique que les ouvriers n'y travaillaient que durant la crue du Nil, alors que la terre ne réclamait point leurs soins; mais, le moment de la crue étant justement le plus pénible pour l'agriculteur en Égypte, ceci me paraît inexact. De plus, il ne faut pas s'imaginer que l'indigène ne souffre pas de la chaleur. Le fellah a peu changé depuis soixante siècles, et quoique très brave travailleur, il mollit sensiblement 127 pendant les périodes de chaleur. Hérodote raconte que la construction de cette Pyramide nécessita le travail de cent mille hommes pendant vingt années consécutives, et Flinders Petrie estime que cette évaluation est exacte. Nourrir et discipliner cette armée de travailleurs dut exiger un merveilleux talent d'organisation. L'extraction de ces pierres à 10 kilomètres plus loin, aux collines de Mokattam, et la façon dont elles furent taillées et ajustées, font preuve d'une civilisation raffinée.
Je me suis laissé dire qu'un entrepreneur séjournant à Mena House, s'est amusé à faire un devis de ce que coûterait aujourd'hui la Grande Pyramide, élevée avec l'aide de nos machines, et il arriva au chiffre de six millions. Il serait curieux de savoir combien cette construction a coûté en son temps.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une seule pyramide; celle de Képhren est aussi importante, et il en existe encore une grande et six plus petites. Ce groupe de pyramides constitue la plus ancienne et la plus belle des sept merveilles du monde , la seule du reste qu'il nous soit encore permis d'admirer.
A quelque distance de là nous nous trouvons face à face avec le Sphinx, dont la tête gigantesque se 128 détache rudement sur le bleu magnifique du ciel.
Le nez et la lèvre supérieure manquent, ainsi que la barbe. Le contour général des épaules est visible, mais on a peine à discerner d'autres détails dans le bloc de rocher où ce buste colossal fut taillé. Pourtant, en reculant sur l'étroite plate-forme qui contourne cette masse, on distingue vaguement le dessin d'un avant-bras et de quelques doigts. Le dessin des yeux et des lèvres est encore assez net pour qu'on puisse y voir cet air d'impassibilité que les grands artistes égyptiens ont donné à leurs dieux et à leurs Pharaons. Quel est le Pharaon que représente ou qui fit construire le Sphinx? C'est un point sur lequel les égyptologues ne sont pas d'accord. Il est certain en tout cas que le sculpteur qui tailla ce buste chercha moins à lui donner une ressemblance qu'à en faire en quelque sorte le symbole de la royauté absolue.
Une excursion des Pyramides de Gîseh au Sakkâra est délicieuse. Longeant le désert pendant une heure ou deux, nous dépassons les Pyramides de Zâniyer, et, continuant notre course pendant le même espace de temps, nous rencontrons encore tout un groupe de pyramides: mais, tout pleins de celles de Chéops et de Képhren, nous jetons un coup d'œil à peine indulgent 129 sur ces monuments trop ruinés. Le paysage, à droite, est en contraste frappant avec celui de gauche: d'un côté, la réverbération crue du grand désert; de l'autre, une végétation fraîche et reposante. La large bande de couleur est coupée çà et là par des villages et par le ruban gris des routes. Les collines du désert arabe, beaucoup plus imposantes que celles qui nous cachent le grand Sahara, constituent un fond très pittoresque. L'Égypte est en vérité «le Don de la Rivière».
Une race à part peuple cette contrée. Le Bedari est très différent du fellah . Les Bédouins établis autour des Pyramides depuis des siècles sont méprisés par leurs frères nomades; ils ont d'ailleurs perdu les qualités et les traits génériques qui rendent ces derniers si intéressants.
Nous arrivons bientôt en vue du village de Mit Rahîneh, qui s'élève sur le site de Memphis.
Des ornières dans le sable nous obligent à choisir avec précaution notre chemin, et les sombres ouvertures des tombes creusées dans les falaises basses, nous montrent que nous sommes dans un vaste cimetière. Des débris de tombes violées jonchent le sol, mais la brillante lumière et le scintillement du terrain 130 sablonneux et sec font diversion au sentiment d'horreur que nous ne manquerions pas d'éprouver à la vue d'un cimetière européen ainsi profané. La Pyramide à marches , entourée d'autres pyramides plus petites, domine la scène.
Après le déjeuner, on nous conduit au Sérapenen. Je n'ai point l'intention de m'étendre sur l'intérêt archéologique que présentent les monuments célèbres groupés sous ce nom. La façon dont Mariette découvrit les tombes d'Apis, en lisant un passage de Strabon, est racontée par Amélia H. Edwards dans son livre Mille lieues sur le Nil . Les impressions de cet auteur sur sa visite au Sakkâra me dispensent de rien ajouter sur ce sujet. Je n'ai d'ailleurs pas de souvenir notoire de ma promenade sous les voûtes basses, pauvrement éclairées, qui contiennent les sarcophages des taureaux sacrés.
La tombe de Tyi, qui fait époque dans l'histoire de l'art, m'a intéressé davantage. Les bas-reliefs qui ornent les murailles de ce sépulcre de la cinquième dynastie, peuvent se comparer aux travaux d'art plus solides de la dix-huitième dynastie. Le développement de l'Égypte ne fut point continu. Parvenu à son apogée au cinquième siècle, il déclina, 131 puis cessa presque d'être pendant les siècles suivants; il reprit à nouveau au onzième siècle, pour s'arrêter complètement pendant les âges sombres de Hyksos. Mais l'Art, en cette race privilégiée, semble être immortel, car à peine les Thothiens eurent-ils débarrassé leur pays des tyrans étrangers, qu'il reconquit rapidement sa gloire passée et la surpassa, avant que Ramsès II ne le pliât au joug de sa glorification personnelle.
Ici, de même que dans les œuvres vues à Debr-el-Bahri, la qualité de la pierre a permis le travail le plus délicat, et les silhouettes, dans les deux cas, sont fermement et purement dessinées, bien que le relief en soit très léger. Comme elles sont très colorées, un relief plus accentué était inutile. Malgré le grand laps de temps qui sépare les deux œuvres, beaucoup de caractéristiques semblables se retrouvent dans le temple de Hatshepsu, à Dîr-el-Bahri, et il est évident que l'art de ce temple n'est que le développement de celui de ces peintures murales.
Nous reviendrons plus longuement sur l'œuvre de la dix-huitième dynastie qui, quoique plus subtile et plus fine, nous étonne moins que ces admirables reliefs de Tyi, qui sont les premières manifestations d'un art 132 vivant, survenant après une période de décadence. L'étude des tombes de Sakkâra nous apprend à apprécier la collection unique du musée du Caire que la nécropole a enrichi de plus d'une œuvre rare.
En allant à Bedrashîu, où nous prenons le train pour le Caire, nous remarquons des monceaux de ruines qui marquent l'emplacement de Memphis, et les deux colossales statues de Ramsès II. Les villages que nous rencontrons, avec leurs combumbarius en forme de gigantesques pylônes et leur épais rideau de palmiers, sont un peu élevés au-dessus du niveau de la plaine, et, de loin, paraissent autant d'îles sur une mer d'émeraude. Pendant la crue du Nil, ils deviennent vraiment des îles au sol merveilleusement fertile. Des troupeaux qu'on ramène du pâturage, et bien d'autres pittoresques scènes champêtres, rappellent les peintures murales du temple de Tyi, auxquelles elles servirent de modèles, peut-être, il y a quelque mille ans. Ces étendues de champs verts se prêtent pourtant encore mieux à être peints lorsque le soleil a doré les épis, et que la moisson est en train. Les instruments aratoires perfectionnés sont peu connus ici, et le travail du fellah se fait à peu près 133 de la même manière qu'il se faisait au temps des Pharaons.
Les femmes, revenant de la rivière, des cruches pleines sur la tête, sont vêtues comme leurs sœurs des villes, mais non voilées. Le yashmak rendrait leur dur labeur intolérable. Mais elles détournent les yeux en rencontrant des Firangi , ou ramènent sur leur visage le voile qui coiffe leur tête, preuve que l'antique loi vit toujours en elles.
Le paysage, pendant les 15 kilomètres de voyage en chemin de fer, est magnifique; les lueurs du couchant donnent un vif relief au Gebel Turra, et au delà de Helouan, sur la rive du Nil, de délicates ombres violettes estompent les masses rocheuses sur le fond de ciel noyé d'or. Les villages se silhouettent finement contre la pénombre du désert Lybien, et les groupes de palmiers se dressent dans l'air calme. Avant d'arriver au Caire, les rails suivent la rive; la lumière, rosée à présent, idéalise les voiles des gyassas et se répète, en ton plus doux, sur les lointaines collines du Mokattam. Près de Zîreh, le clair-obscur prête son mystère à quelques personnages sur le bord du Nil, et la petite ville elle-même, peu intéressante à la lumière crue du jour, s'enveloppe 134 à cette heure d'un charme délicat. Peu après, nous arrivons au Caire, fatigués, mais heureux de cette belle soirée qui couronne une passionnante journée.
La route du Caire , viâ Alexandrie . || Les antiques paysages du Delta. || Le sépulcre du Saint Seyid-el-Bedawi. || Une mission délicate. || Voyage en «dahabiyeh».
J e quittai l'Égypte peu après ma visite à Sakkâra, et les hivers suivants me trouvèrent travaillant en Europe. Je songeais souvent avec une sorte de nostalgie au climat ensoleillé de la vallée du Nil; frissonnant dans quelque ville italienne, ou cherchant à m'abriter de la pluie en France ou en Angleterre, je pensais avec regret à cette délicieuse excursion à Sakkâra. Une commande d'aquarelles égyptiennes me permit enfin de reprendre la route du Caire, viâ Alexandrie cette fois.
La route du Caire, viâ Alexandrie, donne une autre idée de la contrée que le voyage de Port-Saïd.
J'ai essayé de décrire la route de Port-Saïd; il 136 peut être intéressant de me suivre dans mon voyage à travers le Delta jusqu'à l'Égypte supérieure.
Pendant la première heure de ce voyage on passe à travers de prospères faubourgs, bâtis à grands frais avec un minimum de goût artistique. Le manque d'ombre et peut-être le désir de cacher les fautes d'architecture ont poussé les propriétaires de ces bâtisses à soigner tout particulièrement les jardins, ce qui fait que ces constructions sont pour la plupart entourées d'un fouillis d'arbres et d'arbustes qui les dérobent aux regards.
Le train longe la côte sur une longueur de quelques kilomètres, mais dès que la partie nord du Lac Maryût est contournée, nous nous trouvons dans les riches terres du Delta et le paysage change complètement. Plus de villas; l'oriental tarboush fait place au turban du fellah ; l'automobile est remplacée par l'âne ou le chameau. Les villages n'ont pas dû se transformer beaucoup depuis le temps des Enfants d'Israël, employés au service peu profitable des Pharaons. Les maisons, comme alors, sont bâties en briques faites de boue desséchée; on y voit les mêmes toits de chaume ou de troncs de palmiers; les dômes aussi devaient exister dans ce temps-là, car nous 137 retrouvons cette forme de toiture dans les documents dynastiques. Chaque envahisseur respecta les choses établies, comme convenant le mieux à la contrée, et bien que le culte d'Isis fût remplacé par celui du Christ, puis tous deux par le puissant Islam, il n'y eut là, en somme, qu'une évolution morale, qui n'altéra point le paysage, et l'aspect de cette partie de l'Égypte changea moins en quatre mille ans que celui d'un comté anglais en quatre siècles.
Le minaret, qui indique le changement de foi, est fort rare ici, tous les matériaux de construction étant très chers. Un enclos carré de briques en boue desséchée au soleil, orné de motifs arabes autour de l'entrée, sert de mosquée au village. Sur les toits des maisons sèchent des graines, des légumes ou des plantes, et l'on y remarque souvent des cruches brisées où les tourterelles font leurs nids. Les hommes et les bêtes vivent ensemble. Un excellent système d'irrigation a étendu la partie de terres cultivées, mais le spectacle qui frappe notre vue aujourd'hui diffère probablement peu de celui que rencontraient les yeux de Joseph lorsqu'il exploitait les terres du Pharaon.
Le magnifique paysage s'étend vers l'est, parsemé de villages, coupé de temps à autre de bosquets de 138 palmiers. Le grincement d'un sakiyah nous arrive à travers le bruit du train et un archaïque moulin à eau, actionné par un buffle, passe devant nos yeux.
Nous ne voyons point encore le Nil, bien que de tous côtés nous admirions sa généreuse influence. Nous apercevons pourtant le Mahmûdieh Canal, la grande œuvre de Mohammed Ali, qui fertilisa ainsi Alexandrie en la reliant aux grandes eaux d'Égypte. De temps à autre aussi, le ciel et le paysage se mirent dans les nombreux canaux de moindre importance qui sillonnent le Delta. A la halte de Kafr-el-Zaiyât, le bras du Nil, Rosetta est devant nous, et nous remarquons de nombreux bâtiments chargés des produits de cette riche contrée, apportant des poteries et de la canne à sucre de la Haute Égypte. Quelques hangars surmontés de cheminées en fer rouillé nous reportent aux laideurs européennes , mais l'aspect pittoresque des bords du Nil et l'admirable lumière fluide qui baigne le tableau nous font vite abandonner ce souvenir.
Nous atteignons bientôt Tanta, une ville florissante, à mi-chemin entre les deux bras de la rivière qui se séparent au Barrage, près du Caire. Le saint Seyid-el-Bedawi est enterré en cet endroit; son sépulcre ne 139 présente aucune beauté architecturale, mais il doit être intéressant de voir les multitudes de pèlerins mahométans y affluer le jour de Molid , jour anniversaire de sa naissance. Malheureusement, ce jour tombe en août, au gros des chaleurs.
Après Tanta, le train traverse la partie la plus riche de cette fertile contrée, mais le paysage est abîmé par de nombreux moulins à nettoyer le coton. Puis nous traversons le bras est du Nil en arrivant à Bulâh; enfin, jusqu'au Caire, nous parcourons une contrée décrite au commencement de ce livre.
Mon amour de l'Égypte et des choses égyptiennes me fait détester le quartier européen du Caire où je suis forcé de demeurer. Quittant l'Europe pluvieuse et froide, on devrait être trop heureux de se trouver sous ce beau ciel pur et dans ce soleil étincelant; malheureusement, le vieux Caire qu'on désire peindre n'offre rien de commun avec le Nouveau où l'on est contraint de demeurer. Les habitants ont la même mine rébarbative que leurs demeures. Leur seule raison d'être est d'ailleurs d'écorcher l'étranger vite et bien, et de se retirer après fortune faite... Ah! ce morceau d'Europe moderne n'est guère en harmonie avec sa voisine, la pittoresque cité moyen-âge! 140 Autrefois, un artiste pouvait vivre au milieu des choses qu'il désirait peindre; à présent, s'il descend dans une auberge où peu de membres de la colonie anglaise daigneraient s'arrêter, il est obligé de payer des prix dignes de la Riviera. Heureusement, ces deux dernières années, je pus travailler dans un milieu qui fut mieux à ma convenance: la tente, la dahabiyeh , les carrières, sont plus de mon goût.
La vie sur une dahabiyeh est pittoresque et charmante. On peut circuler à peu près partout, en Égypte, sur ces bateaux; on s'y installe confortablement et l'on y réunit des amis: c'est l'idéal!
Une partie des terrains qui entourent les monuments historiques ont été acquis par le Service des Antiquités et il est défendu d'y camper. Ceci est une mesure en apparence inutile. Cependant, elle est de grande importance. Il serait difficile de résister au désir d'emporter quelque précieux débris d'antiquités si l'on campait autour des excavations où s'opèrent les fouilles. Un Arabe vous offre un scarabée ou un ushabti bleuté et vous vous demandez tout d'abord si l'objet est véritable, s'il n'a pas été volé? Si l'Arabe est sûr que son acheteur n'a rien de commun avec le Service des fouilles, il avouera même le vol, comme 141 preuve de l'authenticité de l'objet. Le Professeur Maspero, qui est à la tête du Service, me disait qu'on ne saurait trop observer cette règle sévère. Mais, sans trop enfreindre le règlement, il aide comme il peut les étudiants et les peintres qui désirent séjourner autour des monuments. Les Inspecteurs des Antiquités sont également fort obligeants et aimables.
Le Metropolitan Museum de New-York avait demandé l'autorisation de relever l'impression d'une partie des bas-reliefs du temple de Hatshepsu, à Thèbes. Les maquettes devaient, autant que possible, être coloriées comme l'original afin de donner aux New-Yorkais une idée de la plus délicieuse ornementation murale de la dix-huitième dynastie. M. Laffan, qui faisait les frais de l'entreprise, confia à M. Currelly, qui dirigeait à cette époque les travaux d'excavation, le soin de surveiller l'entreprise et de trouver un artiste capable de donner aux bas-reliefs le coloris exigé. Ce travail me fut offert, et, ayant obtenu de consacrer la moitié de mes journées à mes aquarelles, j'acceptai. Mon séjour au Caire fut court, car Erskine Nicol m'ayant invité à demeurer sur sa dahabiyeh , alors à Boulâk, la Mavis fut la base de mes opérations jusqu'à ce que le camp d'hiver de Thèbes se fût 142 formé. Le bateau subissait quelques réparations, mais mon hôte, un frère artiste, partageant mon dégoût pour la vie d'hôtel et la soi-disant «haute société», pensa avec raison que je leur préférerais même l'odeur des vernis et le désordre qui régnait à bord.
Certaines parties de Boulâk sont telles que par le passé, et le marché aux fruits et aux poteries, entre autres, est charmant. Je ne me souviens pas d'avoir jamais travaillé parmi des gens aussi curieux que les habitants de ce coin de Boulâk. Mon fidèle Mohammed ne pouvait m'accompagner, malheureusement; un mot de lui à un agent de police, la parenté imaginée du Hawaga ou d'un Moufetish quelconque m'auraient assuré la paix. Le retour à la dahabiyeh est vraiment une joie, après une journée de travail, chaude et encombrée de mouches et autres parasites. Le soir, les bruits provenant des travaux cessaient, les clameurs alentour s'apaisaient, seul le clapotis des rames troublait le calme de la nuit pendant que nous fumions nos cigarettes sur le pont.
Le voyage en dahabiyeh , jusqu'à Thèbes, est un rêve. J'avais descendu la rivière à bord de la Mavis , le printemps passé, et je fus désolé de refuser l'invitation 143 de mon ami. Je convins de le rejoindre à Karnâk, lorsque la saison des travaux de Dêr-el-Bahri serait terminée. Un voyage d'une nuit par le train du Luxor est certainement plus prosaïque qu'une excursion en dahabiyeh , mais ce dernier mode de locomotion m'aurait fait perdre trois semaines.
En route pour le campement, dans la cité des ruines. || Le village de Kurnah. || Les tombes vivantes. || La hutte de pierre, près du temple de Hatshepsu. || Mon installation. || Une première nuit a la belle étoile.
J 'arrivai à Luxor le 1 er décembre. Le train avait quelques heures de retard, mais cela n'était pas pour me surprendre. Quelques personnes m'attendaient. On mit à dos de chameau mon bagage; mes ustensiles de peintre voisinèrent dans un panier avec une énorme provision de boîtes de sardines. Dans un autre panier on plaça un sac de plâtre de Paris qui pesait plus que ma valise, ainsi que des bougies et encore des boîtes de sardines. Que de sardines!...
Montés sur des ânes, Mohammed Effendi, qui représentait la Société d'Exploration Égyptienne, et moi, nous nous mîmes en route, suivis du commissarel camuel . Un demi-kilomètre de boue sèche et de sable 146 sépare la rivière des terrains cultivés: nous le franchîmes au galop, laissant le chameau et son guide loin derrière nous. Après avoir dépassé des jardins enclos de murs, et traversé le pont d'un canal, nous descendîmes dans la large plaine verdoyante qui s'étend de la nécropole de Thèbes à la rivière. Les colosses d'Amenhotep III s'élèvent à la limite des terres cultivées, et, à leur gauche, au bord même du désert, on aperçoit les pylônes du grand temple de Medinet Habu. Les ruines du Ramesseum sont en partie cachées par des arbres, et l'amphithéâtre que forment les rochers derrière le temple de Dêr-el-Bahri est à peine visible au loin. Après une marche de deux kilomètres, nous laissons les colosses à notre gauche, mais nous voyons encore leurs bases assombries par les inondations annuelles du Nil. Nous passons auprès du pylône brisé du Ramesseum qui s'élève juste au-dessus de la plaine fertile que nous allons quitter. Ici, nous devons choisir notre chemin entre des monceaux de débris, des tombes et des ornières, et cela continue ainsi jusqu'au village de Kurnah, qui se trouve sur un plateau légèrement surélevé.
Nous montons entre les huttes du village. Des gamins à demi nus qui poursuivent des volatiles sont 147 pour nous, dans ce vaste cimetière, un signe de vie réjouissant. Une femme apparaît à l'entrée d'une large excavation et crie aux enfants de laisser les poules tranquilles. En regardant d'en haut, nous voyons que cette ouverture n'est qu'une tombe de plus, et que ces gens en ont fait leur demeure. Une ou deux bâtisses de briques, basses et carrées, forment l'habitation des riches; tous les autres habitants de ce grand village occupent les tombes. Une muraille enclôt une cour, dans laquelle nous remarquons de bizarres objets, comme de gigantesques champignons aux bords retournés et qui seraient en boue desséchée. Plusieurs d'entre eux contiennent en ce moment de la paille ou des céréales; ce sont les demeures d'été des pauvres gens que les scorpions ont chassés des tombes. Dans le creux où le dormeur se blottit pour la nuit, nous remarquons deux espèces de coquetiers, assez grands pour contenir une kulla ou cruche à eau, taillée dans une pierre poreuse. Quelques habitants fortunés du village possèdent plusieurs tombes rangées en cercle autour de la cour centrale. Alors, l'une sert de dortoir, l'autre de cuisine, une troisième d'étable. Les habitations diffèrent selon la nature des tombes. Parfois, une hutte en constitue la première 148 partie, et la tombe, à laquelle mènent quelques marches, représente le fond. Nous remarquons plus bas quelques sépulcres fermés de lourdes portes de fer, et munis de numéros officiels. Ils sont moins pittoresques que ceux que nous avons vus tout d'abord, mais ils sont apparemment de plus d'importance. De fait, ce sont les tombes du Cheik Abd-el-Kurnah, dont nous parlerons plus tard. Quelques ruines évoquent en moi l'image d'un antique monastère copte; j'apprends que ce sont les décombres d'une maison datant du siècle dernier, où demeura Wilkinson. Il y recueillit des notes pour son livre Mœurs et coutumes des Anciens Égyptiens , livre considéré comme surranné par beaucoup de gens, mais fort intéressant cependant, et savamment illustré par l'auteur. Wilkinson mourut d'un accident d'arme à feu dans cette maison où il avait travaillé si longtemps. Sur le point de mourir, il eut peur que ses gens ne fussent soupçonnés, et, faisant mander l' omdeh (chef du village), il l'assura que sa mort n'était causée que par sa propre maladresse.
Le grand amphithéâtre que forment les falaises encerclant à demi le côté ouest de la vallée de Dêr-el-Bahri, s'ouvre devant nous. Le temple de Hatshepsu, 149 avec ses terrasses et ses colonnades, en occupe la base, et fait face au temple de Luxor, à 4 kilomètres de là, sur la rive opposée du Nil. Une hutte de pierre, tout à côté du temple, m'intéresse vivement: pendant cinq mois, cette hutte me servira de demeure. Un nuage de poussière qui s'élevait à gauche du temple et les voix des ouvriers nous apprirent que les travaux d'excavation étaient en train.
Mon ami Currelly était occupé; je fus reçu par un Américain charmant qui me présenta trois jeunes Arabes: le cuisinier, le maître d'hôtel et le valet; ils me baisèrent respectueusement la main, puis me dévisagèrent avec curiosité. M. Dennis, s'instituant mon hôte, envoya Albrikman, le chef, préparer le thé, et Bulbul, le maître d'hôtel, couvrit d'une nappe la caisse qui servait de table. Comme nous avions laissé le commissarel camuel sensiblement en arrière, je fus informé que mes bagages n'arriveraient pas avant une heure; je me rendis donc dans la tente contiguë à la hutte, pour réparer tant bien que mal le désordre de ma toilette. Un long sifflement et l'exclamation de ce qui me parut être une armée de travailleurs, m'avertirent que le labeur du jour avait pris fin. Un chien ayant aboyé, le son fut répercuté 150 encore et encore, et l'on eût dit que tous les roquets de la contrée donnaient de la voix. Passant ma tête par l'ouverture de la tente pour demander une serviette, le mot serviette, serviette, serviette me revint en échos successifs. Tout s'accordait pour rendre ma nouvelle demeure bien étrange.
Le soleil s'était couché au fond de la vallée; le creux qui, en plein jour, était enlaidi de monceaux de débris, était à présent noyé d'une ombre douce et bienfaisante. Le thé, la beauté croissante du paysage, me mirent en excellente humeur. Nous fûmes rejoints par un second membre de la famille, un major Griffith, et bientôt Currelly vint en personne partager notre repas. J'appris que, des difficultés étant survenues dans l'organisation des fouilles, je ne pouvais commencer mon travail. Nous discutâmes la question jusqu'à l'obscurité complète, éclairés simplement par quelques bougies posées sur notre table improvisée.
Le chameau étant enfin arrivé, je commençai mes préparatifs pour la nuit. La hutte possédait deux pièces vides ouvrant sur la salle commune, et un large cabinet de débarras réservé aux trouvailles , et qui sentait vaguement la momie et la souris. Les deux 151 pièces étant destinées à deux dames qui devaient nous arriver du Caire le lendemain, je commençais à me demander où je coucherais moi-même, et à regretter les hôtels modernes, hier méprisés, lorsque Bulbul apparut, portant un lit indigène qu'il plaça entre deux monceaux de trouvailles . Achmet suivit avec un matelas, et ma chambre fut bientôt prête. Mon ami semblait étonné de mon peu d'habileté à me diriger dans l'obscurité, parmi les débris de temple disséminés un peu partout. Je l'assurai que beaucoup de mes compatriotes souffraient de la même infirmité, et il me conduisit obligeamment à la hutte. Une tente à côté de nos deux lits (je ne vis celui de mon ami que lorsque je l'eus heurté dans l'ombre) devait nous servir de cabinet de travail. Mon ami est Canadien et, ayant campé presque toute sa vie, soit dans son pays, soit en Égypte, il est un maître organisateur sous ce rapport. Notre salle à manger nous parut, par contraste, brillamment éclairée. Mes yeux coururent à la table: je m'attendais à un plat monstre de sardines relevé de pickles . Mais non, Achmet apparut avec de délicieux hors-d'oeuvre d'anchois à l'huile, puis Bulbul le suivit, porteur d'une soupe acceptable. Les bouchons sautèrent bientôt joyeusement, 152 et le dîner fut assaisonné de la meilleure des sauces: la gaieté et le bon appétit.
Les histoires variées des quatre convives rendaient la conversation intéressante. Le Major avait servi quatre ans en Afrique pendant la guerre des Boërs; Currelly avait passé une saison avec Flinders Petrie, à explorer la Péninsule Sinaïtique; Dennis, qui est Américain du Sud, avait une collection divertissante d'anecdotes, et moi-même, je pus placer à propos quelque curieux ou réjouissant épisode. On menait une vie sérieuse et réglée au campement; la lune ayant éclairé notre chambre à coucher, je gagnai mon lit sans encombre.
On s'habitue difficilement à dormir à la belle étoile. Des chiens qui aboyaient à intervalles réguliers, me firent prévoir une nuit blanche. Tout d'abord, intéressé par la nouveauté de mon entourage, je considérai cette perspective sans ennui. L'air était délicieusement frais et la lune faisait paraître les rochers environnants plus majestueux encore. A un certain moment, les chiens se taisant, j'eus la sensation de tomber dans une agréable inconscience. Mais le hurlement d'un chacal réveilla les chiens: ombres de Thèbes, quel vacarme! Enfin, je parvins à m'endormir. 153 Je rêvai que le vacarme avait éveillé les morts et que de chaque tombe les momies sortaient. Bientôt, je crus être moi-même une momie. La pierre tombale qui me recouvrait essayait de se soulever. A chacun de ses efforts, un frisson mortel me secouait. Une étrange sensation de liberté reconquise, comme si la pierre se fût tout à coup envolée, m'arracha à mon sommeil, et j'observai qu'une lourde couverture tunisienne venait de tomber de mon lit, enlevée par un coup de vent violent. Dans mes efforts pour la rattraper, je me cognai contre un des gardiens de nuit qui était accouru à mon secours et qui m'aida à la reprendre. Nous en couvrîmes le lit, en l'assujettissant au moyen de lourds morceaux d'une statue d'Osiris. J'avais les yeux et les oreilles pleins de gravier et de poussière et le cou égratigné. Des appels désespérés retentirent l'instant d'après: le Major, empêtré dans les toiles qui protégeaient sa couchette, cherchait à se dégager et appelait à l'aide. Puis, ce fut Dennis qui, ne voulant pas risquer d'être enseveli sous sa tente, allait chercher un refuge dans la hutte. On éveilla Currelly à grand'peine!... Griffith et Dennis s'arrangèrent pour passer le reste de la nuit dans la hutte; quant à Currelly et à moi, la tête enveloppée dans de 154 vastes mouchoirs, nous réintégrâmes nos lits et, bercés par la tourmente, nous nous abandonnâmes de nouveau au sommeil.
Le soleil, se levant sur les collines au delà de Luxor, m'éveilla. Le vent était complètement tombé.
Des groupes d'ouvriers apparurent bientôt, silhouettes sombres dans la brume lumineuse du levant. A sept heures, trois cents hommes et jeunes garçons étaient rangés près du camp et répondaient à l'appel de Mohammed Effendi. Je pus enfin procéder à une toilette en règle. Cette nuit au grand air m'avait affamé et j'aurais embrassé Bulbul lorsque, devinant mes désirs, il m'apporta une tasse de thé. Ce nom de Bulbul ne m'étant point connu, j'interrogeai le jeune garçon. Il m'avoua que ce nom était celui d'un oiseau qui chante très bien (le rossignol, ainsi que je le compris plus tard), et qu'on l'avait surnommé de la sorte en raison de son talent de chanteur.
Comment on obtient une empreinte d'un bas-relief. || Une pyramide sur un temple. || La mystérieuse Vache de Hathor. || Quelques détails historiques autour du temple de la reine Hatshepsu. || « L'Expédition en Pont ».
A près le déjeuner, j'allai avec Currelly au temple de Hatshepsu, pour me rendre compte de la manière dont on pourrait relever le contour des bas-reliefs sans endommager les murailles. Nous nous fîmes accompagner de quelques ouvriers que mon ami savait être experts dans la fabrication des fausses antiquités, et nous nous munîmes de cire à modeler et de feuilles de papier d'étain. Choisissant pour notre expérience un bas-relief des plus simples, nous le couvrîmes d'une feuille de papier d'étain, et, avec une légère pression, nous obtînmes le dessin des contours. Les contours les plus accentués furent obtenus à l'aide d'une brosse de crin avec laquelle nous fîmes 156 pénétrer partout la feuille de métal souple. La cire, après avoir été chauffée au soleil, fut placée sur la feuille d'étain, puis nous attendîmes que le froid de la pierre l'eût à nouveau durcie.
Il fallut ensuite retirer le moule avec son revêtement de cire et le poser sur une surface unie. Ceci fait, nous obtînmes un bas-relief argenté qui nous parut très satisfaisant et le Quies keteer des fabricants d'antiquités nous fit grand plaisir. Le moule fut emporté à la hutte, et, après l'avoir enduit de graisse, j'en pris une empreinte au plâtre. Nous laissâmes le plâtre se durcir à son tour et nous allâmes voir ce qui se passait dans le nuage de poussière qui flottait au-dessus des fouilles, à gauche du temple de Hatshepsu.
La Société d'Exploration Égyptienne a obtenu la concession des fouilles du temple de Hatshepsu en 1903, après que les travaux commencés dans le temple voisin, moins ancien, eussent été remis au Service des Antiquités. Le Professeur Naville offrit ses services pour cette entreprise, et, avec le concours de M. Henry Hall, du Bristish Museum, et plus récemment, de C. F. Currelly, il termina les travaux en trois ans. Tout en gravissant les trois terrasses, nous remarquons la similitude de ce plan avec celui 157 du sanctuaire de Hatshepsu, érigé quelque sept siècles plus tard. Il y a cependant un détail qui distingue le temple de Mentuhotep II; c'est la ruine d'une pyramide sur la troisième terrasse. C'est le seul exemple que l'on rencontre d'une pyramide faisant partie d'un temple, et la singularité de cette construction a été l'occasion d'études intéressantes. Un papyrus conservé au Musée de Turin relate que le Pharaon (un des derniers Ramsès) avait nommé une commission pour visiter les tombes de ses prédécesseurs et dresser un rapport sur l'état de ces tombes. Le rapport mentionne que la tombe de Mentuhotep II était intacte, mais il n'indique pas son emplacement; toutefois, le dessin d'une pyramide faisait suite au passage qui avait trait à cette construction. Ceci décida le Professeur Naville à rechercher la tombe sous cette pyramide. Il ne la trouva pas, mais il fut récompensé de ses travaux par la découverte de six statues de Usertesen III, dont trois sont actuellement au British Museum, et les trois autres au Caire. Comme ce monarque appartient à une dynastie plus récente, la douzième, il y a là un problème de plus ajouté à tous ceux que nous offre ce temple.
Une tombe de femme a été mise à jour à quelques 158 mètres de la pyramide; quelques fresques, bien conservées, datant de la onzième dynastie, qui couvraient l'extérieur de ce sépulcre, sont très intéressantes, quoique grossières. Quant à l'emplacement de la dernière demeure de Mentuhotep, il reste toujours un mystère.
Les fouilles ont été continuées dans la base des rochers qui se trouvent derrière le temple; des débris de pierre calcaire ont été enlevés, et une couche inférieure avait à peine été entamée, que, à la grande surprise de M. Dalison qui dirigeait les travaux à cette époque, une masse de roc glissa, laissant à découvert une cavité, et la tête et les épaules d'une vache de Hathor. L'hiver de 1906 à Thèbes fut fertile en surprises; mais celle-ci fut une des plus intéressantes, en raison de la beauté de la sculpture et de son parfait état de conservation. Currelly qui accourut avant même que la trouvaille ne fût débarrassée de sa poussière, me donna tous les détails.
Les travaux durent être très prudemment menés. Les ouvriers indigènes s'intéressent vivement à la découverte d'objets de valeur et perdent facilement leur sang-froid. Si l'on n'observe pas les plus grandes précautions, les fouilles dans ces rochers peuvent 159 amener des éboulements funestes. La cavité où apparaissait cette étonnante tête de vache, demandait une étude spéciale. On s'aperçut d'abord qu'elle avait un toit en forme de voûte; les peintures murales, fort bien conservées, ne laissaient aucun doute sur l'époque de la construction. Il est regrettable que cette construction n'ait point été laissée intacte. Les autorités du Musée du Caire, naturellement désireuses d'ajouter à leurs collections un si beau spécimen de la sculpture de la dix-huitième dynastie, firent valoir les risques que courrait la sculpture si on la laissait en cet endroit. De son côté, l'Inspecteur local des Antiquités, M. Weigall, demandait qu'on laissât la caverne intacte, en se déclarant prêt à assumer toute responsabilité. Les grilles de fer qui auraient été nécessaires pour protéger la vache de Hathor contre les actes de vandalisme ou contre les chercheurs de reliques, auraient certainement nui à l'aspect du monument, mais, située dans cette niche, près du sanctuaire de Hatshepsu, combien mieux dans son cadre elle aurait été qu'au Musée du Caire!
La gravure ci-contre représente la terrasse supérieure du temple de Mentuhotep, avec la base en ruines de la pyramide, à droite. La partie sud du temple, 160 plus récente, est au milieu, et les collines qui entourent la vallée forment le fond. La seconde cavité, à gauche, est celle où la vache de Hathor fut trouvée, mais, bien qu'elle soit à proximité du temple de Mentuhotep, elle n'a rien de commun avec ce sanctuaire. Le sanctuaire de Hathor fut élevé sur les ordres de la reine Hatshepsu après que l'autre, dont nous retrouvons les traces, fût tombé en ruines. Tous deux furent restaurés plus tard, sous Ramsès II.
L'excavation, à l'extrême gauche de la gravure, concentra tout l'intérêt des fouilles de cet hiver. On avait trouvé l'entrée d'une tombe très intéressante, et, pensant qu'il s'agissait de la tombe recherchée par le Professeur Naville, on attendit l'arrivée de ce dernier pour l'ouvrir.
De retour à la hutte, nous procédâmes à l'ouverture du moule de cire. Une impression se trouvait bien reproduite, mais le papier de plomb qui servait à empêcher la cire de détériorer le coloris de la muraille, avait arrondi les bords des incisions qui donnent tant de vie au travail original. La cire n'avait pas pénétré assez profondément, et il nous fallut corriger minutieusement les angles trop arrondis. Une autre difficulté se présentait: la cire qui s'était bien durcie 161 sur la surface froide de la muraille, s'était ramollie avant d'avoir été recouverte de plâtre, et certains reliefs s'étaient empâtés.
Avant de commencer le moulage de la seconde pierre, nous étendîmes notre cire sur une table de fer, chauffée par une lampe à alcool. A l'aide de baguettes de bois, nous pressâmes le papier d'étain dans les creux de la sculpture, et, la cire étant plus malléable, elle fut plus facile à appliquer dans ces mêmes creux. En employant du plâtre de Paris, nous n'aurions eu à craindre aucun affaissement, mais nous avions promis au Professeur Maspero de ne pas nous en servir dans le temple, de crainte qu'un ouvrier maladroit n'en éclaboussât les murs. Une seconde couche de cire plus épaisse donna quelque résultat, mais comme les pierres du mur n'étaient pas toutes égales de surface, nous ne pouvions éviter certains creux. Cet inconvénient n'aurait pas été si grave s'il ne s'était agi que d'une seule pierre, mais cette partie de la muraille était formée de deux cents pierres environ, et il fallait des raccords exacts.
Il ne m'était pas facile, avec ma connaissance très imparfaite de la langue arabe, d'instruire dans un art que je devais apprendre moi-même les paysans qui 162 m'aidaient. Currelly me seconda de son mieux, mais après l'arrivée du Professeur Naville, l'ouverture de la tombe dans le temple de Mentuhotep absorba tout son temps et tous ses efforts. Je trouvai heureusement les six Arabes qui m'aidaient fort intelligents et prenant beaucoup d'intérêt à leur travail. Au fur et à mesure que les résultats se perfectionnaient, nous augmentions leurs gages, et lorsque je fus certain que les moulages ne pouvaient être meilleurs, leur salaire était le triple de celui qu'ils recevaient aux fouilles. Il faut dire en passant que el Kompania , comme ils nomment la Société Égyptienne d'Exploration, rétribue fort mal ses ouvriers, et je suis sûr que seule la perspective de pouvoir subtiliser quelques scarabées ou morceaux d'antiquités, les décide à travailler à vil prix.
A propos de ces reproductions, quelques détails sur leurs originaux et sur le temple où ils se trouvent ne seront point déplacés ici.
Makere-Hatshepsu est la première souveraine d'une grande contrée dont nous parle l'Histoire. Fille de Thothmès I, elle avait également droit au trône par sa mère, Ahmès, qui descendait d'une longue lignée de princes thébains. Ses deux demi-frères, Thothmès II 163 et Thothmès III, contestaient ces droits. Bien que leurs prétentions ne fussent point aussi justifiées que celles de leur demi-sœur, leur sexe les désignait au choix de leurs sujets. Des deux frères, Thothmès II avait plus de droits par sa naissance, sa mère étant princesse, alors que la mère de Thothmès III n'avait été qu'une obscure concubine. Mais Thothmès III apporta une heureuse solution au problème en épousant sa demi-sœur. Pendant un certain temps, les deux époux régnèrent conjointement, et pendant que Thothmès agrandissait le temple de Karnâk, Hatshepsu élevait ce sanctuaire qu'elle consacra à Ammon. Mais le pays eut à souffrir de la discorde qui régnait entre les deux époux, et Thothmès II ne manqua pas d'exploiter à son profit le mécontentement de la population. Tout d'abord, la reine fut dépossédée par son mari et l'on donna ordre d'effacer son image des murailles encore inachevées du temple. Le parti de Thothmès II plaça celui-ci sur le trône. Mais son règne fut de courte durée, et, à sa mort, les partisans de Hatshepsu furent assez puissants pour la rétablir sur le trône. Elle régna jusqu'à la fin de sa vie, et l'embellissement du temple d'Ammon fut son œuvre principale.
Les prêtres d'Ammon, qui étaient ses partisans fervents, firent tout au monde pour affermir son prestige aux yeux du peuple. Dans la colonnade nord, l'histoire de sa naissance divine est dépeinte: son père terrestre, Thothmès I, est entièrement ignoré, et une belle série de bas-reliefs représentent Ahmès devant Ammon Ra; les hiéroglyphes rapportent les paroles du dieu: «Hatshepsu sera le nom de ma fille... Elle régnera sur toute cette contrée». Plus loin, l'enfant nouveau-né est représenté comme un garçon, et, plus loin encore, la reine couronnée par les dieux porte une barbe et est vêtue de la courte jupe d'un roi. Thothmès n'apparaît que dans la scène finale où, devant la cour assemblée, il reconnaît la reine comme souveraine du pays. Le parti de la reine avait eu soin de faire graver certaines inscriptions pour renforcer son autorité. Son prédécesseur est représenté, disant: «Vous proclamerez sa parole; vous serez unis sous son commandement. Celui qui lui rendra hommage vivra; celui qui parlera de sa majesté en blasphémant mourra».
Bien que tardivement racontée, cette légende trouva créance dans le peuple qui de tout temps avait regardé les Pharaons comme les descendants terrestres 165 du dieu-soleil, et, malgré son sexe, Hatshepsu continua de régner jusqu'à la fin de sa vie.
La contrée de Pont est regardée comme le berceau des dieux; les égyptologues la placent à l'extrême-est de l'Afrique, connu à présent sous le nom de Somaliland; de temps immémorial on y récoltait la myrrhe dont on offrait l'encens sur les autels. Planter de myrrhe les terrasses de son temple, devint l'ambition de la reine. Cinq navires furent équipés et envoyés sur le Nil, à un endroit où un canal relie le fleuve à la mer Rouge. Ils sont représentés dans la colonnade portant la désignation de l'Expédition en Pont et une large raie bleue qui se déroule au-dessous figure l'eau où se jouent de nombreux poissons du Nil. Lorsque ces mêmes vaisseaux sont représentés sur les côtes de Pont, les poissons particuliers à la mer Rouge figurent à leur tour. Des hommes chargés d'arbres à myrrhe gravissent les échelles des navires; un lourd chargement se trouve déjà embarqué, et quelques singes se promènent çà et là. La structure et la mâture de ces vaisseaux sont rendues avec une étonnante fidélité.
Des hiéroglyphes relatant cette expédition couvrent les espaces vides de l'arrière-plan.
Le sujet de la muraille sud nous transporte dans la contrée de Pont. Les envoyés de la Reine sont reçus par le souverain de la contrée; la pierre où est représentée l'énorme épouse du souverain, ne se trouve malheureusement plus ici; elle est au Musée du Caire. Des bestiaux à cornes courtes sont offerts au roi; un village de Pont bâti sur pilotis, sert de fond. Ailleurs, des indigènes transportent les arbres sur les navires; leur type, très différent de celui des Égyptiens, a sans doute été minutieusement observé d'après les quelques habitants de Pont qui accompagnèrent l'expédition à son retour à Thèbes. Beaucoup de pierres manquent, elles se trouvent dans les différents musées européens.
La couleur a disparu des portions de la muraille qui furent exposées aux intempéries. Les ocres rouges et jaunes ont résisté à la lumière, mais sont parfois éraflés par les tourbillons de sable. Les parties noires qui ont été exposées au soleil sont entièrement effacées, ainsi que les bleus et les verts que l'on ne retrouve que dans les creux profonds.
Là où les peintures ont été protégées du soleil, de la pluie et du vent, elles ont gardé toute la fraîcheur de coloris qu'elles avaient il y a trois mille cinq cents 167 ans, lorsqu'elles furent exécutées par les artistes à la solde d'Hatshepsu.
Il semble n'y avoir eu que peu de mélange de couleurs. Les artistes employaient une nuance conventionnelle pour chaque objet représenté par le relief, sans faire aucun effort pour employer la teinte exacte; mais il y a dans l'ensemble beaucoup de richesse et de pittoresque. Çà et là, la pluie et la lumière, en atténuant les tons, ont mis sur ces bas-reliefs une patine admirable.
M. Somers Clarke, architecte honoraire de la Société d'Exploration Égyptienne, a reconstitué les fragments absents de la colonnade sur laquelle se trouvent ces bas-reliefs uniques, et M. Howard Carter a passé deux années à surveiller les travaux. Il reste davantage à faire pour protéger des intempéries les bas-reliefs de la troisième terrasse, mais on me dit que ce travail sera bientôt entrepris.
Les Temples ont successivement servi a des Cultes divers. || L'inscription d'un prêtre chrétien. || Le petit temple de Der-el-Medineh. || Détails archéologiques. || « Ce monde n'est pas une ville durable. »
D ans l'espace couvert par les deux temples dont nous venons de parler, à Dêr-el-Bahri, on peut étudier l'art et la vie de ce peuple intéressant tels qu'ils se développèrent pendant une période de trois mille ans.
Senmut, l'architecte du temple de Hatshepsu, ne put terminer son œuvre avant la mort de la Reine, et comme il était un de ses partisans, il dut probablement prendre la fuite lorsque Thothmès III saisit à nouveau les rênes du Gouvernement. Des restaurations furent faites par la dynastie suivante, sous Ramsès II, mais elles font preuve d'un déclin marqué dans le sens artistique. Un sanctuaire fut 170 ajouté sur la troisième terrasse sous les Ptolémées, et nous pouvons comparer cet ouvrage avec ceux de la dix-huitième dynastie. La nature de la pierre sablonneuse qui servit à la construction de ce sanctuaire explique probablement le manque de finesse de certains bas-reliefs. Les personnages sont traités à la manière grecque, plutôt qu'égyptienne, en tout cas la décadence de l'art est évidente. L'influence grecque est visible dans tous les monuments de l'époque des Ptolémées.
Ce même sanctuaire devint plus tard la chapelle d'une communauté chrétienne, et les murailles sont encore noircies par la fumée des torches et des cierges qui l'éclairaient durant la célébration de la messe. Cette chapelle est creusée dans le rocher, et les pierres sablonneuses formant le mur et le toit ont été évidemment employées pour résister à la pesée des pierres calcaires de la partie supérieure. On retrouve les traces d'un autel dans la table d'offrandes de Hatshepsu, et, partout où les dieux païens n'ont pas été cachés par quelque objet du culte chrétien, leur visage a été détruit.
Les décorations anciennes ne furent point respectées. Une pierre représentant la tête de Thothmès admirablement 171 sculptée était mise sens dessus dessous dans le mur, si l'on trouvait qu'elle s'adaptait mieux ainsi. Sur les espaces qui ne sont pas couverts d'hiéroglyphes ou de sculptures, on trouve des inscriptions en écriture cursive, hiératique ou démotique. Une prière à Esculape, en caractères grecs, fut probablement gravée par un ouvrier grec, sous le règne des Ptolémées. Plus loin, un moine copte, quelques siècles plus tard, a mis au-dessus de cette prière une croix, avec ces mots: «Dieu seul guérit».
De la terrasse supérieure, la vue est splendide. Vous avez devant vous la sauvage contrée qui forme une partie de la nécropole thébaine. La plaine fertile traversée par le Nil, se détache sur un fond de collines. A droite, se trouve le Ramesseum, avec le temple de Seti à gauche, et, de l'autre côté du fleuve, sur ses bords, apparaissent les grandes colonnades de Luxor et l'immense pylône de Karnak.
En 1894-1895, le temple entier fut mis à jour après de longs travaux dirigés par le professeur Naville et entrepris aux frais de la Société d'Exploration Égyptienne.
De mes aides, quelques-uns retournèrent bientôt à la poussière , ainsi qu'ils nommaient les fouilles. L'un de 172 ceux qui restèrent avec moi, montra une telle habileté dans le moulage des bas-reliefs, que je le reconnus sans peine pour être, de son métier, un fabricant d'antiquités. Cet homme savait quelques mots d'anglais et je le laissais souvent parler. J'ai oublié son nom, mais je me souviens qu'on l'appelait Tyndale Koom , d'après les termes dans lesquels il s'adressait à moi, lorsqu'il voulait me faire voir son travail.
Mon second aide était un ânier qui avait abandonné son métier après la mort de sa bête. Puis venait, par ordre de distinction, un ex-forçat, individu taciturne et rude travailleur. On m'avait dit que dans un accès de colère il avait tué quelqu'un, mais qu'au fond il n'était pas méchant.
Un collaborateur important restait dans la hutte et faisait le moulage des impressions relevées par nous. Ce travail était extrêmement difficile, aucun de nous ne sachant bien se servir du plâtre de Paris. La peinture des maquettes étant moins longue que leur préparation, je pus consacrer de nombreux loisirs à mes aquarelles. Le petit temple de Ptolémée à Dêr-el-Medîneh, caché dans les replis des collines désertes à un kilomètre et demi au sud de notre vallée, fut un de mes sujets favoris. Le mot arabe Dêr , signifie couvent, 173 et ce temple porte les traces du passage des moines coptes. Il fut élevé en l'honneur de Hathor, la déesse de la mort, et aussi de la déesse Maat. Bien que les inscriptions soient inférieures à celles de Dêr-el-Bahri, l'intérieur me parut plus propre à inspirer de pittoresques esquisses que celui de son trop célèbre voisin. Les colonnes couronnées de calyx et les initiales entrelacées de Hathor, ainsi que la porte du sanctuaire, se prêtent sous un certain éclairage à de délicieuses compositions. Des traces de couleur se retrouvent sur ces initiales, ainsi que sur le cadran solaire qui surmonte la porte.
Les temples de Ptolémée ont un grand avantage sur ceux de dates plus anciennes, c'est qu'ils sont dans un bien meilleur état de conservation; en fait, on ne peut guère leur donner le nom de ruines. A part les objets qui se trouvaient dans ces temples et qui sont maintenant dans les musées, les temples de Dendera, Esneh et Edfu n'ont guère changé depuis qu'ils ont été construits.
Il y a beaucoup à peindre à Medînet Habu, qui se trouve à quinze cent mètres au sud. Les décorations de la vingtième dynastie dans le grand temple de Ramsès III, me paraissaient extrêmement grossières 174 après les bas-reliefs délicats de Dêr-el-Bahri. J'eus beaucoup de difficultés à reproduire les premiers bas-reliefs si peu accentués. Dans les séries de Pont, où le fond est enlevé, le relief des personnages ne dépasse guère un millimètre. Les figures de moindre importance ont à peine un demi-millimètre, quelquefois moins. Les grandes figures sur les colonnes ne se détachent pas du fond, et sont souvent à peine indiquées. A l'époque de Ramsès III, les inscriptions ont atteint une profondeur de dix à douze centimètres. Les restaurations de Ramsès II à Dêr-el-Bahri sont en relief, mais elles offrent plutôt une imitation de celles de son prédécesseur qu'un signe caractéristique de leur propre époque. La surface plus rugueuse de la pierre et les dimensions plus grandes de l'édifice expliquent probablement l'accentuation plus sensible des inscriptions, mais la crainte d'un effacement peut en être aussi la cause. Les reliefs accentués furent employés au XVIII e siècle, mais seulement dans le cas où un effet de perspective était recherché. Le bas-relief paraît avoir disparu après le règne de Séti I. Je le retrouvai à Karnak dans un petit temple modeste de la vingt-cinquième dynastie. Quoique taillé dans de la pierre sablonneuse, le relief en était fort 175 beau et accusait une renaissance de l'art, qui pourtant déclina rapidement pendant la domination des Perses. Quelque grossières que soient les décorations, leur dessin est souvent grandiose; j'ai vu des scènes de bataille d'un mouvement étonnant. L'art semble avoir lutté énergiquement avant de décliner pendant le règne suivant. L'espace me manque pour donner de plus amples détails, mais, dans son Histoire de l'Égypte , le Professeur Breasted relate les événements du règne mouvementé de Ramsès III, événements que le souverain fit du reste graver sur son temple monumental.
En sortant par le pylône massif, nous trouvons à notre gauche une série de petits temples qui nous représentent quatorze siècles, du règne de Hatshepsu aux derniers Ptolémées. Les murailles du temple de Hatshepsu portent des traces des luttes de cette reine avec son père, son mari et son frère, et sur ses portraits effacés, nous voyons les figures en cartouches des trois Thothmès. Ceci servit probablement d'enseignement à Ramsès III, qui fit graver très profondément les inscriptions sur son temple. Nous passons par un pylône érigé par Taharqua, de la vingt-cinquième dynastie—le Tirharkah de la Bible—et 176 nous pénétrons dans le délicieux petit temple de Nektanebos, le dernier Pharaon de la dernière dynastie (trentième). Huit colonnes représentant des papyrus entrelacés, à chapiteaux fleuris, supportaient autrefois la toiture; deux seulement sont encore entières. Ces colonnes, reliées par un écran en pierre fouillée et se détachant sur le pylône de Taharqua, forment un charmant ensemble. Le grand pylône du dixième des Ptolémées nous conduit dans un vestibule à colonnes puis dans une large cour qui termine cette série de temples.
Cette œuvre de Nektanebos et du Ptolémée ne fut exécutée qu'après que le grand monument de Ramsès fut presque tombé en ruines; cela ressort de ce fait que les constructions de Nektanebos et Ptolémée furent faites à l'intérieur et à l'extérieur des murailles formant l'enceinte du grand temple; elles empiètent aussi sur une partie de l'emplacement du pavillon de Ramsès. Ce pavillon, dont nous ne voyons plus que la partie centrale, forme l'entrée principale du temple.
A mesure que de nouveaux temples s'élevaient, les anciens tombaient en ruines et l'on employait les pierres ainsi toutes prêtes comme matériaux de construction. On retrouve des inscriptions des anciens 177 temples sur les murs des temples plus récents. Il est étonnant que les ruines du village chrétien situé à l'est du grand temple, n'offrent que des murs en boue desséchée. L'église du village qui occupait le centre de la seconde cour était également construite à l'aide de cette pauvre matière, alors que des pierres toutes préparées et toutes taillées se trouvaient à proximité.
Le magnifique Amenhotep III bâtit son palais somptueux auprès des temples de Medînet Habu, mais on en retrouve peu de vestiges. Ce palais était probablement déjà tombé en ruines lorsque Ramsès III fit construire son grand temple. «Ce monde n'est pas une ville durable», disait-on au temps des Pharaons. Les grands palais qui ont existé à Thèbes et qui servaient de demeures aux rois et aux nobles, étaient tous construits en briques de boue; ils durèrent peu, mais ils nous ont laissé quelques fragments qui nous permettent de juger de leur splendeur. Nous retrouvons heureusement des dessins de ces palais sur les murailles des temples et des sépulcres, ainsi que des spécimens de mobiliers qui ornent à présent la dernière demeure des morts, et qui nous donnent une idée des anciens intérieurs égyptiens.
Le pavillon de Ramsès III, dont nous ne voyons qu'une partie, nous fait songer à une forteresse plutôt qu'à un palais; il fut sans doute construit en pierres taillées, pour des raisons stratégiques, par ce roi guerrier.
Comment les indigènes jugent les archéologues. || Du rôle de la reine Tyi dans l'histoire des Pharaons. || Le Dieu nouveau. || Visite a la tombe mystérieuse. || « Sic transit gloria mundi. » || Une cruelle désillusion.
N oel était passé, et les travaux d'excavation n'avaient donné aucun résultat intéressant. L'intérêt qu'ils inspiraient tout d'abord était tombé. Cette vallée renfermant les tombes des rois, que j'étais impatient de revoir aussitôt que mes travaux personnels m'en laisseraient le loisir, devait pourtant, à mon avis, recéler bien des mystères, que des fouilles habilement dirigées ne tarderaient point à dévoiler. Un jour, la nouvelle se répandit qu'Ayrton avait découvert de l'or et des pierres précieuses, et les habitants du pays le voyaient déjà ramassant à la main des trésors incalculables. Mon travail n'avança guère ce jour-là, car Tyndale Koom , Ahmet et même 180 l'ex-forçat taciturne ne tarissaient pas en bavardages. Inutile de dire que la valeur archéologique de la découverte ne les intéressait pas. Les indigènes sont pleins de cette idée que tous les Européens qui s'occupent des fouilles ne le font que par rapacité et amour du pillage. La pensée qu'avec ce qu'ils retireraient du butin, Mistr Davis et Mistr Eirton pourraient vivre tranquillement jusqu'à la fin de leurs jours, occupait leur esprit et, probablement, excitait leur rancune; ils trouvaient mauvais que ces chiens de chrétiens pussent s'emparer ainsi de ce qu'Allah avait mis en réserve pour les vrais croyants!
Une chose était certaine: on avait trouvé et ouvert la tombe de la Reine Tyi. On aurait dit que les roches calcaires qui protégeaient l'entrée des fouilles avaient la transparence d'un rideau de mousseline, tant les curieux étaient bien renseignés. M. Théodore Davis avait quitté sa dahabiyeh pour venir sur les lieux; le Bash Moufetish était arrivé, accompagné de son wakeel et de ses gardes particuliers; on avait télégraphié à M. Maspero; un artiste spécial était sur le terrain et un photographe avait été mandé du Caire. L'arrivée de notre ami Ayrton mit fin à notre impatience d'en savoir davantage. Il pouvait être satisfait, 181 car sa découverte était une des plus belles qui se fussent produites depuis nombre d'années. Il nous dit que la tombe de la Reine Tyi avait certainement été ouverte depuis que la Reine y avait été ensevelie, mais que le vol apparemment n'avait pas été le but du sacrilège; les objets de valeur s'y trouvaient encore, mais les hiéroglyphes se rapportant à l'hérésie qu'elle avait favorisée et au fils qu'elle avait essayé d'établir, avaient été effacés. Il paraissait clair que le sacrilège n'avait été commis que quelques années après la mort de la Reine, et que les prêtres d'Ammon, ayant satisfait leur zèle religieux et réparé la brèche faite dans la muraille, Tyi avait reposé tranquillement pendant plus de trois mille ans. Un éboulement de rochers avait protégé sa tombe du pillage des Romains, du fanatisme des premiers chrétiens et de la rapacité des Arabes, mais non des investigations des égyptologues.
Ce soir-là notre conversation roula sur la Reine Tyi, son fils Akhnaton et sur l'évolution religieuse de leur époque. Nous fûmes désappointés en apprenant que l'entrée de la tombe nous serait fermée pendant quelques jours encore; le photographe du Caire était absent, et rien ne pouvait être déplacé avant son 182 arrivée. On craignait d'autre part que les objets ne se détériorassent à la température extérieure, car il arrive souvent que des choses demeurées intactes dans un sépulcre pendant des siècles, tombent en poussière dès qu'elles sont exposées à la température du dehors. Cette crainte n'était que trop justifiée, comme on le verra plus loin.
Une semaine s'écoula avant que personne, à l'exception de ceux qui y travaillaient, ne pût visiter la précieuse tombe. Notre curiosité était continuellement excitée par J. Lindon Smith, un artiste américain, chargé de peindre l'intérieur de la tombe et son contenu, et qui en s'en retournant à Luxor s'arrêtait à notre campement pour nous raconter sa journée. Les longues heures passées dans la chambre mortuaire n'attristaient point l'artiste, et ce fut l'un des plus gais compagnons que j'eus la bonne fortune de rencontrer.
Quatre grandes jarres, dont les couvercles portaient l'image de la Reine, avaient été trouvées, ainsi qu'une cassette renfermant des objets de toilette en bel émail bleu. Avant de rendre visite à la dépouille mortelle de cette reine romanesque, il sera intéressant, pour ceux qui ne connaissent qu'imparfaitement 183 l'histoire de l'Égypte, d'apprendre le rôle important qu'elle joua pendant la dix-huitième dynastie, alors que l'Empire avait atteint l'apogée de sa puissance. A l'encontre de Hatshepsu, elle était de naissance obscure, et l'on dit même qu'elle n'était point Égyptienne, mais les preuves manquent à l'appui de cette assertion. Elle épousa le jeune Pharaon, Amenhotep III, à peu près au moment de son avènement; ce prince magnifique laissa de nombreux documents où il la nommait Reine Consort , et la déclaration royale se termine par ces mots: «Elle est la femme d'un Roi Puissant, dont l'empire s'étend au sud jusqu'à Karoy et au nord jusqu'à Naharin». Ainsi que Breasted le remarque dans son Histoire de l'Égypte , «le roi voulait par là rappeler la haute position qu'elle occupait à tous ceux qui auraient pu songer à l'humble origine de la Reine». Thothmès III et ses deux successeurs guerriers avaient consolidé l'empire sur lequel Amenhotep était appelé à régner; d'une haute culture artistique et ayant à sa disposition d'inépuisables trésors, ce dernier fit de Thèbes la plus splendide capitale du monde. Seuls, quelques fragments disséminés dans les musées nous restent de son grand palais; quelques pierres marquent l'emplacement 184 de son mausolée, et les colosses ont été cruellement détériorés par le temps.
Le grand temple de Luxor, encore debout, nous donne la meilleure idée de ce qui fut fait durant ce règne. L'architecte Amenhotep, fils d'Api, fut connu des Grecs douze siècles plus tard, et la sagesse de ses maximes est citée dans Les Proverbes des Sept Sages . On peut voir de lui un curieux portrait au Musée du Caire.
Contrairement aux usages de la contrée, la Reine prit une part prééminente à toutes les cérémonies religieuses ainsi qu'aux affaires de l'État, et il est curieux de penser que cette petite femme délicate et fine, tandis qu'elle suivait ces rites religieux, encourageait en secret une hérésie qui, pendant le règne de son fils, devait amener la ruine de l'empire. Les causes de cette réforme religieuse demeurent un mystère; les prêtres d'Ammon, qui étaient alors tout-puissants, cachèrent leur mécontentement. La Reine eut sans doute beaucoup d'influence sur son mari, mais elle en eut bien davantage sur son fils, et ce fut ce jeune homme qui, après la mort de son père, déclara hardiment la guerre aux prêtres et proclama l'existence d'un Être Suprême, dont la manifestation 185 visible était le disque solaire. Son nom, Amenhotep IV,—«Ammon repose»—lui devint impossible à porter; comment pouvait-on l'appeler ainsi, alors qu'il effaçait le nom d'Ammon des murs des temples et offrait un autel au nouveau dieu Aton? Il échangea ce nom contre celui d' Akh-en-Aton , signifiant «Esprit d'Aton». Pendant six ans il lutta pour effacer toute trace du culte d'Ammon, mais les souvenirs du passé étaient trop vivaces à Thèbes pour qu'ils pussent être détruits. Aidé de sa mère et du prêtre Eye, qui avait toujours encouragé son zèle réformateur, il résolut de construire une nouvelle capitale qu'il dédierait à Aton. Il choisit un site pittoresque à quelque cinq cents kilomètres au-dessous de Thèbes, appelé maintenant Tell-el-Amarna, mais qu'il nomma Akhetaton , «Horizon d'Aton». Il paraît y avoir vécu le reste de sa vie, comme le Pape dans le Vatican, refusant de visiter les régions qui n'étaient pas dédiées à son dieu. Les provinces asiatiques refusèrent bientôt de payer leur tribut, et à la fin de son règne l'immense empire ne comprenait plus que les provinces arrosées par le Nil. Il mourut sans successeur mâle direct, et son gendre, Sakere, dont on ne connaît pas l'histoire, lui succéda. Un autre de ses gendres, Twet-ankh-Amon, 186 succéda à ce dernier, et après entente avec les prêtres d'Ammon, il retourna à Thèbes qui, depuis vingt ans, n'avait pas vu de Pharaon. Ce fut probablement durant son règne que le culte d'Ammon fut rétabli, la tombe de la Reine Tyi ouverte et tous les souvenirs du maudit Aton détruits.
Il nous fut enfin permis de visiter cette Reine avant que son cercueil gemmé ne fût envoyé au Musée du Caire et ses ossements ensevelis au pied de la colline protectrice de son tombeau. Mes amis, M. Henry Holiday et Miss Mothersole, firent partie de l'expédition. Nous ne fûmes pas long à gravir la montagne et à descendre dans la vallée des Tombes des Rois. Deux policiers en faction nous indiquèrent l'endroit que nous cherchions, et lorsque les sentinelles furent bien convaincues que nous étions des amis de Hawaha , nous fûmes conduits à la tombe nouvellement ouverte. Je fus assez surpris de ce qui se présenta d'abord à nos yeux: un jeune Anglais de stature athlétique, revêtu d'un costume de flanelle, était là, entouré de boîtes de fer-blanc, et, éclairé d'une lanterne électrique, il classait des pierres précieuses; la lumière qui faisait étinceler les joyaux tombait aussi sur les murs blancs du sépulcre, et l'ombre sinistre de notre compatriote 187 aurait pu être prise pour celle d'un sorcier ou d'un prêtre d'Ammon. L'or et le blanc étaient les couleurs dominantes de tout ce qui était éclairé par les rayons électriques, et, au premier coup d'œil, on se serait plutôt cru dans un boudoir dévasté que dans une mystérieuse demeure funéraire.
Ces réflexions furent de courte durée, car notre ami ayant prestement rentré ses pierres: des lapis-lazuli en forme de demi-lune dans une boîte de Beautés égyptiennes , des cornalines et des turquoises dans des boîtes de Démétrius et de Nestor Genakalis , s'empressa de nous souhaiter la bienvenue et de nous faire descendre dans la tombe, située à quelques pieds au-dessous de l'entrée qui y conduisait. Nous devions marcher avec précaution et avoir soin de ne rien toucher, car la plupart des objets étaient très fragiles et le moindre heurt aurait été funeste. Le dais effondré nous cachait la vue du cercueil; enfin nous vîmes devant nous l'effigie de Tyi. C'était le spectacle le plus émotionnant que j'eusse jamais vu: vêtue et parée comme elle l'était sans doute le jour où Amenhotep le Magnifique la conduisit au festin nuptial, elle reposait, les bras croisés. Émerveillé par la splendeur de ce tableau, je ne vis point tout d'abord qu'un 188 côté du cercueil était tombé et que le corps réel de la Reine reposait à côté de cette glorieuse effigie. Son visage desséché, ses joues creuses, ses lèvres minces et parcheminées, découvrant quelques dents, offraient un contraste frappant avec le diadème d'or qui encerclait son front et le collier qui cachait une partie de sa gorge momifiée. Son corps était enveloppé de minces feuilles d'or qui, déchirées en plusieurs endroits, rendaient le spectacle encore plus lamentable.
Je compris bientôt pourquoi le corps gisait à côté du cercueil. La bière, très lourde, avait été posée sur de beaux tréteaux surmontés d'un dais doré, mais l'un des pieds sculptés des tréteaux ayant cédé, le cercueil était tombé à terre et l'un des côtés s'étant brisé, la momie s'en était échappée. Sic transit gloria mundi!
Avant que ce livre ne soit publié, tous les objets renfermés dans la tombe de Tyi auront été étiquetés, catalogués et classés dans le Musée du Caire. La Reine, elle, n'y sera pas. Tout objet ayant une valeur artistique ou archéologique sera transporté dans la dahabiyeh de M. Davis, et le corps sera remis dans sa sépulture, et la tombe murée.
Ces pages furent écrites au moment où, tout à l'enthousiasme de la découverte, nous ne songions pas à mettre en doute son authenticité, et je les publie ainsi afin de ne pas leur enlever leur sincérité de premières impressions. Mais une triste désillusion nous était réservée. Depuis mon départ d'Égypte, cette intéressante momie a été examinée par de savants chirurgiens qui ont déclaré que le squelette était celui d'un jeune homme âgé de vingt -cinq à vingt-six ans....
Il n'y a pas de doute que tout ce qui se trouvait dans le sépulcre appartenait à la tombe de la Reine Tyi, mais l'endroit où repose réellement son corps, et l'identité du jeune homme qui usurpait ici sa place demeurent autant de mystères. Il ne semble guère possible que ce corps soit celui d'Ikhnaton qui aurait été transporté ici de Tel-el-Amarna pour reposer près de ses ancêtres. Son règne, sous lequel se sont accomplis tant d'événements, n'aurait guère pu se terminer si tôt. Obtiendra-t-on quelque nouvel éclaircissement sur ce que firent les prêtres d'Ammon, lorsqu'ils ouvrirent le sépulcre pour y effacer le nom maudit d'Aton? Peut-être le cérémonial somptueux des obsèques royales ne fut-il qu'un simulacre et le corps 190 de la Reine a-t-il été transporté dans la ville d'Akhetaton, construite par son fils, pour échapper aux mains sacrilèges des prêtres?
Nous laisserons ces questions sans réponse et nous retournerons aux excavations du temple de Mentuhotep.
Encore des tombes, des sarcophages, des momies. || Antiquités modernes... || L'honnête voleur. || Dans le clair-obscur des caveaux. || Les peintures de la tombe de Nakht: scènes de la vie d'un gentilhomme campagnard. || Vers le temple de Seti.
V ers la fin du mois de janvier 1907, le fond du puits fut atteint, et, à six cents pieds de son orifice, la chambre mortuaire ouverte. Dans une niche creusée dans la muraille gauche, se trouvait la momie. Cette niche était assez haute pour qu'on pût s'y tenir debout et assez profonde pour contenir un sarcophage. De larges plaques d'albâtre couvraient les murailles, et bien qu'il n'y eût nulle inscription pour nous renseigner, nous nous trouvions évidemment en présence du sépulcre d'un grand personnage. Le désordre qui y régnait prouvait que la tombe avait déjà été ouverte et pillée; le sol était jonché de débris de cercueil, d'arcs et de flèches, de statues de bois et 192 de poteries. Dans un coin, un amas de poussière brunâtre et de morceaux de bandelettes était tout ce qui restait du corps pour lequel cette tombe avait été construite. La chaleur y était telle que nos bougies fondaient entre nos doigts; l'air était irrespirable.
Mais la trouvaille était importante, et au fur et à mesure que les objets renfermés dans la chambre mortuaire étaient apportés à la hutte, il devenait évident qu'ils avaient dû appartenir à une tombe royale. Le classement et remballage de tous ces objets prit quelque temps, et nous dûmes abandonner nos essais de reconstitution des meubles et des ornements.
Une autre tombe fut découverte à gauche du grand puits; l'immense sarcophage de granit qu'elle renfermait et sa situation près du sanctuaire du temple laissaient supposer qu'elle avait dû contenir une momie royale.
Mrs. Naville passa six semaines à rassembler, à classer les fragments de sept petits autels qui avaient occupé la terrasse supérieure, et dont son gendre fit la reconstitution sur papier. Le dessin en était fort beau, et les ornements sculptés de quelques fragments pouvaient se comparer aux ouvrages de la dix-huitième dynastie. Les dessins qui ornent les murailles 193 des terrasses sont inférieurs; on y trouve la manière conventionnelle d'ouvriers habiles plutôt que la marque d'un génie personnel, comme on en rencontre dans le temple de Hatshepsu. Il est regrettable qu'on n'ait pu reconstruire complètement et laisser sur place un de ces petits autels; on aurait eu ainsi un curieux spécimen de l'art de la onzième dynastie. Comme fragments, ils rempliront les vitrines de quelques musées, mais leur valeur au point de vue architectural sera nulle. Toutefois, après avoir reconstruit un de ces autels, il aurait fallu l'entourer d'une grille de fer afin de le protéger des indigènes, et certainement cette cage de fer au milieu des ruines aurait été peu à sa place. Il est difficile de sauvegarder les œuvres d'art dans une contrée où les gens ne se rendent pas compte de leur valeur idéale. Si l'on arrête un voleur en possession d'antiquités, il est presque impossible d'obtenir pour lui, d'un magistrat indigène, une condamnation. Le fait de «voler une antiquité» bénéficie de quelque indulgence, même auprès des Européens: une dame vint un jour à notre campement pour prier Currelly de l'aider à déchiffrer le cartouche d'un scarabée et à en estimer la valeur. Currelly, après examen, déclara que le scarabée était faux, au grand 194 désappointement de la dame, qui, refusant de se rendre à l'évidence, nous expliqua que le verdict de Currelly ne pouvait être exact, «car, nous dit-elle, Achmet (le jeune ânier) m'a assuré qu'il a volé ce scarabée pendant les fouilles, et il a une figure si honnête que je ne saurais croire qu'il a menti!» Nous ne pûmes nous empêcher de rire devant tant de simplicité, et la bonne dame comprit peut-être que le doux Achmet, honnête voleur, était bien capable d'être aussi un menteur.
Au début de ses travaux à Thèbes, Currelly était moins habile à reconnaître un scarabée Kurnah-made ; voulant un jour faire quelques achats à Luxor, il eut l'idée de s'adjoindre quelqu'un de compétent. Le chef d'équipe, ou reis , comme on les appelle, était originaire de Kurnah et, sans nul doute, très habile à fabriquer lui-même des antiquités; ce fut lui que Currelly choisit. Le contre-maître accepta, et comme Currelly traitait ses hommes avec bonté et qu'il avait quelque expérience du caractère des indigènes, il savait qu'il pouvait compter sur son allié. Dans le magasin, un lot tentant de curiosités fut étalé devant lui, et notre ami commença à choisir: «Pouvez-vous me garantir l'authenticité de ceci?» demanda-t-il 195 en montrant un bel ushabti bleu et poli. Le marchand jura «par la barbe du prophète» qu'il connaissait la tombe où l'objet avait été trouvé, et en appela à son coreligionnaire pour corroborer ses dires. Le reis voulant servir son maître sans encourir la colère du marchand, joignit ses protestations à celles de ce dernier, mais pressa du pied la bottine de Currelly, et notre ami comprenant que le contre-maître mentait par complaisance, l'achat de l' ushabti ne fut pas fait.
L'objet suivant était authentique; un léger coup de coude en avertit Currelly qui parvint ainsi à faire quelques achats vraiment intéressants. Une fois les objets choisis, vint la discussion au sujet du prix, et le mot inévitable du marchand: «Vous ne voudriez pas que je vous fisse un prix inférieur à ce que j'ai payé moi-même? Mais parce que c'est vous, vous seulement, vous entendez, je suis prêt à perdre tant et tant». Cette preuve de bienveillance termina la transaction.
Vers la fin de mars, les rayons du soleil brûlant les rochers de la vallée de Dêr-el-Bahri, y rendaient le séjour insupportable. Lorsque le vent du Sud s'en mêlait, la chaleur était telle que nous ne pouvions 196 travailler que de l'aube à dix heures du matin, la cire demeurant molle tout le long du jour. Je dus souvent attendre le soir pour prendre mes impressions, et travailler fort avant dans la nuit. Je désirais vivement terminer le moulage de «Pont» durant cette saison; le coloris serait forcément remis à la saison suivante. Aussi, dès que le vent eut changé, je fus au travail des journées entières.
Mes hommes étaient heureux de pouvoir se reposer à l'ombre pendant le Khamsîn . Les seuls endroits frais étant les tombes, je m'y retirais pour faire mes aquarelles. Tout d'abord, après la violente lumière du dehors, je distinguais mal les objets que je voulais peindre, mais mes yeux s'habituaient bien vite au clair-obscur environnant.
La gravure ci-contre représente une peinture murale de la tombe de Nakht, un des sépulcres que l'on rencontre en allant du Ramesseum à Dêr-el-Bahri; en consultant son guide, le visiteur verra que cette tombe porte le n o 125 sur le plan des tombes du Cheik Abd-el-Kurnah; il trouvera également une description des scènes représentées sur les murailles de ces tombes qui forment un groupe intéressant de la nécropole thébaine. En dehors de ce que ces peintures 197 murales nous enseignent, nous ne savons pas grand'chose de Nakht. On le dit scribe, il était probablement prêtre d'Ammon, ou faisait partie de cette corporation puissante qui joua un rôle si important dans les destinées du Nouvel Empire. Il vécut à l'époque d'Hatshepsu, et il est évident qu'il s'intéressa vivement à ce qui devait être sa dernière demeure. Il connaissait suffisamment les dieux et déesses à têtes d'oiseaux et les jugeait sans doute à leur valeur, car il préféra entourer son esprit des scènes auxquelles son corps avait pris part. On y rencontre maintes allusions à Ammon, car la croyance en une manifestation corporelle de l'Être Suprême ne cessa d'exister, malgré le rire des augures.
Les occupations de Nakht semblent avoir été celles d'un riche gentilhomme campagnard. On le voit surveillant des travaux agricoles, depuis le labourage et les semailles jusqu'à la moisson. On le voit aussi présidant en personne aux vendanges et au pressoir. Si l'on en juge par la finesse de ces tableaux, le sport fut son plaisir favori; un panneau très décoratif le représente à la pêche, retirant ses filets, chargés d'oiseaux pris parmi les plantes aquatiques. On le voit également à table avec son épouse; dans un coin, le chat 198 de la maison se régale d'un poisson; des musiciens et des danseuses égaient le repas.
J'ai choisi trois de ces dernières représentations parce qu'elles étaient admirablement conservées, et parce que la lumière tombant du dehors sur ce pan de muraille facilitait mon travail.
Les rochers dans lesquels ces tombes ont été taillées sont d'un grain plus rugueux que ceux de Dêr-el-Bahri; leur surface a été égalisée et cimentée avant d'être peinte. L'artiste ici n'a pas eu recours aux délicates incisions des bas-reliefs du temple de Hatshepsu, mais il a essayé de donner du relief aux figures en les ombrant légèrement. Le résultat n'est pas aussi heureux, et les éraflures et les craquelures du ciment donnent à ces fresques un air de pauvreté qu'on ne voit jamais dans les ornements taillés à même la pierre, tout endommagés qu'ils soient par le temps ou par des mains sacrilèges. On juge pourtant mieux ici de l'art du dessinateur. Ces personnages, de 40 centimètres de haut environ, sont dessinés d'une main très ferme: souvent le geste d'un bras est indiqué de deux coups de pinceau seulement. Les cordes d'une harpe semblent faciles à faire, et c'est seulement lorsque j'essayai de les tracer d'un 199 seul coup de pinceau, comme sur l'original, que j'appréciai la dextérité de l'artiste de Nakht. Peut-être ce dernier est-il lui-même l'auteur de ces peintures, car le terme scribe signifiait probablement aussi sculpteur et peintre. Cette idée me préoccupait pendant que je travaillais dans la tombe. Les artistes qui exécutèrent les belles figures des dix-huitième et dix-neuvième dynasties devaient, à contre-cœur, substituer une tête de chacal à celle d'un homme, ou surmonter d'une tête de vache l'exquise silhouette de Hathor. Décorant sa propre tombe, Nakht put faire comme bon lui semblait, et aucune tête monstrueuse ne défigure sa dernière demeure. Les passages habituels du Livre de ce qui est en dessous du Monde ou du Livre des Portraits ne se trouvent pas ici: il en eut probablement ad nauseam au temps où il servait dans le temple. Puisse son âme errer à travers champs et vignes et se délecter aux souvenirs des joyeux festins qu'il fit sur cette terre!
Il y a quelques tombes plus importantes que celle de Nakht: je ne saurais les décrire toutes dans ce livre. Mais on ne doit pas manquer de visiter celle de Rekhmere, qui est ornée de vivantes peintures.
Les moulages de «Pont» tiraient à leur fin, et le vent 200 chaud rendant la température insoutenable, je me décidai à quitter la vallée de Dêr-el-Bahri. Je ne connaissais pas Abydos, et l'occasion de passer quelque temps à proximité du temple de Seti se présentant, j'acceptai avec empressement l'invitation de M. Garstang qui y dirigeait les fouilles. Le temple est situé à une douzaine de kilomètres de la rivière, juste à la limite des terrains cultivés, et la plus proche station est celle de Beliâneh. Bien que le camp ne fût qu'à 120 kilomètres environ de celui de Dêr-el-Bahri, il me fallut aller à Luxor et y passer la nuit pour pouvoir prendre un train tout au matin. Heureusement, le vent avait fraîchi, et je pus supporter la chaleur du train. Celui-ci longe la rive est du Nil pendant la plus grande partie du chemin et traverse le fleuve à Nag Hamâdeh. De fréquents arrêts aux gares où aucun voyageur ne monte ni ne descend, prolongent ce voyage pendant cinq ou six heures. Arrivé à Beliâneh, je me procurai deux ânes pour me transporter avec mon bagage à travers les terrains cultivés. Le soleil dardait ses rayons brûlants au-dessus de ma tête; il n'y avait guère qu'une semaine que les blés avaient perdu leur première couleur et déjà ils paraissaient mûrs pour la moisson. Le paysage était 201 plus riche, plus pittoresque, et l'étendue des plaines d'or foncé donnait, par contraste, un reflet argenté aux collines désertes.
Après avoir quitté la plaine, on arrive bientôt au temple de Seti. L'intérieur de ce temple laisse une désillusion et ne se prête guère au croquis. A 400 mètres plus loin dans le désert, on rencontre le temple en ruines de Ramsès II. A l'exception de ces deux temples et du cimetière plus éloigné, rien ne subsiste de l'antique cité d'Abydos. Elle était déjà probablement en ruines lorsque Strabon visita l'Égypte, car il en parle comme de «jadis une grande ville, presque l'égale de Thèbes, mais sans importance maintenant».
Après avoir franchi quelques basses collines parsemées de débris de poterie, nous descendîmes dans une plaine sablonneuse, fermée à l'ouest par les monts du Liban. Un Union Jack flotte mollement au sommet d'une maison à un étage, construite en briques de boue: c'est le lieu de ma destination.
Les fouilles que dirige Garstang pour le compte de l'Université de Liverpool devant durer quelques années, on a jugé utile de construire des habitations confortables pour les membres de l'expédition et un dépôt pour les trouvailles. Mon hôte ayant été obligé 202 d'aller au Caire pour quelques jours, je fus reçu par M. Harold Jones et M. Blackman qui dirigeaient les travaux en son absence. Je trouvai là également Howard Carter, venu, comme moi, pour étudier les bas-reliefs du temple de Seti. La maison, ingénieusement construite, comprenait une salle de réunion claire et fraîche et assez de chambres pour loger confortablement six personnes. Le déjeuner me prouva que Harold Jones était non seulement habile architecte, mais un parfait maître de maison. N'ayant rien pris depuis cinq heures du matin, je fis largement honneur au repas.
Une visite au temple de Seti. || Les plus beaux documents de l'art décoratif égyptien. || Le «Khamsin» ou le Désert incendié. || Je regagne Luxor pour aller ensuite a Karnak. || Une cité de ruines, toutes en colonnades grandioses. || Le monolithe de granit rose.
L ors de ma première visite au temple de Seti, j'eus le plaisir d'être accompagné par Howard Carter, très documenté en matière d'art égyptien.
Bien que l'art fût arrivé à son apogée pendant la dix-huitième dynastie, on ne trouve aucune trace de décadence dans les bas-reliefs de ce temple, et j'incline à les regarder comme la plus grande manifestation d'art décoratif que l'Égypte nous ait donnée. Ils sont l'œuvre d'un grand artiste qui, quoique encore imbu des traditions de la dynastie précédente, y apporta le sceau de son génie personnel.
D'une manière générale, l'art était dans une période 204 de décadence, mais non pas l'art de celui qui dessina les ornements de ces murs; quant à la partie du temple qui est couverte d'inscriptions datant de Ramsès II, la décadence y est très marquée. Les règnes de Seti et de son fils ayant été fort longs, une période de quarante à cinquante années sépara probablement l'apogée de l'art de son déclin.
Les reliefs de Seti sont légèrement plus accentués que ceux du temple de Hatshepsu à Thèbes, mais ceci est peut-être une conséquence des plus grandes dimensions des figures. Ils ne sont pas tous colorés, mais nous ne pouvons que nous en féliciter, puisque le temps a presque partout effacé le coloris des autres. J'ai choisi un sujet dans les deux séries. Dans le premier sujet où la patine du temps a donné une belle teinte chaude à la pierre, on voit Seti apportant une offrande à Osiris dont une partie de la silhouette est demeurée intacte. Dans la série de reliefs colorés, j'ai choisi celui qui représente Seti allaité par Isis. Le modelé est plus beau dans le premier; dans le second les éraflures de la couleur nuisent aux effets de lumière et d'ombre. J'ai restauré les visages de la déesse et du jeune roi, afin de rendre le sujet intelligible. Les bleus et les verts sont presque effacés, tandis que les rouges 205 et les jaunes ont gardé toute leur vivacité; nous ne pouvons donc donner d'opinion sur cette œuvre quant à la combinaison des teintes. En tout cas, son dessin la place au rang des grandes œuvres artistiques du monde. Maintenant que ces murailles sont exposées au soleil et aux rares pluies de la Haute-Égypte, elles se dégraderont probablement plus en un an que pendant tout le temps qu'elles ont été enfouies sous le sable.
Les rochers servaient autrefois de toit à ces murailles et il est regrettable qu'on n'ait pas trouvé un moyen de protéger les quelques fragments colorés qui nous restent. Jadis, la couleur était protégée par un vernis dont on retrouve des traces là où ni le soleil ni la pluie n'ont pu pénétrer.
Le temple qui est érigé non loin du tombeau supposé du dieu Osiris, lui fut dédié ainsi qu'à la déesse Isis et à leur fils Horus. Les honneurs rendus à la divine triade forment le sujet traité par l'artiste, qui ne manqua pas de faire ressortir la faveur spéciale dont jouissait Seti, qui alla jusqu'à usurper la place de l'enfant Horus. Nous voyons le roi dans différentes scènes sur la muraille nord du hall hypostyle de Karnak. Il y est représenté sous les traits d'un guerrier 206 subjuguant un chef lybien, et les vigoureuses scènes guerrières qui précèdent et suivent cet épisode ont sans doute servi de modèles à celles que nous trouverons plus tard sur les temples de Ramesid.
Nous trouvons encore des traces d'un beau travail sur les murs en ruines du temple mortuaire de Seti à Karnak, et le plan de celui de Abu Simbel, connu comme œuvre de Ramsès II, fut établi pendant le règne du père illustre de ce Pharaon. Tous les genres de décoration murale ont été employés durant le règne de Seti. Les bas-reliefs d'Abydos sont les plus beaux, mais le relief en creux était également très employé et avec beaucoup d'effet; ici, le fond n'est pas enlevé, mais le contour est coupé et le relief est formé par la profondeur de cette incision. On trouve un beau spécimen de ce travail dans la tombe de Seti à Thèbes, où le jeune roi est représenté faisant une offrande à l'image de la Vérité. Cette même tombe est aussi richement décorée de peintures murales plates.
Peu après mon arrivée à Abydos, le Khamsîn rendit l'endroit aussi inhabitable que Dêr-el-Bahri. Le nom donné à ce vent provient du mot arabe signifiant cinquante , parce qu'il souffle pendant cinquante jours, à partir du commencement d'avril. On l'appelle aussi 207 Simoon . Il est précédé par une élévation de la température, un changement de la teinte du ciel qui passe du bleu au gris, et une tranquillité spéciale de l'atmosphère. Bientôt la teinte grise du ciel passe au jaune vers le sud et une ou deux rafales d'air brûlant annoncent l'arrivée imminente du fléau. Il semble que les portes de l'enfer s'ouvrent. Un tourbillon de sable se meut à travers le désert, et l'horizon est noyé dans un brouillard jaune. J'ai essayé de peindre cet effet, mais je n'avais pas le temps d'appliquer mes couleurs tant elles séchaient vite. La surface de ma palette et de mon croquis ressemblait à du papier d'émeri avant que j'aie pu reprendre de la couleur, si ma toile faisait face au vent, et d'un autre côté, si je faisais face au vent moi-même, j'étais aveuglé par le sable. Il n'y a qu'un parti à prendre au moment du Khamsîn , c'est de rester chez soi. On se demande ce que ce sera en juin si la chaleur est déjà si fatigante en avril. Je m'étais empressé d'emballer tous mes vêtements chauds pour les expédier chez moi par petite vitesse, mais deux jours plus tard je m'estimais heureux de ce que l'expédition n'ait pu être faite, car un changement de vent m'avertissait qu'ils pourraient m'être encore utiles. La seule consolation de ces 208 brusques changements est que cette plaie d'Égypte, les mouches, en souffre également. Le mois d'avril, en Égypte, n'est jamais attristé par la pluie, et il dépend de la direction du vent que le séjour y soit charmant ou détestable.
Je m'en retournai à Luxor par un train de nuit, car je ne me souciais pas de refaire le trajet par la chaleur du jour. Il faisait un peu plus frais à Dêr-el-Bahri lorsque j'y arrivai le matin suivant. Les fouilles étaient terminées et tout le monde était parti, sauf Currelly qui surveillait l'emballage de fragments provenant du temple de Mentuhotep. La trouvaille de l'année précédente, la vache de Hathor, ayant été acquise par le Musée du Caire, toutes les autres découvertes devaient revenir à la Société d'Exploration Égyptienne. Mes bagages furent vite prêts et expédiés à dos de chameau sur la rive opposée à Karnak, où attendait la dahabiyeh de mon ami Nicol. J'eus le regret d'abandonner Currelly dans cette fournaise, avec une si grande quantité de fragments à emballer, mais mon temps était limité et j'avais hâte de visiter Karnak.
Lorsque nous atteignîmes Karnak, mon ami Erskine Nicol fit jeter l'ancre à cinq minutes du grand 209 temple. Howard Carter m'avait donné une lettre d'introduction auprès de M. Legrain qui était à la tête des travaux de Karnak et qui est un des hommes les mieux renseignés de notre temps sur cette partie de la contrée; ma première matinée se passa en compagnie de cet aimable Français et de Nicol, à visiter les temples de la région. M. Legrain nous conta l'histoire de Karnak et nous fit remarquer le développement de cette citée dédiée à Ammon. Nous trouvâmes des traces de son histoire depuis la douzième dynastie jusqu'à l'ère chrétienne, soit pendant une période de deux mille ans. On peut y voir aussi des vestiges des temps archaïques, mais comme je ne veux parler ici que des monuments intéressants au point de vue artistique, je laisserai de côté ces ruines des premiers âges. M. Legrain est un artiste élève de l'École des Beaux-Arts et sa connaissance des lieux jointe à ses qualités artistiques en font un guide unique.
Pour avoir une idée vraiment grandiose de cette vaste étendue de ruines, il faut se diriger vers le Nil par l'avenue des Sphinx. On passe sous un gigantesque portail, érigé par l'un des Ptolémées; c'est le pylône principal. Les dimensions de ce portail sont imposantes, mais nous ne nous y arrêtons pas longtemps, 210 car la grande cour qui suit attire notre attention. Nous remarquons une haute colonne à chapiteau en forme de calice, qui supportait sans doute autrefois une statue; des neuf autres colonnes qui formaient une double rangée dans la cour, il ne reste que les bases et des tronçons brisés. Contre le bleu clair du ciel, le beau chapiteau du pylône de Ramsès I se détache hardiment. L'Éthiopien Taharqua éleva, dit-on, ces hautes colonnes durant la vingt-cinquième dynastie, période qui marqua le début de la dernière renaissance de l'art égyptien.
Nous dépassons le grand pylône pour pénétrer dans le hall hypostyle élevé par Seti I et terminé par Ramsès II. En entrant pour la première fois dans ce hall orné de 134 colonnes, on ressent quelque chose de l'effroi et de la surprise qu'inspire une première vue des Pyramides, mais ici un art plus raffiné a aidé la force brutale dans la construction de cette œuvre monumentale. Ce que nous voyons suffit pour nous permettre d'imaginer l'impression que l'édifice entier devait produire; telles qu'elles sont, ce sont les ruines les plus grandioses de l'univers.
La gravure ci-contre représente imparfaitement les deux rangs de colonnes qui supportaient la voûte de 211 la nef. Les deux ailes étaient supportées par 122 colonnes, mais ces dernières étaient moins élevées que celles de la nef, de sorte qu'elles permettaient à la lumière de pénétrer dans l'intérieur à travers une double rangée de fenêtres. Ce que nous appelons la nef, comprend trois grandes ailes. Les deux moins élevées, à droite et à gauche, sont supportées chacune par sept rangs de colonnes qui, avec les murs extérieurs, forment sept ailes moins importantes.
L'effet de ces 134 colonnes est fort imposant; la circonférence de chacune est si énorme que leurs bases couvrent presque entièrement la surface du sol. Je ne sais si au point de vue architectural cette disposition est heureuse, mais je sais que l'effet est imposant. Je donnerai une idée de la circonférence de ces colonnes en disant que six personnes se tenant par les mains, peuvent à peine entourer une seule colonne. Leur hauteur est de 69 pieds, ce qui, avec les blocs de granit qui les surmontent et supportent le toit, donne à l'extérieur 78 pieds de hauteur. Les architraves au-dessus de ces colonnes s'élèvent à peu près à la hauteur des fûts de celles qui sont au centre. Quelques-unes de celles-ci étaient tombées il y a sept ou huit ans, et M. Legrain nous raconta comment il 212 s'y prit pour les relever et les replacer. Le procédé qu'il employa est sans doute le même que celui des architectes de Seti. M. Legrain fit amonceler de la terre jusqu'à la hauteur de l'emplacement de la pierre tombée, en réservant une sorte de chemin sur cette colline artificielle. Au moyen de poulies et de cordes, on hissait le bloc écroulé jusqu'à sa place primitive. La terre ainsi employée, provenant des fouilles du temple voisin, ne coûtait rien. Comme la main-d'œuvre est très bon marché pendant certains mois de l'année, le travail était moins coûteux que si l'on avait employé des grues actionnées par des moteurs. Beaucoup de fouilles restent encore à faire. Un grand nombre des colonnes des ailes sont encore enfouies jusqu'à la naissance de leurs chapiteaux. Les pierres formant la toiture proviennent sans doute de l'époque des Ptolémées, alors que ceux-ci désiraient ajouter leur tribut en l'honneur d'Ammon ou de quelque autre dieu thébain. Toutes les colonnes centrales et la plupart des petites sont gravées et ornées d'inscriptions et de cartouches datant de Ramsès II. La plus belle œuvre de Seti se trouve sur la façade intérieure des pylônes qui entourent le hall, à l'est et à l'ouest, et des deux côtés du mur nord. Les quelques colonnes 213 qui nous restent de l'œuvre de ce Pharaon nous font regretter qu'il ne l'ait pas terminée. On y retrouve de délicats bas-reliefs, rappelant ceux d'Abydos, et qui forment un contraste frappant avec l'œuvre de son fils.
En quittant cette galerie par la porte de la muraille nord, nous pouvons étudier une série de bas-reliefs représentant les victoires de Seti pendant sa campagne de Syrie; ils sont aussi intéressants au point de vue artistique qu'au point de vue historique. Nous voyons toutes les scènes guerrières depuis les origines de l'Empire jusqu'à la conquête de l'Égypte par Alexandre. Ce sont sans doute ces ouvrages artistiques qui ont inspiré la scène, reproduite à l'infini, d'un Ramsès quelconque terrassant un barbare.
Retournant dans la galerie, nous traversons cette forêt de colonnes et nous sortons par la porte de l'est, sous le pylône d'Amenhotep III. Cette partie plus ancienne du temple d'Ammon est dans un tel état de ruines que, sans l'aide de M. Legrain, nous n'aurions pu nous y retrouver. Deux obélisques de Thothmès I, dont un seul est debout, et le piédestal d'une statue colossale qui a disparu, forment la partie frontale de ce temple de la dix-huitième dynastie. A l'origine, 214 aucun édifice ne lui cachait la vue de la rivière. Le pylône des Thothmès n'est plus qu'un amas de ruines. Le second pylône dont il y a encore moins de vestiges, forme la façade est d'une étroite cour à colonnes, dont rien ne subsiste, si ce n'est le grand obélisque de la fille de Thothmès, Hatshepsu. Son époux, Thothmès III, en avait entouré la base de murailles qui, maintenant en ruines, nous laissent admirer dans son entier l'exquis monolithe de granit rose. C'est le plus beau des obélisques d'Égypte; il a près de cent pieds de haut, et son poids est estimé à trois mille six cents soixante-treize tonnes par le professeur Steindorf. Sur la surface polie de la pierre, on remarque des inscriptions se rapportant aux guerres de l'époque des Thothmès, à la révolution religieuse d'Ikhnaton, où la figure d'Ammon a été effacée pour être restaurée ensuite durant le règne de Seti, alors que le culte de ce dieu était fermement rétabli. Au delà, une seconde cour à colonnades de l'époque de Thothmès I, flanquée de figures d'Osiris, se prolonge vers la rivière. Passant sous un autre pylône, nous pénétrons dans l'avant-cour du sanctuaire. On remarque sur la grande porte en granit du dernier et du plus petit pylône, de belles inscriptions avec des figures caractéristiques de 215 Nubiens et de Syriens faits prisonniers par Thothmès III. Le même Pharaon fit élever deux piliers de granit dans cette cour; le lys de la Haute Égypte se détache en un relief accentué sur l'un, face au soleil, tandis que sur la partie nord du second, nous voyons le papyrus de la Basse Égypte. J'ai pris les croquis ci-joints de l'un des appartements en ruines de la Reine Hatshepsu. La statue mutilée de Thothmès III a été placée dans le boudoir dilapidé de sa demi-sœur. Au-dessus s'élève le sanctuaire que Philippe Arrhidaeus éleva longtemps après la mort de ce couple. Le temple de la dix-huitième dynastie était déjà partiellement en ruines. Cette œuvre est un des joyaux de Karnak. Presque toute la couleur primitive a gardé son éclat et le granit dont il est fait est d'un ton merveilleux. Les inscriptions, gravées dans une pierre très dure, demeurent aussi nettes que si elles venaient d'être faites. Les murs intérieurs sont peut-être encore plus beaux. Les scènes sont généralement représentées en une teinte vert-malachite sur le fond rose de la pierre. La gravure ci-contre étant une réduction d'une aquarelle, il est très difficile de suivre les inscriptions du mur sud qui y sont représentées. Ici, elles sont généralement indiquées en rouge, mais la teinte conventionnelle 216 des hiéroglyphes et des personnages a été profondément modifiée pour suivre une combinaison choisie de couleurs, licence que l'artiste ne se serait pas permise au moment où les souverains d'Égypte montraient plus de respect pour leurs dieux. A gauche de la gravure, nous voyons le lys de la Haute Égypte sur le pilier tronqué de Thothmès, et plus haut se dresse le grand obélisque de Hatshepsu. Ce qui reste des fenêtres du hall hypostyle est visible dans le lointain, et les tours en ruines du dernier pylône brisent la ligne de l'horizon. Quelques marches taillées dans un bloc de pierre intriguent encore les archéologues. Elles ressemblent beaucoup à celles de l'escalier qui conduit à l'autel du sacrifice, dans le temple de Hatshepsu, à Dêr-el-Bahri.
A l'est du sanctuaire, il ne reste guère que les fondations du temple de la douzième dynastie. Le temps écoulé depuis la construction de ces édifices jusqu'au moment où fut élevé le temple de Seti, embrasserait les siècles qui se sont écoulés depuis la conquête de l'Angleterre par les Normands jusqu'à nos jours.
La promenade merveilleuse parmi les ruines de Karnak continue. || Le petit sanctuaire du roi éthiopien, Shabako. || Le jeune Pharaon couronné de lotus. || La déesse à tête de lionne. || Le lac sacré et l'avenue des Sphinx.
A u delà de ce temple se trouve la galerie à colonnades de Thothmès III, précédant son sanctuaire. En cherchant notre chemin à travers les ruines, nous voyons que cette galerie n'est qu'une partie d'un vaste temple. Le faîte est supporté par trente-quatre piliers carrés et une double rangée de colonnes. Ces dernières sont plutôt bizarres que belles, avec leurs chapiteaux à calice renversé et leurs fûts s'amincissant à la base. La plupart des inscriptions sont intéressantes, mais en bien mauvais état. Dans une pièce au nord du sanctuaire, les murs sont couverts de reliefs reproduisant des plantes et des animaux que Thothmès rapporta, 218 dit-on, de Syrie. Ils sont dessinés avec ce sentiment de la forme qui caractérise l'œuvre de Dêr-el-Bahri. Les quatre colonnes qui supportaient le toit de cette pièce sont bien conservées; elles sont du type qui emprunte son modèle au papyrus, dont les boutons entourent le chapiteau.
Après que nous eûmes franchi la muraille de ce temple, M. Legrain nous conduisit vers un modeste petit autel qu'il venait de découvrir à l'extrême est de la grande enceinte. Il est heureux que M. Legrain soit un artiste en même temps qu'un égyptologue, car, quiconque n'aurait pas eu le sentiment de la beauté de ces reliefs endommagés, aurait pu nous perdre un très curieux spécimen du travail de la vingt-cinquième dynastie. Notre excellent guide nous dit comment ce petit sanctuaire fut érigé par Shabako, le premier des rois éthiopiens; les reliefs étaient dans un triste état et avaient presque disparu aux endroits où la pierre sablonneuse s'était désagrégée, mais, dans une chambre intérieure, M. Legrain nous montra un relief qui représentait un Pharaon portant une offrande à un dieu. La couleur originale est presque complètement disparue, mais ce qui en reste s'harmonise admirablement avec la surface de la pierre. A mesure que nous 219 nous habituons à la lumière incertaine, nous discernons plus clairement la beauté du dessin, et nous nous arrêtons moins aux joints inexacts des pierres. Ce Pharaon est probablement un successeur de Shabako Taharqua; en tout cas je préfère croire que cette belle créature n'est pas le barbare qui brûla vif son ennemi vaincu, Bokchoris. Il est surprenant qu'un art aussi parfait ait pu renaître durant le règne de ces farouches Éthiopiens.
Le peu de temps dont je pouvais disposer m'empêcha de traiter mon sujet aussi à fond que je l'aurais désiré. La ligne onduleuse des bras amène notre regard à la droite de la gravure; au delà se trouve l'objet d'adoration. On distingue à peine les oiseaux qui sont offerts au dieu, mais combien ils remplissent joliment l'espace! Ici, la ligne de la composition s'arrête net et les têtes des oiseaux conduisent le regard vers le dieu que le roi cherche à fléchir. Quelle couronne pourrait être plus belle que celle, faite de fleurs de lotus, qui ceint le front du jeune Pharaon?
Le petit temple qui renferme ce trésor est heureusement fermé, et protégé ainsi contre les profanes.
Pour apprécier Karnak, il faut y vivre. Durant les trois semaines que j'y passai avec Nicol, la Mavis étant 220 ancrée près du grand temple, je passai trop de temps à peindre pour pouvoir étudier l'endroit d'une façon complète.
Blotti contre la muraille d'enceinte nord, se trouve un petit temple élevé par Thothmès III et dédié au dieu Ptah. Il fut plus tard agrandi par les Ptolémées. Le soir, l'ombre du grand temple recouvre l'espace qui sépare les deux monuments, et les colonnes de ce petit sanctuaire se profilent au premier plan. Lorsque la lumière crue de midi tombe sur cette vaste masse de ruines grises, il est difficile d'en rendre la couleur, et l'on ne peut les traiter qu'en noir et en blanc.
M. Legrain nous conduisit au temple de Ptah; la chaleur intense du jour nous faisait vivement désirer d'y trouver de l'ombre fraîche. Après avoir traversé deux cours, nous pénétrons dans une petite pièce, et y heurtons presque la statue à tête de lionne de la déesse Sekhmet. C'est une splendide créature et nous sommes reconnaissants au sort qui, au lieu de l'adjuger à quelque musée, lui permit de demeurer dans le cadre où la plaça Thothmès. M. Legrain nous raconta qu'il l'avait trouvée quelques années auparavant dans le même endroit, mais brisée en soixante morceaux. Heureusement, aucun ne manquant, il put la 221 reconstituer et on lui permit de la laisser dans le cadre qui lui convient si bien. Cette déesse de la Guerre, à tête de lionne, inspire la frayeur et le respect au prime abord, quand on la voit dans l'ombre de la pièce, toute voilée de mystère.
Laissant Sekhmet à la garde du sanctuaire, nous revenons sur nos pas pour nous diriger vers la cour centrale du temple d'Ammon, et, après l'avoir traversée, nous allons examiner les ruines du côté sud. Il est difficile ici de reconstituer un plan quelconque et de comprendre quel a été le but de l'architecte en faisant élever quatre pylônes qui se succèdent sur un espace de trois à quatre cents mètres jusqu'au mur d'enceinte. Thothmès III et Hatshepsu firent élever les deux premiers, tandis que les deux derniers, qui ne semblent pas à leur place dans le grand temple, furent élevés par Haremheb, le fondateur de la dix-neuvième dynastie. La base de la muraille gauche, qui relie le pylône en ruines de Thothmès au temple, est ornée d'inscriptions dues à Merneptah. L'éternel massacre des Syriens, auquel Ramsès II, père de Merneptah, dédiait l'art de son époque, a été fait ici par le fils, mais ce qui nous intéresse le plus, c'est la ressemblance que présente cette œuvre avec celle du grand-père de 222 Merneptah, Seti I, et des premiers artistes de la dix-huitième dynastie.
Le peuple étant d'une nature pacifique, il semblait que l'art de la contrée dût s'inspirer de sujets en harmonie avec le caractère du peuple; en effet, les guerres de Thothmès ne sont point rappelées par des scènes de bataille; nous voyons simplement une offrande des trophées à Ammon, mais lorsque Seti repoussa les tribus sémites qui, en envahissant ses provinces asiatiques, devenaient un sérieux danger pour l'Égypte elle-même, l'art s'émut de l'importance de ces victoires et nous en laissa les inscriptions commémoratives que nous voyons sur le mur nord du hall hypostyle. Durant les longues guerres de Ramsès II, il semble que les temples n'aient été bâtis que pour y représenter sur leurs murailles les faits et gestes des Pharaons. On voit à l'infini le souverain tenant un adversaire par les cheveux et se préparant à lui trancher la tête. Ce même sujet traité si fréquemment semble avoir paralysé l'effort de l'artiste et l'on remarque un déclin sensible qui continue durant le règne de Merneptah. Il restait cependant de grands artistes à la fin du règne de Seti; lorsqu'ils ont pu travailler librement, ils ont produit de belles choses. On 223 trouve beaucoup de chefs-d'œuvre dans le Ramesseum à Thèbes et le temple taillé dans le roc, d'Abu-Simbel, est peut-être le plus beau monument, dans son genre, que l'univers ait produit; le petit temple de Bet-el-Walli, en Nubie, me semble aussi difficile à égaler. Je pourrais encore citer bien des œuvres de valeur, mais, comparées à celles de Seti et des dynasties précédentes, elles ne laissent point d'accuser une sensible décadence. Merneptah serait, d'après certains historiens, le Pharaon de l'oppression, plutôt que Ramsès II, mais on ne sait comment concilier le fait de la découverte de son corps dans la Vallée des Tombes des Rois, à Thèbes, avec les documents historiques qui prétendent qu'il trouva la mort dans les flots de la mer Rouge.
Au delà du pylône en ruines de Thothmès III, nous voyons quelques belles statues de ce souverain qui précèdent un autre pylône. L'étang qui se trouve plus loin cacha longtemps des merveilles que M. Legrain découvrit il y a quelques années. C'est au Musée du Caire que nous devrons nous rendre pour apprécier la valeur de cette découverte. Quant aux statues que nous voyons ici, ce sont celles qui n'ont pas été jugées assez intéressantes pour être envoyées au Caire. On se 224 demande comment ces statues se trouvaient au fond de cet étang; c'est là un de ces problèmes insolubles qui se présentent à chaque instant dans cette contrée merveilleuse.
La partie sud de Karnak est la plus pittoresque. Le Lac Sacré et la partie la plus ancienne du grand temple inspirent maint tableau. La vue, au-dessus du Lac, avec, au loin, le pylône de Nestanebo, baigné dans l'or du couchant, donna à Erskine Nicol le sujet d'une de ses meilleures œuvres.
Sous l'arcade du pylône de Hatshepsu, les statues mutilées des Pharaons forment un groupe pittoresque qui attire mes regards. Malheureusement, mon temps limité ne me permet point de les peindre. Le paysage avec ses beaux arbres, le modeste temple de Amenhotep II dans l'espace compris entre les deux pylônes de Haremheb, sont également très attrayants. Nous nous sommes souvent promenés aux lumières dans la partie sud de Karnak. Là, les groupes de palmiers, l'herbe drue et vigoureuse, les buissons, coupent la monotonie de la pierre grise et inspirent tout particulièrement le paysagiste.
Une avenue de sphinx de près de quatre cents mètres relie l'enceinte du temple d'Amenhotep III 225 de Mut à celle du grand temple d'Ammon. Un lac en forme de fer à cheval entoure ce qui reste de l'autel élevé par ce Pharaon magnifique. Cette zone est en dehors de celle appartenant au Service des Antiquités, et les fellahîn sont libres d'y faire paître leurs troupeaux. Les enfants se baignent dans ce lac sacré et l'on y abreuve les bestiaux. Quelques sphinx à tête de bélier émergent du sol çà et là, et des déesses à tête de lionne projettent leur ombre sur les eaux du lac. On ressent ici un charme infini de paix mystérieuse.
Le temple de Khons, situé près de la rivière et au nord de celui de Mut, est le mieux préservé des trois sanctuaires que Ramsès III fit construire à Karnak. Bien qu'il n'ait pas été construit pendant la meilleure période de l'architecture égyptienne, le temple de Khons offre un intérêt tout particulier en ceci qu'il subsiste presque en entier. En le contemplant, nous pouvons imaginer ceux dont il ne reste que des ruines. Comme le toit est demeuré presque intact, nous remarquons à l'intérieur une lumière mystérieusement tamisée qui manque dans les autres temples. Le grand portail d'Euergetes I se trouve un peu en avant du sanctuaire de Khons, et l'on y arrive par une avenue de sphinx qui datent du dernier Ramsès. Au delà du 226 portail s'étend le village et entre les dattiers s'élèvent quelques sphinx à tête de bouc.
Enfin, la chaleur de l'été nous obligea à nous diriger vers le nord, et nous descendîmes la rivière.
En descendant le Nil. || La fertilité et le pittoresque de la campagne égyptienne. || Le «fellah» n'a pas la haine de l'étranger. || Le temple de Dendera et l'influence grecque dans l'architecture du I er siècle.
M algré la chaleur, notre voyage sur le Nil fut délicieux. Avançant à raison de trois ou quatre milles à l'heure, au plus, nous passions souvent nos soirées et nos nuits à l'ancre, pour repartir au lever du jour. Un sujet de tableau particulièrement intéressant nous retenait parfois plusieurs jours au même endroit, mais dès que le vent tournait au sud, nous nous empressions d'en profiter. Nous avions notre atelier à bord, avec une grande quantité d'esquisses et de sujets à mettre en ordre, ce que nous faisions pendant que nous descendions lentement le fleuve. Parfois, jetant l'ancre avant le soir, nous partions à la chasse, le fusil sur l'épaule, ce qui, n'enrichissant pas toujours notre 228 garde-manger, nous procurait du moins quelques heures d'un exercice fort sain. Les écriteaux « chasse gardée » que nous rencontrons à chaque pas dans la mère patrie, n'existent pas ici. Chacun est libre d'errer dans les champs, à condition toutefois de respecter les récoltes. Comme nous étions discrets et que nous savions distinguer les pigeons domestiques des pigeons sauvages qui nichent dans les columbariums, les paysans nous aidaient complaisamment dans nos chasses. La foule indigène est ici bien différente de celle des centres de tourisme. L'impertinence de l'habitant de Luxor qui ne considère l'Européen que comme une source de revenus, ne se rencontre pas ici. Il est bien rare qu'on entende l'éternel cri de baksheesh , si obsédant au Caire et à Assouan, et, pour ma part, j'ai toujours trouvé le fellah poli et complaisant. Il est vrai que Nicol, qui a vécu de longues années parmi ce peuple et qui parle couramment l'arabe, contribua à rendre nos relations agréables. Il est difficile à un Occidental de comprendre l'âme orientale; pourtant, m'aidant de l'expérience de mon ami, je fus à même de me former une meilleure opinion de l'Égyptien moderne, et aussi de me faire une idée de l'impression que lui produit l'Européen. Des rumeurs, recueillies à Luxor, nous 229 avaient appris que la contrée était dans un état d'effervescence. L'incident de Denshaur avait excité les esprits au Caire et dans les villes du Delta, mais les bateliers du Nil et les habitants de la campagne semblaient n'en rien savoir. Tant que ceux-ci jouissent tranquillement de leurs possessions agricoles et qu'ils trouvent un débouché pour leurs produits, ils ne se soucient guère de la politique de leur Gouvernement. Les bateliers ne semblent pas avoir participé à la prospérité que l'occupation britannique apporta à leur pays, mais ce sont des gens paisibles qui ne se rendent guère compte du rôle prépondérant que notre gouvernement joue en Égypte. Au fur et à mesure que les produits agricoles trouvaient de nouveaux débouchés, le prix des articles de première nécessité augmentait, mais, particulièrement en raison de la concurrence des chemins de fer, les salaires des bateliers du Nil sont demeurés stationnaires, ce qui fait que leur condition est pire qu'elle ne l'était il y a dix ou quinze ans.
Au bord du fleuve, se trouve Kûs, importante cité du moyen âge, réduite maintenant à l'état de simple village. Au delà de Kuft,—l'ancien Koptos—on rencontre de charmants paysages, et nous préférâmes 230 errer à la recherche de quelque gibier qui varierait notre ordinaire, plutôt que de visiter les ruines du temple de Min. Sur la rive est du Nil, quelques gayassa chargées de poteries de Ballâs attendaient un vent favorable pour descendre le fleuve. Les dépôts de terre glaise se trouvent dans l'intérieur des terres, mais sur le bord du fleuve s'élevaient de hautes meules de Ballâssa d'où le village tire son nom. Notre station suivante fut près d'un modeste petit village sur la rive ouest, en face de Kaneh; là, nous nous arrêtâmes pour visiter le temple de Dendera. Nicol cherchait un endroit de la rive qu'il pût donner comme fond à son tableau: Les troupeaux à l'abreuvoir , et tout nous indiquait qu'en cet endroit les fellah avaient coutume de désaltérer leurs bestiaux. Le temple se trouvait à 5 ou 6 kilomètres dans l'intérieur des terres, mais nous avions le temps d'aller le visiter et de revenir avant la nuit.
Le paysage en Égypte a un charme qui lui est absolument particulier; parfois, en Palestine, vous découvrez quelque coin qui vous fait songer au pays natal; le Liban présente les particularités propres aux districts montagneux. Mais les grandes plaines fertilisées par le Nil n'éveillent point de comparaisons et 231 appartiennent bien à la seule Égypte. Point de haies, seule la différence de couleurs indique qu'une certaine culture est plus avancée que l'autre, et les collines désertes de l'est et de l'ouest vous rappellent constamment que «l'Égypte est un don de la rivière». Bien que nous ne fûmes qu'au commencement de mai, les moissons étaient presque terminées. De temps à autre nous rencontrions un couple de bœufs foulant le blé, pendant que quelques paysans, profitant de la brise, séparaient le grain de la paille. Des troupeaux de chèvres et de brebis se dirigeaient lentement vers l'endroit d'où nous venions, pour se désaltérer dans le Nil.
Nous approchions du temple; la poussière grise qui tourbillonne toujours sur les amas de ruines, voilait la vue, et nous distinguions vaguement la façade. Le sol que recouvrent en partie les habitations en ruines près des temples, est vendu par le Service des Antiquités aux fellahîn , qui le jugent précieux. C'est en labourant et en piochant autour de ces ruines que les paysans trouvent parfois quelque scarabée ou autre antika de valeur, et la possibilité de ces trouvailles entre sans doute dans leurs calculs. Pendant l'été, les ânes qui, l'hiver, portent le touriste, servent à 232 transporter la poussière, du temple aux champs, comme engrais. Cette poussière m'empêcha souvent de poursuivre mon travail. Heureusement que la façade du temple se trouvait déblayée et nettoyée, et nous pûmes admirer à l'aise sa symétrie et ses belles proportions.
L'influence grecque est très marquée dans l'architecture de ce temple. Il fut construit au début du premier siècle, au moment de la conquête de l'Égypte par les Romains, et bien qu'élevé par l'empereur Auguste, on le regarde plutôt comme un monument des Ptolémées que comme un monument romain. L'effet de la façade est fort beau; comme dans la plupart des monuments de cette période, les détails rappellent plutôt l'œuvre d'un habile ouvrier que celle d'un artiste. Il est difficile de comparer l'extérieur de ce temple avec celui de n'importe quel temple de la dix-huitième dynastie, car nous avons ici l'avantage de voir un monument dans son entier, tandis que les autres n'existent qu'en fragments. Six colonnes à tête de Hathor supportent l'architrave et la corniche concave, au dessin très hardi; un disque solaire ailé surmonte la porte d'entrée. Les trois colonnes, de chaque côté de l'entrée, sont réunies par une balustrade 233 qui monte jusqu'à moitié des fûts. Le pronaos, ou vestibule, est plus beau que ceux des temples de construction plus ancienne; les dix-huit colonnes qui s'élancent du sol supportent le toit, et les chapiteaux sont perdus dans l'ombre.
Ce temple ne peut être classé parmi les monuments en ruines; les effets d'ombre et de lumière, cherchés par l'architecte, existent encore. Les monuments de la dix-huitième dynastie peuvent être plus beaux, mais leur état lamentable ne nous permet pas de juger exactement de leur valeur architecturale. En examinant les inscriptions des murailles, on remarque la décadence de l'art de la sculpture, mais perdues et fondues dans les effets d'ombre et de lumière, ces inscriptions paraissent remplir le but artistique cherché par le sculpteur. Du centre du pronaos, le regard embrasse le hall hypostyle, avec les hautes colonnes supportant le toit, les deux antichambres au delà, et l'ombre croissante qui se perd enfin dans l'obscurité du sanctuaire. Nous n'allumons pas de torches; nos yeux s'habituent au clair-obscur et les ouvertures carrées du toit admettent assez de lumière pour que nous puissions distinguer les têtes de Hathor des chapiteaux. Traversant les deux antichambres, nous arrivons 234 à la porte du sanctuaire où l'obscurité est complète. Un vestibule sur lequel s'ouvrent onze chambres fait le tour du sanctuaire; l'une de ces chambres, qui se trouve derrière le sanctuaire, est connue sous le nom de «chambre de Hathor». Elle renfermait autrefois un autel et une image de la déesse; maintenant elle sert d'abri à une quantité innombrable de chauves-souris, et l'odeur y est insupportable. Du sanctuaire, nous voyons toute la perspective du temple, qui se prolonge sur quatre-vingts mètres environ.
Le paysage, au coucher du soleil, est fort imposant; il valait bien la peine de notre longue course, avec le retour à la Mavis , à tâtons, dans l'ombre du soir.
El-Raschid, la cité pittoresque mais inconfortable. || L'Hotel Karalambo et le «bakkal». || Du moins, les sujets de tableaux ne manquent point dans cette vieille ville respectée des Européens. || Le dernier minaret.
E n dépit de l'ordre chronologique de mes voyages, je prie le lecteur de m'accompagner à Rosetta, où je fis un court séjour il y a une dizaine d'années.
Afin d'éviter la chaleur de juillet au Caire, je transportai mon bagage de peintre dans le Liban, où je demeurai assez longtemps pour permettre à Damas de devenir habitable. Pendant que j'étais dans cette dernière ville, mon vieil ami, Henry Simpson, me fit savoir que Rosetta, où il séjournait alors, était une cité délicieusement pittoresque et offrant d'innombrables sujets à un artiste. Je décidai donc de me rendre à Rosetta dès que j'aurais terminé mon travail à Damas. 236 Je pris à Berût un bateau qui fait la côte jusqu'à Alexandrie, d'où un train fort lent me conduisit en cinq heures à El-Raschid , nom par lequel on m'apprit à désigner Rosetta. Préoccupé uniquement de la valeur artistique de la ville, je n'avais pas songé à m'y faire préparer un gîte. Si j'avais consulté mon guide, j'aurais vu la mention Pas d'Hôtel . Cependant mon ami m'attendait à la gare, et lorsque je lui demandai si nous étions loin de l'hôtel, je crus voir qu'il souriait en me répondant que l'hôtel était à dix minutes de marche. J'eus bientôt l'explication de son amusement en voyant un bâtiment démantelé au milieu de la vieille ville pittoresque. Le rez-de-chaussée servait de magasin pour certaines marchandises capables de supporter la chute possible de l'étage supérieur. Je n'y vis guère qu'un peu de charbon et de paille où couraient des rats. Simpson m'avertit que l'escalier, oublié par l'architecte, et ajouté ensuite au flanc de ce bizarre bâtiment, ne supporterait qu'un de nous à la fois. En effet, une large fissure me donna à penser que l' hôtel et l' escalier ne resteraient pas longtemps unis, et je compris les appréhensions de mon ami. Ce fut pour moi une occasion de me réjouir de mon peu de poids! Ce peu de poids, je pus bientôt juger, 237 d'après le menu du dîner, que je ne courrais aucun risque de l'augmenter tant que je séjournerais à l'hôtel Karalambo! M'étant rendu compte, à l'aide d'une bougie, des endroits dangereux de ma chambre, je plaçai mes malles de manière qu'elles ne fussent pas trop à la portée des rats et des souris, et je priai Simpson de me montrer le chemin de la salle à manger, car je n'avais mangé que des dattes vertes depuis mon déjeuner. Il me répondit, à mon grand désappointement, que nous prendrions nos repas au bakkal , du côté opposé au square, et, l'un après l'autre, nous descendîmes l'escalier dangereux. Un bakkal est une combinaison d'épicerie, de café et de restaurant, et comme il n'y avait pas là de chambres à coucher, Karalambo, le propriétaire, avait loué le bâtiment que nous venions de quitter, afin de recevoir les voyageurs assez braves pour ne pas reculer devant l'escalier.
Je fus présenté à Karalambo qui essuya poliment ses doigts graisseux avant de me tendre la main. Puis ce fut le tour de Mme Karalambo, et avant qu'une ratatouille fumante fût apportée sur notre table, j'avais fait la connaissance des notabilités de Rosetta. Ce bakkal était le lieu de réunion de l'élite de la ville et 238 était rempli d'Arabes fumant leurs nargilehs et jouant au tric-trac. Je fus heureux de me mettre à table et n'essayai pas de deviner de quoi se composaient les mets qu'on nous servait.
Le docteur indigène vint se joindre à nous au moment du café; c'était un joyeux garçon, très affable, qui parlait très bien l'anglais. Bien qu'il n'eût jamais quitté l'Égypte, il était aussi instruit que si ses études avaient été faites à Paris ou à Londres. Il nous raconta ses luttes acharnées contre les préjugés de ses coreligionnaires et combien il lui était difficile, pour ne pas dire impossible, de donner des soins aux femmes. Il était pourtant arrivé à obtenir l'autorisation de quelques maris, de tâter le pouls ou de regarder la langue de leurs femmes, au moyen d'une ouverture pratiquée dans un rideau. Généralement, la maladie était bien avancée lorsqu'on se décidait à l'appeler. Il nous invita à dîner avec lui le jour suivant et nous abandonna au bas de notre dangereux escalier.
Rosetta, en tant que source d'inspirations artistiques, justifia tous mes espoirs. Les bazars étaient dans tout leur éclat; les étalages s'ouvraient, remplis de fruits de Syrie et des pays environnants. Rien ici ne rappelle l'Europe, et peu d'indigènes ont abandonné 239 le costume national. On remarque çà et là des colonnes d'anciens temples ou des premières églises chrétiennes, employées pour soutenir un étage ou finir le coin d'un bâtiment. Les maisons sont construites en briques longues et étroites, laissant un vide entre elles; elles sont d'une riche couleur brun rouge. On trouve beaucoup d'ouvrages en bois sculpté, mais la meshrebiya est plus grossière qu'au Caire. La mosquée de Sidi Sakhlûn est fort imposante avec sa voûte supportée par d'antiques colonnes de marbre. D'autres mosquées, plus petites et bien délabrées, offrent néanmoins de jolis sujets de tableaux. Les fontaines, les bains, les écoles sont plus modestes qu'au Caire, mais nulle part ici l'on ne trouve les illogismes que l'on rencontre si souvent dans la grande cité.
Simpson fit quelques délicieux tableaux dans plusieurs des petits cafés, et j'espère que Londres connaîtra bientôt ces exquises aquarelles. La période de Rosetta est, à mon avis, la meilleure de son art.
Malgré le manque de confortable de mon installation, je décidai de séjourner à Rosetta aussi longtemps que possible, car cet endroit est vraiment un joyau. Je fus assez heureux pour pouvoir engager un gardien de nuit qui, pendant que je travaillais, me protégea 240 de la foule curieuse et des chiens. Les étalages des fruitiers m'attirèrent tout d'abord. Les oranges et les citrons, en énormes monceaux, attendaient la vente à la criée. De longues grappes de dattes, des corbeilles débordant de grenades, des piles de cannes à sucre et des tas d'artichauts formaient un tableau pittoresque de tons vifs. Les tons de lumière de ces bazars sont très beaux. Les rayons de soleil tamisés par les nattes et les treillis qui protègent l'étalage, ne baignent de clarté que l'extérieur, tandis que les fruits sont éclairés d'une douce lumière d'un brun chaud. Naturellement, ces sujets doivent être peints rapidement, car le tas de citrons d'aujourd'hui peut être remplacé demain par une pile de grenades. En outre, la vue est continuellement interrompue par les allées et venues du vendeur et des clients. Mon labeur, au moment où la crue du Nil rendait l'air chaud et humide, était extrêmement fatigant.
Après deux jours de travail avec un étal de fruitier comme modèle, je commençai l'intérieur d'une mosquée. Un ordre du Mahmoor (le gouverneur de la ville) au Cheik, aplanit toutes difficultés, et il nous fut permis de placer nos chevalets devant l'autel de Sidi Sakhlûn. La vie de ce saint personnage m'a été 241 racontée, mais elle se confond tellement dans mon esprit avec celle des autres célébrités musulmanes, que je ne me hasarderai pas à la redire.
Un autre saint de la localité repose sous le dôme d'une mosquée située au bord du désert qui sépare Rosetta de la baie d'Aboukir. Les vents de la mer ont amoncelé le sable à un tel point que cet édifice est à moitié enseveli, et l'on est constamment obligé de déblayer le portail pour permettre aux fidèles d'y pénétrer. Le cimetière actuel se trouve à plus de dix pieds au-dessus du niveau du sol de la mosquée. J'ai fait le dessin reproduit dans la gravure ci-contre durant le mois de Shanwâl qui succède au jeûne du Ramadân. Il est d'usage pour les femmes, à ce moment-là, d'aller visiter les tombes de leurs défunts et de les orner de feuilles de palmiers. Elles demeurent au cimetière toute la journée, les unes pleurant une mort récente, tandis que d'autres, accroupies en rond, passent leur temps à discuter les affaires de leurs voisines.
Une attaque de fièvre intermittente me retint pendant près d'une semaine dans mon taudis de l'hôtel Karalambo. Notre ami le médecin s'institua encore infirmier, et surveilla la cuisine de Mme Karalambo. 242 Ses visites duraient le temps d'un gros cigare. Lorsque le cigare arrivait à sa fin, le joyeux petit hakim se souvenait brusquement d'un autre malade qui l'attendait et filait prestement, en me promettant de revenir dans le courant de la journée. Lorsque je pus enfin me lever, je ne me sentais guère la force de travailler, et la maigre chère de notre hôtel n'était pas faite pour me réconforter. La saison des pluies ayant commencé, je m'aperçus que le plafond de ma chambre était aussi crevassé que le parquet. Une douche glacée ou le bruit d'un morceau de plâtre qui se détachait du plafond, m'éveillait en pleine nuit. De fortes pluies sont très fréquentes à la fin de l'automne sur la côte égyptienne, et je craignis que notre escalier, emporté par l'eau, ne tombât tout à fait. Je me décidai enfin à quitter Rosetta et à retourner au Caire. Simpson, resté à Rosetta pour terminer une série d'aquarelles, me rejoignit bientôt. J'espère avoir l'occasion de peindre encore dans cette ville pittoresque, mais je me promets de camper ou de demeurer en dahabiyeh , car j'ai dix ans de plus maintenant, et je ne pourrais plus me résoudre à vivre dans un bakkal grec.
Quelques années après mon séjour à Rosetta, un concours d'heureuses circonstances me ramena à 243 proximité de cette ville. Mon ami Simpson passait la fin de l'été sur la dahabiyeh de M. G. R. Alderson, un membre influent de la colonie anglaise d'Alexandrie. Noé , ainsi que le nomment ses familiers, m'invita à passer quelque temps dans son arche , avant mon départ pour la Haute Égypte. Cette arche, jadis un petit navire de guerre, avait été transformée en une confortable et spacieuse habitation flottante. Elle était ancrée dans la baie d'Aboukir, en face de la villa entourée de palmiers où habitait la fille de notre hôte, Mrs. Richmond. Nous venions prendre nos repas à la villa, mais nous passions nos nuits à bord. Je passai une délicieuse semaine dans ce paradis terrestre. Le temps était exquis, juste assez chaud pour nous permettre d'apprécier la brise de la mer et l'ombre des palmiers. Les arbres étaient couverts d'immenses grappes de dattes, variant de couleurs, de l'or le plus pâle à un brun riche, suivant leur exposition au soleil. J'étais heureux de pouvoir en faire quelques études, mais notre hôte m'assura que j'étais arrivé une semaine trop tard pour les voir dans toute leur splendeur, car beaucoup de fruits déjà avaient été cueillis.
Le minaret que l'on aperçoit entre les palmiers sur la gravure ci-jointe, est de construction récente et n'a 244 point connu les jours historiques d'Aboukir. Il a pourtant son intérêt, car il est probablement le seul édifice construit par un chrétien en hommage à un peuple d'une foi différente. Cette mosquée ajoute au pittoresque de l'endroit et nous prouve que ce n'est pas seulement le temps qui donne leur beauté aux œuvres antiques. Si les proportions sont bonnes et l'architecture en harmonie avec l'entourage, l'édifice sera beau par lui-même, mais si ces qualités font défaut, le temps ne l'embellira jamais, tout au plus aidera-t-il à déguiser les imperfections.
Cependant, comme mes travaux m'appelaient ailleurs, je dus prendre congé de mes charmants hôtes et m'engager dans le pays. Comme je traversais le village pour la dernière fois, l'appel à la prière attira encore mon attention sur le minaret, et dans mon dernier souvenir de ce délicieux endroit sonne la voix vibrante du muezzin clamant: «Allah akbar, Allah akbar!»
CHAPITRE I.—PORT-SAÏD | 1 |
L'ARRIVÉE DANS LES EAUX ÉGYPTIENNES.—PREMIÈRES IMPRESSIONS.—UNE ÉGYPTE RÉALISTE.—EN CHEMIN DE FER VERS LE CAIRE.—LE MIRAGE.—LES PYRAMIDES DE GIZEH. | |
CHAPITRE II.—MASR EL KAHIRA | 9 |
«MODERN-CAIRO» ET LE VIEUX CAIRE.—INFLUENCES EUROPÉENNES.—ART MAURESQUE ET ART NOUVEAU.—LES BOIS SCULPTÉS DES ANCIENNES FENÊTRES.—LES FONTAINES PUBLIQUES.—LA MAISON MOSQUÉE. | |
CHAPITRE III.—DANS LES BAZARS | 21 |
LE MARCHÉ AUX CUIVRES.—LE BAZAR DES ORFÈVRES.—LE BAZAR TURC.—L'ART DE VENDRE BIEN, OU LES PETITES HABILETÉS DES MARCHANDS CAIROTES.—UN SUJET DE TABLEAU QUI NE VEUT PAS SE LAISSER PEINDRE. | |
CHAPITRE IV.—LES RUES DU CAIRE | 35 |
GAMIA EL AZHAR.—L'ART DE RESTAURER LES MONUMENTS.—LES «MEDRESSEH».—LE BAZAR DES PARFUMS ET CELUI DES ÉPICES.—LA GRANDE MOSQUÉE«EL-MUAIYAD».—UNE PORTE HISTORIQUE.—L'HOMME-FONTAINE.—LE PORTRAIT DE L'EUNUQUE. | |
CHAPITRE V.—LE VIEUX CAIRE | 53 |
LE PROGRÈS DESTRUCTEUR.—LE SPECTACLE DE LA RUE: LES FRUITIERS ET LEURS ÉTALAGES AUX VIVES COULEURS.—LE COMPLET ANGLAIS DES PETITS ÉCOLIERS.—LA MAISON DU CHEIK SADAAT.—L'ARCHITECTURE ARABE. | |
CHAPITRE VI.—LA MOSQUÉE IBN-TULUN | 69 |
UN LIEU HISTORIQUE ET LÉGENDAIRE.—UNE MERVEILLE ARCHITECTURALE.—UN CORTÈGE PITTORESQUE.—MARIAGE A LA TURQUE.—LA MOSQUÉE ABANDONNÉE.—LE PUITS DE JOSEPH. | |
CHAPITRE VII.—LA MOSQUÉE DU SULTAN HASAN 254 | 83 |
LE PLUS BEAU MONUMENT DU CAIRE.—L'EXODE DES LAMPADAIRES.—LE SUPPLICE D'UN ARCHITECTE TROP GÉNIAL.—ENTERREMENTS ET PLEUREUSES DE PROFESSION.—LA MOSQUÉE BLEUE. | |
CHAPITRE VIII.—AU HASARD DES RUES | 97 |
LE QUARTIER JUIF.—LE MURISTAN DE KALAUN.—LE DÉPEÇAGE D'UN CHAMEAU VIVANT.—DEUX PORTES MONUMENTALES DU XI e SIÈCLE.—GUIGNOL ÉGYPTIEN.—AUTOUR D'UN CIMETIÈRE. | |
CHAPITRE IX.—DANS LE QUARTIER COPTE | 111 |
UN PEU D'HISTOIRE.—L'ÉGLISE CHRÉTIENNE SAINT-GEORGES.—UN COUVENT COPTE.—LA LÉGENDE DE LA TOURTERELLE.—LA PREMIÈRE MOSQUÉE D'ÉGYPTE.—LA COLONNE MERVEILLEUSE. | |
CHAPITRE X.—LES PYRAMIDES | 123 |
LA «DÉCOUVERTE» DES GÉANTS DE PIERRE.—QUELQUES CURIEUSES ÉVALUATIONS MATÉRIELLES.—LE SPHINX.—LES «GATE-PLAISIR».—DES PYRAMIDES DE GISEH AU SAKKARA.—LA TOMBE DE TYI.—RETOUR DANS LE SOIR COLORÉ. | |
CHAPITRE XI.—D'ALEXANDRIE AU CAIRE | 135 |
LA ROUTE DU CAIRE, VIA ALEXANDRIE.—LES ANTIQUES PAYSAGES DU DELTA.—LE SÉPULCRE DU SAINT SEYID-EL-BEDAWI.—UNE MISSION DÉLICATE.—VOYAGE EN «DAHABIYEH». | |
CHAPITRE XII.—THÈBES | 145 |
EN ROUTE POUR LE CAMPEMENT, DANS LA CITÉ DES RUINES.—LE VILLAGE DE KURNAH.—LES TOMBES VIVANTES.—LA HUTTE DE PIERRE, PRÈS DU TEMPLE DE HATSHEPSU.—MON INSTALLATION.—UNE PREMIÈRE NUIT A LA BELLE ÉTOILE. | |
CHAPITRE XIII.—LE TEMPLE D'AMMON | 155 |
COMMENT ON OBTIENT UNE EMPREINTE D'UN BAS-RELIEF.—UNE PYRAMIDE SUR UN TEMPLE.—LA MYSTÉRIEUSE VACHE DE HATHOR.—QUELQUES DÉTAILS HISTORIQUES AUTOUR DU TEMPLE DE LA REINE HATSHEPSU.—«L'EXPÉDITION EN PONT.» | |
CHAPITRE XIV.—PARMI LES TEMPLES | 169 |
LES TEMPLES ONT SUCCESSIVEMENT SERVI A DES CULTES DIVERS.—L'INSCRIPTION D'UN PRÊTRE CHRÉTIEN.—LE PETIT TEMPLE DE DER-EL-MEDINEH.—DÉTAILS ARCHÉOLOGIQUES.—«CE MONDE N'EST PAS UNE VILLE DURABLE». | |
CHAPITRE XV.—LA TOMBE DE LA REINE TYI | 179 |
COMMENT LES INDIGÈNES JUGENT LES ARCHÉOLOGUES.—DU ROLE DE LA REINE TYI DANS L'HISTOIRE DES PHARAONS.—LE DIEU NOUVEAU.—VISITE A LA TOMBE MYSTÉRIEUSE.—«SIC TRANSIT GLORIA MUNDI.»—UNE CRUELLE DÉSILLUSION. | |
CHAPITRE XVI.—LE TEMPLE DE MENTUHOTEP | 191 |
ENCORE DES TOMBES, DES SARCOPHAGES, DES MOMIES.—ANTIQUITÉS MODERNES...—L'HONNÊTE VOLEUR.—DANS LE CLAIR-OBSCUR DES CAVEAUX.—LES PEINTURES DE LA TOMBE DE NAKHT: SCÈNES DE LA VIE D'UN GENTILHOMME CAMPAGNARD.—VERS LE TEMPLE DE SETI. | |
CHAPITRE XVII.—KARNAK | 203 |
UNE VISITE AU TEMPLE DE SETI.—LES PLUS BEAUX DOCUMENTS DE L'ART DÉCORATIF ÉGYPTIEN.—LE «KHAMSIN» OU LE DÉSERT INCENDIÉ.—JE REGAGNE LUXOR POUR ALLER ENSUITE A KARNAK.—UNE CITÉ DE RUINES, TOUTES EN COLONNADES GRANDIOSES.—LE MONOLITHE DE GRANIT ROSE. | |
CHAPITRE XVIII.—ENCORE KARNAK | 217 |
LA PROMENADE MERVEILLEUSE PARMI LES RUINES DE KARNAK CONTINUE.—LE PETIT SANCTUAIRE DU ROI ÉTHIOPIEN, SHABAKO.—LE JEUNE PHARAON COURONNÉ DE LOTUS.—LA DÉESSE A TÊTE DE LIONNE.—LE LAC SACRÉ ET L'AVENUE DES SPHINX. | |
CHAPITRE XIX.—LE TEMPLE DE DENDERA | 227 |
EN DESCENDANT LE NIL.—LA FERTILITÉ ET LE PITTORESQUE DE LA CAMPAGNE ÉGYPTIENNE.—LE «FELLAH» N'A PAS LA HAINE DE L'ÉTRANGER.—LE TEMPLE DE DENDERA ET L'INFLUENCE GRECQUE DANS L'ARCHITECTURE DU I e SIÈCLE. | |
CHAPITRE XX.—ROSETTA | 235 |
EL-RASCHID, LA CITÉ PITTORESQUE MAIS INCONFORTABLE.—L'HOTEL KARALAMBO ET LE «BAKKAL».—DU MOINS, LES SUJETS DE TABLEAUX NE MANQUENT POINT DANS CETTE VIEILLE VILLE RESPECTÉE DES EUROPÉENS.—LE DERNIER MINARET. | |
INDEX ALPHABÉTIQUE | 245 |
TABLE DES PLANCHES | 249 |
CORBEIL.—IMPRIMERIE CRÉTÉ.
Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale.
La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.
L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des pointillés . Positionner la souris sur le mot souligné pour visualiser l'orthographe initiale.