The Project Gutenberg eBook of Les heures longues, 1914-1917
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.
Title: Les heures longues, 1914-1917
Author: Colette
Release date: August 15, 2013 [eBook #43475]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Ghozzi & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive - University of Ottawa)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES HEURES LONGUES, 1914-1917 ***
LES HEURES LONGUES
Par
COLETTE
(COLETTE WILLY)
1914-1917
PARIS
ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS
18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD
1917
LES HEURES LONGUES
_LA NOUVELLE_
Saint-Malo, août 1914.
La guerre?... Jusqu'à la fin du mois dernier, ce n'était qu'un mot,
énorme, barrant les journaux assoupis de l'été. La guerre? Peut-être,
oui, très loin, de l'autre côté de la terre, mais pas ici.... Comment
imaginer que l'écho même d'une guerre pût franchir ces rochers,
farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la
vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par
la petite serre des oiseaux.... Ce paradis n'était point fait pour la
guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. Les récifs
cachés sous la mer n'y veulent point de barque; l'épervier vigilant en
bannit les oiseaux. Chaque jour, vers l'heure de midi, il montait au
ciel et tardait à redescendre; notre jumelle marine le découvrait très
haut, large ouvert, appuyé sur le vent, et son bel œil brûlant ne
regardait pas la terre....
C'était pourtant la guerre, cette Cancalaise dure, cette vendeuse de
poisson qui avait cessé, le mois dernier, de bavarder et de rire, qui
réclamait son dû en argent et en bronze, et refusait les billets de
banque, qui regardait au loin sur la mer venir le cortège des jours sans
pain ni cidre....
C'était la guerre, ce garçon épicier à bicyclette qui colportait, au
grelot allègre de sa machine, des bruits de disette, des avertissements
de cacher le sucre, l'huile, le pétrole....
C'était la guerre. Dans Saint-Malo, où nous courions chercher des
nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous: la
Mobilisation Générale.
Comment oublierais-je cette heure-là? Quatre heures, un beau jour voilé
d'été marin, les remparts dorés de la vieille ville debout devant
une mer verte sur la plage, bleue à l'horizon, --les enfants en
maillots rouges quittent le sable pour le goûter et remontent les rues
étranglées.... Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à
la fois: le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des
enfants.... On se presse autour de l'appariteur au tambour, qui lit;
on n'écoute pas ce qu'il lit parce qu'on le sait. Des femmes quittent
les groupes en courant, s'arrêtent comme frappées, puis courent de
nouveau, avec un air d'avoir dépassé une limite invisible et de
s'élancer de l'autre côté de la vie. Certaines pleurent brusquement, et
brusquement s'interrompent de pleurer pour réfléchir, la bouche stupide.
Des adolescents pâlissent et regardent devant eux en somnambules.
L'automobile qui nous porte s'arrête, étroitement insérée dans la foule
qui se fige contre ses roues. Des gens l'escaladent, pour mieux voir
et entendre, redescendent sans nous avoir même remarqués, comme s'ils
avaient grimpé sur un mur ou sur un arbre;--dans quelques jours, qui
saura si ceci est tien ou mien?... Les détails de cette heure me sont
pénibles et nécessaires, comme ceux d'un rêve que je voudrais ensemble
quitter et poursuivre avidement.
Un rêve, un rêve.... De plus en plus, un rêve: car à mesure que je
m'éloigne de la ville, que je retourne vers les campagnes que balaie
l'aile effarée des tocsins, ces prés, ces moissons, cette mer endormie
ne sont plus qu'un décor, interposé entre moi et la réalité: la réalité
c'est Paris, Paris où vit la moitié de moi-même, Paris peut-être fermé
à cette heure, Paris suffocant et gris sous sa brume d'août, plein de
cris, fermentant de chaleur et de fureur, d'angoisse et de bravoure....
Sera-ce ma plus longue soirée de la guerre, celle que je passe encore
ici dans l'attente du départ, celle où le calme plat renverse, dans la
mer, l'image des rochers violets? Toute la nuit la mer se tait, sans
pli, sans souffle, et balance à peine, toutes ombrelles épanouies dans
un phosphore laiteux, des méduses de cristal bleu....
_LE «RÉSERVOIR»_
26 août 1914.
Le septième jour de la mobilisation, un sergent de ville arrêta le taxi
qui nous menait vers la Madeleine, et deux soldats y montèrent, à qui
nous fîmes conduite jusqu'à la gare de l'Est. L'un des deux «réservoirs»
était bien sage, mais l'autre!... Nous n'avions jamais vu pareil diable,
maigre, tanné et moustachu, avec des gestes qui menaçaient les vitres.
Pas méchant, et certainement à jeun, mais exultant d'une joie qu'il
raconta tout de suite:
--Monsieur, madame, je ne peux pas croire ce qui m'arrive! Je me tâte
pour savoir que c'est vrai! Je suis dans tous mes états, et pourtant
vous pouvez voir que je ne suis plus un petit garçon, j'ai trente-neuf
ans.... Ah! c'est que je reviens de loin!...
--Vous étiez malade?
--Pire que malade, j'étais désespéré. Songez que quante j'avais dix-huit
ans, je me suis engagé parce qu'on disait qu'on allait faire la guerre
à l'Allemagne. Je t'en fiche, monsieur, madame, mon temps passe et
je ne vois rien venir. Bon sang, que je me dis, j'aurai le dernier
mot, je r'engage. Une fois r'engagé, la paix partout. Je me bute, je
r'en-r'engage: ce coup-là j'ai eu le battement de cœur, on nous
promettait la guerre, je croyais tous les matins qu'on la tenait, mais
ces gens du gouvernement ont encore une fois arrangé ça.... Alors, j'ai
perdu courage, je suis retourné au pays, j'étais si dégoûté de tout que
j'ai voulu me marier, avec une bonne femme de mon patelin, une jeunesse
dans mon genre.... Y a un bon Dieu, monsieur, madame! le mariage était
pour après-demain, et hier on me mobilise! Ah! ça n'a pas traîné, ce que
je l'ai plantée là, ma bonne femme!...
Il riait, il était terrible et gai. Il avait des yeux jaunes de loup
solitaire, il ouvrait ses bras secs comme pour étreindre sa seule
fiancée, la Guerre.... Puis, rappelé à la réalité et au souci des
convenances par les cahots du taxi, il rangea ses coudes anguleux, dit
aimablement: «Pardon, esscuse!» et nous écrasa les pieds d'un godillot
cordial.
_BLESSÉS_
L'AUBE
10 octobre 1914.
Trois heures.... La belle lune glacée a quitté le ciel, et il s'en faut
de deux heures encore que les fenêtres bleuissent. C'est le moment le
plus obscur, et le plus calme, dans le dortoir du collège-hôpital. Sous
l'électricité en veilleuse, les huit blessés sont endormis. Endormis,
mais non silencieux. Le sommeil libère la plainte qu'ils retiennent
tout le long du jour par orgueil. Le pleurétique geint régulièrement,
d'une voix douce, comme une femme. Celui qui a la mâchoire et l'œil
éclatés dit, de temps en temps: «oh!» avec l'accent de l'effarement, du
scandale. Un mince jeune homme blond, amputé de la jambe depuis quatre
jours, gît sur le dos, les bras ouverts, et son sommeil semble avoir
renoncé à la vie. Un barbu, le bras pris dans le plâtre, cherche dans
son lit, en soupirant, la place où il souffrirait moins. Cet autre, la
gorge bandée, râle?... non, il ronfle, en étouffant à demi....
D'hier soir jusqu'à cette heure, ils n'ont goûté que des miettes
de repos, brisées, mesurées par la fièvre, la soif, l'élancement
intolérable. Ils ont imploré tour à tour le verre de tisane, le
grog, le lait chaud, la piqûre, surtout la piqûre.... Les voilà,
ces braves, vaincus par la longue nuit. Misérables comme les voilà,
s'éveilleront-ils?
Oui, ils s'éveilleront! Quand les passereaux crient sur le gazon blanc
de gelée, les huit blessés saluent aussi l'aube rouge, d'un cri plus
vif, d'un soupir plus haut, d'un juron étouffé où reparaissent la vie
et le rire. Ce sont les fils d'une bonne race, qui ressuscitent et
bondissent avec la lumière. Assis et flairant le parfum du café, le
pauvre monstre à la tête éclatée et pourpre clignera vers moi son œil
unique, et me dira de sa demi-bouche malicieuse:
--Avouez que j'ai vraiment ce qu'on peut appeler une trogne rubiconde!
Et il réclamera sa double ration de petit déjeuner, alléguant que le
liquide, ça ne lui tient pas au corps.
Soulevant son lourd bras plâtré, le voisin, grivois et gaulois, se
réjouira selon Rabelais, et le petit amputé, exsangue, préoccupé de son
moignon, de la barbe blonde qui salit ses joues, de son avenir de joli
garçon, m'interrogera encore une fois:
--Dites voir.... Dites voir comment il était amputé, votre père? Plus
haut que moi, hein? et il marchait, oui? Il courait, dites voir?...
Comme un lapin, qu'il courait.... Et c'est vrai, qu'il a trouvé à se
marier tout de même? Oui? Avec une jolie femme? C'est vrai?... Comment
qu'elle était, sa femme? dites voir?...
LA TÊTE
--La Tête va bien?
--La Tête ne va pas plus mal.
Il est assis sur son lit, dans un angle de la salle blanche, et
son œil nous suit, brillant et intelligent entre les bandes
entre-croisées, entre des décamètres et des décamètres de gaze à
pansements.... Il soupire caninement au passage des escalopes odorantes
et des pommes de terre frites: son gros appétit campagnard méprise la
nourriture liquide, la seule que lui permette son affreuse blessure....
Quand il revint à lui, après un long évanouissement, il avait la tête
dans une flaque d'eau. Il se dit: «Allons, je ne suis pas trop blessé.»
Puis il aperçut un bon morceau de sa langue, toutes ses dents, et divers
autres éclats de lui-même, qui baignaient dans la flaque. Alors il se
dit: «Si, je suis pas mal blessé.» Il se mit debout, lentement, et
commença de souffrir. Pas à pas, parmi les corps silencieux et les corps
gémissants, il fit deux kilomètres, jusqu'à un village en ruines, où
quelques habitants épouvantés s'écrièrent à sa vue:
--Ah! mon pauvre garçon! dans quel état.... On ne peut pas vous panser
ici, et les nôtres sont là-bas, à X..., à douze kilomètres!...
Muet, le blessé fit les douze kilomètres. Il ne peut pas dire en combien
d'heures. A X... on le conduisit au commandant, et il écrivit sur un
bout de papier:
«Mon commandant, voulez-vous, s'il vous plaît, me prêter votre
revolver.» Et il signa.
--Jamais de la vie! se récria le commandant. On va t'arranger ça, mon
garçon, on va te guérir, tu m'en diras des nouvelles! Tu viens d'où?
Réponse écrite.
--Mais c'est à douze kilomètres, ça! Comment se fait-il que tu n'aies
pas rencontré des voitures d'ambulance? Tu n'en as pas rencontré?
--Si, plusieurs, écrit La Tête.
--Et ils ne t'ont pas vu?
--Si mon commandant, écrit posément La Tête; mais ceux qu'ils
ramassaient étaient tellement plus malades que moi; mais je pouvais
encore marcher; _alors, je n'ai pas cru devoir leur demander de me
prendre._
RENOUVEAU
Je n'ai pas encore rencontré d'infirmières neurasthéniques. Le secret
de leur sérénité ne tient peut-être pas tout entier dans le don total
qu'elles font de leur activité physique et morale. Peut-être leur
optimisme s'alimente-t-il à celui des blessés--car je n'ai pas non
plus rencontré de blessés neurasthéniques. Je n'ai vu de tristes, dans
une salle où l'on compte, pour douze hommes, vingt et un bras et vingt
jambes, que les gens bien portants, les passants, les visiteurs.
La plupart de ces jeunes Français, échappés à la mort au prix d'un
membre, guérissent, verdoient comme un arbre ébranché. A voir le teint
vivace, l'œil humide et gai d'un enfant de vingt ans, le bras
droit scié à l'épaule, et qui rit de sa maladresse à manger de la main
gauche, on se dit follement: «Son bras va repousser, mais oui, c'est
tout naturel....» Son voisin, pendant qu'on lui panse un moignon de
pied informe, se penche, froidement curieux: «Si on ne jurerait pas
un morceau de viande que les chats se sont battus dessus!» Et il rit,
lui aussi. Cela est admirable, cela est simple. Nous n'aurons pas à
consoler, autrement que par notre amour, notre gratitude, la foule
glorieuse de nos jeunes amputés. Déjà ils nous réconfortent, déjà leur
bravoure a la suprême coquetterie du sourire, et leur malice redressée
joue avec toutes les difficultés. L'un saura dans quelques jours écrire
de la main gauche; celui-là pince, entre ses genoux durs de cavalier, un
petit miroir, et d'un seul bras se rase et se peigne.
Un amputé du pied se congratule: «J'ai de la chance, on m'a conservé
le genou, et on fait à présent des appareils tellement légers! Ma mère
qui se désole là-bas, je n'irai la voir qu'avec mon faux pied; elle qui
s'attend à voir arriver un _pilon_, ça lui fera une bien bonne blague!»
Leur hâte de guérir est révélée par leur sagesse même, l'immobilité
appliquée, le soin de ne pas déplacer un pansement, l'intensité du
regard qu'ils tournent vers la fenêtre et la porte. Mais que l'un des
douze vienne à demander:
--Quelle heure est-il?
Onze voix lui répondent, se récrient, discutent une avance ou un retard
d'un quart d'heure. Car ils l'avouent tous, amputés crâneurs ou blessés
mélancoliques, ce lieu-ci est un lieu entre tous où l'on sent le prix
des minutes et des heures, et l'austère, l'inexorable lenteur du
sablier.
_LE PREMIER CAFÉ-CONCERT_
6 novembre 1914.
Les plus vives émotions d'avant-victoire, ce n'est pas là que je les
cherchais. Elles m'attendaient pourtant dans cette salle enfumée,
longue, qui étouffe les sons d'un ardent et maigre orchestre.
Ici, on chante, ici, on danse, et le public s'y presse tous les soirs.
L'étrange public, de femmes jeunes, d'hommes âgés, d'étrangers cordiaux,
de petits chiens sur les genoux.... Public avide, naïf, rajeuni jusqu'à
la candeur et déjà si renouvelé par la guerre qu'il ne chérit plus que
les chansons de son passé et murmure en chœur, avec des duettistes
aux cheveux gris, _le Temps des Cerises_.... Mais il résonne aussi, en
sourdine, d'un grondement harmonieux, lorsqu'un bras débile, une voix
usée miment et chantent:
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand....
Miracle, auquel nous ne pensions pas, rédemption d'un art, d'un genre
décrié, avili: les mots qu'on évitait, qu'on délaissait comme des
joyaux démodés et trop lourds ont repris vie; ils suscitent des images
magnifiques ou sanglantes: ils heurtent, réveillent, rallument un
brasier assoupi de souvenirs.... Un soupir unanime les accompagne, ces
mots: «Patrie ... nos soldats ... la France, le drapeau ... la gloire
...» et la voix du baryton, le soprano pauvre de la diseuse hésitent, se
mouillent: une mitraille de bravos couvre ces défaillances. Le public se
dresse, têtes nues, quand un fantaisiste minable commence, sur un violon
fait d'une boîte à cigares, l'_Hymne belge,_ suivi de la _Marseillaise,_
puis de l'_Hymne russe,_ enfin le chant national anglais. Droits comme
à l'église, les hommes chantent. Un vieillard, près de nous, chante,
en martelant le parquet de sa canne, et dédaigne d'essuyer les larmes
qui roulent sur ses joues. Une jolie fille en bonnet de police veut
chanter, et sanglote. Deux jeunes soldats anglais, frais, tirés à
quatre épingles, chantent religieusement, les yeux levés, sans regarder
personne, et leur raide modestie semble ignorer que les applaudissements
vont à eux, à la fin du _God save the king_.
Belles larmes, claire averse portée par un orage de musique sacrée! Et
comme le rire s'y mêle promptement, sans presque les tarir, lorsqu'on
nous raconte, ensuite, que _Guillaume est enrhumé_, ou les tribulations
glorieuses d'un autobus Madeleine-Bastille! Un peuple vif, déconcertant,
tenace, rebondissant, capable de nonchalance, capable aussi de trop
de hâte, d'héroïsme, de patience, détenteur des défauts les plus
flatteurs et des qualités les plus contradictoires--le peuple français,
enfin--pouvait seul inventer et lancer par-dessus la rampe, dès
aujourd'hui, ces chansons qui sont, au vrai, celles de demain, les unes
férocement gaies, les autres où l'humour vengeur s'adoucit déjà d'une
commisération méprisante--des chansons d'après la victoire.
_LE VIEUX MONSIEUR_
4 décembre 1914.
--Ma laine chinée? qu'a-t-on fait de ma laine chinée? Ah! la voilà sous
le fauteuil!
S'étant relevé avec un peu de peine, son crochet d'écaille d'une main et
sa pelote gris-bleu de l'autre, le vieux monsieur se rassit et se remit
à crocheter.
Il y est, à présent, presque aussi habile que vous et moi. Je n'ai même
pas eu envie de rire, quand il vint, il y a trois ou quatre semaines, me
dire simplement:
--Ma chère amie, j'ai soixante-cinq ans, des yeux passables à condition
de porter binocle, des doigts que la goutte a épargnés. Voulez-vous être
assez aimable pour m'apprendre à faire du crochet pour nos soldats?
Il y mit beaucoup d'adresse et de patience, et le point marguerite, la
demi-barrette et le tricot tunisien n'ont plus de secret pour lui.
--Je ne mets plus les pieds à mon cercle, nous avoue-t-il. J'ai enfin
trouvé un motif honorable pour fuir les vieilles barbes comme moi qui
y sont restées, et dont l'optimisme même est lugubre. Je trouve un
foyer, moi qui n'ai plus de famille. Je découvre que les femmes causent,
qu'elles pensent, qu'elles souffrent avec grâce, et que la conversation,
douairière amène qu'on croyait morte, ressuscite.... Je découvre qu'un
vieil homme inutile tient, sans ridicule, un crochet aussi bien qu'un
éventail de cartes.... Je médite, je constate les lacunes de l'éducation
masculine,--car il n'y a pas d'école où l'on apprenne à coudre aux
jeunes garçons, à part l'armée! Un étudiant pauvre saura tout faire,
s'il est intelligent, sauf ajuster une pièce à son pantalon ou ravauder
une chaussette.... Tenez, ma chère amie, dites-moi donc s'il faut que je
commence ici les diminués de l'emmanchure, et je vous raconterai tout
bas comment, petit provincial timide, pauvre et gourmé, je suis resté
pendant dix ans la proie d'une servante avisée, parce qu'elle savait
coudre, et que moi je ne savais pas....
_LES LETTRES_
Décembre 1914.
Mon amie Valentine est de celles dont on dit: «Elle est bien gentille,
mais elle n'a rien inventé.» Ce n'est pas là un mauvais compliment, et
je ne vois pas ce que pourrait ajouter, à cette femme charmante, le
brusque souffle du génie inventif. Mon amie Valentine a le tact, en
toute circonstance, d'obéir à une routine qui est presque du bon goût:
elle s'habille comme tout le monde et depuis la guerre, comme tout le
monde elle tricote, pleure un peu en secret, et écrit chaque jour à son
mari, qui est dans les tranchées--comme tout le monde, «une tranchée de
troisième ordre», écrit-il gaiement, «où il n'y a même pas de salle de
douche».
Mon amie Valentine témoigne d'une grande discrétion dans l'anxiété,
et n'en donne rien à remarquer, sauf qu'elle éclate de rire trop
facilement, malgré elle, et se le reproche avec deux promptes larmes
dans les yeux. Elle a subi deux rudes surprises, depuis quatre mois: la
guerre, d'abord, puis celle de découvrir, après une tiède union de dix
années, qu'elle aime son mari. Elle songe à lui à toute heure, espère
ses lettres, les lit, les promène dans un grand sac parmi des pelotons
de laine, les relit jusqu'entre les lignes--et la voici justement tout
inquiète, dans un fauteuil en face de moi:
--Je ne comprends rien au ton des lettres de Jacques, me confie-t-elle.
Et lui, de son côté, me parle des miennes comme s'il n'en était pas tout
à fait content. Ainsi, dans l'avant-dernière (attendez, je l'ai là),
il écrit: «Tu me parles tout le temps de la guerre; j'aimerais mieux
autre chose. J'en ai plein le dos, moi, de la guerre, et plein les yeux,
et plein les oreilles. En lisant ta lettre du 8, j'avais l'impression
d'avoir épousé Joffre! Raconte-moi des potins, des histoires de notre
petit, de la maisonnée.... Si je compte bien, c'est ce mois-ci que la
vieille jument doit mettre bas à la campagne; informe-toi d'elle....»
Vous ne trouvez pas ça singulier que mon mari, du fond de la tranchée,
calcule les jours de mise-bas de la jument?... Mais voici le plus fort,
sa lettre de ce matin: «Veux-tu aller choisir dans un grand magasin
et m'envoyer, sous une enveloppe de papier fort, des échantillons de
moquette unie, dans les teintes havane et or un peu sombre? Je voudrais
que tu fisses changer le tapis de notre chambre, que la fuite d'eau a
gâté en juillet. Cette grande tache, entre la commode et la fenêtre, me
tire l'œil, m'obsède, et j'aime bien avoir l'esprit libre pour me
battre». Enfin, voyons, ma chère amie, je vous fais juge! Vous trouvez
normal que cet homme, dans sa cave où l'eau monte, et qui a déjà été
deux fois à demi enterré par des explosions d'obus allemands, ne soit
«obsédé» que par la tache du tapis de notre chambre? Il y a des moments
où je crains que....
Et mon amie Valentine se toucha le front d'un geste significatif. Je
la rassurai de mon mieux, brièvement, en évitant les paroles trop
affectueuses, les fraternels baisers qui invitent aux larmes, et nous
parlâmes d'autre chose, tandis que j'aurais voulu lui dire:
--Mon amie Valentine, ce qu'a votre mari, non, ce n'est pas de la
folie, c'est simplement de l'amour. Pendant qu'il écarte l'ennemi de
son terrier, de son mètre de remblai, de sa haie dépouillée, il voit
le précieux et minuscule noyau de sa patrie: la chambre conjugale, la
lampe, la commode ventrue--et le tapis taché.
«Allez donc chercher des échantillons de moquette, en vous réjouissant
de l'instant où votre mari, par la fente de jour gris qui tombe dans
la tranchée, les comparera l'un à l'autre et en éprouvera le velours,
du bout de ses doigts crevassés. Ne manquez pas, non plus, de noter le
jour et l'heure où la jument âgée mettra bas; relatez les potins de
votre cercle d'amies, finissez par le dernier joli mot de votre petit
garçon, et laissez de côté, dans les lettres à votre mari, le sort des
armées, les pronostics de votre oncle le sénateur, la politique--bref,
la guerre. Lui écrire «n'importe comment» c'est charmant, lui écrire
«comme il faut» est mieux. Faites attention qu'il est votre mari, qu'il
vous aime, qu'il vous lit--qu'il vous juge, et que vous devez triompher
de la plus difficile épreuve: une longue séparation. Songez que les
jours d'absence s'ajoutent aux jours, songez que l'heure du retour,
encore indistincte derrière un voile de fumée fendu d'éclairs, approche
cependant. Songez qu'à travers tout, et sans cesse, celui que vous
attendez n'aura pensé--ô la commode ventrue, ô la tache du tapis!--qu'à
vous seule, et qu'avant de vous évanouir dans ses bras, il faudra lui
donner le temps de savoir que vous êtes, ponctuellement, celle qu'exige
sa confiance d'homme sûr de retrouver, sûr d'étreindre ensemble sa
nouvelle fiancée et sa compagne fidèle».
_LA CHASSE AUX PRODUITS ALLEMANDS_
Décembre 1914.
La chasse ... oui, mais pas comme vous l'entendez. Il y a hausse, hausse
secrète naturellement, sur certains produits allemands, depuis la
guerre. Cela est aussi vrai que peu croyable, et difficile à prouver.
Certains comprimés d'aspirine sont devenus introuvables, non pour cause
de juste boycottage, mais parce que les clients maniaques les trustent.
J'ai entendu un médecin d'hôpital militaire réclamer, pour un pansement,
une bobine d'un emplâtre «plastik» (exiger le K) allemand, et tempêter
parce qu'on lui en offrait un autre, d'origine moins teutonne.
Mais voici le plus beau: J'achetais l'autre jour un savon quelconque
dans l'une de ces halles à parfumerie que Berlin pourvoyait, par
tonnes, de maquillage en bâtons, en pâte, en poudre, et je demandais au
propriétaire:
--Eh bien! on a prohibé tous les produits Leichner? Quel tracas pour
vous!
--Ne m'en parlez pas, me répondit-il, je ne sais plus où donner de la
tête.
--C'est une grosse perte d'argent pour votre maison?
Il me regarda, étonné:
--Une perte? Je vous avoue que pour l'instant, si je voulais, ce serait
plutôt une source de bénéfices. Quoique les théâtres soient encore
fermés, les artistes défilent chez moi: «Vous avez encore du Leichner?
Il me faut du fond de teint, du numéro 2, du numéro 3, du rouge en
bâton, du crayon bleu, du crayon bistre....» On m'en achetait par deux
ou trois bâtons, on me les prend par douzaines. Il y a même un artiste
qui m'a téléphoné, d'un petit air détaché: «Envoyez-moi tout ce qui vous
reste, et vous savez, ça ne fait rien, si le Leichner a subi depuis la
guerre une petite majoration....» Moi, ça me fait lever les épaules,
c'est de la manie. Vous ne pensez pas qu'ils ne l'auraient pas volé,
ces clients-là, de trouver un jour, sous la bande imprimée «Leichner»,
une autre petite étiquette portant: «_Contrefaçon parisienne_?»
_A VERDUN_
Décembre-Janvier 1915.
Il est fini, ce beau voyage épouvanté. Me voici--pour combien de
jours?--cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d'emprunt, ce
n'était pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du
gendarme nouveau-style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret,
ni de ton commissaire impérieux, gare de Châlons! En chemin, j'ai
rencontré tous les périls: l'amie infirmière commise à l'arrivée des
trains de blessés et qui s'écrie: «Vous ici!», le journaliste devenu
militaire et qui s'enquiert: «Votre mari va bien? Vous allez le voir?»,
le médecin-major, qui «comprend» et qui m'adresse des clins d'œil à
inquiéter un garde-voie.... Les heures les moins troublées furent celles
du «train noir», qui chemine toutes lumières éteintes entre Châlons et
Verdun, lentement, lentement, comme à tâtons, retenant son asthme et son
sifflet. Heures longues? peut-être, à cause de l'impatience d'arriver,
mais heures remplies, inquiètes, illuminées par la lueur boréale d'une
canonnade incessante, une lueur rose qui halète au ras de l'horizon, au
nord-est.
Un somptueux tonnerre raccompagne, continu, nourri, qui ne déchire pas
l'oreille mais sonne dans tous les membres, dans le ventre et la tête,
et parfois la chute florale des fusées éclairantes, qui crèvent la nuit.
Personne n'a dormi, personne n'a parlé jusqu'à l'éclosion de l'aube
d'hiver, jusqu'à l'arrivée à Verdun, et combien j'enviais, déguisée, ces
commerçants verdunois qui passaient devant le gendarme avec un «Ça va?»
et une poignée de main....
N'importe. J'y suis, je tâcherai d'y rester, prisonnière bénévole. La
canonnade toute proche ne ronfle pas seule: un feu de coke pète et
flambe, et mes complices--un sous-officier couleur de blé mûr, sa jeune
femme brune comme une châtaigne, propriétaires verdunois--me rient,
par-dessus le café et le lait concentré. Moyennant que je ne sorte pas,
que je ne m'approche pas des fenêtres,--«attention aux médecins-majors
logés en face!»--tout ira bien. Les vitres chantent aigu: _i-i-i_, aux
moments où la canonnade plus intense nous oblige à hausser la voix, et
un soleil d'hiver présage la gelée.
Je brûle d'apprendre tout, de frémir, d'espérer. Je questionne:
--Qu'y a-t-il de nouveau?
Le sous-officier ravitailleur fronce les sourcils, tire sa moustache de
Vercingétorix:
--De nouveau? Il y a que le tapissier est un cochon!
--Le....
--Le tapissier, parfaitement. Le beurre que vend le tapissier, c'est de
la margarine!
--Oui ... et puis?
--Et puis, il y a que le marchand de pianos vient de recevoir un
arrivage de sardines épatant. J'y cours en allant voir à nos chevaux....
--Oui, oui ... et puis?
--Et puis, s'écrie la jeune femme brune, il y a que c'est une honte de
nous faire payer trois sous un poireau! D'ailleurs le sous-préfet en a
assez, il va rassembler à la sous-préfecture du riz, du macaroni, des
pommes de terre, et nous verrons si les épiciers auront encore l'audace
de....
--Oui, oui, oui! ... Mais, je vous en prie, la guerre?
--La guerre?
Vercingétorix me contemple, ses yeux bleus ingénus tout larges ouverts.
Je perds patience:
--La guerre, enfin, sapristi! Ça qu'on entend, ça qu'on lit, ça que vous
faites!
Les yeux bleus deviennent, de rire, tout petits:
--Ah! oui, pardon, la guerre... Eh bien mais, ça va, ça va.... Ça va
très bien. Ne vous tourmentez pas.
* * * * *
Je méritais cette réponse de tranquille brave homme. Et il ne m'a
pas fallu huit jours pour comprendre qu'ici, dans ce Verdun engorgé
de troupes, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre, c'est
l'habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou
l'averse;--mais le danger, le vrai, c'est de ne plus manger. Tout
commerce cède le pas et la place à celui des comestibles: le papetier
vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos
empile, sur les gaveaux et les pleyels fatigués qu'il louait naguère,
mille boîtes de sardines et de maquereaux; mais le beurre est une rareté
de luxe, le lait concentré un objet de vitrine, et le légume n'existe
que pour les fortunés de ce monde. Bizarres menus que ceux que nous
cuisinons, mon hôtesse et moi. Le bœuf de l'intendance luit pour tout
le monde, et son arrivée quotidienne est saluée par un quotidien murmure
d'imprécations. Pot-au-feu, miroton sans oignons, rôti, bifteck russe
haché, entrecôtes minute,--hélas, il est et reste pourtant bœuf. Que
pensez-vous d'une salade de sardines et de macaroni froid? Que vous
semble d'un riz-au-lait sans lait, chapeluré de chocolat en poudre et
de noix concassées? Mais nous avions compté sans un panier, scandaleux,
magnifique, de truffes, apporté par un permissionnaire du Lot, et
qui parfuma, pendant dix jours, la maison entière. Il y eut aussi le
jour mémorable du fromage à la crème, don d'un farinier de Verdun
qui gardait une vache dans son jardin.... Il y eut les dîners d'un
restaurant clandestin, où l'on pouvait, par des petites rues noires,
aller manger à la nuit close....
Manger, manger, manger.... Eh oui! Il faut bien. Le gel pince, la bise
d'est creuse la faim de ceux qui passent les nuits dehors. Il s'agit de
garder chaud dans les veines un sang qu'ici tous sont prêts à répandre
en ruisseaux, à prodiguer sans mesure. A grand courage, grand appétit,
et les estomacs des gens de Verdun ne sont pas de ceux que le danger
resserre.
* * * * *
Des prisonniers allemands ont passé rue d'Anthouard. Je les ai vus,
entre les lames de mes jalousies toujours baissées. Quelques civils
regardaient, sur le pas de leur porte, d'un œil habitué. Figures
jaunies de fatigue et de crasse, les prisonniers marchaient mollement,
beaucoup d'entre eux ne montraient que l'insouciance et la détente:
«Ouf! nous voilà arrivés!» Un soldat allemand, gamin chétif et rieur,
tire la langue, au passage, à une femme.
* * * * *
Entre sept et huit heures le matin, entre deux et trois heures
l'après-midi, les avions allemands viennent, ponctuels, jeter des
bombes. Cela tombe un peu partout, sans grands dégâts ni blessures
d'ailleurs. Mais leur tir, la réponse des nôtres et des canons
contre-avions, quel fracas! Tout de même, le voisin d'en face pleure son
jardin ravagé hier, et son hangar écrasé. Et un toit de la manutention,
tout près d'ici, au pied de la citadelle, bâille au ciel. Le
sous-officier, Vercingétorix, jure comme un païen contre ces _Aviatik_
«qui cherchent à l'empêcher d'aller panser ses chevaux!»
Sa femme me donne l'exemple d'une imprudence parfaite, et rentre
aujourd'hui sous une grêle d'éclats qui ne Font pas touchée:
--Que c'est agaçant, que c'est agaçant! s'écrie-t-elle. Croyez-vous que
j'ai été obligée de m'abriter sous la porte cochère des X..., avec qui
nous sommes très en froid!
* * * * *
Le soir, vers neuf ou dix heures, je risque une furtive promenade
hygiénique, à pas peureux,--entendez par ce mot que je tremble de
rencontrer une patrouille. Pas un réverbère, pas un bruit, pas une
lumière aux volets fermés, entre les rideaux croisés. Mais parfois un
cri étouffé, une fuite de petits pieds feutrés, un souffle haletant:
j'ai heurté, sans la voir, une des prisonnières volontaires que cache
Verdun, une de ces épouses cloîtrées, voilées, qui respirait l'air de la
nuit. On connaît ici ces amoureuses, retournées à une vie orientale; si
on les nomme tout bas, on ne les trahit guère. On en cite une qui depuis
sept mois n'a pas franchi le seuil de sa geôle, ni vu un visage humain,
hormis celui qu'elle aime. On dit qu'elle écrit, au loin, qu'elle est la
plus heureuse des femmes....
* * * * *
Une route assez mélancolique et plate, au long de l'eau. Mais un
soleil de dégel et le ciel sans un nuage, font roses la citadelle,
l'archevêché, et bleu le canal. Nous risquons cette promenade en plein
jour, au mépris de toutes interdictions maritales et de ce que mon
hôtesse nomme «les avions de deux heures et demie».
La route de halage est jalonnée de sentinelles, de peupliers nus, et sur
des péniches belges, amarrées, jouent des enfants aux cheveux pâles.
Les prés spongieux fument, le dégel a gonflé les ruisseaux. Un tonnerre
régulier rythme nos pas; c'est un de ces jours où Verdun dit sobrement
que «ça tape en Argonne» ....
--Ces guinguettes tristes, plantées là à même le pré, dit ma compagne,
si vous saviez comme on y riait l'été dernier....
Une sèche détonation, dont le fracas amorti descend du haut des airs,
l'interrompt:
--Ce sont _eux_, dit-elle. Les 75 tirent dessus.... Tenez, voilà
l'aviatik!
Tandis que je n'entendais encore que le ronronnement du moteur, les
yeux perçants de mon hôtesse ont déjà trouvé, sur le bleu net du ciel,
le pigeon minuscule, qui grandit et quitte l'horizon; le voici, porté
par deux ailes cambrées, neuf, vernissé; il tourne autour de la ville,
s'élève, semble méditer, hésiter.... Cinq bouquets blancs viennent
d'éclore en couronne autour de lui, cinq pompons de fumée immaculée qui
marquent, suspendus dans le ciel sans brise, le point où éclatent nos
projectiles;--cinq, puis sept, et leur septuple pétarade nous parvient
plus tard....
--Ah! voici les nôtres! s'écrie ma compagne.
D'un poste voisin, s'élèvent, avec un bourdonnement de frelon furibond,
deux biplans; deux autres accourent par-dessus la ville. Ils gravissent
le ciel en spirales, montrent au soleil leurs ventres clairs, les trois
couleurs de leur queue, leurs plans aux lignes droites.... Ils sont
vautours, tiercelets, hirondelles déliées, enfin mouches....
--Un allemand encore!
--Oui! et un autre! et un autre encore!
Il n'a fallu que quelques secondes pour emplir ce ciel, vaste et vide
tout à l'heure, d'un vol d'ailes ennemies. Combien l'est, noir de sapins
et de collines ondulées, va-t-il en darder vers nous? On dirait que
l'espace vertigineux et bleu leur suffit à peine; ils tournent, semblent
fuir, reviennent soudain comme l'oiseau heurtant la vitre, et nos canons
fleurissent l'azur de roses blanches....
--Ceux-ci sont les nôtres! Ils les rejoignent!
--Ce sont des ennemis.... Non.... De si loin, je ne distingue pas....
Nous crions, car le tumulte a grandi, nécessaire à la beauté de la
chasse aérienne. Les canons de la ville et des forts donnent de la voix
comme une meute, les uns en basse profonde, les autres en aboiements
brefs, rageurs. La poursuite magnifique est au-dessus de nous....
--Il est touché! il est touché! non, non.... Oh! il passe....
--Plus en avant, plus en avant! crie ma compagne, comme si les
artilleurs pouvaient l'entendre. Vous ne voyez donc pas que tous les
projectiles éclatent en arrière!...
Nous courons, nous suivons inconsciemment les avions en criant; il faut,
pour nous rappeler à nous, les appels d'une compagnie de fusiliers
marins, et leur conseil véhément de gagner l'abri d'un pont de fer....
L'abri.... Pourquoi?
C'est qu'une grêle singulière a commencé de cribler le canal à nos
pieds, une grenaille chaude qui fait chanter l'eau.... Qui nous jette
cet éclat de fer bouillant?... Nous n'avions pas songé à cela. En
regardant avec passion les hommes volants recevoir et échanger la
foudre, nous oubliions les étincelles, la cendre brûlante, tombées
d'une bataille de demi-dieux qui se disputent la cime des airs....
Sous la passerelle de fer, nous attendons le cou tendu. Nous
espérons, nous inventons l'issue la plus belle du combat: la chute,
l'effeuillement subit de toutes les ailes courbes, leur défaite
tournoyante, là, sur la rive, dans l'herbe.... Il n'y choit qu'une
bombe, et le pré imbibé la boit, la recouvre sans qu'elle éclate. C'est
un des derniers projectiles, une méchante graine fuselée, jetée par
l'Allemand qui s'éloigne. La course d'un nuage d'orage est moins rapide
que sa fuite magique: les fumées blanches des obus nagent encore là-haut
que les avions ennemis ne sont plus qu'une ligne pointillée, très loin,
au bas du ciel nettoyé. La meute de canons espace ses coups de gueule;
les fusiliers marins s'égaillent....
En retournant vers la ville, nous trouvons les premières traces de
l'attaque aérienne: les arbres de la promenade ont subi un élagage
brutal, et dans un trou tout frais des enfants cherchent des débris
d'obus, piaillent et grattent comme des poulets après l'averse....
_JOUR DE L'AN EN ARGONNE_
Janvier 1915.
L'automobile emporte, avec nous, des paniers d'étrennes. Pour les
soldats? Non. Les soldats ont tout ce qu'il faut, et davantage. Ils ont
eu huit ou dix mille oies pour Noël, ils ont du vin, des oranges, du
chocolat.... C'est la troupe, grassement ravitaillée, qui nourrit les
villages,--ce qui reste des villages.--Mais les enfants de la région?...
Hier sans chemise, aujourd'hui vêtus de laine neuve, ils n'ont plus de
cheminée pour y poser leurs sabots.
A l'heure où nous quittons la ville, le canon contre-aéroplanes crache
furieusement vers un taube. L'oiseau noir vire, prudent, et disparaît.
Le bruit de notre moteur couvre la pédale profonde du canon, qui compte
ici toutes les minutes des jours et des nuits.
La terre gelée dort, à demi délaissée, et souffre que son repos abrite,
dans un pli hâtivement creusé, ici une mitrailleuse sous son feutrage de
branches, là un mort sous sa croix,--encore un mort, encore une croix,
coiffée d'un képi,--plus loin des soldats, un convoi de vivres, des
chevaux, des mulets, parqués sous un chaume de genêt....
Rampont, le premier village, a perdu la moitié de ses maisons. D'un
bout à l'autre de l'unique rue, l'eau d'une source, hors de son drain
effondré, bondit, trop fougueuse et trop joyeuse pour que la glace
l'emprisonne. A droite, à gauche du clair petit torrent, quelques cubes
de pierre noircis, des pans de briques calcinés marquent la place d'un
village qui fut aisé, la ruine d'un petit peuple obstiné et sobre. Mais
l'église est encore debout, debout et bien vivante, puisqu'elle lance au
ciel, par toutes ses verrières rompues, l'air sautillant, naïf et gai à
pleurer, du vieux Noël bourguignon:
Que d'ânes et de bœus je say,
Couverts de panne et de moire,
Que d'ânes et de bœus je say,
Qui n'en araint pas tant fait....
Une dizaine de femmes, quelques enfants prient, à genoux entre des
soldats et des officiers debout. Le bombardement, qui fit tomber toutes
les fenêtres à petites vitres blanches, a laissé aux murs de chaux bleue
leur lis d'or, leur chemin de croix en chromo, et un cartel d'auberge,
au cadran bombé. Le vent glacé, qui sent la neige, soulève la chasuble
du soldat officiant, et emporte, vers la proche colline tonnante, le
noël ancien, avec sa grâce trois fois séculaire:
Que d'ânes et de bœus je say....
C'est une surprise que de trouver, parmi ces ruines, autant d'enfants.
Un à un, deux à deux, ils viennent, timides, muets, malicieux, chercher
la trompette, le gâteau, la poupée. Ils sortent en bouquets des
décombres et se rangent dans la salle d'école improvisée, contre le
tableau noir. Et les cheveux d'or d'une remuante petite fille effacent,
peu à peu, derrière elle, le modèle d'écriture tracé à la craie:
Mourir pour la Patrie,
C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie.
A Ozéville, nous visitons la demeure d'un propriétaire récemment
réintégré. L'officier allemand qui logea ici emporta, fidèle à la
tradition, deux pendules et tout un trousseau féminin. Il ouvrit
aussi, à la dynamite, le coffre-fort. C'est une besogne normale et
qui ne nous indignerait même plus si le cambriolé ne nous montrait,
dans la bibliothèque fracturée, la place, vide, des plus beaux livres,
des meilleurs, judicieusement choisis. Le goujat lisait, il _savait_
lire.... Ce n'était pas un simple et malhonnête voleur. Quelle entente
espérer, quelle passerelle jeter entre nous et un peuple qui apprend à
ses fils en même temps l'amour des livres impérissables et la manière la
plus pratique de forcer un coffre-fort?...
Ici, l'instituteur remplit les fonctions de maire. Soldats, enfants,
tout loge dans une même bâtisse et fait le meilleur ménage. Ce désert,
noir d'incendie, écrasé de mitraille, ressuscite en familiarité, en
camaraderie, même en galanterie, car le colonel du ...
e
,
qui a entrevu des silhouettes féminines, rassemble en cinq minutes la
musique de son régiment; les marches militaires succèdent aux sélections
d'opéras, et l'on nous jette, au départ, la _Marseillaise_ comme une
gerbe officielle!
* * * * *
De Clermont-en-Argonne, une belle petite ville couronnée de pins,
fière hier de sa colline de jardins et de sa vallée bleue, il ne reste
rien,--rien qu'une dentelle grossière de murs ajourés, d'arches rompues
et penchantes, de portes béantes, ouvertes sur le ciel. D'où sortent
ces enfants frais, contents de vivre, la joue rouge et le cheveu lisse?
Où dorment-ils, où mangent-ils? On me montre leur «salle de classe»
improvisée,--celle où nous déjeunerons:--des rondins de bouleau et de
pin, non écorcés, remplacent son toit envolé, une lessiveuse la chauffe;
un rideau de beau lampas, recueilli Dieu sait où, cache l'entrée d'un
cellier voûté:
--Vous comprenez, m'explique-t-on, quand les avions allemands
apparaissent dans le ciel, on bloque tous les petits dans le cellier et
on les lâche quand l'oiseau s'éloigne. Ils rient là dedans, ils se font
des niches, on ne peut pas les tenir....
En ce moment, ils ne sont occupés, ces enfants que la guerre a privés de
tout, que de poupées, de cigares en chocolat, de billes et d'oranges.
Une surprenante rumeur mêle, dans cette rue villageoise, le pas des
chevaux, le halètement des automobiles de ravitaillement, les cris
d'hirondelle de cent enfants heureux, et la basse profonde du canon, qui
ne nous a pas quittés depuis ce matin, qui nous suit, assidu comme le
bruit du vent ou le ressac de la mer.
--Il n'y a pas, me disait un Grec au mois d'août dernier, d'état auquel
on s'habitue aussi vite que l'état de guerre.
Je le croirais, à voir autour de la table servie quelques officiers
hâlés de froid, un très parisien sous-préfet de province, deux femmes
aimables et tranquilles. La gaieté, la sérénité sont celles d'une table
élégante, en plein Paris,--sauf que l'un de nous se lève, de temps en
temps, pour laver son couvert à l'eau de la lessiveuse. Le menu comporte
des sardines, du grondin aux tomates, du jambon, des chocolats à la
crème et des oranges. De l'autre côté de la rue, les brèches d'un pan de
mur encadrent, au delà de la vallée brumeuse, deux éminences inégales,
qui dialoguent d'une terrible voix et ne veulent ni l'une ni l'autre se
taire. La plus lointaine se voile de brouillard, mais au front de la
plus distincte s'allume incessamment, visible malgré le soleil de midi,
une foudroyante étoile,--la rose lueur tubulaire des canons de 120.
_BEL-GAZOU ET LA GUERRE_
Paris, 24 janvier 1915.
--Ah! soupire la dame âgée et mélancolique qui se promène tous les jours
de beau temps, au Bois, le long du lac, appuyée sur sa canne,--ah!
qu'ils sont heureux, les tout petits! Comme ils sont loin de tout ce qui
est la guerre!
En quoi elle se trompe, car Bel-Gazou, dans sa voiture, n'a pas même
entendu l'exclamation de la dame mélancolique: elle suit dans le ciel
le vol d'un avion. Ses yeux gris, dont la prunelle est cerclée de vert
obscur, ne vacillent pas sous la lumière. La vieille dame et les rares
promeneurs peuvent admirer à leur aise ses joues animées d'un sang brun,
le dessous charmant de son nez ingénu, ses cils vibrants, ses cheveux
fins et plats, et dans sa bouche entr'ouverte ses belles dents de
dix-huit mois, larges, épaisses à la base, coupantes au bord....
L'avion a quitté le ciel:
--Taube! dit Bel-Gazou, d'un air obligeant, à la dame âgée.
Et elle ajoute, à titre de simple renseignement:
--Boum. Fusil.
--Oh! croyez-vous? objecte très sérieusement la vieille dame. Vous vous
trompez. C'est un français.
Un français! Ce dernier mot déchaîne le facile chauvinisme de Bel-Gazou,
qui entonne d'une voix perçante:
--_A mon zafa de la patr-i-e!..._
Sa _Marseillaise_ ne va pas plus loin.
Et d'ailleurs la voici toute, à présent, au zouave éclopé qui jette, de
sa main valide, du pain aux canards.
--Soldat! Soldat! appelle-t-elle.
Il y a tant de prière, puis d'autorité dans la voix; dans le regard, le
sourire en coin, le clin d'œil, s'embusque une séduction telle que
le zouave, au lieu d'obéir, rit avec embarras: c'en est assez pour que
le char de Bel-Gazou emporte une jeune reine offensée, en quête de héros
plus soumis.
Née douze mois avant la déclaration de guerre, Bel-Gazou a connu le
branle-bas des mobilisations, les longs trajets à travers la France
bouleversée, et plus d'un épisode dramatique. Un taureau défit la
voiture qui l'emportait, comme font les Allemands d'une église. Quelques
semaines, elle régna dans un bourg breton, sur un fort contingent
d'infanterie. Rien de ce qui touche à la guerre ne lui est étranger,
et, sauf qu'elle accorde une faveur sans limites aux troupes montées,
on pourrait lui donner à garder une voie de banlieue, tant elle inspire
la confiance et le respect, polo en tête, ceinturée de ficelle et sa
canne-fusil braquée vers l'est.
Dans la rue, elle connaît de loin les longues et basses automobiles
militaires, qui surgissent, frôlent le trottoir, tournent et
disparaissent dans la même seconde de vitesse terrifiante. Contre
celles-là, Bel-Gazou protège, de ses bras étendus, sa nurse et sa
voiture, et avertit les passants:
--Auto, auto, tention, tention!
Et elle ajoute un: «Ah! la la....», qu'on peut aisément traduire par:
«Si je ne vous avais pas prévenus, ils vous aplatissaient comme une
galette!»
Dans les appartements privés de Bel-Gazou, une grande carte d'Europe
couvre le mur. Chaque jour, elle y désigne un endroit où combattent
ses proches: «Papa, ici.... Oncle, là....», contraignant ainsi, sans
balancer, un état-major français à camper en Sicile, et assurant à notre
infanterie, d'autre part, un point de concentration très avantageux dans
le nord du Danemark.
Mais c'est le soir que cette jeune guerrière, roulée dans un châle, une
pipe de sucre aux dents, le balai du foyer tout armé en travers des
genoux, imite le mieux,--assise sur un siège de porcelaine et le front
chargé de soucis,--les grognards de la territoriale qui gardent les
portes du Bois.
_LES RETARDATAIRES_
Février 1915.
--_Elles_ sont rentrées, me dit avec mystère mon amie Valentine.
Puis elle s'assit et regarda sévèrement le feu de coke. Ces façons
sibyllines vont à sa petite personne correcte comme un turban à une
poule, et je le lui dis. Mais elle repartit non sans raideur qu'elle se
comprenait, et ajouta:
--On voit bien que vous n'avez pas épousé un médecin, vous!
--On le voit? j'en suis désolée. Mais à quoi le voit-on?
--A votre placidité. On voit bien aussi qu'_elles_ ne vous téléphonent
pas à toute heure du jour.
--Je suis confuse de laisser deviner tant de choses. Mais qui, _elles_?
--Les dames de Paris. Les jolies clientes de mon mari. Vous croyiez le
Paris féminin au complet, dès la Noël, et bien avant? _Elles_ arrivent.
Il en arrive tous les jours. Elles sont fraîches, reposées par une
longue saison de campagne ou de province, mais on les reconnaît, on
les reconnaîtra pendant quelques temps, ces dernières revenues, à leur
volubilité, leur mine déçue devant notre Paris d'à présent, et surtout à
deux particularités qui les démodent singulièrement: elles se maquillent
et elles parlent ambulance. Ici, ça ne se porte plus. On fait, ou on ne
fait pas, son petit métier d'infirmière, mais on n'en parle pas. Les
femmes n'arborent plus le rouge en croix au corsage, ni sur les joues.
Du fard, trois rangs de perles au cou et des aigrettes: rien de tel
pour signaler, sur une femme, un récent retour des provinces élégantes.
Quelques-unes de nos artistes y gagnent un petit air de vedettes
étrangères en tournée, un je ne sais quoi de brillamment moldo-valaque,
que leurs paroles ne démentent pas. Oh! les clientes de mon mari, vous
ne pouvez pas savoir....
--Je pourrai, si vous me le dites.
--... Leur manière de téléphoner: «C'est vous, docteur?» Je réponds:
«Non, madame, le docteur n'est pas là.» Et j'entends un «ah!» effondré.
Puis ça reprend: «Il rentrera pour déjeuner?--Je ne pense pas, madame,
le docteur avait affaire assez loin d'ici.--Où donc, mon Dieu?--Du
côté de Berry-au-Bac, madame.» Croiriez-vous que, sur vingt de ces ...
retardataires, quinze, pour le moins, m'ont demandé si «le docteur»
était absent, malade, mandé pour une opération, enfin qu'elles ont
pensé à tout, à tout, sauf que mon mari pouvait être,--simplement,
ordinairement, inévitablement,--à la guerre?
_FEMMES SEULES_
5 février 1915.
Il y a une œuvre, à Paris, qui veut donner du travail, à domicile, à
des mains blanches, soignées, naguère oisives. Il était temps. La faim
ne fait pas toujours sortir le loup du bois, et l'on tremble de pitié, à
voir le défilé des petites louves, muettes, qui maigrissaient fièrement
dans leur tanière froide. Elles viennent, maintenant. Elles font cet
effort, qui leur coûte plus qu'une journée sans pain, de venir chercher
et rendre un travail facile, honorablement payé.
Elles s'apprivoisent. Je ne trouve pas d'autre mot, et je voudrais
que celui-ci ne les blessât point. C'est celui que m'inspira leur
groupe farouche, anxieux, sans cesse grossi et qui ne s'épuisait
pas. Elles étaient si variées, si particulières que je me souviens de
presque toutes. Quand une longue jeune femme, vêtue de noir, posa son
paquet sur la table, je pensai à une reine remettant les clefs de sa
ville. Une autre battait des cils et cherchait, du regard, l'issue, la
liberté, comme une biche. Une jeune fille blonde, devant le guichet
des payements, répondait: «Oui, oui», fébrilement, sans écouter les
chiffres, prête à accepter le plus dérisoire salaire pourvu qu'on la
laissât s'en aller.
Contre sa jupe lourde de pluie, une jeune femme en deuil, jolie, gardait
deux enfants fins comme elle, patients, courtois, des enfants habitués
à paraître au salon, à se taire, à se mouvoir discrètement autour d'une
table à thé....
Les plus braves, c'étaient encore de jeunes bourgeoises de Paris,
des adolescentes qui cachaient leur ouvrage dans la serviette du
cours. Elles avaient le prompt sourire, l'assurance bon enfant de
nos jeunes filles accoutumées à l'autobus et au Métro, qui trouvent
naturel d'avoir de l'argent, et naturel d'en manquer. Les autres ...
elles n'ont encore perdu ni leur crainte, ni leur superbe. Mais elles
viennent, régulièrement, et dans leur groupe sombre courent à présent
des sourires, quelques paroles. Il a fallu du temps, et plus et mieux
que du temps. Car, si l'on s'émeut devant le nombre des misères qui se
cachaient, devant certaines pâleurs, certaines minceurs que l'orgueil
cambre, on ne peut être moins touché par l'accueil qui les attend ici.
La fierté est du côté des mains vides. De l'autre côté, l'embarras, la
timidité d'offrir, une politesse, je pourrais dire un respect qui ôte au
don l'amertume de s'appeler un secours.... Le «beau langage», le vrai,
on le parle dans cette salle nue:
--Vous permettez, madame?... Ne vous donnez pas la peine, on va refaire
votre paquet. Voulez-vous me rappeler votre adresse?... Je vous demande
pardon de vous avoir fait attendre, j'avais égaré le carnet de fiches;
maintenant je suis toute à vous....
Et l'une des directrices de l'œuvre, reconduisant l'une de ses
ouvrières d'infortune, sourit de tout son visage de jeune chat, adoucit
encore son roucoulement slave pour répondre, au «merci» murmuré:
--Mais pas du tout, madame, c'est moi qui suis votre obligée.
_EN ATTENDANT LE ZEPPELIN_
Février 1915.
Paris consent à baisser le gaz, à tirer ses rideaux, à tendre ses vitres
de papier huilé, de toile ou de soie, mais c'est pure gentillesse, et
parce qu'on le lui a demandé bien poliment. Il s'ennuie derrière ses
persiennes. Il invente des jeux qui l'amusent pendant deux ou trois
soirs: le jeu de la lanterne en fer-blanc et du gros parapluie pour
faire visite à un voisin:
--C'est amusant, hein? Ça fait messe de de minuit à la campagne!
Il y a aussi le jeu du Trocadéro, plus coûteux, et qui consiste à
conduire en taxi--il y a des risque-tout!--un ami place du Trocadéro,
stores baissés, raffinement d'ailleurs inutile. On débarque l'ami et on
lui demande:
--Où croyez-vous que nous sommes?
Les erreurs, inévitables, donnent à rire; un égaré, devinant dans
l'ombre deux tours orientales, a murmuré: «Tunis!»
--Nous ne pouvons pas prendre, comme ça, sur ordonnance de police,
l'habitude d'être prudents, me disait à ce propos un industriel du Nord,
qui n'a plus, à cette heure, ni industrie ni Nord. Quand on a commencé
à bombarder Lille, j'étais en train de déjeuner avec ma famille. On
nous crie: «Enfermez-vous! cachez-vous!», nous avons obéi, mais au bout
de deux heures nous nous ennuyions à périr. Je me mets à la fenêtre,
mon voisin d'en face en fait autant et me crie: «On se bat à la porte
d'Arras! Allons-y!» et nous y sommes allés comme à la fête, je vous
assure....
Cette inaptitude à la prudence, elle courait déjà les rues de Paris, en
septembre, le jour où deux commères de Passy se disputaient la bombe de
l'avenue Jules-Janin.
--Un peu plus, madame, leur bombe qui m'abimait mes géraniums!
--Vos géraniums! dites plutôt mon bégonia double! Elle a tombé bien plus
près de chez moi!
--De chez vous? Vous n'y pensez pas, ma pauvre dame! Moi je suis bien
plus près de l'avenue Jules-Janin, à vol d'oiseau.... Mais je suis
encore bien bonne de me fatiguer avec vous,--vous ne savez pas seulement
ce que c'est que le vol d'oiseau!
_MODES_
24 février 1915.
«Madame,
«Je viens vous demander d'être, pour un sous-officier inconnu, la plus
indiscrète des confidentes, car il me semble qu'en signalant mon petit
malheur particulier, vous parlerez au nom d'une imposante généralité.
«Je suis sergent, quelque part près du front. J'ai quitté en août ma
jeune femme que j'aime. Après six mois et demi de séparation, j'ai
été envoyé en liaison pour huit jours à Paris, et je les ai passés
auprès de ma femme. C'est vous dire que les grands de la terre, et plus
spécialement quelques millions de soldats, peuvent justement envier mon
sort.
«Et pourtant je ne suis pas tout à fait content. Ne vous hâtez pas de
murmurer, vindicative: «Qu'est-ce qu'il vous faut, alors?» car j'allais,
prévenant votre question, vous l'apprendre.
«Je suis descendu à la gare de l'Est, ému, flageolant, sans voix,
cherchant sur le quai celle dont l'image dernière, en six mois, n'a pu
pâlir dans ma mémoire: une jeune femme blonde, mince, en robe d'été, le
cou et un peu de la gorge visibles dans le décolletage d'une chemisette
de linon;--une jeune femme si femme, et si faible, et si brave à l'heure
de la séparation, si illuminée de rire et de larmes.... Je la cherchais,
Madame, lorsqu'un cri étranglé m'appela, et je tombai dans les bras
... d'un petit sous-lieutenant délicieux, qui fondit en pleurs sur mon
épaule en bégayant: «Mon chéri, mon chéri ...» et m'embrassa de la plus
scandaleuse manière. Ce sous-lieutenant, c'était ma femme. Une capote de
drap gris-bleu, à deux rangées de boutons, l'équipait à la dernière mode
des tranchées, et ses petites oreilles sortaient toutes nues d'un bonnet
de police galonné d'or bruni. Un raide col de dolman tenait levé son cou
tendre; elle avait en outre épinglé sur sa poitrine un drapeau belge et
un autre colifichet qu'elle me nomma tout de suite son «amour de 75».
«Nous quittâmes la gare, bras dessus, bras dessous, en amoureux; les
manches de nos capotes s'épousaient étroitement. Je regardais, dans
le vent froid, voltiger derrière son oreille les mèches blondes du
sous-lieut ... pardon, de ma femme. Nous croisions, sur le trottoir,
d'étranges passantes; il m'arriva d'esquisser un salut involontaire vers
une solide capitaine bleu-gendarme, sévère et boutonnée, puis en frôlant
une jeune personne, mince et sanglée, sur qui il me sembla reconnaître
l'uniforme du «cadre noir», interprété en fantaisie, et aussi en
laissant le pas à une officière anglaise en imperméable kaki.
«Ma sous-lieutenante bien-aimée suivait mon regard. Elle s'écarta un peu
de mon bras pour me montrer mieux sa capote et son calot, et s'écria:
«--Hein, tu es content? Crois-tu que les femmes ont le sens des
situations? Tout pour les soldats! Toutes en soldates!»
«Et elle tira son ceinturon de drap vers le bas de son torse, d'un geste
si «troubade» que j'en éclatai de rire, au lieu de n'éclater, à cette
minute inespérée, qu'en sanglots ravis.
«Le soir, nous dînâmes tête à tête, las, étonnés, heureux, muets comme
des gens qui ont une demi-année à se raconter. De temps en temps, ma
femme s'écriait:
«--Tu sais bien, notre ami Marcel? Il étale tout le temps ses relations
avec le Q.G.A., ça ne l'empêche pas de moisir dans la G.V.C. Je l'ai vu
l'autre jour, il m'a raconté des choses effarantes sur la R.V.F.!»
«Et je la contemplais avec blâme, comme si l'arc bien tendu de sa lèvre
eût dardé des gros mots....
«Le lendemain, elle m'entretint de ses occupations depuis le mois
d'août. J'appris, sans y gagner l'ivresse qu'elle-même en ressentait,
que l'intendance avait adopté _son_ modèle de passe-montagne, «le seul
qui ne rende pas sourd», et qu'elle était l'âme d'une vaste conspiration
contre le retour du pantalon long pour les civils, au bénéfice de la
culotte courte, des leggins, des bottes, voire du bas de soie. Je vis
qu'elle avait remplacé sa «lampe à friser» par un réchaud du soldat, à
alcool solidifié....
«J'abrège, Madame. Qu'il vous suffise de savoir qu'au bout d'une
semaine les militaires vertus de ma femme m'avaient jeté dans la plus
intolérante, la plus injuste exaspération. Je sus me contenir--ma
supérieure a, par ailleurs, tant de charmes!--et je repartis pour le
front, comme elles disent, en lui criant, dans son langage favori, par
la glace baissée, un «J.V.A.!» ultime, qu'elle traduisit très bien par
«je vous aime» puisqu'elle me jeta en réponse son dernier baiser.
«Mais à présent que me voilà re-tout seul et re-malheureux, je me plains
à vous, Madame, de la militarisation de nos épouses et de nos amies. Que
nous disaient les grincheux, que nous manquions d'uniformes pour les
hommes des dépôts? Pas étonnant, nos femmes accaparent le drap-cuir, les
ganses et les passepoils. Femmes, ô nos femmes, c'est là un patriotisme
à la Béchoff qu'il vous faudra quitter, si vous voulez nous plaire.
Vareuse, dolman, bonnets à galon, pourquoi pas l'épingle-baïonnette
et le sac-au-dos au lieu du sac-à-main? Songez, ô nos femmes, à notre
défilé triomphal dans Paris, bientôt, notre défilé rapiécé, décoloré,
bariolé, zouaves de velours, cavaliers à bicyclette, infanterie bleue,
grise, marron, tirailleurs en chandails et turcos en cache-nez, tous
beaux, glorieux, mal fichus, héroïques.... Et vous seriez là, vous, nos
femmes, avec vos uniformes proprets, vos capotes neuves et vos bonnets
de police brossés, vos ceinturons sans taches, à nous regarder passer?
Craignez le Poilu vengeur, qui vous jettera par-dessus l'épaule un: «Va
donc, eh ... embusquée!» Craignez le moment où, rentrés dans nos bons
vieux costumes civils, dans nos chaussures citadines, nous retrouverons
sur vous, quoi?... La guerre au foyer, la guerre à vingt-neuf francs la
blouse, la guerre à quatre-vingt-dix-neuf francs l'équipement complet,
la guerre à dix francs soixante-quinze le képi.... Je m'écrie déjà,
comme si j'y étais: «Ah! non, je la connais ... je l'ai faite! La paix,
pour Dieu, la paix!»
«J'ai fini, Madame. J'ai presque tout dit. Pendant que je vous écris,
un de mes hommes, à côté de moi, peint délicatement des cartes postales
à l'aquarelle,--ce n'est pas l'eau qui lui manque. Il enlumine avec
amour un sujet toujours le même: une grasse beauté, couchée sur des
nues, se drape tantôt d'une gaze, tantôt d'une guirlande, parfois d'un
éventail et d'un collier. Il peint _La Femme_, mirage, espoir, souvenir
magnifique, tourment et réconfort de toutes les heures. Mais je vous
assure bien que ce peintre ingénu n'aura jamais l'idée d'évoquer la
Merveille du monde sous l'apparence d'un petit militaire français, frôle
d'épaules et bref de taille, et marquant le pas comme une biche qui a
mal aux pieds.
«J'ai l'honneur, Madame, de vous présenter, avec mes excuses, mes
respectueux hommages.
«SERGENT X...»
_L'ENFANT DE L'ENNEMI_
24 mars 1915.
Il va bientôt paraître au jour. Encore enfermé, palpitant à peine, il
est déjà présent. Des journaux ont appelé, sur lui, tantôt la mansuétude
et tantôt l'exécration. Les uns l'ont nommé «l'innocent», et nous ont
fait de lui une peinture bien gênante, entre une mère pardonnée et un
soldat français miséricordieux.... Mais on l'a traité aussi d'ivraie
empoisonnée, de crime vivant, et on l'a voué à l'obscur assassinat....
Les deux camps en sont là. Nous aurons bientôt les conférences sur
l'Enfant de l'Ennemi.... Cela est d'une tristesse affreuse. Pourquoi
tant de paroles, tant d'encre répandues sur lui, et sur sa mère
humiliée?
--Mais il faut bien conseiller, guider ces malheureuses qui....
Non. Elles n'en ont pas besoin. Elles n'en sont plus aux premières
heures, aux premiers jours de sombre folie, où elles criaient leur
honte et suppliaient: «Que faire? que faire?» Croyez-vous qu'une amère
méditation qui dure trente-six semaines ne porte pas ses fruits? Donnez,
à celles qui manquent de tout, un abri, la nourriture, quoi encore?...
Du travail ... une layette ... et puis fiez-vous à elles. La plus
révoltée, la plus vindicative n'est plus, maintenant, capable d'un
crime, en dépit de ceux qui l'en absoudraient d'avance.
--Mais que fera-t-elle?
Laissez-la. Peut-être n'en sait-elle rien encore. Elle le saura en temps
voulu. Elle souffre, mais l'optimisme dévolu à la femelle alourdie
d'un précieux poids humain combat sa souffrance, plaide pour l'enfant
qui tressaille et dote la mère d'un instinct de plus: celui de ne pas
penser trop, de ne pas dessiner l'avenir en traits noirs et nets. La
plus vindicative, celle même qui s'éveille, la nuit, en maudissant le
prisonnier impérieux de ses flancs, n'a pas besoin qu'on l'éclairé. Il
se peut qu'elle attende, furieuse et épouvantée, l'intrus, le monstre
qu'il faudra, sinon écraser au premier cri, du moins proscrire.... Mais
ayons confiance dans la minute où elle connaîtra, épuisée, adoucie, sans
défense contre son instinct le meilleur, que le «monstre» est seulement
un nouveau-né, rien qu'un nouveau-né avide de vivre, un nouveau-né avec
ses yeux vagues, son duvet d'argent, ses mains gaufrées et soyeuses
comme la fleur du pavot qui vient de déchirer son calice....
Laissez faire les femmes. Ne dites rien.... Silence....
_LES MÊMES_
Mars 1915.
«... Le bombardement commença immédiatement et sans sommation préalable.
Un quartier, resté indemne, fut pillé et brûlé au pétrole étendu à la
brosse. Une vieille femme y gardait son mari paralytique; on la chassa à
coups de crosse et on mit le feu au lit du malade. Le capitaine Nichau,
vétéran retraité, reprocha aux Allemands leur lâcheté; tué à coups de
revolver, il fut jeté au feu.
«Les officiers prussiens soupèrent joyeusement à l'hôtel du
Grand-Monarque qu'ils incendièrent aussitôt après. On ramassa dans les
rues une centaine de prisonniers qu'on enferma sans nourriture dans une
cave incendiée. Les officiers prussiens s'extasient sur leur œuvre.
On les entend répéter: «Il faut que ce soit le sort de toute la France,
et que femmes, enfants, vieillards, tout y passe!»
«Sur deux cent trente-cinq maisons brûlées, douze seulement le furent
par des projectiles, cent quatre-vingt-dix-huit à la main par le
pétrole; on retrouva quatorze cadavres carbonisés.
«A This, le curé, vieillard de soixante-quinze ans, est attaché à la
sangle d'un cheval, par les mains liées, et on a fait courir la bête.
Afin d'aggraver les chutes, une corde avait été attachée à la jambe de
l'ecclésiastique, sur laquelle les soldats tiraient.
«Bombardement de l'hospice, sans raison militaire. On y envoie des
projectiles incendiaires.... Ordures collectives déposées dans les
salons, les armoires, les bureaux de poste. Les officiers volent
l'argenterie à la fin des repas. Le général von der Tann se conduit en
sauvage à la sous-préfecture.
«Au château de M. Thomas, une remise renfermait trente blessés. Les
Allemands l'incendièrent, les trente blessés périrent dans les flammes.
«Lacroix, tisseur, a les deux mains tranchées avant d'être brûlé vif.
«M. Legrand, notable de Cléry, héberge des officiers de uhlans. Le
capitaine fait garrotter M. Legrand, le frappe, finalement le tue. On
passe ensuite une corde entre les dents du cadavre, qu'on attache dehors
au linteau pour le faire geler. Plusieurs corps allemands défilèrent
devant ce trophée.
«Le jardinier Renoult, demeurant au Frou, est à moitié assommé par un
soldat prussien, à coups de crosse. Un officier se trouve là, saisit son
sabre, fend à demi le crâne de Renoult. Le pauvre innocent est traîné,
garrotté, la tête sanglante, à cinq cents mètres du bourg, où un peloton
prussien, avant de le passer par les armes, a la barbarie de lui couper
le nez et les oreilles et de lui crever les yeux....»
Je n'ai pas le courage d'en citer plus. Il y en a, il y en a.... Et la
date? Dix-neuf cent quinze? Non, dix-huit cent soixante et onze. On
pouvait s'y tromper. Un Anglais, épris de documentation précise, publia,
quelques années avant la guerre, cette longue et lamentable liste, qui
voisine dans le volume avec celle des «papes déposés ou assassinés»
et celle des «personnes célèbres qui ont été malheureuses dans leurs
mariages.»
_LE REFUGE_
13 avril 1915.
Il y a, aux portes de Paris, un refuge pour les bêtes, où le dernier
zeppelin laissa choir, en passant, une bombe médiocre, qui tua
une demi-douzaine de chiens et fit d'une porte pleine une porte à
claire-voie. On me montre les dégâts, mais j'y suis moins attentive,
je l'avoue, qu'à une certaine catégorie de pensionnaires, quelques
chiens à collier et à médailles d'identité qui semblent représenter,
parmi soixante vagabonds sans maîtres et sans licou, une aristocratie
d'abandonnés.
--Ceux-là, me dit une gardienne, ce sont des chiens de mobilisés. Ils
attendent....
Ils attendent. Ils ne font, ils ne peuvent pas faire autre chose. Les
autres chiens, ramassés dans la rue ou dans le terrain vague, cueillis
chancelants de faim sous les roues d'un taxi ou jetés le soir par-dessus
le mur du refuge, les autres flânent, digèrent, jouent, s'ennuient,
hurlent à la liberté. Les chiens des mobilisés attendent. La pâtée,
l'eau fraîche, la natte de paille, ils l'acceptent, mais comme un
superflu. Le nécessaire ne saurait leur venir que par la porte où pend
une clochette, la porte cent fois ouverte et fermée....
--Le blanc et jaune,--là, madame,--son maître nous l'a apporté au mois
d'août, un soir, au moment où il partait pour le front. Il disait tout
le temps: «Je n'ai que ce chien.... Je n'ai que ce chien.» A la fin, il
l'a laissé et s'est mis à courir dehors, pour ne pas entendre la voix du
chien.... Mais regardez-moi celui-là, qui ne tient pas en place! Un vrai
chien de guerre, madame, le chien d'un sergent belge, parti au feu, avec
son maître, blessé avec lui, rapporté avec lui! Le sergent est retourné
à son poste, mais le chien....
C'est un petit bâtard noir, vif, anxieux. Il va sans cesse d'une clôture
à l'autre, avec une telle fièvre qu'il semble très gai, d'autant plus
gai qu'il sautille sur trois pattes. La quatrième patte danse, vide
d'os, raccourcie par la mitraille. Une tonsure bleuâtre, sur le dos,
marque la place d'un éclat d'obus. La gueule haletante, les yeux
brillants et jaunes, la claudication, tout a l'air de rire, dans ce
petit martyr frétillant.
--La plus triste, c'est la pauvre Linda, la chienne du capitaine. Ils
vivaient tous les deux, n'est-ce pas, c'était aussi un militaire sans
famille.... Elle est déjà vieille, vous voyez.... Linda! Linda!
Je répète: «Linda! Linda!» sans succès. La veille épagneule ne soulève
pas ses oreilles en rouleaux, qui la coiffent comme nos aïeules.
--On n'a pas de nouvelles de son maître, dit la gardienne. On croit bien
qu'il est mort....
Elle a baissé la voix et s'est penchée vers mon oreille, inconsciemment,
à cause du regard humain de la chienne.
--Linda! Linda!
Linda ne bouge pas. Chaque fois que la clochette tinte, son poil bouclé
tremble sur tout son corps. Mais elle se garde de tourner les yeux tout
de suite vers la porte, parce qu'elle veut espérer, une seconde de plus,
le miracle, le retour de celui qu'elle ne reverra plus.
_JOUETS_
Juin 1915.
En visitant l'exposition de jouets français, je me souviens de la ville
allemande où la France allait chercher, avant la guerre, de quoi amuser
ses enfants: Nuremberg, la ville aux poupées.
Il y avait tant de jouets de bois peint, tant de bébés raides aux
cils en pinceaux, dans cette ville-là, entre son fleuve, ses édifices
gothiques truqués ou non, et sa Chambre des Tortures, que plus d'une
grande personne y prenait plaisir et courait se délasser aux vitrines,
après la tournée obligatoire à la chambre des supplices. Pour quel
soldat bavarois tremble-t-elle à cette heure, la rose jeune fille qui
montrait autrefois, avec une langueur complaisante, les arrache-langue,
les poires d'angoisse, la chaise hérissée, le lit où l'on berçait sur
des clous une triste chair vivante, et surtout cette fameuse Vierge de
Nuremberg en bois noir, dont la lourde mante bourgeoise cachait deux
pièges affreux: des fers aigus, puis la trappe et l'eau invisible....
Nous avons dit adieu aux poupées de Nuremberg, à leurs vendeurs amènes:
les petits Français veulent des jouets français. Les fabricants s'y
appliquent, et bon nombre d'artistes et d'amateurs bénévoles. Chez
ceux-ci, je ne vois à reprendre qu'un excès, peut-être, de naïveté.
Peindre, sur un visage d'étoffe, deux taches bleues expressives en
manière d'yeux, une bouche rudimentaire, imiter la chevelure par des
fils de laine, habiller un corps, adroitement bâclé, de violet et de
vert ballet-russe: le résultat est une comique poupée d'artiste, une
sorte de charge qui nous fait rire, nous, grandes personnes, mais
devant quoi l'enfant demeure sévère et même vexé. Obtenir, en quatre
coups de lame dans un cube de bois, une frappante silhouette de canard
ou de mouton, cela nous intéresse, nous, comme l'heureuse esquisse
d'un sculpteur ou d'un peintre. Mais l'œil de l'enfant, minutieux,
exigeant, attend qu'on fignole l'œuvre.
L'exposition rétrospective du jouet est là pour nous rappeler quel fut,
de tout temps, auprès des enfants, le succès du détail soigné. Nous
n'avons pas tous oublié nos cris d'admiration, autrefois, devant telle
chevelure impalpable de poupée, telle robe dont la dentelle minuscule
copiait le grand volant de la robe de «maman». Aucune de nous n'a
perdu la mémoire, ni l'affection, de la toute petite montre de poupée
pendue à sa chaîne déliée, du miroir à main grand comme une larme, des
boucles d'oreilles dont la perle de corail était grosse comme un grain
de millet.... Il n'est pas normal qu'un enfant porte en soi, à trois
ans, à six ans, une préférence pour les croquis ou pour les caricatures
qu'essaient pour lui des artistes, et qui nous charment. Le goût de la
simplification, et de la simplicité, cela vient plus tard, bien plus
tard.
Mais j'avoue volontiers que j'achèterais, moi, certaine «ferme» de
bois où pullulent le canard blanc et l'oie grise, et certain cheval
héroïque, qui participe de l'hippocampe, de l'idole papoue et du taureau
d'Assyrie....
J'emporterais aussi des ouvrages ingénus, ceux des soldats blessés et
guéris qui tressent l'osier, creusent le bois, peignent le carton. Et
je sauverais particulièrement des petites mains destructives de ma
fille les brins d'herbe qu'un génie inconnu tourna à la ressemblance
surprenante d'oiseaux et de sauterelles. Ces œuvres-ci ne sont point
signées. Mais pourquoi leur auteur ne serait-il pas un jeune soldat
paysan, hier encore gardeur de troupeaux, un de ces bergers rêveurs qui
cueillent, sans quitter l'ombre de la haie où ils sont couchés, le jonc
pour la cage à sauterelles, la baguette souple pour les corbeilles et
l'herbe en rubans plats qui imite, nattée, tordue, fendue et nouée, la
penne, le bec, la serre délicate d'un oiseau, ou bien la sèche patte et
l'aile translucide d'une sauterelle?...
_RÉPÉTITION GÉNÉRALE_
Juin 1915.
Une générale, une vraie, la première depuis la guerre. Nous y sommes
tous venus, poussés par le même empressement, retenus par la même
appréhension, et traduisant notre trouble par le même mot vague: «C'est
drôle, ça me fait quelque chose....»
Aucun visage nouveau ne nous attend dans les couloirs, où pas un de nous
cependant ne goûte, fût-ce une minute, l'illusion d'avoir rajeuni de
douze mois. C'est en vain que les robes de l'an dernier abondent, et les
manteaux de 1914. Dès le premier entr'acte, il règne ici une modestie
inusitée. Moins de rires, moins de rouge insolent aux joues des femmes;
et comme cela leur sied, cette hésitation affectueuse à s'interroger:
«Vous avez de bonnes nouvelles? Où est-_il_? _Il_ peut vous écrire
facilement?» Elles ont perdu un peu de leur assurance, un peu de cette
âpreté qui les dresse, en public, les unes contre les autres. La jupe
de douze lés frôle une jupe étroite, qui date, et la jupe ample n'a
point de morgue, et la jupe étroite n'a point d'envie, car toutes
deux, lentement, virent ensemble pour suivre le passage d'un officier
convalescent....
Les hommes se comptent de l'œil. L'attente du premier acte les trouve
taciturnes, et jusqu'au premier entr'acte l'atmosphère des couloirs ne
réussit pas à redevenir théâtrale. Il faut pour cela que le premier
acte, en finissant, libère un public transformé, détendu, repris, pour
une heure, par _l'autre_ souci: l'amour.
Hommes mûrs ou jeunes hommes, et femmes de tout âge, les voici tous
occupés à présent de la pièce, redisant les mots de l'auteur, riant ou
hochant la tête,--car c'est une histoire d'amour et de jalousie. Ils
contemplent encore, malgré le rideau baissé, un couple orageux d'époux
aimants, coupables, malheureux. Ils continuent de contempler, de loin,
l'amour, avec envie, avec crainte, avec passion, avec impatience. Ils
espèrent le retour à l'amour, à toutes ses catastrophes normales; ils
ont l'air de se dire:
«C'est comme ça que nous serons, enfin, enfin, bientôt,--après la
guerre....»
_CHIENS SANITAIRES_
Mai 1915.
Nous voici, nous, patrouille perdue, arrêtés, hésitants, dans le
bois.... Il n'y a pas une minute à perdre. L'un de nous crayonne
quelques mots sur une feuille de carnet et la confie à notre agent de
liaison,--il s'agit pour lui de rejoindre à tout prix notre «gros»....
«_L'ennemi est à cinquante mètres. Sommes repérés. Que faire?_»
D'un bond, notre agent de liaison s'enfonce dans le taillis. Comme il
court! Il porte un caparaçon timbré de la Croix-Rouge, il est gris de
poil, fauve de prunelles, il montre des dents de loup et six doigts à
ses pattes de derrière.... Son nom? Turco, berger de la Brie.
C'est pour lui, et pour une demi-douzaine de chiens destinés aux armées
française et britannique, que nous jouons à la guerre dans le parc de
Saint-Cloud. Mais les chiens, eux, ne jouent pas. Ils travaillent.
Ils ont la foi, ils délirent de l'envie de servir. Tout à l'heure, la
voiture qui nous amena tous ensemble débordait de démons fiévreux,
râlant, buvant le vent, saluant de la voix au passage un soldat dont ils
reconnaissaient l'uniforme. Quelques-uns, raidis, semblaient pris d'un
frisson sacré. Yeux veinés d'or, chargés de loyales menaces, bouquet de
langues fraîches, toisons rudes, tout cela sentait la litière propre, la
bête saine, le chenil lavé au coaltar....
La patrouille attend, paresseuse, parmi les violettes et les
sceaux-de-Salomon. Une branche de merisier secoue sur nous ses pétales
et son odeur de miel.
--Turco doit revenir, explique le chef de la patrouille, dresseur connu
de chiens de guerre. Il apportera une lettre, un colis de victuailles,
un guide, un secours quelconque. Traversons la route, gagnons l'autre
bosquet, il aura plus de peine, mais il nous trouvera.
Plus loin, d'autres merisiers blancs nous abritent, d'autres violettes,
et des jacinthes bleues, occupent notre attente. Il n'y eut jamais
autour de Paris un printemps plus beau, plus désert, plus gonflé
d'espoir, de larmes, de promesses... Le rossignol qui chante au plein
jour se tait soudain, à cause d'un patara, patara, patara, sur les
feuilles sèches: notre agent de liaison est à nos pieds, fier, haletant,
portant au collier cet avis ironique: «_Débrouillez-vous. Cuisez ennemi
à l'étouffée._»
L'instant d'après, toujours muet, zélé, le chien emporte notre
protestation indignée:
«_Ennemi trop coriace, cuisson impossible. Envoyez au moins photographe
bien armé!_»
Et la joie du chien est telle, lorsqu'il ramène vers nous les renforts
photographiques, son cœur bat si vite, non de fatigue, mais de
l'émotion d'avoir réussi, qu'aucun de nous ne rit. Au carrefour, un
lieutenant d'infanterie garde à présent Turco au bout d'une courte
laisse, et baisse orgueilleusement les yeux sur lui.
--Ils vont partir ensemble demain, m'explique-t-on. Ils rejoignent à
Arras. Ils font une belle paire, tous les deux, n'est-ce pas? Un mois
et demi de dressage, et Turco sait tout faire: porter les messages,
trouver les blessés sous bois et en plaine, cueillir délicatement sur
eux le mouchoir, le képi, rapporter la _preuve_ enfin qu'un homme gît
quelque part, en train de perdre son sang et ses forces.... Tenez,
cet autre chien, le bouvier flamand qui se roule de chagrin de ne pas
travailler, il sera, il est déjà merveilleux. Le képi, le mouchoir
manquent-ils au blessé? le chien invente, arrache un bout de capote,
ronge le ceinturon, fouille les poches, pour rapporter sa pièce à
conviction. Il raisonne, il tire des conclusions.... Mais tous n'ont pas
comme lui du génie....
C'est une femme à présent qui parle, l'une de celles qui donnent sans
bruit leur temps, leur argent, leurs soins à l'Œuvre du Chien
Sanitaire. Elle vit des heures sereines dans ses chenils, parmi des
chiens que la rivalité rend parfois féroces, parmi des soldats, des
dresseurs, des soigneurs de bêtes. Son armée, toute petite encore,
de ravitailleurs, de messagers, de brancardiers à quatre pattes,
connaît, outre la joie de servir, le bonheur d'être formée par un choix
intelligent.
Il n'est pas question, comme en Allemagne, d'une sélection de race.
L'intolérant fox-terrier, le bouvier des Flandres au regard d'homme,
le bas-rouge réfléchi, le briard plein de feu, peuvent prétendre à
l'honneur de devenir chiens militaires. Ici, on sait quel crédit il faut
faire à un beau cerveau de chien.
Près de moi, j'entends:
--Nous n'en aurons jamais assez. En Allemagne, ils en ont des
milliers.... Vingt-deux des nôtres, sur les cent quatre-vingts qui sont
dans la banlieue, vont partir cette semaine pour le front, parfaitement
instruits....
Parfaitement instruits.... Soldats, ou chiens? Je ne sais plus de
qui l'on parle. Ceux-ci sont dignes de ceux-là. Il n'y a qu'à voir
s'éloigner ensemble, déjà amis, ces deux braves qui rejoignent demain:
le lieutenant et le chien Turco. Drap bleu-gris, et poil gris-bleu,
silencieux, agiles, ils sont déjà couleur d'horizon, couleur de l'ombre
azurée des haies, couleur de l'argile bleuâtre des tranchées. Un beau
couple de chasseurs qu'on «citera» peut-être ensemble. Car l'Œuvre a
son tableau d'honneur et ses martyrs.
Chiens, nos compagnons dans la guerre et dans la paix, chiens, de
qui la confiance humaine exige et reçoit tout, chiens, c'est pour
notre édification que je veux dire le beau destin de Pick, chien
sanitaire fameux. Il servit son pays et ses frères soldats, et mourut
glorieusement, le flanc percé d'une balle allemande.
Mais on ne m'a pas appris le nom des deux blessés qui attendent, à
Alfort, la cicatrisation de leurs pattes brisées....
Et quand au petit fox-terrier anonyme, gros comme un lapin, qui,
après avoir retrouvé _cent cinquante_ blessés à la bataille de la
Marne, s'égara et sut revenir à son maître à travers les lignes
ennemies,--celui-là a déjà reçu sa récompense: il est retourné au front,
dans les Vosges.
_UN CAMP ANGLAIS_
Mai 1915.
C'est une ville kaki, plate, répandue au bord de Rouen gris et coiffé
de fumées. Des soldats couleur de sable évoluent le long de ses avenues
entaillées dans la terre vive, sortent des tentes de toile beige,
s'abritent sous des maisons de planches dont ils imitent eux-mêmes la
nuance un peu roussie: kaki, kaki, tout est kaki.
On ne peut, en visitant le camp, qu'admirer. Les abris et les hommes
sont juste au même point de solidité, de stabilité, et comme enfantés
l'un par l'autre. Une salle de conférence vaste, bien assise, cernée
à sa base d'un ornement riant et puéril de fleurs et de cailloux
ronds, lâche une soixantaine de Tommies robustes et géométriques. Une
boulangerie en activité pond, en même temps que ses soldats rissolés,
des pains blonds et bruns.... Les hommes qui creusent là-bas des puits
artésiens font songer, prompts à bondir hors des fosses, à ces insectes
du sable marin, grésillant à marée basse comme des grains de silex
vivants....
Rien ne manque ici. Le camp anglais a des concerts, des boxes bien
alignés pour ses chevaux, des abreuvoirs où l'eau courante frémit,
des cinémas, des chapelles, des garages, des restaurants, des salles
de repos, de lecture et de correspondance, des infirmeries où la main
tâtonnante des malades trouve, sur le mur de toile, un commutateur
électrique.
Il y a tout. Cette abondance, cette perfection même, et l'allure des
soldats, leur allure si particulière de tranquille agilité, inspirent
au premier abord une sorte de découragement respectueux, l'image d'une
mobilisation figée, l'effroi d'une guerre qui ne finirait jamais....
L'impression ne dure guère. Chaque jour, grossi régulièrement par des
débarquements d'Angleterre, le camp déverse vers les fronts divers le
flot mesuré de ses combattants. En voici douze cents, qui descendent
vers la gare et les automobiles de transport, nets, brossés, bien
guêtrés, irréprochables, tous vermeils du fard uniforme que le soleil
inflige à leurs carnations blondes. Curieux, ils tournent vers nous
des yeux que le hâle fait plus bleus, et des sourires de premiers
communiants....
--Où vont-ils?
C'est une question irrépressible. Mais le jeune officier kaki,
interrogé, lève la main en signe d'ignorance:
--Je ne sais pas, dit-il, sans accent. Ils font partie de l'armée
britannique.
Et il ajoute, répondant à notre regard de surprise:
--Moi, je suis officier indien, né dans l'Inde. J'ignore tout de l'armée
britannique. Moi, je suis de là....
Cet «Indien» rose et blond désigne derrière lui une autre région du
camp, appauvrie aujourd'hui par un départ récent des troupes de l'Inde.
Les avenues sont vides, sauf, de moment en moment, un cuisinier aux
jambes nues, aux pieds dansants, qui va d'une tente à l'autre; sauf
quelque surprenant infirmier à la tête voilée, qui abaisse, pour passer
près de nous, des paupières mystérieuses sur des yeux léonins.
--Vous voulez voir une des cuisines du camp indien?
C'est toujours le même édifice de bois, une belle et bonne maison
démontable, éclairée par l'électricité. Mais ici nous cherchons
vainement les fourneaux de fonte: sous l'ampoule lumineuse, un chaudron
de sorcière fume, posé sur trois pierres, et d'un être accroupi,
indistinct, sort une longue main foncée, fine, d'une noblesse sauvage,
qui jette à poignées, dans la vapeur, je ne sais quel charme....
L'heure vient de quitter le camp, de regagner l'autre Rouen par un des
tramways, que nous croisions tout à l'heure, chargés de Sikhs en turban,
graves, et d'infirmières anglaises, beaucoup moins graves sous leur
chapeau de boy-scout et leur court mantelet margé de rouge. Encore un
instant, le temps de prendre une fleur à l'un des mille petits jardins
en plates-bandes, orgueil du camp,--le temps de consulter l'affiche à la
porte d'une salle de conférences, et d'y lire:
_Demain, à 4 heures,_
_CAUSERIE SUR JEANNE D'ARC_
_UN ZOUAVE_
Mai 1915.
Au moment où une fraternité irrésistible soulève vers nous l'Italie, je
songe à un ancien capitaine du 1
er
régiment de zouaves. Il
pourrait vivre encore, il n'aurait que quatre-vingt-six ans. Il avait
laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée en haut de la cuisse,
l'année 1859, à Melegnano,--en France nous disons Marignan.--Il en
était revenu radieux, entre sa béquille et sa canne, et quand on lui
demandait, avec une compassion discrète:
--C'est à l'hôpital de Milan, n'est-ce pas, que l'on vous a...?
--Oui! s'écriait-il.
Et il ajoutait, sur le ton le plus fat des confidences amoureuses:
--Ah! mon ami!... Les Milanaises! Ah! quels souvenirs! C'est la plus
belle année de ma vie!
Le jour qu'il fut blessé, abandonné au creux d'un fossé, un de ses
hommes _revint_ le chercher, le chargea sur son dos et l'emporta sous le
feu. Pendant qu'il marchait, le soldat entendait au-dessus de lui rire
le blessé, qui lui tirait les cheveux à poignée et disait:
--Quatre jours de boîte au soldat Fournès! _Primo:_ porte les cheveux
longs; _secundo:_ s'est permis envers son capitaine une attitude
familière et déplacée!
C'était un zouave, un zouave comme beaucoup de zouaves d'autrefois et
d'aujourd'hui.
Il racontait la campagne de Crimée, le choléra, Sébastopol, à sa
manière. «Beaux soldats!» disait-il des Russes. Et cet hommage ne
contenait aucune modestie, car il se savait--le nez court et ouvert, les
sourcils hérissés sur de clairs et terribles petits yeux de chat,--tout
ressemblant à un cosaque.
La neige, la famine, l'herbe cueillie sous les chevaux morts et mangée
crue, il en parlait comme d'autant de faveurs spéciales, que la chance
lui avait personnellement octroyées, et le choléra devenait une farce
gauloise:
--Oh! le jour où j'ai fait croire à cet animal de Guillemin qu'il
tournait au vert et qu'il en avait pour deux heures! Il le croyait, il
était là, assis dans la neige, à se tortiller en se tenant le ventre....
Je n'aurais pas donné ma place pour une invitation aux Tuileries!
Une modestie singulière, ou bien le mépris de tout ce qui apporte le mal
et la mort, lui conseillait l'emploi des diminutifs. Le froid mortel
de la Crimée n'était plus qu' «un joli frisquet», ses quatre autres
blessures de «petits accidents», et il appelait son amputation un
«élagage nécessaire».
--Car, déclarait-il avec arrogance, ne vous y trompez pas! Ce n'est pas
une jambe de moins que j'ai, c'est une de trop que j'avais.
On l'eût pu croire, à le voir danser à la corde, et sauter debout sur un
billard.
Ses camarades, qui ne sont pas tous morts, se souviennent peut-être
qu'il fut l' «homme à la salade».
--Un soir, en Crimée, racontait-il, à l'heure du frichti.... Oh! nous
ne manquions pas de tout! nous avions du tabac, et même un peu de feu,
mais rien à y cuire. Mon ordonnance m'apporte la salade, je devrais dire
le fourrage, car l'huile et le vinaigre manquaient depuis deux mois.
«--Bougre de mal appris, dis-je à ce gros pétras, tu as oublié
d'assaisonner la salade!
«--Mais, mon lieutenant, vous savez bien qu'il n'y a plus que sous la
tante à Canrobert qu'on a de l'huile et du vinaigre.
«--Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour porter ma salade à Canrobert?
File! Et qu'il la soigne, ou il aura de mes nouvelles!
«On rit, je rallume une cigarette et on tâche de penser à autre chose.
Au bout d'une heure, qu'est-ce que je vois arriver? Mon gros pétras
d'ordonnance, portant un saladier comme le Saint-Sacrement, un saladier
plein de salade à l'huile, au vinaigre, au poivre, au sel.... Je hurle:
«--Qu'est-ce que c'est que ça?
«--Mon lieutenant, c'est la salade.
«--Quelle salade?
«--Celle à Canrobert. Je suis été à la tente à Canrobert, comme mon
lieutenant me l'avait dit. J'ai dit à Canrobert que mon lieutenant
commandait comme ça qu'il fasse une salade soignée.
«--Alors??? alors??? Qu'est-ce qu'il a dit?
«--Il a rien dit. Il a fait la salade. Je vous la rapporte, mon
lieutenant.
«Le temps d'enfiler ma tenue numéro un, qui consistait à jeter ma
couverture et à essuyer la neige sous mon séant, je filais chez
Canrobert. Je me trouve devant lui, le bec cloué, pendant qu'il me
regardait, le sourcil au ras du nez. Enfin, j'articule:
«--Je ... je suis ... tout à l'heure.... La salade....
«Il ne pipait pas, il me regardait. A la fin:
«--Ah! ah! vous êtes l'homme à la salade? Elle était bonne, ma salade?
«--Je ... mes excuses....
«--Allez, lieutenant. Et surtout, dites que je fais très bien la salade.
Je tiens énormément à ma réputation de cuisinier.»
C'est de l'Italie que le zouave était resté épris. Debout et si vif
encore à soixante-dix ans, sur sa jambe unique, il chantait des chansons
italiennes, il rajeunissait à nous peindre les fleurs, le soleil, les
femmes de l'Italie, et ses récits oubliaient deux choses, toujours les
mêmes,--deux minces détails: les Autrichiens et sa blessure.... Un
zouave, enfin, un vrai zouave comme tant de zouaves de 1859 et de 1915.
Seulement, celui-là me semble encore plus beau que les autres, parce
qu'il était mon père.
* * * * *
Il eut,--amputé, convalescent, et plus impatient dans son lit d'hôpital
qu'un loup en cage,--la visite de l'empereur. Napoléon III allait de lit
en lit, serrant des mains fiévreuses et questionnant les blessés. Le
capitaine de zouaves ne montrant, hors du drap tiré, qu'une jeune tête
maigre, aux yeux furieux et gais, l'empereur lui demanda:
--Vous, mon ami, où êtes-vous blessé?
--Rien, Sire ... une égratignure.
--Une égratignure? Montrez-moi donc ça?
Le zouave montra «ça»,--et l'un des aides de camp de l'empereur, mort il
y a cinq ans, n'oublia jamais «ça».... L'empereur dit, après un moment:
--Je voudrais faire quelque chose pour vous....
--Mais, Sire, j'ai la croix--et quelques médailles.
--Ne puis-je rien vous donner de plus?
--Ma foi, si.... Une béquille, Sire.
Il l'eut, avec une petite perception dans l'Yonne. Et sauf qu'il
protégea son village au moment de l'occupation allemande, en 1870,
ce zouave, enchanté que la vie l'eût mené de Toulon à la Guyane, en
Afrique, en Crimée, en Italie, ce soldat amoureux de la bataille, connut
la mélancolie humiliée de n'être plus qu'un retraité, béquillant ou
sautant à clochepied de sa maison à son jardin. Il n'y eut plus, pour
lui, qu'une fête héroïque: son riant enterrement dans un cimetière
fleuri. Quelques vétérans, noueux, durs, ébranchés comme lui, le
suivaient, avec la petite foule familière du village qui frôlait
tendrement, sans respect, le cercueil du zouave, un beau cercueil de
bois nu, paré magnifiquement d'une tunique trouée, la tunique à large
jupe, la tunique à taille de guêpe des officiers du Second Empire.
_IMPRESSIONS D'ITALIE_
Rome, juillet 1915.
I
Quitter Paris pour la première fois depuis onze mois, s'éloigner, par
un soir sec et lourd, de Paris obscur, patient, résigné à tout ce qui
peut servir son magnifique et sûr espoir;--et s'éveiller à Aiguebelle,
sous des monts dont une pluie récente fait plus bleus les sapins, plus
bondissantes les cascatelles, cela déjà semble une fête, une surprise
qu'on n'a pas méritée. Mais passé le tunnel de Modane, tout éblouit.
Qu'il est beau, ce versant des Alpes italiennes, arrosé d'eaux pures,
fleuri, drapé de vignes, moiré de maïs, frais en dépit de l'été, chaud
malgré la neige voisine! Ce n'est pas encore la monotone abondance
milanaise ni la triple richesse, sur une même terre, des céréales et des
pampres suspendus aux arbres à fruits. Ici, la fleur se prodigue, le
pâturage fait songer à la pelouse et le torrent aux jeux d'eau. Quelle
proie que cette terre, pour un envieux voisin!...
L'émerveillement m'accompagne, et la confiance. Je pense, en regardant
les gens de ce pays, soldats dans les gares, paysans accoudés aux
barrières, appuyés sur la bêche ou la faux: «Voici les miens, voici
les _nôtres_. Il n'en est pas, parmi les êtres humains, qui nous
ressemblent, même physiquement, davantage. Le soleil a bruni ceux-ci
d'un hâle plus généreux; des farines et des vins sans fraude dotent
leurs femmes d'un sein plus riche, leurs enfants d'un estomac, d'une
dentition plus robustes; sauf cela, ils nous ressemblent. La proportion
de leurs traits, le rythme de leurs corps nous sont, dès l'abord,
familiers, pénétrables. Tout ici me préserve de l'angoisse inévitable
qui m'attendait autrefois en Allemagne, au contact de l'animal humain
prussien ou bavarois, d'un rose porcin, souvent prognathe, le nez court
et la lèvre longue, avec de fortes pattes pesantes et lentes....»
Malgré la présence, dans les gares, des _bersaglieri_ coiffés de plumes
et des officiers réséda, j'emporte, de station en station, jusqu'au
delà de Gênes, l'illusion de voyager dans un pays oublié par la guerre.
Gênes, jaune sur un ciel boursouflé d'orages, regorge d'hommes jeunes,
ouvriers, marchands, en costume civil. L'air est plein d'une active
odeur de charbon, de goudron, de mer. Le train escalade, pour joindre
le golfe, des jardins négligés, des églantiers rouges, jette ses
escarbilles brûlantes sur des lauriers-roses. La mer, que nous longeons
enfin, ne porte aucune trace des cruels conflits et baigne des villages
couleur d'ocre, épanouis, toutes portes ouvertes et versant au flot un
tribut florissant d'enfants nus qui jouent dans la vague....
Soudain, à la nuit tombante, près de Rapallo, notre train, ralenti,
croise un autre train,--puis-je nommer ainsi ce long char débordant de
rires, de chants, de frénétiques mandolines? Cette fusée de fête qui
s'enfonce dans le crépuscule, c'est un départ de troupes italiennes.
Oui, le «peuple de mandolinistes» s'en va en guerre! J'ai reconnu
l'accent, l'ivresse, la guerrière insouciance de _nos_ soldats. Ces
rires, ces chants, c'était l'hymne de départ de nos chasseurs, de nos
marins, de nos zouaves traversant Paris et sa banlieue, et jamais
chanson d'Italie n'eut dans mon cœur un écho plus français.
* * * * *
La guerre, la guerre.... Des rencontres de trains militaires, les
uniformes sur les voies, la variété des cartes postales et des emblèmes
patriotiques vendus dans les gares m'ont ramenée à ce mal qui vit avec
nous, auquel nous avons consenti tous ses droits et qui se nourrit de
nous-mêmes. J'arrive à Rome: les roulements de tonnerre, de grêle, de
pluie, mêlés d'éclairs de foudre et de soleil;--la guerre....
--Est-ce que la guerre n'a rien changé à Rome? ne manqué-je point de
demander, dès les premières heures, au comte Primoli.
--Certainement si, répondit-il avec une prudence romaine: la couleur des
réverbères.
Pour faire tenir toute la vérité dans sa réplique, il eût pu ajouter:
«et les chevaux des voitures de place». Rome, qui n'a point de troupes,
connaît seulement le demi-silence, le vide d'une capitale en été.
Elle subit, comme chaque année, ses matins brumeux qui obligent à
l'oisiveté physique; une vague de feu abaisse, de huit heures à midi,
les persiennes obliques. Puis l'air bouge un peu, annonçant le frais
_ponentino_, la brise de trois heures; les magasins, fermés depuis midi,
rouvrent leurs vitrines, la ville renaît, comme arrosée, sous un ciel
presque blanc que l'incendie horizontal du couchant respecte. Le soir
infuse aux colonnades blondes, au travertin fauve des palais, un sang
plus rose. Le long jour d'été tarde ici plus qu'ailleurs à s'éteindre,
semble-t-il, et neuf heures ont sonné que je vois distinctement, sur un
éther laiteux et sans lune, la forme babélique du château Saint-Ange,
et, sur le pont, les saints théâtraux, les draperies pleines d'un
souffle inutile, qu'y a dressés le Bernin.
C'est l'heure des réverbères bleus. La hâte, le hasard ont varié leurs
couleurs, du bleu brûlant des vitraux gothiques jusqu'à l'azur de la
mer peu profonde. Nos visages et nos mains nues reçoivent tantôt le
bleu flatteur d'un clair de lune d'août, tantôt la pâleur verte de
l'éclairage oxhydrique; le brouillard du Tibre tremble en halo autour
des veilleuses bleues égrenées le long d'un quai.... Rome, bleue,
intacte, parée par la guerre, a trouvé dans la guerre de quoi rendre
plus belle la beauté de ses nuits.
II
Je ne pensais pas qu'un si beau voyage pût être une épreuve. C'était
une fête que mon départ. Voir l'Italie, me jeter, au moment où ils
se tendent vers nous, dans ses bras fraternels, me tourner, le jour
anniversaire de Magenta, vers le champ où mon père laissa un long
lambeau de lui-même; écouter, deviner la belle langue qui chante
autour de moi, me baigner dans une foule chaleureuse qui se délasse
la nuit, qui hume des _gelati_ et des limonades en lisant, à la lueur
des lampadaires bleus, la quatrième édition du _Corriere della Sera;_
chercher enfin, dans le peuple qu'une juste guerre enflamma d'une joie
religieuse, l'image de notre propre foi; je n'ai vu que cela, je n'ai
pensé d'abord qu'à cela.
Peu de temps a suffi pour que je ressente, aux heures ambiguës du jour,
le mal de n'être qu'une Française détachée de la France, et éloignée de
ce qui compte pour elle plus qu'elle-même: son amour, sa patrie, son
foyer. C'est une douceur bien humble, mais bien amère, que de songer:
«Je suis, à cette heure, toute pareille à n'importe quelle fille de
France qu'on eût envoyée ici. Je suis toute pareille à la petite bonne
française que j'ai vue emplir hier une lampe à pétrole en cachant des
yeux rougis et anxieux; pareille à la marchande de journaux de Milan,
Française mariée à un Italien, qui répondait avec impatience: «Oui, oui,
tout à l'heure!» et oubliait les clients pour lire _notre_ communiqué.»
Je ne savais pas qu'en regardant, du haut de la terrasse de
Frascati,--où promeneurs, enfants magnifiques, femmes oisives, marchands
de fruits et d'eau citronnée, sont si ressemblants, le costume sauf,
aux promeneurs d'autrefois,--qu'en admirant au loin la plaine, puis au
delà de la plaine cette marge vaporeuse, d'un bleu suave, qui dénonce et
cache la mer, je me laisserais prendre et troubler par une seule pensée:
«Plus loin que cette plaine et d'autres plaines, plus loin que cette
eau, ce n'est pas encore la France.... Si tu regagnais maintenant la
gare de Rome, et le train, il te faudrait plus de trente heures encore
pour atteindre, en touchant ton foyer, la _certitude_ que les êtres
auxquels se suspend ta vie sont vivants et intacts. Croyais-tu pouvoir,
sereinement, comme un touriste d'été, goûter la beauté de l'Italie et
t'y réjouir de la croisade, comme fit l'autre jour cette mère romaine
qui parait son fils, au départ, de fleurs de grenadier? Toi aussi, il y
a un an, tu as donné la fleur à un soldat qui partait, et tu as ri. Mais
il y a un an de cela, et c'était dans _ton_ pays. Qu'y a-t-il pour toi,
loin du coin où tu as rassemblé, pour te garder la chaleur nécessaire,
des livres, des portraits, des lettres? Que fais-tu ici? Retourne, ne
résiste pas, retourne dans ton pays....»
Il faut, pour triompher de la crise quotidienne, faire appel à
l'orgueil, à la curiosité, au devoir de connaître un peu plus. Il faut
l'amitié délicate, l'empressement des Français fixés à Rome et des
Romains que Paris retenait quelques semaines chaque année. Ceux-ci,
rappelés par la même anxiété filiale, ont tous quitté, il y a deux mois,
leur villégiature printanière; ils se serrent contre Rome, y subissent
sans murmure juillet insoutenable, et se muent sans effort en soldats
impatients de servir ou en vieillards dont le chauvinisme ne connaît pas
de contrainte. J'ai vu, dans un salon romain, une mère amener son fils à
un dernier _five o'clock_, montrer ce haut et large lancier à col blanc.
--Comment, il part? s'écrièrent les femmes présentes.
--Mais, Dieu merci! répondit la mère avec éclat.
De tels mots, où revit notre ferveur de l'an passé, le reflet, sur
les visages, des premières victoires italiennes,--tout cela n'est pas
pour calmer une sensibilité qui se croyait intacte, mais que onze mois
d'alarme ont délabrée. Une _trattoria_ du Transtévère ouvre, au ras
du trottoir, l'étroit et gai refuge qu'il faut justement à mon ennui
d'exilée. Il est neuf heures du soir, l'appétit populaire, engourdi par
la sieste, s'attable à peine. L'arrière-salle est un jardin couvert,
accablé de lumière électrique, paré de drapeaux, qui fleure le safran
et le vin frais. La _trattoria_ s'emplit d'une rumeur animale et
bienfaisante, chaude de rires de femmes, de verres rudement maniés, de
cris d'enfants. Car le petit ménage romain amène avec lui sa remuante
progéniture, jusqu'au nourrisson, qui tette durant que sa mère vide un
plat de spaghetti. A onze heures, les petits seront encore là, comme des
moineaux éveillés, entre les tables.... Le vin des Castelli reluit dans
des ampoules de verre qui portent, enfoncé dans leur pâte épaisse, le
petit sceau de plomb du contrôle. Cela est nouveau comme le lourd gâteau
qu'on me sert et qui succède au poisson rôti; tout est amusant pour les
yeux, la main et le palais.
Des mandolinistes maigres, un peu infirmes, viennent d'entrer;--une
chanson napolitaine manquait à cette fin de soirée. Mais ils grattent:
et l'insecte musical qui semble danser frénétiquement dans la caisse
bombée des mandolines ne chante ni Naples, ni la lune, ni la gondole, il
chante ... la _Marseillaise_.
Cela est inattendu, cela est irrésistible. La fanfare militaire, ni
la fastueuse canonnade bondissant d'écho en écho, ne me dispenseront
pas une émotion plus grave, une larme plus joyeuse et plus spontanée
que cette grêle et chevrotante _Marseillaise_, jouée au fond d'une
_trattoria_ populaire de Rome, et qu'écoutent, front découvert, tournés
vers elle comme s'ils pouvaient la _voir_, des hommes dont pas un seul
n'est Français.
III
--Vous irez voir le marché des antiquaires, à Santa-Maria-di-Fiori?
--Allez plutôt voir, à Saint-Pierre, le salut où prient les soldats!
--Ne vous couchez pas si tôt ce soir, assistez, vers deux heures ou
trois heures du matin, au passage des troupeaux qui traversent Rome,
avec leurs chiens silencieux, leurs bergers à cheval....
--N'oubliez pas les Thermes de Dioclétien et la Vénus couleur de
chair....
--Cet après-midi, je veux vous conduire à l'église Saint-Sabas et au
cimetière des Anglais....
Romains de Rome, Romains de Paris, ils me parlent tous ensemble, jaloux
de me montrer les joyaux de leur ville; chacun d'eux sachant à quelle
heure un rayon oblique, traversant une église, l'embrase, à quel moment
du jour l'ombre des cyprès croît, en fuseaux parallèles, sur un jardin
de tombeaux. Mon ignorance ne me guidant point, je fuis seulement,
d'instinct, la paix des musées, dont la sérénité me pèse, et le vide,
plafonné d'or, des basiliques. Je me tourne vers les spectacles vivants
où l'eau parle, où la ruine, la tombe et la statue se couronnent de
vigne, où je puis quêter, sur des visages humains, une secrète, une
amicale réponse à la question, toujours la même, que je ne formule
pas....
Je n'ai eu garde d'oublier le jour où les brocanteurs couvrent le Campo
di Fiori de vieux fers, de cuivres, d'antiquités truquées ou non. «Vous
n'y trouverez rien d'intéressant cette année, c'est la guerre....» Je
ne viens pas pour acheter: Je viens voir, deviner sinon voir, ce que
Rome cache si bien: un changement, une hésitation, un ralentissement
dans sa forte vie. Mais, ce marché du Campo di Fiori, la chaleur
qui tremble comme un encens au-dessus des œillets rouges et des
bottillons de jasmin, ne suffirait-elle pas à en chasser les curieux? Le
soleil impose, à travers les manches, des rayons vésicants; un instant
d'immobilité est puni d'une brûlure appliquée sur la nuque entre le
col et les cheveux. Quel plaisir me guide entre les étalages, protégés
d'un auvent de toile? Une marchande, belle entre ses tresses huilées
et ses longs pendants d'oreilles, me tend avec une muette insistance
un fût de vieille lampe peinte, des cœurs d'argent, des médaillons
et des colliers à miniatures pompéiennes, où voltige sur fond noir une
petite nudité ailée. Je m'éloigne, je manie des faux saxes soigneusement
encrassés, et des vrais carlsbad, car il traîne ici d'abondants soldes
d' «objets d'art» autrichiens. Que de jais en festons, de cailloux du
Rhin et de marcassite en bordure, que d'étains récemment bosselés, et
combien de fagots de petites cuillères à manche en filigrane....
Rien à acheter, vraiment, rien.... On me touche le bras: la belle
marchande muette m'a rejointe et me tend, sans sourire, un lambeau
de brocart troué. Elle exceptée, aucun marchand ne me retient ici. Je
ne vois, assis sous les tentes qui battent au vent, que des femmes,
quelques vieillards. Quelques-uns, ayant calé l'assiette de _risotto_
et la fiasque de vin entre une lampe juive, un écrin d'argenterie et un
gril défoncé, déjeunent. Tous ces gens-là, me trompé-je? pensent, comme
moi, à autre chose. Non, je ne me trompe pas. La marchande aux tresses
huilées, qui m'a singulièrement suivie, se campe soudain devant moi,
appuie sur mon regard son regard sévère, et me jette ce seul mot:
--_Tedesca?_
A mon geste indigné, à ma réponse:
--_Francese!_
Elle daigne sourire et pose, sans motif, avant de s'en aller, sa main
sur mon épaule;--geste insolite, ébauche de caresse confiante, plus
émouvante que le langage.
«_Tedesca...._» Il y a plaisir, pour une Française, à constater ici la
suspicion de l'Allemand. Mais la suspicion populaire ne va pas qu'au
Teuton. «_Tedeschi!_», c'est déjà l'injure que se jettent, ici comme à
Paris, les gamins pendant le pugilat. Un ostracisme, plus courtois,
referme peu à peu Rome devant l'étranger, tudesque ou non. Ouverte
depuis des siècles à l'admiration indiscrète du monde entier, envahie
d'artistes nomades, enrichie par les barbares curieux, la ville semble
se reprendre à tous. Cela est sensible par les nuances autant que
par les petits faits brutaux. On affectera devant moi, dans un salon
romain, de parler peu de la guerre, et légèrement. On dira «l'avance
sur l'Isonzo» comme «l'averse de ce matin», sans insister. L'attitude
du pape, qui soulève Paris, se commente ici par une mimique prudente,
des «tt... tt...», des hochements de tête, comme autour d'un fâcheux
bulletin de santé. Dans un magasin, le commerçant tend l'oreille à mon
accent, de même qu'il écouterait le son d'une pièce d'or douteuse.
Les musées n'ont plus de gardiens serviles, mais des geôliers prêts à
s'interposer entre le chef-d'œuvre et l'intrus, entre la belle Vénus
de Cyrène et la main sacrilège qui se pose sur son flanc plus vivant
que la chair. Ce n'est pas seulement l'écho qui double mon pas sur le
porphyre des basiliques, ni mon ombre qui joue entre les colonnes:
si je m'arrête, j'entends encore les chaussons mous du sacristain qui
m'épie....
L'hôtel même, bâti pour le passant, ne se soucie plus d'héberger une
étrangère. Passeport, pièces d'identité, lettres d'ambassades ne font
point que l'on soit, auprès d'un portier d'hôtel de la via Venato,
_persona grata_. Mais il s'humanise quelques heures plus tard, et me
glisse avec un sourire d'ogre affectueux: «Gabriele d'Annunzio (_sic_)
il vous attend dédans le hall.»
Bien loin que je m'en irrite, j'aime les marques, un peu hargneuses,
d'un «italianisme» si promptement armé, prêt à nommer ennemi--«tedesco!»
l'étranger. J'aime qu'une bande d'ouvrières, qui jouaient à barrer
la rue et à s'esclaffer, s'écartent et se taisent d'un air hostile,
parce que j'ai parlé une langue qui n'est pas la leur. J'aime que Rome
s'arrache à tout ce qui n'est pas son peuple, son passé, sa foi, comme
un cavalier farouche s'enroule, d'un seul geste, dans son manteau. Et
j'entends bien que ce n'est pas moi qu'elle injurie, la belle bouche
des enfants poudreux qui, sur le bord des routes, insultent au lieu de
mendier, et qui crie le même mot, toujours le même:
--_Tedesca!_
IV
Entre des palmiers, des chênes éternels, des rosiers grimpants,
l'hôpital offert par la reine-mère aux blessés italiens est une villa
princière où l'air pur, les chants d'oiseaux, la lumière éclatante ou
tamisée abondent. Les jardins qui l'entourent versent jusque dans la via
Boncompagni leurs palmes et les pétales des magnolias. Rien ne manque
à cet hôpital modèle--que les blessés. Rome n'en a pas un. Jusqu'à
présent, on les écarte d'elle, on la veut garder sereine parmi ses
parterres clos, empanachés d'eaux jaillissantes. Que d'hommes valides
dans ses rues, que de soldats tout neufs encore.... L'Italie ne voit pas
le bout de ses vivantes richesses.
J'espérais visiter les premiers blessés de la guerre, mais une
rigueur nécessaire défend l'accès des villes du front. Reporter ou
reporteresse, Italien, allié ou neutre, nul ne pénètre dans la zone
des années. Le même mot: «_Impossibile_», arrête celle-ci et celui-là,
et rien n'entame une courtoisie qui ne discute même pas. Je ne verrai
donc ni Bologne gorgée de troupes, ni Padoue, ni Mantoue ressuscitée en
armes, guerrière qui dormait sous son pavois. Venise se ferme à tout
passant. Et Rome ne recueille de la guerre que les bruits qu'on lui
jette par-dessus le mur de fer.
J'écoute. Je regarde ceux qui, demain, partiront. Ils portent avec
aisance la tenue réséda. Ils n'ont pas cet air déguisé, cette gaucherie,
sympathique d'ailleurs, de nos recrues. C'est qu'ici la beauté masculine
court les rues et s'accommoderait aussi bien de la toge que de la
tunique à col de couleur et du képi à longue visière arquée.
Un médecin, venu du front, a vu des ambulances et n'en rapporte que
joie, que patriotique orgueil.
-Quelle race que la nôtre! dit-il. J'ai visité un millier de blessés ou
de malades de la guerre. Je n'en ai pas trouvé un seul qui fût atteint
d'entérite ou de tuberculose. Et les blessés qu'on sauve guérissent si
vite!
Le long des ruelles du Transtévère, dans les fossés du Gianicolo,
dans l'ombre massive du Teatro Marcello, qui soude sa ruine énorme et
enfumée aux petites maisons d'une _piazza_ tout éclairée de citrons
et de tomates, partout pullulent les fils et les frères adolescents
de ces soldats dispos. Souvent leur pauvreté florissante fait envie,
et leur nombre donne à penser. On ne peut pas ne pas les voir, car
l'habitude familiale, même dans la classe aisée, ménage à l'enfant
sa place au restaurant, aux réunions et aux promenades d'après-midi.
Y a-t-il beaucoup de maris français qui se chargeraient, comme en
Italie, d'emmener, d'amuser, de soigner pendant tout un dimanche, avec
une patience de nourrice, quatre ou cinq bambins dont le plus jeune
ne marche pas droit encore? Nous sommes loin de l'enfant français et
anglais, relégué à la _nursery_....
Mais c'est dans les rues pauvres que j'aime le mieux regarder la
marmaille romaine. Assises sur des seuils ténébreux, de jeunes mères
étalées sont couvertes et parcourues d'enfants, comme des lices
tranquilles qui laissent jouer et se battre sur elles une progéniture
déjà endentée. Le plus beaux sont les plus graves, avec leur luxe de
cheveux bouclés et de longs cils, leur bouche dédaigneuse au-dessus
d'un petit menton spirituel. En grandissant, les garçons deviennent les
minces faunes dorés qui ont enchanté les sculpteurs et les peintres;
les fillettes atteignent, vers quinze ans, une perfection qui requiert
tous les regards. Elles supportent d'ailleurs qu'on les admire, et c'est
le spectateur, gêné, qui se détourne, devant ces calmes visages sans
rougeur, ces lèvres au duvet de velours qui sourient à demi, promptes à
exprimer ce que tarde à dire l'œillade un peu nonchalante. L'attache
du cou, la nuque sous les cheveux, donnent à les contempler le même
plaisir qu'un vase très lisse, une colonne polie, un fruit achevé dans
sa forme. Les adolescentes ne l'ignorent pas; elles savent aussi que
cinq ou six années muent en jeune matrone une nymphe élancée. Mais elles
choisissent tôt un amour, un foyer, s'y attachent et s'y reposent comme
une plante, lourde de fruits, s'appuie au mur, et tout autour d'elles
grandissent d'autres faunillons, de nouvelles petites nymphes dont elles
ne songent pas, comme en notre bourgeoisie avare, à limiter le nombre.
Aussi reviens-je fréquemment aux rues, aux places où des volées
piaillantes d'enfants se disputent les citrons tachés, les melons et les
tomates fendus, les bribes du marché matinal, aux voies et aux parvis où
se lit, en grouillement sain, riant et misérable, la destinée magnifique
d'une race qui ne se lasse pas d'enfanter et qui peut dire à ses fils,
impatients et serrés sur une patrie étroite, entre des frontières d'eau:
«Mais il y a, pour vous, toute la terre!» Malgré moi je m'attarde ici à
un spectacle, toujours rare chez nous et qu'une guerre de douze mois, en
France, a prohibé: les femmes enceintes, opulentes, massives au soleil
comme des tours, qui marchent en portant devant elles l'avenir et la
fortune de l'Italie.
_UN TAUBE SUR VENISE_
Juillet 1915.
I
4 juillet, six heures et demie du matin.--Un soleil blanc d'orage, des
nuées que la mer plate reflète en gris, en vert d'huître. Une journée
de sirocco, puis une nuit sans étoiles ont laissé tièdes les dalles
des Schiavoni et les balcons de marbre. L'église du Rédempteur semble
flotter, soulevée au-dessus de la mer comme un mirage.
La nuit a paru longue. De sa vie nocturne d'avant la guerre, Venise n'a
gardé qu'un chuchotement, une respiration qu'on distingue en tendant
l'oreille: coups de langue de la vague contre un pont, grincement
d'une chaîne de barque, et, vers l'aube, le départ discret d'une seule
gondole. Les _vaporetti_ militarisés ronronnent plus tard, un peu avant
cet instant matinal, déjà engourdi de chaleur, qu'un coup de canon,
soudain, secoue.
Un deuxième coup de canon, un troisième, plus lointain. Les échos
magnifiques des palais rejettent le son vers la mer. Penchée à la
fenêtre de l'hôtel, je cherche l'avion ennemi: il est très haut, il
franchit un étroit abîme bleu entre deux nuages. Une foule paisible,
sans cris, s'accoude au marbre du pont; des Vénitiennes minces étendent
vers l'aéroplane leurs bras, d'où les longues franges noires du châle
pendent comme des algues. Elles se mêlent, pour le plaisir des yeux, aux
matelots blancs. Il n'y a point de hâte, ni de frayeur, et pas d'autres
cris que le miaulement menaçant des sirènes. Des canots automobiles
s'élancent, rayant la mer.
Un coup de canon tout proche, parti de l'île du Rédempteur, ébranle
l'air, les tentures, la verrerie, frappant les poumons et les oreilles
d'un choc presque agréable. C'est la fin de l'alerte: le taube qui
menaçait saint Georges debout sur l'église vire, s'éloigne, ayant jeté
trois bombes à la lagune; il lui a suffi de voir, du haut des airs, les
avions français ouvrir, hors des hangars, leurs ailes. L'un d'eux le
poursuit sur la mer, et lorsqu'il revient, une heure après, Vénitiennes
noires et matelots blancs ont gagné, ceux-ci leur poste, celles-là
l'ombre fraîche et moisie des ruelles. Les oriflammes dominicaux
flottent sur Saint-Marc, éventent la place vide et brûlante. Et la femme
de chambre qui m'apporte le thé résume avec dédain l'incident, en ces
termes héroïques et brefs:
--Ce n'est rien. L'ennemi est venu. Nous l'avons chassé.
II
Juillet, opprimant Venise, évapore, sur le plus bas degré de ses «portes
d'eau» l'eau lourde et reposée, l'eau que ne battent plus la rame ni
l'hélice. Dans l'ombre des petits canaux où j'ai fui, vers cinq heures,
la fournaise des Schiavoni et les marbres qui brûlent la main, je n'ai
trouvé que l'odeur des eaux basses, qui sentent le soufre, l'évier
gras, le fruit tourné et l'égout riche. Cette odeur de Venise d'été
s'insinue par les fenêtres closes, supprime l'appétit, et distille une
fièvre indolore, qui se trahit seulement par une paresse agréable et le
tremblement du journal que je tiens déployé....
Le sirocco a secoué, vers six heures, quelques gouttes de pluie
chaude,--autant qu'il en tomberait d'un bouquet mouillé. Une seule voile
de barque, ocre et rose, sur la lagune d'un bleu éteint, se balance. Des
vieillards et de nonchalants adolescents, assoupis sous le Palais des
Doges, dans l'ombre nouvelle de la colonnade,--chaque colonne de marbre
a maintenant son double en colonne de brique qui l'épaule--attendent la
fin du jour. Que ne l'ai-je comme eux attendue, un pigeon familier sur
chaque poing, la joue éventée d'ailes?
C'est que je ne suis qu'une Française impatiente, point encore soumise
à la torpeur de Venise. Je suis l'unique voyageuse, _la_ voyageuse de
Venise. J'ai pour moi seule le spectacle sans prix de Venise vide de
touristes et d'étrangers, Venise fragile au bord d'une mer menacée,
Venise qui se cache sous le sable comme le poisson plat quand passent
les mouettes.
Une initiative intelligente inventa, pour protéger tant de beautés
branlantes, de les bastionner de sable. Les chefs-d'œuvre de
Saint-Marc, emmaillotés, regrettent la lumière, les chevaux de Lysippe,
murés, tendent leurs naseaux vers d'étroites prises d'air, dans la
cour du Palais des Doges. L'Ève et l'Adam ne seront plus nus avant la
paix, et le fier Colleone s'abrite bizarrement sous un toit de chalet
normand. L'élan est donné, où s'arrêtera-t-il? Venise, vide, oisive,
joue au sable, et va couvrir la moindre corniche délicate offerte à
sa sollicitude éveillée. On vient d'encager la capricieuse _Fortuna_,
debout et tournant à tous les vents au faîte de la Dogana, et le saint
Georges rutilant de San-Giorgio-Maggiore, visé hier matin par un taube
d'Autriche.
Mosaïques d'or, voilées de toiles grises, statues sous les langes,
campaniles dont un terne badigeon empâte le métal vif, tout cet effort
mimétique que tente Venise pour se mêler à l'eau trouble, à la brume,
à la pierre anonyme, semble aujourd'hui se mirer dans le ciel brûlant
et cendreux. Sous le balcon de l'hôtel cependant, à mesure que vient le
soir, s'accroît une foule fraîche aux regards: ce ne sont que matelots
blancs au col bleu franc et longues filles de Venise, minces, en châles
noirs. Elles viennent, s'en vont d'un pas vif et muet, d'autres matelots
passent, et recomposent incessament le défilé blanc, bleu, noir, parfois
vert-gris comme le saule ou comme le gazon foulé, quand s'y mêlent des
officiers et des soldats de l'armée de terre.
L'heure du dîner sonne, sinon celle de la faim. Dans la salle à manger,
basse comme une salle de paquebot, la fenêtre ouverte laisse entrer
l'haleine fade de l'eau, où manque l'odeur tonique des poissons,
des filets mouillés: on ne pêche plus en Adriatique, et voici une
insipide truite saumonée venue de Bâle.... De beaux fruits, des figues
fendillées, et du café en givre, cela suffit. Ce crépuscule, violet
sur la mer et doré au haut du ciel, ne nous appartient plus: l'heure
des lampes est venue et l'on nous enferme hermétiquement dans la pièce
basse, avec le relent de la truite, le parfum des fruits et du café, la
fausse gaîté de trente ampoules électriques.
Carillon de huit heures,--huit heures et quart,--la demie,--carillon
plus long des trois quarts.... Au premier tintement de celui-ci, une
nuit totale, une obscurité parfaite s'abat sur Venise. Dans l'hôtel, les
domestiques, habitués déjà, jalonnent les ténèbres de quelques bougies
allumées,--compensation piteuse et coûteuse. Mais ce palais vénitien,
aménagé en palace, y récupère une lugubre noblesse. L'ombre des rampes
à balustres ruisselle sur les escaliers comme une onde inquiétante.
Il n'y a rien de plus vivant, aux mouvements des flammes palpitantes,
que les tentures, les statues, les longues galeries vides aux sombres
parois. Comme si la vie s'évanouissait avec la lumière, les dialogues
baissent ou se taisent. On étouffe.... Il vaut mieux risquer le faux
pas, l'entorse, qu'haleter ici.
Un reflet de jour traîne encore sur l'eau, au-dessous du pont des
Soupirs.... Mais du côté de la mer, et autour de nous, c'est la nuit
d'un tombeau sans étoiles. Je palpe les murs, je compte les colonnes,
j'arrive sans dommage à la Piazzetta, puis à la place Saint-Marc, où
_j'entends_ la présence d'une foule de fantômes. Ne connaîtrais-je pas,
privée soudain de la vue, la même angoisse? Car tous les bruits du jour
résonnent ici: pas alertes, voix de femmes et d'enfants, tintements de
cuillères et de verrerie, mieux: le son d'un bon orchestre, tout proche,
qui joue,--sans rancune,--une valse viennoise....
Sous ma main, le fer d'une chaise vide; je m'y assieds. Devant moi, un
guéridon. Un génie subalterne, et assurément nyctalope, m'y apporte une
glace vanillée, que je savoure à tâtons....
Il fait chaud. Les dalles tièdes chauffent mes pieds, à travers mes
minces semelles. Je distingue vaguement, au-dessus de la Place, un ciel
rectangulaire. Des flammèches, çà et là, allument à la hauteur des
visages les cigarettes et les cigares--encore est-il interdit de griller
trop longuement l'extrémité de ces cigares humides et sarmenteux.
L'obscurité se peuple ainsi de masques, fugitivement suspendus dans
l'air; la flamme sculpte ici un grand nez courbé, des yeux de diable
romantique, là une figure adolescente, lèvres tendues et paupières
mi-fermées comme pour un baiser, et là encore une face cupide et charnue
de Shylock gras.... Peut-être que je rêve. Peut-être que rien de tout
cela n'existe, sauf le parfum gelé du sorbet à la vanille, sauf le son
de l'orchestre rejeté par les échos de la Place, et dont je ne saurais
dire s'il chante devant moi, derrière moi, ou plus loin, sous les
arcades....
La réalité ne recommence qu'à l'hôtel. Une prison serait plus douce que
cette chambre, où la lueur d'une bougie lutte en vain contre les rouges
obscurs, les bois noirs et dorés. Une main sévère--celle de l'amiral
commandant la place--a verrouillé les persiennes, tendu par-dessus
leurs lames une toile imperméable, enfermé sans appel la chaleur, les
moustiques, et je commence avec résignation la première, la plus longue,
la plus morne des nuits vénitiennes....
_NOCTURNES_
Rome, juillet 1915.
L'humidité des vieux marais cachés, libérée par la mort du soleil, a
poussé hors des jardins de la Villa Médicis les invités prudents: il n'y
a plus, près de la fontaine aux nymphéas, que deux ou trois Français,
et Albert Besnard, qui déploie sa cape avec le rond de bras d'un jeteur
d'épervier.
Nous sommes tous fatigués de parler, d'avoir reçu en plein visage la
lumière d'un après-midi sans nuages, d'avoir souri, regardé, d'avoir
entendu les nouvelles venues de la France, accueilli un voyageur arrivé
de Londres à Rome, d'avoir écouté les lettres qu'il lisait, toutes
pleines de la guerre....
L'eau de la fontaine rejoint, en filet mince, l'eau du bassin, avec un
petit chant sur trois notes, que nous percevons soudain après la fin de
nos paroles.
De l'est à l'ouest, en un instant, le bleu du ciel passe au rose, et les
buis noirs massifs, dont la main s'amuse à rebrousser la toison rude, se
couvrent de rosée.
Pourtant nous n'aurons pas l'impression du repos, de la détente du
silence, tant que les hirondelles ne seront pas couchées. Le ciel tout
entier semble tournoyer en même temps qu'elles, comme une eau fouettée
qu'entraîne une fuite circulaire de poissons. Elles sont mille, et
d'avantage. Elles se font flèche, ou caillou. L'une tombe, fait la morte
jusqu'au sol, se relève en boomerang et siffle contre notre oreille,
montrant son noir petit œil de chasseresse féroce, et le bord
tranchant d'une aile qu'un rayon aiguise.
Le cri de convoitise qu'elles jettent semble le crissement d'un javelot
hérissé. Leur jeu est si terrible et si pressé qu'on oublie l'oiseau
pour ne plus songer qu'au dard jailli, au silex précipité par la fronde,
à l'acier bleu qui perce l'air.
Et lorsqu'il ne reste plus que deux hirondelles, rivales, obstinées,
volant haut, nous n'avons qu'à cligner les yeux, à renverser un peu plus
la tête, pour isoler, sur le ciel, les spires, les feintes, le combat de
deux noirs avions....
Où se sont-elles perdues? Personne n'a vu la fin de leur course. Qui
revient dans l'air? l'une d'elles, blessée, ivre? Non, c'est la première
chauve-souris qui écrit sur le ciel, d'une aile onglée, la dernière
heure du jour. Il y a encore une grande clarté au-dessus de nous, mais
qui ne descend plus jusqu'à la terre. Le Mercure noir de la fontaine, à
peine retenu à sa vasque par un pied ailé, tend en vain la main vers la
lumière.
Dans l'atelier, l'ombre noie les deux derniers portraits de Besnard:
d'Annunzio, assis sous des bosquets élyséens, et un petit Benoît XV,
écrasé sous la pourpre, plus pâle que sa robe, avec un grand visage de
bossu.... Quittons, pour Rome vivante et qui s'éveille, les portraits,
les haies de buis, les cyprès, tout ce que la nuit ici pétrifie.
Il n'est pas question, après un goûter tardif et la longue journée
caniculaire, de dîner. Mais il y a lune, ce soir,--déjà elle éclôt, elle
monte rapide et légère; nous irons, à pas paresseux, attendre, dans une
_osteria_ du Forum de Trajan, l'heure des chats.
L'_osteria_ seule vaut qu'on s'y attarde. Elle ferme un bout d'impasse,
un retrait de la place irrégulière. C'est une salle à boire, taillée
dans la moitié d'une coupole byzantine, la Basilica Ulpia, basse, vaste,
parfaitement ronde. Sa muraille verticale est percée de portes de caves,
d'anciennes baies maintenant aveuglées. La courbe de sa paroi voûtée
s'illumine d'ampoules suspendues, pleines de vin de Frascati rose,
d'orvieto jaune, de chianti dont un seul point rutilant sur la panse
décèle la couleur de sombre rubis. En colliers égaux, ces _fiasques_ au
col mince sont la seule parure de l'_osteria_, qui ne prend air que par
une petite porte à rideau de toile. La mousse du frascati mouille en
pétillant nos narines; on boit plus que l'on ne voudrait, à cause de la
douceur du vin et des gâteaux lourds qui s'effritent dans la bouche en
sable sucré.
Un long chat passe entre nos jambes, soulève de la nuque la portière de
toile, disparaît. C'est l'heure de le suivre, et d'attendre, penchés sur
le parapet de fer qui défend les ruines, les hôtes nocturnes du Forum
des Chats.
Éblouis par la nuit de pleine lune, nous ne voyons d'abord que le bleu
cendré du ciel, le bleu de lucioles des réverbères voilés pour la
durée de la guerre, le bleu de neige des marbres renversés et le bleu
vigoureux de nos ombres sur les dalles plates. Le Forum, à nos pieds,
est un jardin ravagé, dont la nuit rajeunit le désastre. Porches rompus,
pierres blessées,--j'ai vu tout cela, il y a quelques mois, sur un sol
français qui fumait encore.... Un mouvement dans les buissons bas, un
chant félin chassent l'évocation.
Obéissant à l'appel, un chat, deux chats, trois chats approchent,
convergeant vers le Forum. L'un vient d'une rue, à pas comptés, l'autre
surgit de l'impasse, s'arrête pour donner un seul coup de langue à son
flanc et repart. Une chatte blanche, assurée, descend au Forum contre
nos pieds, en glissant le long du mur comme une coulure de cire. Deux
matous rivaux, parvenus au parapet, s'empoignent, sans un cri, sans un
feulement, et roulent en nœuds de serpents. Tous sont de longs chats
musculeux, grands, ils ont la cuisse aplatie, le nez busqué de l'ancêtre
égyptien. Aucun ne montre la hâte fuitive, l'allure palpitante et
inégale de la bête errante ou traquée. Les chats du Forum habitent une
noble ruine, concédée à leurs batailles, à leurs amours, à leur sommeil
diurne. Que des ombres colossales hantent l'autre Forum, le grand _Foro
romano_, et superposent, dans un cirque à leur taille, les fantômes de
tant de civilisations stratifiées;--Rome réserve au peuple-chat, à peine
plus tangible, le petit _Foro Trajano_ creusé comme une piscine d'où les
eaux auraient fui.
Qui nous dira pour quels palabres s'assemblent ici les compagnons
de minuit aux oreilles de velours? Leur veillée s'occupe, sous nos
yeux, de chasse, de jeu, de lutte bénigne. Des feuillages s'écartent
soudain, déchirés par le bond d'un dos rayé, onduleux et puissant.
Une battue active décore le mur, en passant, d'une frise de panthères
galopantes.... Le fauve qui émerge, ainsi que Phtah éveillée, d'un
bosquet, peut n'avoir pas quitté par hasard son repos. Il essaye, en les
étirant, ses quatre pattes, gravit, pour s'y asseoir, un fût renversé.
Un remous d'herbes et de branches soulève vers lui la jungle naine,
pendant qu'il s'affermit à son poste de tribun et qu'il incline, sur
un jabot gris, son menton méditatif.... L'un de nous l'appelle, et cela
suffit pour qu'il se dresse et desserre, avec un frisson de désagrément,
le cercle de sa queue. Rien ne se lit, que la surprise, dans ses yeux
que la lune décolore. Mais il quitte sa colonne brisée, descend vers
l'entrée d'une tanière et pénètre, les reins bas, sous la terre,
emmenant avec lui, un à un, vers des rites plus secrets, les citoyens de
la dernière république de Rome.
_UN ENTRETIEN AVEC UN PRINCE DE HOHENLOHE_
Lugano, 7 juillet 1915.
Parmi leurs jardins que la canicule accable, tous les hôtels de Lugano
dorment, persiennes closes et stores baissés. Il n'y a pas, à cette
heure de midi, un souffle dans l'air, une ride sur l'eau, une voiture
sur la route, un passant, un chien.... Le monte Generoso jette en
travers du lac son ombre énorme, barrant de bleu sombre l'eau qu'un
orage prochain trouble un peu, et qui est pâle comme de l'absinthe.
Le déjeuner fait un bien petit bruit, dans l'hôtel. Où sont ces
Allemands qu'on m'avait dépeints arrogants, installés à Lugano comme
chez eux, penchés et guetteurs sur la frontière d'eau? La liste
des étrangers porte, outre les noms des deux ministres auprès du
Vatican,--repartis hier pour l'Allemagne,--ceux de deux cents Pflaum,
Heymann, Tockus, etc., etc., venus de Berlin, de Rome, de Londres, de
Paris, des États-Unis.... Ils paradent à Lugano, m'affirme-t-on, ils
prétendent imposer leur langue aux commerçants luganois....
Près de moi, voici une mère et sa fille, la mère coiffée à la
kronprinzessin, la fillette en robe rouge à ceinture verte, avec de
grands pieds blancs; elles dialoguent très bas, et l'enfant oublie de
manger pour écouter ce qui se dit en français à notre table. Voici deux
vieilles dames à petit chien, allemandes et gourmandes, vêtues de rose
et de lilas; voici un homme jeune, raide, correct, poncé, rasé, à tête
doguine, type d'Allemand sportif qu'on peut croire Américain, et voici
le type inévitable de l'Allemand étique, cou d'oiseau, lunettes, poil
pauvre et rougeâtre.
Voici enfin, près de la fenêtre, un couple autrichien, le prince et la
princesse de Hohenlohe. La princesse, Italienne avant son mariage, a de
beaux yeux profonds et soumis, des sourcils très noirs, une nuque brune
qui avive l'éclat d'un rang de perles. Le prince est un homme âgé, bref
de taille et droit sur sa chaise, avec des traits fins et de petites
mains.
Une heure après, quand la princesse a regagné son appartement, j'ai
devant moi, au fumoir, l'altesse autrichienne retirée à Lugano. Il parle
vite, sans nulle contrainte, et son naturel est parfait, ou parfaitement
imité.
--J'ai hâte de dire, d'abord, déclare le prince de Hohenlohe, combien
j'ai horreur de tout ce qui se passe en ce moment, madame. J'ai horreur,
horreur....
Il répète le mot, en chassant des deux mains, autour de ses cheveux
blancs, une vision ou une aile importunes. Il a le nez court et
busqué, il garde très attentivement ses yeux fixés sur les miens;
nulle inflexion tudesque n'alourdit son accent, où les _r_ roulent à
l'italienne.
--Que dire? Que faire? reprend-il. Il y a une seule chose qu'on
n'obtiendra pas de moi: c'est que je retourne dans mon pays. Tout ce qui
s'y manifeste depuis un an est ... comment m'exprimer? un tel mélange
d'indignité et de bêtise,--oui, voilà le mot, de bêtise! A-t-on jamais
vu un grand peuple remettre follement son destin aux mains d'un autre
peuple, quand cet autre peuple est l'Allemagne?
«Si j'avais été un homme jeune, j'aurais pris ma place dans les rangs,
naturellement. Mais je suis un vieil homme, inutile et mal portant. Je
ne retournerai pas là-bas. J'ai horreur, horreur.... A qui me fier,
d'ailleurs? Ma sœur m'écrit, de Vienne: «Pourquoi ne reviens-tu pas?
On ne se douterait pas que nous sommes en guerre, tant on est gai, ici,
et on ne manque de rien....» A côté de cela, les journaux autrichiens
eux-mêmes annoncent qu'il y a deux jours de jeûne _imposés_ par semaine,
que le pain fait défaut, que les vivres sont si chers.... Qui se trompe?
qui trompe?
«Je vivais à Venise, je n'en avais pas bougé depuis vingt-deux ans.
Ma femme est Italienne, elle a fui son pays avec moi. Vous avez passé
devant notre maison, à Venise, sur le Grand-Canal. Et vous étiez à
Venise, justement, madame, quand le dernier taube est venu?... Quelle
chose.... Un aéroplane autrichien sur Venise!...»
Il fume avec fébrilité, et se lève fréquemment pour aller secouer la
cendre de sa cigarette. Je pose une question, prévue:
--Ce que je compte faire? Mais rester ici, madame! Où irais-je? Je ne
_veux_ pas de mon pays.
Mon interlocuteur parle presque impétueusement. Il est singulier
d'observer combien le geste menu, presque féminin, contraste avec la
fermeté de l'accent.
--Je ne serai pas le seul à demeurer ici, d'ailleurs. On ne vous a pas
menti en vous racontant que Lugano regorge d'Allemands et d'Autrichiens.
Mais je peux vous affirmer que certains ont, comme moi, horreur.... Ils
ne veulent pas de leur pays. Ils n'y retourneront pas. Ils ne peuvent,
pas plus que moi, supporter la guerre qu'on y fait.
«Je peux vous montrer aussi des Allemands expulsés de France et qui se
laisseront mourir plutôt que de regagner leur pays d'origine. Ceux-là
n'étaient pas des espions, ceux-là sont des gens comme moi: des épaves.
En voilà une, là-bas, dans le hall, oui, la bonne dame qui vous fait
sourire à cause de sa robe de mousseline à ceinture écossaise. Plutôt
que de retourner à Berlin, elle traînera indéfiniment ici sa tristesse
et ses robes de petite fille....
«Vous avez vu, aussi, les deux grosses dames au petit chien? Des
épaves. L'une d'elles s'appelle M
me
Mayer, et elle est
Allemande, mais on n'en savait rien en France où elle a toujours vécu,
où elle a connu, sous un autre nom, des succès sur des théâtres de
chant. Elle n'en peut plus de nostalgie et de solitude, elle parle
toujours français à sa compagne et à son chien,--elle ne veut pas
retourner en Allemagne.
«Moi ... j'attends. J'appartiens à la catégorie des gens auxquels il ne
peut rien arriver d'heureux, quelle que soit l'issue de la guerre. Je
remâche de vieux souvenirs. Je songe souvent à une époque où l'on était,
en Autriche, si _affectueusement_ soucieux du sort de la France....
--Quelle époque?
--Mais l'année 1870, madame.
Tout cela est dit avec une vivacité extrême, la liberté, la
légèreté--jouée ou non--de quelqu'un qui débite tout ce qui lui passe
par la tête....
--Je n'attends même pas le Messie.... Le Messie? Mais, en Autriche,
c'est Giolitti, voyons. En Autriche, on parle du Retour de Giolitti,
avec un grand _R...._
Le prince de Hohenlohe se promène, tourmente sa courte barbe blanche,
puis s'arrête et me demande, avec le plus grand sérieux:
--Croyez-vous qu'après la guerre, quand tout serait fini, on me
laisserait habiter un petit appartement meublé,--à Paris?...
_LES FOINS_
Juillet 1916.
Ici, dès l'arrivée, on sent le cours de la vie, ralenti, élargi, couler
sans ride d'un bord à l'autre des longues journées. Juillet: l'herbe a
fini de croître, la feuille ne grandit plus, les couvées emplumées ont
pris leur vol; l'été, à son apogée, semble mourir d'une fastueuse mort,
arrêté en pleine richesse par la flèche d'un soleil sans merci.
Comme il resplendit, ce juillet limousin, aux yeux sevrés depuis trois
ans de son azur, du vert, du rouge de sa terre sanguine! Chaque heure
fête tous les sens. Un son, nombreux comme le battement du sang dans
la conque des oreilles, accourt de tout l'horizon visible, s'étale en
nappe d'harmonie égale, nourrie, que crèvent de moment en moment le cri
d'un coq, un meuglement nonchalant, une cigale, un geai.... Au bord de
la rivière, les vernes à la feuille froide protègent la reine-des-prés,
le chanvre rose et la saponaire, si mêlés qu'on cueille ensemble leurs
tiges amères et leur bouquet un peu fade, blanc, rose et mauve.... Un
sentier, que la menthe argente, est une voie de parfums....
Du lait, sous la vache brune, mousse, doré, dans le gobelet fourbi que
nous tendons au berger. Les poires tavelées jaunissent, la dure pêche
prête au vent brûlant sa joue sombre. Froissons, au passage, l'estragon,
le thym et la sauge, et coupons, pour honorer la grande salle, fraîche
derrière ses volets clos, la fleur royale, bleue comme la flamme de
l'alcool, des artichauts épanouis.... Au loin, un champ de blé, hier
vert, sera jaune demain....
Abondance des biens dispensés par la pluie, mûris par le soleil! Quelles
louanges vous donner, qui ne soient pas indignes? Nos cœurs, surmenés
et contraints depuis trois ans, se dilatent peureusement, remercient
avec crainte toutes choses,--toutes choses épargnées par la guerre,
éloignées miraculeusement de la guerre....
Épargnées? Hélas! le foin est encore sur les prés, debout ici, là couché
par vingt averses, ailleurs fauché et jaunissant. Les pluies tardives
sont taries enfin, et les femmes, les vieillards, se lamentent sans
paroles devant un trésor que des bras d'hommes devraient sans délai
étreindre, lier, abriter dans les fenils embaumés--et des bras d'hommes
robustes et rapides! Parfois la faux suffit, mais souvent l'herbe
consternée réclame l'antique faucille. Des bras d'hommes, pour râteler
et charger, entre deux orages, la toison coupée de ces longs prés de
rivière....
Victorieuses jusqu'à présent, les femmes, pliant sous l'excès de
travail, diminuées par la solitude, sont près de faiblir. Juin
ruisselant a mis en péril la vie, vienne l'hiver, du bétail et des
chevaux.
Les secours sont trop rares, et tardent trop. Pourtant nous avons
l'exemple des râteleurs enfants qui, tous, travaillent aux foins qu'on a
pu faucher. Dix ans, celui-là? Et huit ans, celui-ci? Peut-être moins.
Mais regardez donc ce vieux faneur, suivi, comme de son ombre courte,
d'un marmot de quatre ans, qui manie un râteau à sa taille....
N'importe, elle est bien légère, la bouchée de foin que portent, vers
les charrettes, de si jeunes bras. Sauvera-t-on la récolte, inondée,
puis séchée, puis battue de nouveau par la grêle, et qui fermente?...
L'odeur, l'odeur souveraine que nous buvons avec délices, l'odeur du
foin au crépuscule emplit de larmes et de souci les yeux graves de nos
paysannes....
_"CITADINS"_
Juillet 1916.
--Ah! ah! s'écria mon ami l'Homme barbu, en brandissant un journal du
soir, les «citadins» ont pris Montauban!
Mon ami l'Homme barbu est un sage âgé qui s'assied, jambes croisées,
le dimanche, sur un tertre des fortifications, près de la porte
de Clignancourt. Il dispose devant lui, sur un lé de toile cirée,
de vieilles clés, des poignées dépareillées de commodes, quelques
porcelaines fêlées, des manches de couteaux veufs de leurs lames et des
lames démanchées. Quelques «toiles de maîtres», hâtivement brossées par
mon ami pendant la semaine, fleurissent les quatre coins de l'étalage.
A cause, sans doute, de son attitude orientale et des longs silences,
trop respectés, où le laisse sa clientèle dominicale, une sagesse
boudhique est descendue sur l'Homme barbu. Mais il n'atteint pas
encore au détachement de toutes choses, et le feu le plus terrestre,
brillant encore dans son regard jaune, enflamme ça et là les flocons de
sa barbe blanche. Le mardi, le vendredi, il «chine» dans le seizième
arrondissement, et c'est dans une rue de Passy que je le rencontrai
mardi dernier:
--Mais oui, répétai-je, les Anglais ont pris Montauban! Vous m'en voyez
aussi contente que vous!
--Je n'ai pas dit «les Anglais», j'ai dit les «citadins». Lisez: le
journal nomme ainsi des habitants des villes du Lancashire que la guerre
arracha à leurs bureaux, à leurs comptoirs, à des étalages comme le
mien,--mais peut-être n'en ont-ils pas en Angleterre?--à des magasins où
ils vendaient du papier, de la soie, que sais-je? Ces gens-là ont pris
Montauban, vous entendez?
--C'est extraordinaire!
--Non, ce n'est pas extraordinaire, c'est tout naturel. Jetez encore
un œil sur ce journal, qui souligne «leur manque d'entraînement
physique, la vie sédentaire qui prédisposait peu ces troupes de citadins
au métier des armes....»
--La remarque est juste.
L'Homme barbu haussa les épaules:
--Elle est juste pour un journaliste.... Elle est juste pour une dame
comme vous qui s'en vient chercher, sur un marché de banlieue, une paire
de chandeliers Restauration ou un verre d'eau Napoléon III. Pas pour
moi. Moi, si Joffre avait pris la peine de me demander quelle catégorie
d'hommes il devait employer, je lui aurais dit: «Vous voulez des hommes
pour résister à tout, des hommes capables d'attendre leur manger et de
ne pas le voir venir; d'endurer la pluie, la neige, de piétiner dans
l'eau, de se faire eng... par les chefs, d'aller, de venir, de rester,
de ne pas dormir.... Il vous faut ça? Attendez un instant.» Et j'aurais
été lui chercher quoi? Des athlètes? Pensez-vous! J'aurais été lui
chercher: ici un petit commis de bazar-papeterie-parfumerie, celui qui
vend à la porte, sur le trottoir, vous savez? Celui qui reçoit tous les
courants d'air, toute la pluie qui dégouline de la marquise en toile,
et le soleil de dix heures à quatre heures, l'été. Je lui aurais pris,
ailleurs, le saute-ruisseau d'une étude d'avoué, qui passe du poêle à
gaz à la rue mouillée, qui n'a jamais de pardessus quand il fait froid
ni de veston de toile quand il fait chaud, qui fait vingt kilomètres
sur des semelles en papier buvard. Je lui aurais amené par l'oreille, à
Joffre, le garçon crémier qui trimballe ses bouteilles dans la rue avant
le jour, qui quitte le tri-porteur pour la cave glaciale et qui lâche
son déjeuner pour ressauter sur le tri si votre cuisinière a oublié son
quart de beurre.... Je lui aurais choisi, à votre Joffre....
--Vous me comblez!
--Je lui aurais choisi tous ceux qui, comme probablement les «citadins»
d'Angleterre, n'ont pas le temps ni le droit de s'asseoir s'ils vivent
debout, de se lever s'ils vivent assis, de s'abriter s'ils sont dehors,
de sortir s'ils étouffent;--ceux qui disent: «Je mangerai une autre
fois; je dormirai demain»; qui n'ont pas le temps de mettre un foulard,
de changer de chaussures, d'ouvrir un parapluie; qui déjeunent d'un
pain-flûte en descendant l'escalier du Métro,--tous ceux, enfin, _qui
n'ont pas d'habitudes,_ comprenez-vous?
--Homme barbu, si je comprends, n'est-ce pas le glas de l'entraînement
physique que vous sonnez là, et même celui de l'hygiène?
L'Homme barbu leva ses épaules, houssées d'un raglan jaunâtre:
--Moi? Je ne sonne rien du tout. Vos athlètes, vos sportifs, vos
gars musclés, c'est des gens très bien. Laissez-les seulement
oublier,--car qui dit «entraînement», si je ne m'abuse, dit vie
régulière, repas normaux et bien réglés, nourriture surveillée et repos
calculés?--laissez-les oublier justement qu'ils sont entraînés ... et ça
fait des soldats incomparables ... comme tout le monde.
_L'EXILÉ_
Août 1916.
L'artiste capillaire qui vient donner à ma chevelure le «pli
flou»--comme il dit--que la nature lui a refusé s'appelle Jean. Il a,
de sa corporation, l'indolence élégante, le cheveu, la barbe lustrés,
la main prestidigitatrice. Une pleurésie mal soignée le retient loin du
front où ses frères se battent.
Lundi passé, je lui vois, ainsi que tous les autres lundis, mauvaise
mine; il ravale des bâillements et s'appuie du dos au mur. Je ne manque
pas de lui demander:
--Qu'est-ce que vous avez encore fait de votre dimanche, Jean?
Il soupire:
--Oh! la même chose.... Je suis été _là-bas._
Là-bas, c'est le coin d'Ile-de-France où ses parents, restés paysans,
vivent sur un petit bien.
--Ah! vous étiez là-bas? C'était bon, hein?
--C'était pas mauvais, répondit-il froidement. Mais ses narines battent,
et il pince la bouche.
--Racontez, Jean.
--Peuh ... souffle Jean d'un air détaché, en faisant la moue à son fer
chaud.... Soudain il se penche, confidentiel, et je vois dans la glace,
au-dessus de ma tête, un Jean méconnaissable, une figure de braconnier
où les yeux menacent et les dents blanches rient:
--Oui, j'y suis été, avoue-t-il passionnément. A la rivière, le coin que
je vous avais parlé l'autre semaine, sous le petit pont, vous savez? Eh
bien, il y en avait, il y en avait.... Un wagon, qu'il y en avait!
--Un wagon de quoi?
--De truites, donc. J'arrive là en me promenant sans penser, avec
ma ligne en guise de canne.... Je les vois, mon sang ne fait qu'un
tour,--je n'avais rien pour appâter.... J'attrape les petits papillons
qui se collent au-dessus de l'eau contre les pierres du pont, j'amorce
avec, et j'en ai pris, de la truite.... J'en ai pris!... J'en ai donné
au facteur. J'en ai donné au garde champêtre. J'en ai même donné à ma
femme, qui les a mises cuire ... dans le bleu, qu'elle appelle? Moi, je
ne suis pas pour manger le poisson, ça ne m'intéresse pas. Ni le gibier.
Mais pour l'attraper, c'est autre chose....
--Vous êtes un maraudeur, Jean.
--Maraudeur?... Ça ne me suffirait pas, dit Jean avec mélancolie. Mais
que voulez-vous? Je vais là-bas un demi-jour par semaine, et pas toutes
les semaines. Mes frères viennent presque jamais en permission. Alors
mes vieux me gâtent, ils me traitent en invité, ils m'offrent la pêche,
la chasse, la cueillette de la noisette, de la fraise des bois. En
douze heures de temps, je ne peux rien entreprendre. Mais c'est d'être
_là-bas_ que je suis comme fou.
«Au 14 Juillet, quand tous les employés ont fait le pont, j'ai pu
coucher là-bas, et ce jour-là, je me suis levé avant les vieux, avec le
jour. Quand je suis sorti dehors, vous dire l'odeur que ça sentait....
A cinq heures, ma mère m'a apporté du lait dans une petite terrine
jaune, et du lard avec du pain.... Le soleil tombait dans mon lait, et
puis les vaches passaient à ce moment-là, il y en avait une avec une
cloche au cou, et puis les pigeons sur la corne du toit: _cou-crrou,
cou-crrou_.... Je ne peux pas vous dire ... tout ça ensemble.... Je
faisais «ah!... ah!...» et mes vieux croyaient que j'étais malade....
--Et puis, Jean?
--Ça vous amuse?... Après, je voulais aller bêcher au jardin avec mon
père, mais la bêche ça me fait mal dans le dos, toujours au même endroit
du dos. Alors je suis parti dans les bois, avec mon pain, mon lard, mon
coup de cidre dans une bouteille, les fraises que j'ai ramassées....
Vous dire ce que j'ai fait toute la journée, je n'en sais rien. A la
nuit, quand je suis rentré, j'ai trouvé ma femme sur la porte, qui
m'a dit: «Eh bien! quoi? S'il n'avait pas fallu prendre le train, tu
ne serais pas revenu?» Je lui ai répondu: «Non, je ne serais jamais
revenu.» Et sans rire, madame, je ne pensais pas plus que j'avais une
femme, un métier.... Je ne serais jamais revenu.
Je regarde dans la glace cet homme des bois, déguisé en garçon coiffeur.
Il ressemble, maigre et blond, ensaché dans sa blouse de toile, à un
peintre mystique. Le fer à onduler tourne dans sa main blanche, qu'une
ronce, hier, a tigrée de rouge frais.... Combien de Jean, égarés dans
la ville, soupirent et pleurent ainsi vers la terre qui les regrette?
Que faire pour celui-ci, comment rendre à sa bien-aimée cet amant
malheureux? Il est trop tard. Ses doigts faibliraient sur un mancheron
de charrue, et ses poumons rétrécis s'essoufflent.
Mais pensons aux Jean tout jeunes, qu'un caprice, une erreur,
aimanteront pendant la guerre, après la guerre, hors de leurs fermes
natales. Les rappeler aux champs,--mieux que les rappeler, les retenir
avant qu'ils aient choisi au loin leur chaîne; éclairer sur eux-mêmes
des adolescents aveuglés de hâte, leur dévoiler l'objet véritable
de leurs désirs confus et de leur véritable amour: voici une belle
œuvre, pour tenter quel apôtre sylvestre, quel agreste génie?...
_DEVOIRS DE VACANCES_
Juillet 1916.
La chose est décidée: les élèves des collèges parisiens vont, pendant
les vacances, offrir aux campagnes françaises les forces de leurs jeunes
bras. On connaîtra plus tard, beaucoup plus tard, les fruits d'une
décision qui peut ramener pour toujours, à la terre dédaignée, les fils
d'anciens paysans qui choisirent la morose fortune urbaine.
Bien peu, parmi ces tâcherons adolescents, ont déjà goûté, même par jeu
de vacances, aux longs et lents travaux des champs. Les plus heureux,
les plus libres, ceux que juillet et août délivraient chaque année,
aiment le pré pour s'y rouler, l'arbre pour l'escalade, le fruit pour
la maraude, le troupeau parce qu'on l'effare avec des cris et des rires.
L'ivresse du foin coupé, de la pomme gaulée, du raisin saccagé, ils la
buvaient en petits vandales heureux et pillaient innocemment l'oasis de
leurs vacances....
Les voici, d'un trait de plume, promus travailleurs. Un pareil honneur
ne manquera pas de les rendre graves, mais pouvons-nous imaginer
l'état d'âme des écoliers qui n'ont jamais quitté Paris et que Paris
va déléguer au secours des provinces françaises? Car il y a encore des
enfants, des jeunes gens parisiens qui ignorent tout, hors Paris. C'est
en ceux-là que j'espère, pour le salut de nos campagnes. J'escompte
chez l'un l'éblouissement de l'été épanoui, chez l'autre l'éclosion
d'une ferveur plus lente, d'un amour étonné à chaque heure grandissant,
pour la feuille qui respire, pour la graine lançant son germe vers la
lumière, pour la vigne intelligente qui tâte l'air, crochets tendus, et
trouve un appui.... J'ai foi, d'avance, en ces jeunes gens neufs à leur
tâche, qu'ils ont méritée. Tout a changé en eux et autour d'eux depuis
deux ans. Tout les contraint durement de servir avant l'heure: il est
juste, il est bien qu'ils aillent travailler et songer sans fièvre,
environnés d'une beauté fidèle, soumise au seul rythme des saisons.
Lirons-nous, à la fin de septembre, les confidences de ces jeunes gens?
Que de lettres d'amour écrites à la forêt, à la vallée, au moulin! Que
de promesses à la terre!...
Je garde, dans mes souvenirs d'autrefois, celui de la première colonie
parisienne qui vint passer les vacances dans mon village natal. Une
cinquantaine de fillettes, neuf à treize ans, judicieusement choisies
parmi les moins heureuses, car aucune n'appartenait à cette classe
privilégiée, vagabonde, aventureuse, qu'on nomme les «enfants du
ruisseau».
Je ne quittai guère, pendant six semaines, mes petites «colones», filles
d'ouvriers honnêtes, de commerçants très modestes, de couturières à la
journée. Elle peinaient par leur gentillesse pâlotte, par une docilité
de prisonnières. Plusieurs n'avaient jamais vu les grands boulevards ni
le Bois de Boulogne; une quinzaine attendaient encore, à douze ans, un
«voyage» au delà des fortifications. L'effet de la campagne, sur ces
fillettes anémiées, fut poignant. Je vis des crises de larmes «parce
qu'il y avait tant d'arbres», des révoltes brusques d'animal qui devine
tout à coup les délices de la vie sauvage. Je me souviens d'une enfant
aux beaux yeux qui assistait, le soir, au coucher du soleil comme à
une féerie dramatique; elle se taisait, les coudes serrés au corps, et
tremblait comme un faon....
Au bout de la première semaine, les petites filles durent, toutes
ensemble, écrire à leurs familles. Huit ou dix d'entre elles
entaillèrent soigneusement le coin du papier à lettre pour glisser, dans
la fente, quelque chose de rare, d'étonnant, de précieux: des brins
d'herbe fraîche, l'épi plat d'une graminée....
Orgueilleux de tout le domaine qu'ils auront, deux mois durant, sarclé,
labouré, ensemencé, nos jeunes gens de Paris ne se contenteront plus du
souvenir sentimental, feuille ou fleur séchée, à la fin des vacances
laborieuses. Mais, n'y en aura-t-il pas quelques-uns pour amener aux
champs, par la main, leurs parents citadins et leur dire:
--Voilà ce que j'ai fait; c'est peu--c'est le commencement d'une belle
œuvre. N'avez-vous pas envie de demeurer ici avec moi, et qu'elle
soit la nôtre?
_LA RÉSURRECTION DES VIEUX_
Juillet 1916.
Il y a deux ans, quand la guerre commença, ce vieux-là avait
soixante-seize ans. Jardinier, il regardait naître, grandir et mourir,
sur une terre provinciale, les générations de la famille qu'il servait,
et il s'entêtait encore, en 1914, à gratter des allées, émonder des
lierres, ratisser le gravier d'une terrasse, en chantant d'une petite
voix claire. Le jeune jardinier le tolérait et les enfants de la maison
poussaient sa brouette. Il ressemblait, de tout le corps et du visage, à
une racine expressive.
Je viens de le voir, après vingt-deux mois. Il nous attendait, et sa
main sans chair tenait, comme un rameau sec tend sa dernière fleur,
un bouquet de roses. Derrière lui, on voyait un potager net, des haies
tondues, et l'air apportait vers nous l'odeur de la terre désaltérée,
des laitues arrachées et des cives en bottillons.
--Les paniers de pois iront au marché de demain, dit le vieux jardinier.
Et voilà pour la table.
Il levait vers nous une hotte de présents: radis roses et cerises
noires, têtes d'artichauts raides entre leurs deux feuilles métalliques;
fraises, asperges sanglées d'un brin d'osier: son œuvre.
A lui tout seul, au prix de son lent et efficace labeur de vieil homme
expert, il avait remplacé le jeune jardinier, les hommes de peine; il
avait pourvu à tout ce qu'exigent le potager, le verger, les charmilles.
Nous qui redoutions, sur un enclos délaissé, la ronce, l'ortie et
surtout cet aspect de cimetières négligés que prennent, pour quelques
mois d'abandon, les rectangles renflés d'une culture envahie d'herbe,
nous trouvions la géométrie aimable, fleurie à chaque angle, qui fait
l'honneur d'un jardin français. Le vieux, le «rengagé» victorieux de la
terre, regardait son bien d'un œil vague, et sans paroles, appuyant
à la barrière son corps sec et léger, qui semblait avoir dépassé l'âge
de la pesanteur, de la maladie et de la fatigue, aussi bien que celui de
l'orgueil.
Dans les chemins qui mènent aux métairies, dans les prés dont l'herbe
crue mouille le genou et la hanche, parmi les rubans soyeux et verts du
maïs, entre les osiers couleur d'oliveraie, partout où chemine l'armée
réduite des cultivateurs, nous comptions, sur cinq travailleurs, trois
femmes et un vieux, sinon deux. Un vieux, un de ceux qu'avant la guerre
la dure race terrienne reléguait au coin du feu ou à la garde des
moutons. Quel patriotique miracle les redresse, nos vieux, les tire
de la nuit où ils glissaient, somnolents, poussés par l'impatience
avide des jeunes! Ils s'éveillent, ressuscitent, guident les femmes,
conseillent les adolescents, recouvrent l'autorité patriarcale.
Sur une des côtes chaudes du Limousin, un survivant de Reichshoffen
s'empara, l'an dernier, d'une parcelle en friche. Depuis, il la gratte,
l'échenille, la fume avec une âpreté de conquérant. Ses petits pois font
prime, et il compte, avec une belle confiance en sa longévité, fournir
à la région les plus belles asperges, «dans six ou sept ans!»
Un métayer de la même province a donné à la France ses quatre fils. L'un
est tué, l'autre prisonnier, deux se battent. À quelles heures du jour
ou de la nuit se repose-t-il, le père, ce paysan carré et grisonnant?
Sa femme, infatigable et muette, erre comme une ombre vigilante, de la
porcherie à l'étable, de l'étable à la volaille égaillée. Les prés sont
fauchés, un champ de tabac verdoie.... Nous parlons à cet homme privé de
ses jeunes membres, privé des quatre serviteurs qu'il engendra; nous lui
parlons surtout de ses deux fils malheureux. Il couvre son domaine d'un
regard jaloux et dit:
--Oui, oui.... Ah! si je les avais eus pour les foins!...
Un matin vers quatre heures j'attendais le moment incomparable où la
brise, levée avec le soleil, émeut, divise, enfin dissipe les lacs de
brouillard qui reposent sur les prairies basses, l'instant où, touché du
rayon, chaque spectre de brume se débat et s'évade comme une âme. Une
route enjambe la rivière, monte vers ma maison, et j'entendais cette
route, invisible sous la nuée, retentir de chars grinçants, de lourds
sabots, d'aboiements. Bêtes et gens commençaient, avant le jour, la
longue journée d'été. Un aiguillon pointu perça le premier la brume, et
les montants d'une haute charrette à foin, puis les cornes en croissant
d'une paire de bœufs blonds, puis, debout sur le char, tourné vers
le soleil levant, un vieux, le râteau sur l'épaule, qui s'en allait
tout seul faner. Il émergea peu à peu, au gré de la route inclinée;--il
était rouge de peau et recuit, comme s'il se fût, à l'appel de la terre
abandonnée, levé de sa tombe, encore tout vêtu de l'épais et rouge humus
limousin.
_LAC DE COME_
Octobre 1916.
I
Le hall de l'hôtel, blanc, rose, poli, poncé, a perdu aujourd'hui sa
suavité froide d'église neuve, au profit d'une exposition de «modèles»,
venus de Paris, en s'attardant à peine à Milan. Robes de tulle, amollies
par des mains impérieuses, manteaux d'automobile dont le lapin ambitieux
veut se faire aussi argenté que le renard, robes de liberty et costumes
tailleur, chemisettes à passer dans une bague: le butin est là, en
monceaux, sur le tapis, sur les meubles, et les femmes bourdonnent.
Les femmes? Les hommes aussi. Un jeune marquis italien se prête au
rôle de mannequin, qu'on affuble. Son uniforme gris disparaît sous les
fourrures, les jupes à volants,--même, une «combinaison» de voile rosé
le déguise, un moment, en danseuse persane; il tournoie, mince comme une
abeille, devant la baie ensoleillée....
Quels rires faciles autour de lui, que de beaux visages ambrés, où
les dents et le blanc de l'œil luttent d'éclat bleuté.... Ce matin
encore, la _marchesa_ et l'Américaine du Sud, la mystérieuse jeune femme
seule et la dame de Milan n'échangeaient pas même un regard: les voici
pour un instant familières et complices, penchées sur des chiffons
coûteux. Une heure de modes, une heure de déjeuner, puis l'heure de
café--celle du thé ne tardera guère: courage, la journée aura passé
vite, et demain, samedi, le train du soir ramènera, jusqu'à lundi, le
mari retenu à Milan, l'officier de l'auxiliaire, l'agronome riche qui
veille sur ses vendanges....
Cette vie si clémente, ce nonchaloir des femmes italiennes au bord
du lac, cette oisiveté parée, il faut les regarder mieux, pour y
reconnaître la pensée profonde, la seule, celle de toutes les femmes de
la guerre: l'attente. Mais on n'a banni d'ici ni le rire, ni l'élégance,
ni la musique; dépêches et journaux apportent l'écho d'heureux
combats.... La terre nourrit les fruits et les fleurs sans effort, une
lumière généreuse dore la plus banale cime,--quel soupir en ce lieu ne
s'achèverait en chant?
Pour qui ne connut, depuis trois étés, que les juillet mouillés, les
août brumeux de Paris, l'arrivée aux rives du lac s'accompagne d'une
joie physique, qui se contient et se contraint par habitude et par
pudeur: «Non, non, c'est trop tôt; point de paradis pour nous avant la
fin de la guerre!...» Nous nous détournons d'abord de ce lac, coupe
couronnée qui tente les lèvres. Mais la joie est partout, inévitable.
On dirait que c'est elle qui vibre, en halo aux sept couleurs d'iris,
au-dessus des sauges d'un rouge virulent, lorsque midi frappe le lac
d'une rame de rayons. L'eau en miroirs, l'eau en degrés, en fusées,
en serpents, le parfum du laurier sous celui du cyprès; la figue qui
s'égoutte, le melon saignant: autant d'embûches, et la lutte fait plus
voluptueuse la défaite. Nous venons d'un pays où la longue guerre nous
fit croire qu'il y a péché à désirer, à rire, à étreindre et oublier....
Le bien-être est une trop prompte habitude.... Bénéficions, pour
quelques jours, pour un moment dans la vie, du havre où la tendre
prévoyance des hommes abrita leurs femmes avec leurs enfants, leurs
amies avec leurs animaux familiers. En commerçant ou guerroyant au
loin, ils portent avec eux l'image sereine des terrasses fleuries de
rouge, des robes épanouies, des enfants bruns qui courent sur l'herbe
tondue. Car l'amour, plus jeune et plus single ici que sur les, terres
froides, ne demande guère à la femme, même pendant la guerre, que d'être
heureuse, et belle, et orgueilleuse de ses enfants nombreux.
Un très catholique harem observe ici les rites d'une morale orientale:
emplir au mieux les semaines d'absence du seigneur, croître en beauté,
en bonne humeur loin de lui, et parader pour lui s'il revient.
Qu'importe si quelques-unes glissent, un peu, à la puérilité, à la
gourmandise du harem islamique: ce sont là jeux de bonnes épouses, qui
montrent l'allégresse d'une foi entière dans le retour du croisé, et non
la pâleur des mortifications.
Parmi vingt autres, une Dame à la Licorne attend ici le chevalier
qu'elle aime; elle porte cotillon court, souliers hauts sur des bas qui
ont la couleur même de la chair nacrée: mais elle a délaissé sa licorne
pour un angora de Perse, blanc, au nez rose, qui la suit au bout d'un
ruban d'or.
II
Il y a ici, à l'hôtel, une jeune femme italienne qui fait la joie de
tous les yeux. Elle est enceinte de six mois, et je voudrais qu'un
cinématographe enregistrât, pour le plaisir--et l'édification--de
beaucoup de Françaises, tous les mouvements de sa radieuse vie, tout le
long du jour. Elle porte en avant sa grossesse, non comme un fardeau,
mais comme une voile gonflée qui l'entraîne. J'admire ses tresses
serrées, qui couronnent une douce tête italienne aux grands yeux, au
nez régulier. Trois, quatre toilettes drapent, du matin au dîner, son
bouclier bien tendu, et la voilà loin des robes modestes qui tâchent
à dissimuler, en France, ce que les femmes nomment leur «état». Tulle
rose, en volants qui la font toute ronde comme un toton, taffetas
d'argent, dentelles et perles, toutes les parures, tous les bijoux
fêtent, sur elle, sa prochaine maternité. N'avait-elle pas attaché
hier, juste au milieu de sa ceinture, un bouquet de roses, comme pour
souligner la place de son vivant bonheur?
Qu'elle est charmante, à table, où elle rit d'emplir son assiette et
de vider de pleins verres de bière mousseuse! Elle semble si glorieuse
qu'on a envie de l'applaudir. Va-t-il falloir, pendant et après la
guerre, que nous mandions en France quelques jeunes épouses de ce fécond
pays, pour apprendre à l'avare ménage français comment on accueille la
venue d'un enfant? La leçon serait meilleure que si nous la prenions
d'un couturier de génie, qui inventerait le snobisme de la grossesse.
Mais tous les moyens seront bons, qui convertiront les «ventres
parcimonieux»,--ceux qui appréhendent _l'intrus_ et confondent maternité
avec maladie.
--Vous voilà enceinte, madame, disait à une cliente son médecin. Eh
bien, maintenant, oubliez-le.
Ce n'est pas qu'elle l'oublie, ma charmante Italienne. Ses moments de
repos et de rêverie, qu'elle passe sur les terrasses, sont ceux où
elle choisit «ses modèles», parmi la guirlande de petits faunes qui
farandolent entre les colonnes. Montrez-moi un hôtel, en France, où
l'enfant comme ici triomphe, se mêle à la vie commune? L'habitude,
qu'il en a, depuis le berceau, lui donne la familiarité, mais, sans
l'outrecuidance. Et la patience, la tendresse du père italien, qui
promène dans ses bras le _bambino_, joue au croquet, consent aux soins
les plus humbles et les plus précis, peut étonner--sinon humilier--plus
d'un nos gourmés papas français.
Quel bébé souhaite-t-elle, la jeune femme étendue, à l'heure où la fin
du goûter égaille les enfants devant l'escouade imposante des nurses
et des nourrices? Celui-ci, droit dans sa petite taille, pétillant
d'intelligence et voletant comme une flammèche? Mais sa sœur la
fillette est plus fière, campée sur de hautes jambes, et toujours prête
aux combats. Et les cinq frères, en flûte de Pan, blonds avec des
yeux noirs féminins et doux, ne lui font-ils pas envie aussi? Un tout
frais éclos vient, porté par sa nourrice, un ourson délicieux vêtu de
fourrures blanches, gras, élastique, fort, bon à mander. Pour celui-ci
la jeune femme tend les bras: «O toi le plus beau!»
Mais après le plus beau d'autres paraissent plus beaux;--il y a tant
de chevelures fluides, de mollets nerveux, de joues dorées.... Elle
renonce à choisir et laisse descendre ses paupières, ses cils aussi
longs que les étamines du pavot. Dès qu'elle repose elle a l'air d'une
femme et non plus d'une enfant joueuse. Il y a un sillon bistré en haut
de ses joues, et ses mains sont plus blanches que ses tempes, frappées
déjà du «masque» roux. Son sommeil la confie à tous, la donne en garde
au passant, à l'ombre du platane, aux enfants qui font: «Chut!» autour
d'elle et courent à pieds légers....
C'est l'image même de la paix, que ce sommeil de jeune femme couchée
parmi les fleurs au bord du plus pur des lacs, et qui tient ses mains
tendrement croisées sur son flanc enflé, tout en dormant;--ce serait
l'image même de la paix, si je n'apercevais pas, sur la table auprès
d'elle, entre un bonnet commencé pour la layette et deux petits
chaussons de laine, la tête affreuse et cornue d'une massue autrichienne
à pointes de fer, un grossier et prodigieux outil à tuer, pris le mois
passé dans le butin de Goritzia.
_LAC DE COME_
Novembre 1916.
L'automne, à regret, descend du haut des monts. Lanzo d'Intelme,
là-haut, baigne déjà dans un or roux, léché de violet, qui coule avec
les bois le long des pentes; Lanzo d'Intelme qui regarde la Suisse, les
Alpes aériennes, Lugano et son lac froid, vert comme une pierre de jade.
Mais ici, sauf la brume du matin, qui apaise et lustre le lac, sauf
quelques marronniers d'où pleuvent les fruits et les feuilles, c'est
encore la journée d'été. Des roses jaunes, des roses rouges, des
héliotropes mauves comme le lac à l'aube, des balisiers en flammes, des
géraniums,--c'est la flore de juillet. La ruine romantique rissole et
s'écaille, le lézard la brode et la couleuvre ne songe pas de sitôt à
dormir. Le bref crépuscule surprend comme un intrus, et l'on s'étonne,
un jour, qu'une chape d'ombre s'abatte, à cinq heures, sur un coin de
terrasse où la même heure, le mois passé, attisait au soleil tout un
brasier de guêpes....
C'est toujours l'éden à fleur de lac, mais où sont ses ombres heureuses?
La dame américaine a emporté ses soixante-dix-sept robes et ses
soixante-dix-sept chapeaux. La dame roumaine disparut la semaine passée
avec sa femme de chambre anglaise, son valet de pied français, sa
secrétaire italienne. Les petits faunes milanais, qui se poursuivaient
en guirlandes entre les colonnes blanches, soupirent à présent sur des
bancs de collège.
Un pas ébranle tout entiers les halls vides; un éclat de rire fêle l'air
sonore des terrasses, et ricoche sur l'eau.
L'inconnue, hier perdue dans la foule des passants, retient le regard,
et son visage devient irritant comme le titre d'un livre fermé.... Il y
a des matins où tous les bruits faibles et sereins semblent préparer le
silence et le long sommeil d'un Palais Dormant,--jusqu'au moment où une
puissante explosion, sur la montagne, disperse le repos; les échos la
multiplent, jouent avec le son rebondissant.... Une autre cime tonne à
son tour, et des volutes de fumée révèlent que la dynamite ouvre, dans
le roc, tranchées et chemins de crêtes pour l'armée: la guerre....
La guerre, et ses énormes et rudes images; la guerre dans le petit
port de T... où l'eau bleue est violette de mirer tant d'écheveaux de
fer barbelé, rouges de houille. La guerre à Lanzo d'Intelme où nous ne
pouvons respirer l'air glacé, blessant et pur, ni contempler les Alpes,
peintes en neige rose sur la poudre d'or de l'horizon, sans qu'un soldat
nous invite à quitter sur-le-champ ce balcon vertigineux suspendu sur la
Suisse.
La guerre à Côme, sous la forme agaçante et bénigne d'un _carabiniere_
qui vous demande d'expliquer, et surtout d'étendre, pour le plus grand
profit de l'administration postale, le texte d'un télégramme, retenu
depuis quatre jours par la _Censura_....
La guerre en conversations, la guerre avec l'accent anglais, américain,
suédois, espagnol, avec l'accent russe dans la bouche malicieuse de
la comtesse R... qui s'écrie: «J'ai rencontrré ce matin des mulets
militairres, charrgés de mille choses! C'est l'attaque allemande dans
huit jourrs, ma cherre, je meurs de peurr!»--puis rit de son épouvante
et raconte un five o'clock où l'invita la famille impériale d'Allemagne,
il y a peu d'années.
«--Ma chère, quel spectacle, cette famille! L'impératrice en tulle
orange, avec des plumes orange debout sur sa tête! Et quand elle me
tendit la main, qu'est-ce que j'aperçus sur cette grosse patte en
chevreau glacé blanc? Des baguettes orange, ma chère, brodées orange sur
le gant blanc, pour rappeler la robe et les plumes! Dès ce moment-là, je
sentis que ces gens étaient capables de tout! Des baguettes orange!...
Et ce kronprinz, leur fils, il est donc tout à fait un homme du commun,
il met la cravate blanche avec le smoking, et il a autour du cou une
chaîne en cheveux pour pendre la montre! En cheveux, ma chère, en
cheveux, comme je vous vois! Quels instincts! Lorsqu'il quitta l'Italie,
vous pensez sans doute qu'il a posé des cartes de visite chez les
personnes qui lui avaient fait accueil? Oui, il l'a fait! Mais trois
mois après son départ, et envoyées par la poste! Par la poste! J'ai
gardé la carte avec l'enveloppe, et le timbre,--pour un musée, après ma
mort!»
_LE PETIT ACCIDENT_
Samedi, après-midi, stationnaient l'un en face de l'autre, contre
les trottoirs de la rue Daunou, une automobile et un coupé attelé
d'un cheval. Une longue automobile découverte venant du boulevard,
manœuvrée par son propriétaire, s'engagea à bonne allure entre
les deux véhicules. Restait un ruban de chaussée, assez large pour
une brouette, étroit pour une charrette à âne: le taxi-auto qui me
conduisait de la rue de la Paix vers les boulevards s'y jeta avec cette
aveugle pétulance, ce mépris capricieux du danger et des lois de la
physique que nous admirons, au cinéma, quand le taxi ensorcelé passe les
torrents à la nage, pénètre dans un chalet normand et ressort par la
lucarne du grenier.
Les deux chocs latéraux furent rudes, et bien que je donnasse l'exemple
de la réserve en saignant modestement du front et du nez dans mon
mouchoir, il y eut tout de suite là cinquante badauds, dix voitures
arrêtées et trois agents.
L'ensemble rendait un son varié, qui eût passionné des gens beaucoup
plus blessés que moi. Mêlée aux curieux, j'entendis que le propriétaire
de l'auto, un étranger à la parole un peu lente, encourait un blâme
général, grâce au chauffeur du taxi, qui, vif et rageur et la langue
bien pendue, l'avait déjà traité, préventivement, de maladroit, de
menteur, et d'espion. Au mot d'espion trois femmes élégantes prirent
feu. L'une d'elles pointa son ombrelle contre l'étranger comme un
aiguillon, et râla:
--Qu'est-ce que ça vient faire ici, au lieu de rester dans leur pays!
Les voix de la foule, en écho houleux, répétèrent:
--... vient faire ici ... rester dans leur pays!
Encouragée, la dame déclencha la série redoutable des vérités premières:
--D'abord, s'il n'y avait pas tant d'étrangers dans Paris, il n'y aurait
pas tant d'automobiles dans les rues!
Et les voix de la foule, au petit bonheur, redirent:
--... as tant d'étrangers dans les rues ... pas tant de voitures dans
Paris!
Puis, les trois femmes en chœur:
--Au front, au front! Qu'est-ce qu'il fait là, ce grand type solide,
assis dans sa voiture, à empêcher le monde de passer? Au front, au
front, il s'expliquera après!
Un civil-coryphée, grand, bien fait, rose et râblé, se fraya un chemin
jusqu'à l'automobiliste, qu'il harangua comme d'une estrade:
--En vérité, monsieur, on peut s'étonner de vous voir ici, en veston
et chapeau mou! Si vous appartenez, comme il me semble que vous l'avez
prétendu tout à l'heure, à une nation amie et alliée, votre place
n'est-elle pas à l'intérieur de ses frontières, et les armes à la main?
L'automobiliste, suffoqué, put articuler enfin:
--Mais, monsieur, je ne prétends rien du tout! Je suis Italien, sans
prétention! Et j'ai quarante-huit ans! Et vous-même, vous qui êtes là
en jaquette, vous qui ... vous que....
Le civil l'attendait là! Il sourit d'une bouche sans défaut, rallia d'un
regard l'attention des femmes présentes, et dit:
--Moi, monsieur, j'ai cinquante et un ans! Qu'est-ce que vous dites de
ça?
Ayant attendu un moment, sans doute, qu'on lui demandât sa «recette de
beauté», le civil s'éloigna en quête d'un autre accident de voiture qui
lui permît d'affirmer, en même temps que des sentiments patriotiques, sa
triomphante troisième jeunesse.
Cependant le cocher du coupé lésé confiait à un des trois agents
des documents intimes, avec photographies à l'appui, sur son passé
inattaquable. Le deuxième agent, défiant et distrait, recueillait les
protestations de l'automobiliste étranger, qui avait son «aile» rompue,
et celles, colorées, abondantes en épithètes, du brillant jouteur à qui
j'avais confié mon destin, une demi-heure auparavant. Le troisième agent
avait déjà couvert, d'une écriture agréable et frisée, deux longues
feuilles de carnet. Il écrivait, il écrivait, inspiré, retranché du
monde. C'est à celui-ci que je m'adressai:
--Monsieur l'agent, je peux m'en aller?
Il ne leva pas son front studieux:
--Mais oui, Madame, circulez: il n'y a déjà que trop de monde ici....
Vous n'avez rien à témoigner sur l'accident? Personne ne vous a rien
demandé?
--Oh! non, monsieur l'agent, au contraire, j'ai reçu.
--Vous avez reçu?...
Il quitta son carnet et considéra l'ecchymose de mon nez, la fente de
mon front:
--Ah! oui... murmura-t-il rêveusement. C'est bien l'accident-type
d'automobile.... Au moindre choc, les gens s'imaginent que tout le monde
est mort, et puis en fin de compte, vous voyez vous-même: c'est moins
que rien ... moins que rien....
_DÉMÉNAGEMENT_
Mon amie Valentine déménage. Je plains de tout mon cœur sa condition
de femme seule--son mari à Salonique--en proie à des corporations
odorantes. Mais j'avoue qu'à ma compassion se mêle un certain sadisme,
lorsque je me penche sur les progrès affreux de son déménagement,
lorsque je la questionne avec toutes les exigences d'une chirurgicale
amitié. A l'heure des repas, elle s'assoit à ma table, où je la persuade
d'oublier ce qu'elle nomme ses «mouvements sismiques».
Un jour, je lui demande:
--Ça marche, la salle de bains, Valentine?
--Oui, oui, ça marche.... Ce pauvre petit!
--Quel pauvre petit?
--L'apprenti qui aide le plombier; il a treize ans et demi.... Il s'est
presque écrasé un doigt.... J'ai vite versé un grand verre de porto....
--Vous l'avez grisé?
--Pas pour lui, le porto, pour l'autre plombier qui s'était presque
trouvé mal en l'entendant crier.
--Quelle sensitive!
--Dame, c'est le grand-père du petit, il a soixante-dix ans. Ils ont
tous treize ou soixante-dix ans. Ce jour-là, ils ont fini leur journée
un peu tôt, naturellement....
Une autre fois je m'enquiers de l'électricien:
--Oh! ça va très bien avec l'électricien, s'écrie Valentine.
Figurez-vous que son frère est aussi à Salonique! Ce que nous avons
bavardé de Salonique, hier! Ça lui a fait finir sa journée un peu
tard.... D'ailleurs il n'a rien fait. Mais vous comprenez, quand on a un
frère à Salonique!...
Hier, mon amie Valentine me montre, de l'autre côté de la table, une
pâle figure de cousette qui aurait fait des «heures supplémentaires».
--Oh! que j'ai sommeil.... J'ai mis du linge dans les malles jusqu'à
minuit, et depuis sept heures ce matin me voilà sans gîte.... Tout est
parti, tout!
J'imagine le naufrage, sur un trottoir, de sept années d'intimité
conjugale: je vois le pillage d'un nid où Valentine choyait depuis deux
ans le souci d'un absent très cher....
--Oui, soupire-t-elle, j'ai emballé les vêtements civils d'André, son
linge.... Ça en a, des dessous, un civil! Que de caleçons, que de
chaussettes! Que de cravates et de cols!
Elle réfléchit un moment et me lance un petit sourire agressif:
--Figurez-vous.... C'est drôle.... J'avais oublié. Oublié la personne
civile de mon mari. J'avais oublié, ma parole, qu'il habitait avec moi.
Vous comprenez, depuis deux ans, André est un soldat, un soldat de qui
je suis fidèlement, romanesquement amoureuse. Il arrive--hélas, si
rarement!--en tumulte, bouleverse tout dans mon existence, s'en va comme
un tonnerre, me laissant tremblante, éblouie, désolée, comme l'épouse
d'un croisé.... Il s'en vient et s'en retourne, bleu de ciel, basané,
doré, la moustache roussie, d'un grand pas qui fait sonner ses talons
et crisser ses cuirs, il rit comme un loup sous son casque.... Comment
voulez-vous que je le reconnaisse et l'évoque maintenant dans des
cheviottes à raies, des cravates gorge-de-pigeon, et ce haut-de-forme
imbécile que j'ai jeté dans la baignoire!... Je vous assure, j'ai manié
tout cela sans attendrissement. Mais parlez-moi d'un bonnet de police,
d'un gros portefeuille taché d'encre et de cambouis, d'une paire de
leggins râpés--les épaves de sa dernière permission--ça, ça signifie
quelque chose! C'est là-dessus qu'on pleure bien!
--Je vous crois.... Et vous avez vu par surcroît, ce matin, tanguant sur
un camion, les meubles habitués à l'ombre, la lampe coiffée de soie, la
table aux pieds délicats....
Les paupières de mon amie rougissent et je devine au mouvement de sa
bouche qu'elle se mord courageusement la langue.
--J'ai vu cela, en effet. A cette heure, la table est bombardée
n'importe où, les pieds en l'air, et l'abat-jour--ah! ah! ...
l'abat-jour si bien tendu qui a claqué comme un melon trop mûr!... Ah!
quelle salade! Ce que j'ai ri!
--Non?
--Mais oui, ma chère! Je suis enchantée. Tout est éparpillé. Et
maintenant je pourrai au moins passer entre le fauteuil et la table,
allumer la lampe, sans me heurter, chaque fois, implacablement, à _son_
fantôme assis là et sans attendre, de tout mon corps, de tout mon
cœur, le grand bras qui m'attirait au passage, le baiser, le mot
tendre étouffé dans mes cheveux....
Et mon amie ajoute, avec un regard de bravoure mouillé de larmes:
--C'est rudement commode, vous savez! Si j'avais su, j'aurais déménagé
plus tôt!
_APOLLON, DÉMÉNAGEUR_
(CARNET D'UNE FEMME DE MOBILISÉ)
_Lundi_.--C'est demain qu'_ils_ viennent. Demain, _ils_ ne feront
qu'emballer la vaisselle, la verrerie et ce qu'ils nomment «le bibelot».
Se peut-il qu'après-demain soir je dorme dans le nouveau gîte, la
maison étrangère qui sent la cretonne et l'huile de lin? Rien ne
m'aime encore là-bas, et rien ne m'aime plus ici, ni personne; ma pâle
femme de chambre erre, poussiéreuse et pleine de reproche, traînant un
compartiment de malle comme un fantôme ses chaînes. La cuisinière, en
train d'emmailloter ses casseroles dans du «papier-journaux», m'a jeté
tout à l'heure un: «Madame dîne, ce soir?» qui me condamne à gagner,
sous la pluie de novembre, le plus proche restaurant.
La lampe voilée, la table de travail et le fauteuil de mon mari, et
le buvard de cuir qui garde une odeur de tabac fin, gisent, abat-jour
de-ci, coussins de-là.... On ne devrait jamais déménager, pendant
la guerre. La nouvelle maison? Peuh ... elle a un escalier rose, et
l'hiver, entre les branches dépouillées du jardin, on voit du second
étage le champ de courses d'Auteuil. Mais on ne déménage pas pour un
champ de courses, voyons, pendant la guerre! Et en somme, comme le
dit très justement ma belle-mère, le rose, ce n'est pas une couleur
d'escalier.
* * * * *
_Mardi, midi.--Ils_ sont venus, _ils_ étaient quatre. Je me suis
enfermée longtemps dans le cabinet de toilette pour ne pas _les_ voir,
et j'interrogeais ma femme de chambre:
--Qu'est-ce qu'_ils_ font?
--Madame, ils font la vaisselle et la verrerie. Ils disent que monsieur
et madame avaient vraiment beaucoup de verrerie pour un ménage de deux
personnes. Ils disent aussi qu'ils ne se chargent pas de transporter
la grande grande glace, que c'est une affaire de miroitier. Ils disent
aussi que les bois sculptés chinois, c'est l'affaire d'un ébéniste, et
ils disent qu'ils ne déposeront pas les boiseries de la salle à manger,
que c'est l'affaire d'un antiquaire.
--Oui? Eh bien je vais leur dire autre chose, moi! et on va bien voir....
Mais leur aspect m'ôta la voix, avec l'espoir. Ils étaient quatre
déménageurs de la guerre, c'est-à-dire un vieillard désapprobateur
et ressemblant à Verlaine, un apprenti de quinze ans au nez rose de
campagnol, une sorte de mastroquet asthmatique en tablier bleu, et ...
Apollon. Apollon revu et corrigé à la française, pour le plus grand bien
de son nez spirituel, de ses yeux châtains aux cils frisés et de son
menton fendu d'une fossette. Cette beauté dressa pour me parler, hors
d'une chemise ouverte, son col de marbre et torcha par courtoisie, d'un
revers de main, ses palpitantes narines:
--On va pas tout finir d'emballer ce midi, affirma-t-il. Mais, pour pas
que les chevaux ayent trop à tirer, nous faut faire eul'tour par le
Bouabbouleugne.
Bien que je ne pusse découvrir à ces paroles aucun sens précis,
j'acquiesçai de la tête, car Apollon s'exprimait avec force et
persuasion, et son bras traçait dans l'air des routes olympiennes. Ma
pâle femme de chambre était devenue rose, et la cuisinière s'avança,
cravatée de satin, un litre et quatre verres entre les doigts....
* * * * *
_Mardi soir_.--Ils ont emballé encore tout l'après-midi, démonté
quelques armoires, et bu du vin rouge. J'ai entendu dans l'escalier
un cri aigu de femme pincée, et dans la cuisine des rires étouffés de
femme chatouillée, mais je n'ai rien vu, rien,--que les débris d'un plat
persan dans l'escalier, et les vestiges de mon service à crème sur le
carrelage de la cuisine. Apollon resplendit, et s'accote fréquemment de
l'épaule au mur pour rouler des cigarettes. Le malveillant vieillard
crache, et le campagnol rose toise Apollon d'un œil d'envie. Quant au
«bistro» asthmatique, il a retrouvé un cousin chez le crémier, à côté,
et ne reparaît guère. Par contre, ma femme de chambre et ma cuisinière
rivalisent de zèle: aidées des conseils d'Apollon, qui parle mieux
quand il a les bras croisés, elles ont abattu l'ouvrage de quatre hommes.
* * * * *
_Mercredi, midi_.--Matinée pluvieuse. Apollon vient d'emmener la
première voiture, qu'il accompagne à pied en claquant du fouet. Derrière
lui a éclaté une sourde et vive querelle entre la femme de chambre et
la cuisinière.... Que fait ici Apollon, après deux ans de guerre? J'ai
guetté dans sa démarche, dans ses mouvements, la gêne, la boiterie d'une
infirmité; je n'ai rien trouvé que la paresse harmonieuse des êtres
forts et dispos. Neutre? on n'est pas Suisse, ni Suédois, avec cet
accent-là, et cette dégaîne latine. Je ne connais rien de plus irritant
que le spectacle de ce garçon magnifique, qui est là à capitonner mes
porcelaines et à boire mon vin, tandis que d'autres....
* * * * *
_Mercredi soir_.--Ça passe les bornes! Apollon traite le vieillard
sardonique d' «embusqué!» Il faut que je tire ça au clair.
* * * * *
_Jeudi, midi_.--Apollon ne quitte pas la cuisine, où il installe
galamment les agrafes de cuivre pour les casseroles, en chantant:
Remplis de vaillance
Avec l'espérance,
Un matin,
Pleins d'entrain,
Nous irons à Berlin!
Ma femme de chambre a les yeux rouges. Elle trouve que le quartier n'est
pas central. Elle a ajouté, sans transition sensible, qu' «il y a des
gens qui sont à la guerre, et d'autres qui n'y sont pas!» Je pense comme
elle. Cette fille a beaucoup de bon sens.
_Jeudi soir_.--A l'heure des pourboires,--l'heure des papiers boueux sur
le trottoir, de la paille sur le gravier et des tringles à rideaux dans
le ruisseau,--Apollon discourait encore sur l'urgence, «pour tout un
chacun», de «faire son devoir», de «ne pas se ménager»! Puis il se tut,
s'appuya au mur comme le pâtre au laurier, et sourit d'un divin sourire
sans pensée. Je n'y tins plus, et d'une voix véhémente:
--Vous, d'abord, je voudrais bien savoir comment il se fait que....
Une malice faubourienne éclaira ses yeux châtains, gonfla son cou
héroïque et il me tendit un livret militaire ouvert à la bonne page:
--Vous pouvez lire, dit-il, y a pas d'indiscrétion. X... Denis-André,
âgé de vingt-huit ans, _père de sept enfants vivants_, libre de toute
obligation militaire....
Dans le silence qui suivit, on entendit le vieillard amer murmurer:
--Sept! I' n'fait pas bon l'approcher, ce venimeux-là!
--L'an passé, poursuivit Apollon, je n'fendais pas l'air, vu que
j'avais que cinq lardons. Cinq lardons, ça n'a jamais suffi pour être
père de six enfants. Acré! que je me dis, mes suites de bronchite
grave dureront pas toute la vie, et un de ces matins je me vois repris
bon;--retournons-y! J'y retourne: pan! deux jumeaux. C'est ma façon à
moi de tourner des munitions.
«... Et je n'dois pas parler, ajouta-t-il plus bas, de quat'z'aut'
enfants qui s'baladent ici et là,--je n'suis pas bavard, et ceux-là ne
me servent positivement de rien. Mais je les annonce,--il laissa tomber
sur mes servantes et moi un regard obligeant,--pour la réclame....»
_BEL-GAZOU ET LA VIE CHÈRE_
Été 1917.
L'orage d'hier a battu les maïs verts, gorgé la rivière, et les seigles,
par places, fléchissent. A l'heure tardive où je suis arrivée, il ne
restait de la tempête que des ruisselets glougloutants dans le parc,
des ornières rouges et molles, et au pied des tours quelques tessons
d'ardoises et de vitres. Un vent chargé de parfums séchait déjà, contre
le mur de la terrasse, le manteau déguenillé du jasmin centenaire.
Aujourd'hui, le matin promet une journée sans nuage, d'été limousin;
la brise haute touche à peine les cimes des arbres; le mordant soleil
rougit l'épaule sous la mousseline, le bras nu et le pied dans la
sandale. Il fait beau et j'ai la main de Bel-Gazou dans ma main.
Bel-Gazou, fruit de la terre limousine! Quatre étés, trois hivers l'ont
peinte aux couleurs de ce pays. Elle est sombre et vernissée comme une
pomme d'octobre, comme une jarre de terre cuite, coiffée d'une courte et
raide chevelure en soie de maïs, et dans ses yeux, ni verts, ni gris, ni
marrons joue, marron, vert, gris, le reflet de la châtaigne, du tronc
argenté, de la source ombragée....
Je regarde, dans ma main pâle qui vient de Paris, la couleur vigoureuse
de sa main d'enfant. Elle a une main de laboureur, et je caresse avec
considération, dans la paume, les petits calus qu'elle doit à la pelle,
au râteau, aux mancherons de la brouette. La belle main! Sèche, un peu
craquelée dessus par l'eau froide et le hâle, elle sied à cette petite
fille autoritaire qui connaît son domaine et foule sa terre comme une
princesse aux pieds nus.
--Tu me conduis, Bel-Gazou? Nous allons à la ferme?
Bel-Gazou, avare de paroles à ses heures, me répond d'un signe. Parfois,
malgré la gravité de sa mission, elle saute soudainement comme font les
agneaux. Elle est vêtue d'un maillot de bain rouge, décoloré et rétréci
par les lavages et qui découvre--émouvante sur ce petit corps sans
sexe,--la plus ronde, la plus gracieuse et féminine attache du bras....
Un orvet, lent, gourd, traverse le chemin.
--Eh! aïe donc! lui crie Bel-Gazou d'une voix de charretier en le
poussant du talon. Puis elle me regarde du coin de l'œil, très vite.
Elle sait que je suis occupée à détailler sur elle tout ce que six mois
ont apporté, en mon absence, de beauté, de force, de nouveauté à une
petite fille de quatre ans. Elle sait que je me contiens, elle sait que
je l'admire et ne le lui dirai pas. Mais j'ai peur, vraiment, que servie
par son instinct tout frais et ses sens de sauvage, Bel-Gazou ne me
connaisse mieux que je ne la connais. Elle parade pour moi--ah! combien
je suis vite éblouie! Hier soir, elle traînait ma valise, fouaillait un
chien nouveau qui me montrait les dents, et m'offrait après le dîner
un verre de cassis, avec une bonne grâce et un accent tous deux bien
limousins:
--U-ne petit-te gout-te, hé?
Nous entrons sous la futaie. Les arbres anciens, joints par-dessus
l'allée, y ont emprisonné la chaleur, la moiteur et l'obscurité de la
dernière nuit d'orage. Dans l'air défendu du vent oscillent lourdement
les senteurs de la girolle, du tilleul, du châtaignier fleuri et celle
de l'herbe-à-Robert, ce géranium nain qui se casse au frôler d'un oiseau
et sue, sous la patte d'un insecte, une sève nauséabonde....
--Bel-Gazou, dans ton maillot, tu ressembles ici à un poisson rouge
au fond d'une eau verte. Bel-Gazou, tu ressembles aussi au petit
Chaperon-Rouge, tu sais, le Chaperon-Rouge qui portait à sa mère-grand
un pot de beurre et une galette?...
Bel-Gazou lève son nez duveté, et ouvre ses yeux si fort que ses cils
touchent ses sourcils.
--Une galette? une comment, galette?
--Une galette ... heu ... feuilletée....
La menotte dure quitte ma main et claque une cuisse nue:
--Une galette! et on l'a pas dit au maire?
--Au maire? Pourquoi?
--Fallait le dire au maire!
Bel-Gazou désigne, à travers les branches, les tuiles brunes d'un
village:
--Au maire, là-bas! C'est défendu, la galette, à _cose_ de la guerre.
--Mais....
--Et le maire il aurait venu trouver le Chaperon-Rouge, et il aurait
dit: «Monsieur, je vous réqui ... réqui ... réquiquitionne votre
galette! On prend pas la farine pour faire la galette pendant la guerre!
Et vous payerez mille sous! Et c'est comme ça!»
--Mais voyons, Bel-Gazou, le Chaperon-Rouge c'est une histoire très
vieille! A ce moment-là il n'y avait pas la guerre!
--Pas la guerre? Ah? Pourquoi il n'y avait pas la guerre?
Le nez charmant se baisse, se lève, la petite main reprend la mienne,
mais le pas ralenti de Bel-Gazou, un saut, deux sauts de chevreau
irrésolu disent le doute, l'impuissance devant le mystère: «Pas la
guerre?» C'est vrai, elle ne peut pas imaginer.... En août 1914, elle
avait douze mois.
L'orée du bois nous rejette dans un bain éblouissant de lumière, d'herbe
chaude, d'odeurs animales et potagères: la ferme est là. Aux cris de
héraut de Bel-Gazou répondent ceux des coqs, des cochons, des dindons
sanglotants et des chiens de troupeaux....
--Pétits, pétits, pétits! glapit Bel-Gazou. Eh! les povres pétits!
Et un moment elle est environnée de poules, becquetée de pintades, et
voici que cinquante poussins déjà emplumés, un peu jaunes encore aux
commissures du bec, l'ont envahie jusqu'aux épaules. Tantôt elle les
secoue d'elle et tantôt elle les encourage. Elle est rouge d'orgueil et
rit avec sévérité. Un petit Dieu charmeur d'oiseaux.... L'enfance du
saint qui parlait aux abeilles ... Mowgli de la jungle limousine....
Des plaintes de volaille jugulée coupent mon extase maternelle et
littéraire. Bel-Gazou a saisi par les pattes le plus gros poulet qui
piaille, tête en bas, ailes ouvertes:
--Bel-Gazou! Chérie! tu lui fais mal, lâche-le!
Bel-Gazou, avant de répondre et d'obéir, avance une lippe importante:
--Je lui fais pas du mal, je le pèse.
--Il n'a pas besoin que tu le pèses.
--Si, il a besoin. Quand il sera lourd, lourd, lourd, il ira au marché.
Et on le vendra cher, cher, cher!
--Combien? Tu ne sais pas combien?
--Si, je sais.
--Dis-le?
--Trois ... cent ... non, six ... quarante-douze mille ... francs. Et
encore quat' sous de plus, même! Té, ce qu'elle renchérit, la volaille!
Bel-Gazou, revenue à mon côté, imite à merveille, les mains derrière le
dos, l'épaule voûtée et hochant la nuque, l'attitude et le langage de
notre jardinier octogénaire. Je ne sais plus bien si j'ai envie de rire
ou si j'ai un peu de peine ...
... Mon petit tâcheron rubicond, mon fermier encore zézayant, mon
gracieux Eros-à-la-brouette, voilà que je me sens mal à l'aise de voir
grandir en toi un «enfant de la guerre». Tu ne sais pas encore compter,
Dieu merci, mais tu n'ignores presque rien de ce qui rend notre vie
difficile, compliquée, inquiète. Tu sais qu'on tue et qu'on vend tes
pigeons irisés, tes poules confiantes, tes lapins au nez d'argent.
Tu grattes en ce moment et tu recueilles les grains d'avoine collés
au van.... Hélas! tu sais que l'avoine est chère. Le champ de seigle
n'est pas pour toi, comme pour un chimérique bébé d'avant la guerre,
une forêt de lances de lutins, ni le crapaud un prince déguisé. C'est
dommage.... Et tu parles froidement de réquisitionner la galette du
Chaperon-Rouge.... Moi qui voulais ce soir te lire un conte de Kipling
où les bêtes parlent, je n'oserai pas.... Si tu allais rire de moi!...
* * * * *
J'ose pourtant. Je lis, sur le ton appliqué, un peu niais, que prennent
volontiers les grandes personnes. Bel-Gazou est couchée, brune et
vermeille sur son lit blanc. Elle écoute sans sourire et de temps en
temps relève sur son front une mèche de cheveux, geste lent, négligent,
aisé, geste d'homme élégant que je lui vis toujours, que je reconnais et
qui lui vient, à travers moi, d'un autre.
Le blanc de ses yeux, errant du vieux plafond peint au plancher noir
d'âge, brille ... à quoi songe-t-elle? Aux foins qui sèchent mal entre
deux averses? A sa carte de sucre? Au pétrole qui manque à Brive?...
--Chut! écoute!
D'un coup de reins elle vient de s'asseoir et m'arrête, l'index levé.
--Quoi donc, chérie?
--C'est lui--elle désigne le parquet,--lui, le rat.
--Un rat? tu as peur du rat?
Oh! ce sourire.... Va-t-elle me parler de la hausse sur le rat? je
tremble....
Confidentielle, elle penche sur moi un visage plein de secrets:
--C'est le rat. Le gros rat. Gros, gros, comme ça! Il vient la nuit. Hé,
qu'il est brave! Hé, qu'il parle bieng!
--Il parle?
--Mée voui! il vient par le trrrou du parquet, là. Il monte sur le lit.
Il a une couronne sur la tête, avé des perles. Et il _cose_.
--Il cause, chérie? Qu'est-ce qu'il raconte?
--Il raconte ... il raconte ... tout comme c'est dans son royome. Il a
cent mille robes en or, et des souliers, et un trésor plein de bonbons
et de joujoux. Et il a des areroplanes qui volent comme des papillons,
et des automobiles tout en fleurs, et un grand bateau en chocolat....
C'est vrai, tu sais?
--Mais bien sûr, chérie! Et quoi encore?
--Et il a dit qu'il me marierait avec lui et que j'aurai aussi une
automobile tout en fleurs.... C'est vrai, tu sais?
--Mais oui, chérie! Continue....
--Et Nursie-Dear voulait faire boucher le trou du parquet. Alors je
voudrais que tu dises à Nursie-Dear de jamais, jamais boucher le trou
du parquet, parce que le rat pourrait plus venir coser la nuit, s'il te
plaît....
--Mais certainement, chérie! On ne bouchera pas le trou du parquet, je
te le promets. Continue, continue....
Le front sur le drap, rassurée, détendue, je laisse venir le sommeil,
tandis que Bel-Gazou me berce, enfin, d'un conte de fées.
_LA CHIENNE_
Le sergent permissionnaire ne trouva pas, en arrivant à Paris, sa
maîtresse chez elle. Mais il fut quand même accueilli par des cris,
chevrotants de surprise et de joie, étreint, mouillé de baisers:
Vorace, sa chienne de berger, la chienne qu'il avait confiée à sa jeune
amie, l'enveloppa comme une flamme, et le lécha d'une langue pâlie par
l'émotion. Cependant, la femme de chambre menait autant de bruit que la
chienne, et s'écriait:
--Ce que c'est que la malchance! Madame qui est juste à Marlotte pour
deux jours, pour fermer la propriété de madame. Les locataires de madame
viennent de s'en aller, madame fait l'inventaire des meubles....
Heureusement que ce n'est pas au bout du monde!... Monsieur me fait une
dépêche pour madame? En la mettant tout de suite madame sera là demain
matin avant le déjeuner? Monsieur devrait coucher ici.... Monsieur
veut-il que j'allume le chauffe-bain?
--Mais je me suis baigné chez moi, Lucie.... Ça se lave, un
permissionnaire!
Il toisa dans la glace son image bleuâtre et roussie, couleur des
granits bretons. La chienne briarde, debout auprès de lui dans un
silence dévot, tremblait de tout son poil. Il rit de la voir si
ressemblante à lui-même, grise, bleue et bourrue:
--Vorace!
Elle leva sur son maître un regard d'amour, et le sergent s'émut en
songeant soudain à sa maîtresse, une Jeannine très jeune et très
gaie,--un peu trop jeune, souvent trop gaie....
Ils dînèrent tous deux, l'homme et la chienne, celle-ci fidèle aux rites
de leur existence ancienne, happant le pain, aboyant aux mots prescrits,
figée dans un culte si brûlant que l'heure du retour abolissait pour
elle les mois d'absence.
--Tu m'as bien manqué, lui avoua-t-il tout bas. Oui, toi aussi!...
Il fumait maintenant, à demi étendu sur le divan. La chienne, couchée
comme les lévriers des tombeaux, feignait de dormir et ne remuait
pas les oreilles. Ses sourcils seuls, bougeant au moindre bruit,
trahissaient sa vigilance.
Le silence hébétait l'homme surmené, et sa main qui tenait la cigarette
glissait le long du coussin, écorchant la soie. Il secoua son sommeil,
ouvrit un livre, mania quelques bibelots nouveaux, une photographie
qu'il ne connaissait pas encore: Jeannine en jupe courte, les bras nus,
à la campagne.
--Instantané d'amateur.... Elle est charmante....
Au verso de l'épreuve non collée, il lut:
--_Cinq juin 1916_.... J'étais ... où donc, le cinq juin?... Par là-bas,
du côté d'Arras.... Cinq juin.... Je ne connais pas l'écriture.
Il se rassit et fut repris d'un sommeil qui chassait toute pensée. Dix
heures sonnèrent; il eut encore le temps de sourire au son grave et
étoffé de la petite pendule qui avait, disait Jeannine, la voix plus
grande que le ventre.... Dix heures sonnèrent et la chienne se leva.
--Chut! fit le sergent assoupi. Couchez!
Mais Vorace ne se recoucha pas, s'ébroua, étira ses pattes, ce qui
équivaut, pour un chien, à mettre son chapeau pour sortir. Elle
s'approcha de son maître et ses yeux jaunes questionnèrent clairement:
--Eh bien?
--Eh bien, répondit-il, qu'est-ce que tu as?
Elle baissa les oreilles pendant qu'il parlait par déférence, et les
releva aussitôt.
--Oh! soupira le sergent, que tu es ennuyeuse! Tu as soif? Tu veux
sortir?
Au mot «sortir», Vorace rit et se mit à haleter doucement, montrant ses
belles dents et le pétale charnu de sa langue.
--Allons, viens, on va sortir. Mais pas longtemps. Je meurs de sommeil,
moi, tu sais!
Dans la rue, Vorace enivrée aboya d'une voix de loup, sauta jusqu'à la
nuque de son maître, chargea un chat, joua en rond «au chemin de fer de
ceinture». Son maître la grondait tendrement, et elle paradait pour lui.
Enfin, elle reprit son sérieux et marcha posément. Le sergent goûtait la
nuit tiède et allait au gré de la chienne, en chantonnant deux ou trois
pensées paresseuses:
--Je verrai Jeannine demain matin.... Je vais me coucher dans un bon
lit.... J'ai encore sept jours à passer ici....
Il s'aperçut que sa chienne, en avant, l'attendait, sous un bec de gaz,
avec le même air d'impatience que tout à l'heure. Ses yeux, sa queue
battante et tout son corps questionnaient:
--Eh bien? Tu viens?
Il la rejoignit, elle tourna la rue d'un petit trot résolu. Alors il
comprit qu'elle allait quelque part.
--Peut-être, se dit-il, que la femme de chambre a l'habitude.... Ou
Jeannine....
Il s'arrêta un moment, puis repartit, suivant la chienne, sans même
s'apercevoir qu'il venait de cesser, à la fois, d'être fatigué, d'avoir
sommeil et de se sentir heureux. Il pressa le pas, et la chienne joyeuse
le précéda, en bon guide.
--Va, va.... commandait de temps en temps le sergent.
Il regardait le nom d'une rue, puis repartait. Point de passants, peu de
lumière; des pavillons, des jardins. La chienne, excitée, vint mordiller
sa main pendante, et il faillit la battre, retenant une brutalité qu'il
ne s'expliquait pas.
Enfin elle s'arrêta: «Voilà, on est arrivé!» devant une grille ancienne
et disloquée, qui protégeait le jardin d'une maisonnette basse, chargée
de vigne et de bignonier, une petite maison peureuse et voilée....
--Eh bien, ouvre donc! disait la chienne campée devant le portillon de
bois.
Le sergent leva la main vers le loquet, et la laissa retomber. Il se
pencha vers la chienne, lui montra du doigt un fil de lumière au long
des volets clos, et lui demanda tout bas:
--Qui est là?... Jeannine?...
La chienne poussa un: «Hi!» aigu et aboya.
--Chut! souffla le sergent, en fermant de ses mains la gueule humide
et fraîche.... Il étendit encore un bras hésitant vers la porte et
la chienne bondit. Mais il la retint par son collier et l'emmena sur
l'autre trottoir, d'où il contempla la maison inconnue, le fil de
lumière rosée.... Il s'assit sur le trottoir, à côté de la chienne. Il
n'avait pas encore rassemblé les images ni les pensées qui se lèvent
autour d'une trahison possible, mais il se sentait singulièrement seul,
et faible.
--Tu m'aimes? murmura-t-il à l'oreille de la chienne.
Elle lui lécha la joue.
--Viens, on s'en va.
Ils repartirent, lui en avant cette fois. Et quand ils furent de nouveau
dans le petit salon, elle vit qu'il remettait du linge et des pantoufles
dans un sac qu'elle connaissait bien. Respectueuse et désespérée, elle
suivait tous ses mouvements, et des larmes tremblaient, couleur d'or,
sur ses yeux jaunes. Il la prit par le cou pour la rassurer:
--Tu pars aussi. Tu ne me quitteras plus. Tu ne pourras pas, la
prochaine fois, me raconter _le reste_. Peut-être que je me trompe....
Peut-être t'ai-je mal comprise.... Mais tu ne dois pas rester ici. Ton
âme n'est pas faite pour d'autres secrets que les miens....
Et tandis que la chienne frémissait, encore incertaine, il lui tenait la
tête entre ses mains, en lui parlant tout bas:
--Ton âme.... Ton âme de chienne.... Ta belle âme....
_PIEDS_
Juillet 1916.
--Monsieur, dis-je à mon bottier en lui rapportant la paire de bottines
qu'il m'avait livrée l'avant-veille, vous voyez bien que ces chaussures
prennent l'eau. Ne pourriez-vous, pour le prix de quatre-vingts francs
que vous me demandez,--et que je vous accorde,--confectionner pour moi
des bottines que je n'aie pas besoin d'écoper après chaque sortie comme
une mauvaise barque?
Le bottier, sincère entre tous les bottiers, baissa le front et répondit:
--Non, je ne peux pas. Nous n'avons plus de cuirs battus.
Je n'insistai pas, et j'achetai chez le pharmacien le plus proche des
pastilles au chlorate de potasse et un gargarisme, car j'avais pris mal
à la gorge dans mes bottines poreuses.
En rentrant chez moi, je trouvai dans le jardin ma petite fille qui,
pieds nus, foulait gaîment l'herbe mouillée, les tessons d'ardoise, les
dures dragées du gravier. Sa démarche imitait la liberté charmante des
chats, des nègres et des élèves de l'école Jacques-Dalcroze. Je suivais
ces fiers talons crottés qui semblaient invulnérables, ces orteils
écartés qui choisissaient leur chemin, et je songeais:
--Le voilà bien, le vrai cuir battu. Que ne battons-nous ainsi le
nôtre? La mode est aux enfants demi-nus, sans souliers ni bas. Mais
leurs parents paient fort cher œils-de-perdrix, durillons et ongles
incarnés. L'enfant va au Bois sans chapeau, bouclé ou tondu,--sa mère
porte un serre-tête rigide de paille, de crin ou de cuir, et cligne un
œil sous la migraine commençante. Y aurait-il là une idée confuse de
rachat, de compensation, quelque chose comme la mortification volontaire
des nonnes et des moines, qui prient et souffrent pour payer les fautes
des joyeux pécheurs?...
On peut rêver un moment, couché sur l'herbe déjà poudreuse d'un taillis
du Bois, en regardant passer une frise de jambes et de pieds, de bottes
hautes et de souliers bas. La mode est à l'empeigne courte, si courte
qu'on se demande si toutes ces dames se sont fait rogner une phalange.
La mode est au talon haut, ramené sous la voûte du pied: ces dames
piquent du nez en avant, comme des poules, tendent la croupe et bombent
le dos. La mode est aux souliers trop fins, où s'empreint le moindre
caillou: ces dames craignent tous les chocs latéraux et marchent les
pieds en dedans.
Toute notre race, hommes et femmes, a des bases inavouables, et la
situation sociale n'y fait rien. Car, bébé chic et moderne qui vas au
Bois les pieds nus dans des sandales de daim blanc, quand tu entreras
au lycée, maman te choisira de bonnes «chaussures de collège»,
double semelle, mégis inexorable, et tu commenceras de souffrir....
On t'apprendra les mathématiques, les langues vivantes, mais on ne
t'enseignera plus à courir, pieds déchaux, sur ta mère la terre. On
t'enseignera la gymnastique, on veillera au développement de tous tes
muscles, tu sauras lancer le disque, arracher le poids, nager, manier
le fleuret,--mais tu ne sauras plus courir, jetant derrière toi tes
souliers, sur ta mère la terre. Et tu deviendras l'un de ces fantassins
que j'ai rencontrés, il y a quelques mois, sur une route. Au nombre
d'une cinquantaine, ils traînaient dans la farine blanche de la route
ces coffres de cuir inflexible, garnis de clous, qu'ils injurient du nom
de «godasses».
J'abordai deux soldats qui boitaient en arrière du détachement:
--Vous êtes blessé? demandai-je à l'un d'eux.
--Blessé? non, me répondit-il en regardant son pied emmailloté de toile.
C'est mes souliers neufs.... J'ai été forcé de les quitter; j'enflammais
du talon.
--Et votre camarade?
--Ah! lui, c'est autre chose.... Il a voulu rigoler pieds nus, au repos,
alors naturellement il s'est amoché le pouce du pied....
_CEUX D'AVANT LA GUERRE_
Novembre 1917.
--Vous en avez connu, vous, des Allemands?
C'est une question fréquente, à laquelle on répond: «Parbleu!» Il ne
manque, à la question et à la réponse, ni la curiosité sadique ni
la fanfaronnade. Le soir, à Paris, entre la cigarette et l'infusion
sans sucre; à la campagne, devant les châtaignes grillées et le
cidre mousseux,--anecdotes qu'on dramatise, portraits qu'on pousse
au noir,--les Français de l'arrière se racontent «leurs» Allemands
d'autrefois.
Tout le monde n'a pas la chance d'être l'ex-ami d'un espion, ou d'un
général prussien; il y a quelque modestie de ma part à déclarer
ici que je ne fus jamais présentée à un kaiser camouflé.... «Ma
chère,--me disait l'autre jour mon amie Valentine au sortir d'un thé
assez bruyant,--elles ont toutes tellement ri quand j'ai avoué que je
n'avais jamais rencontré les Bolo à Biarritz: je ne savais plus où me
fourrer....»
J'ai regardé, en Franconie, l'Allemand manger et boire. J'ai logé
chez l'habitant, au temps où Bayreuth rançonnait ses pèlerins. J'ai
grelotté dans des lits étroits et durs comme des huches, sous les draps
à boutonnières et les couvertures à boutons. Je n'ai fait qu'entrevoir,
dans leurs loges des théâtres de Munich et de Bayreuth, des princes
rogues, entre leurs femmes et leurs filles parées en juments de sacre et
leur petite cour servile. Joviale ou gourmée, la femelle y représentait
l'élément robuste, tandis que sur les mâles on pouvait relever mainte
coxalgie, mainte loupe sur des crânes duveteux, et les fleurs rosâtres
de la scrofule sous l'oreille, et des prunelles strabiques au-dessus de
museaux d'hyènes couardes.
Ce n'est pas en Allemagne que je retrouve, pour étonner et conquérir les
lecteurs _d'Excelsior,_ mon Boche digne d'être cité, mais bien à Paris,
sous les traits et le nom d'un compositeur «très Parisien», au vrai
Viennois, et qui maintenant,--suicidé l'année dernière--conduit, à trois
temps, les mornes processions du purgatoire.
De même que le vase d'argile, sur le plateau tournant du potier, puise
dans sa giration même la rondeur de sa panse, de même cet homme rose et
rond semblait le fruit sphérique d'une de ses valses obstinées.
Il faisait aussi songer--busqué quant au nez, et le jabot avantageux,--à
un bouvreuil, mais à un bouvreuil plein d'arrière-pensées. Le «Roi de
la valse lente», l'auteur enrichi de cent rengaines au rythme ternaire,
s'il signait et touchait beaucoup, composait peu. Ces choses-là se
voient. Un musicien français, besogneux, ingénieux, élaborait pour lui
dans l'ombre ces valses adroites, où le hoquet viennois coupe huit
mesures faciles, où l'oreille étonnée peut rencontrer la petite parure
harmonique ou mélodique à laquelle l'auteur, le vrai, n'a pas voulu
renoncer....
Lorsque notre bouvreuil, grandissant en gloire, songea à s'essayer dans
l'opérette, il arriva ce qui devait arriver: le compositeur qui ne
composait guère demanda un livret badin au littérateur qui n'écrivait
pas ses œuvres et qui, parfois même, ne les lisait pas. Chacun de
leur côté, ils «travaillèrent», et bientôt le compositeur (si j'ose
écrire) convoqua l'auteur (passez-moi le mot) du livret, pour une
première audition.
Assis au piano, le bouvreuil chanta, joua, avec une fougue et une
langueur viennoises: «Ta ... na na ni ... ti na ni na ni na ni na na
...», tandis que son obscur employé tournait les pages d'un premier acte
manuscrit, quelque peu chargé de ratures.
--Bravo ... joli ... une merveille, la rentrée ... murmurait, balançant
le chef, l'auteur du livret. «Charmant ... char.... Aïe! hurla-t-il
soudain, qu'est-ce que c'est que ça?»
De rose tourné au cramoisi, le Roi de la valse essayait en vain, le nez
sur la partition, de s'évader d'un guêpier de fausses notes.... Il y
renonça, et, virant avec son tabouret, fit tête à son collaborateur:
--Je me suis complètement perdu, dit-il. Mes ratures.... Des
surcharges.... Et puis un texte impossible.... Mais oui, mon cher, à ce
moment-là vous avez mis dans la bouche de notre héroïne des vers qui ne
sont pas en situation....
--Moi! protesta imprudemment le signataire du livret, moi, j'ai mis....
Du diable si j'ai jamais su ce qu'elle pouvait bien dégoiser dans ce....
Un peu tard il se mordit la langue. Il y eut, entre les deux hommes, un
échange théâtral de regards--pleins d'abord de blâme, puis de défiance,
enfin de cordiale entente, de complice et complète friponnerie....
Cependant le musicien salarié, et l'auteur véritable du livret--je
ne vous avais pas dit qu'il était présent? c'est vrai qu'il faisait
si peu de bruit....--donnaient tous deux les signes du plus sincère,
et, disons-le, du plus suspect embarras; l'un taquinait les fleurs
d'un candélabre en porcelaine de faux saxe; l'autre, le nez au mur,
s'absorbait dans l'étude d'une gravure ancienne, richement encadrée,
mais d'une origine,--elle aussi,--douteuse....
FIN
TABLE
La Nouvelle
Le "Réservoir"
Blessés.--L'Aube
Blessés.--La Tête
Blessés.--Renouveau
Le Premier Café-Concert
Le Vieux Monsieur
Les Lettres
La Chasse aux Produits allemands
A Verdun
Jour de l'An en Argonne
Bel-Gazou et la guerre
Les Retardataires
Femmes seules
En attendant le Zeppelin
Modes
L'Enfant de l'Ennemi
Les Mêmes
Le Refuge
Jouets
Répétition générale
Chiens sanitaires
Un Camp anglais
Un Zouave
Impressions d'Italie
Un Taube sur Venise
Nocturnes
Un Entretien avec un prince de Hohenlohe
Les Foins
"Citadins"
L'Exilé
Devoirs de vacances
La Résurrection des Vieux
Lac de Côme (Octobre 1916)
Lac de Côme (Novembre 1916)
Le Petit Accident
Déménagement
Apollon, déménageur (Carnet d'une femme de mobilisé)
Bel-Gazou et la vie chère
La Chienne
Pieds
Ceux d'avant la guerre
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES HEURES LONGUES, 1914-1917 ***
Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.
START: FULL LICENSE
THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.
Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works
1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
at www.gutenberg.org. If you
are not located in the United States, you will have to check the laws
of the country where you are located before using this eBook.
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:
• You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
within 60 days following each date on which you prepare (or are
legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
payments should be clearly marked as such and sent to the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation.”
• You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
License. You must require such a user to return or destroy all
copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
works.
• You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
receipt of the work.
• You comply with all other terms of this agreement for free
distribution of Project Gutenberg™ works.
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.
1.F.
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.
Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.
This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.