The Project Gutenberg eBook of Les Deux Rives: Roman This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Les Deux Rives: Roman Author: Fernand Vandérem Release date: November 23, 2013 [eBook #44260] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES: ROMAN *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont marqués =ainsi=. LES DEUX RIVES DU MÊME AUTEUR =La Cendre=, roman 1 vol. =Charlie=, roman 1 vol. =Le Chemin de velours=, nouvelles 1 vol. =La Patronne=, roman. (Collection OLLENDORFF illustrée.) 1 vol. Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de Richelieu, _28 bis_, Paris. FERNAND VANDÉREM Les Deux Rives ROMAN [Illustration] PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR _28 bis_, RUE DE RICHELIEU, _28 bis_ 1897 Tous droits réservés. IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE SAVOIR 10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10) 20 -- de Hollande -- (11 à 30) A LOUIS GANDERAX A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI _En témoignage d'affectueuse et profonde gratitude._ F. V. LES DEUX RIVES I Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons déambulaient dans une sécurité de désert et de silence. Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache retroussée un peu par un sourire de sympathie. «Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est! Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit: _Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau_. Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte. --Vous désirez, madame? --Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît. --Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous. Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint. --Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste, vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!... --Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret. Puis après une pause: --Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande dame blonde, avec une veste à brandebourgs?... Pageot se recueillait: --Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement, madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une leçon d'ouverture... Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un air compétent: --C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient... Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église. --Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant une dame qui sortait parmi les premières. Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage. --Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être agréable! La jeune femme s'excusa: --Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela... J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans, au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre? A-t-il dit des horreurs? Mme de Marquesse prit un accent gamin: --_I don't know..._ Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre retenir mes places d'avance... --C'est gai!... --Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec ses boniments!... --Il ne s'agit pas de M. de Meuze!... --Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de candeur!... --Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec ces idées-là, en trois mois je finirais par avoir une maison comme celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!... Puis d'un ton plus cordial: --Nous regardons la sortie?... --Je veux bien! fit Mme de Marquesse. Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait l'auditoire. C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête, académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs, remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes, maîtresses attitrées des grandes tables à parler,--plus leur sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes, petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent, pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms avec respect. Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire, s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal, une joie de l'oeil et de la pensée qui rendait sa petite figure toute grave d'attention. Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du coude Mme de Marquesse: --Oh! voyez donc celle-là! Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait dans leur direction. Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux dames en les dévisageant d'un coup d'oeil presque hostile; puis, s'approchant de l'huissier: --Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père est sorti? L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte: --Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle... --Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là-bas, devant la grille... --Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la porte. Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes: --Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la demoiselle de M. Raindal!... * * * * * Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid. Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond. On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M. Raindal n'arrivait pas. Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches, les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose, blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie. Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des Sciences morales,--à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal, afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de l'assyriologie française, M. Pierre Boerzell. Catholique, mais libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant avenir...» M. Boerzell! M. Boerzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet espoir-là! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir. Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la bouche pincée de méchanceté, l'oeil aguiché comme par une proie. Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain: --Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! murmura-t-elle avec un haussement d'épaules. Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du coeur, comme la bise qui mordait son visage. Elle se rappelait l'autre--celui qu'elle avait manqué naguère--le fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années, certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise. Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant _Albârt_,--ainsi qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique trahison, se l'expliquer, y rien comprendre. Il lui semblait,--tant restaient familières, récentes, ces images chaque jour évoquées,--être auprès d'Albârt, dans le petit salon paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour, pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait aimée, durant ces huit jours de fiançailles! Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun. Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment, sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos égalait son talent à flatter. Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton d'invocation, de prière: «O ma _Thérézoun_! O ma _chato_!» Il lui chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,--du Midi, elle aussi,--accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois. Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache fleurant l'oeillet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes, avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le baume bienfaisant des baisers. Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les suivait. --Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse. Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai... Elle n'avançait plus. Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du gredin--ces longues heures de songeries où elle avait, devant elle-même, prononcé ses voeux de renoncement, se vouant désormais à une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion! Mais, malgré l'éloignement--car on _le_ disait enfoui à des lieues de Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des intrigues de Gaussine,--malgré le labeur, malgré les années, malgré tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de savoir, l'image tenace du charmant Albârt. Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa Thérézoun captivée. Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma _chato_, non, mais regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui, comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots, le prétendant était éconduit. --Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M. Raindal. Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au silence, incapable de discuter. * * * * * --Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop impatientée, dis-moi? Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté: --Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant. --Bon! bon! tant mieux!... Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel. On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme par élan de respect. Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa petite chapelle tranquille? --Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!... --Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux, toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des travailleurs, de vrais apprentis... Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité, la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France! Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse, qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses litanies, le laissait aller sans interrompre. --N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre _Cléopâtre_. --Oh! «notre»! protesta Thérèse. --Si, si, «notre»! Je maintiens le mot... Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons, s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin, partout,--les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,--des lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme intolérant qui force les envieux d'attendre. Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une _Vie de Cléopâtre_, rédigée au point de vue national, égyptien et s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à une, sauf les notes en latin? Qui avait... --Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique. Thérèse eut un sourire attendri: --Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on ne se connaît plus... Je te conduis au _Bon Marché_, où je vais acheter des gants pour ce soir... --Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà de recevoir l'estocade du refus coutumier. Puis il reprit: --Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il dînera tantôt... Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès du bureau des tramways,--et, se serrant la main vigoureusement, comme deux camarades: --Au revoir, ma fille... A tout à l'heure! --Au revoir, père! Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte. II M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de vue, les charmilles du Luxembourg. C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat d'Afrique. D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de lui le goût de l'opposition. L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est avec vous.» Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser. Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «_Ancien sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie_»,--et il avait même cloué l'une d'elles à la porte de son logement. Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre. Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut officiellement liquidé sa pension. Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en avalanches qu'on pouvait croire intarissables. Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de certains principes son mécontentement; et il inclina vers le socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent. Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la déduction. Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure. Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil des voleurs, le retour des moeurs probes, l'écrasement de l'iniquité, voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main. Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de casser celle de beaucoup d'autres. La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir. D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son coeur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre, youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant des étrangers, il discutait sociologie. * * * * * Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla ouvrir en boitant un peu. Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les deux frères s'embrassèrent selon leur coutume. Puis Cyprien s'écria: --Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais justement des tas de choses à te lire... --Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir? questionnait M. Raindal tout en suivant son frère. --Mais oui, mais certainement!... Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon: --Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur les épaules de M. Raindal. Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une débauche de malade, tous ces journaux brouillés,--un luxe qu'il s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et en petit nombre,--deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un crépitement de papier chiffonné: --Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser et de quoi te faire claquer d'orgueil... _Primo_, bien entendu, ce qui m'amuse... Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal. En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque, ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce prochain acte d'énergie. --Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!... Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur ses genoux: --Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces abcès! M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en langue indigène sur une question de _tabou_ avec un chef sauvage de la Polynésie. Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant hypocritement entre eux le flux tiède des généralités: --Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit... --Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait... Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il vénérait au fond de son âme tumultueuse: --Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon... Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara ta ta ta ta ta ta!... Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un collègue. M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie. Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,--une vraie figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien. Et au-dessous s'étageait sa biographie,--des dates, des dates encore ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de vanité montaient de son coeur à sa bouche,--et une honte le faisait rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant, par pudeur, puis avec calme: --C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la maison... Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de se rasseoir. --Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir, maintenant! On t'injurie dans le _Fléau_ un sale journal rédigé par des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le morceau... C'est du propre! Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu de colère: INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES «C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence. L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette _Vie de Cléopâtre_ autour de laquelle une certaine presse a mené quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense, qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle. C'est à d'autres oeuvres, traitant de plus vastes questions et à un point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que l'embarras du choix.» --Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y autorisais, j'irais de bon coeur tirer les oreilles au cafard dont la plume s'est permis... M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix encore mal assurée: --Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!... --De qui donc? --Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales... Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son _Histoire des affranchis sous l'Empire romain_... Je le gêne... Il me fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce malheureux et à sourire. M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra: --Pornographe! Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta: --Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la mienne!... Les misérables! Il exhala un petit rire méprisant: --Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose. L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de révolte dont la véhémence ravissait ses instincts. --Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur... --Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur. --Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?... Où cela?... --Chez lui... A un bal qu'il donne... --Et tu iras? --Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un jeune homme, un jeune savant... L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son crâne, et, le regard songeur: --Ah! ah! un mariage pour mon neveu!--il appelait ainsi Thérèse, en raison de ses allures masculines--Bon! bon! C'est un motif cela... Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence! Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère confiance en ce qui me viendrait de lui... M. Raindal se leva: --Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme... L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité: --Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!... Et il accompagna son frère jusque sur le palier. * * * * * On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs. Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il se dirigea vers son cabinet de travail. Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits. --Déjà à l'oeuvre! s'écria M. Raindal. Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette, et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après qu'on a subi la méchanceté d'autrui. Elle se dégagea en souriant, et doucement: --Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la _Revue_. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que c'est pressé. --Parfait! J'obéis, fit M. Raindal. Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et tristes. --Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est pas rentrée? --Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas tarder... Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde: --Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!... --Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!.. Thérèse fixait son père en souriant: --Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa tranquillité! M. Raindal eut une grimace de mélancolie. Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en témoigner, si encore elle se rappelait!... La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal, puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il avait dû y consentir. C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux fardeau, elle sentait son coeur étouffer. Il lui fallait alors courir auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les railleries des siens et pleurant sur leur damnation. --Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant... Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!... * * * * * Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée. --Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce qu'elle va nous dire... Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée: --Attendez!... Sous le manteau elle avait porté la main à son coeur pour en écraser les battements, et elle expliqua: --Je suis montée trop vite... --Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal. --Mais non, c'est fini, cela va mieux! Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari, puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir, froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant sur eux. --D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la tête de dessus son papier. Elle se récria: --Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas? --Cyprien dîne! Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la poitrine gonflée de soupirs. Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et échangeaient un sourire d'entente. --Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?... Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura avec compassion: --Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!... III Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de sortir. Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif. Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie. Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne manifestait aucun embarras. Loin de là, il toisait dédaigneusement l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait--si vous teniez à le savoir--que ce Schleifmann était la plus brave pâte d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif, était «aussi antisémite que vous et moi.» En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins il se méprenait sur les sentiments de son ami. Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité, intérêt professionnel ou mondain. Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit des vieux prophètes soufflait dans son coeur; et il ne maudissait ceux de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde par l'influence de la pensée. Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa vie aventureuse. Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait, dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse, dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle sinon dans ses croyances. En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence, pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de 1882. Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin, voire dans une certaine aisance. Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant les juifs aux devoirs héréditaires. Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident, gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde, toute la chrétienté enfin. Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux cerveaux des idées, aux coeurs une religion. Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou colonisatrices,--tels se formulaient en bref les principaux moyens pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la gloire du peuple élu de Dieu. Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise. Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée: avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait. Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans la loi plus obtuse. Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance, toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes. Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement, voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques, les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on éclatait de rire en lui offrant un cigare. A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle. La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment. Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes indispensables,--la Bible, l'Imitation, Goethe, Spinosa, Shakespeare, Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains socialistes. Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune et l'humanité lui devinssent moins mauvaises. Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la foi. Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage. Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces impressions adverses. Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles, les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les journaux mondains racontaient les magnificences de leurs garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout, chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par sottise, dont une part seulement donnée de bon coeur au peuple, eût tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse. C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension. Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race. Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait, la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose. De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes respectives. * * * * * L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même. --Comment, c'est vous? --Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade... --Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais, entrez donc, mon cher,--fit M. Raindal cadet qui enlevait son chapeau.--Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons causé!... Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann. --Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un sourire... Tenez, savourez!... Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: _Annuaire de la Finance française_. Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout, largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons. --Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des chrétiens, des _goys_ aussi... Des noms de tous les pays et de toutes les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela ne durera pas toujours, mon ami!... --Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!... Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques, conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux groupements de combat. M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture. Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient d'une joviale colère. --Encore un! lançait-il à Schleifmann. --Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma faute? Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre d'images ou un passionnant recueil d'aventures. Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front bombé aux angles: --A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris, connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?... --De l'Institut? --Oui, parfaitement. Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela. Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et, plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte de Saulvard fut réglé. Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!... Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut, puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table de l'_Annuaire_. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique discrédités. Quant à sa femme... --Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet. Non, pas une cafarde:--une dévergondée. Schleifmann, mieux informé d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante, aigrie par une maladie d'estom... M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait. --Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le temps! Je file... Vous venez!... Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là, sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement Schleifmann l'avait empli. * * * * * M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension. Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant distraitement la main: --Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont... Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte, se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin, une surdité subite. Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles. Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son tour. Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se dissimulait de tendresse réelle dans ce coeur intolérant et sous ces imprécations furibondes. Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide. Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en échappât. M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime. Et, brutalement, il lâcha la première bordée: --Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir! Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur: --Quoi? fit-il. Quel bonhomme? --Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur! Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y passèrent. --Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami Schleifmann doit exagérer... A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre, tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe. --Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où habite-t-il, ce Saulvard?... M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la réponse à faire, et, essayant d'équivoquer: --Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira... --Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro... Mais la rue, le quartier, tu le sais bien? --Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber... --Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je l'aurais parié... Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires éclata sur le maître la tempête redoutée. L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer sa théorie des _Deux Rives_, et il la retonitruait avec fracas. A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée, l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer chacun la paternité, quand l'autre était absent. Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par la population, les moeurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en face de Gomorrhe. Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville sainte. Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées, agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les manoeuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde, l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite. De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite, en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime. Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions. Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et caracoleuse. --Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un exploité, un enfant... un _goy_, comme dit Schleifmann. Mais va donc te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!... M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre. --Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser: il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là... L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé: --Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!... Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient comme des cris de guerre. M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou cela séchait soudain au vent des invectives: «... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous atteignons à un tournant de l'histoire...» Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu. --Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père? --Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe... Thérèse le considéra, avec une moue railleuse: --Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre... Et, se tournant vers M. Raindal: --Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton habit... Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits. C'étaient des oeillets blancs, qu'elle portait en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat. Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez belle, trop belle--et l'on ose partir, on part. --Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?... --Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y peux rien... L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts. --Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!... M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et fléchissants comme un pinceau usé. --Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère. --Mais oui, en route, mauvaise troupe! Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à M. Raindal. La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait: --Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu! Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait d'un air nigaud. --Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis! Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller. IV Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) «en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande affluence. Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête très réussie. Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes électriques. L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp. Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi. Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres. Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille dûment établie. Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux, l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et rebelle envie d'éternuer. Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances, il avait renoncé. La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses virtuosités de morgue. Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée dans l'étoffe des habits. Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité réciproque. Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles diverses. Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts favoris blancs--une tête de Japonais devenu maître d'hôtel--il souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit. Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur rencontre. --Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à désespérer... Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il continua: --Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle... Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il chuchota: --Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. _Fata volunt!..._ Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène le phénix... D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, Thérèse dressa la tête. --Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous connaissez assurément de nom: M. Pierre Boerzell... Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard ajouta: --M. Pierre Boerzell... Mlle Raindal... Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura: --Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse? Thérèse refusa d'un ton de sympathie: --Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois... Boerzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le terrain scientifique, devint cordiale, presque familière. Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise. Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de science. --Ah! monsieur! s'écria Boerzell, découragé... Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu... M. Raindal acquiesça d'un sourire: --Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, souvent... Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse: --Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?... --Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman? Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Boerzell, Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs chaises. M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Boerzell, dégustant à petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près comme des amis de vieille date. Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume. Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir, protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges. Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts. Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs de l'auditoire. --Pardon, messieurs!... Pardon.. La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal: --Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les voeux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme Georges Chambannes... M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise. --Madame, trop heureux... Mme Chambannes se récria: --Mais c'est moi, monsieur... Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir mutuel. M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée: --Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre charmant, une très grande oeuvre... Je ne peux pas vous dire combien elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si joli, si agréable à lire! --Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous m'excusez!... Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient écartés. D'un coup d'oeil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de culture inférieure--telles que les ignorants, les femmes ou les mondains--s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une déesse. Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant son livre. Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie: --Je ne sais pas! --Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant les «r». M. Raindal, sans chercher, songeait: «Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!» Et il répéta du même ton: --Non, décidément, je ne sais pas! Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement... --Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à monsieur... --Mais certainement! Et elle présenta: --M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore votre livre. C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant l'oeil aux trois quarts--et cette infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux combattant de Custozza. Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre. Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint fripé, à l'oeil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête. Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue. Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et de Boerzell. Ce furent de nouvelles présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le marquis: --Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez, mesdames?... --Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils arqués d'attention. Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix: --Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli! --Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance! Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique petit oeil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait. Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son coeur se tordre comme un serpent blessé. C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le menait. Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les Chambannes, ni Boerzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient toujours. Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant: --Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze. Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets: --Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?... Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille: --Mais, monsieur, je ne sais pas danser... --Qu'importe? Tout dépend du danseur... Il décochait à Mme Chambannes une preste oeillade d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une gageure: --Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse... Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger: --Soit, monsieur... Essayons!... Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, s'arrêtant: --Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à merveille... Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies de plaisir. --La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller... Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste cramoisie, l'oeil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant elle, le bras prêt à l'enlacer. --Nous repartons, mademoiselle?... Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura: --Mais, monsieur, la valse va finir! --Profitons-en... Un dernier tour! Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle prononça: --Eh bien! oui, un dernier tour. Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact, par saccades brutales qui l'affolaient. Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était. --Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes. --Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte. Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'oeil goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, du coffre à bois qu'il lui fallait manoeuvrer. Encore une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide comme une morte. --Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma guigne!... Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille. En un moment, les Raindal, les Chambannes, Boerzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse. Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua: --Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite! Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux. Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet d'une agonisante. Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident, l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots. --C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme Chambannes. Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle commença rageusement à refaire sa toilette. Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes, et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la poudre de ses joues. La touffe d'oeillets était tombée, formant dans ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde transparente et lâche. --Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous sentez-vous mieux? Thérèse riposta froidement. --Beaucoup mieux, madame, je vous remercie. Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait: --Nous partons, maman? --Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal. Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient. A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Boerzell l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié, la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit escorte jusqu'au palier. --C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton compétent. Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria: --J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien, j'espère, mon cher collègue! * * * * * Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux. Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria: --Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux. --Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi, fillette, cela va-t-il? --Très bien, père, merci... La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec bonhomie: --Eh bien, fillette? demanda-t-il. --Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse. Il y eut un temps, puis M. Raindal articula: --Eh bien, ce jeune homme du bal!... Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit d'un ton de bravade: --Quel jeune homme? --Ce M. Boerzell! Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en souriant, d'une voix ferme, elle prononça: --Non, jamais, père! M. Raindal insista: --Pourquoi? Il avait l'air de te plaire... --Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout... --Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au moins... --Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas. Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant: --Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer... Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter la main de la jeune fille: --Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre. Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait. --Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de Meuze... Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit: --Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Boerzell ne me plaît pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge, n'est-ce pas? Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, écrasé le petit Boerzell par son avantageuse stature. Une partie perdue, quoi! Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures. On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre. Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues friandises. V Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette, on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de lustrine tendit un petit bleu. --Une dépêche pour madame! annonçait une voix. --Donnez vite! fit Mme Chambannes. La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était en train d'agrafer, courut prendre la dépêche. Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante, et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes: «Mardi matin, 10 heures. «Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay. Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En hâte tous les baisers de ton _old_. «G.» Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu rauque: --Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de chambre rose... --Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant la surprise. Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait fiévreusement sa jupe. --Non, je ne sors plus... --Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?... --Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce qu'elle voudra... --Bien, madame! Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les rubans, sèchement, elle commanda: --Maintenant, allez-vous-en!... Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne. * * * * * Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif, irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en rompant, au dernier moment, sa promesse. Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table, assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était. Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!... Oh! l'infamie et l'abjection! Mme Chambannes aurait voulu saisir son coeur à deux mains et le lancer loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de Gérald lui semblait un fait accompli. C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici, prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec des sanglots de bonheur. Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux, un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement: «D'ailleurs, jamais je ne pourrai!» Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant. Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial, impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait. Elle recommença à sangloter. Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta: «Mon Dieu, soyez béni! «Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas demain à la Bourse. _Amen!_» Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement tendre et improbe à la fois. Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures, inexplicables. Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements, sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux. Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant, spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement doué. Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de famille. D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M. Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul? Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite, l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille. Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse, ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur. Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé. Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir, industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent. Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias, liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait. En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel. Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou niaiserie. Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait. Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle apprit que Georges courait les filles. Le changement fut imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant. C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin, Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout jeune,--il avait vingt-trois ans,--une mince moustache brune comme tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute retentissante. Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois, le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes triomphaux. Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements à la mode. Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence et, à son insu peut-être, en attendant mieux. Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison valable. Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'oeillet au revers, occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant aux farces des clowns. Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut plus qu'à se louer d'elle. Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave parfum d'au delà, une vapeur aristocratique semblait flotter autour de ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles. Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui reboutonner ses bottines. Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse, tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme. Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas ces béatitudes du coeur qui sont le lot de tant d'autres moins belles? Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui, moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues, mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!... Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez Lastours! Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à un de ses amis, un peintre aussi,--un concurrent,--du nom de Moutiers, qui logeait deux portes plus loin. Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie, parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire emplette chez le peintre. Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit. Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures. Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au lieu d'attendre qu'il vînt? Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes femmes? Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs, les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé, vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil, une vaste exploitation de mines en Bosnie. Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs de l'intelligence. Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans, poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!» disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer ni retenir. Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent... A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs s'embrumaient... Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient son coeur et ses sens,--que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là, noms et traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés, ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues! Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi! Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas uniquement. Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules. Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée, trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être pas noble, restait dans la roture élégant et cossu. Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout, actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme. Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin, ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du large. Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire! Il tarda, mais il arriva. Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans langueur, sans rancoeur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de même. Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue. La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille, dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive. Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'oeuvre de ses paris, Gérald partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas. Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait à l'instant des épreuves. De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur. Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin, il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran tremblait au creux de son épaule. Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte, dans la sévère tribune du club! On s'y demandait avec des clins d'oeil égrillards ce que c'était que cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute, que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan, avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature! Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre. Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses éloges aux leurs. Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien. Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers l'autel. Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la suppliait, la pressait en maître déjà! Il eût désiré la revoir, l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer: --Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez pas! Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le désespoir. Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette réserve insolite--et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait. Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où, rebuté, il allait renoncer. Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et défendre leur passion menacée. Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui permettait plus de représenter assez. Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier. Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux dangers possibles. Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus facile et nouveau. Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain hostile, en état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la seconde méthode. Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie, organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres. Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir, une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir. Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable--et fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime: romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,--comme en lui-même il surnommait Zozé,--était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit plaisant, les femmes jolies, la table excellente... Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire! Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!... * * * * * Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement de ses réflexions. --Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?... Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction: --Quelle heure est-il donc? --Près de deux heures, madame!... Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné, mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé! Elle répliqua d'une voix ensommeillée: --Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan... Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut, pâlissait comme une lampe dans une tabagie. Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille. Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses indignes regards?--Oh! qu'elle le détestait!--Et que se murmurait-on là-bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où? Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains. Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M. Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis, l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes insoupçonnables. Pas une seconde à perdre! Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler. VI La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot, gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain. Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait bercer par les cahots, fermant à demi les paupières. Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain, pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur. Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change. La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait. Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant. D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit, par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre, vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à travers l'espace ses notes graves. Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises. L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et voir. Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée. La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à droite. Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum de pot-au-feu s'échappait. Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon. Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, s'avança au-devant d'elle. --Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes, en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme Raindal. --Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable à vous... Mme Chambannes remerciait d'un sourire. Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne, s'écria: --La pauvre enfant!... Elle a été souffrante? --Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant... Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre mathématicien, questionna: --Un étourdissement, sans doute?... --Je suppose, fit Mme Raindal. Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui, Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt. Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa jeunesse, supportait sans inconvénient la valse. Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit: --Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?... --Admirable! approuva Mme Raindal. Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia. Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait. Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les _O_ de Noël» promettaient d'être chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon. Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna: --Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour! --Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis... Elle frappait à une porte latérale. --Qui est là? grommela la voix de M. Raindal. --Une visite. Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva de son bureau en même temps que le maître. --C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant, expliqua Mme Raindal. Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya de sourire: --Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la peine! M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille. Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation, demeurait interdit. Puis il proféra: --Asseyez-vous donc, madame! Zozé s'assit et déclara: --Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!... --Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort bien éclairée!... Mme Chambannes continua: --Vous travailliez?... Je vous ai interrompus... --Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut de la main. La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, cette femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée maudite? --Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme Chambannes. --Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue merveilleuse! fit M. Raindal. Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du Panthéon, une fine petite pointe après,--la flèche de la Sorbonne;--plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues, un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas. M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison: --C'est le jardin des soeurs visitandines de Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui se promènent! Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère, paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au mur, près de la fenêtre, elle s'écria: --Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait qu'elles dorment debout... Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient. Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres, on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires. M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure: Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris, une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un Pharaon. --Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea Mme Chambannes. --Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois mille, quatre mille, cinq mille ans!... --Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je pourrais en découvrir de pareilles? --Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est farci!... --Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme. Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience. Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait: --Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12 décembre? --Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner, malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait. --Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et un grand plaisir en venant dîner chez moi!... M. Raindal s'inclinait: --Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce soir-là... Et se tournant vers sa fille: --N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache... Thérèse, brutalement, lui coupa la parole: --Non, père, nous sommes libres... Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre! On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes. * * * * * Un drôle de regard!--réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite Raindal! Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans les Champs-Élysées. Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se retenir de décocher un coup d'oeil sympathique. Enfin elle rentrait dans son climat, dans son pays, dans son quartier. Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger, en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante, au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin, si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un stéréoscope... Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée, arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà! Elle allait être en retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval. Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise. Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle un étage et entra en haletant. Il était là. Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son visage. Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo! Etait-il joli, quand il dormait! Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura: --Tu dors?... Tu dors, mon chéri? Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta: --Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!... --Pourquoi? demanda Zozé en souriant. --Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard, madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!... Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec effusion, et, d'un ton gamin: --Devine d'où je viens? --Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald. --Eh bien! je viens de chez le père Raindal. --De chez le Kangourou! Zozé ouvrit des yeux étonnés: --Le Kangourou? --Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche, devant, et des petits dedans! Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald. Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds pendant au-dessus de la nuque. Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et gouailleusement: --Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies? --Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te déplaît? --Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens, un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes compliments... Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il déclara: --Vous êtes ici chez vous, chère madame!... Zozé obéit en lui jetant une oeillade passionnée. Gérald, un instant après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la physionomie devenue subitement grave. Une vision rapide repassait sous ses regards: les soeurs, les deux soeurs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs chapelets à la main. Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau, l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les bougies allumées. Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse: --A quoi pense-t-on donc? D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux sourire d'amante: --On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez fait tant souffrir ce matin... Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel. Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières. VII Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours qui suivirent. C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible, quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir». Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur chair rebelle dans les exercices de piété. Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne. Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle recommençait. Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que distillait encore son coeur. La discipline l'avait ressaisie et, comme un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se révolter. Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger. Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris qu'elle éprouvait pour la jeune femme. Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non, tout au plus en avait-elle pitié! Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient tous deux! Un ménage assorti! Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses yeux gris... Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison. Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal repartait à tâtons. «Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration. Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance! Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le jour du dîner Chambannes arriva. Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal, quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt quelqu'un frappa. --Entrez! fit la jeune fille. M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche dénouée pendait à travers son plastron. --Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de celle-là? --Peuh! fit Thérèse déroutée. --Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs, naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards s'avisaient encore... Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé. --Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une voiture. --Bien, mère! Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les bottes sur la carpette jaune du palier. --Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement. Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse: --Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà une déveine!... L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car, de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez les Chambannes: --Oui, mon oncle, nous dînons en ville! Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions: --Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu venir demain?... --Parfaitement! fit l'oncle Cyprien. Et, après une pause: --Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez? Thérèse n'osa plus nier: --Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous avons fait connaissance au bal Saulvard... --Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance... Comment écris-tu cela? Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil: --Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son oreille le son de ce nom inconnu. Enfin se résignant: --Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!... Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!» Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries. Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors, s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne manquerait pas d'éclairer ses soupçons. * * * * * --Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une plantureuse portion de rôti de veau aux confitures. L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte: --Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez une Mme Chambannes... --Rue de Prony? fit Schleifmann. --Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien. --Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie. --Ah bah! fit l'oncle Cyprien. --Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère... --Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal cadet avec un regard de reproche. Schleifmann retint un sourire. --Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous comprenez?... L'oncle Cyprien devint soucieux: --Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?... Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais, d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et, d'une voix indifférente: --Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je vous le répète, je les connais à peine... L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache. Puis, brusquement, comme lâchant un déclic: --Ils sont juifs, n'est-ce pas? --Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme, elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé, que je n'ose pas affirmer... --Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien. --Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan, c'est-à-dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme _haute-idole, idole-élevée_... --Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien... Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi... Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il insinua: --Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives qui seraient chez cette dame... --Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann. --Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien. Le Galicien équivoqua: --Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai oublié! --Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce qui nous presse? La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença d'abord à lancer son venin contre les moins haïs: --Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là-bas M. Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les femmes dont il a sculpté le buste... --Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien. --M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! Et, le premier jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!... --Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion. --M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit, routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous les pauvres, à toutes les oeuvres de charité... Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table: --La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser... --Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!--murmura l'oncle Cyprien, sûr maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe--... Du calme, mon ami!... Et puis?... --Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco, encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils vous entretiendraient une jument, mon cher! --Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une plissure de dégoût. --Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple, jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à peintre, quoi! --Vous dites? questionna l'oncle Cyprien. --Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les prendre, comme un chiffonnier dans un tas... --Alors, Mme Chambannes, vous pensez que... Schleifmann, prestement, l'interrompit: --Non, non, oh! non!... Au contraire! Puis, d'un ton malicieux: --Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière... Et, suivant l'association normale des idées: --Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte de Meuze... --Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles, je suppose? --Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous, m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque du krach... Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune remisier, M. Silberschmidt avec sa femme. Et, comme il se taisait: --C'est tout? demanda l'oncle Cyprien. --Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or dont la transpiration avait terni les verres. M. Raindal cadet prit une mine goguenarde: --Un dernier détail, s'il vous plaît? --Je vous écoute, fit Schleifmann. L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante: --Tous Prussiens, naturellement? --Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah! je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme d'un grade... --C'en est un! observa l'oncle Cyprien. --Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français... Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents, ces damnés Burzig!... Il ricanait, la bouche méprisante. --Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces touristes-là... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si terrible... --Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?... Le Galicien eut un sourire mélancolique: --Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen de l'humanité, comme disait l'autre... --C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant, en cas de guerre... --La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je, d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre, les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent, j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en somme, le plus généreux que j'aie connu... --Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile autrement... --Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!... Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il s'excusa auprès de Schleifmann. --Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!... Et, dans un mouvement de reconnaissance: --Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!... Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour trinquer: --A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement. --A la France! riposta le Galicien en choquant les verres. * * * * * Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon des Chambannes. Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations commença. Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas bien l'étiquette ni la langue. Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu, propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de son compliment de présentation. M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la salle à manger. Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le potage parmi un silence d'attention. Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la _Vie de Cléopâtre_, comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en débiter de «raides». La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant, ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains pendantes, ses manières de vieux préfet gêné--et sa voix qu'on n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le _Bædeker_, le _Joanne_ ne vous en auraient pas dit autant! Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner. Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des _r_ qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine, avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais, bien plus que les tendres oeillades de la jeune femme, le luxe environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier au _Faste de Cléopâtre_, lui qui n'avait pas bronché devant les gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la _Vie inimitable_, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des convives formaient autant d'aspérités brillantes où son oeil s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les _schh_, les _harrh_, les _horrh_, les _pff_ qui fusaient maintenant du groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la table. Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la langue dans un petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments, ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'oeil goguenard dont Pums corsait ses demandes sur la _Krankheit_ (la maladie) du sultan, ou l'autre clin-d'oeil narquois dont Herschstein accompagnait ses réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan, une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié, sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans le marché les valeurs minières les moins suspectes. Manoeuvre aisée, au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique, n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou bataves, plus fulgurants que des diadèmes: _l'Etoile rose de l'Afrique du Sud_, _le Soleil du Transvaal_, _la Source des Escarboucles_... Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui parvenaient de la plus éloignée: _fontein_... _rand_... _Chartered_... _Cecil Rhodes_... _de Beers_... _claim_..., dont les syllabes techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums proféra: --_Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond..._ La _Red-Diamond-Fontein_!... La mine préférée du marquis, sa valeur de prédilection, «sa petite _Red-Diamond_», comme il l'appelait victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir. D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il interrogea: --Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la _Red-Diamond_?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez? --Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze le consultât. Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs minières se poursuivit sur-le-champ en français. Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques instants, déjà, il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement, il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du restant des convives. «Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite Grecque!... Une vraie petite Grecque!...» Puis il reprenait: --Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages, Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing... Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan. Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils assez,--l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil de la traiter ainsi, comme une institutrice. Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M. Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une oeillade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses anecdotes: «Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...» Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure méfiante, l'oeil en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table. Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après l'autre! «Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des sauvages, des nègres!» Puis aussitôt elle pensa: «Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...» Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva. --Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse. La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon. Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras: --Mademoiselle!... Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux. Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui; et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un son obscène. --Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas un peu lourds... Eh bien, ce dîner? --Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa mère. Je suis enchantée d'être venue... --N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite... Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines préventions, à certaines idées préconçues?... Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la lèvre gouailleuse, chuchota: --Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent beaucoup à être vus de près... M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une tasse de café. Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts, les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes. Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces messieurs n'étaient point ingrats. Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître. Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai, elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait, s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle, l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence du dîner. Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises. On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires d'argent ou de leurs infirmités. La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la manoeuvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir, osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il lui promettait entière satisfaction. M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance. Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières. L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables pour se dispenser de parler. L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction, lui fut un prétexte à se lever. --M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans! présentait Zozé. --Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant jusqu'au nom. L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons. M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard du maître, s'étaient également levées. --Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle exagérait. M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers l'antichambre. Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte! Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies, de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes. Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence. --Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle. Puis après une pause: --Eh bien! comment le trouvez-vous? --Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une explosion de rires. Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi, quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif, déclara: --C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences d'aujourd'hui! --N'est-ce pas? murmura Zozé. --Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus pur... --En vérité? s'exclama Pums subitement retourné. Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas. Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive. Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient? Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four! Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près, elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis trois grandes heures, lui desséchait la gorge: --Tu m'aimes? D'un clin d'oeil, sans rancune, le comte affirma que oui. VIII Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée. Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts à écrire. Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença d'une voix simple: «Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue, l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette nécropole sont peut-être pour l'historien des moeurs d'un plus grand intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...» M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes: «La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M. Maspero, parues dans les _Annales du Musée de Boulaq_ et dans la _Revue d'Égyptologie_. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...» M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger comme une fumée, voleta autour de sa manche. --Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le tableau les hiéroglyphes du nom. Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui, comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, c'était la jolie petite Mme Chambannes! Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou: «... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros armateurs, dont les caravanes...» Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes. Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait impassible devant ces politesses. Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception. D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait. Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal, en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par l'enthousiasme de l'assistance... Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en simili-bronze,--Platon et Epictète,--juchés, tels que deux potiches, sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées, dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à meubles? Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux étaient chauves déjà. Trois portaient entre les épaules cette barre brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus. Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune--oh! cette tête de loup!--qui ne devait pas souvent se ruiner chez le coiffeur!... Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de sa bourse. Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute. Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue. Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique un peu timides. Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du fond, sa serviette sous le bras. A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et s'avança vers elle avec une mine souriante: --Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement. --Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai pas tout compris, mais comme c'était intéressant! M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet: --Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence? A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors, par désoeuvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner un dîner!...» Et elle riposta avec un petit rire candide: --Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la main... --Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait distraitement M. Raindal. Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et, retirant son chapeau: --Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à M. Chambannes, je vous prie... Zozé s'écria: --Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par ce temps?... Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme Chambannes. --A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher. Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi. La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec une impression de bien-être, et comme se réveillant: --Ainsi,--fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse de ses adieux,--ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame? --Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois... --Quelle prochaine fois? --Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les cours suivants... M. Raindal se rembrunissait: --Vous songez donc à revenir? --Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?.. --Nullement, chère madame, nullement!... Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!... Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan--M. Raindal cadet n'appelait plus autrement Mme Chambannes--il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une voix ferme il déclara: --Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but essentiel... --Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment faire?... Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal, à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser sa serviette. Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée: --Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres oeillades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous assomme, n'est-ce pas?... Il rougit de sa brusquerie: --Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous aider dans vos études, dans vos lectures préalables... Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair de joie fila dans ses caressantes prunelles: --Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de me venir à l'instant, tenez!... --Laquelle, chère madame? --C'est que c'est tellement indiscret!... --Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son ton d'indulgence. --Non, je n'aurai jamais le courage!... Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal. Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi, ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce qu'il fallait lire... --Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant, si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, cher maître? Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur le genou d'un bon grand-père,--de l'oncle Panhias, par exemple, quand elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de l'attendrissement. --Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!... Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous rendre compte que mes obligations, mes travaux... --Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation. Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu. Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement. --Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude. --Rien, rien, chère madame!... Oh! presque rien--rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales, l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre. M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le _serdab_ obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le harcelait de prières! --Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!... --Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi. L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un oeil en même temps dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance; et la main tendue vers Mme Chambannes: --Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai... Zozé eut une moue de désappointement: --Et moi qui espérais votre réponse tout de suite! M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et il balbutia d'une voix hâtive: --Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine... --Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq heures?... --Oui, jeudi à cinq heures... --Vous ne savez pas comme vous êtes gentil! Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son étreinte. --Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures... Je compte sur vous, cher maître... En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant blanc un dernier signal d'amitié. * * * * * De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait: son rang dans la science européenne, sa position académique, le ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir? N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire! Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle Thérèse--songeait-il presque hargneusement--quant à Mlle Thérèse, il serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient commencées! Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère de son rendez-vous. Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures, Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance! Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme Chambannes! Il fit cependant bonne figure: --Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement. Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés sur la table: --Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets à prêter des livres, à présent?... --Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes. --Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait. --Mon Dieu, oui... Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien. Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils. --Et tu vas y aller? questionna-t-elle. --Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois continuer ou non... --Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner des conseils... --Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal. Elle éclata: --Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies, que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect il vaut mieux que je me taise... Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et se relever comme de petites ailes palpitantes. --Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après dîner... Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules; --Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion, la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands, Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite nigaude t'a flatté, t'a enjôlé... M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la mâchoire. --Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas? Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit d'un ton adouci: --Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît, dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance... N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le premier à m'en apercevoir et à régler là-dessus ma conduite... Mais au moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur intellectuelle... Tu le sais bien, au fond... Il lui souriait, avec un regard d'appel: --Allons, viens m'embrasser!... La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras. --Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse, quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur. Un sourire oblique desserra ses lèvres. --C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction que lui causait cette grimace incomplète. Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ. Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse, puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre. IX Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail. Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule. Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau qu'il hésitait à poser sur la table. Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon commença. M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se procurer. Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain. A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait vouloir reculer. Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda: --Et à présent? --A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez bien qu'il y aura des semaines... Zozé l'interrompit: --Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez, quand vous serez libre... M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner. --Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher maître, que je m'asseye à côté de vous? --Bien volontiers chère madame! Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M. Raindal déplorait son empressement à accepter. Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M. Raindal s'embrouillaient à mesure. Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;--et Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau d'Alexandre. Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu de lui son petit fauteuil à griffes dorées. --Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!... Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le rideau. --Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes. Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse, en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M. Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude, toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les maxillaires, quand ces dames reparurent. Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah Bernhardt. --Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas que Mme de Marquesse s'en aille déjà! M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait. Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune vantait son fournisseur. Le porto les avait animées--et, en riant, la main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres, absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes. --Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé. M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau, et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le fumoir. --Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été combinée d'avance ou si le hasard l'amenait. Puis elle présenta: --Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis.... Monsieur Raindal... Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait toujours son aversion contre les gens d'église. L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi: --M. Raindal, l'auteur de la _Vie de Cléopâtre_?... --Parfaitement! confirma Zozé. L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage, il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes qui semblaient repousser les éloges. Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il avait publié, dans les _Annales d'archéologie chrétienne_, deux articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue. Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M. Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé profita d'une pause pour demander: --Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé? --Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de moi... --Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des nôtres?... --Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend... Croyez que je suis désolé... Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on fait à une écolière: --Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes content de votre élève?... --Fort satisfait, monsieur, excellent début... --Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne... Vous promettez de revenir, cher maître?... M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la porte du salon. Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le quart. --Sapristi! murmura-t-il effaré. Et il appela encore un fiacre. * * * * * A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les questions, il affecta une joviale loquacité. Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent méridional de l'abbé. Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin. Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse. Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille. Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'oeil furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits. Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le jeudi d'après, il n'en parla point. Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture: _Approuvé_. A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente, il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là, le convive de son élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir. Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta au feu en haussant les épaules. --Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait. Thérèse répliqua d'un ton railleur: --Un télégramme de père qui reste dîner là-bas! Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,--seule comme toujours, seule comme partout,--le comique de l'aventure! --Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame. --Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience. --Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi? --Je l'ignore! Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée: --Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!... Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire... --Lui dire quoi?... --Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et puis vous êtes plus amis ensemble!... A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de coeur. --Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment, faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces gens... --Et plus tard?... --Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il conviendra de faire selon les circonstances. --Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de... Elle hésitait: --De cela... de cette affaire, enfin? Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras: --Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?... Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal: --Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais peur de vous, ma parole!... Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte Brigitte. * * * * * Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal, énonçait la liste des convives: --Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé Touronde... Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le fumoir. Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal. Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette. --Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne, dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus considérable... --Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de satisfaction. Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui, s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même aux plus vertueuses, même aux plus innocentes. Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il était recherché dans les châteaux des alentours,--comme chez Mme Chambannes, au château des Frettes, entre autres,--les radicaux du cru l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour--et ici la voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle--compromettait chaque jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités mondaines et la fréquentation des hérétiques. --Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle? Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?... Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère... Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa conscience: «Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle ne ferait ailleurs...» A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts mondains: «_Non culpabiliter! Non culpabiliter!_» --Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces longues doléances. L'abbé Touronde sursauta: --Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!... L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias, mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait les _r_ plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique du Sud. Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal, instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en cortège dans la salle à manger. Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne paraissait le troubler. Les oeillades comme le parfum de la petite Mme Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde. Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même, pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour chacune de ses périodes. Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline: --Pourquoi faites-vous la tête? Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela: --Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou? --Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes pas jaloux, au moins?... Gérald eut un ricanement dédaigneux. --Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est par trop bavard, votre petit ami!... Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs. M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines commençaient à saillir. M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades, était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes de l'âge... --Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au Louvre?... Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas, Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile. --En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!... Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur double refus n'était qu'une manoeuvre concertée, une sournoise manifestation de blâme. Il riposta avec hauteur: --C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul... Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et, comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot, quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance. Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte? Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions. --Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?... En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du bout par le froid du dehors--ou peut-être par les caresses récentes. Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant du choc, elle déclara: --Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison... Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous, nous ne faisons rien qui vaille... M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole. --Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?... M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse, son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une voix nette: --Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame... Mais il ajouta par un restant de prudence: --Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!... Mme Chambannes eut une moue de reproche: --Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève voudrait empiéter sur vos occupations?... «Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection. N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du maître! Elle songeait seulement, avec simplicité: --Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal! * * * * * Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes. Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré, Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la leçon s'engageait. Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son zèle. Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations. Parfois aussi,--et avec une insistance qui ne se lassait un jour que pour renaître l'autre,--elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît à lui traduire les notes de la _Vie de Cléopâtre_. Le maître immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus, la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité, étaient intraduisibles. Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait failli connaître le sens des notes défendues. --Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le _Dictionnaire_ de Du Cange...--Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que sans moi... M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique. Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être admis à ces dîners de choix. Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée. Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté, une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre? Zozé, du moins, y croyait fermement. Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou «Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces instants-là, embrassé de reconnaissance. Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes sur les façons du maître comme sur les moeurs d'un sauvage qu'elle aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement il y avait là-dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de scepticisme que, par deux fois déjà, le maître avait décliné le plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires! Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement, quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser. Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M. Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au centre le bleu pâle de la turquoise. --Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner. Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste: --Vraiment?... fit-il. D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les idées de son tailleur--un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont il était le client depuis une trentaine d'années. --Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le tailleur de Georges?... Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander un vêtement chez Blacks. Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M. Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal, perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y étalaient leurs scintillants triangles. Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de toilette. Il obéissait de bon coeur à la fois dans le désir de lui plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret. Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine, en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit. Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour l'imprévu, pour l'argent de poche. A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des siens un prétexte à son égoïsme. Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, fidèles à leur complot, les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord. Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique, comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe, les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M. Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son auditeur ordinaire Schleifmann. Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié, persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui rôdait continuellement autour de sa personne. Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause. Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires, but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire, repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux? Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis déclarés,--comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le bonheur et la quiétude. A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie, l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après, c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes. Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue, son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre, lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M. Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée appelle. Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close: --Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je ne suis pas fâchée que le printemps recommence! Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice d'hygiène. La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant de rentrer chez lui. Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M. Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible. Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser, à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces souvenirs. Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes. Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes! Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui, l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis... Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille. * * * * * Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M. Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans la chambre de sa fille. Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque simultanément. A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller. M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser de la tenir dans ses bras: --Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du chagrin?... Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules: --Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie... --Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué. --Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien... Ce sont les nerfs!... Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la chambre d'un malade. Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot, d'interroger Thérèse dès le lendemain matin. Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti. C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme! X Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la saison nouvelle. Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle pervers lui annonçait le retour. L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son coeur se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête sur l'épaule robuste de quelqu'un. C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance. Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde, plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble. Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait à des souhaits tous irréalisables. Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir! Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements d'érudit! Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours? Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait. Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir, quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal qui lui souriait avec des grimaces de connivence. Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception, le dégoût d'elle-même. Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage. A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour. Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle avait oubliés le lendemain au réveil. Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de la vaillance de son coeur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin, comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse. Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas gémir... * * * * * Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du _Corpus inscriptionum ægyptiacarum_, quand tout à coup une ombre passa sur les pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut Boerzell, le prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard. Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en souriant: --Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que vous avez des lectures bien frivoles!... --N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est rien encore après de ce que j'ai demandé... --Quoi donc? Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. Boerzell feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie. Enfin Thérèse s'écria: --Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes... Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place... Boerzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras: --A bientôt, mademoiselle, j'espère... --A bientôt, monsieur... Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de liseurs courbés à leur tâche. Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins déplaisant, transfiguré. Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour, s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque, et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la porte d'une caserne. --Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en regagnant sa place. Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de Boerzell retentit encore au-dessus de son épaule. --Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le haut de la rue de Rennes... Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes la société de Boerzell l'ennuierait. Enfin elle prononça: --Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route ensemble... Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur parapluie. Boerzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les séparait. Thérèse se retournait, l'oeil à la recherche du jeune savant, et elle distinguait Boerzell qui lui souriait par-dessus les têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras. Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi le guichet du Carrousel. Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour professionnel. Seulement, c'était Boerzell qui menait le jeu. Il avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases, tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de la jeunesse en plus. Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle? Ou avait-il été troublé par l'entourage? Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine. Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et Boerzell se serraient contre une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient leur marche. A présent Boerzell interrogeait, s'informait des travaux de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance, retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études. Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain, Boerzell soudain eut un soupir: --C'est dommage!... murmura-t-il. --Quoi donc? fit Thérèse. Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé. --Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions fait un excellent ménage... Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit éclat de rire: --Nous? dit-elle. --Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait Boerzell, avec un avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce bal... Il s'arrêta pour la regarder: --Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi... Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier, demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais heureux! Thérèse demeurait muette. --Mais voilà! reprit Boerzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part, permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens, occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes, une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines... --Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire. Boerzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement: --Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je, vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là, que le mariage pour vous ce soit le coup de foudre, le coeur bouleversé, la passion irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!... Il tapait le bitume du bout de son parapluie. --Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude. --Oui, mademoiselle! fit-il distraitement. Et sur-le-champ, se dédisant: --Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si, par hasard, vous en aimiez un autre... Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse: --Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un souvenir... --Un souvenir! bredouillait Boerzell décontenancé... Ah! bon, bon... C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle... Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton, ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin, que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour ne pas sourire. --Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société, c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai tout à fait ravie... --Je vous remercie, mademoiselle, fit Boerzell sans élan... Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux, tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!... Le coeur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et supérieurs... Puis, comme Thérèse se rembrunissait: --Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y autorisez, à dimanche!... --A dimanche!... Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix essoufflée la rappela: --Encore moi, mademoiselle! fit Boerzell qui la rattrapait... Un dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt... Thérèse faisait de la main un geste de dénégation. --N'importe! riposta Boerzell... Pour rien au monde je ne voudrais être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage, le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données, mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite importance! --Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous... --Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche, mademoiselle... --Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade. Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de compliments: --Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne viens pas précisément de t'ennuyer! --Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité. --Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré? Le petit Boerzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories, de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre visite... Et il viendra sans doute dimanche!... --Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses inférieurs... M. Boerzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard qu'hier, qui donc me disait à son sujet...? --Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine, un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?... --D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie... Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures, s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez Mme Chambannes... Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire. --Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que j'ai eue comme ça, une curiosité.... --Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il voudrait... --Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien. M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement: --Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est parti en voyage... --Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien. --En Bosnie, je crois. --En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un indice à charge. Et d'un ton résolu: --Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes, deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas de moi... --Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son porte-plume. Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta: --Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût... --Et qui donc? --Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé, l'abbé Touronde, un des amis de la maison... A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop bonne! Quelles moeurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien s'en tenait les côtes. Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à ses engagements. --Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends... Puis, renonçant à s'expliquer: --Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre avec l'abbé Tour... Tour quoi?--baste! peu importe!--je serai très convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!... Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette, elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant. --Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle! Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse, grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie, délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude pour Boerzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre Boerzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe. Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude moins morne, moins abandonnée? Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait. XI --Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller. Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut, tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace du carton gris: SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS AMIS. Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à balbutier: --Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce méchanceté!... Elle éprouvait au coeur une sensation cuisante; et c'était à chaque question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle brûlure qui aurait agrandi la plaie. Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse inconnue, qui cela pouvait-il être? Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable. Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour, Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio. D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale. Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à terre, elle sonna nerveusement: --Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui entrait. --Quel corset? --Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite, vite... --Madame désire-t-elle une voiture? --Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de voiture!... Dépêchez-vous... Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise. A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste. Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air embaumé. Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie; et, hélant un fiacre fermé qui passait: --Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez... Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je frappe trois fois, au trot... Est-ce compris? --Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine. --Alors, allez! Bon pourboire!... La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine. A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing étouffants, ou bien que son coeur était un petit oiseau chétif qu'une main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne pas compter les maisons qui filaient trop vite. Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, on apercevait le 12 _bis_, une vieille maison dont la façade grisâtre se confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements meublés à louer. «C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence. Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à-vis du 12 _bis_, elle commença à regarder. Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte, des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher, dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière la vitrine. D'immatérielles oeillères maintenaient ses regards en arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir. Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les distinguer. La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc! Arrivez!»--comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait. Et soudain une idée lui bouleversa le coeur. Si la lettre mentait, si on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient l'hallali prochain. Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête. Là-bas, devant la voûte du 12 _bis_, une dame en costume de serge grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche, malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie, Germaine de Marquesse, elle-même! Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le plaisir de _les_ surprendre fût à ce point douloureux! Elle défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand la première lui laissait un déchirement aussi affreux? Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant la maison maudite. Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe d'oeillets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés d'horreur et d'amour. Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter. Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins, la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en coquille pour allumer sa cigarette. Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace et cria au cocher: --Allez! Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle bondit sur le trottoir. Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant: --Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire. Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte. --Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde. --Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait Gérald, en essayant derechef un sourire. --Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde, ni le scandale... Je veux que tu montes... Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les regardaient en se poussant du coude. --Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une bizarre manière... --Assez! Nous causerons tout à l'heure! Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au cocher: --Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois... La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris, experts à la manoeuvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores. Puis Zozé s'écria: --Eh bien? Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes. --Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras pour l'enlacer. Elle se déroba d'un brutal détour du buste: --Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?... Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla: --Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous entendre... Gérald tenta de se rapprocher: --Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me permettait de parler avec franchise... --Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser. --Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là, à l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la première fois et aussi la dernière... --Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait plus étrange sa figure convulsée de haine. --Je te le jure! riposta Gérald. Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules, puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade: --Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!... Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une sorte de lassitude à se justifier plus. --Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de temps en temps, machinalement, par contenance. Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien quelques amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots secs, d'abord,--après, un solide _shake-hand_ pour se remettre ou se séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme, un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!... Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton de stupeur: --Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?... Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette question: --Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument sûr de ne plus te faire du mal... --Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est fini? Il l'attirait contre sa poitrine: --Alors tu ne m'aimes plus?... Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues que crispait un spasme de souffrance. --Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la câlinant. Et, avec assurance: --Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant, tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos, de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ.. Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai, tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te va-t-il?... Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta: --Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il? --Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi, j'ai une idée... --Dis-la, mon pauvre Zozo!... --Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors, je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq heures. --Seule? --Non, je mobiliserai la tante Panhias! --C'est cela, excellente idée... Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté, elle soupira langoureusement: --Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!... Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures. XII Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa devant l'hôtel. Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père. Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la tête. --Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure, pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a pas prévenu monsieur?... L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de rire. --Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien de grave!... --Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela, tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame demain matin... M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de chagrin bizarre. --Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où dites-vous que madame est?... --Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet, Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?... --Parfaitement, mon garçon... je vous remercie. La porte se refermait. Le maître lança un coup d'oeil à son frère, et, d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde: --Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de chance!... L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste d'acquiescement, et, se redressant soudain: --Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme Chambannes!... Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise. Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie! --Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris, monsieur Raindal? --Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme Chambannes. Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec l'oncle Cyprien. Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui, pardieu, n'était pas de la jalousie--et M. Raindal rien qu'à cette idée eut un petit ricanement sardonique--mais qui ressemblait à de la déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un mécompte de coeur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front, où perlaient de légères gouttelettes. --Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus fort que moi... Je n'aime pas les curés!... Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière grisâtre: --Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime pas davantage les juifs. Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance. Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en 82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les manoeuvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont opéraient en Bourse les personnes du monde. --Ainsi, moi!--continuait le marquis, cessant ses comparaisons militaires,--moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit en passant, je suis loin de me trouver mal... --Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là? questionna avec déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois... --Et qui vous a dit cela?... --Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là!... --Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis... Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste... Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois pas un petit bouillon... Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices, d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums! On l'a pour une poignée de main... Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il poursuivit: --Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces diableries? --Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui, avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer, moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai pas besoin! Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes. Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix sentencieuse: --Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine, j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!... Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...» --Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton sceptique encore quoique déjà ébranlé. --Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?--poursuivit le marquis, avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers autrui le joueur heureux.--Il ne s'agit pas en réalité de faire fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir, monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place du Palais-Bourbon... Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux frères restés seuls: --Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal. L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon décoloré. --Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal. --Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne peux pas le lâcher... Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère. --A bientôt... A un de ces soirs!... Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié sa souple badine à pomme d'or. * * * * * --Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre jeune dame? --Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis... Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit achevé: --Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann? --De quoi?... --De cette histoire de mines, parbleu!... Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et il passait la main dans sa tignasse crépue. --J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos mines!... M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience: --Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous que je doive me risquer? Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié: --Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un _goy_, et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils vous croqueront comme une côtelette!... --Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!... Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard: --C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie, ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là!... L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de coutume. Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle, se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante francs de différence. Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant. L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions rancunières. Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze. Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à table quand on introduisit l'oncle Cyprien. --Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous allez prendre le café avec moi, hé? Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus: --Un cigare? --Volontiers! fit l'ex-employé. Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare, dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger. Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume, participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient dans la pièce les objets d'alentour. --Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de neuf? --Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé... Pas grand'chose!... M. de Meuze le fixa de son perçant petit oeil vert. --Je parierais que vous venez me parler affaires... L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point. --Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un oeil, mais qui voit pour deux... Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau. --Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein sur la maison de nos maîtres... Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui, l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite. --Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien d'une voix sarcastique. --Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en face!... Une fenêtre qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines, n'est-ce pas?... L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,--car il désirait que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,--et après mûre méditation... --Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer... Et, une fois dans l'autre pièce--un vaste cabinet meublé à l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées: --Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie, 72, rue Vivienne... Cela vous va?... Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant: --Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, ayez l'oeil... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?... L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements. Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées. Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé. Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au passage, leur dardait de galantes oeillades. Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être. Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M. Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus amères... * * * * * Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut reçu, sans attente. M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas tout disposé... --A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et autres balivernes... Je préfère donc... --Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez... Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il ne resterait plus qu'à indiquer les ordres. --Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?... C'est bien désagréable!... M. Pums esquissa un cordial sourire: --Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le moyen que voici... Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien» naturalisé. --Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce assez?... --Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15, trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche... --Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien... Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter pour cinq mille francs de mines... --Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des centaines!... --Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame, conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!... Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des noms. Il choisit l'_Etoile rose de l'Afrique du Sud_, la _Fontaine du Diamant rouge_, la _Source des Escarboucles_, la _Pummigan and Kraft_, la _Deemerhuis and Haarblinck_, dont Pums, complaisamment, lui traduisait les titres. Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation, car ils auraient à recauser. «Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut refermée. Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris, d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur. Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec l'en-tête de la maison Talloire. Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé? Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait? Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes, de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du reste: à gauche, _Doit_, à droite, _Avoir_. Et au-dessus on lisait: M. CYPRIEN RAINDAL. _Son compte en liquidation du 30 avril chez M. Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul._ --Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds? murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille. Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres, avec au total cette mention: _Créditeur_: 2700 francs. --Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le coeur cognant contre ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit; qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!... Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse: «Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait, d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle Cyprien sauta dans un fiacre. Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en cadence: --Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!... Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité. --Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal! L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier: --Voici. --Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!... Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre position?... --S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète. --J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs? L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile: --Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu? --Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!... --Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond, n'est-ce pas? Et il ajouta d'une voix moins hardie: --Puis-je toucher ici?... --Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous, pour un ami!... Là, signez-moi une procuration pour toucher chez Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter à notre caisse... L'oncle Cyprien avait signé. --Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?... --Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!... Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse. Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets de cigarettes américaines. Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières. L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes, il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique. Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet arriva. --Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!... Schleifmann défaisait lentement le paquet. --Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui. --Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de six mois sur les cigarettes, mon cher!... La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration. --Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!... L'oncle Cyprien observait d'un oeil glorieux et attendri les apprêts de l'inauguration. --Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!... Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table: --Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu! --Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles fugaces. --Vous jouez à la Bourse, mon ami! --Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien. --Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez! Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement. --Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte: des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain oiseau?... --Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous me tenez comme bêta, Raindal! L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine: --Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine... Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On n'est pas plus gracieux! Schleifmann, involontairement, jetait une oeillade de regret vers la sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc. --Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et, tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... Ce n'est pas bien!... --Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet... Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!... --Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en rallumant sa pipe. La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le jugeant conquis, proféra d'une voix négligente: --Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze... Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?... --Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause. --Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai déjà prévenu que vous étiez un bon juif... --N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés... --Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là, il m'a paru joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a conté de certains de vos coreligionnaires!... --De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de vous, ou c'est un mauvais catholique... --Lui! Il adore les curés!... --Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais, en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance. --Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond bourgeois par la rudesse de ces aphorismes. --Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent que sous la crainte... --Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me feriez tout bonnement couper la tête?... --Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!... M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de s'en amuser: --Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui? --Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai bien aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le marquis!... L'oncle Cyprien haussa les épaules: --Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant pis!... Vous refusez: on se passera de vous!... Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa sirène. --Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de tout cela, votre frère?... --Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse, que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une tête!... Inabordable, enfin... Puis, confidentiellement: --Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus finir! Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main, dans une pantomime de dégoût: --Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment! XIII Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié. Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse. Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont son vieux coeur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde. Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois. L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels favorisés. Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu, pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle! Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier voeu. Où était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi ne l'appelait-elle pas là-bas? Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort. Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui inspirait que du regret. Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le travail, dans le livre nouveau qu'il préparait. --Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal... Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des idées. Le livre avait pour titre provisoire: _les Oisifs dans l'Egypte ancienne_, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale, appuyée de documents historiques. M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute l'oeuvre du labeur humain--les raffinements surtout et les arts lui sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur prospérité--c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules, accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et il y avait notamment un chapitre,--le chapitre VI,--sur l'_Amour et la Galanterie dans l'Egypte ancienne_ d'après les légendes religieuses, les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes. A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du sentiment? M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie. La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec Boerzell qui, pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs, la visite permise. --Sincèrement, monsieur Boerzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un professionnel, un pratiquant?... --Heu! maître! répliquait avec réserve Boerzell... La question est complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi... --Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les a pas éprouvés soi-même?... --Incontestablement! ripostait Boerzell. --Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux observations régulières... --Assurément, maître!... répondait Boerzell. Toutefois ne craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits quelque peu de froideur? --Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les oeuvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées... Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que Boerzell souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient guère de doutes sur les écarts mondains du maître. Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc? Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet, l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main indolente. Boerzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux, lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M. Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et humaines? Boerzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé de discourir. --Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Boerzell? fit-il, comme Brigitte allumait les lampes. Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge d'oubli. Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra. --Une dépêche pour monsieur... --Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je! Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu, l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut: Dimanche soir. «Mon cher maître, «Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir! «Votre petite élève, «Z. CHAMBANNES.» D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf heures, et se précipitant vers la porte: --Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille... --Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage. M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire la vérité. --Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois... Et, sur un sourire de la jeune fille: --Pourquoi ris-tu? --Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux. M. Raindal s'énervait: --Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu? --Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé... --Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant pas la laisser poser... Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge: --Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie. Thérèse, hautainement, écartait le papier: --Oh! inutile, père!... --Si! si! j'exige que tu regardes... Elle jeta sur la feuille un coup d'oeil sommaire, et, la rendant à M. Raindal: --Tu as raison!... Dépêche-toi!... --Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru. Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, d'être arrivé à temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse. Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait peu à peu avec la quiétude auguste du décor. Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale! Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci. --Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre méchante élève?... M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le pénétrait. Il avait perdu l'habitude. --Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout, charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?... --A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous inviter à l'Opéra ce soir... On donne _Samson et Dalila_ et _la Korrigane_. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce pas?... --Peuh! madame... --Si, si, vous viendrez... Je le veux!... Elle inspectait les alentours d'un coup d'oeil scrutateur; et, avisant le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle: --C'est là, n'est-ce pas? --Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!... Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne: --Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors où irons-nous?... --Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez! Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes charmilles de théâtre, posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un geste le jardinet le plus voisin: --Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer? --C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces amours de squares... Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards sans vie plongeaient dans le petit square. --Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes. Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton: --Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître! --Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal. --Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix grave. --Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui vous a rendue si morose? Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné, Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis, comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si elle était revenue... --Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?... Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse... --Non, pas du tout... Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux coudes aux genoux, en une pose de méditation. --Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui j'avais confiance et qui m'a indignement trompée... --Ah!... Je vous plains bien! fit-il. Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse. --Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne la quittait pas du regard. --Oh! oui, beaucoup!... --Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me permettez de vous appeler de ce nom? Mme Chambannes hochait la tête. --Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ! continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je m'emploierai de tout mon coeur à vous soulager, à vous distraire... J'ai pour vous tant d'affection!... --Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait... Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître! Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M. Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer. --Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant. --A quoi donc? riposta gauchement le maître. Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où, plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire? Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho d'ironie: --Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous jusqu'à un fiacre?... M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression. --Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient vers les statues de la colonnade. Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède. Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure coutumière, ses yeux tendres et hardis. --A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge 40... Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la singea, s'écriant: --Bon Dieu, que c'est drôle!... Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait amusées ensemble de cette petite histoire! Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré l'entrevue à sa tante Panhias. --Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet âge-là, c'est quelquefois très dangereux!... --Pour qui? interrogea Zozé. --Pas pour toi, naturellement! Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette: --N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis peut-être trompée!... --Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias. Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là, caché derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer successivement les scènes burlesques ou pathétiques. * * * * * Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers poudroiements du jour. Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières loges se braquèrent de son côté. Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait, sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes, les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir. Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre l'entr'acte pour être renseigné. Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la voix pâmante, une sensuelle mélopée: Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours, Doux char-me des yeux, es-poir des amours, Pé-nè-tre les coeurs, ver-se dans les â-mes, Tes dou-ces flam-mes! Aimons, mes soeurs, ai-aimons tou-jours! M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la mélopée. Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des Sociétés savantes. Quelle transformation--pour ne pas dire quel progrès--s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui... Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la grâce enjouée des danseuses. M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après! Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement l'appeler. L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle, visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé. Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et, à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir. Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson, chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'oeil allusion. Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une petite toux amicale. Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères? Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires, la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes, malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?... La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix, récita les strophes inoubliables: Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, Se livre sur la terre, en présence de Dieu, Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme... Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle voulait connaître le nom de l'auteur. --C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans l'arrière-salon de la loge. Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en tenir à la causerie littéraire. Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord que la moustache noire et les larges prunelles railleuses. --Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme Chambannes. Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers Gérald des oeillades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M. Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve. Il se leva. --Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé. --Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air... Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les couloirs jusqu'au loggia de l'escalier. --Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre. M. Raindal riposta sans entrain: --Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez mieux... Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la sonnerie d'entr'acte. Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un rayonnant sourire de bienvenue. --Bonne promenade? --Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait. Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte. Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis--le maître s'accrocha à ce souvenir avec ténacité--et puis n'évoquait-il pas au physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée Saulvard, fait échouer l'excellent Boerzell? C'était de là, à n'en point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas. A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques tentatives infructueuses, le maître renonça. --Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton d'insouciance. --M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y être... Il allait finir la soirée chez des amis... --Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous savez... Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait faire attention. * * * * * La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait transporté. En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et trouveraient leur emploi dans le chapitre VI. Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un caractère serré. XIV Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord, ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener. C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait: --Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous êtes!... M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée. Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'oeil, ce jeu de nuances rapprochées. Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M. Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le connaître. Le maître répondit évasivement: --Peuh, chère amie!--il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans l'intimité des leçons--mon frère est un brave homme... Pourtant je doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier, saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure guère une issue favorable... --Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de politesse. M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines, l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan! Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là! Et, s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations! Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui... --Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé... Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce pas? --Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien, ravi du succès de sa tactique. Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann, jamais il n'avait été plus heureux. S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre, maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes, les avis d'une feuille spéciale, _le Lingot_, à laquelle il s'était pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille francs. Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à-dire, d'après les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer! Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien, jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là, _motus_, silence, mystère, toutes les hypocrisies qu'on voudrait! Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis. --Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte chez moi en rentrant! Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser. De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère, de sa nièce, de sa belle-soeur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque réponse: --Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple! Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine, sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal. Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas. Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées. Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position. Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux des Voluptés et de la Jeunesse. Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême. Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle coupé par la vitesse. Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du retour--l'avenue du Bois encore--qu'à l'approche du déjeuner. Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait. «Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement... Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...» Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière, filait à travers les voitures en une fuite de possédé. Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement, avait eu soin de tourner la tête. Ces sorties du dimanche matin étaient l'oeuvre de Mme Chambannes. Elle y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction vaniteuse. Les sourires, les oeillades goguenardes, les grimaces d'entente qui la visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise. «Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez rudement!» La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux. Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine, semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé, de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu chaque dimanche. Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait là, en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire, mène le choeur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi Touthmosis, simple effort de transposition! Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants, il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes. Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert, l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait et prenait congé. Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le coeur. Il se reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas, feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs, son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le renouvelait! Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec Boerzell, toujours assidu des dimanches. Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac. --Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?... Thérèse répliqua: --Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Boerzell... Il n'y a pas à s'en cacher... --Certes non! répliqua le maître. --Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné, notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université, obligé de gagner la Belgique... M. Boerzell t'expliquera ça mieux que moi... Le jeune savant répéta les faits en détail. --Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de mépris rageur, quand Boerzell eut achevé. --Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse gratitude! Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites de Boerzell. Il redoutait des représailles, des questions reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse, pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle, plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M. Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par peur de la gâter. Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement d'angoisse. Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien de lieues? Et avec qui? Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses regards. Elle détournait l'entretien. La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets. Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout. Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait. Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo. Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là-bas, et contre l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre. --Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!... Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion, Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le coeur, elle se mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo. Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable? Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement, elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors, à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes, chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo? Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution. Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20, avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne manquerait pas de visiteurs. --Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!... Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de sourire. Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de départ, sauf ce qui concernait Gérald. --Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux, si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez aux Frettes?... C'est très bien... très bien! --Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été? --Moi?... Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la fin il se rappela: --Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et vous resterez aux Frettes combien de temps?... --Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de Georges... --Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des chiffres. Et il ajouta, d'un accent sincère: --Cela me chagrine beaucoup, mon amie!... En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre père Raindal! Comme il avait le coeur gros! Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà!» Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante, retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M. Raindal: --Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas trop vos habitudes?... M. Raindal avait redressé son front congestionné: --Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde réconfortante qui lui baignait le coeur... Seulement, il y a ma femme, ma fille... --Elles viendraient aussi!... --Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif. --Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des raisons pour cela! M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques: --Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune... pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille, une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur d'affection... Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse. Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois! XV Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le premier assaut; et, comme Brigitte servait le café: --Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter jusqu'au bout... Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des oeillades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de peur: --Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne fût pas de mon avis! --Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête. --Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton qu'il s'appliquait à rendre onctueux. --Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme Chambannes n'est pas une société pour nous... Le maître se contenait encore: --Qu'entends-tu par là?... Thérèse repartit: --Il me semble que c'est assez clair... M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts: --Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes libres... Je ne m'en dédis pas... Puis, d'une voix plus forte; --Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer, la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations aussi abominables et aussi indécises... D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins rude: --Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous à reprocher à Mme Chambannes?... Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient, prêtes à bondir. --Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas... Mlle Raindal riposta avec gravité: --Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que pour ton bien, que pour le nôtre... Le maître s'impatientait: --Oui, oui, va... --Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les _i_? --Mets-les! ne te gêne pas... --Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque publiquement, a un amant... M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air: --Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?... --Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir... D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je ne fréquenterai ces femmes-là!... --Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?... Thérèse répliqua: --Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot... Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis, haussant les épaules: --Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!... --Mon ami! supplia Mme Raindal. --Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il nous entraîne... M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant sa femme à témoin: --Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle est folle... --Je suis folle? cria Thérèse. Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et, lançant à travers la table, trois journaux dépliés: --Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là-dedans!... Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages marqués au crayon. M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et parmi les échos, il lut: «Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire? Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me narrait hier l'anecdote que voici: «Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en vue vient à domicile lui donner des leçons. «Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier. «Histoire ancienne, ancienne histoire!» M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres gazettes: --Et tu prétends me salir avec ces infamies? Il piétinait à coups de talon les feuilles: --Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!... Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis! Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui: --Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner... M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista: --Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure... Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un petit enfant qu'on dorlote: --Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne pleure pas, c'est fini... Cela n'a pas d'importance. Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots: --Je te jure, père... c'était dans ton intérêt... --Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte. --L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle... Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre... M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé: --Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique... Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet, depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha! ha!... C'est la pure vérité!... Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade: --Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches... un homme... Thérèse l'interrompit: --Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu... Et rien ne m'empêchera de te le redire... M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine: --Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?... --D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal. --«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?... --Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en jase... --Et où en jase-t-on, s'il te plaît? --Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les journaux... Le maître eut un sourire amer: --Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. Boerzell qui... --Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans les visites que nous faisons ou qu'on nous fait... M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes: --Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!... Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le coeur. Ses regrets imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent; et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte: --Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées, vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste, rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces manoeuvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, pas un mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui ou un non. Je n'admets pas davantage. Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte: --Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis six mois étrangement abusé de la mienne!... Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à double tour. --Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles luisantes de larmes. Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix: --Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!... --A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame. Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de farouche rêverie. --Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous défendre... --Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant. --Tu songes à quelqu'un?... --Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!... Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri: --Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus de temps à gaspiller!.. Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser: --Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout n'est pas perdu!... --Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au plafond des regards implorateurs. * * * * * La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand Thérèse atteignit le palier du sixième étage. --On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant. --Entrez!... Entrez!... Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée. --C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au moins?... Ton père n'est pas malade?... Thérèse répliqua: --Malade, ce ne serait encore rien!... --Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières... Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça peut être, bon Dieu?... --Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton dévouement, de toute ton attention... --Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma machine!... Mais _presto_, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines solennelles... Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles. --Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!... Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid. Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes sympathies du camp adverse,--à savoir des Chambannes et de la bande adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on n'y répondît pas à la légère. --Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour... --Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet. Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole de sa burette dans un trou de graissage. --Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis, pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à ces gens! --Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis, n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse, déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...», entre cela et ceci il y a une différence!... --Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise. --Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes cliques et mes claques et à me brouiller avec lui! Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manoeuvrait autour de la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta: --En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis! --C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire... M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'oeil défiant. --Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!... Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front: --Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais pas autrement étonné!... Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son oncle. --Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous donner la main un peu mieux? Thérèse lui obéit. --Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans rancune aucune, hein?... Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une accablante impression de défaite et d'impuissance. Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement vaincue. Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?... Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de paille à prix fixe--et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante congédiée plutôt... Sans s'inquiéter de leurs coups d'oeil, sans les voir, elle longeait la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom, l'immobilisèrent subitement: Boerzell. Eh! oui, c'était la suprême ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine, contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial! Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de Rennes, devant la porte de Pierre Boerzell. Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc émergeant à l'aise hors du linge. Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il lissait de la main sa chevelure ébouriffée: --Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène? Thérèse eut un sourire contraint: --Non, monsieur Boerzell!... Un service, un conseil à vous demander... --Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant... Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,--son cabinet de travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures encombraient la table, les chaises, le divan,--il s'excusa sur la petitesse du local: --Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours! Il débarrassait en hâte le divan: --Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il? Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col blanc avec une cravate. --Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir, mademoiselle?... Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. Boerzell l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation. --C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écoeurant!... --C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?... Boerzell dressa les bras dans un geste désespéré: --Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!... --Comment cela? fit Thérèse. --Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient... Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon coeur pour me délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité, plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien, moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu devenir utile!... Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges qu'il écartait ensuite de la main. Thérèse murmura: --Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?... --Non, mademoiselle! riposta fébrilement Boerzell... Je ne suis ni votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père... Il exhala un long soupir: --Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître... Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est son désir... Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux. --Et vous pleurez! poursuivait Boerzell... Et je suis obligé de vous laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un galant homme!... --Non, monsieur Boerzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots... Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis... Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité; et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle démonstration de prétendant exaucé: --Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous consentiriez?... --Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard... peut-être... Je verrai... --Oh! merci! s'écria Boerzell en pressant ardemment la main fiévreuse de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille... Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit, et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille: --Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi... Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme... Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas, mademoiselle?... Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent mélancolique: --Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié... --Bien facile, mademoiselle! repartit posément Boerzell. --Quoi donc?... --Permettez-moi, de toutes façons,--que M. Raindal vienne ou non,--de vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation... Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je suis plus brave... Dites, me permettez-vous? Mlle Raindal derechef lui tendait la main: --Quelle question, monsieur Boerzell!... Mais avec joie!... Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum. --Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!... Et, se corrigeant aussitôt: --Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me rappelais plus que mon serment recommence... Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures. --Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore. Merci de tout coeur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y aura-t-il eu du nouveau et du bon!... --C'est mon voeu le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement Boerzell. Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et Boerzell avait l'intuition que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte de tutrice, de mère par l'intellect,--le vrai chef de la famille Raindal. Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent tête-à-tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires. --Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil écolier. Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme formulant un souhait: --Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception du mot!... XVI Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant. La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller. M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos, son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé, meurtri. Et, par instants, il soupirait. Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle, pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis, la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil, venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu de Thérèse avait changé le sort du combat. --Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses réceptions... A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis: --Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus, que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard! vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt... Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour? Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!... Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat. On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé, délivré de Langrune... * * * * * Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent, il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin, reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque ennemis. Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés? Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence? --Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy, Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé. M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec l'oncle Cyprien. «Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!» Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine plaisanterie: --Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût... Cela repose, quand on se voit l'année entière!... Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute induction était fatalement téméraire!... Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de Villedouillet. Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied. --Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les premières paroles de bonjour. --Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse... --Elles doivent me détester, avouez-le! M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner: --Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas toujours les mêmes... Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron: --Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et, somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais, malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?... Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était arrêtée sur le seuil de la gare. Un _tonneau_ de bois jaune attelé d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin, le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua discrètement le maître. --Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M. Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur... Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place vis-à-vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la regardant partir un sourire à demi narquois. Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue, semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes. Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,--une vaste construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou trois fenêtres, la tenture bise des stores. Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant, sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le séparait. A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient, masquant de leurs branchages la campagne d'au delà, formant une clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage. --L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir. M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris. Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage. Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait en forme de serpe. --N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal. --Fort beau! déclara le maître. Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé: --Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de vous! Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière, la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe. M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement, sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève--opération toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan d'audace,--mais, d'un coup, la porte s'ouvrit. La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur l'épaule la malle de M. Raindal. Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls. La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures, l'abbé Touronde. On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse, encerclée de tilleuls et de basse futaie,--qui s'ouvrait dans le parc, un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché dans le sol. On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée. Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont le balancement l'amusait. La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat. Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes l'encouragea à s'aller reposer. Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches de l'armoire à glace. Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M. Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son corps; puis il souffla d'un trait sa bougie. Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes. * * * * * Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une promenade en tonneau. Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de l'étui à parapluies. La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le froid. Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses forces, en secouant la croupe. Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers. D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs rebondis. La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent, séchaient éparses dans la poussière. Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant. A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis, dans un petit bois où on ne rencontre personne!... Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal, aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien. Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'oeil goguenard. --Gentille! proféra distinctement le premier. Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal. --Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés. --Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se formaliser pour si peu, à la campagne!... Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite, une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa tristesse ou son désoeuvrement. Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade, des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M. Raindal. --Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route... D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!... Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si violemment, que Notpou--c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme Chambannes au poney--exécuta sous le heurt du mors un écart presque épouvanté. --Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire verser!... --Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal. Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi, interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions: --Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?... Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle sentait fuser vers ses joues: --Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois, comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la veille de mon départ... M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un studieux regard: --Alors ils ne viendront pas ici?... --Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous voyez!... --Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il interpellait avec rage Thérèse. Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, à portée d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves, sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant, en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement de mépris. --Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes. Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres: --Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus exactement, de la sottise humaine! * * * * * Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en tonneau. On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine, vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était épris. Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des boeufs dans une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue... Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde. M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre, conduisait. Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en un court filet anonyme du _Petit Impartial de Seine-et-Oise_. Nul nom n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de l'allusion, au titre de l'article: _Suzanne_, ni à l'âpreté déployée par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins», dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde. A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les villes. Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald--quand il en arrivait--et l'heure de lui écrire. Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M. Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres: Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques, les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M. Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,--et le maître, au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté. On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température, on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt. Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement: --C'est sa _natourre_ comme cela! Que voulez-vous?... --Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!... Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite élève. Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit d'abnégation, ne renouvela pas la tentative. Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M. Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames étaient moins méchantes. --Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!... Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald--des lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle lisait: --Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité est joliment bête!... Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne s'endormait pas, elle lui faisait la lecture--le journal, un ouvrage d'histoire--timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes, des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron. Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M. Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place. --Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé. --Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le feuillage!... Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions enfantines et non sans vanité,--il en convenait modestement! Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour les plaisirs spéculatifs. Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! oui, là, sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du coeur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante, un démenti continuel au déclin fatal des années? Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme, combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse, faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre. Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement cordiales... Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient. --Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut de sa fenêtre. Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour de la main: --Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à la poste jeter une lettre pour ces dames!... --Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis prête!... Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade dressait une solide massue de chair blanche. «Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant vers l'écurie. Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre depuis le début de la semaine,--trois étaient demeurées sans réponse,--il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le château. --Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant. Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme Chambannes, pas un mot. --Les sottes! murmurait le maître avec contrariété. Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte. Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château. Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille. Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient des lettres dépliées. --Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces dames?... M. Raindal balbutia des explications confuses. --Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme. Il la contemplait d'un air un peu déçu. --Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai le bonheur de ne pas partir!... Il avait décoché--à droite, à gauche--deux regards circonspects, et il saisit la main de Zozé en inclinant le buste. --Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours... --Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?... --Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite... --Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété. --Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes. M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême: --Cependant vous m'aviez assuré... --Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où elle n'a lieu que le 12... --C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent quand, ces messieurs? --Lundi également... Le maître respira et, d'un accent plus ferme: --Le même jour que votre mari? --Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à-dire que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi... Georges les suivra de quelques heures, en somme! --C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal. Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer! --Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère me reposer... Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête, et les aurait sous l'oeil! Que de malchances, de complications, de difficultés!... Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux nerfs. M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai. L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la poitrine: --Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai? Ha!... L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc. XVII Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café. Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de fête. Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède saveur de cette journée finissante. --Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la terrasse. M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un, n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu! M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances: --Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!... Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main. --Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!... Zozé lui adressait de la tête un amical adieu. --Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!... Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la voiture qu'il fallait atteler. --Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald. --Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main. --Quoi?... Puisqu'il dort!... Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme: --Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille... Elle soupirait: --Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous l'avons encore pour quinze jours!... --Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!... Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M. Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes, l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre. Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de l'air. Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement de sa bouche rieuse? Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et son index, devant le visage, opposait des gestes de refus. M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y cherchait un objet,--une mantille, présuma M. Raindal, au froissement de la soie, des dentelles,--resortait sur la pointe des pieds, se retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait sous des pas. --C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant. Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! où se sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald. Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils, par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse, peut-être même au delà? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de pierre blanche. Son coeur, par chocs désordonnés, tapait contre les côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'oeil dans le jardin. Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs. Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons tardives. D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes. Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux. Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des regards qui voulaient et voulaient encore voir... Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables? A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches. Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles, ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il approchait, il atteignait le parc, il allait voir!... Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre et le feuillage. Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient, puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son coeur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant, courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées, d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder, de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore. Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron, instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte. Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour le sommeil... La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir. Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de chaque parole, il sentait dans son coeur s'enfoncer comme une lame. Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément, à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de lui pour haïr la coupable ensemble. Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait, hélas! --Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements, tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans vaillance. Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de quelque riposte méprisante? Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil concert, le duo de leurs accents ravis. Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre, dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!... Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques, une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait enfin l'oeuvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes, avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés! Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il pas de s'accomplir, là-bas dans la futaie où peut-être elle était encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!... La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses méditations. Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, _mulier_, devant un esprit supérieur?... Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal, dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont une particulière beauté--la main, le sourire, la finesse des baisers, la douceur des yeux--vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie secrète. Et à présent il était là, blanchi, défiguré par l'âge, incapable de plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en soi?... Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à-vis du miroir, il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme! Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait des appels de voix, des rires. Georges arrivait. M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta. Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la maison. M. Raindal eut au coeur un nouvel élancement. Il réfléchissait que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il étouffait. Il ouvrit la fenêtre. La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des chiens répondaient en hurlant. M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,--toute la pitié convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun soulagement. Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il pouvait se grandir! Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à le guérir comme à le dominer. Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille? Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? Il en détestait l'oeuvre, le mirage menteur, la routine malfaisante! Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur son lit et se mit à pleurer. Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de _leur_ humiliant amour. Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait... Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M. Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil. * * * * * Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime. --Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée se promener en tonneau avec M. de Meuze.. --Avec lequel? aboya presque M. Raindal. --Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs chambres. --Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme. Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il affecta de s'absorber à la lecture d'un journal. Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage. Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M. Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice! Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte, comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit, Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair: --Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame? questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes. --Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil auprès de celui du maître. Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes oeillades. --Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part de ces dames, au moins?... Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin. --Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours vagues. Il s'agit justement de Langrune. Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa crédulité. --Alors?... interrogea la jeune femme. Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard! Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M. Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et, le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara: --Je m'en vais! --Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué. M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire: --Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder... Elles me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je suis navré!... Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un imperceptible sourire: --Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez... --Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le coeur battait plus fort. --Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour vous!... M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne niant pas sa supercherie. --Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi qui, je vous prie? Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un instant, les lèvres convulsées de dégoût. «Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait: --Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas... Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je crains bien que vous ne m'ayez compris... --Mais, cher maître!... protestait Zozé. --Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas! Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans qu'il se dérobât à l'étreinte: --Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était que pour moitié. M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la pelouse, le parc, les nuages: --Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner! fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures... Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin... Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!... Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement: --Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là, j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher... Il se corrigeait: --... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera pas... La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le vestibule, puis l'escalier. Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la plus attendrie: --Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous reverrons, n'est-ce pas?... Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser nul doute ensuite aux personnes de la maison: --Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je parte! * * * * * Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune. On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche; et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au déclin distillait une buée d'or. Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne le soir aux champs, toute la population élégante des _villas_ de Seine-et-Oise,--tour à tour, de petits employés marchant allègrement, deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé, des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans prix que M. Raindal venait de déserter! La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda une absinthe. Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé, selon ses voeux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux, s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt! Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres, livres à écrire, livres à lire, livres à juger... --Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton écoeuré. Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour éviter Langrune. Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se dirigea du côté des boulevards. Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la cuisine. Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent. L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue, il se sentait plus gaillard, moins triste. Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait _Hercule_. On y verrait le Vice, sous la figure d'une femme--qui dans le cerveau du maître ressemblait trait pour trait à Zozé--se présenter dans la demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes lyriques. Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus, dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre Mme Chambannes. M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris. M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu embrasser, étreindre, aimer. Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et canaille. M. Raindal hésita. Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et disparut dans l'intérieur. XVIII Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'_Irlandaise_, se penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre. --Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas? Et le «Monsieur»--c'est-à-dire M. Eusèbe Raindal, membre de l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de _la Vie de Cléopâtre_ et de plusieurs autres ouvrages capitaux--le «Monsieur» répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des étages: --Oui, oui, certainement, je reviendrai!... Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune, manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire jusqu'au départ? Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer, sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue--rue d'Ams... rue d'Amsterdam--qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la langue pâteuse, une envie de se rendormir. «Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le sommeil. Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti avec son tricycle. --Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière. Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin, rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann. Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait, puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans l'escalier. --Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à vous! Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage rouge du sol. M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse. Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un geste théâtral, son vaste sombrero marron: --Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec vous... --Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann. --Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu, archifichu!... Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur: --Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or et j'ai perdu... --J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un coup de talon rageur. Et vous perdez combien? --Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M. Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de change--car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi, un agent de change!--j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un à-compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher, toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille d'avant. --Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en agitant la tête. --Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville, pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le suis-je pas?... Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en grommelant: --Diable de bête!... Diable de bête!... Puis brusquement: --Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter dessus? --Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs, pas un fichtre de plus!... Le Galicien réfléchissait: --Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les voulez-vous?... L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main: --Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à-dire environ vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience... Je préfère en finir tout de suite!... --Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et pourquoi?... En voilà, un rentier! Tous travaillerez, diable!... --Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez! Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise: --Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous seriez capable de rétablir vos finances?... --Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme qu'il est dû à une manoeuvre de la bande noire... D'ici quinze jours, tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus chic de s'être défendu jusqu'à la fin... --Et, naturellement, vous rejoueriez?... --Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais venir!... --Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?... --Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?... --Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est M. Pums à cette heure-ci?.. L'oncle Cyprien consultait sa montre: --Midi... Il doit être à la Bourse... --Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez, mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?... --Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien... --Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf! En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte. Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal cadet proféra d'un ton sarcastique: --Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!... --Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui vous a poussé là-dedans, est-il juif, lui?... --Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif... Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même... --Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais toucher à ces saletés-là, est-ce que... --Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un bon juif!... Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse et l'endroit où siégeait son Pums. --En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie... Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier avec écrit dessus en grosses lettres: _Cocu!_... Je sais bien que cela n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est quelquefois très ennuyeux!... La voiture s'arrêtait devant la grille du monument. --Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher! Là-haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme, les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait. Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du groupe des commis aux Mines d'Or. Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune homme blond qui avait cessé de hurler: --Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où se tient M. Pums? L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour, en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends, attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et alors, sur un clin d'oeil du jeune homme blond, aux cris répétés de: «Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en avant l'infortuné Schleifmann. «Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en mains, de groupe en groupe, lancé par l'_Or_ au _Comptant_, par le _Comptant_ à l'_Or_, par l'_Or_ aux _Valeurs_, par les _Valeurs_ à l'_Extérieure_, par l'_Extérieure_ aux _Turcs_. Et tous, malgré le tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et le coeur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade. Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa détresse. --Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au bureau 72, rue Vivienne... --Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!... Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit les marches. * * * * * L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une chambre d'agonisant. Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne, semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un oeil placide le feuilleton du _Petit Journal_. Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann glissait devant lui, et, recommençant sa lecture: --C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!... --Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce pas? --Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné... Et désignant de la main les courtiers assemblés: --Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous! --Je ne sais pas si ces messieurs--et la voix du Galicien devenait rogue--je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme... L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,--un pauvre diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il retournait à son feuilleton. --Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non? --Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal... Je ne peux pas avant... --Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons bien... Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait être celle du cabinet de Pums. --Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras étendus. Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule: --Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, diable!... Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point de reprendre, et d'une voix véhémente: --De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui fourre mon pied dans le ventre!... --Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le ventre?... Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix: --Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir... Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il s'agit de la vie d'un homme... --Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur. --Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment! Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en remercierez!... --Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de connivence. Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma. Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann, vis-à-vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée. --Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps: c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens vous demander de le faire reporter... --Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions délicates. --Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants... --Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être bref... soyez-le... --Je le serai! dit Schleifmann. Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières, devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature. Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien, entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes, en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la justice même... Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère secousse, et, se renversant dans son fauteuil: --Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux affaires... Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua: --Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M. Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille francs au _maximum_... Seulement, il a voulu faire le malin, votre ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A moi ou à lui, répondez? --Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu en juif et en ami vous parler coeur, vous parler justice, vous réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en mourra, le garçon! --Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M. Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change, j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann, il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime! --Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé. --Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager personnellement de quatre-vingt-dix mille francs--ou plus, si la baisse persiste,--en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y suffirait pas... Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans les échancrures de son gilet: --Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent, après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à leur jeter par la fenêtre!... Il stoppait devant Schleifmann: --Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la tête... Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu, car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums: --Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande noire, ce sont vos amis! --Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué. Puis, se ressaisissant: --Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine, qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je les félicite!... Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments: --Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous les reverrez, vous recommencerez à les voir... --Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment, tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main... --Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière Schleifmann. Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,--ses prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut Herschstein. Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et, dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous argentés. Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra soudain sa face vénérable: --Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste. Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas. Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard flamboyant de mépris. --Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M. Pums en a gros sur le coeur à vous dire... Il cherche... Asseyez-vous!... --Que signifie? interrogea glacialement Herschstein. --Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann plaisante... --Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a bien de quoi plaisanter... Il les toisa tous les deux: --Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous, monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!... Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal, quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?... Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable chagrin: --Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour cela aussi que vous irez ailleurs!... Il allongeait son bras vers des lointains de mystère: --Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!... --Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est connu!... Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond: --Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce que me dit cet homme! --Sans compter, poursuivit Pums,--qui, sur l'exemple d'Herschstein, retrouvait son aisance,--sans compter qu'en fait de gens expulsés vous pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous sommes Français, nous, tandis que vous... Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage: --Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire... Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous naturaliser catholiques!... --Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont le front et les joues se striaient de bandes livides. --Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa colère!...» Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer d'audace, et, la voix trébuchante: --Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais monter la police!... --Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela, que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois... Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre... Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha! --Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée. --Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète... --Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette... D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale, comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux qui trafiquent seront... L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa barbe de Moïse. Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il découvrait une objection: --Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne trafiquent pas, les chrétiens?... --Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!... Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de fuite. Pums, d'un clin d'oeil rapide, avertissait Herschstein, et, délibérément: --Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas? --En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'oeil. --Alors, si vous voulez passer par ici... Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant crânement la retraite de son allié: --Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là... Au plaisir!... Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la porte par où Pums avait disparu: --Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée. Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une oeillade provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il dégringola en hâte l'escalier. --Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la mâchoire. --Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce coquin! --Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de désespoir. Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture: --Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la brasserie?... --Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez moi!... La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann racontait encore. --Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... Seulement, je leur en ai dit de bonnes!... --Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un homme fichu, le plus archifichu des hommes! Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre. Schleifmann le retint par le bras: --Hô, Cyprien... Quoi donc?... --C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous mon nez!... Ça m'éviterait la course!... Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique: --Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera, diable, il arrangera l'affaire!... --S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet. Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une brusque sensation de faiblesse. --Schleifmann! appelait-il. --J'arrive! fit le Galicien. Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M. Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la figure d'une pâleur crayeuse. * * * * * Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé, Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon. --Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal... --M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris, monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi... --Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas, cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant... --Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme il faut. M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure plus tard, il parut dans la chambre. --Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann... Cyprien est malade?... Gravement?... --Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué sur les mines et perdu des sommes fantastiques... Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait d'exclamations navrées: --Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi? Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité. Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M. Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère. Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse, ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et, du ton le plus cordial: --Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je professais pour vous la plus sérieuse estime... Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M. Raindal. Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues. Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent plus de loisir. Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur. Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards hébétés, il semblait peu à peu se souvenir. --Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach! Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre. --Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... C'est du propre! grognait-il. Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager. Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les reconnaître sans pouvoir les nommer. --Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!... M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu: --Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?... --Oui, mon ami, ne te fatigue pas!... --Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi? Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!... --Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de guérison... L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule morte. --Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que te voilà hors d'inquiétude!... --Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie. Puis, se contraignant: --C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné, turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est arrivé parce que... parce que... Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures anciennes. --Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le... le marquis, le marquis de... Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard, lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses. Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des sciences. --Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y vois aucun inconvénient... On fixa le rendez-vous à midi. Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures. Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient s'y étendre, après avoir veillé le malade. M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient, les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime quoique réelle, dans la calamité présente?... M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal. Derrière, saluait la face barbue du jeune Boerzell. Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la chambre de l'oncle Cyprien. Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il refusait de présager: la nature en déciderait. --Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur Chesnard. Et il promit sa visite pour le soir. Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit. Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien. Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures, prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État, d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient l'oncle Cyprien. --Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher! L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le coma. Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine, la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann, Boerzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures, comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune savant d'un clin d'oeil familier. --Mon cher monsieur Boerzell, susurra le maître à voix basse, cette après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un ménage, des enfants à élever, les dépenses... --Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître! interrompit de même Boerzell... Seulement, ces tristes événements n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse... Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude, et il reprit: --Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître... Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis, chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent progressivement. Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé. Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner. Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu, immobile, délivré. Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes. Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait sur l'épaule de son père. L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets par où glissaient déjà des rayonnements dorés. Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale un hourvari de gazouillements jaillit dans la pièce. C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, sur les branches, sans le savoir, pépiaient joyeusement le dernier adieu à leur vieil ami Cyprien Raindal. XIX Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa chambre, occupée à trier des papiers trouvés chez l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa. --C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, Mme Chambannes, je crois... Mlle Raindal fronça ses sourcils veloutés: --Vous lui avez répondu que monsieur et madame étaient sortis?... --Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle voudrait voir mademoiselle... Elle est dans le salon... --C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse. Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'oeil sur sa toilette, sa coiffure, comme une femme qui marche à une rencontre décisive. Son raide collet de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus sévère, lui maintenant la tête haute comme le gorgerin d'une armure. Ses minces lèvres, dans les coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah! Mme Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle la verrait, elle l'entendrait même! On allait l'exaucer, cette dame, et au delà de ses voeux, peut-être! Thérèse ouvrait la porte du salon. Mme Chambannes en robe noire, gants noirs, chapeau noir, se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre, un cérémonieux salut de la nuque, avec des regards qui s'épiaient, se tâtaient déjà dans une quasi prévision de lutte. Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. Mme Chambannes murmura d'une voix hésitante: --J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin que nous avons eu de son malheur... --Je vous remercie, madame! fit sèchement Thérèse... Mon père est à la maison mortuaire... Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il rentrera... Elle se taisait. Mme Chambannes poursuivit plus timidement: --Nous avons tout appris par un de nos amis communs, le marquis de Meuze... Monsieur votre oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas? --Cinquante-deux ans, madame... --C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard farouche de Thérèse induisait à exagérer. Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin: --Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal que je viendrai lui rendre visite demain? Thérèse, d'un ton glacial, riposta: --Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon père ne recevra pas... --Pas même les intimes? --Non, Madame... Ses intentions sont formelles... Il n'y aura d'exception pour qui que ce soit... --Pas même pour moi? insista Zozé avec une feinte douceur de défi. Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, parachever la question: «Moi, vous savez bien, moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai enlevé, votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...» A cette provocation Thérèse devint toute pâle: --Pas même pour vous, madame!... fit-elle en se contenant... Mon père a décidé d'observer strictement son deuil, et j'espère que personne ne tentera de l'en détourner... --Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses amis?... Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier d'un fauteuil: --Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et je m'étonne que ce soit vous qui usiez de ces termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez savoir que nos volontés sont peu de chose auprès de celles de mon père... --Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit Zozé avec ce flegme impertinent qui, dans les discussions, est souvent toute la ressource des mondaines. --Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix saccadée, je veux dire ou plutôt vous me forcez à dire que, depuis six mois, vous nous avez pris mon père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé dans une aventure grotesque dont je ne connais ni les détails ni le but, mais dont le souci n'a cessé de nous tourmenter affreusement ma mère et moi... --Cependant, mademois... --Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit Thérèse avec fermeté... Vous avez réclamé des explications. Permettez-moi de terminer... Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir, d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre suite, par gloriole, par je ne sais quelle fantaisie vaniteuse et sans excuse... Aujourd'hui cette catastrophe nous le ramène... Vous trouverez naturel aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, nous ne voulions pas le reperdre... Est-ce la mort de mon oncle ou d'autres émotions que j'ignore, mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. Lui d'habitude si courageux dans les douleurs, il pleure à tout instant... de grosses crises de larmes soudaines, comme un enfant... Il a besoin de tranquillité, d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera à sa famille, à son travail peu à peu... Vous, à vos plaisirs que son absence ne diminuera guère, je présume... Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois dont Thérèse prononçait cette phrase. Mlle Raindal ajouta, profitant de son trouble: --Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... Ce sera mieux ainsi!... Ce sera loyal et charitable!... Elles s'examinèrent un moment en silence; et le mépris de leurs regards semblait un reflet réciproque. «Pas à son avantage dans la toilette de deuil, cette Mlle Raindal!» songeait Mme Chambannes avec une moue haineuse. Et Thérèse, de son côté, en ce charmant visage n'apercevait qu'indices de bassesse ou de niaiserie. Un glissement de clef dans une serrure leur fit à toutes deux abaisser les paupières. --Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec un sommaire salut de la tête. Sans attendre la réplique de la jeune femme, elle avait gagné l'antichambre, fermé la porte du salon, et, d'une voix brève, énervée, tandis que M. Raindal déposait sa canne et ses gants: --Père, murmura-t-elle, Mme Chambannes est là... --Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le front s'était empourpré. --Dans le salon! continua Thérèse en le fixant âprement. Tu désires la voir?... --Peuh! ça serait convenable, il me semble... Qu'en penses-tu?... Il guettait anxieusement dans les yeux de sa fille, la permission, l'approbation. --Si tu veux, père! proféra moins durement Thérèse. --Alors bien! conclut le maître sans bouger. Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune fille de partir, de ne pas demeurer traîtreusement aux aguets derrière cette porte. Elle comprit sa méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou non, serait significative? Et avec un coup d'oeil amical: --A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma chambre... Il pénétrait au salon, puis il en refermait la porte après s'être assuré que le vestibule était bien vide. --Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui s'avançait au-devant de lui. Et, en même temps, soit par une manoeuvre dernière pour n'être pas vaincue, soit par un mouvement de compassion filiale, elle se précipita dans ses bras. Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, l'embrassant au hasard, sur la joue, sur les cheveux de la nuque, sanglotant, balbutiant, ne sachant plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère perdu ou son bonheur détruit. --Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, enivré par cette joie étrange de la tenir entre ses bras. Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop longue; et, après les premières paroles de sympathie, elle questionna posément: --Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de me dire Mlle Thérèse? --Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait les yeux. --Que vous ne voulez plus me revoir, que vous voulez rompre avec nous?... Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef en un accès de sanglots. --Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, qui s'asseyait auprès de lui sur un tabouret bas. --Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir finir. --Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme un collégien qui recule devant l'aveu... Parlez-moi franchement... Ne suis-je pas votre amie?... Il la contemplait avidement de ses yeux luisants où les larmes avivaient un lacis de veinules rouges, et il exhala plutôt qu'il ne dit: --Parce que mon affection pour vous a pris un tour... un tour fâcheux, un tour hélas! excessif, j'oserai dire un tour coupable... Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme de sa figure: --Comment, cher maître? --Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme soulagé du coup... Et vous le savez bien, ma chère amie... Vous le savez depuis le jour de mon départ, là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez? Il se recueillait en hochant la tête: --Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... Vieux et décrépit comme je suis!... Bah! ce n'est pas votre faute... Je ne vous garde pas rancune... Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne revenez plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir seul, si je peux!... Ce sera plus charitable!... Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant d'avant, et presque la même intonation! Mme Chambannes, qui n'était point méchante au fond, se sentit bouleversée par cette similitude. --Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en offrant sa main à M. Raindal. --Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les traits se crispaient de souffrance. Il pressait passionnément à ses lèvres la petite main gantée de noir, véritable main de funérailles et d'adieux éternels. --Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait Mme Chambannes. --Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... Il faut que je le veuille!... Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, avec la démarche cadencée que le maître admirait tellement. --Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la porte fut close. Il évoquait en retournant vers sa chambre, des séparations célèbres, des adieux historiques: Tite et Bérénice, le _Dimisit invitus_..., et aussi Louis XIV et Marie Mancini. Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir refoulé par la littérature lui montait à la gorge en larmes. Il s'effondra sur une chaise, le mouchoir aux yeux. --Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... Je ne la reverrai plus jamais... jamais... jamais!... * * * * * Il la revit pourtant quelques heures plus tard, au cimetière Montparnasse, tandis qu'un délégué de l'_Association des Athées_ prononçait, devant la tombe béante, l'éloge de l'oncle Cyprien. Il y avait peu de monde, à cause de la saison, peu de femmes surtout. Elles étaient en noir, mais les noirs atours de Zozé semblaient parmi les leurs un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté triomphaient encore dans le deuil et son fin petit visage, plus pâle que de coutume près de l'étoffe sombre, avait une gentille gravité dont le maître eût souri s'il n'eût pas tant pleuré. Successivement ses regards mornes oscillaient de Zozé à la tombe, de la tombe à Zozé, et ses larmes coulaient confusément pour toutes deux. Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre une vaste couronne d'immortelles rouges. La famille se rangea, avec Schleifmann, dans une petite allée proche: et les condoléances défilèrent. M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la main de chacun, celle des indifférents comme celles de Zozé, de Chambannes, du marquis, de Gérald même et de l'abbé Touronde un peu décontenancé parmi tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus. On se dirigea vers la sortie. Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour de la tombe de son ami Cyprien. Sitôt à l'abri des curieux, il glissa deux pièces de vingt sous dans la main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite israélite, grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança par trois fois à travers le sépulcre une poignée de terre et de gravier. Les cailloux résonnèrent sur le bois de la bière. Le Galicien, en réponse, modulait un verset hébreu. Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent regard semblait vouloir percer le mystère des nues, jusqu'à l'inaccessible région des destinées. Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement. Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi iniques? Dans quels formidables desseins associait-il son peuple à l'accomplissement de tels méfaits? Quand donc susciterait-il en son temple, parmi ses prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, pour rappeler aux Juifs, aux plus altiers comme aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté et de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?... Nul signe ne répondait à ces questions muettes. Les nuages poursuivaient leur paisible promenade sur le fond bleu du ciel. Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas traînards; et, dans le floconnement crêpu de sa barbe grise, ses lèvres inconsciemment marmonnaient: «Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se remémorait les bonnes heures passées chez Klapproth, l'édification progressive de la vieille théorie des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien contestable, si l'on voulait,--qui cependant recélait sa faible part de vérité! Puis, comme il la disait vaillamment, cet infortuné Cyprien, avec quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; avec une sorte de pressentiment peut-être! A présent, hélas, plus de Cyprien! Désormais, Schleifmann, mon garçon, tu seras dans la vie un misérable solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde déserte, à sa brasserie sans ami!... Les yeux du Galicien s'emplissaient de grosses larmes. Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, il s'arrêta court et demeura planté gravement sur le seuil. Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient face, contre le trottoir. Dans la première, un coupé de maître attelé sobrement, Zozé, Chambannes et Gérald s'installaient tous les trois; dans la seconde, un noir carrosse des pompes funèbres, le jeune Boerzell grimpait auprès de la famille Raindal. Les deux cochers touchèrent simultanément. Les deux voitures tournèrent en sens inverse, l'une regagnant au grand trot les élégances de la rive droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les modestes parages de la rive gauche. Schleifmann les suivait de l'oeil alternativement. Ah! si le brave Cyprien eût pu ressusciter pour voir!... Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux extrémités du boulevard. A peine distinguait-on leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là pimpante et légère sous l'étincelle de son vernis neuf. Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil. FIN LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 28 _bis_, rue de Richelieu, Paris. DERNIÈRES NOUVEAUTÉS Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume. Paul ADAM _L'Année de Clarisse_ 1 vol. Cte D'ADHÉMAR _Hérédité_ 1 vol. Emile ANTOINE _Chansons de Coeur_ 1 vol. Alphonse ALLAIS _Le Bec en l'air_ 1 vol. Charles BUET _Acquitté!_ 1 vol. Jules CASE _L'Etranger_ 1 vol. CATULLE MENDÈS _L'Homme Orchestre_ 1 vol. Félicien CHAMPSAUR _Le Mandarin_ 3 vol. Léon CLADEL _Juive-Errante_ 1 vol. Maurice DONNAY _Amants_ 1 vol. Charles EPHEYRE _La Douleur des Autres_ 1 vol. Fritz FRIEDMANN _Loisirs forcés_ 1 vol. Paul FAURE _André Kerner_ 1 vol. Charles FOLEY _Monsieur Belle-Humeur_ 1 vol. Paul GAULOT _L'Epingle verte_ 1 vol. Abel HERMANT _La Meute_ 1 vol. Arthur HEULARD _La Ville de l'or_ 1 vol. Jan KERMOR _La Vipère au nid_ 1 vol. Maurice LEBLANC _Armelle et Claude_ 1 vol. Pierre MAËL _Le Bois d'Amour_ 2 vol. René MAIZEROY _Joujou!_ 1 vol. J. MARNI _Les Enfants qu'elles ont_ 1 vol. Camille MAUCLAIR _L'Orient vierge_ 1 vol. MERMEIX _Le Transvaal et la Chartered_ 1 vol. Gabriel MOUREY _Les Brisants_ 1 vol. Georges OHNET _Le Curé de Favières_ 1 vol. Henri PAGAT _Les Funérailles de l'argent_ 1 vol. Guy DE PASILLÉ _Histoire d'un Gentilhomme de Province_ 1 vol. Paul PERRET _Madame Victoire_ 1 vol. Emile POUVILLON _L'Image_ 1 vol. Jean RAMEAU _Le Coeur de Régine_ 1 vol. A. RUFFIN _La Petite Femme_ 1 vol. André THEURIET _Fleur de Nice_ 1 vol. Lucien TROTIGNON _Les Hobereaux_ 1 vol. Pierre VALDAGNE _Variations sur le même air_ 1 vol. Guy VALVOR _Les Treize_ 1 vol. Charles VALOIS _Les Bourbiers de Paris_ 2 vol. Fernand VANDÉREM _Les Deux Rives_ 1 vol. Pierre VEBER _Chez les Snobs_ 1 vol. Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES: ROMAN *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.