The Project Gutenberg eBook of Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe Author: René Bazin Release date: September 16, 2013 [eBook #43748] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL, DACTYLOGRAPHE *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL DACTYLOGRAPHE DU MÊME AUTEUR LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY Format grand in-18. UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie française_) 1 vol. LES NOELLET 1 -- A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 -- MA TANTE GIRON 1 -- LA SARCELLE BLEUE 1 -- SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie française_) 1 -- MADAME CORENTINE 1 -- LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- TERRE D'ESPAGNE 1 -- EN PROVINCE 1 -- DE TOUTE SON AME 1 -- LA TERRE QUI MEURT 1 -- CROQUIS DE FRANCE ET D'ORIENT 1 -- LES OBERLÉ 1 -- DONATIENNE 1 -- PAGES CHOISIES 1 -- RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE 1 -- LE GUIDE DE L'EMPEREUR 1 -- CONTES DE BONNE PERRETTE 1 -- L'ISOLÉE 1 -- QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES 1 -- LE BLÉ QUI LÈVE 1 -- MÉMOIRES D'UNE VIEILLE FILLE 1 -- ÉDITION ILLUSTRÉE LES OBERLÉ, un volume in-8º jésus, aquarelles et dessins de CHARLES SPINDLER. LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL LE DUC DE NEMOURS 1 vol. RENÉ BAZIN DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL DACTYLOGRAPHE [Illustration] PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 Droits de reproduction, et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande. Published December sixth, nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by CALMANN-LÉVY. AVIS Des cinq nouvelles qui composent ce recueil, les trois premières n'ont jamais paru en librairie. Les deux dernières formaient, groupées avec d'autres, avec _Donatienne_, _Madame Dor_, _l'Adjudant_, _les Trois Peines d'un Rossignol_, un volume édité en 1894 sous le titre de _Humble amour_. Or, en écrivant cette première version de Donatienne, celle que publia la _Revue des Deux Mondes_ du 1er juin 1894, j'avais eu, très nettement, le sentiment que je composais le début d'un roman. Mais aucun des développements imaginés ne m'avait satisfait. Ce ne fut qu'après plusieurs années, vers l'été de 1900, que je trouvai, dans la vie réelle, comme toujours, le dénouement de ce drame de l'abandon. Je me remis aussitôt au travail. La nouvelle devint un roman. Le volume de _Humble amour_ fut retiré de la librairie, et les exemplaires furent détruits. Voilà de quel naufrage singulier j'ai cru pouvoir sauver deux nouvelles qui reparaissent ici. R. B. LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL DACTYLOGRAPHE I LA CRÈMERIE DE MADAME MAULÉON --Pour un joli jour, c'est un joli jour, mademoiselle Evelyne. C'est comme votre nom. En avez-vous eu de l'esprit, de choisir un nom pareil! --Dites ça à maman: vous lui ferez plaisir. --Je ne la connais pas. Mais je ne manquerai pas l'occasion, si madame Gimel vient déjeuner chez moi. Evelyne! On voit tout de suite la personne: blanche, frileuse, des yeux bleus, de la distinction, des cheveux de quoi rembourrer un matelas, et fins, et du blond de Paris, justement, couleur de noisette de l'année... --Madame Mauléon, je demande l'addition, je suis pressée! --Oui, oui, je comprends, je suis trop familière. Avec vous, il n'y a pas moyen de s'y tromper! Vos cils parlent malgré vous: ils se rapprochent, ils frémissent quand vous êtes fâchée; ils s'étalent pour dire merci... La grande jeune fille, debout à côté du bureau de la crémière, ne put s'empêcher de rire. --C'est vrai, dit-elle, mes camarades m'appellent quelquefois «mademoiselle aux yeux plissés». --Ah! la jolie poupée vivante que vous faites! Et sage, avec cela! Dites, mademoiselle Evelyne, vous m'accorderez bien deux minutes; j'ai à vous... La crémière s'interrompit: --Mais enfin, Louise, donnez donc un carafon au 4. Monsieur attend depuis cinq minutes! En parlant, madame Mauléon s'était penchée, pour désigner le client du 4, et le tablier de linon à bretelles, qu'elle portait, se sépara du corsage et fit poche. Elle aimait le blanc, madame Mauléon. Elle avait des manches de toile toujours immaculées, un comptoir comme une petite chaire de professeur, mais tout recouvert de faïence blanche, et sur lequel, à gauche, à droite, encadrant la patronne et complétant l'harmonie, se levaient des piles d'assiettes et des flacons de lait «double crème». A gauche encore, il y avait mademoiselle Gimel, dont les deux poignets touchaient la tablette du comptoir, et laissaient libres les deux mains, gantées, petites, et qui tapotaient inconsciemment l'une contre l'autre. On eût pu la prendre pour une pianiste jouant un air sur un clavier de songe; mais elle ne savait pas la musique, et c'était simplement une dactylographe, habituée à faire mouvoir ses doigts, et qui composait cette phrase muette: --Madame Mauléon, vous êtes bavarde; que pouvez-vous bien avoir à me dire? Est-ce la peine de rester là? Comme elle savait, à deux sous près, le prix de son déjeuner: un petit pain, un oeuf au jambon, un verre de lait, elle se mît à étaler la monnaie sur le comptoir. A ce moment, un client entrait, et madame Mauléon, du regard l'installait, et d'une inclination de tête lui faisait comprendre qu'on le reconnaissait, qu'on allait le servir. Elle appuyait sur un bouton électrique, et Louise, la petite bonne avenante, accourait. --Voyez au 1, Louise, et vivement! Mademoiselle Gimel est une fort agréable personne, en effet, et le client qui vient d'entrer, un petit employé de la mairie de la rue d'Anjou, en est déjà tout persuadé. Il la regarde avec intérêt, en dépliant son journal. Mademoiselle Gimel est simplement mise, mais avec soin, comme une Parisienne qu'elle est. Elle n'a d'autre luxe qu'un petit bouquet de violettes piqué à son corsage, un corsage blanc, qui signifie: «Nous sommes au mois de juillet.» La jupe noire ressemble à celle de tant d'ouvrières, qui n'aiment pas le noir, mais qui s'y résignent, parce que c'est une couleur «peu salissante». Le chapeau de paille ne vaut pas six francs: mais les deux roses du dessus ont été choisies, et la mousseline du dessous, le bouillonné qui touche les cheveux, a été délicieusement chiffonné. Mademoiselle Gimel a vingt-deux ans, et en voilà dix au moins qu'elle travaille. Ses yeux sont cernés d'ombre. Madame Mauléon peut les trouver bleus, mais elle se trompe: ils sont gris de lin, avec un peu de fleur si l'on veut, quand ils s'ouvrent en pleine lumière. On dirait qu'ils ont de l'esprit, car ils brillent; mais un psychologue entendu, ou simplement un homme du monde qui causerait avec mademoiselle Gimel de la place de la Concorde à l'Arc de Triomphe, promenade dominicale de la dactylographe et de sa mère, s'apercevrait vite que cette jolie fille a moins d'esprit que de décision, qu'elle est fière, qu'elle cache son coeur, et que cette petite flamme, c'est la volonté d'une enfant de Paris, qui n'a pas peur de la vie, et qui regarde la route avec une prudence secrète et un air amusé. Mademoiselle Gimel est grande et très mince. Elle a le teint pâle, mais vivant, le nez un peu relevé, des lèvres à peine roses au repos, qui deviennent lisses et rouges quand elle rit. Lorsqu'elle a passé à son cou sa chaîne d'argent doré, et qu'elle se promène le dimanche, on la prend pour une jeune femme heureuse, presque riche; les receveurs d'omnibus lui disent: --Ma petite dame, si vous avez oublié votre monnaie, vous donnerez votre adresse au bureau, voilà tout. Elle a la sagesse des jeunes filles de grande ville, laquelle est aussi solide que rare, ayant été secouée et éprouvée. Elle a un petit fonds de tristesse, comme beaucoup d'autres, comme presque toutes, mais bien caché et bien gardé. Elle est une tendre avertie, qui placerait sa confiance mieux que ses économies, mais qui n'a point été à même d'en faire l'expérience. Avec madame Mauléon elle-même, elle est encore défiante, elle ne s'avance pas, et c'est pourquoi elle n'a pas l'air d'attacher la moindre importance aux propos de la crémière. Pourtant, elle n'est plus aussi pressée qu'elle paraissait l'être: elle n'a pas de témoin gênant; l'employé de mairie lui importe peu, et la servante Louise n'entend rien quand elle marche. --Je vous disais donc, reprit madame Mauléon, qu'il y en a beaucoup qui voudraient vous ressembler. J'ai l'idée que vous ne resterez pas longtemps mademoiselle Evelyne. Les deux mains de mademoiselle Gimel se dressèrent comme un écran pour repousser l'offre. --Ne plaisantons pas, madame Mauléon! Dans notre métier, on n'a pas le temps de songer à ce qui n'arrive pas. Voilà les quatre-vingt-dix centimes. --Et si je vous disais que le lieutenant est revenu hier chez moi? --Hier? --Hier, presque au moment où vous entriez, il sortait; il était sur le trottoir en face. Mademoiselle Gimel regarda la patronne, et ses cils s'abaissèrent, et ses yeux se firent doux comme si elle regardait une belle étoile. Mais ce n'était qu'un oubli. Elle sourit. --Je ne l'ai pas vu, répondit-elle. C'est vraiment dommage. --Il vous a bien vue, lui! Il est resté là, dehors, devant la porte, comme s'il y avait eu un accident dans la rue, tout le temps, je suppose, que vous avez été debout, visible encore au-dessus des rideaux. --Et après? --Il est parti. --Allons, tant mieux! Au revoir, madame Mauléon! --A demain, mademoiselle Evelyne. La jeune fille sortit, suivit la rue Boissy-d'Anglas, où se trouvait la crèmerie, et remonta le boulevard Malesherbes. Elle allait très lentement. Il était une heure dix, et, pourvu qu'elle fût rentrée à une heure vingt-cinq à la banque Maclarey, elle aurait encore cinq bonnes minutes d'avance sur mademoiselle Raymonde et sur mademoiselle Marthe, qui déjeunaient chez elles, dans le quartier des Ternes. Le soleil très chaud fondait l'asphalte. La joie habitait cette lumière d'été faite encore pour l'accroissement de la vie, et elle rendait plus rapide et plus souple la marche des promeneurs de tout âge qui descendaient ou remontaient le boulevard. Les voitures éventaient la chaussée, et la poussière s'élevait, blonde, jusqu'au troisième étage. Dominant le bruit des cornes, des sirènes et des roues, la dispute de deux hommes fit s'arrêter Evelyne. L'auto avait failli renverser le fiacre. Le cocher injuriait le chauffeur, la rivalité professionnelle rendait les propos vifs. L'homme au cheval criait: --Espèce d'aristo! Va donc, roulotte! Va donc, fume toujours! Le mécanicien répliquait: --Voyez donc l'autre avec son moteur à crottin! A la remise, vieux, à la remise! Trente passants riaient, se groupaient devant l'endroit où l'auto, une surprenante voiture couleur d'acajou, achevant sa courbe avec l'allure glissante d'un navire qui accoste, se rangeait et s'arrêtait à deux centimètres du trottoir. Evelyne n'avait pas vu encore une berline aussi spacieuse: siège, coupé, et, derrière le coupé, séparé par une vitre, un troisième compartiment. --C'est pour la dame de compagnie, expliqua un ouvrier. Evelyne était au premier rang. Elle admirait l'aménagement intérieur, les glaces biseautées, l'étoffe de soie capucine, la poche gonflée de cartes, la longue-vue logée dans une gaine de cuir au plafond, et puis, sur le toit, les malles et le jeu complet de pneus arrimés comme des barils sur un pont de navire. --Comme ça doit aller loin! dit-elle. On voudrait être la dame de compagnie! --Eh bien! mademoiselle, si j'étais le maître, votre place serait à l'intérieur, pour sûr! Elle avait donc parlé tout haut? Elle tourna la tête, prit son air offensé, les sourcils rapprochés, et aperçut un jeune employé à barbe fine, à profil fin, relieur, graveur, décorateur, un peu gouailleur en tout cas, et artiste, qui se tenait en arrière, un carton sous le bras; puis, éclatant de rire: --Merci, dit-elle, j'aime mieux ne pas me faire rouler! Elle fendit le groupe, qui s'ouvrit devant cette belle fille qui riait; elle n'eut pas l'air de remarquer le petit salut de la tête fine et barbue, et elle reprit sa route, vivement, dans le soleil. Elle aurait voulu entrer dans le parc Monceau et faire le tour d'une pelouse: c'était sa campagne préférée. Elle tira sa montre et tourna court, à gauche: impossible de prendre une pareille liberté. La direction de la banque avait remis un travail urgent au bureau des dactylographes. Si Evelyne tardait, mademoiselle Raymonde ne manquerait pas de faire remarquer à M. Maclarey, en la personne d'un employé supérieur, que mademoiselle Evelyne prenait des permissions bien singulières, «sans doute parce qu'elle était jolie». Ah! quelle impardonnable inégalité! Presque toutes les difficultés du métier venaient à mademoiselle Gimel de ce qu'elle avait un visage agréable, et ce je ne sais quoi, en outre, qui fait qu'une femme en jalouse une autre, même à beauté égale. Pendant qu'elle s'acheminait vers la banque Maclarey, les clients emplissaient la crèmerie: quelques ouvriers,--comme on ne pouvait se faire servir que de l'eau, du lait et de la bière, ils étaient rares chez madame Mauléon,--des employés des postes, une comptable d'une grosse maison de confiserie, un jeune homme qui devait être étudiant, ou avocat stagiaire, à moins qu'il ne fût assureur, car il avait toujours sous le bras, en entrant, une serviette en maroquin, qu'il déposait sur une chaise, avec ses gants et son chapeau de soie. Onze personnes. La petite salle était presque pleine. Il ne restait qu'une seule place. Madame Mauléon, magnifique de contentement, s'épanouissait au cliquetis des assiettes, baissant la tête et présentant ses bandeaux bruns aux reflets du jour, les yeux à demi clos sur des comptes faciles, ou bien elle avançait une soucoupe, une tasse, une assiette, rassurait d'un geste le client pressé, gourmandait à demi-voix l'unique servante, Louise. Celle-ci faisait des prodiges. Elle avait une manière de glisser sur les dalles saupoudrées de sciure de bois, de pousser du pied la porte de la cuisine, de revenir avec quatre ou cinq assiettes pleines, de les distribuer, sans jamais se tromper; elle avait une allure souple, un geste sûr, des yeux noirs qui voyaient tout, une manière preste de dire: «Je sais; tout à l'heure je reviens», qui eût fait l'admiration d'un maître d'hôtel. Il faut croire que les spécialistes manquaient dans la salle. Nul ne pensait à faire à la petite bonne les compliments qu'elle méritait le mieux. Elle entendait d'autres hommages, discrets à cause de la présence de madame Mauléon; elle les accueillait avec indifférence, comme quelqu'un qui n'a pas le temps. Ce n'était pas une sotte. Quand le commis des postes, ayant sucré son café, tira de sa poche et disposa en éventail cinq billets de la loterie des Enfants scrofuleux de la Seine, et demanda: «Mademoiselle Louise, s'il vous plaît, pour que je gagne, choisissez pour moi deux billets, je rends les autres», elle répondit: --Choisissez vous-même! --Non. Vous avez la main heureuse. Si je gagne... --Vous partagez? --Pas tout à fait, mais je vous embrasse. --Pas gêné! Ça vous ferait deux gros lots à la fois! Et elle enleva la cafetière. On riait. Madame Mauléon elle-même approuvait, parce que la plaisanterie n'avait pas ralenti le service. L'employé sortit, l'éventail de billets encore ouvert au bout des doigts. A ce moment même, le lieutenant entrait. Il était en civil. Sans répondre à l'inclination de tête de madame Mauléon, sans paraître même la remarquer, il s'assit devant une table sur laquelle étaient servis des hors-d'oeuvre, et se mit à croquer un quartier d'artichaut. On vit, sous ses moustaches, toutes ses dents qui étaient blanches, pointues et ardentes. On eût dit qu'il riait. Il mangeait, comme font les êtres jeunes et affamés, qui ont toujours l'air d'attaquer une proie. C'était un de ces hommes, nombreux en France, qu'on peut appeler des soldats nés. Sous le front, nettement et fortement encadré, sous les sourcils droits, courts, brusquement arrêtés, les yeux, d'un brun de vêtement de travail, semblaient sans curiosité. Quand on rencontrait leur regard, on sentait devant soi une âme disciplinée, une pensée continue, forte, que les images intéressaient peu et ne brisaient jamais. Un gamin avait crié, un jour: --C'est un revanchard! Il avait deviné juste: un homme de peu, mais qui portait en lui l'image de la France, et la petite lampe allumée devant. Les traits du visage étaient réguliers, mais d'un modelé rude, et la mâchoire, par exemple, un peu avançante et carrée en avant, se relevait près de l'oreille à angle droit, et partout l'os affleurait la peau. Les moustaches maigres, courtes, qu'il essayait de tordre et de redresser au coin des lèvres, disaient la jeunesse et le jeune orgueil. Ce devait être un de ces fils de fonctionnaire subalterne, ou de sous-officier retraité, ou de minime propriétaire, qui ont appris, dès l'enfance, qu'il faudrait avoir une carrière et en vivre, et qui ont, tout aussitôt, choisi l'armée, sachant qu'elle les laisserait pauvres, mais la préférant à tout, parce qu'elle répond chez eux à une passion d'autorité, d'honneur et d'action. Avec eux, ils apportent au régiment le goût de l'ordre, de la préparation minutieuse des moindres entreprises, des besognes manuelles, de la stricte économie, et aussi une facilité de compagnonnage avec le soldat, une serviabilité précieuse dans la vie de la caserne ou du camp. Comme la vraie noblesse, et pour des raisons autres, ils ont été, ils sont la force, l'élément traditionnel du commandement, le cadre normal de l'armée. Souvent, ils passent par les écoles. Souvent, ils s'engagent. Ils sont méthodiques, sérieux et braves. Un chef qui connaît l'espèce, et qui ne les heurte pas, peut faire d'eux des héros. Ils parlent peu. Quand ils ont le temps, ils rêvent, mais le sentiment est un subordonné. Louis Morand n'était pas depuis longtemps le client de madame Mauléon. Elle savait peu de chose à son sujet, pour ne pas dire qu'elle ne savait rien. Cela ne pouvait durer, les habitudes de la patronne ne le permettaient pas. Quand le lieutenant eut achevé son déjeuner, il s'approcha du comptoir, et madame Mauléon sourit. --Monsieur le lieutenant est venu en retard, aujourd'hui. Et il avait faim, je suppose! Louis Morand inclina légèrement la tête. --C'est de son âge! reprit la patronne, voyant qu'elle ne recevait d'autre réponse que celle des pièces de monnaie rapidement posées sur la faïence. La plupart des clients avaient quitté la salle. Madame Mauléon insista: --Et puis, le métier, n'est-ce pas? Vous faites l'exercice loin d'ici, je parie? --A Bagatelle ou à Issy-les-Moulineaux, dit enfin M. Morand. --Rien que ça! Et vingt-cinq degrés à l'ombre. Vous avez trimé! Je ne m'étonne pas que vous ayez bon appétit! Elle était ravie d'avoir obtenu deux mots du lieutenant; elle souriait, elle triomphait, elle voulait retenir ce client peu parleur, et, le rappelant d'un geste arrondi de la main, car il se détournait: --Dites, monsieur le lieutenant, je vous assure que j'ai là des clients qui ne la respirent pas souvent, «la bonne air» de la campagne. Tenez, la jolie dactylographe de la banque Maclarey... Il fronça les sourcils et dit négligemment, mais sans chercher à quitter le comptoir: --Je ne sais pas qui vous voulez dire. --Mais si, la jeune fille qui entrait l'autre jour, comme vous sortiez. Elle déjeune toujours avant vous; vous l'avez regardée, de votre trottoir, là-bas. Une jeune fille comme on en voit guère, je vous assure: c'est joli, c'est sage, c'est travailleur. Les lèvres du lieutenant s'allongèrent de quelques millimètres, brusquement, et, aussitôt, reprirent la ligne normale. ---Allons, au revoir, madame Mauléon! --Au revoir, monsieur le lieutenant... A l'honneur, une autre fois. Il n'entendit même pas. Il gagnait la porte, d'un air grave, au pas de marche, préoccupé de donner une idée avantageuse de l'armée française, de son sérieux, du bon emploi qu'elle fait du temps, aux trois derniers clients, qui regardaient l'officier s'éloigner. --N'empêche, pensa madame Mauléon, qu'il a jeté un coup d'oeil sur la table que je lui montrais, et qui est celle de mademoiselle Evelyne. Il se souvenait donc de quelque chose. C'est un jeune homme très bien, mais froid. Défunt Mauléon ne serait pas parti si vite, quand on lui parlait d'une jeune fille. Il était artiste!... Celui-ci, je ne sais pas. Elle approfondit ces pensées, les yeux levés vers les vitres qui versaient dans la crèmerie la lumière presque éblouissante de la rue Boissy-d'Anglas. C'était l'heure où Paris tremble moins, frémit moins, où le bruit diminue, où, dans les quatre mille veines que sont ses rues, la vie se ralentit et la fièvre tombe. Il faisait très chaud. Les passants marchaient sur l'asphalte comme sur du feutre, et sentaient leurs talons s'enfoncer dans le trottoir. Beaucoup d'employés dormaient en gardant le magasin, le ministère, la fabrique. C'était l'heure où le travail va reprendre dans les chantiers et dans les bureaux. Il y avait des têtes jeunes, qui, en franchissant une porte, se retournaient un instant vers la découpure bleue du ciel, par où la vie coulait. Mademoiselle Gimel était entrée dans le cabinet où travaillaient les trois dactylographes de la banque, lorsque la dictée de la correspondance ou la tenue d'un Conseil d'administration ne les appelait pas dans un des salons. Trois tables disposées le long du mur, près des fenêtres; trois chaises, trois machines; un cartonnier et un porte-manteau, au fond, meublaient la pièce. Evelyne enleva son chapeau. --Avez-vous chaud, ma chère! Est-ce qu'on vous aurait suivie? La jeune fille releva ses cheveux, et, sans répondre, s'assit devant la machine qui était la seconde. La même voix reprit: --Ça ne vous va pas, vous savez; vous êtes d'un rouge! La titulaire de la table la plus voisine de la porte, mademoiselle Raymonde, en voyant entrer Evelyne, s'était arrêtée d'écrire, et, penchée en arrière, la regardait, avec une expression qu'elle croyait rendre moqueuse, mais qui trahissait, malgré elle, son âme de souffrance et de révolte. Cette petite femme, proche de la quarantaine, tout en nerfs et en yeux, se sentait vaincue, ou sur le point de l'être, et elle se vengeait de la vie en détestant quelqu'un. Mademoiselle Raymonde était la plus ancienne des dactylographes de la maison, quelque chose comme le chef de la dactylographie. Elle en tirait vanité; elle pouvait dire à Evelyne ou à Marthe, ses deux compagnons d'atelier: «Je suis en pied, mesdemoiselles, je suis la première ici»; mais elle n'ignorait pas que M. Maclarey tenait peu de compte de l'ancienneté, qu'il exigeait de la vitesse de main, de l'exactitude, de la divination, de la finesse d'oreille, pour entendre les mots prononcés en sourdine ou bredouillés, quand il dictait, et que toutes ces virtuosités-là se perdent peu à peu. Vieux caissier, oui; vieille dactylographe, non. Elle en voulait à mademoiselle Marthe et à mademoiselle Evelyne d'être jeunes, et à mademoiselle Evelyne, en outre, d'être jolie. Elle avait remarqué, dès le premier jour, les préférences des employés de la banque pour cette grande employée qui marchait comme une dame sur les tapis du Conseil, et qui portait de la lumière autour de son front jeune. Mademoiselle Raymonde avait ce visage flasque et à demi fondu qu'on observe si souvent chez les femmes du monde qui veillent trop, des cheveux tout las d'être blondis et ondulés, un teint qu'il fallait poudrer, des lèvres et des paupières pâles. Mais, en ce moment, cette figurine de Saxe craquelée, ranimée par la colère, en était aussi rajeunie. Mademoiselle Raymonde, malgré la chaleur, avait sur les épaules un tour de cou en gaze de soie qui lui seyait. De sa main gauche, exaspérée et tremblante, elle en pinça l'extrémité. --Tout à l'heure, dit-elle, quand on viendra demander une employée pour le Conseil des Huileries de Mogador, faites-moi le plaisir de ne pas vous proposer. C'est mon droit. --Mais je ne vous le dispute pas! répondit Evelyne. Je ne me propose jamais. Pour ce que c'est amusant, les Huileries de Mogador! --Suffit, on vous connaît! Mademoiselle Marthe, très noire, coiffée en bandeaux, et qu'on eût prise pour une étudiante, entrait dans la salle pour reprendre son travail. Comme elle avait beaucoup de raideur dans les mouvements, ses camarades la surnommaient Monolythe. --N'est-ce pas, Monolythe, on la connaît, cette demoiselle? Elle vous a des manières de se faire bien voir des patrons! On sait par quels moyens vous arrivez! Evelyne, que la promenade avait mise de bonne humeur, leva les épaules. --Alors, imitez-moi! Mademoiselle Marthe eut un sourire de mépris qui tira en bas ses lèvres duvetées et ses paupières aux longs cils. On entendit le flottement et le bruit de cassure des feuilles de papier remuées, puis le coup sec d'une lettre frappant la feuille, puis dix, puis cent coups menus, tout pareils, qui se répondaient. Les trois femmes s'étaient remises à dactylographier. La porte s'ouvrit. Le jeune M. Amédée, l'un des employés pour les ordres de bourse, avança, dans l'entre-bâillement, sa tête carrée, qu'essayait d'allonger une barbe en pointe trop clairsemée et qui laissait voir toute la charpente de la mâchoire et du cou. --Mesdemoiselles, l'une de vous, s'il vous plaît, pour le Conseil des Huileries... --Voici, monsieur, j'y vais! Mais le jeune homme, comme s'il n'avait pas entendu mademoiselle Raymonde, reprit: --Mademoiselle Evelyne, voulez-vous venir? Evelyne se leva. Elle évita de regarder ses compagnes, et emporta son cahier de sténographie. Derrière elle, les petits claviers se remirent à battre furieusement. Puis, l'une des dactylographes s'interrompit, et éclata en sanglots. L'après-midi s'acheva; la lumière décrut très lentement; la chaleur resta étouffante. Quand la nuit fut venue, les fenêtres, peu à peu, s'ouvrirent sur cette braise impalpable des poussières que les hommes, les bêtes, les machines, la trépidation des pavés et des murs, chassaient en haut, par la coupure des rues. Chacune des cellules, riches ou pauvres, où les hommes vivent, les uns au-dessus des autres, était reliée ainsi, plus étroitement, à ce grand courant trouble de mouvement et de bruit qui baigne nos maisons jusqu'aux heures voisines du jour. Chacune recevait, en même temps, un peu de l'air frais qui tombait, par lames, dans la fournaise. Cela ne donnait point de pensée, mais cela écartait l'épouvante qu'est, pour beaucoup, la solitude de la nuit; cela suffisait pour entretenir le demi-sommeil du rêve et du repos. Madame Gimel, qui habitait au quatrième étage, rue Saint-Honoré, non loin du Nouveau-Cirque, avait ouvert, comme tout le monde, la fenêtre de sa chambre. Elle se tenait assise près du balcon; elle voyait assez clair, grâce aux becs de gaz et aux reflets des façades, pour coudre les plis d'un corsage blanc, qu'elle achevait. Car elle travaillait, jusque vers cinq heures, dans les bureaux d'une maison de gros du quartier de la Banque, et, le soir, elle trouvait le moyen de faire encore quelque ouvrage de lingerie fine. En arrière, dans l'ombre, quelqu'un se taisait et songeait. Madame Gimel, par moments, se redressait; elle tournait la tête, et, bien qu'elle ne vît qu'une forme immobile, étendue dans le fauteuil bergère, elle s'épanouissait. Elle demanda: --Si tu allumais la lampe? Une voix répondit: --A quoi bon, maman? Cela repose si bien, l'ombre! Je trouve qu'il fait délicieux. --Pas moi. Il se passa une demi-minute. Dans le précipice de la rue, en bas, le gros omnibus des Ternes cria de ses quatre moyeux freinés subitement; des jurons sans paroles, des ronflements de moteur, des murmures de badauds, s'élevèrent en vagues. Puis, comme si le flot avait déferlé, il y eut accalmie, roulement sourd, et un petit frisson de la terre secouée par le retrait des masses pesantes qui s'étaient de nouveau mises en mouvement. --Je ne me plains pas... Je pensais au temps où tu seras mariée. --Moi, je ne vois pas si loin que vous. Vous seriez contente? --Pas trop: je n'ai que toi. Mais, tout de même, tu as l'âge... --Vingt-deux ans, oui, bien sonnés, et puis?.... --Tout le reste: un courage de Parisienne, un métier, une frimousse, des dents blanches... Ah! oui, qui en veut des perles, vrai collier, deux rangs, pas une fausse! --Mais, maman, il n'y a que les messieurs qui n'épousent pas qui les admirent! Quelles idées vous avez ce soir, en effet! Dans le fond de la chambre, Evelyne riait, et ses dents blanches mettaient un peu de lumière dans l'ombre. Il y avait les marges blanches d'une gravure et une statuette en ivoire, haute d'un doigt, qui luisaient de même. Evelyne, assise sur une chaise basse, avait posé sur sa robe et abandonné aux plis de l'étoffe ses mains qui luisaient aussi, très vaguement. Elle dit,--et madame Gimel devina que sa fille ne riait plus: --Alors, votre pressentiment de mariage n'est fondé sur rien? --Sur rien. --Est-ce curieux! J'en ai un tout pareil à vous offrir. Aucune raison, et le coeur en voyage. C'est le mois qui veut ça. Elle se leva, et s'en alla vers la vieille femme qui laissa tomber son ouvrage et leva les bras. Près de la fenêtre, sans s'inquiéter des voisins, dans le demi-jour que versait la rue, Evelyne embrassa madame Gimel, qui garda, près de sa tête blanche, la tête blonde, et qui songeait à tout le bonheur passé, comme si un événement en avait marqué la fin, tandis qu'Evelyne songeait à tout le bonheur à venir, bien qu'elle n'aimât personne et que rien ne fût changé dans sa vie. Et elles ne se parlèrent plus, quand elles se furent séparées, quand Evelyne se fut assise, tournant le dos à la rue, à côté de sa mère, et que celle-ci eut repris son aiguille, dont le petit crissement régulier se perdait, comme tant d'autres, dans la rumeur de la ville. Elles pensaient, l'une et l'autre, au mariage d'Evelyne. Et, toute vague qu'elle fût, cette pensée les divisait déjà. Madame Gimel songeait que, si Evelyne se mariait avec le bottier Quart-de-Place ou avec un autre, l'intimité de vingt années ne continuerait pas, malgré le serment qu'Evelyne, dans ses jours d'expansion, faisait d'une voix si grave et si ardente, avec toute son âme dans ses yeux: --S'il veut me séparer de vous, je le refuse! Evelyne, qui avait moins d'imagination, repassait simplement dans son esprit les mots de la crémière; elle n'y croyait pas; elle aurait voulu savoir, pourtant, s'il y aurait une suite. --On a vu des choses plus étonnantes, pensait-elle. Si j'étais aimée, il me semble que je reconnaîtrais vite s'il me trouve seulement une jolie femme, ou bien, et je ne l'aimerais qu'à cette condition-là, s'il a confiance, s'il comprend que je puis être une amie, une force, une ménagère, une vraie femme, et même une dame, pourquoi pas? Le temps s'écoulait; elle ne pensait pas du tout à madame Gimel. Et c'est pourquoi, deux ou trois fois, elle se reprocha l'égoïsme de cette paresse et de ce silence, et mit la main sur les mains de sa mère, qui s'arrêtait de coudre, tout attendrie. Dans la chambre, qui était basse d'étage et de moyenne largeur, madame Gimel s'était ingéniée à loger tous les meubles qu'elle avait hérités de son mari: un canapé et quatre chaises de velours vert, une crédence noire qu'elle croyait être Renaissance, un lit debout du même style, et que recouvrait une courtepointe, également de velours vert, coupée par deux bandes de tapisserie à la main. La pièce était sombre; madame Gimel la trouvait de haut goût. Quand le jour baissait, les marges de bristol qui encadraient la photographie pendue en face du lit prenaient une importance extraordinaire, et faisaient comme une gloire autour du portrait de feu M. Gimel, ancien adjudant de la garde républicaine. II LE CAHIER Evelyne Gimel, comme tant d'autres de sa condition, avait un cahier sur lequel,--irrégulièrement, d'ailleurs,--elle notait certains menus faits de sa vie, des dates, des vers qu'elle avait lus, et des «impressions de théâtre». Le cahier, en tout, avait trente-deux pages. Il s'accrut tout à coup de dix pages nouvelles. Et voici ce qu'elles racontaient: _Samedi, 6 juillet 190..._ «Ce matin, il m'est arrivé quelque chose de nouveau. Je n'ose pas dire de doux, car on ne sait jamais, quand on n'a pas de dot et qu'on est un peu jolie, si on doit se réjouir d'une attention ou s'en offenser. Mais, malgré moi, je ne me sens pas offensée. D'abord, lui, il paraît extrêmement sérieux; il ne rit pas avec madame Mauléon; je l'ai observé, il ne fait même pas attention aux gens qui entrent, qui sortent, ou à la petite Louise, qui sert... Justement, c'est ce qui a commencé à m'émouvoir: il n'a regardé que moi. Je suis arrivée tard dans la crèmerie... J'avais fait tout un tour, dans le parc Monceau, en sortant de chez Maclarey, au risque d'être grondée par l'aimable Raymonde. La raison? Tout simplement le souvenir de cette plaisanterie de madame Mauléon, qui voulait que cet officier, son client, m'eût remarquée au moment où je sortais de chez elle... En le rencontrant, je verrais bien. Il était là, justement, à sa table; il m'a regardée au moment où j'entrais. J'entrais pour lui, mais il n'en savait rien. Et je ne puis pas dire qu'il a manifesté de l'émotion, ou de l'admiration; mais, quand il a vu que, moi aussi, je le regardais,--oh! comme les autres,--il a baissé les yeux; il n'a pas «insisté», et c'est déjà très gentil; c'est une preuve qu'il ne me méprise pas. Je me suis assise à la table qui est en face du comptoir, près de la glace. Elle me dévorait à coups de paupières, madame Mauléon; elle m'assassinait de sourires. Elle avait l'air de me dire: »--Enfin, petite, vous voilà venue à l'heure où il déjeune, bravo! Mais tournez donc la tête, rien qu'un peu, à droite. »Je n'avais pas l'air de comprendre. Cependant, à gauche, dans la glace, sans avoir besoin de faire le moindre mouvement, je voyais toute la salle. Et je n'eus pas de peine à découvrir que j'étais l'objet d'une étude. Il procédait à petits coups, sournoisement, quand il supposait que je ne pouvais pas le voir. Je sais bien que la crèmerie n'offrait pas beaucoup de sujets d'intérêt. Trois, tout au plus: moi, une employée de chez Piver, qui n'est pas laide, et une passementière que j'ai rencontrée déjà, et qui est peu farouche. Il ne regardait que moi, mais discrètement, comme si je l'intimidais. Moi, intimider quelqu'un! Il me semble que cela est curieux! Un compliment m'aurait moins flattée. Je suis partie la première. Je ne crois pas avoir mis dix minutes à déjeuner.» _Lundi, 8 juillet._ «Je l'ai revu. Cette fois, c'est à peine s'il a levé les yeux de mon côté; mais il n'a pas regardé ailleurs. Madame Mauléon m'a appelée près d'elle, quand elle a vu que je voulais payer mon déjeuner à la petite Louise. »--Je crois, en vérité, qu'il en tient pour vous, mademoiselle Evelyne. Hier dimanche,--vous n'étiez pas là, naturellement,--il m'a demandé toutes sortes de renseignements. »--Lesquels? Sur qui? »--Sur vous! Que faisiez-vous? Est-ce que je vous connaissais depuis longtemps? Quel âge aviez-vous exactement? »--C'est drôle. »Je disais: c'est drôle. Je pensais tout autre chose. Mais j'ai ri pour ne pas avoir l'air trop naïve. »--Vingt-deux ans, ma chère madame Mauléon, et assez de vertu pour me défier des hommes qui me trouvent bien. »J'avais le coeur troublé, en vérité... Il faut si peu de chose, même quand on se croit sûre de soi!» _Mardi, 9 juillet._ «J'ai mis longtemps à déjeuner, d'un oeuf et d'un morceau de pain... Personne n'est venu, puisqu'il n'est pas venu, lui. Suis-je oubliée, déjà?» _Lundi, 15 juillet._ «Lendemain de fête nationale. Pour moi, la fête, c'est aujourd'hui. Depuis huit jours, je n'avais aucune nouvelle. Et, ce matin, oh! je ne l'ai pas seulement revu, il m'a parlé; il m'a presque avoué. Et même tout à fait, je crois. J'écris pour être plus sûre, pour pouvoir mieux réfléchir au sens des mots, aux détails, en relisant mon cahier; peut-être aussi pour le plaisir qu'il y a, quand un sentiment vous naît dans le coeur, à le confier à quelque chose, faute de quelqu'un. Donc, c'est moi qui suis entrée la première, et je n'étais pas là depuis cinq minutes qu'il est entré lui-même. Du premier coup, j'ai compris non seulement qu'il me cherchait, mais que cette rencontre allait être une date dans ma vie. Nous étions presque seuls; avec nous, rien qu'un client de hasard, et puis la petite parfumeuse de chez Piver, qui regardait son bifteck avec ses yeux de myope. Madame Mauléon avait pâli, comme il arrive quand elle se trompe dans une addition. M. Morand s'est assis, à gauche, quand j'étais à droite de la salle, et s'est plongé dans la lecture d'un journal; mais je voyais bien qu'il ne lisait pas; ses yeux ne quittaient pas le titre d'un article; il ne commandait rien à la servante, debout près de lui, et qui, inoccupée un moment, remuait en mesure sa tête rose, son pied gauche et la serviette pliée qu'elle portait sur le radius (appris ce mot-là à l'école), pour dire: »--Quand monsieur le lieutenant daignera s'apercevoir que je suis là! »Il ne s'apercevait de rien. La petite Piver étant partie, madame Mauléon, qui n'est pas une gourde, s'agita dans sa loge blanche et dit: »--Monsieur le lieutenant, vous m'aviez promis de m'apporter un souvenir de votre pays! »Il tressaillit comme un homme qui entend sa condamnation,--j'imagine,--et balbutia, gêné, essayant de sourire et fouillant dans sa poche: »--En effet, madame, je crois que je l'ai là, sur moi... »Il se leva, pendant que la petite Louise, pour le laisser passer, se retirait à reculons, et il alla vers le comptoir de madame Mauléon, mon amie, et je vis qu'il lui montrait une série de dessins, ou de cartes postales, et elle remerciait, et il expliquait, et j'entendais des mots coupés d'exclamations, une espèce de duo, incompréhensible à peu près autant que les paroles d'un ensemble à l'Opéra: »--Parfaitement, ma mère est seule. »--Cinquante ans? »--Non, cinquante-sept. »--Joli petit pays! »--Que dites-vous là! Grand, immense, madame Mauléon!... Et voici... Nous avons été deux... A peine de quoi vivre... Heureux quand même, allez! Cela s'appelle le Valromey. »--Vous dites? »--Valromey, un vieux mot; vallée des Romains. »Un rayon de soleil touchait la glace de gauche, et rebondissait sur le comptoir et sur l'épaule de la crémière. Madame Mauléon se pencha. »--Mademoiselle Evelyne, venez donc voir les jolies cartes postales que monsieur Morand m'a apportées... Monsieur Louis Morand, lieutenant au 28e de ligne. »Il se détourna, salua très bas, comme font les gens de bonne société qu'on présente à une dame, et, avec une décision, une audace que je n'eus pas le temps de goûter et qui me troublèrent tout de suite, il rassembla les cartes postales et vint à moi: »--Si elles pouvaient vous intéresser, mademoiselle, j'en serais bien heureux. »Quelle situation! Je déjeunais, ou je faisais semblant; j'avais devant moi un couteau, une fourchette, un verre et je ne sais quoi dans une assiette, et c'est à ce moment-là, sans que j'aie pu rien prévoir, que M. Louis Morand m'adressa la parole pour la première fois! J'avais si peu pensé que cette minute fût proche, ou même possible, que j'avais mis mon corsage de tous les jours et même, sous mon col droit, une cravate bleu vif, que maman m'a donnée et que je n'aime pas. Je me levai, je fis trois pas, non pour me rapprocher de lui, mais pour me placer derrière la table voisine, qui était libre et nette, et je dis: »--Mais, monsieur, je veux bien. Nous serons mieux, ici... »Je me sentais bête et timide, ce qui ne m'est pas habituel. Je me rends compte que je devais avoir l'air d'une pensionnaire, comme ils disent, moi qui n'ai jamais fait d'autres études que celles de la primaire, et comme externe! Je baissais les yeux. Il me suivit et se mit, non pas devant moi, mais tout à côté, très près. Il est plus grand que moi d'une tête. Sur le marbre, il étala dix cartes postales, comme un jeu. Il avait l'air de deviner qu'il avait de l'atout. »--Un pays que vous ne connaissez pas sans doute, mademoiselle, l'Ain, des montagnes, comme vous voyez: la Dent du Chat, le Colombier; de ce côté, le lac du Bourget... Est-ce que cela vous plaît, mademoiselle? »--Je connais si peu la campagne, monsieur. La rue Saint-Honoré, songez donc! »Je n'osais pas le regarder. La main qu'il avait posée sur la table se crispa, puis s'allongea de nouveau et saisit une nouvelle image. Il a la main longue, sèche, les phalanges fines et les articulations fortement nouées; c'est la main d'un fort et d'un sentimental. Madame Mauléon, immobile d'inquiétude, devait interroger mon visage. »--Alors, ceci, mademoiselle? La haute vallée du Valromey, si vous y passiez, vous étonnerait au moins, j'en suis sûr. Ce sont des villages dans une grande cuve fraîche et verte, que remplit le vent des montagnes. En hiver, nous avons souvent un mètre de neige. »Il hésita un instant, prit une nouvelle carte postale, la retourna, et, mettant le doigt sur une tache d'un gris clair: »--Voici notre maison. Elle est connue, là-bas, comme le Louvre à Paris. Ma mère y habite encore, seule, à présent que je suis parti... madame Théodore Morand. »Pourquoi me disait-il cela? Le ton de sa voix était subitement devenu autre. Je levai la tête, pas beaucoup, assez pour que mon regard, du coin de mes yeux, pût rencontrer les yeux de M. Morand. Ce lieutenant est un singulier homme: il était aussi pâle, aussi sévère d'expression, que s'il m'eût proposé un duel. Il attendait ma réponse comme si sa phrase avait eu une signification d'une haute importance. Et je crois, en vérité, qu'il avait voulu dire: »--C'est là qu'habitera, un jour, celle qui sera ma femme, et si vous écoutiez bien, mademoiselle, mon coeur qui est si près du vôtre, vous entendriez votre nom... »Je l'entendais, monsieur; mais je suis de Paris, et je suis une employée qui gagne sa vie; cela fait deux raisons pour être défiante. J'ai eu l'air de ne pas comprendre, pensant qu'il répéterait plus clairement sa pensée, si je faisais ainsi. Et j'ai dit: »--En vérité, non: le plus loin que j'aie été c'est Bagnolet. »Il m'a regardée avec plus d'attention, pour voir si j'étais intelligente, et probablement aussi il a trouvé que je ne m'exprimais pas dans un français très pur. »Car il a eu un sourire bref, comme un tour de roue d'auto. Puis, négligemment, il a rassemblé les cartes postales, même celles que je n'avais pas vues. »--Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir montré des choses si peu intéressantes pour vous. »--Mais comment donc, monsieur, il n'y a pas d'offense: au contraire. »Il a repris sa place, et moi j'ai repris la mienne. Madame Mauléon, très émue, et qui croit toujours qu'il n'en paraît rien, s'est remise à contempler le soleil à travers les vitres. Je n'ai plus avalé une bouchée de pain, j'ai laissé dans sa soucoupe une portion de cerises. Le lieutenant a bu d'un trait un verre de café, et il est parti, sans dire un mot à la crémière. En passant à côté de moi, il a salué militairement, et comme il aurait salué madame Mauléon, rien de plus, rien de moins. »Quand il a eu fermé la porte, je me suis levée, moi aussi. Et ce n'a pas été long: »--Expliquez-vous, madame Mauléon, qu'est-ce que cela signifie? »--Qu'il vous aime, ma petite. »--Parlez plus bas: vous avez un client. »--Il est sourd... Mais vous voilà toute pâle, ma belle. Qu'avez-vous? »--C'est qu'il fait froid dans votre boîte. »--Vingt-six degrés: vous appelez ça froid? Allons, avouez donc! Vous en tenez pour lui, vous aussi. »--Vous plaisantez, je ne le connais pas! »--On aime toujours avant de connaître. Et puis, vous allez le connaître, il ne souhaite que cela... Approchez encore, que Louise n'entende pas: il vous demande un rendez-vous. »--A moi! mais je ne suis pas de celles-là! »--Vous vous fâchez? Vous ne le connaissez pas, en effet! Eh bien! voici les mots mêmes qu'il m'a dits, je vous les répète:--Vous demanderez, madame Mauléon, si Mademoiselle Gimel voudrait bien me faire l'honneur de m'accorder dix minutes d'entretien. »--Il a dit: «l'honneur?» »--Mais oui. »--Vous êtes bien sûre? »--Je l'entends encore: l'honneur, l'honneur, je le jurerais! »--Alors, je dois accepter. L'honneur! C'est pour le bon motif! c'est... Ah! je vous en prie, madame, ne me donnez pas une fausse joie. Je ne suis qu'une pauvre fille. J'ai l'air de plaisanter souvent, mais c'est parce qu'il le faut. Je suis une tendre, tout au fond. »--Comme moi! »--Être aimée pour soi-même, c'est une chose qu'on a toujours désiré. Quand elle vient comme ça, tout à coup, vous comprenez... »--Oui, on en pleure. »--Non, je ris, vous le voyez. »--C'est la même chose, petite! Qu'on rie, qu'on pleure, le coeur ne sait plus ce qu'il fait. Qu'est-ce qu'il faut que je lui réponde, à votre... amoureux? »--Pas encore! Je ne sais pas si je lui plairai, quand il aura causé avec moi... Où me conseillez-vous de le rencontrer?... Ah! c'est maman qui va être contente!... Pas chez elle, tout de même? »--Non, il veut vous parler d'abord, à vous seule, ni chez moi, ni chez vous; un endroit tranquille, sans autobus. »--Place de la Concorde, alors, à côté de la statue... Ah! non, c'est impossible, toutes mes petites amies croisent par là. »--Faites cent pas de plus; il vous attendra près de la serre des Tuileries, sur la terrasse à droite, du côté de la Seine, à six heures et demie. »--C'est cela! »--L'endroit est parfait. Jusqu'à huit heures, on trouve encore des enfants avec des bonnes. Elles ne s'étonneront pas, vous savez. Elles sont habituées. Et pour quel jour? »--Mais, demain! Pourquoi tarder? Il désire que ça ne soit pas demain? »La crémière se mit à rire. »--Où prenez-vous cela? Mais non! Il est plus amoureux que vous, plus pressé de vous le dire que vous de l'entendre; et, quand je lui dirai «demain», il me demandera:--Pourquoi pas aujourd'hui? »J'avais cette grande joie qui transparaît et qui se trahit, quoi qu'on fasse. Je m'étais souvent dit: »--J'aimerai peut-être, mais je ne le montrerai pas, c'est trop bête! »Je sens bien que je n'ai pas tenu parole. «Être aimée», je goûtais ces deux mots-là, comme, autrefois, je laissais fondre une dragée dans ma bouche. Les passants me regardaient-ils plus que d'ordinaire? Ceux qui portent un secret joyeux s'imaginent qu'ils sont transparents. Ils n'ont peut-être pas tort. A la banque, je ne tenais pas en place. Cette sotte de Marthe, qui se croit artiste parce qu'elle a des bandeaux à la Vierge, n'a pas manqué de faire remarquer que je m'étais dérangée quatre fois pour demander des renseignements à M. Amédée, dont je copiais le rapport; mais Raymonde, qui est plus experte et plus méchante, a pris le rapport achevé, sur une table, sous prétexte de l'examiner, et elle est allée le porter elle-même au jeune secrétaire. J'ai laissé faire. Elle est restée longtemps. Elle est revenue avec les yeux plus rouges que de coutume. Il paraît qu'elle a fait la scène la plus incroyable,--c'est de M. Amédée que je tiens le détail: il m'a parlé, à la sortie,--la scène de jalousie. Ah! bien placée! »--Il y a vraiment, monsieur, une préférence que je ne m'explique pas, pour mademoiselle Evelyne. Je suis la plus ancienne, et les rapports lui sont confiés... Ce n'est pas la peine d'être dévouée... Je ne sais pas si vous avez remarqué, monsieur, que cette péronnelle est de plus en plus évaporée... Aujourd'hui, cela dépasse les bornes. »Ici, elle s'attendrissait. »--J'ai pourtant demandé des renseignements à une amie que j'ai, dans l'établissement de crédit où M. Amédée a travaillé avant de venir chez M. Maclarey... Vous me pardonnerez d'être si franche... Je lui ai demandé si vous étiez capable de...--comment dirais-je?--de favoriser une des dactylographes parce qu'elle est plus jeune et plus coquette... Elle m'a répondu: --Je ne crois pas, c'est un homme rangé... Et cependant, monsieur, quand il y a un travail important, c'est mademoiselle Evelyne qui l'a! »Elle s'est mise à pleurer. M. Amédée a déclaré qu'il aimerait mieux diriger trente employés que trois femmes, et il a laissé mademoiselle Raymonde se sécher. »Tout cela parce que j'avais l'air heureux. J'étais heureuse, en effet, je le suis encore. A l'heure tardive où j'écris, ma mère dort dans sa chambre à côté; moi, je sens bien que le sommeil ne me viendra pas de si tôt. Elle a deviné quelque chose, elle aussi, la chère maman! Pendant que nous dînions, au jour, en tête à tête, dans la cuisine, elle a remarqué, d'abord, que je mangeais avec un appétit de jeune loup, ou de trottin, et que, cependant, j'oubliais de manger, par moments, pour regarder par la fenêtre: »--A qui ris-tu, Evelyne? »--A personne! »--Si. »--Voyez vous-même: les fenêtres sur la cour, en face, sont toutes fermées, malgré la chaleur. »--Alors, tu ris à une idée? Je connais ça! »Elle se tut, et je compris qu'elle faisait beaucoup de chemin silencieux, qu'elle furetait dans toutes les maisons où j'aurais pu, selon elle, avoir un prétendant. Pauvre maman! Comme si Paris était le même, pour elle et pour moi! Elle n'a pas voulu le dire, mais elle souffrait aussi à la pensée que je n'étais pas confiante. Moi, je ne voulais, je ne veux rien dire parce que je ne suis pas sûre... Un pareil amour! Est-ce possible? Moi, la petite dac? Que je voudrais être à demain soir! Ah! demain soir, s'il m'a parlé comme je n'ose pas croire qu'il me parlera, alors, je serai expansive. Oui, je partagerai avec elle ma joie, je réparerai la déconvenue de ce jour. Maman m'a dit: »--Le fils du bottier, notre voisin, quand je rentrais, ce soir, m'a fait un signe d'amitié; ce n'est pas la première fois; je suis sûre qu'il pense à toi. »--Quart-de-Place? »--Pourquoi l'appelles-tu comme ça? Pauvre garçon! »--C'est son nom pour tous ceux qui ne se fournissent pas chez son père. »--Oui, plus d'une fois, je l'ai vu, en me détournant un peu, quand je passais avec toi, je l'ai vu qui te mangeait des yeux. »--Ça me laisse intacte, maman. »--Sans doute, mais indifférente! »--Oh! tu parles!... Non, je vous demande pardon, je veux dire absolument. »La pauvre chère maman n'a rien répondu; mais elle a eu ce petit pincement de lèvres qui est, chez elle, le signe d'un coup reçu, le «touché» du maître d'armes. Et ça me faisait de la peine de lui en faire. Mais le moyen? Nous nous sommes séparées de meilleure heure que d'ordinaire. Elle ne doit pas dormir non plus. Elle pense: »--Les enfants sont ingrats, tous et toutes! »Non, ce n'est pas vrai. Je lui suis reconnaissante, au contraire, de ce qu'elle a été une vraie mère, une de celles pour qui l'enfant n'est pas un joujou qu'on habille et qu'on embrasse, mais un amour qui change toute la vie. J'étais grosse comme le poing,--que de fois je l'ai entendue me raconter cela!--j'étais délicate, j'étais «vive comme une souris qui aurait eu les yeux bleus». Maman a eu peur que je ne fusse mal soignée, si elle me confiait à une nourrice de campagne. Elle n'était déjà plus jeune quand elle s'est mariée avec le «beau Gimel», mon père, que j'ai à peine connu... Un petit frisson de peur, et le grand sacrifice a été tout de suite accompli. Maman, qui avait une bonne place; maman, qui était vendeuse chez Revillon, a tout laissé là pour Evelyne. Elle ne m'a plus quittée, et tout le bénéfice qu'elle a eu, hélas! c'est moi, qui ne lui dis pas même, ce soir, qu'une joie me tient éveillée. »Pauvre maman! L'ancien adjudant de la garde républicaine, son mari, n'a jamais été, je crois bien, un puissant travailleur. Il avait sa retraite. Il disait: »--Je cherche du travail dans le civil. »Maman ne disait rien; mais elle brodait, elle cousait, elle gagnait ce qui manquait pour vivre, et le droit de ne pas se séparer de la «petite». Grâce à elle, nous n'avons jamais manqué de rien. Elle prétendait même que nous finirions par être «bien à notre aise». »J'en ris, ce soir. Nous ne sommes pas devenues riches. Et voici que je suis aimée! Est-ce mystérieux! Aurais-je pu imaginer qu'un officier s'éprendrait de moi pour m'avoir vu, chez madame Mauléon, manger des petits radis roses! Il a dû deviner que j'avais été bien élevée, par une femme courageuse, nette d'esprit, aimant Paris qui ne la gâte pas, mais qui l'amuse, et que j'étais une honnête fille née d'une maman admirable. Ah! si nous devons nous marier, lui et moi, il faudra qu'il soit poli et prévenant avec maman. Pas de morgue! Pas de fausse honte! Je le lui dirai demain, avec d'autres choses..., tant d'autres.» »_Minuit et demi._--Je n'ai aucune envie de dormir. Il faut, cependant, se coucher, parce que, demain matin, la dactylographe devra être au travail à neuf heures. Nous n'avons pas de congés pour cause d'amour. Je vois la tête de M. Maclarey, si je lui disais: »--J'ai un amoureux; me permettez-vous de sortir une heure avant les autres? »Il se demanderait si je jouis de mon bon sens. Et M. Amédée? Il mettrait son monocle, pour s'assurer que je suis bien mademoiselle Gimel, dactylographe réputée pour sa régulière application et sa bonne humeur, et il me répondrait, avec son air de diplomate: »--N'oubliez pas, mademoiselle, que la copie du rapport sur l'emprunt de l'Herzégovine vous a été confiée, parce que vous êtes la moins légère de nos dactylographes. »Mais, par exemple, à six heures, je file, et sans attendre mademoiselle Raymonde!» _Mardi, 16 juillet._ »Depuis midi, je ne vivais pas. J'ai toujours été fière de mon sang-froid, mais je n'en avais plus. J'ai toujours cru que je ne me laisserais pas emballer, et mon coeur battait follement, sottement, dès que je pensais: «Six heures et demie, aux Tuileries, Louis Morand»; et je ne pensais pas à autre chose, et il m'a fallu une volonté, une application lassante, pour ne pas mêler ces mots-là aux cours des charbonnages et aux rapports financiers que j'ai transcrits pour la banque. »Je suis donc faible, oh! oui, faible comme toutes. Je n'avais de résolu que le menton, que je porte un peu haut, par habitude, quand je suis sortie de chez Maclarey, six heures sonnant. Raymonde m'a appelée. J'étais déjà loin; la rue était chaude comme un atelier de repasseuse, et je ne songeais qu'à aller vite; je n'avais pas peur d'être rouge quand je le verrais. C'est une peur que j'ai eue d'autres fois, quand il s'agissait de présentations moins graves. Je n'avais pas peur de ne pas plaire: j'étais comme sûre d'être aimée, à jamais, et toute mon âme était tendue seulement vers les mots qui diraient cela, et vers son regard, à lui, la seule chose qui me fit peur. J'ai pris l'avenue des Champs-Élysées du côté gauche, pour ne pas être en face de la serre; je ne voyais que la balustrade, blanche au soleil, comme un tour de plume, les arbres au-dessus, et des points noirs qui allaient lentement d'un tronc d'arbre à l'autre. J'aurais voulu avoir les jumelles de maman. Les voitures revenaient du Bois, beaucoup de sapins découverts, des landaus de noces, des autos: personne n'avait le coeur aussi noyé que moi dans la même pensée; j'aurais voulu avoir un ballon, monter dedans, traverser la place, et descendre sur la terrasse, en disant: »--Me voilà! »Eh bien! c'est à peu près ce que j'ai dit à M. Morand. J'avais tellement envie de le voir la première, de le surprendre ainsi, pensant à moi, que j'ai usé d'un moyen qui m'a paru tout simple et qu'il a beaucoup admiré, quand je le lui ai raconté. Où devait se tenir M. Louis Morand, qui attendait mademoiselle Evelyne Gimel, venant du boulevard Malesherbes? Au coin de l'orangerie, près de la place de la Concorde, et il devait regarder vers l'ouest. J'ai donc tourné l'orangerie, je suis arrivée par l'est, j'ai suivi la terrasse au-dessus du quai... Et, tout au bout, immobile, penché sur la balustrade, il y avait un jeune homme, qui protégeait ses yeux, de sa main droite posée en visière sur son front, et qui interrogeait, avec passion, avec un dépit visible et les sourcils froncés, la place de la Concorde... Je me suis approchée le plus doucement possible, et j'ai dit: »--C'est moi, monsieur, Evelyne Gimel. »Je riais, pour ne pas avoir l'air d'être émue. Je ne veux pas qu'on voie mes émotions. Trois petites bonnes cerclées d'enfants me voyaient. J'ai préféré qu'elles me prissent pour une aventurière. Et, lui aussi, il a été suffoqué de m'entendre rire. Oh! il ne me l'a pas dit. On a le pardon facile quand on voit, pour la première fois, seul à seule ou à peu près, celle qu'on aime. Il m'a regardée; et son regard, qui rencontrait successivement, sur ma frimousse, mes yeux qui riaient, mes joues qui riaient, et le rire de mes lèvres, ne savait plus où se poser parce qu'il était, lui, tout grave et ému. Finalement, il a regardé mes mains, et m'a dit: »--Je vous remercie; je suis bien content. »Moi, alors, je les lui ai données toutes les deux. Et j'ai ri un peu plus doucement, en répondant: »--Voulez-vous que nous nous promenions? »Les trois petites bonnes nous considéraient avec un si vif intérêt, que j'aurais voulu me promener de l'autre côté de la balustrade, en bas, sur la place, et que j'ai esquissé une conversion à gauche. Mais il s'y est opposé, oh! gentiment, mais très nettement: »--Tout droit, si vous voulez bien. »Nous avons passé devant le banc, au milieu des gosses. Il m'a dit, tout de suite après, me regardant de nouveau: »--Mademoiselle, vous riez bien volontiers. »--Oh! monsieur, c'est impossible à cacher... »--Je l'avais remarqué déjà, et je vais vous paraître bien singulier: je ne ris de presque rien. »--Moi, de presque tout. »--Cependant, vous ne ririez pas, j'espère, si quelqu'un vous disait qu'il vous aime? »J'étais ravie de ce mot-là, reconnaissante; mais je ne sais quel stupide esprit d'indépendance et de taquinerie, quelque chose qui n'est pas moi, a prévalu sur ce qui est moi; j'ai tourné la tête vers le lointain de l'île, les quais, et une mouche qui remontait la Seine. »--Ça dépend qui? »--Si c'était moi? »Je me suis arrêtée, je lui ai planté dans les yeux mon petit regard décidé, qui ricanait encore, méchamment; j'ai vu qu'il était à moitié blessé, et j'ai continué, comme pour l'achever: »--Ma foi, monsieur, nous ne nous connaissons guère. »--En effet, mademoiselle, vous ne me connaissez pas. Je me suis permis de vous demander de venir, précisément pour vous expliquer... »--Et peut-être aussi pour savoir qui je suis? »--Ce que vous voudrez bien me dire de vous me fera plaisir, mais m'apprendra peu de chose. »--Ah! vraiment? »--Je vous connais, moi. »--Par madame Mauléon, alors? »--Un peu, mais surtout par vous-même: je vous ai regardée pendant onze déjeuners. »--C'est tout au plus un signalement, ce que vous avez; mais, se connaître, c'est plus long. »--Vous vous trompez: un regard suffit. »Il disait cela avec tant de passion, tout au bout de la terrasse, près du pont Solférino, que j'ai eu envie de le remercier. Mais, comme j'ai honte des démonstrations, et que je trouve cela faible, j'ai eu l'air incrédule. »--Un regard pareil, personne ne l'a eu de moi. »--Vous voyez bien que je vous connais, mademoiselle; j'en étais persuadé. Vous n'avez encore aimé personne. »Eh bien! il est tout à fait gentil, M. Louis Morand! J'avais beau lui répondre en plaisantant, et peu de mots, quand il aurait tant voulu m'entendre, il ne se lassait pas d'être aimable, de me trouver bien, et de me le dire. Nous arpentions la terrasse, comme disent les poètes, dans la gloire du couchant. Plus de bonnes à l'étage, plus d'enfants; rien que des passants, au-dessous de la terrasse, qui allaient dîner. Je sentais que maman devait s'inquiéter, aller à la fenêtre, répéter: »--Cette chérie ne rentre pas! Où est Evelyne? Six heures et demie, six heures trente-cinq, même! »Il racontait sa vie. Il se faisait très simple, très modeste,--un peu, probablement, pour se rapprocher de moi,--et je ne le trouvais cependant pas familier, ce qui me touchait infiniment. Le respect, dans notre monde, c'est presque un rêve. Je n'avais pas l'air de m'étonner de cette politesse parfaite dont il me donnait la preuve; mais je levais moins souvent les yeux de son côté, et j'évitais de le faire quand il s'excusait de ne pas être riche, de ne pas pouvoir me donner, si j'acceptais de devenir sa femme, le luxe qu'il aurait voulu (ce sont ses mots) «mettre à mes pieds». Si nos yeux s'étaient rencontrés, il aurait vu trop clair dans les miens. Il me racontait qu'il est né dans le département de l'Ain, dans un joli endroit qui se nomme Linot, celui qu'il me montrait, sur la carte postale. Il a perdu son père, qui était conducteur des ponts et chaussées. Et, comme j'avais l'air de trouver ce titre-là très beau, sans savoir ce que c'est, il m'a tout de suite expliqué que je me trompais; il s'y est, je puis le dire, acharné, ne sachant comment me persuader qu'il était de famille très modeste. Vraiment, ce M. Morand ne ressemble à aucun des jeunes hommes que j'ai connus jusqu'ici: il ne se flatte pas du tout, il a peur qu'on ne le croie meilleur qu'il n'est, ou plus riche. «--Nous sommes presque pauvres, disait-il, ou, plutôt, moi, je puis vivre, à condition que maman se gêne un peu: ma solde ne me suffit pas. Maman la complète. Elle est admirable. Si vous me faites l'honneur de m'écouter... »--Mais je ne fais pas autre chose! »--Alors, si vous me faites l'honneur de m'aimer,--ah! comme il prononçait ce mot-là, arrêté, la tête près de la mienne, et cherchant mes yeux qui regardaient au loin, obstinément, méchamment, vers l'Arc de Triomphe!--si vous me faites l'honneur de m'aimer, je veux que vous sachiez bien que ce n'est pas la fortune que vous épouserez. L'armée n'enrichit pas. »--La dactylographie non plus. »Nous nous mîmes à rire tous deux ensemble, longuement, sans nous parler, lui me regardant, moi les yeux dans le vague, mais nos deux coeurs si près l'un de l'autre, et si contents, que je ne bougeais pas, pour que cela ne finît pas. Un gros ramier, qui allait se coucher, passa, à me décoiffer, devant nous, et rompit le charme. J'eus un peu honte de ma faiblesse, je demandai: »--Vous ne m'en voulez pas, monsieur, si je suis prudente. C'est une qualité que la vie d'employée donnerait à celles mêmes qui ne l'auraient pas naturellement. Vous pouvez choisir une jeune fille qui vous apporterait la fortune. Pourquoi une employée? Pourquoi moi? »Nous avions repris la promenade, et, jusqu'à la place de la Concorde, il me fit sa réponse. Je l'avais peiné. Il fut ardent, rude, passionné, un peu peuple,--j'aime ça,--dans sa façon d'accuser le coup. Il me dit qu'il s'était juré de n'épouser qu'une femme qui ne rougît pas de la modeste famille des Morand, qu'une femme brave, habituée au travail, ingénieuse à vaincre la vie, et, en même temps, jolie, distinguée, pour qu'elle pût faire quelques visites,--les réglementaires,--vive d'esprit, pas embarrassée... »--C'est donc bien vous que je cherchais, mademoiselle. A présent, si je ne dois pas vous plaire, je préfère le savoir tout de suite; ma demande ou ma personne vous paraît peut-être ridicule... Dites-le-moi. »J'étais troublée, je ne riais plus. J'ai répondu: »--Je ne peux pas vous juger en si peu de temps! »--Est-ce que je vous le demande, mademoiselle? »--Mais oui! »--Pas du tout; je demande à vous revoir. »--Alors, nous sommes d'accord. Voulez-vous venir, demain, chez ma mère? Il faut qu'elle soit avertie. »--Non! »--Je ne peux cependant pas... »--Si, vous pouvez retarder... Je vous supplie de revenir ici, demain, de me connaître avant de consulter une autre personne, fût-ce votre mère. C'est beaucoup vous demander? »Je l'ai considéré, un moment, de tous mes yeux, de tout mon coeur, de toute ma bonne foi inquiète, et j'ai trouvé, au fond de ce regard, tant de décision, de loyauté et d'amour, que je n'ai plus hésité. »--Oui, monsieur, c'est beaucoup me demander. Elle est digne de tout savoir. Mais je veux bien. Je ne parlerai pas. Je reviendrai. A demain! »Je lui ai tendu la main, sérieusement. J'ai cru qu'il allait la baiser. Il l'a serrée légèrement, respectueusement, et je suis partie. »Je ne sais pas comment j'ai pu avoir encore la présence d'esprit de bien marcher, en descendant la rampe, en traversant la place. Je devinais son âme. J'étais enveloppée dans sa pensée qu'il avait jetée sur moi. Et j'avais envie d'écarter les mailles avec la main. Je ne me suis pas détournée une seule fois. Mais je suis sûre qu'il est resté là, au coin, à côté de l'escalier qui sert d'entrée pendant l'Exposition canine, jusqu'à ce que j'eusse disparu par la rue Royale... »Maman écoutait, sur le palier, pour être plus vite avertie de mon retour. Elle a presque crié, en reconnaissant mon pas et mon chapeau. Et j'ai dit, d'un étage à l'autre, la tête levée: »--Ma pauvre maman, nous avons veillé à la banque... Qu'avez-vous à vous inquiéter?... La maison lance un gros emprunt péruvien, après-demain. »--Sacré Pérou! a-t-elle répondu du haut de la rampe. M'en a-t-il fait faire du mauvais sang!» _Mercredi, 17 juillet._ »Je l'ai revu. Quand on se voit une première fois, l'émotion, l'immensité de l'inconnu, entre deux êtres qui ont vécu loin l'un de l'autre, la crainte de trop se confier,--chez moi, du moins,--font de la première rencontre de ceux qui croient s'aimer un mélange d'effusion et de diplomatie, une parade un peu, une recherche inquiète de la permission d'aimer, une sorte d'examen, qu'on sent trop redoutable pour qu'il soit tout à fait doux. On joue son coeur, son repos, ses rêves, on joue une famille qui n'est pas née et plus encore. J'avais le sentiment si vif de ce péril où nous sommes, au moment où nous allons aimer, que je retenais tout le temps, non seulement mes mots, mais mon coeur, mais mon rire. Cela me ressemble bien peu! Je ne le remerciais pas quand il me disait des choses dont j'étais fière au fond, parce que j'avais peur d'être obligée, l'instant d'après, de me retirer, de redevenir la petite dactylographe qui n'est pas facile à marier, parce qu'elle a l'ambition d'épouser un homme «très bien». »Je commence à croire qu'il est vraiment très bien. Notre seconde entrevue a été moins longue, mais plus intime: nous avions, l'un et l'autre, moins de crainte de nous être trompés. J'avais mis mon corsage de linon blanc, qui a un empiècement de broderie à jour, et, dans le ruban cerise noué autour de mon cou, j'avais passé un brin de réséda. C'est une fleur fine, et fidèle jusqu'au bout: ça meurt, mais ça ne s'effeuille pas. M. Morand a tout de suite aperçu le réséda, parce qu'il a regardé mon petit cou blanc et mes épaules, et il m'a dit: »--La fleur que j'aime le mieux, tout justement, mademoiselle! Chez nous, à la maison du Valromey, ma mère sème tous les ans du réséda dans une plate-bande, toujours la même, qui embaume la vallée. »--Elle est petite, alors, la vallée? »--Non, très grande. Un être de rien, un brin de lavande ou de réséda, mais qui a une âme très parfumée, quelle puissance, et comme elle va loin! »--Vous êtes poète? »--Non, je suis heureux. »Les bonnes, sur le banc, étaient au complet. Elles ont ri, en nous revoyant, et nous aussi, nous avons ri. Ça devenait gênant. J'ai proposé à M. Louis Morand de nous promener sur le côté de la terrasse qui longe la place de la Concorde. Il a accepté. C'est un grand point que de s'entendre sur le chemin. Tout de suite après, nous sommes devenus graves. Oui, tous les deux ensemble, et presque tristes. Pendant un long moment, nous avons cessé d'être jeunes et de sentir que nous étions amis. Est-ce ainsi pour tout le monde? Peut-être. Nous étions comme ceux qui arrivent au quai d'embarquement, et qui s'arrêtent, moins désireux de la route, pleins de questions sur la mer, et sur le bateau, et sur le vent. Tout à l'heure, un pas de plus, il ne sera plus temps. Nous avions prévu cette minute-là, l'un et l'autre, mais elle était venue, soudaine. Lui, il m'a interrogée sur mon enfance, mon caractère, mes goûts, et, moi, je lui ai demandé: »--Que dirait votre mère, si vous lui parliez de votre projet, monsieur? Elle ne me trouverait pas de son monde. »--Elle est fille d'un tout petit propriétaire. »--Elle était femme d'un conducteur des ponts et chaussées. »--C'est un fonctionnaire bien modeste. Je vous garantis le consentement de ma mère, mademoiselle, et, mieux, son adoration. »Je le remerciai d'un regard, et je vis qu'il pâlissait, parce que le regard était doux. C'est un tendre, cet homme qui a l'air dur. Je voulais savoir une chose infiniment délicate; j'ai profité de l'émotion. »--Les mots que je devine, que je sens tout près de vous sont très beaux; ne les dites pas, cependant, monsieur; je voudrais qu'il n'y eût aucun mensonge entre nous. Ne me dites pas encore que vous m'aimez... Je vous parais singulière, peut-être? »--Non, vous me surprenez, mais délicieusement. »--Alors, je puis continuer et vous interroger avec une franchise complète? »--Oui. »--Même indiscrète? Je voudrais savoir une chose que vous auriez le droit de me cacher. »Il fronça les sourcils, et mit une ou deux minutes à prendre son parti. »--Allez toujours: je ne mens jamais. »--Eh bien! je voudrais savoir si vous avez souvent dit à d'autres femmes ce que vous me diriez à moi-même, tout de suite, si je ne vous arrêtais pas. »--Non, vous n'êtes pas la première à qui j'ai dit: «Je vous aime»; je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis; je vous jure, pourtant, que je ne vous aurai pas été souvent infidèle avant de vous connaître, et que, si nous étions mariés... »--Qu'en savez-vous? »--J'en réponds, je serais l'ami qui ne varie pas. J'ai l'habitude de la consigne, et puis, ce serait facile avec vous. »--Facile? Je n'ai pas vu beaucoup de pièces de théâtre, monsieur; mais aucune ne disait cela. Pourtant, je vous crois... J'ai besoin de vous croire. »Il laissa tomber ces mots, et nous sommes allés côte à côte, l'espace de quatre arbres au moins, sans plus parler. Je suis persuadée qu'il était sincère. Quand ils sont jeunes et près de nous, ils sont très sûrs d'eux-mêmes. Puis, il m'a posé, de nouveau, deux questions: »--Quitteriez-vous Paris? »--Cela me serait très dur: je l'aime. »--Impossible? »--Non, parce que je puis aimer quelqu'un plus que mon Paris; cela, moi aussi, j'en suis sûre. »Puis, sans transition, impérieusement, comme s'il faisait un discours à ses hommes, il m'a dit: »--Je suis très militaire; mais le reste m'est moins familier. Un petit collège, puis de bonne heure dans la troupe, puis Saint-Maixent: vous comprenez qu'il me manque des cordes. Ainsi, je vous avoue que je sais mal la religion. Mais je ne demande pas mieux que de l'apprendre de vous, parce que j'ai des camarades que j'estime beaucoup, que j'estime le plus, et qui sont fervents. Ma mère est une chrétienne admirable. Que pensez vous là-dessus? »Il a fallu répondre. J'étais contente qu'il fût meilleur que moi, qui n'ai pas ses excuses, et qui suis de médiocre pratique... Des excuses, j'en ai peut-être d'autres, en y songeant bien: j'ai maman, qui n'est guère dévote; j'ai la vie d'employée, qui n'a pas beaucoup de ces exemples-là autour d'elle... J'ai promis d'instruire M. Louis Morand. Mais il faudra d'abord former le professeur, qui n'est pas de premier ordre... Je ne puis pas dire combien j'étais heureuse de cette causerie à plein coeur, sans l'ombre d'une hypocrisie de part ou d'autre. Mon grand Paris s'était fait presque silencieux: on ne peut pas lui demander le silence complet. L'air venait du Bois, si doux qu'à le respirer je me sentais m'attendrir. M. Morand, quelquefois, suivait de l'oeil les nuages roses, et leur souriait. J'ai trouvé cela dangereux, pour une petite Evelyne Gimel qui n'aura pas de conseil véritable, dans cette grave affaire, et qui a beaucoup de mal déjà à prendre quarante-huit heures de réflexion. J'ai rompu cette mélancolie d'amour qui nous prenait tous deux. J'ai demandé: »--Où avez-vous fait l'exercice, ce matin, monsieur? »--A Issy-les-Moulineaux. »--Vous voulez dire Issy-les-Aéroplanes? »--Justement, j'en ai vu deux. »--Comme j'aurais voulu être là! Ma passion! J'achète tous les jours un journal pour savoir quand nous volerons. Qui était-ce? Delagrange? Malécot? Ferber? la dame aviatrice? »--Aucun d'eux, mais des nouveaux, des tout jeunes, qui se sont lancés en l'air, portés par des ailes, en toile très fine, qui ressemblaient à celles d'un papillon. »--Contez-moi cela! »--J'aimerais mieux vous le raconter demain... »Il avait l'air si grave que j'ai bien vu que mon rire, à moi, sonnait faux. Il avait tant de bon amour dans les yeux que j'ai dit oui. J'ai promis de revenir, pour la dernière fois.» _Jeudi, 18 juillet._ «C'est le troisième soir de mon amour. Hélas! le dernier de ma joie! Tout est brisé. J'écris ceci à je ne sais quelle heure de la nuit, pendant que madame Gimel--il faut que je l'appelle ainsi à présent--pleure, elle aussi, et souffre presque autant que moi. »Cela débutait si bien, mon amour! Ce soir encore, à six heures dix, sur la terrasse que nous avions choisie pour nos accordailles, il m'attendait, lui, et il avait, comme moi, toute une marée montante de pensées dans le coeur. Je ne lui avais pas dit que je commençais à l'aimer; j'allais le lui dire; il ne me faisait plus peur. En sortant de la banque, je regarde en l'air, et je reçois sur la joue une goutte d'eau: il pleuvait. Un autre jour, tous les jours, j'aurais été furieuse, car j'étais sans parapluie; eh bien! j'ai étendu mes dix doigts, las d'avoir tapoté les touches de ma machine, et j'ai dit, je me rappelle: »--J'arriverai fripée s'il le faut, mais cela ne me fait plus rien; il m'aime, à présent, et moi, je vais lui dire que je l'aime! »Pourquoi? C'est le secret des mots d'hier, des mots qui sont des graines et qui lèvent leurs deux premières feuilles dans une nuit. Et je ne suis pas allée au rendez-vous en prenant des détours, non, mais tout droit, sous la bruine qui tombait et que j'aurais voulu qu'il pût boire sur ma joue. Lui, il était à son poste de guetteur; je voyais sa haute silhouette, de loin, au-dessus de la balustrade blanche, entre deux troncs d'arbres; et puis, j'ai vu son visage immobile; nous étions attirés l'un par l'autre, et moi seule j'avançais; j'ai vu ses yeux qui étaient tout pleins de moi; j'ai monté; personne n'était là que nous; j'ai couru, et j'ai dit: »--Je vous aime! »Alors, oh! alors, ses yeux se sont emplis de larmes, subitement. Et, lui pleurant, moi presque, sous la pluie, dans ces Tuileries désertes, nous étions infiniment heureux. Je crois que nous marchions très doucement, mais je ne suis pas sûre. Nous étions, dans nos coeurs, fiancés. Il m'a regardée longtemps, sans mot dire, ses yeux fermes, ses yeux de commandement et de justice fixés sur les miens, et je voyais trembler, au coin de ses lèvres, des mots d'amour qu'il était trop ému pour prononcer. Il était devenu muet. »--J'ai tout compris, monsieur, mais il pleut. Si nous rentrions? »Une pluie véritable tombait. J'avais dit étourdiment: si nous rentrions? »Mais où? La grande serre des Tuileries était là, toutes ses baies vitrées bien ouvertes, laissant voir les palmiers, les orangers, les bananiers, les fougères, et défendue seulement par une chaînette de fer qui, d'un pilier à l'autre, faisait feston. Ma foi, nous entrâmes; je m'adossai à une caisse et M. Morand s'adossa à la même. C'était une très grande caisse; nous étions sous l'oranger, et je ne sais pas si cela porte chance, mais je ne vivrai jamais des minutes plus douces. Il regardait devant lui, la pluie qui tombait, et moi de même, et je crois bien que nous ne voyions rien, que l'avenir, dont nous ne parlions pas. Il avait pris ma main, et il la pressait souvent, et même, dans l'intervalle, je la sentais petite, confiante, aimée entre ses doigts très rudes, mais qui tremblaient. Ce qu'il me disait? Peu de chose; c'était une espèce de plainte qui me semblait délicieuse et qu'il appelait «raconter sa jeunesse». »--J'ai souffert, répétait-il, jusqu'au moment où je vous ai connue. Ma vie a été seule, pauvre, et vous voici enfin. »Quel bonheur il y avait pour moi, et pour lui, dans cette tristesse passée! Je compatissais. J'avais le sentiment que je commençais mon rôle de femme, qui est de consoler. Il radotait, et moi aussi, pour que cela durât. Nous laissions des silences entre les mots; mais ils étaient remplis par une espèce de pitié amoureuse, qu'il demandait et que je donnais. Il y a un langage, d'âme à âme, qui n'a point de paroles; c'est comme une couleur changeante dont on se serait enveloppé. Contre mon habitude, je n'étais pas gaie. Je ne retrouvais pas ce qui a été ma manière d'être heureuse jusqu'à présent. Je ne souhaitais rien tant que l'entendre dire toujours: »--J'ai souffert, et vous voici enfin. »Tout à coup, une porte s'ouvrit dans le fond de la serre; un jardinier entra par derrière les palmiers. »--Eh bien! les amoureux! Pas gênés! Voulez-vous filer! C'est pas une marquise de restaurant, la serre des Tuileries! »M. Louis Morand est un homme de sang-froid. Je l'ai bien vu. Il s'est dressé. Il a observé le jardinier qui arrivait, et, à trois pas, il lui a dit tranquillement: »--Vous vous appelez Jean-Jules Plot, caporal, il y a trois ans, à la troisième du 2. Est-ce vrai? »--Peut-être bien. Et vous? »--Lieutenant Louis Morand. Vous n'étiez pas dans ma compagnie, mais je vous reconnais bien. »--C'est que vous êtes en civil, mon lieutenant, excusez. »Alors, ils se sont écartés de moi, et j'ai entendu le jardinier qui disait très bas: »--Mes compliments: elle est tout à fait chic votre bonne amie, mon lieutenant. »--Dites ma fiancée, Jean-Jules Plot. »Et, se détournant, il m'a regardée. Ah! les beaux yeux francs, où il y avait de l'amour pour toute une vie et même pour deux! La pluie tombait moins fort; j'ai fait signe: »--Si nous sortions? »Il a ouvert son parapluie; je me suis mise tout près de mon «fiancé»; il était si content que je l'aurais emmené à droite, à gauche, n'importe où. »--Je vous aime, mademoiselle Evelyne. »Nous descendions la rampe du jardin, nous passions à côté du bassin, près du vieux père Nil, tout écrasé sous l'avalanche de ses enfants; nous franchissions la grille. »--Mademoiselle Evelyne, je vous... Au fait, où allons-nous? demanda-t-il. »--Voir maman: il est temps de la prévenir, après trois rendez-vous! »Je ne sais s'il avait bien compris, car, des Tuileries jusqu'à la rue Saint-Honoré, il ne s'occupa que de moi, et ne me parla pas d'elle. »Je n'ai jamais monté plus lentement l'escalier de notre maison. Ah! que j'avais raison! Le bonheur, c'est de la joie qui croit qu'elle va durer. Le mien n'était pas tout à fait complet, Il tremblait un peu. Qu'allait dire maman? Mais je la savais faible pour moi. M. Morand, dès la première marche, avait pris mon bras et l'avait posé sur le sien. »--Il n'y a que quatre étages? disait-il. Quel dommage! J'apprécierais, en ce moment, une maison américaine. »Je pensais de même. Il faisait jour encore, dans la grande cage blanche. Personne ne troubla l'ascension. Quand nous nous trouvâmes en haut, nous eûmes ensemble le même battement de coeur, le même recul devant le bouton de cuivre de la sonnette. Derrière la porte, quelle parole allait être dite? Quelle destinée nous guettait? J'avançai la main, très lentement. M. Morand vit le geste, et, peut-être pour retarder le moment où nous serions trois, il prit ma main et la porta à ses lèvres, et je sentis celles-ci qui priaient sur mes doigts et qui disaient: »--Pas encore. »Cela dura un peu. Je crois que j'aurais laissé durer la prière si je n'avais entendu le pas de maman. Elle venait, probablement, pour se pencher sur la rampe. Ce fut M. Morand qui sonna. Puis, il s'effaça. Et maman vint ouvrir, précipitamment, joyeusement, comme chaque soir. »Elle m'aperçut d'abord; je vis commencer le sourire qui m'accueille et qui m'appartient; mais, tout de suite, il cessa. Maman venait de découvrir, en arrière, ce jeune homme; ses yeux myopes firent effort, elle plissa les paupières, elle se demanda: »--Est-ce que je le connais? »Elle eut son petit mouvement de tête qui précède le bonjour. Mais non, elle ne connaissait pas ce monsieur. C'était un étranger. Elle ne comprenait plus; elle pensa qu'elle avait encore son tablier de popeline noire, et je vis se reculer dans l'ombre du couloir sa pauvre figure troublée, froide, pincée, tandis que je m'avançais, et que je disais tout bas: »--Maman, je vais vous expliquer. Ne craignez rien. Allons dans le salon. »Son premier geste, en entrant dans le salon, c'est-à-dire dans sa chambre, fut de jeter, sous la machine à coudre, le tablier surpris. Alors, elle parut se remettre. Elle leva la mèche de la lampe. »--Entrez donc, monsieur; qu'est-ce qu'il y a? Je ne m'attendais pas à une visite. Si tu fermais la fenêtre, Evelyne? »Quand elle fut assise, à contre-jour, quand la fenêtre fut fermée, maman avait déjà repris son air très sûr, son air parisien. »--Mais asseyez-vous donc, monsieur. »Et elle le regardait, pendant ce temps-là. Elle l'étudiait. Elle le cataloguait. Moi, j'étais à sa gauche, près du fauteuil, et joliment plus émue qu'aux Tuileries, et je le regardais, lui aussi, et je le trouvais stupéfiant et charmant. »Il n'était pas embarrassé, pas gauche, pas godiche; il était ému, et, ce qui me parut très bien et très fort, de tout ce qui était dans le salon, il ne considérait que maman. Il la laissait, avec déférence, s'agiter. Il attendait, sans impatience, qu'il pût dire ce qu'il voulait dire. Il restait debout; et ce fut très simple. Moi, je n'avais eu le temps de rien expliquer. Il se chargea des éclaircissements. »--Madame, dit-il, j'aurais dû vous parler avant-hier; voilà trois jours déjà que j'ai fait ma déclaration à mademoiselle Evelyne. »Elle a pris son air étonné,--heureux, au fond, pauvre maman, très heureux,--un air qu'elle avait vu prendre à Bartet, dans les comédies. »--Quelle sorte de déclaration, monsieur? »J'étais si près d'elle, je me suis penchée, je l'ai embrassée là où commencent ses cheveux blancs, et j'ai dit: »--D'amour, maman. »Et, un peu bas: »--Ça s'est très bien passé... Aux Tuileries... Il est très comme il faut... Recevez-le bien. »Lui, il ne disait plus rien. Elle l'a considéré peut-être une demi-minute. Elle est sensible, impressionnable! Je lisais tout sur son visage; elle se demandait: »--Voyons, cette physionomie-là me revient-elle? Du temps de ma jeunesse, quand j'étais vendeuse chez Revillon, m'aurait-il plu? Voyons, ces moustaches, ces sourcils un peu rudes, ce front calme et têtu, ces yeux de commandement, mais qui aiment, qui ont un peu peur, non pas de moi, mais de ce que je vais dire... Oui, sûrement, Evelyne a fait ce que j'aurais fait... Quoique... Vraiment oui, monsieur Gimel, adjudant de la garde républicaine, était un plus bel homme. »--Excusez-moi, monsieur; on ne s'attend pas à des nouvelles pareilles. Je suis toute saisie. Dites-moi comment vous avez connu Evelyne. Êtes-vous de sa banque? »Il se mit à rire, et j'entends encore ce rire contenu, mais si franc, le dernier entre nous. »--Oh! non, madame! non! J'ai commencé par deux années au Soudan... »--Seigneur! Vous habitez les colonies? »--Je les habitais hier; j'y retournerais volontiers si je n'avais pas une idée que je viens de vous avouer. Je suis lieutenant d'infanterie. »Maman devint toute pâle, subitement. Elle chercha ses mots, elle qui les trouve toujours, et si vite! »--Officier! Mais, monsieur, il faut une dot réglementaire? Je ne sais pas si Evelyne, même après ma mort... »--Non, maman, il n'en faut plus! J'ai fait l'objection, moi aussi, vous rappelez-vous, monsieur, à côté du myrte, quand le jardinier est entré? Je vous demandais, justement... Non, maman, il y a une circulaire du général... »Je croyais que maman allait rire. Non, elle pâlissait encore; elle avait l'air de défaillir; elle nous regardait avec une espèce de stupeur, comme si nous allions mourir l'un ou l'autre. »--En vérité, monsieur, dit-elle, ce projet-là est impossible..., tout à fait impossible... L'honneur était grand, sans doute... Mais Evelyne ne peut pas épouser un officier. Voulez-vous m'attendre ici?... J'ai à parler à l'enfant, qui ne comprend pas plus que vous ce que je veux dire. Viens, ma petite. »Et, en disant cela, elle m'entraînait dans ma chambre. Je n'avais pas peur; je me sentais forte contre toute opposition, capable d'attendre, de m'exiler, de continuer de travailler, d'apprendre un métier nouveau, s'il le fallait, de tant de choses, que j'étais sûre que celle que maman allait m'opposer comme argument ne tiendrait pas contre ma volonté... Pouvais-je prévoir? Ah! trop confiante que j'étais! Un mot a suffi pour m'accabler. Elle m'a emmenée près de la fenêtre; elle a passé sa main autour de ma taille; elle m'a caché son visage; son front touchant mes cheveux, elle m'a parlé. Aussitôt, j'ai senti mon pauvre amour frappé à mort. Je ne me suis pas défendue; je ne répondais pas; je souffrais. Combien de temps suis-je restée là, sans force, tandis qu'elle me disait: »--Allons, rentre, mon enfant, trouve un prétexte, écarte-le puisqu'il le faut! »Voyant que je me taisais, elle me proposa même de retourner seule et de dire elle-même à M. Morand: »--C'est fini, ne revenez pas. »Alors seulement, je revins à moi; je la repoussai; elle me laissa faire. J'étais nerveuse, dès lors courageuse. Je devais être très singulière avec mes yeux brillants de larmes que je retenais; avec ma volonté nouvelle de le quitter; avec ma voix que j'avais peur d'entendre moi-même parce qu'elle allait nous séparer. Je ne sais pas comment j'ai eu le courage. J'ai été droit à lui, qui était debout au milieu du salon. »--Monsieur, voici un grand chagrin pour moi, et pour vous: madame Gimel vient de me parler... J'ignorais ce qu'elle m'a appris, je vous le jure. Elle a bien fait de me l'apprendre. Je ne dois pas, je ne peux pas être votre fiancée. »--Mais que vous a-t-elle appris, mademoiselle? Elle ne me connaît pas. On m'a peut-être calomnié près d'elle? Qu'elle se renseigne. Je n'ai pas à craindre. Mais ne dites pas des mots comme celui-là. »--Oh! non, cela ne vous concerne pas. »--Alors, comment une chose que vous ne saviez pas, et qui vous concernait, mademoiselle, pouvait-elle avoir tant d'importance? Vous l'ignoriez? Qu'est-ce que c'est! Vous ai-je dit que les questions de dot n'entraient pas dans mes préoccupations? Vous seriez sans mobilier et sans trousseau que je ne changerais pas d'avis. N'est-ce que cela? »--Non, hélas! »--Mais parlez donc! »--Je ne peux pas... »--Vous le devez! Je ne vous quitterai pas sans savoir pourquoi vous rompez. J'ai droit à une explication. »--Et si je vous demande, monsieur, de ne pas vous en donner? »--Je refuse... Vous voyez que je souffre cruellement... Je croirai que j'ai été repoussé pour des raisons d'ambition, qu'on vous a fait partager. »--Non, par exemple! N'injuriez pas la petite, monsieur! Elle avait le droit de choisir, en effet; mais elle avait choisi, et elle n'est pas femme à se reprendre par ambition! »C'était madame Gimel qui sortait à son tour de ma chambre, animée, rouge, susceptible pour moi, qui n'étais que malheureuse. J'ai étendu la main, pour arrêter la plaidoirie de cette chère offensée. J'ai dit: »--Vous avez raison, monsieur, il vaut mieux que vous sachiez la vérité. »--Quoi, Evelyne, tu vas lui dire?... »--Tout. Monsieur Morand va voir, par là, combien je l'estime. Il verra aussi que je ne puis pas être sa femme... Je suis une enfant abandonnée, monsieur, une pupille de l'Assistance publique, adoptée par madame Gimel... Comprenez-vous, maintenant? Cette femme, qui m'a élevée, n'avait qu'à me laisser avec les autres: j'aurais grandi dans une ferme de la Nièvre ou de la Normandie. Je suis sans père ni mère... Vous voyez vous-même que je ne suis pas de celles qu'on peut présenter à des femmes d'officiers. Dites le contraire! »Il me regarda, et il m'aimait encore. Mais il ne répondit rien. Il voyait que je ne mentais pas, que j'avais tout ignoré, que je ne voulais pas pleurer, que je ne voulais pas qu'il restât... Et il a voulu, lui aussi, être courageux; il ne m'a même pas demandé de lui tendre la main; il a salué maman, le pauvre garçon, perdu d'esprit et toujours correct; il l'a saluée, et puis il n'a plus eu la force de me dire adieu. Je crois qu'il a essayé de commencer: «Pardonnez-moi», mais il n'a pas eu la force de finir, il a senti que tout s'écroulait et il a quitté le salon... Je suis presque sûre qu'il s'est arrêté pour me regarder, sur le palier. Je n'ai pas couru. La pupille de l'Assistance publique n'avait aucune parole d'espérance à lui donner, aucune illusion. Le bruit sec de la serrure, qui reprenait son rôle de gardienne, nous a séparés. »Madame Gimel m'a dit: »--Viens, que je te raconte tout! »Nous avons causé et pleuré jusqu'à deux heures du matin. Et, maintenant, je n'ai plus de père, plus de mère, plus de nom à moi, et plus de fiancé.» III LE NUMÉRO 149 007 A huit heures, Evelyne était debout. Elle avait fait son lit, balayé la chambre, et mis à chauffer le lait que le laitier, à sept heures et demie, tous les matins, déposait sur le paillasson de la porte, dans un flacon cacheté, scellé avec une étiquette bleue: «Grand lait du château de Perray.» Elle apportait les deux tasses sur un plateau, dans la chambre de madame Gimel. --Merci, ma petite... Ne te presse pas. Tu as tout le temps. Là, pose le plateau sur le guéridon. Va chercher le croissant... Bien... Pourquoi as-tu mis ta robe noire, et ta cravate noire? Tu as l'air... --En deuil. C'est ce que je veux. --Oui, ma pauvre mignonne. Mais que diront-elles, à la banque, les dactys? --Je n'y vais pas. --Comment! tu n'y vas pas? --Non, nous allons toutes les deux faire une course pressée, et j'envoie un mot à monsieur Amédée pour dire que je suis souffrante. --S'ils apprennent que ça n'est pas vrai?... --C'est plus vrai que si le médecin l'avait dit... --En effet... Et où veux-tu?... --A l'Assistance publique. Je vais redemander maman... Je veux savoir son nom, qui elle est, la retrouver si elle n'est pas morte... --Tu ne sauras rien, ma petite, puisque, moi, je n'ai rien su... --Parce que vous êtes timide! Parce que vous êtes de Romorantin, tandis que, moi, je suis Parisienne... Au fait, je ne suis plus sûre de rien... Mais je vous assure qu'ils me le diront! Elle avait l'air d'une toute jeune veuve qui déraisonne. --Oui, ma chérie, ils le diront peut-être. Tu as raison. Bois ton lait. Je vais mettre mon chapeau. Assieds-toi... Là, ne te dépêche pas... Nous avons le temps... Je suis toujours ta maman, mon Evelyne. Elle mit plus de temps que d'ordinaire à piquer son chapeau, la pâle madame Gimel. Comme d'autres, quand elles ont un peu vieilli, elle cherchait des mots pour consoler le chagrin d'amour qui ne voulait pas être consolé, et qui s'avivait au bruit inutile. Evelyne, assise à contrejour, près du guéridon, regardait dans le vide, au-dessus des toits d'en face, qu'on apercevait par la fenêtre ouverte, et elle oubliait de toucher au bol de lait qui fumait en spirale inquiète. En arrière, madame Gimel, tout armée pour la promenade, ayant même pris son ombrelle «habillée», qui avait une cerise au bout du manche, se tint droite pendant un peu de temps. Elle plaignait Evelyne; elle l'enviait, peut-être; elle travaillait sur la donnée de ce roman vivant qu'elle avait sous les yeux, comme elle faisait, dans les heures de solitude, quand elle avait achevé le feuilleton du _Petit Journal_. Mais, cette fois, elle se heurtait, de tous côtés, à l'inconnu et à l'impossible. --Je suis prête, ma petite. Je t'attends. Evelyne avala une gorgée de lait, et sortit la première. Tant que les deux femmes marchèrent dans la rue, elles eurent les yeux distraits, et même un peu le coeur. Il était encore de bonne heure. Elles suivaient la rue de Rivoli, qu'elles avaient gagnée en remontant la rue Saint-Honoré. Madame Gimel avait fait exprès de passer sous les galeries des magasins du Louvre, afin de pouvoir dire des mots qui ont une puissance sur l'esprit des femmes,--elle le savait bien,--et où il y a de l'amour de soi, de l'autre, ou de l'enfant: --Vois donc la jolie berthe en guipure; et cette robe de bains de mer, «robe de plage», crois-tu! Et l'adorable layette... Malgré son chagrin, Evelyne regardait. Elle n'allait pas jusqu'à sourire, mais une petite caresse lui venait des choses qui lui plaisaient, à l'étalage. Le coeur n'était pas tout fermé à la vie, mais presque. Elle avait sa jupe noire, une ceinture de cuir souple, un corsage blanc, et le canotier de tous les jours, d'où se levait une aile de pigeon, une seule. Lorsque madame Gimel tourna à droite, un peu avant l'Hôtel de Ville, il y avait bien deux minutes qu'elle n'avait parlé. D'anciens souvenirs et l'appréhension de ces bureaux, derrière lesquels est assis l'État, l'assombrissaient. Evelyne, l'impressionnable Evelyne, hautaine parce qu'elle avait honte, hostile d'avance à tout ce qu'elle allait voir et entendre, hésitait, la tête levée, entre les deux façades de monuments publics qui occupent presque toute la longueur de l'avenue Victoria. --C'est au 3, l'Assistance publique, dit madame Gimel. Je me souviens, il faut entrer dans la cour... Ah! mon Dieu, voilà vingt-deux ans, j'étais si contente quand je suis sortie de là, avec toi dans les bras, et mon brave homme de mari qui ronchonnait en arrière: «Tu la tiens pas bien. Passe-la-moi donc!» Ça me rappelle tant de choses! Il y avait un employé, qu'est-ce que je dis, plusieurs chefs de bureau et le directeur qui nous ont fait signer les papiers, ce jour-là. J'en reconnaîtrais peut-être quelques-uns... La mémoire du coeur n'est pas celle des yeux. Madame Gimel, entrée dans l'immeuble numéro 3, avait pris son face-à-main et considérait, sans pouvoir prendre parti, les perrons et les portes distribués autour de la cour, quand Evelyne se dirigea, à droite, vers la porte vitrée sur laquelle étaient inscrits ces mots: «Enfants assistés.--Nouvelles et renseignements.» Les deux femmes entrèrent, tournèrent à gauche, et passèrent devant un bureau où causaient et péroraient, rendant compte de leurs recherches, les employés enquêteurs de la banlieue de Paris. Elles arrivèrent alors devant un guichet pareil à celui d'une banque, et derrière lequel se tenait un homme gras, sérieux, rasé, qui avait les lèvres expressives et qui le savait. Il ne broncha pas, en voyant madame Gimel et Evelyne. Celle-ci ne s'approcha pas. Madame Gimel glissa le pied, comme elle faisait chez Revillon en s'avançant au-devant d'une cliente, et dit: --Monsieur le chef de bureau? Il répondit aussitôt: --Vous avez le numéro de l'enfant? --Non, monsieur, je ne l'ai pas sur moi, mais je me le rappelle très bien: 149 007. L'employé se tourna vers une table inclinée sur laquelle reposait un registre. Madame Gimel voyait bien qu'il faisait erreur, mais elle n'osait le dire, à cause de la crainte révérencielle que lui inspirait tout fonctionnaire. L'employé écrasa sous son pouce et souleva d'un mouvement preste, en virgule, cinq ou six feuillets, puis les laissa retomber. --Mais, dit-il, nous en sommes à 170 000. Il est vieux, votre numéro, madame. Une voix ferme, jeune, dit: --C'est moi, monsieur, le 149 007! Le gros scribe fut frappé de l'accent de cette voix, et, quand il eut regardé Evelyne, qui s'était avancée à la droite de madame Gimel, son étonnement devint de l'admiration. Les lèvres expressives eurent une moue. --Pardonnez-moi, mademoiselle, je ne pouvais pas me douter... --Peu importe, interrompit la jeune fille. J'ai été adoptée, il y a vingt-deux ans, par madame. --Oh! Evelyne! --Évidemment. Comment voulez-vous que je dise?... Je viens, monsieur, pour avoir des renseignements sur mon origine. Elle était nerveuse et décidée à être impertinente. Le chef de bureau ne s'y méprit pas. Il fit l'économie d'un reste de sourire, qui attendait son tour, et répondit: --Bien, mademoiselle; alors, adressez-vous au bureau des adoptions, escalier A, tout en haut. Il saluait, avec une politesse administrative, et, cependant, avec une nuance de réserve, à cause de la brusquerie de cette jeune fille. Madame Gimel seule répondit. L'aile de pigeon avait déjà filé devant, et passait en bordure des enquêteurs, qui clignaient l'oeil sur le sillage d'Evelyne. Celle-ci, retraversant la cour, trouva l'escalier A, monta plusieurs étages, et suivit un couloir sur lequel ouvraient des portes numérotées. Elle frappa à l'une des dernières, et entra dans une cellule chaude dont elle venait de réveiller le titulaire. --Je ne le reconnais pas non plus, souffla madame Gimel, en passant près d'Evelyne. L'homme avait avancé deux chaises, les deux seules qui meublassent la pièce. Il était de l'espèce intelligente et ardente qui se rue aux emplois publics, invente, médite des réformes, fait des rapports, espère de l'avancement et, n'en recevant que fort peu, enrage quelquefois et, plus souvent, s'endort. Son large front, qui se prolongeait en calvitie aux tempes, son menton pointu et sa barbiche en virgule, lui faisaient une tête triangulaire. Il jeta un coup d'oeil sur les petits rideaux d'étoffe rouge qui encadraient la fenêtre, sur la pendule Empire,--deux colonnes noires et un cadran d'or,--sur les dossiers alignés devant lui, afin de s'assurer que tout était en ordre, mit sur son nez, triangulaire aussi, un lorgnon d'écaille, et demanda: --Qu'y a-t-il, madame, pour votre service? Evelyne ne laissa pas à madame Gimel le temps de répondre. --Il paraît, monsieur, dit-elle, que je suis le numéro 149 007. J'ai appris, hier soir, que je n'étais pas la fille de madame Gimel; que j'étais pupille de l'Assistance publique. Je viens vous demander de me nommer ma mère, de me permettre de la retrouver si elle vit... Je suis extrêmement malheureuse... Surtout, je vous en prie, pas de consolations et pas de banalités. M. Heidemetz eut un regard approbateur, et répondit: --Cela ne me paraît pas possible. Vous devez avoir, ou madame?... --Gimel, monsieur; mon mari était adjudant dans la garde républicaine. --Madame Gimel doit avoir un certificat d'origine, établi par l'administration. --Oui, je l'ai vu, une pièce où il n'y a rien... Vous ne pouvez pas admettre qu'on abandonne un enfant sans que la mère se nomme? --Mais je vous demande pardon, mademoiselle. --Sans qu'elle fasse connaître quel motif l'a conduite? --Cela se peut, au contraire. --D'où l'on sort, de quelle misère ou de quel vice? Car je ne peux hésiter qu'entre les deux. --Voyons, ma petite Evelyne... Calme-toi. --Laissez-moi; je m'adresse à monsieur, qui voit que je veux savoir tout ce qu'il sait lui-même... Et je trouve que ma prétention n'est pas excessive... La main de M. Heidemetz ôta le lorgnon, et eut l'air de le tendre. --Elle l'est, mademoiselle. Vous n'avez droit qu'aux renseignements contenus dans le certificat d'origine de l'administration. Cependant, pour vous être agréable, je vais faire une chose exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle, dont j'ai vainement demandé qu'on fît une obligation pour l'Assistance. Il sonna un garçon de bureau. --Allez demander, aux archives, ce dossier. Il écrivit deux lignes sur un carré de papier, qu'il remit à l'employé. Et, aussitôt, il s'informa, auprès de madame Gimel, des circonstances de ce qu'il appelait: «Le placement sous réserve de tutelle.» Madame Gimel rappelait avec complaisance les longues discussions qu'elle avait eues avec M. Gimel avant de le décider à adopter; l'indécision du mari, qui ne savait s'il adopterait un garçon ou une fille; l'insistance qu'elle avait mise à demander «une petite»; les photographies de «candidates» comparées; puis, la comparution des deux époux, assistés d'un notaire, devant M. le directeur de l'Assistance publique lui-même, «dans ce beau cabinet où il y a des portraits de bienfaisants personnages de tous les temps». Evelyne ne parlait pas, malgré les prévenances du jeune chef de bureau, qui lui fournissait des explications qu'elle ne demandait pas. Quand le garçon de bureau rentra, elle se leva, et s'approcha vivement du meuble sur lequel il déposait un petit dossier jauni. --Ah! laissez-moi voir! --Voyez! Evelyne était penchée, les mains appuyées sur la table. Elle suivait le texte que M. Heidemetz lisait à demi-voix, rapidement. C'était une feuille double, de grand format, couleur crème, qui portait, sur chaque feuillet, au recto et au verso, un questionnaire imprimé, et, en face, des cases, hélas! presque toutes vides: «Bulletin de renseignements concernant un enfant présenté à l'hospice des Enfants Assistés... Sexe de l'enfant: féminin. Nom et prénom: Evelyne.» --Alors, je n'ai pas de nom, monsieur? --Evelyne, en tout, mademoiselle. Vous voyez. «Lieu et date de naissance, département: Paris, 1er octobre 1886.» --C'est au moins cela, dit Evelyne: je suis de Paris. «Est-il légitime ou naturel? Naturel.--Reconnu par le père? Non.--Par la mère? Non.--Lieu de l'accouchement? Néant.--Voeu des parents quant au culte? Néant...» --Ah! par exemple, elle a été baptisée, monsieur! interrompit madame Gimel. J'ai eu soin de la faire baptiser, sous condition, comme on dit. Et même je puis dire qu'elle a beaucoup de religion pour une... Enfin, je sais ce que je veux dire: je l'ai élevée comme mon enfant. «Date du dépôt.»--Vous aviez douze jours, mademoiselle.--«Explication détaillée des motifs qui ont amené l'abandon de l'enfant...» Ici, M. Heidemetz eut une attention délicate. Il avait le sentiment que l'être jeune qui était là, tout près de lui, souffrait, et il ne lut pas tout haut le motif écrit dans la case aux réponses, le motif en un seul mot: misère. Evelyne lui en sut gré. Il tourna la page. La mère n'avait voulu donner aucun renseignement sur elle-même qui pût la faire connaître, et tout ce qu'elle avait consenti à dire, c'est qu'elle n'avait pas eu d'autre enfant que celui qu'elle abandonnait. La troisième page devait être la plus rude pour Evelyne, et le silence fut complet, pendant qu'Evelyne lisait ces lignes cruelles: «--A-t-on dit à la mère que l'admission d'un enfant à l'hospice des Enfants Assistés ne constituait pas un placement temporaire, mais bien un abandon? »--Oui. »--Et que les conséquences étaient les suivantes: ignorance absolue des lieux où l'enfant serait mis en nourrice ou placé? »--Oui. »--Absence de toute communication, même indirecte, avec lui? »--Oui. La jeune fille détourna un instant la tête du côté de madame Gimel. --Ma mère devait être bien malheureuse! dit-elle. Accepter cela! Madame Gimel avait les yeux rouges, et ne pouvait répondre. Evelyne lut cette dernière condition: «Nouvelles de l'enfant données tous les trois mois seulement, et ne répondant qu'à la question de l'existence ou du décès.» Et il y avait encore «oui» dans la colonne des réponses. M. Heidemetz replia la feuille, et le bruit de cassure du papier courut d'un mur à l'autre, et régna seul, pendant quelques secondes, dans cette mansarde, au-dessus du grand Paris, où trois personnes revivaient une histoire vieille de vingt-deux ans. Evelyne demanda, très bas: --C'est tout ce que je saurai d'elle? --C'est tout ce que nous savons, mademoiselle. --Elle n'est pas venue demander des nouvelles de son enfant, après? --J'ignore; il faudrait faire des recherches; pour vous obliger, je puis... --Non, je vous remercie... Elle se recula; le chef de bureau feuilletait, un peu par conscience, un peu pour cacher son émotion, le dossier 149 007. --Ah! montrez ceci, monsieur, je crois me souvenir... Madame Gimel, entre un rapport et le livret à couverture noire d'Evelyne, avait aperçu une note de service, envoyée par l'agent de Bourbon-l'Archambault; elle la saisit et la lut, pour consoler Evelyne, pour se consoler elle-même: --Tiens, petite, comme tu étais gentille déjà! Voilà ce qui a décidé monsieur Gimel et moi. Oh! nous avons médité chaque mot: «Deux élèves me paraissent avoir des chances différentes pour être proposées en vue d'adoption: numéro 149 007. Belle enfant, blonde, forte pour son âge.» Elle rayonnait. Evelyne, en arrière, dit: --Venez, voulez-vous? Au revoir, monsieur! --Mademoiselle! Elle eut le sentiment qu'il demeurait dans l'ouverture de la porte, sur le seuil, et qu'il suivait des yeux cette abandonnée qui souffrait, à travers les années, de la faute d'une femme inconnue. Pauvre Evelyne, la rieuse! Personne, du moins, ne l'avait vue pleurer; elle ne pleurerait pas; elle allait très vite pour éviter les questions de l'«adoptive», qui trottait en arrière. Dans l'escalier, deux infirmières, un employé de l'Assistance et trois péronnelles qui montaient en baguenaudant, s'écartèrent de la rampe, et se turent un moment pour laisser passer cette douleur. Une des femmes dit même: --Pourquoi est-elle en demi-deuil? Ça doit être tout récent. Elle a le visage tout blessé par la peine. Madame Gimel avait aussi sa large part de chagrin; elle souffrait surtout de cette diminution de tendresse et de respect qu'elle constatait, depuis la veille, chez la jeune fille. --On essaie de faire la mère, songeait-elle; on se fait un coeur pareil à celui des mères, mais le dévouement ne compte guère pour les filles qu'on a seulement aimées: il faut les avoir portées... Dans la rue, la conversation se borna à des mots échangés à la hâte: --Prends garde à l'auto. --Je vois. --Il va pleuvoir. --Probable. --Pluie d'orage. --Oui. Evelyne et madame Gimel, ayant descendu l'avenue Victoria, prirent, pour rentrer chez elles, et sans y trop songer d'ailleurs, le quai de la Mégisserie et le quai du Louvre. Là, comme Evelyne obliquait à droite: --Tu désires reprendre cette rue de Rivoli? C'est plus frais, ici. --Non, je vais à Saint-Germain-l'Auxerrois. Madame Gimel fut stupéfaite. Elle le fut plus encore quand elle vit Evelyne demander à un employé de l'église si le vicaire de service était là, quand elle la suivit dans la sacristie et qu'elle entendit cette conversation: --Monsieur l'abbé, peut-on faire dire une messe pour une femme qu'on n'a pas connue, dont on ne sait pas le nom, rien, rien? --Sans doute, mademoiselle, il suffit qu'elle ait existé et que votre pensée lui attribue le mérite. --Alors, je vous prie de dire une messe pour ma mère inconnue. --Bien, mademoiselle. Vous désirez un jour déterminé? --Non. Elle remit trois francs à l'abbé, qui dit: --Mais c'est moins que cela, mademoiselle. Evelyne était déjà sortie de la sacristie. A la porte, elle s'arrêta sur les marches, devant la grille, et, quand elle se sentit rejointe par l'ombre maternelle: --Maman,--madame Gimel trouva doux le retour de ce mot-là,--je vous demande pardon si je vous ai blessée, peinée, étonnée. Je n'ai pas bien eu mon coeur ni ma tête à moi, depuis hier... Je vais me retrouver... Je vous demande seulement de ne pas me plaindre. Ça diminuerait mon courage... Et de ne pas même me demander à quoi je penserai... Madame Gimel l'embrassa, là, debout sur les marches, et ce fut sa réponse, et sa manière de prêter serment. IV SUR LA PELOUSE DE BAGATELLE Sur la pelouse de Bagatelle, à six heures du matin, le 12 août, trois compagnies d'infanterie manoeuvraient. Elles étaient fort réduites, et l'un des trois témoins qui suivaient les évolutions des troupes,--je ne parle que des témoins manifestes,--venait de compter, en tout, cent cinquante-trois hommes, et il inscrivait ce chiffre sur un calepin, au milieu de quelques notes en abrégé. C'était le colonel Ridault. Les deux autres observateurs, qui ne prenaient pas de notes, étaient deux apaches, couchés à l'entrée de la pelouse, les jarrets ployés, l'espadrille faisant drapeau au bout des pieds balancés. Le colonel, venu sans être attendu, ni invité, et qui avait laissé son cheval sur la route, s'était placé en bordure de l'avenue qui monte vers le château. Debout et de face, il avait encore une belle tournure militaire; de profil, on voyait trop l'accent circonflexe. Il grossissait, et le déplorait. Mais il ne faisait rien pour ne pas grossir, et continuait de dîner beaucoup en ville. On le recherchait. M. Ridault supportait le régime, et n'en souffrait que dans ce qu'il appelait «sa ligne». Il savait que ses opinions, surtout celles qu'on lui prêtait, l'arrêtaient dans sa carrière. Quelles opinions avait, au juste, le colonel Ridault? Il eut été lui-même embarrassé de le dire. Doué d'un esprit de contradiction qu'il n'avait pas exercé sans perdre quelque chose de ses idées les mieux raisonnées et les plus chères, on aurait pu dire qu'il n'avait qu'une conviction, qu'une passion, qu'une idée dont il n'eût jamais fait lui-même la critique: l'armée. Cela lui nuisait, auprès des civils qui disposent des grades. Il était trop soldat dans un temps où l'on ne se bat pas. Ce vieux garçon, qui ne manifestait qu'une sympathie discrète pour les épreuves des gens du monde, devenait paternel, ridiculement bon quelquefois, quand il s'agissait d'un de ses officiers ou de ses soldats. Sa solde passait en prêts, c'est-à-dire en dons. La tête ronde, la moustache droite, grise et blonde, l'oeil bleu, le menton toujours un peu haut, le colonel Ridault ne riait jamais en tenue. Il ne se permettait d'avoir de l'esprit que le soir, jugeant que c'était là, comme la bonne chère, le repos d'un homme fort. On avait dit de lui, longtemps: «C'est un futur grand chef.» On disait, à présent: «Dix-huit de ses jeunes ont passé devant lui. Dans quinze mois, il sera retraité comme colonel. C'est fini.«M. Ridault avait plus de mal que l'opinion publique à en prendre son parti. Cependant, il commençait à exposer, entre amis, ses projets pour cette époque prochaine. N'ayant d'autres parents que des cousins éloignés, avec lesquels il s'était brouillé pour des questions de chasse, le colonel se retirerait dans un bastidon, au soleil, près de Villefranche, et, là, il ferait des économies relatives, pour pouvoir passer trois beaux mois à Paris, au printemps. «En attendant, disait-il, je continuerai le devoir de ma vie, qui est de faire de la discipline.» Le colonel inspectait attentivement les trois compagnies, depuis dix minutes, lorsque, profitant d'un temps de repos, il cria: --Lieutenant Morand? Le lieutenant se détacha d'un groupe d'officiers et de sous-officiers, et vint, au pas de course, la main gauche tenant le sabre. Ce fut vite fait. Il sauta de la pelouse sur le sable de l'allée, et prit la position de l'inférieur devant le chef. --Vous faites fonction de commandant de compagnie? --Oui, mon colonel, je suis le plus ancien. --Combien d'hommes? --Dans ma compagnie, quarante-huit; dans les trois, cent cinquante et un. --C'est une erreur; j'en ai compté cent cinquante-trois; vous avez des malades? --Cinq en tout, mon colonel; mais le service de place, les corvées, les bureaux... --La carotte aussi, n'est-ce pas? Vous m'enverrez, dès que vous serez de retour, la situation d'effectif. Le lieutenant fit un signe d'assentiment. Le colonel lui tendit alors la main. --Monsieur Morand, vous n'avez pas fait de pertes au jeu? La physionomie grave du lieutenant se détendit une seconde. --Non, mon colonel. --Pas de difficultés avec vos chefs? --Aucune. --Rien dans le métier qui vous chagrine? --Rien. --Vous avez de la chance!... Tout de même, vous avez vos ennuis, cela se voit, tout le monde le voit; votre capitaine m'a raconté que vous ne disiez plus un mot en dehors du service... Je sais que ça ne me regarde plus, les chagrins civils... Je n'ai pas de remède contre eux, à moins que l'amitié d'un vieil homme puisse servir à quelque chose... Et c'est rare. Morand, qui avait un grand pouvoir sur lui-même, ne laissa d'abord rien deviner de ce qu'il pensait. Puis, les yeux, tant surveillés, s'adoucirent, quelque chose de glacé, un revêtement de fermeté et de réserve tomba. --J'ai, en effet, un conseil à vous demander, mon colonel. --Venez, mon cher. Il fit signe aux officiers, qui observaient, à cent pas, sur la pelouse, de continuer l'exercice, et il se mit à marcher, sur le sable de l'allée encore déserte, à droite du lieutenant, qui parlait en regardant les lointains. Ils firent deux cents pas du nord au sud, revinrent, repartirent. Le sous-lieutenant Léguillé, l'adjudant Prat, le lieutenant Roy, se disaient, de loin: «Il en a une chance, ce Morand! Et, le pire, c'est qu'il ne nous la racontera pas. On ne saura jamais si le colon lui a confié le secret de la mobilisation, ou demandé des nouvelles de son grand-père.» M. Ridault ne racontait rien, ne demandait rien: il écoutait. Ni l'un ni l'autre ne faisait de gestes. Un observateur attentif aurait noté certaine parenté de tenue et d'allure, entre ce jeune homme svelte et cet homme alourdi, mais entraîné encore, et surtout cet instinct qui faisait lever la tête tantôt à l'un, tantôt à l'autre, et qui les portait à chercher à l'horizon les points où des yeux tristes peuvent errer, sans danger de larmes ou de trahison. C'est à peine si M. Ridault relançait quelquefois Morand, d'un mot ayant un sens déterminé. «Et après? Que dit votre mère?» Le plus souvent, il n'avait qu'un monosyllabe encourageant: «Bien.» Morand se tut et attendit le jugement, comme s'il avait été devant le Conseil de guerre. Rien ne vint. Les mots restaient dans la gorge du colonel et l'étranglaient. --Je vous répète ma question, mon colonel: n'est-ce pas votre avis qu'il n'y avait rien à faire, que je ne réussirais pas à faire admettre une enfant trouvée dans le monde du régiment? --Non, rien à faire que ce que vous avez fait. Je vous plains. Donnez-moi la main. Et reprenez des fiançailles avec l'armée. Au revoir! V LE 12 AOUT Evelyne tenait parole: elle ne pleurait pas; elle ne parlait jamais de l'épreuve si rude qui avait atteint sa jeunesse; elle ne se plaignait pas même de la vie en termes vagues, afin de ne point entrer, par cette large route, dans les chemins où chacun retourne si volontiers se blesser aux mêmes pierres et aux mêmes ronces. Quelque chose était mort, en elle: sa gaieté; malgré sa volonté si ferme, Evelyne ne riait plus. Ses deux camarades de la banque Maclarey l'avaient remarqué dès le premier jour, mais elles ne s'étaient permis des allusions blessantes que le deuxième, en voyant que cela durait. Mademoiselle Raymonde avait fini par deviner qu'Evelyne souffrait d'une peine sans remède, comme elle souffrait, elle-même, de l'usure de la vie. Dans la première semaine d'août, à la fin d'une journée étouffante, elle avait ri avec mademoiselle Marthe des «amours orageuses» d'Evelyne Gimel. Celle-ci pianotait à la machine, et n'écoutait pas. Tout à coup, mademoiselle Raymonde, qui déchiffrait une page de sténographie, s'arrêta, froissa le papier, le jeta contre la muraille, et, s'épongeant le front, les yeux, le cou, resta hébétée et haletante sur sa chaise, comme une bête forcée. Elle fut une heure sans faire d'autre geste que celui de la main droite, qui agitait le mouchoir mouillé, comme un éventail, devant la face blême et tirée. Au moment où six heures sonnaient, elle dit, s'adressant à Evelyne: --Je suis finie; je n'ai plus qu'à faire la noce, je n'ai plus de courage. Et vous? --Oh! moi, quand je n'ai plus de courage, je fais comme si j'en avais. La stupide Marthe avait ri. Mais Raymonde, comprenant que, seule, une douleur profonde pouvait dire ces mots-là, était sortie avec Evelyne. --Ma pauvre amie, avait-elle dit, je connais les hommes, c'est tous des canailles. Le vôtre vous a lâchée? Contez-moi ça; vous me ferez du bien. Evelyne n'avait rien raconté; mais, depuis ce jour-là, elle était rentrée en grâce auprès de la «première dactylographe» de la banque Maclarey. A la maison, Evelyne et madame Gimel se retrouvaient, chaque soir, avec la même joie apparente et les mêmes mots que par le passé. La jeune fille avait repris l'habitude de dire: «Maman», et l'autre n'avait pas un instant cessé de dire: «Mon enfant, ma fille.» Elles mentaient toutes deux, elles ne pouvaient prononcer de tels mots sans songer à la vérité, qui était autre et cruelle. Deux solitudes voisines, voilà ce qu'était devenue, tout à coup, la vie familiale. Et nulle volonté ne prévalait contre le souvenir à chaque seconde rappelé. Evelyne se représentait les longs soins, la générosité, la tendresse de madame Gimel. «Je l'aime toujours autant», pensait-elle. Madame Gimel se demandait: «Ce qu'Evelyne a appris, moi, je l'ai toujours su. Nous continuerons d'être l'une pour l'autre ce que nous avons été.» Voisines, oui, mais déliées: l'air du dehors courait entre elles. La conversation était devenue moins libre. On ne se disait plus tout. Les deux peines, même, étaient différentes. Madame Gimel, qui avait plus de tendresse que d'invention, crut que le théâtre distrairait Evelyne. En cette saison de canicule, on ne pouvait aller qu'au Théâtre-Français, l'Opéra-Comique étant fermé. Mais _Britannicus_ était bien sérieux, après une journée de dactylographie. Et puis, ce public d'étrangers et de minces provinciaux intéresserait-il Evelyne? --Ce que je regrette _Mignon_, disait madame Gimel, et _Lakmé_! Elle se rabattit sur les cinématographes et sur les petits théâtres encore ouverts. On organisa quelques parties de troisième galerie, ou de troisième loge de côté. Il fallut défoncer une tirelire en forme de pomme, où dormaient des économies destinées à un voyage à Dieppe. Evelyne s'amusa quelquefois, et, d'autres fois, parut si parfaitement étrangère à la pièce qu'elle était censée écouter, que madame Gimel songea: --Pauvre petite, elle a sa pièce à elle, dans le coeur, et qui n'est pas gaie. Une promenade chez une tante qui demeurait à Charenton, un dîner chez un ami de feu M. Gimel, du côté de Bercy, et des «surprises» au dessert, quand on dînait rue Saint-Honoré, et des fleurs, des roses, des oeillets, une botte de réséda: rien ne ramenait plus le sourire ancien, celui qui disait: «La vie est bonne, maman! Regardez-moi vivre!» Madame Gimel ne pensait plus à autre chose: «Un si beau parti! un bel homme! Et officier! Le mien n'était qu'adjudant. Il est vrai que c'était dans la garde! Tout cela manque, parce que le père et la mère manquent, je veux dire leurs noms. Je comprends le refus d'Evelyne. Car c'est elle qui s'est retirée, elle qui n'a pas voulu! Elle est fière, mais ça la tue.» Elle était tellement pénétrée de cette idée, et tellement malheureuse de n'avoir personne à qui se confier, qu'elle alla, sans rien dire à Evelyne, causer avec madame Mauléon. L'ancienne première vendeuse, toujours «distinguée», et madame Mauléon, simplement plaisante et accorte, se convinrent rapidement et bavardèrent longtemps. Quand elle se retira, madame Gimel dit, d'un air assez pincé: --Ma chère madame Mauléon, faites-le si vous l'osez; moi, je n'oserai jamais. Le lendemain, cependant, elle retournait à la crèmerie de la rue Boissy-d'Anglas. C'était au milieu de l'après-midi, pendant les heures qui appartenaient aux mouches, au bruit de la rue et au sommeil léger de la patronne. Madame Gimel se mit à gauche du bureau blanc de la crémière,--où, si souvent, Evelyne s'était appuyée; elle tira de son réticule un papier qu'elle déplia, et se mit à lire, avec un peu de recherche et beaucoup d'émotion, articulant mieux qu'à la Comédie, baissant la voix et soupirant sans l'avoir voulu, ponctuant les phrases, quelquefois, d'un geste de sa main gantée de filoselle. Madame Mauléon, grave, le menton sur ses poings, les yeux vagues et prêts à se mouiller, écoutait. A mesure que sa nouvelle amie lisait, la crémière s'exaltait; un sourire de contentement, de dégustation, d'approbation, écarta ses joues et découvrit les dents, qu'elle avait belles. Il se passa, ensuite, quinze grands jours, pendant lesquels madame Gimel fut étrangement agitée. Elle avait des distractions si longues en regardant «sa fille» que celle-ci lui demandait: --Qu'avez-vous? Où êtes-vous? Je suis sûre que vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous ai dit? C'était vrai. Elle dormait à peine, maigrissait, pâlissait, tellement qu'Evelyne, un dimanche, viola elle-même la consigne qu'elle avait imposée. Madame Gimel revenait d'une promenade assez courte, qu'elles avaient coutume de faire toutes deux, entre quatre et cinq, lorsque le temps était beau: Champs-Élysées, tour de l'Arc de Triomphe et retour par l'avenue de Friedland. A l'angle de la rue du Faubourg Saint-Honoré, elle s'arrêta, et, avisant un omnibus qui descendait: --Prenons les Filles-du-Calvaire, dit-elle, je n'en puis plus. Alors, entre les deux femmes, secouées l'une à côté de l'autre sur la même banquette, tout au fond de la voiture, quelques mots furent échangés, que les voyageurs n'entendirent pas: --Voyons, maman, c'est à cause de moi que vous souffrez? --Oui. --Vous ne blâmez pourtant pas ce que j'ai fait? --Non, pauvre mignonne! Tu as agi comme une... Elle chercha la comparaison, cela fit un petit silence. --Comme une sainte. --Vous ne blâmez pas davantage monsieur Morand? --Non. --Alors, puisque rien ne peut être changé à ce qui est, il faut que vous guérissiez, comme moi. Vous devez vous soigner, d'abord. Nous sommes au temps des bains de mer. Je vous offre, sur mes économies et sur les vôtres, un billet pour Trouville. Vous y passerez une ou deux semaines, et vous reviendrez guérie. --Et toi? --Moi? Je travaillerai, je n'ai besoin de rien. A la grande surprise d'Evelyne, madame Gimel reprit, un moment après, en regardant à travers la vitre cintrée: --Mon enfant, j'attends un remède que j'ai demandé, et qui ne vient pas. Ce soir-là, elles se sentirent toutes les deux si lasses qu'elles se couchèrent sans avoir dîné. Et elles comprirent que le silence vaut encore mieux que les moitiés de confidences. Jusqu'au lundi 12, aucun incident ne rompit la monotonie du travail à la banque ou de la vie à la maison. Evelyne avait déjeuné, comme d'habitude, chez madame Mauléon; mais, depuis que le projet de mariage était abandonné, elle évitait de causer avec la crémière, et se contentait d'un signe de tête amical, à l'entrée et à la sortie. Il était exactement trois heures quarante-cinq, quand le bruit d'une musique militaire s'engouffra dans la salle où travaillaient les dactylographes, et arrêta net l'autre musique. Mademoiselle Raymonde se leva la première, esquissa un pas de galop, en secouant sa jupe, et dit: --J'y vais! je ne manque jamais d'aller les voir! Mademoiselle Marthe dit: --Je n'aime pas leur métier, mais j'y vais tout de même. Evelyne hésita un moment, et suivit ses camarades. Les trois jeunes filles coururent jusqu'au fond du couloir, à gauche, et se penchèrent sur l'appui de la fenêtre. Un régiment passait, remontant le boulevard Malesherbes, tous les cuivres sonnant. Première compagnie; deuxième compagnie, les hommes marchaient vite, troisième compagnie: un officier placé en serre-file, et qui a l'allure nerveuse d'un alpin, un grand, à mâchoire carrée, la moustache courte et la joue plate, un jeune, qui regarde, comme l'ordonne la théorie, à vingt pas en avant, arrivé à la hauteur de la banque Maclarey, tourne la tête, aperçoit les trois jeunes filles à la fenêtre, salue de l'épée, et continue sa route. Le geste a été prompt; mais on l'a vu. --Eh bien! ma chère, c'est vous qu'il a saluée? --Mais non, c'est vous. --C'est vous! Un fou rire de Raymonde et de Marthe. La fenêtre est fermée. Qu'importe la fin du défilé? On revient dans la salle des copistes. Mademoiselle Raymonde n'a pas de peine à deviner l'émotion d'Evelyne. Elle a surpris, au moment même où l'officier saluait, un geste de recul involontaire de sa voisine. Étonnement? protestation? colère? Preuve, en tout cas, et aveu. --Vous ne le connaissez pas, Marthe? --Non. --Alors, c'est vous qu'il a saluée, Evelyne, il n'y a pas le moindre doute. Pourquoi vous défendez-vous? Il est fort bien, votre lieutenant. --Vous nous le présenterez? --Vient-il vous attendre à la sortie de la banque? Evelyne nia effrontément. Elle eut de l'esprit, elle s'anima,--les machines ne claquaient pas vite,--et ses deux camarades commençaient à douter, quand, sous prétexte d'ordres à transmettre, de renseignements à donner au service de la dactylographie, M. Amédée, et un autre petit secrétaire, et M. Honoré Pope, le caissier aux cheveux gras, firent une apparition, l'un après l'autre, dans la salle des sténographes. Eux, ils ne doutaient pas. Ils avaient, à travers les barreaux de la fenêtre du rez-de-chaussée, remarqué le salut du lieutenant; ils avaient entendu les éclats de rire à la fenêtre de l'entresol; un instinct infaillible les avertissait qu'une seule des trois femmes avait pu être saluée de la sorte par un officier: cette Evelyne qui plaisait à tous et à qui personne n'avait l'air de plaire. M. Amédée, selon son habitude, arriva en glissant sur le parquet,--il était du monde;--il avait, entre les sourcils, le pli de l'homme chargé de gros intérêts, dans les yeux ce petit feu follet qui démentait la ride, et le sérieux, et l'allure affairée. Il se pencha au-dessus de la table de mademoiselle Raymonde, mais il observait Evelyne, appliquée et penchée; et, en partant, il murmura, impatienté de n'avoir pas été l'objet de la plus petite attention: --Mes compliments, mademoiselle Evelyne: il est très bien. Evelyne rougit, tourna la tête: il avait reglissé, gagné la porte et disparu. Ce fut le tour d'un second employé, qui sourit d'un air entendu, en disant: --Mesdemoiselles, je vous salue. Puis, le caissier en second, M. Honoré Pope, entra, pressant sous son bras d'athlète amoindri par la graisse une liasse de papiers. --Voilà, voilà du travail pour vos quenottes, mes enfants! dit-il. Avec intention, il déposa la liasse sur la table d'Evelyne, et mit longtemps à détacher la sangle, ce qui lui permit de pousser le coude d'Evelyne. A la deuxième fois, celle-ci se recula, sans cesser de travailler. Le gros homme, qui parlait avec la moitié de ses lèvres seulement, l'autre restant close, dit, en visant à gauche et au-dessous: --Pas la peine de faire tant de façons, mademoiselle Evelyne: on vous connaît, maintenant! --Vieux satyre! Vous n'avez pas honte! --Vous dites? --Je dis: vieux satyre! --Très bien! vous aurez de mes nouvelles, mademoiselle Evelyne! --Il est possible que j'en aie, mais je n'irai jamais en prendre, monsieur Honoré Pope, et, si monsieur Maclarey m'interroge, je lui dirai pourquoi vous sortez de votre boîte! Elle se leva. Le caissier prit un air de dignité offensée, changea le dossier de place, et le porta à mademoiselle Raymonde, qui sourit agréablement. Mais, à peine l'homme avait-il disparu, que, de la table en avant qui était celle de Raymonde, et de la table en arrière où travaillait Marthe, les mêmes mots vinrent à Evelyne: --Allons! Ne faites pas de coup de tête! Vous avez raison, il est odieux. Mais, tout de même, le travail, ce n'est pas facile à trouver. Evelyne se remit à copier. Mais, à six heures moins un quart, elle prit son chapeau: --Tant pis si on me voit; tant pis si on me congédie: je rentre! Elle revint tout droit rue Saint-Honoré. Elle était furieuse contre Honoré Pope: mais furieuse aussi contre Louis Morand. Madame Gimel la fit éclater, en lui disant: --Mademoiselle, j'ai une petite surprise... --Et, moi, une invraisemblable balourdise de monsieur Morand à vous raconter, à moins qu'il ne faille dire une cruauté dont je le croyais incapable... --Mais quoi, Evelyne? quoi encore? à quel moment? --Trois heures quarante-cinq de l'après-midi... Une manière de me désigner qui a pu lui paraître une élégante plaisanterie, à lui, mais qui a lâché contre moi tout le chenil de la banque, jusqu'à ce gros imbécile d'Honoré Pope, à qui j'ai dit ma pensée... --Oh! Evelyne! --Toute ma pensée, si bien que, à cette heure-ci, je suis peut-être renvoyée de chez Maclarey. Madame Gimel ne fut ni terrassée ni même très émue. --Cela me paraîtrait fâcheux. Voyons, procède par ordre. En cinq minutes, Evelyne raconta l'après-midi. Pendant qu'elle parlait et qu'elle se montrait fort vive en paroles, la jeune fille observait, avec stupéfaction, le visage de madame Gimel. Madame Gimel s'épanouissait. Cette femme malade, amaigrie, tourmentée, semblait écouter avec plaisir, en tout cas avec une espèce de placidité ironique, l'histoire que revivait Evelyne. --Petite, interrompit-elle, tu ne pouvais pas comprendre. Il y a une explication. Je t'ai annoncé une petite surprise; c'était pour te ménager: elle est grande. --Vous avez une obligation à lots qui gagne vingt-cinq francs? --C'est mieux. Tu vas me pardonner... --Allez toujours? --Evelyne, j'ai pris sur moi d'écrire à madame Morand. --A la mère de monsieur Morand qui est venu ici? A madame Morand qui habite le Bugey? --Parfaitement. Je lui ai dit que tu aimais toujours son fils. --Mais vous n'en savez rien! --Je lui ai dit que tu étais une femme remarquable, un coeur charmant, une laborieuse, et une pauvre enfant qui souffre trop... Elle s'arrêta, ne pouvant prononcer les autres mots... Evelyne écoutait, blanche, effarée. --La lettre était jolie, je t'assure; madame Mauléon me l'a répété... Ma petite, ce que je n'osais pas espérer est arrivé: madame Morand a répondu. J'ai trouvé une vraie mère. J'ai sa lettre. Tiens, lis, mon trésor! Moi, je ne pourrais pas. Elle se mit à sangloter, le dos appuyé à la chaise basse, contente de pleurer enfin devant témoin, ce qui est un aveu, un partage; contente, à présent, qu'elle commençait à espérer, et qu'elle pouvait s'attendrir sur elle-même, sans risquer d'émouvoir par trop l'adorée Evelyne aux cheveux couleur de noisette, la petite qui lisait en face d'elle. Evelyne lisait une lettre d'une écriture fine, penchée, sans ornement ni rature, sur une feuille de papier bordée d'un filet noir: _Le Haut-Clos, 10 août 190..._ «Madame, »J'ai été bien troublée en recevant votre lettre, d'autant plus que, presque au même moment, j'en recevais une de mon Louis, si malheureuse, si sombre et si résolue, hélas! que j'aurais voulu courir jusqu'à Paris pour le conseiller, le consoler, l'empêcher de prendre un parti bien digne de lui, mais dont je mourrai. Je le connais trop bien pour ne pas savoir que des paroles aux actes, avec lui, la distance est courte. Il veut permuter avec un officier du Congo Français ou du Soudan. Il a déjà fait des démarches. Je le perdrai, si je n'arrive point à rendre possible un projet qui est plein d'impossibilités. Lui, il ne cherche plus. Moi, je suis mère, je cherche encore. J'ai tant songé, et j'ajouterai, pour que vous sachiez mieux qui je suis, tant prié, que je ne veux pas désespérer. Je suis encore dans la nuit. Mais j'essaie d'en sortir. Je vous avouerai tout simplement, madame, que j'ai fait prendre, à l'insu de mon fils, des renseignements sur vous et sur mademoiselle Evelyne. Ils ont été aussi bons que je pouvais l'espérer, ou le redouter: je ne sais lequel des deux mots convient. Je veux voir cette enfant que des parents lâches ont abandonnée. Elle saura, si nous devons à jamais rester étrangères l'une pour l'autre, que je ne me crois pas le droit d'être dure, et que j'ai voulu voir, entendre et plaindre au moins celle que mon fils avait distinguée. »VEUVE THÉODORE MORAND.» «_P.-S._--Mon fils ne sait pas ma démarche. Il ne sera pas chez moi. Mademoiselle Evelyne, si elle n'a qu'une journée à passer au Haut-Clos, peut arriver de très bonne heure: je me lève avec le jour.» --Eh bien! Evelyne, que veux-tu que je réponde? Est-ce une femme, cette dame Morand, est-ce une mère? --Vous aviez fait comme elle, avant elle, maman; et encore mieux: vous ne saviez pas quelle petite canaille je pouvais devenir, et vous m'avez recueillie. Cette dame ne veut de moi qu'une visite. C'est gentil tout de même. Toute l'intimité d'autrefois, et la reconnaissance, en plus, se trouvaient dans ces mots que madame Gimel s'était penchée pour entendre, tout près, et qu'elle écoutait encore. Madame Gimel ne pleurait plus. --Que veux-tu que je réponde? Evelyne relut la lettre, et leva les yeux vers la clarté de la rue. --Il faut aller, dit-elle. --C'est mon avis. Quand partons-nous? Les yeux qui erraient sur les toits d'en face s'allongèrent un peu, mais ne sourirent pas tout à fait. --Maman, je préfère avoir toute la responsabilité de ce qui arrivera. Si je me trompe, si je ne suis pas bien jugée, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi-même. Laissez-moi aller seule. Vous serez au courant des moindres détails, je vous le promets. L'Assomption est jeudi prochain. Je demanderai un congé à monsieur Maclarey. Au besoin, monsieur Honoré Pope m'appuiera, pour avoir l'air d'un brave homme sans rancune. Maman, nous passerons la fête ensemble, je partirai jeudi soir... J'espère qu'il y a un train, le soir, pour le Bugey? Où est-ce au juste, le Bugey? --J'ai ta petite géographie de l'école, dit madame Gimel, et j'ai aussi un Indicateur de l'an dernier. Elles passèrent la soirée à combiner le voyage que ferait Evelyne, et à prévoir, et à craindre que ce ne fût pas une joie. Mais, l'inconnu, presque toujours, se résout en espérance. Elles finirent par espérer un peu. L'avenir, les images, les mots de bienvenue, les interrogations probables, les objections, tout cela sonnait dans la chambre où deux pauvres femmes causaient, l'une jeune et l'autre vieille, et s'empressaient autour d'un amour qui avait l'air de revivre. VI LE HAUT-CLOS Le vendredi 16 août, à six heures du matin, Evelyne descendait du train de P.-L.-M., à la gare d'Artemare. Elle était seule; il faisait de la brume; on ne voyait qu'une petite butte pierreuse à gauche de la route, des prés à droite et des silhouettes de peupliers dans le brouillard. Evelyne, en remettant son billet au chef de station, demanda: --La route de Linot, s'il vous plaît, monsieur? --C'est là-haut, mademoiselle. Vous traverserez la ville,--ils ont la ville facile, les gens qui habitent les bourgs,--tout droit, puis vous trouverez un lacet qui monte à Don; Linot est sur le molard, au-dessus de Don. Il suivit des yeux, un moment, la jeune fille vêtue d'une robe très simple, mais si bien coiffée, si bien chaussée, et qui marchait si finement, portant l'ombrelle couchée sur le bras gauche, et, de la main droite, tenant un sac. Le chapeau canotier garni de tulle, le chignon blond, le cou mince et droit, la robe, qui ondulait à droite, à gauche, au rythme sûr du pas parisien, ne furent bientôt qu'une ombre en mouvement parmi d'autres qui ne bougeaient pas. L'employé rentra. Evelyne traversa le bourg d'Artemare et prit le chemin qui monte, en pente raide, de la vallée de Virieu jusqu'à la haute vallée de Valmorey. Le chemin s'élevait, d'abord au flanc des roches à pic qui soutiennent le poids de la haute plaine et qui barrent en ligne droite, comme le barrage d'un grand fleuve tari, tout l'espace entre le mont du Colombier et la montagne de Colère; il tournait; il passait au milieu du village de Don, tournait encore, et aboutissait à la lisière du plateau. Lorsque Evelyne fut arrivée là, elle sentit que l'air était plus léger et la brume mêlée de soleil. Autour d'elle, une route, deux routes, des sentiers escaladant des vignes: plus de maisons. Elle demanda Linot à un cantonnier entre deux âges, à genoux devant un tas de cailloux, et qui, pour la mieux voir, releva ses lunettes et s'assit, d'un mouvement lent, sur le talon de ses sabots. --Ma mignonne, vous n'avez qu'à filer droit sur la gare du tramway. Là, vous trouverez le chemin. Vous gâteriez votre ombrelle et vos beaux petits souliers jaunes à vouloir monter le molard, comme nous autres, par la traverse. Un rire qui n'était pas du pays, un rire léger, qui avait de l'esprit comme une ligne de musique, s'envola dans le matin tranquille. --Quel bien ça fait à la poitrine, l'air de chez vous! dit Evelyne, flattée. Si j'en pouvais boire de pareil, à Paris, je me priverais de lait tous les matins. --Alors, vous êtes de Paris? --D'où voulez-vous que je sois? Est-ce loin encore, le Haut-Clos? --Une promenade de demoiselle. Ah! ce sacré Paris! J'ai un fils qui aurait pu y aller, s'il avait voulu. Mais, voilà: il a une place à Montpellier. Ce sacré Paris, tout de même! Il ramena ses lunettes sur son nez, et se remit à casser les pierres; le bruit du maillet et celui des talons d'Evelyne sur la route sèche et bombée sonnèrent ensemble un peu de temps. Evelyne modéra bientôt son allure de Parisienne, non pas qu'elle fût lasse, mais de peur d'être rouge en arrivant. Il était sept heures et demie quand elle atteignit le sommet du molard de Linot, et elle reconnut tout de suite, au delà d'un groupe de fermes et de vergers, sur une partie rase et légèrement relevée du plateau, le logis où elle était attendue. C'était bien celui dont elle avait vu la photographie, et dont Louis Morand avait parlé, avec tant d'amour, chez madame Mauléon. On n'apercevait que la façade latérale, inégalement percée d'une porte, d'une grande fenêtre et de trois petites. Même de ce côté, le toit d'ardoise rabattu, à cause de la neige, faisait un triangle bleu barrant la pointe du pignon blanc. La façade du midi, vers la plaine d'Artemare et de Virieu, devait être la principale. Elle ouvrait sur un jardin en pente, entouré d'une palissade, et au bas duquel il y avait une vigne, la vigne, sans doute, d'où venait le nom de Haut-Clos. En arrière, du côté du nord, Evelyne reconnut aussi le noyer où grimpait un lierre. Il poussait isolé, protégeant la maison, dans une terre inculte, une sorte de pâture, à laquelle faisaient suite, encore voilées de brume, des bandes d'herbes de hauteurs différentes, les unes vertes, les autres blondes, et dont Evelyne n'aurait pu dire les noms. Elle s'avança jusqu'à cinquante mètres, et, le coeur battant, elle écouta. Malgré la lettre qui disait: «Je me lève avec le jour», comment oser frapper, ou sonner, à la porte de cette maison? Aucun bruit. Sept heures trente-cinq. A pareille heure, les compagnes de dactylographie commençaient à peine à s'éveiller, et madame Gimel n'avait pas encore mis la bouilloire sur le fourneau à gaz. Evelyne sentait son coeur battre moins vite et la fraîcheur de l'air courir dans sa poitrine, dans les veines de son cou et de ses tempes. Elle respira trois fois, ses poumons tout ouverts et goûtant la brume de montagne, et elle répéta: --Que c'est bon, l'air d'ici! Et, la troisième fois, elle entendit un pas derrière elle. Une dame venait, par un sentier de culture, à peine tracé, entre une luzerne et une planche de chaume. Elle était petite, assez forte, vêtue d'un costume de deuil dont l'étoffe ne devait pas être neuve et dont la coupe était ancienne; elle avait des yeux bleu vif sous des sourcils châtains, et, en marchant, elle regardait Evelyne. Elle la considérait depuis quelque temps sans doute, et d'une façon si attentive et si ferme, que son visage n'avait pas d'autre expression que cette curiosité et cette application. Elle ne se préparait pas à sourire. Quand elle fut à quelques pas de la jeune fille, elle s'arrêta, et elle respira, elle aussi, mais avec effort, et, en pâlissant beaucoup, comme ceux que l'émotion étreint et étouffe, elle dit: --Je comptais être ici avant vous, mademoiselle... Vous avez dû monter vite... Comme vous ressemblez à la description qu'il m'a envoyée! Alors seulement, elle s'approcha tout à fait, et elle tendit la main, mais sans pouvoir sourire. Ses yeux, qui regardaient Evelyne, s'efforçaient de voir tout un avenir en elle, et ils étaient dans l'angoisse. Elle ajouta: --Est-ce que je vous fais peur? Vous êtes toute pâle. --Je crois que nous le sommes toutes les deux, madame. Cela n'est pas étonnant, pour moi surtout. Et c'est vrai que j'ai peur de vous... --Une Parisienne! Je les croyais plus braves que nous. --Oh! il n'y a pas de Parisienne, quand... --Dites? --Quand on aime, madame... Je ne suis pas timide, d'ordinaire; mais, aujourd'hui, c'est autre chose. Je viens peut-être pour apprendre que je vous déplairai. La vieille femme répondit sérieusement: --Je vous le dirai, si cela est. Venez. Vous devez avoir faim. L'une près de l'autre, les deux femmes se mirent à marcher vers la maison. --Voici mon domaine, disait madame Morand; il n'est pas grand... --Mais le pays doit être joli. --Vous en jugerez: dans une demi-heure, le brouillard sera haut. Chez moi, les choses n'ont pas changé depuis cinquante ans et plus. Mais ceux qui ont habité la maison avec moi m'ont laissée seule; je l'aime encore à cause d'eux; ailleurs, je serais un peu plus seule. Ma chambre a une petite fenêtre de ce côté, et une grande du côté des vallées basses. Quand il fait beau, je puis apercevoir de là, presque depuis Virieu, mon fils qui monte à Linot. Il vient passer trois semaines avec moi, chaque année. C'est ma provision de joie pour les onze mois qui suivent..., pas toute, cependant: je ne m'ennuie jamais. --Ni moi, madame, excepté quand mademoiselle Raymonde se plaint de la destinée. --Qui est-ce? --Une dactylographe comme moi, chez Maclarey. Evelyne était plus grande, d'une demi-tête au moins, que madame Morand. Elle vit un commencement de sourire sur les lèvres ridées. Elle observait, sans danger d'être découverte et du coin de l'oeil, celle qui lui montrait la maison, et le jardin, et la vigne. --A côté de la haie, mademoiselle, voyez-vous la tonnelle? C'est là que... Evelyne étudiait cette figure un peu trop pleine, ridée en cercle et réduite à un seul ton, que le sang ne vivifiait plus, mais qui pouvait encore pâlir; les lèvres gercées; le nez rond et commun; le regard et le front admirables: un de ces fronts transparents, au travers desquels on devine la flamme droite de l'esprit, un regard calme, ménager de la tendresse de l'âme, et devant lequel le monde est comme une chose déjà passée. Elles firent ainsi une centaine de pas; madame Morand entra, par la barrière, dans la partie de l'enclos qui enveloppait la façade latérale du logis, et, de là, dans la cuisine, où la servante, une fille de l'Isère, haute sur jambes et accorte, s'effaça devant la Parisienne, en s'inclinant sur la hanche pour mieux voir la toilette. Madame Morand allait devant, ouvrant et fermant des portes qui avaient de grosses ferrures. --Entrez ici, mademoiselle Evelyne, dit-elle enfin; votre café au lait doit être servi... Oui, parfaitement... Mangez d'abord, et puis nous causerons... Le soleil vous rend visite, tenez, tout le jardin est clair. Le jardin était clair, en effet; il venait jusqu'au seuil du salon,--une large pièce tapissée d'un papier fané, et meublée de meubles d'acajou tendus de cretonne à ramages;--il entrait même un peu de chaque côté de la porte-fenêtre, qui était grande ouverte: les plates-bandes envoyaient en reconnaissance, jusque sur le parquet, quelques branches aventurières, comme il y en a dans tout massif; du coin de droite, venait une poignée de réséda; de la gauche, une tige de mauve. L'allée centrale descendait en face, bordée de rosiers dont pas un n'était rare, mais qui étaient féconds comme du petit peuple heureux. Evelyne s'assit devant le guéridon bas où madame Morand avait coutume de placer son panier à ouvrage, et où étaient disposés, ce matin, la cafetière, la tasse, le sucrier, du beurre, des confitures, et le pot à crème, sur un napperon blanc. Et elle commença de croquer une tartine, qui lui donna le courage de rire, pour la première fois. --De quoi riez-vous? demanda la vieille dame, qui allait quelquefois jusqu'au bourg, pour voir rire un enfant. --Je ris d'une expression que j'entends souvent, dans les crèmeries: «Il n'y a de beurre franc qu'à Paris.» Maman dit cela aussi; madame Gimel, je veux dire..., enfin, vous savez, celle qui m'a élevée. Le rire n'avait pas duré. Evelyne était devenue rouge. Deux larmes montaient au coin de ses yeux. Elle eut l'air de s'intéresser à la tonnelle de buis, au fond du jardin. Et madame Morand, qui aurait pu parler, écarter le souvenir, consoler, n'en fit rien; mais elle regarda en silence les yeux gris de lin que la lumière éclairait jusqu'au fond, jusqu'à l'âme douloureuse, qui cherchait à se ressaisir. Ce même jour, à deux heures de l'après-midi, le facteur, qui passait par le Haut-Clos, emporta une lettre d'Evelyne, qui écrivait à madame Gimel: «Il faut que vous sachiez tout; je vous l'ai promis, je tiens. Donc, à huit heures, après la réception que je viens de vous raconter, je venais de pleurer pour une bêtise, pour rien, lorsque madame Morand, qui était debout jusque-là, vint s'asseoir à contre-jour, devant moi, tournant le dos au jardin. Et cette petite personne commença un interrogatoire... Que de choses elle m'a demandées! Elle m'a parlé de vous, de mon éducation, de ce que je pense des théâtres où je suis allée, de l'atelier, de tout, enfin, avec plus de détails que son fils n'avait fait, oh! beaucoup plus. Lui, il me croyait plus vite. Avec elle, je sentais que la défiance diminuait seulement. J'étais quelqu'un de bien loin, de la ville dangereuse, du pays où les hommes se perdent, à cause des femmes qui sont entreprenantes. J'avais mon aplomb. Je lui ai dit: »--Madame, c'est tout le contraire: ce sont les hommes qui perdent les femmes. J'en sais quelque chose! »--Vraiment? »--Comme toutes celles qui sont honnêtes. Ils sont d'une audace! Avec les pauvres filles comme nous, ils ne se gênent pas, je vous assure, dans la rue, dans les omnibus, dans les escaliers, au restaurant... »--Les polissons! »--Bien mis, souvent, avec des monocles. Des jeunes, des vieux, ça vous regarde, ça vous dit tout. »--Moi, je rougirais. Que répondez-vous? »--Rien, à moins que ça ne soit trop fort. On trotte; on fait la sourde; quelquefois, on entre dans un magasin. Oh! il y a un apprentissage! Le mien est fait. Je passerais entre deux files de gendarmes. »--Vous êtes vaillante, ma petite. »--Je ne suis pas tout ce qu'il faudrait, madame, mais, vaillante, oui, un peu. Et je ne suis pas la seule. Elles sont plus nombreuses qu'on ne croit, les vaillantes; et, si vous voulez que je vous dise une pensée que j'ai souvent: le bien, à Paris, est tout à fait chic; il est vacciné, éprouvé, poinçonné, et, avec cela, de belle humeur. J'ai des amies qui n'ont pas des airs imposants; mais, quand on les connaît bien, on leur découvre de la vertu, et de la vraie. La plupart feraient des femmes délicieuses. Il y en a beaucoup de fières, il y a des tendres, des princesses d'élégance, des spirituelles, des... »Je m'arrêtai, comprenant que j'étais allée trop loin. Madame Morand ne me répondit pas directement. Elle dit: »--Vous rougissez, mademoiselle Evelyne? Vous avez bien tort... Je crois ce que vous dites... Tenez, laissez-moi vous servir des confitures. Ce sont des confitures de framboises de montagne, comme vous n'en avez jamais mangé à Paris. »Pour la première fois, j'eus le sentiment que je ne déplaisais pas. J'en fus tellement contente que j'obéis à madame Morand, et qu'il se trouva que j'avais faim. »La visite de la maison,--qui n'est pas belle, qui ressemble à la maison de pilote que nous avons vue ensemble, vous souvenez-vous, à Dieppe, le jour du train de plaisir?--prit trois bons quarts d'heure. Il était dix heures quand nous sortîmes. Ah! quelles délices, s'il avait été là, lui, pour me montrer son pays! Le soleil partout, la brume envolée, plus de terre sous mes yeux que je n'en ai jamais vu. Devant nous, dans le creux d'où je suis montée, ce matin, jusqu'à Linot, je ne sais combien de vallées basses, de villages, de montagnettes et de montagnes. C'est le côté bleu. Autour de nous, à droite, à gauche, des montagnes encore, mais proches et tachetées de forêts, et, entre les grandes pentes, des ondulations couvertes de vignes, de prés, de maisons. »--Nous sommes, vous le voyez, disait madame Morand, dans la vallée haute, et sur le molard de Linot; un peu plus loin, voici le molard d'Hostel, avec ses vignes et ses tilleuls; puis celui d'Arcollière... »--Elle se délectait à prononcer ces noms familiers. Moi, je songeais qu'elle ne me parlait pas de son fils. Nous marchions dans des sentiers de paysans, souvent dans l'herbe, et elle s'arrêtait pour me demander: »--Vous n'êtes pas lasse? »Je répondais: »--Madame, je le suis bien plus quand j'ai fait sept heures de sténographie et de machine. Ce sont les épaules qui sont courbaturées, alors, et les mains qui s'énervent. En montagne, aujourd'hui, je marcherais jusqu'à ce soir. »Nous arrivâmes à un chemin; elle se plaça à côté de moi, et me dit, d'un ton qui était, je crois, une récompense, et que j'avais gagné: »--Ce matin, quand je vous ai rencontrée, mademoiselle Evelyne, je revenais de la messe. J'y vais chaque jour. Toute ma force est de là. Maintenant que je vous connais, et que je vois que vous êtes une enfant naturellement noble, et si franche, je puis vous avouer le voeu le plus cher que j'ai formé pour mon Louis... »Nous étions l'une en face de l'autre, sur le chemin, entre deux grandes haies de ronces. Elle était redevenue toute pâle, comme au premier moment où elle m'avait aperçue. Mais elle me regardait avec des yeux où il y avait de l'amour pour moi, et qui me rappelaient les vôtres. Elle continua: »--Mademoiselle Evelyne, j'ai désiré, toute ma vie, que mon fils épousât une femme pieuse. Celles qui sont passables sans religion, avec la prière en plus seraient admirables. C'est un monde fermé à beaucoup. Je ne veux pas vous faire de sermon. Je vous demande de me dire, sincèrement, si votre chère âme jeune pourrait monter de ce côté-là. »Je n'ai jamais vu d'aussi beaux yeux que les siens qui attendaient et qui répétaient: »--Votre chère âme jeune pourrait-elle monter? »J'ai répondu: »--Pourquoi pas? J'ai pensé plus d'une fois à ce que vous me dites. Ça ne s'est pas trouvé sur ma route, voilà tout. »--Si vous cherchiez? »--Vous croyez que ce serait une manière de mieux l'aimer? »--J'en suis très sûre, ma petite. »J'ai fermé les yeux, j'ai tendu un peu les mains, et j'ai senti cette vieille femme, très tendre comme vous, qui pleurait sur ma poitrine. Et j'ai penché ma tête, tout contre la sienne. Quand j'ai pu parler, je lui ai dit, en reprenant mon chemin auprès d'elle: »--Madame, je veux tout vous dire, moi aussi... Je suis sûre que personne n'aimera votre fils comme je l'aime; mais je serais un obstacle à sa carrière; même si j'étais moralement telle que vous me voudriez, j'aurais mon misérable état civil d'enfant trouvée. Il y a des portes qui se fermeraient devant nous, ou qui ne s'entr'ouvriraient qu'à la pince-monseigneur, par ordre... Je suis bien malheureuse, je vous assure; je n'aurais pas dû venir; quand nous aurons bien causé, de lui et de moi, nous arriverons à la même conclusion: «Je ne peux pas l'épouser!» En vérité, non, je n'aurais pas dû venir. J'ai fait déjà une fois le sacrifice, et il sera plus dur à refaire... Avez-vous une solution? Avez-vous un moyen? »Elle était, comme moi, en larmes. Elle redressait, en marchant, son pauvre chapeau noir, que j'avais déplacé, avec mes bras. Et elle se taisait. »Bientôt, nous aperçûmes les maisons du bourg de Vieu. Les chemins, les paysages, entre les arbres et par-dessus les prés en bosse, étaient peut-être jolis: je ne les voyais pas. Nous entrâmes dans l'église; madame Morand me fit entrer la première, et j'allai d'abord vers le bénitier, puis je revins vers elle, naturellement, pour lui offrir l'eau bénite, ce qui l'étonna. Nous étions seules. Elle monta un peu, dans la nef, et s'agenouilla. Moi, je restai dans le dernier rang de chaises. Et il est sûr que j'étais meilleure que d'habitude: je fis une vraie prière, et je ne m'aperçus pas du temps qu'elle durait. »Madame Morand me toucha l'épaule; nous sortîmes, et elle me dit simplement: »--J'ai une commission à donner à Angélique Samonoz. Nous prendrons par ici, s'il vous plaît. »Chez l'épicière, je vis bien, du seuil où je l'attendais et très triste, qu'elle parlementait, qu'elle comptait de l'argent, qu'elle écrivait quelques lignes. Mais que m'importait? Je fus seulement frappée de la physionomie gaie qu'elle avait, en reprenant la route du Haut-Clos. Elle levait la tête de mon côté. Elle cherchait autre chose que le sourire médiocre, le sourire de seconde classe que je lui donnais. Que voulait-elle? Pouvais-je deviner? A la dernière maison du bourg, sans me prévenir, elle me prit la main, et, la serrant: »--Petite mademoiselle Evelyne, soyez heureuse! »--Pourquoi, madame? »--Je viens d'envoyer un commissionnaire au bureau de poste de Champagne. Je télégraphie à mon fils. »--Que lui dites-vous? »--De venir. »--Quand sera-t-il ici? »--Demain matin. Et je vous garde. »... Maman, je ne vous raconte plus le retour au logis du Haut-Clos. Nous n'avons parlé que de Louis. Je suis dans la joie: ça ne se décrit pas. Il n'y a que la peine qui se raconte longuement, et je n'en ai plus qu'une, qui se débat au milieu de mon bonheur, et que je ne peux pas faire envoler, comme une mouche dans de la crème, et la voici: quelle carrière trouver pour Louis, s'il abandonne l'armée? N'est-ce pas trop demander à un homme? A demain. »EVELYNE.» _«P.-S._--Ne cherchez pas ma photographie. Je l'ai emportée. Était-ce un pressentiment? Je voudrais bien ne pas la rapporter.» * * * * * Le lendemain, à la même heure, Evelyne écrivait une seconde lettre: _Le Haut-Clos, samedi._ «Il est arrivé ce matin, pas comme moi, par la route, non, par les sentiers connus des seuls habitants du pays, et rudes, je vous en réponds. Il a mis une demi-heure de moins que moi, pour grimper d'Artemare au Haut-Clos. C'est un énergique, et ce n'est pas de le voir accourir à travers champs et sauter par-dessus les palis qui m'a le mieux prouvé cette énergie. Madame Morand attendait son fils à cette place même. Bien qu'elle se fût couchée fort tard,--dix heures, maman, une folie au Linot, une date dans la montagne!--elle était descendue dès l'aube, dans la cuisine, dans la lingerie, puis dans le jardin. On aurait dit une perdrix en cage. Tout le long de la palissade, en bordure de la vigne, elle trottinait, sans chapeau, la tête couverte d'un châle. Elle se soulevait parfois, sur la pointe des sabots, guettant de l'oeil et de l'oreille son lieutenant, mon lieutenant. Moi, j'étais dans le salon, derrière la fenêtre. Nous avions distribué les rôles, hier soir. Elle voulait lui parler la première, lui raconter toute seule ce que nous avions dit toutes deux, faire la mère, enfin, une dernière fois. Je l'aperçois qui se penche entre deux lignes de ceps, qui se redresse, qui lève les mains. Une ombre saute par-dessus la clôture. C'est lui. Je l'aperçois qui embrasse la maman, qui l'interroge, qui lui prend le bras, qui essaie de l'entraîner. Elle résiste en riant. Ah! il m'aime toujours. Il a très bon air, en vareuse et en béret, comme un alpin, les jambes guêtrées. Je le trouve plus grand qu'à Paris. Il vient, décidément, par l'allée centrale, entre les vieux rosiers, au bras de madame Morand. Il ne regarde que la fenêtre où je ne suis plus. J'ai couru à la porte, et je l'ai ouverte... Alors, maman, nous sommes restés les uns en face des autres, moi sur le seuil, eux dans l'allée, immobiles, tout saisis. J'ai cru que j'allais m'évanouir; j'ai fait un grand effort; j'ai dit: »--Monsieur, je vous aime toujours, mais il ne faudrait pas me sacrifier votre carrière; il ne faudrait pas regretter. »Lui, il a quitté le bras de madame Morand, il a monté jusqu'à moi, et, avec ma permission, il m'a embrassée, et de tout son coeur, je vous en réponds. Puis, il a dit: »--Vous êtes ma fiancée: à présent, venez causer de l'avenir. »Nous avons passé une partie de la matinée dans le salon, tous trois, et le reste dans la campagne, tous deux, autour du Haut-Clos. Louis voulait me montrer les coins du pays où sont encore au gîte, comme il dit, tous les souvenirs de sa jeunesse. Nous étions, et nous sommes très heureux. Nous avons causé de tant de choses qu'il me faudrait un vrai travail, très doux, mais trop long pour une lettre, si j'essayais seulement de les énumérer. Il faisait clair; toutes les bandes de cultures coulaient autour de nous, sur les pentes, et remuaient au vent, comme un flot de rubans neufs. Louis me demandait: »--Vous aimez la campagne? »--Je ne la connais pas. »--Moi, je l'adore. Si j'y reviens, vous l'aimerez? »--Je vous aime, et partout ce sera de même... »Madame Morand, à qui nous avons rapporté le dialogue, a pris un air un peu triste, et elle a déclaré: »--Depuis le temps qu'on se dit ces douceurs-là, et qu'elles font vivre le monde! »Oh! oui, vivre! Je me sens vivante, et, moi qui ne tenais pas aux heures, je tiens aux minutes. J'ai dit, à mon tour: »--Vous vous rappèlerez le 12 août? la banque Maclarey, le régiment qui défile, le salut de l'épée? Je vous en ai voulu. Pourquoi m'avez-vous saluée? »--Parce que, la veille au soir, j'avais reçu la nouvelle que je n'obtiendrais pas d'être envoyé au Soudan. Ma résolution était prise depuis une semaine, si je n'obtenais pas le Soudan, de démissionner, et, puisque ma carrière était l'obstacle entre nous, de supprimer l'obstacle... C'est ce que je vais faire... En vous saluant, j'étais dans mon droit, vous le voyez... »Il ajouta: »--Je n'ai qu'une vocation, mais, pour vous, Evelyne, je puis avoir un métier. »Que c'est bien, ces mots-là, n'est-ce pas? Vous comprenez que je sois flattée, touchée, et que j'aie pleuré, moi, la rieuse, en les écoutant? Il est simple, il est bon, il a une volonté rapide et qui donne confiance. »Je lui ai dit encore: »--Savez-vous ce qui m'a plu tout de suite en vous? »--Quoi? l'uniforme? »--Non, ce n'est pas aussi joli qu'une robe. »--Mes moustaches? »--Trop courtes. »--Alors, je les laisserai pousser. Mon air martial? »--Le tendre me va mieux. »--Je ne sais plus. Dites vous-même. »--Ce qui m'a ravie, c'est que vous avez eu du respect pour moi. Nous ne sommes pas habituées... »Voilà où nous en sommes. Un seul point nous inquiète: comment, par quelle carrière remplacer l'armée, où Louis ne peut pas rester? Il est jeune, il va chercher, à Paris d'abord, pour l'amour de moi... Je ferme vite cette longue lettre. Peut-être vous arrivera-t-elle en même temps que moi... Je pars cette nuit. On me fait conduire à la gare en voiture. Louis ne quittera la montagne que dans deux jours. A bientôt!» »EVELYNE.» VII LA DOUBLE VISITE Dès qu'il fut de retour à Paris, Louis Morand se mit en tenue, et se rendit chez son colonel, qui habitait, place d'Iéna, au-dessus des jardins et de la Seine. Il était dix heures du matin. Le congé du lieutenant ne finissait que le lendemain, et c'est ce qu'observa tout d'abord M. Ridault, en voyant venir à lui l'officier. --Vous, dit-il, vous avez changé vos habitudes d'autrefois: quatre jours libres, quatre jours dans l'Ain; vous rentriez à Paris à cinq heures du matin, et, à six heures, vous étiez à la Pépinière... Est-ce que vous vieillissez? --Peut-être, mon colonel. --Moi, pas. Regardez ça; est-il assez joli, le plan de mon bastidon?... Supposez la mer, par ici, et, par là, le fond de la baie de Villefranche; les terrasses, vous vous souvenez, cuites et dorées comme du pain... --Je n'ai jamais pu voyager, mon colonel; je ne connais pas; mais la maison sera plaisante, en effet... Il faisait beau, admirablement. Le soleil et l'air remué par le courant du fleuve entraient dans le cabinet de travail, qui eût été tout Louis XV, sans le râtelier de pipes pendu à côté de la cheminée. Le colonel, en veston clair, assis devant son bureau, étudiait un croquis d'architecte, une aquarelle éclatante, qui représentait une villa basse, couverte en tuiles, et dont les fenêtres semblaient taillées dans les touffes des bougainvilliers. Il releva la tête, écarta un peu son fauteuil, cherchant à deviner, dans la physionomie du lieutenant, le progrès ou la guérison d'une peine d'amour dont il avait été le premier confident. --Toujours fermé ce visage-là, mon cher Morand. J'y vois, pourtant, que vous avez le moral plus solide... Allons! voilà que vous pâlissez!... Qu'avez-vous?... Une larme!... Je ne vous reconnais pas! Est-ce bien un de mes officiers? --Qui va quitter le régiment... --Vous permutez? --Je démissionne. --Vous? Mais, je vous le défends! --Mon colonel!... --Je ne veux même pas que vous m'en parliez! J'ai le devoir d'empêcher les suicides, Morand, et celui de veiller à l'honneur du régiment. Eh bien! vous vous suicideriez en donnant votre démission, car vous êtes le plus militaire de tous mes officiers, l'homme de discipline, qui mange du devoir comme du pain, tous les jours, et qui trouve ça bon, l'homme à qui je confierais un bataillon dans une guerre, et que tous les soldats suivraient en chantant la charge. Mais vous ne savez donc pas que ce qui fait le chef, ce n'est pas le galon, c'est le coeur qui ne tremble pas, c'est l'oeil clair, c'est l'ordre rude, c'est toujours le souci des autres et l'oubli de soi-même, et que tout cela, Morand, vous l'avez! Le colonel s'était brusquement approché du jeune homme, et il lui avait pris l'épaule, qu'il serrait dans sa forte main, comme pour montrer que Morand était son prisonnier, et que le régiment ne le lâcherait pas. En même temps, entre ces deux hommes, que ne séparait qu'une longueur de bras, le duel des regards se poursuivait, émouvant et rapide. Le vieux soldat ordonnait, suppliait, s'étonnait de ne pas vaincre, et redevenait le supérieur offensé, dont l'oeil bleu, tout chargé de volonté, commandait impérieusement, tandis que, devant lui, bien ouverts dans la pleine lumière, les yeux bruns du lieutenant, un moment troublés et humides, refusaient de dire oui, et, de plus en plus, s'assombrissaient. --Je n'aurais pas cru cela de vous, Morand, dit le colonel, en lâchant prise. Il boutonna rageusement son veston de toile, se rejeta dans le fauteuil, et se mit à frapper, avec son coupe-papier, l'aquarelle du bastidon étalée devant lui. Morand se redressa un peu plus; ses yeux, à lui, ne s'étaient pas détournés, n'avaient pas cédé. --Mon colonel, je suis résolu à épouser la jeune fille dont je vous ai parlé. Je lui sacrifie ma vocation de soldat, et tout le travail qu'il m'a fallu pour gagner mon grade. --C'est fou! C'est archifou! --C'est possible, mon colonel, mais cela sera, ce soir même... --Non, monsieur! --J'écrirai ma lettre au ministre... Je devais vous prévenir: c'est fait. --Non, ce n'est pas fait! Morand, ne nous quittez pas! Pour l'amour de l'armée, qui n'a que trop de lâcheurs..., non, je veux dire... Le lieutenant salua et se détourna vers la porte. --Morand? Je ne peux pas, mon enfant, vous laisser partir ainsi... Revenez. J'ai quelque chose encore à vous demander. M. Ridault s'était levé, et il ramenait le lieutenant vers la fenêtre ouverte. Ces dernières phrases, il les avait dites avec un tel accent d'affection et de douleur, que, subitement, toute la rudesse factice et même la fermeté naturelle de Morand furent brisées. --Vous pouvez croire, mon colonel, que la bataille a été cruelle en moi; j'aurais mieux aimé la bataille pour laquelle j'ai été préparé, la vraie, celle des armes... --Non pas! la vraie c'est celle de tous les jours; et ceux qui ne font pas de faute contre l'honneur dans celle-là n'en commettent pas non plus sous les armes... Je ne veux pas dire que vous alliez contre l'honneur, mon cher ami, non, mais contre votre intérêt, contre votre vocation, contre tout, comme vous l'avouez... Dites-moi: elle est donc charmante? Il y eut un sourire jeune, très bref, le premier. Les deux hommes s'accoudèrent sur l'appui de la fenêtre, devant Paris tout transparent dans le clair d'été, comme un vitrail. --Oui, mon colonel..., oui... Ah! oui! --L'expression manque, n'est-ce pas? Le mot n'est pas assez fort? Et le premier rire sonna, discrètement, au-dessus des arbres. --Est-ce que vous auriez une photographie, Morand? --Depuis trois jours, mon colonel. Elle ne me quitte pas. Il chercha dans la poche de son dolman, et tendit la carte album: M. Ridault la saisit vivement, la mit en lumière, et l'écarta tant qu'il put de son visage, car il était devenu presbyte. De l'autre main, il relevait la pointe de ses moustaches. --Charmante n'est pas assez, vous avez raison... Il y a de l'esprit, dans ces yeux-là. Bleus? --Non, mon colonel, gris clair. --Nuance rare. Ils doivent avoir un sourire piquant et tendre, n'est-ce pas? --Ah! mon colonel! --Et pas commune du tout, cette ligne du menton, ferme, impolie un peu... Et ces lèvres, qui diraient vite une bêtise, mais pas une méchanceté, et que je croirais souveraines pour plaindre... C'est à se demander où va se nicher la race!... Enfin, mon cher, puisque vous êtes sûr qu'elle est une honnête fille, et que, moi, je la trouve aussi jolie que vous la trouvez vous-même, voulez-vous me dire pourquoi elle ne ferait pas sa petite partie, modestement, dans le choeur des «dames» du régiment? --Vous le savez... --Eh! oui, son père... un Jean-Jacques dont il ne reste que ça... Il pouvait être très bien, son père, il devait être même très bien... Lieutenant Louis Morand, regardez-moi? --C'est fait. --Si je vous assurais que cette jeune femme sera reçue dans le monde militaire, bien reçue même, renonceriez-vous à donner votre démission? --Mon colonel, je vous remercie de votre sympathie; je suis très touché; mais je suis résolu à quitter l'armée. --Oui, parce que vous pensez que j'ai changé d'opinion, et que le monde n'en changera pas... Mais si vous aviez des preuves du contraire? --Lesquelles? --Si des preuves parfaitement sûres vous étaient données, que les femmes les plus élégantes, les plus mondaines du régiment, recevront la visite de madame Louis Morand, et rendront cette visite,--car l'accueil des autres, de celles que j'appelle les femmes de coeur, n'est pas douteux,--enverriez-vous votre lettre? --Non, je resterais. Mais cela est invraisemblable, il faut même dire impossible. --Attendez trois jours. Vous me promettez? Le lieutenant, flatté et ému de l'insistance de son chef, considéra Paris, où les arbitres de sa destinée, bien inconscients de leur rôle, femmes de lieutenants, de capitaines, de commandants, devaient faire, en ce moment, quelques courses du matin. --Soit, dit-il. J'aurai obéi jusqu'au bout, mon colonel. J'attendrai trois jours. Il serra la main que M. Ridault lui tendait, et se retira. Sur le palier, le colonel lui fit encore un signe d'amitié; puis, voyant disparaître, dans la cage aux murs de stuc pourpre, cette jeune silhouette de soldat, il murmura: --Va, mon petit! Je veux que tu sois mon cadeau d'adieu, mon souvenir au régiment. Je te redonnerai à lui... Il ne se doute pas, le pauvre enfant, que je vais faire une sottise pour lui. Ce n'est pas la première de ma vie, c'est la meilleure, celle qui me vaudra, j'espère, le pardon de plusieurs autres... Bah! je n'ai plus rien à attendre du ministre! Qu'est-ce que je risque?... D'ailleurs, je n'affirmerai rien: ce serait mentir... je laisserai la légende se former et s'envoler. Nous verrons bien. Rentré dans son cabinet, il sifflota un air de marche, déroula le plan assez maltraité du bastidon, et appuya sur le bouton d'une sonnerie électrique. Une ordonnance ouvrit la porte. --Lancret, je sortirai à deux heures. Vous préparerez mon complet numéro 1. * * * * * Le colonel Ridault fit plusieurs visites dans l'après-midi. Il eut la chance, qu'il cherchait, d'être reçu par trois ou quatre des femmes du régiment, non les plus jeunes, mais les mieux qualifiées par le nombre de leurs relations et la curiosité de leur esprit, pour construire une légende avec un mot, la répandre et lui donner l'autorité de la petite histoire. Chez l'une, il ne parla que de l'esprit et des yeux de mademoiselle Evelyne; chez l'autre, il déclara qu'il voulait être un des témoins du lieutenant, qui faisait un mariage imprévu et délicieux; chez la troisième, qui demandait: «Mais, enfin, à qui ressemble-t-elle?» il répondit: --A moi, madame. C'en fut assez. Dès le lendemain, on racontait, dans le monde militaire, que le colonel se proposait de reconnaître plus tard l'enfant abandonnée; qu'en attendant, il avouait sa paternité, avec beaucoup de franchise, avec cette tendresse qui ne saurait tromper, et que, pour réparer sa faute, il dotait mademoiselle Evelyne. On fixa même le chiffre de la dot. Elle était modeste au commencement du jour. Vers la fin, quelques personnes demandaient: --Croyez-vous qu'il soit aussi riche? Le surlendemain, plusieurs camarades félicitèrent le lieutenant pendant l'exercice du matin, dans la cour de la caserne. Ils dirent tous: --On la dit charmante. Et, quand il rentra chez lui, dans l'après-midi, le concierge lui remit deux cartes, les premières d'une série qui fut longue. L'une portait: «Félicitations bien sympathiques de notre ménage.» L'autre, plus explicite, disait: «Mon cher Morand, nous avons appris l'heureuse nouvelle. Ma femme se réjouit de connaître madame Louis Morand, dont on ne cesse, depuis deux jours, de nous dire le plus grand bien. Elle tient à la présenter à nos meilleurs amis. Cordiale poignée de main.» Enfin, dans la soirée, un capitaine du régiment, qui avait passé au ministère de la guerre, affirmait que, subitement, les préventions qui avaient retardé l'avancement du colonel étaient tombées, et que M. Ridault, à la prochaine promotion, serait nommé général de brigade. Mais la rumeur était peut-être fausse, et le lieutenant, ce soir-là, oublia tout à fait d'en parler à Evelyne, qu'il allait revoir. LE PETIT CINQ I M. de Rabelcourt, Louis-Jean-Népomucène, assis sous une tonnelle de jasmin, au fond de son jardin anglais, murmura: --Je suis un lâche! Et il ajouta presque aussitôt ce commentaire, qui n'alla pas plus loin que les parois vertes, immobiles dans la chaleur de juin: --Elle n'a plus que moi. Je suis son seul appui. Elle a crié vers moi, voici déjà trois semaines, et je n'ai pas bougé. Je suis un lâche! Chaque jour, plusieurs fois, M. de Rabelcourt s'adressait à lui-même ce propos désobligeant, et il ne pouvait se décider à quitter le domaine de Wimerelles, où il habitait l'été, à un quart d'heure au delà de la frontière belge. Court et alerte, le buste un peu gros et les jambes nerveuses, la figure pleine, colorée, rasée sauf deux petits favoris qui étaient tout ronds au bas de l'oreille, et tout blancs, et tout légers comme si on les eût fabriqués avec de la soie, M. de Rabelcourt appartenait à cette catégorie des hommes âgés qui restent jeunes. Leur jeunesse est presque toujours faite d'une qualité particulière de leur esprit, que sa vie n'a pas détrompé. Ils gardent l'illusion, ou d'eux-mêmes, ou de la science, ou de leur profession, ou de la durée, ou seulement la curiosité de l'heure présente et le goût du fait divers. Il suffisait d'observer les yeux de M. de Rabelcourt, des yeux gris bleu, toujours frémissants et vibrants, qui s'amusaient à regarder, qui fouillaient, qui interrogeaient, qui lisaient le regard ou le sourire d'autrui, pour deviner que cet homme avait, ou croyait avoir un talent singulier de psychologue. Pour lui, toute visite, toute rencontre, même banale, ressemblait à une consultation, et tournait à l'expérience. Il avait l'air de demander à ceux qu'il abordait pour la première fois, surtout aux femmes qu'il trouvait infiniment plus intéressantes que les hommes: «Quel est ce coeur? Bat-il? Ne bat-il pas? Battra-t-il? A-t-il un secret? Peut-on savoir?» et à ceux qu'il retrouvait, même à bref intervalle: «Où en sommes-nous, depuis l'autre jour?» Dans le monde de Bruxelles, qu'il fréquentait l'été, à Paris où il vivait l'hiver, il avait la réputation d'un causeur aimable, d'une érudition supérieure dans les affaires de coeur, un peu trop porté à enrichir ses observations, et d'une discrétion au-dessous de la moyenne, ce qui ne veut pas dire très sûre. On le recherchait, et on le redoutait. On aimait, surtout dans leur fraîcheur, les histoires qu'il contait. On avait peur de celles qu'il pouvait surprendre ou inventer. Tout s'expliquait, lorsqu'on apprenait que M. de Rabelcourt avait été dans la diplomatie, et cette tension perpétuelle de sa curiosité vers l'inconnu féminin, l'insistance et le papillonnement de ses yeux, le tour insidieux de sa conversation, perdaient de leur singularité, et devenaient une transposition, excusable et gênante, de l'habitude professionnelle. On se disait qu'il avait un tempérament de diplomate, qu'il continuait dans les salons sa carrière interrompue par la retraite, et, si on craignait encore sa manière, on ne s'en étonnait plus. Il passait donc, dans deux capitales au moins, pour un homme d'esprit. C'eût été le calomnier, d'ailleurs, que de lui refuser une certaine sensibilité. Il aimait ses souvenirs de Washington, où il avait débuté comme attaché d'ambassade, de Montevideo, de Valparaiso, de Lima où il avait lentement monté en grade, de Buenos-Ayres, où, devenu ministre, dans cette même Amérique d'où on ne le sortait point, il avait vieilli, jalousé, croyait-il, oublié en réalité; il aimait les dépêches qu'il avait adressées à vingt ministres successifs, et qu'il était seul à connaître; il aimait des images familières que le seul mot d'Amérique évoquait devant lui, des créoles, des métisses, des Espagnoles, des Portugaises, des femmes qui fumaient, balancées dans des hamacs, un bras pendant, sous l'ombre des bananiers et des mimosas; il aimait ses voyages d'autrefois dans les défilés des Cordillères, et son repos d'à présent dans la campagne plate de la frontière belge, son chalet de brique, son jardin si différent d'une forêt vierge, son angora qui ressemblait à une chenille jaune, ses décorations, au nombre d'une vingtaine, enfermées dans un écrin aussi gros qu'une valise; il aimait son cercle de Bruxelles où il passait régulièrement le samedi et le dimanche de chaque semaine; il aimait aussi la comtesse Guillaumette, sa petite nièce, sa dernière parente, mariée à un officier de cavalerie, celle-là justement, au sujet de laquelle, depuis vingt et un jours, M. de Rabelcourt s'accusait d'égoïsme et d'irrésolution. «Chère enfant! murmurait-il, sous la tonnelle de jasmin. A peine huit ans de mariage, et déjà malheureuse! Elle si jolie, si spirituelle, si ailée: un peu le portrait de mon frère, un peu le mien, avec une grâce qui n'est qu'à elle! Et je n'ai pas répondu à sa lettre! Et je ne suis pas accouru chez elle! Tu vieillis, Rabelcourt, tu as peur d'un voyage en Berry; tu jouis de ton repos, tandis que Guillaumette pleure et t'attend!» L'ancien diplomate interrompit son monologue, pourchasser, d'une pichenette, un pétale blanc, effilé, courbé comme le col neigeux d'un cygne minuscule, qui venait de tomber, en tournoyant, sur la manche de sa jaquette. Puis il releva son regard, et, par la baie cintrée de la tonnelle, contempla amoureusement, avec l'inquiète tendresse qui précède un adieu, le rectangle allongé que formait son jardin: les grands arbres, pressés en mince futaie aux deux bords, et qui se dressaient, comme une falaise verte, dans la plaine toute rase; les deux avenues qui passaient à leur ombre et enveloppaient un ovale de gazon; la pelouse, fraîche comme aux jours d'avril, arrosée chaque matin, tondue chaque quinzaine, où les pâquerettes ne fleurissaient jamais qu'à condition de se tapir contre le sol; enfin, tout au bout, derrière le voile transparent de l'air qui tremblait, la maison rose, basse, dont les tuiles étaient çà et là effleurées par des branches d'ormeaux, éventails silencieux que remuait la brise d'été. «Voilà donc ce qui me retient!» pensa M. de Rabelcourt. Il releva la tête, qu'il avait un peu penchée en avant, pour mieux voir par-dessous les tiges folles qui pendaient du cintre et diminuaient l'ouverture de la porte, et il appela: --Eugène? Rien ne répondit d'abord, puis le sable d'une allée craqua, de plus en plus nettement, sous des pas qui se rapprochaient. Le valet de chambre de M. de Rabelcourt, blond et gourmé, vêtu de noir, apparut à l'angle d'un massif. --Eugène, tu vas monter dans ma chambre et préparer ma valise. Je prends l'express ce soir. Mets mon habit numéro deux; c'est pour la campagne. Le pas s'éloigna, et se perdit dans le silence de la plaine accablée sous le soleil, tandis que M. de Rabelcourt tirait de sa poche une enveloppe lilas, déjà usée aux angles, l'ouvrait pour la vingtième fois, et relisait, en sautant les phrases inutiles et scandant les autres, une lettre qu'il aurait pu réciter. «Mon cher oncle, je veux vous donner d'abord des nouvelles des enfants... Jean, Pierre... Ta, ta, ta... Louise souffre des dents... Ta, ta, ta... Roberte... Ta, ta, ta... Quant à moi, j'aimerais mieux ne pas répondre à vos questions, si affectueuses. Il ne faut interroger que ceux qui sont jeunes, gais, contents, car, sans cela, on s'expose à se charger, hélas! inutilement, de la peine des autres. Non, mon oncle, je ne suis plus la nièce rieuse que vous avez connue; je voudrais pouvoir m'en aller loin, à Buenos-Ayres, à Lima, et vivre libre avec vous. J'en ai assez de la vie. C'est trop lourd. Ah! bien sûr, quand mes filles seront en âge de se marier, je leur dirai de réfléchir à deux fois, à cent fois... Mais qu'est-ce que je vous raconte? Il y a une faiblesse à se plaindre. Oubliez ce que je viens d'écrire... Surtout ne me répondez rien à ce sujet: ce serait désastreux. Racontez-moi plutôt la fin de cette histoire que vous aviez commencé à me dire, dans votre dernière lettre, l'histoire de cette madame de... Ta, ta, ta.--Recevez, mon cher oncle... Ta, ta, ta.--Post-scriptum: Édouard est revenu d'Algérie, voilà neuf semaines. Il se porte parfaitement.» M. de Rabelcourt soupira longuement, en remettant la lettre dans sa poche, mais sa physionomie, comme sa voix, était devenue de plus en plus ferme, à mesure qu'il lisait. «Est-ce assez clair, dit-il tout haut, assez limpide! Il n'y a pas besoin d'être diplomate pour déchiffrer cette pauvre énigme. C'est l'éternelle dépêche du livre jaune de la vie. Guillaumette se plaint de son mari; elle souffre à cause de lui: la sécheresse du post-scriptum est assez éloquente: «Édouard se porte parfaitement.» Il l'a trompée. Où? avec qui? Est-ce à Limoges où ils sont en garnison? Je ne le pense pas, puisque M. de Rueil vient de séjourner six mois en Algérie, pour une mission topographique, et la lettre de Guillaumette révèle une douleur qui éclate, une surprise; elle est un cri. Alors, quoi? Je ne vois que deux hypothèses: une aventure algérienne, que cette pauvre enfant a découverte, ou bien une liaison en Berry, au retour, dans ce coin paisible où elle se réjouissait de passer leurs trois mois de congé... Je vais savoir ce qu'il en est. Elle me le dira, puisqu'elle a commencé les aveux. Elle m'appelle, puisqu'elle m'a pris pour confident. Je pars, Guillaumette! Je pars! Je vais t'aider!» Il traversa son jardin, dans toute sa longueur, ouvrit l'écrin des Ordres, où il choisit une décoration que Don Pedro avait attachée lui-même sur la poitrine du «cher ministre», et ne put s'empêcher de sourire tristement, en passant le ruban à sa boutonnière. «Je rentre dans la diplomatie active, pensa-t-il, et il est de bon augure d'emporter avec soi le témoignage de ses meilleurs succès. Puissé-je réussir, comme j'ai réussi dans l'affaire de la concession Jacobson!» Il dîna, et, la nuit venue, monta dans le rapide qui venait de Bruxelles. II Le voyageur ne fit que traverser Paris. Cinq ou six courses entre l'arrivée, au petit jour, par la gare du Nord, et le départ, dans l'après-midi, par la gare d'Orléans, lui rendirent son élan naturel, qu'une nuit de tressautements et d'éveils brusques avait un peu déprimé. Quand il fut remonté en wagon, et qu'il se sentit rouler vers ces campagnes du Berry dont il n'était plus séparé que par quelques heures de route, il retrouva toute la confiance en son étoile diplomatique, toute l'humeur vibrante, toute l'abondance d'idées et de formes oratoires, qu'il avait connues jadis, la veille des audiences princières ou des entrevues avec les ministres de l'Amérique du Sud. Son imagination le devançait et lui représentait le château de Monant, vieille demeure familiale, d'où il s'était échappé de bonne heure pour courir le monde. La dernière fois qu'il avait pris le chemin du Berry, c'était pour assister au mariage de Guillaumette. On avait retardé les noces d'un mois, afin que l'oncle diplomate eût le temps d'arriver. Comme il revoyait nettement ces deux tours bâtardes reliées par un corps de logis, posées sur une colline et enveloppées de châtaigneraies descendantes; la tente fleurie de drapeaux, de gerbes de marguerites et de bleuets, où avait eu lieu le déjeuner, au retour de l'église, et ce départ précipité, disputé, plein de trouble et plein de joie des jeunes mariés, qui se levaient de table avant leurs hôtes, et quittaient la salle pour se rendre à la station voisine, tous deux, tout seuls, mais suivis par la pensée de tous! Était-elle jolie, en ce moment-là, cette Guillaumette, radieuse et émue, à qui cent amis et amies, Parisiens, Berrichons, Poitevins, disaient, dans un murmure où il y avait des larmes et des rires mêlés: «Adieu, mignonne! au revoir, madame! soyez heureuse! oubliez-nous, Guillaumette! songez à nous, bien-aimée!» Et les regards étaient attachés sur cette apparition souriante, arrêtée un dernier moment dans l'encadrement de la portière qu'elle soulevait d'une main, sur ce visage où chacun cherchait avec une jalousie secrète, avec des sanglots refoulés, avec un désir infini, le rayonnement fugitif de la parfaite croyance en la vie, tandis qu'elle, déjà détachée des autres, ne regardait plus qu'une seule personne, son plus vieil et son plus fidèle ami. Oui, M. de Rabelcourt avait eu la suprême pensée de Guillaumette, à l'heure où l'enfance finissait pour elle. Lui, protégé contre l'attendrissement par la longue habitude des séparations, il avait pleuré, lui, sceptique, il avait cru, et cru fermement au bonheur qu'il souhaitait à sa nièce, et qu'il enviait presque. Cet Édouard de Rueil, qui enlevait Guillaumette et l'emmenait hors du château de Monant, était si évidemment amoureux! Jeune aussi, plein d'avenir comme tous les officiers qui se marient, il passait bien pour un peu brusque, rude, entêté, mais ses camarades le jugeaient comme une nature loyale, toute droite, incapable d'une trahison. «Qui l'eût dit alors? se répétait M. de Rabelcourt, en voyant l'ombre descendre sur les campagnes embrumées du Berry. Qui l'eût deviné? Rueil, avec son grand cou, son nez busqué, ses yeux très noirs, avait l'air d'un aigle, d'un épervier, mais pas le moins du monde d'un tourtereau volage! Il n'est pas d'humeur facile. Cela même a dû augmenter. En vérité, j'ai là une jolie affaire sur les bras!» Il s'inquiétait un peu de son rôle. Mais une petite fièvre d'amour-propre et de colère le poussait en avant. Il était huit heures du soir, lorsqu'il mit pied à terre sur le quai d'une petite station rurale, au milieu d'un pays presque désert, couvert d'arbres et frais comme une cave à champignons. --Ouf! fit-il, quel voyage! Parti hier soir à onze heures! Enfin, m'y voici. Je reconnais cet air vif de Monant. Des jours brûlants, des nuits glacées! Il jeta sur ses épaules, bien qu'il eût mis un pardessus d'été, son plaid écossais, et regarda autour de lui. Comme il avait négligé de prévenir, afin de tomber «en plein jeu», selon son expression favorite, il n'aperçut que le train qui filait, le chef de station qui rentrait avec sa lanterne, et les étoiles qui se levaient. Le hasard fit heureusement passer un petit vacher qui s'en retournait, sifflant, vers quelque métairie. --Prends ma valise et accompagne-moi au château, dit M. de Rabelcourt; je te récompenserai. --Vous allez au bal? demanda l'enfant. --Au bal? Non, mon ami. Je vais au château de Monant, pas ailleurs. Il y a, en effet, deux ou trois gentilhommières un peu folles, dans les environs, mais moi, je vais à Monant, tu entends, Monant! Le petit le regarda, eut un hochement de tête qui signifiait: «Je me trompais, en effet», et, le prenant sans doute pour quelque homme d'affaires, le précéda, sans plus dire un mot. Il faisait une nuit reposante, tout embaumée de l'odeur des feuilles, des blés en grain et des ajoncs en fleur. M. de Rabelcourt, à la suite de son guide, prit par la traverse, par les chemins creux, marchant sur la crête des ornières, sur les pentes d'herbe qu'aucune tondeuse n'avait jamais fauché. Il allait, de son pas relevé, la tête haute, les narines au vent, aspirant l'air à pleins poumons. De temps en temps, il prononçait à demi-voix des phrases qui lui semblaient opportunes et saisissantes: --Ce pays est capiteux, monsieur, j'en conviens, capiteux et poétique. Mais quand on a femme et enfants, que diable, on vit chez soi! Il y a une morale après tout! Le petit crut qu'il récitait des fables. Ensemble ils descendirent au creux des vallons, ils grimpèrent des pentes où les fougères luisaient sous les branches des châtaigniers. Enfin, après une demi-heure, au tournant d'une futaie qui s'ouvrait subitement sur une clairière montante, ils se trouvèrent subitement sur une avenue sablée, à cent pas du château qui se dressait sur la crête de la colline, et dont les fenêtres, du haut en bas, étaient illuminées. --Sapristi! dit M. de Rabelcourt, ils ne m'attendent cependant pas? --C'est qu'ils _dansont_! fit le petit gars. Ça leur arrive. Ils ne s'en gênent guère. Le voyageur écouta un instant les notes grêles d'un piano qui fusaient dans la nuit, et il ne douta plus. Contrarié, il continua de s'avancer, doucement, pour reprendre haleine. Quelques hommes de service, groupés le long des écuries, causaient, à droite du château. L'un d'eux se détacha, un vieux maître d'hôtel à gros favoris blancs, solennel, qui servait depuis trente ans les châtelains de Monant, et qui avait connu M. de Rabelcourt au temps de l'activité diplomatique, au plus beau de la carrière. --Comment! dit-il, c'est monsieur le Ministre! --Moi-même, Claude, répondit M. de Rabelcourt, flatté d'une appellation qu'on ne lui donnait plus aussi fréquemment qu'autrefois. Une surprise! J'arrive sans qu'on en sache rien. --Monsieur le Ministre désire qu'on prévienne madame? --Du tout! au contraire. Vous monterez seulement ma valise, afin que je puisse changer, et vous m'ouvrirez une chambre d'ami... Mais qu'y a-t-il donc ce soir à Monant? Un bal? --Pardon, monsieur le Ministre. Les appartements se prêteraient mal à ce qu'on appelle un grand bal. Nous recevons quelques personnes des environs, une trentaine. Ça n'est qu'une sauterie. Ça va finir à onze heures. Je me permets de l'assurer à monsieur le Ministre, parce que madame a donné déjà quelques réunions de ce genre pour égayer les dernières semaines de congé de monsieur. Il s'inclina, en prenant la valise, et l'on eût dit, à l'air dont il passa devant le front de ses camarades, qu'il portait celle-là même où le ministre de jadis enfermait ses dépêches. «Brave et imprudente enfant, pensa M. de Rabelcourt, je la reconnais bien! Elle danse pour donner le change au monde. Elle veut faire croire à un bonheur qui n'est plus. Je n'ai peur que d'une chose: c'est que les masques tombent d'eux-mêmes, et trop brusquement, quand je vais entrer. Car j'arrive, monsieur de Rueil, et je serai de la fête!» Lorsqu'il eut passé son habit,--neuf heures sonnaient à l'horloge du vestibule,--le diplomate eut une petite tape pour écraser, sur sa boutonnière, le ruban brésilien dont les ailes s'insurgeaient, tira bien droit, dans l'alignement de l'ouverture de la chemise, les quatre boutons de son gilet blanc, et, sans bruit, poussa la porte du salon. Il s'arrêta à trois pas. On valsait. D'abord personne ne le vit. Puis une jeune femme, assise près d'une douairière et qui cherchait des yeux un sujet de paroles, remarquant l'inconnu, se pencha et demanda: --Qui est-ce? La douairière se pencha à son tour vers la gauche, et le mouvement se propagea, comme dans un champ d'épis; des épaules blanches s'inclinèrent; le même mot. «Qui est-ce?» vola de groupe en groupe, jusqu'à Guillaumette de Rueil, que le diplomate, aveuglé par l'éclat des lumières, s'efforçait de découvrir derrière les couples de danseurs. Elle était assise dans l'angle le plus éloigné du salon, au milieu de quatre amies de son âge, un peu renversée sur le dossier de son fauteuil, écoutant rire autour d'elle, un peu distraite, et effaçant, à petits coups, les plis du tulle perlé qui recouvrait sa robe de satin rose. Tout à coup, le murmure qui gagnait de proche en proche arriva jusqu'à elle: «Qui est-ce?» D'un mouvement souple, elle se redressa. Toutes ses amies suivirent le geste de son visage qui se penchait en avant. Ses yeux se plissèrent une seconde; puis deux fossettes creusèrent ses joues; ses dents parurent, éclatantes, entre les lèvres lisses. --Ah! dit-elle, mon oncle Rabelcourt! Et, glissant parmi les valseurs qui n'avaient rien vu, les mains tendues, rose et rousselée sous l'auréole de ses cheveux blonds relevés, la mouche impertinente qui marquait sa pommette droite déplacée par le sourire et remontée d'une ligne, comme la pointe des sourcils, comme le coin des yeux, comme les ailes du nez, comme le fuseau des lèvres, Guillaumette de Rueil, dans le reflet des étoffes et des glaces, rythmant sa marche sur la musique de la valse lente, s'avança vers M. de Rabelcourt immobile, déjà courbé pour le baise-main, et qui la regardait venir. Elle l'embrassa. --Quelle bonne surprise, mon oncle! --Je n'ai pas pu venir plus tôt, dit M. de Rabelcourt rapidement et à voix basse: les affaires, de grosses affaires m'ont retenu, mais je n'ai pas voulu manquer au rendez-vous, chère petite! Elle répondit, du ton le plus naturel, et sans baisser la voix: --Je n'en crois pas mes yeux: mon oncle à Monant! D'où venez-vous? --Mais, de Belgique, murmura M. de Rabelcourt, tu sais bien. --Exprès pour nous voir! --Naturellement. --Et vous nous restez, je suppose? --J'ai fait porter mon bagage par Claude. --Voilà qui est gentil! Édouard va être ravi. Et comme elle riait, ses yeux bleus, encore câlins comme ceux d'un enfant, fixés sur le vieillard, celui-ci eut un hochement de tête admiratif, et songea: «Merveilleusement joué, Guillaumette! Pas un trouble de physionomie, pas un aveu devant témoin! Tu es de ma race!» Puis, comme la valse avait pris fin, et que tous les yeux se tournaient à présent vers Guillaumette de Rueil et vers lui, M. de Rabelcourt, jusque-là très grave, ajouta d'un air dégagé, à voix haute: --Plus Watteau que jamais, ma nièce! --Vous trouvez? --Fraîche, mince, une taille de jeune fille! Le sourire s'accentua sur les lèvres de madame de Rueil. Une pensée drôle dut lui traverser l'esprit. --Toujours diplomate! répondit-elle. Vous ne changez pas non plus, mon oncle! Voulez-vous venir avec moi: Édouard est de ce côté? En parlant, elle entraînait M. de Rabelcourt vers un petit salon où une dizaine d'hommes, campagnards de haute mine et retraités de la danse, jouaient aux cartes. Au moment où madame de Rueil entrait, l'un d'eux se retourna, en posant son jeu sur le tapis de la table. Il était grand, nerveux; ses cheveux en brosse grisonnaient; son nez dessinait une courbe accentuée au-dessus d'une forte moustache. Chez lui, dans sa physionomie de soldat qui n'avait qu'un petit nombre d'expressions simples, sans nuances intermédiaires, le premier mouvement se lisait à livre ouvert. Il ne put dissimuler une impression de contrariété que M. de Rabelcourt nota précieusement. Mais, en homme bien élevé, il se ressaisit vite, se leva, tendit la main: --Tiens, mon oncle? dit-il. Vous êtes si rare ici que vous me voyez étonné. Est-ce que vous seriez en mission dans le Berry? --A peu près, mon neveu. --J'en suis ravi, parce que j'espère qu'elle vous retiendra près de nous. --Oh! cela dépend, je ne suis pas encore fixé, vous comprenez? M. de Rabelcourt avait dit cela la tête haute, les yeux fixés sur ceux de Rueil, qui essayait de comprendre. Mais le jeune homme ne chercha pas longtemps, et, une demi-minute plus tard, un gros rire étouffé apprenait aux joueurs du petit salon que l'arrivée de l'oncle n'avait rien qui enchantât le neveu. Déjà le diplomate s'était mêlé aux invités qui remplissaient la pièce voisine. Guillaumette le présentait. On s'empressait autour de lui. Quelques vieilles dames le reconnaissaient, pour l'avoir aperçu, soit à la fameuse fête de Monant, soit dans le monde, à Paris. «Ce cher ministre! Monsieur de Rabelcourt! Comment donc! mais qui pourrait vous oublier! Quelle bonne chance pour notre Berry! Vous souvenez-vous de ce bal à l'ambassade d'Autriche, à la fin du second Empire..» M. de Rabelcourt répondait: «Parfaitement.» Il se souvenait de tout. Il avait des oreilles pour tout le monde, des paroles pour chacun, et des yeux pour toutes les jeunes femmes qui s'inclinaient: «Madame de Hulle, mon oncle; madame de Houssy; madame Guy Milet; madame O'Parell; ma bonne amie la baronne de Saint-Saulge...» En même temps, des mots se croisaient derrière lui, chuchotés: «Comment, ma chère, ministre?--Oui, plénipotentiaire.--Ah! très bien! où donc?--En Amérique, autrefois, je ne sais pas trop.--Amusant?--Tout à fait!» Dans le nombre, insidieusement, selon sa coutume, et sans décourager aucune sympathie, M. de Rabelcourt choisissait les privilégiées qu'il désirait grouper autour de lui, les retenait d'un mot, d'un coup d'oeil plus attentif, plus ému, qui disait: «Je vous reviens.» Il revint bientôt, en effet, après avoir fait le tour du salon, et, comme la danse recommençait, alla s'asseoir à côté de la baronne de Saint-Saulge, qui rangea sa traîne avec un sourire flatté. Deux douairières, non expressément invitées, l'encadrèrent. Quelques toutes jeunes châtelaines formèrent cercle devant eux. Celles qui étaient moins jeunes et moins candides préférèrent danser. M. de Rabelcourt débuta par complimenter sa voisine, à voix très basse, sur la façon de son corsage. Les sept femmes se penchèrent pour recueillir les mots de l'ancien ministre, et elles s'épanouirent toutes. Alors, se sentant écouté, étudié, maître de son auditoire, retrouvant ce léger frisson d'aise que doivent éprouver les vieux oiseaux au soleil d'avril, il se mit à causer. L'histoire de la concession Jacobson eut encore un renouveau; on vit reparaître les hamacs suspendus aux lianes fleuries, Pepita la Péruvienne, dont le nom rassemble les lèvres comme pour un double baiser; Juana, «sombre et jalouse créature», d'autres encore, dont le souvenir, habilement mêlé à des noms d'empereurs, de présidents de Républiques lointaines, de fleuves et de montagnes, éveillait, chez les jeunes auditrices de M. de Rabelcourt, une idée de la diplomatie qu'elles n'avaient point encore. Il contait bien, et, sans s'interrompre, à cause de la grande habitude qu'il avait des mêmes récits, il pouvait lever les yeux au delà de son petit cercle, et observer ce qui se passait dans les deux salons. Il observait par exemple, que madame de Rueil, invitée trois fois dans un court espace de temps, avait refusé de danser, et s'était mise au piano. Il notait en lui-même qu'elle était un peu rouge et agitée, et que, parfois, se penchant à droite du clavier, tout au bout du salon, là-bas, elle jetait sur le groupe un regard de maîtresse de maison, qui pensait: «Mes amies ne dansent plus depuis que mon oncle est là.» L'oncle songeait: «Elle est inquiète.» Cela ne l'empêchait pas de discourir. Les phrases se succédaient dans la bouche de M. de Rabelcourt, comme au piano, également faciles, pleines de la même gaieté légère, banale et mesurée. Elles produisirent assez vite l'inévitable ennui des musiques faciles. Les imprudentes qui avaient recherché le voisinage du diplomate s'aperçurent que celui-ci prenait plus de plaisir à raconter qu'elles-mêmes à écouter; elles se rendirent compte qu'elles rajeunissaient, tout simplement, un vieux succès de salon; elles commencèrent à trouver que les histoires d'Amérique n'avaient de nouveauté que les noms, qu'on avait mieux dans l'ancien monde, et elles regrettèrent de s'être laissées prendre au piège. Une à une, elles écartèrent leur chaise, élargirent le cercle, promenèrent des yeux quêteurs autour du grand salon, appelèrent au secours d'un mouvement de paupière, se laissèrent inviter, et, s'excusant d'un geste navré auprès de M. de Rabelcourt, partirent en tournant pour ne plus revenir. Il ne resta, dans l'angle de l'appartement, que les deux vieilles dames dont M. de Rabelcourt s'occupait assez peu, mais qui s'attendaient à moins encore, et la petite baronne de Saint-Saulge, femme de trente-deux ans, laide, osseuse, qui lui plaisait par l'insolence naturelle de son esprit, l'exubérance de ses gestes, le timbre de sa voix qui était cristallin, par la vengeance qu'elle tirait de sa laideur, en supportant comme s'ils s'adressaient à une autre, les regards les plus insistants et les mots les plus crus, et surtout à cause de l'intimité qu'il savait maintenant exister entre madame de Rueil et cette voisine de campagne. En tacticien expérimenté, il réfléchissait que Guillaumette pouvait se dérober, ou ne pas tout dire, tandis qu'il avait là, ce soir, une occasion unique de s'instruire, un témoin qui ne devait rien ignorer, et qui ne demandait sans doute qu'à être indiscrète. Interroger sans rien livrer, employer des mots vagues dans l'espoir d'attirer des réponses précises, avoir l'air de tout connaître pour obtenir un secret, tel avait été, dans la vie publique, le procédé classique de M. de Rabelcourt. Il résolut de l'employer de nouveau. Dès qu'il se sentit seul, ou à peu près, avec madame de Saint-Saulge, il se détourna insensiblement de la douairière de droite, opéra une conversion à gauche et, se penchant au-dessus du fauteuil où la baronne était pelotonnée: --Je vois avec plaisir, dit-il, que vous êtes, madame, l'une des meilleures amies de ma nièce. Elle a besoin d'appui, la chère petite! --Oui, nous nous entendons à merveille, bien que nos caractères soient très différents. --Il y a des circonstances, fit sentencieusement M. de Rabelcourt, qui rapprochent les natures les plus opposées. --Nous habitons tout près l'une de l'autre, en effet, repartit madame de Saint-Saulge. Jusqu'à ces derniers mois, nous nous connaissions sans doute, mais nous nous sommes liées surtout pendant ce long congé que monsieur de Rueil a passé tout entier à Monant. Je viens chez elle, elle vient chez moi, c'est-à-dire ils viennent. Oui, je l'aime beaucoup, cette pauvre chérie, si bonne, si oublieuse d'elle-même... --Vous la plaignez, baronne, puisque vous dites pauvre? --Le mot s'applique si souvent aux riches! Qui est-ce qui n'a pas ses misères? même les plus heureuses, même Guillaumette? Il se pencha un peu plus, et murmura: --Vous savez donc tout, vous aussi? Madame de Saint-Saulge se déplaça légèrement dans son fauteuil, afin de rétablir les distances que M. de Rabelcourt tendait à rapprocher; elle regarda fixement le diplomate, se demandant: «Que veut-il dire? A quoi fait-il allusion? Je ne sais rien que de tout simple au sujet de ce ménage tout droit et tout heureux. Laissons venir ce vieux dénicheur de nids, et ne nous avançons pas!» Elle répondit donc, du ton le plus simple, en jouant avec la chaîne d'or de son face-à-main, qu'elle enroulait sur le bois de son éventail: --Que voulez-vous dire, monsieur? --Que Guillaumette, d'abord, a l'air préoccupée. --Je ne trouve pas. --Elle nous regarde sans cesse, voyez! --Apparemment nous lui sommes chers, tous deux. --Elle ne danse pas! --C'est... tout naturel. --Non, madame, ce n'est pas naturel. Elle adorait la danse autrefois... Elle souffre. N'essayez pas de me tromper: j'ai deviné l'injure qu'on lui a faite, le délaissement, l'abandon... Pauvre petite! Madame de Saint-Saulge eut un sursaut. Elle releva vivement les yeux, qui suivaient les saluts de huit danseurs de menuet, et prit son face-à-main pour mieux considérer M. de Rabelcourt. Toute sa jeunesse amusée, son large mépris de la finesse des hommes, son ravissement de trouver une occasion de berner un diplomate, l'espièglerie de l'enfant, persistante et vivante chez la femme de trente ans, s'épanouirent dans le regard dont elle fit le tour du visage inquiet de son interlocuteur. Et, ravie d'enfoncer M. de Rabelcourt dans sa méprise, penchant un peu la tête: --Vous voulez parler de leur liaison? dit-elle. --Justement! --Bien forte! --J'en étais sûr! dit M. de Rabelcourt en s'enhardissant. Je l'avais deviné à ses signes certains. Mais quel triste événement, madame, et invraisemblable! --Invraisemblable? Non. Je m'y attendais, et d'autres avec moi, tout le monde... Elle souriait. Il prit une physionomie plus grave encore pour ajouter: --Vraiment? Est-ce que le voisinage se doute de quelque chose? --Un soupçon, vague encore. C'est si récent! --Deux mois, peut-être? --Pas plus de trois, assurément, dit madame de Saint-Saulge en riant tout à fait. --Je vous envie, madame, fit M. de Rabelcourt, de parler d'une situation pareille avec tant de détachement. Vous n'avez pas, comme moi, des liens étroits de parenté avec Guillaumette. Dites-moi: a-t-elle fait des reproches à son mari? Y a-t-il eu des scènes? --Mais, je n'en sais rien! répondit la jeune femme, en ouvrant son éventail... Personne n'en peut rien savoir... vous me demandez des détails d'une intimité... --Tant mieux! mille fois tant mieux, madame! Je suis heureux qu'il n'y ait pas de scandale. Un simple murmure dans le voisinage... Ma nièce est si brave qu'elle a dissimulé... On ne lui reproche rien, j'espère, pas la plus légère faute? --Comment dites-vous? --Je dis qu'Édouard est le seul coupable, et que c'est bien ce que je pensais! --Mais non, monsieur, il ne l'est pas! --Vous l'absolvez? --Sans doute: un homme accompli, sérieux et gai, charmant, que tout le monde aime! «C'est elle», pensa M. de Rabelcourt. Il se leva, sévère, et, incapable de contenir son indignation: --Madame, murmura-t-il, vous êtes très jeune. Mais dussé-je vous paraître appartenir à l'âge du fer ou de la pierre, je trouve la conduite de monsieur de Rueil inqualifiable. La baronne de Saint-Saulge, luttant contre le fou rire, répondit après un instant: --Quel drôle de dictionnaire vous avez, monsieur! --Ce n'est pas une question de dictionnaire, madame; c'est le fond même de nos sentiments qui diffère... complètement... complètement. Il salua, et la jeune femme suivit, de ses yeux où le rire diminuait, cet oncle singulier qu'elle n'avait pas encore catalogué dans sa riche collection de souvenirs mondains. Il faisait chaud. La soirée manquait d'entrain depuis l'arrivée de ce personnage encombrant qui semblait accaparer, de loin, l'attention de madame de Rueil et, de près, celle de madame de Saint-Saulge. Elle se traîna une demi-heure encore, jusqu'au thé. Puis, le bruit des voitures, tournant une à une devant le château, fit crépiter les vitres. Les voisins se séparèrent avec des «Charmante soirée, à bientôt», qui n'étaient pas tout à fait aussi faux qu'ailleurs. Madame de Saint-Saulge, en prenant congé de son amie, lui dit à l'oreille: --Exquis, ton oncle! --Tu trouves? --Impossible de s'ennuyer un instant avec lui. Il a inventé sur ton compte une histoire folle. Je l'ai emballé. Nous avons fini par nous dire des injures. Je viendrai te conter cela demain matin. Guillaumette répondit, avec le sourire calme qui lui était habituel: --C'est cela, chérie, à demain. Et elle demeura au salon, seule avec M. de Rabelcourt, tandis que son mari reconduisait un groupe d'amis jusqu'au perron. A peine la porte fut-elle fermée, que M. de Rabelcourt, ressaisi par le sentiment de sa mission, s'approcha de la jeune femme et, serrant entre ses deux mains la main de sa nièce, lui dit tragiquement, à mots pressés: --Nous n'avons qu'un moment, Guillaumette... J'en sais long... Tu me diras le reste... Nous agirons de concert, ma pauvre enfant! Elle n'eut pas l'air de comprendre. --Mais, je n'ai rien à vous dire, mon cher oncle! --N'équivoquons pas. Rien ce soir, mais demain? Tu m'as appelé? --Non. --Ta lettre! Guillaumette de Rueil rougit jusqu'à son auréole blonde. Embarrassée, hésitante, confuse, elle demeura un moment sans rien dire, se demandant s'il fallait ou non se confier à l'oncle si peu discret, qu'elle avait eu le tort d'alarmer. Elle se décida pour la négative, et, mettant ses deux bras sur les épaules du vieillard, rieuse et caressante, elle l'embrassa en disant: --J'ai écrit cela dans un moment de folie. Vous saurez tout un jour, bientôt, je vous le promets. Ne vous alarmez de rien. Je ne pense plus rien de ce que je disais... Si vous voulez me faire plaisir... --Certes oui! --Eh bien! n'insistez pas. Oubliez la lettre. Surtout, n'y faites jamais allusion devant Édouard! Il serait furieux contre moi. --Allons, mon cher oncle, dit Édouard de Rueil en entrant, une partie de billard, voulez-vous? Il n'est que onze heures! --Je vous remercie, mon neveu, dit froidement M. de Rabelcourt. J'ai cent vingt-sept lieues de chemin de fer dans le corps, et beaucoup de soucis dans l'esprit. Je te prie de sonner le valet de chambre, Guillaumette; je me retire. Un moment plus tard, sur la première volée de l'escalier, M. de Rabelcourt, très digne, suivi de son ombre agrandie qui tournait sur le mur, montait, en posant les deux pieds sur chaque marche, et par petites enjambées saccadées qui faisaient valoir la forme et l'élasticité de son mollet. Devant lui, le valet de chambre portait le bougeoir. Dans le grand salon, derrière la porte entre-bâillée, monsieur et madame de Rueil, pris d'un accès de gaieté, se disaient: --Qu'est-ce qu'il a, votre bonhomme d'oncle, Guillaumette? Je le trouve d'un baissé! Comprenez-vous pourquoi il me fait une tête pareille? --Pas encore. Je le saurai demain. --Est-il de passage, au moins? --J'espère... --Vous ne l'avez pas invité? --Oh! pas précisément! --Délivrez-m'en, dites! Pour nos derniers jours, est-ce gai? A la fin de la semaine, nous réintégrons Limoges. S'il reste ici, je considère mon congé comme déjà fini! Elle réfléchit un moment, et dit: --Je trouverai en dormant. Lui, habitué à ce qu'elle eût de l'esprit pour deux, il la regarda avec admiration, la crut sur parole, et déjà délivré, demanda: --Si nous montions, nous aussi? Et ils montèrent, sans valet de chambre et sans solennité. III M. de Rabelcourt dormit peu: la fatigue du voyage, le changement de lit, quelques cris d'enfant qui venaient de la nursery du deuxième, à travers le plafond, le tinrent éveillé une partie de la nuit. Il eut le temps de combiner son plan de bataille. Malgré tout, son esprit s'était reposé; ses idées se classaient d'elles-mêmes; sa vieille expérience lui conseillait, sans même hésiter, la conduite à tenir: --Je me trouve en présence d'un cas bien simple, et bien connu. Une femme est trompée. C'est elle. Dans le premier moment de son indignation, elle cherche un sauveur, un homme qui soit un confident discret et un appui naturel. C'est moi. Cet ami, ce parent accourt. Elle s'affole à la pensée de compléter l'aveu, d'analyser elle-même son mal, elle hésite par pudeur, par crainte aussi des conséquences nécessaires, l'explication qui n'a pas eu lieu, la colère, la séparation probable. Que doit-il faire? Premièrement rester, afin d'augmenter les preuves qu'il possède déjà, et deuxièmement, quand il aura son dossier complet, l'ouvrir devant cette femme trop faible, lui dire paternellement: «Je n'ai besoin d'aucun aveu; la preuve est acquise; agissons!» A l'heure du premier déjeuner, il trouva la famille rassemblée dans la salle à manger. Les enfants étaient sous les armes, en sarraux immaculés, rangés par taille décroissante, à côté de leur mère, Jean et Pierre en bleu, Louise en rose; la petite Roberte, soutenue par les deux bras de sa mère, se tenait debout, fléchissante sur ses chaussons de laine. --Bonjour, mon oncle! Trois voix fraîches saluèrent M. de Rabelcourt qui entrait, trois sourires l'accueillirent, le suivirent pendant qu'il s'approchait, et s'effacèrent lorsque, en récompense, l'oncle distrait, peu paternel, n'eut donné à chaque enfant qu'une petite tape sur la joue. --Sont-ils gentils? demanda Guillaumette. A qui ressemblent-ils? --Ma chère, dit M. de Rabelcourt, je n'ai jamais jugé les femmes avant vingt ans et les hommes avant trente. Il serra la main d'Édouard de Rueil, qui s'était levé à moitié de la chaise où il était assis, et disait: --Eh bien! mon oncle, avez-vous des projets pour aujourd'hui? --Toujours, mon neveu. --Je parierais que c'est de revoir madame de Saint-Saulge? Savez-vous que vous lui faisiez, hier soir, une cour assidue? Confidences, airs penchés, rires discrets, rien n'y manquait. --Si ce n'est la sympathie, fit M. de Rabelcourt, en s'asseyant devant sa tasse de chocolat à la crème. --Comment! s'écria Guillaumette, qui nouait la serviette derrière le cou de Roberte, Thérèse ne vous a pas séduit? Elle plaît à tout le monde! M. de Rabelcourt lui jeta un coup d'oeil de pitié, comme à une enfant qui ne comprend pas, et, fixant M. de Rueil, qui levait la tête, un peu étonné, de l'autre côté de la table: --Une évaporée! --Pleine de bon sens, pleine de coeur, dit Édouard. --Sur ce dernier point, vous ne vous trompez pas, monsieur de Rueil: je crois qu'elle en a pour deux. Il eut un de ces rires qu'il appelait sardoniques, mais qui ressemblaient à tous les autres. --Votre meilleure amie? ajouta-t-il. --Sans doute. --Guillaumette me l'a dit, madame de Saint-Saulge me l'a confirmé; vous me le répétez; je n'en doute aucunement, mais je prétends que Guillaumette aurait pu mieux choisir. Cette intime amie--il appuya sur l'épithète--m'a tenu des propos... --Légers, mon oncle? dit M. de Rueil, dont la forte et rude figure s'épanouissait d'aise. Mais vous avez dû les provoquer? Je vous connais: vous êtes ermite, mais pas de la stricte obédience. Avouez que vous avez raconté à madame de Saint-Saulge de ces histoires de l'Amérique du Sud... --Non, monsieur, les histoires venaient d'elle. Il était question de ce pays-ci, de vos environs, de vos environs immédiats... Il s'arrêta, pour juger l'effet, qui ne parut pas considérable. Et M. de Rabelcourt, haussant le ton, rouge, les lèvres serrées, ajouta: --Sans insister davantage, pour le moment, je vous répète qu'elle a fait étalage devant moi d'une morale facile, plus que facile... Je n'ai pas la prétention d'être un modèle, mais enfin, entre sa morale et la mienne, il y a, Dieu merci, un abîme. --Mon cher oncle, dit Guillaumette, inquiète de la tournure que prenait la conversation, je vous assure que vous vous trompez. Elle a pu plaisanter. Elle est fine. Elle aime la contradiction. Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez que l'abîme est un tout petit fossé. --Toi, dit M. de Rabelcourt, tu es aveugle. Mais monsieur de Rueil doit mieux m'entendre. J'aimerais mieux voir votre baronne à dix lieues d'ici. --Parlez pour vous! répondit Rueil, qui se montait. --Je parle pour vous, au contraire, pour vous personnellement, dit M. de Rabelcourt. J'aimerais mieux la voir à cent lieues d'ici que dans votre maison! --Madame la baronne de Saint-Saulge désirerait dire un mot à madame, dit le valet de chambre en ouvrant la porte. Je l'ai fait entrer dans le petit salon. Guillaumette de Rueil, après un instant de surprise, se souvint du rendez-vous donné la veille au soir, et, se penchant vers ses quatre enfants, barbouillés, qui achevaient de manger, n'ayant pas soufflé mot: --Mes mignons, fit-elle, vous demanderez à votre grand-oncle sa plus belle histoire d'Amérique. Voyez s'ils sont sages, monsieur le Ministre! ajouta-t-elle en riant. Gâtez-les pendant cinq minutes. Et ne dites pas de mal de mon amie derrière moi, ce serait la trahir. Elle adressa à son mari un regard plein de recommandations prudentes, auquel Édouard de Rueil répondit par un haussement d'épaules qui voulait dire: «Je vais me taire, mais ne me laissez pas longtemps en présence de votre oncle: il m'exaspère!» Puis elle traversa l'appartement et sortit. M. de Rabelcourt regarda fixement son neveu, acheva son chocolat, ne prononça plus un mot, et remonta dans sa chambre. Édouard de Rueil ne le retint pas. IV Après cinq minutes de conversation, les deux jeunes femmes se levaient et s'embrassaient. Madame de Rueil avait des larmes au bord des yeux. L'autre riait. --Vous êtes folle, Guillaumette, de pleurer parce que votre oncle n'est pas bon psychologue! --Soupçonner mon mari! Inventer une histoire pareille! En parler dans un bal, chez moi! Faire un visage de justicier devant Édouard qui n'a pas un tort, que j'aime, que je... vous admettez cela? --Pourquoi avez-vous écrit? --Je ne savais pas ce que je faisais. --Dites tout à votre mari! --Il m'en voudra. Il trouvera que j'ai été sotte, et il aura raison. Et cependant, si je ne dis rien, nous aurons une scène de famille, Rabelcourt contre Rueil. --Faites mieux. --Quoi donc? --Cédez-moi Édouard. Je l'invite à déjeuner. Tout s'arrange: ma voiture est au bout du parc; nous partons à l'instant, lui et moi; je le garde jusqu'à cinq heures; vous aurez le temps de mettre votre oncle à la raison, et, quand ils se rencontreront, il n'y aura plus de nuages pour faire l'éclair. --Admirable! Mais ne dites rien de ma lettre! --C'est promis. Guillaumette essuya ses yeux, traversa le salon, entr'ouvrit la porte de la salle à manger, et, passant la tête dans l'ouverture: --Édouard, dit-elle, bonne nouvelle! La maison est intenable avec ce pauvre oncle, qui me semble de plus en plus original. Madame de Saint-Saulge va vous sauver: elle vous invite à déjeuner. --J'y cours! dit Rueil. Tâchez de le liquider! Qu'est-ce qu'il a donc contre moi? --Je vais vous conter cela, dit madame de Saint-Saulge en lui prenant le bras. Ensemble ils descendirent le perron, et madame de Rueil les vit s'éloigner doucement dans l'avenue ensoleillée, vers les bois qui commençaient à mi-pente. L'ombrelle cachait la tête de madame de Saint-Saulge, mais on entendait la note perlée de son rire. L'officier secouait la tête comme pour dire: «Ce n'est pas croyable!» faisait des gestes avec sa canne, se penchait pour entendre ce que racontait sa voisine, et les confidences devaient être amusantes, car elles modéraient l'allure de leur commune jeunesse. Ils formaient un joli groupe, lui, serré dans un complet d'étoffe bleue, qui faisait valoir sa haute taille, elle vêtue d'une robe claire, mousseuse, rayée de mauve, dont la jupe, à cent pas, traînant sur l'herbe et sur le sable, avait l'air d'un grand pavot blanc. Guillaumette les suivit du regard, à travers les vitres, et ils allaient atteindre le tournant de la futaie et disparaître sous les arbres, quand elle observa que son amie avait relevé son ombrelle, regardé une seconde du côté de la maison, et pris tout aussitôt une allure plus rapide Madame de Saint-Saulge fuyait avec son invité. Devant qui? Ce ne fut pas longtemps une question. Se dégageant de l'ombre de la tour de droite, passant entre les verveines du massif central et la corbeille de pétunias qui bordait la pelouse, lancé à toute la vitesse que permettait la rondeur de son buste, M. de Rabelcourt apparut. Il filait dans la même direction. Sa tête, qu'il tendait en avant, ses yeux fixés sur le lointain de l'avenue, suivaient les fugitifs. Il les avait aperçus de sa chambre. Doutant de ses yeux, il avait examiné, avec ses jumelles d'opéra, ce couple de jeunes gens qui s'évadait si résolument et si gaiement dans la campagne. C'était lui! c'était elle! M. de Rabelcourt n'avait pas hésité. Il avait saisi sa canne, descendu l'escalier, ouvert la porte avec précaution. Il s'était juré de les rattraper, et, de tout son pouvoir, il s'efforçait d'accomplir sa promesse. Madame de Rueil devina bien que les promeneurs, là-bas, hâtaient la marche à cause de lui. Mais elle hésitait à croire que son oncle cherchât à les rejoindre. Elle étudia un moment la silhouette diminuante de M. de Rabelcourt. Bientôt le doute ne fut plus possible. «Ah! mon Dieu! pensa-t-elle, il court après eux!» Elle ouvrit la fenêtre, et appela: --Mon oncle! mon oncle! Il n'entendit pas ou feignit de ne pas entendre. Ses épaules se trémoussant, ses jambes qui décrivaient des courbes inusitées et soulevaient à chaque pas une fusée de poussière, son chapeau de soie agité par la course et présentant au soleil toutes les faces du cylindre, continuèrent de s'éloigner vers les allées couvertes où venaient de disparaître madame de Saint-Saulge et Édouard de Rueil. Guillaumette aurait voulu avoir un cheval, une bicyclette, des ailes, pour courir après lui, l'arrêter, prévenir un esclandre. Agitée, inquiète, ne pouvant songer à empêcher désormais la rencontre des deux parties adverses, elle prit un chapeau de jardin, le piqua rapidement sur ses cheveux, et, s'engageant dans un sentier qui coupait la prairie et rejoignait les bois sur la droite, elle s'enfonça sous la futaie, afin de trouver au moins son oncle au retour, quand il reviendrait de l'extrémité du parc, et par le chemin le plus direct. Elle avait marché vite, elle aussi. Elle s'assit sur un banc, dans une clairière d'où l'on voyait, devant soi, trois allées divergentes, pleines d'une ombre étoilée que berçait le vent. Madame de Rueil écouta, l'oreille tendue vers les lointains, là-bas, par où l'avenue principale trouait les massifs du bois, par où se poursuivait cette chasse du diplomate galopant une intrigue en fuite. Les grillons seuls chantaient. Elle entendit cependant, après quelques minutes, une voix assourdie par la distance et par les feuilles. La voix s'éleva trois fois, et, bien qu'on ne pût distinguer les mots, il était évident qu'elle était violente, qu'elle commandait. Puis tout se tut. Les bois s'endormaient de chaleur. Autour de Monant, dans les taillis et dans les futaies, on sentait diminuer même et mourir peu à peu ce long frissonnement des frondaisons que l'oreille confond avec le silence et qui défaille à certaines heures, comme le bruit de la mer. Dix minutes s'écoulèrent. Madame de Rueil agita tout à coup son ombrelle, et fit signe: --Je suis là! Venez! Au bout de l'allée verte débouchait M. de Rabelcourt. Il avait vu sa nièce. Il s'avançait d'un pas moins rapide qu'en partant du château, mais encore ému et forcé. Il devait entretenir avec lui-même une conversation très vive, car sa canne faisait le moulinet, à intervalles rapprochés, et s'abattait sur des pousses de ronces, et il levait les épaules, et il se redressait par moments, comme s'il avait devant lui un contradicteur. Quand il fut à portée de la voix, madame de Rueil lui cria: --Les avez-vous rattrapés? --Oui! Elle devint toute pâle. Il s'approcha. --Alors, qu'avez-vous fait? Mon oncle, que je suis inquiète! Qu'avez-vous fait? --Mon devoir! Il était rouge et essoufflé. Le sentiment de sa victoire le remplissait encore. Mais il s'y mêlait de la pitié pour cette jeune femme qui, de si loin, le regardait venir et se troublait à mesure. M. de Rabelcourt s'arrêta, à deux pas d'elle, et dit: --Ne t'alarme pas, ma pauvre chérie; ne t'agite pas; laisse-moi reprendre les choses à l'origine... Mais elle l'attira, se recula un peu, le fit asseoir près d'elle. --Vite, vite, dites-moi au contraire ce qui vient de se passer... Je suis si malheureuse!... C'est ma faute... J'aurais dû vous expliquer ma lettre... Vous n'avez pas compris... --Tout, mon enfant, tout... --Mais non! --Laisse-moi parler! Tu vas voir! Mais ne m'arrête plus! Oui, ta lettre m'a donné le premier soupçon, presque une certitude. J'accours à Monant; je te vois agitée; je vois ton mari gêné par ma présence! j'interroge madame de Saint-Saulge, elle avoue... --Quoi donc, puisqu'il n'y a rien? --Elle avoue cette trahison dont tu souffres, malheureuse enfant, et que tu voudrais me cacher maintenant! reprit M. de Rabelcourt, en levant les deux bras. Elle le fait avec un cynisme complet, à moi ton oncle, chez toi! Ah! je ne l'ai pas manquée, tout à l'heure! J'ai aperçu ton mari qui la rejoignait dans les allées, j'ai couru après eux, la colère me rendait la jeunesse, je les ai, non pas rejoints, car ils trottaient presque, mais approchés d'assez près pour que ma voix portât, et... --Mon Dieu, qu'avez-vous dit? --J'ai dit, de toutes mes forces: «Monsieur de Rueil, vous trahissez vos devoirs les plus sacrés, mais désormais, il y a un témoin, c'est moi!» --Et qu'est-ce qu'il a fait? il s'est emporté? --Non. --Il a répondu, du moins, très vertement? --En aucune façon: au lieu de s'arrêter, il a continué à courir, il a seulement tourné la tête, et il m'a jeté cette simple impertinence: «Au revoir, tonton!» pendant que sa complice, encore plus légère que lui, l'entraînait. Je les ai entendus rire, Guillaumette, rire, quand je ne les voyais plus! --Ah! tant mieux! tant mieux! Elle n'en put dire davantage. Des larmes, l'agitation de ses nerfs, le contre-coup de l'émotion qu'elle avait eue l'empêchaient de parler. Et, à demi tournée vers M. de Rabelcourt, elle faisait signe avec ses paupières, avec ses lèvres qui se relevaient aux angles, avec toute sa jolie tête blonde qu'elle agitait: «Ne faites pas attention, j'ai eu peur, j'ai un moment de faiblesse, mais je suis contente, enchantée, ravie, et je vais vous le dire!» M. de Rabelcourt la crut folle. Il la considérait en silence, il étudiait ces jeux changeants de physionomie et ces gestes qui s'effaçaient l'un l'autre; il éprouvait un peu d'inquiétude et de remords devant sa nièce, comme devant un de ces jolis jouets fragiles, dont on a faussé le ressort sans le vouloir, et qu'on ne sait plus comment réparer. Elle se répara toute seule. Madame de Rueil cessa de pleurer tout à coup, saisit les deux mains de son oncle, et devenue grave, affectueuse même, ayant retrouvé cette limpidité du regard qu'elle avait plus que personne, elle dit: --Mon cher oncle, c'est ma faute, mais vous avez commis une erreur énorme! Elle ressemblait si bien en ce moment à la raison qui parle, elle avait un tel air de conviction, qu'il perdit toute la sienne. M. de Rabelcourt sentit qu'il avait erré, et rougit par avance de ce qu'il allait apprendre. --Quelle erreur, Guillaumette? demanda-t-il. N'es-tu pas malheureuse? --Je l'ai été vingt-quatre heures. Je ne le suis plus du tout. --Ton mari ne te trompe pas? --Il est le plus fidèle et le plus aimant des maris! --Je n'ai cependant pas rêvé ma conversation avec madame de Saint-Saulge? --Une plaisanterie! --Elle m'a parlé d'une liaison d'Édouard! --Avec moi. --Elle vient de l'emmener chez elle. --De mon plein consentement: il déjeune aux Roches. --Alors, pourquoi diable m'as-tu appelé? --Je n'en ai rien fait! --Par exemple! Et ta lettre? --Mon cher petit oncle, dit Guillaumette de sa voix la plus douce, il ne faut pas m'en vouloir; vous avez trop d'expérience pour ne pas savoir que les jeunes femmes, même les plus heureuses, ont des moments où elles maudissent la vie, où leur jeunesse ne leur est pas une consolation, au contraire. J'ai passé par une de ces crises-là. Ma lettre a été écrite par votre Guillaumette, déjà chargée d'une assez lourde famille... --Jean, Pierre, Louise, Roberte, compta l'oncle. --En six ans, reprit-elle. La mère souhaitait un peu de liberté, des vacances... Elle a eu la surprise désagréable... --Tu serais? --Oui, mon oncle: un petit cinq! --Avec ta taille fine? --Nous le baptiserons cet hiver, à Limoges. --Et c'est tout! --C'est bien assez! Ne vous fâchez pas! --Et tu as eu le front de m'écrire, pour si peu, que tu voudrais partir avec moi pour Buenos-Ayres? --Je l'ai regretté le lendemain! --Et tu me donnes trois semaines d'angoisses en ne m'expliquant rien! Tu me fais faire cent vingt-sept lieues. J'arrive, je te crois trompée, je soupçonne madame de Saint-Saulge, j'offense ton mari, je risque de brouiller deux ménages, j'aventure gravement ma réputation d'homme du monde et de diplomate, et quand le mal est fait, tu veux bien m'apprendre que tout ce beau désespoir te venait de ce qu'on appelle une espérance! En vérité, non, ma chère, ce n'est pas pardonnable! * * * * * M. de Rabelcourt retira ses deux mains que, jusque-là, Guillaumette de Rueil avait retenues entre les siennes, et, froissé, redressé contre le dossier du banc, il se mit à regarder vaguement les futaies. La jeune femme n'essaya pas de se défendre. Elle se sentait en faute, mais, se souvenant des recommandations d'Édouard et de l'heure qui s'écoulait, elle s'efforça de deviner les intentions de M. de Rabelcourt. A l'autre extrémité du banc, les yeux vagues aussi et devenus songeurs: --Je me charge de vous réconcilier, dit-elle, avec madame de Saint-Saulge... Il ne répondit pas. --Le plus difficile, continua-t-elle, ce sera de faire entendre raison à mon mari. Vous, mon oncle, il vous excusera sans peine;... mais il faudra lui avouer que j'ai écrit cette lettre fâcheuse, ridicule... Et je m'en inquiète un peu... Il ne sera que trop disposé à penser comme vous, que j'ai manqué d'esprit ce jour-là en ne me taisant pas, et que j'en ai manqué hier soir, en me taisant... Il est si bon pour moi, que ses reproches me sont infiniment durs. M. de Rabelcourt la laissa continuer son monologue, sans l'interrompre. Au bout d'un quart d'heure, il soupira, ses traits se détendirent, il regarda sa nièce avec des yeux où il y avait beaucoup d'indulgence et un peu de regret. --Allons! dit-il, Guillaumette, rentrons au château. Je vais te rendre l'explication toute facile: ne crains rien. Es-tu de force à revenir à pied? Ils se levèrent tous les deux. En montant les marches du perron, M. de Rabelcourt, qui recouvrait de moment en moment sa belle humeur, ajouta: --C'est égal, le voyage n'aura pas été sans profit pour moi. Il m'aura rappelé ce que nous sommes toujours tentés d'oublier, nous autres hommes: qu'il ne faut pas se hâter de secourir une femme qui se plaint. Fais atteler, ma petite Guillaumette. * * * * * Quelques minutes plus tard, comme la Victoria qui faisait le service de Monant à la station voisine emportait M. de Rabelcourt et tournait l'angle du château, le diplomate allongea la tête hors de la voiture, et, complètement rasséréné, souriant déjà aux ombrages de Wimerelles, saluant sa nièce qui se penchait à une fenêtre basse: --Au revoir, cria-t-il, au revoir, Guillaumette! Ne me dérange pas pour le sixième! LE TESTAMENT DU VIEUX CHOGNE Rien ne disait l'heure, si ce n'est le silence. On devait être au milieu de la nuit, ou un peu après, dans cette courte période, point mort du cadran, où les chiens de garde eux-mêmes s'éveillent difficilement. A peine s'il arrivait de l'étable, à de longs intervalles, un meuglement bref, la plainte d'une bête fatiguée par la chaleur que la neige des toits maintenait amassée. Pas de bruit; pas de lumière non plus dans la grande salle de la ferme. Deux hommes étaient cependant assis près de la table où mangeaient soir et matin les maîtres et les domestiques de la Grange de Beinost; tous les deux du même côté et regardant le lit dont les draps et l'édredon étaient immobiles et soulevés, dans toute la longueur, par une forme humaine. Autour du lit, à droite de la cheminée, des linges traînaient à terre; d'autres séchaient, étendus sur le dos d'une chaise, devant des tisons dispersés, que la cendre aveuglait. Ailleurs, le long des murs de la pièce, il y avait, comme dans toutes les fermes de la région, une provision de bois soigneusement empilée, un vaisselier, une armoire couronnée de paires de bottes dont les tiges s'évasaient, un coffre, deux ou trois sacs de pommes de terre ou de châtaignes. Ces choses, très vaguement, émergeaient des ténèbres. Le reflets des champs de neige, qui ne perdent pas toute clarté dans la nuit, entrait à travers les vitres des fenêtres opposées, et maintenait, pour les yeux habitués des témoins, un peu de la vie des couleurs et des reliefs. Les hommes parlèrent enfin, à demi-voix. --Depuis une heure, dit l'un, il n'a pas bougé. --Je n'entends plus le souffle, répondit l'autre. --Il a passé si subitement, reprit l'aîné, qu'on n'a pas eu le temps de lui faire faire son testament. Ça ne se peut, pourtant, que Mélanie partage avec nous le bien du père. --Non, ça ne se peut: le pré doit nous rester, et aussi la vigne d'en bas et toute la Grange. --Alors, tu es d'accord avec moi, Francis? --Oui. --Tout à fait? Le cadet répondit d'un signe de tête, accompagné d'un abaissement des paupières, qui signifiait: «Je sais ce que j'ai à faire, inutile de parler.» Il était jeune, maigre, sans teint, jaune de cheveux; il avait le nez aquilin, les yeux pâles et toujours errants. Quelques-uns le prenaient pour un être de peu de jugement: ils ne remarquaient pas le rire bref qui avait peine à détendre les lèvres et les joues, mais où transparaissait un esprit résolu et rusé. Anthelme, l'aîné, lourd paysan, barbu, épais de visage et camard, donnait l'impression d'une force brutale et impulsive; mais il avait, lui aussi, sa part de ruse, qu'il dissimulait sous la violence des mots, du ton et du geste. D'habitude, on n'entendait que lui à la Grange de Beinost; le vrai maître était cependant le père qui venait de mourir, et après lui le cadet qui ressemblait au père. Francis se leva le premier. --Va donc chercher le Biolaz, dit-il; moi je m'occupe des témoins, et du reste. Un quart d'heure plus tard, la grosse poulinière noire dont la bouche, trop tôt tirée par le mors, était restée allongée par un rire stupide, attendait sous la neige, dans la cour de la ferme. Francis se tenait auprès du traîneau, il avait une dernière recommandation à faire, et, quand la porte de l'étable s'ouvrit: --Anthelme, dit-il, tiens bien ta langue avec le Biolaz! Et il rentra aussitôt, en secouant sa veste. Anthelme s'était enveloppé dans une limousine doublée, manteau de misère, qui servait depuis vingt années à tous les gardeurs de vaches de la Grange, et sa tête disparaissait presque dans l'entonnoir du col relevé. Il s'avança, portant devant lui la lanterne allumée, qu'il fixa dans une bague de fer, à droite du siège, et il partit. La montagne était entièrement blanche, sans arbre ni buisson jusqu'aux premiers plans de la vallée. Il tâchait donc, dans le rayonnement des pentes, de reconnaître le lacet qu'il n'aurait pu quitter sans risquer sa vie. Il neigeait mollement. Les villages, au-dessous, dans le brouillard glacé, dormaient. Aucun bruit ne montait des vallées. Rien ne remuait, dans cette nuit d'hiver, si ce n'est, très haut sur le Colombier, la flamme de la lanterne qui faisait, autour du traîneau, un halo minuscule, et qui descendait en zigzags à travers les champs de neige. Anthelme Chogne allait chercher le notaire. Ces Chogne étaient connus dans la montagne pour une famille riche, processive, et de tout temps redoutable à ceux qui ne la servaient pas. Les voisins disaient: «On ne fait jamais une bonne affaire avec un Chogne, et ceux-là sont heureux, qui n'en font point une mauvaise.» Le vieux père ne descendait presque jamais de sa ferme, perchée à huit cents mètres en l'air, dans la partie du massif du Colombier, où les crêtes diminuent, et où la montagne élargit ses flancs. Autour de la Grange de Beinost, quand l'été avait fondu la neige, on n'apercevait que des pâturages maigres et semés de pierres, et quelques champs non limités, où l'écorce du sol, égratignée par la charrue et par la bêche, donnait de maigres récoltes de seigle, de fèves et de pommes de terre; mais il y en avait en bas, sur une ancienne moraine, que côtoyait un torrent, une vigne en forme de tortue, qui donnait un vin rouget, clairet, piquant, très renommé dans la contrée. C'était la richesse, le joyau des Chogne. Il y avait encore au-dessus de la ferme, montant toute noire, pressée, fût contre fût, jusqu'au sommet de la chaîne, une forêt de pins qui n'appartenait point aux Chogne, mais que les Chogne exploitaient, dévastaient, de père en fils, avec une audace contre laquelle le propriétaire n'avait jamais trouvé de défense utile. Si des arbres disparaissaient, personne n'avait jamais vu le bûcheron qui les abattait; s'ils étaient trouvés au bas de la montagne, dans les plis où les troncs d'arbres coulent, soit avec les avalanches, soit avec le torrent, les Chogne prétendaient toujours que le bois leur appartenait, qu'il venait d'une coupe achetée par eux, sur les lisières, et la preuve était impossible contre eux, dans ce pays vaste, peu habité, difficile d'accès, et où pas un témoin n'aurait osé dire: «Chogne a menti.» Sombre d'humeur, avare, très rude avec les siens, le père Chogne n'avait jamais pu supporter la présence d'une femme à la maison. Son unique fille, Mélanie, à l'âge de quinze ans, hébétée par l'abandon, et par le manque de nourriture, s'était placée comme domestique à Nantua. Elle avait à présent vingt-cinq ans. C'était elle qu'il fallait dépouiller de la vigne et de la Grange, et de tout ce que le père aurait pu lui enlever s'il n'était pas mort si vite, par cette nuit d'hiver. Anthelme avait mis la jument au trot dès l'arrivée en plaine. Il traversa les bourgs, l'un après l'autre, sans arrêter, et c'est à peine s'il ralentit l'allure pour remonter la pente, de l'autre côté de la vallée et pour atteindre le col qui fait communiquer le Valromey avec Hauteville. La neige était molle et très épaisse sur les hauteurs. Heureusement, elle ne tombait plus dans cette région nouvelle. Le traîneau glissait sur une route large, balisée par des forêts ou des bouquets d'arbres. La seconde descente fut aisée et rapide. Le paysan s'arrêta dans la principale rue de la ville, vers le milieu, devant une porte à laquelle on accédait par quatre marches, munies d'une rampe, et il jeta sa couverture sur la jument dont tout le corps fumait comme une mare au petit jour. --Allons, monsieur Firmin Biolaz! cria-t-il. Et il tira, en même temps, la sonnette. Une musique aiguë et prolongée lui répondit, un grelottement de cuivre qui s'apaisa lentement et sans fruit. Au troisième appel seulement, les volets du premier étage, légèrement poussés sur la tôle de l'appui, chassèrent dehors un bourrelet blanc qui s'émietta en l'air, et une voix demanda: --Vous ne pourriez pas sonner moins fort? Qui êtes-vous? --Je viens vous querir pour un testament. --Est-ce pressé? --Oui bien. --Alors, j'irai dans la matinée. Qui êtes-vous? --Dans la matinée! Mais non! C'est tout de suite qu'il faut venir. Tout est prêt. L'homme éleva la voix, de façon à être entendu jusqu'au fond des alcôves, où les voisins dormaient sous les rideaux tirés. --Ouvrez, monsieur Biolaz; c'est dans la loi que les notaires ne peuvent pas refuser les clients! Ouvrez! Les volets se rapprochèrent l'un de l'autre. Puis Anthelme perçut le bruit douillet des bourrelets de la fenêtre qu'on fermait. Il ne demeura dehors que le temps qu'il faut à un notaire pour allumer une bougie, pour expliquer à sa femme qu'il n'y a pas de danger, pour chausser des pantoufles, enfiler un pantalon, y insérer les plis amples de la chemise de nuit, et descendre un étage. --Entrez vite, dit M. Biolaz; il fait diablement froid. --Vous ne me l'apprenez pas! --Par ici, dit le notaire, en poussant, à gauche, dans le corridor, la porte de son cabinet. Il passa le premier, avança une chaise, dans l'ombre troublée par la bougie errante, fit le tour du bureau, et s'assit à la place accoutumée, en élevant le bougeoir, pour étudier le client. Celui-ci déboutonnait le col de sa limousine, en retirait sa barbe, sur laquelle coulaient des gouttes de neige fondue, enlevait sa casquette, et proclamait: --Je suis Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost. --Chogne, dit le notaire en posant le bougeoir; ah! très bien! Qui donc est malade, chez vous? --Le vieux; il ne passera pas la nuit, c'est sûr. --Très bien; très bien, répéta le notaire. Les deux hommes s'observèrent l'un l'autre pendant une demi-minute de silence, chacun cherchant à lire et à ne pas être lu. Les visages restèrent inexpressifs, au cran d'arrêt. Néanmoins, par une communication directe, qui s'établit toujours entre deux esprits en lutte, Anthelme comprit, il vit nettement que M. Biolaz pensait: «Tous les Chogne sont des canailles; défions-nous.» M. Biolaz, de son côté, sut, à n'en pas douter, que Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost, songeait: «Le notaire a entendu parler de nous; il n'a pas bonne opinion, mais je suis plus fin que lui.» Cet homme encore jeune et tout rond, rappelait par sa figure tavelée de rouge, ses paupières abaissées, le tic nerveux qui tirait le coin d'une de ses lèvres, ses cheveux coupés en brosse et comme à l'ordonnance, par la gaucherie de son geste, le type légendaire du fantassin qui entre à la caserne: mais il avait toujours vécu dans le pays et approfondi ce qu'il nommait «la clinique notariale». Il demanda: --Vous aurez des témoins, à cette heure-ci? --Ils seront à la Grange, tous les quatre, quand vous arriverez. Ah çà!... Le cou du paysan se tuméfia; ses yeux rosirent; il frappa du poing la table. --Ah çà! vous déciderez-vous, à la fin? M. Biolaz eut un papillotement de paupières et une sorte de salut de la tête qu'Anthelme prit pour un signe de peur. Il ne répondit pas, mais se leva, saisit une sacoche pendue le long de la tapisserie verte, y glissa du papier écolier, du papier timbré, des plumes, et, au dernier moment, un objet enfermé dans une gaine de cuir haute d'une main, rectangulaire, qui se trouvait sur le bureau. --Vous savez, dit Anthelme d'un ton de moquerie, vous n'avez pas besoin d'emporter votre revolver: la maison est sûre. Le notaire fit claquer le ressort qui fermait son sac. --Passez donc le premier, monsieur Chogne; ce n'est pas un revolver que j'emporte, c'est un petit instrument avec lequel je prends des notes, quand j'en ai besoin. Anthelme n'attendit pas longtemps dans la rue. M. Biolaz reparut, chaussé de bottes, enveloppé d'une peau de bique, traînant après lui une couverture de fourrure. Sans faire une observation ou une recommandation, il s'empaqueta dans ces pelleteries, se coucha à l'arrière du traîneau, la valise sous la tête, et murmura: --A vos ordres, monsieur Chogne! Pendant la plus longue partie de la route, et jusqu'à ce qu'il fût arrivé au bas de sa montagne, près de sa vigne, Anthelme sembla n'avoir d'autre préoccupation que de faire galoper sa jument déjà lasse. Le brusque changement de vitesse, quand le sol se releva, rendit la parole au conducteur. Anthelme se détourna à moitié, sur le siège du traîneau. Il vit, à l'aspect des brumes qui se formaient en paquets, que le jour approchait, et que la matinée serait claire. --Monsieur Biolaz, est-ce que vous connaissez bien mon père? --Pour l'avoir rencontré, une ou deux fois, dans des foires. --Il vous reconnaîtra sûrement, lui; il a une mémoire!... Dites donc, monsieur Biolaz, et mon frère Francis, le connaissez-vous bien? --Pas du tout. Le paysan fouetta la jument qui n'en pouvait plus, et ajouta: --Il sera peut-être là; il n'y sera peut-être pas: il est allé au médecin, rapport au père, n'est-ce pas? De la Grange de Beinost, on guettait les voyageurs. Dès que le traîneau vira sur l'espèce de plate-forme qui s'étendait en arrière de la ferme, la porte de la grande salle s'ouvrit, et un homme s'avança dans la nuit, en disant: --Salut! Entrez donc! Il n'est pas mort, mais il faut faire vite; il se plaint tout le temps. Le notaire entra. La salle n'était éclairée que par une lanterne d'écurie, à verre bombé, qu'on avait placée au milieu de la table. Il aperçut le lit, mais il ne put voir du malade, caché entre les oreillers et les draps, qu'un bonnet de coton et un profil fuyant, tourné du côté de la venelle. Il s'échappait de là une plainte ininterrompue. Le notaire fit le grand tour, et s'arrêta dans les environs de la cheminée parmi les chaises chargées de linge. Les rideaux étaient à moitié fermés. --C'est moi, monsieur Chogne; c'est moi, le notaire. Vous m'entendez bien? Une voix assourdie répondit: --Oui, oui, monsieur Biolaz, de Hauteville. Ah! là, là, que je suis malade, mon pauvre monsieur! --Pas tant que vous le croyez, monsieur Chogne... regardez-moi? Au fond de la pièce, plusieurs voix d'hommes protestèrent: --Faut le laisser... Il est assez malade comme ça... Puisqu'il ne veut pas remuer, cet homme, pourquoi le tourmenter? On entendit la voix traînante du notaire: --Passez-moi la lanterne? Les quatre mots tombèrent dans un silence aussi profond que s'ils avaient été prononcés au milieu des champs de neige et de la brume de l'aube. M. Biolaz les répéta, du même ton tranquille. Alors, l'homme qui était venu au-devant de lui, dans la cour, un très grand, qui avait son chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, prit la lanterne par l'anse de cuivre et la leva, sans quitter le milieu de sa chambre. M. Biolaz n'insista pas; mais il observa, en se penchant, le testateur qui s'était remis à geindre, puis il se détourna vivement. Au fond de la pièce, sur un banc, le long du mur, trois autres paysans écoutaient et regardaient, respirant à peine, le buste tendu en avant. Le mouvement du notaire les fit se redresser, comme s'ils avaient été pris en faute. L'un d'eux dit avec humeur: --Faites donc votre métier, monsieur Biolaz, au lieu de vous dandiner comme ça dans votre peau de bique. Le notaire n'hésita plus: il eut le sentiment qu'il était seul contre cinq, car Anthelme rentrait, après avoir dételé la jument, et il disait: --C'est ça; approchez vos papiers de la lanterne, monsieur Biolaz; là, vous serez bien pour écrire; nous n'avons plus de pétrole, malheureusement; on a tout dépensé ces jours-ci, vous comprenez. Puis, comme M. Biolaz commençait à demander aux témoins leurs noms, prénoms et professions: --Dommage que mon frère Francis ne soit pas revenu pour le testament du père, reprit Anthelme; ça sera un chagrin pour sa vie. Le notaire n'avait plus l'air d'écouter; il rédigeait. Ayant étalé une feuille de papier timbré sous le rayon de la lanterne, il s'appliquait, le front plissé d'une ride unique, à combiner ses formules, et à peser ses mots. Les témoins devenaient expansifs. Ils causaient entre eux. «Par-devant Me Firmin Biolaz, a comparu M. Mathieu-Napoléon Chogne, lequel, se croyant gravement malade, a requis ledit Me Biolaz de dresser son testament.» Le notaire relevait ensuite, avec minutie, les circonstances de date et de lieu, décrivant la salle de la Grange de Beinost, et le malade lui-même, «pour le peu que j'en ai vu», disait-il. Puis il demanda au testateur de lui dicter ses volontés. Le vieux Chogne, dont la parole était coupée par de fréquents soupirs, plaintes et accès de toux, dicta quand même quelques phrases qui décelaient une longue expérience des affaires. Il léguait, «par préciput et hors part, à ses fils Anthelme et Francis, tout ce qu'il pouvait enlever à sa fille Mélanie, et ce, pour les remercier des bons soins dont ils avaient entouré sa vieillesse.» Il exprimait le désir «qui serait sacré pour tous», que la vigne appartînt à Francis et la Grange de Beinost à Anthelme. La rédaction achevée, M. Biolaz relut l'acte à haute voix, et se leva pour faire signer le malade. Deux des quatre témoins et Anthelme se dressèrent en même temps, et se placèrent entre le notaire et le lit. Les deux autres passèrent dans la venelle. --Je ne peux pas signer, gémit le malade, je ne peux pas. --Encore le tourmenter! Vous l'entendez! grognèrent les hommes. Monsieur Biolaz, il faut coucher sur le papier qu'il ne pouvait pas signer... Monsieur Biolaz, n'approchez pas comme ça; il a peur de vous, vous voyez... Laissez la lanterne sur la table... Ça lui fait mal, la lumière... Le notaire était au pied du lit, que cachait une couverture qui tombait jusque sur le sol. Les hommes s'agitaient, aux deux côtés du malade, et se courbaient pour lui parler, tellement qu'on ne le voyait plus. --N'est-ce pas que tu ne peux pas signer, vieux père? Répète-le! Il faut qu'il s'en aille, à présent, le notaire... On ne doit pas contrarier comme ça les malades, monsieur Biolaz. Pendant ce temps, le notaire relevait, avec précaution, et sans qu'ils y prissent garde, la couverture sur laquelle il marchait. Il avait senti, à travers la laine, quelque chose de résistant et de mou à la fois; il en avait suivi le contour, du bout de ses bottes, et sans baisser les yeux un seul moment. Si les témoins et Anthelme n'avaient été si violemment occupés de défendre le vieux Chogne, ils eussent vu que M. Biolaz pâlissait. Le notaire tourna la tête vers la fenêtre qui était toute proche. La lumière de l'aube était vive au dehors, et, relancée par la neige, elle entrait dans la salle. Il se recula. --J'ajouterai la formule légale, messieurs; je mettrai que le testateur ne peut signer. Venez, et terminons. Ils se placèrent aussitôt et tous devant lui, de l'autre côté de la table. De la main droite, il écrivit la formule; de la gauche, il fouilla dans le sac de voyage, et prit la petite boîte enveloppée de cuir qu'il posa debout sur le bois de la table. --Qu'avez-vous à faire de ça? cria Anthelme. Je ne permets pas!... Empêchez-le! --C'est moi qui ne permets pas que vous empêchiez les témoins de signer! A moi, témoins! Les témoins écartèrent Anthelme, qui se débattait. M. Biolaz orienta la boîte vers le pied du lit, pressa un ressort muet, et enfouit l'objet dans la poche de sa peau de bique. A ce moment, l'aîné des Chogne bondit sur le lit, se baissa, ramena jusqu'à terre la couverture qui avait été relevée, et accroupi, les poings tendus, chercha du regard le compagnon qui l'aiderait à faire un mauvais coup. On pouvait aisément se jeter sur M. Biolaz, le fouiller, le ligotter s'il résistait. Mais le notaire paraissait si calme, et si bien occupé à contrôler les signatures, que les yeux auxquels s'adressait Anthelme répondirent, d'un clignement expressif: «Inutile; il n'a rien vu; ne compromets rien». --Imbéciles! dit Anthelme tout haut, en se redressant, et en prenant faction au pied du lit. --Anthelme, dit simplement M. Biolaz; c'est le premier témoin qui me reconduira. Faites atteler un autre cheval au traîneau. Nul n'aurait pu deviner, quand le notaire s'étendit, pour la seconde fois, dans la cage de bois qui devait le ramener à Hauteville, qu'il venait, dans la même heure, de découvrir un crime et d'en commettre un autre. * * * * * L'enterrement du vieux Chogne eut lieu le surlendemain. Le cinquième jour, dans la matinée, les deux fils se présentaient à l'étude Biolaz. Le notaire s'attendait à leur visite. Il les fit asseoir devant son bureau, et resta debout de l'autre côté. Il avait son air naïf et le ton traînant de tous les jours, mais les lèvres tiquaient plus fort que de coutume. --Eh bien! dit-il, qu'est-ce que vous me voulez? Il s'en doutait. --Savoir si vous avez fait enregistrer l'acte, répondit l'aîné. --Car ma soeur Mélanie, ajouta le cadet, accepte tout ce que le père a voulu; elle ne fera pas d'opposition. M. Biolaz se recueillit, baissa très bas les paupières, coula les yeux vers Anthelme au museau de loup, puis vers Francis au museau de fouine, et dit, en détachant les syllabes: --Le testament n'a pas été enregistré, et il ne le sera pas: il est nul! --Nul! dit Anthelme en repoussant violemment sa chaise. Il ne l'est pas. Je l'ai vu, et je m'y connais! --Il faudrait le prouver, qu'il est nul! ajouta Francis. Les deux frères étaient debout, les mains appuyées sur le bord du bureau. --Voilà la pièce, dit le notaire en prenant une feuille de papier qu'ils reconnurent. Elle est trois fois nulle. D'abord ceci, vous voyez: «lequel a requis Me Biolaz de dresser son testament». --Eh bien? --Il fallait mettre à la suite: «et l'a dicté». La mention que le testament a été dicté est une mention nécessaire. Je l'ai omise. --Exprès? --Oui. --Misérable! --Attendez avant de dire ce gros mot-là, Anthelme; nous verrons qui de nous trois le mérite. --Et après, monsieur Biolaz? demanda Francis. --J'ai négligé, en outre, d'indiquer que j'avais lu le testament au testateur et aux témoins, et enfin, troisième nullité, j'ai bien écrit que le testateur était trop faible pour signer, mais je n'ai pas constaté qu'il me l'avait lui-même déclaré. La petite feuille tomba sur le bureau, sans bruit, comme la neige. Une émotion égale étreignait les trois hommes, et leurs trois colères se heurtaient dans l'étroit espace qui séparait les visages, les bras, les poitrines. --Dites donc, Biolaz, cria Anthelme, cela s'appelle un faux en écriture publique! --Je le sais. --Cela conduit un homme aux galères! dit Francis. --Parfaitement, riposta M. Biolaz, cela conduit un officier public aux galères, quand il n'a pas, pour se justifier, le petit document que voici. Il tendit un petit papier carré et brun. Les deux Chogne se reculèrent. --Oh! vous pouvez prendre; j'ai vingt épreuves pareilles, et le cliché est en lieu sûr. Ce fut le cadet qui prit la photographie, et qui l'approcha de la fenêtre. L'épreuve était floue; les rideaux du lit, les draps, les oreillers, s'arrondissaient en volutes de brume autour d'un profit très typique, mais imprécis et sans âge. Au premier plan seulement, à l'endroit où la fenêtre avait versé plus abondamment la lumière, on voyait sous le lit, on distinguait deux surfaces blanches, évasées, accolées, qui se terminaient par une dentelure. --J'ai étudié le cliché à la loupe, dit M. Biolaz, et il n'y a pas de doute, ce sont des pieds humains, les pieds du mort, entendez-vous, les deux Chogne, de votre père mort que vous aviez jeté sous le lit! Anthelme et Francis ne se retournèrent pas; ils se regardèrent l'un l'autre, et, dans ce regard, il y eut l'ordre à Anthelme de ne pas parler, et l'aveu d'un moment de désarroi. Francis retourna la photographie, la considéra de près et de loin, pour se donner du temps. Enfin il dit: --Personne ne pourrait jurer que c'étaient les pieds d'un mort, monsieur Biolaz. Personne non plus ne reconnaîtrait la figure qui est dans le lit; elle est trop petite... Non, il n'y a aucun danger pour nous. Seulement, le monde est si jaloux: ces choses-là feraient du bruit; on raconterait des histoires... Tenez, mon frère et moi, nous laisserons tomber le testament. Le notaire ne répondit pas, et montra la porte. Ils la prirent. Au moment de saluer, avant de descendre les marches du perron, Anthelme se détourna, et dit, comme s'il confiait un secret: --Vous êtes tout de même fort dans votre partie, monsieur Biolaz; je ne dis pas qu'on ne reviendra pas chez vous, quand même. --Tu ne peux donc pas te taire! dit Francis. Et il l'emmena. M. Biolaz poussa la porte, et il écouta, avec satisfaction, le bruit du ressort qui terminait la visite. AUX PETITES SOEURS I Le père Honoré Le Bolloche, n'ayant plus d'ouvrage du tout, sortit de l'appentis où il travaillait, fit trois pas dehors, et s'assit sur la chaise qu'il venait de rempailler: car il était, de son état, rempailleur de chaises. Il étendit d'abord sa jambe de bois, puis l'autre, chercha du tabac dans son gousset, et, n'en trouvant pas, il se sentit pauvre. Pauvre, Le Bolloche l'avait toujours été, mais il ne s'en était pas toujours aperçu, ce qui constitue, au fond, la vraie manière de ne pas l'être. A l'armée, par exemple, quand il était sergent de zouaves, de quoi manquait-il? Le plus bel homme du régiment, la figure longue et bronzée, avec un nez bien droit d'arête, légèrement aplati et large à la base, une barbiche qui eût fait envie à plus d'un commandant,--à cette époque napoléonienne où il y avait des commandants si décoratifs,--les épaules effacées, le cou tanné et sillonné de ravins blancs, la poitrine bombée, il jouissait de la considération de ses compagnons d'armes! et d'un traitement qui lui suffisait. Son livret ne portait, au passif, que des punitions insignifiantes, pour quelques fortes bordées militaires, à des anniversaires glorieux: une poule chapardée à des Bédouins; deux ou trois réparties trop vives à des chefs plus jeunes que lui; des misères. L'actif était superbe: cinq campagnes, tout ce qu'on pouvait avoir de chevrons, une citation à l'ordre du jour, la médaille militaire, un cor de chasse de tir, la menue monnaie d'un général en chef. Plusieurs fois il avait passé en triomphe dans des villes, sous des arceaux de lauriers, marchant sur les fleurs, applaudi par les femmes, au retour d'Italie ou de Crimée. On le mettait en avant, ces jours-là, à cause de sa prestance et de quelque blessure qu'il avait l'esprit de recevoir, aux bons moments et aux bons endroits: une balafre de sabre en pleine tempe à Solférino, et une balle dans le mollet, à Malakoff. Le Bolloche aimait la gloire. Les jeunes soldats, tout en l'admirant, le dotaient aussi d'une humeur grincheuse. Mais les chefs, mieux informés sans doute, le disaient seulement un peu haut d'honneur. Le ciel l'avait doué d'une santé à toute épreuve. Le Bolloche était heureux. Plus tard même, atteint par la limite d'âge, selon son expression, et sorti du régiment, il avait rencontré quelque douceur dans cette vie civile dont il médisait journellement autrefois. Habitué à être commandé et entouré, sa liberté lui pesait, non moins que sa solitude. Encore vert, d'ailleurs, et de galantes façons, il avait aisément trouvé à se marier. La femme n'était pas toute jeune, mais il commençait à vieillir. Elle apportait, du reste, ce qui peut passer pour jeunesse aux yeux de bien des gens: une dot, une petite maison bâtie dans un bas-fond, au delà des octrois, et autour, un pré de quelques ares, ou pour mieux dire deux bandes d'herbe en pente, traversées l'hiver par un filet d'eau, dont il restait, l'été, un marécage en rond, grand comme une aire à battre. Le voisinage des joncs qui poussaient là, l'ignorance de tout métier, une certaine adresse de main furent causes que l'ancien soldat se mit à rempailler des chaises. Il ne prenait pas cher. La pratique lui arrivait abondamment du faubourg, où les enfants se chargeaient de lui donner de l'ouvrage. Sa santé se maintenait. Et, plusieurs années encore, Le Bolloche n'eut pas lieu de se plaindre. Bien au contraire, une joie lui vint, la plus vive qu'il eût connue, et de celles qui durent: un enfant. Il avait immensément souhaité une fille. Celle que sa femme lui donna était rose, blonde et gaillarde. Le Bolloche se reconnut tout de suite en elle. Ce fut une adoration immédiate. Il voulut,--bien que très peu dévot,--la porter lui-même à l'église, et quand le curé lui demanda le nom sous lequel elle devait être baptisée: «Appelez-la Désirée, dit-il, car jamais je n'ai rien désiré tant qu'elle.» Il prit soin d'elle, et l'éleva plus encore que la mère. Toute petite, avant même ses premiers pas, elle se roulait dans l'appentis, tandis qu'il travaillait. Elle riait, et il était content. Si elle pleurait, il avait des inventions incroyables pour la consoler, il la berçait, il lui chantait, comme une nourrice, des chansons qui n'ont que trois notes, de celles qu'on entend dans les arbres, au temps des nids. A peine fut-elle assez sage pour se tenir tranquille et assez forte pour plier un jonc, il lui apprit à tresser des cages, des paniers, des bateaux, qu'on allait ensemble lancer sur la mare. Puis, l'amusement devint un art. Elle sut bientôt ce que savait le père, et plus encore. Celui-ci n'en fut pas jaloux. Il lui confia les ouvrages fins, qui demandaient une main agile, un peu de goût et d'invention. Et toutes les fois qu'une chaise bourgeoise, non pas grossièrement joncée, mais paillée en belle paille de seigle, d'une ou de deux couleurs, arrivait au logis, avec un siège à remplacer ou une blessure à fermer seulement, Le Bolloche en chargeait Désirée. Ainsi élevée tendrement, entre trois personnes qui la choyaient à l'envi,--car Le Bolloche avait retiré chez lui sa très vieille mère aveugle,--il n'était guère possible que l'enfant ne devînt pas aimable. En effet, on n'aurait pu trouver, dans tout le faubourg et dans la campagne voisine, une fille plus avenante. A quinze ans, on l'eût prise pour une femme déjà. Elle était grande, bien faite, rose de visage, légèrement rousselée. Ce n'est pas qu'elle eût les yeux plus longs ou plus larges qu'une autre, mais elle regardait tout droit, si franchement qu'on devinait en elle un coeur tout simple. Elle riait volontiers, et son rire demeurait dans la pensée, comme une chose fraîche. Elle ne portait pas de bonnet, un peu par économie, beaucoup pour montrer ses cheveux qui ondulaient sur ses tempes en deux écheveaux d'or, et qu'elle tordait par derrière, à la diable. Son goût lui conseillait les robes claires. Elle piquait souvent un brin de fuchsia rouge à son corsage d'indienne. Pourvu qu'il pût la voir, ou seulement l'entendre près de lui, Le Bolloche ne trouvait rien à reprendre à la vie. Comme Désirée, pour causer, ne s'arrêtait pas de tordre la paille, ils bavardaient en travaillant; comme elle était déjà d'un âge qui fait songer, ils parlaient presque toujours d'avenir. Ce fut à cette époque, précisément, que l'épreuve commença pour le père Le Bolloche. D'abord, la blessure de sa jambe, qui n'avait jamais totalement guéri, s'envenima. Il eut beau jurer, la gangrène s'y mit. Après des semaines de souffrances, il fallut couper la cuisse. Toute la réserve du ménage s'en alla en honoraires de chirurgien, et en petites fioles qui s'alignaient sur la cheminée, vides, avec des étiquettes rouges. Le malade ne décolérait pas d'être au lit, et de voir couler son argent. Il fut une saison entière convalescent. Et, quand il reprit sa place sous l'appentis, il constata bien vite qu'il avait perdu de son corps beaucoup plus qu'il ne croyait, hélas! la souplesse, l'énergie, cette vaillance de muscles enfin qui est la bonne humeur de nos membres. Le mal l'avait usé. Désirée était là, sans doute, chaque jour plus experte, pour gagner le pain de la maison. Grâce à l'activité de sa fille et à une légère augmentation de prix, Le Bolloche espérait que les trois femmes, l'âne, les poulets et la chatte, qui formaient le personnel confié à sa sollicitude, ne ressentiraient point trop les suites de cet accident qui, de simple blessé, l'avait fait invalide. Il gagnerait moins, peut-être, mais sa fille gagnerait un peu plus: le résultat serait le même. Il se trompait. Un second obstacle surgit, celui-là invincible. Ni le père ni la fille ne refusaient le travail: ce fut le travail qui commença à manquer. D'une saison à l'autre, la diminution des commandes se faisait plus sensible. Il y eut d'abord des heures de chômage, puis des jours entiers. En vain Le Bolloche, avec son âne et sa charrette, continua de parcourir, chaque samedi, les quartiers suburbains, et d'envoyer aux fenêtres, où fleurissent les géraniums-lierres en éventail et les oeillets en pyramide, son cri traditionnel: «Pailleur! pailleur de chaises!» De moins en moins son appel trouvait de l'écho. Et la cause? Le progrès, l'envahissement du luxe qui, de proche en proche, des châteaux aux maisons des bourgeois, et jusque dans les fermes, supplante l'antique tradition, et, à la place des sièges aux armatures massives recouvertes de jonc, introduit les meubles légers et à bon marché sortis des fabriques de Paris ou de Vienne. Triomphe du rotin, des fauteuils d'étoffe, des tresses d'alfa, des berceuses d'osier blanc, par lequel les rempailleurs étaient lentement évincés. Un métier finissait. Que d'autres ont disparu de la sorte! Combien d'humbles artisans ont senti avec un étonnement désespéré l'outil tomber de leurs mains, et l'état appris aux jours d'enfance, l'état qui avait honorablement nourri le père et leur avait suffi à eux-mêmes une moitié de leur vie, devenir ainsi progressivement hasardeux et ingrat! Est-il rien d'aussi dur? Quelques-uns sans doute peuvent chercher un autre ouvrage. Mais les vieux, pour qui le temps de l'apprentissage est passé, accrochés à ces professions en ruine, n'ont plus qu'à disparaître avec elles. C'était le cas du père Le Bolloche. Le bonhomme le comprenait bien. Il laissait les choses aller, avec cette arrière-réserve d'espérance que nous avons, tant qu'elles vont encore. L'herbe commençait à envahir l'atelier, sous les bottes de seigle jaune qui pourrissaient par le pied. Dans l'étang, les joncs et les roseaux, coupés ras autrefois, grandissaient, se gonflaient, montaient en quenouilles. Et comme, ici-bas, la plupart de nos tristesses ont un envers de joie pour quelqu'un, les fauvettes du quartier ne s'en plaignaient pas, n'ayant jamais, ni leurs devancières, trouvé au bord de la mare tant de duvet pour leurs petits. Il attendit jusqu'au bout, jusqu'à ce que le dernier sou de leur épargne à tous fût dépensé. Et voilà que cette heure était arrivée. La grand'mère,--qui tenait les comptes, de mémoire bien entendu, et gardait la bourse,--en avait, le matin même, prévenu son fils. Il fallait prendre une résolution, trouver un expédient, car le pain du lendemain n'était plus assuré. C'est à quoi Le Bolloche réfléchissait, sa longue face encore allongée par la tristesse, à trois pas de l'appentis, un jour de printemps. Pour tromper sa passion de fumeur, il aspira deux ou trois bouffées d'air à travers le fourneau vide de sa pipe, et la première idée qui lui vint fut qu'il pourrait se priver de tabac. Il se sentait capable de ce sacrifice. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était pas une solution. Alors que faire? Envoyer Désirée en condition? Jamais il n'y consentirait. Il aimerait mieux mendier son pain. Dire à la grand'mère: «Nous ne pouvons plus vous nourrir. Cherchez, demandez à l'Assistance publique...»? Allons donc! Est-ce qu'un enfant peut seulement penser à cela? Vendre la maison? Il faudrait en louer une autre, et les loyers avaient doublé, triplé, depuis que Le Bolloche habitait son coin de pré. Où serait l'avantage? Évidemment il n'y avait qu'un seul parti, dont sa femme et lui avaient causé déjà: ils partiraient tous deux, ils laisseraient la maison à l'aïeule qui était trop vieille, et à Désirée qui était trop jeune et trop aimée pour porter un tel deuil. Partir! Quand il fut arrivé à cette conclusion, Le Bolloche appuya son coude sur sa bonne jambe et regarda lentement autour de lui, de ce regard chargé d'adieux qui découvre toujours quelque beauté nouvelle aux choses les plus familières. Le pré où l'herbe renaissait, où les boutons d'or échappés à l'âne commençaient à s'ouvrir, lui parut promettre une fenaison abondante. Les haies qui, de trois côtés, couraient autour, n'avaient plus cet air souffreteux et défraîchi, ces trouées lamentables qu'elles offraient jadis. Bien épinées, drues, tendues de fil de fer aux endroits faibles, elles défendaient la maison mieux qu'un mur. Et le mur qui longeait la route, pour un peu moussu qu'il fût, était encore solide et d'aplomb. Le Bolloche avait souvent rêvé d'élever là, pour son gendre, une maison semblable à l'autre qui était à mi-pente. Ah! si le métier ne l'avait pas trahi! Quelle jolie vue on aurait eue des fenêtres, sur la rue qui remonte vers l'octroi, éclairée au gaz, si gaie le dimanche, si coquette avec ses cabarets peints de couleurs vives, ses jeux de boules, ses charmilles et ses grands jardins tout roses de pêchers en fleurs! A ce moment, Désirée apparut au haut du pré, venant de la ville. Le vent l'avait un peu décoiffée. Elle marchait, une main retombant le long de sa hanche, l'autre passée au travers du siège défoncé d'une chaise qui, pendue à son bras, l'enveloppait d'un disque inégal de rayons jaunes. La jeune fille avait fait deux kilomètres pour trouver ce travail. Elle arrivait sans se plaindre, contente même, dans la lueur du couchant qui traînait sur le pré. Quand Le Bolloche la vit, il comprit mieux encore que la séparation d'avec elle serait la plus dure de toutes, et qu'auprès de celle-là les autres n'étaient rien. --Eh bien! dit-elle de son ton de bonne humeur, vous demandiez de la besogne, en voilà: une chaise, comme vous les aimez, à rempailler en gros jonc. --Non, petite, répondit tristement le bonhomme, j'ai fini tantôt ma dernière, et je suis assis dessus. Elle approcha, sans comprendre ce qu'il voulait dire, s'étonnant seulement qu'il fût sombre. D'habitude il était joyeux quand elle était joyeuse. Qu'avait-il? --Appelle ta mère, ajouta Le Bolloche, j'ai à lui parler. Elle entra dans la maison, et la mère en sortit, toute petite sous son énorme bonnet blanc. Le Bolloche emmena sa femme au bord du ruisseau que longeait un sentier. Il l'avertit de son projet, non pas rudement comme il avait coutume de le faire quand il lui disait la moindre chose, mais presque doucement, très troublé qu'il était lui-même et hors de son naturel. Désirée les regardait de loin. Elle les voyait côte à côte, lui un peu penché, elle au contraire la taille cambrée et la tête levée. Ils parlaient bas. Malgré le calme du soir, on n'entendait que des bourdonnements alternés et le grincement régulier de la gaine de cuir où s'enfonçait la jambe coupée. Quand ils rentrèrent, Le Bolloche alla se placer en face de la grand'mère, affaissée dans un fauteuil garni d'oreillers, à droite de la cheminée, et porta la main à son front, pour saluer, d'un geste familier d'ancien soldat. --Maman, dit-il, l'ouvrage ne va plus. --C'est vrai, mon petit. --Je mange encore beaucoup pour mon âge, continua Le Bolloche, plus que je ne gagne. Ça ne peut durer: il faut que je m'en aille avec Victorine. La nonagénaire, tout alourdie qu'elle fût par l'immobilité, eut un tressaillement. Elle essaya, d'un mouvement instinctif, d'ouvrir ses yeux morts, qui n'étaient plus qu'une fente mince dans l'enfoncement ridé de l'orbite. --T'en aller, fit-elle, et où t'en iras-tu, Honoré? Le Bolloche se détourna à demi, comme si la grand'mère l'eût réellement regardé et qu'il n'eût pu supporter ce regard. Il répondit avec un peu de confusion: --Aux Petites Soeurs: Victorine prétend qu'on y est bien. La vieille femme se souleva sur les bras de son fauteuil. --C'est moi qui partirai! dit-elle, de ce même ton rude qu'elle avait transmis à son fils. --Non, maman, non pas! Tu es trop bien habituée ici. Nous sommes plus jeunes, nous autres, le chagrin ne nous tuera pas! --C'est que, mon enfant, rien ne m'appartient ici, je suis chez... --Chez toi, dit rapidement Le Bolloche. Et cet homme, qui était vieux aussi et infirme, eut, pour convaincre sa mère, une inspiration de petit enfant. Il l'entoura de ses bras, et lui dit à l'oreille, avec un enjouement moitié voulu, moitié vrai: --Maman, quand j'étais au régiment, et que je faisais les cent coups, je dépensais plus que mon prêt, hein? --Oui. --Des cent sous, des dix francs par semaine. Qui est-ce qui payait? --C'était moi. --T'ai-je rendu l'argent? --Non. --Alors tu vois bien que tu es chez toi, puisque je te dois! Elle resta un moment sans rien dire, puis reprit: --Je veux bien, seulement tu emporteras des hardes et du meuble, pour ne pas arriver là-bas comme un mendiant. --Pourvu que tu aies ta suffisance, dit Le Bolloche, je ne demande pas mieux. La grand'mère ne répondit plus. Le sacrifice était accepté. C'était fini. Parmi les pauvres, les effusions de remerciements sont inconnues. Il n'y en eut pas. L'aïeule, qui avait les mains jointes sur la poitrine, les souleva seulement par deux fois, pour montrer combien elle était touchée. Ce fut tout. Ils s'assirent pour souper, autour d'une salade dont le pré avait fait les frais. Rendus tristes par la pensée d'un changement si grand et si prochain, ils ne se parlaient pas. A quoi bon? Le même regret les poignait tous. Ils avaient lutté jusqu'au bout. La misère était la plus forte. A quoi bon? Cependant Le Bolloche remarqua que la grand'mère ne mangeait rien. Elle remuait les lèvres, comme si elle n'osait faire une question qui la troublait. A plusieurs reprises, les mots s'arrêtèrent ainsi sur sa bouche. Enfin, elle fit effort sur elle-même, et, d'une voix tout angoissée: --Honoré, dit-elle, est-ce que tu me laisseras Désirée? Deux gros soupirs lui répondirent oui. Alors on aurait pu voir le visage de l'aïeule, inexpressif et détendu comme tous ceux auxquels aucune impression n'arrive plus par les yeux, s'éclairer d'une lueur soudaine. La joie rompait la nuit de cette face d'aveugle. Il semblait que l'âme s'en était approchée, et souriait au travers. En même temps les deux époux regardaient Désirée du même regard morne. La place que la jeune fille tenait dans le coeur de tous se montrait ainsi, sans phrase, plus éloquemment que par des mots. Car un enfant, cela se partage. Il n'en faut qu'un pour plusieurs vieux. Et quand ces pauvres gens s'étaient unis pour vivre sous le même toit, la mère, le fils, la bru, ce n'était pas seulement leur petit patrimoine qu'ils avaient mis en commun, ni le courage qui vient de l'un à l'autre à ceux qui travaillent ensemble, ni la mutuelle assistance que leur misère se prêtait, c'était encore, c'était surtout la jeunesse de Désirée. Le souper achevé, Le Bolloche se secoua un peu, pour chasser cette tristesse indigne d'un homme. Pendant que sa femme aidait la grand'mère à se coucher, il entraîna Désirée dehors, et se mit à se promener avec elle dans la tiédeur de la nuit déjà venue, depuis l'appentis qui terminait la maison à droite jusqu'au clapier en treillage accolé au mur de gauche. S'apercevant qu'elle avait les yeux rouges: --Allons, dit-il, Désirée, ça passera! Du courage! Regarde-moi, je ne pleure pas. Et pourtant j'ai du regret de te quitter, va, surtout de te quitter pas mariée. --Pourquoi donc? --Parce que c'était mon idée de te voir établie. Nous aurions choisi tous deux ton mari, un ancien soldat comme moi... tandis que là-bas... tu comprends... Il n'acheva pas sa pensée, et, croisant les bras, il s'arrêta, les yeux dans les yeux de sa fille: --Dis-moi au moins, fit-il, avant que je parte, une chose que je voudrais savoir? Elle le regardait, elle aussi, de son regard franc où des clartés d'étoiles passaient. --As-tu un amoureux? Cela parut drôle à Désirée, qui répondit en riant, malgré son chagrin: --Mais non, père, je n'ai personne. --Au fait, tu ne sortais guère, et ils ne pouvaient pas te voir. S'ils t'avaient vue, ceux qui sont en âge de chercher femme! Enfin, Désirée, si tu es de mon sang, comme je le crois, tu n'épouseras qu'un ancien soldat. --Un ancien? --Oh! il peut être ancien sans être vieux. Pourvu qu'il ait porté les armes et fait une campagne, cela me suffira, je serai content. Tout le monde n'est pas médaillé comme moi. --Sans doute. --Pour le régiment, je te laisse à peu près le choix. Un zouave me plairait mieux, naturellement. Mais tu peux aussi épouser un cavalier. Il y a de beaux petits dragons. --Bien, répondit la jeune fille, un zouave ou un dragon. --Même un chasseur à pied, reprit Le Bolloche. C'est un corps d'élite. Mais pas un lignard, tu entends? --Non. --Surtout pas un civil! Quelle conversation aurais-je avec lui, quand je le verrais? Rappelle-toi ça, Désirée: si tu m'amènes un bleu qui n'ait jamais servi, je refuse! Il était un peu solennel, disant cela, un bras étendu vers la ville. Cet ancien sous-officier n'avait jamais pu se défaire d'un certain penchant au mélodrame. La solennité de ses formes ne tirait pas, d'ailleurs, à conséquence. Désirée ne l'ignorait point. Elle allait sans doute répondre «non» pour lui plaire. Mais voilà que Le Bolloche, machinalement, laissa ses yeux suivre la direction de son bras levé; il aperçut les toits d'ardoises étagés qui luisaient sous la lune comme des écailles d'argent, la ligne montante des réverbères qui ne paraissaient que de misérables points jaunes dans l'immensité bleue de la nuit, tout le quartier qu'il parcourait si souvent depuis des années. Derrière ces fenêtres éclairées, que de gens il connaissait, tranquilles, assurés de dormir demain dans la même chambre où ils veillaient encore ce soir! Cette pensée lui fit mal. Il se détourna brusquement, et dit: --Rentrons, Désirée, voilà le serein qui tombe. II Le lendemain, sur la route qui conduisait aux Petites Soeurs des pauvres, à Jeanne Jugan, comme on disait dans le faubourg, l'âne traînait le plus singulier chargement qui eût jamais pesé sur son bât de misère. C'étaient d'abord, sur le siège de la charrette basse, Le Bolloche, en redingote marron, coiffé de sa chéchia de zouave, et sa femme, dans sa meilleure robe de futaine à carreaux, les yeux mouillés derrière ses lunettes de corne; puis, juste sur la ligne des essieux, une pyramide composée d'un coffre où se trouvaient les vêtements moins habillés du ménage, d'une caisse percée de trous, qu'habitait une famille de lapins habitués au jour crépusculaire et, en couronnement, une bourriche d'où sortaient, en houppes blanches et noires, les plumes d'un couple de poules de Barbarie, maintenu par des baguettes; enfin trois pots de basilic, un gros flanqué de deux petits, luxuriants, arrondis, superbes, amarrés sur une corde sur le plancher du véhicule, terminaient le chargement en poupe. Il y avait encore, entre les bonnes gens, à la naissance des brancards, une petite chatte maigre et grise, compagne du rempailleur et qui, de temps à autre, le long de la jambe de son maître, frottait sa tête de vipère. Tout cela s'en allait, cahotant, les gens, les bêtes, les meubles, vers la demeure où tant d'épaves semblables les avaient précédés. Pour arriver, il fallait trois quarts d'heure à pied, et une grande heure au train de l'âne. Mais qu'importait à Le Bolloche? Il n'avait pas de hâte d'achever ce voyage-là. Il ne criait pas comme autrefois par les rues: «Pailleur, pailleur de chaises!» Il n'était plus rien dans le monde, pas même tresseur de jonc, et il le sentait cruellement. Quand il levait les yeux, d'un côté ou de l'autre, vers les maisons de ses anciennes pratiques, son sourire navré répondait aux étonnements que provoquait son équipage. Les petits garçons riaient, pieds nus sur les seuils; les grandes filles paraissaient aux fenêtres, et d'un mouvement d'épaules, tenant encore à brassée les paillasses qu'elles remuaient, se penchaient pour voir, à la volée, ce qui se passait en bas. Ce déménagement leur paraissait drôle. Ils ne se doutaient pas du chagrin de ces deux voyageurs. Encore la femme, plus douce de nature, se résignait-elle un peu. Mais l'homme avait une douleur violente. Il s'y mêlait chez lui beaucoup d'orgueil blessé. L'idée de s'enfermer, lui qui avait commandé une section, sous l'autorité d'une femme, d'une religieuse surtout, l'irritait au plus haut point. Il en voulait par avance à celle qui allait le recueillir. Et, à mesure qu'il s'avançait vers le terme de son voyage, son visage devenait plus rude, ses sourcils se fronçaient: il avait son grand air des jours de revue. Le Bolloche entendait en imposer dès l'abord. On ne le prendrait pas pour un fainéant à bout de ressources, las de rouler et mendiant un asile, non sûrement, ni pour un homme sans caractère qu'on peut commander comme un enfant. La première nonne qui l'apercevrait ne s'y tromperait pas! Enfin la route monta. Un moulin blanc se dressa vers la droite, et le moulin touchait l'hospice. Avec une bande de pré qui les séparait, ils occupaient tout le sommet de la colline. Les voyageurs s'arrêtèrent un peu. En face, au bout du chemin, deux corps de bâtiments très élevés s'avançaient à angle ouvert, masquant le reste de la maison, qui ne montrait ainsi que ses deux bras tendus. Un mur d'enceinte tournait autour et descendait la pente de l'autre côté. Des cimes d'arbres, aux feuilles nouvelles, le dépassaient çà et là. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. Le Bolloche poussa l'âne jusqu'au pied d'un perron, et attendit. C'est là comme dans une ruche: on n'est jamais longtemps sans voir une abeille sortir. Une cornette parut, et dessous une Soeur toute petite, toute jeune et toute brune. --Que voulez-vous? demanda-t-elle. --Celle qui commande ici, répondit sévèrement Le Bolloche. --Est-ce pour lui vendre quelque chose? La bonne mère est très occupée, voyez-vous, et si c'était pour cela... --Est-ce que j'ai l'air d'un marchand ambulant? répondit Le Bolloche. Vous n'y êtes pas du tout, mademoiselle,--il insista sur le mot, sachant fort bien qu'il s'émancipait d'une tradition respectueuse,--j'ai à lui parler, une affaire à lui proposer, et même une bonne affaire. La Soeur jeta un coup d'oeil sur les voyageurs, le coffre, les trois pots de basilic. --Je comprends, dit-elle, mon petit bonhomme: je vais la chercher. Et elle se détourna si prestement qu'il ne put savoir si elle avait disparu derrière le pilier de droite ou celui de gauche. --Petit bonhomme, grommela-t-il, en voilà une péronnelle, pour m'appeler petit bonhomme! Il se laissa glisser le long du marchepied, et se tint debout, les rênes de corde passées autour du bras, la chéchia impertinente posée en arrière, un peu de côté. Une ombre courut sur le vitrage cintré du cloître, et une autre Soeur parut au seuil de la porte, de taille moyenne, celle-là, mais si frêle qu'elle paraissait petite. Ses mains, qu'elle avait jointes sur sa robe noire, étaient blanches et transparentes. Il eût été difficile de dire son âge. Tous les traits de son visage très fin s'étaient encore amenuisés par la fatigue et l'effort dévorant d'une âme ardente. On n'y voyait cependant pas une ride. Elle avait dans le regard quelque chose d'enfantin, et en même temps le sourire compatissant de celles qui ont vécu. Sa coiffe cachait la couleur de ses cheveux. C'était la «bonne mère», une grande dame qui gouvernait deux cents pauvres et soixante religieuses d'un signe de ses doigts. Elle considéra un instant l'équipage arrêté devant elle. Le coin de sa bouche mince se souleva involontairement par une surprise de sa nature qui était vive et enjouée dans le monde. Mais tout de suite la volonté réprima ce mouvement désordonné. Et elle dit, de sa voix qui n'avait ni timbre, ni chant, mais très douce, pourtant: --Vous venez pour entrer chez nous? Le Bolloche, un peu déconcerté, répondit: --Oui, madame, si vous avez de la place. --Nous vous en ferons une, mon ami, et nous vous servirons de notre mieux. --D'ailleurs, je ne vous demande pas la charité, j'apporte mon ménage. --Et jusqu'à votre chat! --Tout cela est à vous, reprit-il, en désignant d'un geste large l'âne, la voiture et le chargement: je n'y mets que deux conditions. --Lesquelles? --Tout à l'heure, une de vos inférieures... --Vous voulez dire une de nos Soeurs? --Oui. Je suis un ancien soldat, voyez-vous: pour moi, tout ce qui n'est pas un supérieur est un inférieur. Eh bien! votre Soeur m'a appelé «petit homme», je n'aime pas cela. --Il faudra nous pardonner si nous recommençons, dit la Soeur, sur le visage de laquelle le même sourire léger reparut: c'est un peu l'usage chez nous. --Et puis, je voudrais savoir si on a la liberté de son opinion ici? Je préfère vous le dire tout de suite, je ne crois pas à grand'chose, moi, je ne suis pas dévot, je ne fais pas de mômeries. Et si on n'a pas la liberté de son opinion, je me remmène! Le Bolloche disait cela de son plus grand air. Il s'aperçut avec étonnement que la Soeur souriait pour tout de bon, d'un sourire si épanoui, si profond, si jeune, qu'il en perdit contenance. --Dame, fit-il, puisque c'est mon opinion! --Ne craignez rien, répondit-elle: nous avons plusieurs petits bonshommes qui pensent comme vous. Puis elle descendit le perron, et vint donner la main, pour l'aider à sortir de la voiture, à la mère Le Bolloche, tout effarée des audaces de son mari. Celui-ci avait déjà commencé à dételer l'âne. --Conduisez-le à l'écurie, dit la Soeur, là-bas... oui, c'est cela... tournez à gauche... devant vous maintenant. Autour de Le Bolloche s'étendaient de nombreux bâtiments de service, porcherie, écurie, poulailler, étables, et, sur la pente de la colline, du côté opposé à celui de l'entrée, un vaste champ de seigle avec des cordons de pommiers nains. Dans les allées se promenait une population lente, voûtée, cassée, trébuchante de vieillards. Il y avait autant de béquilles que de jambes saines. Le vent maussade qui, là-haut, chassait des nuées fumeuses, aurait pu, sans se gêner, coucher à terre ces pauvres ruines humaines. En les regardant, Le Bolloche s'attendrit sur son propre sort. Il détela l'âne, l'attacha devant une crèche, et le combla de foin. --Toi, au moins, dit-il, tu ne souffriras pas. Ensuite il se mit à décharger la voiture et, commençant par la bourriche, il enleva les baguettes qui retenaient captifs le coq et la poule. A peine sorti, le coq battit des ailes, et chanta. La poule se frotta le bec aux touffes d'herbe de la cour, et picora, sans le moindre trouble. Le vieux Le Bolloche, qui avait en ce moment la comparaison triste, leva les épaules. --Les bêtes, murmura-t-il, ça ne s'aperçoit de rien: ici, là-bas, tout leur est égal! Et, du revers de sa manche, il essuya une larme, que personne heureusement n'avait vu couler. III C'étaient bien des ruines, en effet, ces pensionnaires de Jeanne Jugan, ruines de toutes sortes et de toutes provenances. Les uns avaient toute leur vie miséré, les autres étaient déchus d'une petite aisance ou même d'une fortune. Les causes qui les avaient amenés là, dans cet abri où la charité se faisait aveugle pour les recevoir, variaient peu: c'était le malheur pour quelques-uns, l'inconduite pour beaucoup. Certains avaient usé vingt professions, couru l'Europe et l'Amérique, photographié des noces de boutiquiers à Paris, ramassé des escargots pour les restaurants, cueilli de la mousse pour les fleuristes dans les bois de Viroflay et lacé les boeufs sauvages dans les prairies de la Plata; ils avaient essayé de tout, n'avaient pris pied nulle part, et, traqués par la faim, ne s'étaient remisés chez les Petites Soeurs qu'avec l'espoir secret d'en sortir encore. Tous ils vivaient de la vie commune, mais non pas de la même manière. Des rencontres de goûts et d'origine, des similitudes de métiers ou de souffrances même, les groupaient en petites compagnies, pour la promenade ou le travail. Car on travaillait, à l'hospice: oh! pour rire, à des travaux d'enfants qui, laissés au caprice de chacun ne duraient guère, et ne rapportaient rien. D'aucuns, tisserands, dans une salle basse, poussaient la châsse une heure ou deux; une demi-douzaine de tailleurs passaient des fils dans des déchirures d'habits déjà reprisés; des campagnards soignaient les vaches et le cheval, coupaient de l'herbe ou tressaient des paniers; au beau temps, la fenaison réunissait les plus valides, pendant huit jours, dans un petit pré; d'un bout de l'année à l'autre, ceux qui pouvaient tenir une bêche remuaient un demi-mètre de terre ou coupaient une mauvaise herbe dans un jardinet qui leur était concédé en propre, et dont ils aménageaient la culture au gré de leur esprit, celui-ci en potager, celui-là en verger minuscule, l'autre en parterre fleuri. Il y avait aussi des paresseux incorrigibles ou des impotents qui ne faisaient rien. Autour d'eux, pour eux, la charité veillait, peinait et souriait. Afin qu'ils pussent se reposer pleinement, elle ne prenait pas de repos. On l'eût dite riche, tant elle trouvait de moyens d'être aimable et secourable. Sa patience n'avait presque point de limite. Elle pratiquait l'art ingrat d'être maternelle avec les vieux. Le Bolloche eut rapidement son groupe. C'étaient tous les anciens soldats, épars jusque-là et flottants dans la population de l'hospice. L'éloquence du vieux sous-officier, sa prestance, l'éclat magique des galons dont ils croyaient voir le rayon d'or sur sa manche d'invalide, les avaient attirés. Ils l'écoutaient volontiers. Au milieu d'eux, Le Bolloche retrouvait l'illusion de la caserne et du commandement. Bataillon très mêlé sans doute, où toutes les armes se confondaient et dont plusieurs dignitaires arrivaient des compagnies de discipline. Mais qu'importait? Ils étaient du métier. On mettait les campagnes en commun. Chacun disait la sienne, souvent la même, et jamais de la même façon. Ils avaient une manière à eux de parler de la guerre. Chacun n'avait vu qu'un petit coin du champ de bataille. Beaucoup étaient restés l'arme au pied une demi-journée sous la pluie des obus éclatant. Leurs récits donnaient une idée mesquine et tronquée des choses militaires. Ils s'y complaisaient pourtant, et y revenaient sans cesse, à propos d'un détail qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir dit. Les jours de sortie, ceux qui rentraient de la ville avec un journal lisaient aux autres des nouvelles merveilleuses. On s'échauffait à propos des armements prodigieux de la Russie ou de l'Allemagne, des fusils capables de percer des troncs de chêne de cinquante centimètres, d'une poudre sans fumée, d'un bateau sous-marin, d'une expérience de torpilles. Les plus chauvins donnaient le ton, les vieux redevenaient jeunes, un ferment des anciennes fièvres glorieuses leur courait dans le sang. Alors, c'étaient des défis à tous les peuples ennemis, des jurons d'amour pour la patrie française, des prédictions de victoires. Tous ils voyaient l'armée victorieuse passant la frontière, et se ruant sur les villages du Rhin; ils croyaient en être, ils pillaient, ils tuaient, ils s'enivraient, et s'endormaient dans les petits draps blancs des vaincus. Dans ces moments-là, Le Bolloche était superbe. Il les empoignait tous, avec sa voix encore frappée au timbre des alcools de cantine. Le pas s'accélérait, les cannes se levaient, les bras rhumatisants s'étendaient en avant. Pauvres bonshommes! leurs coeurs de troupiers français n'avaient pas vieilli! D'habitude, ils causaient de ces sujets passionnants autour du seigle, dont les épis commençaient à montrer le nez. Et là-haut, sur la terrasse de l'hospice, quand une Soeur passait, étonnée de tant d'animation, elle s'arrêtait un moment. D'un oeil tranquille elle suivait ces guerriers et les comptait, craignant toujours que le compte n'y fût pas. «Voilà nos petits vieux qui parlent de la guerre», pensait-elle. Le genre de plaisir qu'ils y prenaient lui était complètement étranger. Mais elle n'était pas fâchée de les voir si martiaux. Cela lui faisait l'impression que font aux mères les garçons qui jouent aux soldats de plomb, tapageusement. Puis, satisfaite de son inspection, la cornette blanche s'en allait. Les petits vieux ne l'avaient pas aperçue. Le régime n'était pas dur. Le Bolloche avouait même qu'il ne lui déplaisait point. Il avait l'illusion de l'activité et la réalité du repos. Ses compagnons donnaient pleine satisfaction à son goût de gloriole. Il mangeait bien, souffrait peu de sa jambe, respirait huit heures par jour l'air des collines que vivifiait le cours prochain d'une grande rivière, étendue et ramifiée à l'infini dans la campagne verte, comme la nervure bleue d'une feuille de chardon. Et cependant il dépérissait. Les rides creuses de ses joues se creusaient encore. Il avait des moments de mutisme et de sauvagerie auxquels les Soeurs ne se trompaient pas. Soeur Dorothée avait essayé d'une ration supplémentaire de tabac, un moyen pourtant bien efficace. Le Bolloche avait pris, remercié, fumé: il ne s'était pas ragaillardi. «Peut-être qu'il voudrait voir sa femme plus souvent,» avait songé la Soeur. Et, au lieu de deux fois par semaine, Le Bolloche s'était rencontré chaque jour, dans un corridor de l'hospice, avec sa femme, très bien habituée, elle, très douce et effacée, là comme ailleurs. Ils causaient un peu. Mais ils n'avaient pas grand'chose à se dire, n'ayant jamais eu la même humeur, et n'ayant plus la même vie. Le bonhomme ne revenait pas plus gai de ces visites de faveur. A force d'y songer, Soeur Dorothée eut une inspiration. L'ayant aperçu qui, au milieu de son parterre, le pied sur sa pelle, immobile, regardait obstinément la partie basse de la ville, les horizons voilés où les maisons, les rues, les jardins, n'ont plus de forme arrêtée, et ne sont plus que des nuances dans la gamme adoucie des lointains, elle devina sa pensée. --C'est votre fille qui vous manque? dit-elle. Le Bolloche, qui n'avait pas vu la Soeur, tressaillit à ce mot. Son vieux visage devint dur, ses yeux s'emplirent d'un feu sombre: il n'aimait pas qu'on sût ses affaires, et la découverte d'un chagrin, qu'il était trop fier pour confier à personne, le blessait comme une indiscrétion. Mais bientôt, l'émotion que ce nom lui avait causée: «votre fille», fut la plus forte. Il ne fut point maître de s'y abandonner; elle l'emporta tout entier, elle le changea. Ses traits se détendirent, et, humblement, doucement, d'un ton où perçait l'aveu de sa longue souffrance, il répondit: --C'est vrai! --Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt? reprit la Soeur. Depuis cinq semaines que vous êtes ici, vous ne l'avez pas vue? --Non. --Voulez-vous que je lui écrive de venir? --Oh! oui! --Vous l'aimez bien cette Désirée? Il n'eut pas la force de répondre. Ses mains tremblaient sur le manche de sa pelle, et ses yeux qu'il avait détournés, voyaient sans doute en songe, debout dans l'herbe du pré, l'enfant qui venait à lui. Le soir, quand Soeur Dorothée demanda à la supérieure la permission d'écrire, elle ajouta: --Ce petit vieux est incroyable: on dirait que c'est lui qui est la mère. Et, ayant couvert une feuille de papier d'une écriture inégale et hâtive, elle la mit à la poste, à l'adresse de Désirée. IV Si la jeune fille n'avait point encore visité ses parents, ce n'avait pas été faute d'y songer. Mais l'aïeule était tombée malade assez gravement, et, malade, elle était, comme beaucoup d'infirmes, d'une exigence extrême. La solitude lui faisait horreur. Il avait fallu la soigner, la veiller, ne jamais la quitter. A peine laissait-elle Désirée sortir le temps d'aller acheter des provisions, un peu au delà de l'octroi. Comment eût-elle permis une course à l'hospice qui, vu la longue distance, eût pris toute une matinée? Désirée avait dû attendre, et les semaines s'étaient écoulées. La lettre de Soeur Dorothée arriva en pleine convalescence de la malade, et ces deux causes combinées, instances d'un côté, santé renaissante de l'autre, décidèrent l'aïeule. --Va, ma petite, dit-elle. Sois le moins longtemps possible. Tu me rapporteras des nouvelles d'Honoré. Elle ne pensait guère à sa bru, ni autrefois, ni à présent. Honoré seul l'occupait. Désirée partit aussitôt. Elle était contente à la pensée de revoir les siens, contente aussi d'être libre et de la beauté du jour. Il faisait un temps gris si léger que tous les rayons le traversaient, un de ces ciels de fin de mai qui habituent les fleurs au grand soleil d'été. Les stellaires étoilaient les talus de la banlieue. Des deux côtés de la route, quand Désirée passait, des moineaux perchés sur les toits, sur les vieux murs, s'envolaient en troupes, avec un petit cri d'appel si gai, si vif, qu'il semblait à Désirée que son coeur s'envolait aussi. Il n'allait pas d'ailleurs bien loin, pas plus qu'eux. Sa nature n'était pas rêveuse, mais plutôt agissante et vaillante. Elle songeait à des commandes qu'il fallait livrer dans la semaine, à une lessive qu'elle aurait bientôt, à un semis de volubilis qu'elle avait fait le long de la maison, et qui commençait à lever, mais surtout au moyen d'apprendre à tresser le rotin et l'osier, maintenant que son métier d'enfance périssait. Elle avait mis sa robe bleue, un col blanc attaché par une broche de cornaline et un chapeau,--pour un si long voyage!--composé d'un seul ruban bleu chiffonné sur du tulle noir. C'était ce qu'elle avait de plus beau. Un autre aurait trouvé la toilette bien pauvre. Mais elle s'en inquiétait peu, n'ayant souci, pour le moment, que de plaire à ceux qu'elle allait voir. Elle était sûre d'y réussir. Et ainsi faite, songeant, pour le résoudre, au problème toujours compliqué de sa vie de travail, elle marchait sans se presser sur la route où des brises folles, soufflant au travers des haies, s'amusaient à faire tourner des pincées de poussière. Avant d'entrer à l'hospice, Désirée s'arrêta devant le moulin, un peu lasse, un peu rouge, afin de reprendre haleine et de relever ses cheveux dont la masse trop lourde, détachée par la marche, lui tombait sur la nuque. La route, à quelques pas de là, finissait. Un tertre au gazon pelé par le pied des mulets portait le moulin blanc. Les quatre ailes viraient d'un mouvement puissant, avec un doux gémissement de bois qui plie, comme il en sort des mâts de navires ou du joug des boeufs en labour. Le vent montait de la rivière. Et Désirée était charmante, tête nue, la taille cambrée, les bras écartés pour nouer ses cheveux d'or. C'est précisément à quoi réfléchissait un jeune meunier qui, sans qu'elle l'aperçût, s'était accoudé à la lucarne du moulin. De tout temps les meuniers ont passé pour philosophes et méditatifs. Je parle de ceux des hauteurs: leur métier les y porte. Ils tiennent de l'ermite et du guetteur de phare. Une partie de leur vie se passe à attendre, l'autre à laisser travailler le vent. Ils voient de grands horizons, et les choses petites au-dessous d'eux. Quand leur nature n'y est point rebelle, les meuniers ont beau jeu pour songer. Celui-là ne sortait pas de la tradition. Son large feutre enfariné coiffait une assez belle tête de garçon, un peu molle, mais intelligente, des yeux bruns, des joues sans teint et une bouche légèrement relevée, dont le visage prenait un air de goguenardise: signe distinctif de l'espèce. Il s'avança encore un peu dans la lucarne, et dit: --Vous n'avez pas l'air bien pressée, mademoiselle? Ce sont là de ces phrases banales par lesquelles, dans le peuple, les inconnus se tâtent, et manifestent l'intention d'engager un brin de causerie. Elle le regarda, surprise, et ne lui trouvant pas les yeux trop hardis, répliqua: --Ni vous non plus, à ce que je vois. --Que voulez-vous, reprit-il, quand le moulin va, les meuniers n'ont rien de mieux à faire que de regarder les filles qui passent; c'est un joli métier: même quand ça va le mieux, on a de la liberté. --Tous les métiers ne sont pas de même, fit Désirée en soupirant. Elle renoua la bride fanée de son chapeau, et se détourna pour s'en aller. Mais elle lui plaisait évidemment, car il la retint en demandant: --Que faites-vous donc? --Pailleuse de chaises, répondit-elle. Autrefois c'était bon. Nous gagnions notre vie. Et puis ça s'est perdu. Mon père a été obligé de se mettre à l'hospice. Un bon travailleur, pourtant, je vous assure, jamais en retard, point dépensier; tout le monde l'aimait. --Il est à Jeanne Jugan? --Oui, et ma mère aussi: je vais les voir. --Alors, vous êtes comme orpheline chez vous, mademoiselle Rose? --Non, pas Rose, dit-elle en riant: Désirée. Ils se regardèrent un moment, riant tous deux de la façon drôle dont il lui avait demandé son nom. Elle ajouta: --Je ne suis pas si seule que vous croyez: j'ai ma grand'mère avec moi. --Vous habitez loin? --De l'autre côté de la ville, proche l'octroi. Grand'mère est aveugle. --Aveugle! répéta le jeune homme, ce ne doit pas être gai pour vous? --C'est surtout triste pour elle. --Mais alors vous ne sortez guère? --Presque pas. --Le dimanche, n'est-ce pas, un tour à la foire ou bien dans les assemblées? --Jamais! fit Désirée, comme si cette supposition l'eût offensée, je n'y vais jamais. Elle se mit à rougir, subitement devenue confuse du tour intime que prenait la causerie. Lui, au contraire, montrait ses dents blanches. Il avait l'air tout content. --Je vous crois, mademoiselle Désirée, et ça se voit bien sans que vous le disiez. Au revoir donc! --Bonsoir, monsieur! A peine eut-elle tourné le coin de la haie, qu'elle se sentit toute dépitée. S'arrêter ainsi à causer dans les chemins! Comment avait-elle fait cela? Et que de choses elle avait racontées en peu de temps: son père, sa mère, l'aïeule, la vie qu'on menait à la maison! Il lui faisait dire tout ce qu'il voulait. Et lui, prudemment, savait se taire. Comme il était adroit pour enjôler les filles, ce garçon! Avant de pénétrer dans la cour, comme elle était cachée par le mur, elle tourna la tête rapidement, et jeta un coup d'oeil du côté du moulin. La lucarne était vide, toute noire sur le mur blanc. «Heureusement, pensa Désirée, qu'il avait l'air honnête et que personne ne m'a vue.» Elle monta les marches du perron, et demanda son père. Le Bolloche était dehors, au milieu d'un espace découvert et sablé, qui s'étendait au bas du champ de seigle. On l'avait pris pour arbitre d'un coup de boule douteux, et, courbé, il mesurait avec sa canne la distance contestée. Une dizaine de joueurs, ses compagnons, penchés en cercle, étaient absorbés par l'attrait de cette vérification. Ils se relevèrent tous ensemble, et Le Bolloche aperçut Désirée qui dévalait le long du champ, sa robe bleue frôlant les pommiers nains et la bordure de fraisiers hardiment fleurie par-dessous. --Ma fille! dit-il. C'était un événement, ces vingt ans dans un asile de vieillards, cette santé rayonnante au milieu de toutes les décrépitudes humaines. Les camarades de Le Bolloche, leurs boules à la main, regardaient venir la jeune fille. Presque tous sans famille, ayant roulé partout sans s'attacher nulle part, isolés d'ailleurs par leur âge et enserrés déjà dans cette demi-mort de refuge que la charité ne peut déguiser complètement, ils respiraient comme un parfum cette apparition qui s'avançait. Tous en étaient réjouis. Elle rappelait à chacun quelque souvenir cher. --Elle ressemble à une belle cantinière que j'ai connue, dit l'un. --Si elle avait des cheveux sur le front, ne jurerait-on pas une actrice du café du cours Dajo? reprit un autre, un ancien marin dont la mémoire refluait très loin en arrière, à la vue de Désirée. Un troisième murmura un nom que personne n'entendit. Sa tête, branlant par saccades, s'abaissa sur sa poitrine, deux larmes tombèrent sur les chiffons de laine dont ses pieds malades étaient enveloppés, et nul ne sut quelle image lointaine de femme ou de jeune fille saluait, à travers les temps, l'émotion de cet abandonné. Ils virent Le Bolloche s'avancer vers Désirée, passer son bras sous le sien, et s'enfoncer dans l'allée qui coupait les champs à mi-côte. Tirés de leur extase, ils s'entreregardèrent alors les uns les autres d'un air dur. Ils étaient jaloux de l'ancien sergent. Personne ne venait ainsi pour eux. La partie de boules fut laissée là. Le Bolloche et sa fille se promenèrent d'abord tous deux dans l'allée. Il était rayonnant. Son bonheur se doublait de la fierté de marcher près d'elle. Il jouissait des étonnements qu'elle provoquait. Il la considérait, comme pour réhabituer ses yeux à chacun des traits de son enfant. --Ah! petite, disait-il, petite, que je suis content! Je ne puis vivre sans te voir! Il ne pouvait dire autre chose. Puis la mère Le Bolloche vint les retrouver. On monta vers l'hospice dont il fallut faire le tour, vers le grand verger entouré de murs, qui ne s'ouvrait que par faveur aux parents en visite. Et alors la conversation s'engagea. Désirée avait dû se mettre entre les deux vieux. Ils lui parlaient en même temps, chacun de ce qui l'intéressait. Les moindres choses du domaine revivaient dans leur souvenir avec une merveilleuse intensité de tendresse et de regret. C'est incroyable tout ce qu'un pré, une maison et une pauvre aïeule qu'on a laissés peuvent fournir de questions. Désirée répondait de son mieux. La joie des siens l'épanouissait aussi. Elle n'avait pas le temps de penser à elle-même. Et cependant, chaque fois qu'elle arrivait au détour d'une certaine allée, l'ombre des ailes du moulin, franchissant les murs, accourait au-devant d'elle, l'enveloppait, semblait vouloir l'enlever au passage. Désirée en éprouvait un petit frisson. Elle s'imaginait, bien à tort peut-être, et sans avoir la liberté d'y penser, d'ailleurs, que ces grands bras d'ombre l'appelaient, et qu'il y avait là-bas, par une fente ignorée du moulin, deux yeux bruns qui la suivaient. V De retour chez elle, Désirée trouva l'aïeule moins inquiète qu'elle ne le supposait, heureuse de lui annoncer: --Petite, il est venu pendant ton absence une belle commande, douze chaises à rempailler finement, en blanc et noir: on dirait que le métier veut reprendre. Désirée ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, mais l'occasion n'en était pas moins bonne. Dès le lendemain elle se mit au travail, toute reposée et renouvelée par cet après-midi de la veille. Elle dut sortir de l'appentis les gerbes de seigle trié, qu'un trop long séjour à l'ombre avait rendues humides, les délier et les étendre sur un coin fauché du pré, par jonchées régulières. Et, tandis que le soleil et l'air les séchaient, elle s'occupa à enlever les garnitures usées des chaises, à consolider leurs barreaux, à teindre quelques poignées de tiges qui feraient, sur les sièges nouveaux, des mouchetures régulières, comme des queues d'hermine sur une pelleterie claire. Cela lui prit deux jours. Pendant ce temps, elle songea bien, plusieurs fois, à la rencontre qu'elle avait faite de ce meunier, sans déplaisir, mais sans trouble non plus, ainsi que nous pensons aux choses qui n'auront pas de suite. De la côte de l'octroi, en allant acheter ses provisions, elle chercha les ailes du moulin à l'horizon, et elle les aperçut qui tournaient, toutes petites, comme un jouet d'enfant. Le troisième jour au soir, voyant que la paille était sèche et qu'elle avait repris sa belle teinte d'or pâle, elle jugea qu'il était temps de la rassembler. Par javelles minces, soigneusement, pour ne pas froisser les tuyaux droits du seigle, elle la relevait et la portait sous l'appentis. On eût dit une moissonneuse. Elle aimait à manier cette matière souple et frémissante que chaque pas faisait trembler sous son bras; il lui plaisait de courir ainsi dans la longueur du pré, dans l'herbe encore chaude de l'ardente rayée qu'elle avait bue. La moindre circonstance qui la tirait du logis semblait une distraction à cette fille laborieuse. Au moment où elle ramassait les dernières brassées de paille, le soleil était depuis longtemps couché, le crépuscule envahissait le faubourg. Et voilà qu'en se redressant, Désirée vit la forme d'une tête d'homme au-dessus du mur qui se dessinait comme un ruban brun sur le couchant. Elle n'hésita pas une seconde: c'était lui. Une rougeur lui monta au visage. Elle se baissa vivement, saisit le reste de sa paille, et, sans se détourner vers la porte, rentra dans l'appentis. Quand elle en sortit, le jeune homme, ou cette forme qu'elle avait pris pour lui, s'était effacé. Que venait-il faire? Depuis combien de temps la regardait-il? Oh! ceci était une chose grave. Pourquoi lui, qui l'avait appelée le premier jour par la fenêtre de son moulin, avait-il peur d'elle à présent? Car il avait disparu, sitôt qu'elle l'avait regardé. Disparu? Peut-être s'était-il caché? Toutes ces questions se pressaient dans l'esprit de Désirée. «Après tout, se dit-elle, ce garçon ne peut me vouloir du mal. Je veux savoir ce qu'il est devenu, et j'irai voir.» Elle remonta le pré dans le foin haut, longea le mur, et bravement, à l'endroit où l'apparition s'était évanouie, posant le pied sur une pierre en saillie, elle se haussa jusqu'à dépasser le mur de la moitié de son corps. La route fuyait, floconneuse et grise. Personne qu'un paysan, qui descendait la côte au trot de sa carriole. Pourtant elle ne s'était pas trompée. Elle considéra le sommet du mur: les barbes des mousses qui le couvraient, les rameaux étoilés d'une plante jaune qui y fleurissait, étaient couchés par place. Quelqu'un s'était appuyé là. Elle chercha encore, et, sur une ardoise nue, déchaussée de la muraille, au dernier rayon du jour, elle reconnut vaguement que des lettres avaient été tracées. Elle enleva la pierre, la tourna vers le couchant que bordait une dernière frange d'or pâle, et lut: «Désirée.» Quel autre que lui avait pu écrire ce nom-là? La rosée d'une seule nuit eût suffi à effacer les caractères tracés à la pointe du couteau, tandis qu'au contraire, sur le bord de chaque trait, un duvet de poussière enlevé par l'entaille restait encore. C'était donc lui qui, tout à l'heure, l'avait regardée quand elle levait ses javelles de seigle, et, pour lui faire entendre ce qu'il n'osait lui dire, pour lui montrer qu'il songeait à elle, avait écrit: «Désirée.» Ce mot-là, c'était une lettre, en somme. Une lettre d'amour. Qu'est-ce que cela signifiait, «Désirée», sinon: «Je vous aime?» Il l'aimait donc? La jeune fille emporta l'ardoise, et rentra. La grand'mère attendait. --Tu as été bien longtemps, dit-elle. L'Angélus a sonné aux deux paroisses. Désirée lisait pour la dixième fois, à la lumière d'une bougie, le mot écrit sur la pierre. --Tu avais donc bonne envie de travailler ce soir? reprenait l'aïeule... Allons, mange un peu... Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu es lasse?... Mais elle ne répondait que des mots distraits. Et l'aïeule, au son un peu altéré de la voix de sa petite-fille, se confirmant dans la pensée que l'enfant s'était surmenée, disait amicalement: --Tu te donnes trop de tourment, ma pauvre petite, tu veilles trop tard dans l'appentis, et cela te change la voix. Désirée déclara qu'elle était lasse, fatiguée, et la grand'mère fit semblant d'avoir sommeil plus tôt que de coutume ce soir-là. Alors, libre de songer, d'étudier ce qui était arrivé et ce qu'elle éprouvait en elle-même, la jeune fille se laissa emporter par le rêve. Elle était donc aimée! Cela lui semblait très sûr et très doux. Le soupçon ne lui vint pas même qu'il eût voulu plaisanter. Le premier mot d'amour, incertain et voilé, le premier hommage rendu à son charme de jeune fille, avait atteint le fond de cette nature primitive. Elle y répondait déjà par de grands élans de coeur qui la surprenaient elle-même. Et, peu à peu, elle en vint à songer que ces idées qui la remplissaient maintenant étaient nées le jour même où elle avait rencontré ce garçon. Un trouble profond et délicieux s'en suivit. Demain, l'avenir, se marier, être heureuse: elle était remuée par ces lointains magiques et vagues, comme ces petites rivières aux bords pleins d'ombre, qui ressentent, jusqu'à leur source, la poussée de la mer invisible. Tous les détails de leur courte entrevue lui redevenaient présents. Elle se rappelait les questions qu'il lui avait faites, les moindres paroles qu'il lui avait dites, afin d'y découvrir aussi un sens nouveau. Elle n'y réussit que trop. L'une d'elles, que Désirée n'avait point remarquée d'abord, commença à l'inquiéter. Quand elle avait répondu qu'elle n'allait jamais aux assemblées: --Je vous crois, avait-il dit en riant, cela se voit sans que vous le disiez. A quoi donc l'avait-il deviné? Sans doute il la trouvait trop pauvre et trop mal habillée? Les filles qui vont le dimanche en promenade, celles qui peuvent prétendre à plaire, sont autrement vêtues. Il l'en avait avertie. --On voit bien que vous n'avez pas de belles façons, et que vous ne savez pas vous mettre. Oui, voilà ce que signifiaient la phrase et le sourire qui l'accompagnait. S'il la retrouvait ainsi, quand elle retournerait voir son père et passerait près du moulin blanc, le caprice passager qu'elle avait pu lui inspirer disparaîtrait. Désirée Le Bolloche n'était pas assez bien habillée, pas assez coquette, non sûrement, pour qu'un homme fût fier de la promener à son bras. Lui surtout, car il devait être riche; il devait aimer les jolies robes, les gants, les plumes au chapeau, les petits souliers mordorés que portent les ouvrières de la ville, et même les jeunes laitières de la campagne. Tandis qu'elle! Oh! la pauvreté dure! Oh! le bonheur de celles qui ont un peu d'argent pour se faire belles! Cette pensée triste remplaça bientôt toutes les autres. La chanson d'amour à peine commencée dégénérait en plainte. Désirée demeura éveillée une partie de la nuit. Puis, lentement, un projet lui vint. Elle hésita, le repoussa, le reprit... Le lendemain, avant le jour, elle était au travail. Elle se hâtait si fiévreusement que jamais elle n'avait travaillé de la sorte. En moins de temps qu'on ne lui en avait accordé, les douze chaises purent être livrées et payées. Désirée, en rapportant l'argent, dit à l'aïeule: --Grand'mère, si tu voulais bien, j'irais demain à Jeanne Jugan. --Demain, petite, c'est bien tôt. Il n'y a pas dix jours que tu ne les as vus! --Grand'mère, j'ai fini l'ouvrage, laisse-moi aller. L'aïeule répondit après un moment: --Je vois bien que tu ne te plais plus ici, ma petite. Je suis trop vieille, et tu es trop jeune. Je le savais bien quand ton père est parti. Va donc comme il te plaira. Et ni l'une ni l'autre ne causèrent plus de cette absence du lendemain. Désirée tâcha d'être douce et prévenante. Elle aida la grand'mère à se déshabiller, et, assise près de la table, prétextant un ouvrage de couture à terminer, elle attendit. Lorsque l'aïeule fut endormie, la jeune fille s'habilla, jeta une pèlerine sur ses épaules, sortit de la chambre avec précaution, et, traversant le pré, fut bientôt sur la route qui montait vers la ville. Elle hâtait le pas, un peu inquiète d'être seule à cette heure déjà tardive. Quelques ouvriers qui la croisaient, la regardaient effrontément. Elle avait peur des renfoncements obscurs des cours. A chaque moment, il lui semblait qu'on la suivait. Et cependant la pensée ne lui venait pas de retourner en arrière. Son projet lui donnait courage, et parfois la faisait sourire. Elle allait. Bientôt les rues devinrent plus éclairées. Des devantures de boutiques étincelèrent à droite et à gauche. Elle marcha plus tranquille. Les passants la protégeaient de leur nombre. Enfin, elle s'arrêta devant la porte d'un grand magasin de nouveautés, qui projetait aux deux angles du boulevard la lumière de ses lampes électriques. C'était là. Avec un peu d'hésitation, elle s'avança, éblouie, les yeux à demi fermés. Il n'y avait pas beaucoup d'acheteurs dans le hall immense. Un employé vint à elle, et lui demanda, de cet air fat qu'ils prennent volontiers quand une fille est seule, pauvre et jolie: --A quel rayon mademoiselle désire-t-elle que je la conduise: soieries, dentelles, trousseaux, layettes? Quel rayon? Jamais Désirée n'était entrée dans un grand magasin. --Oui, répéta-t-il, que demandez-vous? Alors son secret lui échappa, et elle dit, non pas comme une réponse, mais se parlant à elle-même d'un ton de rêve et dans la vision d'une chose lointaine, étrangement douce: --Je voudrais une ombrelle rose! Elle n'eut que vingt pas à faire. On lui montra des ombrelles chères, d'abord, tendues en soie, frangées, montées sur des manches sculptés. Dans le nombre, il y en avait de roses. Mais Désirée n'avait pas beaucoup d'argent. Il fallut descendre jusqu'au plus bas prix. Enfin elle trouva ce qu'elle cherchait: une ombrelle d'étoffe commune, blanche par-dessus, doublée à l'intérieur de mauve assez vif qui pouvait passer pour du rose. Le manche en était blanc et recourbé. Désirée l'acheta. Elle fit encore l'acquisition d'une paire de gants de fil à jours, d'un dessin léger, ayant remarqué que, le dimanche, de pauvres filles comme elles commençaient à ne plus vouloir sortir les mains nues. Et par les rues elle se remit à marcher vers la banlieue de moins en moins éclairée et peuplée de passants. Mais maintenant elle n'avait plus peur. Elle portait sous son bras l'ombrelle, roulée dans une gaine de papier gris. Elle n'aurait pas plus joyeusement emporté un trésor. Il s'agissait bien en effet d'un trésor, puisque c'était pour être plus belle, pour mieux gagner l'amour de ce jeune meunier, qu'elle avait dépensé, sans en prévenir sa grand'mère, une grande partie de son gain de toute la semaine. Comme elle serait élégante demain, lorsque, midi sonnant, elle s'en irait vers Jeanne Jugan, vers le moulin qui peut-être aurait encore ouvert sa fenêtre! Elle pensait à cela. La route du retour lui parut courte. Elle rentra dans les ténèbres. La grand'mère ne s'était pas réveillée. Tous les grillons du pré chantaient autour de la maison, sous les épis du foin haut. VI Le lendemain, dans l'après-midi, Désirée se rendit à l'hospice. En si peu de temps, comme tout avait poussé! Les dahlias de la cour dépassaient d'un pied leurs tuteurs; des roses grimpantes, ouvertes toutes ensemble au soleil de juin, débordaient, à flots roses et jaunes, l'arête moussue des murs. En apercevant la visiteuse, son ancienne maîtresse, le coq de Barbarie, qui jouissait, vu sa petite taille, du droit de libre parcours, sortit de l'abri d'un fusain, et suivit la jeune fille, comme si elle eût eu encore du menu grain dans son tablier. Désirée, qui était de bonne humeur, se détourna vers lui, et demanda: --Petit, sais-tu où est le père Le Bolloche? Il répondit un tel kirikiki, d'un ton si drôle et si décidé, qu'elle ne pût s'empêcher de rire. --Sorti! reprit-elle, que chantes-tu là? Il est tout au plus dans le verger, n'est-ce pas, ma Soeur? --Ma foi, mademoiselle, dit la religieuse qui passait, je ne sais trop: de ce temps-ci, tous nos petits bonshommes sont en l'air. Le soleil vivifiait, en effet, les pensionnaires de Jeanne Jugan. A l'exception de quelques-uns, trop fanés pour reverdir, qui les aurait reconnus? Ils râtissaient les allées, sarclaient des massifs, se promenaient d'une allure double de celle d'hiver. Plusieurs faisaient des dessins sur le sable avec leurs béquilles. Il y en avait un qui cueillait des cerises, à califourchon sur une branche. Tous portaient une veste claire, faite en chiffons de coutil par des mains qui ne laissent rien perdre. Jour de trêve, illusion que répand sur les souffrances humaines la grande lumière douce! Désirée interrogea celui qui cueillait des cerises. --Tu demandes le sergent, ma jolie fille? --Mais oui, le père Le Bolloche. --A faucher dans le pré! --Vous dites? --Je dis qu'il est à faucher dans le pré. Même il commande l'escouade. C'est qu'il est rudement jeune, lui! Et, galamment, le bonhomme se laissa glisser à terre pour conduire la fille d'Honoré Le Bolloche. --Tu ne sais pas la route, dit-il sérieusement, et nous autres, vois-tu bien, nous ne sommes pas à l'heure ici: on a toujours le temps de faire l'ouvrage. Ils remontèrent la pente, prirent à droite de l'hospice, et, par une barrière qui coupait le mur d'enceinte, pénétrèrent dans un pré long et tournant autour de l'enclos. Ce pré formait comme une couronne, comme un anneau vert enserrant le domaine des Soeurs, et confinait, par une haie vive, au tertre du meunier. Arrivée là, Désirée vit un spectacle nouveau. Huit vieux, armés de huit faux, les manches de chemises retroussées, taillaient en ligne dans l'herbe haute. Au milieu, Le Bolloche, le plus grand de tous, sa jambe de bois en avant, travaillait comme un jeune homme. C'était merveille de voir l'ampleur de l'entaille circulaire qui se creusait devant lui, à chaque coup de sa faux. Il ne s'arrêtait pas, comme faisaient les autres, qui, sous prétexte de redresser une brèche, tapotaient un petit quart d'heure sur leur lame. Il était de corvée, et prenait la chose au sérieux. Chef d'escouade, songez donc! Il mettait de la vanité à paraître infatigable, à largement arrondir ses bras, à ne pas se laisser distraire surtout; non, pas même quand une vieille Soeur passait derrière la ligne des faucheurs, un pichet de cidre à la main, et disait: --Allons, mes petits bonshommes, ne travaillez pas trop, buvez un peu, il fait si chaud! Désirée s'approcha. Il la regarda d'un air contrarié. --Tu vois bien, dit-il, que j'ai de la besogne à abattre! Va m'attendre là-bas. Le fauchage, mon enfant, c'est comme l'astiquage: ça ne s'interrompt pas! Et, disant cela, il était superbe, la tête droite, la main appuyée sur sa faux relevée; il se sentait admiré par les camarades, ruines plus effrondées que lui. --Là-bas! répéta-t-il. Désirée gagna la place qu'indiquait le geste du bonhomme, un peu loin dans le pré, à côté de la haie. Là, elle s'assit sur l'herbe, non sans avoir observé, en elle-même, que le moulin était proche, et qu'il ne virait pas. La pensée du meunier ne l'avait guère quittée. Elle l'avait occupée le long du chemin, à présent elle faisait battre son coeur, plus vite que de coutume, sous sa taille de coutil à fleurs. Et la pensée qui nous tient, vous le savez, nous pose et nous modèle à sa guise. La jeune fille ne regardait pas la haie, sans doute, mais elle la surveillait du coin de ses yeux clairs errant sur la prairie. Elle attendait quelque chose qui devait venir de là. Elle se sentait toute voisine d'une heure grave et mystérieuse encore de sa vie. Pour un souffle d'air dans les ronces, elle tressaillait. La coulée d'un mulot sur les feuilles mortes lui paraissait un pas qui s'approche. Parfois elle fermait les yeux pour se ressaisir elle-même, pour ne pas céder à je ne sais quel vertige qui la prenait. Elle avait envie de dire aux marguerites,--voyez ces idées folles qu'elle n'avait jamais eues!--«Ne me regardez pas ainsi, toutes ensemble, avec vos yeux d'or. Je suis une pauvre fille dont vous ne vous souciez pas d'ordinaire.» Il lui semblait que ces milliers de témoins observaient son air troublé. Elle serrait alors, de sa main gantée, l'ombrelle qui baignait ses joues, son front, toute sa blonde personne, d'un reflet rose. L'idée que son ombrelle la rendait plus jolie, qu'elle lui donnait l'air d'une demoiselle, lui traversait l'esprit. Et, souriante, heureuse et inquiète à la fois, parmi les herbes qui l'enveloppaient de leurs fleurs, ou semaient sur sa robe le duvet de leurs graines, elle était plus charmante encore. La grande rayée de deux heures chauffait le pré. Le parfum du foin s'en élevait comme l'encens de l'été. Et les faucheurs s'avançaient, en balançant leurs bras. Combien de temps elle demeura ainsi? Elle n'en savait rien. L'amour ne compte pas la durée de ses rêves. Tout à coup, sans qu'elle eût perçu le moindre bruit de pas ou de feuilles remuées, elle entendit une voix qui disait, de l'autre côté de la haie: --Désirée! Tout le sang de ses veines reflua vers son coeur. Elle resta immobile, pâle comme si elle allait s'évanouir. A travers l'aubépine, la même voix répéta: --Désirée! Alors elle se leva doucement, et se détourna. C'était lui. Il était venu, ainsi qu'elle l'avait pressenti. Il la regardait, à moitié caché par la haie. Et dans ses yeux il y avait l'aveu de son amour, et la fierté de se sentir aimé. Un brin de genêt pendait au ruban de son chapeau. Il n'avait pas fait toilette. Il était accouru en l'apercevant, lui riche, dans ses vêtements de travail, comme un brave garçon, qui ne cherche pas à en imposer. Chose étrange, ce fut ce contraste entre elle et lui qui frappa d'abord Désirée, et son trouble s'en augmenta. Elle s'était attifée, elle qui gagnait à peine sa vie, elle dont les parents, faute de pain, avaient dû recourir à la charité des Soeurs. Son ombrelle et ses gants de fil, deux luxes qu'elle n'avait jamais eus, lui firent l'effet d'un mensonge. Elle en fut gênée. Elle eut honte. Sa joie de tout à l'heure, sa gloriole d'être bien mise, lui parurent ridicules, coupables même. Elle se prit à se détester. Sans cesser de regarder vers la haie, sans rien dire, elle enleva ses gants de fil, et les laissa tomber à terre. L'ombrelle rose échappa à ses mains, et roula sur l'herbe. Puis, quand elle fut redevenue la simple ouvrière, aux mains nues, les joues exposées au soleil, dans la robe qu'elle portait depuis longtemps, sans plus rien d'apprêté, la vraie fille enfin du pailleur de chaises, un seul mot lui monta aux lèvres, un mot d'amour humble et triste. --C'est que je suis très pauvre! dit-elle. Mais lui se prit à sourire, d'un bon sourire tendre. Pauvre? il savait bien qu'elle l'était. Il la voulait ainsi. Et comme elle demeurait immobile, toute rouge à présent, dans la joie grandissante de l'amour accueilli, il écarta les branches, pour la mieux voir, et dit: --Viens, Désirée! Elle obéit, comme s'il eût été en droit de la commander. Elle lui appartenait déjà. A quelques mètres de là elle trouva une brèche, il lui tendit la main, elle passa la haie. Toute une volée de papillons passa devant elle. Une fois de l'autre côté, Désirée ne retira pas la main qu'elle avait donnée, et, se tenant ainsi, tous deux, elle et son ami commencèrent autour du moulin une promenade, la meilleure qu'ils eussent faite l'un et l'autre. Cependant Le Bolloche, arrivé à l'endroit du pré qu'il avait désigné à sa fille, s'arrêta devant l'ombrelle qui n'abritait plus, posée sur son manche et deux de ses baleines, qu'une touffe de marguerites et de boutons d'or. Il en conclut naturellement que Désirée n'était pas loin, chercha dans le pré, n'y trouva rien, regarda par-dessus la haie, et l'aperçut au bras du meunier. Il ne s'en émut pas plus que de raison, sachant que sa fille était sage, et trouvant à l'autre l'air honnête. Son premier mouvement fut de les héler. Mais il y avait trop de monde autour de lui. Il préféra les aller trouver. Si bien que, cinq minutes après, le père Le Bolloche, Désirée et le meunier causaient tous trois. Dix minutes plus tard, il en était de même. Une heure s'écoula sans que le sujet, paraît-il, fût épuisé. L'ombre du moulin s'allongeait sur le tertre. Les sept faucheurs restants se reposaient de plus en plus. Le chef d'escouade ne rentrait pas. Il fallut qu'une Soeur le rappelât en disant: --Eh bien! eh bien! père Le Bolloche, ce n'est pas jour de sortie, aujourd'hui! Alors, le groupe se sépara: le vieux revint vers l'hospice, Désirée reprit le chemin de la ville, et le meunier monta son échelle... Quand la nuit fut arrivée, et que les petits vieux furent couchés, Le Bolloche, qu'un rayon de lune empêchait de dormir, éveilla son voisin de lit pour lui dire: --Père Lizourette, je marie ma fille! --Désirée? avec un zouave? --Non. --Avec un cavalier, alors? --Non. --Ce n'est qu'un lignard? reprit le voisin avec un air de commisération. Tu la maries dans la ligne? --Pas même. Il n'a fait que deux mois comme fils de veuve. Je sais bien que ce n'est guère. Mais, que veux-tu, il joue du fifre dans une musique, où il y a beaucoup d'anciens soldats. --Ah! il joue du fifre! --Oui. --Joli instrument! --Un peu petit, répondit Le Bolloche. Seulement les enfants se convenaient. J'ai vu ça, et alors... --T'as bien fait, dit Lizourette sentencieusement, faut pas être dur avec la jeunesse. Et les deux vieux braves, satisfaits, ayant épuisé toutes leurs idées s'endormirent. Le rayon de lune qui donnait sur Le Bolloche se promena sur Lizourette, puis sur les lits voisins dont l' alignement avait l'air d'une rangée de pierres blanches. Quand la Soeur Dorothée, en tournée d'inspection, passa près de Le Bolloche: --Ce bon petit vieux, pensa-t-elle, a-t-il l'air content! Ça fait plaisir! A la même heure, le jeune meunier, accoudé à sa fenêtre ronde, songeait, la tête baignée dans l'air vif qui soufflait de la rivière, et si joyeux d'être au monde que lui, tranquille et taciturne de nature et pas poète du tout, il avait envie de chanter. Il regardait au loin, par-dessus la ville, un point de l'horizon où les petites lumières des becs de gaz, plus espacées qu'ailleurs, indiquaient le commencement de la campagne. Là, son coeur lui montrait, radieuse, étendant la paille au soleil, la fille qu'il avait choisie, celle qui tantôt lui avait donné la main, celle qui bientôt serait sa femme. Et cependant il faisait tout nuit, et dans l'enclos, Désirée n'éparait point la paille de seigle. Elle était debout, près du lit de la grand'mère, qui avait bien voulu se coucher comme à l'ordinaire, mais qui ne voulait pas dormir. --Raconte-moi encore quelque chose de lui, disait l'aveugle. Est-ce qu'il est blond de cheveux? --Plutôt brun, répondit en riant Désirée. --Un visage réjoui? --Assez. --J'aime ça, reprenait la vieille. Mon défunt était de même. Cause-t-il beaucoup? --C'est selon. Avec moi, il ne s'arrêtait guère. --Voyez-vous, cette petite, comme c'est fier d'être jeune! Et tu dis qu'il a du bien? --Oh! beaucoup, grand'mère, bien plus que nous. --Mais sais-tu que je n'en reviens pas, ma fille! Comment as-tu fait pour lui plaire! Désirée riait de tout son coeur, d'un rire qui signifiait: «Dame, grand'mère, si vous pouviez me voir!» Et, de fait, elle était belle ainsi, toute rayonnante de joie profonde et calme, l'humble pailleuse de chaises. Et quand la grand'mère eut cessé de bavarder, quand elle-même, aux premières heures du matin, parvint à s'endormir, elle rêva des rêves charmants: que le moulin avait des ailes neuves, qu'il y avait au bout quatre bouquets d'oranger, qu'elle se tenait, en beaux habits, sur le seuil de la porte, et qu'en sortant de l'école les enfants passaient devant elle, et la saluaient disant: --Bonjour, madame! VII La grand'mère avait raison de se réjouir, car il avait été convenu, de convention expresse, sur la demande de Désirée, que le jeune ménage habiterait la maison du pré. Sa vieillesse allait se trouver bien abritée entre ces deux mariés qui la soigneraient. Elle aurait assurément sa part de leur bonheur, comme dans un verger un vieil arbre étêté, sur qui d'autres pleins de sève laissent tomber leurs fleurs, si bien qu'on s'imagine encore qu'il a fleuri. Ce meunier du moulin blanc était un honnête garçon, accommodant et très amoureux, puisqu'il consentait à faire ainsi, chaque matin et chaque soir, la route qui séparait son moulin du faubourg. De ce côté-là, tout était rose; il n'y avait point de gens si contents d'être jeunes que Désirée et son fiancé, ni de vieille femme moins triste d'être vieille que la grand'mère Le Bolloche. Mais, aux Petites Soeurs, un nuage assombrissait l'humeur de l'ancien sergent. Après quelques jours de parfaite satisfaction, il était tout à coup tombé dans une mélancolie noire. Qu'avait-il? Du chagrin de quitter sa fille? Eh non! le sacrifice était consommé. Même il s'habituait de plus en plus à l'hospice, aux camarades, au café abondant des Soeurs, à leurs soins, au _farniente_ ensoleillé du champ de seigle. Son futur gendre l'avait-il offensé? En aucune façon. Le Bolloche souffrait de ce qui, dans sa vie, avait tenu et tenait encore une si grande place: du besoin du panache. C'était un glorieux. Dans sa pensée étroite d'ancien sergent galonné, chevronné, il roulait maintenant, à toute heure du jour, la même plainte qu'il ne contait à personne: --Quelle mine aurai-je, à la noce de Désirée, nippé comme je suis, avec une veste loqueteuse, mon pantalon trop court, mes sabots, ma chéchia de zouave usée par plaques et sans fond? Est-ce là une tenue? Je ferai rire de moi les parents et les amis qu'on invitera en nombre,--car ce sera une belle fête;--ceux qui m'ont vu il y a vingt ans auront honte de me connaître, et Désirée elle-même, toute bonne fille qu'elle soit, ne sera pas flattée, elle, dans sa robe neuve de mariée, d'avoir à côté d'elle un tel bonhomme de père. Il vaut mieux n'y pas aller. Non, je n'irai pas! Et il avait déjà commencé à préparer ses compagnons d'armes et de dernier asile à cette résolution désespérée. --Je n'irai probablement pas, leur disait-il. J'ai un diantre de rhumatisme à l'épaule! Mais ils n'en croyaient rien. Un rhumatisme, lui! Allons donc! Quand il se promenait seul, ils le voyaient de loin, faire le moulinet avec sa canne et couper d'un coup sec les têtes des laiterons poussées au bord du champ. La vigueur seule du moulinet avait suffi à prouver que Le Bolloche mentait; elle indiquait aussi un état violent de l'âme, que les Soeurs, naturellement, n'étaient pas sans remarquer. --Je ne sais pas ce qu'a notre petit père Le Bolloche, disait Soeur Dorothée: il mange bien, il boit bien, il dort bien, il a eu, avant-hier encore, sa provision de tabac. Et il n'a pas l'air heureux! En effet, d'ordinaire, les petits bonshommes, qui ont tous ces biens-là, ne se trouvent pas à plaindre. Comme elle était femme et très fine,--ce qu'aucun voeu n'empêche,--elle voulait savoir. Un matin qu'elle habillait un de ses compagnons d'armes,--car Le Bolloche s'habillait tout seul,--elle pressa celui-ci de questions adroitement posées. Elle ne lui demanda pas: --Qu'avez-vous? Non, mais soupçonnant bien que la peine avait pour cause le mariage de Désirée, elle dit: --J'espère que vous serez content, mon petit père, de voir votre fille en mariée. --Sans doute, grogna Le Bolloche. --Et la noce, où se fera-t-elle! Dans le pré, je parie? --Oui. --On dansera? --Oui. --Et vous ouvrirez la danse, n'est-ce pas? Le Bolloche ne se contint plus. --F... comme ça, oui, n'est-ce pas? s'écria-t-il. Un ancien sous-officier de zouaves! Plus souvent que j'y danserai... Je n'irai même pas! --Oh! mon petit père, dit la Soeur en riant, que vous êtes coquet! Elle qui ne l'avait jamais été! Le Bolloche prit mal la plaisanterie. Le pli de sa bouche, aux deux coins, se creusa. --Je ne suis plus qu'un mendiant ici, dit-il; mon temps est fini, fini; je ne veux plus paraître en société, et voilà! Il s'en alla à grands pas, en maugréant. Soeur Dorothée le suivit des yeux. Un sourire allongeait ses lèvres, un sourire où il y avait de la pitié et du plaisir d'avoir été adroite, et aussi le rayonnement d'une jolie idée qu'elle venait d'avoir. Elle se hâta d'habiller le père Lizourette, lui fit un noeud de cravate, qu'elle s'amusa à disposer en ailes de papillon, et dit en lui donnant sa canne: --Vous êtes beau comme un astre, allez vous promener! Puis elle quitta la salle, et se dirigea vers la chambre de la supérieure. Le long des grands corridors silencieux, elle glissait légère, et comme portée sur les ailes de la pensée qui lui était venue... Il se passa trois semaines, pendant lesquelles Le Bolloche fut de plus en plus triste. Enfin, le jour fixé pour les noces de Désirée arriva. Ce matin-là, Le Bolloche, qui avait à peine dormi, se leva un peu avant les autres, et descendit, sous prétexte d'aller bêcher son jardinet. Mais, à peine dehors, il s'arrêta, il chercha au loin la contrée où son pauvre esprit avait erré toute la nuit. De la colline de l'hospice, et ancien comme il était, il ne pouvait apercevoir la maison. Mais dans la brume bleue du matin il distingua la tache blanche que faisait le faubourg, et les verdures pâles qui étaient les vergers. Un souffle pur arrivait de là. Le pauvre vieux se sentit les yeux pleins de larmes. Et il crut entendre, apportée par le vent, une voix qui disait: --Allons, père, levez-vous, venez, voici les noces! Grand'mère a une robe neuve, que mon fiancé lui a donnée. Moi, je suis belle comme le jour. J'ai une couronne en fleurs de cire, un châle à dessins et une broche pour l'attacher, j'ai le coeur en joie surtout, car dans trois heures nous partirons pour nous aller marier. Venez, je veux vous embrasser bien fort, pour m'avoir donné la vie, qui est si bonne à présent, la vie qui s'ouvre comme une fête. Venez me voir heureuse! Le Bolloche, troublé, l'esprit à moitié égaré, hésita un moment: puis il reprit ses sens, branla la tête, regarda une dernière fois le faubourg, et répéta ce qu'il n'avait cessé de dire: --Non, je n'irai pas! Il se mit à descendre vers le fond de l'enclos où était le jardin. Mais il n'avait pas fait trente pas, que quelqu'un lui frappa sur l'épaule. Il se retourna. C'était sa femme. --Mon homme, dit-elle, viens-t'en avec moi. --Où donc? --Viens-t'en au parloir, avant d'aller chez nous. --Il n'y a plus de chez nous. --Viens-t'en tout de même, tu verras. D'ordinaire, il ne cédait pas facilement aux demandes de sa femme, mais il était si abattu et elle avait l'air de si belle humeur, que, moitié par indifférence et passivité, moitié pour l'attrait d'une surprise entrevue, il la suivit. Arrivé à la porte du parloir, près de la porterie, la mère Le Bolloche s'effaça le long du mur, et laissa passer son mari. --Entre, Le Bolloche, dit-elle, et habillons-nous pour les noces. Le bonhomme entra, et demeura stupéfait. Il venait de découvrir, bien plié sur le dossier d'une chaise, un vêtement complet, plus beau que tous ceux qu'il avait portés depuis qu'il était dans le civil: un pantalon gris encore propre, un gilet, une redingote noire, une cravate claire à pois bleus et un chapeau de soie qui avait subi plus d'un coup de fer, mais droit encore sur sa base, suffisamment noir et d'une forme évasée par le haut, en tout semblable à celle de l'ancien shako, ce qui ne pouvait manquer de plaire à un vieux militaire comme Le Bolloche. Celui-ci, sans plus hésiter, commença à s'habiller. Tout allait bien. On aurait juré qu'un tailleur lui avait pris mesure. Quand il mit la main dans la poche de son pantalon, il retira une pièce de monnaie. Quand il croisa sur sa poitrine les larges ailes de la redingote, sa médaille militaire y brillait au bout d'un ruban neuf. Pendant ce temps-là, la petite vieille passait une robe de cotonnade à grands plis, épinglait sur sa taille un mouchoir jaune à raies brunes, éclatant et nuancé comme un oeillet d'Inde, attachait les brides d'un bonnet ruché orné de deux coques bleues. Décidément Soeur Dorothée n'avait rien oublié. Pour elle, tant de belles choses représentaient bien des heures de travail, plusieurs veillées tardives,--puisque les Soeurs n'ont pas de loisir le jour, pour ces gâteries exceptionnelles. Le Bolloche se sentit le coeur tout gros en y songeant. Il se rappela les paroles dures qu'il avait eues bien des fois. Une larme lui vint aux yeux, et il eut toutes les peines du monde à la retenir, car un ancien sergent ne pleure pas. Mais quand ils sortirent du parloir, et qu'il vit dans la cour sa charrette nouvellement peinte, l'âne attelé, brossé, endimanché lui aussi, avec des pompons rouges aux oeillères, le pauvre bonhomme n'y put tenir: la grosse larme roula sur sa joue. Il alla droit vers la Soeur Dorothée, qui se tenait à la tête de l'équipage, et lui prit la main. --Ma Soeur! dit-il d'une voix étouffée. --Quoi donc, mon bon petit vieux? --Ma Soeur, ça, c'est de la religion, et de la bonne! Je m'y connais, vous pouvez me croire, car j'ai beaucoup voyagé! Eh bien vrai!... Il ne put achever. Mais la Soeur comprit bien. Il monta, fit asseoir sa femme près de lui, et piqua l'âne. Au bout de dix pas, avant de sortir de l'hospice, il arrêta la bête, se retourna, et dit encore, la mine épanouie cette fois: --Soeur Dorothée, puisque ça avait l'air de vous faire plaisir, je danserai aux noces de Désirée. --Soyez sage! répondit la Soeur. Et pendant qu'ils s'éloignaient au trot menu de l'âne, entre les deux murs de la rue voisine, la Soeur avait envie de pleurer, elle aussi, sentant bien qu'elle avait gagné le coeur du vieux zouave, du plus rude de ses «petits bonshommes». LE RAPHAËL DE M. PRUNELIER I Pourquoi se promenait-il au bord de l'Aulne, lui qui ne se promenait jamais? Pourquoi revenait-il à petits pas le long de la jolie allée bordée de hêtres qui va de Port-Launay à Châteaulin, le visage épanoui, et d'un geste paternel répondant aux laveuses qui de loin en loin, agenouillées sur la berge en pente, s'arrêtaient de battre leur linge pour dire: --Bonjour, monsieur Piédouche! C'est là un point que nul n'éclaircira. M. Piédouche, banquier depuis trente ans à Châteaulin, gros, riche et considéré, ne racontait ses affaires à personne. Une dépêche de la Bourse, arrivée dans l'après-midi, l'avait mis en liesse: voilà tout ce que savaient les plus avisés de ses commis. Il était sorti, il avait marché une heure, et maintenant il rentrait, satisfait de lui-même, du temps, du paysage, plein d'une sympathie débordante pour les mendiants du chemin. Sa joie prenait toutes les formes: aumônes, coups de chapeau, sourires, refrains de jeunesse fredonnés ou sifflés. Il était si content qu'il lui vint une irrésistible envie d'acheter quelque chose, et que, dans la rue du Tribunal, apercevant une gravure, il s'arrêta. Cette gravure, exposée au milieu de plusieurs autres, derrière la fenêtre basse d'un vieil hôtel, était tout bonnement de Nicolas Berghem. Elle représentait un groupe d'arbres à demi dépouillés de leurs feuilles, un gué, une femme sur son âne, un ciel moutonné, tout cela de belle humeur et dans la note précisément où se trouvait l'âme de M. Piédouche. «Je vais faire plaisir à deux personnes, pensa-t-il, à moi d'abord, et à ce pauvre M. Prunelier.» Il monta les trois marches de granit moussues, usées aux extrémités, où tant de générations avaient posé le pied, et sonna. La maîtresse du logis vint ouvrir. Ce n'était sûrement pas une femme du pays. Ses cheveux blonds relevés par un peigne d'écaille en travers, je ne sais quoi de fin et de preste dans l'allure, de jeune malgré la quarantaine qui criblait sa figure rose de petites hachures, sa parole aussi, très rapide et sans accent, toute sa personne restait en dehors du convenu provincial. Quand elle eut fait entrer M. Piédouche dans le salon, elle s'assit à contre-jour, sur une chaise basse. --Vous venez pour monsieur Prunelier? dit-elle. --Non, madame. --Quel dommage! continua-t-elle sans entendre la réponse: mon mari est sorti. Je ne crois pas qu'il rentre avant six heures, ce soir. Mais vous savez qu'il se rend à domicile. Les conditions sont des plus douces: pour un simple crayon, cinq francs seulement la séance, ressemblance garantie; l'huile est plus chère, naturellement. Je vous conseille beaucoup l'huile. C'est la spécialité de monsieur Prunelier. Il a tant de talent, Félix! --Vous vous méprenez, interrompit le banquier. Je n'ai aucunement l'intention de faire faire mon portrait. Je venais vous demander le prix de cette gravure exposée là-bas. La pauvre femme avait espéré mieux de la visite du banquier. Susceptible comme ceux qui ont connu des jours meilleurs, elle redressa la tête, et répondit d'un air quelque peu offensé: --Le Berghem de monsieur Prunelier n'est pas à vendre, monsieur. L'autre, qui était un bon homme, se leva, et, voulant sortir sur un mot aimable, désigna trois tableaux pendus au-dessus du canapé de cretonne usée. --Un spécimen de votre fameuse collection, madame Prunelier? Jolie peinture! --Ce sont des Lancret, répondit-elle négligemment, école française. Lancret est un maître recherché dans les ventes. --Très recherché, répéta le banquier, sans trop savoir, mais toujours désireux de bien finir. --Voulez-vous visiter la galerie? dit aussitôt madame Prunelier. Il accepta. Il n'était pas fâché de voir cette collection, qui avait une réputation dans tout le Finistère, et qui faisait dire à Châteaulin: «Vous savez, quand les Prunelier voudront se faire des rentes, cela leur sera facile.» Madame Prunelier monta devant lui, le laissa un instant devant une porte, pendant qu'elle allait chercher la clef, revint, ouvrit, et s'effaça pour que le banquier entrât le premier, et reçût mieux «le choc des maîtres». C'était, en effet, de prime abord, un éblouissement. Des quatre murs de la salle, couverts de tableaux aux cadres dorés, des gerbes d'étincelles jaillissaient, éparpillement d'or rouge et d'or jaune, et, mêlées aux petites flammes des vernis, aux reflets des draperies éclatantes tombant par plaques des toiles penchées, s'allongeaient sur le parquet brun et blond, un beau parquet en fougère où les trois fenêtres de façade se dessinaient comme des miroirs. Un second étonnement succédait à celui-là. Chaque tableau portait, sur un cartouche, le nom de son auteur. Et quels noms! les plus grands de toutes les écoles et de tous les temps, groupés par une baguette magique qui n'en avait oublié aucun. Ruysdaël coudoyait Hobbéma; un mendiant de Ribéra invoquait une vierge de Léonard; deux Pérugin flanquaient un triptyque du vieil Holbein. Les moindres toiles étaient de Téniers, de Terburg, de Potter, de Fragonard. Quelques-unes, très rares, confuses d'un anonymat qui les diminuait tant, se tenaient dans les coins avec la mention: «École vénitienne, école florentine, école flamande.» --Tout cela découvert, restauré, retouché par monsieur Prunelier, dit la dame après un instant: il a tant de talent, Félix! Puis, remarquant le peu de discernement artistique de M. Piédouche, qui ne s'arrêtait que devant les cadres sculptés: --Tenez, dit-elle aimablement, notre Poussin, école française: _le Baiser de saint Dominique et de saint François_. Le banquier trouva bien que les deux saints avaient l'air de deux guêpes; mais il ne commit pas l'impolitesse de l'avouer. --Ici, maintenant, continua son hôtesse: un tableau de premier ordre, _le Combat_, par Salvator Rosa. Voyez, quel relief, quelle vie! Il y a longtemps qu'il serait chez Rothschild, si nous l'avions voulu. Cela parut frapper beaucoup M. Piédouche. Il s'approcha très près: trois croupes de chevaux occupaient le premier plan, et derrière ces rondeurs gris pommelé, il se passait, paraît-il, une terrible lutte de partisans. --Alors, vous n'avez pas voulu? dit-il. --Naturellement. Il eut un mouvement de sourcils qui montrait qu'il ne comprenait pas le moins du monde pourquoi M. Prunelier n'avait pas cédé aux instances de Rothschild. --Où est-il donc signé? demanda-t-il. J'ai si peu l'habitude des tableaux que je ne sais pas même s'il faut chercher la signature à droite où à gauche. Le pauvre homme ignorait que ces recherches de paternité sont, en général, du plus mauvais goût dans les collections particulières. Madame Prunelier le lui fit sentir. --Vous devriez savoir, dit-elle, que Salvator ne signait presque jamais... La belle affaire qu'une signature! C'est la pâte, monsieur, le dessin, la couleur, qui sont la vraie signature, celle qu'on n'imite pas. Sous la pluie d'apostrophes, M. Piédouche longeait toujours le même mur! seulement il se hâtait davantage. Madame Prunelier se tut, et le laissa trotter. Mais quand elle vit que le visiteur approchait du dernier panneau, qu'il allait passer, peut-être sans le remarquer, devant cette merveille qu'enchâssait un cadre de bois noir ajouré, elle ne put résister à la tentation de le rejoindre et de reprendre son rôle de cicerone. --Raphaël! murmura-t-elle d'une voix de songe, lente, troublée par l'émotion. Et elle attendit. Si résolu que fut M. Piédouche à ne plus laisser paraître la moindre marque de scepticisme, il eut, à ce nom, un léger mouvement de recul. --Vous êtes frappé! Tout le monde l'est comme vous! continua madame Prunelier, de la même voix suffoquée. Oui, monsieur, Raphaël Sanzio; la copie de cette madone est au musée de Naples. Le banquier s'inclina. --Je dis bien: la copie. Des amateurs de Châteaulin sont récemment allés à Naples, ils l'ont vue, cette copie, et ils m'ont déclaré au retour, ici, à la place où vous êtes: «C'est joli, mais ça n'est plus ça, madame Prunelier; chez vous, on se sent en présence de l'original. C'est justement ce que vous venez d'éprouver. Je l'attendais, ce mouvement d'épaules, ce frisson de l'authentique, comme dit mon mari.» Le brave homme, devenu prudent, ne soufflait mot. Elle le considéra un instant, et conclut par cette phrase qui était un avertissement: --D'ailleurs, le Raphaël de monsieur Prunelier n'a jamais été discuté! M. Piédouche n'avait aucune envie de discuter le Raphaël. Il descendit, et il allait prendre congé de madame Prunelier, lorsque la porte de la maison s'ouvrit, et M. Prunelier entra comme un coup de vent, grand, déhanché, le chapeau sur la tête. Les deux yeux de M. Prunelier vivaient éloignés l'un de l'autre, ce qui lui donnait un air farouche. Il fixa l'un d'eux sur le banquier, et son regard demandait: «Qu'est-ce que ce monsieur? Huile? Crayon? Simple badaud!» --Monsieur vient de visiter notre galerie, répondit sa femme. M. Prunelier leva les épaules, outré sans doute de s'être arrêté si longtemps pour un bourgeois, poussa du poing la porte du salon, et disparut en criant: --J'ai à te parler, Valentine! Puis, quand il fut seul avec elle, accourue et attentive, dans la salle à manger attenante au salon, il lui dit, toujours tragique: --Valentine, il y a une exposition des beaux-arts à Châteaulin! Elle devina la pensée inexprimée du maître. Quelque chose de douloureux et d'attendri passa sur son visage, et, voulant être sûre, elle dit: --Eh bien, Félix? Il était encore théâtral quand il répondit: --C'est une décision. Je l'exposerai. Je veux le vendre. Ne me le défends pas! Mais elle fut naturelle et touchante quand elle le remercia en disant, les yeux mouillés de deux grosses larmes: --Tu es généreux, Félix, tu es brave, c'est bien! L'émotion, d'ailleurs, leur passa vite à tous deux. Ils se mirent à table devant une tranche de pâté et une assiette de cerises, trouvèrent qu'ils avaient appétit, et se prirent à causer et à rire de M. Piédouche, des bourgeois, de la province, comme ils n'avaient ni causé ni ri depuis vingt ans, depuis l'âge d'or où, le dimanche, dans un coin de Clamart ou de Meudon, las d'une longue course à travers les bois, des noisettes plein leurs poches et de l'espérance à plein coeur, ils dînaient sous les treilles ensoleillées, en face de Paris brumeux. II Il y a loin de Paris à Châteaulin! Comment étaient-ils venus s'échouer là, lui gascon, elle parisienne, tous deux bohèmes et fanatiques de la grande ville? Quelle raison de choisir ce coin de Bretagne? La plus commune, hélas! Après dix ans passés à attendre une médaille au Salon, la médaille n'était pas venue, la dot de madame Prunelier était mangée, M. Prunelier aigri. Tout l'hiver, on vivait d'expédients. L'été, on voyageait, par économie, dans les pays pauvres où l'on trouve des hôtels à quatre francs par jour, bougie comprise. Prunelier continuait de brosser des sous-bois qui ne se vendaient pas. Et voilà qu'une fois, à Châteaulin précisément, quelqu'un lui avait commandé un portrait. A peine la commande achevée, il en était venu une seconde, puis une troisième. On le priait de rentoiler des galeries d'ancêtres. Des femmes du monde lui écrivaient: «Mon cher monsieur Prunelier.» Plusieurs le suppliaient d'ouvrir un cours de dessin. Il fut conquis, il s'imagina que la veine ne tarirait pas, et se fixa au milieu de ses modèles. Voilà comment, depuis dix ans, il habitait Châteaulin, de moins en moins occupé. Sa femme le soignait, l'entretenait dans la tiède atmosphère d'illusions qui convenait à cette nature d'enfant. C'était une vaillante. Elle avait ce ressort des Parisiennes qui sont merveilleuses de patience, d'invention, d'entrain dans la lutte contre la misère. Vous devinez bien qu'elle avait souvent pensé à vendre le Raphaël. C'eût été si bon de n'avoir plus de dettes, de vivre largement, d'acheter des rideaux pour les fenêtres, un manteau de loutre dont elle raffolait, des fleurs à profusion, et, qui sait? d'oser dire un matin, en s'éveillant, à M. Prunelier: «Félix, ta jeunesse et la mienne nous rappellent là-bas. Les entends-tu qui chantent sur les deux bords de la Seine, notre amour de vingt ans, nos espérances longues, tant d'amitiés, tant d'heures charmantes dont la moindre à présent m'est un regret? Allons-nous-en, dis, veux-tu? Puisque nous sommes riches!» Oui, bien souvent, elle avait songé à tout cela, sans jamais le dire. Le sacrifice eût été trop rude pour M. Prunelier d'aliéner la perle de sa collection, et l'excellente femme avait mis un peu de sa tendresse à ne point parler d'une telle séparation. Mais maintenant! Maintenant qu'il s'était résolu de lui-même à exposer le chef-d'oeuvre et à le vendre, voyez cette faiblesse humaine, elle n'avait plus le courage de dire non; elle se sentait envahie par une joie qu'elle se reprochait; le Raphaël lui devenait odieux; elle aurait voulu le savoir très loin, dans le château de quelqu'un de ces lords anglais qui payent des prix fabuleux les belles oeuvres d'art. Cette exposition ne viendrait donc jamais? Le jour arriva pourtant, comme ils arrivent tous, désirés ou non. Dans la salle des Pas-Perdus du tribunal civil, alors en vacances, des peintres de tout ordre, ceux surtout qui fréquentent les plages bretonnes, avaient envoyé beaucoup de pommiers en fleurs, beaucoup de marines avec une gerbe de rayons traînant sur l'eau, des pêcheuses à la Feyen-Perrin, des paysannes ressemblant à celles de Jules Breton, cinq ou six tableaux immenses puisqu'ils traitaient d'histoire, une nature morte. Sur un panneau réservé, au milieu d'oeuvres anciennes prêtées par les châteaux du Finistère, et rasant la cimaise, les trois perles de M. Prunelier: le Poussin, le Salvator Rosa et le Raphaël. Ces trois noms, dorés à neuf, étincelaient au bas des cadres. En dessous, une banderole de carton, se déroulant sur une longueur de trois mètres, portait: «De la galerie de M. Prunelier (Félix), artiste peintre à Châteaulin--à vendre.» L'artiste peintre entrait là comme chez lui, à toute heure, sans payer, ce qui le réjouissait à chaque fois, sa carte d'exposant attachée par un caoutchouc et dansant à sa boutonnière. On le regardait beaucoup. Il demeurait des après-midi entiers mêlé aux groupes de visiteurs, essayant de saisir un éloge, de le provoquer au besoin, prêt à répondre aux propositions des acquéreurs. Car il venait du monde. Des affiches, placardées dans toutes les villes de l'Ouest, convoquaient les peuples aux «fêtes de Châteaulin, à l'occasion de l'exposition des beaux-arts»; les journaux, ceux-mêmes de Paris, applaudissaient à cet essai de «décentralisation artistique», et M. Prunelier, radieux, avait pu lire à sa femme ces lignes extraites de l'un d'eux: «Le clou de l'exposition est sans contredit le Raphaël tiré de la galerie de M. Prunelier, un des amateurs les plus distingués de Châteaulin. Cette superbe toile est à vendre. Nous voulons espérer que l'administration des beaux-arts ne se laissera pas, une fois de plus, devancer par la concurrence étrangère, et que notre Louvre, si pauvre..., etc.» Depuis lors, madame Prunelier ne sortait plus. --Tu comprends, Valentine, avait dit le peintre, il va venir un délégué de l'administration des beaux-arts. Il faut qu'il trouve à qui parler. Moi je serai là-bas. Ne bouge pas d'ici. De la sorte, nous ne le manquerons pas. Elle avait observé fidèlement la consigne, tressailli à chaque coup de sonnette, cru cent fois _le_ voir passer, comme son mari croyait _le_ reconnaître parmi les visiteurs. --Ce doit être lui, disait-elle, grand, mince, décoré, un portefeuille, l'air de ne pas connaître Châteaulin. --Il n'est pas entré? --Non. --Il se rendait sans doute à l'hôtel. Ce sera pour demain, Valentine. Le mois s'écoula, l'exposition prit fin; le délégué n'avait pas paru. M. Prunelier commençait à parler dans les plus mauvais termes de cette administration, la plus insouciante de l'Europe, lorsque, un matin qu'il travaillait seul dans la petite salle à manger, le facteur apporta une lettre de format allongé, au timbre étranger. M. Prunelier comprit tout de suite qu'une heure décisive était venue. Sur l'enveloppe, il y avait d'abord l'adresse imprimée de l'expéditeur: _Thos Sheppard and Sons, dealers in old pictures; 253, Southampton Street, London_; au-dessous, d'une admirable écriture anglaise: _Monsieur Prunelier (Félix), esq.._ et, dans un angle, la mention «confidentielle». Le peintre l'ouvrit, poussa un cri, et se mit à danser autour de l'appartement. Dix minutes lui parurent une heure. Quand il entendit le grincement de la clef dans la serrure, il se précipita au-devant de sa femme, qui rentrait du marché. --Vendu! cria-t-il, vendu! Elle devint toute pâle, et, chancelante, sans mot dire, suivit son mari dans la salle à manger. Il ferma les portes, la fit asseoir près de la table, lui prit les mains, et, tandis que ses yeux, les ailes mobiles de son nez, sa bouche cachée dans les frisons de sa barbe grise, tout son visage s'épanouissait: --Comprends-tu? répéta-t-il, vendu! Elle sourit avec effort, comme une personne qui n'est pas maîtresse de son émotion première, et qui doute encore. --Vraiment, Félix! Il est donc venu pendant que j'étais sortie? --Non, une lettre d'une grande maison de Londres. Tant pis pour l'administration. Tu n'es pas d'avis que je l'attende plus longtemps? --Oh, non! dit-elle vivement, je t'en prie! --Il m'en coûte, Valentine. Mon patriotisme en souffre: voir une oeuvre comme celle-là passer en des mains étrangères, une oeuvre!... --Combien t'offrent-ils? interrompit-elle. Et dans son regard, fixé sur son mari, on aurait pu lire que c'était la question même de la misère ou de la vie heureuse qu'elle posait. Il détourna les yeux, et dit, en faisant courir ses doigts sur la table: --Mon Dieu! ce n'est pas une fortune... bien moins que cela ne vaut: huit cents francs. Madame Prunelier se dressa tout debout: --Huit cents francs, le Raphaël! --Non, mon amie, reprit M. Prunelier en baissant la voix, le Raphaël... avec le Poussin et le Salvator... Je l'avoue, c'est bien... --Comment? les trois! Mais c'est une plaisanterie, une affreuse duperie... ou bien alors, ta collection... --Valentine! --Que veux-tu? cela passe les bornes aussi! Huit cents francs, un Raphaël qui n'a jamais été discuté! Combien me l'as-tu dit de fois qu'il n'avait jamais été... --Eux-mêmes ne le discutent pas, ma chère! Ils écrivent positivement: «Votre Raphaël, votre Poussin, votre Salvator.» Regarde. Seulement les arts ne vont plus, pas plus à Londres qu'à Châteaulin. Est-ce ma faute?... Ah! tiens, pourquoi es-tu rentrée? J'étais si content tout à l'heure! Le long des joues du peintre, deux larmes coulaient et roulaient sur les broussailles de sa barbe. Il avait l'air si malheureux que sa femme en eut pitié. Elle s'approcha de lui et l'embrassa. --Mon pauvre Félix, dit-elle, je m'étais forgé des idées folles, vois-tu. Cette madone me semblait une fortune. Enfin, huit cents francs, c'est quelque chose, certainement... Cela va nous faire du bien, beaucoup de bien... Il était déjà consolé, ce vieil enfant, qu'apaisait une caresse et qu'un mot d'espérance emportait dans le rêve. --Tu es une brave femme! dit-il, une vraie femme d'artiste! Tu peux compter que je vais travailler ferme, va! Cela donne du courage, de voir arriver un peu d'eau au moulin. Car, tu viens de le dire avec raison: huit cents francs, c'est une somme. D'abord, je t'achète un manteau pour cet hiver. --Non, non, Félix je ne veux pas. --Puisque je te l'offre, Valentine! Nous en recauserons. Sortons, veux-tu? M. Prunelier avait pris le bras de sa femme, et l'entraînait dehors. Il avait besoin de montrer sa joie. Et dehors, vraiment, le jour était d'une limpidité exquise et tentante. Sur les murs effrités des vieilles cours, les giroflées buvaient le soleil. Le ruissellement de lumière qui fouillait toutes choses argentait des restes de mica dans le granit des hôtels sombres. Les grandes fenêtres à petits carreaux étaient ouvertes de chaque côté de la rue, et les ménagères, qu'un seul bruit de pas attire, regardaient, étonnées, M. Prunelier, qui marchait doucement, contre son habitude, le nez au vent, rajeuni, ayant l'air d'un homme nouveau parmi les choses nouvelles. Elles ne se trompaient pas. Il allait en plein songe d'avenir. Il n'avait plus tout à fait vingt ans, sans doute, mais la vie était encore longue devant lui, heureuse surtout. Avec le prix de son Raphaël, il achetait une obligation à lots, et aussi un complet de molleton bleu, large et douillet, une tenue matinale de gentilhomme artiste. Il entrevoyait même, dans son atelier agrandi, un élève à barbe pointue qui viendrait, sous sa direction, apprendre à découvrir et à réparer les oeuvres des maîtres. Car se faire chef d'école, et préparer des prix de Rome, il y pensait beaucoup moins à présent. Madame Prunelier l'écoutait, encore triste de la déception qu'elle avait eue, contente pourtant de le voir heureux. Ils rencontrèrent M. Piédouche, et M. Prunelier l'aborda familièrement. --Vous savez, dit-il, ce Raphaël que vous ne preniez pas au sérieux? --Eh bien! --Vendu à l'Angleterre. --Ce n'est pas possible? --Comme je vous le dis. Il n'y a pas de profits que dans la banque, monsieur Piédouche: l'art a ses revanches! Le banquier était un bon homme. Il répondit simplement: --Tant mieux, monsieur Prunelier, tant mieux! Et les deux époux continuèrent leur promenade. Ils traversèrent l'Aulne, tournèrent à gauche et montèrent par le chemin que suivent les pardons, jusque sur les collines qui dominent la petite ville. Ils s'assirent. La rivière tournait à leurs pieds; un double mur d'arbres tournait avec elle; des hauteurs boisées se levaient çà et là dans l'horizon vaste; le ciel était bleu. --Ça ressemble un peu à Saint-Germain, dit M. Prunelier. Te rappelles-tu, le lendemain de nos noces, quand nous nous promenions sur la terrasse? J'avais vingt-quatre ans. Que tu étais jolie, Valentine! Il faisait un jour bleu comme aujourd'hui, te rappelles-tu? Pour le coup, madame Prunelier fut prise au piège des souvenirs. Tous deux s'en allèrent bien loin dans le passé joyeux, tous deux convinrent que la vie avait de douces heures, et, quand ils descendirent de la colline, longtemps après, Châteaulin eut de madame Prunelier un petit sourire d'autrefois, qui s'adressait à Saint-Germain-en-Laye. Puis M. Prunelier commença à attendre le payement de son Raphaël, avec la tranquillité confiante de ceux qui n'ont, d'habitude, que des créanciers. III Trois mois plus tard, le peintre était alité, malade de misère et de chagrin. Hélas! cette grande maison anglaise! Elle avait eu l'audace, quelques semaines après la livraison des tableaux, de réclamer les cadres, tous trois anciens, que M. Prunelier s'était cru autorisé à conserver, vu le petit prix des toiles. Elle laissait entendre qu'elle payerait sitôt cette condition remplie. Le pauvre homme avait envoyé les cadres rejoindre Salvator, Raphaël et Poussin. Mais rien n'était venu en retour, pas un rouge liard. Dans son lit de fer sans rideaux, il était couché en proie à la fièvre, amaigri et abattu. Le fameux manteau de fausse loutre, acheté à crédit, qui lui couvrait les pieds en guise d'édredon, le papier de la chambre qui se détachait et pendait par endroits, les barreaux de chaises et les morceaux de planches brûlant dans la cheminée, tout, autour de lui, annonçait une misère contre laquelle on ne lutte plus. C'était la fin. A quoi bon réparer, à quoi bon conserver? Le maître mourait. Pour lui acheter des remèdes ou quelques douceurs qu'il aimait, madame Prunelier se privait de manger. Elle s'efforçait de lui rendre courage, et, bien que n'ayant plus, depuis longtemps, la moindre lueur d'espérance, elle en parlait souvent. Son tour était venu d'appeler l'avenir au secours du présent, et, vingt fois le jour, elle s'approchait du malade, et disait, avec un sourire faible: --Je ne sais pas pourquoi, j'ai l'idée que nous serons payés, Félix... Quelqu'un me disait encore hier qu'il n'y avait rien de perdu... Quel plaisir ce sera, n'est-ce pas, dès que tu seras mieux, d'aller toucher toi-même cette lettre de change?... Nous payerons nos dettes, toutes nos dettes... Et il restera encore... Certainement, Félix; j'ai calculé qu'il resterait encore quelque chose. Mais il n'avait plus foi dans la vie. Elle le regardait, se détournait, et son sourire était déjà passé. Un soir, M. Piédouche sonna et monta. Il avait un air discrètement épanoui quand il entra dans la chambre. Ses breloques frétillaient sur sa poitrine essoufflée. En le voyant s'asseoir au pied du lit, le malade se redressa sur les coudes. Un éclair de sa belle jeunesse d'artiste farouche, un vieux brandon de sa haine contre les bourgeois traversa ses yeux. --Comment allez-vous, monsieur Prunelier? dit le banquier. --Mal, monsieur. --Qu'avez-vous donc? --Le grand ressort brisé. --Sapristi, ce n'est pas le moment. Nos affaires sont en bonne voie. --Pas les miennes, toujours... --Et voici la preuve, mon cher monsieur. Le banquier prit dans son portefeuille quatre billets de banque et les tendit au maigre bohème. M. Prunelier, qui avait instinctivement allongé la main, la retira dignement. --A quel titre, s'il vous plaît? demanda-t-il. L'autre rougit légèrement, et dit: --Eh mais! c'est un acompte de la maison anglaise. --Sheppard and Sons? --Précisément. --C'est bien, monsieur. Excusez-moi. J'avais cru que c'était une aumône. Et le pauvre homme saisit les billets, les compta, les retourna, les disposa à la file sur son lit. On eût dit que la vie revenait en lui. L'accablement dont rien ne le sortait jusque-là disparaissait par degrés. Il se mit à causer, pendant plus d'un quart d'heure. Une lueur de gaieté l'effleura même, et il retrouva sa voix gouailleuse d'atelier pour dire au banquier, qui prenait congé de lui: --Farceur! vous voyez bien que je ne m'étais pas trompé: c'était une grande maison! Illusions, reines souriantes du monde, comme il vous appartenait celui-là! * * * * * Il mourut. Mais il laissait par testament, à sa veuve, «en retour de son inaltérable dévouement dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, tous ses biens meubles et immeubles, en toute propriété, notamment le reliquat de la créance Sheppard and Sons, de Londres.» Le banquier paya une seconde fois, du même argent sans doute que la première, sans exiger de commission. Madame Prunelier, reconnaissante de ce bon procédé, pria M. Piédouche d'accepter la gravure de Berghem. Et c'est chez lui que je l'ai vu, dans le cabinet du banquier, au-dessus du trébuchet qui pèse l'or, le joli paysage hollandais, avec son moulin, sa rivière, son pâle soleil discret comme un sourire de pitié. M. Piédouche y tient. Il le regarde avec un plaisir où l'art entre pour bien peu. Car un jour que quelqu'un lui disait: --Combien l'avez-vous payé? Il répondit étourdiment: --Huit cents francs. Et, comme l'autre se récriait, le brave homme reprit: --Je ne le céderais pas pour le double. FIN TABLE AVIS I LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL 1 I. La crèmerie de madame Mauléon 1 II. Le cahier 29 III. Le numéro 149.007 85 IV. Sur la pelouse de Bagatelle 104 V. Le 12 août 111 VI. Le Haut-Clos 131 VII. La double visite 156 LE PETIT CINQ 169 LE TESTAMENT DU VIEUX CHOGNE 227 AUX PETITES SOEURS 251 LE RAPHAEL DE M. PRUNELIER 337 ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY--17856-3-09. E. GREVIN, SUCCr *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL, DACTYLOGRAPHE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. 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