Title : Dernières Années de la Cour de Lunéville
Author : Gaston Maugras
Release date : November 27, 2013 [eBook #44300]
Language : French
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DU MÊME AUTEUR
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Les Comédiens hors la loi. (Épuisé.) | 1 vol. |
La Duchesse de Choiseul. (Épuisé.) | 1 vol. |
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POUR PARAITRE PROCHAINEMENT : | |
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La Marquise de Boufflers. |
PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET C ie , 8, RUE GARANCIÈRE.—8734.
DERNIÈRES ANNÉES
DE LA
COUR DE LUNÉVILLE
M
me
DE BOUFFLERS
SES ENFANTS ET SES AMIS
PAR
GASTON MAUGRAS
Huitième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C
ie
, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6
e
1906
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published 6 June 1906.
Privilege of copyright in the United States reserved
under the Act approved March 3
d
1905
by Plon-Nourrit et C
ie
.
Ce volume a d'abord paru en librairie sous le titre de Dernières années du roi Stanislas . Ce titre a éveillé les susceptibilités, d'ailleurs légitimes, d'un historien de Nancy, M. Pierre Boyé, qui a publié les Derniers moments du roi Stanislas et qui depuis de longues années consacre ses recherches à l'histoire complète et définitive du roi de Pologne. Comme nous ne voulons à aucun degré nous donner même l'apparence d'un procédé peu amical vis-à-vis d'un confrère, que Stanislas n'est nullement, en somme, le héros de notre récit, et que nous ne nous occupons de lui que très accessoirement, nous avons adopté un nouveau titre, beaucoup mieux approprié à l'objet de notre travail.
Nous n'avons eu en effet d'autre ambition que de suivre Mme de Boufflers à la cour de Lunéville de 1750 à 1766 et de faire revivre cette II spirituelle figure au milieu de son cortège de parents et d'amis. C'est tout spécialement ce petit groupe de physionomies curieuses et caractéristiques que nous nous sommes efforcé de reconstituer en les plaçant dans le cadre où elles ont vécu.
Comme nous le disions déjà en tête de notre premier volume sur la Cour de Lunéville , nous avons évité autant que possible au cours de notre récit les renvois et les notes; notre travail en effet n'est pas un travail d'érudition; nous n'avons pas voulu fatiguer le lecteur ni nous donner, par l'étalage d'un imposant appareil, l'apparence de prétentions déplacées. Mais nos lecteurs trouveront ci-dessous la liste des principaux ouvrages auxquels nous avons eu le plus fréquemment recours.
Avant tout, nous tenons à rendre hommage aux savants travaux de M. Pierre Boyé, qui nous ont été très précieux. En voici la liste:
Après les ouvrages de M. Boyé nous citerons également avec gratitude:
Toutes ces intéressantes études nous ont surtout servi pour
les chapitres III, VIII, IX, XVI, XXI, XXV et XXVI du
présent volume.
Précis des travaux de la Société royale des sciences.
Mémoires de la Société royale des sciences.
Mémoires de l'Académie de Stanislas.
Bulletin de la Société d'archéologie lorraine.
Mémoires de la Société d'archéologie lorraine.
Les principaux ouvrages auxquels nous avons eu également recours sont:
DERNIÈRES ANNÉES
DE LA
COUR DE LUNÉVILLE
La Cour de Lunéville en 1750.—Le carnaval.—Fête à la Mission .—La société de Mme de Boufflers.—Le comte de Bercheny et sa famille.
Après les événements tragiques survenus à Lunéville dans les derniers jours de l'année 1749, la cour resta morne et désemparée et pendant quelque temps sous une impression de tristesse que rien ne pouvait dissiper [2] . Tous les esprits étaient hantés de pénibles souvenirs et le Roi plus que tout autre se montrait inconsolable. La mort de Mme du Châtelet et le départ de Voltaire le privaient de ses plaisirs les plus vifs, du charme qu'il trouvait dans un commerce journalier avec 2 des esprits supérieurs, éminemment aimables et distingués.
Dans son chagrin profond Stanislas s'isolait et fuyait ses courtisans les plus chers; il ne voulait plus d'autre société que son chien Griffon, son singe, et le cher Bébé dont les facéties de mauvais goût avaient seules encore le don de le distraire.
C'est alors qu'on composa ce distique railleur:
Voilà les trois jouets d'un Roi cher au Lorrain,
Griffon, son chien, son singe, avec Bébé, son nain.
Mais un monarque n'est pas fait pour s'éterniser dans la douleur, il fallait réagir.
Tout le monde donc à la Cour se met en frais pour occuper Stanislas et le détourner de ses pensées amères; Mme de Boufflers plus que tout autre cherche à l'amuser et, bien qu'elle soit elle-même assombrie par la perte d'une amie très chère, elle fait violence à ses sentiments intimes.
Bientôt la vie reprend son cours et dans le désir de lutter contre des tristesses trop légitimes, on se laisse presque emporter au delà du but; il semble qu'une véritable rage de plaisirs se soit emparée à cette époque de la cour de Lorraine.
A Lunéville, à Nancy, à Commercy, à la Malgrange, partout où réside le roi, on n'entend parler que de fêtes et de réjouissances de toutes sortes. Le carnaval de 1750 est particulièrement brillant.
3 Stanislas s'est installé à Nancy, à l'Intendance, et il s'est fait accompagner de sa musique; tous les jours, il y a concert, assemblée, redoute, comédie, etc. On a construit une nouvelle salle de spectacle, et c'est la troupe de Nancy qui en a la primeur. On joue la Servante justifiée et Cénie , la pièce nouvelle que Mme de Graffigny vient de faire représenter à Paris avec un succès étourdissant. Bébé danse deux fois sur le théâtre, et il est couvert d'applaudissements.
Lunéville n'est pas moins bien partagée. Stanislas y fait venir les comédiens italiens appelés bouffons; le 18 mai ils donnent devant le Roi le Joueur et la Serva padrona . Les deux principaux interprètes sont Manelli et la demoiselle Tonnelli; leurs mérites réciproques soulèvent des discussions sans nombre.
Les soupers, les bals masqués, les représentations dramatiques se succèdent sans interruption; on n'a pas un instant de repos. Toute l'ancienne «troupe de qualité» qui, sous la direction de Voltaire, a si bien interprété autrefois les pièces du répertoire, est de nouveau mise en réquisition; cette fois c'est Mme de Boufflers elle-même qui paie de sa personne et se transforme en impresario; non seulement elle dirige les répétitions avec un zèle que rien ne peut lasser, mais elle monte sur les planches et charme tout l'auditoire par la finesse de son jeu. Sous sa direction on joue les Femmes savantes , Nanine , la Femme qui a raison , le Double Veuvage , etc., etc. 4 On peut se croire revenu aux plus beaux jours de l'année 1749.
L'arrivée à Lunéville de quelques animaux étranges et presque inconnus dans la région vient encore occuper la cour. Chaque jour le Roi et ses courtisans vont visiter une ménagerie installée sur une des places de la ville et s'extasier devant un chameau, un dromadaire, un lion qu'un industriel promène de ville en ville. Mais l'animal qui soulève la plus vive curiosité est «un rhinocéros femelle», âgé de dix mois, qui à tous semble presque fabuleux. On ne se lasse pas de l'admirer.
Il ne faut pas cependant que la marquise se croie seule le droit de distraire le monarque; le Père de Menoux revendique sa part dans ce rôle flatteur et il ne déploie pas moins de zèle que la favorite.
De tous temps, du reste, l'habile jésuite et ses confrères de Nancy ont saisi toutes les occasions de faire leur cour au prince, et lors de ses séjours à la Malgrange, ils se sont toujours efforcés de l'attirer à la Mission et de le charmer par des représentations dramatiques, des chants, des repas somptueux, voire même des illuminations et des feux d'artifice.
En 1750, le Père de Menoux décide d'ériger dans la salle basse du couvent un buste en marbre de son pénitent et bienfaiteur. Naturellement l'inauguration de ce buste sert de prétexte à une grande fête. Non seulement Stanislas daigne l'honorer de sa présence, mais il 5 pousse la condescendance jusqu'à présider la table des Révérends Pères.
L'occasion était belle pour accabler le monarque de compliments hyperboliques et l'on n'y manqua pas.
Avant le dîner, le Père Leslie récite une ode de sa composition où il rappelle «habilement» tous les bienfaits que la Lorraine doit au roi de Pologne. La pièce est pitoyable et d'une longueur démesurée, mais il serait cependant dommage de n'en pas citer quelques strophes, quand ce ne serait que pour montrer jusqu'à quel degré peut aller la flagornerie humaine.
Ainsi Rome, en Héros féconde,
Dans ses Temples, sur ses Autels,
Jadis pour l'exemple du monde
Consacrait leurs traits immortels.
Des Grands Hommes, des vrais Monarques,
Ces monuments vainqueurs des Parques
Rappeloient les noms, les vertus.
A ces héroïques modèles
L'univers dut les Marc-Aurèles,
Les Antonins et les Titus.
Telle, d'un Héros sage et juste,
De siècle en siècle la bonté,
Revivant dans ce marbre auguste,
Instruira la postérité.
Là les Grands apprendront à l'être,
Les Peuples à les reconnoître,
A les juger par leurs bienfaits,
A n'apprécier leur mérite,
Ni par leur rang, ni par leur suite,
Mais par les heureux qu'ils ont faits.
Marbre chéri, durable Image
D'un Prince mieux peint dans nos cœurs,
Avec son Portrait, d'âge en âge,
Transmets ses sentimens, ses mœurs,
Ses vertus, son esprit sublime,
Son cœur vrai, tendre, magnanime,
Son air, ses grâces, sa bonté.
Que leur alliance adorable
Offre l'homme le plus aimable
Dans le Roi le plus respecté!
Qu'il vive, Grand Dieu, pour ta gloire,
Ce Roi donné pour ton amour,
Qu'il vive autant que la mémoire
De ses bienfaits en ce séjour!
Conserve pour nous, pour toi-même,
A l'État un Maître qui l'aime,
Aux Autels l'appui de la Foi,
Aux malheureux un tendre père,
Aux Beaux-Arts un dieu tutélaire,
A tous ses sujets un bon Roi!
Leslie, J.
Quand les applaudissements que méritait un si remarquable morceau se furent un peu calmés, le buste du Roi fut couronné de lauriers par le Père de Menoux lui-même et orné de rubans de diverses couleurs. Au dessert, le Révérend débita un dialogue de circonstance dont les principaux traits se rapportaient à la statue; puis on récita des compliments, des vers, des stances; enfin un Jésuite doué d'une belle voix chanta une petite chanson paysanne où, sous une forme familière, l'on 7 rappelait tous les bienfaits du Roi; le refrain était repris en chœur par toute l'assistance.
Pendant que les excellents Pères chantaient ses louanges à tue-tête, Stanislas se pâmait d'aise et il ne cessait de s'extasier sur le bon goût de ses hôtes et leur esprit d'à-propos.
Des illuminations et un brillant feu d'artifice terminèrent dignement cette belle fête. Le Roi se retira ravi.
Avant de continuer notre récit et pour la clarté des événements qui vont suivre, il nous paraît utile de tracer une légère esquisse de la Cour en 1750. Rappelons rapidement quels en sont les principaux personnages, ceux qui gravitent autour du Roi et de la favorite; nous dirons aussi quelques mots des nouveaux venus, de ceux que les hasards des circonstances vont appeler à y jouer un rôle.
Les familiers du château sont toujours les mêmes et nous les connaissons tous: le duc et la duchesse Ossolinski, la princesse de Talmont, la comtesse de Lutzelbourg, M. et Mme de la Galaizière, le comte de Croix, le chevalier de Listenay, M. de Lucé, le marquis du Châtelet, son fils M. de Lomont, Solignac, le Père de Menoux, M. et Mme Héré, M. et Mme Alliot, Durival, etc. Mais c'est toujours la famille de Beauvau qui tient le premier rang; Mme de Boufflers règne plus que jamais sur le cœur du vieux Roi et le retour de ses parents en Lorraine n'a fait qu'accroître son 8 crédit [3] . Depuis que le prince et la princesse de Craon sont installés dans leur royale résidence d'Haroué, il n'y a sorte de politesses, d'avances que le Roi ne leur fasse. Il va les voir, il les attire à Lunéville, il paraît trouver dans leur société un charme infini [4] . M. et Mme de Craon n'ignorent nullement le rôle que remplit leur fille auprès de Stanislas, mais ils ne paraissent s'en soucier en aucune façon; ils viennent sans 9 cesse à la Cour, et s'y montrent aussi parfaitement à leur aise qu'il est possible; ils jouissent sans scrupule, et pour eux et pour les leurs, du crédit de Mme de Boufflers. Ainsi sont les mœurs du temps.
La marquise n'a pas seulement auprès d'elle son père et sa mère; son frère, le prince de Beauvau, habite presque constamment la Lorraine depuis que ses parents y sont revenus; ils ne fait plus à Versailles que les séjours strictement obligatoires. Les sœurs de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, la princesse de Chimay, la belle comtesse de Bassompierre, ses nièces de Cambis et de Chimay, sont également presque toujours à Lunéville ou à Haroué, tant et si bien que la famille de la favorite finit par former la société presque exclusive du Roi. Mme de Bassompierre, en particulier, ne quitte jamais sa sœur et elle jouit également de la plus grande faveur. Bien que d'une santé délicate qui l'oblige à de grands ménagements, elle supporte ses souffrances avec beaucoup de douceur et une grande égalité d'humeur.
Stanislas ne cesse de donner à tous les membres de cette heureuse famille des marques de sa bienveillance. En 1751, M. de Craon ayant eu des besoins d'argent, le Roi lui acheta son hôtel de Nancy pour 70,000 livres; tel était du moins le prix porté sur le contrat; mais le prince reçut de la main à la main une somme supplémentaire de 60,000 livres.
Contrairement aux usages de l'époque, la marquise 10 n'a pas consenti à se séparer de ses enfants; elle les a gardés près d'elle et elle se montre excellente mère, très tendre, très attentive. Bien qu'encore fort jeunes, ils commencent à se montrer à la Cour et on les voit peu à peu figurer dans toutes les réunions intimes. Stanislas, avec sa bonté ordinaire, leur fait grand accueil et les comble de cadeaux. La gaîté et la gentillesse de la «divine mignonne», surnom flatteur que les courtisans ont décerné à Mlle de Boufflers, sont particulièrement appréciées.
Si le crédit de la favorite n'a pas diminué, celui de son ancien ennemi, le Père de Menoux, n'a pas subi non plus d'altération, et il brille toujours du même éclat.
Cependant la situation réciproque des deux adversaires a subi des modifications profondes. Après bien des péripéties, bien des luttes épiques, le jésuite et la maîtresse, se voyant impuissants à s'évincer l'un l'autre, ont fini par où ils auraient dû commencer, par vivre à peu près d'accord, chacun se bornant à sa spécialité et restant jalousement cantonné sur son terrain. Le jésuite, satisfait de conserver son influence, ne cherche plus à en abuser et il ne prétend plus à l'omnipotence; il ferme les yeux sur Mme de Boufflers, la laissant en paisible jouissance d'une situation acquise. La marquise, de son côté, toujours fine et habile, évite avec soin des querelles qui pourraient lui coûter cher. A mesure que Stanislas vieillit, en effet, il montre un détachement de plus en plus marqué pour les biens terrestres; par contre 11 il paraît s'attacher davantage aux récompenses futures. Le rôle du confesseur est donc devenu plus facile à mesure que celui de la maîtresse devient plus délicat.
La vie de la Cour n'a pas changé; dans la journée on chasse, on se promène, on sort à cheval ou en carrosse, on consacre des heures entières au trictrac, à la comète; la marquise peint ou joue de la harpe devant le Roi; on assiste à des concerts, à des représentations dramatiques. Le soir on se réunit, comme par le passé, chez la favorite, on fait de la musique, des lectures attrayantes, on rime à tort et à travers, on se livre aux douceurs de la conversation, et les heures s'envolent. A dix heures, le Roi, immuable dans ses habitudes, se retire dans ses appartements.
Stanislas continue à avoir une grande représentation et les deux millions qu'il reçoit de la France y suffisent à peine. Chaque mois M. de la Galaizière fait payer au trésorier du Roi, M. Alliot, 166,666 livres.
La dépense mensuelle, y compris les gardes du corps, les cadets, les suisses, les appointements de toute la maison, la bouche, l'écurie, la musique, la vénerie, les bâtiments, les aumônes, les pensions, en un mot toutes les dépenses ordinaires, s'élève à 140,000 livres.
Depuis la mort de la Reine, la bouche a considérablement augmenté. La table, qui n'était autrefois que de seize couverts, est maintenant de vingt-cinq. Aussi la dépense monte-t-elle, non compris le vin et le gibier, à plus de 30,000 livres par mois.
12 Si Mme de Boufflers n'a presque pas changé au physique, elle n'a pas davantage changé au moral; son cœur est toujours aussi jeune, il éprouve le même besoin d'aimer, et moins que jamais il peut s'accommoder de la solitude. Le vicomte d'Adhémar, après tant d'autres, a été oublié. La marquise s'est prise d'une belle passion pour le comte de Croix, un des plus brillants seigneurs de la Cour, aimable, spirituel et du meilleur ton; «il est aussi connu par la noblesse de son caractère que par les grâces qui accompagnent ses actions»; pour le moment, c'est lui qui est l'heureux élu. Il semble même que son règne ait été moins éphémère que celui de ses prédécesseurs.
Mais l'amour dans le cœur de l'aimable femme ne fait pas de tort à l'amitié; elle est restée fidèle à ses vieux amis: Panpan et l'abbé Porquet font plus que jamais partie de son petit cercle intime; pas de jour où elle ne passe avec eux de longues heures.
Quant à Saint-Lambert, il a fait comme Voltaire; après la mort de Mme du Châtelet, il a fui Lunéville et il n'y revient plus qu'à d'assez rares intervalles. C'est à Nancy qu'il a établi sa résidence; mais comme il est plein de confiance en lui et que la Lorraine lui paraît un champ bien restreint pour ses mérites, il se rend fréquemment à Paris, où ses tristes aventures lui ont attiré plus de réputation que ses meilleurs poèmes. Il est accueilli d'abord avec curiosité, puis bientôt recherché par toute la société. Nous l'y retrouverons dans quelques années.
13 La marquise n'a pas renoncé à ses goûts littéraires, elle «taquine toujours la muse» et, comme autrefois, elle compose en se jouant, dans ses heures de loisir, des chansons qui ne manquent pas de mérite. Mais combien différentes des productions de sa jeunesse! Il semble qu'elle soit déjà arrivée à l'heure du désenchantement, et que, l'âge aidant, elle commence à mieux comprendre la vanité des choses de ce monde. La mort de sa meilleure amie a été pour elle un grand enseignement, elle en a gardé au cœur une tristesse qu'elle ne peut surmonter. Malgré elle, elle revoit sans cesse ces heures lugubres du mois de septembre 1749. Tout ce qui coule de sa plume subit maintenant l'influence de ce changement d'idées et ses poésies fugitives, autrefois si mordantes et si gaies, sont agrémentées d'une pointe de philosophie morose qui, loin de les priver de leur charme, leur donne une incontestable saveur.
Elle se laisse aller sans cesse à de mélancoliques réflexions. N'écrit-elle pas un jour cette chanson désabusée:
Chanson
Air: Votre cœur aimable .
L'homme est né pour la tristesse,
Son état est la douleur.
Esclaves de la faiblesse,
Tyrannisés par l'erreur,
Nous nous égarons sans cesse
Pour arriver au malheur.
14 La vanité de la vie et des biens de ce monde est devenue le thème ordinaire de ses méditations. C'est une pensée désespérante qui la hante et qu'on retrouve à chaque instant sous sa plume:
Chanson
Air: Quand vous entendrez le doux zéphyr .
Pour un instant,
On sort du néant,
Et dès qu'on vit, on est las de vivre;
On hait son sort
Et l'on craint la mort
Sans estimer la vie.
Dieu tout-puissant,
Qu'on dit bienfaisant,
Tous les mortels pleurent de vos présents;
Et soit qu'ils meurent
Ou qu'ils demeurent
Tous sont mécontents.
Rien n'est un bien,
Le passé n'est rien,
Et le présent passe comme un songe;
De l'avenir
Ne crois pas jouir,
L'espoir est un mensonge.
Panpan, lui non plus, n'a pas renoncé au culte des muses, mais quand il rime, c'est toujours en l'honneur de la divine marquise. Chaque année il compose pour sa fête un bouquet qu'il vient lui débiter en grande cérémonie. En 1750, il écrit pour elle ce couplet:
Sur l'air : Ton humeur, Catherine .
C'est votre fête, Thémire.
Pourquoi cet air glacial?
Tout reconnaît votre empire,
L'amour même est mon rival.
Ce dieu, malgré cette mine
Dont sont obscurcis vos traits,
Ce dieu qui vous examine
Applaudit à vos attraits.
Il arrive, à tire d'ailes,
Chômer ce jour avec nous;
Il rit, vous voyant si belle,
Son triomphe en est plus doux.
Sur nous sa victoire est sûre.
Il vous donne, au lieu de fleurs,
De sa mère la ceinture,
Son carquois et tous les cœurs.
Le cher abbé Porquet, toujours jeune et sémillant, n'entend pas être en reste de galanterie: lui aussi consacre ses loisirs à décocher d'aimables flatteries à la mère de son élève:
D'Églé sur tous les cœurs si l'empire s'étend,
Dit un jour la reine de Gnide,
C'est de moi seule qu'il dépend;
Qu'on la regarde et qu'on décide.
C'est, répliqua Minerve, un effet de mes soins;
Qu'on l'écoute et puis qu'on prononce.
Du débat les Grâces témoins
Aux deux divinités firent cette réponse:
Déesses, terminez des discours superflus;
Églé vous doit beaucoup, mais nous doit encore plus;
Tout ce qu'en sa faveur votre amour n'a pu faire,
A vos bienfaits nous l'avons ajouté;
Vous donnez, il est vrai, l'esprit et la beauté,
Mais c'est par nous que vos dons savent plaire.
Panpan et Porquet ne sont pas les seuls à chanter la grâce souveraine et l'irrésistible charme de Mme de Boufflers. La «divine marquise» est l'unique et éternel sujet des poètes de la cour.
L'un d'eux lui adresse ce songe:
A Mme de Boufflers
Dans mon sommeil j'ai cru suivre les traces
D'un jeune enfant aux rives de Paphos;
Il m'a conduit dans le Temple des Grâces,
Et sur l'Autel il a gravé ces mots:
«Églé paroît, c'est assez, elle enchante,
Sur le secours de ses heureux talens;
En l'écoutant on dit: Qu'elle est charmante!
Elle a de trop tous les traits du Printemps.
Églé ne veut ni briller ni séduire
Par son esprit, par toute sa gaîté;
Elle vous plaît comme une autre respire;
On n'aperçoit jamais sa vanité.
Cessons, dit-il, Églé toujours nouvelle
Est le sujet de mille heureux portraits;
Il faut avoir presque autant d'esprit qu'elle,
Pour définir tout ce qu'elle a d'attraits.»
En 1750 le bruit se répand que la noble dame, sous l'influence des souvenirs qui l'oppressent, songe à son 17 salut, qu'elle parle de pénitence, d'austérités; ce langage si nouveau bouleverse toute la Cour et M. de Lucé se fait l'interprète de l'émoi général en la détournant d'un excès de zèle si fâcheux, et en la suppliant de «continuer à faire des heureux». Chacun ne gagne-t-il pas le ciel à sa manière, et celle qu'elle a adoptée n'est-elle pas en somme la plus facile et la plus agréable?
C'est le jour de la Sainte-Catherine que le galant Lucé dépose aux pieds de la marquise ce bouquet, un peu vif assurément, mais d'un tour fort plaisant.
Votre patronne fut, dit-on,
Vierge, philosophe et martyre;
Croyez-le, et n'allez pas en rire,
Baillet en est la caution.
Elle eut ces vertus incroyables,
Sublimes, inassociables,
Qu'en ses élus jadis Dieu voulut réunir,
Afin d'avoir à nous offrir
Des modèles inimitables.
Ce même Dieu, pour nous punir
De voir, de penser, de jouir
Et d'oser être raisonnables,
Nous a privés de ces biens ineffables;
Et ne nous a laissé dans son juste courroux,
Pour consoler notre misère,
Que le don d'être heureux, et ce désir d'en faire
Que nous adorons tous en vous.
Depuis ce tems la sainteté
Devint de jour en jour plus simple et plus facile;
D'un ton, de jour en jour, on baissa l'Evangile,
Pour l'ajuster à la fragilité
De notre faible humanité.
Dans notre siècle, enfin, il n'est plus de miracles,
On n'entend plus tonner d'oracles,
Et vous seule en rendez à ce peuple d'amans
Qui vient admirer, sur vos traces,
L'esprit qui pare les talens,
La beauté qu'animent les grâces.
Je sais que de cette façon
Avec bien moins de gloire, et bien moins de renom,
On arrive au céleste dôme:
Mais pourvu qu'on entre en Sion,
Qu'importe que ce soit en suivant S. Platon,
Le grand S. Bayle, ou l'ardent S. Jérôme?
Tous ces chemins mènent à Rome.
Puisque nous avons à choisir
Pour nous sauver, embrassons la méthode
La plus simple, la plus commode,
La plus faite pour réussir.
L'ambition insatiable,
Dans le grand œuvre du Salut,
Trop souvent fait manquer le but,
Et devient un excès coupable.
On doit craindre de s'égarer
Par un débordement de zèle:
L'humble seul ne sauroit errer.
Vous pensez, vous sentez, vous serez toujours belle;
Irez-vous nuit et jour vous en désespérer?
Non, non. Sentez, pensez, songez à plaire:
Mais vous plaisez sans y songer.
Vivez donc, n'allez pas tristement vous plonger
Dans les détails de l'éternelle affaire,
Dont le très haut daigna charger
Un angélique et prudent émissaire,
Qui sans vous saura l'arranger.
Comme à l'ordinaire, la cour de Lunéville ne manque pas de visiteurs; leur présence charme le 19 Roi, qui les accueille toujours avec grand plaisir.
La princesse de la Roche-sur-Yon, fidèle à ses habitudes, arrive en Lorraine au mois de mai 1750 et elle partage son été entre Plombières et Lunéville. Stanislas, bien qu'il ne songe pas un instant à donner suite aux étranges projets de sa fille [5] , fait grand accueil à la princesse, dont l'esprit et la gaîté l'amusent; pour la distraire, il donne des dîners, des spectacles, des feux d'artifice, et il cherche à la retenir près de lui le plus longtemps possible. Pendant son séjour, M. et Mme de Craon, Mmes de Boufflers, de Bassompierre, de Chimay ne quittent pas le Roi et l'aident à faire les honneurs du château.
Il y a quelques nouveaux venus en Lorraine, et notre esquisse de la cour ne serait pas complète si nous n'en faisions un portrait rapide.
D'abord l'évêque de Troyes, Poncet de la Rivière [6] . C'est un prélat galant et fort ambitieux. Persuadé que le meilleur moyen de gagner les bonnes grâces du Roi est de faire la cour à Mme de Boufflers, il se déclare aussitôt fort épris de la marquise; mais, à sa grande surprise, ses avances sont repoussées et il en est pour ses frais. Il porte alors ses hommages aux pieds d'autres dames de la cour, et il obtient par leur influence le poste de grand aumônier du Roi de Pologne. Stanislas était flatté, dit Voltaire, d'avoir un 20 évêque à ses gages, et «à de très petits gages».
Nous avons vu que, lors de ses fréquents voyages à Versailles, Stanislas s'arrêtait toujours au château de Luzancy, chez un de ses vieux amis, un Hongrois, le comte de Bercheny, celui dont la faveur avait autrefois causé tant de soucis à Mme du Châtelet [7] . Mais les courts séjours que le comte faisait en Lorraine ne suffisaient pas à l'amitié plus exigeante du Roi; à partir de 1750, il fut décidé que M. de Bercheny viendrait habiter Lunéville avec sa famille, c'est-à-dire ses six enfants [8] , sa belle-sœur, et le fils d'un de ses parents, qu'il avait pour ainsi dire adopté, le jeune Valentin Esterhazy. Toute cette nombreuse famille fut logée dans un vaste appartement de l'aile droite du château, sur la cour d'honneur.
M. de Bercheny était un parfait honnête homme de l'ancien temps, mais il n'aimait pas le monde et était de formes peu policées. Il se levait de bonne heure, faisait de longues prières, fumait deux pipes et prenait deux tasses de café à l'eau, après quoi il s'habillait et recevait ses enfants. Il passait ensuite dans son cabinet, ou il allait se promener, et dînait à midi. L'après-dîner, si ses occupations ne le réclamaient pas, il restait dans 21 le salon et faisait une partie. A huit heures il soupait, fumait sa pipe et, ses prières dites, allait se coucher. Il était du reste bon, sensible, bienfaisant; il aimait et respectait sa femme et adorait ses enfants.
La comtesse était une fille de rien, assez belle et bien faite; elle possédait une jolie voix, peu d'esprit, un mauvais ton; bonne femme au fond, mais d'humeur fantasque et menant son mari avec l'apparence de la soumission... elle était personnelle et avare. Elle tenait les cordons de la bourse. A la fin de sa vie elle n'était jamais de sang-froid en sortant de table [9] .
La sœur de Mme de Bercheny, Mlle de Wiett, était une brave paysanne alsacienne, sans manières et d'une détestable éducation. Elle avait toujours été galante, d'abord dans l'espoir de se faire épouser, ensuite par habitude.
Ce tableau de famille ne serait pas complet si nous ne disions quelques mots du précepteur des enfants, l'abbé Leconte, digne émule de l'abbé Porquet, avec lequel il se lia du reste très rapidement.
«L'abbé Leconte avait de l'esprit naturel et plus d'usage du monde que sa naissance et son éducation n'eussent dû lui en procurer. Peu instruit, il avait une notion très imparfaite de toutes les connaissances, mais un extérieur fort décent et une figure douce et franche le rendaient attachant.»
22 Il n'avait pas plus de mœurs que les abbés de son temps, car un jour ses élèves, grâce à une porte mal fermée, le virent donner à Mlle de Wiett une leçon de physique expérimentale qui les intéressa beaucoup mais leur parut fort surprenante.
Pour le récompenser de si bons soins, M. de Bercheny obtint pour lui de Stanislas le prieuré d'Hérival.
On peut croire que la famille de Bercheny, telle que nous venons de la dépeindre, n'obtint pas grand succès à la cour de Lorraine, élégante et lettrée. Si les mœurs simples et la bonhomie du comte trouvèrent grâce devant Mme de Boufflers, il n'en fut pas de même des manières ridicules de Mme de Bercheny et de sa sœur; on ne leur épargna ni les moqueries cruelles, ni les sarcasmes, si bien qu'elles s'isolèrent rapidement dans leur demeure et ne firent bientôt plus à la cour que les apparitions indispensables.
Arrivée du comte de Tressan en Lorraine.—Il s'éprend de la marquise de Boufflers.—Panpan devient son confident.—Il reçoit le roi de Pologne à Toul.
Dans les premiers jours de l'année 1750 était arrivé en Lorraine un nouveau personnage, le comte de Tressan.
Nous avons déjà eu l'occasion de parler de lui incidemment dans la première partie de cet ouvrage, mais il va bientôt jouer à la cour de Lunéville un rôle si important qu'il est indispensable de donner sur lui de plus amples détails [10] .
Louis-Élisabeth de Lavergne, comte de Tressan, était né le 5 octobre 1705, dans le palais épiscopal du Mans, dont son oncle était évêque.
Après avoir été attaché à la personne de Louis XV pendant sa jeunesse et avoir partagé ses études et ses amusements, Tressan avait obtenu du Régent, en 1723, une commission de mestre de camp et une compagnie.
Aussi bien au physique qu'au moral, Tressan était 24 doué des plus précieuses qualités. Il avait une physionomie charmante, beaucoup de grâces naturelles, une politesse facile et des formes aimables; de plus il possédait de l'imagination, de l'esprit, des connaissances, un goût très décidé pour les sciences exactes et la poésie [11] . Des débuts assez heureux dans des genres si dissemblables lui attirèrent très jeune une véritable réputation. Malheureusement son caractère souffrit de ces faciles succès et il ne put se défendre d'un peu de vanité et de beaucoup de pédanterie.
Toutes les bonnes qualités de Tressan étaient, en outre, gâtées par son esprit caustique et son goût pour l'épigramme. On l'a comparé plaisamment à une guêpe tombée dans du miel.
Ses travaux sérieux ne l'empêchaient nullement de se distraire et il avait l'art précieux de mener de front le travail et les plaisirs. A Versailles, il partageait les amusements d'une cour jeune et brillante. A Paris, il faisait partie des sociétés les plus agréables.
Il était de celle de Pantin , composée d'hommes spirituels et de femmes charmantes. Ils avaient loué à frais communs une vaste habitation; on y faisait de la musique, on y dansait, on y jouait la comédie, on y donnait des fêtes.
25 Il fréquentait aussi le salon de Mme de Tencin, et parmi ses bêtes (c'est ainsi qu'elle désignait ses habitués), il portait le surnom de mouton , qui ne convenait guère, cependant, à son genre d'esprit.
Ce même surnom l'avait suivi dans la société de la Reine, qu'il fréquentait assidûment. Marie Leczinska l'honorait d'une bienveillance particulière et lui pardonnait une indépendance d'idées et des incartades de conduite qu'elle n'eût pas aisément supportées chez d'autres.
Tressan, en effet, était philosophe et frondeur; il ne se contentait pas de courir les sociétés galantes et les bureaux d'esprit de la capitale, il fréquentait le clan philosophique, la société du Temple et celle du Palais-Royal; c'est là qu'il se lia avec l'abbé de Chaulieu, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, Hénault, l'abbé Nollet, Montcrif, Gentil-Bernard, etc., etc. Il leur donnait à souper, leur montrait ses productions et recevait leurs encouragements.
Voltaire, plus que tout autre, paraissait apprécier le jeune poète. Dès 1732, il chantait son précoce talent en ces vers charmants:
A M. de Tressan
Tressan, l'un des grands favoris
Du dieu qui fait qu'on est aimable,
Du fond des jardins de Cypris,
Sans peine, et par la main des Ris,
Vous cueillez ce laurier durable
Qu'à peine un auteur misérable,
A son dur travail attaché,
Sur le haut du Pinde perché,
Arrache en se donnant au diable.
Vous rendez les amants jaloux;
Les auteurs vont être en alarmes;
Car vos vers se sentent des charmes
Que l'Amour a versés sur vous.
Tressan, comment pouvez-vous faire
Pour mener si facilement
Les neuf pucelles dans Cythère
Et leur donner votre enjouement?
Ah! prêtez-moi votre art charmant,
Prêtez-moi votre main légère,
Mais ce n'est pas petite affaire
De prétendre vous imiter:
Je peux tout au plus vous chanter:
Mais les dieux vous ont fait pour plaire.
Je vous reconnais à ce ton
Si doux, si tendre et si facile:
En vain vous cachez votre nom;
Enfant d'amour et d'Apollon,
On vous devine à votre style.
Pas une lettre de Voltaire qui ne contienne des éloges hyperboliques à l'adresse de son correspondant. On aurait lieu de s'en étonner, si l'on ne savait que Tressan est aussi bien vu à la Cour que Voltaire y est peu apprécié. La protection du jeune officier est donc bien précieuse pour un pauvre philosophe honni, pourchassé, et dans les moments les plus critiques, c'est à Tressan que Voltaire s'adresse pour tâter le terrain et savoir s'il peut rentrer en France sans courir risque de la Bastille:
27 «Voilà la grâce que vous demande celui qui vous a aimé dès votre enfance, lui écrit-il en décembre 1736, qui a vu un des premiers ce que vous deviez valoir un jour et qui vous aime avec d'autant plus de tendresse que vous avez passé ses espérances. Soyez aussi heureux que vous méritez de l'être et à la Cour et en amour...»
Si Tressan avait borné ses travaux à des études littéraires ou scientifiques, et s'il s'était contenté de succès mondains, il eût vécu plus heureux, mais, nous l'avons dit, il avait l'épigramme facile, il ne savait pas résister à un bon mot. On se rappelle le quatrain mordant et outrageant qu'il avait composé sur la jeune duchesse de Boufflers:
Quand Boufflers parut à la Cour,
De l'Amour on crut voir la mère;
Chacun s'empressait à lui plaire,
Et chacun l'avait à son tour [12] .
Ce goût pour la satire n'était pas sans attirer quelquefois au poète de fâcheux désagréments. Ainsi Mme de Boufflers, devenue la maréchale de Luxembourg, lui demanda un jour si le fameux quatrain était de lui, bien qu'il en eût toujours avec indignation repoussé la paternité. Elle l'interrogeait avec tant de bonhomie, elle disait avec tant de candeur: «Cette chanson est si 28 bien tournée que, non seulement je pardonnerais à l'auteur, mais je l'embrasserais.»—«Eh! bien, dit Tressan, par l'odeur alléché, c'est moi, madame la Maréchale.»—Il n'avait pas achevé qu'il recevait deux grands soufflets.
Une mésaventure analogue lui arriva avec Louis XV. Il s'était permis une épigramme sur Mme de Châteauroux. Le Roi l'interrogea, en ajoutant qu'il ne pouvait croire que cette méchanceté fût de lui, parce qu'elle était trop bête. Tressan, froissé dans son amour-propre d'auteur, ne sut se contenir et il défendit ses vers avec une si grande chaleur qu'autant valait les avouer. Le lendemain il était envoyé en disgrâce.
Cela ne l'empêcha pas de faire les campagnes de Flandre de 1744 à 1747, en qualité de maréchal de camp, d'assister aux sièges de Menin, d'Ypres, de Furnes, de Fribourg, de Tournai et d'être blessé grièvement deux fois à Fontenoy.
En 1747 il quitta la maison du Roi, fut fait lieutenant général et employé dans ce grade sur les côtes de Bretagne. Il y menait une vie fort agréable, lorsqu'il eut encore, car il était incorrigible, l'imprudence d'écrire quelques vers satiriques sur Mme de Pompadour. La marquise n'entendait pas raillerie sur ce point, et l'imprudent Tressan fut enlevé à son poste des côtes de Bretagne et nommé commandant de la ville de Toul.
Tel était l'homme que les disgrâces de la vie de cour envoyaient en Lorraine.
29 Si, en faisant exiler le comte de Tressan à Toul, Mme de Pompadour avait cru frapper d'un cruel châtiment l'homme qui l'avait persiflée, elle se trompait étrangement. Toul était bien en effet la plus triste des résidences, mais cette petite localité ne se trouvait qu'à une courte distance de Lunéville, et les charmes de la cour de Stanislas étaient de nature à faire oublier bien vite le morne ennui de la capitale du Barrois.
Tressan n'arrivait pas seul dans sa nouvelle garnison; il amenait avec lui sa femme et ses enfants. Mme de Tressan était une excellente créature, très douce, très modeste, qui aimait peu le monde et se consacrait tout entière aux soins de sa famille. Son mari se croyait très supérieur à elle; il la respectait, mais il s'en occupait le moins possible et la trompait le plus consciencieusement du monde.
Dès que son installation à Toul fut à peu près terminée, M. le gouverneur s'empressa, comme c'était son devoir, d'aller présenter ses hommages au roi de Pologne. La disgrâce de Mme de Pompadour était un titre certain à la bienveillance de Stanislas. De plus, ce dernier avait vu Tressan maintes et maintes fois à la cour de sa fille; il appréciait les qualités de son esprit, sa rare érudition, ses goûts scientifiques; il fut charmé de le revoir; il l'accueillit à merveille et lui fit toutes sortes d'avances. Ravi d'une réception si douce pour un homme en disgrâce, le comte se prit d'une belle passion pour cette cour galante, spirituelle et lettrée, qui 30 lui rappelait les meilleurs jours de Versailles. Chaque fois que les soucis de son commandement lui laissaient quelque loisir, ce qui était bien fréquent, le gouverneur de Toul abandonnait gaiement sa femme et ses enfants, et il accourait à Lunéville prendre sa part des réjouissances de la Cour. Il chercha naturellement à gagner tous les cœurs, et il y réussit parfaitement. Bientôt il est lié avec tous les hôtes que nous connaissons; non seulement il fait la conquête de Stanislas, mais il ne déplaît pas à Mme de Boufflers, qui l'admet dans sa société particulière; il est au mieux avec Mmes de Craon, de Bassompierre, de Cambis, de Chimay, il est intime avec Panpan, avec l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc., etc.
Panpan est tellement sous le charme de son nouvel ami qu'il ne l'appelle plus que «Tressanius» et qu'il lui décoche cette épître louangeuse:
De la cour les brillants orages,
Ses intrigues, ni ses plaisirs,
N'ont pu dérober tes loisirs
Aux spéculations des sages.
Mais, sage sans austérité,
Savant avec aménité,
Dans les esprits, dont tu t'empares,
Tu fais germer la vérité;
La vertu perd son âpreté
Sous les attraits dont tu la pares.
Cher comte, à des talents si rares
Tu joins les plus aimables dons;
Rival de nos Anacréons,
Et des Chaulieux et des Lafares
Tu feras oublier leurs noms...»
31 Tressan avait à cette époque quarante-cinq ans bien sonnés, il avait beaucoup aimé et l'on pouvait croire que l'âge avait calmé chez lui la fougue première des passions; il le pensait lui-même et se croyait désormais à l'abri des coups de l'Amour. Il n'en était rien cependant et il allait en faire la cruelle expérience.
Mme de Boufflers touchait à sa trente-neuvième année, mais elle était restée telle que nous l'avons connue autrefois. Aussi bien au physique qu'au moral, le temps avait glissé sur elle sans l'atteindre; personne ne lui aurait donné plus de trente ans. Elle était toujours aussi séduisante, aussi charmante.
Tressan fut ébloui. Certes, il avait connu à Versailles des femmes bien délicieuses; pas une ne lui avait fait une impression aussi profonde, pas une ne lui avait paru aussi désirable; dès leur première rencontre, il se sentit entraîné vers la favorite par un irrésistible sentiment.
Le comte avait eu dans sa vie trop de bonnes fortunes pour ne pas être confiant dans l'avenir; cependant, sur ce terrain nouveau, il fallait être prudent et ne rien compromettre par une précipitation indiscrète. Mme de Boufflers était mariée, elle était toujours la maîtresse attitrée du Roi, elle avait une liaison connue avec le comte de Croix; il fallait agir doucement et se concilier peu à peu les bonnes grâces de la dame.
Du reste, par une déplorable fatalité, la marquise ne paraissait nullement subir l'ascendant du séduisant 32 gouverneur; certes elle l'accueillait très aimablement, mais, soit crainte de cet esprit railleur, soit manque de sympathie, elle lui décochait de temps à autre quelque plaisanterie mordante qui déchirait le cœur du pauvre soupirant.
Un amour heureux peut se passer de confident; un amour malheureux a besoin de s'épancher et de crier sa douleur. Ainsi pensa Tressan et il chercha dans l'entourage de la marquise une âme compatissante qui pût le secourir. Le brave et excellent Panpan lui parut tout désigné pour cette mission de confiance.
Certes, le comte n'ignorait pas que le lecteur du Roi, dans des temps plus anciens, avait joui auprès de la grande dame d'une singulière faveur; mais c'était le passé, et si Tressan avait dû s'en soucier il aurait eu vraiment trop à faire. Panpan n'était-il pas resté le meilleur ami de la marquise? n'avait-il pas gardé sur elle une influence considérable? Cela suffit pour décider le gouverneur à confier à son nouvel ami ses tourments et ses espérances.
Panpan, en maintes circonstances, nous l'avons vu, avait déjà rempli ces mêmes fonctions, aussi ingrates que délicates. Il accueillit avec une indulgence souriante les aveux de son ami, et il lui promit son bienveillant concours, dans la mesure, du moins, où cela lui était possible.
Il résulta de cette complicité secrète, non seulement une extrême intimité, mais pendant les absences forcées 33 du gouverneur une correspondance des plus actives, à laquelle nous ferons de fréquents emprunts. C'est par l'intermédiaire de l'officieux Panpan que Tressan s'efforce d'obtenir des nouvelles de celle qui l'occupe exclusivement:
«Toul, mardi.
«Vous croyez donc, monsieur de Panpan, que deux ou trois plaisanteries que Mme de Boufflers a laissé tomber sur moi avec un air de négligence, et seulement comme pour n'en pas perdre l'habitude, que ces plaisanteries, dis-je, suffisent pour répondre à la lettre que je vous ai écrite?
«Oh! détachez-vous un peu de cette confiance, jouez quatre coups de moins au volant, fichez sept ou huit points de moins dans votre ouvrage, et écrivez à vos amis.
«Je pars après demain pour Metz, et je vous promets d'attendre jusqu'à mardi ou mercredi à médire de vous avec l'ami Saint-Lambert. Je compte qu'une lettre de vous m'y déterminera à lui parler toujours du cher Panpan avec ce plaisir, cette vivacité qu'il inspire à ceux qui l'aiment d'aussi bonne foi que moi.
«Assurez Mme de Boufflers et Mme de Bassompierre de mes respects et dites-leur que je les regretterais, quand même je n'aurais pas passé la journée de mercredi avec dix-huit suisses, celle d'hier avec dix-huit chanoines, et celle d'aujourd'hui avec M. de Roquépine, 34 qui m'a paru plus bavard et plus extraordinaire que jamais» [13] .
Depuis que Tressan était arrivé en Lorraine, Stanislas s'était efforcé à plusieurs reprises d'améliorer son sort et il avait fait à Versailles, en sa faveur, plusieurs démarches pressantes. Mais, en dépit de l'appui de Marie Leczinska, l'hostilité de Mme de Pompadour avait tout arrêté.
Si le roi de Pologne n'a que peu d'influence à Versailles, en Lorraine fort heureusement on l'écoute plus volontiers; puis n'est-il pas intimement lié avec le maréchal de Belle-Isle, «son chérissisme maréchal», sous les ordres duquel se trouve Tressan? C'est donc à M. de Belle-Isle que s'adresse le Roi pour obtenir quelque adoucissement à la situation de son nouvel ami. Le maréchal s'empresse d'accéder au désir de Stanislas et il charge le gouverneur de Toul de missions importantes, entre autres d'inspecter plusieurs garnisons de la région, de surveiller les frontières, de visiter les mines, de rectifier la carte du pays, etc. Ces fonctions grandissent le rôle du gouverneur et lui procurent une augmentation de traitement fort appréciable.
Aussi écrit-il, ravi, à Panpan:
«Toul, 1750.
«J'ai reçu hier un ordre de M. le maréchal de Belle-Isle qui me rend seigneur et commandant dans plus de pays que le marquis de Carabas n'en possédait et que le diable n'en offrit sur la montagne du Thabor. Je prie Mme la marquise de Boufflers, si elle en peut trouver le moment, de témoigner au roi toute ma reconnaissance de la bonté qu'il a eue d'autoriser cet arrangement.»
Mais il ne suffit pas d'être nommé, il faut encore se montrer digne des postes que l'on vous confie. Tressan, qui a de l'amour-propre, et qui espère, grâce à ses nouveaux emplois, parvenir aux plus hautes destinées, se prépare à les remplir avec zèle:
«Je vais rassembler quelques chevaux à bon marché pour me mettre en état de commencer mes tournées les premiers jours de juillet. Vous savez, mon cher Panpan, qu'il n'est pas permis à un homme qui pense de s'acquitter négligemment de ses devoirs. On vient de me tirer du service borné dans lequel je languissais pour m'en donner un actif et honorable; c'est une paire d'ailes qu'on m'attache pour continuer à m'élever, et je dois m'en servir, et employer le peu de talent que j'ai reçu pour aller avec prudence, mais avec zèle et activité, aux grands commandements auxquels je peux prétendre sans chimère.
«Mes tournées ne m'éloigneront jamais de Lunéville et mon cœur me rappellera sans cesse à la fontaine de 36 l'amour. Que j'aimerai à vous retrouver sur ses bords!»
Malheureusement, au moment même où Tressan, plein d'ardeur, se préparait à parcourir la province qu'on confiait à ses soins et à sa vigilance, il tomba assez gravement malade. Dès qu'il va mieux, il écrit à Panpan, pour lui confier ses malheurs.
«A Toul, ce 14 juin 1750.
«Je suis bien éloigné, mon cher Panpan, d'être en état d'aller voir M. d'Argenson. La fièvre et les accidents ont redoublé, et malgré une médecine, une saignée du bras et une saignée du pied que j'ai encore essuyées depuis mon retour, je ne suis pas encore à la fin de toutes mes misères.
«Assurez Mme la marquise de Boufflers de mon respect, dites-lui que j'ai vu couler mon sang avec plaisir, que je trouve ce remède-là fort doux et que je le préférerais au remède du prince de Guise. J'ai joui de quelques petits moments dont mon ami Montaigne m'a appris à connaître tout le prix, mais comme je me rends justice, je ne mérite pas d'être parfaitement heureux.
«J'ai la grossièreté d'être bien aise de l'assurance presque certaine d'un retour prochain à la santé. On ne peut pas être malade avec plus de dignité que je le suis à Toul; j'ai des médecins aimables et de bonne compagnie qui songent également de me guérir et de m'amuser.
37 «Adieu, mon cher Panpan, je vous embrasse bien tendrement. Je vous souhaite bien du moment de voir Mme de Boufflers et bien des comètes qui vous dédommagent de l'ennuyeuse nécessité de voir les autres.»
Comme tout bon philosophe, Tressan est sceptique et incrédule et il ne croit pas plus à l'art d'Hippocrate qu'aux mystères de la religion; il plaisante même agréablement les médecins et proclame volontiers qu'il n'a en eux aucune confiance, ce qui ne l'empêche pas de les appeler à grands cris dès qu'il est le moindrement souffrant:
«Vous sentez bien, écrit-il bravement à Panpan aussitôt qu'il se trouve mieux, vous sentez bien que je ne vois de médecins que par pure bienséance; ils ne me font guère plus d'impression que les prédicateurs. Cependant il n'est point à négliger de les voir; ils connaissent mieux que nous les vertus des remèdes et peuvent ouvrir un bon avis dont on profite.»
Touché de la cruelle disgrâce de son ami, Panpan lui répond, l'encourage; il lui parle de la cour, des événements qui s'y passent, et de ce qui par-dessus tout lui tient au cœur, de Mme de Boufflers. Tressan, ravi de ne pas être oublié, reprend la plume aussitôt.
«A Toul, ce 19 juin 1750.
«Ah! que je suis heureux, mon cher et aimable Panpan, que vous vous accoutumiez à m'écrire, moi misérable, qui n'ai d'autre plaisir que de penser, que 38 de parler de notre divinité et d'en parler avec vous.
«Je me porte à merveille; le peu qui me reste de sang circule avec aisance; je me suis défait d'un vilain sang noir et épais, tel que celui qui rend le teint de la jalousie si plombé et si livide dans les vers d'Homère et de Virgile. L'air me paraît plus pur, le soleil plus brillant, les fleurs de mon jardin plus fraîches et plus colorées. Les désirs renaissent, mais plus vifs et plus sensibles, et ont toujours le même objet.
«Je vais prendre des bouillons rafraîchissants pendant quelques jours et, après ce temps, je serai rendu à la vie ordinaire.»
Son premier soin et son plus grand bonheur sera de se retrouver à Lunéville, dans cette cour charmante où l'infortuné a laissé son cœur et où il brûle de retourner. En attendant l'heureux jour qui le ramènera aux pieds de sa divinité, il rime en son honneur:
Toul, juin 1750.
De ces lieux l'aimable déesse,
Boufflers, avec grâce et finesse,
Amuse les tendres amours
Par quelque innocente caresse,
Et d'une main enchanteresse
Serre leurs chaînes tous les jours.
Ce n'est point la langue d'Astrée
Qu'on parle en ces aimables lieux,
On y sent bien pour deux beaux yeux
Ardeur encor plus épurée,
Mais le ton est moins précieux.
Les ruisseaux, les bois, les prairies
Sur le soir se changent en jeux
Et quelquefois en harmonies...
«Je m'explique; elles ne m'ont jamais paru belles lorsqu'on jouait ut, ut, ut, mi, sol, ut, ou cette musette divine dont mon cœur bat toujours la mesure, mais bien lorsque j'ai entendu déshonorer des brionnettes par le son rauque d'un maudit violon, et certaine bouche qui en bredouillait les paroles. Oh! pardieu, M. de Panpan, vous me le pardonnerez, et on est un peu en droit de dire de ces choses-là quand on a essuyé huit jours de fièvre et quatre saignées.
«Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté que notre divine Eglé a eue de reprocher le petit procédé qu'on a eu pour moi au sujet du logement, mais c'est une misère dont il ne faut plus parler.....
«Je comptais, mon cher Panpan, n'aller à la Cour que lorsqu'elle serait à la Malgrange, mais le diable me bat pour aller bientôt à Lunéville; ce diable-là pourrait bien avoir des ailes couleur de roses. Comme je me cache à moi-même les motifs les plus vifs, l'amitié m'en présente un autre qui est bien plus que suffisant pour me déterminer, c'est celui de vous voir, de vous embrasser, et de passer deux jours entre les bras de l'amitié. Cela me dédommagera, autant qu'il est possible, d'être si éloigné d'être dans ceux de l'amour.»
Les sentiments de Tressan pour Mme de Boufflers 40 n'ont fait que s'exaspérer par l'éloignement et la maladie; il ne pense plus qu'à elle, ne parle que d'elle et le «cher Panpan» étant resté huit jours sans donner de nouvelles, «Tressanius» est hors de lui.
Il est guéri maintenant, bien portant, il est tout prêt à se déplacer. Mme de Boufflers ne l'invitera-t-elle pas à venir faire un séjour? Ah! si Panpan pouvait obtenir pareille faveur, quelle reconnaissance il lui en garderait!
«Toul, ce 26 juin 1750.
«Vous m'avez laissé dans le silence et la solitude, mon cher Panpan, depuis près de huit jours, et j'ignore si Mme de Boufflers se porte bien et si elle se souvient quelquefois de ce pauvre Tressanius.
«Le roi va mercredi à la Malgrange; je compte y aller jeudi matin, mais absolument en gentilhomme campagnard qui vient voir le seigneur du château, et qui ne se vante d'avoir porté son bonnet de nuit que quand on l'a suffisamment prié à coucher.
«Je ne suis pas né haut, mais très sensible; un dégoût me perce le cœur, et j'en peux essuyer un second par reconnaissance et par attachement, mais je n'en essuierai pas un troisième.
«Jugez, divin Panpan, combien cela me tourmente et me fait souffrir, moi qui voudrais passer aux pieds de notre enchanteresse, ou au bout de son clavecin, tous les moments où je ne suis pas un animal bavardant 41 ou griffonnant de par le roi. Dites-lui donc cela, je vous en conjure, et elle est assez bonne pour faire en sorte qu'on parle du Tressanius en galante compagnie et qu'on dise: «Pourquoi ne le voyons-nous plus? est-il encore malade? quand viendra-t-il?»
«Donnez-moi réponse sur cela avant jeudi, je vous en supplie; je ne partirai qu'après votre lettre reçue.
«Je suis assez heureux pour avoir trouvé un cheval excellent pour moi, deux bons chevaux de chaise, et deux de suite, à assez bon compte, mais aussi je suis réduit à la plus complète mendicité, et si j'étais à Lunéville, j'irais chercher dans le clavecin, dans le coquemart, et dans toutes les petites caches où on trouve de bons petits égarés. Ah! mon cher Panpan, que tout ce que je trouverais dans cet appartement-là m'enchanterait! Je baise les cheveux de Mme de Boufflers, dussent-ils sentir la chandelle! L'air qu'on respire auprès d'elle est la preuve la plus triomphante de ma chère électricité.
«Je viens de louer une petite maison sur les bords de la Moselle, bâtie, embellie par le prince d'Elbeuf; on y voit les statues d'Antinoüs, de Narcisse, de Bacchus, d'Anteros; il reste une place vide, j'y placerai celle du cher Panpan. Cependant je me prépare à brûler des parfums et purifier cette solitude. Envoyez-moi quelque chose qui ait touché à Mme de Boufflers, cela suffira pour répandre une flamme plus pure, et inspirer d'autres sentiments à ceux qui l'habiteront.»
42 M. et Mme de Tressan possédaient en effet une maison vaste et commode, ce qui leur permettait de recevoir leurs amis et les nobles personnages qui de temps à autre traversaient la ville. C'est ainsi que Tressan a quelquefois l'heureuse fortune d'accueillir Mme de Boufflers et ses amies de la cour. Malgré la modicité de ses ressources, il n'est sorte de frais qu'il ne fasse en leur honneur.
Dans les premiers jours de juillet, la princesse de la Roche-sur-Yon s'arrête quelques heures à Toul avec sa suite et elle daigne accepter un goûter chez le gouverneur. Laissons Tressan lui-même raconter la galante réception qu'il offre à ses invitées et les charmantes surprises qu'il leur ménage.
«A Toul, ce 10 juillet 1750.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Le lundi Mlle de la Roche-sur-Yon me fit l'honneur
de venir descendre chez moi avec Mmes de Boufflers,
de Bassompierre, de Saint-Germain, de Lambertye, et
la «divine mignonne», que j'eus le bonheur de mener
p.....
«En arrivant, la princesse trouva une table couverte de crèmes, de fruits rouges, de glaces, de toutes espèces de fleurs, de meringues, et un buffet avec de fort bon café; toutes les dames eurent de beaux bouquets. Comme je n'ai point de faucon, j'étais embarrassé, mais Mme de Boufflers ne voulut jamais permettre que je 43 fisse mettre jonquille à la broche; cela aurait retardé la princesse.»
Tressan ne se contente pas d'offrir aux dames un goûter fort galant, il a encore pour elles les plus délicates prévenances; il sait qu'en voyage, on se trouve souvent fort dépourvu, et il a disposé près de la salle à manger un asile discret où elles peuvent trouver cachées sous un monceau de fleurs de précieuses ressources. Le comte lui-même nous raconte son ingénieuse invention et le succès qu'elle obtint auprès de ses illustres convives:
«Dans le cabinet à côté il s'élevait une pyramide entrelacée et couronnée de fleurs. J'avais eu une attention extrême de n'en admettre aucune qui n'eussent des couleurs aussi vives, aussi brillantes que le teint de Mme de Lambertye ou celui du beau prince quand il a fait une bonne plaisanterie ou une pointe.
«Cette pyramide était bâtie de petits bourdaloues dignes d'une dévote, et à l'usage qu'on en a fait, s'ils pouvaient parler, comme celui d'acajou, ils me diraient sûrement les plus jolies choses du monde.
«Je fus comblé des bontés et des marques d'amitié de la princesse et des dames, et elles me parurent contentes de la galanterie du Tressanius.»
Une autre fois, c'est Mme de Craon qui doit dîner chez le comte: une réception digne d'elle lui est préparée; malheureusement, par la faute et la rapacité d'Alliot, la princesse ne peut arriver en temps voulu. Tressan nous raconte sa déconvenue:
«Le mercredi j'avais une petite fête toute préparée pour Mme la princesse de Craon, Mme de Mirepoix et Mlle de Chimay; mais à trois heures et demie elles m'envoyèrent dire qu'elles ne viendraient point, et moi et ma compagnie affamés dévorâmes le dîner. M. Alliot avait oublié d'envoyer des relais à la princesse, mais non de déménager la Malgrange de tout ce qui a eu vie; les dames firent un vrai souper de Bramine et vécurent d'un plat de lait et d'un bouquet de fleurs d'orange.
«La princesse ayant profondément réfléchi a choisi, entre vingt ou trente résolutions, celle de retourner à Haroué. Mme de Mirepoix, qui heureusement n'en avait qu'une, est venue hier avec Mlle de Chimay et elles m'ont fait l'honneur de dîner chez moi.
«Je comptais aller demain à Commercy, mais Mme de Mirepoix m'ayant dit que le beau prince pouvait bien passer demain samedi ici, le seul espoir de le voir un moment plus tôt fait que je retarde mon voyage jusqu'à dimanche; j'y serai donc sans doute ce jour-là, mais aux pieds même de notre divinité; je soupirerai de n'y pas voir le cher Panpan.
«Je ne serai que trois ou quatre jours: il faut que je sois le 17 à Metz, et le 20 je pars pour mes grandes courses. Je m'arrangerai pour finir par Charmes et Bayon, et qui mieux est pour arriver à Lunéville à l'heure du dîner, et j'irai demander un poulet non à M. de Panpan, mais à M. de Vaux le père et en famille. De dire à peu près le jour, c'est ce que j'ignore et ce que 45 je me garderai bien de laisser deviner, mais ce ne pourra être au plus que dans le mois prochain.
«Adieu, mon cher Panpan, je vous plains d'être éloigné de tous vos amis, je vous embrasse mille fois et du plus tendre de mon cœur.
«J'ai écrit deux lettres à l'ami Saint-Lambert en commun pour notre ami Liébault; point de réponse. Si ce dernier est avec vous, je vous fais mon compliment à tous deux. Ne m'oubliez pas auprès de M. votre père.»
Tressan n'avait pas seulement la joie d'accueillir dans son «petit palais» toutes les dames de la cour de Lorraine; il avait quelquefois le bonheur d'y recevoir Stanislas lui-même. Quand ses déplacements le menaient dans la direction de Toul, le roi de Pologne s'arrêtait volontiers chez son cher gouverneur, et il daignait accepter son hospitalité. On peut supposer l'allégresse de Tressan quand pareille bonne fortune lui arrivait et tout ce qu'il déployait d'amabilité pour charmer son hôte.
La première fois que le roi de Pologne s'arrêta à Toul, le comte l'accueillit par ce compliment:
Le Dieu qui lance le tonnerre
Vint voir Philémon et Baucis.
Un repas frugal sut lui plaire;
Il reçut leurs vœux réunis.
Aimez notre petit ménage,
Vous qui l'honorez en ce jour;
Vous y recevrez un hommage
Bien tendre et bien rare à la cour.
Tout ici retrace l'image
De la simplicité des champs;
Le cœur de celle qui m'engage
En conserve les sentiments.
Votre bonté, votre présence,
La touchent plus que mon retour;
Pour vous notre reconnaissance
Est plus vive que notre amour.
Il n'est sorte de grâce, de flatteries que Tressan n'imagine pour se mettre bien en cour et gagner la faveur de Stanislas. Un jour où ce dernier a encore fait l'honneur au gouverneur de venir dîner chez lui, il trouve sur son couvert quatre bouquets: le premier d'immortelles, le second d'épis de blé, le troisième de rameaux de lauriers et le quatrième de lis. Chaque bouquet portait un des vers suivants:
Vos écrits sont gravés au temple de mémoire.
Vous répandez ces dons sur vos peuples heureux.
Vous les avez cueillis dans les champs de la gloire.
Ces lis naissent de vous pour vos derniers neveux [14] .
Mort de la princesse de la Roche-sur-Yon.—Mort du marquis de Boufflers.—Fondation de l'Académie de Nancy.—Rôle prépondérant joué par Tressan.—Panpan est nommé académicien.—Correspondance de Voltaire et de Panpan.
La fin de l'année 1750 fut attristée par un deuil cruel. Le 30 novembre le Roi apprenait par un courrier de Versailles que la princesse de la Roche-sur-Yon avait succombé le 27 à un mal presque foudroyant. Stanislas, qui éprouvait pour elle une véritable amitié, et qui se rappelait non sans plaisir les nombreux séjours qu'elle était venue faire à sa cour, celui qu'elle faisait encore quelques mois auparavant, ressentit un réel chagrin de cette perte si inattendue. La cour prit le deuil aussitôt.
Les débuts de l'année 1751 ne furent pas plus heureux.
Le 8 janvier, c'était le chancelier de La Galaizière qui était frappé dans ses plus chères affections. Son fils, le chevalier de Mareil, après une indisposition de deux jours, était trouvé mort dans l'appartement qu'il occupait au château. Le malheureux jeune homme, à 48 peine âgé de vingt ans, était capitaine en second des gardes du corps de Stanislas, et il donnait les plus belles espérances [15] . On peut deviner la douleur du père infortuné.
Puis on apprit une nouvelle qui consterna la France, la mort du comte de Saxe. Le corps du héros fut transporté en grande pompe de Chambord à Strasbourg. Bien que le maréchal fût le fils de celui qui lui avait enlevé le trône de Pologne, Stanislas voulut que les plus grands honneurs fussent rendus à sa dépouille mortelle pendant la traversée de la Lorraine. Quand le cortège arriva à Nancy, le 31 janvier, à trois heures de l'après-midi, il fut reçu au bruit du canon et par toutes les troupes assemblées. Le fourgon funèbre fut déposé à l'arsenal dans la ville vieille, où une chapelle ardente avait été préparée. Le 1 er février, le triste convoi partit à huit heures du matin pour Lunéville; il y fut reçu avec la même pompe; toutes les troupes formaient la haie.
A peine avait-on rendu au maréchal de Saxe les derniers honneurs qu'une catastrophe inattendue vint une fois encore affliger la Cour.
Après la mort du chevalier de Mareil, Stanislas avait décidé de faire quelques changements parmi les principaux 49 officiers de ses gardes du corps; il lui fallait avoir l'agrément du ministère français, et c'est pour l'obtenir qu'il chargea le marquis de Boufflers de se rendre à Versailles.
Le marquis partit de Lunéville le 11 février, accompagné de son neveu le prince de Chimay. Le temps était très froid et une prodigieuse couche de neige couvrait la terre. Le lendemain matin, vers sept heures, dans les environs de Sandreux, les postillons, trompés par la neige, et peut-être aussi à moitié endormis, abandonnèrent la route et le carrosse versa dans un précipice. Quand on retira le marquis de la voiture, on s'aperçut qu'il était sans connaissance et très grièvement blessé à la tête.
Le prince, qui avait été assez heureux pour s'en tirer avec quelques contusions, courut chercher des secours à la ville voisine, mais, quand il revint, son oncle avait déjà succombé.
La triste nouvelle parvint à Lunéville le lendemain, et elle y causa un émoi facile à deviner. Cependant, pour couper court à des scènes pénibles et attristantes, on décida de ne pas ramener le corps du défunt; le roi envoya à Bar-le-Duc l'abbé Alliot, avec mission de faire inhumer convenablement le pauvre marquis dans l'église de Saint-Pierre. Quant à Mme de Boufflers, le saisissement, et la douleur aussi, espérons-le, l'empêchèrent de se déplacer.
Ainsi mourut de tragique façon cet homme paisible 50 et doux qui s'appelait le marquis de Boufflers. C'était un être excellent, de peu de moyens assurément, mais si facile à vivre, si accommodant, si peu gênant! Sa mort passa presque inaperçue, comme l'avait été sa vie.
Dire qu'il fut très regretté serait assurément excessif. Mme de Boufflers ne pleura pas longtemps ce mari débonnaire qui depuis des années ne jouait plus dans sa vie qu'un rôle purement décoratif. Après un simple deuil de convenance, elle reprit sa vie comme par le passé.
Il faut rendre cette justice à Stanislas, il ne pleura pas davantage le commandant de ses gardes du corps. Le jour même où la nouvelle du funeste événement arriva à Lunéville, il nomma à la place du défunt le jeune prince de Chimay, celui-là même qui avait si miraculeusement échappé à l'accident où son compagnon avait trouvé la mort. De cette façon ce poste envié ne sortait pas de la famille.
Dans son ardent désir de quitter le moins souvent possible la cour de Lorraine et l'aimable femme qui en faisait tout le charme, Tressan cherchait de mille manières à complaire au roi de Pologne et à augmenter la faveur dont il jouissait déjà près de lui.
C'est ainsi qu'il fut amené à jouer un rôle très important dans la création de l'Académie de Nancy.
Depuis plusieurs années déjà, le chevalier de Solignac avait suggéré à Stanislas l'idée de fonder une académie comme il en existait dans quelques grandes 51 villes d'Europe. Le roi aimait passionnément les lettres et les arts, l'idée lui parut fort heureuse. Outre le charme de discussions littéraires et philosophiques dont il prendrait sa part, Stanislas voyait déjà les plus illustres savants de l'Europe briguant le brevet d'académiciens de Nancy, et il songeait avec orgueil à l'honneur et à la réputation qui en résulteraient pour la Lorraine.
Malheureusement, quand le roi s'ouvrit de ses projets à M. de la Galaizière, il se heurta à des objections de toutes sortes. Le chancelier ne lui cacha pas le peu de goût qu'il éprouvait pour une société de beaux esprits qui échapperaient à sa juridiction et qui, pour se donner de l'importance, trouveraient spirituel de créer un foyer d'opposition.
La vérité est que le chancelier, qui avait pour mission de détruire peu à peu l'autonomie de la Lorraine, était dans l'obligation, de par ses fonctions mêmes, de s'opposer à tout ce qui de près ou de loin pouvait contribuer à reconstituer cette autonomie.
Stanislas, toujours pacifique, et quoi qu'il lui en coûtât, s'inclina devant la volonté de son terrible chancelier, et il attendit patiemment qu'une occasion meilleure lui permît de mettre son projet à exécution.
L'arrivée du comte de Tressan allait lui faciliter l'accomplissement de ses désirs.
Tressan était déjà membre de l'Académie des sciences de Paris, des Académies de Londres et d'Édimbourg; 52 sa réputation littéraire et scientifique était grande; en somme, c'était un personnage considérable et dont l'opinion n'était pas de peu d'importance.
Mis au courant des projets avortés du Roi et de Solignac, le comte s'empressa de les adopter, et il composa pour les défendre un mémoire qui, s'il faut en croire Durival, était «fort séduisant et d'un style enchanteur».
Pour ne pas heurter de front l'opposition du chancelier, et ne pas éveiller de nouveau ses susceptibilités, il fut convenu que la future académie prendrait modestement le titre de bibliothèque publique , et, en apparence, ne serait destinée qu'à «ceux qui voudraient s'instruire». Elle devait être surveillée par des censeurs royaux, qui seraient appelés en même temps à décerner chaque année des prix aux Lorrains qui se distingueraient dans les lettres et les arts.
Tressan, le véritable inspirateur de la société, ne voulait pas avouer les motifs tout politiques qui l'obligeaient à tant de prudence; et il abritait sous des raisons purement littéraires l'humilité de la nouvelle création. C'est ainsi qu'il écrivait à un de ses amis:
«Toul, 16 décembre 1750.
«Je vais à Lunéville pour un grand projet que le roi de Pologne veut exécuter; ce prince, après avoir fait les établissemens les plus utiles pour l'éducation et le bonheur de ses sujets, veut couronner l'ouvrage en établissant 53 une bibliothèque publique et une société littéraire. Il sent bien que les sciences et les belles-lettres sont presque dans leur berceau en Lorraine, et que ce seroit compromettre l'honneur d'une académie naissante et même du fondateur que de prétendre l'élever tout d'un coup au ton des anciennes académies. Il va donc commencer par fonder la bibliothèque des prix, et quelques pensionnaires qui n'auront d'abord que le nom de censeurs; les gens qui lui sont attachés travailleront de leur côté à former une société, et des conférences, qui à mesure qu'elles deviendront plus fortes et plus complètes pourront se joindre au premier établissement, et alors la totalité pourra prétendre au nom d'académie ou de société royale; je vais tâcher de trouver quelques moyens sages de concilier l'utile, l'agréable, et la prudence [16] .»
Cette bibliothèque n'avait rien qui fût de nature à effrayer le chancelier, et elle trouva grâce à ses yeux.
Elle fut fondée par un édit royal du 28 novembre 1750 et installée dans la salle des cerfs de l'ancien château. Dès le 16 janvier les censeurs formaient, suivant le vœu de Tressan, une petite société particulière qui devenait la Société littéraire de Nancy.
Stanislas lui-même, comme fondateur, fut le premier membre de la docte compagnie, puis il désigna ses collaborateurs immédiats Solignac et Tressan; il s'adjoignit 54 ensuite l'évêque de Troyes, Poncet de la Rivière; l'abbé de Choiseul, primat de Nancy; Saint-Lambert; enfin, pour bien montrer son éclectisme, le Roi invita les Pères de Menoux et Leslie à faire partie de la nouvelle société [17] .
La cérémonie d'inauguration eut lieu le 3 février 1751; à 10 heures et demie du matin, l'abbé de Choiseul célébra la messe à la Primatiale et le Père de Menoux prononça en chaire un discours sur l'établissement de la Bibliothèque publique . Les évêques de Châlons et de Troyes étaient présents.
A 3 heures et demie, dans une grande assemblée à la salle des cerfs, on procéda à l'ouverture de la Bibliothèque.
La réunion était superbe; tous les courtisans, les dames de la cour, tous les gens de lettres et de robe étaient présents; le prince de Craon, le duc Ossolinski, M. de la Galaizière, Mme de Boufflers et ses sœurs, Mmes de Bassompierre et de Chimay, trônaient au premier rang. Le roi de Pologne n'assistait pas à la cérémonie.
M. de Solignac donna d'abord lecture des règlements 55 de l'association; puis Tressan, nommé directeur par le Roi en récompense de son zèle et du succès obtenu, prononça un long discours dans lequel il exposa le but de l'institution et fit un éloge pompeux de son fondateur. La séance se termina par une très belle harangue de l'évêque de Troyes sur le goût ; le prélat fut plus applaudi que tous les autres orateurs.
Quelques jours après, les membres de la société choisirent pour patron saint Stanislas et ils décidèrent que son panégyrique serait célébré chaque année dans l'église des Cordeliers.
La seconde réunion eut lieu le 8 mai, à Nancy, dans la grande galerie de l'hôtel de Craon. L'assistance était encore fort nombreuse; Mme de Boufflers et sa famille s'y trouvaient au complet, ainsi que toute la Cour. Le directeur eut le plaisir d'annoncer à ses confrères que la création de la savante compagnie n'avait pas passé inaperçue et que d'illustres personnalités briguaient déjà l'honneur d'en faire partie; le président Hénault, Montesquieu, son fils M. de Secondat avaient écrit au Roi pour solliciter leur admission. Il fut fait droit à leur requête.
Puis le Père Leslie fit un discours interminable; Solignac lut le Lysimaque de Montesquieu [18] , enfin Saint-Lambert prononça son discours de réception.
Comment notre ami Panpan ne se trouvait-il pas au 56 nombre des académiciens du Roi? N'avait-il pas des titres littéraires plus que suffisants? n'était-il pas un des familiers de la cour, le plus cher ami de Mme de Boufflers? l'intime de Tressan? Soit par oubli, soit pour toute autre cause, le lecteur du Roi n'avait pas été nommé.
Tressan avait à Panpan trop d'obligations, il espérait trop de son influence sur la marquise pour ne pas s'efforcer de lui faire rendre une tardive justice. Bientôt le Roi cédait et Panpan était admis au nombre des Immortels Nancéiens. Panpan académicien! quel rêve!
Comme il n'ignore pas qu'il doit à Tressan ce nouvel honneur, le reconnaissant lecteur s'empresse de remercier son ami, qui lui répond:
«Vous êtes trop bon, ô mon cher Panpan, de me faire un mérite d'un acte qui m'est aussi agréable. Et qu'ai-je donc fait que de suivre ce que l'esprit, le goût et le cœur m'inspiraient pour vous?
«Ne faites-vous pas plus d'honneur à la littérature lorraine que vingt tristes commentateurs? Le langage de la raison, la connaissance du beau, du naturel, et de l'art de le peindre et de le bien exprimer, le talent de faire les plus jolis vers, le don de sentir vivement, la justesse dans le goût, le ton de la bonne compagnie, et par-dessus tout cela, tout ce qu'il faut pour mériter et conserver des amis: vous manque-t-il aucun de ces traits? et croyez-vous qu'ils ne m'aient pas fait tour à 57 tour une impression durable? Avec votre chienne de modestie vous m'enquinaudez et l'ami Liébaut m'accusera de coqueter avec vous, mais je compte bien qu'il aura son tour et que je renverserai certains remparts jésuitiques, car enfin ce n'est pas tout que d'être homme d'honneur et d'esprit avec eux, leur amitié ne se donne pas à si bon marché.»
Mais le cœur de Panpan déborde de reconnaissance; il a comblé son ami de remerciements, il veut l'en accabler et il redouble en effusions épistolaires. Cette fois Tressan se fâche et il riposte à son correspondant en ce style plus que familier:
«Je vous prie d'aller une fois de plus vous faire f..... pour vous apprendre à me faire un beau compliment sur votre place à l'académie...»
Croit-il donc que la Société littéraire lui a fait grand honneur en lui ouvrant ses portes? Mais c'est tout le contraire qui est la vérité. «Vous êtes un de ceux, lui dit-il, qui sauverez cette société de la langueur et du ridicule qui l'accable.»
Les critiques de Tressan n'étaient déjà que trop justifiées. En dépit des efforts de ses organisateurs, les débuts de la nouvelle société étaient plutôt pénibles et les séances se traînaient en de lamentables banalités. On se bornait en général dans chaque réunion à couvrir d'éloges le roi de Pologne, puis à prononcer de pitoyables discours souvent sur les sujets les plus invraisemblables. Le 11 mars 1751 Tressan parle longuement de deux enfants 58 nés à Nancy et qui ont un cœur commun; un jour il est question des redoutables dangers des rapports entre les deux sexes; une autre fois un académicien fait un discours si déplacé sur les sécrétions du corps humain, qu'on est obligé en hâte de lui enlever la parole, etc., etc.
Ce fut le 20 octobre 1752 que Panpan fut admis à prononcer son discours de réception. Il avait pris pour sujet l' esprit philosophique .
Alors comme aujourd'hui ces fêtes littéraires étaient très recherchées; elles l'étaient d'autant plus qu'elles avaient pour les Lorrains l'attrait de la nouveauté. Panpan jouissait du reste de trop de réputation pour ne pas faire «salle comble». Le 20 octobre l'assistance était donc des plus brillantes, on se pressait dans la salle des séances, les plus jolies dames de la cour assistaient à la cérémonie. Inutile d'ajouter que Mmes de Boufflers et de Bassompierre occupaient les places d'honneur.
Le discours de Panpan, fort bien composé et lu avec beaucoup d'art, fut très goûté de la nombreuse assistance et il remporta un suffrage unanime. L'auteur fut couvert d'applaudissements.
Tressan, que ses devoirs de gouverneur avaient empêché d'assister à la cérémonie, s'empressa d'écrire à son ami pour le féliciter:
«Toul, 1752.
«Je sais que vous avez prononcé un discours charmant et applaudi sur l' esprit philosophique . Je me 59 doute bien que vous n'aurez pas donné la préférence aux stoïques et que vous aurez vanté et prouvé cette paix de l'âme qui conduit Fontenelle dans une route semée de fleurs jusqu'à cent ans; de cette paix délicieuse à laquelle vous ne souffrez quelque petite secousse que les jours de congé, et qui vous rend égal, riant et jouissant de la société dans votre grand fauteuil et aux pieds de nos charmantes marquises.»
Si l'on pouvait s'étonner que Panpan n'ait pas dès le début fait partie de la Société littéraire, il était encore beaucoup plus extraordinaire que Stanislas n'ait pas songé à offrir à son ami Voltaire un siège dans son Académie. Le philosophe n'était-il pas tout désigné pour en faire partie, et par son illustration, et par son amitié avec le Roi et par les souvenirs impérissables qu'il avait laissés de son séjour à la cour de Lorraine? Et cependant il n'en fut pas question.
Il est vraisemblable que, livré à lui-même, Stanislas se serait empressé de nommer un homme dont le nom seul suffisait pour immortaliser la jeune Académie, mais le Père de Menoux ne l'entendait pas ainsi; outre qu'il n'avait pas oublié les querelles anciennes, il caressait l'espoir de dominer la nouvelle société et il ne se souciait nullement d'avoir pour confrère son ennemi juré, un rival dont l'autorité incontestée réduirait à néant ses ambitieux projets. Il usa donc de toute son influence sur le roi et il obtint qu'on laisserait à l'écart l'illustre philosophe.
60 Certes le titre d'académicien de Nancy était pour Voltaire d'une bien mince importance; il fut cependant surpris et froissé d'un ostracisme auquel il ne devait pas s'attendre. On sent, dans sa correspondance, combien l'oubli dans lequel on l'a laissé lui a été sensible.
Panpan allait lui fournir l'occasion de manifester sa mauvaise humeur et ses secrets désirs.
Depuis qu'il avait quitté la cour de Lunéville, après les tristes événements de septembre 1749, le philosophe avait séjourné dans la capitale et fait de fréquentes apparitions à Versailles. Mais il n'avait pas reçu à la cour l'accueil qu'il espérait, et en particulier la froideur de Mme de Pompadour lui avait été fort pénible.
D'autre part, Frédéric ne cessait de lui rappeler ses promesses si souvent renouvelées et il lui offrait à Potsdam une fastueuse hospitalité. En juin 1750 Voltaire, indigné des mauvais procédés dont on l'abreuvait, se décida à partir pour Berlin. Il y fut reçu avec enthousiasme et bientôt l'univers entier fut au courant des honneurs exceptionnels qui lui étaient rendus et de l'intimité qui régnait entre le roi et son hôte.
Panpan avait à Lunéville un ami d'enfance, Liébault, avec lequel il avait toujours gardé les plus cordiales relations. Après avoir été dans l'armée et fait brillamment plusieurs campagnes, Liébault était revenu en Lorraine et se trouvait en quête d'une situation sociale.
En apprenant le crédit dont Voltaire jouissait à la 61 cour de Berlin, Panpan, toujours obligeant, eut l'idée de lui écrire pour lui demander s'il ne pourrait pas obtenir une place auprès d'un prince pour un officier de ses amis.
La réponse ne se fait pas attendre et elle est des plus satisfaisantes:
«Potsdam, 8 mai 1751.
«Mon cher Pan Pan (car il n'y a pas moyen d'oublier le nom sous lequel vous étiez si aimable), le jour même que je reçus vos ordres de servir votre ami (prière est ordre en ce cas), je courus chez un prince, et puis chez un autre, et les places étaient prises. J'écrivis le lendemain à la sœur d'un héros, à la digne sœur du Marc-Aurèle du Nord, pour savoir si elle avait besoin de quelqu'un d'aimable, qui fût à la fois de bonne compagnie et de service; point de décision encore. Je comptais ne vous écrire que pour vous envoyer quelque brevet signé Wilhelmine , pour votre ami, mais, puisqu'on tarde tant, je ne peux pas tarder à vous remercier de vous être souvenu de moi.
«Quand vous recevrez une seconde lettre de moi, ce sera sûrement l'exécution de vos volontés, et M. Liébault pourra partir sur-le-champ: si je ne vous écris point, c'est qu'il n'y aura rien de fait.»
Ainsi à la cour de Lorraine, quand on a besoin d'un service, on n'hésite pas à recourir au crédit du philosophe, et cela au moment même où on le traite avec 62 une désinvolture si blessante, un oubli si méprisant! Voltaire, bien que peu flatté du procédé, n'a garde de s'en plaindre, il se borne à faire une allusion discrète à l'Académie; mais en même temps il n'est pas fâché de montrer que si la cour de Lorraine est ingrate, celle de Prusse sait récompenser le mérite, et il raconte complaisamment le bonheur dont il jouit, la douceur de sa vie, les honneurs dont on l'accable: une énorme pension, une clef de chambellan, un grand cordon, etc., etc.
«Mon cher Panpan, mettez-moi, je vous prie, aux pieds de la plus aimable veuve des veuves; je ne l'oublierai jamais et quand je retournerai en France, elle sera cause assurément que je prendrai ma route par la Lorraine. Vous y aurez bien votre part, mon cher et ancien ami; je viendrai vous prier de me présenter à votre académie.
«Notre séjour à Potsdam est une académie perpétuelle: je laisse le Roi faire le Mars tout le matin, mais le soir il fait l'Apollon et il ne paraît pas à souper qu'il n'ait exercé cinq à six mille héros de six pieds; ceci est Sparte et Athènes: c'est un camp et le jardin d'Epicure; des trompettes et des violons, de la guerre et de la philosophie.
«J'ai tout mon temps à moi; je suis à la Cour, je suis libre; et si je n'étais pas entièrement libre, ni une énorme pension, ni une clef d'or qui déchire la poche, ni un licou qu'on appelle cordon d'un ordre , ni même les soupers avec un philosophe qui a gagné cinq batailles, 63 ne pourraient me donner un grain de bonheur. Je vieillis, je n'ai guère de santé, et je préfère d'être à mon aise avec mes paperasses, mon Catilina, mon siècle de Louis XIV et mes pilules, aux soupers des Rois et à ce qu'on appelle honneurs et fortune. Il s'agit d'être content, d'être tranquille, le reste est chimère: je regrette mes amis, je corrige mes ouvrages et je prends médecine. Voilà ma vie, mon cher Pan Pan. S'il y a quelqu'un par hasard dans Lunéville qui se souvienne du solitaire de Potsdam, présentez mes respects à ce quelqu'un.»
Comment écrire à Panpan sans lui parler de leurs amis communs, de ces amis tout-puissants à la Cour, et leur lancer quelques reproches discrets? Voltaire termine ainsi sa lettre:
«Il a été un temps où tout ce qui porte le nom de Beauvau me prenait sous sa protection, ce temps est-il absolument passé? Mme la marquise de Boufflers daigne-t-elle me conserver quelques bontés, serait-elle bien aise de me revoir à sa Cour, serait-elle assez bonne de dire au Roi de Pologne, qui ne s'en souciera peut-être guères, que je serai toute ma vie pénétré des bontés de Sa Majesté. C'est le meilleur des Rois, car il fait tout le bien qu'il peut faire.
«Adieu, mon très cher Pan Pan, aimez toujours les vers, et n'aimez que les bons, et conservez quelque bonne volonté pour un homme qui a toujours été enchanté de votre caractère. Vale et me ama. »
64 Malheureusement la bonne volonté de Voltaire et ses efforts en faveur de Liébault n'ont pas de résultats favorables, et peu de temps après le philosophe est obligé d'avouer le peu de succès de ses démarches.
«Potsdam, 1751.
«Mon cher Pan Pan, je vous assure que je ressens bien vivement la douleur de vous être inutile. Croyez que ce n'est pas le zèle qui m'a manqué. Vous ne doutez pas de la satisfaction extrême que j'aurais eue à faire réussir ce que vous m'avez recommandé, mais ce qui est difficile en Lorraine est encore plus difficile en Prusse, où la quantité de surnuméraires est prodigieuse.»
Puis le philosophe revient sur la question de l'académie; on sent que le coup lui a été rude et qu'en dépit de tout, il n'a pu en prendre son parti. Puisqu'on n'a pas voulu comprendre une allusion discrète, cette fois il expose son désir de telle sorte qu'on ne puisse s'y méprendre. On sent qu'il espère toujours qu'on lui rendra un honneur mérité:
«Je compte bien profiter de bontés du roi Stanislas et venir me mettre aux pieds de Mme de Boufflers au premier voyage que je ferai en France; et assurément je postulerai fort et ferme une place dans votre académie. J'aurais le bonheur d'appartenir par quelque titre à un Roi qu'on ne peut s'empêcher de prendre la liberté d'aimer de tout son cœur. Cette place, mon cher 65 et ancien ami, me serait encore plus précieuse si je comptais au nombre de vos confrères...
«Je vous supplie de ne pas m'oublier auprès de Mme de Boufflers.
«Tout ce que je sais de votre cour, c'est que je la regrette, même dans la société du héros philosophe auprès de qui j'ai l'honneur d'être.»
Le philosophe en fut pour ses avances et ses politesses. Il était loin, le Père de Menoux était près; Stanislas ne se soucia pas d'avoir des querelles avec son confesseur pour un philosophe ingrat qui avait préféré les bords de la Sprée aux rives de la Moselle.
Le temps se passe et l'on n'entend plus parler de Voltaire. Panpan revient à la charge, mais cette fois la réponse du philosophe est tout à fait décourageante. Il est froissé de voir que l'on n'a rien fait pour lui, pourquoi se mettrait-il en frais pour ceux qui l'ont oublié? Et puis il est malade, il y a huit mois, s'il faut l'en croire, qu'il n'est sorti de sa chambre; comment irait-il solliciter?
«Potsdam, 7 octobre 1752.
«Ce n'est point ma paresse, monsieur, mais ma mauvaise santé qui a retardé ma réponse, et qui m'empêche même de vous répondre de ma main; je crois que j'aurais grand besoin d'aller faire un tour aux eaux de Plombières, dans votre voisinage. Le désir de faire encore ma cour au roi de Pologne, et de vous revoir 66 fera mon motif principal. Je voudrais bien, en attendant, pouvoir faire ce que vous me demandez pour votre ami, mais les places sont ici bien rares. Il est vrai qu'il y a un petit nombre d'élus, mais il n'y a aussi qu'un petit nombre d'appelés. Ma mauvaise santé ne me permet guère d'être à portée de chercher ailleurs. Il y a huit mois entiers que je ne suis sorti de ma chambre que pour aller dans celle du roi. Je suis son malade comme Scarron était celui de la reine...
«Adieu, mon cher et ancien ami, je vous embrasse du meilleur de mon âme.»
Si Voltaire ne fit pas partie de l'Académie de Stanislas, en revanche il eut le profond déplaisir d'y voir nommer son ennemi acharné Fréron. Ce dernier mourait d'envie d'être académicien et, faute de mieux, Nancy lui suffisait. Il avait couvert d'éloges dans ses feuilles l'Histoire de France du président Hénault; c'est à lui qu'il s'adressa pour obtenir de Stanislas le titre qu'il ambitionnait. Hénault écrivit au Père de Menoux, qui, ravi de jouer un bon tour à Voltaire, mit autant de chaleur à prôner la candidature de Fréron qu'il en avait mis à s'opposer à celle du philosophe.
Stanislas ne résista pas aux instances de son confesseur: le folliculaire fut nommé et le roi poussa même l'amabilité jusqu'à lui envoyer une boîte avec son portrait.
Fréron, ravi d'un honneur aussi inattendu, s'empressa de remercier le monarque, en lui adressant ces vers:
Pandore fut des dieux le plus parfait ouvrage;
Ils se plurent à la former;
Minerve lui donna la sagesse en partage,
Vénus l'art de se faire aimer,
Les Grâces leurs souris, les Muses leur langage.
Les Dieux ont des mêmes présents
Comblé Stanislas, leur image,
Mais avec des traits différents.
La boîte que donna Pandore
Renfermait tous les maux, et celle que je tiens
M'offre les traits chéris du héros que j'adore;
Elle renferme tous les biens.
Passion de Tressan pour Mme de Boufflers. Correspondance avec Panpan.
Tressan ne consacrait pas uniquement les loisirs que lui laissait son gouvernement à la création de l'Académie de Nancy; il avait encore d'autres soins. Plus il vivait à la cour de Lunéville, plus il subissait le charme de la marquise de Boufflers, plus il se sentait entraîné vers elle par un irrésistible penchant.
On voit par sa correspondance les progrès inquiétants que fait l'amour dans le cœur du pauvre gouverneur. Pas de jour, pas d'heure où sa pensée ne se reporte à Lunéville, dans cette cour délicieuse, près de ces deux sœurs également séduisantes, près de celle surtout qui peu à peu s'est emparée de toutes ses facultés. On sent combien il l'aime, à quel point elle le possède tout entier. Il ne songe plus qu'à elle, au bonheur de la revoir, et, en attendant ce jour béni, il veut qu'elle soit au courant de tout ce qui lui arrive, des moindres incidents de sa vie.
Un jour il fait une chute assez grave et se blesse 69 sérieusement au pied. Bien vite il charge Panpan d'annoncer sa mésaventure à la «dame de ses pensées», mais la triste nouvelle ne paraît pas affecter outre mesure la «divine marquise».
«A Toul, ce dimanche.
«Je vois par la réponse du cher Panpan que Mme la marquise n'a pas grande pitié du pauvre Tressanius. J'ose espérer cependant qu'elle le plaindrait, s'il paraissait un moment à ses yeux.
«Ma blessure était au pied gauche et assez profonde pour m'inquiéter, d'autant plus qu'au moment de la blessure, j'avais eu des éblouissements et des maux de cœur, preuve certaine que la gaine d'un tendon avait souffert. Je me suis pansé avec de l'eau d'arquebusade de Berne, qui est très bonne mais très forte. Ma blessure en effet a été bien guérie en quatre jours, mais la chaleur de l'eau d'arquebusade m'a attiré un accès de goutte affreux; j'ai jeté les hauts cris, j'ai trouvé que la douleur était un grand mal, j'ai usé vainement du remède de Mme d'Aiguillon; j'ai eu beau me rappeler tous les charmes de nos deux charmantes sœurs; tout ce que j'adore en elles n'a pu m'empêcher de crier en leur vouant tout ce qui me restait alors de moi-même.
«L'orage est un peu calmé, mais mon pied est du double de sa grosseur, et j'ai bien peur d'être plus de huit jours sans en pouvoir faire le moindre usage. Heureusement la tête est revenue; je peux lire et même 70 penser et sentir quelque chose d'agréable, puisque je vous écris.
«Je suis dans mon lit, buvant de la tisane comme Chaulieu. Je m'en consolerais si je faisais des vers comme lui et si Mme de Boufflers était ma Mazarin. Enfin, cher Panpan, cher veau plus divin que celui d'Égypte, je vous donne le premier instant de mon retour à la vie. J'ai eu certainement l'existence d'un autre pendant trois jours et je n'imagine pas qu'on puisse éprouver rien de plus cruel.
«Faites ma cour aux divines sœurs. Dès que je pourrai me traîner, j'irai à Lunéville. Le beau prince dirait à cela: venez toujours, vous y serez sur le même pied que M. de Croix; mais comme je n'ai pas encore attrappé les grâces du fauteuil, comme j'aime à suivre Mme de Boufflers comme son barbet, j'attendrai d'être un peu raffermi sur mes pieds.
«Pendant ce temps malheureux, mes renoncules fleurissent, mes petits pois, mes fraises mûrissent. Je ne peux rien voir, rien manger. Mme de Tressan triomphe et commande despotiquement jusqu'au plus petit de mes mouvements.
«Voilà mon état, cher ami. Le seul plaisir qui ait pu aller jusqu'à mon cœur est de lire votre lettre. Adieu, car on me gronde et je sue à grosses gouttes pour vous écrire ces quatre mots... ma tête ne me permet nulle application. Je ne peux vous exprimer combien elle a été ébranlée...»
71 Dès qu'il est rétabli, Tressan veut annoncer lui-même sa guérison à Mme de Boufflers, et c'est encore Panpan qui sert de boîte aux lettres.
«Toul, mardi.
«Enfin, mon cher Panpan, je suis guéri sans fièvre, sans mal de tête; je veux l'apprendre moi-même à Mme de Boufflers. Donnez-lui ce mot de lettre et soutenez le pauvre Tressanius, qui vous aime, auprès de la seule femme dont il estime l'esprit, dont les charmes pussent le faire radoter aussi complètement qu'il l'a fait, le fait et le fera sans doute, à moins qu'elle ne m'en empêche, car elle seule peut défendre ceux qui l'approchent de l'adorer en leur en faisant connaître à tous moments l'inutilité et la déraison. Encore ne sais-je si elle réussirait à me persuader aussi bien l'un que l'autre. Un seul moment, de ceux qu'on ne saisit point auprès d'elle, mais qui pénètrent le cœur, suffirait pour confondre et mes raisonnements de deux mois et les siens.»
Épris comme il l'est, Tressan peut-il ne pas rimer en l'honneur de celle qui est devenue son unique pensée? A quoi servirait la langue des dieux si elle n'aidait les pauvres mortels à chanter les mérites incomparables de la femme adorée et à lui avouer ce qu'on n'ose encore lui dire?
L'amoureux gouverneur compose une chanson qu'il envoie à sa bien-aimée:
Sur l'air : Ah! combien l'amour a de charmes
Le printemps ne fait point éclore
De fleurs plus brillantes que vous;
Les oiseaux chantant dès l'aurore
N'ont point des accents aussi doux;
Sans cesse une grâce nouvelle
Se dévoile et vient vous parer:
Heureux qui, vous voyant si belle,
Ne fera que vous admirer!
Plus heureux qui pourra vous plaire:
Qu'il soit digne d'un sort si doux!
Que rien ne puisse l'en distraire,
Qu'il soit sans cesse à vos genoux!
Qu'il vous dise: Je vous adore...
Mais d'un ton si vif, si touchant,
Qu'il puisse l'être plus encore
Que vos regards et votre chant.
La passion de Tressan devient si vive qu'il en oublie ses travaux, ses études, ses recherches même sur l'électricité, qui peu de jours avant le passionnaient encore si complètement. C'est dans une épître assez finement tournée que le poète exprime à la marquise les sentiments qu'elle lui inspire:
De ma chère électricité,
O rivale trop redoutable!
Pourquoi ne suis-je plus tenté
De découvrir la vérité,
Ou tout au moins la vraisemblable!
Quel pouvoir me tient enchanté!
Belle Églé, vous faites renaître
La douce espérance en mon cœur;
Par la plus légère faveur,
Vous me donnez un nouvel être,
Et me rappelez au bonheur.
Chère Églé, je n'ai d'existence
Que celle que je tiens de vous...
Dans le Styx, par votre courroux;
Dans le néant, par votre absence;
Et dans l'Olympe, à vos genoux.
C'est alors que, d'un vol rapide,
Je suis votre esprit qui me guide,
Je m'élève au plus haut des airs;
Éclairé par vos feux, j'embrasse,
Et l'immensité de l'espace,
Et l'agent qui meut l'univers.
Sur les ailes de la pensée,
Quand vous dissertez sagement,
Et démêlez si finement
La réalité d'une idée,
Des nuances d'un sentiment,
Par vous ma raison éclairée
Apprend à juger sainement:
Si vous la voyez égarée,
L'esprit, les grâces, l'enjouement
La rappellent si doucement
Que, de ce bonheur enivrée,
Et d'un trait de feu pénétrée,
Elle soumet son jugement.
Jamais Apollon ne m'inspire;
Je crains ses savantes leçons:
Églé seule accorde ma lyre,
Je lui dois les plus tendres sons.
Lorsque je vois sa main charmante
Voltiger sur un clavecin,
Et d'une ariette brillante
Rendre par sa touche savante
Les agrémens et le dessin,
L'enchantement de l'harmonie,
Le feu qui brille dans ses yeux,
Mieux que la céleste Uranie,
Me donnent l'art et le génie
Que m'avoient refusé les dieux.
L'amour est mon unique maître!...
Églé!... vous seule faites naître
Mon goût et mes faibles talens:
Chère Églé!... ce que je puis être
Dépendra de vos sentimens:
Ah! rendez mes progrès moins lents.
Que votre feu brillant m'éclaire,
Que le mien passe en votre cœur
Et, par l'excès de mon bonheur,
Rendez-moi digne de vous plaire.
Qu'éprouvait Mme de Boufflers pour cet amoureux si loquace? Était-elle touchée d'une passion si vive? Tressan avait-il l'espoir de voir «couronner sa flamme»? En aucune façon. Les temps sont bien changés. Mme de Boufflers qui, autrefois, savait si peu résister, a complètement changé d'allures; elle se pique maintenant de fidélité, relative s'entend, et quelques pressantes que soient les instances du beau Tressanius, elle ne veut rien entendre. C'est en vain qu'il prodigue les preuves d'amour, c'est en vain qu'il se montre ardent, empressé, c'est en vain qu'il pare son style de toutes les métaphores de l'Astrée et de Clélie , qu'il évoque les bergers des bords du Lignon et tous les héros de d'Urfé et de Mlle de Scudéri, la marquise se moque de ses galantes abstractions, elle se rit de ses protestations amoureuses, 75 ou du moins feint de ne les pas comprendre. Quand il parle amour elle lui répond amitié, et le pauvre Tressanius ne fait pas le moindre progrès dans le cœur de celle qu'il aime.
Et cependant ce rôle d'ami qu'on lui impose, il n'en veut à aucun prix; il le trouve impossible à soutenir. Il aime Mme de Boufflers et «il veut devenir son amant».
Autrefois, gâté par de faciles amours, il a toujours été plein de confiance en lui; maintenant, en présence de la marquise, il perd toute assurance.
Malgré la sincérité de sa passion, on ne peut s'empêcher de sourire du style boursouflé, emphatique de cet homme à bonnes fortunes, de l'irrésistible Tressan, et l'on se demande comment cette pitoyable rhétorique pouvait subjuguer le cœur des belles dames de l'époque.
Le caractère si franc, si simple de Mme de Boufflers ne pouvait s'accommoder de pareilles exagérations sentimentales, et ce mélange prétentieux de pédanterie et d'amour devait lui paraître aussi insupportable qu'incompréhensible.
C'est à son cher Panpan que le gouverneur confie ses doutes et ses craintes.
«Toul, lundi.
«Puisque vous devez la voir ce matin, mon cher Panpan, allez-y de bonne heure, faites en sorte qu'elle s'éveille en pensant à moi; je ne veux souffrir rien de 76 faible dans une lettre où j'ose peindre celle que nous admirons. Elle a beau me reprocher l'ardeur de mon imagination, mon amour ni son portrait ne lui doivent rien. On ne peut se servir de pareils traits sans avoir joui de tous leurs charmes. Je ne crains point que l'amour m'embellisse tout ce que j'adore en elle, mais je dois bien craindre un trouble qui peut m'empêcher d'exprimer tout ce que je sens. Mme de Genlis ne m'a fait connaître que celui de la jalousie. Un peu d'amour-propre, l'assurance de plaire, je l'avoue même, la supériorité d'esprit, tout me donnait alors une confiance en moi-même que je n'ai plus. Je frémis, mon cher Panpan, de la peur de lui devenir insupportable. Elle ne peut plus m'aimer comme un ami, je ne peux lui paraître aimable qu'autant qu'elle me comptera comme le plus tendre des amants...»
Si Tressan n'ose avouer ouvertement sa passion, s'il n'ose se jeter aux pieds de l'adorée et lui découvrir ses sentiments, qui mieux que Panpan, cet ami si dévoué, ce confident si éprouvé, pourrait se charger de ce soin? C'est donc à lui que Tressan s'adresse: c'est lui qu'il charge d'être l'interprète de ses sentiments amoureux et de plaider sa cause auprès de la cruelle, qui jusqu'à présent feint de tout ignorer.
«Si vous osez lui parler de moi, ah! dites-lui bien du moins à quel point je lui suis soumis; que je saurai renfermer tous mes désirs dans mon cœur; que je voudrais que le même feu, qui me fait mourir à chaque 77 instant, détruisît tout ce qui l'importune; il le détruira peut-être en effet, mon cher Panpan. Mes nuits sont charmantes, mais cruelles; mon sang est allumé et, malgré cet état violent, j'éprouve des saisissements qui en arrêtent le cours.
«Hier, en la revoyant, à peine pouvais-je lui parler et chercher ses yeux. Il faut cacher sans cesse mon état à tout ce qui m'entoure, et, ce qui me perce le cœur, il faut lui en cacher la plus grande partie à elle-même. Mais je ne raisonne plus, je me livre à toute la fureur d'une passion qui ne finira qu'avec ma vie. Toutes les réflexions ne font qu'augmenter mon amour et les charmes de celle que j'aime. Je suis sûr du moins que cette ardeur me soutiendra et m'empêchera de tomber malade tant que je la verrai. Que m'importe d'en mourir quand elle partira pour Paris!»
Il est question, en effet, d'un voyage de la marquise dans la capitale. Que deviendra le pauvre amoureux pendant son absence? Quelle jalousie lui dévorera le cœur, quand il saura Mme de Boufflers près de celui qui a des droits sur elle? Tressan n'ignore pas la liaison qui l'unit au comte de Croix, mais il met en pratique les théories si larges de l'époque et il n'a pas la sottise d'être jaloux. Que lui importe que la marquise ait un amant! il ne demande qu'à fermer les yeux, mais à une condition, c'est qu'il se sache préféré; il suffirait d'un mot d'elle pour apaiser les tourments qui le dévorent. Panpan ne pourrait-il l'obtenir, ce mot divin?
78 Laissons le comte professer lui-même cette étrange philosophie; il le fait dans des termes qui sont de véritables perles dans la bouche d'un amant en survivance.
«Sur toutes choses, mon cher Panpan, gardez-vous bien de lui laisser entrevoir que je sois jaloux; il n'appartient qu'à l'amour heureux de l'être, et je la connais trop pour avoir un sentiment aussi odieux. Si j'étais sûr de son cœur, je n'exigerais point de sacrifices marqués de celle dont je connais toute la fermeté. Un mot de sa bouche me suffirait: «Je ne l'aime plus et je vous aime.» Voilà, mon cher Panpan, ce qui fixerait ma destinée, ce qui me ferait souffrir sans mourir d'être éloigné d'elle, ce qui me rassurerait contre tous les reproches, toutes les persécutions qu'on tenterait en vain de lui faire.
«Adieu, mon cher Panpan, ayez pitié d'un misérable qui connaît, mais trop tard, que l'amour ne lui avait porté que de faibles coups, d'un ami enfin qui n'aura de moments heureux que ceux où vous adoucirez ses peines en lui parlant sans cesse de celle qui va décider de sa vie ou de sa mort.»
Si la passion de Tressan devenait chaque jour plus violente, si elle le possédait au point de lui faire perdre à peu près complètement la tête, on peut dire que les sentiments de Mme de Boufflers suivaient une marche absolument inverse. Soit que des hommages surannés n'eussent pas le don de lui plaire, soit par pure coquetterie, plus son adorateur se montrait soumis, ardent, 79 passionné, plus elle se montrait agressive, froide, sans pitié.
La marquise n'était pas toujours d'humeur accommodante, et dans ses mauvais jours, malheur à qui devenait l'objet de ses railleries! Tressan l'apprit souvent à ses dépens. Par un sentiment assez naturel à la femme, elle trouvait plaisir à martyriser celui qui gémissait à ses pieds; elle le prenait volontiers pour cible et elle le criblait de flèches acérées qui le mettaient au désespoir: un jour où ses assiduités l'avaient plus particulièrement énervée, elle lui décochait brutalement cette épigramme:
Air : Réveillez-vous .
Votre triste pédanterie
Partout vous rend fort ennuyeux;
Votre froide plaisanterie
Vous coûte plus, ne vaut pas mieux.
Les sarcasmes de la marquise déchiraient le cœur de Tressan; et il en perdait le boire et le manger. Cependant il les supportait sans se plaindre, car il craignait par-dessus tout d'être disgracié. Qu'adviendrait-il de lui s'il était chassé de la présence de l'objet aimé? Cette seule pensée le glaçait d'effroi. Affolé, désespéré, le malheureux se tournait alors vers Panpan; il s'épanchait naïvement dans le sein de son ami, lui contait ses douleurs, ses souffrances et le suppliait de le faire rentrer en grâce.
«Toul, lundi.
«Je ne peux vous exprimer, mon cher Panpan, tout ce que je souffre depuis hier; il faut qu'on m'ait fait quelque noirceur auprès de Mme de Boufflers ou qu'elle ait interprété en mal un plat propos que j'ai tenu, mais dont le sens qu'elle pouvait y donner est trop éloigné de ma façon de penser, pour qu'elle puisse s'y arrêter.
«Vous connaissez, mon cher Panpan, quels sont mes sentiments, et combien ils me rendent malheureux! Je n'ai point été assez sage pour n'adorer dans Mme de Boufflers que tout ce qui rend son amitié si désirable; la passion la plus vive m'a entraîné, et les réflexions ne m'ont point encore ramené à la raison. Cependant mes propos, ni mon maintien ne lui parlent que du respect et du tendre attachement que j'ai pour elle. Je renferme dans mon cœur tout ce qui fait mon malheur, sans la toucher, et je me force à ne lui rendre que les devoirs les plus simples et les plus ordinaires dans la société.
«Vous aurez pu voir, mon cher Panpan, que depuis plusieurs jours, elle m'accable de dédains divers, de persiflages; elle est trop juste pour le nier. Elle ne me croit pas assez imbécile pour ne le pas sentir, mais j'ai toujours espéré que ce n'était que par bonté et amitié pour moi, qu'elle voulait me corriger d'un défaut qu'elle m'a reproché, et qu'elle ne voulait qu'éprouver si l'amour-propre était éteint et savait recevoir une bonne plaisanterie.
81 «Pouvait-elle douter que rien puisse balancer les sentiments que j'ai pour elle, et ne me croit-elle pas assez soumis, assez attaché pour lui tout sacrifier?
«Mais pourquoi me faire sentir aussi cruellement qu'elle commence à me prendre en aversion, si elle n'en a pas des raisons? Elle est trop juste, trop bonne amie, pour désespérer un homme qui l'adore, si elle ne s'y croit pas fondée.
«Tâchez donc, mon cher Panpan, de pénétrer ses raisons. Si on m'a fait des noirceurs, qu'elle me permette de m'en justifier. Si elle m'a cru assez bête et maussade pour attacher un sens à la platitude que j'ai dite hier à la comète, mettez-moi à ses pieds pour lui en demander pardon. Enfin, mon cher Panpan, peignez-lui toute la douleur que j'ai, et que je sens qui ne peut qu'augmenter. Ramenez-moi auprès d'elle, mon cher Panpan. De tous les maux le plus cruel et le plus insupportable pour moi est de ne pas la voir ou de la voir irritée contre moi.
«Je ne crains point de paraître à ses yeux le plus faible de tous les hommes. Quand je n'aurais que sa pitié, je me trouverais heureux encore de la mériter. Finissez, mon cher ami, une tracasserie qui me perce le cœur et donnez-m'en promptement des nouvelles.»
Si le gouverneur de Toul était vraiment fort malheureux en amour, il avait du moins, au point de vue de sa carrière, quelques compensations. Stanislas, qui l'appréciait de plus en plus, saisit avec empressement la première 82 occasion qui se présenta de l'attacher à sa personne. En 1751, le maréchal de Montmorency étant mort, M. du Châtelet le remplaça comme grand chambellan. La place de maréchal des logis qu'occupait M. du Châtelet restait donc vacante; le Roi la donna au comte de Tressan.
Mme de Graffigny à Paris.— Cénie. — Les engagements indiscrets.
On n'a pas oublié l'aimable femme qui avait protégé les débuts dans le monde de Panpan et de Saint-Lambert, celle qui avait cherché une consolation à ses malheurs dans des distractions extra-conjugales, et aussi en formant à Lunéville un petit cénacle littéraire, dont elle était la reine [19] . Depuis ses mésaventures à Cirey avec Voltaire et Mme du Châtelet, Mme de Graffigny s'était établie à Paris et elle y avait eu une étrange fortune [20] .
A peine arrivée dans la capitale, grâce à l'amitié de la duchesse de Richelieu, elle avait vu tous les salons s'ouvrir devant elle. Quand sa situation dans le monde fut bien établie, elle voulut refaire, et dans de meilleures conditions, ce qui lui avait déjà si bien réussi 84 à Lunéville; elle ouvrit un bureau d'esprit et se mit à recevoir. Bientôt elle réunit chez elle la meilleure compagnie. Sa nièce, Mlle de Ligniville, qui l'avait suivie dans la capitale, l'aidait à tenir son salon.
Les goûts de Mme de Graffigny la poussaient surtout vers les sociétés littéraires; elle attira chez elle tous les gens de lettres un peu marquants de l'époque et principalement les encyclopédistes. On rencontrait dans son salon Diderot, d'Alembert, Helvétius, Thomas, Turgot, Morellet, l'abbé de Voisenon, Mlle Quinault, etc., etc.
Si l'esprit et la verve de la maîtresse de la maison groupaient facilement autour d'elle une société nombreuse, la beauté et la jeunesse de Mlle de Ligniville n'étaient pas non plus complètement étrangères à cette affluence.
Quand les conversations dans le salon étaient par trop sérieuses ou philosophiques, Minette (c'était le surnom donné par les habitués à Mlle de Ligniville) se levait tout simplement, et elle s'en allait dans la pièce voisine où elle se livrait avec ses amis à d'interminables parties de volant. Les partners les plus assidus de la jeune fille étaient Turgot et Helvétius.
Turgot, à peine âgé de vingt-trois ans, était charmant, séduisant au possible; il éprouva bientôt pour Minette une amitié très tendre et il était payé de retour. On s'étonnait qu'il ne songeât point à l'épouser, lui qui se montrait si chaud partisan des mariages d'inclination [21] ; 85 mais il était encore à la Sorbonne, il n'avait aucune fortune et il se fit un honorable scrupule d'associer à sa misère celle qu'il aimait.
Helvétius, lui aussi, avait subi le charme de la jeune fille. Sa beauté, les agréments de son esprit, la dignité avec laquelle elle supportait la mauvaise fortune avaient fait sur lui une profonde impression. Après être resté avec elle pendant plus d'un an dans les termes d'une très simple amitié et sans jamais lui parler du goût qu'il éprouvait pour elle, il vint un jour lui offrir de partager son sort. Mlle de Ligniville appartenait à la plus haute noblesse Lorraine; épouser un fermier général, si riche fût-il, «était une mésalliance considérable». Elle accepta cependant et le mariage eut lieu au mois de juillet 1751 [22] .
86 Auparavant Helvétius avait abandonné la ferme générale et acheté la charge de maître d'hôtel de la Reine.
Le mariage de Mlle de Ligniville priva le salon de Mme de Graffigny d'un de ses plus grands attraits [23] .
En dépit de l'âge, l'ancienne amie de Panpan avait conservé le cœur tendre que nous lui avons connu et elle ne pouvait se décider à renoncer aux joies de l'amour. Depuis l'abandon de l'ingrat Desmarets, elle avait eu plusieurs liaisons plus ou moins éphémères. La pauvre femme cependant ne se faisait pas illusion sur sa propre faiblesse, elle la confessait naïvement. Elle écrivait à Panpan, son éternel confident:
«Je maudis l'amour, mais cela ne me guérit de rien. Je crois quelquefois que c'est un rêve, car j'ai toutes les peines du monde à convenir, qu'à mon âge, de ma figure, je puisse faire tourner la tête à quelqu'un.»
Mme de Graffigny n'avait que de bien modestes ressources et le train de vie qu'elle menait les absorbait et au delà. Elle avait autrefois écrit de petites pièces qui avaient été jouées avec succès à la cour de Léopold. Ses amis, au courant de la situation précaire de sa fortune, l'engagèrent à écrire pour augmenter ses revenus. 87 Elle suivit leur conseil et composa une petite nouvelle: Le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices (1745), qui parut dans le Recueil de ces Messieurs . Deux ans plus tard, elle publia les Lettres d'une Péruvienne , pastiche des Lettres persanes , de Paméla , et des Amusements sérieux et comiques [24] .
L'ouvrage eut le plus grand succès. Naturellement il souleva des jalousies et l'on prétendit que Mme de Graffigny s'était fait beaucoup aider par l'abbé Perrault. Mais si cela avait été vrai, l'abbé aurait-il gardé le secret?
La publication des Lettres péruviennes fut pour l'auteur une véritable bonne fortune. Elle était toujours restée en relations avec la cour de Vienne. Le succès de son ouvrage engagea l'impératrice à lui demander quelques petites pièces, simples et morales, qui pussent être représentées par les jeunes archiduchesses. Mme de Graffigny s'empressa de déférer à l'impérial désir et elle composa cinq ou six comédies qui furent jouées effectivement par les princesses et les dames de la cour [25] .
88 Enhardie par le succès des Lettres péruviennes , Mme de Graffigny voulut s'essayer dans l'art dramatique; elle composa un roman en cinq actes, intitulé Cénie , et elle le proposa aux comédiens français. La pièce fut admirablement montée et jouée à ravir. Grandval et Sarrasin, Mlles Gaussin et Dumesnil, y étaient inimitables et ils firent verser aux spectateurs «des torrents de larmes». Le succès fut étourdissant. Fréron écrivait à l'auteur:
Besoin n'était qu'on fît défense
A la critique de railler.
Quand même elle pourrait parler,
Vous la réduiriez au silence.
Cénie fut reprise au mois de novembre et elle eut onze représentations [26] , ce qui était énorme pour l'époque.
Ce n'est pas seulement à Paris que l'auteur de Cénie fut couvert d'éloges; en Lorraine on se montra 89 très fier de son succès, qui rejaillissait sur ses compatriotes.
Le 3 février 1751, Solignac, prononçant un discours à l'Académie de Nancy, s'écriait:
«Votre province, messieurs, vient de nous fournir un exemple bien éclatant que les sciences n'ont jamais que d'heureux effets dans les âmes bien nées. Permettez à l'amitié un éloge où mon sujet me conduit naturellement, que je ne puis refuser à la justice, que je dois à votre gloire, et qui est propre à exciter en vous une noble émulation.
«Vous connaissez Cénie , et où ne la connaît-on pas au moment que je parle? Quelle pièce de théâtre a-t-on faite de nos jours qui marque plus de finesse et d'agrément dans l'esprit, plus d'élévation et de délicatesse dans les sentiments, où la vertu se montre avec tant de charmes; et qui fasse passer si rapidement de l'admiration de l'ouvrage à l'amour de l'auteur? Ouvrez les Lettres péruviennes , vous y verrez des traits curieux d'une philosophie, jusqu'à présent inconnue dans nos romans, et vous conviendrez de ce que j'ai voulu prouver d'après un si bel exemple, que c'est uniquement des germes d'un mauvais cœur que viennent les fruits amers qu'on attribue aux belles-lettres.»
Mme de Graffigny, désireuse de montrer sa reconnaissance de l'accueil qu'elle avait reçu autrefois à la cour de Lorraine, avait envoyé à Stanislas le premier exemplaire de Cénie , mais par une inexplicable et 90 déplorable erreur, le relieur, au lieu des armes du roi de Pologne, avait gravé sur la couverture les armes de l'électeur de Saxe. Stanislas, sans croire à une plaisanterie, qui eût été de fort mauvais goût, fut froissé de l'inadvertance et il donna l'exemplaire.
Mais après les éloges arrivèrent les critiques. Comme pour les Lettres péruviennes , on accusa l'auteur de plagiat et en particulier d'avoir pillé Nanine , Tom Jones et surtout la Gouvernante de La Chaussée, qui venait de paraître. Il est vrai que la dame soutenait que c'était au contraire La Chaussée qui lui avait dérobé son sujet. Et l'abbé de la Galaizière prétendait qu'elle avait raison.
On s'aperçut aussi, à la lecture, que le style de Cénie était souvent néologique et précieux. On trouva que l'on ne devait pas dire que les charmes d'une jeune personne s'embellissent de la décrépitude de son mari et que la caducité d'un vieillard éternise la jeunesse de sa femme . On fut étonné de lire des phrases de ce genre: L'amour double notre sensibilité naturelle; il multiplie des peines de détail dont la répétition nous accable . On ne s'accoutumait point à cet amour qui double une sensibilité en multipliant des peines [27] .
91 Soit que les lauriers dramatiques de sa vieille amie l'empêchassent de dormir, soit qu'il voulût se montrer digne de son titre d'académicien, Panpan composa à son tour une petite comédie en un acte, dont, à l'usage des auteurs, il pensait beaucoup de bien. Après avoir sollicité la critique et obtenu l'approbation de Mme de Boufflers, le lecteur du Roi se jugea digne d'affronter la rampe et il envoya sa comédie à Mme de Graffigny, en la priant d'user de tout son crédit pour la faire représenter par les Comédiens-Français.
Mme de Graffigny n'avait rien à refuser à Panpan; elle s'acquitta de la commission et bientôt elle eut la satisfaction d'annoncer à son ami que les Engagements indiscrets , tel était le titre de la pièce, allaient entrer en répétition.
La joie de Panpan eût été complète s'il avait pu se rendre à Paris pour s'entendre avec les comédiens, choisir ses interprètes, conduire les répétitions; malheureusement des intérêts indispensables le retenaient à Lunéville, et il dut s'en rapporter au zèle et à l'intelligence de sa correspondante.
Fort heureusement, vers la fin de l'année 1752, Tressan fit le voyage de Paris dans l'espoir d'obtenir quelque amélioration à sa situation pécuniaire. Panpan recommanda donc à son collègue de la Société Royale de joindre ses efforts à ceux de Mme de Graffigny, 92 pour laquelle il lui donna les plus pressantes recommandations.
Mais on ne fait bien ses affaires que soi-même, le lecteur du Roi allait en faire la triste expérience. Tressan était très occupé pour son propre compte, et très naturellement se réservait toutes les influences dont il pouvait disposer, puis il connaissait à peine les comédiens, craignait de froisser Mme de Graffigny, bref il se tint assez à l'écart.
Quant à l'auteur de Cénie , elle s'occupa peu de son ami et elle défendit fort mal ses intérêts. Mlle Gaussin devait jouer le principal rôle; on le lui enleva pendant une absence et il fut confié à Mlle Guéant, jeune actrice de seize ans, qui possédait la plus jolie figure du monde, mais qui était sans voix, sans intelligence et sans talent [28] .
Les Engagements indiscrets furent joués le 26 octobre, pendant que la cour était à Fontainebleau. Mlle Guéant, comme ce n'était que trop facile à prévoir, s'acquitta fort mal du rôle qu'on lui avait confié, et pour comble de disgrâce Mlle Lamotte [29] fit en scène une chute qui faillit tout compromettre. Cependant 93 la pièce reçut du public un accueil favorable, puisqu'elle eut cinq représentations, ce qui était un succès fort honorable.
La critique fut bienveillante: «Cette pièce est bien écrite, dit Fréron, et bien dialoguée; on y trouve des détails agréables, des traits ingénieux [30] .»
Cependant ce demi-succès fut loin de répondre à l'attente de l'auteur. Tressan, pour le consoler et pour dégager sa propre responsabilité, rejetait bien entendu 94 toute la faute sur Mme de Graffigny; il allait même jusqu'à la soupçonner de jalousie littéraire. Il mandait à Panpan:
«Ce vendredi 1752.
«J'ai reçu il y a cinq jours la lettre du cher et aimable confrère Panpanius optimus et je suis parti sur-le-champ pour lui faire réponse moi-même...
«Il est vrai que Mme de Graffigny avec tout son esprit ne pouvait mieux s'y prendre pour vous faire une niche. Votre pièce s'est soutenue malgré la bêtise de la petite Guéant et la culbute et les soixante ans de la Lamotte.
«J'ose dire qu'il a fallu une éloquence aussi mâle et aussi pénétrante que la mienne pour vous raccommoder avec Mlle Gaussin. Elle connaissait le rôle, elle l'aimait, elle désirait le jouer et s'en faire un mérite auprès de vous, qu'elle aime déjà sur ma parole. On lui souffle ce rôle dans une absence, et de là elle a dit hautement qu'elle se promettait à l'avenir de refuser tous ceux qui ne lui plairaient pas. La petite d'Anchevolle est dans le même cas et a prononcé le même arrêt. Leur colère est flatteuse pour vous, puisqu'elle naît de leurs regrets.
«J'ai tout raccommodé, on ne s'en prend point à vous, et si vous voulez dans six mois ou un an faire reprendre votre pièce et n'avoir pas la bêtise (le mot est de Saint-Lambert) de la faire jouer pendant une 95 absence, elles reprendront leurs rôles, et je m'en charge.
«Adieu, cher et aimable confrère, mettez-moi aux genoux des deux charmantes sœurs, et gardez-moi dans votre cœur où mes sentiments pour vous me mériteront toujours une place.»
Soit que Panpan ait pardonné le peu de zèle de Mme de Graffigny pour sa pièce, soit qu'en homme d'esprit il ait pris son parti gaîment d'un insuccès relatif, dès que sa comédie fut imprimée, il envoya un exemplaire à son amie avec cette dédicace flatteuse:
A Mme de Graffigny.
Graffigny, je dois tout à votre amitié tendre,
Cet ouvrage est à vous, je ne puis vous l'offrir;
S'il a quelques beautés, vous sûtes l'embellir.
Je ne vous donne rien, je ne puis que vous rendre [31] .
Correspondance de Tressan.—Passion désordonnée pour Mme de Boufflers.
Aussitôt de retour en Lorraine, Tressan, auquel l'absence a paru longue, s'empresse d'accourir à Lunéville et de voler aux pieds de la «divine marquise». Certes jusqu'à présent il n'a pas lieu de se louer du succès de ses efforts, mais la femme est changeante, Mme de Boufflers plus que toute autre; qui sait si un jour elle ne se laissera pas attendrir par un amour si persévérant.
Du reste, la marquise n'est pas toujours impitoyable; et par moments elle donne à son «mourant», pour emprunter la langue de Mlle de Scudéri, quelques lueurs d'espoir qui lui rendent un peu de vie. En dépit de ses railleries mordantes, elle s'intéresse à lui et quand elle le voit, absorbé par la passion, négliger tous ses intérêts, elle s'en inquiète et le force elle-même à montrer plus de souci de son avenir.
Le gouverneur s'incline devant une volonté à laquelle il ne saurait résister, mais il en profite pour plaider lui-même 97 sa cause, sans intermédiaire cette fois, et tâcher de fléchir la cruelle qui le repousse.
«Toul, mardi.
«Je viens de vous obéir. C'est à votre amitié, à vos ordres que je dois le courage d'avoir pu m'occuper de mes affaires et d'écrire deux longues lettres que j'ai interrompues vingt fois pour penser à vous. Je crois qu'elles sont bien, mais je serais bien insensible à leur réussite, si je n'avais le bonheur d'être sûr que vous vous intéressez à mon sort.
«Croyez-vous qu'il me soit possible de finir ma journée sans vous écrire, sans vous remercier de m'avoir forcé à suivre le projet que vous m'avez dicté. Hélas! je ne le dois peut-être qu'à votre pitié! Vous voyez que je ne pense, que je ne respire que pour vous aimer, et malheureusement, trop maîtresse de vous-même, vous vous servez de votre raison pour réparer le désordre de la mienne. N'importe! Tout ce qui tient à un de vos sentiments est adorable pour moi. Ah! si quelque chose vous touchait aussi, que vous me trouveriez d'ardeur pour m'y livrer tout entier; toujours prêt à me sacrifier moi-même pour vous, je ne désire que votre bonheur; si je ne suis pas assez heureux pour réussir jamais à y contribuer, soyez sûre que même celui qui fera le malheur de ma vie me sera respectable. J'aime mieux mourir dans la douleur et dans le silence que de troubler un de vos moments. Jamais je ne ferai 98 de questions qui puissent me donner des armes dont je rougirais de me servir. Du moins, j'espère que vous ne trouverez rien que d'estimable dans mes sentiments pour vous.
«L'idée que vous seule m'avez donnée de l'amour éteint tout ce qui tient à l'art, ou aux faibles ordinaires des amants: je vous adore, mais avec une simplicité, avec une ardeur qui ne connaît ni la défiance ni la jalousie. Vous avez triomphé de la philosophie qui calmait mon cœur, des études qui occupaient mon esprit, des goûts qui l'amusaient. Vous me faites oublier de même tout ce que j'ai pu apprendre par l'usage du monde.
«Que je me suis bien défini lorsque j'ai dit que je n'ai plus d'autre existence que celle que vous me donnez! En vérité, je commence à croire Malebranche, car il est bien sûr que je ne vois plus rien qu'en vous. Jamais on n'a été anéanti comme je le suis! Vous ne me soupçonnerez pas du moins d'être en état de me faire un système de conduite pour vieillir auprès de vous. Il ne me vient pas une idée qui ne soit un désir, et même elles se succèdent trop rapidement pour que je puisse m'arrêter à la crainte d'être toujours malheureux; celle de vous déplaire, de vous perdre, d'être obligé de m'éloigner de vous, est plutôt en moi un instinct, un sentiment qu'une réflexion, mais je suis bien sûr que tout ce qui pourrait me menacer d'un pareil malheur me frappera au cœur trop soudainement 99 pour que je puisse m'y méprendre et ne le pas réparer.
«Je suis sûr d'être aussi prudent avec les autres qu'éperdu et soumis à vos genoux. Ah! dieux! si j'étais dans ce moment! Mais vous auriez peut-être encore la cruauté de voir d'un œil tranquille, et mon amour, et ma timidité. Eh, quoi! n'aurez-vous jamais pitié d'un homme que vous désespérez? Vous êtes trop sûre de soumettre tous les désirs que vous faites naître, vous triomphez des faveurs mêmes que vous m'accordez. Ah! du moins, ne fuyez donc point des moments qui me feront peut-être mourir. Mais Maupertuis n'a rien dit de trop: un instant de bonheur avec vous m'est plus cher que le reste de ma vie.
«Je ne vous crois pas assez barbare pour vous moquer d'un misérable qui vous écrit, entraîné par une passion qui ne trouve rien d'assez vif pour s'exprimer. Quand je suis auprès de vous, vos yeux animent ou éteignent ma voix, je ne distingue plus mes pensées, et même dans ce moment-ci vous répandez dans ma lettre un trouble que vous devriez me pardonner. Hélas, on ne se fait aimer que lorsqu'on parvient à le faire sentir.
«Adieu, puissent ces beaux yeux, qui font le charme et le malheur de ma vie, s'ouvrir du moins plus brillants, plus doux que jamais. S'ils sont un instant attachés sur les miens, si je suis assez heureux pour oser y lire une pitié mêlée de tendresse, n'ayez plus la cruauté de les en punir en les forçant à l'air de la plaisanterie; l'autre 100 mine leur sied bien mieux, quoique celle-ci soit charmante.
«Non, vous ne verrez pas cette lettre que je ne peux finir, que je n'écris que pour fixer sur le papier une étincelle de tout ce qui m'agite; c'est pour moi que je l'écris, et sûrement je la trouverai trop faible, trop raisonnable; elle ne peut ressembler à ce que je souffre et à ce que je désire [32] .»
Ce n'est pas de Tressan qu'on peut dire: loin des yeux, loin du cœur. Quand il est absent, il n'en pense que davantage à sa dulcinée, à celle qui pour jamais lui a ravi le cœur; il ne trouve de bonheur qu'à lui écrire. Ayant été obligé de suivre le Roi à la Malgrange, il raconte, sans tarder, à la marquise les rares incidents du voyage:
«A la Malgrange, à 10 heures du soir.
«Enfin, je suis seul et je me livre au seul plaisir qui puisse me toucher, étant éloigné de vous. Qu'il m'est doux de vous donner tous les moments qui sont à moi et de les passer à penser à vous ou à vous écrire!
«Je suis arrivé à Bon-Secours dans le moment qu'on allait chanter une grande messe. Jugez de ce que devait être ce vieux et triste opéra chanté par des Minimes! J'ai saisi l'instant de voir le visage du maître: il était doux, riant, plein de bonté. L'instant d'après, comme 101 je ne voyais plus que son derrière, j'ai lu Tibulle et, mille fois plus amoureux que lui, j'ai bien regretté de n'avoir ni son esprit ni son harmonie pour vous faire aimer tout ce que je voudrais vous dire:
A l'amour je demande en vain
Des dons dignes de ma Thémire,
Je sens qu'il fait trembler ma main.
Il se plaît à voir mon délire;
Quoique soumis, il est mutin;
Quoique tout en pleurs, il désire,
Et souvent, au lieu d'une lyre,
Il ne m'offre, d'un air malin,
Que les chalumeaux d'un satyre.
«Hélas, je ne sais que trop que de pareils sons vous effarouchent et ne peuvent vous plaire! Vous ne les écouteriez qu'avec cette mine si jolie mais si redoutable qui me ferait tomber à vos pieds confondu et consterné et peut-être encore plus coupable. Vous ne saurez donc rien de tout ce que je sens, de tout ce que m'inspire le souvenir de quelques moments mêlés de délices et de désespoir.
«Hélas, je suis déjà assez malheureux, sans aller encore risquer de me faire une querelle de si loin. Rien ne me défend dans votre cœur et vous ne me pardonnerez point un trouble, une ardeur que vous ne sentez jamais. Mais ne me sera-t-il pas seulement permis de vous dire que jamais sainte Thérèse n'a senti un feu aussi doux, aussi vif dans son cœur, les jours qu'elle se croyait dans les baisers de l'époux...»
102 Pauvre sainte Thérèse! que vient-elle faire en si profane aventure!
Soit pitié, soit changement d'humeur, Mme de Boufflers se montre un beau jour un peu moins cruelle; elle accorde même quelques menues faveurs à son vieux Céladon. Aussitôt celui-ci croit toucher au but suprême de ses désirs, il exulte, il écrit une lettre dithyrambique: cette fois, s'il laisse en paix sainte Thérèse, dans son amoureux délire il invoque Prométhée, Brahma, Platon, Pétrarque, Laure, Malebranche, que sais-je encore!
«Lundi.
«Depuis hier au soir, je me sens un nouvel être, je crois comme Prométhée avoir enlevé le feu céleste, deux ou trois rayons de la divinité se sont unis à mon existence! Ah! qu'aisément ils sont devenus moi, mais en devenant ce moi, ils l'ont anéanti pour vous le soumettre à jamais.
«Ah! si vous saviez comme je frémis que vous n'ayez eu les mains chaudes, que mignonne ne se soit attendrie pour votre œil droit, que vous n'ayez eu un petit air abattu, qui vous sied cependant si bien! Malheureux que je suis, toutes vos réflexions sont contre moi, et je ne m'en fais point qui ne m'attachent à vous. Un instant de pitié vous paraîtrait une faiblesse; vous regardez un nouvel attachement comme un égarement dont vous êtes résolue à vous défendre.
«Pour moi je me livre sans crainte à une passion qui 103 ne peut que m'éclairer. Quelle espèce de raison pourrait être honteuse de vous être soumise? Vous êtes née pour polir, pour inspirer et pour instruire tous ceux que vous charmerez. Vous vous plaignez quelquefois de mes distractions, mais croyez-vous donc que je vous abandonne un seul instant de ma vie? Votre idée m'est trop présente. Mais quelquefois une ardeur inséparable de l'amour égare mon esprit et mon attention dans ces moments si vifs que vous ne voulez pas connaître. Ah! dieux! si je vous les voyais partager, je crois que tous mes esprits se dissiperaient à la fois; mon âme s'unirait à la vôtre et Brahma craindrait de les séparer. Il n'y a aucune espèce d'amour que je ne sente et dont je ne sois capable pour vous.
«Quand vous parlez, je vous aime comme un disciple de Platon; quand vous dites des vers, quand vous chantez ou jouez du clavecin, je vous aime comme Pétrarque aimait Laure; quand nous nous promenons ensemble et que nous sommes au milieu de la société, je me crois sur les bords du Lignon et je vous adore comme Astrée; mais quand je vous vois dans ce négligé digne des bosquets de Gnide, que ces beaux cheveux sont bien chiffonnés, que les corsets, que les jupons blancs ne doivent plus leurs grâces et leurs contours agréables qu'à cette taille divine, ah! comment oser vous dire quels sont les hommages que je leur rends! Eh! pourquoi voudriez-vous les rejeter? Ne les méritez-vous pas comme les autres? Pourquoi voulez-vous ôter 104 les désirs à l'amour? Contentez-vous de lui couper les ailes, vous qui, sans crainte, pouvez lui ôter son bandeau. Mais serai-je donc toujours maladroit et malheureux? Vous n'aimez pas les figures, et vous allez m'accuser de m'en être servi dans une lettre qui n'est cependant que l'ouvrage du sentiment...
«J'ai très bien fait de revenir ce matin! j'en meurs de regret, mais j'aurai demain le même courage, le véritable amour n'en peut manquer. Il n'y a que les passions faibles qui ne tiennent qu'à la volupté, qui trouvent des difficultés à se vaincre dans de certains moments. Je ne passe pas un instant auprès de vous qui ne me paraisse le plus doux de ma vie, mais je n'en passe pas un qui ne me donne l'espérance et le désir de mourir auprès de vous. Je voudrais avoir toutes les grâces de la jeunesse, mais je me console d'être plus vieux en pensant que vous me fermerez les yeux, que vous embellirez mes derniers moments et que vous les sauverez d'une faiblesse humiliante pour la raison...
«Cette lettre ne partira point d'ici. Quoique je l'envoie au cher Panpan, je ne la veux confier qu'à un de mes gens que je ferai repartir demain matin en arrivant à Toul.
«Adieu, reine de mes pensées, de mon cœur, de ma raison; soyez à jamais unique maîtresse d'un homme qui doit à l'amour qu'il a pour vous le peu de dons et de talents qu'il possède, aimez un peu votre ouvrage, et croyez que je ne suis plus et ne veux être que ce 105 que vous voulez que je sois, pour vous adorer sans vous déplaire, et occuper quelques moments de votre vie.
«Je baise la main droite avec tout le respect qui est dû aux doubles cadences; je baise aussi cette pauvre petite main gauche qui voltige si bien les doubles octaves. Avouez que je suis bien généreux de les baiser, ces coquines de mains-là, après tous les mauvais tours qu'elles me jouent. Ah! si j'osais! Mais où serait-il possible que je puisse placer un baiser qui ne fût pour moi tel que celui que promettait la mère de l'Amour [33] .»
On peut supposer que ces interminables élucubrations, où l'ithos et le pathos se mêlaient fort pitoyablement, n'étaient guères de nature à toucher le cœur de la marquise et à lui inspirer des sentiments fort tendres. Elles n'avaient d'autre résultat que de provoquer chez elle de véritables accès d'hilarité et son esprit pratique et moqueur y trouvait matière à de faciles railleries.
Ne pouvant prendre au sérieux son amoureux transi, elle en fait son jouet et se moque de lui le plus cruellement du monde, sans se soucier autrement du mal qu'elle peut lui faire. Un jour elle semble s'attendrir, il entrevoit déjà les félicités suprêmes; quelques jours après, sans motif ni raison, elle le repousse brusquement et l'accable de dédains et de mépris. Le malheureux, qui déjà se flattait d'avoir ravi «quelques rayons de la divinité», 106 est étourdi, affolé de ce changement d'humeur inexplicable et il s'effondre lamentablement. Dans sa détresse, il n'a même pas le courage de se retirer et de garder le silence; il reste sans force, sans dignité, et il a la faiblesse d'écrire encore à celle qui le torture, pour lui avouer tout ce qu'il souffre et essayer de la fléchir.
«Toul, jeudi.
«Je n'ai ni l'art ni le courage de vous cacher l'accablement où je suis et je frémis d'achever de me perdre auprès de vous par des plaintes trop importunes. J'ai tout perdu dans votre cœur. J'avais du moins le plaisir de lire dans vos yeux que je vous adorais sans vous déplaire; j'y trouvais de la douceur et cette intelligence qu'on n'a qu'avec ceux dont on aime les sentiments et la façon de penser; je n'y trouve aujourd'hui que la froideur, la distraction, quelquefois un air de pitié, mais cet air est mêlé d'ennui, d'embarras et de persiflage. Croyez que rien ne m'échappe, et même dans ce moment je vous vois sourire finement, bien moins touchée de ce que je vous dis qu'amusée de voir que toutes vos petites méchancetés réussissent et que je n'ai de sentiments que ceux que vous vous divertissez à m'inspirer tour à tour.
«Mais pourquoi me laisser si longtemps dans l'état où sûrement je suis le plus haïssable; pourquoi ne pas écarter un peu des nuages qui anéantissent le peu de moyens de plaire que je peux avoir? Ne sentirai-je 107 plus auprès de vous que le trouble de la douleur et de la crainte? Celui de l'espérance me siérait bien mieux. Cette misérable imagination que vous me reprochez ne produirait plus que des fleurs, elle ne s'occuperait plus à déguiser mes plaintes, elle ne me dicterait plus vingt lettres que j'ai toutes déchirées; elle vous parlerait dans celle-ci de ses désirs, mais d'une façon si soumise, si tendre, que votre façon de vous en défendre ne tiendrait plus au dénigrement, mais au badinage et à la pitié. Je vous jure que ce que je vais vous dire, loin d'être un reproche, est un trait charmant pour moi, si vous me permettez de l'expliquer comme je le désire.
«Vous avez vu M. de Lomont piqué et affligé de ce que vous aviez dit avant-hier, et vous l'avez réparé avec toutes les grâces qui vous sont si naturelles. Vous me voyez depuis trois jours abimé dans la douleur et dans les réflexions les plus sombres: qu'avez-vous fait pour les bannir?
«Mais je serai trop heureux si vous pensez que l'amour le plus tendre me tient sans cesse à vos pieds, que vous avez dû rappeler M. de Lomont, et qu'un seul regard vous suffit pour me rendre heureux et soumis.
«Je ne peux vous exprimer tout ce que je souffre quand vous évitez les moments de vous trouver seule avec moi. Comme je ne suis que trop sûr que vous ne m'aimez pas assez pour les craindre, je dois trembler qu'ils ne vous soient odieux. Je me tais et j'aime mieux 108 en mourir que de vous déplaire. Je vous sacrifie tout ce qui peut vous donner l'idée de la violence de mon état présent; vous êtes bien assez cruelle pour me reprocher d'être trop sensible. Que serait-ce, grands Dieux! si vous saviez tout ce qui se passe dans mon cœur!»
Dans une circonstance aussi critique, le pauvre Tressan a-t-il au moins trouvé quelque utile consolation? Son cher Panpan, cet ami si précieux dans le malheur, lui a-t-il été secourable? En aucune façon:
«Panpan vint hier au soir me reconduire, il fut attendri de mon état, mais il fut assez maladroit pour ne me donner d'autre conseil que de chercher à me guérir. Je ne peux vous exprimer le désespoir où me jeta un conseil que je crus qu'il avait pris dans votre façon de penser pour moi. Je le quittai sur-le-champ pour le lui cacher, je renvoyai mes gens et je passai deux heures dans un état qui ne vous paraîtrait qu'une situation pillée des romans de l'abbé Prévost et dont je ne veux point livrer les détails à votre indifférence, peut-être même à ce fond de plaisanterie qui vous peint en ridicule tout ce qui ne fait qu'effleurer ou votre cœur ou votre esprit.»
Enfin, pour laisser sa correspondante sur une impression moins pénible, Tressan termine cette longue série de gémissements et de plaintes par quelques détails d'un naturalisme excessif et qui durent provoquer un sourire sur le visage de la marquise:
«Un saignement de nez assez violent termina la tragédie. 109 J'espère que vous et Melpomène me pardonnerez qu'un poignard ne l'ait pas fait couler. Cela m'a guéri des battements que j'avais dans le reste, et je ne m'en soucie que parce que cela me met en état de vous voir aujourd'hui.
«Il est charmant pour moi de vous écrire et c'est mon unique bonheur quand je ne vous vois pas, mais il est bien cruel d'être forcé à ne pouvoir vous exprimer que par des lettres que vous lisez en courant, et peut-être avec un examen qui ne tient point au sentiment, tout ce que je voudrais dire en tombant à vos genoux [34] .»
Naissance de Mlle de Tressan.—Mort du prince de Craon.—Voltaire en Alsace et en Suisse.
En dépit de ses déceptions amoureuses, Tressan continuait sa vie en partie double, tantôt à Toul, se consacrant à sa famille et à ses devoirs de gouverneur, tantôt à Lunéville, aux pieds de la cruelle marquise. Les semaines, les mois se suivaient et la situation ne se modifiait pas; en dépit de ses efforts, le gouverneur ne paraissait pas faire de progrès dans le cœur de Mme de Boufflers; cet échec cruel pour son amour-propre ne fut sans doute pas étranger à la recrudescence d'intimité qu'il éprouva pour Mme de Tressan et aux conséquences qui en résultèrent.
En 1753, en effet, la comtesse mettait au monde une fille qui eut pour parrain le roi de Pologne et pour marraine Marie Leczinska.
L'événement passa fort inaperçu, au point même que l'heureux père, assez piqué, s'en plaignit à ses amis. Il écrit à Panpan:
«A Toul, ce 22 décembre 1753.
«En vérité, mon cher Panpan, votre amitié est trop silencieuse, et vous ne vous souciez que des amis qui habitent Versailles ou la grande ville. Pour moi, quand j'aime quelqu'un, j'y pense souvent, et je lui écris.
«Mme de Tressan est accouchée, et quoique ce ne soit qu'une petite fille, il fallait toujours me faire un compliment qui m'eût été bien doux. Vous pensez comme ce jeune Athénien qui ne se leva point au spectacle pour un vieux sénateur, parce que, dit-il, ce sénateur n'avait point fait d'enfant qui pût le lui rendre un jour. Vous pensez de même que vous ne recevrez jamais de compliment de moi sur les heureuses couches de Mme Devaux.
«Je ferai de mon mieux pour me rendre le premier jour de l'an à Lunéville...
«Mme de Tressan vous fait mille tendres compliments, et moi, mon cher et aimable confrère, je vous embrasse et vous suis attaché avec une tendresse qui tient presque de l'amour.»
Dans le courant de la même année 1753, le 20 mars, Panpan avait eu la douleur de perdre son père. Entre autres qualités, le lecteur du Roi était un excellent fils, il adorait l'auteur de ses jours et il n'avait cessé de lui donner les marques du plus filial attachement; il ressentit de sa perte un chagrin profond. Seules les marques d'affection de Mme de Boufflers et de quelques amis 112 fidèles purent apporter une atténuation à ses regrets.
Pendant le cours de l'année 1754 Tressan continua ses visites à Lunéville. Malgré ses infructueuses assiduités auprès de Mme de Boufflers, malgré les rigueurs qu'elle ne lui épargnait pas, ses séjours à la cour de Lorraine paraissaient délicieux au pauvre amoureux et il n'était jamais plus désolé que quand il lui fallait s'éloigner de celle qu'il adorait.
Un jour, après une semaine charmante passée à Lunéville, il écrit à Panpan:
«Toul, ce mercredi.
«Me voilà, mon cher Panpan, dans mon triste empire. Il me fait désirer d'être roi de la Côte d'Ivoire pour avoir le plaisir de vendre tous mes sujets.
«J'ai trouvé M. de Pimodan plus mort que jamais, Mme du Bosc plus bavarde, Mgr l'évêque plus douillettement emmitouflé, mes Suisses plus Suisses; ma seule consolation a été de trouver mon jardin fleuri, mais ces fleurs, en me faisant souvenir de Mme de Boufflers, ont bien vivement rappelé toute ma douleur d'être éloigné d'elle; dites-lui bien que son cabinet est un sanctuaire où mon cœur réside au milieu de vous tous. Je meurs de peur qu'elle n'aille le jucher à côté de ces magots si chers à la divine mignonne . J'aimerais bien mieux qu'elle lui permît de se cacher dans une de ses jolies mules couleur de rose, quoique je ne suis pas sûr cependant qu'il pût s'y loger...
113 «J'irai après-demain à Commercy passer deux jours, et il n'y a point de roquet qui fasse autant de tours et de petites gentillesses pour entrer dans la salle à manger, que j'en ferai pour me mettre en droit d'aller un moment à la Malgrange.
«J'ai encore reçu une lettre de M. de Belle-Isle qui me donne rendez-vous le 1 er juin à Metz. J'ignore si j'irai à Sedan, mais je le crois. Tout cela mène bien loin, et surtout cela ne mène point au plaisir et aux pieds de la meilleure joueuse de volant qui soit en deçà du Gange. Les autres louanges sont trop communes, quoique personne ne les mérite comme elle, et d'ailleurs elles ont l'air de prétendre à quelque chose. Moi, misérable, à peine puis-je espérer d'être souffert; ce n'est plus qu'en tremblant que je lève ces tristes paupières qu'on ridiculise.
«Bonsoir, cher Panpan; au lieu de toucher, je sens que tout au plus je pourrai faire rire, et je ne veux plus qu'on aime mes lettres mieux que moi. Mettez-moi aux pieds de la divine Laurette, et gardez-moi dans votre cœur. Ce sont les deux places que je désirerais bien d'habiter, jusqu'au moment où je ne serai plus qu'une pauvre monade esseulée.
«Mettez trois ou quatre morceaux de papier dans votre tabatière et autant sur chaque manche, ou seulement un seul sur le corset de Mme de Boufflers, pour vous souvenir de demander à M. de Lomont la théorie des sentiments agréables de ce pauvre M. de Pouilly, 114 qui ne fait plus de livres depuis qu'il ressemble à M. de Pimodan.»
Ce n'est pas seulement à Panpan que Tressan s'adresse pour avoir des nouvelles de la cour, dans ses moments de détresse morale, quand la vie de la province lui paraît par trop dure et trop amère; il n'hésite pas à porter ses doléances aux pieds de la divinité elle-même. Il n'ose certes espérer une réponse directe, mais ne peut-on lui faire écrire?
«Toul, avril 1754.
«Madame ,
«Le Tressanius est inquiet de votre santé et, ne devant avoir l'honneur de vous voir qu'à la fin du mois, il vous supplie de lui faire donner de vos nouvelles.
«Je suis très étonné de me trouver le plus raisonnable de la ville de Toul. Notre saint évêque est plus parti que jamais pour ce pays où l'Arioste fait voyager Astolphe monté sur l'hippogriffe. Ma présence était très nécessaire pour remettre un peu d'ordre dans la ville. Enfin tout est calme et je jouis tristement de la langueur des événements qui se succèdent à Toul...
«J'espère, madame, avoir l'honneur de vous voir à la Malgrange, et je travaille à rétablir une chétive santé qui est encore très altérée.
«Je tousse toute la nuit et j'écris tout le jour. Je vois peu de monde, j'ai retrouvé mes livres, mon cabinet, 115 mais je serais de bien mauvaise foi si je vous disais qu'ils me rendent heureux. Je regrette vingt fois le jour de n'être pas auprès de mon maître et de ne pouvoir vous faire ma cour.»
Le gouverneur de Toul saisit toutes les occasions de se rendre à Lunéville, dans cette cour adorable où il voudrait passer sa vie, mais il est souvent empêché et de fâcheux contretemps le retiennent à son grand désespoir. C'est au cher Panpanius qu'il confie ses plaintes et ses regrets:
«A Toul, ce 31 mai 1754.
«Je suis désemparé, mon cher et aimable Panpan, de ne point aller à Lunéville, mais, en vérité, il semble que les fées m'aient enguignonné: tantôt un officier de cavalerie fait une sottise, il faut que je la raccommode; toujours on en dit, et il faut que je les entende. Mille détails puérils, tenaces et fâcheux se succèdent les uns aux autres et le pauvre Tressanius reste cloué dans son triste Toul.
«Donnez-moi de vos nouvelles. J'espère que votre pauvre petite santé aura repris vigueur...
«J'attends une femme de mes amies qui arrive chez moi pour aller de là à Plombières. J'attends M r l'évêque de Toul qui fera son entrée jeudi. Je ne peux aller que de dimanche en huit à Lunéville.
«Mandez-moi la marche du Roi et s'il vient à la Malgrange. Mettez-moi à ses pieds si vous en trouvez le 116 moment. Mille respect à Mmes de Boufflers et de Bassompierre, et mille tendres compliments à MM. de Maillebois et de Lomont.
«Adieu, cher et aimable confrère; puissent les jours de congé se multiplier sans que vous toussiez... Je vous embrasse bien tendrement et vous suis attaché de même.»
Mais le pauvre Panpan est malade, fatigué, il se traîne misérablement. Des amis charitables, et qui ont beaucoup voyagé, lui ont recommandé un remède indien, le ségo, qui, paraît-il, fait merveille dans les cas de dépression physique. Panpan ne demanderait pas mieux que d'en faire usage; que ne ferait-on pas pour se guérir! Mais où trouver du ségo? A quelle porte frapper? Tressan est un savant, il doit tout connaître; c'est donc à lui que s'adresse le malade, et bien lui en prend.
Le gouverneur de Toul lui répond:
«A Toul, ce 14 novembre 1754.
«Oui, mon cher et aimable confrère, vous aurez du ségo. Je voudrais envoyer le pigeon Gasul pour le rapporter plus vite. J'écrirai demain à Boulogne, je prierai qu'on en envoye une livre sur-le-champ et par la poste, adressée à M. Alliot. Ayez soin de l'en prévenir. J'en demanderai une quantité honnête qui me viendra par les voitures publiques.
«Il serait indécent qu'un auguste membre de notre 117 académie se guérît comme un imbécile par une nourriture dont il ignorerait la nature et l'histoire.
«Apprenez donc que dans l'île Mindanao, la principale des Philippines, les habitants possèdent ce fameux palmier qui fournit à tous les besoins de la vie. Tous les ans, il fait une pousse considérable; l'extrémité la plus tendre se mange et se confit comme des culs d'artichaut; elle en a la consistance et le goût. On fend l'arbre en quatre de la longueur de quelques pieds; on en tire une moelle abondante, saine, agréable, rafraîchissante et onctueuse; cette moelle s'épaissit, se pétrit, on la passe par un crible, et on la fait grainer: c'est le Sego. Il se garderait cent ans sans corruption.
«Les Anglais ayant découvert cette nourriture, remède presque universel des Japonais et des Indiens les plus orientaux, ils en ont apporté chez eux. Les docteurs Freindmead et Arbuthnot en ont fait les plus grands éloges, et les expériences les plus heureuses. On donne cette nourriture aux femmes en couches, aux malades qui ne peuvent digérer un bouillon, aux enfants désespérés et surtout à ceux qui sont attaqués de la consomption...
«Avouez que M. Purgon ne vanterait pas mieux les mirobolants, et le plus grand des charlatans son essence de vie.
«La façon de le préparer est d'en mettre une bonne cuillerée, ou une et demie, dans du bouillon ou dans du 118 lait; il faut le laisser étuver et bouillir imperceptiblement pendant deux ou trois heures. Alors ce grain si petit se gonfle jusqu'à la grosseur d'une petite groseille blanche et y ressemble. En l'avalant, on croit se tapisser l'estomac de velours et son goût presque imperceptible tire sur celui du baume de la Mecque.
«Soyez sûr que vous n'en manquerez pas. Tenez ferme pour votre lait; tout ce que je désire, c'est qu'en guérissant vos entrailles, il adoucisse votre caractère et vos mœurs et qu'il diminue de ce courage féroce que vous portiez dans la dispute comme dans les combats.»
Pendant cette même année 1754, Mme de Boufflers avait eu la douleur de perdre son père, le prince de Craon. [35] Le vieux gentilhomme jouissait de la plus robuste santé, lorsqu'au mois de mars il tomba gravement malade; l'on crut d'abord qu'il triompherait du mal, en dépit de ses soixante-quinze ans, mais bientôt il ne fut plus possible de se faire illusion sur l'issue fatale et prochaine qui allait se produire. Ses enfants accoururent à son chevet; le prince de Beauvau, Mme de Boufflers, Mme de Bassompierre, ses petits-enfants, le marquis et l'abbé, son ami Saint-Lambert, tous se trouvaient à son lit de mort et reçurent sa bénédiction.
L'affliction de sa femme et de ses enfants fut pro onde, 119 car le vieux prince était entouré du respect et de la vénération de tous [36] .
Pendant que la vie s'écoulait paisible et douce à la cour de Lunéville, Voltaire avait éprouvé de singuliers déboires.
La dernière fois qu'il avait donné signe de vie à ses anciens amis, il se trouvait encore auprès de Frédéric et il racontait complaisamment les louanges et 120 les honneurs insignes dont son hôte couronné l'accablait. Depuis, la situation était bien changée. Frédéric et Voltaire avaient les caractères les moins faits pour s'accorder; ils s'étaient assez vite heurtés, à l'amour avait succédé la haine, et une haine d'autant plus violente qu'on s'était davantage aimé. Puis était arrivée la séparation, le départ, ensuite les accusations basses et les procédés infâmes. Faut-il rappeler l'arrestation de Voltaire et de sa nièce à Francfort, le pillage de leurs bagages par les estafiers de Frédéric, la fureur effroyable du patriarche et ses plaintes à l'univers entier?
Après cette douloureuse mésaventure, Voltaire passa trois semaines à Mayence, à sécher ses habits mouillés par le «naufrage», puis le 28 juillet il partit pour Mannheim, chez l'électeur palatin. Le 15 août, il était à Rastadt et le lendemain à Strasbourg. Il y retrouva une de ses anciennes interprètes de Lunéville, la belle comtesse de Lutzelbourg, qui lui fit l'accueil le plus empressé.
La situation de Voltaire est des plus singulières; on sent qu'il avance à pas comptés, qu'il n'ose pas rentrer en France ou tout au moins s'éloigner de la frontière, de façon, à la moindre alerte, à pouvoir échapper à ses persécuteurs: en même temps il tâte le terrain de tous côtés, il voudrait bien trouver un asile, posséder enfin un abri où reposer sa tête; cette vie éternellement errante, exposée aux caprices des hôtes chez lesquels 121 il réside, lui est devenue odieuse; il a assez de l'hospitalité, même royale.
Il possédait une rente viagère sur un bien du duc de Wurtemberg, à Harbourg, près de Neuf-Brisach; un instant il pensa à se faire bâtir un asile sur ce terrain: en même temps il négociait avec Mme de Lutzelbourg l'achat du château de feu son frère, à Ober-ker-Ghein ; il lui promettait même un petit quatrain comme pot-de-vin si elle réussissait dans sa négociation; d'un autre côté, d'Argental lui proposait l'acquisition du château de Sainte-Payaie, à quatre lieues d'Auxerre.
Le 2 octobre, Voltaire quitta Strasbourg pour venir à Colmar, et se trouver ainsi plus près des domaines du duc de Wurtemberg. A ce moment le fameux libraire de la Haye, Jean Néaulme, publiait l' Histoire universelle sous le nom même de Voltaire. Le philosophe a beau protester que cette histoire n'est pas de lui, qu'on a abusé de son nom, que la publication est tronquée, falsifiée, etc., personne ne croit à ses dénégations et le scandale est grand. Effrayé, Voltaire écrit une lettre attendrissante à Mme de Pompadour pour se disculper; mais la marquise lui répond séchement que le Roi ne veut pas de lui à Paris et qu'il ait à en rester éloigné.
Cette dure réplique était aussi menaçante pour le présent que pour l'avenir, mais comme il ne fallait à aucun prix passer pour un homme en disgrâce, Voltaire n'hésite pas à écrire à ses innombrables correspondants que ce sont les bontés de la Cour de Versailles qui lui 122 ont fait quitter la Prusse, qui l'ont rappelé en France, dont sa santé seule le tient éloigné.
La réponse de Mme de Pompadour, qu'il crut dictée par les jésuites, inspira à l'exilé les plus graves inquiétudes. La Compagnie de Jésus jouissait en Alsace d'une influence considérable. Le philosophe s'imagina qu'il ne s'y trouvait pas en sûreté. Il lui vint alors une autre idée qui peut-être allait le tirer d'embarras.
Colmar était près de la Lorraine. N'était-ce pas bien tentant de voir si, par hasard, on ne l'accueillerait pas avec joie dans ce pays dont il avait fait les délices quelques années auparavant? Mais à qui s'adresser?
Il y avait un homme très influent sur l'esprit du Roi et qui avait toujours fait au philosophe une guerre acharnée, c'était le Père de Menoux. Si le jésuite avait adouci son opposition et manifestait des sentiments meilleurs, il n'y avait plus d'obstacle. Voltaire pouvait hardiment se présenter, il était sûr de trouver à Lunéville un bienveillant accueil.
Prenant prétexte de difficultés soi-disant soulevées par un jésuite de Colmar nommé Mérat, Voltaire écrit donc au Père de Menoux pour lui demander son appui, et en même temps il lui décoche les plus délicates flatteries ainsi qu'à la Société à laquelle il a l'honneur d'appartenir.
«Colmar, 17 février 1754.
«Vous ne vous souvenez peut-être plus, mon révérend Père, d'un homme qui se souviendra de vous toute 123 sa vie. Cette vie est bientôt finie. J'étais venu à Colmar pour arranger un bien assez considérable que j'ai dans les environs de cette ville. Il y a trois mois que je suis dans mon lit.
«Les personnes les plus considérables de la ville m'ont averti que je n'avais pas à me louer des procédés du Père Mérat, que je crois envoyé ici par vous. S'il y avait quelqu'un au monde dont je puisse espérer de la consolation, ce serait d'un de vos Pères et de vos amis que j'aurais dû l'attendre. Je l'espérais d'autant plus que vous savez combien j'ai toujours été attaché à votre société et à votre personne..... Il aurait dû bien plutôt me venir voir dans ma maladie et exercer envers moi un zèle charitable.....
«Je suis persuadé que votre prudence et votre esprit de conciliation préviendront les suites désagréables de cette petite affaire; le Père Mérat comprendra aisément qu'une bouche chargée d'annoncer la parole de Dieu ne doit pas être la trompette de la calomnie... et que des démarches peu mesurées ne pourront inspirer ici que de l'aversion pour une société respectable, qui m'est chère, et qui ne devrait point avoir d'ennemis; je vous supplie de lui écrire.»
Si Voltaire avait eu la naïveté de croire que son long exil avait pu ramener le jésuite à de meilleurs sentiments, la réponse qu'il en reçut dut singulièrement le désabuser. Il était impossible de se moquer de lui de façon plus impertinente:
«Nancy, 23 février 1754.
«Je suis flatté, Monsieur, de l'honneur de votre souvenir.
«L'état de votre santé me touche et m'alarme.
«Ce que vous me mandez du Père Mérat me surprend d'autant plus que, pendant deux ans que je l'ai vu ici, il s'est toujours comporté en homme sage et modéré. Depuis qu'il n'est plus de ma communauté je n'ai plus aucune autorité sur lui. Je vais pourtant lui écrire..... Peut-être vous a-t-on fait des rapports peu fidèles.....
«De bonne foi, Monsieur, comment voulez-vous que des gens dévoués comme nous à la religion se taisent toujours, quand ils entendent attaquer sans cesse la chose du monde qu'ils envisagent comme la plus sacrée et la plus salutaire?..... Je me suis toujours étonné qu'un aussi grand homme que vous, qui a tant d'admirateurs, n'ait pas encore trouvé un ami; si vous m'aviez cru, vous vous seriez épargné cette foule de chagrins qui ont troublé la gloire et la douceur de vos jours.....
«Que ne puis-je vous estimer autant que je vous aime!...»
La réponse du Révérend Père ne laissait à Voltaire aucun doute sur l'accueil qui l'attendait en Lorraine; il comprit et n'insista pas.
Mais il lui restait à éprouver une dernière amertume. Le Père de Menoux, non content de l'avoir persiflé, 125 eut encore la cruauté de publier leur correspondance, «ce qu'ils s'étaient écrit dans le secret d'un commerce particulier, ce qui doit être une chose sacrée entre honnêtes gens», s'écrie le philosophe, indigné d'un procédé qui le couvrait de ridicule.
Bien que cette déconvenue ait décidé Voltaire à renoncer à des projets qui un instant lui avaient paru réalisables, cependant, comme on ne sait ce qui peut arriver et que mieux vaut toujours ménager l'avenir, chaque fois qu'il en trouve l'occasion, il se rappelle au souvenir de ses anciens amis et il proclame les sentiments très tendres qu'il a gardés pour eux.
En juillet, il est installé à Plombières, «cet antre pierreux» qu'il avait juré de ne jamais revoir, et c'est de là qu'il écrit à Panpan:
«Plombières, 19 juillet 1754.
«Mon cher Pan Pan, Mlle de Francinetti vient de mourir subitement pendant qu'on dansait à deux pas de chez elle, et on n'a pas cessé de danser? Qui se flatte de laisser un vide dans le monde et d'être regretté, a tort..... Elle m'avait montré une lettre de vous dont je vous dois des remerciements; j'ai vu que vous souhaitiez de revoir votre ancien ami. Vous parliez dans cette lettre des bontés que Mme de Boufflers et M. de Croix veulent bien me conserver. Je vous supplie de leur dire combien j'en suis touché, et à quel point je désirerais leur faire encore ma cour; mais ma santé 126 désespérée et mes affaires me rappellent à Colmar, où j'ai quelque bien qu'il faut arranger.
«Adieu, mon ancien; votre belle âme et votre esprit me seront toujours bien chers, et vous devez toujours me compter parmi vos vrais amis.»
L'année suivante, le philosophe a enfin trouvé l'asile si laborieusement cherché, il s'est établi aux Délices près de Genève, il y goûte un repos bien gagné. C'est là qu'il reçoit une requête de Panpan. Le lecteur du Roi n'a pas pris son parti de l'échec relatif des Engagements indiscrets ; il veut tenter de nouveau la fortune et faire reprendre sa pièce; comme cette fois il n'a plus confiance en Mme de Graffigny, il prie Voltaire lui-même de le recommander aux Comédiens français.
Le philosophe lui répond:
«Aux Délices, 26 juillet 1755.
«Mon très cher Pan Pan, votre souvenir ajoute un nouvel agrément à la douceur de ma retraite. Je vous prie de remercier de ma part la très bonne compagnie que vous dites ne m'avoir pas oublié. Si j'étais d'une assez bonne santé pour voyager encore, je sens que je ferais bien volontiers un tour en Lorraine. Mais je prendrais trop mal mon temps lorsque vous en partez.
«Je suis bien loin actuellement de songer à des comédies, mais faites-moi savoir le titre de la vôtre; 127 j'écrirai un petit mot à l'aréopage... trop heureux de vous procurer des plaisirs que je ne peux partager.
«Mille respects, je vous prie, à Mme de Boufflers.
«Je vous embrasse tendrement.
«V.»
Puisque Voltaire a tant de bonne volonté pour son ancien ami, pourquoi Panpan ne se montrerait-il pas indiscret; deux mois plus tard il écrit de nouveau au philosophe; cette fois il sollicite ses entrées à la Comédie, et il obtient encore gain de cause.
«Aux Délices, 18 septembre 1755.
«Je peux, mon cher Pan Pan, vous prêter quelque triste élégie, quelque épître chagrine; cela convient à un malade; mais pour des comédies, faites-en, vous qui parlez bien et qui êtes jeune et gai.
«Voyez si vous vous contenterez d'un billet aux comédiens pour vous donner votre entrée. Il se peut qu'ils aient cette complaisance pour moi, et je risquerais volontiers ma requête pour vous obliger: comme je leur ai donné quelques pièces gratis, et en dernier lieu des Magots chinois , j'ai quelque droit de leur demander des faveurs, surtout quand ce sera pour un homme aussi aimable que vous.
«Mille respects, je vous prie, à Mme de Boufflers, 128 et à quiconque daigne se souvenir de moi à Lunéville.
«V.»
Panpan mit ses projets à exécution, il se rendit à Paris, eut la joie de retrouver sa vieille amie Mme de Graffigny; il se lança dans la société littéraire, se lia avec Mlle Quinault, mais, en dépit de toutes les influences, les Comédiens français se montrèrent impitoyables, et il revint en Lorraine sans avoir eu la satisfaction de voir jouer les Engagements indiscrets .
Incendie du château de Lunéville.—Inauguration de la Place Royale et de la statue de Louis XV.—Discours de Tressan.—Le Cercle de Palissot.
On se rappelle qu'en 1744 un violent incendie avait détruit toute une aile du château de Lunéville et en particulier les appartements du chancelier de la Galaizière. Semblable accident survint au début de l'année 1755 et la famille du chancelier faillit encore en être la victime.
Le 6 février, à trois heures du matin, les habitants du château furent réveillés par ce cri sinistre: au feu! au feu! Toute l'aile droite des bâtiments était en flammes. Il fut impossible de rien sauver et l'on dut se borner à préserver le principal corps de logis. Le froid, qui était excessif, rendait les secours fort difficiles et ajoutait encore à l'horreur du sinistre. Presque tous les habitants durent s'échapper par des échelles, sans même avoir eu le temps de se vêtir. Mme de la Galaizière, le comte de Lucé, le marquis de Ménessaire, M. de Bercheny et toute sa famille s'enfuirent en chemise, ce qui, vu la rigueur de la température, ne laissait pas d'être 130 assez dangereux. Une chanoinesse de Remiremont ne dut son salut qu'à un sergent des gardes qui, au risque de la vie, vint l'enlever au milieu des flammes. Pour comble de disgrâce, tous les effets des hôtes du Roi furent brûlés, ou volés par cette lie de la population que les catastrophes ne manquent jamais d'attirer [37] .
M. de la Galaizière, aidé par les gardes de service, put sauver ses papiers les plus précieux.
Cette année, qui commençait sous d'aussi fâcheux auspices, allait voir l'achèvement d'une des œuvres les plus belles et les plus glorieuses du règne de Stanislas. C'est, en effet, au courant de l'année 1755 que fut terminée cette fameuse place Royale, qui aujourd'hui encore fait notre admiration.
L'origine de ce merveilleux monument est assez singulière. En décembre 1751, Héré, cet apprenti maçon dont Stanislas avait su deviner le génie et dont il avait fait son architecte préféré, assistait un soir au coucher du Roi. Tout à coup le monarque a une inspiration subite; il demande un crayon, du papier, il expose un projet qui vient de germer dans sa cervelle. Héré discute, approuve, blâme; bref, après une heure de discussion, le roi et son architecte se trouvaient d'accord et le plan général de la place Royale était arrêté et décidé. Stanislas, impatient, déclara que les travaux commenceraient 131 dès le lendemain. Le jour suivant, en effet, vingt ouvriers étaient à l'œuvre.
Dès le 18 mars 1752, le duc Ossolinski posa solennellement la première pierre de la place, avec une inscription gravée sur une lame d'airain.
Mais ce projet grandiose n'était pas encore suffisant aux yeux de Stanislas; désireux d'émerveiller ses contemporains, il imagina d'élever une statue à son gendre. Il écrivait naïvement: «J'ai résolu une chose dont il n'y a pas eu d'exemple jusqu'à moi; aucun Roi n'a érigé une statue à un Roi vivant, ni un beau-père à son gendre!» Il fut décidé que cette statue s'élèverait au milieu de la place Royale, dont elle deviendrait le plus bel ornement.
Un arrêt du conseil des finances du 24 mars déclara que le Roi «ayant résolu de former une place publique dans sa bonne ville de Nancy et d'y ériger la statue du Roi Très Chrétien, son gendre, pour servir de monument éternel de sa tendre affection envers Sa Majesté, ce qui contribuera en outre de plus en plus à l'embellissement de la dite ville et à la commodité de ses habitants», il ordonne que la porte Royale servant de passage de la ville vieille à la ville neuve sera démolie et qu'il en sera ouvert une autre pour le même usage «au point milieu».
Louis XV, par la déclaration de Versailles du 8 juin 1752, enregistrée en la chambre des comptes de Paris le 14 juillet suivant, agréa et confirma les dispositions 132 de Stanislas. «Nous nous sommes, dit-il, déterminé d'autant plus volontiers à concourir à ce qu'Elle désire, que le succès de son projet tend à notre gloire, à l'embellissement de l'une des plus belles villes, qui doit faire partie de notre royaume, et à affermir l'amour de ses habitants pour leurs souverains.»
On vit donc s'élever, avec une célérité qui répondait à l'impatience de Stanislas, l'Arc de Triomphe ou Porte-Royale, la place Royale, la place d'Alliance, la nouvelle rue de la Congrégation, la rue neuve Sainte-Catherine, la rue l'Évêque, la rue d'Alliance, les portes Saint-Stanislas et Sainte-Catherine, etc.
En 1755 tout était prêt. Le Roi décida que l'inauguration de la statue et celle de la place Royale auraient lieu le même jour et avec toute la pompe imaginable.
Sur le conseil de Mme de Boufflers, qui prenait toujours le plus vif intérêt à tout ce qui concernait l'Académie, le Roi voulut que la savante compagnie jouât un rôle important dans la cérémonie et il demanda à Tressan de prononcer un discours au nom de ses collègues. Très flatté, le gouverneur de Toul s'empressa d'accepter et il se mit à l'œuvre. Mais tout n'allait pas se passer sans encombre.
Si Stanislas s'était par hasard imaginé que la concorde et la paix régneraient toujours parmi les membres de la Société royale, il connaissait bien mal les gens de lettres et il ne tarda pas à être cruellement désabusé.
133 Déjà les tracasseries étaient incessantes et le Roi passait son temps à calmer les amours-propres irrités. Tressan, d'une part, prétendait tout diriger et voulait faire dominer l'esprit philosophique; le Père de Menoux, d'autre part, s'efforçait de s'emparer de l'Académie et de la diriger dans le sens contraire, c'est-à-dire, dans le sens dévot.
Au commencement de 1755, lorsque la Société se réunit pour élire son président annuel, grâce aux intrigues du Père de Menoux, elle désigna l'abbé de Choiseul, primat de Nancy. Tressan, qui s'attendait à être nommé pour cette année mémorable, écrit aussitôt à Mme de Boufflers une lettre où le dépit perce à chaque ligne; dans sa colère, il offre de renoncer à ses droits et d'abandonner à M. de Choiseul le soin de prononcer le fameux discours.
«Toul, samedi.
«M. de Pallas, madame, m'a dit que Sa Majesté avait fait dire à la Société d'élire M. le Primat pour directeur et Sa Majesté ne pouvait faire un meilleur choix. M. le Primat a déjà présidé une année avec toute la dignité possible.
«Au reste, madame, je vous supplie de faire agréer de Sa Majesté que je défère à M. le Primat le discours que Sa Majesté m'avait chargé de faire pour le jour de la dédicace de la statue et de la place. Quelque honneur que me fît une pareille commission, je manquerais essentiellement 134 à M. le Primat, si je ne lui offrais de s'en charger comme Président de la Société et je ne puis l'accepter qu'autant qu'il me la remettra de lui-même.
«Je serais très fâché qu'on pût me reprocher d'avoir violé par vanité les lois des Académies; je les remplirai toutes, mais je remplirai aussi ce que je me dois à moi-même vis-à-vis de ceux dont je connais les sentiments, et je ne me compromettrai jamais à me trouver en sous-ordre avec des gens qui, de toutes façons, sont faits pour l'être toujours avec moi. J'espère que le Roi aura assez de bonté et de justice, pour ne pas exiger de moi de me voir présidé par M. d'Hequerty, et de donner ce ridicule spectacle aux gens qui pensent au moins cinq ou six fois par jour.
«M. de Solignac ressemble au statuaire de la fable, il a fait un dieu de son bloc de marbre, il peut aussi lui faire prononcer ses oracles, et en effet M. de Solignac a beaucoup de choses des anciens prêtres, qui les dictaient et les débitaient au vulgaire; pour moi qui, depuis un an, ai eu tout le loisir de connaître les détours obscurs du sanctuaire qu'il a préparé à son idole, j'aime mieux rester dans mon cabinet que de les habiter.»
Prévenu par Mme de Boufflers des susceptibilités du gouverneur, le Roi s'empressa de lui écrire pour le calmer et en même temps il lui confirmait aimablement la mission dont il l'avait chargé. «J'espère que vous 135 n'oubliez pas ce que vous devez dire à l'érection de la statue, lui écrivait-il. Je compte beaucoup sur l'honneur que vous me ferez à la fête que je prépare.»
Donc Tressan, apaisé, se remet à l'œuvre. Un de ses plus chers désirs était d'arriver à l'Académie française. Qui sait si ce bienheureux discours n'allait pas lui faire obtenir le fauteuil tant convoité? Aussi le veut-il excellent, parfait; il mande à Panpan ses espérances et ses inquiétudes.
«Toul, lundi.
«J'ai beaucoup changé à mon discours; sans l'allonger, les liaisons sont plus exactes, l'intérêt bien plus vif vers la fin. Je voudrais bien vous le lire, et j'espère que peu de processions pourraient vous attendrir davantage. Je suis désolé, mon cher et adorable ami, de ne pouvoir partager les soins de ceux qui vous tiennent compagnie, et de ne pouvoir vous consulter sur ce petit morceau qui m'inquiète.
«Mes amis de Paris m'ont averti qu'on me guettait, que l'Académie française était en éveil sur le succès de ce discours, et la seule démarche que je veuille faire auprès de cette compagnie est de tâcher de rendre ce discours digne d'approbation. Le diable, c'est que l'à-propos de Nancy sera froid et perdu pour Paris. Qui sont ceux qui veulent, en lisant un ouvrage, se prêter aux circonstances et entrer dans tous les égards que l'auteur a eu à ménager? C'est un f.... métier que 136 d'écrire et de parler sur la tribune. C'en est un bien plus doux de rire, de bavarder, et de faire des flonflons avec des amis tels que vous.»
Toute la Lorraine ne songeait qu'aux fêtes qui se préparaient.
Au mois d'avril, le célèbre chanteur Jelyotte traversa Lunéville et son arrivée vint changer un peu le cours des préoccupations qui absorbaient les habitants. Jelyotte était la coqueluche des Parisiens et surtout des Parisiennes; il jouissait dans la capitale d'une vogue inouïe, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus. «On tressaillait de joie dès qu'il paraissait sur la scène, dit Marmontel, on l'écoutait avec l'ivresse du plaisir,... les jeunes femmes en étaient folles: on les voyait à demi-corps, élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès de leur émotion et plus d'une, des plus jolies, voulait bien la lui témoigner...»
Jelyotte fut accueilli à la cour de Stanislas avec enthousiasme. Il y fut «fêté, caressé, admiré» par tous. Il chanta plusieurs fois à la cour, chez Mme de Boufflers, chez Mme de Talmont, chez M. de la Galaizière.
La veille de son départ, et pour le remercier du plaisir qu'il lui avait causé, le roi lui remit une tabatière en or, ornée de son portrait.
De Lunéville, Jelyotte se rendit à Nancy, où il s'arrêta une journée à la demande du Père de Menoux. 137 Mme de Talmont et Mme de Boufflers avaient accompagné le comédien, dans l'espoir de l'entendre une fois encore. Elles furent récompensées de leur zèle. Jelyotte consentit à chanter à la Mission . Tout Nancy et les environs se pressaient sous les fenêtres du couvent, ne se lassant pas d'entendre cette admirable voix et la foule enthousiaste couvraient d'applaudissements frénétiques le célèbre chanteur.
En avril 1755, les travaux de la place Royale étaient à peu près terminés; on finissait l'arc de triomphe et on se disposait à poser les bois de l'hôtel du gouvernement; Joly achevait la salle de comédie; Girardet peignait à fresques celle de l'hôtel de ville; Jean Lamour avait posé la grille près de la Comédie, et on commençait le pavé de la place Royale.
Il était grand temps de s'occuper de la statue. On voulut la fondre dans la nuit du lundi 12 au mardi 13 mai; malheureusement, vers les neuf heures du soir, le fourneau «souffla par la mauvaise qualité des briques du creuset qui se vitrifièrent et se mêlèrent au bronze», mais on s'aperçut à temps de l'accident et le moule ne fut pas atteint.
Il fallut recommencer l'opération; cette fois, elle réussit à merveille. La statue fut coulée à Lunéville le 15 juillet, à sept heures du soir, en trois minutes, dans le jardin du sculpteur Guibal.
Le roi de Pologne, qui était à Commercy, apprit cette nouvelle le lendemain matin avec un «plaisir incroyable» 138 et le soir il fit tirer un feu d'artifice en signe de réjouissance.
Stanislas, très désireux de hâter la cérémonie, souhaitait que le bronze fût en place pour la fin d'août, mais des retards imprévus survinrent et l'inauguration dut être remise au mois de novembre.
Enfin, tout paraissant prêt pour la cérémonie, le prince en fixa la date au 26 novembre.
Cette date ne plaisait pas à Tressan, qui écrivait à son ami Panpan:
«Je suis désolé que le Roi persiste à donner sa fête le 26; elle ressemblera un peu aux fêtes de Tentules où l'on immolait tant de victimes humaines; nous le serons tous par le froid et la boue, et les dames se plaindront que la seule ér...... qu'il y ait dans Nancy soit celle de la statue.»
Stanislas, dans son ravissement, s'occupa lui-même des moindres détails de la fête; le programme est tout entier de sa main [38] .
139 Dans la journée du 15 novembre, la statue fut placée sur un chariot fait exprès et amenée vers le soir devant le corps de garde du château de Lunéville. Le 16, à huit heures et demie du matin, elle partit pour Nancy, traînée par trente-deux chevaux et accompagnée de deux brigades des gardes du corps; elle arriva à huit heures du soir devant la porte Saint-Georges. Le lendemain 17 elle fut introduite dans la ville et amenée sur la grande place, où se trouvait un détachement de la garnison pour la recevoir. A peine arrivée, les troupes formèrent le carré et elles ne laissèrent plus pénétrer que les ouvriers. Le 18 à midi, la statue était dressée sur son piédestal; elle fut aussitôt recouverte d'un voile pour en dérober la vue à la curiosité du public.
Le 21, Stanislas quittait Lunéville, suivi de toute la Cour, et il venait s'installer à la Malgrange, afin de pouvoir surveiller plus aisément les derniers préparatifs de la cérémonie.
Mais les décisions royales soulevèrent des difficultés que le monarque n'avait pas prévues et qui lui causèrent 140 bien du souci. Tout d'abord un conflit s'éleva entre l'archevêque de Besançon, grand aumônier, et l'évêque de Toul; tous deux avaient la prétention de célébrer la messe à laquelle le prince devait assister. Stanislas chercha à les concilier, mais les prélats n'en furent que plus acharnés à défendre ce qu'ils considéraient comme leurs droits et leurs prérogatives. La dispute prit de telles proportions que le Roi, puisque sa présence était la pierre d'achoppement, déclara qu'il n'assisterait ni à l'une ni à l'autre des cérémonies annoncées.
Dans l'espoir d'apaiser la querelle, un esprit ingénieux proposa une combinaison, qui pouvait tout arranger: c'est que le Roi, au lieu d'une messe, en entendît deux. Cette solution plut à Stanislas, qui s'y arrêta. On voit en effet, par les comptes rendus officiels, qu'il assista le 26 à la messe de Bon-Secours, célébrée par le grand aumônier, et ensuite à celle de Saint-Roch, dite par l'évêque de Toul.
Le monarque entra à Nancy à deux heures après-midi: une partie du régiment du Roi faisait la haie depuis la porte Saint-Nicolas; l'autre partie était sur la place Royale. Sa Majesté Polonaise, en arrivant à l'Hôtel de Ville, que gardait un détachement des gardes lorraines, fut complimentée par M. Thibault à la tête des magistrats. Stanislas s'étant ensuite placé sur le balcon du grand salon, le héraut d'armes partit de l'Arc de triomphe, précédé par les trompettes et les timbales; 141 il fit le tour de la place et, s'arrêtant devant chaque pavillon, il répéta à haute voix cette proclamation: «Messieurs, c'est aujourd'hui que le Roi fait la dédicace du monument que Sa Majesté a fait ériger comme un gage de son amour pour le Roi son gendre. Vive le Roi!»
Le reste de la cérémonie se déroula scrupuleusement suivant le programme arrêté. Tressan prononça son discours et reçut les félicitations du Roi et de la Cour. Puis le Père Menoux, qui n'entendait pas jouer un rôle muet, récita une chanson de circonstance, qui fut également fort goûtée. Aussitôt après on découvrit la statue, et la population, habilement préparée, poussa de longues acclamations [39] .
Un incident futile faillit amener une terreur panique et transformer ce jour de fête en un jour de deuil. Pendant que le Roi était dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, au premier étage, quelques morceaux de plâtre se détachèrent d'une corniche du vestibule du rez-de-chaussée. Un garde du corps, qui s'en aperçut, s'écria que la salle où se trouvait Sa Majesté allait s'écrouler: la panique fut terrible. On se précipita sur le Roi pour le sauver, mais l'affluence de ceux qui se pressaient aux portes était telle qu'il était impossible d'avancer. Alors le prince de Chimay, capitaine des gardes, mit l'épée à la main pour faire faire place; 142 les personnes plus éloignées, voyant des épées en l'air et entendant grand bruit, crurent qu'on en voulait au Roi et mirent aussi l'épée à la main. Ce n'était que trouble et confusion; plusieurs personnes, entre autres le marquis de Lenoncourt et Mlle d'Endreselle, faillirent être précipitées du haut du grand escalier. On se remit enfin de cette terreur folle et que rien ne motivait, et la cérémonie s'acheva sans nouvel incident.
A quatre heures, toute la Cour se transporta au théâtre de la ville pour entendre une comédie nouvelle d'un jeune Lorrain, Palissot de Montenoy [40] ; l'auteur, bien qu'à peine âgé de vingt-cinq ans, était déjà fort connu et avait l'honneur de faire partie de la Société royale. La pièce, intitulée le Cercle [41] , était agréable 143 et gaie; l'auteur y raillait les travers d'une grande dame bel esprit et les ridicules des auteurs reçus dans son intimité. J.-J. Rousseau était très vivement pris à partie et assez clairement désigné pour qu'on ne pût s'y méprendre.
La comédie eut le plus vif succès et Stanislas personnellement parut y prendre grand plaisir.
Le soir il y eut bal paré, masqué, ambigu, etc.; Mmes de Boufflers et de Bassompierre brillèrent par leur grâce et leur animation.
Malheureusement, une petite pluie fine et continue s'étant mise à tomber, l'on fut dans la nécessité de remettre au lendemain l'illumination ainsi que le feu d'artifice.
Le 27, par une nuit très noire, l'illumination put enfin avoir lieu et elle fut des plus brillantes; il n'en fut pas de même du feu d'artifice tiré sur la place de la Carrière, en face de la nouvelle Intendance. Les poudres avaient «pris de l'humidité» pendant la nuit et la plupart des pièces ratèrent, au grand chagrin des badauds.
Comme consolation, les fontaines de la place Royale, au lieu d'eau, versaient des flots de vin, et les habitants, toujours pratiques, se précipitaient munis de tous les récipients qu'ils avaient pu trouver pour recueillir le précieux liquide.
144 Le 28, Stanislas repartit pour Lunéville.
Si les fêtes avaient réussi au gré de ses désirs, elles ne lui donnèrent pas cependant des joies sans mélange.
Les discours officiels prononcés en grande pompe par les autorités, et en particulier par Tressan, les louanges hyperboliques décernées à Stanislas et à son gendre n'avaient pu faire complète illusion sur les sentiments de la population et sur le peu de sympathie qu'elle éprouvait pour le nouveau régime.
Un incident qu'il fut impossible de cacher affligea singulièrement le monarque.
Le soir même de la cérémonie, pendant que les soldats du régiment du Roi, attablés sur la place publique, portaient encore des toasts à la santé de Louis XV, un groupe de vieux Lorrains, débouchant, musique en tête, de la place du Marché, ne craignirent pas de manifester leurs sentiments en allant devant un buste de Léopold chanter sur de vieux airs du pays les louanges du feu duc.
Stanislas, qui croyait s'être attaché ses sujets par ses bienfaits, fut profondément affecté par cette manifestation inattendue et il ne put dissimuler à son entourage le chagrin qu'il en éprouvait.
D'autres soucis allaient encore attrister le cœur du bon Roi. Ses deux sculpteurs favoris, Guibal et Cyfflé, avaient l'un et l'autre travaillé à la statue et tous deux en revendiquaient la paternité. Stanislas crut apaiser la querelle et s'en tirer par un bon mot: «La statue a été 145 faite par Guibal d'un coup de Cyfflé», dit-il, et il fit graver sur le socle: « Guibal fecit cooperante Cyfflé. » Mais ce dernier, furieux de n'être nommé qu'en second, fit gratter la partie de l'inscription qui le concernait [42] .
Tressan était si satisfait du discours qu'il avait prononcé et si heureux des félicitations qu'il avait reçues, qu'il voulut faire répandre dans la capitale ce rare morceau d'éloquence, et l'idée lui vint en même temps de jouer un bon tour à son ennemi le Père de Menoux. Le jésuite était parti pour Paris aussitôt après les fêtes. Quel fut son étonnement de recevoir un jour une énorme caisse contenant d'innombrables brochures! C'était le récit des fêtes de Nancy avec le discours de Tressan; l'auteur, assez indiscrètement, priait le révérend Père de répandre son œuvre à profusion dans les cercles littéraires et philosophiques.
Le Père de Menoux avait beaucoup d'esprit; loin de se fâcher, il s'empressa d'accuser réception de l'envoi à son confrère en le couvrant de louanges et en se moquant de lui très finement:
«Versailles, 30 décembre 1755.
«Mon illustre confrère,
«Je ne crains point que les éloges puissent vous causer le moindre scrupule; vous êtes dans l'habitude 146 d'en recevoir, et qui mieux est de le mériter... Que deviendraient les lettres si dans un siècle où la licence et le mauvais goût, qui en est inséparable, sont si féconds en productions, il ne nous restait pas des écrivains accrédités qui mêlent l'honnête aux grâces et à la correction!...
«L'action du Roi de Pologne est si sublime, si intéressante, qu'il n'y a presque nul mérite à la mettre dans un beau jour; vous ferez plus que me pardonner cette remarque, qui semble diminuer le prix des choses charmantes que vous avez faites à l'occasion de cette fête, vous m'applaudirez de n'envisager dans tous les ouvrages auxquels ce jour si célèbre a donné lieu que le monarque qui y est peint.
«Jugez donc quelles obligations je vous ai de m'avoir fait part d'un grand nombre d'exemplaires de tous ces écrits.
«J'ai satisfait à l'empressement de bien des personnes de mérite dans les académies. J'en ai remis à nos journalistes, je les ai vus, échauffés de zèle et d'admiration, se préparer à publier cet immortel événement.
«Quel attrait vous me présentez de me faire envisager la possibilité d'aller passer quelques jours avec vous, d'être plus rapproché du monarque que nous adorons!
«Ce ne peut être qu'un mouvement d'amitié qui ait pu vous inspirer. Le bonheur de voir souvent Sa Majesté sera votre récompense. Ma reconnaissance, cependant, et l'attachement que je vous ai voués, mon illustre confrère, 147 n'en seront que plus vifs et plus durables. Je vous ferai part successivement de ce que m'écriront les personnes de marque à qui j'ai envoyé les ouvrages dont il s'agit...»
Le Père de Menoux, en persiflant, savait fort bien ce qu'il faisait, et il n'ignorait pas le cruel déboire qui menaçait son confrère académique.
Tressan, en récompense du rôle important qu'il avait joué le jour de la cérémonie, avait reçu du Roi une médaille d'argent. Quelles furent sa déception et sa colère en apprenant que le Père de Menoux avait reçu une médaille d'or!
C'est dans le sein de Panpan qu'il épanche sa bile, et dans des termes d'une bien amusante naïveté:
«Toul, 10 février 1756.
«Je ne peux me refuser au désir de vous envoyer une copie de la lettre que j'écris aujourd'hui à M. le chancelier. Je vous avoue que je suis indigné que le Roi ait fait donner une médaille d'or au Père de Menoux pour sa chanson de Pont-Neuf, et une à M. l'évêque de Toul pour une bénédiction qu'on ne lui demandait pas.
«Je crois sans vanité que, dans une cour où l'on aurait des oreilles et quelque goût, le discours que j'ai prononcé valait bien cette petite marque de distinction.
«Comme je reconnais plus que jamais que c'est une 148 duperie que de ne pas se plaindre des mauvais procédés, je vais commencer à ressembler à ce valet de comédie qui dit: «Mon maître ne m'habille ni ne me paie, mais je lui dis tout ce que je veux, et je l'aime à la folie.»
«J'espère que le cher Panpan approuvera la tournure de la lettre dans laquelle j'ai renvoyé la médaille d'argent que j'ai été assez benêt pour recevoir.»
Tressan, en effet, avait renvoyé au chancelier la médaille d'argent accompagnée d'une lettre qu'il croyait pleine d'esprit et d'ironie, et qui nous paraît aussi sotte que suffisante. La voici:
«Monsieur,
«Je compte assez sur l'honneur de votre amitié pour espérer que vous voudrez bien ordonner qu'il me soit permis de faire un échange.
«J'ai l'honneur de vous renvoyer, monsieur, la médaille d'argent que vous m'avez donnée et je vous prie de m'en faire donner d'autres en bronze pour le prix de celle-là. L'évaluation (à peu près) sera facile à faire.
«On dit que le Révérend Père de Menoux en a reçu une d'or pour sa chanson. M r l'évêque de Toul me montra hier celle que la bénédiction lui a valu. Je conviens, monsieur, qu'une bénédiction est impayable, et j'ai ouï dire dans ma jeunesse qu'une bonne chanson est un ouvrage immortel; je n'oserais donc en concevoir de la jalousie; mais, monsieur, je désire d'envoyer cette 149 médaille à plusieurs confrères étrangers qui me la demandent et qui ont daigné me faire compliment sur mon discours; je voudrais répondre à leurs désirs. Ordonnez donc cet échange, je vous en prie. Pourvu qu'il m'en reste une de bronze qui puisse rappeler un jour à mes enfants les traits chéris du maître auguste que j'ai le bonheur de servir et que j'ai eu celui de célébrer, cela me suffit pour fixer dans ma famille l'époque heureuse du plus beau jour de ma vie.
«J'ai l'honneur...»
Ainsi les fêtes de Nancy, au lieu de la satisfaction qu'il en attendait, n'avaient guère procuré à Stanislas que des soucis en soulevant autour de lui mille tracasseries.
Ce n'était pas fini. On se rappelle que le jour de l'inauguration de la place royale, on avait joué devant le Roi et à la satisfaction générale une pièce de Palissot intitulée le Cercle . Personne ne s'était avisé alors que cette comédie pût choquer qui que ce soit, ni que l'auteur se fût rendu coupable d'un crime de lèse-philosophie.
Palissot, flatté du succès qu'il avait obtenu, s'empressa de faire imprimer son œuvre et d'en envoyer des exemplaires à tout ce qui portait un nom dans la littérature; les encyclopédistes en particulier ne furent pas oubliés.
Mais à la lecture du Cercle , d'Alembert s'indigne; les plaisanteries qui ont paru fort innocentes à la scène deviennent à ses yeux d'abominables sarcasmes, une 150 indécente diatribe contre un philosophe, et l'un des plus illustres. Or s'attaquer aux philosophes, aux encyclopédistes, n'était-ce pas un crime irrémissible? A l'appel de d'Alembert, toute la secte philosophique se lève comme un seul homme.
Chargé de porter la parole, au nom de tous, d'Alembert écrit à Tressan pour lui demander vengeance, et il réclame impérieusement l'expulsion du coupable de l'Académie de Nancy.
Tressan était intimement lié avec d'Alembert; il l'avait comme confrère à l'Académie des sciences, il comptait sur son appui pour entrer à l'Académie française, où son influence grandissait chaque jour; il n'avait donc rien à lui refuser. De plus n'était-il pas tenu d'épouser avec ardeur les querelles de ses amis les encyclopédistes?
Il se chargea donc de rédiger un rapport foudroyant contre l'auteur du Cercle . Comme la flatterie est toujours de saison, il rappelait l'honneur insigne que J.-J. Rousseau avait reçu lorsqu'un grand roi avait bien voulu combattre ses opinions: «Cela seul ne suffisait-il pas pour assurer au philosophe l'immortalité et le rendre sacré à tout homme respectable?» Quelle folie avait frappé Palissot d'oser s'attaquer à un homme avec lequel Stanislas avait daigné discuter [43] !
151 Tressan écrivait en même temps à J.-J. Rousseau que le Roi, pour punir Palissot de son attentat, allait le chasser de son Académie. Mais Jean-Jacques, qui était déjà en assez mauvais termes avec les encyclopédistes, se montra médiocrement flatté du soin que l'on prenait de sa réputation. Il voulut se donner l'attitude d'un sage qui sait se placer au-dessus de vulgaires attaques; il répondit à Tressan en prenant la défense de celui qui l'avait persiflé et en sollicitant sa grâce.
Cependant Palissot avait été informé de ce qui se tramait contre lui et il s'était empressé de protester auprès du Roi contre l'injuste interprétation donnée à sa pièce. Il soutenait qu'on ne pouvait le condamner pour un ouvrage qui, après avoir subi l'épreuve de la censure, avait été représenté devant le roi de Pologne lui-même et que ce prince n'avait désapprouvé ni à l'audition ni à la lecture. Il invoquait enfin le droit du théâtre et s'abritait derrière les illustres exemples d'Aristophane et de Molière.
152 Comme, entre temps, Rousseau avait écrit sa lettre généreuse, Stanislas n'avait plus de raison de se montrer impitoyable et Solignac put répondre à Palissot que «Sa Majesté était revenue des mauvaises impressions qu'on lui avait données» et qu'il serait maintenu sur la liste des académiciens.
Ainsi se termina ce minuscule incident qui avait soulevé tant de passions et fait verser des flots d'encre.
Correspondance de Voltaire avec Tressan.
L'année 1756 fut marquée par plusieurs pénibles événements.
Le 5 janvier la duchesse Ossolinska, la cousine du Roi, celle qui avait rempli si longtemps le rôle de favorite [44] , fut enlevée presque subitement par un mal violent. Il semble que cette mort inattendue ait réveillé tout à coup chez Stanislas les tendres sentiments qu'il avait autrefois éprouvés pour la duchesse. En effet, par un mouvement de reconnaissance peut-être excessif, il ne voulut pas être séparé dans la mort de celle qui pendant sa vie lui avait donné tant de doux moments. Abusant des liens de parenté qui les unissaient, il ordonna que sa cousine serait inhumée à Bon-Secours, dans le caveau même qu'il avait fait élever pour lui et où la reine Opalinska, depuis neuf années déjà, dormait son dernier sommeil.
Le duc Ossolinski, qui avait trente ans de plus que 154 sa femme, lui survécut six mois cependant; il mourut à la Malgrange le 1 er juillet de la même année; mais il est peu vraisemblable qu'il ait succombé à la douleur.
Par esprit de justice, le Roi lui accorda également les honneurs du tombeau royal, et le corps fut déposé dans le caveau de Bon-Secours, aux pieds de la reine Opalinska.
Stanislas fut profondément affecté de la disparition si rapide de ce ménage qui vivait avec lui depuis de longues années et qui, dans des genres différents, lui avait rendu d'inappréciables services.
En février un fatal accident vint interrompre brusquement les réjouissances du carnaval qui s'annonçait des plus brillants.
Le chancelier de la Galaizière venait de fiancer sa fille à M. de Guitaut, guidon de gendarmerie, et le mariage devait être célébré le 1 er mars. Cette union comblait de joie les deux familles et les intéressés eux-mêmes paraissaient on ne peut plus satisfaits. Le roi de France avait signé au contrat. M. de Guitaut arriva à Lunéville le 28 février, à midi, en compagnie de l'évêque de Toul. Quels furent sa stupeur et son désespoir lorsqu'il apprit que le matin même, à sept heures, sa fiancée avait été trouvée morte dans son lit, sans qu'il y eût «le moindre dérangement dans les draps et les couvertures.» On fit l'autopsie de la malheureuse jeune fille, et l'on ne trouva rien d'anormal, si ce n'est des grosseurs dans la gorge qui l'avaient probablement 155 étouffée. Elle fut inhumée le 29, à six heures et demie du soir, dans l'église paroissiale de Saint-Remi, et sans aucune pompe, en raison de l'état de santé inquiétant de Mme de la Galaizière.
Ce déplorable événement plongea la Cour dans la consternation et la douleur.
On se rappelle que M. de la Galaizière avait déjà perdu un fils, presque subitement, peu de temps auparavant.
La mort du duc Ossolinski avait fait rentrer Stanislas en possession du domaine de la Malgrange, dont le feu duc avait la jouissance viagère. Le roi en profita pour ajouter une nouvelle faveur à toutes celles qu'il avait déjà accordées à Mme de Boufflers: il lui fit don de la Malgrange, «ferme, cour, basse-cour, jardins et dépendances, pour en jouir pendant sa vie,» et il prit toutes les précautions nécessaires pour que, ni dans le présent ni dans l'avenir, elle ne pût être inquiétée ni troublée dans sa jouissance [45] .
156 Pour éviter toute difficulté au moment où la Lorraine reviendrait à la France, le roi de France avait, le même mois, pris un arrêté reconnaissant et ratifiant ladite concession.
Les bontés de Stanislas pour la famille de Boufflers sont fréquentes, et chaque fois qu'il en trouve l'occasion il ne manque jamais de donner à la favorite ou à ses enfants des marques de son affection.
Déjà, en 1750, il a nommé son fils aîné, à peine âgé de quatorze ans, capitaine d'une compagnie de ses gardes du corps.
En 1751, le 14 août, «voulant marquer de plus en plus sa satisfaction de l'attachement pour sa personne de demoiselle de Boufflers», il l'a gratifiée d'une pension viagère de 600 livres.
En 1752, l'abbé de Boufflers, qui n'a que treize ans, est nommé coadjuteur de l'abbaye de Béchamp.
En octobre 1753, à la pressante sollicitation de Stanislas, Louis XV accorde au jeune marquis de Boufflers l'exercice de la charge de menin du dauphin [46] .
157 En 1756, aussitôt après la mort du duc Ossolinski, Stanislas désigne à sa place comme grand maître de sa maison le prince de Beauvau. Louis XV accorde en même temps au prince les entrées de la chambre comme les avait le feu duc.
Le 22 novembre de la même année, M. de Beauvau est encore nommé bailli d'épée du bailliage de Lunéville.
Le 1 er octobre 1757, nouvelle libéralité en faveur de l'abbé de Boufflers. Non content des bénéfices qu'il lui a déjà accordés en différentes circonstances, le roi de Pologne, «bien informé des bonnes vies, mœurs, suffisance, capacité et conversation du sieur Stanislas-Catherine de Boufflers», lui fait don d'une pension de 600 livres sur l'abbaye de Sainte-Marie de Pont-à-Mousson [47] .
Quelques jours plus tard, encore à la sollicitation de Stanislas, Louis XV nomme le prince de Beauvau au poste envié de capitaine des gardes du corps. Le prince quitte Lunéville le 31 octobre, pour se rendre à Versailles remplir ses nouvelles fonctions, et le 12 novembre il prête serment entre les mains du roi. A partir de ce moment il ne fait plus à Lunéville que de rares apparitions, il habite presque toujours Paris ou Versailles.
Si le roi de Pologne obtenait de son gendre tout ce qu'il voulait quand il s'agissait des familles de Beauvau ou de Boufflers, il en était tout différemment 158 quand Tressan était en jeu. Rien n'avait pu apaiser la colère de Mme de Pompadour et faire cesser la disgrâce qui frappait le gouverneur de Toul. Cependant le pauvre Tressan éprouva en 1756 une satisfaction d'amour-propre qui dut le consoler un instant des déboires que lui attirait la haine de la favorite. Frédéric lui envoya le diplôme de l'Académie de Berlin et Maupertuis fut même chargé de lui demander s'il accepterait, en Prusse, le même grade et le même traitement que ceux qu'il avait en France.
Mais Tressan répondit au roi très noblement:
«Sire, Votre Majesté me console de mes malheurs, mais dussent-ils encore s'accroître, je suis Français, je me dois au Roi mon maître et à ma patrie.... Vous ne m'honoreriez plus de votre estime, si je cessais de lui être fidèle.»
Cette conduite pleine de dignité n'épargna pas au comte une nouvelle déconvenue, et la plus cruelle de toutes. La guerre qui depuis quelque temps menaçait entre la France et la Prusse avait fini par éclater. Tressan avait été désigné parmi les officiers généraux qui devaient prendre part à la campagne. La douleur du malheureux officier fut sans bornes lorsqu'il apprit que Mme de Pompadour, inflexible, avait fait rayer son nom. C'était lui enlever toute chance de se distinguer et, par suite, tout espoir d'avancement; c'était briser sa carrière irrémédiablement. Tressan resta anéanti. Il lui fallut cependant se résigner, et demeurer 159 dans son triste gouvernement pendant qu'autour de lui tous ses amis, tous ses rivaux, le prince et le chevalier de Beauvau, le marquis de Boufflers, Saint-Lambert [48] , etc., etc., partaient joyeusement pour faire campagne.
Il n'eut d'autre ressource pour se consoler que le culte des lettres et l'amitié de ses amis.
Tressan, depuis de longues années, était en relations avec Voltaire et ils échangeaient même des lettres assez fréquentes. Le séjour du comte en Lorraine et ses relations avec la Cour de Lunéville n'avaient pas mis un terme à leurs effusions épistolaires, bien au contraire; il semble même qu'ils aient provoqué chez le philosophe un redoublement de tendresse. Le gouverneur, du reste, que cette amitié flattait prodigieusement, ne manquait jamais l'occasion de témoigner à son illustre ami les égards les plus respectueux.
Aussitôt après les fêtes de Nancy, et dès que le fameux discours d'inauguration eut été imprimé, l'auteur s'était empressé d'en envoyer un exemplaire à Voltaire. Ce dernier était alors installé près de Lausanne, dans un ermitage charmant où il se consolait des déceptions qu'il avait éprouvées à la Cour de Prusse.
Le philosophe remercie aussitôt son correspondant 160 de cet aimable envoi et en même temps il se rappelle au souvenir de tous ceux qu'il a connus à Lunéville, quelques années auparavant.
«A Montrion, près de Lausanne
11 janvier 1756.
«Il me paraît, monsieur, que S. M. P. n'est pas le seul homme bienfaisant en Lorraine, et que vous savez bien faire comme bien dire. Mon cœur est aussi pénétré de votre lettre que mon esprit a été charmé de votre discours. Je prends la liberté d'écrire au Roi de Pologne, comme vous me le conseillez, et je me sers de votre nom pour autoriser cette liberté.
«J'ai l'honneur de vous adresser la lettre; mon cœur l'a dictée, et je me souviendrai toute ma vie que ce bon prince vint me consoler un quart d'heure dans ma chambre, à la Malgrange, à la mort de Mme du Châtelet; ses bontés me sont toujours présentes; j'ose compter sur celles de Mme de Boufflers et de Mme de Bassompierre.
«Je me flatte que M. de Lucé ne m'a pas oublié; mais c'est à vous que je dois leur souvenir. Comme il faut toujours espérer, j'espère que j'aurai la force d'aller à Plombières, puisque Toul est sur la route. Vous m'avez écrit à mon château de Montrion. C'est Ragotin qu'on appelle Monseigneur. Je ne suis point homme à châteaux...
«Voici ma position: j'avais toujours imaginé que les 161 environs du lac de Genève étaient un lieu très agréable pour un philosophe, et très sain pour un malade; je tiens le lac par les deux bouts: j'ai un ermitage fort joli aux portes de Genève, un autre aux portes de Lausanne; je passe de l'un à l'autre; je vis dans la tranquillité, l'indépendance et l'aisance, avec une nièce qui a de l'esprit et des talents et qui a consacré sa vie aux restes de la mienne.
«Je ne me flatte pas que le gouverneur de Toul vienne jamais manger des truites de notre lac; mais si jamais il avait cette fantaisie, nous le recevrions avec transports, nous compterions ce jour parmi les plus beaux de notre vie...
«Je crois avoir renoncé aux rois, mais non pas à un homme comme vous. Je m'intéresse à Panpan comme malade et comme ami.» [49]
Nous ne possédons pas la lettre de Voltaire à Stanislas, mais nous avons la réponse du Roi écrite dans le mauvais français dont le monarque est coutumier. Cette réponse est fort aimable assurément, mais le ton est bien changé. Quelle différence avec les tendresses de 1748 et de 1749!
«Lunéville, 27 avril 1756.
«J'ai reçu, monsieur, avec un plaisir sensible votre lettre que M. le comte de Tressan m'a rendue.
162 «Je suis charmé de voir que dans votre retraite, qui pourrait faire croire que vous avez renoncé aux amorces du monde, vous vous souvenez de ceux qui ne vous oublieront jamais.
«Je ne saurais répondre à ce que vous me dites de plus flatteur que par vos propres idées. On peut envier en effet aux cantons que vous habitez la douceur dont ils jouissent par votre présence, et plaindre ceux qui en sont privés.
«Si vous m'attribuez le désir de rendre mes sujets heureux, soyez persuadé qu'en vous déclarant celui de cœur, un des plus vifs plaisirs que je ressens est de vous savoir, partout où vous êtes, aussi parfaitement content que vous le méritez et aussi constamment que je suis avec toute estime et considération votre très affectionné.»
Quelque temps après, Tressan écrit encore au philosophe; il le met au courant de la vie de la cour, il lui soumet quelques essais poétiques dont il occupe ses loisirs, entre autres un poème sur Jeanne d'Arc, et incidemment il lui parle de l'Académie française, objet suprême de ses désirs.
Voltaire lui répond gaiement:
«Aux Délices, 18 août 1756.
«Vous êtes donc comme messieurs vos parents que j'ai eu l'honneur de connaître très gourmands, vous en avez été malade. Je suis pénétré, monsieur, de votre 163 souvenir; je m'intéresse à votre santé, à vos plaisirs, à votre gloire, à tout ce qui vous touche. Je prends la liberté de vous ennuyer de tout mon cœur.
«Vous avez vraiment fait une œuvre pie de continuer les aventures de Jeanne et je serais charmé de voir un si saint ouvrage de votre façon. Pour moi qui suis dans un état à ne plus toucher aux pucelles, je serais enchanté qu'un homme aussi fait pour elles que vous l'êtes daigne faire ce que je ne veux plus tenter. Tâchez donc de me faire tenir comme vous pourrez cette honnête besogne, qui adoucira ma cacochyme vieillesse. Je n'ai pas eu la force d'aller à Plombières, cela n'est bon que pour les gens qui se portent bien, ou pour les demi-malades.
«J'ai actuellement chez moi M. d'Alembert, votre ami et très digne de l'être. Je voudrais bien que vous fissiez quelque jour le même honneur à mes petites Délices ; vous êtes assez philosophe pour ne pas dédaigner mon ermitage.
«Je vous crois plus que jamais sur les Anglais, mais je ne peux comprendre comment ces dogues-là qui, dites-vous, se battirent si bien à Ettingen, vinrent pourtant à bout de vous battre; il est vrai que depuis ce temps-là, vous le leur avez bien rendu. Il faut que chacun ait son tour en ce monde.
«Pour l'Académie françoise ou française et les autres académies, je ne sais quand ce sera leur tour. Vous ferez toujours bien de l'honneur à celles dont vous 164 serez. Quelle est la société qui ne cherchera à posséder celui qui fait le charme de la société?
«Dieu donne longue vie au roi de Pologne! Dieu vous le conserve, ce bon prince qui passe sa journée à faire du bien et qui, Dieu merci, n'a que cela à faire! Je vous supplie de me mettre à ses pieds. Je veux faire mon petit bâtiment chinois à son honneur dans un petit jardin; je ferai un bois, un petit Chanteheu grand comme la main et je le lui dédierai [50] .
«Mlle Clairon est à Lyon; elle joue comme un ange des Idanie, des Mérope, des Zaïre, des Alzire. Cependant je ne vais pas la voir. Si je faisais des voyages, ce serait pour vous, pour avoir la consolation de rendre mes respects à Mme de Boufflers, et à ceux qui daignent se souvenir de moi. Vous jugez bien que si je renonce à la Lorraine, je renonce aussi à Paris, où je pourrais aller comme à Genève, mais qui n'est pas fait pour un vieux malade planteur de choux.
«Comptez toujours sur les regrets et le bien tendre attachement de
«V. [51] »
En 1758, Voltaire est toujours du dernier bien avec son correspondant: il lui écrit en lui parlant des occupations qui l'accablent:
«Je suis enchaîné d'ailleurs au char de Cérès comme 165 à celui d'Apollon; je suis maçon, laboureur, vigneron, jardinier. Figurez-vous que je n'ai pas un moment à moi, et que je ne croirais pas vivre si je vivais autrement; ce n'est qu'en s'occupant qu'on existe.»
En même temps qu'il lui envoie ses œuvres complètes, imprimées chez les frères Cramer, il lui parle des divisions déplorables qui ont éclaté parmi les encyclopédistes, de la scission qui en est résultée, et dans l'intérêt du parti il le supplie d'user de son influence pour y mettre un terme.
«13 février 1758.
«Je reçois, monsieur, une réponse à la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire hier; votre bonté m'avait prévenu. Je ne savais pas que vous eussiez déjà reçu le fatras énorme dont vous voulez bien charger les tablettes de votre bibliothèque. Il y a là bien des inutilités, mais si l'on se réduisait à l'utile, l'encyclopédie même n'aurait pas tant de volumes...
«Voilà le temps où tous les philosophes devraient se réunir. Les fanatiques et les fripons forment de gros bataillons et les philosophes dispersés se laissent battre en détail; on les égorge un à un, et pendant qu'ils sont sous le couteau, ils se brouillent ensemble et prêtent des armes à l'ennemi commun...
«D'Alembert fait bien de quitter et les autres font lâchement de continuer. Si vous avez du crédit sur Diderot et consorts, vous ferez une action de grand 166 général de les engager à se joindre tous, à marcher serrés, à demander justice, et à ne reprendre l'ouvrage que quand ils auront obtenu ce qu'on leur doit, justice et liberté honnête. Il est infâme de travailler à un tel ouvrage comme on rame aux galères. Il me semble que les exhortations d'un homme comme vous doivent avoir du poids. C'est à vous de donner du cœur aux lâches.
«Vous persistez donc dans le goût de la physique. C'est un amusement pour toute la vie. Vous êtes-vous fait un cabinet d'histoire naturelle? Si vous avez commencé, vous ne finirez jamais. Pour moi, j'y ai renoncé et en voici la raison: un jour, en soufflant mon feu, je me suis mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme; personne ne me l'a pu dire et j'ai trouvé qu'il n'y a point d'expérience de physique qui approche de celle-là.
«J'ai planté des arbres et je veux mourir si je sais comment ils croissent. Vous avez eu la bonté de faire des enfants et vous ne savez pas comment.
«Je me le tiens pour dit, je renonce à être scrutateur; d'ailleurs je ne vois guère que charlatanisme et, excepté les découvertes de Newton et de deux ou trois autres, tout est système absurde; l'histoire de Gargantua vaut mieux.
«Ma physique est réduite à planter des pêchers à l'abri du vent du Nord. C'est encore une belle invention que les poêles dans les antichambres: j'ai eu des mouches dans mon cabinet tout l'hiver. Un bon cuisinier 167 est encore un brave physicien: cela est rare à Lausanne. Plût à Dieu que le mien pût vous servir de grosses truites et que je fusse assez heureux pour philosopher avec vous le long de mon beau lac de Lausanne, à Genève.
«Recevez les tendres respects du vieux Suisse.
«V.»
Quelques mois plus tard Voltaire revient encore sur le sujet de l'Encyclopédie qui le passionne:
«Aux Délices, 22 mars 1758.
«Mon adorable gouverneur, je suis toujours très fâché que les auteurs de l'Encyclopédie n'aient pas formé une société de frères; qu'ils ne se soient pas rendus libres; qu'ils travaillent comme on rame aux galères; qu'un livre qui doit être l'instruction des hommes devienne un ramas de déclamations puériles qui tient la moitié des volumes; tout cela fait saigner le cœur; mais depuis cinquante ans, c'est le sort de la France d'avoir des livres où il y a de bonnes choses et pas un bon livre.»
Puis il invite Tressan à le venir voir dans sa petite mais ravissante retraite:
«Si vous vous mettez à voyager autour de votre province, mon cher gouverneur, tâchez de prendre le temps où nous jouons des comédies à Lausanne. Nous vous en donnerons de nouvelles.
168 «Vous vous imaginez donc que j'ai un château près de Lausanne; vous me faites trop d'honneur? J'ai une maison commode et bien bâtie dans un faubourg, elle sera château quand vous y serez. Je fais actuellement le métier de jardinier dans ma petite retraite des Délices qui serait encore plus délices si on avait le bonheur de vous y posséder.
«Conservez vos bontés au Suisse.
«V.»
En juin, nouvelle lettre du solitaire et non des moins aimables.
«7 juin 1758.
«M. de Florian, mon très cher gouverneur, ne sera pas assurément le seul qui vous écrira du petit ermitage des Délices. C'est un plaisir dont j'aurai aussi ma part. Il y a bien longtemps que je n'ai joui de cette consolation: ma déplorable santé rend ma main aussi paresseuse que mon cœur est actif, et puis on a tant de choses à dire qu'on ne dit rien...
«Comme cette lettre passera par la France, c'est encore une raison pour ne rien dire. Quand je lis les lettres de Cicéron et que je vois avec quelle liberté il s'explique au milieu des guerres civiles et sous la domination de César, je conclus qu'on disait plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps des Postes. Cette belle facilité d'écrire d'un bout de 169 l'Europe à l'autre traîne avec elle un inconvénient assez triste, c'est qu'on ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n'est que quand les lettres passent par le territoire de nos bons Suisses qu'on peut ouvrir son cœur.
«N'aurai-je jamais le bonheur de m'entretenir avec vous? N'irai-je jamais à Plombières? Pourquoi Tronchin ne m'ordonne-t-il pas les eaux? Pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement quand mon cœur en est si près?...»
Le projet de revenir en Lorraine et de reparaître à cette cour de Lunéville, dont il avait été autrefois l'idole, hantait toujours Voltaire. Depuis ses mésaventures avec Frédéric et le refus très net qu'il s'était attiré de Mme de Pompadour lorsqu'il avait voulu rentrer à Paris, le philosophe n'avait jamais complètement abandonné l'espoir de retrouver un asile auprès de Stanislas.
Certes, à l'entendre, il était le plus heureux des hommes dans ses douces retraites librement choisies sur les rives du Léman, mais Montrion, les Délices n'étaient que des abris précaires, et il le savait bien. Combien de temps l'y laisserait-on en repos? Combien de temps ces pasteurs, aussi intolérants en vérité que les jésuites, supporteraient-ils sa présence?
S'il habitait la Lorraine, au contraire, c'était vivre sous la protection de Stanislas, c'était le repos assuré, la sécurité certaine. N'en avait-il pas fait déjà l'heureuse expérience? C'était par-dessus tout s'ouvrir une 170 porte pour rentrer en France, objet de ses plus ardents désirs.
Après avoir assez timidement tâté le terrain à plusieurs reprises, sans succès du reste comme nous l'avons vu, le philosophe se décida en 1758 à faire une démarche officielle auprès de Stanislas, mais sans aborder de front la question qui lui tenait au cœur. Il écrivit fort habilement au monarque, qu'il avait 500.000 francs à placer et que son rêve le plus cher était d'acheter une terre en Lorraine pour mourir dans le voisinage de «son Marc-Aurèle».
Malgré de précédents et cruels déboires, il ne craignait pas de mendier encore une fois l'appui du Père de Menoux, en jouant la comédie de la religion et en lui disant toute l'horreur qu'il éprouvait à la pensée qu'il pourrait mourir en terre huguenote: «Mon âge et les sentiments de religion qui n'abandonnent jamais un homme élevé chez vous, lui écrivait-il hypocritement, me persuadent que je ne dois pas mourir sur les bords du lac de Genève.»
Le projet de Voltaire était des plus sérieux; il avait même commencé des pourparlers de plusieurs côtés. On lui offrait deux terres en Lorraine, l'une celle de Fontenoy, l'autre celle de Craon; il ne savait trop pour laquelle se décider. A ce moment même il reçut une lettre de son ancien rival Saint-Lambert qui résidait alors à Commercy, auprès de Stanislas. Quelle meilleure occasion pour le philosophe de se renseigner sur les 171 terres qu'on lui propose et en même temps d'être fixé sur les intentions de la Cour?
Voltaire se trouvait en séjour chez l'Électeur palatin; c'est de là qu'il écrit à Saint-Lambert:
«9 juillet 1758.
«Mon cher Tibulle, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrèce.
«Je suis pénétré des bontés de Mme de Boufflers et je voudrais l'en venir remercier. Je suis depuis quelques jours chez l'Électeur palatin; j'ai fait cent quarante lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J'en ferais davantage pour votre Cour, pour Mme de Boufflers et pour vous.
«J'ai toute ma famille dans un de mes ermitages nommé les Délices , auprès de Genève; je suis devenu jardinier, vigneron et laboureur. Il faut que je fasse en petit ce que le roi de Pologne fait en grand, que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rats, quand il rêve des palais.
«Je déteste les villes, je ne puis vivre qu'à la campagne, et, étant vieux et malingre, je ne puis vivre que chez moi: il est fort insolent d'avoir deux chez moi et d'en vouloir un troisième, mais ce troisième m'approcherait de vous. J'ai très bonne compagnie à Lausanne et à Genève, mais vous êtes meilleure compagnie. Mes Délices n'ont que soixante arpents, coûtent fort cher et ne me rapportent rien du tout: c'est d'ailleurs terre 172 hérétique, dans laquelle je me damne visiblement et j'ai voulu me sauver avec la protection du roi de Pologne. Fontenoy m'a paru tout propre à faire mon salut, attendu qu'il me rapporte 10,000 livres de rente et que j'enrage d'avoir des terres qui ne me rapportent rien. Craon est un beau nom; Fontenoy aussi à cause de la bataille. Craon n'est-il pas une maison de plaisance, et puis c'est tout? Il n'y a rien là à cultiver, à labourer et à planter.
«J'ai une nièce qui joue Mérope et Alzire à merveille, toute grosse et courte qu'elle est, et qui, malgré le droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les boues à Francfort-sur-Mein, en prison au nom de Sa gracieuse Majesté le Roi de Prusse; et comme ce monarque ne fait rien pour elle, du moins jusqu'à présent, je me crois obligé en conscience de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien assuré. Voilà ce qui m'a fait penser à Fontenoy. Il n'y a plus qu'une petite difficulté, c'est de savoir si on vend cette terre.
«Quoi qu'il en soit, la tête me tourne de l'envie de vous revoir. Ma reconnaissance à Mme de Boufflers.
«Si vous voyez l'évêque de Toul, dites-lui que le bruit de ses sermons est venu jusque dans le pays de Calvin et que ce bruit-là m'a converti tout net.
«Avez-vous à Commercy M. de Tressan? C'est bien le meilleur et le plus aimable esprit qui soit en France. Et M. Devau, jadis Panpan? est-il aussi à Commercy? Conservez-moi un peu d'amitié. Comment va votre 173 machine, jadis si frêle? Je suis un squelette de soixante-quatre ans, mais avec des sentiments vifs tels que vous les inspirez.»
Nous ne possédons pas la réponse de Saint-Lambert; il est probable qu'elle ne fut pas favorable et que Stanislas, qui ne voulait se créer de difficultés ni avec son gendre ni avec le Père de Menoux, montra peu d'empressement à recevoir son ancien ami. Toujours est-il que Voltaire renonça à son projet et qu'il se résigna à vivre «en terre hérétique».
«Les Délices.
«J'aurais voulu m'enterrer en Lorraine, puisque vous y êtes, écrivait le philosophe à Tressan, et y arriver comme Triptolème avec le semoir de Mme de Château-Vieux; il m'a paru que je ferais mieux de rester où je suis. J'ai combattu les sentiments de mon cœur, mais quand on jouit de la liberté, il ne faut pas hasarder de la perdre. J'ai augmenté cette liberté avec mes petits domaines. J'ai acheté le comté de Tournay, pays charmant qui est entre Genève et la France, et qui ne paye rien au roi, et qui ne doit rien à Genève. J'ai trouvé le secret que j'ai toujours cherché d'être indépendant, il n'y a rien au-dessus du plaisir de vivre avec vous.
«Mettez-moi, je vous prie, aux pieds du roi de Pologne; il fait du bien aux hommes tant qu'il peut. Le roi de Prusse fait plus de mal au genre humain; il me 174 mandait l'autre jour que j'étais plus heureux que lui; vraiment je le crois bien, mais vous manquez à mon bonheur.
«Mille tendres respects.
«V.» [52]
A force de chercher et de s'ingénier cependant, le philosophe finit par découvrir un territoire neutre, le pays de Gex, où il se trouverait relativement à l'abri aussi bien des jésuites que des pasteurs. Il s'empressa d'y acheter la terre de Ferney, où il résida jusqu'à sa mort dans une tranquillité relative.
Séjour de Mme de Boufflers à Versailles.—Mort de Mme de Graffigny.
Dans le courant de l'année 1757, la cour de Lunéville fut bouleversée par le départ de Mme de Boufflers pour Versailles. Depuis plusieurs années l'aimable marquise avait été nommée dame de Mesdames en survivance, mais elle n'avait pas encore été appelée à exercer sa charge [53] . En 1757, une vacance s'étant produite, elle fut nommée dame titulaire, et elle dut se rendre à Versailles pour prendre possession de ses fonctions. Son absence devait se prolonger assez longtemps et tous ses amis étaient dans la désolation. Tressan, toujours amoureux, gémissait sur le sort funeste qui privait la Cour de toute sa joie, de tout son charme, mais il se consolait en pensant aux succès qui sûrement attendaient «la dame de ses pensées».
Si les sentiments de Tressan sont restés immuables, son style, malheureusement pour nous, ne s'est nullement 176 amélioré et il est resté tout aussi embrouillé, prétentieux et pédant que par le passé. Quelle différence avec les lettres de Voltaire, étincelantes d'esprit, de verve et de clarté!
Comme à l'ordinaire, c'est au fidèle Panpan que Tressan confie ses plaintes et ses espérances:
«A Toul, ce dimanche.
«Cher et aimable confrère, il est donc bien vrai que notre chère et divine marquise part pour Versailles? Mandez-moi donc le temps, la semaine, le jour; je veux absolument la voir, causer avec elle et savoir tout ce qu'elle voudra bien m'apprendre des détails de son voyage. Il n'y a rien d'elle qui ne me touche et je ne peux vous exprimer le vif intérêt que je prends à une réussite dont je suis sûr dès qu'elle paraîtra.
«Qu'elle ne perde rien de ce qu'elle porte à la Cour, c'est tout ce que je lui demande; ce maintien noble, doux et décent sied bien à la réputation d'esprit qu'elle s'est établie. Je vois d'ici M. le Dauphin et Mesdames en faire leur amie, la Reine en raffoler, et il va bien à sa façon de penser, à ses principes, et à une raison aussi éclairée que la sienne de se tenir à ces branches fermes et durables. Les fleurs et les feuilles tombent, se sèchent et s'envolent. Ce langage oriental est très intelligible pour quelqu'un qui a le bon esprit de ne pas préférer la personne du jour à celles de tous les temps...
177 «Dites bien à Mme la marquise que notre petit ménage est à ses genoux et que si elle veut l'honorer de sa présence en passant, Beaucis tuera son vie et le Tressanius son faucon.
«Répondez-moi vite sur le temps de son départ, car vraiment je vais bien me faire honneur de l'annoncer à mes amis qui méritent de devenir les siens...
«J'avais bien peur que toutes ces vilaines espèces ne m'eussent barbouillé auprès du Roi. Le Père de Menoux, avec tout son esprit, a fait un furieux pas de clerc; il en a assez dit pour se faire des ennemis immortels et il a la honte de retrancher à l'impression une bonne partie de ce qu'il a dit. Le Roi a été peut-être d'abord un peu fâché de mes protestations contre l'impression, mais avec le temps, il connaîtra qu'elles étaient décentes dans ma bouche, qu'elles sauvent l'honneur de la société, et que c'est une bien bonne leçon pour l'avenir.....
«Adieu, cher ami, aimez toujours le Tressanius qui a un trop tendre attachement pour vous et de trop jolis enfants pour ne le pas mériter.»
Mme de Boufflers partit donc pour Versailles, ainsi qu'il était décidé, et à peine arrivée, elle prit son service auprès de Mesdames.
Soit qu'elle fût revenue à l'égard de Tressan à des sentiments moins farouches, soit que l'absence et l'éloignement lui aient inspiré quelque pitié, il lui prit un jour fantaisie d'écrire à son adorateur platonique:
«Paris [54] .
«Je suis bien sûre, mon cher Tressanius, qu'en ne vous écrivant pas, je ne vous en aime que mieux, et je veux me flatter que vous ne m'en aimez pas moins. Cependant, il y a longtemps que vous ne me l'avez dit, et cela commence à m'inquiéter. Je vous aime trop pour ne pas vaincre mes répugnances et changer même de caractère, s'il le faut, plutôt que de vous laisser douter de moi un moment. Songez aussi que votre amitié m'est absolument nécessaire, parce qu'elle entre dans tous les arrangements de ma vie.
«Croyez-vous que je n'ai pas encore pu voir Alliot un moment seul? Il vint avant-hier chez moi pour la première fois, parce qu'il avait été à Versailles. J'avais des visites qui ne me laissèrent pas la liberté de lui dire un mot de vos affaires ni des miennes. Je l'ai fort prié de revenir, il me l'a promis; mais je crains bien de ne le voir qu'en Lorraine, car je suis obligée d'aller ce soir à Versailles pour remplacer trois femmes de semaine malades. Vous croyez bien que j'arriverai le mois prochain, tout le plus tôt que je pourrai, et que je m'en fais un vrai plaisir.
«En attendant, je vais vous dire les nouvelles d'hier: que la dépouille de M. le prince de Dombes a été donnée, sauf les Suisses, que tous les princes demandaient, 179 à M. le comte d'Eu; le gouvernement du Languedoc à M. le comte d'Eu; et la Guyenne qu'il avait à M. le maréchal de Richelieu; le commandement de Languedoc à M. de Mirepoix; l'artillerie réunie au secrétariat de la guerre, et les carabiniers détruits et réunis à l'infanterie, à ce que l'on croit, car cet article n'a pas été décidé en même temps que les autres.
«Votre oncle est assez mal à ce que disent les médecins; vous seriez effrayé de son changement; il a tout l'air d'un homme qui, sans avoir une maladie dans les formes, ne saurait aller loin.
«Adieu, beau Tressanius; mille compliments à Mme de Tressan et à Marichou [55] .»
Tressan, ravi d'une tendresse à laquelle il n'est pas habitué, accorde sa lyre et c'est dans la langue des dieux qu'il répond à l'aimable marquise:
Charmante nymphe du Madon,
Vous qui sur ces rives sauvages
Apportez les mœurs du Lignon,
Et qui méritez les hommages
D'Adamas et de Céladon,
Pendant votre cruelle absence,
L'infortuné Tressanius
Vouloit de ses amis en us
Ranimer la correspondance,
Mais c'est à vous seule qu'il pense
Dès l'instant qu'il ne vous voit plus.
Que tiens-je d'eux que je compare
Au bonheur de vous écouter?
Ils ne m'apprennent qu'à douter;
Sur leurs pas souvent je m'égare,
Ou me plais à les réfuter;
Près de vous, mon âme enchantée
Jouit du calme le plus doux,
Et ne veut plus avoir d'idée
Qu'elle ne la tienne de vous.
La vîtes-vous jamais rebelle
A votre imagination,
Qui, toujours brillante et nouvelle,
Sait, dans la moindre bagatelle,
Porter la vie et l'action,
Et de la folle fiction
Tirer une beauté réelle?
Non, Églé! mais pour l'éclairer,
Vous la troublâtes trop cette âme:
N'en parlons plus... Sans m'égarer,
Je veux qu'une si douce flamme
Ne serve plus qu'à m'inspirer.
Mais je vous dois quelques nouvelles,
Et ne vous parle que de moi.
Commençons... Hier en désarroi,
Dédaigneuses sans être belles,
Sans chevaliers, sans palefroi,
Vinrent les cousines du roi.
Chacun courut au-devant d'elles,
J'y suivis le...
Ah! qu'il fut grand!... jargon, sourire,
De lui tout sut les amuser;
De l'art de parler sans rien dire
Avec grâce il sut abuser...
Mais... puis-je un seul instant médire,
Puis-je conserver de l'humeur,
Quand je me plais à vous écrire,
Vous à qui je ne voudrais dire
Que ce qui se passe en mon cœur?
Revenez, charmantes princesses,
Effacer ces tristes altesses,
Revenez parer ce séjour?
Beauvau, Bouillon!... noms que l'amour,
Les ans, les François et la gloire
Ont consacrés du même jour
Où l'on commence notre histoire;
Revenez orner notre Cour,
Et faire à la nuit la plus noire
Succéder les feux d'un beau jour.
Telle on voit la naissante aurore,
Avec l'étoile du matin,
Dans l'horizon qu'elle colore
Effacer l'éclat incertain
D'une comète ou d'un phosphore,
Et dans nos vergers faire éclore
La rose, le myrte et le thym [56] .
Mme de Boufflers profita naturellement de son séjour à Paris pour aller voir tous ses amis; elle poussa même le zèle jusqu'à rendre visite à l'ancienne amie de Panpan, à Mme de Graffigny. La vieille dame n'était pas dans un état d'esprit très bienveillant et la marquise eut tout lieu de s'en apercevoir. Elle mande à Panpan:
«Paris, 7 janvier 1758.
«J'arrive de chez Mme de Graffigny, que je n'avais pas encore vue. Elle souffre d'une espèce de clou et des nerfs. Nous avons parlé de vous. J'ai commencé par lui demander des nouvelles de votre santé. Elle m'a dit que vous vous portiez à merveille, m'a parlé assez raisonnablement sur le lait, et puis avec aigreur sur votre conduite et sur vos lettres.
«La jalousie perçait dans toutes les paroles qu'elle m'adressait; mais je répondais avec la modération et la douceur qu'inspire le bonheur. Elle me paraissait si malheureuse de ne plus vous aimer que je ne cherchais qu'à adoucir la situation, et assurément elle conviendra un jour qu'on ne saurait triompher plus modestement. Cependant, il ne faudrait pas que vous lui parliez de tout ceci, car dans la disposition où elle est, cela me ferait sûrement une tracasserie... [57] »
Peu de temps après la visite de la marquise, Mme de Graffigny, encouragée par l'éclatant succès de Cénie et poussée aussi par le besoin de gagner quelque argent, présenta une nouvelle pièce au théâtre français: la Fille d' Aristide . Elle crut faire présent aux comédiens d'un véritable trésor.
C'est Collé qui fut chargé de lire la pièce; elle fut reçue à l'unanimité pour être jouée après le retour de Fontainebleau. L'auteur voulait garder l'incognito, mais 183 Mlle Gaussin reconnut le style et Mme de Graffigny dut se déclarer.
«Autant qu'on peut juger une pièce de théâtre sur le papier, écrivait Collé, je parierais que celle-ci aura un grand succès.»
C'était montrer peu de perspicacité. La Fille d'Aristide fut jouée le 29 avril 1758. La pièce était froide, sans intérêt et ne fit aucun effet; elle tomba piteusement.
Collé se vengea de s'être si lourdement trompé en écrivant: «J'ai été d'un aveuglement qui me démontre bien que je n'entends rien aux pièces de ce genre et qui prouve que, quelque habitude qu'on ait du théâtre, on ne peut bien juger d'une pièce qu'au théâtre même; le jour et la nuit ne sont pas plus différents que la lecture et la répétition.»
Voisenon, de son côté, disait: «Mme de Graffigny me lut sa pièce, je la trouvai mauvaise, elle me trouva méchant. Elle fut jouée, le public mourut d'ennui et l'auteur... de chagrin.»
C'est effectivement ce qui arriva.
La pauvre femme éprouva de son échec un véritable désespoir. Naturellement on fut sans pitié pour elle et ses confrères et rivaux ne lui ménagèrent pas les sarcasmes.
On eut la cruauté de lui envoyer ces vers:
Bonne maman de la gente Cénie ,
A cinquante ans vous fîtes un poupon;
On applaudit, on le trouva fort bon;
On passe un miracle en la vie,
Mais, d'un effort moins circonspect,
Sept ans après tenter même aventure
Et travailler encor dans le goût grec,
Pardon, maman, si la phrase est trop dure,
Je le dis, sauf votre respect,
C'est de tout point vouloir forcer nature.
Tressan, indigné de la conduite des auteurs, écrivait à Panpan:
«Toul, 3 juin 1758.
«Je suis bien aise que vous soyez rassuré sur la santé de Mme de Graffigny et qu'elle se porte mieux que sa pièce. Ah! l'horrible métier que celui d'auteur! On a eu la lâcheté de faire une épigramme contre l'adorable auteur de Cénie , mais l'épigramme est si plate qu'elle ne donne de ridicule qu'à celui qui l'a faite.»
L'amour-propre froissé, le dépit agirent si fortement sur Mme de Graffigny qu'elle tomba malade; ses maux de nerfs, ses vapeurs, toutes les misères auxquelles elle était sujette augmentèrent sensiblement; les efforts qu'elle fit pour dissimuler son état ne firent que le rendre plus précaire. Sa maladie était étrange. De temps en temps, pendant la conversation, elle s'arrêtait net au milieu d'une phrase et elle avait un évanouissement de quatre à cinq minutes, puis elle revenait à elle et reprenait sa phrase au point où elle l'avait laissée, sans s'être aperçue qu'elle avait perdu connaissance.
Son état s'aggrava assez rapidement et elle succomba, 185 le 12 décembre 1758, âgée de soixante-quatre ans.
Sa dernière pensée fut pour son vieil ami Panpan; elle lui légua tous ses papiers et, en outre, un coffret auquel était attaché ce billet:
«Cette cassette ne contient que des lettres appartenantes à M. de Vaux le fils, receveur des finances de Lorraine. Je veux et je prie mon exécuteur testamentaire de les faire remettre audit M. de Vaux sans avoir été lues par personne. J'en charge sa probité, sa conscience et celle de mes héritiers. Telle est ma volonté expresse.
«A Paris, le 27 mai 1745.
« D'Happoncourt de Graffigny [58] . »
Il ne nous semble pas qu'après la lecture de cette note, il puisse rester le moindre doute sur la nature des relations qui avaient existé autrefois entre Mme de Graffigny et Panpan.
En apprenant que Mme de Graffigny avait légué tous ses papiers au lecteur de Stanislas, Collé, furieux d'être frustré d'un héritage sur lequel il comptait, écrivait ces lignes pleines de fiel:
«Elle a laissé ses manuscrits à M. de Vaux. C'est bien le plus sot homme et l'esprit le plus faux qui soit dans la nature, une vraie caillette. Mme de Graffigny avait vécu beaucoup avec lui en Lorraine et il avait été 186 toujours bassement son complaisant, ainsi qu'il l'a toujours été de toutes les femmes de qualité qui l'ont voulu avoir à leur suite comme un animal privé. Il est depuis longtemps le souffre-douleur de la marquise de Boufflers et est chez elle comme une espèce de valet de chambre bel esprit.»
Pauvre Panpan! être devenu lecteur du Roi de Pologne, académicien de Nancy, l'intime ami de la marquise de Boufflers, et se voir traité de «caillette, de complaisant, de valet de chambre bel esprit!» Heureusement pour lui il ignorait ces injures aussi plates qu'injustes et que dictait seule une basse jalousie.
Il serait cruel de dire que Mme de Graffigny mourait à propos, et cependant le mauvais état de ses affaires était tel qu'elle était menacée de tomber dans la misère noire.
Généreuse comme tous les prodigues, elle avait fait par son testament de nombreux legs. Elle n'avait oublié qu'une chose, c'est qu'il serait impossible de les acquitter; on ne put même pas payer les dettes assez considérables qu'elle laissait derrière elle.
Mme Helvétius était restée intimement liée avec son ancienne protectrice et sa mort lui causa un réel chagrin. Mue par un sentiment de piété presque filiale, elle voulut préserver de l'oubli la mémoire de son amie et elle adressa à Panpan cette lettre touchante:
«Voré, 1758.
«Mon cher Panpan, voulez-vous bien que je pleure avec vous la perte commune que nous avons faite dans Mme de Graffigny? Vous avez été dans tous les temps l'ami de son cœur et elle vous en donne à sa mort une marque bien chère. Elle vous lègue tous ses écrits, c'est sa volonté expresse qu'ils vous soient tous remis. Je vous dirai, pour sa gloire et pour notre consolation, que tout Paris les attend avec la plus vive impatience. Je crois, mon cher Panpan, que vous aimez trop son nom et sa réputation pour frustrer l'attente du public. Sans doute, dès qu'on vous les aura remis, vous travaillerez sans relâche à les rendre dignes de son juste empressement et à en donner une édition qui soit également honorable à l'auteur et à l'éditeur: mais ne croyez-vous pas, mon cher Panpan, qu'il soit nécessaire que vous veniez passer à Paris au moins un an pour vous mettre en état de la mieux faire par les secours et les avis des gens de lettres qui chérissaient la gloire de notre amie commune autant qu'ils chérissaient sa personne?
«Vous pensez quel intérêt nous y avons tous les deux. Il me semble que ma douleur augmente mon attachement et que je ne puis recevoir de consolation qu'autant que je pourrai contribuer à rendre la mémoire de ma chère maman immortelle! Vous êtes bien en état, mon cher ami, de me donner cette satisfaction, mais je me 188 défierais un peu de votre paresse, qui peut-être n'est occasionnée que par votre mauvaise santé, que je craindrais de rendre encore plus mauvaise par ce travail. Cependant, si vous vous sentez la force et le courage de l'entreprendre, je vous prie très instamment de le faire, par l'intime assurance que j'ai que vous le ferez mieux que tout autre, inspiré surtout par l'amitié. Mais il ne faut pas perdre de temps. Il faut profiter des dispositions présentes du public. Elles sont tout à fait heureuses, elles peuvent ne pas durer. Rien n'est si léger et si inconséquent que ce même public, il ne faut pas le laisser languir, il nous en punirait.
«Partez donc, mon cher Panpan, aussitôt ma lettre reçue. Je crois cela nécessaire; il s'agit de la gloire de votre plus tendre amie. Vous devez tout oublier pour elle, l'amitié vous en fait une loi indispensable.
«Recueillez chemin faisant tout ce que vous trouverez de lettres d'elle et faites-en un choix. Je vous attends avec la dernière impatience. J'oubliais de vous dire de ramasser aussi toutes les anecdotes les plus intéressantes de sa vie; car, à la tête de ses ouvrages, il faudra, s'il vous plaît, que vous en donniez un abrégé dans lequel vous aurez soin de développer, avec toute la force et l'énergie dont vous êtes capable, la grandeur de son âme, la sensibilité inouïe de son cœur, la pénétration et l'étendue de son esprit. Vous la connaissez mieux que personne, ainsi vous êtes plus en fonds pour en faire un portrait digne d'elle et de vous et de la postérité; 189 attachez-vous surtout à faire connaître cette douce et sublime philosophie du cœur qui caractérisait ses mœurs et ses ouvrages.
«Je vous embrasse, mon cher Panpan, de tout mon cœur, et mon mari aussi [59] .»
S'absenter pendant un an! quitter Mme de Boufflers, tous ses chers amis de Lorraine, ses livres, ses fleurs, ses habitudes, ses manies, et tout cela pour rendre hommage à un souvenir très tendre assurément, mais si lointain! Vraiment Mme Helvétius en parlait à son aise.
C'est qu'elle était bien loin de se douter de l'état d'âme de Panpan. La vérité est qu'il avait perdu de vue son amie depuis bien des années et qu'il ne ressentit sa perte qu'assez faiblement. Non seulement il ne songea pas un instant à se rendre à Paris, ainsi qu'on l'en priait si instamment, mais il ne s'occupa pas davantage de préparer une publication destinée à glorifier les mérites littéraires de Mme de Graffigny.
L'ingratitude de Panpan envers celle qui avait guidé ses premiers pas était, en somme, très humaine et très naturelle; on doit cependant la déplorer. On se rappelle l'entrain endiablé, la verve incomparable des lettres écrites de Cirey en 1739; toute la correspondance de Mme de Graffigny, si l'on en peut juger par quelques 190 rares spécimens, était sur le même ton. En ne recueillant pas ses lettres et en ne les publiant pas, Panpan nous a privés d'une œuvre charmante qui aurait classé Mme de Graffigny parmi les meilleurs et les plus spirituels épistoliers du dix-huitième siècle.
Difficultés politiques en Lorraine.
On se rappelle que les difficultés politiques qui avaient troublé les premières années du règne de Stanislas s'étaient peu à peu apaisées; la noblesse avait cessé son hostilité et s'était franchement ralliée au nouveau souverain. Depuis 1744 Stanislas vivait en paix.
Après bien des désaccords et des souffrances d'amour-propre péniblement dissimulées, le roi avait fini par rendre justice aux grands talents de son chancelier et il entretenait maintenant avec lui d'agréables rapports. Il lui avait même fait cadeau de la terre de Neuviller, près de Nancy, et il allait très souvent lui demander à dîner.
Cependant l'administration de M. de la Galaizière était dure et le peuple gémissait sous le poids des impôts; mais depuis que la noblesse se taisait, personne n'osait élever la voix.
De nouvelles difficultés s'élevèrent en 1756 et elles se prolongèrent jusqu'en 1759, avec des alternatives de violence et de calme qui troublèrent grandement 192 la quiétude du roi. L'existence en fut à ce point bouleversée que Mme de Boufflers entrevit le moment où il lui faudrait quitter sa chère Lorraine pour aller habiter Meudon ou Saint-Germain avec le vieux monarque.
Cette fois, c'était la Cour Souveraine de Nancy qui se chargeait de reprendre la lutte contre le chancelier et de soutenir les intérêts du peuple. Les magistrats avaient l'avantage sur les gentilshommes de ne pouvoir être soupçonnés de se laisser guider par des intérêts personnels ou de caste.
Les sujets de légitime protestation ne manquaient pas. Tantôt les magistrats défendaient la liberté de conscience, violée par la scandaleuse obligation imposée aux malades de s'adresser à un confesseur qu'ils n'avaient pas choisi; tantôt ils s'insurgeaient contre les procédés violents de la maréchaussée, tantôt contre les impôts excessifs et les corvées insupportables qui ruinaient le pays, etc., etc.
Naturellement la population soutenait de toute sa force les magistrats et elle ne leur ménageait ni les encouragements ni les acclamations.
En 1757, parurent deux brochures attaquant violemment l'administration. Un arrêt du Conseil du roi les supprima et Stanislas envoya cet arrêt à la Cour Souveraine avec ordre de l'enregistrer. Mais la Cour s'y refusa; elle se borna à désigner un conseiller pour instruire l'affaire et donner des conclusions sur ces libelles.
193 Ce refus irrita Stanislas au plus haut point. Ce ne fut qu'après de longues démarches que la Cour consentit à céder.
Une autre affaire beaucoup plus grave allait soulever de nouvelles réclamations.
Sur la demande de La Galaizière, le roi consentit à modifier les maréchaussées qui existaient en Lorraine et à les mettre sur le même pied que celles de France. La Cour Souveraine adressa aussitôt au prince un long mémoire pour lui peindre la désolation et la misère qui régnaient déjà dans le pays et l'impossibilité pour les malheureux habitants de supporter cette nouvelle et lourde taxe. Elle s'élevait en même temps contre les travaux en nature imposés aux populations et qui les réduisaient à la misère.
«Un peuple, disait la Cour, qui ne subsiste que par la culture des terres, se ruine et périt s'il n'est ménagé par une juste proportion de ses forces avec les travaux qui lui sont imposés; l'arracher aux occupations qui lui donnent la subsistance, pour l'attacher à des ouvrages qui ne lui procurent ni nourriture ni salaire, le forcer à s'éloigner de son champ pour l'employer pendant des semaines, des mois entiers à des travaux pénibles et gratuits, c'est épuiser à la fois sa fortune et sa santé.»
On n'a pas oublié qu'au moment de la guerre de la succession d'Autriche, M. de La Galaizière avait imposé, au mépris de toute justice, l'impôt du vingtième 194 à la province, tel qu'il existait en France [60] .
Cet impôt était d'autant plus inique que la Lorraine ne faisait pas encore partie du royaume de Louis XV, et qu'elle n'était en hostilité avec personne. Dans tous les cas, il ne pouvait être appliqué qu'en temps de guerre; cependant, même après la signature de la paix, il continua à être perçu. C'est en vain que les magistrats avaient protesté, La Galaizière était resté sourd à leurs légitimes revendications.
En septembre 1757, lorsque s'ouvrit la guerre de Sept ans, le chancelier émit la prétention d'établir un second vingtième. L'indignation fut générale dans la province. La Cour Souveraine, se faisant l'interprète de la population, refusa absolument de reconnaître le nouveau règlement. Malgré les injonctions réitérées du Roi, elle ne voulut pas obéir, tout en protestant de son respect et de son amour pour la personne du monarque.
Stanislas exila le procureur général; puis il fit venir à Lunéville le premier président et un autre député, et il leur parla avec affection et bienveillance.
Il les supplia d'avoir pitié de son âge, de ses efforts pour rétablir la concorde, de ne pas troubler par de pénibles divisions les quelques jours qui lui restaient à vivre:
«Je suis infiniment touché des assurances que me 195 donne ma Cour Souveraine de son attachement pour ma personne, leur dit-il; je le serais bien plus encore si cet amour qu'on me témoigne était le même pour mon gouvernement, qui en est inséparable.
«J'ouvre ici mon cœur, qui n'est point du tout disposé ni à punir avec rigueur, ni à fléchir avec indignité... ma santé affaiblie par mon âge ne saurait supporter aucune tracasserie. Je jouis de la douceur de la paix sous la faveur de l'heureux règne et de la puissance de Louis XV, mon gendre; au bout du compte, ce pays qui me sert d'asile est son domaine perpétuel; je ne le gouverne qu'avec juridiction viagère; ainsi désormais si je ne puis être assez heureux que de concourir au zèle de ma Cour Souveraine, qui prétend être au-dessus du mien pour le bien de l'Etat, je veux qu'on adresse toutes les remontrances directement au Roi Très Chrétien sur lesquelles la résolution prise n'exigera de moi que l'exécution.»
La situation du Roi était fort difficile. D'un côté il était au désespoir de la misère de ses sujets; il reconnaissait la justice de leurs réclamations et il aurait voulu leur obtenir un meilleur sort; d'autre part, il était attaché à son chancelier, il le redoutait et entendait à tout prix le soutenir. Or, La Galaizière se montrait intraitable et il exigeait l'enregistrement de l'édit.
Le 28 avril, le président reçut l'ordre de se rendre à Lunéville avec treize de ses collègues. Il refusa. Onze conseillers furent exilés. La Cour suspendit ses séances.
196 Au bout de peu de temps, Stanislas voulut donner lui-même l'exemple de la conciliation et il rappela huit conseillers. Seuls MM. de Châteaufort, avocat habile et estimé, Protin et de Beaucharmois demeurèrent en exil.
Malgré la bonne volonté évidente du Roi, la Cour ne consentit pas à reprendre ses séances.
Le déchaînement contre M. de la Galaizière était général: on l'avait surnommé le loup et l'on invitait la noblesse à le traquer comme une bête fauve. Le pays était inondé de libelles contre lui; on avait proposé de descendre la châsse de saint Sigisbert et de la promener par la ville comme dans les temps de calamité publique, dans l'espoir qu'elle délivrerait la province du fléau qui la dévastait.
Tout le pays était bouleversé et les esprits au dernier degré de la surexcitation. M. de Raigecourt-Fontaine avait écrit à un de ses parents une longue lettre politique où il ne désignait le chancelier que sous le nom du monstre . Il avait chargé une femme mariée qu'il avait séduite, Mme Biet, de faire parvenir cette lettre. Le mari s'en empara et la porta au chancelier, qui la remit au Roi. Celui-ci, enchanté de cette découverte qu'il appelait «un coup du ciel», disait qu'il donnerait «quatre millions pour poursuivre le Raigecourt.»
On répandait tant de libelles et de calomnies contre le chancelier, le déchaînement contre lui était si général, que Mme de la Galaizière finit par s'en émouvoir. Le 197 Roi lui écrivit aussitôt pour lui donner sa parole qu'il ne se séparerait jamais de son mari; il l'engageait en même temps à se rassurer, lui disant que le plus grand plaisir qu'elle pût faire à ses ennemis était de marquer quelque crainte.
Un des adversaires les plus violents du chancelier était la vieille marquise des Armoises, nièce du prince de Craon, qui habitait le château de Fléville, et qui jouissait d'une grande influence dans la province. Elle aimait beaucoup Stanislas et le voyait fréquemment. Elle ne manquait jamais dans ses conversations avec lui d'attaquer La Galaizière, si bien que Stanislas, impatienté, finissait par l'éviter. Un jour où, grâce à la connivence de Mme de Boufflers, la vieille marquise avait pu forcer la porte du Roi, celui-ci s'écria fort en colère: «Marquise, je n'ai pas l'honneur d'être un Alexandre, mais la ville de Nancy est une Babylone!»
Au mois de juillet 1758, Stanislas, obsédé de toutes ces tracasseries, décida, pour y échapper, d'aller passer quelques semaines au château de Commercy. Avant de s'éloigner, il fit venir M. de Marcot, procureur général, et il le chargea de dire aux membres de la Cour Souveraine qu'il partait pour Commercy pour ne plus entendre parler d'eux, qu'il les abandonnait, qu'ils pouvaient s'adresser au roi son gendre, etc.
La vérité est que Stanislas était désolé de ne pouvoir mettre fin à ces querelles et qu'il trouvait que la France lui faisait jouer «un fort sot personnage».
198 Après son séjour à Commercy, il se rendit à Versailles, décidé à demander à Louis XV de reprendre le gouvernement de la Lorraine, dont il ne voulait plus se mêler, puisqu'il n'était pas le maître de s'y faire obéir. Son intention était de se retirer à Saint-Germain ou à Meudon, près de sa fille, pour y finir paisiblement ses jours. Mais quand il s'ouvrit de ses projets à Marie Leczinska, elle y fit la plus vive opposition.
En attendant, les ministres du Roi mettaient en avant toutes sortes de combinaisons pour venger M. de la Galaizière et punir la Cour Souveraine. Tantôt on proposait de la supprimer et de faire ressortir les bailliages au parlement de Metz; on aurait en même temps supprimé les conseils et la chancellerie de Lorraine. Tantôt on faisait venir le parlement de Metz à Nancy, etc. En dépit des objurgations de sa fille, Stanislas, dans un grand conseil tenu devant les ministres, proposa pour sa tranquillité personnelle d'abandonner une partie de son autorité. On lui répondit qu'il serait encore bien plus tranquille s'il abandonnait complètement le pouvoir.
A cette proposition, la reine de France, qui était présente, se leva indignée et elle dit aux ministres «qu'elle n'étoit plus surprise si le royaume étoit si mal gouverné; qu'apparemment les conseils qu'ils donnoient au Roy Très Chrétien ne valaient pas mieux que celui qu'ils venoient de donner à son père; elle ajouta encore beaucoup d'autres choses, avec une éloquence et une force qu'on ne lui croyoit pas.»
199 Tous ces projets étaient dangereux, étant données les liaisons qui existaient déjà entre les divers parlements du royaume; il était à craindre que le Parlement de Paris ne prît fait et cause pour la cour de Nancy. Il parut plus sage de rester dans le statu quo .
Stanislas se résigna donc à conserver un pouvoir qui lui était à charge, mais quand il vit que la Cour de Versailles était décidée à lui laisser les responsabilités, il chercha la solution la moins défavorable à ses sujets.
Sur ces entrefaites, on apprit que le duc de Choiseul était appelé au ministère des affaires étrangères à la place de M. de Bernis et qu'il allait traverser la Lorraine en revenant de Vienne.
En arrivant à Blamont, le duc apprit la mort de sa mère [61] , qui venait de succomber à Nancy, le 25 novembre. Il s'arrêta à Fléville et il eut le lendemain une longue conférence avec Mme des Armoises, la maréchale de Mirepoix et le prince de Beauveau, qui venait de l'armée de Contades avec son neveu de Chimay. Il ne fut question que des affaires de la Cour Souveraine. En qualité de Lorrain, Choiseul n'aimait pas La Galaizière; il n'aimait pas davantage les jésuites, qui soutenaient le chancelier; il écouta donc avec bienveillance les doléances de ses compatriotes.
A peine au ministère, il donna des ordres en conséquence. La Galaizière dut céder en partie; il consentit 200 à remplacer le deuxième vingtième par un abonnement fixé à un million de livres tournois.
Aussitôt, Stanislas rappela les exilés et la Cour consentit à reprendre ses séances.
Cette nouvelle fut accueillie dans toute la Lorraine par des transports de joie. Le jour où MM. Protin et de Beaucharmois revinrent à Nancy, tous les habitants se portèrent à leur rencontre jusqu'à deux heures des portes de la ville. Les principaux magistrats les haranguèrent, la foule des carrosses était énorme; sur tout le parcours retentissaient des acclamations enthousiastes. Le soir, on tira des boîtes d'artifice, on fit des illuminations; ce fut un véritable triomphe.
Ces manifestations n'avaient pas uniquement pour cause la joie de revoir les exilés; elles avaient surtout pour but de montrer la haine que l'on portait au chancelier.
Le retour de M. de Châteaufort fut particulièrement brillant. Beaucoup de ses amis vinrent au devant de lui jusqu'à Lunéville. Il eut la sagesse de vouloir se dérober aux ovations qu'on lui préparait, estimant qu'il ne convenait pas à des magistrats d'échauffer le peuple, mais il ne put cependant éviter l'éclat qui l'attendait à Saint-Nicolas, où se trouvaient une grande partie de ses collègues. Il y eut «sonnerie, des boëtes, des: Vive la Cour Souveraine et M. de Châteaufort!». A partir de Bon-Secours, la ville était illuminée. C'était une ivresse et une «démence véritable» dans tout Nancy; on 201 poussait des cris de joie, on criait: le pot de terre a cassé le pot de fer! si bien que M. de Châteaufort était en même temps «flatté, honteux et fâché de tout ce tintamarre».
A la suite de ces événements, en février 1759, M. de la Galaizière, sentant sa situation compromise, demanda un congé et il annonça son départ pour Paris.
Le lendemain, M. de Lucé, causant avec Stanislas, lui dit que c'était le moment de marquer à son frère des bontés dont il avait grand besoin:
—«Que dois-je donc faire, demanda le monarque?
—«Écrire au roi de France, répondit M. de Lucé.
Sur ce mot, Stanislas lui dit de se retirer, qu'il savait ce qu'il avait à faire.
L'après-midi, le Roi, rencontrant M. de Lucé, lui dit:
—«Je suis fâché à toi [62] .
—«Sire, ce serait le plus grand malheur qui pourrait m'arriver.
—«Crois-tu avoir imaginé tout seul ce qu'il fallait faire? Je l'avais pensé avant toi; je sais ce qu'il faut faire dans les occasions importantes.»
Peu après, Stanislas remit à son chancelier une lettre tout entière de sa main pour le Roi, son gendre; il réclamait sa justice et ses bontés pour M. de la Galaizière, 202 «victime d'une cabale», et il affirmait qu'il n'avait «rien trouvé à reprendre à son administration depuis vingt-deux ans.»
Le soir même, le chancelier, heureux de la satisfaction obtenue, soupa chez M. Alliot, avec plusieurs dames de la Cour; puis il joua à la comète et il quitta le jeu pour monter en carrosse et se rendre à Paris.
La Galaizière, tout en conservant son titre et ses fonctions de chancelier, dut donner sa démission d'intendant de Lorraine, mais il fut remplacé par son fils [63] , ce qui ne changeait rien.
Dès que la fin des troubles fut assurée, Tressan s'empressa d'écrire à Mme de Boufflers pour l'en prévenir. Elle était à Plombières, attendant anxieusement ce qui allait se passer. Sa joie fut grande en apprenant que son cher Stanislas allait enfin retrouver le calme de l'esprit et qu'elle-même allait pouvoir continuer à vivre en Lorraine, sans rien changer aux conditions de son existence.
Les voyages du Roi à Versailles.
Depuis que Tressan était arrivé en Lorraine, et en particulier à la suite des événements que nous avons racontés, son intimité avec le Roi n'avait fait que croître. La mort du duc Ossolinski avait contribué encore à nouer entre le monarque et le gouverneur des relations plus étroites. Stanislas voyait avec anxiété les vides se faire de plus en plus fréquents autour de lui et il sentait le besoin, pour éviter la solitude menaçante, de se créer des attachements nouveaux.
Les goûts littéraires et scientifiques de Tressan lui plaisaient infiniment; aussi ne négligeait-il aucune occasion d'attirer à sa Cour cet esprit distingué. Quand il lui écrivait, il le faisait toujours dans les termes les plus affectueux et sans rien dissimuler du plaisir qu'il éprouvait à le voir près de lui.
Il lui mandait, le 1 er janvier 1757:
«Lunéville.
«Vous êtes toujours le très bien venu quand vous venez, et maudit quand vous ne venez pas. J'attendrai 204 donc avec impatience votre arrivée pour lever la malédiction et bénir le jour par votre présence. Au reste, je vous souhaite, en vérité, pour cette année, plus de bonheur que vous ne sauriez désirer. Il est dû à votre mérite et à la part que j'y prends. Je suis de tout mon cœur votre très affectionné
« Stanislas , Roi.»
En 1758, Tressan, pressé par la nécessité, ayant sollicité une augmentation de traitement pour ses fonctions de maréchal des logis, le Roi lui mande [64] :
«Lunéville, 9 octobre 1758.
«Je ne fais réponse à la lettre que vous m'avez écrite que pour vous dire qu'il ne faut pas tant vous prévaloir de l'exemple que vous citez de la charge de maréchal-des-logis, dont je n'ai absolument pas besoin; mais comme j'ai beaucoup d'amitié pour vous, que j'ai besoin de votre attachement, et que je ne suis pas fort riche pour mettre un prix à une douceur si inestimable, ce que je vous ai assigné a été à proportion de mes facultés, à quoi j'ajoute encore mille francs du premier jour de l'année, en n'exigeant de vous autre chose, que de me voir autant que ma société vous sera agréable.
«Je vous embrasse de tout mon cœur.
« Stanislas , Roi.»
205 Maintenant, quand il se rend à Versailles voir sa bien-aimée Maryczka, Stanislas, qui a perdu son fidèle compagnon Ossolinski, le remplace souvent par Tressan. C'est ce qui a lieu en particulier en septembre 1759.
A ce moment, les difficultés politiques qui ont si gravement troublé la vie en Lorraine sont à peu près apaisées et on peut enfin prévoir une ère de calme et de tranquillité; aussi le Roi s'empresse-t-il de partir pour Versailles. Il emmène avec lui MM. de la Galaizière, de Lucé, et de Tressan; la situation pécuniaire de ce dernier est devenue si critique qu'il ne peut même plus nourrir ses chevaux ni ses gens; il se berce de l'espoir qu'avec l'aide du Roi il obtiendra du ministre quelque faveur.
A mesure qu'il vieillit, Stanislas fait à Versailles des voyages de plus en plus fréquents. Soit qu'il sente venir l'heure prochaine et inévitable de la séparation et qu'il veuille profiter de ses dernières années, soit qu'il sente que sa chère Maryczka a plus besoin que jamais de sa tendresse et de ses consolations, malgré son grand âge, il se rend régulièrement deux fois par an auprès de sa fille.
Il supporte allégrement le voyage, et s'il va moins vite qu'autrefois, c'est par égard pour ses compagnons, dont la santé s'accommode mal de ces déplacements rapides. Le Roi est encore si vigoureux que quand Marie Leczinska veut lui épargner cette route longue et fatigante par des temps trop rigoureux, il lui répond galamment que les saisons ne lui font rien, et que quand 206 il s'agit de la venir voir il trouve toujours les chemins semés de fleurs.
Le cérémonial des voyages royaux est immuable. Les compagnons de route de Stanislas sont toujours les mêmes, M. de la Galaizière, M. de Thianges, M. de Lucé, Tressan ou le prince de Chimay. Le Roi voyage dans un vis-à-vis avec un de ses courtisans; les autres suivent dans une seconde voiture.
Stanislas est toujours précédé d'un officier de la bouche et d'un surtout, qui marchent en poste devant lui. Chaque jour il dit à quel endroit il veut dîner le lendemain; le surtout part avec l'officier et va coucher au lieu indiqué, de façon que quand le Roi arrive il trouve son dîner tout prêt dans une auberge, à l'heure qu'il a ordonné, non seulement pour lui, mais encore pour sa suite.
D'ordinaire, Stanislas couche à Jarry, maison de campagne de l'évêque de Châlons, et le second jour à Luzancy, chez son cher ami le comte de Bercheny.
A Versailles, il s'installe à Trianon, qu'on lui a une fois pour toutes réservé; mais dans la journée il reste près de sa fille, qu'il quitte le moins possible; il occupe dans le château l'appartement du prince de Clermont. C'est la Reine qui lui donne à dîner.
Stanislas n'a rien changé à ses vieilles habitudes d'autrefois et sa vie est toujours réglée de la même façon. Il se lève à cinq heures et se couche à dix heures au plus tard; il dîne copieusement, mais ne soupe 207 pas. Plusieurs fois par jour on le voit fumer sa pipe.
Sa santé paraît toujours excellente et son esprit est aussi gai qu'à l'ordinaire; malheureusement il commence à ressentir quelques-unes des infirmités de la vieillesse; il marche difficilement et sa vue s'affaiblit, ce qui le prive de bien des distractions qui lui étaient chères: Il ne peut presque plus lire; il a dû renoncer à la peinture; quant à la musique, il l'entend toujours volontiers, mais il jouait de la flûte et il a dû y renoncer.
Le Roi a toujours eu un goût marqué pour les arts et les sciences; toutes les nouvelles découvertes ont le don de le passionner et, dès que son arrivée est connue, on est sûr de voir accourir à Trianon tout un défilé d'inventeurs qui viennent lui soumettre leurs découvertes plus ou moins extraordinaires.
Un jour, c'est un sieur Bonnel, teinturier à Dieppe, qui a inventé un appareil de sauvetage, très utile aussi pour passer les rivières sans danger. «Il se compose d'une espèce de cuirasse formée de plusieurs morceaux de liège cousus ensemble avec du fil goudronné, et qui entoure le corps par devant et par derrière, depuis le col jusqu'aux hanches.»
Un autre jour c'est un sieur Grossin qui a imaginé un procédé du même genre. «Ce sont des tablettes de liège attachées les unes au-dessus des autres avec des morceaux de cuir cousus avec du fil goudronné; les tablettes couvrent l'estomac par devant et l'entre-deux des épaules par derrière.» L'inventeur prétend que l'eau 208 maintenant les tablettes horizontales, on peut se tenir debout sans aucun risque et avancer par le moyen des mains.
Une autre fois on présente au Roi un modèle de remorqueur destiné à traîner sur une rivière tout un train de bateaux chargés. Puis un inventeur a imaginé de peindre le verre de telle façon qu'il imite ainsi le marbre à s'y méprendre, etc., etc.
Pendant que le Roi occupe ses loisirs de Versailles en examinant les découvertes les plus bizarres, Mme de Boufflers, suivant son habitude pendant les absences du monarque, fait une saison à Plombières; comme elle redoute l'ennui par-dessus tout, elle s'est fait accompagner de ses enfants et aussi de ses inséparables amis Panpan et l'abbé Porquet.
Avant de quitter la Lorraine, l'amoureux Tressan lui a écrit une longue épître; il est plus épris que jamais, et malgré le peu de succès de ses déclarations enflammées, il s'efforce toujours de faire l'aimable, et de gagner par d'agréables facéties les bonnes grâces de la noble dame.
«La Malgrange, ce vendredi.
«J'ai bien exécuté la commission dont la Reine de mes pensées m'a honoré; j'ai baisé les deux mains du Roi et je donnerais Marichou pour pouvoir faire ce dont ce prince m'a chargé.
«Je pars demain à la suite; je tâcherais de le tenir 209 gaillard et de lui plaire. C'est en vérité tout ce que j'espère de mon voyage.
«Sur la réponse de... j'ai écrit au Maréchal pour avoir un ordre de toucher cette somme sur mes appointements. Mes chevaux seront vendus ou j'en ferai faire un pâté pour nourrir mes gens cet hiver.
«Mais voyez comment cette belle dame est bonne de penser à toutes les petites affaires du Tressanius! Il est encore bien plus honnête à elle de me regretter. Ah! madame! avec quel transport de joie j'aurais sondé avec vous la profondeur du foyer des eaux de Plombières! Comme nous aurions bien discuté, pesé, calculé analysé tous les phénomènes qui se rassemblent pour vous échauffer le bout du doigt quand vous vous y faites donner la douche!
«Je crois avoir lu dans Scaliger ou dans Grævius que la nymphe Egia s'étant mise en colère contre Tuceneia, sa femme de chambre, qui avait mis de l'eau presque bouillante dans son bidet, elle renversa le tout d'un coup de pied. Les dieux ne font rien en vain. Cette eau se multiplia encore mieux que la source que fit jaillir Moschus; elle prit son cours vers le vallon que vous habitez, et voilà, disent ces habiles commentateurs, l'origine la plus sûre des eaux de Plombières.
«Laissez-les donc refroidir, madame, qu'elles puissent ne vous causer qu'une sensation douce et même agréable! Que ne puis-je m'y baigner auprès de vous! vous y voir baigner! vous baigner! et d'encore en encore...
210 «Monsieur l'abbé, prenez garde à vous! le moindre petit degré de chaleur de plus dans votre existence vous changerait en salamandre, et dans votre état, il faut quelquefois être carpe.
«Cher Panpan, ne craignez point ce feu liquide qui ne peut embraser votre maison, ni changer Popole en statue de sel.
«Aimez-moi tous les trois, plaignez-moi de n'être pas avec vous; j'écrirai de Versailles bien exactement, et si vous voulez rafraîchir mon foie desséché par votre absence, écrivez un peu au Tressanius, qui recevra vos lettres comme le chasseur de Lybie étendu sur l'arène brûlante ouvre son sein au vent du nord.....
«Mme de Tressan et Marichou prient bien tendrement Mme la marquise d'être bien persuadée qu'elles sont pénétrées des marques de bonté et d'amitié dont elle les a comblées.
«Avouez qu'il faut être bien épris pour écrire si longtemps avec une aussi mauvaise plume et de si mauvais papier. Épris , c'est le mot; ce sera toujours mon état auprès de vous. Tout ce qui m'en afflige, c'est que la plus aimable de mes amies n'ait jamais goûté un instant tout le plaisir que cet état m'a donné, me donne et me donnera.
«Il faudra m'écrire à Versailles chez le duc de la Vauguyon et surtout me mander la marche de la dame de mes pensées».
Soit que la vie de Plombières lui donne des loisirs, 211 soit que l'éloignement la rende moins cruelle, Mme de Boufflers répond très aimablement à son correspondant; elle paraît même s'intéresser à son sort; entre temps, elle lui donne des nouvelles de leurs amis communs:
«Plombières, lundi.
«Vous avez beau dire, mon cher Tressanius, Mme Baron est très aimable et Mlle Baron est belle; Panpan dit aussi que M. Baron est beau, et il faut l'en croire. Vous êtes assez aimable de m'avoir écrit, car personne ne s'en avise; mais vous le serez davantage quand vous me manderez des nouvelles.
«Je ne saurais croire que vous ne tirez aucun fruit de votre voyage. Avez-vous vendu vos chevaux, et le roi de Prusse est-il aussi écrasé que nous le désirons? Tous les Anglais sont-ils pendus ou noyés?
«C'est ce que nous ne savons pas.
«Tenez-vous compagnie assidue au Roi, ainsi que vous me l'avez promis? Baisez-lui les mains pour moi; parlez-lui de mon attachement, de mon ennui de ne pas le voir et de mon regret de l'avoir quitté huit jours trop tôt.
«Je meurs d'envie de vous revoir tous; vous me retrouverez sous les arbres de la Malgrange et peut-être plus loin. Mandez-moi comment vont les affaires de M. de la Galaizière. Je hais bien les violences et je désire de tout mon cœur que tout se pacifie.
212 «Panpan vous embrasse et vous respecte de tout son cœur. Voici des vers de l'abbé pour une jolie femme d'ici qui lui en a demandé!»
Le premier jour que je la vis, j'aperçus sa beauté,
Mais je n'aperçus qu'elle;
Et le jour que je l'entendis,
Je la trouvai bien plus que belle;
J'admirai son esprit, je louai ses attraits,
Sans penser que mon âme en serait enflammée.
Si j'avais su d'abord combien je l'aimerais,
Je ne l'aurais jamais aimée [65] !
Après son séjour habituel auprès de sa fille, Stanislas reprend la route de la Lorraine, avec ses compagnons. Suivant son habitude, il s'arrête chez la marquise de Mauconseil, dans sa superbe propriété du Bois de Boulogne qu'on appelle Bagatelle .
Mme de Mauconseil avait été dame d'atours de la reine Opalinska; Stanislas avait pour elle beaucoup de bontés, et il ne manquait jamais, à chacun de ses voyages, de prendre un repas chez elle.
La marquise, flattée d'un si grand honneur, ne se borne pas à offrir à dîner au roi, elle organise toujours des surprises, quelquefois de véritables fêtes champêtres avec compliments en prose, en vers, musique, comédie, etc.
Le roi de Pologne arrive généralement vers dix heures 213 du matin. Après un compliment de circonstance, l'on se met à table et l'on sert un dîner fort recherché et de très bonne mine. Pendant le repas, des musiciens et des musiciennes chantent des chansons à la louange du monarque.
Toute la société se rend ensuite dans le parc pour prendre le café, et alors l'on offre au Roi les attractions les plus variées; tantôt on joue devant lui un petit acte d'opéra, tantôt on le promène dans une foire de village où se trouvent réunis tous les divertissements usités en pareille occurrence, tantôt on le fait pénétrer dans un petit cabinet de verdure avec cette enseigne: «Au grand café de Bagatelle », et deux jeunes filles, agréablement costumées, viennent servir le noble invité; tantôt il y a des marionnettes. Le tout est accompagné de danses, de chants, de musique, et de couplets en l'honneur du prince.
Puis toute la société et tous les acteurs accompagnent le Roi jusqu'à son carrosse, et il part pour Luzancy, où il s'arrête toujours pour coucher.
Cette bonne marquise de Mauconseil, si dévouée à Stanislas, fut un des exemples les plus frappants des extravagances et de la mobilité de la mode à la fin du dix-huitième siècle, et il serait vraiment dommage de ne pas rappeler les mésaventures qui lui advinrent. Un beau jour, Mme de Mauconseil tomba malade assez gravement, et sa fille, Mme d'Hénin, très inquiète à juste titre, vint s'installer près d'elle. Mais Mme d'Hénin 214 était fort à la mode; sa piété filiale souleva un enthousiasme général et ses amies les plus intimes réclamèrent le droit de lui venir en aide et de veiller elles aussi la malade à tour de rôle; on vit donc camper sur des lits de sangle, dans les salons qui précédaient la chambre, Mmes de Turenne, de Poix, de Tessé, de Lauzun, de Bayes, de Brancas, etc.; on trouvait dans tous les coins des bonnets, des corsets, des sachets, des sultans, des flacons, des mantilles, des pantoufles, etc. Ces dames avaient amené leurs femmes, qui couchaient dans la seconde antichambre, sur des canapés; quant à la première antichambre, elle était occupée par des valets de la maison, qui dormaient sur des banquettes.
Cependant les amies de ces dames s'enflammèrent à leur tour, et douze ou quinze femmes sensibles vinrent s'établir dans la galerie de tableaux, où elles couchèrent sur des bergères, des sophas, des coussins ou des tapis. Les parents, les amis, les maris, les amants affluèrent; on passait les nuits à jouer dans ce vaste dortoir, où les plus grandes dames étaient rangées sur des malles, des coffres, des tapis roulés et même sur des meubles de garde-robe recouverts de leurs sarreaux de toile de Perse.
Bien entendu, dans la salle à manger, la table était mise en permanence, chacun apportait des victuailles, et c'était une odeur de comestibles à ne pas tenir dans la maison.
215 Les personnes les plus favorisées jouaient au loto dans la chambre de la malade.
Malgré tout, la marquise s'en tira, et l'on célébra sa guérison par une comédie champêtre et toutes sortes d'extravagances.
Six mois après, Mme de Mauconseil retomba malade. Personne n'y prit garde, elle avait cessé d'être à la mode. L'on n'apprit sa mort que par le billet d'enterrement.
Les voyages du Roi ne se passaient pas toujours sans encombre. En 1757, pendant la route, il arriva un accident qui aurait pu être fort grave. Stanislas n'adorait pas seulement les inventions nouvelles, il avait aussi la manie de les expérimenter; il avait imaginé une voiture à trois roues dont il attendait merveille et, bien que Mme de Boufflers eût essayé de l'en détourner, il avait absolument voulu en faire l'essai lui-même. A l'aller, tout se passa bien et le Roi était ravi, mais au retour il n'en fut pas de même. En approchant de Saint-Dizier, le postillon ayant voulu tourner trop court, la voiture et le cheval de brancard furent renversés sur le côté gauche; MM. de la Galaizière, de Lucé et de Tressan, qui se trouvaient dans le carrosse de suite, accoururent au secours du roi et leur effroi fut grand en trouvant Stanislas immobile, muet et comme s'il était inanimé; sa tête était cachée dans la voiture et on ne voyait que son dos couvert de débris de glaces. On ne savait comment le retirer de cette situation périlleuse lorsqu'il 216 s'écria enfin: «Ce n'est rien!» Mais il eut le bon esprit de rester immobile jusqu'à ce que tous les morceaux de glace qui pouvaient le blesser eussent été enlevés. Enfin, après bien des efforts, on put le retirer par la portière de droite. Il était sain et sauf, très calme, et, pour bien montrer qu'il n'avait aucun mal, il fit une longue marche à pied pendant qu'on relevait la voiture et qu'on la réparait. Son chien Griffon, qui était avec lui dans le carrosse, ne fut pas moins heureux et s'en tira sans la moindre blessure.
Les enfants de la marquise de Boufflers.
Ainsi que nous l'avons vu au cours des précédents chapitres, les trois enfants de la marquise de Boufflers avaient grandi auprès de leur mère, qui s'occupait d'eux fort tendrement, et ils s'étaient trouvés peu à peu mêlés à la vie de la Cour. Stanislas leur témoignait beaucoup d'affection. Mlle de Boufflers en particulier, celle que les courtisans avaient surnommée «la divine mignonne», avait, par sa gaîté juvénile et son esprit, conquis les bonnes grâces du Roi, et il l'appelait souvent auprès de lui.
L'aîné des enfants, celui qui, à la mort de son père, avait pris le titre de marquis, quitta assez jeune Lunéville pour aller à Versailles occuper la place enviée de menin du dauphin, place qu'il devait naturellement à la protection de Stanislas.
Quant au cadet, sur lequel nous insisterons davantage, parce qu'il va jouer dans notre récit un des premiers rôles, il était né prématurément, le 31 mai 1738, sur la grand'route de Bar-le-Duc à Commercy; la marquise 218 était seule dans son carrosse quand l'accident lui arriva, et c'est le postillon qui lui donna des soins. Transporté aussitôt à Nancy, ainsi que sa mère, l'enfant fut ondoyé le lendemain à Saint-Roch [66] . Il eut pour parrain et pour marraine le Roi et la Reine de Pologne, et il reçut en leur honneur les noms de Stanislas-Catherine.
L'enfant fut immédiatement mis en nourrice chez une brave paysanne d'Haroué, et c'est là qu'il passa ses premières années, près de la magnifique résidence de ses grands-parents. Mme de Boufflers venait très souvent l'y voir, mais, rappelée par ses devoirs à la Cour, elle ne faisait jamais que de courtes apparitions et l'enfant se trouvait presque toujours seul. Il n'était pas cependant sans s'être créé quelques relations agréables dans la basse-cour du château, entre autres celle d'un gros chien de garde, installé dans la cour 219 d'honneur, et qui répondait au nom de Pataud. Stanislas-Catherine et Pataud se comprenaient à merveille et ils passaient leur vie ensemble. Quand on cherchait Stanislas, on était toujours sûr de le retrouver dans la niche de son meilleur ami; quand on appelait l'un, l'autre arrivait également, tant et si bien qu'on arriva à les confondre et que tous deux finirent par répondre au même nom de Pataud.
Quand Stanislas eut atteint l'âge de neuf ans, Mme de Boufflers estima que les études sérieuses devaient commencer pour lui et elle le fit venir à Lunéville. L'enfant s'arracha non sans larmes et regrets à la vie libre et insouciante et à la précieuse intimité de Pataud pour commencer l'apprentissage de la vie.
Nous avons vu dans le premier volume de cet ouvrage que son éducation avait été confiée à cet ineffable abbé Porquet, dont nous avons conté l'étrange liberté d'allures et la singulière absence de principes [67] .
L'éducation de l'enfant fut ce qu'elle devait être, étant donné le milieu dans lequel il vivait et le précepteur que la prudence de sa mère lui avait choisi. Si elle ne laissa rien à désirer au point de vue intellectuel, au point de vue moral il y eut de terribles lacunes. Aussi, personne, et Mme de Boufflers moins que tout autre, ne put s'étonner du résultat.
Stanislas, du reste, était le digne fils de sa mère; il 220 paraissait admirablement doué, et plus il avançait en âge, plus il brillait par une intelligence vive et primesautière qui surprenait tous ceux qui l'entouraient; déjà on lui prédisait les plus hautes destinées.
Un jour, étant en séjour chez sa grand'mère de Craon, à Haroué, il donna une preuve singulière de son étonnante précocité.
«Le P. de Neuville, célèbre alors par son éloquence, venait souvent chez la princesse; la grande dame avait renoncé aux erreurs de ce monde et elle s'adonnait à la dévotion. Aussi était-elle assidue aux sermons du R. P. et y conduisait-elle volontiers ses petits-enfants. Un jour, après avoir prêché, le Père de Neuville vint la voir et il fut frappé de l'extrême attention avec laquelle le regardait le jeune Stanislas.
—«Pourquoi me regardez-vous ainsi? lui dit-il.
—«C'est, reprit l'enfant, parce que vous avez très bien prêché ce matin.
—«Vous rappelleriez-vous quelque chose de ce que j'ai dit? repartit le Père étonné.
«L'enfant fit un précis tellement exact du sermon, que tout le monde fut confondu. A partir de ce moment, le P. de Neuville eut de lui une grande idée [68] .»
L'on faisait naturellement honneur à l'abbé Porquet des brillantes dispositions de son élève et on lui en 221 attribuait tout le mérite; on en concluait de plus que Stanislas-Catherine avait pour l'Église une vocation des plus décidées, et comme c'était à l'état ecclésiastique qu'on le destinait, ainsi qu'il était d'usage dans les familles nobles pour les cadets, tout le monde se réjouissait de cette heureuse coïncidence. Tout paraissait donc s'arranger pour le mieux.
Le Roi, qui aimait beaucoup son filleul, était ravi de cette vocation inespérée; il l'appelait, non sans emphase, «une fleur destinée à parer les autels;» en prévision de la mission sacerdotale dont l'enfant devait plus tard être chargé, et pour l'encourager dans la bonne voie, il s'empressa de le gratifier de plusieurs fructueux bénéfices. C'est ainsi que Boufflers fut nommé abbé de Longeville et de Béchamp.
Les talents du futur abbé ne firent que s'accentuer avec l'âge; non seulement il apprenait avec facilité tout ce qu'on lui enseignait, mais il était doué des dons naturels les plus précieux; il excellait aux exercices du corps, montait parfaitement à cheval, cultivait avec succès la musique et la peinture, etc.; il marquait pour la poésie des dispositions qui enchantaient sa mère et toute sa famille et qu'on s'empressait d'encourager.
En avril 1754, à peine âgé de seize ans, Boufflers traduisit en vers une pièce de Sénèque, et l'œuvre du jeune homme souleva les cris d'admiration de Stanislas, de Porquet, de Panpan et de toute la Cour.
DISCOURS DE THÉSÉE, SORTI DES ENFERS.
Je suis enfin sorti de ces cavernes sombres
Où des morts gémissants Pluton retient les ombres,
Et déjà du soleil le flambeau lumineux
D'un éclat inconnu vient étonner mes yeux.
Oui, quatre fois ce dieu, dans sa noble carrière,
A sur les champs dorés répandu sa lumière:
Et quatre fois la nuit, en fournissant son cours,
Vit son espace égal à l'espace des jours;
Tandis que de mon sort l'affreuse incertitude
Dans mon cœur éperdu versoit l'inquiétude;
Et tandis qu'enchaîné dans cet affreux chaos,
Du ciel et de l'enfer je souffrois tous les maux.
Mais vainqueur de Pluton, le vaillant fils d'Alcmène
De son ami captif enfin brisa la chaîne:
Sa bouillante valeur assurant mon retour,
Je sortis des enfers, je reparus au jour;
Je quittai de Pluton la demeure abhorrée,
Et je revins enfin sous la voûte azurée,
Mais de tous ces travaux la pénible longueur
De mon ancien courage énerve la vigueur;
Et mon corps abattu, ma force chancelante,
Ne peuvent seconder ma valeur languissante.
L'abbé Porquet s'extasiait sur cet élève qui lui faisait tant d'honneur; Mme de Boufflers était ravie des succès de son fils, elle admirait la variété de ses aptitudes, son humeur originale, la vivacité de ses reparties; Stanislas raffolait de ce jeune homme si bien doué, si gai, dont l'entrain le rajeunissait; il était pour lui plein d'indulgence et il lui passait mille fantaisies. Enhardi par la bonté du Roi, l'abbé 223 s'était mis avec lui sur un pied presque familier.
La jeune muse de Boufflers ne s'attaquait pas seulement aux sujets sérieux; ceux-ci étaient même, il faut l'avouer, l'exception. Un jour c'est sur le singe même de Stanislas que le poète prétend exercer sa verve; mais il a soin de glisser dans son quatrain une délicate flatterie:
Ces climats ne l'ont point vu naître,
Et par un coup du sort, il tomba dans nos mains;
Mais par son amour pour son maître,
Jacko est devenu le singe des Lorrains.
Le Roi, très amusé par la verve du jeune homme, encourage ses essais poétiques, et Boufflers, que le succès rend audacieux, ose composer pour la fête du Roi une chanson qu'il débite à la table royale, aux applaudissements de tous les courtisans:
Chanson
Si l'on cherche un roi qu'on aime ( bis ),
On peut le trouver ici;
Et qui nous aime de même,
On peut l'y trouver aussi.
Si l'on cherche un roi qu'on aime
On peut le trouver ici.
Tous nos cœurs sont sa conquête ( bis ),
C'est sur eux qu'il règne ici,
On fête aujourd'hui sa fête,
N'est-ce pas la nôtre aussi?
Tous nos cœurs, etc.
A nos respects il préfère ( bis )
L'amour qu'on lui porte ici;
De sa cour il est le père,
De son peuple il l'est aussi.
A nos respects, etc.
Partout on pourrait en dire ( bis )
Tout ce qu'on en dit ici:
Car si de près on l'admire,
De loin on l'admire aussi.
Partout, etc.
Que parmi nous il s'arrête ( bis )
Qu'il règne cent ans ici;
Nos vrais biens sont sur sa tête,
Nos beaux jours y sont aussi.
Que parmi nous, etc.
Stanislas, charmé, ne trouve pas sur le moment de meilleure récompense que d'embrasser le jeune poète et le couvrir d'éloges. Mais n'était-ce pas insuffisant et n'y avait-il pas d'autre moyen d'encourager ce talent qui donnait de si belles promesses?
Mais si, assurément. Il y a une Académie à Nancy, et quand on tourne si bien le couplet, on est digne d'en faire partie. L'abbé est bien un peu jeune, il n'a que vingt ans, mais Stanislas connaît ses classiques, et il sait qu'
Aux âmes bien nées,
La valeur n'attend pas le nombre des années.
Il est vrai que les statuts de la Société royale interdisent formellement de briguer les suffrages académiques 225 avant l'âge de vingt-cinq ans, mais les règlements sont-ils donc faits pour un Roi! et qui oserait se permettre une critique? Ce serait, en vérité, une plaisante aventure. Donc Boufflers sera académicien, de par la volonté du prince.
Mais que va dire l'abbé Porquet? Au plaisir de voir son élève monter si haut ne se mêlera-t-il pas une pointe de jalousie? Et puis est-il d'un bon exemple de placer le précepteur dans un état d'infériorité vis-à-vis de son élève? Stanislas, dans sa sagesse, trouve le moyen de tout concilier. Porquet est un homme de goût, il cultive les lettres, il sera nommé académicien le même jour que Boufflers. Ainsi en décide le Roi, non pas sans opposition.
L'abbé de Choiseul, en effet, fait les plus vives objections; il soutient entre autres que les fonctions de précepteur sont inconciliables avec celles d'académicien; mais où a-t-il vu pareille incompatibilité? Du reste, Mme de Boufflers a décidé que Porquet serait de l'Académie. Qui oserait résister à la favorite?
On réunit en hâte la compagnie, on lui signifie les volontés du Roi. Boufflers et Porquet sont nommés à l'unanimité. Mais dans la même séance, et pour bien montrer que le règlement n'est pas un vain mot, M. de Champigneulles voit sa candidature résolument écartée parce qu'il ne remplit pas les conditions d'âge exigées.
Le 20 octobre 1758 les deux néophytes furent officiellement admis dans le cénacle. La séance fut magnifique. 226 Le Roi était présent ainsi que Mme de Boufflers, Mme de Mirepoix, la marquise des Armoises, le chancelier, M. et Mme de Tressan, M. de Lucé, etc. Boufflers avait choisi comme sujet de son discours De l'éloquence .
Le président lui adressa quelques paroles de bienvenue et lui dit entre autres compliments:
«Vous vous êtes livré jusqu'à ce moment à l'étude des livres sacrés et de la théologie, parce que vous êtes né pour éclairer de vastes diocèses et pour être mis ensuite entre les premières colonnes de l'Église: honneurs qui sont la récompense due aux grands talents, lorsqu'ils sont soutenus d'un grand nom.»
A partir de ce moment, l'abbé de Boufflers assiste assidûment aux séances académiques; il prend souvent la parole et on l'entend aborder des sujets qui au premier abord paraissaient lui être peu familiers. Ne s'avise-t-il pas un jour de prononcer un long et pathétique discours sur les charmes de la vertu!
Les grandeurs, cependant, n'éblouissent pas Boufflers, car il a beaucoup d'esprit: son titre même d'académicien le laisse froid, il ne s'en soucie guère plus que de la théologie, et il continue plus que jamais à rimer à tort et à travers pour les jolies dames de la Cour, sans souci aucun de la morale et de la réserve qu'on était en droit de lui demander.
En décembre 1760, le jour de la Sainte-Catherine, il adresse à sa mère ce bouquet fort galant assurément, 227 mais bien inquiétant sous la plume d'une future «colonne de l'Église», bien étonnant dans la bouche d'un fils:
Votre patronne, au lieu de répandre des larmes,
Au jour qu'elle souffrit pour le nom de Jésus,
Parla comme Caton, mourut comme Brutus;
Elle obtint le ciel, et vos charmes
L'obtiendront comme ses vertus.
Reniez Dieu, brûlez Jérusalem et Rome,
Pour docteurs et pour saints n'ayez que les Amours,
S'il est vrai que le Christ soit homme,
Il vous pardonnera toujours.
Ce «bouquet» aurait dû faire scandale, soulever l'indignation de Mme de Boufflers, attirer sur la tête de l'audacieux abbé tous les anathèmes; il n'en fut rien, bien loin de là. On le trouva charmant, d'une grâce inimitable; l'auteur fut comblé d'éloges et la marquise se pâma d'aise. C'était si bien le ton de la cour de Lunéville!
L'abbé a un goût marqué pour la plaisanterie, voire même pour l'épigramme, goût qu'il gardera toute sa vie, et dans son exubérante gaîté, il n'épargne même pas sa famille. Ne le voit-on pas un jour pousser l'audace jusqu'à s'égayer aux dépens de son oncle, le prince de Beauvau, de cet oncle si respecté cependant, qui occupe une si haute situation, et qui dans la famille inspire à tous une crainte salutaire.
C'est la similitude de nom du prince et de Panpan qui sert de thème aux facéties du jeune abbé:
Si Monsieur Deveau
Était un peu beau,
Que Monsieur de Beauveau
Fût un peu moins beau;
Ce Monsieur Deveau
Serait un Beauveau,
Et Monsieur de Beauveau
Ne serait qu'un veau.
Si le frère
De ma mère
Par hasard eût été veau;
Ses parentes
Et mes tantes
Seraient un troupeau
De nymphes Io.
Hélas! s'il était veau
Ce valeureux Beauveau,
Que toute sa famille redoute,
Je me doute
Que la croûte
D'un grand godiveau
Serait son tombeau.
Boufflers et sa sœur ne quittaient pas la Cour et la suivaient dans tous ses déplacements.
C'est ainsi qu'en 1759, il s'en fallut de peu que le château de Commercy ne fût la proie des flammes, grâce à l'imprudence de l'abbé.
Il habitait un appartement du premier étage; il commit l'étourderie de placer une chandelle trop près d'une 229 tapisserie, puis de s'absenter pour aller rendre une visite à une dame qui lui voulait du bien; leur conversation, fort attachante évidemment, se prolongea très tard, si tard qu'à deux heures du matin l'abbé n'était pas encore rentré chez lui: il fut réveillé en sursaut par les cris au feu! au feu! qui retentissaient dans le château. Il n'eut que le temps de se précipiter dans les corridors, et c'est alors qu'il s'aperçut que son appartement était en flammes. Par grande chance, les secours ne se firent pas attendre et l'on put conjurer le danger, mais l'appartement de l'abbé fut entièrement consumé. Heureusement, l'on n'était pas collet-monté à la cour de Stanislas, et Boufflers, au lieu de reproches, reçut mille félicitations sur l'heureuse circonstance qui lui avait probablement sauvé la vie.
Pendant que l'abbé risquait d'incendier Commercy, son frère, le marquis, faisait la campagne d'Allemagne avec son oncle de Beauvau, et il se couvrait de gloire. Grâce à la protection de Stanislas, il avait été nommé colonel du régiment Dauphin Infanterie, puis gouverneur des villes et château de Pont-à-Mousson (1758). L'amitié intime du Dauphin lui présageait un avenir plus brillant encore.
Avant d'achever ce chapitre, disons quelques mots des événements qui se sont passés à cette époque dans la famille de la favorite et aussi dans l'entourage immédiat du roi.
Deux mariages sensationnels ont eu lieu à la Cour en 230 1757. Le 2 mai, le fils de M. de Bercheny a épousé Mlle de Baye, à six heures du matin, dans l'église paroissiale de Lunéville. Le Roi a offert un somptueux repas de noces au château de Chanteheu.
Le 26 juin, M. de Caraman, petit-fils de Riquet, le célèbre constructeur du canal de Languedoc, a épousé Mlle de Chimay, petite-fille du prince de Craon. La cérémonie a été célébrée en grande pompe dans la chapelle du château à Lunéville; c'est Stanislas qui a fait les frais de la noce, et il a gardé les deux époux près de lui pendant toute une année. En l'honneur du mariage, M. de Caraman a été nommé chambellan du roi de Pologne.
La même année, le 25 septembre, Mme de Boufflers apprenait la mort, en Languedoc, de son beau-frère le maréchal de Mirepoix, qui commandait les troupes du midi. C'était une perte cruelle pour la maréchale, qui adorait son mari, et qui resta longtemps inconsolable de sa fin prématurée.
M. de Mirepoix était capitaine des gardes du corps de Stanislas. En bonne sœur, la maréchale écrivit au roi que la plus grande consolation qu'elle pouvait recevoir de la perte de son époux serait de le voir remplacé par son frère de Beauvau. Stanislas s'empressa de déférer à un vœu aussi pieux et le prince fut nommé aussitôt.
Un an après, un nouveau deuil frappait la maison de Beauvau:
231 La princesse douairière de Chimay mourut au château de Commercy, le 22 juillet 1758, à une heure du matin. Quelques jours auparavant, Thoumain de Nancy, le célèbre chirurgien, lui avait fait «l'extraction d'un polype du poids d'une livre et demie dans la matrice». Sa mère, la princesse de Craon, sa sœur, la marquise de Boufflers, son frère, le chevalier de Beauvau, et enfin sa belle-fille l'assistaient à son heure dernière.
L'année suivante, son fils, le prince de Chimay, était tué à la tête des grenadiers de France, le 9 août, à la bataille de Toddenhausen, près de Minden; c'est lui qui avait si miraculeusement échappé à la mort lors de l'accident arrivé au marquis de Boufflers en 1751. Ce jeune prince donnait de grandes espérances; il fut très regretté.
Sa place de commandant des gardes du corps du Roi de Pologne fut donnée au fils aîné de Mme de Boufflers, le marquis de Boufflers-Rémiencourt. Peu de temps après, il était encore nommé bailli d'épée du bailliage de Pont-à-Mousson.
On voit que Stanislas, dans sa paternelle bienveillance, ne cessait de combler de ses faveurs les membres des familles de Beauvau et de Boufflers.
Le 16 mars 1758, le Roi eut la grande satisfaction d'apprendre par un courrier de M. de Belle-Isle que le roi de France, cédant à ses instances, venait de nommer le comte de Bercheny maréchal de France; c'était le glorieux couronnement d'une brillante carrière militaire.
232 En août de la même année, le roi de Pologne éprouva un chagrin véritable. Son officier d'office, le célèbre Gilliers, cet artiste culinaire qui avait publié le Cannaméliste français et que Stanislas, qui avait la passion de la cuisine, traitait plutôt comme un ami que comme un serviteur, succomba à une cruelle maladie [69] .
Pendant les dernières heures du pauvre Gilliers survint un incident assez burlesque. Il était à l'agonie, on ne pouvait plus, depuis longtemps, lui arracher ni paroles ni gestes. Tout le monde croyait qu'il avait perdu connaissance. Au pied du lit, quelques femmes récitaient les prières d'usage en pareil cas, lorsque l'unes d'elles interrompit ses litanies pour dire à ses compagnes: «Heureusement que Mme Gilliers est encore fraîche et qu'elle trouvera aisément à se remarier.»—«Vieille garce!» s'écria d'une voix étranglée le moribond, en se dressant sur sa couche et en regardant avec colère la femme qui avait parlé. Tous les assistants, terrorisés, s'enfuirent; Gilliers, épuisé par l'effort, retomba sur sa couche et rendit aussitôt le dernier soupir.
Au mois de janvier 1760, Stanislas, eut encore le regret de voir disparaître un homme avec lequel il entretenait de fréquents et agréables rapports, Bernard Conigliano. C'était un négociant fort habile, d'une grande probité et que le monarque tenait en haute estime: 233 aussi lui avait-il accordé le privilège des fournitures de la Cour avec le titre de «marchand du Roy de Pologne», changé plus tard en celui, plus vague et plus relevé, d'«agent du Roy.» Conigliano était né à Strasbourg, où son père, assesseur au «Grand Sénat» de cette ville, avait eu l'occasion de rendre d'importants services à Stanislas pendant les dures années de Wissembourg. Le jeune Conigliano s'était attaché à la fortune du prince et l'avait suivi à Lunéville, où il s'était marié. Il laissait plusieurs enfants.
La vie de la Cour.—Les représentations dramatiques.—Passage du prince Xavier de Saxe.—Arrivée du nain Borwslaski.—Chagrin de Bébé.—Les réunions chez la marquise de Boufflers. Mme Durival.—Galanteries de Panpan.—Fâcheuse aventure de Mlle Alliot.
Les désastres de la guerre de Sept ans avaient-ils eu quelque influence sur la cour de Lunéville, et Stanislas avait-il ressenti comme il convenait les revers réitérés qui frappaient les armées de son gendre? En aucune façon, et c'est à peine si l'on paraissait se douter en Lorraine de l'état critique du gouvernement français. Cependant, à la fin de 1759, la situation financière devint si désastreuse que l'état se trouvait acculé à la faillite. Pour éviter une aussi fâcheuse extrémité, Louis XV invita ses fidèles sujets à envoyer à la monnaie leur vaisselle plate ou montée, et lui-même donna l'exemple.
Stanislas, quoi qu'il lui en coûtât, ne crut pas pouvoir se dispenser d'imiter la conduite de son gendre et il fit déposer son argenterie à la monnaie de Metz.
Ce sacrifice accompli, et ce tribut payé à ses relations de famille, la vie folâtre continua plus que jamais, 235 sans souci des difficultés où se débattait la France.
Malgré son grand âge, Stanislas avait conservé son entrain et sa gaîté d'autrefois; dans les fêtes incessantes qui se donnaient à la Cour, il ne se contentait pas d'être un spectateur bienveillant, il payait de sa personne: pas un bal n'avait lieu où il ne dansât tantôt avec Mme de Boufflers, tantôt avec Mme de Bassompierre, tantôt avec quelque autre dame de sa société.
Le théâtre est toujours la passion dominante de la petite Cour. La troupe «de qualité» formée autrefois par Voltaire et Mme du Châtelet a été modifiée et renouvelée. Maintenant c'est Mme de Boufflers qui fait fonction d'impresario et qui stimule le zèle de tous. Mesdames de Boufflers, de Bassompierre, de Thianges, de Cambis, Mlles de Boufflers, Alliot, Dufrène, de Luzancy sont les principales interprètes.
Quand ce n'est pas la «troupe de qualité» qui donne, ce sont des acteurs de passage; ils jouent successivement: Sémiramis , Blaise le savetier , le Frondeur , la Fausse aventure , l'Ecossaise , Rodogune , Tartuffe , la Bohémienne , l'Orpheline , la Fausse Agnès , Iphigénie en Tauride , etc.
En 1759, on vit débuter le fils du directeur des théâtres de la Cour, qui devait acquérir plus tard dans son art une grande célébrité. Fleury, âgé de sept ans, eut l'honneur de jouer en présence du Roi de Pologne. Après la représentation, on conduisit le petit comédien devant le monarque, et ce dernier, charmé de sa gentillesse et 236 de son talent précoce, l'embrassa et il lui fit en même temps un riche cadeau.
De fréquentes et illustres visites apportaient souvent dans la vie de la Cour une agréable distraction.
Au mois de juin 1758, Stanislas reçut le second fils d'Auguste III, Xavier, frère de la dauphine [70] . Le prince allait à Versailles pour voir sa sœur et offrir ses services à Louis XV.
Bien qu'il caressât toujours l'espoir de voir renverser Auguste III et de le remplacer sur le trône de Pologne, Stanislas, pour ne pas mécontenter son gendre, fit au jeune prince un accueil magnifique et il l'entoura de mille prévenances. Il envoya le chevalier de Beauvau et le marquis de Boufflers au devant de lui jusqu'à Chanteheu avec les carrosses de la Cour; lui-même alla l'attendre jusqu'aux grilles du Bosquet. Le prince arriva à neuf heures du soir, et il y eut un magnifique souper au Kiosque, avec illumination.
Le lendemain, après une messe en musique à la chapelle du château, il y eut table de trente-six couverts, et musique. Puis toute la Cour monta en carrosse et se rendit à Chanteheu; au retour, l'on fit jouer la cascade, et l'on mit en mouvement les figures du Rocher; à 237 quatre heures et demie, le prince remonta en voiture pour continuer sa route, charmé de l'amabilité du Roi et de l'accueil qu'il avait reçu.
Au mois de novembre, on reçut la visite du prince de Condé, qui venait de l'armée de Broglie, puis celles du baron de Gleichen, du baron de Breteuil, etc.
Toutes les visites n'étaient pas toujours aussi importantes, mais elles étaient quelquefois plus amusantes.
A la fin de 1759, le 2 décembre, arriva à Lunéville la comtesse Humiecska, parente de Stanislas, et femme du grand porte-glaive de la couronne. Elle était accompagnée d'un gentilhomme polonais, nommé Borwslaski, âgé de vingt-deux ans, et qui était le nain le plus surprenant qu'on pût imaginer. Bien qu'il n'eût que vingt-huit pouces de haut, il était très bien pris dans sa taille et tous ses membres étaient parfaitement proportionnés; sa physionomie était douce et fine, ses yeux très beaux, tous ses mouvements pleins de grâce, enfin il dansait à merveille. Son esprit était aussi délicat et parfait que son corps: Il avait une très bonne mémoire, savait lire, écrire, compter; il parlait l'allemand et le français et ses reparties étaient fines et spirituelles. Il professait la religion catholique, dans laquelle il était fort instruit [71] .
238 L'arrivée de M. Borwslaski à Lunéville fit le désespoir du pauvre Bébé.
Après avoir été longtemps le plus heureux des nains, et avoir joui à la Cour d'une situation privilégiée, Bébé avait éprouvé quelques déboires. Certes, Stanislas manifestait toujours la même passion pour son jouet favori, et il ne manquait jamais, dans les représentations de gala, de faire danser à Bébé des danses de caractère, mais l'intelligence du nain n'avait pas fait le moindre progrès, et le Roi s'en désolait.
Jamais on n'avait pu faire entrer dans la cervelle de Bébé les notions les plus élémentaires, son esprit ne s'était pas formé; on n'avait pu lui donner une idée de la religion, ni lui apprendre à lire: «Il est imbécile, colère, écrit le correspondant de la Gazette de Hollande , et le système de Descartes sur l'âme des bêtes serait plus facilement prouvé par l'existence de Bébé que par l'existence d'un singe ou d'un barbet.» Cela n'empêchait pas le nain d'avoir de lui la plus haute opinion.
Hélas! ce n'était pas tout encore. Jusqu'à quinze ans, Bébé s'était fort bien porté et il était très agréablement proportionné. La puberté eut sur son caractère et sur son état physique une déplorable influence. Il devint colère, jaloux; il eut des passions, des désirs ardents; s'étant aperçu qu'on permettait bien des choses à des nains de son espèce, il prenait plaisir à passer ses petites mains dans le corsage des dames de la Cour, puis il 239 en faisait au Roi des descriptions fort indiscrètes.
Peu à peu, son corps frêle et débile s'étiola, ses forces s'épuisèrent, son épine dorsale se courba, ses jambes s'affaiblirent, son teint se flétrit, il perdit sa gaîté et devint valétudinaire.
C'est au moment même où le pauvre Bébé, à peine dans sa dix-huitième année, ressentait les atteintes d'une vieillesse précoce que la comtesse Humiecska fit son entrée à Lunéville avec Borwslaski.
Le chagrin de Bébé en voyant un nain plus petit que lui fut profond. Il «crevait de dépit» de l'arrivée de cet intrus qui se permettait d'avoir cinq pouces de moins que lui [72] . Sa colère n'eut pas de bornes quand il vit toute la Cour s'extasier devant le nouveau venu, lui faire mille caresses et le Roi lui-même ne pas cesser de l'admirer. Quand on mit les deux nains en présence l'un de l'autre, Borwslaski s'excusa poliment auprès de Bébé d'être plus petit que lui. Bébé lui répondit très aigrement qu'il avait été malade et que c'est ce qui l'avait fait grandir; puis il se refusa à un plus long entretien et il alla bouder dans la petite maisonnette qui lui servait d'appartement.
Le lendemain, quand il se retrouva avec son confrère, Bébé, incapable de dominer sa jalousie, chercha à le faire tomber dans le feu; mais il avait affaire à plus fort que lui et il reçut une verte correction.
240 La comtesse Humiecska et son nain passèrent quelques jours à Lunéville très entourés et très fêtés, puis ils partirent pour Paris, où Mme de Boufflers, qui se rendait également dans la capitale, leur offrit l'hospitalité.
Si la Cour du vieux roi Stanislas avait conservé en partie la gaîté d'autrefois, le petit cercle intime de Mme de Boufflers n'était pas non plus moins brillant. Comme au temps jadis, les réunions chez la favorite étaient délicieuses, illuminées par son esprit et son irrésistible charme; plus que jamais on y rimait à rime que veux-tu, et quand l'abbé de Boufflers écrivait ses chansons joyeuses et égrillardes, il ne faisait en somme que suivre les leçons de sa mère, de son précepteur et du cher ami Panpan.
La marquise cultive encore les muses et ses œuvres fugitives sont toujours pleines d'agrément. Elle est si dépourvue d'hypocrisie qu'elle ne craint pas de se peindre elle-même. Quoi de plus charmant que cette chanson où elle fait un mélancolique retour sur le passé et où elle avoue si ingénument les regrets qu'elle éprouve à ne plus voir autour d'elle une cour d'adorateurs:
Air : L'avez vous vu mon bien aimé?
Dans mon printemps
Tous les passants
Me parlaient de tendresse,
Mais à présent
D'aucun amant
Je ne suis la maîtresse.
J'ai fait naître tous les désirs,
J'ai goûté de tous les plaisirs.
Que ces beaux jours
Ont été courts!
J'ai cessé d'être femme,
Nos sentiments
Sont dans nos sens
Et nos sens sont dans notre âme.
Toutes ses pensées sont fines et délicates et elle les rend sous une forme exquise, mais elles n'ont plus la gaieté d'autrefois:
J'ai toujours cherché le bonheur,
J'ai vu qu'il n'est que dans le cœur.
L'on est trompé par l'apparence.
Heureux qui sent plus qu'il ne pense,
Qui ne prévoit point l'avenir!
Il ne faut pas se presser de jouir,
Le plaisir est dans l'espérance.
Le petit cénacle s'est enrichi d'une nouvelle venue, Mme Durival [73] ; c'est une femme charmante, admirablement douée, toute de fantaisie et d'invention. La marquise raffole de sa nouvelle amie, et comme elle ne 242 peut plus s'en passer, elle l'a fait nommer dame du palais. Un jour elle écrit pour elle cette jolie chanson qu'elle adresse au mari:
Sur l'air : Ah! ma voisine, es-tu fâchée?
Tout ici doit rendre les armes
A ses beaux yeux.
Sans regret nous vantons les charmes
De ses beaux yeux.
Comme vous plus d'un cœur soupire
Pour ses beaux yeux.
Mais vous seul avez droit de lire
Dans ses beaux yeux.
Mme de Boufflers n'est pas seule à «taquiner la muse», tout son entourage rime à l'envi, le lecteur du Roi tout le premier. Mais il reste fidèle à ses sentiments anciens et c'est le plus souvent à la louange de la «divine marquise» qu'il exerce ses talents. Les années ont passé, l'amour s'en est allé, mais le temps n'a pu détruire ce touchant attachement. La charmante femme exerce toujours sur lui le même attrait, la même séduction, elle est toujours l'objet unique de son adoration. Un jour il lui envoie ce quatrain flatteur:
Le temps ne vous a rien ôté;
Les mois pour vous sont des journées.
Je touche à la caducité,
Les jours pour moi sont des années.
Lorsqu'elle lui reproche sa partialité envers elle, il riposte galamment:
Votre intraitable modestie
Accuse fort mal à propos
Un de mes vers de flatterie;
Je lui réponds en peu de mots.
Je ne le sais que trop: Tout passe.
Cependant je n'ai point flatté;
Le temps peut trop sur la Beauté,
Mais il ne peut rien sur la grâce.
Personne plus que Panpan n'admire les productions légères de Mme de Boufflers, ces œuvres fugitives composées en se jouant, pleines de fantaisie, d'originalité et d'un tour si facile. Il les juge dignes de la postérité. Aussi, en 1759, lui envoie-t-il pour sa fête «une écritoire» accompagnée de ce gracieux «bouquet»:
Lorsqu'en un temps plus fortuné
Pour célébrer ce jour que novembre ramène,
Je vous offris une fontaine
Que l'art forma d'un vase à la Chine tourné,
Je souhaitois du ciel, invoquant la puissance,
Que, fixant sur vos pas la grâce et la beauté,
Ma fontaine, pour vous, fut celle de Jouvence.
On a vu que des dieux, je fus presque écouté.
Cependant je vous offre aujourd'hui davantage
Car, si de mon présent vous daignez faire usage,
Il vous sera garant de l'immortalité.
La verve poétique de Panpan n'épargne personne, pas même ses meilleurs amis. Il compose ce quatrain sur le cher abbé Porquet, plus maigre et plus gourmand que jamais:
Ce squelette affamé qui croque à belles dents
Tout notre dîner sans mot dire,
N'est-il pas l'image du temps
Sur les ruines de Palmyre?
Cependant ce n'est pas toujours pour Mme de Boufflers que Panpan accorde sa lyre; il adresse quelquefois des vers à d'autres dames de la Cour, à Mme de Lenoncourt, à Mme de Neuvron, à Mme de Bassompierre, à Mme de Thianges, etc.
Un jour où trois de ses amies le sont venues voir dans sa modeste demeure, il les régale de ce triolet galant:
Oui, je crois être en Paradis,
Boisgelin, Cambis et Thianges,
Quand je vous vois dans mon taudis,
Oui, je crois être en Paradis.
Si vous n'êtes pas des houris,
Vous êtes pour le moins des anges;
Oui, je crois être en Paradis,
Boisgelin, Cambis et Thianges.
Le bon Lecteur, abusant de la liberté que donne la poésie, est souvent assez vif dans ses chansons, mais c'est le ton de la maison et personne ne s'en plaint. Il y a deux personnes qui excitent particulièrement sa verve, c'est Mme Alliot, la femme de l'austère intendant, et son aimable fille Rosette, celle qui joue si bien la comédie et que Mme de Boufflers a enrôlée dans «la troupe de qualité».
Tantôt c'est Mme Alliot qui est l'objet des attentions du poète:
Sur l'air de Joconde .
Le temps en vous ne peut flétrir
Les dons de la nature.
Pour plaire, le goût du plaisir
Est une route sûre.
Vous verrez toujours sous vos lois
Les enfants de Cythère.
Vous étiez leur sœur autrefois
Et vous êtes leur mère.
Mais Rosette est jeune et charmante et Panpan n'est pas insensible à ses attraits. Mme de Boufflers, qui aime beaucoup la jeune fille, s'occupe souvent de ses toilettes et se charge même quelquefois de l'habiller. Panpan prétend donner son conseil à l'occasion et contribuer lui aussi à faire valoir la beauté de Rosette. Il écrit un jour à la marquise:
Ordonnez sur toute autre chose,
Mais je veux aujourd'hui partager vos projets;
Je prétends, comme vous, embellir notre Rose
Et qu'on me doive un peu de ses nouveaux attraits.
Débarrassons surtout cette taille légère
De ces maussades plis qui la voilent aux yeux;
Elle n'a pas besoin de la montrer pour plaire,
Mais nous avons besoin de la voir un peu mieux.
Que la plus simple polonoise
Nous en dessine les contours;
Il n'est que la grâce qui plaise,
Et la grâce plaît sans atours.
Le poète paraît tout à fait sous le charme de la jeune fille; il ne se lasse pas de rimer en son honneur.
Dans Rosette, qui naît à peine,
On voit, on entend à la fois,
Air de nymphe, voix de sirène,
Gentils propos, joli minois.
Dans cette fleur si tendre encore
Lorsqu'en sa première saison
On voit tant de grâces éclore,
On connaît la rose au bouton.
Quelquefois même le lecteur se laisse entraîner à des propos grivois, mais on sait qu'avec lui cela ne tire pas à conséquence.
Un jour, dans un grand dîner, voyant Rosette si séduisante, il improvise pour elle ce quatrain:
Sur l'air : Pour passer doucement la vie
Ah! que Rosette est adorable
Et que sa gaîté l'embellit.
On doute en la voyant à table
Qu'elle puisse être mieux au lit.
Cette fréquentation de la cour et des aimables dames qui en font l'ornement, en particulier de Mme de Boufflers, ne paraît pas avoir particulièrement réussi à la charmante Rosette. Il lui arriva un petit désagrément qui dut être fort pénible au sévère Alliot.
Rosette rencontrait sans cesse chez la marquise le chevalier de Beauvau. Ce dernier se laissa prendre aux attraits de la jeune fille et elle-même ne sut pas résister aux douces paroles du brillant officier.
Ce petit roman fut mené fort loin, aussi loin même qu'il était possible, si bien qu'un jour arriva où il fallut 247 à tout prix en cacher les conséquences. Il ne pouvait être question de réparation, un mariage entre un Beauvau et une Alliot étant une pure monstruosité; on eut alors recours à l'expédient ordinaire: un certain M. de Pont, conseiller à la Cour Souveraine, cherchait à se marier; on lui persuada que Mlle Alliot était la femme de ses rêves; il n'y contredit pas, et le mariage fut célébré dans la chapelle du château, en présence du Roi et de toute la Cour. Par malchance, l'heureux époux fut plus perspicace qu'on ne s'y était attendu, ou la situation de la jeune fille plus apparente qu'il ne fallait; toujours est-il que le mariage à peine célébré, M. de Pont en demanda la cassation et intenta un procès à l'officialité de Nancy. Pendant que le procès s'instruisait, la jeune femme accouchait paisiblement à Paris d'un fils qui fut ouvertement baptisé «en la paroisse de la Madeleine sous le nom de Basile-Amable, fils naturel de Marie-Louise Alliot et de Ferdinand-Jérôme de Beauvau!» M. de Beauveau était si loin de contester sa paternité qu'il signa tout simplement l'acte de baptême [74] .
Tressan est nommé gouverneur de Bitche.—Voltaire envoie au roi de Pologne l' Histoire de Charles XII .—Le Roi riposte par son ouvrage: l' Incrédulité combattue par le bon sens .
Les démarches de Stanislas et les sollicitations de Tressan auprès du duc de Choiseul n'avaient pas été sans résultat. Quand le gouverneur de Toul était revenu avec le Roi à Lunéville, en 1759, il avait pu annoncer à Mme de Boufflers qu'il avait obtenu la survivance du commandement de Bitche et de la Lorraine allemande. C'était un poste très important, mais il ne devait entrer en fonctions que quand le titulaire, M. de Bombelles, cesserait de l'occuper; comme ce dernier était fort malade, la succession, selon toute vraisemblance, ne devait pas se faire attendre trop longtemps; jusque-là on accordait au comte une gratification annuelle.
Voltaire, qui cherchait à consoler son ami Tressan des déceptions qu'il éprouvait aussi bien dans la carrière académique que dans la carrière militaire, lui écrivait aussitôt pour le féliciter:
«Aux Délices, ce jeudi.
«Vous ne trouverez peut-être pas à Bitche beaucoup de philosophes, vous n'y aurez pas de spectacles, vous y verrez peu de chaises de poste en cul de singe, mais en récompense vous aurez tout le temps de cultiver votre beau génie, d'ajouter quelques connaissances de détail à vos profondes lumières. Vos amis viendront vous voir, vous partagerez votre temps entre Lunéville, Bitche et Toul; et qui vous empêchera de faire venir auprès de vous des artistes et des gens de mérite qui contribueront aux agréments de votre vie?
«Il me semble que vous êtes très grand seigneur; cinquante mille livres de rente à Bitche sont plus que cent cinquante mille à Paris. Je ne vous dirai pas que votre règne vous advienne, mais que les gens qui pensent viennent dans votre règne.
«Si je n'étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitche, malgré frère Menoux.»
Si Voltaire daigne couvrir de fleurs son modeste confrère, celui-ci, on peut le supposer, n'est pas en reste de compliments et de flagorneries. Le patriarche ayant envoyé à Stanislas son Histoire de Charles XII , c'est Tressan et Panpan alternativement qui en font la lecture au Roi en présence de Mme de Boufflers. L'enthousiasme du prince n'a pas de bornes, et comme il ne peut écrire, ayant presque complètement perdu la vue, c'est Tressan qui est chargé de transmettre à l'auteur 250 les compliments du monarque. Voici en quels termes il s'en acquitte:
«A Commercy, ce 11 juillet 1759.
«Vous allez vous moquer de moi, mon cher et divin maître et ancien ami, mais je conçois trop la noirceur de l'envie et combien mille esprits rampants cherchent à répandre le doute sur les récits les plus fidèles et les vérités les mieux prouvées pour ne vous pas envoyer en bonne forme un certificat dicté d'après ce que je viens d'entendre dire au roi de Pologne; le destructeur des mensonges imprimés dédaignerait-il en ce moment mon zèle pour constater la vérité scrupuleuse qui règne dans votre Histoire de Charles XII !
«Le roi de Pologne a été transporté de plaisir tant que la lecture de cette histoire a duré; il en aime le style enchanteur, il admire les traits d'un grand maître qui caractérisent en peu de mots les vertus, les faibles, l'héroïsme d'un souverain ou le génie de différentes nations; le prince enfin, dans l'enthousiasme où il était, m'a fait l'honneur de me dire, en présence de la marquise de Boufflers et de plusieurs personnes de sa Cour, ce que je vais rapporter dans mon certificat ci-joint; j'ai senti à l'instant tout l'intérêt qu'un de vos anciens amis doit prendre à votre gloire, et celui qu'un honnête homme doit à tout ce qui peut constater la vérité d'une histoire si singulière et si intéressante; j'ai demandé au roi de Pologne la permission de vous envoyer littéralement 251 ce qu'il m'a fait l'honneur de me dire; non seulement il me l'a permis, mais même il m'a ordonné de vous l'écrire et de vous assurer de son estime et de son amitié.
«Je doute que vous ayez jamais à faire usage du témoignage du roi de Pologne, quelque respectable, quelque honorable qu'il soit pour vous, mais si quelque vil littérateur osait jamais attaquer cette histoire, je vous prie de faire imprimer ce certificat, qui serait même signé par S. M. polonaise sans la peine qu'elle a présentement à écrire, et qui le sera quand vous le voudrez par les personnes les plus éclairées de la cour.
«Donnez-moi de vos nouvelles à Commercy; vous devez en vérité un remerciement à notre cher et aimable roi de Pologne pour l'amitié, le feu qu'il a porté dans son jugement sur cette histoire , et pour le sentiment qui l'a porté à m'ordonner de vous en rendre compte sur le champ.
«Je lui fais venir cette nuit votre Histoire universelle .
«L'ami Panpan et moi nous lisons tour à tour, et c'est vraiment bien ce qui peut nous arriver de mieux, car quel bonheur de vous lire et d'être distrait pendant quelques heures de tant de gens qui parlent sans rien dire!
«Mme de Boufflers vous fait mille tendres compliments. Panpan dit qu'il se met à vos genoux; daignez du faîte de votre temple de la Liberté jeter un coup 252 d'œil sur nous autres, misérables serviteurs des rois. Tout ce qui nous console, c'est que les rois sont aimables et qu'on pourrait les aimer de l'amour de M. de Guyon.
«Que vos jardins fleurissent toujours à l'ombre du bonnet de Tell; aimez bien nos chers Genevois, auxquels je suis tendrement attaché. Si vous voyez M. Pictet le père dans Diesbach, dites-lui que je l'aime de tout mon cœur et que je suis sûr d'en être aimé; quoiqu'on ait pendu un de mes arrière grands-oncles au haut de ces créneaux sacrés de Genève qu'il avait essayé de violer, je n'en aime pas moins ces murs qui tiennent en sûreté des sages, et des sages qui vous aiment et parmi lesquels vous vivez heureux.
«Mille respects, je vous supplie, à Madame votre nièce; aimez toujours le plus attaché et le plus fidèle de vos amis et serviteurs [75] .»
A la lettre était joint le certificat annoncé. Voltaire, ravi, s'empresse d'écrire à Stanislas une épître enthousiaste. Quelques jours plus tard, Tressan, au nom du Roi, envoyait encore au philosophe ces quelques lignes:
«A Commercy, ce 29 juillet 1759.
«Sa Majesté Polonaise, monsieur, veut que je supplée à sa vue pour répondre à la lettre charmante qu'elle vient de recevoir de vous. Ce prince m'ordonne de vous 253 assurer de son amitié pour vous, et de sa haute estime pour vos ouvrages.
«Sa Majesté confirme de nouveau l'attestation qu'elle m'avait ordonné de vous envoyer au sujet de l'exacte vérité de tous les faits connus dans votre Histoire de Charles XII . Elle apprend par vous, monsieur, avec un plaisir sensible, que le roi son gendre, en renouvelant les anciens privilèges de vos terres, vous donne une marque distinguée de sa bienveillance et de son estime. Mais je sens, monsieur, tout ce que vous perdriez si vous ne voyez pas du moins les caractères d'une main que vous baiseriez avec tant de plaisir; un seul mot de ce prince adoré, qui exécute sans cesse tout ce que vous aimez à célébrer dans les grands rois, sera mille fois plus précieux pour vous que tout ce que le plus fidèle de vos serviteurs et amis pourrait vous dire.
« Tressan. »
A la suite de la lettre, Stanislas avait griffonné ce post-scriptum presque illisible:
«Je vous réponds de cœur, au défaut de vue, pour vous assurer que je conserve toujours les sentiments d'une parfaite estime et amitié pour vous.»
Craignant que Voltaire ne pût déchiffrer le grimoire royal, Tressan avait ajouté ce second post-scriptum:
«Votre cœur vous fera deviner ce que mon cher et aimable maître vous écrit: Je vous réponds de cœur, au défaut de vue , etc. Plaignez une âme active (et celles 254 des Rois le sont si rarement); heu! plaignez-la d'être privée du bonheur de revoir ses ouvrages, de ne pouvoir plus lire, écrire, peindre, jouer des instruments, et voir votre ancienne amie, chez qui le Roi vient d'écrire ce petit mot.»
Saint-Lambert était en ce moment à Lunéville et il avait contribué de son mieux à faire valoir auprès du roi de Pologne les mérites de l' Histoire de Charles XII . Le philosophe, touché et reconnaissant, lui mande:
«Aux Délices, 1760.
«Je viens, mon très aimable Tibulle, de vous écrire une lettre où il ne s'agit que de Charles XII; je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez. Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à Mme de Boufflers, rien n'est plus juste..... Si vous voyez frère Jean des Entommeures Menoux, dites-lui, je vous prie, que j'ai de bon vin, mais j'aimerais encore mieux le boire avec vous qu'avec lui.
«Mes respects, je vous prie, à Mme de Boufflers et à Mme sa sœur. Je vous aime, je vous remercie: je vous aimerai toute ma vie.
«V.»
Stanislas, s'il n'a aucun désir de revoir à sa Cour l'encombrant et dangereux Voltaire, n'en reste pas 255 moins son lecteur enthousiaste et il se fait lire toutes ses œuvres; pas un opuscule qu'il ne veuille connaître. C'est généralement Panpan qui est chargé de faire apprécier au Roi les productions de Ferney.
Quand il lui fait la lecture de Candide et qu'il en arrive à ce passage où les rois détrônés sont réunis dans une auberge de Venise, Stanislas se montre d'autant plus intéressé qu'il joue un rôle dans le récit. Voltaire met en effet dans la bouche du monarque ces quelques mots:
«Je suis aussi roi des Polaques; j'ai perdu mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un autre État, dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule; je me résigne aussi à la Providence, et je suis venu passer le carnaval à Venise.»
«Eh! quoi! s'écrie Stanislas à cette lecture, pourquoi tous ces rois détrônés ne sont-ils pas venus à Lunéville? Je les aurais tous accueillis et fêtés.»
Panpan, qui sait si bien faire valoir aux oreilles du prince les œuvres du philosophe, est persona grata à la cour de Ferney. Aussi quand ses élucubrations poétiques lui paraissent dignes d'un illustre examen, il les soumet humblement au jugement du maître. Voltaire lui répond par des billets charmants, pleins de cordialité et d'affection:
«Les Délices.
«Je ne sais, mon cher Pan Pan, si Alexandre se connaissait en vers aussi bien que vous et j'aime bien autant votre taudis que ses tentes. Vos petits vers sont fort jolis; en vous remerciant.
«Mais, à propos, Tibulle de Saint-Lambert doit avoir reçu un gros paquet contresigné La Reynière, adressé à Nancy. Je crains quelque méprise.
«Vous voyez donc souvent Mme de Boufflers! Que vous êtes heureux, ô Pan Pan!
«V.
Enhardi par le succès de son Histoire de Charles XII , Voltaire se décide à envoyer à Lunéville l' Histoire de Pierre le Grand , et c'est encore Tressan, puisqu'il a si bien réussi une première fois, qui est chargé de l'offrir à Stanislas.
«Les Délices.
«J'ai l'honneur de vous envoyer les deux premiers exemplaires de l' Histoire de Pierre le Grand ; de ces deux exemplaires, il y en a un pour le roi de Pologne. Je manquerais à mon devoir si je priais un autre que vous de mettre à ses pieds cette faible marque de mon respect et de ma reconnaissance. Il est vrai que je lui présente l'histoire de son ennemi, mais celui qui embellit Nancy rend justice à celui qui a bâti Saint-Pétersbourg, 257 et le cœur de Stanislas n'a point d'ennemi. Permettez donc, mon adorable gouverneur, que je m'adresse à vous pour faire parvenir Pierre le Grand à Stanislas le Bienfaisant .—Ce dernier titre est le plus beau.
«V.»
Cette fois, Stanislas n'admire pas sans réserve l'œuvre de l'historien; il fait quelques objections, et c'est Saint-Lambert qui est chargé de les transmettre à Ferney. Voltaire riposte en écrivant à Tressan:
«Frère Saint-Lambert, qui est mon véritable frère (car Menoux n'est que faux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en vers et en prose comme vous, m'a mandé que le roi Stanislas n'était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au grand soldat Charles; j'ai fait réponse que je ne pouvais m'empêcher en conscience de préférer celui qui bâtit des villes à celui qui les détruit, et que ce n'est pas ma faute si Sa Majesté Polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa bienfaisance que Charles XII n'a fait de mal à la Suède par son opiniâtreté.»
En 1760, et avec l'active collaboration du Père de Menoux, le Roi compose un opuscule qui a pour titre: L'incrédulité combattue par le bon sens , essai philosophique par un Roi. L'auteur y combat avec violence les philosophes et l'athéisme qu'il leur reproche amèrement.
Puisque l'ermite de Ferney envoie fidèlement à Stanislas 258 ses œuvres les plus importantes, n'est-il pas de toute justice que le Roi en fasse autant? N'est-ce pas là un échange de bons procédés habituel entre confrères? Ainsi pense Stanislas et il charge son collaborateur d'adresser à Voltaire leur œuvre commune.
Le Jésuite, ravi de jouer un bon tour à son vieil ennemi, s'empresse d'expédier à Ferney un exemplaire avec quelques mots ironiques.
Voltaire lui répond par cette lettre charmante:
«Aux Délices, 11 juillet 1760.
«En vous remerciant du Discours royal et de vos quatre lignes,
«Mettez-moi, je vous prie, aux pieds du roi ad multos annos .
«Envoyez surtout beaucoup d'exemplaires en Turquie, ou chez les athées de la Chine: car, en France, je ne connais que des chrétiens. Il est vrai que, parmi ces chrétiens, on se mange le blanc des yeux pour la grâce efficace et versatile, pour Pasquier, Quesnel et Molina, pour des billets de confession . Priez le roi de Pologne d'écrire contre ces sottises, qui sont le fléau de la société: elles ne sont certainement bonnes ni pour ce monde ni pour l'autre.
«Berthier est un fou et un opiniâtre, qui parle à tort et à travers de ce qu'il n'entend point. Pour le Révérend Père colonel de mon ami Candide , avouez qu'il vous a fait rire, et moi aussi. Et vous, qui parlez, vous seriez 259 le Révérend Père colonel dans l'occasion, et je suis sûr que vous vous en tireriez bien, et que vous auriez très bon air à la tête de deux mille hommes.
«Je suis très fâché que votre palais de Nancy soit si loin de mes châteaux, car je serais fort aise de vous voir; nous avons, l'un et l'autre, d'excellent vin de Bourgogne, nous le boirions au lieu de disputer.
«Une dévote en colère disait à sa voisine: «Je te casserai la tête avec ma marmite.—Qu'as-tu dans ta marmite? dit l'autre.—Un bon chapon, répondit la dévote.—Eh bien! mangeons-le ensemble,» dit la bonne femme.
«Voilà comme on en devrait user. Vous êtes tous de grands fous, molinistes, jansénistes, encyclopédistes. Il n'y a que mon cher Menoux de sage; il est à son aise, bien logé, et boit de bon vin. J'en fais autant; mais, étant plus libre que vous, je suis plus heureux. Il y a une tragédie anglaise qui commence par ces mots: Mets de l'argent dans ta poche, et moque-toi du reste . Cela n'est pas tragique, mais cela est fort sensé.
«Bonsoir. Ce monde-ci est une grande table où les gens d'esprit font bonne chère: les miettes sont pour les sots, et certainement vous êtes homme d'esprit. Je voudrais que vous m'aimassiez, car je vous aime.
«V.»
Mais il ne suffisait pas d'envoyer une missive mordante au collaborateur du roi et de l'accabler sous d'ironiques 260 remerciements, Voltaire devait encore adresser des félicitations à son confrère couronné. Il n'a garde de manquer à un devoir aussi sacré, mais il en profite pour glorifier les philosophes aux dépens des dévots et lancer quelques sarcasmes au Père de Menoux.
A Stanislas, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar.
«Aux Délices, 15 auguste 1760.
«Sire, je n'ai jamais que des grâces à rendre à Votre Majesté. Je ne vous ai connu que par vos bienfaits, qui vous ont mérité votre beau titre [76] . Vous instruisez le monde, vous l'embellissez, vous le soulagez, vous donnez des préceptes et des exemples. J'ai tâché de profiter de loin des uns et des autres autant que j'ai pu. Il faut que chacun dans sa chaumière fasse à proportion autant de bien que Votre Majesté en fait dans ses États; elle a bâti de belles églises royales; j'édifie des églises de village. Diogène remuait son tonneau quand les Athéniens construisaient des flottes. Si vous soulagez mille malheureux, il faut que nous autres petits nous en soulagions dix. Le devoir des princes et des particuliers est de faire, chacun dans son état, tout le bien qu'il peut faire.
«Le dernier livre de Votre Majesté, que le cher Frère Menoux m'a envoyé de votre part, est un nouveau 261 service que Votre Majesté rend au genre humain. Si jamais il se trouve quelque athée dans le monde (ce que je ne crois pas), votre livre confondra l'horrible absurdité de cet homme. Les philosophes de ce siècle ont heureusement prévenu les soins de Votre Majesté. Elle bénit Dieu sans doute de ce que, depuis Descartes et Newton, il ne s'est pas trouvé un seul athée en Europe. Votre Majesté réfute admirablement ceux qui croyaient autrefois que le hasard pouvait avoir contribué à la formation de ce monde; elle voit sans doute avec un plaisir extrême qu'il n'y a aucun philosophe de nos jours qui ne regarde le hasard comme un mot vide de sens. Plus la physique a fait de progrès, plus nous avons trouvé partout la main du Tout-Puissant.
«Il n'y a point d'hommes plus pénétrés de respect pour la Divinité que les philosophes de nos jours. La philosophie ne s'en tient pas à une adoration stérile, elle influe sur les mœurs. Il n'y a point en France de meilleurs citoyens que les philosophes: ils aiment l'État et le monarque; ils sont soumis aux lois; ils donnent l'exemple de l'attachement et de l'obéissance. Ils condamnent, et ils couvrent d'opprobre ces factions pédantesques et furieuses, également ennemies de l'autorité royale et du repos des sujets; il n'est aucun d'eux qui ne contribuât avec joie de la moitié de son revenu au soutien du royaume.
«Continuez, sire, à les seconder de votre autorité et de votre éloquence; continuez à faire voir au monde 262 que les hommes ne peuvent être heureux que quand les rois sont philosophes, et qu'ils ont beaucoup de sujets philosophes. Encouragez de votre voix puissante les voix de ces citoyens qui n'enseignent dans leurs écrits et dans leurs discours que l'amour de Dieu, du monarque et de l' État; confondez ces hommes insensés livrés à la faction, ceux qui commencent à accuser d'athéisme quiconque n'est pas de leur avis sur des choses indifférentes.
«Le docteur Lange dit que les Jésuites sont athées, parce qu'ils ne trouvent point la cour de Pékin idolâtre. Le frère Hardouin, jésuite, dit que les Pascal, les Arnaud, les Nicole sont athées, parce qu'ils n'étaient pas molinistes. Frère Berthier soupçonne d'athéisme l'auteur de l' Histoire générale , parce que l'auteur de cette histoire ne convient pas que des nestoriens conduits par des nuées bleues sont venus du pays de Tacin, dans le septième siècle, faire bâtir des églises nestoriennes à la Chine [77] . Frère Berthier devrait savoir que des nuées bleues ne conduisent personne à Pékin, et qu'il ne faut pas mêler des contes bleus à nos vérités sacrées.
«Un gentilhomme breton ayant fait, il y a quelques années, des recherches sur la ville de Paris, les auteurs d'un journal qu'ils appellent chrétien, comme si les autres journaux étaient faits par des Turcs, l'ont accusé 263 d'irréligion au sujet de la rue Tire-Boudin et de la rue Trousse-Vache; et le Breton a été obligé de faire assigner ses accusateurs au Châtelet de Paris.
«Les Rois méprisent toutes ces petites querelles, ils font le bien général, tandis que leurs sujets, animés les uns contre les autres, font les maux particuliers. Un grand Roi tel que vous, sire, n'est ni janséniste, ni moliniste, ni anti-encyclopédiste; il n'est d'aucune faction; il ne prend parti ni pour ni contre un dictionnaire; il rend la raison respectable, et toutes les factions ridicules; il tâche de rendre les jésuites utiles en Lorraine, quand ils sont chassés du Portugal; il donne douze mille livres de rentes, une belle maison, une bonne cave à notre cher Menoux, afin qu'il fasse du bien; il sait que la vertu et la religion consistent dans les bonnes œuvres, et non pas dans les disputes; il se fait bénir et les calomniateurs se font détester.
«Je me souviendrai toujours, Sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, des jours heureux que j'ai passés dans vos palais; je me souviendrai que vous daigniez faire le charme de la société, comme vous faisiez la félicité de vos peuples; et que, si c'était un bonheur de dépendre de vous, c'en était un plus grand de vous approcher.
«Je souhaite à Votre Majesté que votre vie, utile au monde, s'étende au delà des bornes ordinaires. Aurengzbeg et Muley-Ismaël ont vécu l'un et l'autre au delà 264 de cinq cents ans [78] ; si Dieu accorde de si longs jours à des princes infidèles, que ne fera-t-il point pour Stanislas le bienfaisant?
«Je suis avec le plus profond, etc.
«V.»
Voltaire est si content de sa réponse et de ses irréfutables arguments, si content du fougueux éloge des philosophes par lequel il a riposté à la diatribe du Père de Menoux, qu'il envoie des copies de sa lettre à tous ses amis, à Thiériot, à Mme d'Epinay, à d'Alembert, etc., avec prière de la répandre pour la bonne cause.
Il écrit en particulier à d'Argental:
«28 auguste 1760.
«Il faut que je vous dise que Frère Menoux, jésuite, m'a envoyé une mauvaise déclamation de sa façon, intitulée: l'Incrédulité combattue par le simple bon sens . Il a mis cet ouvrage sous le nom du roi Stanislas, pour lui donner du crédit; il me l'a adressé de la part de ce monarque, et voici la réponse que j'ai faite au Monarque. Voyez si elle est sage, respectueuse et adroite. Vous pourriez peut-être en amuser M. le duc de Choiseul, en qualité de Lorrain.»
La comédie des Philosophes de Palissot.—Querelles à l'Académie de Nancy.
En prenant les philosophes sous sa protection et en proclamant la pureté de leurs doctrines, Voltaire savait bien ce qu'il faisait. La lutte qui depuis si longtemps régnait sourdement entre le parti dévot et le parti philosophique menaçait d'éclater au grand jour et il ne faisait que porter les premiers coups.
Un incident imprévu allait mettre le feu aux poudres et porter la polémique au plus haut degré de violence.
Déjà en 1755, avec la comédie du Cercle , Palissot, on se le rappelle, avait provoqué des querelles assez vives. Ce fut bien autre chose quand, en 1760, il fit jouer par les Comédiens français la pièce des Philosophes . L'auteur se moquait impitoyablement de la secte encyclopédique. Les philosophes les plus connus, sous un voile qui les déguisait à peine, étaient bafoués sans pitié. Les moyens employés pour les ridiculiser étaient du reste aussi plats que grossiers; ils consistaient entre autres à faire voir sur la scène J.-J. Rousseau 266 marchant à quatre pattes et broutant une laitue. Mme Geoffrin, Diderot, d'Alembert, Helvétius, etc., étaient représentés comme des scélérats ennemis de toute autorité et de toute morale. Le but avoué de l'auteur était de montrer «à quelle dégradation conduit cette exemption des préjugés, soit religieux, soit politiques, soit de convention qu'affichent les encyclopédistes».
La pièce souleva un scandale effroyable et porta l'exaspération des partis à leur comble.
Les encyclopédistes prétendaient diriger l'opinion; leur fureur ne connut plus de bornes quand ils se virent couverts de ridicule sur la première scène parisienne. Leurs partisans jetaient feu et flamme, criaient à la persécution et demandaient la tête de Palissot. Leurs adversaires, au contraire, applaudissaient à outrance.
Tout Paris était bouleversé par cette misérable querelle. Personne ne songeait à la guerre, aux désastres de l'armée du Rhin; on ne parlait que des Philosophes , de Palissot, des encyclopédistes.
«Rien ne peint mieux le caractère de cette nation que ce qui vient de se passer sous nos yeux, écrit Grimm. On sait que nous avons quelques mauvaises affaires en Europe; quel serait l'étonnement d'un étranger qui, arrivant à Paris dans ces circonstances, n'y entendrait parler que de Ramponneau, Pompignan et Palissot? Voilà cependant où nous en sommes, et si la nouvelle d'une bataille gagnée était arrivée le jour de la première 267 représentation des Philosophes [79] , c'était une bataille perdue pour la gloire de M. de Broglie, car personne n'en aurait parlé!»
A peine la pièce eut-elle été jouée que parurent force pamphlets contre Palissot. Les Quand de Voltaire, les Si et les Pourquoi de Morellet. Enfin l'on publia sous le voile de l'anonyme une critique très fine et très sarcastique: la Vision de Charles Palissot . On la vendait au Palais-Royal. Le libraire fut arrêté jusqu'à ce qu'il eût dénoncé l'auteur.
Deux grandes dames avaient particulièrement protégé la comédie des Philosophes : la comtesse de la Mark et la princesse de Robecq. Toutes deux étaient violemment prises à partie dans la Vision . Mme de Robecq surtout, qu'on représentait mourante, et qui l'était en effet.
On eut la cruauté d'envoyer la Vision à la princesse, 268 qui ignorait la gravité de sa maladie; cet écrit la lui révéla et l'émotion qu'elle en ressentit fut terrible.
Le duc de Choiseul, passionnément épris de Mme de Robecq, découvrit facilement l'auteur du pamphlet et Morellet fut enfermé à la Bastille [80] . Quinze jours après, la princesse mourut. L'affaire fit grand bruit, et l'opinion publique se prononça si fortement contre l'abbé, qu'à sa sortie de prison, il fut obligé de quitter Paris. Une particularité assez piquante fut qu'il dut son élargissement à la propre belle-mère de Mme de Robecq, la maréchale de Luxembourg.
Ce ne fut pas seulement dans la capitale que la comédie des Philosophes provoqua du scandale; les querelles qui divisaient Paris allaient avoir leur écho en Lorraine.
Depuis quelques années, la concorde ne régnait guère parmi les membres de la Société royale; une lutte violente s'était déclarée entre le parti philosophique et le parti dévot, le premier dirigé par Tressan, le second ayant à sa tête le Père de Menoux. Chaque jour les discussions devenaient plus âpres et plus amères, au grand chagrin de Stanislas, qui se trouvait sollicité par les uns et par les autres, si bien que cette Société, qui devait faire ses délices, finissait par faire son tourment.
Mais Tressan n'était pas de force à lutter contre son 269 redoutable adversaire. Le jésuite, par sa ténacité et d'habiles manœuvres, était arrivé peu à peu à s'emparer de l'esprit de ses confrères; à mesure que son influence grandissait, celle de Tressan diminuait naturellement, et ce dernier, peu à peu, prenait en haine cette Académie qu'il avait tant contribué à fonder.
Un jour, Panpan lui ayant conseillé de poser la candidature d'un de leurs amis communs, de Liébault, Tressan lui répond: «Êtes-vous fol de me proposer sérieusement de parler de notre ami Liébault à la Société de Nancy? Songez donc que ma voix serait plus effrayante pour eux que celle de Spinosa. J'ai un projet très raisonnable, c'est d'élever à la brochette une petite société particulière, très libre et tant soit peu libertine [81] ; et sûrement il sera du nombre des officiers que nous élirons.»
Du reste, le gouverneur se désintéresse complètement de l'Académie; il va aux séances pour ne pas manquer au Roi, mais il y reste muet pour ne pas se manquer à lui-même; de sa vie, il ne se mêlera plus de rien de ce qui regarde cette société.
En attendant, il cherchait à se venger et ne ménageait pas les épigrammes à son ennemi. Un jour que le Roi venait, à la sollicitation de Menoux, d'accorder des pensions à plusieurs membres de la compagnie de Jésus, Tressan lui dit ironiquement: «Sire, Votre Majesté ne 270 fera-t-elle rien pour la famille de ce pauvre Damiens, qui est dans la plus profonde misère?»
Ces querelles intestines nuisaient à la réputation de la Société royale et faisaient mal augurer de l'avenir; aussi publiait-on force épigrammes sur sa fin prochaine. En voici une entre mille:
Il va périr ce corps d'élite.
Husson le Franciscain [82] ,
Le goupillon en main,
Va lui donner de l'eau bénite.
A la suite des graves incidents qui s'étaient passés à Paris au moment de la représentation des Philosophes , il y eut un redoublement de haine entre les deux factions qui divisaient la Société; des deux côtés on ne cherchait que les occasions de se quereller et de soulever de scandaleuses discussions. La présence du Roi et de Mme de Boufflers n'arrêtait pas toujours les passions déchaînées.
La séance du 20 octobre 1760 fut une des plus orageuses. Le Roi y assistait ainsi que le chancelier, Mme de Boufflers et sa fille. L'Académie recevait ce jour-là trois nouveaux membres. L'un d'eux, le comte de Lucé, après avoir remercié ses nouveaux confrères, fit l'éloge de la philosophie et la vengea «des calomnies du cagotisme». Durival cadet prononça à son tour son discours de remerciement et lut un Essai 271 sur l'infanterie . Tressan, en qualité de directeur, répondit aux récipiendaires, et il traita le même sujet brûlant que M. de Lucé; plus que lui encore il parla en faveur des philosophes.
On croyait la séance terminée et Stanislas se disposait à se lever quand le Père de Menoux, effrontément et au mépris des statuts de la Société, prit la parole et, s'adressant au roi, il parla «de manière insultante» de l'opinion de MM. de Lucé et de Tressan [83] .
Le scandale fut grand. Plusieurs membres, indignés, demandèrent l'expulsion du Révérend Père.
Enfin, à force de prières, Stanislas parvint à calmer la fureur des combattants. Il exigea même une réconciliation immédiate et publique; pour satisfaire le Roi, les deux adversaires durent s'embrasser incontinent, ce qui, l'on peut le supposer, fut fait sans enthousiasme et plutôt du bout des dents.
Le Révérend Père de Menoux, malgré son hypocrite baiser, ne se tint pas pour battu. Il voulut à tout prix ruiner le crédit de son adversaire, et il employa dans ce but tous les moyens, même les moins délicats.
Après la fameuse séance dont nous venons de parler, il n'eut rien de plus pressé que de signaler à Marie Leczinska les doctrines soit disant irréligieuses professées par son ancien favori.
272 A cette nouvelle, Tressan indigné écrivait à M. de Solignac:
«Je suis bien fâché, mon cher confrère, que le Père de Menoux ait poussé la folie et la fureur jusqu'à la calomnie la plus claire et la plus odieuse. Il vient enfin de se démasquer aux yeux du Roi et de la Lorraine. Et que lui avons-nous fait, M. de Lucé et moi, pour l'engager à faire de pareilles horreurs?... Mon premier mouvement était de porter en droiture mes plaintes à Rome au Révérend Père général...»
La Reine, très émue, écrivit à son père pour lui signaler la conduite du comte et lui dire que si les reproches étaient fondés, elle ne voulait plus ni le voir ni entendre parler de lui: «Mon ami, ma fille est indignée contre vous, dit le roi à Tressan; il faut vous justifier ou vous retracter.»—«Je ne demande pas à Votre Majesté d'où part la calomnie, riposta le gouverneur, je saurai la confondre; mais s'il faut me rétracter, il ne m'en coûtera pas d'imiter Fénelon,» et il ajouta: «Je supplie Votre Majesté de se ressouvenir qu'il y avait trois mille moines à la procession de la Ligue et pas un philosophe.»
Il envoya aussitôt une copie de son discours à la Sorbonne et une autre à l'évêque de Toul, en sollicitant leur jugement.
L'évêque répondit en envoyant l'approbation la plus authentique, et la Sorbonne en fit autant.
La Reine, satisfaite, s'apaisa, mais elle recommanda à 273 son père de veiller à l'avenir plus attentivement sur ses amis les gens de lettres.
Pendant que ces querelles prenaient fin, Mme de Boufflers se trouvait à Paris avec Panpan; tous deux s'étaient employés activement en faveur de leur ami. Dès que Tressan est rassuré sur son sort, il se hâte de les en aviser:
«A Bitche, ce 20 janvier 1761.
«Enfin, mon cher et aimable Pan, toutes mes maudites tracasseries sont finies et M. de la Vauguyon m'a écrit la lettre la plus tendre, et le père Bieganski [84] m'a écrit aussi une lettre très obligeante de la part de la Reine.
«Quelle horreur! Quelle complication de faussetés et de méchancetés! N'en parlons plus, tout est dit pour moi. Pour la Société de Nancy, je n'y remettrai les pieds de ma vie.
«Le pauvre abbé de Saint-Cyr excite mes respects quoique j'eusse lieu d'en être fort mécontent. Bien d'autres excitent ma pitié et un certain sentiment qui me rend mes rochers de Bitche plus aimables que les lieux où l'on est trahi, persiflé, et abandonné aux mouches.»
Mariage de Mlle de Boufflers avec le comte de Boisgelin.—Chagrin de Tressan.
Pendant que Mme de Boufflers s'ingéniait à distraire le vieux Roi des soucis politiques qui l'obsédaient, un événement de famille des plus importants se préparait.
La «divine mignonne» que nous avons vue faire ses débuts à la Cour et inspirer à l'occasion la verve poétique de Panpan et de Tressan, la «divine mignonne» avait grandi; elle touchait à sa dix-huitième année et en 1760 l'on songea à la marier. A Lunéville, Mme de Boufflers ne trouvait aucun parti à sa convenance. Elle demanda à ses parents de Paris de l'aider dans cette difficile recherche. La maréchale de Mirepoix aimait beaucoup sa nièce, elle se mit en campagne, et bientôt elle crut avoir découvert celui qu'elle jugeait digne de faire le bonheur de la jeune fille. Il s'agissait d'un certain comte de Boisgelin, orphelin de mère, qui paraissait appelé à posséder un jour une grande fortune. Des amis communs s'entremirent, et bientôt l'union projetée parut marcher au gré des deux familles. Si bien que Mme de Boufflers, jugeant la 275 présence de la principale intéressée indispensable, partit pour Paris avec sa fille; elle se fit accompagner de son fils, le futur abbé, et de ses confidents ordinaires, l'inséparable Panpan et le non moins inséparable Porquet. Tous descendirent rue Neuve, près l'ancienne porte Saint-Honoré, paroisse Sainte-Madeleine de la Ville l'Évêque.
A peine arrivée, les présentations eurent lieu et le mariage fut immédiatement décidé.
Quelque désir qu'il en eût, Tressan n'avait pas été admis à accompagner les voyageurs. Rebuté depuis dix ans dans ses tentatives amoureuses auprès de la marquise, ce «vieux fou» ne s'était-il pas avisé de reporter ses ardeurs sur Mlle de Boufflers et de s'éprendre pour elle d'une véritable passion. Bien loin de dissimuler ce sentiment très ridicule, il ne craignait pas de l'avouer et il poussait même l'inconscience jusqu'à adresser à la jeune fille des vers fort déplacés.
Usant des privilèges de l'âge et d'une vieille amitié, il embrassait volontiers la «divine mignonne» et celle-ci, fort innocemment, lui rendait son baiser. Tressan en restait tout étourdi et il ne cachait pas à la jeune personne le trouble profond qu'elle portait dans ses sens.
Il lui écrivait en effet:
Je vous aimai dès votre enfance,
Mais il est temps de fuir vos coups.
J'ai bien senti mon imprudence
En goûtant un plaisir trop doux.
Mon cœur d'un seul baiser frissonne,
Et c'est trop tard qu'il s'aperçoit
Que c'est l'amitié qui le donne,
Que c'est l'amour qui le reçoit.
Quand il fut question du mariage de Mlle de Boufflers, le gouverneur manifesta la plus ridicule douleur. Son chagrin fut si vif que pour changer le cours de ses idées et calmer l'esprit en fatiguant la bête, il se mit à arroser ses fleurs quinze heures par jour, à bêcher son jardin, à tailler ses arbres, etc. Ces dérivatifs violents produisaient le plus heureux résultat, lorsqu'un malheureux accident vint tout compromettre: un jour, Tressan, perché au sommet d'une échelle, s'absorbait dans une taille savante, lorsqu'il fut pris d'un étourdissement, et il tomba lourdement sur le sol. On releva en fort piteux état l'amoureux transi.
C'est à Panpan, au fortuné Panpan qui a suivi Mlle de Boufflers dans la capitale que le gouverneur de Toul raconte sa triste aventure. Il ne lui cache pas que Mme de Tressan le soigne avec un si complet dévouement qu'il se sent pris une fois de plus d'un regain de tendresse pour cette admirable femme.
«Toul, ce vendredi 13 1760.
«Ah! mon cher et aimable ami, que vous auriez été attendri si vous m'aviez vu hier même, et que vous le seriez si vous voyiez l'excès d'abattement, de douleur et de désespoir dont l'impression est restée sur toutes 277 les parties de mon corps. Non, les enfers n'ont point de supplice semblable à celui que je viens d'essuyer pendant huit jours.
«Quand M. du Châtelet passa, j'étais mal, mais je l'ai été mille fois plus les trois jours depuis son départ. Des convulsions continuelles, des douleurs qui m'arrachaient des cris et des larmes. La pauvre Mme de Tressan et Soulches en étaient aux larmes et n'ont presque pas dormi pendant ce temps. Je ne peux trop vous dire à quel point je suis touché de la tendresse de la mère. Son âme, sa conduite, ses soins pour moi sont plus que le bien et l'esprit de la duchesse de Chaulnes. Oui, mon ami, j'adore cette bonne et honnête femme, digne d'être peinte par Rousseau et aimée de tous les cœurs sensibles.
«Enfin me voilà un peu mieux, mais j'ai encore la fièvre, et l'impression générale de douleur qui me reste. Le premier moment de plaisir que je sente est en vous écrivant, en vous ouvrant mon âme tendre et heureuse par la sensibilité que j'ai trouvée dans celle que j'aime.»
Quel que soit le chagrin qu'il ressente, Tressan est trop sincèrement attaché à Mlle de Boufflers pour ne se pas réjouir avec elle d'un heureux événement. Il pousse même le dévouement jusqu'à donner à la jeune fille les conseils les plus surprenants dans sa bouche; lui qui fait du mariage l'usage que l'on sait recommande à sa jeune amie le devoir, la vertu, par-dessus tout de chercher 278 le bonheur dans l'union qu'elle va contracter. On ne peut dire qu'il prêche d'exemple:
«Ce qui peut me soutenir dans ce retour à la vie, c'est de savoir que notre aimable et chère mignonne va être heureuse. Elle sera grande dame, riche, et son mari est jeune et aimable; elle pourra l'aimer, elle fera bien de l'aimer; elle sera constamment heureuse en l'aimant; dites-le-lui bien et empêchez que tous les sophismes les plus spirituels n'entrent dans une âme douce et honnête, et qui est faite pour trouver les plaisirs les plus doux dans ce que nos pères appelaient des devoirs , nom dur à l'oreille pour une âme fougueuse et indépendante, mais agréable et cher à celui qui croit à la vertu.»
Comme son accident paraît l'avoir fortement éprouvé et qu'il le regarde comme un châtiment céleste, Tressan se montre bien décidé à renoncer à toutes ses absurdes folies et à rentrer enfin dans le devoir:
«Mandez-moi vite ce que vous saurez du mariage, car me voilà encore pour plus de dix jours sans pouvoir marcher. J'ai les deux pieds gros comme la tête, un genou retiré encore. Je vis avec deux bouillons par jour; en un mot, mon cher et aimable confrère, voici l'époque décisive de ma vie; de ce moment je me condamne au plus exact régime. Quelle funeste et affreuse punition! il faudrait que je fusse fol enragé pour m'exposer encore à un pareil supplice. J'arriverai à Lunéville au moment où je pourrai faire quatre pas de suite et souffrir la voiture.
279 «C'est un grand bonheur pour moi d'avoir essuyé cet accident à Toul, où du moins j'ai été bien soigné et à mon aise.
«Je vous demande pardon, mon cher ami, de ma longueur sur mes maux, et de mes effusions, mais ma tête est encore en désordre...
«Je vous embrasse, mon cher ami, je vous suis attaché pour la vie; la mère vous embrasse, je voudrais que vous y eussiez du plaisir en faveur de ce que je lui dois; mille tendresses et respects à la charmante mignonne.»
Une fois rétabli, le gouverneur va tenir compagnie au Roi, qui se morfond à Commercy. Il emmène avec lui Mme de Tressan, dont il n'a pas oublié les touchants procédés. Mais hélas! qu'est-ce que la Cour quand Mme de Boufflers en est absente? La vie y est navrante; l'ennui, le mortel ennui gagne tout le monde:
«A Commercy, le 15 juillet 1760.
«Mon cher ami, je me meurs, je péris d'ennui ici; il m'est impossible d'y tenir quand Mme de Boufflers n'y est pas. Le Roi n'y cause pas plus avec moi qu'avec le dernier imbécile de la cour et je lui suis très inutile. Mes enfants ne sont point ici, faute de logement, et M. Alliot nous a logés exprès très mal à notre aise.
«On ne joue point, la société y est décousue, et je mande à Mme de Boufflers que la tiédeur, la langueur, la fadeur y éclosent sans cesse aux pâles regards de sa triste sœur.
280 «Mme de Tressan retournera bientôt à Toul, et moi je n'attends que des nouvelles de Mme de Boufflers pour en faire autant. Si je lui suis utile, je resterai, sinon, j'irai manger mes melons chez moi.
«Il est très incertain que j'aille à Paris; il m'est impossible de toucher un écu. Je suis dans une misère et une désolation affreuses, et je suis bien aise de faire sentir à mes amis de Versailles qui m'y désirent la force des raisons qui m'empêchent de faire ce voyage, pour leur faire honte de n'y pas remédier.
«J'ai fait vos compliments à tous vos amis d'ici, qui vous embrassent et vous regrettent beaucoup. Mlle Clairon se porte à merveille, nous la voyons souvent.
«Adieu, cher et aimable ami, je vous embrasse bien tendrement. La mère en fait autant et soupire comme moi après vous.»
Pendant que l'on se morfondait à Lunéville et à Commercy, Mme de Boufflers achevait les derniers préparatifs du mariage de sa fille.
Le contrat fut passé à Paris devant maître Delaleu, notaire, les 21 et 22 septembre 1760.
Le père du fiancé [85] n'avait pu venir, il s'était fait représenter par son fils aîné, Raymond de Boisgelin, abbé de Cucé, vicaire général du diocèse de Rouen.
281 La fiancée, Marie-Stanislas-Catherine de Boufflers, comtesse et chanoinesse de Poussay, était assistée de sa mère, la marquise douairière de Boufflers; de ses frères, le marquis de Boufflers-Remiencourt, colonel du régiment Dauphin-infanterie, et de Stanislas Catherine, abbé de Boufflers; du prince de Beauvau et du chevalier de Beauvau, ses oncles; du marquis et de la marquise de Bassompierre, ses oncle et tante, et de quelques cousins, parmi lesquels figuraient le marquis du Châtelet.
La dot de la mariée s'élevait à la somme de 50,000 livres, que Mme de Boufflers douairière s'engageait à verser la veille des épousailles, en deniers comptants.
Les biens du marié consistaient:
1 o En un emploi de maître de la garde-robe de Sa Majesté, qu'il venait d'acheter du comte de Maillebois, moyennant 640,000 livres;
2 o En la somme de 180,000 livres tant en deniers comptants que dans le prix de la vente qu'il venait de faire au comte de Rochechouart de sa charge de premier cornette de la première compagnie des mousquetaires de la garde du Roy;
3 o En une rente annuelle de 10,000 livres, que son père, le marquis de Cucé, s'engageait à lui fournir.
282 En considération dudit mariage, l'abbé de Cucé abandonnait à son frère cadet son droit d'aînesse et tous les droits et prérogatives attachés à ce titre.
Le contrat fut signé par le Roi et la Reine au château de Choisy, le 21 septembre, et le lendemain par les princes du sang.
Puis toute la famille, maître Delaleu compris, partit pour Lunéville.
Le 27 septembre, le roi de Pologne signait à son tour. La cérémonie eut lieu dans la salle du château, en présence de notre vieil ami «Pierre Charles Porquet, docteur en Sorbonne, aumônier de Sa Majesté le roi de Pologne et de Messire Nicolas-François-Xavier Liebault».
En l'honneur du mariage, Stanislas combla M. de Boisgelin: d'abord il le nomma premier gentilhomme de la chambre; puis il lui donna le gouvernement de Saint-Mihiel, qui rapportait 5,200 livres par an. Enfin on se rappelle qu'en 1757, le Roi avait accordé à Mme de Boufflers la jouissance viagère de la terre de la Malgrange; il étendit le bénéfice de cette donation aux futurs époux Boisgelin et à leurs enfants, s'ils en avaient [86] .
Le prince de Beauvau s'était très généreusement démis de sa charge de colonel des Gardes Lorraines (Infanterie) et de la pension de 6,000 francs qui y était 283 attachée, en faveur de son futur neveu; le roi, par brevet du 27 septembre, confirma la nomination de M. de Boisgelin et il paya de sa cassette les 40,000 livres qui étaient dues au prince pour prix du régiment. Il fut en outre stipulé que dans le cas où M. de Boisgelin se déferait du dit régiment, la somme de 40,000 livres qu'il en retirerait reviendrait à la comtesse, sa femme, à laquelle Sa Majesté en faisait don.
Le mariage fut célébré en grande pompe à Lunéville, le 6 novembre 1760. On donna à la cour de grandes réjouissances à cette occasion.
Quelques jours après, les jeunes époux partaient pour Paris. M. de Boisgelin présenta sa femme à Versailles le 30 novembre, et deux jours après, sur les pressantes sollicitations de Stanislas, elle était nommée dame pour accompagner Mesdames.
Mme de Boufflers, toujours assez besoigneuse, ne put acquitter que le 27 décembre la somme qu'elle avait promis de payer la veille du mariage. La scène se passa chez maître Delaleu. Elle remit à son gendre, «en louis d'or, d'argent et monnaie, bons et ayant cours, comptés, nombrés, et réellement délivrés à la vue des notaires soussignés, la somme de 50,000 livres.»
L'union de Mme de Boisgelin s'annonça d'abord sous les plus heureux auspices. La jeune femme eut ou crut avoir des espérances de grossesse; elle avait «des vomissements quotidiens» qui la ravissaient. Malheureusement, si ces incommodités continuaient, rien n'annonçait 284 la réalisation des espérances conçues. Au bout de quelques mois, il fallut bien admettre qu'il y avait erreur. Ce fut pour la jeune femme une cruelle désillusion.
Le ménage allait éprouver bien d'autres déceptions.
La charge de maître de la garde-robe, que M. de Boisgelin avait achetée fort cher dans l'espoir qu'elle lui vaudrait ou un gouvernement ou une lieutenance générale, ou des grâces pécuniaires, non seulement ne lui rapporta rien, mais fut la cause directe et certaine de sa ruine. Il avait dû emprunter des sommes considérables et les intérêts élevés qu'il devait payer le réduisirent peu à peu à la gêne, bientôt à la misère [87] . Dans l'espoir de se distinguer dans la carrière militaire, il fit les campagnes de 1761 et de 1762. Il reçut, il est vrai, la croix de Saint-Louis, mais il rapporta de ses expéditions des rhumatismes si violents qu'il resta estropié d'un bras et d'une jambe [88] .
Ces déceptions de carrière, de santé et de fortune 285 n'eurent pas une heureuse influence sur le jeune couple et bientôt les deux époux furent aussi désunis qu'il était d'usage à cette époque. Du reste, si M. de Boisgelin était un fort honnête homme, il était d'une intelligence plus qu'ordinaire et sa femme, très vive, très avisée, ne fut pas longue à s'en apercevoir.
Mme de Boufflers, elle-même, malgré tout son esprit, ne pouvait se défendre de temps à autre d'être belle-mère, et alors malheur à son gendre! Un jour il lui avait fait une visite un peu longue, pendant laquelle il n'avait guère parlé que de ses propres mérites. Il n'avait pas tourné les talons que la marquise agacée composait ce malicieux quatrain:
Mon cher Cucé, va-t'en bien vite,
Ou du moins ne me dis plus rien;
Tu me parles de ton mérite,
Et ne dis jamais rien du mien.
Départ de l'abbé de Boufflers pour le séminaire.—Son chagrin.—La langue fourrée.—Mauvaises plaisanteries du jeune abbé.— Aline, reine de Golconde.
Mme de Boufflers avait donc réussi à établir convenablement deux de ses enfants; il s'agissait maintenant de s'occuper du troisième.
L'abbé ne pouvait éternellement rimer aux étoiles et se livrer à des facéties plus ou moins spirituelles: l'âge arrivait, il avait vingt-deux ans, il était grand temps qu'il terminât son éducation sacerdotale et se livrât enfin aux exercices et aux études exigés pour obtenir la prêtrise.
Vers la fin de 1760, la marquise, après en avoir longuement conféré avec le Roi, décida que son fils partirait pour Paris et qu'il irait achever sa théologie au séminaire de Saint-Sulpice, sous la direction du savant Père Couturier.
Avisé de cette décision, le jeune homme manifesta la plus vive répulsion, et même un véritable désespoir; il s'était si bien bercé de l'espérance qu'on l'oublierait, et qu'il continuerait à mener à la cour du bon Stanislas 287 cette douce vie qui lui convenait si bien! Mais le rêve était fini, il se trouvait en présence de la douloureuse réalité.
C'est en vain qu'il se jeta aux pieds de sa mère en la suppliant de révoquer un ordre barbare, Mme de Boufflers fut inflexible: il était le cadet, il devait entrer dans les ordres. C'est en vain qu'il faisait valoir combien il avait peu de dispositions pour la profession ecclésiastique, à quel point la vocation lui manquait; la marquise lui répondait de ne la point fatiguer de billevesées, qu'il n'était qu'un songe-creux et que personne ne lui demandait de vocation; pourquoi en aurait-il eu besoin quand l'immense majorité du clergé de son époque s'en passait si aisément! La sagesse de sa famille lui avait destiné une situation fort brillante et très lucrative, il n'avait qu'à s'y tenir, et pour commencer il fallait obéir.
Désespérant de fléchir sa mère, Boufflers s'imagina qu'il serait peut-être plus heureux auprès du Roi, qui en toutes circonstances lui témoignait une grande bonté. Il ne lui cacha pas le chagrin qu'il éprouvait de s'éloigner de lui et le dégoût de plus en plus marqué qu'il ressentait pour une profession si contraire à ses goûts et à ses idées. Stanislas s'efforça de le consoler en lui faisant entrevoir tout ce qu'il comptait faire pour lui et le brillant avenir qu'il lui destinait; il l'assura qu'il le ferait parvenir aux plus hautes charges de l'Église. L'abbé lui répondit très sensément qu'il ne se souciait pas d'avancer 288 dans son état, que l'ambition était un sentiment étranger à son cœur et qu'il se sentait plus fait pour être heureux que pour être grand, que du reste «le Roi l'avait déjà comblé de grâces, et que fît-il plus encore, il ne pouvait ajouter à sa reconnaissance et à son contentement».
Bien que touché de sentiments si noblement exprimés, Stanislas ne voulut pas se mettre en opposition avec les volontés de Mme de Boufflers, et l'abbé, la mort dans l'âme, dut se résigner à partir pour Saint-Sulpice.
On peut supposer ce que furent les pensées du jeune séminariste quand il quitta cette cour patriarcale où il faisait si bon vivre et où il avait passé de si douces années. Échanger le somptueux palais de Stanislas, le parc superbe, les gais horizons contre les sombres murs du noviciat de Saint-Sulpice, passer des mains de l'abbé Porquet, si dépourvu de préjugés, si indulgent aux faiblesses humaines, dans celles de l'austère Père Couturier, quel effondrement, quel irréparable désastre! Adieu la liberté, les jeunes et jolies femmes, les joyeuses parties, la vie heureuse et sans souci!
Pour rendre la transformation plus complète, et lui enlever jusqu'au souvenir du passé, l'infortuné Boufflers dut encore changer de nom; en entrant au séminaire on l'obligea à prendre le nom d'abbé de Longeville, d'une des abbayes qu'il devait à la libéralité de Stanislas.
289 A peine les portes du séminaire sont-elles refermées sur lui que le jeune homme est saisi d'un découragement à nul autre pareil. On lui a fait espérer que sa mère viendrait le voir; il lui écrit bien vite pour la supplier de hâter son arrivée, et en même temps il lui narre en termes pathétiques les malheurs qui l'accablent. Tout en pleurant et en annonçant les pires pronostics pour sa santé, il possède une gaieté si exubérante qu'il ne peut se défendre de plaisanter:
«Saint-Sulpice.
«Je suis dans une impatience de vous voir que vous ne concevrez que quand je vous aurai bien expliqué combien je vous aime, et je ne l'entreprendrai jamais. L'abbé Porquet me marque que votre départ est arrêté pour le 6 ou le 7; c'est une distance effroyable pour un malheureux qui compte les jours et qui est bien longtemps à compter un.
«J'ai appris des choses affreuses: c'est qu'on ne permet ici de sortir qu'environ deux fois par mois, au lieu de deux fois par semaine, et qu'il faut toujours être rentré à cinq heures du soir. J'imagine par le nombre des gens qui sont ici que cette règle souffre des adoucissements, car il serait bien difficile de trouver cent trente deux personnes qui la suivissent.
«L'inquiétude de l'avenir me tourmente plus ici que le mal présent: si vous êtes encore absente pour moi après votre retour, que deviendrai-je? Cependant je me 290 sens un fonds de patience qui me fera supporter tous mes maux jusqu'à ce que j'y trouve un remède. J'aimerais bien mieux en triompher par ma gaîté, car la gaîté dispense de la patience, qui n'est qu'un abandon de soi-même à ce qu'on souffre, qui fait soutenir tristement la douleur, mais qui n'en console point. On dit que c'est un remède à tous les maux, et on a tort, car elle n'a d'autre mérite que de ne les faire pas trouver plus grands qu'ils ne sont.
«Souvenez-vous toujours de cette lettre du Roi de Pologne. Elle me sera d'une utilité infinie, en ce qu'elle me facilitera les moyens de rester ici, si elle fait effet, et d'en sortir, si elle n'en fait point. J'ai bien peur que le prétexte de ma santé, que je médite en cas de sortie, ne soit bientôt une bonne raison. Ma poitrine ressemblera dans peu à presque toutes celles d'ici que les fréquentes prières à genoux ruinent je ne sais par quelle raison.
«J'ai reçu la permission du Primat et une grande lettre édifiante de l'évêque de Toul [89] . C'est un bon homme: c'est dommage que ce soit un bon évêque. Au reste, peut-être n'est-il qu'un bon apôtre.
«Je vais travailler de toutes mes forces à mon sermon. Je compte en faire un vrai sermon depuis les pieds jusqu'à la tête. Je mettrai de l'Écriture et des Pères partout, et je substituerai galamment l'apostolique à l'académique.
291 «Adressez dorénavant les lettres que vous m'écrirez à Tonton [90] , car l'archevêque de Toulouse [91] et l'évêque de Condom [92] ont recommandé à Mme de Mirepoix de me dire de me défier de l'inquisition des lettres, qu'on dit être ici des plus tyranniques et des plus contraires au droit des gens.
«Baisez ma sœur de ma part et battez-la bien à cause qu'elle m'écrit en raison inverse de ce que je l'aime.
«Si je vous dis de baiser ma sœur, jugez de ce qu'il vous faut faire.
«J'écris au Roi.»
On pourra trouver que l'archevêque de Toulouse et l'évêque de Condom donnaient au jeune séminariste de singuliers conseils, mais les deux prélats ne brillaient pas par leur orthodoxie et ils étaient loin d'offrir l'exemple de toutes les vertus. Si l'on veut s'en convaincre, nous renvoyons le lecteur au chapitre du Duc de Lauzun où il est donné sur la vie de monseigneur Dillon de si curieux détails [93] .
En arrivant dans la capitale, le jeune abbé n'était certes pas isolé; il y retrouvait une grande partie de sa famille, d'abord son oncle le prince de Beauvau, Tonton, comme il l'appelle; sa tante, la maréchale de Mirepoix; ses cousines de Caraman, de Cambis, les amies de 292 sa mère, la maréchale de Luxembourg, Mme du Deffant, et tant d'autres. Tous naturellement allaient s'efforcer d'adoucir son sort et d'atténuer pour lui la rigueur du séminaire. Il n'eut bientôt que trop d'occasions de se distraire et de perdre de vue le but sérieux qu'il poursuivait.
Mme de Boufflers, de son côté, eut la faiblesse de céder à ses pressantes instances, et elle obtint du roi une lettre pour le directeur de Saint-Sulpice. Stanislas, invoquant des raisons de santé et aussi les pieuses dispositions du jeune abbé, pressait instamment le supérieur d'accorder quelque liberté à son ouaille et de la traiter avec indulgence. Le Père Couturier n'était pas homme à résister à la prière d'un monarque; il s'empressa de déférer aux vœux de Stanislas et la vie de Boufflers devint plus supportable. C'est à sa mère que l'abbé raconte cet heureux événement et il lui fait part en même temps des bonnes fortunes culinaires qui adoucissent son sort:
«Saint-Sulpice.
«La lettre du Roi est à merveille et elle a déjà produit un grand effet. Mme de Luxembourg a demandé aujourd'hui la permission de m'emmener pour quatre ou cinq jours à Villeroy et l'a obtenue. Ce petit voyage qui m'aurait paru très insipide autrefois, à la société de Mme de Luxembourg près, devient à présent une dissipation pour moi et me fera un très grand bien, en ce 293 qu'il abrégera le temps qui doit s'écouler d'ici à votre retour.
«Je suis dans une inquiétude inexprimable que le prince ne retarde votre départ plus que vous ne comptez. Je n'ouvrirai dorénavant toutes vos lettres qu'en tremblant, de peur d'y trouver des contradictions à mes désirs.
«Que cela ne vous empêche pourtant point de m'écrire, car votre silence serait encore pire que les plus mauvaises nouvelles.
«J'ai fait depuis peu beaucoup de chansons que vous ne saurez qu'à votre arrivée et je ne vous enverrai aujourd'hui que ma correspondance avec le président Hénault. Il m'a envoyé une langue fourrée avec un couplet que voici. Je ne peux pas de même vous envoyer la langue, par la raison d'Arlequin:
Ce n'est point la langue latine,
Ni la grecque que j'imagine
Pour vous venger de Couturier;
Cette langue tendre et discrète,
Qui vient du meilleur charcutier,
Vous sera remise en cachette.
L'envoi d'une langue n'était pas un don indifférent et Boufflers l'appréciait à sa valeur. Aussi s'était-il empressé de répondre au généreux donateur par ce couplet:
Les langues que j'aime le mieux
Ne sont point le Grec ni l'Hébreux,
C'est l'Italienne et la fourrée,
Mais la fourrée est préférée:
L'une est la langue des amants
Et l'autre celle des gourmands.
De figures de rhétorique
Ses discours ne sont point ornés,
Mais ils sont tous assaisonnés
D'un sel qui vaut mieux que l'attique.
Remerciement
J'ai deux langues en ce moment:
Dieu m'a donné l'une et vous l'autre.
Si Dieu m'en avait donné cent,
Toutes célébreraient la vôtre.
Le pieux régime du séminaire ne convenait en aucune façon à l'abbé et le nouvel ordinaire auquel il était soumis lui paraissait d'une austérité déplorable. Aussi bénissait-il les âmes charitables qui lui permettaient en cachette de l'améliorer. Sa famille, ses amis, tous contribuaient généreusement à garnir son garde-manger secret.
Lui-même raconte gaîment à sa tante de Mirepoix les heureuses aubaines qui lui adviennent et comment, grâce à la libéralité de ses amis, il parvient à rendre sa situation supportable. C'est à la fois un récit et une invite.
«Saint-Sulpice.
«Je vous prie instamment, madame la Maréchale, de vouloir bien vous faire tous mes compliments, vous assurer de tous mes respects, vous demander comment vous vous portez, si vous avez fait bon voyage, si vous n'êtes pas bien fatiguée... enfin de vous faire de ma part toutes les petites politesses que le public croit que je vous dois, et je vous ordonne de me rendre un compte exact de votre commission.
«Je viens de vous quitter un moment pour déjeuner avec une moitié de pâté que la princesse de Chimay m'a envoyée; j'y ai puisé un courage invincible pour braver la diète du séminaire et je me suis fait un fonds de sobriété admirable pour toute une journée.
«Mme du Deffand m'a envoyé dernièrement deux perdrix froides excellentes: ces deux pauvres petites créatures m'ont tenu une charmante compagnie. Hélas! je les regrette bien: je les ai tant baisées qu'il ne m'en reste rien du tout.
«M. le Président m'a envoyé une langue bien plus faite pour réussir au séminaire que la mienne; elle est fourrée, et j'en suis bien aise parce qu'elle est ainsi hors d'état d'avertir M. Couturier de tous mes déportements. Il y a joint un petit couplet auquel j'ai répondu de suite, mais point en chanson.
«Vous pouvez voir par l'exposition que je vous fais 296 de mes provisions et de mes vers, que ma chambre est moitié Parnasse et moitié garde-manger, et que celui qui l'habite est moitié poète et moitié ogre, mais plus grand ogre que poète.
«Oh! ça! ma chère tante, assurez bien ma grand'maman de mes respects, et baisez-vous au front dans votre miroir de ma part. J'entends une cloche qui sonne, je prends mon surplis et mon camail et je vole à la paroisse.
«Vous pouvez juger de mon ennui par le plaisir excessif que m'a fait hier la visite du chevalier de Laurancy. Remerciez bien Mme du Deffand de toutes ses bontés quand vous lui écrirez, et pensez quelquefois à moi, madame la Maréchale, pardieu! je vous en prie. Adieu, adieu.
«Si on me gronde, je dirai que c'est vous qui m'avez arrêté. Bonjour, bonjour [94] .»
Tous les membres de la famille étaient successivement mis en réquisition, soit pour fournir des victuailles, soit pour faire sortir l'abbé sous un prétexte quelconque de son odieuse prison. A tous, il adresse des lettres attendrissantes, dans l'espoir qu'on aura pitié de son infortune.
Il écrivait à sa cousine germaine Mme de Caraman:
«Saint-Sulpice.
«En vérité, madame, il y a trop longtemps que je n'ai eu le bonheur de vous voir: ces fêtes-ci m'ont retenu aux pieds des autels et n'ont pas laissé de contrarier un peu le désir que j'avais de vous faire ma cour. Si je pouvais espérer ce bonheur-là demain, je demanderais ce soir la permission de sortir; sinon, je resterai à l'attache jusqu'à ce que vous vouliez bien m'en tirer.
«Ma mère est à Versailles, ma grand'mère est à Haroué, mon autre grand'mère est morte, j'ai perdu tous mes aïeux, et vous êtes la seule d'entre eux qui me restiez. Donnez-moi donc à dîner demain ou un autre jour de la semaine, car je me meurs de faim, et je n'ai autre chose que mon frein à ronger.
«Si cependant vous ne le pouviez pas, je vous prie de me faire savoir l'heure à laquelle je pourrais vous baiser les pieds. Je tâcherai de me contraindre si bien et de faire si fort contre fortune bon cœur que vous croirez que ce n'est pas précisément pour votre dîner que je vous aime.
«Soyez bien persuadée, madame, que jamais mon appétit n'égalera mon respect.»
Mais l'on va entrer dans le carême et tout le séminaire se prépare aux exercices et aux macérations d'usage pendant cette pieuse période. L'abbé va-t-il enfin rentrer dans le devoir et s'inspirer de pensées plus 298 austères? En aucune façon. Il ne songe qu'aux plaisirs profanes et dès le Mercredi des cendres il mande à sa belle cousine de Caraman:
«Ce Mercredi des cendres.
«Allons, madame, allons à Roissy; j'ai un cheval qui a trois jambes et moi j'en ai deux; elles seront demain toutes cinq en campagne pour vous aller voir. Cinq jambes me suffiront bien pour faire les cinq lieues qui me séparent de vous. S'il ne s'agissait que de les faire une fois, il ne m'en faudrait pas tant; j'irais bien à cloche-pied, mais elles seront bien plus pénibles la seconde parce que les chemins ne seront plus aplanis par le désir de vous voir. Tenez, voilà la plus belle phrase que j'ai faite de ma vie; c'est dommage que ce soit un sentiment et point un compliment, car cela en compliment prouverait beaucoup d'esprit, au lieu qu'en sentiment cela ne prouve que beaucoup d'amitié pour vous.
«Adieu, madame, si vous n'aviez pas le roman de Rousseau, je serais dans mon tort avec vous, mais je m'en suis fié au zèle des colporteurs, qui ne sont point restés au lit le jour que les ballots sont arrivés.
«Il faut être bon homme et bonne femme pour le lire avec bien du plaisir. Il n'y a point d'honnêtes gens qui n'y puissent trouver leur portrait.
«J'ai l'honneur de vous lancer ma révérence, aussi bien qu'à M. le Margrave.»
299 Cependant Mme de Boufflers avait tenu sa promesse et était arrivée à Paris, escortée de ses compagnons ordinaires Panpan et l'abbé Porquet. Après une entrevue des plus touchantes avec son fils, après l'avoir réconforté et lui avoir prodigué les meilleurs conseils, elle était partie pour Versailles, où son service l'appelait.
Panpan et Porquet étaient demeurés dans la capitale; ils couraient les théâtres, les lieux de plaisir, les cercles littéraires, visitaient leurs amis; entre temps ils allaient à Saint-Sulpice porter à l'abbé de Longeville leurs encouragements et les témoignages de leur affection.
Tressan, que sa grandeur enchaînait en Lorraine, se consolait de sa mauvaise fortune en écrivant à ses vieux amis et en leur parlant de celle qu'il adorait toujours; en même temps il les chargeait de ses souvenirs pour l'abbé et de commissions de tous genres:
«Bitche, ce 20 janvier 1761.
«L'absence de Mme de Boufflers est pour moi un hiver que je veux passer comme les marmottes dans mon trou et sans aucun commerce avec le reste du genre humain.
«J'ai oublié dans ma dernière lettre de la prier de donner un louis à mon petit abbé pour ses étrennes, la première fois qu'il la viendra voir. Je vous prie de le lui donner si vous vous y trouvez, et de me mander à qui vous voulez que je le remette ici.
300 «Je vous prie à genoux ainsi que l'abbé Porquet de vouloir bien voir chez les libraires ou aux galeries du Louvre pour m'avoir les tomes in-quarto de l'Académie des sciences depuis 1720 jusqu'à 1736 inclus, ce qui fait dix-sept volumes, que je voudrais avoir bien conditionnés. Mandez-moi ce que ces dix-sept volumes me coûteront et je vous en enverrai sur-le-champ le montant payable à vue sur Paris.
«Quand pouvons-nous espérer de voir la dame de mes pensées en Lorraine? Mme de Cucé viendra-t-elle avec elle? Est-elle aussi grande fille que grande dame? Mille respects à toute cette charmante grâce.
«J'embrasse l'abbé Porquet, et vous, mon cher Panpan, la mère et tous les petits et moi nous vous sautons au col et vous assurons de notre tendre et durable attachement.»
On peut aisément supposer que l'abbé de Longeville devait donner peu d'agrément à son directeur, le Père Couturier. On peut deviner également qu'il devait être pour ses collègues du séminaire d'un exemple plutôt fâcheux. Le jeune sulpicien se souvenait plus volontiers de ses escapades à la cour de Lunéville qu'il ne se pliait aux exercices rigoristes auxquels on prétendait le soumettre. Il n'est pas de plaisanteries que son esprit inventif n'imaginât pour troubler le recueillement du séminaire et le calme de cette pieuse demeure. Tantôt, rééditant les facéties classiques, il versait de l'encre dans les bénitiers de la chapelle, tantôt il troublait le 301 sommeil des futurs prélats en coupant des orties dans leurs lits, tantôt il donnait à quelques collègues choisis de joyeux soupers dans sa cellule, et il leur faisait, après boire, lecture de vers impies; tantôt il s'amusait à interrompre les classes en imitant le braiement de l'âne ou le chant du coq, petits talents de société où il excellait.
Ces plaisanteries de mauvais goût faisaient le désespoir de ses supérieurs, et cependant elles n'auraient passé que comme l'excès de sève d'un jeune seigneur et on les lui aurait volontiers pardonnés, s'il s'en était tenu là. Mais il avait le goût des lettres et, au lieu d'étudier les Pères de l'Église, il passait son temps à écrire des facéties: un soir il compose ce rébus:
L—n—n—e—o—p—y—l—i—a—t—t—l—i—a—m—e
l—i—a—e—t—m—e—l—i—a—r—i—t—l—i—a—v—q—l
i—e—d—c—d—a—c—a—g—a—c—k—c
Il prétendait qu'en prononçant ces lettres de suite comme il les avait écrites, elles donnaient distinctement ces mots:
«Hélène est née au pays grec; elle y a tété, elle y a aimé, elle y a été aimée, elle y a hérité, elle y a vécu, elle y est décédée assez âgée, assez cassée.»
Malheureusement les essais littéraires de Boufflers ne se bornaient pas toujours à des plaisanteries aussi innocentes; qu'il écrivît en vers ou en prose, il affectionnait particulièrement les sujets grivois.
302 Dans un jour de gaieté il écrit un conte: Aline, reine de Golconde . C'est l'histoire d'une petite laitière, d'humeur facile, qui d'aventures en aventures, et de chutes en chutes monte sur le trône de Golconde. Le style est aisé, alerte, élégant, mais l'auteur ne recule pas devant les plus voluptueuses peintures [95] .
Boufflers, assez satisfait, et à juste titre, de son travail, n'eut rien de plus pressé que de le montrer à quelques amis; il plut beaucoup et il fut bientôt dans toutes les mains.
Aline eut même un tel succès que Grimm pouvait écrire: «C'est une des plus jolies bagatelles que nous ayons eues depuis longtemps. Si M. de Voltaire l'avait faite, je crois qu'il n'en serait pas fâché.»
Cet essai d'un «apprenti évêque» aurait dû faire scandale, mais telle était l'indulgence de l'époque que personne ne s'en étonna. On trouva même assez piquant de voir sortir de Saint-Sulpice cette œuvre licencieuse.
303 Par ses relations de famille Boufflers fréquentait un monde sceptique, frivole et libertin, qu'il amusait et charmait par la gaîté de sa conversation et son inépuisable verve et nul ne songeait à le blâmer. Entre temps, il versifiait en l'honneur des dames, collaborait à l'Encyclopédie, bref faisait tout ce qui était le moins conforme à son futur état.
Le bruit des succès du jeune abbé arrivait jusqu'à Ferney et Voltaire écrivait à Panpan:
«Ferney, 26 octobre 1761.
«Vous serez toujours mon cher Pan Pan, eussiez-vous quarante ans et plus! jamais je n'oublierai ce nom. Il me semble, monsieur, que je vous vois encore pour la première fois avec Mme de Graffigny! Comme tout cela passe rapidement! Comme on voit tout disparaître en un clin d'œil! Heureusement le roi de Pologne se porte bien.
«Ah! mon cher Pan Pan, que n'êtes-vous venu dans mes petites retraites, que n'ai-je eu le bonheur d'y recevoir M. l'abbé de Boufflers! J'entends parler de lui comme d'un des esprits les plus éclairés et les plus aimables que nous ayons; je n'ai point vu la Reine de Golconde , mais j'ai vu de lui des vers charmants, il ne sera peut-être pas évêque; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal, et qu'il n'ait point charge d'âmes; il me paraît que sa charge 304 est de faire aux hommes beaucoup de plaisir. N'est-il pas le fils de Mme la marquise de Boufflers, notre Reine? C'est une raison de plus pour plaire. Mettez-moi aux pieds de la Mère et du Fils. Je vois d'ici les orages de ce monde d'un œil assez tranquille; il n'y a que ce pauvre Frère Malagrida qui me fait un peu de peine; j'en suis fâché pour frère Menoux, mais j'espère qu'il n'en perdra pas l'appétit. Il est né gourmand et gai: avec cela on peut se consoler de tout.»
Les sorties du séminaire.—L'abbé à l'Ile-Adam.—Il quitte la soutane et devient capitaine de hussards.—Il fait la campagne de Hesse.—Son retour à la Cour de Lorraine.
Si l'abbé de Longeville ne parvenait pas à scandaliser une société blasée et indifférente, en revanche il scandalisait fort ses directeurs, car il n'avait pas l'inconduite modeste. Il montrait complaisamment à ses collègues toutes ses productions, ses chansons gaillardes et impies; elles faisaient le tour du Séminaire et le pauvre abbé Couturier frémissait d'indignation et de terreur. Il aurait voulu sévir, chasser cette brebis impure qui menaçait de pervertir tout le troupeau, mais comment toucher au protégé du roi de Pologne, au neveu du prince de Beauvau, de la maréchale de Mirepoix? Était-ce possible sans s'attirer de terribles inimitiés? Le Père gémissait en secret et s'en remettait à la Providence.
Quand il sortait du séminaire, Boufflers avait-il au moins une tenue plus réservée? En aucune façon. Affolé par la vie sédentaire, son premier soin, pour prendre un peu de mouvement, était de courir les rues sur un grand 306 diable de cheval, qu'il menait bien entendu à des allures désordonnées, sans se soucier des vilains qui ne se rangeaient pas assez vite et qu'il écrasait peu ou prou; aussi son passage était-il marqué par de virulentes vociférations et d'unanimes malédictions. Mais l'abbé n'en avait cure.
L'ardeur de son sang un peu calmée par ces exercices violents, le jeune homme allait visiter sa famille, mais surtout ses belles cousines et leurs amies; il ne puisait pas chez elles des leçons de morale.
Il les suivait souvent dans les châteaux des environs, et en particulier à l'Isle-Adam, où Mme de Cambis était fort en faveur; tout le monde y faisait fête au futur prélat. On s'amusait fort chez le prince de Conti; la réserve n'y était guère de mise, et Boufflers n'eut pas de peine à se mettre à l'unisson des jeunes fous et des aimables étourdies que le prince aimait à réunir près de lui. Aussi l'abbé se plaisait-il extrêmement dans ce riant séjour, où il menait une vie si parfaitement conforme à ses goûts et si différente de celle de l'odieux séminaire [96] .
C'est de l'Isle-Adam qu'il écrivait à Mme de Mesmes cette fort galante épître:
«A l'Isle-Adam.
«Allons, il faut bien tenir sa parole et avoir pitié des honnêtes gens qu'on laisse dans la douleur!
307 «A peine tous vos ennuis de Paris pourraient-ils vous donner une idée de tous nos plaisirs de l'Isle-Adam. On nous compte ici par bataillons et ce qui vous étonnera davantage, c'est qu'on y compte les jolies femmes par douzaines. Je crois être au Salon de peinture, où tout enchante mes regards et rien ne les fixe; il semble continuellement qu'on fasse tort à l'ensemble de l'attention qu'on fait au détail; aussi j'ai pris ici mon parti d'aimer tout le monde à la fois. Si vous saviez quel embarras font dans cette place que vous connaissez mieux que personne, parce que vous y logez toujours, quel embarras, dis-je, font ces dames de Monaco, d'Egmont, de Choisy, de Blot, de Villebonne, etc., vous me plaindriez beaucoup.
«Cependant, si vous voulez que je vous fasse une confidence, leurs chars, quoique les plus brillants, ne sont pas ceux auxquels vous me verriez attaché. J'ai trouvé quelqu'un qui joignait l'air de la candeur à celui de la sensibilité, qui m'a paru tout à la fois une femme d'esprit et une jolie femme, à qui une langueur naturelle dans tous ses mouvements donne plus de grâces, et des grâces plus touchantes que celles de la vivacité la plus agréable. Ses regards sont tendres sans y penser, et le son de sa voix va au cœur par des chemins que les autres ne prennent point. J'ai vu tout cela et j'ai dit tout de suite:
Partout plus de cent belles
Attirent nos regards;
Cent autres, ainsi qu'elles,
Méritent des égards.
Mais quiconque verra
La charmante de Mesme;
Plein d'admiration, dondon
Sans doute il s'écriera, lala
Personne n'est de même.
Cependant cela n'est pas sûr et il ne s'agit plus que d'une preuve pour être convaincu. Nous verrons si la vue de certains objets de votre connaissance lui fera tort à mon retour; si elle résiste à cela comme je l'imagine, toute la place publique s'écroulera comme une décoration d'opéra, à l'exception de votre château-fort, qui est indestructible parce que l'amitié l'a bâti, et il ne restera plus au lieu de toutes les petites guinguettes, où tant de mauvaises compagnies se trouvent mêlées à la bonne, que deux temples dédiés à deux divinités que le cœur humain est fait pour adorer: l'amitié et l'amour. Mon cœur en sera peut-être attristé, mais il sera ennobli; dans le fond je ne ferai qu'y gagner.»
Si Boufflers s'était borné à d'imprudentes escapades et à des inconséquences qui ne laissent pas de traces, le mal n'eût pas été grand, mais il aimait trop rimer, c'est ce qui le perdit. Un soir, poussé par ses amis, et le champagne aidant, il composa quelques chansons d'une rare indécence. Elles eurent, bien entendu, le plus grand succès et l'auteur fut loué à l'envi. Malheureusement il n'en fut pas de même à la Cour, où ces chansons furent colportées; le Dauphin en particulier se montra très choqué de voir un élève de Saint-Sulpice produire des œuvres aussi grivoises. C'est en vain que Boufflers chercha à s'excuser et fit plaider par ses amis les circonstances atténuantes; le Dauphin lui fit dire qu'il ferait mieux de choisir un état plus conforme à son caractère et à la tournure de son esprit.
Ces mésaventures firent longuement réfléchir l'abbé de Longeville, et le résultat de ses réflexions fut que la vie qu'on lui imposait lui était insupportable et qu'à tout prix il la voulait quitter.
Du reste, heureusement pour lui, l'abbé, quoique poète, avait du bon sens et du jugement, un sentiment très droit, beaucoup d'honnêteté naturelle. Bien qu'à l'époque on sût parfaitement concilier les fonctions du sacerdoce, voire même de l'épiscopat, avec 310 une vie dépravée et des mœurs scandaleuses, il estima qu'il y avait incompatibilité complète entre ses goûts, ses penchants, ses instincts, son tempérament et la vie à laquelle on le destinait. Il prit sa décision sans consulter personne, ni sa mère, ni le roi de Pologne, ni aucun des siens; il sortit un jour de Saint-Sulpice et il n'y rentra pas. Dire que le Père Couturier montra un très vif chagrin de ne pas voir son ouaille revenir au bercail serait peut-être excessif; le digne jésuite se borna à prévenir la famille du départ de la brebis égarée et il se réjouit dans son for intérieur d'être débarrassé d'un élève dont la conduite compromettait si gravement la bonne réputation du séminaire.
En jetant le froc aux orties, Boufflers s'attira les plus violents reproches de tous les siens, mais il donnait en réalité un grand exemple d'honnêteté et de sincérité, et loin de mériter le blâme, il se montrait digne des plus vifs éloges.
Ravi d'être débarrassé de cette soutane, qui était pour lui la tunique de Nessus, le jeune homme n'hésita pas une seconde sur le parti qui lui restait à prendre. Il alla trouver son oncle de Beauvau, et par son influence il obtint le grade de capitaine dans les hussards d'Esterhazy et un poste d'aide de camp à l'armée de Soubise. Il endossa sans plus tarder le dolman des hussards, qui lui allait à merveille; il était au comble de la joie, et il se montrait partout dans son nouvel uniforme.
311 Mais ce n'était pas tout pour Boufflers de quitter la soutane: il fallait encore garder les bénéfices qu'il tenait de la générosité du roi de Pologne. Il trouva le moyen de tout concilier en se faisant affilier à l'ordre de Malte, ordre à la fois religieux et militaire; grâce à lui, il put continuer à porter l'uniforme et en même temps conserver ses bénéfices. Il dut, il est vrai, faire vœu de célibat, ce qui lui importait peu, mais non de chasteté, ce qui lui importait beaucoup. Il obtint en outre le titre de prieur , avec le privilège d'endosser le surplis pardessus l'uniforme et d'assister dans ce bizarre accoutrement aux offices religieux.
L'abbé de Longeville subit donc une nouvelle transformation; il devint chevalier de Malte, d'où le nom de chevalier qui lui resta toute sa vie.
Dans sa joie exubérante, Boufflers éprouve le besoin de crier sa satisfaction sur les toits. Il l'éprouve d'autant plus que sa détermination a soulevé bien des critiques et que beaucoup le blâment. Il n'en fait que rire, et il riposte aux censeurs par une pièce de vers, intitulée l'Apostasie ; mais elle est à ce point inconvenante qu'on n'en peut citer que la première partie:
Sur l'air : Eh! mais oui da, etc.
J'ai quitté ma soutane
Malgré tous mes parents;
Je veux que Dieu me damne
Si jamais je la prends.
Eh! mais oui da,
Comment peut-on trouver du mal à ça?
Eh! mais oui da,
Se fera prêtre qui voudra.
J'aime mieux mon Annette
Que mon bonnet carré,
Que ma noire jaquette
Et mon rabat moiré.
Eh! mais...
Mon Annette est l'idole
Que j'encense à genoux
Eh! ses bras sont l'étole
Qu'elle me jette au cou.
Eh! mais...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais le chevalier, en rupture de petit collet, se moque bien de ses détracteurs; il a bien autre chose à faire que de leur répondre. Ne se bat-on pas en Hesse? Quelle meilleure occasion d'étrenner son bel uniforme! Donc il part sans plus tarder rejoindre l'armée de Soubise.
Avant de s'éloigner cependant, Boufflers veut se disculper auprès de sa famille, mais comme il n'ose affronter la colère de sa mère, c'est à l'abbé Porquet qu'il écrit pour expliquer les motifs qui l'ont poussé à prendre une aussi grave détermination.
Si cette lettre, dont nous citons les passages les plus saillants, fait grand honneur au chevalier, si elle montre une droiture et une honnêteté très rares, c'est en même 313 temps un saisissant réquisitoire contre la façon dont se recrutait le clergé à cette époque.
«Paris, 1762.
«Enfin, mon cher abbé, me voici sur le point d'exécuter un projet que mon esprit a toujours chéri et que votre raison a toujours blâmé, celui de changer d'état. Ce n'est point une petite affaire que de commencer, pour ainsi dire, une nouvelle vie à l'âge de vingt-quatre ans: vous me direz peut-être qu'il faudrait mettre à cela plus de réflexion que mon âge et surtout ma vivacité ne me le permettent; mais ne me condamnez pas sans m'avoir entendu une dernière fois; et, comme en matière de bonheur il n'y a de véritables juges que les parties, laissez-moi, s'il vous plaît, plaider et décider dans ma propre cause.
«J'étais dans la route de la fortune; les premiers pas que j'y avais faits suffisaient pour m'en assurer. Les circonstances les plus favorables semblaient rassemblées pour présenter à mon imagination l'avenir le plus brillant. Sans aucun mérite, j'aurais pu, comme tant d'autres, obtenir encore quelques bénéfices: avec un peu d'hypocrisie, je serais probablement devenu évêque; peut-être avec un peu de friponnerie, cardinal; qui sait si quelques ruses et quelques intrigues de plus ne m'auraient point mis à la tête du clergé? mais j'ai mieux aimé être aide-de-camp dans l'armée de Soubise: Trahit sua quemque voluptas .
314 «La première règle de conduite n'est point de devenir riche et puissant; c'est de connaître ses véritables désirs et de les suivre. Alexandre, avec l'or de l'Asie dans ses coffres et le sceptre de l'univers dans ses mains, cherchait le bonheur dans Babylone; et un petit pâtre de dix-huit ans le trouvera dans son hameau, s'il obtient en mariage la petite paysanne qu'il aime.
«Mais quittons Alexandre, et revenons à moi, qui ressemble beaucoup plus au petit pâtre qu'à lui. Vous savez qu'un sang bouillant, un esprit inconsidéré, une humeur indépendante, sont les trois premiers traits qui me caractérisent. Comparez ce caractère-là avec tous les devoirs de l'état que j'avais embrassé, et vous me direz si j'y étais propre. Vous n'ignorez pas de quelle impossibilité il est pour moi, et de quelle nécessité il est pour un ecclésiastique, de cacher tout ce qu'il désire, de déguiser tout ce qu'il pense, de prendre garde à tout ce qu'il dit, et d'empêcher qu'on ne prenne garde à tout ce qu'il fait. Pensez de plus aux haines atroces, aux noires jalousies, aux perfidies indignes qui règnent encore plus dans les cœurs des prêtres que dans les autres, et à toute la prise que ma simplicité, mon indiscrétion, ma licence même, auraient donnée sur moi; vous conviendrez que je n'étais pas fait pour vivre parmi ces gens-là. Comptez-vous pour rien le cri général qui s'était élevé contre la liberté de ma conduite? Ce sont les sots qui crient, me direz-vous. 315 Tant pis vraiment; il vaudrait mieux que ce fussent les gens d'esprit à parler et presque à penser comme eux, parce qu'il est dans l'ordre que les vaincus parlent la langue des vainqueurs.
«D'après l'extrême vénération dont vous me voyez pénétré pour la toute-puissance des sots, ai-je tort de chercher à rentrer en grâce avec eux? et ne dois-je pas regarder comme le plus beau moment de ma vie celui de ma réconciliation avec les premiers souverains du monde? Pardonnez-moi de m'égayer un peu dans le cours de mes raisonnements; c'est pour m'aider, et vous aussi, à supporter l'ennui: d'ailleurs Horace, votre ami et votre modèle, permet de rire en disant la vérité; et le premier philosophe de l'antiquité n'était sûrement pas Héraclite. J'aurais pu, me direz-vous, d'après mon respect pour l'avis des sots, quitter mon état sans en prendre un autre; mais les sots m'ont dit qu'il fallait avoir un état dans la société. Je leur ai proposé d'avoir celui d'homme de lettres; ils m'ont dit de m'en bien garder, parce que j'avais trop d'esprit pour cela. Je leur ai demandé ce qu'ils voulaient que je fisse, et voici ce qu'ils m'ont répondu: «Il y a quelques siècles que nous avons voulu que tu fusses gentilhomme; nous voulons à présent que tout gentilhomme aille à la guerre.» Là-dessus je me suis fait faire un habit bleu; j'ai pris la croix de Malte, et je pars.»
Mais, lui répondra l'abbé, ce n'est pas tout de prendre 316 un parti, il faut encore le faire de façon convenable et décente. Comment n'a-t-il pas consulté ses parents les plus proches avant de se décider? Pouvait-il douter de leur tendresse, de l'excellence de leurs avis? En ne les consultant même pas, n'a-t-il pas manqué à ce qu'il leur devait essentiellement? La réponse est aisée:
«Il est vrai que je me suis contenté de faire part à ma mère et à mon frère de mon projet, sans les consulter; mais je crois qu'il était inutile de le faire. Ma résolution était formée; je les aurais trompés si je leur avais demandé leur avis avec l'air d'être disposé à le suivre. S'ils avaient pensé comme moi, les choses auraient été comme elles vont: s'ils avaient été contraires à mes idées, j'aurais souffert de ne point leur céder. J'ai mieux aimé manquer à une petite formalité que de les tromper, ou de leur résister en face. De deux maux inégaux, vous savez lequel il faut choisir.
«Mais il ne fallait peut-être pas former une résolution aussi forte que celle-là.
«Est-on maître de sa volonté? peut-on l'affaiblir ou la fortifier à son gré? et l'homme, esclave né de ses plus folles fantaisies, peut-il commander aux désirs que sa raison approuve?
«Mais ne doit-on pas obéir à ses parents?
«Le respect dû aux parents n'a point de terme; l'obéissance en a un, marqué par la nature; c'est celui de l'entier développement des organes de notre corps et des facultés de notre esprit. A ce moment nous entrons, 317 pour ainsi dire, en possession de nous-mêmes; le gouvernail de nos actions est remis entre nos mains, et, après avoir appris des autres à vivre, nous commençons à vivre pour nous.»
Enfin le chevalier termine son apologie par cette phrase qui, pour lui, résume toute sa pensée et les mobiles qui l'ont fait agir:
«Concluez de ma longue lettre, mon cher abbé, et surtout du long temps que nous avons vécu ensemble, que je pourrai, comme il m'arrive souvent, être emporté loin de mes devoirs par la légèreté de mon esprit, par la vivacité de mon âge, par la force de mes passions, mais que je mourrai avant de cesser d'être honnête!»
Il était impossible de mieux parler, avec plus d'esprit et de loyauté, et si nous avons souvent plaisanté l'abbé Porquet sur ses médiocres aptitudes pour l'éducation, il nous faut avouer qu'il avait donné à son élève sur certains points essentiels des principes excellents et qui, à l'époque, n'étaient pas communs.
L'insouciance et la gaieté qui avaient été si funestes au chevalier pendant son séjour au séminaire lui furent au contraire très profitables dans sa nouvelle profession. Il ne se contentait pas de montrer sur les champs de bataille une bravoure étincelante; au camp il charmait toute l'armée par sa verve et ses bons mots.
Il avait baptisé ses deux chevaux de selle du nom des généraux ennemis; l'un s'appelait le Prince héréditaire , l'autre le Prince Ferdinand . Chaque matin Boufflers 318 appelait son palefrenier et lui demandait avec le plus grand sérieux si le Prince Ferdinand et le Prince héréditaire étaient étrillés: «Oui, monsieur le chevalier,» répondait le palefrenier. Et Boufflers, avec toute la gravité dont il était capable, disait à sa compagnie: «Je les fais étriller tous les matins, vous voyez que j'en sais plus long que nos maréchaux.»
Lorsque le traité de Hubertsbourg (13 février 1763) eut mis fin à la guerre de Sept ans, Boufflers revint à Lunéville, à cette chère cour de Stanislas où il avait passé de si douces années et où tout le rappelait. Son escapade était oubliée, pardonnée, sa mère le reçut à bras ouverts, le Roi lui fit grande fête, tous les amis de son enfance, Panpan, Porquet, Tressan, etc., l'accueillirent avec une joie sans pareille. C'était le retour de l'Enfant prodigue. Le jour de sa fête, un grand banquet réunit au château tous les hôtes de Stanislas; on porta la santé du jeune capitaine, et au dessert, au milieu de l'attendrissement général, l'abbé Porquet se leva pour lire une chanson de circonstance dont l'esprit et l'à-propos parurent des plus heureux:
Messieurs et dames, du silence:
Célébrons l'heureuse naissance
De notre aimable chevalier;
Et faisons-lui la révérence,
L'abbé Porquet tout le premier.
Il parle mieux qu'un chancelier,
Il écrit mieux qu'homme de France,
Il est de plus grand chevalier:
Faisons-lui donc la révérence,
L'abbé Porquet tout le premier.
Modeste amant et fier guerrier,
Il excelle dans tout métier;
(Exceptons-en pourtant la danse):
Faisons-lui donc la révérence,
L'abbé Porquet tout le premier.
O l'être heureux et singulier!
Son maître, dans chaque science,
Est devenu son écolier:
Faisons-lui donc la révérence,
L'abbé Porquet tout le premier.
Le régiment des gardes françaises passe à Lunéville.—Voyages de Mesdames à Plombières.—Plombières au dix-huitième siècle.—Réjouissances en l'honneur des princesses.
Pendant l'année 1761 Stanislas, apprenant que le régiment des gardes françaises rentrait en France, demanda qu'il s'arrêtât à Lunéville. Les officiers lui furent présentés au moment où il allait avec Mme de Boufflers et quelques dames à la chapelle pour assister au salut; il les reçut avec beaucoup de dignité. A peine rentré dans ses appartements, il les fit appeler. Lorsqu'ils furent tous dans le salon, il ordonna de fermer les portes. Alors s'approchant d'eux, il leur dit avec bonté: «Mes bons amis, vous avez vu fermer ces portes; l'étiquette est restée derrière. Regardez-vous ici comme en famille, auprès d'un père tendre qui veut dédommager ses enfants des fatigues de la guerre.» Et se tournant du côté de Mme de Boufflers et des dames de la cour: «Mesdames, dit-il, aidez-moi à faire les honneurs à mes enfants.»
Aussitôt mesdames de Boufflers, de Boisgelin, de Bassompierre, de Girardin, de Cambis, etc., s'empressèrent 321 auprès des officiers et l'on installa plusieurs parties de jeu. Le roi s'approchait successivement de toutes les tables, demandant aux officiers si la fortune les traitait bien. Lorsque la réponse n'était pas favorable: «Tant pis, s'écriait-il, mais prenez-y garde; nos dames de Lunéville sont un peu friponnes.» Puis s'adressant aux dames, il leur disait: «Je vous en prie, mesdames, ne jouez pas tout votre jeu. Je sais par expérience que lorsqu'on revient de l'armée, on n'a pas d'argent de reste.»
Il engagea plusieurs officiers qui ne jouaient pas à aller voir ses appartements. A leur retour il leur demanda s'ils avaient vu dans sa chambre à coucher, au-dessus de son lit, le portrait de sa maîtresse: «Sire, nous y avons vu celui de Charles XII,» répondirent les officiers.
«Eh! c'est cela même, répliqua-t-il; il y a peu de maîtresses qui aient agi aussi bien avec leurs amants; c'est par ses faveurs que j'ai été placé deux fois sur le trône, et c'est sans doute ma faute si j'en suis tombé.»
Toute l'assistance passa ensuite dans la salle à manger, où un souper magnifique fut servi. Le roi s'assit un instant, prit un bouillon et dit à ses hôtes:
«Mes enfants, je voudrais bien prolonger la satisfaction d'être avec vous, mais je serais peut-être tenté de manger quelque chose, et mes médecins me tiennent à un régime bien sévère; ils veulent que je sacrifie mes plaisirs à ma santé. J'obéis et je demande qu'on suive 322 mon exemple, car je veux absolument que personne ne se dérange. Adieu, mes amis, je vous souhaite un bon voyage. Je n'ai pas besoin de vous recommander de bien aimer ma fille; je parle à des Français, et elle est la femme de votre Roi.»
Tous se retirèrent charmés de l'accueil du monarque, de sa simplicité et de sa bonhomie.
Au cours de l'été de 1761, le roi de Pologne allait éprouver une grande joie.
La santé de ses petites-filles Adélaïde et Victoire laissait quelque peu à désirer et le médecin de la cour ayant vivement conseillé les eaux de Plombières, Louis XV décida que les princesses iraient faire une saison dans la célèbre station.
La Reine, désolée de voir ses filles s'éloigner, souhaitait s'endormir pendant toute leur absence et ne se réveiller que pour les recevoir. «Je voudrais, disait-elle tristement, être la Belle au Bois dormant.»
Les princesses quittèrent Marly le 30 juin, à neuf heures du matin; elles étaient accompagnées de la duchesse de Beauvilliers, des comtesses de Durfort, de Civrac, de Narbonne, des marquises de Brancas, de Castellane, de l'Hôpital, etc.
Sur tout le parcours elles reçurent les honneurs dus à leur rang, «les cœurs ainsi que les yeux volaient sur leur passage».
La joie du vieux Stanislas à la pensée qu'il allait revoir ses petites-filles, les posséder quelque temps sous 323 son toit, était profonde. Dans son impatience de jouir plus tôt de leur présence, il se rendit au-devant d'elles jusqu'à son château de Commercy.
Le 2 juillet, jour de leur arrivée, il alla les attendre sous les ombrages de la Fontaine royale avec les principaux personnages de la Cour. Une superbe collation était préparée. L'entrevue fut des plus touchantes. Le monarque témoigna sa joie «par des embrassades sans fin et bien des larmes». L'on partit ensuite pour Commercy, où l'on arriva à neuf heures du soir.
Le lendemain fut consacré au repos; on retourna à la Fontaine royale et le soir on traversa les jardins illuminés par sept mille terrines ou pots à feu. Après le souper il y eut feu d'artifice, illumination, etc.
Le samedi 4 juillet l'on se rendit à la Malgrange.
Le cortège arriva à Nancy à sept heures du soir. Une compagnie de cavalerie bourgeoise s'était rendue au-devant de Mesdames jusqu'à deux lieues de la ville avec étendards, timbales et trompettes. Les princesses furent reçues au bruit du canon, au son de toutes les cloches et aux acclamations d'un peuple immense. Toutes les boutiques étaient fermées et les maisons étaient tapissées de verdure; des détachements d'invalides et des hommes choisis parmi les trois bataillons de milice bourgeoise faisaient la haie.
Accueillies aux portes de la ville par le corps municipal, les autorités, l'état-major, la noblesse, Mesdames eurent à subir naturellement force discours et compliments, 324 mais elles étaient accoutumées à ce genre de souffrances et elles les supportèrent avec beaucoup de bonne grâce.
Le cortège se rendit ensuite au milieu d'une foule compacte jusqu'à la place Royale. Tous les édifices, les croisées, les balcons, les entresols, les toits eux-mêmes étaient remplis de monde.
Par une heureuse coïncidence, le ciel, qui toute la journée avait été menaçant, se découvrit complètement et les derniers rayons du soleil couchant vinrent éclairer la statue de Louis XV au moment même où Mesdames la «considéraient avec amour». Ce spectacle, dit le chroniqueur, «tira des larmes de joie aux assistants».
On offrit ensuite aux illustres voyageuses les présents de la ville; ils consistaient en deux paniers couronnés de fleurs d'Italie, ornés de taffetas blancs, de dentelles de blonde, remplis de dragées de Verdun, de mirabelles de Metz, de gâteaux faits dans les couvents à Nancy.
Enfin on vit s'avancer un char couvert d'un superbe baldaquin; vingt et une jeunes filles de la bourgeoisie s'y trouvaient réunies, toutes costumées en nymphes ou en vestales. A leur tour elles lurent un compliment et présentèrent dans un bassin deux bouquets que Mesdames «daignèrent prendre dans leur voiture et flairer».
Le cortège prit ensuite la route de la Malgrange, en 325 passant par le faubourg de Bon-Secours. Après un court arrêt à la Mission pour recevoir la bénédiction du Père de Menoux, qui n'entendait pas se laisser oublier, l'on arriva à l'église de Bon-Secours, où l'on entendit le salut.
Enfin l'on parvint à la Malgrange où le Roi de Pologne offrit à ses petites-filles un magnifique repas. La beauté de la réception causait une joie générale. Les appartements, les parterres, les bosquets étaient remplis de monde. Le peuple, que l'on avait admis à considérer de loin ce brillant spectacle, exprimait naïvement sa joie et criait à tue-tête: «Vive Mme Adélaïde et aussi la Victoire!»
Le 5, Mesdames partirent à huit heures et demie du matin pour Plombières; elles y arrivèrent à sept heures du soir, après un voyage des plus heureux.
Plombières, où nous avons déjà à plusieurs reprises conduit nos lecteurs, et dont Voltaire nous a laissé une si navrante description, était avec Spa la ville d'eaux la plus célèbre du dix-huitième siècle [98] . Les malades y affluaient des quatre coins de l'Europe, mais particulièrement de France, d'Allemagne, de Suisse et d'Angleterre.
Puisque les hasards de notre récit nous amènent une fois encore dans la vallée de l'Eaugronne, profitons de l'occasion pour donner quelques détails sur la localité.
Voici ce qu'en écrit un contemporain:
«Plombières est une petite ville de Lorraine située au bas des montagnes escarpées qui l'environnent et que l'on nomme montagnes des Vosges. Elle est renommée par ses eaux chaudes et savonneuses, qui sont très salutaires. Son terrain, qui est fort mauvais et très pierreux, ne produit que du sarrasin, peu de seigle, du chanvre, des pommes de terre, du foin et du bois.»
La ville, qui ne se compose que d'une seule rue, est traversée dans toute sa longueur par un ruisseau où l'on pêche des truites excellentes. Sur la rive gauche de ce ruisseau, sur la route de Remiremont, s'élève une manufacture de papier; sur la rive droite, sur la route de Besançon, on a construit une filerie actionnée par le cours d'eau.
Lorsque la fabrique est arrêtée, les eaux reprennent leur cours naturel et forment une cascade dont «nul art ne peut égaler la beauté».
«C'est un séjour assez triste, mais surtout depuis le mois de novembre jusqu'au mois de mai; les montagnes, pendant ce temps-là, sont toujours couvertes de neige. La vapeur des eaux chaudes y rend l'air très épais. Si l'on veut respirer un air plus vif, il faut monter sur le sommet des montagnes, où l'on rencontre partout des sources.»
Les trois principaux établissements de Plombières sont la maison des dames de Remiremont, un couvent de Capucins et un hôpital fondé par Stanislas pour les 327 pauvres et les soldats qui ont besoin de prendre les eaux [99] .
Au milieu de l'unique rue de la ville s'élève le grand bain; c'est une vaste piscine qui exige seize heures pour se remplir; on ne peut donc la vider que de temps en temps! Il y a une seconde piscine située vis-à-vis des Capucins, d'où son nom de «bain des Capucins», et une troisième dite «bain des Dames», dans la maison des chanoinesses de Remiremont. Ces deux dernières ne mettent que douze heures à se remplir; aussi pour le plus grand profit des baigneurs les vide-t-on presque tous les jours.
Comme on le voit, les bains se prennent en commun. Les baignoires isolées sont une véritable rareté, et il n'en existe que dans quelques maisons particulières.
La plupart des habitations de la ville sont bâties en pierre, et couvertes de merrain taillé en forme de petites tuiles [100] .
A Plombières il y a presque autant d'auberges que de maisons. La grande rue de la ville est émaillée d'enseignes: le Grenadier de France, le Grand-Cerf, l'Aigle d'Or, les Trois Rois, l'Ours, le Dauphin, la Couronne, la Poire d'Or, la Tête d'Or, le Corbeau, les Trois Princes, l'Ours couronné, l'arbre d'Or, l'Ange, la Fleur de Lys, 328 la Croix Rouge, la Croix Blanche, la Vigne, l'Écu de France, etc., etc. Outre les auberges, toutes les maisons particulières reçoivent des baigneurs, et les propriétaires louent fort cher aux étrangers les chambres dont ils peuvent disposer.
La nuit qui précéda l'arrivée de Mesdames, un orage très violent, comme il en arrive fréquemment dans cette région, avait éclaté; la rivière avait débordé et causé dans la ville de grands dégâts, détruisant à peu près tous les préparatifs faits par les habitants.
Les princesses s'installèrent dans la maison des dames de Remiremont, qui avait été disposée pour elles; le mobilier en était des plus modestes.
L'usage, à cette époque, était de saigner les malades pour les mieux préparer à l'action bienfaisante des eaux. Mesdames ne cherchèrent pas à se soustraire à cette obligation; Mme Adelaïde fut donc saignée le 6 juillet au soir et Mme Victoire le 7 au matin.
Elles s'étaient fait accompagner d'un jésuite, leur confesseur. Cela permit au Père de Menoux de venir à plusieurs reprises sous le prétexte de visiter son confrère, mais en réalité pour faire sa cour aux petites-filles du Roi et s'efforcer de gagner leurs bonnes grâces; il y réussit parfaitement.
Mesdames, pendant leur séjour, distribuèrent d'abondantes aumônes, mais ce qui par-dessus tout souleva l'enthousiasme des habitants, c'est que tous les jours ils étaient admis à «l'ineffable bonheur» de regarder manger 329 les princesses. Tant de bonté, de générosité «porta au comble la reconnaissance des Lorrains».
Le temps se passait fort agréablement à faire des parties champêtres et à visiter les environs, Luxeuil, le Val d'Ajol, Remiremont et son abbaye, etc.
Il avait été décidé que les princesses feraient deux cures successives et qu'elles iraient passer à Lunéville, près de leur grand-père, l'intervalle entre les deux saisons.
Le 13, la première saison étant terminée, elles partirent pour Lunéville, mais elles décidèrent de s'arrêter à Épinal, dont elles voulaient visiter l'abbaye.
En passant sur le pont d'Epinal, elles firent arrêter leur voiture afin de mieux admirer la belle cascade que forme à cet endroit la Moselle. A ce moment même les magistrats de la ville s'avancèrent respectueusement et ils offrirent aux princesses des lignes tout amorcées. C'est ainsi que de leur carrosse Mesdames purent se livrer au plaisir de la pêche. Le poisson comprenait si bien ce qu'il devait aux petites-filles du Roi qu'il vint de lui-même s'offrir aux hameçons et qu'en quelques instants, Mesdames eurent la satisfaction de prendre des carpes et des truites magnifiques.
Stanislas, dans son ravissement, se rendit au-devant des voyageuses jusqu'à trois lieues de la ville. Son aimable ingéniosité leur avait préparé d'agréables surprises. En traversant un bois, le cortège rencontra un char sur lequel se trouvait Diane, avec ses flèches et 330 son carquois, entourée de douze nymphes galamment habillées. Une meute conduite par des piqueurs, qui sonnaient du cor, suivait le char.
Diane, s'approchant du carrosse royal, présenta à Mesdames différents gibiers en leur disant:
Diane de sa chasse, adorables Princesses,
Vous offre le tribut. Ah! que son sort est doux!
Le rang qu'elle occupait au nombre des Déesses
Flattait bien moins son cœur que d'être à vos genoux.
Une nymphe offrit ensuite une carnasssière remplie d'oiseaux vivants:
Ces oiseaux peuvent-ils regretter ces bocages?
Que je les trouve heureux dans leur captivité!
Ils passent sous vos loix: ce charmant esclavage
Vaut la plus douce liberté.
Les princesses logèrent au château, Mme Adélaïde dans l'appartement du Roi, Mme Victoire dans celui de la feue Reine.
Toute la ville était illuminée, les monuments publics, les tours de la paroisse, beaucoup de maisons particulières; au château on avait fait de magnifiques préparatifs: quatre mille lampions devaient figurer les noms d'Adélaïde et de Victoire et les armes du Roi et de France. Malheureusement une pluie torrentielle, un vent affreux et par-dessus tout «la mauvaise qualité du suif» firent tout échouer.
Dans son désir d'être agréable à ses petites-filles, Stanislas invente chaque jour de nouvelles distractions:
331 Le 14 il les conduit au Rocher mouvant. Le soir, un certain M. Chevalier, garde du corps, exécute sur la terrasse un superbe feu d'artifice de sa composition. La décoration était une pyramide très haute sur laquelle un feu chinois formait des mosaïques au milieu du nom de Mesdames et du Roi.
Le lendemain 15, fête militaire. Après le dîner, l'infanterie, la cavalerie bourgeoise et les grenadiers manœuvrent sous les fenêtres du château et défilent ensuite en bon ordre. Bébé, le nain du roi, en uniforme et l'épée à la main, marchait en tête des grenadiers. Le capitaine Bébé, à la tête des plus beaux hommes de la ville, était certes un spectacle fort plaisant! Il fit la joie des princesses.
Le 16, fête nautique. Le Roi offre à dîner à Mesdames et à toute la Cour à la Cascade. Pendant le repas, les musiciens du Roi exécutent une pastorale dont les paroles sont du chevalier de Solignac et la musique du sieur Perardel, musicien du Roi.
A peine le fruit fut-il servi qu'on vint avertir Stanislas qu'il paraissait au bout du canal, vis-à-vis le Rocher, un vaisseau qui battait pavillon hollandais. Tout le monde accourut sur le balcon pour voir le débarquement, qui se fit dans le plus grand ordre.
Treize matelots et douze matelottes descendirent deux à deux, marchant en cadence, les matelots chacun une rame sur l'épaule et la pipe à la bouche, et les matelottes une guirlande de fleurs à la main. L'habit 332 des matelots était jaune, relevé de noir, galonné sur toutes les coutures; celui des matelottes était des plus galants: elles portaient un corset de taffetas citron, garni d'un réseau d'argent; les manches, en amadis, étaient garnies de blonde; le jupon de mousseline avec falbalas, et pour coiffure elles avaient un petit chapeau couvert de taffetas, orné de rubans: une fraise bordée d'agrément bleu leur servait de collier.
Cette troupe se forma au bout de l'allée, en face du pavillon, et commença un ballet hollandais.
Par la disposition de cette danse, les trois matelottes, qui se trouvèrent vis-à-vis de Mesdames, firent, l'une après l'autre, leur compliment. Celle du milieu débuta ainsi:
Filles d'un Roi, le plus puissant des Rois,
Vous venez de nouveau soumettre la Lorraine
Au prince aimable qui l'enchaîne
Par ses bienfaits autant que par ses loix.
Au règne heureux d'un Père à qui tout doit hommage
Vos grâces, vos vertus vont préparer les cœurs:
Attendez tout de l'esprit et des mœurs
D'un peuple qui, toujours soumis, fidèle et sage,
Aima ses souverains jusques dans leurs malheurs.
Quel peuple, en vous voyant, ne voudroit se soumettre.
Au doux empire des Français!
Quoique libres dans nos marais,
Qui de nous ne voudroit avoir Louis pour Maître?
Des matelots ne sont pas nés flatteurs,
Et Hollandois sur tout, nous n'aimons pas à feindre.
Puissions-nous seulement, princesses, vous bien peindre
Les vrais sentiments de nos cœurs,
Voir, dès ce jour, vos santés rétablies,
Nos ardeurs applaudies,
Et vos ans prolongés et comblés de plaisirs
Au gré de nos désirs!
Mesdames retournèrent en se promenant au château, tenant leurs rames à la main, «ce qui mit le comble à la joie de tout le peuple».
A leur arrivée nouvelle surprise: douze Alsaciens et douze Alsaciennes vêtues à la mode de leur pays et accompagnés d'une musique dansèrent plusieurs allemandes, et entre autres celle qu'ils appellent Kokerfberg. Mesdames parurent s'en amuser beaucoup.
Dès que les Alsaciens se furent retirés, la musique du Roi parut et la fête commença. Stanislas ouvrit le bal avec Mme Adélaïde et l'embrassa. Ensuite il se rendit auprès de Mme Victoire: «Il vous en coûtera autant qu'à Madame, lui dit-il.» Après lui avoir fait la révérence et l'avoir embrassée, il la conduisit à sa place.
Le 17 le Roi mène ses petites filles à Einville.
Le 18 après la messe, Stanislas et Madame tiennent sur les fonts de baptême le fils du comte de Clermont Tonnerre [101] qui reçoit les noms de Stanislas-Marie-Adélaïde.
Le 19 l'on va dîner à Chanteheu, où les filles du village, costumées en bergères, présentent aux princesses un agneau avec ce compliment:
Mesdames, cet agneau dont l'instinct est si doux,
Étoit l'honneur de notre bergerie:
Il veut vous être offert et s'immoler pour vous.
Ce bonheur lui paroît préférable à la vie.
Je crois, de bonne foi, qu'il pense comme nous.
Chaque soir il y a danse, jeu, concerts, comédies, fête au kiosque. Comme la chaleur est étouffante, l'on dîne presque tous les soirs sous les bosquets.
Le 28 Mesdames repartent pour Plombières et le 30 elles commencent leur seconde saison.
Le 8 septembre était le jour de la fête des princesses. Les habitants voulurent célébrer cet heureux événement par des réjouissances inaccoutumées; on planta une allée de sapins depuis la maison de Mesdames jusqu'aux Capucins: partout se dressaient des cartouches avec cette inscription: «Vivent Mesdames de France.» Le soir, suivant l'habitude, on alluma des rangées de lampions. Les princesses daignèrent sortir malgré l'avis des médecins et se promener dans la foule: «Tout le monde, écrit le naïf chroniqueur de ce récit, fut si pénétré de cette bonté, que l'on a vu plusieurs personnes en verser des larmes de tendresse.»
Stanislas vint trois fois voir ses petites-filles, malgré la chaleur et la fatigue de la route. Il logeait chez M. Grillot, à l'hôtel des Deux-Saumons .
En revenant à Lunéville, lors de sa dernière visite, survint un accident assez grave. L'exempt des gardes qui escortait le carrosse tomba de cheval si rudement 335 qu'il rendait le sang par la bouche. Le Roi, très ému et toujours plein de bonté, fit descendre son compagnon de voyage, le chevalier de Listenay, et donna sa place au malheureux blessé. Quant à Listenay, il le fit tout simplement monter derrière la voiture.
Le 24 septembre, Mesdames quittèrent Plombières et reprirent la route de Paris.
L'ordre des Jésuites est menacé.—Stanislas appelle Cerutti à Nancy.—Exil des Jésuites.—Chagrin de Marie Leczinska et de son père.—Mesdames viennent encore faire une saison à Plombières.—Arrivée de Christine de Saxe.—Projets de mariage.—Fêtes à Plombières et à Lunéville.—Incendie du kiosque.—Fêtes à Nancy.—Retour à Plombières.
La fin de l'année 1761 avait été marquée par un triste événement: le 15 septembre, Mme de la Galaizière, dont la santé était depuis longtemps fort ébranlée, avait succombé à ses maux.
L'année 1762 commença encore sous de fâcheux auspices. D'abord l'on apprit la mort du fils de M. de Bercheny. Le malheureux jeune homme était attaché à l'armée de Contades et il avait été enlevé par une violente attaque de petite vérole.
Puis une véritable épidémie d'influenza se déclara à Lunéville, et, en dépit de toutes les précautions, fit dans la ville de terribles ravages. Le carnaval n'en fut pas moins gai, car il n'était pas d'usage à cette époque, quoi qu'il advint, de s'abandonner à la tristesse.
Pour occuper le Roi, Mme de Boufflers et son fils le 337 chevalier s'efforçaient d'apporter dans les réunions de la Cour la plus grande animation possible. Il y eut nombre de soupers, de bals et de redoutes; plusieurs troupes vinrent donner des représentations; celle de Fleury, entre autres, joua le Père de famille , Tancrède , les Trois Sultanes , etc. Stanislas et la marquise ne manquèrent pas une seule représentation.
Bien qu'il se laissât assez facilement distraire, le Roi était assiégé de pénibles préoccupations et ses courtisans les plus intimes, la favorite elle-même, avaient quelquefois bien de la peine à l'arracher aux pensées affligeantes qui l'obsédaient.
Depuis quelques années, il s'inquiétait vivement de la situation des jésuites. Il leur était profondément attaché, et les attaques violentes dont ils étaient l'objet lui déchiraient le cœur, en même temps qu'elles lui inspiraient pour l'avenir une grande anxiété. Ayant entendu parler en 1760 d'un jeune professeur de l'Ordre, Joachim Cerutti, qui donnait les plus belles espérances, il demanda qu'on le lui envoyât à la Mission de Nancy, dans le but de lui confier la défense de l'Institut menacé.
Cerutti était né à Turin en 1738. Après avoir fait de brillantes études chez les jésuites de cette ville, il s'était fait admettre dans la Société, et il promettait d'en devenir un des plus célèbres adeptes.
Se conformant au désir de Stanislas, Cerutti, sous la direction des Pères de Menoux et Leslie, composa une 338 défense de l'Ordre qui parut en 1762 [102] . La plume alerte et vive du jeune Père fit merveille et son Apologie provoqua beaucoup d'admiration.
L'année suivante, Stanislas, désireux de récompenser le brillant défenseur des jésuites, le fit admettre à l'Académie de Nancy.
En même temps, Cerutti était accueilli et fêté par toute la société lorraine; la protection avérée de Stanislas lui ouvrait toutes les portes; il fut bientôt en commerce d'amitié avec la marquise des Armoises, Mme de Boufflers, Mme de Bassompierre, Panpan, et la meilleure compagnie de Lunéville.
Son Apologie cependant ne put détourner des jésuites la catastrophe qui les menaçait, l'affaire fut évoquée devant le Parlement.
Ce fut un coup terrible, non seulement pour Stanislas, mais encore et surtout pour sa fille Marie Leczinska.
Depuis quelques années, la vie de la Reine s'était singulièrement assombrie. Complètement abandonnée du Roi, elle vivait de plus en plus retirée, aussi s'adonnait-elle plus que jamais aux pratiques étroites de la dévotion.
Souvent elle allait passer la journée au couvent des carmélites:
«Mon Dieu! que l'on y est bien et que tout ce qui agite le monde et le tourmente paraît puéril! écrivait-elle... 339 On n'a pas le temps de respirer chez elles, les heures y sont des minutes; c'est l'éternité anticipée... des louanges de Dieu continuelles, permanentes. Enfin, quand elles meurent, cela a l'air de quelqu'un qui se déshabille pour s'aller reposer, et quel repos! Qu'elles sont heureuses!»
De grands chagrins avaient contribué à accabler la malheureuse princesse.
Le 6 décembre 1759, elle a perdu de la petite vérole sa fille mariée au duc de Parme. En mars 1761, elle a vu succomber sous ses yeux son petit-fils le duc de Bourgogne. Ce n'est pas tout encore. L'état du Dauphin lui-même lui inspire déjà de très cruelles préoccupations.
Ces malheurs réitérés ont eu sur sa santé la plus fâcheuse influence et son moral en a été profondément atteint. Elle écrit au président Hénault: «J'ai des vapeurs à crever.»
C'est au milieu de ces tristesses présentes et futures qu'une nouvelle douleur vient la frapper.
Autant que son père, et plus peut-être encore, elle aimait les jésuites, et elle en avait toujours un près d'elle comme confesseur [103] . L'intervention menaçante 340 du Parlement la consterna et sa correspondance montre bien l'amertume qu'elle ressentit:
«Ce que le Parlement fait contre nos pauvres Pères est affreux et indigne,» écrit-elle à Hénault. «Hélas, mon Dieu, où sommes-nous? C'est le pays où saint Louis a régné! Quel siècle! Il n'y a plus que ce qui est extravagant qui soit adopté...
«Tout ce que l'on voit pénètre de douleur; tout va de mal en pis: religion, autorité du roi, tout s'en va, et ce qu'il y a de pis, c'est que l'autorité s'en va, comme si cela devait être, sans que personne s'y oppose...
«La main de Dieu est visiblement appesantie sur nous.»
Pendant que le sort de la Société de Jésus se discutait au Parlement, Stanislas écrivait à sa fille:
«10 juin 1762.
«Sur mes chers jésuites, je ne sais plus sur quoi fonder mes espérances. Voyons avec résignation si la Providence a résolu leur perte entière.»
«23 juin 1762.
«Pour les jésuites, je les crois perdus, puisque le Roi ne s'oppose pas à leur perte. Malgré cela, je ne puis la 341 comprendre, puisqu'elle est contre la raison et contre toute justice, et plus elle est énorme, et plus elle doit faire espérer qu'elle ne pourra pas subsister.»
Le 6 août, l'arrêt prononçant l'expulsion des jésuites fut prononcé.
La reine désolée écrit à son père:
«Je ne vous parle pas de ce que le Parlement a fait, car cela me fait mal, j'en suis dans la douleur: ce sont les indulgences de Luther!»
Elle reste accablée et dans un dégoût profond de toutes choses:
«Je ne vis que d'amertume, et ma consolation c'est Dieu et de penser que cette vie est courte.
«Ce que je puis vous dire, c'est que ni lecture, ni peinture, ni tous les plaisirs de la solitude ne m'empêchent point de sentir tout ce qui se passe, parce que cela touche l'intime de mon âme; il n'y a que le cabinet de la «belle mignonne» [104] où je prie Celui qui seul peut y remédier et qui peut donner la force aux faibles.»
Et elle ajoute cette phrase prophétique:
«C'est une sotte chose que d'être reine. Hélas! pour peu que les choses continuent à aller comme elles vont, on nous dépouillera bientôt de cette incommodité.»
Stanislas, très noblement, se refusa à abandonner 342 les jésuites dans l'infortune; non seulement il écrivit à son gendre en leur faveur, mais il leur ouvrit ses États et leur offrit une large hospitalité. Malgré tout, il n'était pas trop rassuré sur la valeur de l'asile qu'il leur offrait, ni sur le sort de ceux qui habitaient la Lorraine. Il écrivait à sa fille le 3 mars 1763:
«Je ne suis pas un moment tranquille sur la sûreté des miens (jésuites) en Lorraine, qu'il me semble que je ne tiens que par la queue.»
En guise de protestation contre la mesure qui frappait l'Ordre qui lui était cher, Stanislas envoya Cerutti à Paris en le recommandant à son petit-fils. Le Dauphin l'attacha à sa personne et lui témoigna bientôt la plus grande confiance.
Malheureusement la mort inattendue du prince vint briser toutes les espérances du jeune écrivain.
Nous le retrouverons dans quelques années.
Pendant que le sort de la Compagnie de Jésus se décidait, une heureuse réunion de famille était venue détourner Stanislas de ses tristes pensées et adoucir le coup qui le frappait dans une de ses plus vives affections.
En 1761, après le séjour de Mesdames à Plombières, les médecins avaient pensé qu'une nouvelle saison d'eaux serait très favorable aux princesses.
En prévision de cet événement, et pour leur permettre de faire dans la petite localité un séjour plus confortable, Stanislas, aussitôt après le départ de ses 343 petites-filles, avait fait construire une maison de belle apparence avec neuf croisées de façade sur la grande rue. Le rez-de-chaussée en arcades formait une promenade à couvert fort agréable. Ce bâtiment fut surnommé le Palais royal .
A peine terminé, il allait servir au but auquel on l'avait destiné.
En effet, en mai 1762, on annonça la prochaine arrivée de Mesdames. A cette nouvelle, Stanislas éprouva une joie d'autant plus grande qu'il traversait des circonstances plus critiques et qu'il avait besoin de plus de consolations. Comme l'année précédente, il vint attendre les princesses à Commercy. Le 26 mai, jour marqué pour leur arrivée, le Roi, accompagné de toute sa cour, se rendit jusqu'à Saint-Aubin où il accueillit les voyageuses avec beaucoup de tendresse.
Le 27, la Cour séjourna à Commercy; on retourna à la fontaine Royale, on revit le château d'eau, le pont d'eau, etc., et toutes les merveilles du parc.
Le 28, les princesses partirent pour la Malgrange: à Nancy toutes les rues étaient garnies d'une double haie de troupes depuis la porte Saint-Jean jusqu'à celle de Saint-Nicolas.
Mesdames, escortées d'une troupe de cavalerie, traversèrent la ville au bruit des timbales, trompettes, fifres et tambours, au son des cloches, au bruit du canon et aux acclamations de tout le peuple qui se portait en foule sur leurs pas.
344 Elles arrivèrent le 29 à Plombières, accompagnées du comte de Croix, que Stanislas avait choisi pour le représenter. On ne pouvait en vérité faire un meilleur choix.
Le séjour de Mesdames fut fort agréable. Tous les matins elles allaient à la messe aux Capucins à sept heures; il y avait musique à cette occasion. Tout le monde y courait pour voir les princesses et écouter l'orchestre et les chanteurs. Le Roi avait donné à ses petites-filles une partie de ses musiciens et chaque jour elles entendaient un concert des mieux choisis. Quatre cents hommes détachés du régiment de Royal-Navarre formaient une garde d'honneur.
Le comte de Croix, pour distraire les princesses, organisa des bals, des promenades dans les environs, des fêtes champêtres; dans une salle en planches on donna la première représentation du Mariage de Figaro ; Beaumarchais, qui faisait lui-même une saison d'eaux, avait dirigé les répétitions. Enfin M. de Croix fit tout ce qu'il put imaginer pour varier les plaisirs. Par sa gaîté et le charme de son esprit, il contribuait beaucoup à l'agrément de toutes les réunions. Il réussit si bien que Plombières était devenu «un petit Versailles». «L'honnête liberté, l'aimable décence, l'enjouement le plus naturel, les ris, les jeux et les grâces composaient la cour de Mesdames».
Une fête entre toutes fit sensation; ce fut celle donnée par la comtesse de Civrac dans une ferme qu'elle possédait dans la montagne, à une demi-lieue 345 de la ville. Une grange avait été décorée de guirlandes de fleurs et de feuillages qui formaient des panneaux et des losanges ornés des chiffres des princesses en fleurs et en rubans.
Comme l'usage des carrosses était impraticable dans ce pays montagneux, on avait arrangé des chars pour transporter les invités. Celui de Mesdames, disposé «d'une façon commode et galante», était traîné par quatre bœufs blancs; celui destiné aux personnes de la suite était attelé de quatre bœufs noirs.
Après un concert d'airs champêtres des mieux ordonnés, les princesses «collationnèrent avec plaisir». Le repas était à peine terminé que quatre bergères, galamment vêtues et accompagnées de moutons enrubannés, se présentèrent et invitèrent quatre personnes de la suite de Mesdames; ils dansèrent une contredanse exécutée par deux musettes, deux hautbois et un basson. Cette contredanse ouvrit le bal et on dansa jusqu'à la nuit.
Comme l'année précédente, Stanislas vint à plusieurs reprises voir ses petites-filles.
Lors de sa seconde visite, il leur donna une feuillée dans le bois, près de la grange Civrac. Ayant appris qu'il y avait non loin de là une fontaine, il s'y fit porter et il en fut émerveillé: «C'est une des beautés de la nature, dit-il, et je veux qu'elle porte mon nom [105] .» Il fut fait suivant son désir.
346 Pendant l'un de ces séjours, il rencontra la sœur de la Dauphine, la princesse Christine de Saxe, qui voyageait incognito sous le nom de comtesse de Henneberg. Elle se rendait à Versailles dans l'espoir d'y trouver un établissement en rapport avec son rang.
C'est à l'instigation de Marie Leczinska que la princesse s'était arrêtée à Plombières. En effet, malgré la mort de Mme de La Roche-sur-Yon, la Reine n'avait pas renoncé à ses anciens projets; elle caressait toujours l'espoir de voir se réaliser un mariage qui enlèverait Stanislas à une liaison irrégulière, et bien que le Roi eût quatre-vingt-deux ans et la princesse Christine vingt-neuf, c'est sur cette dernière que Marie Leczinska avait jeté les yeux.
Lorsqu'elle avait mis loyalement son père au courant de ses intentions, le vieux Roi lui avait spirituellement répondu:
«Je me chatouille de rire sur votre projet de mon mariage. Je viens d'apprendre que ma prétendue épouse est terriblement laide. Vous jugez bien que je ne voudrais pas me marier sans vous donner une belle mère et non une laide.»
Quelques jours plus tard, il lui écrivait encore:
«Votre idée sur mon mariage m'a fait crever de rire.»
Quand Stanislas rencontra la princesse, il la trouva instruite et agréable, mais cette impression ne modifia nullement ses idées.
347 «Je reviens dans ce moment de Plombières, écrit-il à sa fille, le 29 juin 1762, ayant laissé les chères Mesdames dans une parfaite santé et Mme la comtesse d'Henneberg dans une estime générale de tout le monde, qu'elle s'est acquise par son mérite, lequel pourrait faire un progrès particulier sur moi et réaliser votre pensée. Mais il y a une raison insurmontable à ne pas me faire aller plus avant. Voulez-vous la savoir? C'est que cette union ne produirait pas une autre Reine de France, ma chère et incomparable Marie. Ainsi cet événement ne sera pas mis dans le compte des extraordinaires de ce siècle.»
Stanislas fit mille grâces à la princesse, l'engagea à le venir voir à Lunéville, invitation qui fut acceptée avec ravissement, et il resta dès lors en relations suivies avec elle. En effet, à partir de ce moment, on la retrouve très fréquemment à la Cour; elle y fait des séjours prolongés et elle obtient même du roi, à l'automne de 1762, la promesse de sa nomination comme coadjutrice de l'abbaye de Remiremont [106] .
Mme de Boufflers, sûre de son influence, ne se préoccupait nullement d'une rivalité qui ne pouvait l'atteindre et elle faisait toujours à la princesse l'accueil le plus aimable.
Le 10 juillet, la première saison d'eaux étant terminée, 348 Mesdames partirent pour Lunéville, où leur grand-père les attendait impatiemment.
Sur toute la route, les maisons étaient garnies de feuillages, les rues décorées de fleurs, d'emblèmes, de devises. Partout les bourgeois avaient pris les armes, partout ce n'étaient qu'acclamations, cris de «vivent Mesdames de France!»
Le roi de Pologne s'était rendu au devant de ses petites-filles jusqu'à Gerbeviller et il revint avec elles à Lunéville.
Le 11, Mesdames assistèrent à une messe chantée en musique. Le cardinal de Choiseul leur présenta l'eau bénite et il leur donna la patène à baiser.
Le soir, après le souper, l'on tira sur la terrasse du château un merveilleux feu d'artifice. Huit portiques étaient ornés des chiffres du Roi, de Stanislas, de Mesdames, entourés de nombreuses fleurs de lis.
«Il y avait de chaque côté du trophée deux bouquets en roses, et une comète de droite et de gauche du chiffre de Louis le Bien-Aimé; un grand soleil faisant son cours dont ce chiffre était le centre, plus de cent gerbes à la romaine, quantité de bouquets chinois, une lune qui faisait son cours, et nombre d'autres artifices.»
A une heure après minuit tout reposait dans le château, lorsqu'on entendit les appels des sentinelles qui criaient: «Au feu! au feu!» C'était le pavillon chinois qui brûlait. Comme le bâtiment était en bois et que les 349 secours arrivèrent tardivement, il fut impossible de rien sauver.
Les habitants de la ville et des villages voisins accoururent pour porter des secours, mais il fallut se borner à préserver l'hôtel de Craon et les maisons proches de l'incendie. Il s'en fallut de peu qu'elles ne fussent, elles aussi, la proie des flammes. A six heures du matin, on était parvenu à conjurer le danger, mais le pavillon chinois était réduit en cendres, et tous les arbres voisins écorcés jusqu'au sommet.
Personne ne voulait annoncer cette mauvaise nouvelle au roi. Ce fut Alliot qui dut s'en charger. Il entra le premier dans l'appartement de Stanislas, qui lui parla beaucoup de la fête de la veille et en témoigna sa satisfaction.
«Oui, sire, dit l'intendant, elle était belle, mais elle serait encore plus agréable sans le petit accident arrivé cette nuit.
—«Eh! quoi donc? reprit le Roi avec vivacité.
—«Sire, votre pavillon chinois est réduit en cendres.
—«Les maisons voisines n'ont-elles pas souffert? demanda Stanislas après un moment de silence.
—«Il y en a trois d'endommagées.
—«Qu'on les répare bien vite, ajouta le prince. Quant au kiosque, je ne le regrette pas, je vais en imaginer un bien plus beau.»
Et il ne fut plus question de l'accident.
350 A partir de ce jour, les plaisirs et les fêtes se succèdent sans interruption. Le 13, toute la cour va dîner à Chanteheu. Le 14, on se rend à Einville. Le 15, le Roi donne un grand dîner à Jolivet. Enfin, le 17, il y a fête et repas à la cascade.
Le 19, doivent avoir lieu de grandes réjouissances à Nancy, accompagnées de spectacles, d'illuminations, etc. On a fait de grands préparatifs; les comédiens de Metz sont arrivés pour représenter des opéras bouffons; une armée d'ouvriers et d'allumeurs a été mobilisée. Le Roi, la princesse Christine, Mesdames, ont promis de venir de Lunéville pour jouir du spectacle.
Durival, préfet de police, prit des mesures sérieuses pour éviter l'encombrement et les accidents. Le 19 au matin, on afficha sur tous les murs de Nancy l'avis suivant:
AVIS POUR LE JOUR DE L'ILLUMINATION
«Les Bourgeois de Nancy sont avertis de balayer les ruës chacun vis-à-vis de soi, et d'arroser devant les maisons sur le passage de Mesdames à six heures du soir, de renouveller l'arrosement à sept heures et d'illuminer les croisées au premier coup de cloche du Beffroy.
«On aura attention qu'il ne reste ni chevaux, ni voitures dans les ruës où passeront Mesdames, et dans la place de la Carrière et la place Roïale. Enjoint de 351 retenir les enfans au-dessous de sept ans dans les maisons.
«Deffenses de tirer des boëtes, fusées, serpenteaux et autres artifices, aux peines portées par les règlemens.»
Stanislas partit de Lunéville à trois heures avec la princesse Christine; ils arrivèrent à six heures à la Mission, où le chancelier de la Galaizière les attendait. Ils firent leur entrée à Nancy à sept heures et se rendirent immédiatement à l'Intendance, dont les salons étaient brillamment éclairés. Mesdames n'arrivèrent qu'à huit heures trois quarts. Aussitôt l'illumination commença.
Une foule prodigieuse d'étrangers était accourue pour jouir de ce spectacle; on n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Le naïf chroniqueur, dans son admiration, écrit:
«Un allumeur, qui étoit en l'air au fronton de l'hôtel de ville, fixe l'idée qu'on aura longtems de cette fête. Il s'arrêta d'admiration en regardant l'Intendance et dit: «Ah! mon Dieu, qui auroit cru cela? Non, un homme de cent ans n'aura jamais vu et ne verra jamais pareille chose!»
A dix heures, le Roi avec Mesdames et la princesse Christine vint à pied se promener sur la Carrière et sur la place Royale, puis ils montèrent en carrosse et se rendirent à la Malqrange.
Il y eut ensuite un bal populaire, auquel assista la 352 comtesse de Civrac et plusieurs personnes de la suite des princesses.
Mesdames rentrèrent à Plombières le 25 juillet. Leur seconde saison ne fut pas moins agréable que la première. Stanislas vint à deux reprises passer quelques jours avec elles.
Leur départ était fixé au 4 septembre. Elles séjournèrent encore trois jours à Lunéville auprès de leur grand-père, et le 7 elles partirent pour Versailles.
Mort de la princesse de Beauvau.—Mariage du prince avec Mme de Clermont.—Stanislas publie les œuvres du philosophe bienfaisant .—Mort d'Auguste III.—Le chevalier de Boufflers va complimenter la princesse Christine.—Ses vers à cette occasion.—Il va assister au sacre de l'Empereur à Francfort.
Au mois d'août 1763, la princesse de Beauvau vint faire un séjour en Lorraine avec sa fille. Après quelques semaines charmantes passées tantôt à Haroué, auprès de Mme de Craon, tantôt à Lunéville avec ses belles-sœurs et à la cour de Stanislas, la princesse regagnait Paris lorsqu'elle tomba malade à Commercy de la petite vérole. Dès le premier jour, la maladie prit un caractère des plus inquiétants. Mmes de Boufflers et de Bassompierre accoururent auprès de leur sœur, mais ni leurs soins ni leur dévouement ne purent la sauver. La princesse succomba le 6 septembre, à midi.
Son neveu, le prince de Turenne, avait pu encore la revoir; quant à son mari et à son frère, le duc de Bouillon, ils arrivèrent trop tard.
Pendant son agonie, faisant allusion à la liaison connue 354 du prince de Beauvau, la pauvre femme ne cessait de s'écrier: «L'étoile de Mme de Clermont m'a tuée!»
M. de Beauvau «regretta en elle une femme qu'il avait toujours vue contente de lui. Elle était bonne, gaie, ignorante et d'une simplicité tout aimable. Elle avait cette facilité d'être heureuse qui préserve également les femmes des égarements, des inquiétudes et de l'humeur». Mais si le prince la traitait avec considération et s'il avait pour elle les plus grands égards, son cœur était ailleurs; en vrai mari du dix-huitième siècle, il négligeait sa femme et rendait des soins à la veuve du comte de Clermont d'Amboise, qu'il avait rencontrée dans le monde et pour laquelle il s'était épris de la plus violente passion.
Au physique comme au moral, c'était une femme délicieuse, et les contemporains la louent à l'envi: «La figure de Mme de Clermont, sans être régulière, a toujours fait plus d'impression que celle des beautés les plus parfaites; on en est plus occupé que frappé et elle plaît longtemps. Parmi les femmes qui font honneur à leur sexe, il n'y en a pas dont l'esprit soit plus à elle. Elle a de la gaîté, mais décente et modérée, elle jouit de celle des autres; son caractère est élevé, noble, généreux; son amitié est égale, vive, raisonnable; on ne craint avec elle ni les caprices ni l'art infernal des tracasseries.»
Peu de temps après la mort de sa femme, le prince, 355 plus amoureux que jamais, épousa Mme de Clermont; il avait alors quarante-trois ans, et elle en avait trente-quatre. Jamais on ne vit un ménage plus tendrement uni et, pour la rareté du fait, il vaut la peine d'être signalé. M. et Mme de Beauvau s'adoraient et s'adorèrent jusqu'à leur dernier jour. «Leur union fut du petit nombre de celles qui démentent l'assertion de La Rochefoucauld qu' il n'y a pas de mariages délicieux [107] .»
A la vue de cette intimité si douce, de cette union incomparable, unique peut-être au dix-huitième siècle Saint-Lambert, qui resta jusqu'à la mort du prince le commensal habituel de la maison, écrivait:
«J'ai été le témoin assidu de leur vie; qu'il me soit permis de leur en marquer toute ma reconnaissance: je dois sans doute leur rendre grâce des services qu'ils ont rendus à mes amis et à moi, mais c'est en versant des larmes de tendresse et d'admiration que je les remercie de m'avoir fait jouir pendant quarante années du spectacle de leur bonheur et de leur vertu.»
Depuis qu'il régnait en Lorraine et jouissait après tant d'aventures d'une vie calme et paisible, Stanislas avait profité des loisirs forcés qu'il devait à sa nouvelle existence pour s'adonner à un de ses goûts favoris et mettre au jour de nombreux opuscules sur la politique et la philosophie. Ces œuvres, qui partaient d'un bon naturel mais qui n'avaient qu'une médiocre valeur, 356 étaient, comme de juste, accueillies par les courtisans avec des transports d'admiration.
En 1763, le secrétaire du Roi, M. de Solignac, eut l'idée de réunir toutes ces œuvres éparses et d'en faire une édition complète, qui perpétuerait à jamais les sentiments généreux du monarque et resterait comme un monument impérissable à sa gloire.
Il s'en ouvrit au Roi, qui n'eut garde de désapprouver un projet qui flattait si agréablement sa vanité; Stanislas chargea donc son secrétaire de procéder à une révision complète et approfondie de ses œuvres, non seulement d'en modifier, s'il était nécessaire, le fonds, mais encore et surtout de corriger le style, si souvent incompréhensible, et de le mettre en bon français. Le secrétaire eut aussi pour mission de composer en guise de préface un historique complet de la vie du Roi de Pologne. C'était une mission fort délicate; il ne fallait pas accabler le monarque de louanges excessives, il ne fallait pas davantage se borner à la stricte vérité.
Solignac s'acquitta de son travail avec un tact qui lui conquit tous les suffrages. Tout en restant courtisan, il mit tant d'habileté dans les éloges qu'il décernait à son maître, que celui-ci se déclara très satisfait: il lui écrivait en effet:
«Lunéville.
«Votre réflexion, mon cher Solignac, ne mérite pas seulement mon approbation mais encore le remerciement 357 que je vous fais. L'avertissement que vous m'avez envoyé est parfait sans y changer aucune syllabe. Je vous prie que tout le sens du discours y soit relatif. Je vous renvoie l'exemplaire. J'attends celui auquel sera jointe la suite. Je ne doute pas que tout ne soit bien suivi étant entre vos mains. Je vous embrasse de tout mon cœur.
« Stanislas , Roy.
«N'oubliez pas de mettre, au lieu d' Avertissement , autre Avis de l'éditeur , comme vous l'avez marqué. Je vous envoie même votre lettre, pour que vous suiviez au pied de la lettre tout ce qu'elle contient. J'en suis enchanté ainsi, il n'y a qu'à mettre sous la presse après que vous l'aurez mis dans le sens où cela doit être [108] .»
Les œuvres complètes du Roi parurent en 1763; elles furent publiées en 4 vol. in-8 o et sans nom d'auteur. Elles portaient comme titre: Œuvres du philosophe bienfaisant .
Personne n'ignorait que le philosophe bienfaisant , c'était Stanislas. Le surnom lui avait été donné par ses sujets eux-mêmes en raison de toutes les institutions charitables qu'il avait pris plaisir à créer autour de lui.
Il est certain que la bienfaisance de Stanislas était extrême et que son cœur était profondément accessible aux souffrances des malheureux.
358 Il s'ingéniait sans cesse en effet à chercher des occasions de les soulager. Un jour un de ses courtisans lui dit ironiquement: «Sire, je crois que vous avez épuisé la série des fondations, sauf une seule, où votre perspicacité est en défaut.»—«Laquelle? fit le monarque vivement.»—«C'est de fonder des carrosses pour les pauvres.»—«Dieu merci», riposta Stanislas, «j'ai bien assez de mes mendiants en carrosse, sans en accroître le nombre.» Et le bon roi de rire de son excellente plaisanterie.
Non seulement Stanislas s'occupait des malheureux, mais en toutes circonstances il laissait voir la bonté de son âme et la générosité de son cœur. Ne s'était-il pas imaginé de fonder des messes perpétuelles pour ses amis et ennemis, vivants ou défunts, pour ceux auxquels il pouvait avoir donné sujet de scandale, pour ceux qui avaient péri à la guerre pendant les révolutions de Pologne, etc., etc.! La liste en était interminable.
Malgré son âge, Stanislas n'avait jamais perdu l'espoir de remonter un jour sur le trône de Pologne. En 1763, ayant appris que l'état de santé d'Auguste, son successeur, était des plus graves, il se persuada que ses anciens sujets allaient peut-être le rappeler. Son imagination aidant, cet espoir devint bientôt pour lui une certitude, et il s'efforça par tous les moyens de reconquérir cette couronne de Pologne qu'il regrettait si vivement. Il profita de l'intimité de ses relations avec la princesse Christine pour suivre de près la marche des événements 359 et se faire tenir au courant de tout ce qui se passait à Dresde.
Les Lorrains n'ignoraient pas les secrets désirs de leur maître et ils lui reprochaient des projets qui ne tendaient rien moins qu'à les abandonner.
Peuples amis de la liberté,
Qui dans un Roi ne chérissez qu'un sage,
Venez à Stanislas rendre un troisième hommage,
C'est le rendre à l'humanité.
Mais, ô vous, Stanislas! vous, des Rois le modèle,
A votre propre loi seriez-vous infidèle?
Vous régnez sur nos cœurs, que voulez-vous de plus?
La monarchie universelle
N'est que l'empire des vertus.
Auguste s'éteignit le 5 octobre 1763. Mais en dépit de toutes les intrigues et malgré les plus actives démarches, Stanislas échoua complètement. Sa déception fut d'autant plus cruelle que ses espérances avaient été plus grandes. Poniatowski fut élu le 27 août 1764.
Malgré son habituelle philosophie, le Roi ne put jamais prendre son parti de cet échec et il en resta longtemps accablé; à partir de ce jour, son caractère changea: il devint aigri et mécontent.
Il ne voulut pas cependant faire retomber sur la princesse Christine, qui n'en pouvait mais, la colère qu'il éprouvait de sa déconvenue; fidèle à sa parole, au mois de janvier 1764, il la nomma au poste envié de coadjutrice de l'abbaye de Remiremont. Toujours galant, il décida d'envoyer à la future abbesse un ambassadeur 360 pour lui porter ses félicitations et ses vœux, et il jeta les yeux sur le chevalier de Boufflers pour remplir cette mission flatteuse.
Nous avons vu dans un précédent chapitre qu'après la paix de 1763, le chevalier de Boufflers était revenu vivre près de sa mère, à la cour du roi Stanislas.
Mais le chevalier était atteint d'une maladie, bien fréquente de nos jours, beaucoup plus rare à son époque, celle de la locomotion; il ne pouvait tenir en place. A chaque instant, sous les prétextes les plus futiles, on le voyait partir sur son cheval gris, et l'on n'entendait plus parler de lui pendant quinze jours, un mois, puis un beau matin il revenait, le visage réjoui, l'humeur à l'avenant, mais c'était pour repartir encore.
Sa mère, sa famille, ses amis, tout le monde profitait de l'humeur voyageuse du jeune officier pour lui donner des missions dont il s'acquittait très volontiers, ravi d'avoir des occasions de se déplacer. Le Roi lui-même ne crut pouvoir mieux faire pour flatter sa manie que d'en faire son ambassadeur ordinaire, et chaque fois qu'une mission se présentait, c'est à Boufflers qu'il s'adressait.
Donc en janvier 1764, le Roi donne au chevalier l'ordre de partir pour Remiremont.
Bien que Boufflers, par malchance, fût, à ce moment, affligé d'une énorme fluxion, il n'était pas homme à reculer devant un déplacement; il sauta dans une chaise de poste et se mit en route. Mais la princesse était 361 altière, et elle fit au jeune ambassadeur un accueil plutôt glacial. A peine répondit-elle quelques mots à ses compliments empressés et elle se borna à lui remettre une lettre pour Stanislas.
Boufflers, avec ou sans fluxion, n'aimait pas à être mal reçu. Piqué de l'accueil de la princesse, il reprit aussitôt la route de Lunéville, mais chemin faisant, et pour se venger, il s'amusa à composer sur son ambassade une chanson mordante et assez risquée; il se moquait sans pitié du peu de grâces physiques de la future abbesse et s'égayait à ses dépens en raillant les projets matrimoniaux dont elle souhaitait vainement la réalisation.
Sur l'air : Et j'y pris bien du plaisir .
Enivré du brillant poste
Que j'occupe en ce moment,
Dans une chaise de poste
Je me campe fièrement,
Et je vais en ambassade,
Au nom de mon souverain,
Dire que je suis malade
Et que lui se porte bien.
Avec une joue enflée,
Je débarque tout honteux:
La princesse boursouflée,
Au lieu d'une, en avait deux;
Et Son Altesse sauvage
Sans doute a trouvé mauvais
Que j'eusse sur mon visage
La moitié de ses attraits.
«Princesse, le Roi mon maître
Pour ambassadeur m'a pris.
Il veut vous faire connaître
Que de vous il est épris.
Quand vous seriez sous le chaume,
Il donnerait, m'a-t-il dit,
La moitié de son royaume
Pour celle de votre lit.»
Air : Et j'y pris bien du plaisir .
La princesse à son pupitre
Compose un remerciement:
Elle me donne une épître
Que j'emporte lestement.
Et je m'en vais dans la rue
Fort satisfait d'ajouter
A l'honneur de l'avoir vue,
Le plaisir de la quitter.
Et comme la princesse a fait donner six louis à l'ambassadeur pour ses frais de déplacement, Boufflers ajoute à sa chanson ce quatrain:
Sur l'air : Ne v'là-t-il pas que j'aime!
De ces beaux lieux en revenant
Je quitte l'Excellence,
Et je reçois pour traitement
Cent vingt livres de France.
Son premier soin en arrivant à Lunéville fut de raconter à sa famille et à ses amis la médiocre réussite 363 de son ambassade, mais en même temps il récitait la chanson qu'il avait composée pendant la route, et elle eut très grand succès. Elle parvint naturellement à Versailles, où elle ne fut pas moins goûtée; cependant la dauphine ne put cacher l'irritation que lui causait le ridicule dont on couvrait sa sœur.
Stanislas ne se laissa pas décourager par le résultat, en somme assez peu satisfaisant, de la première mission du chevalier. Peu de temps après, une nouvelle occasion se présentait d'envoyer un ambassadeur et c'est encore à Boufflers que le roi de Pologne s'adressa.
L'élection du roi des Romains allait avoir lieu à Francfort et l'on savait que les suffrages se porteraient sur le fils de Marie-Thérèse et de François I er , l'archiduc Joseph [109] . De pompeuses cérémonies et de grandes réjouissances devaient avoir lieu, car l'impératrice et l'empereur accompagnaient leur fils.
Stanislas estima qu'il serait de bon goût de se faire représenter auprès de son prédécesseur sur le trône de Lorraine, dans une circonstance aussi solennelle, et il chargea le chevalier de se rendre à Francfort avec une lettre autographe pour l'empereur François [110] et une seconde pour le futur Roi.
Le choix du chevalier était d'autant plus indiqué 364 pour cette mission que sa grand'mère, la princesse de Craon, se rendait elle-même à Francfort et qu'il était tout naturel qu'il l'y accompagnât. La princesse, qui ne quittait jamais sa magnifique retraite d'Haroué, avait cru qu'elle devait ce témoignage de fidélité et d'attachement au fils et au petit-fils de l'homme qu'elle avait tant aimé, et malgré son âge elle prit la route de Francfort. Boufflers n'était pas seul à l'accompagner; elle emmenait encore avec elle son petit-fils, le prince de Chimay et son neveu, le comte de Ligniville.
Bien entendu, le chevalier avait promis à sa mère de lui faire une exacte description de tout ce qu'il verrait et entendrait. A peine arrivé, il tint parole:
«27 mars 1764.
«L'élection du roi des Romains s'est faite aujourd'hui avec toute la pompe, la majesté, la magnificence et l'ennui possibles, et c'est l'archiduc Joseph qui a été élu d'un commun consentement, comme Mme la marquise de Boufflers me l'avait judicieusement prédit avant mon départ.
«Rien n'est comparable à tout ce qu'on voit ici; il semble que tous les vassaux et sujets de l'Empereur cherchent à paraître plus grands seigneurs que lui. L'or et l'argent me sortent par les yeux plus encore que par les poches. J'ai vu aujourd'hui trois abbés à cheval mieux montés que je ne l'ai jamais été; les 365 ambassadeurs des six électeurs laïques les suivaient. Jamais rien n'a été si beau, de quelque sens qu'on l'envisage: c'étaient les plus belles voitures, les plus beaux chevaux, la plus belle garde, la plus belle livrée, la plus belle assemblée, le plus beau temps. Il n'y manquait que de l'ordre; mais la bourgeoisie de Francfort et moi nous regardons l'ordre comme un attentat à la liberté.
«Une circonstance qui intéressera le Roi, c'est que les portes de la ville sont fermées depuis hier au soir et viennent seulement d'être ouvertes à six heures. La ville de Francfort est si jalouse de ses droits, relativement à l'élection, qu'elle ne permet à aucun étranger d'y rester, sans la protection d'un ambassadeur électoral: tous les autres, soit ambassadeurs, soit étrangers, M. du Châtelet [111] entre autres, sont sortis hier matin de la ville et n'y rentrent que ce soir.
«Une autre circonstance qui vous intéressera, c'est que c'est l'ambassadeur de Prusse qui brille le moins. Il a de vieux carrosses argentés et des chevaux qui ne valent pas beaucoup d'argent; sa livrée est pauvre, sa maison est mauvaise et sa figure est triste. On voit que le Roi de Prusse aime mieux dépenser son argent à Berlin qu'à Francfort.
«L'ambassadrice est plus belle encore que la fête et plus magnifique que tous les couronnements du 366 monde [112] . Elle n'a rien perdu de tout ce que nous aimons en elle, et elle se fait aimer de toute l'Europe; elle est adorée à Vienne et elle le serait à Francfort, si on la connaissait; mais personne ne sait le nom de son voisin, ce qui met beaucoup de variété dans les compagnies, avec un peu d'embarras dans les sociétés.»
Mais ce qui par-dessus tout devait intéresser Mme de Boufflers, c'était ce qui concernait sa mère, la princesse de Craon. Quelle figure faisait-elle dans cette brillante assistance! Quel accueil avait-elle reçu de l'Empereur? Boufflers se charge de satisfaire sa légitime curiosité:
«Ma grand'mère n'est guère plus magnifique que le roi de Prusse, mais ils sont respectés tous les deux à leur manière. Hier, l'électeur de Mayence lui avait promis de faire retarder contre toutes les lois de l'empire, si elle n'était pas revenue assez tôt de chez l'Empereur, qui demeure, comme vous savez, à deux lieues. C'était la première fois qu'elle lui faisait sa cour; nous l'y avons accompagnée, M. de Chimay, M. de Ligniville et moi. Voici la relation véritable:
«La princesse, à son arrivée, a fait demander M. de Kevenhüller, grand chambellan: il est venu sur-le-champ et a fait entrer la princesse par une petite porte de derrière dans l'appartement de l'Empereur. Il est venu quelqu'un à sa rencontre qui lui a dit: «Je veux 367 vous servir d'ambassadeur.» Elle a demandé à M. de Kevenhüller qui c'était; il lui a dit que c'était l'Empereur. Ils ont causé le plus amicalement du monde tous les deux assis pendant plus d'une demi-heure. Pendant ce temps-là, M. de Chimay, M. de Ligniville et moi nous étions avec toute la Cour dans l'antichambre. Tout à coup il est venu quelqu'un à nous qui nous a dit d'entrer, et nous avons vu venir à nous l'Empereur, qui venait de quitter ma grand'mère en lui disant: «Je vous laisse avec mes enfants et je vais voir les vôtres.»
«Il a d'abord parlé à M. de Chimay avec beaucoup de bonté, ensuite il m'a parlé très longtemps, surtout de vous, en me recommandant de vous gronder de sa part de n'être pas venue le voir. Il me l'a répété plusieurs fois avec beaucoup de gaieté et a fini par nous dire: «Ah ça, je vais chercher mes enfants et retourner avec votre grand'mère.»
«Là-dessus il s'en est allé et nous a ramené les archiducs, à qui il nous a présenté, lui-même. Notre cour faite, nous nous en sommes allés, laissant ma grand'mère avec l'Empereur. Quand elle est sortie, nous sommes allés à la porte de derrière par où elle était entrée, pour lui donner le bras. L'Empereur, qui la reconduisait, m'a dit: « Ah çà! n'oubliez pas de dire mille injures à votre mère et de la bien gronder, mais prenez garde à la revanche. »
«Voilà le récit véritable de notre réception, qui m'a 368 réellement charmé, et même touché, quelque blasé que je doive être sur l'affabilité.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je me porte à merveille, je ne joue point et ne
dépense rien: mes gens ne me coûtent pas plus cher
qu'à Paris. Je n'ai pas encore parlé de ma lettre. M. du
Châtelet m'a dit qu'elle pourrait me valoir un diamant.
En ce cas-là, mon voyage serait une folie faite à bon
marché; il m'en coûterait plus d'une autre manière pour
être sage.
«Adieu, madame, je vous aime beaucoup pendant mon absence, quoique sûrement vous attendiez mon retour pour m'aimer [113] .»
Voyage du chevalier de Boufflers en Suisse.
De retour à Lunéville, Boufflers songe bien vite à de nouveaux déplacements; comme Stanislas, malgré sa bonne volonté, n'a pas d'ambassade à lui offrir, le chevalier ne trouve rien de mieux que de s'en confier une à lui-même et de réaliser enfin un projet longtemps caressé.
Bien qu'il fût encore très jeune en 1748, lors du séjour de Voltaire à la cour de Lorraine, le chevalier n'était pas sans avoir été frappé de la présence du philosophe, des hommages qu'on lui rendait et de la considération dont on l'entourait. Que de fois même Voltaire, toujours bonhomme, avait plaisanté avec le futur abbé et la «divine mignonne», pris part à leurs jeux enfantins! Quand le triste événement que nous connaissons eut éloigné à jamais le philosophe de Lunéville, son souvenir n'y resta pas moins vivant dans les esprits et dans les cœurs. Comment oublier cet homme qui, pendant deux ans, avait tenu la Cour et le Roi sous le charme; comment oublier ces heures délicieuses que 370 Stanislas ne se rappelait jamais sans attendrissement! On parlait sans cesse de Voltaire, des aventures dont il avait été le héros, de son séjour en Lorraine, des événements qui lui advenaient, de ses œuvres. Le Roi, Mme de Boufflers, Panpan, Tressan, etc., n'avaient-ils pas mille anecdotes à raconter sur le philosophe, n'échangeaient-ils pas avec lui des lettres qu'on se montrait avec orgueil?
Il eût été présent qu'on n'aurait pas davantage parlé de lui. L'imagination du jeune chevalier, nourrie de ces récits, se montait de plus en plus; Voltaire devint pour lui un dieu, une idole, et son rêve fut bientôt de revoir enfin cet homme qui pour lui représentait le résumé le plus complet et le plus brillant de l'intelligence humaine.
Donc, l'occasion lui paraissant propice, Boufflers décida de rendre au patriarche de Ferney cette visite qui lui tenait tant au cœur, et en même temps il résolut de parcourir la Suisse, dont quelques voyageurs vantaient les sites montagneux et agrestes et qu'il devenait à la mode de visiter.
Cette fois, comme Boufflers agit pour son compte et qu'il est son maître, il imagine toute une mise en scène qui va, il le suppose du moins, le prodigieusement divertir. Comme il voyage pour son agrément, pour s'instruire, pour étudier les mœurs des peuples étrangers, il décide de garder l'incognito. Il veut devoir à son mérite personnel et non pas à son nom les heureuses aventures qui ne peuvent manquer de lui advenir. Le chevalier 371 de Boufflers n'est plus; l'homme qui parcourt le monde est un jeune peintre fort inconnu, M. Charles, qui, pour payer son écot, fait le portrait de son hôte et au besoin celui des dames de bonne volonté qu'il trouve sur sa route. Le chevalier voit dans cet incognito mille perspectives amusantes, mille rencontres imprévues, il est ravi de son idée, et comme il écrit à Voltaire pour lui annoncer sa visite, il lui fait part de son travestissement en le suppliant de ne pas le trahir.
Les agréables péripéties que Boufflers se promettait se réalisèrent au delà de ses espérances; bien qu'inconnu, il reçut partout le plus charmant accueil et son voyage fut un enchantement de tous les instants.
Et cependant, il faut l'avouer, l'aspect extérieur du chevalier ne prévenait guère en sa faveur; sa légèreté et son étourderie ne lui permettaient guères de songer à sa toilette; aussi, qu'il fût en hussard ou en peintre, sa mise était-elle toujours très négligée et son apparence première assez hirsute. Il avait de la gaucherie dans le maintien, de la pesanteur, enfin du malvenu dans toute sa personne. La beauté de ses traits rachetait-elle ce que son apparence première pouvait avoir de déplaisant? Hélas! non; le chevalier était franchement laid. Mais dès qu'il parlait sa figure s'animait et ses yeux brillaient d'esprit; et puis il plaisantait si agréablement, il savait donner à tous ses récits un tour si vif, si original, si amusant, il avait toujours à sa disposition tant d'histoires drôlatiques, qu'on oubliait 372 bien vite sa laideur pour rester sous le charme de son esprit.
Avec les femmes il était galant, empressé et d'une audace surprenante, qui du reste lui réussissait presque toujours. Il a eu bien des bonnes fortunes, mais sa légèreté naturelle lui interdisait d'être constant et il n'avait pas plutôt obtenu ce qu'il désirait qu'il passait bien vite à d'autres amours. Il a été aussi célèbre par son inconstance que par ses succès.
Donc à l'automne de 1764, vers la fin de septembre, Boufflers part pour la Suisse, à petites journées.
A peine arrivé à Colmar, il écrit à sa mère pour lui faire part de ses impressions et en même temps il la charge de ses instructions pour le personnel qu'il a laissé à Lunéville:
«4 octobre 1764.
«Je serai demain matin à Bâle, d'où je vous écrirai. Adressez-moi vos lettres, si vous m'écrivez, chez M. de Voltaire, sous le nom de Charles, en le faisant prier de me les garder jusqu'à mon passage.
«J'ai pris le parti de réformer mon cocher et mon postillon, et deux chevaux, dont l'un nommé vulgairement la Grise, sera vendu à quelque prix que ce soit; et l'autre, appelé par mes gens le Grand Entier, et par moi l'Évêque de Toul, sera donné pour quinze louis. Je vous prierai de vouloir bien charger l'abbé Porquet de cette exécution-là; qu'il veuille bien écrire à M. Rollin 373 pour avoir l'argent nécessaire, et qu'il dise à mon piqueur de faire hacher la paille pour ceux qui resteront, et surtout pour le grand maigre, surnommé la Lanterne, à cause de sa transparence; et que le susdit abbé Porquet soit toujours bien persuadé qu'il n'a jamais eu d'élève aussi soumis que moi.
«Adieu, ma très belle maman, je me réjouis de parler de vous à M. de Voltaire, et de lui dire tout ce que j'en pense; car je parie qu'il n'avait pas assez d'esprit pour sentir tout votre mérite.»
De Colmar, Boufflers se rend à Soleure, où réside le chevalier de Beauteville, le nouveau représentant de la France:
«Du 9 octobre 1764.
«Me voici chez le chevalier de Beauteville, qui m'a reçu comme un Suisse qui descendrait du ciel à cheval sur un rayon. Il est en vérité charmant. Je suis arrivé au moment de son entrée et des députations des treize cantons qui viennent le reconnaître.
«La ville de Soleure devient le rendez-vous de toute Suisse; les femmes y sont charmantes; je serais même tenté de les croire coquettes, si les femmes pouvaient l'être.....»
Mais Boufflers ne voyage pas seulement pour son agrément, il a la prétention d'observer. Son étonnement est grand de voir ce qu'est un pays libre; combien le peuple y est plus heureux qu'en Lorraine et en 374 France, où on l'écrase d'impôts! Bien qu'il sache à n'en pas douter que ses lettres seront lues non seulement par sa mère, mais aussi par le Roi, Boufflers écrit tout ce qu'il pense, sans souci de choquer personne, et dans sa juvénile indignation, il n'hésite pas à établir un saisissant contraste entre la situation d'un pays libre et celle d'un pays sous le joug.
«Ce peuple-ci me représente le peuple gaulois: il en a la stature, la force, le courage, la douceur et la liberté. Il n'y a pas plus d'hommes à proportion qu'en Lorraine. Le pays en lui-même est moins bon, mais la terre y est cultivée par des mains libres. Les hommes sèment pour eux et ne recueillent pas pour d'autres. Les chevaux ne voient pas les quatre cinquièmes de leur avoine mangée par les rois. Les rois n'en sont pas plus gras et les chevaux ici le sont bien davantage. Les paysans sont grands et forts, les paysannes sont fortes et belles. Je remarque que partout où il y a de grands hommes, il y a de belles femmes; soit que les climats les produisent, soit qu'elles viennent les chercher, ce qui ne serait pas décent.
«Cette nation-ci ne s'amuse guère, mais elle s'occupe beaucoup. On y est fort laborieux, parce que le travail est un plaisir pour qui est sûr d'en retirer le fruit; il y a autant de plaisir à labourer qu'à moissonner. Les lois des Suisses sont austères; mais ils ont le plaisir de les faire eux-mêmes, et celui qu'on pend pour y avoir 375 manqué a le plaisir de se voir obéir par le bourreau.
«Adieu, madame, je me porte bien.
«B.»
«Faites souvenir le Roi que dans le pays le plus libre, il a à cette heure le plus fidèle de ses sujets; et vous, chantez de ma part: Aimez-moi comme je vous aime .»
En quittant Soleure et les pompes officielles, le chevalier se dirige vers le lac de Genève et c'est dans la délicieuse petite ville de Vevey, sur le bord du lac, aux pieds des collines couvertes de châtaigniers qu'il s'installe pour faire un séjour prolongé.
Il écrit à sa mère une jolie description du lac, de sa situation et des montagnes qui l'entourent.
«26 octobre 1764.
«Me voici dans le charmant pays de Vaud. Je suis au bord du lac de Genève, bordé d'un côté par les montagnes du Valais et de Savoie, et de l'autre par de superbes vignobles dont on fait, à cette heure, la vendange. Les raisins sont énormes et excellents; ils croissent depuis le bord du lac jusqu'au sommet du mont Jura, en sorte que d'un même coup d'œil je vois des vendangeurs les pieds dans l'eau, et d'autres juchés sur des sommets à perte de vue.
«C'est une belle chose que le lac de Genève. Il semble que l'Océan ait voulu donner à la Suisse son 376 portrait en miniature. Imaginez une jatte de quarante lieues de tour, remplie de l'eau la plus claire que vous ayez jamais bue, qui baigne d'un côté les châtaigniers de la Savoie et de l'autre les raisins du pays de Vaud. Du côté de la Savoie, la nature étale toutes ses horreurs, et de l'autre toutes ses beautés.
«Le mont Jura est couvert de villes et de villages dont la vigne couvre les toits et dont le lac mouille les murs; enfin tout ce que je vois me cause une surprise qui dure encore pour les gens du pays.»
Boufflers n'est pas seulement enthousiasmé des beautés de la nature, il trouve chez les habitants une simplicité, une droiture qui l'enchantent. Il a pénétré dans quelques sociétés; tout le monde ignore son rang, sa situation sociale, et partout cependant on lui a fait grand accueil:
«Mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est la simplicité des mœurs de la ville de Vevey. On ne m'y connaît que comme peintre et j'y suis traité partout comme à Nancy. Je vais dans toutes les sociétés, je suis écouté et admiré de beaucoup de gens qui ont plus de sens que moi et j'y reçois des politesses que j'aurais, tout au plus, à attendre de la Lorraine; l'âge d'or dure encore pour ces gens-là. Ce n'est pas la peine d'être grand seigneur pour se présenter chez eux, il suffit d'être homme. L'humanité est pour ce bon peuple-ci tout ce que la parenté serait pour un autre.»
Boufflers est ravi parce qu'il s'est présenté comme 377 peintre dans un brave ménage, qu'on lui a commandé le portrait de la femme et que, le travail terminé, on lui a remis pour sa peine 36 francs avec beaucoup de remerciements. Mais, au grand ébahissement de ses hôtes, il n'a voulu accepter que 12 francs, et encore, par-dessus le marché, il a fait le portrait du mari.
Le jeune homme est enchanté de la Suisse, des habitants, des mœurs:
«Nous voyons plus d'honnêtes gens dans une ville de trois mille habitants qu'on n'en trouverait dans toutes les provinces de la France. Sur trente ou quarante jeunes filles ou femmes, il ne s'en trouve pas quatre de laides, et pas une de catin. Oh! le bon et le mauvais pays!»
Il termine sa lettre par ces réflexions amusantes:
«Adieu, Madame, voilà une assez longue lettre; si j'y ajoutais ce que j'ai toujours à vous dire de mon adoration pour vous, vous mourriez d'ennui.
«Mettez-moi aux pieds du Roi, contez-lui mes folies et annoncez-lui une de mes lettres, où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu'adorés. Il n'y a que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de tous les hommages qu'on lui rend.»
Mais qui donc avait parlé à Boufflers du rigorisme et de la pruderie des femmes de la Suisse? L'heureux chevalier ne s'en aperçoit guère. Les femmes du canton du Vaud sont fort jolies et il ne leur déplaît pas se l'entendre 378 dire. Aussi «M. Charles» ne se fait-il pas faute de les combler de compliments intéressés:
«Malgré tout ce que j'avais entendu dire de la sagesse, et même de l'austérité des mœurs de ce pays-là, j'ai vu que La Fontaine avait raison de dire que la femme est toujours femme. Non seulement la femme y est femme, mais elle y est belle.»
Boufflers ne se contente pas de visiter le canton de Vaud et de charmer les habitantes par sa verve intarissable; il va plus avant, il entre dans la vallée du Rhône, et pénètre dans la grande montagne jusqu'aux pieds du Simplon.
«Novembre 1764.
«Oh! pour le coup, me voilà dans les Alpes jusqu'au cou. Il y a des endroits ici où un enrhumé peut cracher à son choix dans l'Océan ou dans la Méditerranée.
«Où est Panpan? C'est ici qu'il ferait beau le voir grossir les deux mers de sa pituite, au lieu d'en inonder votre chambre.
«Où est l'abbé Porquet? que je le place, lui et sa perruque, sur le sommet chauve des Alpes, et que sa calotte devienne, pour la première fois, le point le plus élevé de la terre.
«Pardonnez-moi mon transport, Madame, les grandes choses amènent les grandes idées, et les grandes idées les grands mots.
379 «Je suis à cette heure dans le Valais, frontière d'Italie. C'est le pays le plus indépendant de toute la Suisse. C'est le seul où les femmes aient constamment conservé leur ancien habillement. Ce sont de petits corsets assez bien faits, des mouchoirs croisés assez singulièrement, de petits béguins de dentelles, et de petits chapeaux par-dessus, avec des nœuds de rubans.
«Je suis occupé d'avoir des vulnéraires de ce pays-ci pour le Roi; ils sont infiniment supérieurs à ceux du reste de la Suisse.....»
Mais le pays est si sauvage, si froid, il y a tant de neige, que Boufflers ne prolonge pas son séjour et il revient bien vite sur les rives du Léman, où la température est plus clémente.
En revenant, il s'arrête à Sion, où il a l'heureuse fortune de rencontrer l'illustre et savant Haller; il peut même, à sa grande joie s'entretenir quelques heures avec lui:
«J'ai dîné et soupé avec le grand célèbre Haller [114] ; nous avons eu pendant et après le repas une conversation de cinq heures de suite, en présence de dix ou douze personnes du pays, qui étaient très étonnées d'entendre raisonner un Français. Mais, malgré l'attention 380 et l'applaudissement de tout le monde, j'ai vu que pour parvenir à une certaine supériorité, les livres valent mieux que les chevaux.
«Dans peu de jours je verrai Voltaire, dont Haller n'est pas assez jaloux, et par échelons, après avoir été d'Haller à Voltaire, j'irai de Voltaire à vous.
«Mettez-moi toujours aux pieds du Roi, et dites-lui que la vue des peuples libres ne me portera jamais à la révolte.
«Adieu maman, je vous aime partout où je suis, partout où vous êtes.
«B.»
En quittant le Valais pour se rendre enfin à Ferney, but et objet suprême de son voyage, Boufflers s'arrête à Lausanne, ville très importante et qu'il ne peut manquer de visiter. Il n'y devait faire qu'un court séjour, mais il est si bien reçu, si bien fêté qu'il ne peut plus s'arracher aux délices de cette nouvelle Capoue. Alors comme aujourd'hui, les femmes de Lausanne étaient charmantes, fines, spirituelles; comment s'arracher à ces aimables Vaudoises si avenantes, si accueillantes, qui se laissent si volontiers peindre au pastel, qui se montrent si heureuses des quatrains qu'il leur prodigue? Elles n'étaient certes pas habituées, de la part de leurs compatriotes, à tant de grâce et d'empressement; aussi raffolaient-elles du galant chevalier. Boufflers charmé écrit à sa mère:
«Lausanne, 10 décembre 1764.
«Il faut que vous n'ayez pas reçu mes lettres, par la négligence de mon palefrenier, qui a oublié de les affranchir, ou que vous vous souciiez bien peu du sang de votre sang, de la chair de votre chair, des os de vos os.
«Je suis ici dans l'île de Circé, sans être ni aussi fin, ni aussi brave, ni aussi sage qu'Ulysse et ses compagnons. Lausanne est connu dans toute l'Europe par ses bons pastels et la bonne compagnie: je vis dans une société que Voltaire a pris soin de former, et je cause un moment avec les écoliers, avant d'aller écouter le maître. Il n'y a pas de jour où je ne reçoive des vers, et où je n'en rende; pas un où je ne fasse un portrait et une connaissance, pas un où je ne prenne une tasse de chocolat le matin, suivie de trois gros repas; enfin je m'amuse au point de vous souhaiter à ma place.
«Je vais après-demain à Ferney, où Voltaire m'attend; il m'a écrit une lettre charmante; je me réjouis de vous parler de lui. Vous avez mieux pris votre temps que moi pour le voir, mais on boit le vin de Tokay jusqu'à la lie. Surtout assurez bien le Roi que je ne reviendrai point déiste.
«Adieu, maman, je vous aime comme on admire le Roi dans ma romance pour sa fête.»
Séjour du chevalier de Boufflers à Ferney.
Nous avons vu comment Voltaire, après bien des péripéties et de cruelles mésaventures, avait enfin trouvé un asile dans le pays de Gex, aux pieds du mont Jura. Il ne s'était pas contenté de faire de Ferney une résidence délicieuse, entourée de beaux ombrages et de terrasses d'où la vue s'étendait à l'infini, sur les montagnes, le lac, et tout le pays environnant; dominé par cette bonté et ce cœur compatissant qu'on ne peut lui contester, il était devenu en peu de temps le bienfaiteur du pays. Quiconque arrivait à Ferney était frappé de la grande situation dont jouissait le philosophe, et de la véritable adoration dont il était l'objet de la part des habitants.
Boufflers, observateur perspicace et délicat, s'en aperçut bien vite; ses premières lettres montrent l'impression profonde que lui fit le châtelain de Ferney et combien, contre l'ordinaire des choses de ce monde, il lui parut plus grand de près que de loin. Le jeune 383 homme est enthousiasmé de son hôte; jamais il n'aurait pu se l'imaginer si bon, si affable, si simple.
«Décembre 1764.
«Enfin me voici chez le roi de Garbe, car jusqu'à présent j'ai voyagé comme la Fiancée. Ce n'est qu'en le voyant que je me suis reproché le temps que j'ai passé sans le voir: il m'a reçu comme votre fils, et il m'a fait une partie des amitiés qu'il voudrait vous faire. Il se souvient de vous comme s'il venait de vous voir et il vous aime comme s'il vous voyait.
«Vous ne pouvez pas vous faire l'idée de la dépense et du bien qu'il fait. Il est le roi et le père du pays qu'il habite; il fait le bonheur de ce qui l'entoure, et il est aussi bon père de famille que bon poète. Si on le partageait en deux, et que je visse d'un côté l'homme que j'ai lu, et de l'autre celui que j'entends, je ne sais auquel je courrais. Ses imprimeurs auront beau faire, il sera toujours la meilleure édition de ses livres.
«Il y a ici Mme Denis et Mme Dupuis, née Corneille. Toutes deux me paraissent aimer leur oncle. La première est bonne de la bonté qu'on aime; la seconde est remarquable par ses grands yeux noirs et un teint brun; elle me paraît tenir plus de la corneille que du Corneille .
«Au reste, la maison est charmante; la situation superbe, la chère délicate, mon appartement délicieux, il ne lui manque que d'être à côté du vôtre; car j'ai beau 384 vous fuir, je vous aime, et j'aurai beau revenir à vous; je vous aimerai toujours.
«Voltaire m'a beaucoup parlé de Panpan, et comme j'aime qu'on en parle. Il a beaucoup recherché dans sa mémoire l'abbé Porquet qu'il a connu autrefois, mais il n'a jamais pu le retrouver; les petits bijoux sont sujets à se perdre.
«Adieu, ma belle, ma bonne, ma chère mère; aimez-moi toujours beaucoup plus que je ne mérite, ce sera encore beaucoup moins que je ne vous aime.»
Ce ne sont pas là des impressions éphémères et sur lesquelles, après plus ample informé, le chevalier est appelé à revenir. Bien au contraire. Plus il voit le patriarche de près, plus il vit dans son intimité et plus il l'admire, plus son enthousiasme grandit:
«Vous ne sauriez vous figurer combien l'intérieur de cet homme-ci est aimable, écrit-il à sa mère; il serait le meilleur vieillard du monde s'il n'était point le premier des hommes; il n'a que le défaut d'être fort renfermé, et sans cela il ne serait point aussi répandu. Cet homme-là est trop grand pour être contenu dans les limites de son pays; c'est un présent que la nature a fait à toute la terre...»
Voltaire n'avait pas grand effort à faire pour se montrer affable et accueillant vis-à-vis du chevalier. Essentiellement reconnaissant par tempérament, il n'avait jamais oublié les bontés dont le Roi et Mme de Boufflers l'avaient comblé pendant son séjour en Lorraine. 385 Aussi était-il ravi de posséder sous son toit ce jeune homme qu'il avait connu enfant, qu'il avait vu jouer sur les pelouses du parc de Lunéville, le fils de cette incomparable marquise de Boufflers, si séduisante, si spirituelle, la meilleure amie de Mme du Châtelet! La présence du chevalier rajeunissait de quinze ans le châtelain de Ferney, et si elle lui rappelait un événement bien douloureux, elle lui rappelait aussi les plus douces années de sa vie.
Ce n'est pas seulement au souvenir du passé que le chevalier est redevable des bonnes grâces de Voltaire. Son mérite personnel y a sa part. Il est si gai, si original, ses reparties sont si fines, il laisse voir si ingénument l'admiration qu'il éprouve, que le philosophe, amusé et flatté, s'éprend pour lui d'une véritable affection. Il ne croit pas pouvoir moins faire que d'écrire à Mme de Boufflers combien il est heureux de posséder dans son ermitage un jeune «peintre» aussi distingué.
«Ferney, 15 décembre 1764.
«J'ai l'honneur, madame, d'avoir actuellement dans mon taudis le peintre que vous protégez. Vous avez bien raison d'aimer ce jeune homme; il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n'en a point; on dit qu'il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu'il ira loin. J'ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n'étaient que des barbouilleurs auprès de lui. Je ne doute pas qu'il aille exercer ses talents à Lunéville. 386 Je suis persuadé que vous ne pourrez vous empêcher de l'aimer de tout votre cœur quand vous le connaîtrez. Il a fort réussi en Suisse. Un mauvais plaisant a dit qu'il était là comme Orphée, qu'il enchantait les animaux; mais le mauvais plaisant avait tort. Il y a actuellement en Suisse beaucoup d'esprit; on a senti très finement tout ce que valait votre peintre.
«S'il va à Lunéville, comme il le dit, je vous assure, madame, que je suis bien fâché de ne pas l'y suivre. J'aurais été bien aise de ne pas mourir sans avoir eu l'honneur de faire encore ma cour à madame sa mère. Tout vieux que je suis, j'ai encore des sentiments; je me mets à ses pieds et, si Elle veut le permettre, aux pieds du Roi. J'aurais préféré les Vosges aux Alpes, mais Dieu et les dévots n'ont pas voulu que je fusse votre voisin.
«Goûtez, madame, la sorte de bonheur que vous pouvez avoir; ayez tout autant de plaisir que vous le pourrez; vous savez qu'il n'y a que cela de bon, de sage et d'honnête. Conservez-moi un peu de bonté et agréez mon sincère respect.
«Le vieux Suisse Voltaire .»
Le philosophe ne se contente pas d'écrire à Mme de Boufflers; il parle volontiers de son hôte à ses correspondants et à tous il vante «son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces et la bonté de son caractère». Il ne tarit pas en éloges.
Il mande à Dupont, le 15 janvier 1765:
387 «Nous avons à Ferney un de vos compatriotes: c'est M. le chevalier de Boufflers, un des plus aimables enfants de ce monde, tout plein d'esprit et de talents.»
Avec le maréchal de Richelieu il est encore plus dithyrambique:
«Ferney, le 21 janvier 1765.
«Le chevalier de Boufflers est une des singulières créatures qui soient au monde. Il peint en pastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul à cinq heures du matin et s'en va peindre des femmes à Lausanne; il exploite ses modèles. De là, il court en faire autant à Genève, et de là il revient chez moi se reposer des fatigues qu'il a essuyées avec des huguenotes.....»
Comment, si près de la cité de Calvin, Boufflers pourrait-il ne pas y aller? Comment laisserait-il inachevées ces études sur les mœurs de la Suisse qu'il a si complaisamment et heureusement commencées? De Ferney, le chevalier va donc de temps à autre faire de courtes visites à Genève, il pénètre dans la société et il y reçoit, comme à Lausanne, l'accueil le plus empressé. Les réflexions que lui inspirent ses nouveaux amis sont aussi fines qu'amusantes.
«24 décembre 1764.
«J'ai été hier pour la première fois à Genève. C'est une grande et triste ville, habitée par des gens qui ne manquent pas d'esprit, et encore moins d'argent, et 388 qui ne se servent ni de l'un ni de l'autre. Ce qu'il y a de très joli à Genève, ce sont les femmes; elles s'ennuient comme des mortes, mais elles mériteraient bien de s'amuser.
«Le peuple suisse et le peuple français ressemblent à deux jardiniers dont l'un cultive des choux et l'autre des fleurs. Remarquez encore avec moi que moins on est libre et mieux on aime les femmes. Les Suisses s'en servent moins que les Français et les Turcs davantage.
Vous dont tout reconnaît l'empire et la beauté,
Sexe charmant, je plains le Suisse qui vous brave,
De quoi peut lui servir sa triste liberté,
Si le ciel vous destine à consoler l'esclave?
«En voilà assez sur les femmes en général; il est temps de revenir à ma mère, qui est femme aussi, mais d'un ordre supérieur. Elle est aux femmes ce que les séraphins sont aux anges, et les cardinaux aux capucins...
«Adieu, madame, je vous aime comme il faut vous aimer quand on est votre fils et même quand on ne l'est pas.»
«Voici un impromptu que j'ai fait dernièrement.
«J'arrivai chez une belle dame crotté et mouillé; elle me proposa de me faire donner des souliers de son mari:
De votre mari, belle Iris,
je n'accepte point la chaussure;Si je lui donne une coiffure,
Je veux la lui donner gratis.
389 Boufflers est en coquetterie réglée avec les jolies Genevoises qui viennent à Ferney. Mme Cramer, entre autres, qui a beaucoup d'esprit, s'amuse un jour en présence du jeune homme à faire un couplet sur le Père Adam, l'aumônier de Voltaire; le chevalier l'aide à trouver ses rimes:
Il faudrait que Père Adam,
Voulût être mon amant.
Oui, que la peste me crève,
S'il me veut, je suis son Ève,
Et je serai, dès demain,
La mère du genre humain.
Boufflers réclame aussitôt le prix de sa collaboration:
Pendant que la chanson s'achève,
Payez-moi le prix qui m'est dû;
Et si jamais vous êtes Ève,
Que je sois le fruit défendu.
Voltaire, qui considère d'un œil indulgent tout ce marivaudage, y prétend cependant jouer un rôle et il adresse de son côté à Mme Cramer ce huitain:
Mars l'enlève au séminaire,
Tendre Vénus, il te sert:
Il écrit avec Voltaire,
Il sait peindre avec Hubert,
Il fait tout ce qu'il veut faire;
Tous les arts sont sous sa loi:
De grâce, dis-moi, ma chère,
Ce qu'il sait faire pour toi.
390 Entre temps, le chevalier poursuit ses succès artistiques, il peint, dessine, croque au pastel les plus jolies femmes de ses relations; Voltaire lui-même n'échappe pas à son spirituel crayon; le chevalier est si satisfait de son léger croquis qu'il l'adresse à sa mère:
«Décembre 1764.
«Je vous envoie pour vos étrennes un petit dessin d'un Voltaire pendant qu'il perd une partie aux échecs. Cela n'a ni force ni correction, parce que je l'ai fait à la hâte, à la lumière, et au travers des grimaces qu'il fait toujours quand on veut le peindre; mais le caractère de la figure est saisi et c'est l'essentiel. Il vaut mieux qu'un dessin soit bien commencé que bien fini, parce qu'on commence par l'ensemble et qu'on finit par les détails.
«Je continue à m'amuser beaucoup ici; je suis toujours fort aimé, quoique j'y sois toujours...
«J'ai peint ici une jolie petite femme de Genève, minaudière, avec un grand succès, et comme on la croyait fort difficile, tout le monde est à mes pieds pour des portraits; mais je suis fort las de ne pas vous voir au milieu des différents plaisirs que j'ai ici, pour céder aux instances qu'on me fait; j'ai beau m'amuser, vous me manquez partout; il me semble presque que tous mes plaisirs ont besoin de vous.
«Adieu, madame la marquise, il est deux heures, je 391 meurs de sommeil, et je crois même que je vous endors par ma lettre.»
La marquise n'est pas une correspondante fidèle et elle laisse trop souvent sans réponse les charmantes épîtres de son fils, si bien que ce dernier se plaint de l'abandon dans lequel on le laisse:
«Janvier 1765.
«Vous jouez un peu le personnage de ggio muto dans notre correspondance; je dirais à quelque autre qu'elle n'en est pas moins aimable mais vous ne gagnez rien à vous faire prier; vous avez une avarice d'esprit qui n'est point pardonnable avec vos richesses. Je vois qu'il faudra bientôt que je retourne à Lunéville pour vous aider à m'écrire...
«Souvenez-vous de moi, madame, auprès de vous et auprès du Roi; dites-lui de ma part sur la nouvelle année:
De tout temps unanimement,
Sire, on vous la souhaite bonne,
Et pour répondre au compliment,
Votre Majesté nous la donne.
«Et vous, ma chère maman, comme vous valez mieux que tout ce qui m'amuse ici, pour briser tous mes liens, mandez-moi que vous êtes malade et que vous avez besoin de moi: ce sera une raison pour tout brusquer, et pour revoler à vous. Mais n'allez pas vous y prendre grossièrement, parce que je serai obligé de montrer votre lettre.»
392 L'intimité est si grande entre le jeune chevalier et le vieux philosophe, ils ont tant de plaisir à être ensemble, que Voltaire compose en l'honneur de son nouvel ami une charmante épître:
Croyez qu'un vieillard cacochyme,
Chargé de soixante et dix ans,
Doit mettre, s'il a quelque sens,
Son âme et son corps au régime.
Dieu fit la douce illusion
Pour les heureux fous du bel âge;
Pour les vieux fous, l'ambition,
Et la retraite pour le sage.
Vous me direz qu'Anacréon,
Que Chaulieu même et Saint-Aulaire,
Tiraient encore quelque chanson
De leur cervelle octogénaire:
Mais ces exemples sont trompeurs.
Et quand les derniers jours d'automne
Laissent éclore quelques fleurs,
On ne leur voit point les couleurs
Et l'éclat que le printemps donne;
Les bergères et les pasteurs
N'en forment point une couronne.
La Parque, de ses vilains doigts,
Marquait d'un sept suivi d'un trois
La tête froide et peu pensante
De Fleury qui donna des lois
A notre France languissante.
Il porta le sceptre des Rois,
Et le garda jusqu'à nonante.
Régner est un amusement
Pour un vieillard triste et pesant;
De toute autre chose incapable;
Mais vieux poète, vieil amant,
Vieux chanteur insupportable,
C'est à vous, ô jeune Boufflers,
A vous dont notre Suisse admire
Les crayons, la prose et les vers,
Et les petits contes pour rire;
C'est à vous de chanter Thémire
Et de briller dans un festin,
Animé du triple délire
Des vers, de l'amour et du vin.
Boufflers s'était bien promis, par respect et par pudeur, de ne pas écrire un seul vers aussi longtemps qu'il serait l'hôte de Voltaire; mais comment ne pas répondre à une aussi délicieuse épître! C'est une question de reconnaissance. Il renonce donc à son vœu et les dieux récompensent la pureté de ses intentions, car, «pour la première fois de sa vie, il fait quelques vers de suite sans en être mécontent».
Voici la réponse qu'il adresse au châtelain de Ferney:
Je fus, dans mon printemps, guidé par la folie,
Dupe de mes désirs et bourreau de mes sens;
Mais, s'il en était encore temps,
Je voudrais bien changer de vie.
Soyez mon directeur, donnez-moi vos avis;
Convertissez-moi, je vous prie,
Vous en avez tant pervertis!
Sur mes fautes je suis sincère,
Et j'aime presque autant les dire que les faire.
Je demande grâce aux amours:
Vingt beautés à la fois trahies,
Et toutes assez bien servies,
En beaux moments hélas! ont changé mes beaux jours.
J'aimais alors toutes les femmes;
Toujours brûlé de feux nouveaux,
Je prétendais d'Hercule égaler les travaux,
Et sans cesse auprès de ces dames
J'étais l'heureux rival de cent heureux rivaux.
Je regrette aujourd'hui mes petits madrigaux;
Je regrette les airs que j'ai faits pour mes belles;
Je regrette vingt bons chevaux
Qu'en courant par monts et par vaux
J'ai, comme moi, crevés pour elles;
Et je regrette encore plus
Les utiles moments qu'en courant j'ai perdus.
Les neuf muses ne suivent guère
Ceux qui suivent l'amour. Dans le métier galant
Le corps est bientôt vieux, l'esprit longtemps enfant.
Mon corps et mon esprit, chacun pour son affaire,
Viennent chez vous sans compliment
L'esprit pour se former, le corps pour se refaire.
Je viens dans ce château, voir mon oncle et mon père,
Jadis les chevaliers errants,
Sur terre après avoir longtemps cherché fortune,
Allaient chercher dans la lune
Un petit flacon de bon sens:
Moi je vous en demande une bouteille entière;
Car Dieu mit en dépôt chez vous
L'esprit dont il priva tous les sots de la terre
Et toute la raison qui manque à tous les fous.
Après un séjour de deux mois à Ferney, Boufflers se décida enfin à s'arracher à ce lieu de délices et à regagner la Lorraine.
De part et d'autre, le chagrin fut égal; Voltaire était désolé de voir s'éloigner ce jeune compagnon auquel il 395 s'était sincèrement attaché et dont la présence interrompait l'éternel tête-à-tête avec Mme Denis. Le chevalier était inconsolable de quitter l'homme illustre auprès duquel il eût voulu passer sa vie. Enfin on se quitta enchantés les uns des autres, en se promettant un revoir prochain et de tromper les longueurs de l'absence en s'écrivant de temps à autre.
En arrivant à Lunéville, Boufflers fut fort étonné d'apprendre que les lettres écrites au jour le jour pendant son voyage avaient été fort appréciées à la Cour de Stanislas, qu'on les avait même jugées dignes d'être envoyées à Paris, où elles n'avaient pas eu moins de succès, et que de l'avis de tous on les regardait comme des chefs-d'œuvre du style épistolaire.
Mort de Bébé.—Brouille du Roi avec le Père de Menoux.—Installation de Tressan à la Cour de Lorraine.—Les dernières années du Roi.—Sa tristesse.—Ses amusements: la chasse, la pêche, le trictrac.—Le jeu à la Cour.—Le Faro.— Les plaisanteries du Roi.—Visites de Le Kain et delà princesse Christine.—La fête du Roi.—L'Académie de Nancy.
En 1764, Stanislas eut le chagrin de voir s'éteindre sous ses yeux un des êtres les plus aimés de son entourage.
Depuis deux ans, la santé de Bébé allait en déclinant; c'est en vain que le Roi avait eu recours à la science des plus habiles médecins, c'est en vain qu'il avait tout essayé pour prolonger une existence qui lui était chère, tout avait échoué devant l'inexorable consomption.
La dernière année de sa vie, et bien qu'il n'eût que vingt-deux ans, Bébé n'était plus qu'un vieillard décrépit et à peine pouvait-on lui arracher quelques paroles. Quand il faisait très chaud, on le sortait un peu au soleil; alors il paraissait se ranimer et il essayait de faire quelques pas. Au mois de mai, il eut un rhume 397 accompagné de fièvre; il se guérit, mais il resta dans un état de véritable léthargie; son agonie fut longue, il ne mourut que le 9 juin.
Stanislas éprouva un véritable chagrin de cette fin prématurée et il voulut que l'on rendît à son nain des honneurs dignes de l'affection qu'il lui portait. Il ordonna de déposer ses restes dans l'église des minimes de Lunéville, où il fit élever à sa mémoire une petite pyramide surmontée d'une urne funéraire. Sur une plaque de cuivre on grava le portrait du défunt et au-dessous se lisait cette épitaphe:
D. O. M.
HIC JACET
NON CORPUSCULUM SEDEXTA
NICOLAI FERRI LOTHARINGI,
E VICO DE PLANE
IN SALMENSI PRINCIPATU
NATI DIE 14 NOVEMBRI ANNI 1741.
La mort de Bébé n'avait pas seulement contristé le cœur du bon Roi, elle avait vivement ému tous les savants de l'époque.
On voulut conserver, pour l'offrir en curiosité aux générations futures, le squelette de cet étrange phénomène: Rönnow [115] , le premier médecin, et Saucerotte, le chirurgien du Roi, firent d'abord l'autopsie du défunt, 398 puis ils «décharnèrent les os» et, sur l'ordre de Stanislas, envoyèrent le squelette au cabinet du Jardin du Roi . Là on fabriqua une poupée de cire superbement habillée et on l'exposa à côté du squelette, dont elle avait toutes les dimensions. Bébé était revêtu d'un long habit de soie bleu-clair passé, d'une cravate blanche, d'un jabot et de manchettes de dentelles; un long gilet gris-clair, une culotte rouge, des bas gris, des souliers gris-foncé à boucle d'argent complétaient son costume; il tenait à la main un tricorne noir. Il resta ainsi longtemps exposé à la curiosité des visiteurs [116] .
La même année 1764, le Roi eut la douleur de voir s'éloigner de lui un homme qu'il n'avait cessé de combler de ses faveurs, et auquel il était profondément attaché, le Père de Menoux.
Cependant la dévotion du monarque ne faisait qu'augmenter avec l'âge, et l'influence du jésuite aurait dû croître en proportion; mais ce dernier, grisé par le succès, avait fini par manquer de tact et par lasser la patience de son royal pénitent. Entre autres prétentions, n'avait-il pas exigé qu'on fît disparaître la naïade qui surmontait une des fontaines de la place Royale de Nancy, sous prétexte que sa nudité alarmait la pudeur des habitants! Le Roi résista aux indiscrètes sollicitations du Révérend Père; leur intimité en souffrit, et le 30 septembre 1764, le Père de Menoux se démit bruyamment 399 de ses fonctions de supérieur des missions royales de Lorraine. Stanislas, quelque chagrin qu'il en éprouvât, le laissa s'éloigner; ils ne se revirent jamais.
Si le Roi de Pologne avait perdu quelques-uns de ses plus fidèles courtisans, il avait eu la satisfaction de voir s'établir près de lui, et cette fois à titre définitif, un homme qu'il honorait d'une affection toute particulière, le comte de Tressan.
Après la paix de 1763, Tressan s'était vu privé du traitement de lieutenant général qu'il avait obtenu de M. de Belle-Isle. Sa situation pécuniaire était déjà des plus modestes; ce nouveau coup de la fortune la réduisit à un état plus que précaire. Dans l'impossibilité de soutenir son rang dans ses fonctions de gouverneur de Bitche, il demanda et obtint la dispense de résider dans son gouvernement, et il se retira avec toute sa famille à cour de Lunéville.
Stanislas, ravi d'avoir près de lui un homme qu'il aimait et dont les goûts concordaient avec les siens, accueillit avec empressement son nouvel hôte; il le logea au château, ainsi que toute sa famille, il le nomma grand maréchal du Palais et le combla de bontés.
A mesure qu'il vieillit, les sujets de tristesse ne manquent pas à Stanislas; non seulement il a vu peu à peu disparaître autour de lui tous ceux qu'il a aimés, tous ses vieux amis polonais, tous ceux qui ont été les compagnons fidèles de ses infortunes ou de sa vie heureuse, mais il assiste pour ainsi dire à sa propre 400 déchéance, et il a la douleur de se survivre à lui-même.
Il est âgé de quatre-vingt-neuf ans, mais s'il conserve les apparences extérieures de la santé, en réalité il est affligé de cruelles infirmités qui peu à peu l'ont privé de ses plus précieuses distractions. Sa vue s'affaiblit de plus en plus; il ne peut plus lire, à peine écrire. Puis il devient sourd et cette infirmité l'attriste peut-être plus que toutes les autres. Autrefois il aimait beaucoup l'exercice, mais son embonpoint à fait de tels progrès qu'il a dû renoncer à la marche à peu près complètement.
Son état moral n'est guère plus brillant que son état physique. La déception si vive qu'il a éprouvée en voyant s'évanouir son rêve insensé de remonter sur le trône de Pologne, à la mort d'Auguste III, a eu sur son esprit le plus fâcheux contre-coup. Il n'est plus que l'ombre de lui-même; il s'absorbe souvent dans de pénibles réflexions et il tombe dans un assoupissement dont on ne le tire qu'avec peine.
Son entourage a subi l'influence du maître. La cour s'est assombrie depuis deux ans et elle est devenue aussi triste, morne et désolée, qu'elle était autrefois joyeuse, animée, brillante. Les jeunes courtisans se sont éloignés, ils se sont tournés vers le soleil levant, et ils ont pris la route de Versailles. Il ne reste plus à Lunéville que quelques amis fidèles, Mme de Boufflers et ses enfants, le marquis et le chevalier, M. et Mme de Boisgelin, 401 M. de Bercheny, de Croix, Tressan, le chevalier de Listenay, Alliot, Panpan, Porquet, Solignac, etc.
Mme de Boufflers a le cœur trop haut placé pour abandonner Stanislas dans ses heures de détresse et elle s'efforce d'entourer de soins et d'affection les dernières années de son vieil ami. Mais il faut bien l'avouer, le rôle de garde-malade, de sœur de la charité ne convient ni à l'âge ni à l'humeur de la marquise, la tristesse n'est pas son fait, et elle cherche par de fréquents voyages dans la capitale à égayer une vie qui tous les jours devient plus morose et plus sombre.
Quant à Stanislas, il apprécie à leur valeur les marques d'attachement de son amie; si elle n'est pas auprès de lui aussi souvent qu'il le souhaiterait, il se dit qu'il ne faut pas demander à la vie plus qu'elle ne peut donner, à la femme encore moins, et il sait, en philosophe désabusé, faire la part de la nature et de la légèreté naturelle à celle qu'il a tant aimée et qui a répandu tant de charme et d'agrément sur la seconde moitié de sa vie.
Le grand âge de Stanislas et ses infirmités l'obligent à modifier sa vie et ses rapports avec les courtisans; aussi les rouages officiels se relâchent, le prestige du roi s'atténue, la dignité de la Cour disparaît; dans les dernières années, Stanislas n'a plus qu'une ombre d'autorité. Depuis l'entourage immédiat du monarque jusqu'au moindre valet, chacun agit un peu à sa guise et sans trop se soucier du maître.
402 Bien qu'aucun de ces changements ne lui échappe, le monarque n'a rien perdu de son enjouement et de sa douceur; il ne se plaint de rien, de personne et il supporte avec résignation l'abandon relatif dans lequel il vit. Bien souvent le pauvre vieux prince n'a d'autre compagnie que son chien Griffon, ami fidèle et sûr, qui, lui, ne le quitte jamais.
C'est seulement au moment de la nouvelle année que Lunéville retrouve son animation des anciens jours. Toute la noblesse accourt présenter au Roi ses vœux et ses souhaits, mais ce devoir accompli, tous s'empressent de retourner à leurs plaisirs ou à leurs occupations et la Cour retombe dans la tristesse.
Stanislas s'est si bien accoutumé à son isolement qu'il le regrette presque quand par hasard on vient l'en troubler. Il écrit à sa fille le 5 janvier 1765 après les brillantes et officielles réceptions du 1 er janvier:
«Me voilà délivré de la grande compagnie que la nouvelle année m'a attirée et réduit à ma solitude. J'ai tout le temps sans aucune distraction de penser à ma chère Maryczka.»
Plus que jamais en effet le Roi adore sa fille; elle est devenue l'unique objet de ses pensées, et bien que sa vue soit perdue, il s'efforce encore de lui griffonner quelques mots d'affection. Ses lettres sont presque illisibles, mais d'une tendresse vraiment touchante. Il ne l'appelle jamais que «ma bien chère petite mignonne», «mon cher cœur», «mon très cher cœur», «mon 403 incomparable Marie» [117] . Lui-même se désigne en riant sous le nom de gros papa Lala (en polonais lalka qui signifie poupon.)
Les distractions du Roi ne sont pas nombreuses et les journées s'écoulent souvent bien lentement à son gré. Il a dû successivement renoncer à tous les exercices physiques qui autrefois le charmaient, la promenade, le cheval, la chasse. La meute, et tout le service de la vénerie ont été supprimés, au grand regret des gamins de Lunéville, pour lesquels c'était fête de partir «en traque» sur les grands chariots de corvée. Quelquefois encore Stanislas se livre au plaisir de la chasse à tir, mais combien différente d'autrefois! Appuyé sur un parapet du parc, il massacre au hasard les lapins que des rabatteurs ramènent sur lui.
Il n'y a plus qu'un sport auquel le Roi puisse s'adonner aisément, c'est la pêche; malgré sa vue, ou plutôt à cause de sa vue, Stanislas y obtient des succès inattendus; aussi affectionne-t-il particulièrement ce genre de distraction. Chaque fois qu'il jette la ligne dans la Vezouge, un nageur habile, glissant entre deux eaux, va attacher un poisson à l'hameçon: «Tirez, sire, tirez vite, le poisson mord!» lui criait-on, et le prince, ravi de son habileté, s'émerveillait cependant de cette pêche miraculeuse qui ne lui faisait jamais défaut.
404 Un des grands plaisirs du Roi a toujours été de jouer au trictrac; sa passion pour ce jeu n'a fait qu'augmenter avec l'âge et l'impossibilité de trouver d'autres distractions. Tous les jours régulièrement de deux à quatre, il y a une partie établie. Mme de Boufflers, Tressan et Panpan sont les plus fidèles partners du monarque, mais ils sont souvent occupés, absents, malades; alors que faire? comment les remplacer? Les courtisans, que ce jeu ennuie, sans égard pour l'innocente manie du vieillard, imaginent mille subterfuges pour esquiver cette éternelle partie de trictrac. Stanislas, par bonté, n'ose insister, mais il éprouve un désespoir enfantin et sa journée est perdue; dans son chagrin, il en arrive à chercher des partners parmi les bourgeois de Lunéville.
Tous les jours le Roi déjeune au Bosquet entre onze heures et midi, puis il fait quelques pas dans le parc ou s'asseoit pour prendre l'air; c'est alors qu'il use de ruse pour tâcher de trouver un adversaire. Dès qu'il aperçoit un bourgeois de la ville se promenant lui aussi dans le Bosquet, il le salue le premier pour le mettre à son aise, puis commence à causer avec lui familièrement; il l'interroge sur sa famille, sur ses besoins, et quand la glace est rompue, il lui dit avec bonhomie: «Monsieur, me ferez-vous le plaisir de faire ma partie de trictrac?» [118]
405 Quand le bourgeois accepte, tout va bien, mais quand il s'excuse, en disant qu'il ne sait pas jouer: «Comment, vous ne savez pas jouer au trictrac!» s'écrie le roi. Et son accent est si désolé, que son interlocuteur s'éloigne navré. Alors le Roi cherche une nouvelle victime et il recommence son petit manège avec l'espoir d'être plus heureux. Bientôt les habitants de Lunéville, pour complaire à leur vieux maître, eurent tous appris le trictrac.
Quand Stanislas a trouvé un partner, il le ramène avec lui au château. A deux heures exactement on s'asseoit à la table de jeu, le Roi prend un cornet et jette le dé. A quatre heures précises il se lève et si la partie n'est pas terminée, il dit à son invité: «Monsieur, je compte que vous reviendrez demain pour achever cette partie». Si le joueur n'est pas de la ville, le Roi l'invite à dîner.
Pendant le jeu, deux pages se tiennent debout derrière le grand fauteuil du monarque. Stanislas prise beaucoup et il a pour habitude de placer son mouchoir sur le bras de son fauteuil; naturellement au moindre mouvement le mouchoir tombe, et les pages n'ont d'autre mission que de le ramasser et de le remettre en place [119] .
Si le roi de Pologne trouve difficilement des partners parmi ses courtisans, ce n'est pas que la passion du jeu n'existe plus à la Cour de Lorraine; elle y règne au contraire 406 plus que jamais. Mais l'honnête et innocent trictrac n'est pas ce qu'il faut pour émouvoir des âmes blasées. Heureusement on vient d'inventer un nouveau jeu de hasard, le faro, où l'on peut perdre en peu de temps beaucoup d'argent. Il fait bientôt les délices de la Cour.
Les soirées se passent comme d'habitude chez Mme de Boufflers; on cause, on fait de la musique, on joue, c'est une réunion familiale pleine d'édification. Mais dès que le monarque s'est retiré dans ses appartements particuliers, c'est-à-dire vers neuf heures, la scène change du tout au tout. La société, un instant auparavant si paisible et si calme, se précipite sur les cartes, sur les tables de jeu, et alors commence une formidable partie de faro. Mme de Boufflers se montre la plus ardente, la plus acharnée, et elle perd sans sourciller des sommes considérables.
Bientôt la passion pour le faro devient générale: des salons elle gagne l'antichambre et descend même jusqu'aux cuisines. Ce n'est pas tout encore. Peu à peu on voit les laquais, les marmitons eux-mêmes pénétrer timidement dans les appartements de réception, assister à la partie, bientôt même y prendre part; on les voit debout, jeter leurs écus par-dessus la tête des personnages de la Cour et suivre avec anxiété les péripéties du jeu. Ces scènes indécentes et scandaleuses se prolongent souvent jusqu'à l'aube.
Pendant ce temps Stanislas, plein de confiance, repose du sommeil de l'innocence.
407 Le trictrac, la chasse, et la pêche ne sont pas les seules distractions du vieux Roi; il en a une autre moins inoffensive: celle de se donner des indigestions, qui parfois manquent de l'emporter. Il a toujours été un grand mangeur et il adore les plaisirs de la table; il a en particulier une passion désordonnée pour le melon, et pour la satisfaire il a fait établir à Lunéville une melonnière modèle, de façon à avoir des fruits toute l'année; il entretient à grands frais «des jardiniers melonniers», spécialement affectés à la culture de ce précieux cucurbitacé.
En dépit d'indispositions fréquentes et souvent dangereuses, le Roi mangeait très gloutonnement, et ses médecins étaient impuissants à modifier sa manière de faire. Il avait conservé des habitudes grossières de sa jeunesse la coutume de manger avec ses doigts. Un jour, Mme de Boufflers assistait au repas du monarque, et elle tenait sur ses genoux le jeune Conigliano qu'elle affectionnait particulièrement; tout à coup l'enfant se penche à l'oreille de l'aimable marquise et lui dit à voix basse: «Le Roi mange comme un cochon.»
Stanislas, s'apercevant du colloque, interroge Mme de Boufflers: «Que dit le petit Cogliano? [120] » Après un moment d'hésitation, la marquise répond hardiment: «Sire, il dit que vous mangez comme un cochon», et 408 elle éclate de rire. Le Roi, toujours bonhomme, en fait autant ainsi que toute l'assistance.
Malgré le peu de délicatesse de ses manières lorsqu'il était à table, Stanislas, se conformant aux usages de la Cour de Versailles, et confiant dans le respect qu'inspirait la majesté royale, ne craignait pas de manger souvent en public et de se donner en spectacle à ses fidèles sujets.
Pendant un de ces dîners d'apparat, il arriva un jour une assez plaisante aventure. Dans la foule qui entourait la table du Roi se trouvait une jeune et fraîche villageoise que le hasard avait placée auprès d'un vénérable franciscain. Tous deux, émerveillés du spectacle, s'absorbaient dans la contemplation du monarque. Une des femmes de Mme de Boufflers, jeune et fort étourdie, remarqua le couple et par espièglerie, quelque diable aussi la poussant, elle attacha, sans se faire remarquer, par une forte épingle, la jupe de la paysanne à la robe du capucin. La jeune fille, au bout d'un moment, fait un mouvement et sent qu'on la retient; elle insiste, on la retient encore. Elle se trouble, rougit, et sentant bien que l'obstacle vient du côté du moine, elle balbutie: «Mon père... mon père... mais laissez-moi, je vous prie.» Le moine la regarde avec stupéfaction, puis, voulant s'éloigner à son tour, il se sent retenu de façon invincible. Il toise d'un air courroucé la paysanne, mais il n'en est pas plus avancé. Enfin tous deux indignés s'éloignent brusquement et l'on voit, à 409 la grande joie de toute la Cour, qu'un lien invisible les retient l'un à l'autre.
S'apercevant de l'émoi général et des rires des assistants, Stanislas demande la raison de cette gaîté hors de saison. On est obligé de lui tout avouer. Très mécontent de l'inconvenante plaisanterie dont un ministre de la religion a été l'objet en sa présence, le Roi veut connaître l'auteur du méfait, on accuse les pages, on soupçonne les assistants; enfin Mme de Boufflers apprend le lendemain que la coupable est une de ses femmes; elle la fait appeler, l'accable de reproches et la chasse. Marguerite, c'était le nom de la femme, court se jeter aux pieds du Roi et demande grâce en sanglotant: «Quoi! s'écrie le Roi, c'est toi! Ne reparais jamais au château.»—«Non, non, dit la pauvre fille avec à-propos, j'aimerais mieux mourir que de vous quitter.» A ces mots le Roi s'attendrit, et se met à pleurer tout comme Marguerite: «Eh bien, reste donc, dit-il, mais au moins n'y reviens plus [121] .»
Tressan était bien souvent le compagnon du Roi; son esprit mordant amusait le monarque qui du reste ne se faisait aucune illusion sur le caractère agressif de son grand maréchal; il disait un jour de lui: «Je vais lui arracher quelque mauvaise plaisanterie ou quelque bonne méchanceté.» Il était si bien accoutumé à sa société qu'il ne lui laissait guère un instant de liberté. 410 «Où est Tressan?» était l'invariable refrain du Roi dès qu'il se trouvait seul; il n'avait de cesse qu'on ne l'eût retrouvé et qu'on ne le lui eût amené; alors il ne le lâchait plus et l'infortuné devait tenir compagnie au monarque jusqu'à l'heure du coucher.
Quand Tressan avait la goutte, ce qui arrivait assez fréquemment, Stanislas se faisait porter auprès de son lit: «Plains-toi, mon ami, lui disait-il, jure, crie, gronde à ton aise.» Le patient profitait de la permission et tous deux se livraient à d'interminables conversations, entrecoupées des plaintes, des gémissements, et des malédictions du malade.
Stanislas n'avait rien perdu de son goût pour la plaisanterie, et chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, il s'empressait d'y donner cours. La majesté des cérémonies religieuses n'était même pas pour lui un obstacle.
Deux exemples entre cent donneront l'idée des facéties dont le vieux prince était coutumier.
En 1764, pendant la semaine sainte, le Roi, suivant la coutume, «fait la cène» et lave les pieds à treize pauvres de la ville. Le dernier était un faible d'esprit nommé Lami; quand ils furent tous placés à table, Sa Majesté prit de la soupe dans une cuillère et la présenta à Lami, qui, alléché, ouvrit aussitôt une bouche immense, mais le Roi, au lieu de le faire manger, absorba lui-même le contenu de la cuillère, en riant bruyamment de sa plaisanterie et de la figure déconfite du pauvre diable.
411 La familiarité de Stanislas avec le grand maréchal était extrême et ce dernier était souvent victime de l'humeur joviale de son maître. Le 18 mai 1764, jour de la Saint-Félix, le Roi voulut aller entendre la messe aux Capucins. On fit venir des chaises à porteurs. Tressan soutenait le Roi en descendant le perron de la cour. Dès qu'il fut arrivé devant sa chaise, Stanislas dit à son compagnon: «Monte, mets-toi dans cette chaise, tu iras le premier aux Capucins.» Tressan obéit et s'installe confortablement. Mais aussitôt, le Roi crie aux porteurs: «Arrêtez! arrêtez!» et il monte à son tour en s'asseyant sur les genoux de Tressan consterné. Les courtisans éclatent de rire en voyant la mine piteuse du grand maréchal. Seuls les porteurs ne rient pas et après s'être consultés du regard déclarent qu'il leur est impossible de soulever un poids aussi considérable: «Qu'on prenne des valets de pied!» s'écrie Stanislas, qui ne veut pas démordre de son idée. Après plusieurs essais infructueux, douze valets de pied joints aux porteurs finissent par enlever la chaise et l'on part pour les Capucins, où l'on arrive sans encombre, le Roi toujours ravi et Tressan demi-pâmé.
Tout le monde entend la messe pieusement, mais à la bénédiction, Tressan, qui craint que le Roi, mis en goût, ne s'avise de revenir dans le même équipage, s'esquive prudemment, et il est impossible de le retrouver de la journée.
Stanislas n'est pas seul à avoir l'esprit tourné à la 412 plaisanterie. Le jeune chevalier de Boufflers se montre volontiers le rival du Roi dans cet ordre d'idées et il n'est sorte de facéties qu'il n'imagine dans ses jours de gaieté. Ses plaisanteries ne sont pas toujours du meilleur goût ni sans porter quelquefois atteinte à la majesté royale, mais Stanislas est plein d'indulgence pour ce jeune homme dont l'entrain et la verve l'amusent en dépit de tout.
On sait que le frère du chevalier, le marquis de Boufflers, était capitaine des gardes du corps. En 1765 le chevalier n'imagine-t-il pas de rédiger au nom de Stanislas, pour le duc de Choiseul, une note des plus plaisantes où il énumère toutes les raisons qui doivent décider le ministre à lui donner la survivance de son frère.
«Le Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, convaincu de l'incapacité du marquis de Boufflers, a résolu de confier la compagnie de ses gardes à un officier digne de ce poste important; il a jetté les yeux sur le chevalier de Boufflers, dont l'expérience, la gravité, la sagesse et surtout l'assiduité lui sont connues, pour lui donner la survivance de son frère.
«Sa Majesté prie M. le duc de Choiseul d'obtenir en conséquence au chevalier de Boufflers un brevet de colonel, afin de perpétuer l'heureux accord, qui a toujours existé entre le service de Lorraine et le service de France.
«On sera peut-être étonné que le Roi de Pologne, à 413 son âge, nomme un survivant à un officier de vingt-neuf ans. On répond que le besoin que ses gardes ont d'un chef fait passer sur toutes les objections. D'ailleurs l'embonpoint de Sa Majesté Polonoise et la maigreur du marquis de Boufflers compensent assez la différence d'âge. On pourroit trouver encore une autre compensation dans les vœux que la France et la Lorraine font pour la vie du Roi de Pologne, et ceux que toutes les troupes font pour la mort du marquis de Boufflers.
«Le chevalier de Boufflers a fait la guerre comme volontaire pendant quatre mois; il a extrêmement fatigué le prince Ferdinand, toute la dernière campagne [122] ; c'est un sujet propre à rétablir dans les troupes cette gaieté françoise que le marquis de Boufflers attriste par sa sévérité, et cet ancien esprit de la nation, auquel le marquis de Boufflers a porté tant d'atteintes. Il aime la table, le jeu, les femmes et les chevaux; il ne cesse de boire à la santé de M. le duc de Choiseul et de le bénir dans toutes ses chansons.»
Cette singulière apologie du chevalier par lui-même amusa beaucoup le Roi.
Boufflers, toute plaisanterie à part, se jugeait volontiers très supérieur à son aîné: c'est lui qui disait ce mot charmant qu'il s'appliquait naturellement: «Les aînés sont le coup d'essai de la nature, les cadets en sont le chef-d'œuvre.»
414 Les relations entre Stanislas et le chevalier étaient des plus cordiales et affectueuses et ils discutaient souvent ensemble. Un jour où ils avaient longuement parlé du bonheur, Boufflers écrivait au Roi cette jolie lettre:
«Sire,
«Je viens d'être heureux un moment en prenant de Votre Majesté une leçon de bonheur. Il n'appartient à personne d'en parler aussi bien que vous, Sire, parce que personne ne fait autant d'heureux et qu'il est naturel de bien raisonner sur son métier. Votre Majesté nomme trois sources de bonheur, l'amour-propre, la raison et l'instinct, et elle fait penser à une quatrième plus sûre encore, plus abondante que les trois premières, c'est à un bon Roi [123] .»
Au mois d'avril 1764 eut lieu une éclipse de soleil dont l'annonce seule amena une profonde perturbation dans toute la Lorraine. Les bruits les plus absurdes circulaient et trouvaient d'autant plus de créance qu'ils étaient moins fondés. On annonçait les pires catastrophes, que les puits allaient tarir, que l'obscurité serait complète, qu'on ne pourrait sortir sans risque de la vie, enfin «des mauvais plaisants ou des méchants» avaient fait afficher sur les murs de Nancy et de Lunéville cette annonce effrayante:
AVIS AU PUBLIC
«Le public est averti que la nuit du jour qui suivra immédiatement l'éclipse du 1 er avril, il y aura un tremblement de terre très considérable, et le même que celui qui arriva à la mort de N. S. J. C. Voilà ce qu'une étude continuelle et des recherches très exactes sur le cours de la nature nous a fait découvrir, seulement depuis dix à douze jours. Depuis ce temps nous parcourons les villes du royaume pour en donner avis, et étant passés à Nancy fort tard, nous avons cru que le meilleur parti était de faire à la hâte quelques petites affiches pour instruire le public de cet événement, en l'avertissant de se tenir sur ses gardes cette nuit, et le plus qu'il sera possible hors des maisons, surtout de celles qui seront placées au midi.»
Toute la ville était affolée; les habitants avaient fait des provisions d'eau et de victuailles comme pour soutenir un siège. On se serait cru au 1 er mai de nos jours.
La Cour, sans partager l'effroi de la population, avait fini par subir l'influence ambiante et l'on n'y était qu'à moitié rassuré.
Elle fut pourtant bien innocente, cette éclipse qui bouleversait si profondément la Lorraine. Elle commença le 1 er avril, «vers neuf et demie du côté de l'ouest. Avant onze heures elle était dans son milieu, le bas ou 416 midi du soleil formait un C de ce qui restait du disque.» Le ciel était un peu couvert, il y avait un demi-jour et de la fraîcheur.
Le soir, tous les habitants couchèrent dehors par crainte du tremblement de terre, mais dès que le jour parut ils témoignèrent par mille folies leur joie d'avoir échappé à un si grand danger.
Au cours de l'année 1765, Stanislas eut la satisfaction de recevoir plusieurs visites fort agréables. D'abord la duchesse de Gramont; ensuite Lekain, l'illustre tragédien, vint faire un séjour à Lunéville: il daigna, à la demande du Roi, paraître sur la scène; il joua d'abord le rôle de Zamore dans Alzire ; puis, flatté du succès obtenu et des félicitations enthousiastes de Stanislas, il parut successivement dans Rhadamiste , le duc de Foix , Iphigénie en Tauride , Mithridate , etc.
Mme de Boufflers, qui n'aimait pas Lekain, refusa de se déranger et elle resta à la Malgrange, où elle était installée.
Peu de temps après le départ du comédien, Stanislas vit arriver la princesse Christine, cette bonne abbesse de Remiremont qui, l'année précédente, avait fait un si méchant accueil au brillant chevalier de Boufflers. Bien que la princesse ne fût pas toujours des plus aimables, Stanislas l'accueillait cependant avec plaisir; ses visites apportaient une précieuse diversion à la monotonie de la vie.
La future abbesse était venue pour assister à la fête du 417 Roi, et ce dernier, charmé d'une si délicate attention, écrivait à Marie Leczinska:
«9 mai 1765.
«Mon très cher cœur, votre chère lettre est un beau bouquet pour ma fête, que j'ai planté au fond de mon cœur pour qu'il ne se fane jamais. J'ai fait aujourd'hui parodie à Marly: je viens de dîner à Chanteheu. La plus belle pièce de mon cabinet est Mme la princesse Christine, qui me tient compagnie et qui en fait le plus bel ornement. Il faut s'étourdir en jouissant du beau temps qu'il fait, pour ne pas songer à tout ce qui fait de la peine.»
Marie Leczinska, la princesse Christine et Mme de Boufflers n'étaient pas seules à fêter l'anniversaire de Stanislas.
A Nancy, on avait l'habitude de faire un feu de joie sur la place du marché de la ville neuve, mais les maisons qui entouraient la place étaient toutes en bois et leurs propriétaires redoutaient toujours avec raison de voir leurs immeubles contribuer, plus qu'ils ne l'auraient désiré, à l'éclat des réjouissances publiques. En 1765, on décida de supprimer cette dangereuse illumination et de la remplacer par un feu d'artifice sur la place Royale. Une décoration de boiserie peinte ornait les quatre faces du piédestal de la statue de Louis XV, des transparents en bleu clair laissaient voir à jour les chiffres du Roi de Pologne et ces mots: Vive Stanislas le bienfaisant!
418 A neuf heures du soir, une foule immense garnissait la place; toutes les croisées étaient remplies du plus beau monde. On fit faire un grand cercle à environ vingt-cinq pas de distance de la grille et on fit partir successivement les artifices des quatre faces aux acclamations du peuple, «qui criait vive le Roi! de très bon cœur.»
Un des derniers plaisirs de Stanislas, et non des moindres, est de s'occuper de son Académie; il en parle souvent avec Tressan et Solignac et il recherche avec eux tout ce qui peut rehausser l'éclat et augmenter la réputation de cette fondation, qu'il regarde comme une des plus utiles de son règne. En dépit de son âge et de ses tristesses, le bon Roi n'a pas renoncé aux succès littéraires et il cherche encore à obtenir les suffrages de ses confrères; mais pour ne pas les influencer et être bien sûr de la sincérité de leur appréciation, c'est toujours sous le voile de l'anonymat qu'il se présente à leurs suffrages, anonymat si transparent que personne n'en est la dupe, sauf le Roi lui-même.
Au mois de mai 1765, Solignac vient mystérieusement apporter au président de l'Académie, M. du Rouvrois, un opuscule qui a pour titre: Recueil de diverses matières ; c'est, dit-il, l'œuvre d'un jeune homme qui donne des espérances et qui, avant de se lancer dans la carrière littéraire, désire savoir de la bouche même des meilleurs juges s'il doit poursuivre sa voie ou s'arrêter.
L'Académie se réunit le 29 mai pour juger le travail 419 qu'on lui présentait, et comme personne n'ignorait que le bon jeune homme était âgé de quatre-vingt-huit ans, l'assistance fut à peu près au complet.
L'ouvrage étant anonyme, l'Académie crut pouvoir ne rien ménager, et elle n'hésita pas à le couvrir des louanges les plus hyperboliques.
Elle déclare sans ambages au jeune homme qui sollicite si modestement son avis que «son coup d'essai est un coup de maître, qu'il a atteint à la perfection, qu'il mérite d'être couronné, qu'il écrit en chrétien éclairé et soumis, en savant philosophe, en excellent politique, que sa morale est divine, sa philosophie saine, sa politique humaine et bienfaisante, son style précis et pur, ses pensées solides et sublimes, ses comparaisons justes et brillantes, etc., etc.»
Si le Roi n'était pas satisfait, il était vraiment bien difficile; mais il fut ravi, d'autant plus ravi qu'ayant conservé l'incognito, il pouvait être bien convaincu que les louanges qu'on lui prodiguait étaient sincères et spontanées.
Un membre de l'Académie crut même devoir publier une pièce de vers à ce sujet:
Encore un coup, messieurs, tout beau!
Ce qu'on nous donne pour esquisse
Me paraît un fort grand tableau;
Ne tombons point dans le panneau:
Dans l'art l'auteur n'est point novice.
Un apprenti sur ce pied-là
En saurait donc plus que les maîtres.
Séjour de Marie Leczinska à Commercy.—Mort du Dauphin.—Chagrin de Stanislas.—Cérémonie funèbre à la Primatiale de Nancy.—Accident arrivé à Stanislas.—Ses souffrances.—Sa mort.—M. de la Galaizière s'empare des deux duchés au nom de la France.—Testament du Roi.
Les seuls plaisirs véritables que goûta Stanislas pendant les années assombries de sa vieillesse étaient les courts séjours qu'il pouvait encore faire à Versailles auprès de sa chère Maryczka, auprès de celle qui était devenue l'unique joie de sa vie. Rien ne pouvait le faire renoncer à ces voyages, et pour revoir sa fille, il affrontait gaîment aussi bien les fatigues de la route que les intempéries des saisons.
Au mois de juillet 1765, le Roi voulut, comme à l'ordinaire, faire ses préparatifs de départ, mais il était si vieux, si cassé, si fatigué qu'on craignit qu'il ne pût arriver au terme du voyage et on l'écrivit à Marie Leczinska. La Reine, très émue, s'empressa de détourner son père d'un projet qui pouvait lui être si dangereux, mais pour le consoler elle lui annonça qu'elle viendrait elle-même à Commercy et qu'elle passerait trois semaines auprès de lui.
421 Fidèle à sa promesse, la Reine partit de Compiègne le 17 août et elle arriva à Commercy le 19 au soir. On peut supposer la joie du vieux monarque en revoyant sa fille bien-aimée; cette réunion fut pour tous deux un enchantement de tous les instants; on aurait dit qu'un pressentiment les avertissait qu'il ne se reverraient plus en ce monde.
Marie Leczinska est si heureuse qu'elle trouve tout charmant, délicieux; elle ne cesse de répéter que Commercy est un «palais enchanté». Stanislas, ravi de son admiration, lui montre avec un orgueil enfantin toutes les merveilles dont il est l'auteur; il la promène dans ces jardins magnifiques qui s'étendent à perte de vue devant le château et qu'il fait entretenir avec tant de soin; il lui fait admirer les étangs, les cascades, le pont d'eau avec ses colonnes lumineuses, le kiosque, le château d'eau avec sa vue unique au monde, etc.
Le monarque, en l'honneur de sa fille, veut faire chanter les merveilles de ce riant séjour et c'est à Panpan qu'il s'adresse, à Panpan qui est devenu le poète attitré de la cour.
Le lecteur du roi se met à l'œuvre, mais hélas! l'inspiration lui manque et il accouche de ce pénible poème, dont les flatteries ne dissimulent pas la pauvreté:
Après mille détours dans ces plaines fertiles,
Sous les yeux de son Roi, la Meuse s'applaudit
De prêter ses ondes dociles
Aux loix que le goût leur prescrit.
C'est peu de porter jusqu'aux nuës
Par d'innombrables jets ses flots ambitieux;
Ici, dans les airs suspendues
En nappe ses eaux étendues
Tempèrent du soleil l'éclat trop radieux.
Là, leur cristal à l'œil paraît être solide
Et de son élément n'avoir que la fraîcheur:
Rival hardi du marbre, en colonne fluide
Il semble soutenir un palais enchanteur.
Et quel est donc le dieu qui produit ces miracles?
C'est un sage adoré, c'est le meilleur des Rois.
Les plus magnifiques spectacles
S'empressent d'éclore à sa voix,
La nature à ses vœux semble s'être asservie,
Il est par son vaste génie
Au-dessus de l'humanité;
Le Bien qu'il fait à la Patrie
Le rapproche encor plus de la Divinité.
Par les plus chaudes journées, toute la Cour se rend à la Fontaine Royale; là, sous les épais ombrages, auprès des eaux jaillissantes, le Roi et sa fille passent de longues heures à causer du passé et de leur mutuelle tendresse; de l'avenir il n'est jamais question, car tous deux le redoutent également. Vers cinq heures, on sert dans le pavillon une magnifique collation à laquelle sont conviés tous les courtisans.
C'est encore l'heureux Panpan qui est chargé de célébrer pour la postérité les charmes de la Fontaine Royale:
Dans ces palais de superbe structure,
Je vis hier le triomphe des arts.
Dans ces lieux, aujourd'huy, je vois de toutes parts
Le triomphe de la nature.
Ces chênes, que le temps a courbés en berceau,
Aux feux brûlants du jour opposent leurs ombrages.
Voyez sous leurs épais feuillages
Couler en murmurant ce limpide ruisseau;
A peine a-t-on aidé la pente qui l'entraîne
Un flot à l'autre flot s'enchaîne,
En suivant seulement le penchant du coteau.
Des grottes de ces bois les timides naïades
Après avoir erré de canal en canal,
Par d'imperceptibles cascades,
Ouvrent un lit plus vaste à leurs flots de cristal.
Un essaim d'habitants peuple ces eaux tranquilles,
Et joue en sûreté sous leur nappe d'argent;
Sur tout être qui vit l'humanité s'étend;
Le filet respecta leurs paisibles asiles.
Sur leurs bords tapissés d'un gazon toujours frais
S'élève l'humble toit d'un champêtre palais,
Où règnent à l'abri du tumulte des villes,
Même au sein de la cour, l'innocence et la paix.
C'est dans ces beaux lieux où nous sommes
Que le plus illustre des Rois,
Déposant sa grandeur, veut n'être quelquefois
Que le plus aimable des hommes.
Stanislas, pour distraire sa fille et la détourner de trop sombres pensées, donna des fêtes, des réjouissances; il fit à plusieurs reprises illuminer les jardins, le canal, le pont d'eau et tirer devant le château des feux d'artifice merveilleux.
C'est pendant ce séjour qu'on apprit la mort inopinée de l'empereur François, survenue à Inspruck le 18 août. Les Lorrains, qui étaient toujours restés fidèles au souvenir 424 de leur ancienne dynastie, témoignèrent une profonde douleur. Une foule extraordinaire accourut de la campagne pour assister aux services célébrés à Lunéville et à Nancy en mémoire du fils de Léopold. Ces marques d'attachement montraient à Stanislas qu'en dépit de ses bienfaits il n'avait pu faire oublier à ses sujets leurs anciens souverains, et il en fut péniblement affecté.
Le séjour de la Reine dura trois semaines. Les dernières journées furent attristées par la perspective de la séparation prochaine. Enfin l'heure fatale arriva. Stanislas, désolé, voulut accompagner sa fille jusqu'à Saint-Aubin. Tous deux étaient si vivement émus qu'ils ne pouvaient parler, ils se tenaient étroitement serrés l'un contre l'autre et versaient d'abondantes larmes. La Reine monta en sanglotant dans son carrosse, et elle prit la route de Versailles.
Quand le moment fut venu de retourner à Lunéville, Stanislas ne cessait d'exprimer les regrets qu'il éprouvait de quitter son cher Commercy «qu'il aimait tant». Le jour du départ il était à ce point troublé qu'il embrassa la concierge du château avant de monter en carrosse.
Le départ de sa fille chérie n'était pas la seule douleur qui oppressât le cœur du bon Roi.
La santé du Dauphin donnait depuis quelques mois des inquiétudes et il en avait été souvent question dans les longs entretiens entre le père et la fille. Bien que les nouvelles de Versailles fussent de nature plutôt 425 rassurante, Stanislas ne pouvait se défendre d'une vague appréhension et il parlait de son petit-fils avec une angoisse qu'il ne savait dissimuler. Pendant les mois d'octobre et de novembre, la santé du prince devint de nouveau précaire et on attendait anxieusement les courriers de Versailles.
A la fin de novembre, une fâcheuse nouvelle vint attrister la Cour. On apprit la mort du vieux marquis du Châtelet; le grand chambellan venait de succomber chez son frère, au château de Loisey, à l'âge de soixante-dix ans. Stanislas fut vivement affecté de la perte de ce bon serviteur qui, depuis tant d'années, avait été intimement lié à sa vie et dont la présence lui rappelait les jours heureux des années 1748 et 1749. Fidèle à son souvenir, il désigna aussitôt son fils pour le remplacer.
Au commencement de décembre, l'état de santé du Dauphin devint d'une gravité extrême; le Roi de Pologne était dans la désolation; pas une lettre où il ne parle de son petit-fils avec angoisse, où il ne dise les vœux ardents qu'il forme pour son rétablissement. Non seulement il priait lui-même pour l'auguste malade, mais il ordonna des prières publiques dans toutes les églises de la Lorraine.
Le 19 décembre, le chevalier de Boufflers arriva de Fontainebleau; il apportait de désastreuses nouvelles; le prince déclinait de jour en jour, d'heure en heure; une issue fatale paraissait prochaine.
426 Ces sinistres prévisions n'étaient que trop justifiées; le Dauphin s'éteignit le 20 décembre.
La nouvelle ne parvint à Lunéville que le 23; elle fut apportée par un courrier qui se rendait à Dresde, porteur du triste message. Stanislas fut consterné; en dépit de toute espérance, il espérait encore; il avait tant prié qu'il comptait fermement sur un miracle de la Providence. Il ne pouvait admettre que la mort inexorable frappât aveuglément un homme en pleine jeunesse, l'unique espoir d'une antique monarchie, alors qu'elle épargnait un vieillard chargé d'ans, infirme et inutile à tous.
La douleur du Roi fut immense; il avait reporté sur son petit-fils toutes ses affections, tous ses rêves d'avenir; il resta inconsolable. Il s'enferma dans ses appartements privés et pendant plusieurs jours ne voulut voir personne que Mme de Boufflers: «Hélas! s'écriait-il dans sa douleur, j'ai perdu deux fois la couronne et je n'en ai pas été ébranlé; la mort de mon cher Dauphin m'anéantit.»
Quant à Marie Leczinska, dans sa désolation elle écrivait à son père:
«Je vis encore après mon malheur affreux... Je pleure un saint... Dieu est ma seule consolation...
«Je pleure un fils et un ami, le malheur de l'État... Il n'y a que le bonheur dont jouit mon fils par la miséricorde de Dieu qui me console....»
Stanislas voulut qu'un service solennel fût célébré à 427 la mémoire du malheureux prince, à l'église primatiale de Nancy, et il en fixa la date au 3 février. Il chargea un jésuite, le père Coster, de composer l'oraison funèbre. Le père, en bon courtisan, s'étendait avec complaisance dans son discours sur les vertus et les mérites de Stanislas lui-même. Quand on soumit au Roi le projet et qu'il entendit son éloge, il s'écria: «Il faut que le Révérend Père supprime ce passage, dites-lui de le garder pour ma propre oraison funèbre.»
Stanislas avait choisi la date du 3 février parce que lui-même devait se trouver à ce moment à la Malgrange, ayant pour habitude de faire ses dévotions à Bon-Secours cinq fois par an, aux grandes fêtes de la Vierge; or, cette année, la Purification se trouvait le 2 février.
Le roi quitta Lunéville avec Mme de Boufflers le 1 er février, par un froid rigoureux; en passant il s'arrêta à Bon-Secours pour y prier; mais au lieu de se placer, comme à son ordinaire, dans sa tribune au-dessus de la sacristie, il s'agenouilla dans le chœur, sur le caveau même où reposaient les restes de la reine Opalinska et de la duchesse Ossolinska. En sortant, il dit à la marquise: «Savez-vous ce qui m'a si longtemps retenu dans l'église? Je pensais que dans très peu de temps, je serai trois pieds plus bas que je n'étais.»
Stanislas était du reste hanté d'idées lugubres et la pensée de la mort prochaine le poursuivait sans cesse. On prétend même qu'il eut un étrange pressentiment. Il faisait un jour remarquer à ses courtisans combien 428 de têtes couronnées avaient été frappées par la mort depuis peu de temps, tandis que lui, le plus âgé de tous les souverains du monde, avait été épargné. Il racontait tous les périls auxquels il avait été exposé, au cours de son aventureuse existence, et dont il avait été miraculeusement préservé; il y en avait de tous les genres, sauf un seul, le feu: «Il ne me manquerait plus, dit-il, que d'être brûlé pour être passé par tous les dangers.»
La Providence lui réservait cette nouvelle et dernière épreuve, qui allait lui être fatale.
Le 2 février, Stanislas se rendit à Bon-Secours pour y communier.
Le lendemain 3 eut lieu la cérémonie à la Primatiale, mais le prince, redoutant de pénibles froissements, préféra ne pas y assister, et il resta à la Malgrange. Son fauteuil seul fut placé dans l'église. L'absence du souverain fut heureuse, car il se produisit parmi les assistants des rivalités de préséance qui faillirent dégénérer en scandale.
Le cardinal de Choiseul, qui officiait, exigea que le Père Coster, en prononçant l'oraison funèbre, lui adressât la parole; sinon il menaçait de remonter à l'autel et de continuer la cérémonie. D'autre part, la Cour Souveraine déclara que si l'orateur ne s'adressait pas directement à elle, il serait immédiatement décrété. Un incident imprévu trancha la difficulté. La Cour s'étant présentée accompagnée de la maréchaussée, les 429 gardes du corps qui étaient de service aux portes de l'église refusèrent de laisser pénétrer l'escorte des magistrats. La Cour, offensée, se retira purement et simplement et ses stalles restèrent vides.
Le 4 février, dans l'après-midi, le prince repart pour Lunéville et le soir même il reçoit à sa table la fille de Robert Walpole, lady Mary Churchill, et son mari. Mme de Boufflers l'aide à faire les honneurs. Le Roi fait accueil à ses hôtes, est aimable et gai à son habitude; il paraît jouir de toutes ses facultés.
Le 5 février, Stanislas se lève, comme à son ordinaire, à six heures et demie. Un de ses valets de chambre, Montauban, l'habille; le prince revêt une camisole de satin doublée de molleton, une veste en soie des Indes fort mince et à boutons, enfin une robe de chambre de la même étoffe que la veste et rembourrée de ouate de coton, présent de sa fille. Dès qu'il est habillé, Montauban se retire; le prince s'assied dans son fauteuil près du feu et se met à fumer sa pipe. Au bout d'une demi-heure, il veut poser sa pipe sur la cheminée, mais il y voit à peine; il s'approche trop près du feu et le bas de sa robe de chambre est attiré par la flamme; elle se met à se consumer lentement, sans qu'il s'en aperçoive. Tout à coup, il se voit environné de flammes. Il appelle, il crie, il «hurle», personne ne vient. Par une fatalité inexplicable, Montauban s'est éloigné un instant et le garde du corps de service également. Pendant ce temps le malheureux prince impotent se trouve dans l'impossibilité 430 de se débarrasser du vêtement qui le dévore; dans ses efforts, il est tombé près de la cheminée et ne peut plus se relever. Enfin ses cris sont entendus d'une vieille femme de charge occupée à laver des carreaux à l'étage supérieur. On accourt et on parvient à se rendre maître du feu en roulant le Roi dans une couverture. Mais le prince avait de graves brûlures au bras, au ventre, et même à la figure. La coiffe de son bonnet de nuit avait été brûlée jusqu'au ruban qui l'attachait.
On se fit d'abord de grandes illusions sur l'état du monarque. Lui-même avait conservé toute sa présence d'esprit et il ne cessait de plaisanter sur son accident. Pendant qu'on lui prodiguait les premiers soins, il disait à la vieille femme de charge accourue la première à son secours et qui avait été elle-même légèrement brûlée: «Qui eût dit qu'à nos âges nous brûlerions des mêmes feux!» Il faisait écrire à sa fille Marie Leczinska en lui annonçant son accident: «Vous m'avez recommandé de me préserver du froid: c'était contre le chaud que vous auriez dû me dire de prendre mes précautions.»
Mme de Boufflers, prévenue en hâte, était accourue une des premières au chevet du Roi; son émoi était extrême et sa douleur profonde, et elle ne parvenait pas à les dissimuler. Stanislas, au contraire, très maître de lui, ne songeait qu'à la consoler et à la rassurer. Malgré les douleurs qu'il éprouvait, le digne prince avait conservé toute sa douceur et ses façons aimables. Il montrait tant de fermeté que, le jour même de l'accident, 431 le Père Élisée, qui prêchait l'Avent, ne craignit pas de lui lire dans sa chambre un sermon sur la mort.
Le lendemain, Stanislas apprit la mort de son ancien favori le Père de Menoux, qui avait succombé la veille à Nancy. Cet événement, qui autrefois l'eût affecté profondément, le laissa presque indifférent; il n'avait jamais revu le jésuite depuis leur brouille, en 1764.
L'émoi fut grand en Lorraine quand on connut l'accident. De toutes parts les paysans accouraient à Lunéville pour avoir des nouvelles. Les auberges ne suffisaient plus pour les abriter et ces malheureux mangeaient dans les avenues du parc. Le Roi, informé de ce qui se passait, dicta ce billet pour son intendant:
«Je suis touché, mon cher Alliot, de l'état de détresse où j'apprends que sont les pauvres gens qui viennent tous les jours de fort loin pour savoir de mes nouvelles et qui ne trouvent pas même à se reposer dans la ville. Pourquoi ne m'en avez-vous rien dit? Prenez donc des mesures pour leur faire distribuer du pain et même du vin, parce qu'il fait bien froid. Que l'on donne aux plus pauvres l'argent nécessaire pour gagner leur pays. Tâchez aussi de leur faire entendre qu'ils ne doivent pas tant s'alarmer [124] .»
Les habitants de Lunéville, exaspérés contre le valet de chambre dont l'absence avait causé tout le mal, lui appliquèrent le sobriquet de rôtisseur du roi , et le malheureux, 432 désespéré, mourut de chagrin peu de temps après.
Durival, qui tenait son frère au courant de tous les incidents importants de la Cour, lui donne presque jour par jour le bulletin de la santé morale et physique du Roi. Personne n'est plus véridique et mieux renseigné:
6 février.—«Le Roi seul n'a point été effrayé de son accident; il ne tarit pas en bons mots sur son aventure, sa gaieté n'a fait qu'augmenter. Il garde la chambre et on y fait sa partie.»
7.—«Le Roi continue à bien se porter, et à plaisanter d'une aventure qui fait encore frémir, quand on pense qu'il pouvait périr en une minute.»
11.—«J'ai vu le Roi dans sa chambre. Il a le bras gauche enveloppé. Les croûtes du visage commencent à se fermer. Il est sans inquiétude, sans fièvre et dort bien. Ce que j'ai appris de son accident par ceux qui s'y sont trouvés le rend encore plus effrayant. La guérison sera longue.»
Cependant des symptômes alarmants ne tardèrent pas à se manifester; la fièvre se déclara, les plaies noircirent et l'inquiétude gagna la Cour.
On a prétendu que le prince, par pénitence, portait sur sa peau un reliquaire d'argent avec des pointes; ces pointes, échauffées et pressées contre son corps lorsqu'on éteignit le feu, lui causèrent un grand nombre de blessures qui contribuèrent à aggraver rapidement son état.
433 A partir du 17 les bulletins envoyés par Durival à son frère deviennent de plus en plus alarmants:
17.—«La situation du Roi de Pologne est toujours la même, c'est-à-dire beaucoup de douleur dans les pansements, surtout de la main gauche, de la fièvre, et c'est ce dernier article qui inquiète parce qu'on en craint des accidents fâcheux. Des taches noires se sont manifestées sur la peau; le quinquina les a fait disparaître, mais on en craint le retour. Le Roi a fait ce matin quelques signatures de chancellerie.»
18.—«La nuit a été moins tranquille que la précédente. Le Roi a souffert et s'est fait mettre dans son fauteuil.»
19.—«Les nouvelles sont très satisfaisantes. Le Roi a eu une nuit très tranquille, les escars tombent. Il conserve sa sérénité et sa gaieté.»
20.—«Le Roi eut hier à dix heures du soir un frisson de quelques minutes, ce qui donne à penser qu'il ne provient que de refroidissement, sans principe de fièvre. Les plaies ont été trouvées, au pansement de ce matin, encore en meilleur état que dans ceux d'hier et donnant de bonnes espérances pour les suivants, d'autant que la fièvre de suppuration est fort diminuée.»
Les nouvelles particulières, cependant, étaient moins optimistes. Durival écrivait confidentiellement ce même jour:
«L'affaissement est très sensible, la fièvre continue, et plus forte la nuit que le jour. Enfin l'état du malade 434 n'est rien moins que satisfaisant. M. le chancelier est dans la douleur.»
Le 21 le bulletin laissait entrevoir la vérité malgré des paroles encore rassurantes.
«Le prince, dont l'affaissement pendant la journée d'hier avait donné de l'inquiétude, se trouva beaucoup mieux le soir, et tint son assemblée ordinaire, avec la même gaieté qu'avant l'accident.
«Le présage qu'on en tira pour une nuit plus tranquille que la précédente s'est confirmé en partie; le Roi a passablement dormi depuis minuit jusqu'à six heures. Le pansement ne s'est fait qu'à huit heures, les chairs reprennent dans les parties découvertes; on a levé de nouveaux escars dans quelques autres; ces derniers bien plus profonds qu'on ne l'avait cru, mais bien détachés malgré l'épaisseur. Beaucoup des parties tenaces sont disposées à se détacher aux pansements prochains. Dans celui de ce matin les plaies ont été trouvées et laissées dans le meilleur état possible, et sauf les accidents nous ne sommes pas sans espérance.»
Stanislas avait conservé tout son calme, sans se faire du reste aucune illusion sur le danger de son état. Il voulut revoir lady Churchill et son mari, qui avaient dîné avec lui la veille de l'accident. Il les reçut avec une grande bienveillance, leur fit ses adieux et leur dit en souriant: «Il ne manquait qu'une pareille mort à un aventurier comme moi.»
Il disait, en parlant de la population qui assiégeait 435 les avenues du château: «Voyez comme ce bon peuple m'est encore attaché, aujourd'hui qu'il n'a plus rien à craindre ni à espérer de moi.»
Mme de Boufflers passait par de cruelles angoisses; bien qu'elle cherchât à se leurrer encore, elle ne pouvait cependant se dissimuler l'aggravation survenue, et son inquiétude était extrême; Panpan, Porquet, Mme de Boisgelin ne la quittaient pas; tous s'efforçaient de la consoler et ils cherchaient à lui donner des espérances qu'eux-mêmes étaient loin de partager.
Ce qu'il y avait peut-être de plus cruel dans la situation de la marquise, c'est qu'elle pouvait juger de l'état du Roi par l'attitude que prenaient vis-à-vis d'elle ceux qui, la veille encore, se montraient les plus empressés, les plus respectueux: sous prétexte de soins à donner, d'ordres des médecins, de repos nécessaire, on l'éloignait peu à peu de la chambre du malade; bientôt, malgré ses instances, on lui en interdit l'entrée. Par contre, on entourait le chancelier, ses moindres paroles étaient des ordres absolus: il s'était installé dans l'appartement royal, il n'en bougeait plus ni jour ni nuit; seuls, lui et quelques serviteurs éprouvés avaient accès dans la chambre où le vieux monarque agonisait: il fallait à tout prix éviter que le roi subît une influence étrangère et qu'il prît des dispositions dernières qui auraient pu contrarier les projets de la France.
A Nancy, l'on vivait dans l'anxiété et l'on attendait impatiemment les nouvelles. Le 22, on vit avec effroi 436 passer deux courriers pour Versailles; ils portaient à la Reine la nouvelle que son père était au plus mal.
Le cardinal de Choiseul fit descendre la châsse de saint Sigisbert et on l'exposa à la Primatiale. Il ordonna des prières publiques et une procession solennelle.
Le 22 à quatre heures et demie, Durival reçut de son frère ce laconique billet:
«Lunéville, 22 février,
neuf heures du matin.
«Je vous marquai hier soir l'état du Roy. Je n'ai, ce matin, rien de consolant à vous annoncer; le malade respire, mais sa situation ne laisse que peu d'espérance, et peut-être bientôt... Dieu veuille que je me trompe!»
A sept heures du soir, l'évêque de Toul traversa Nancy, se rendant en toute hâte à Lunéville. Il ordonna de sonner dans toutes les églises pour les prières des quarante heures. Aussitôt, on crut le roi mort et l'alarme fut générale dans la ville.
A onze heures arrive une nouvelle lettre:
«Lunéville, 22 février,
huit heures et demie du soir.
«Notre maître respire encore. Après avoir reçu l'extrême-onction vers dix heures du matin, sans connoissance ni mouvement, il a eu quelques instants lucides. A midi une moiteur salutaire. Elle s'est soutenue 437 et a rétabli la suppuration. Quelques paroles sont sorties avec effort de la bouche du malade, avant et après le pansement. Ce soir la tête est plus libre... On n'espère presque plus rien; mais enfin il vit encore, et c'est beaucoup. On ne pénètre plus dans la chambre du Roi, excepté les gens nécessaires et M. le Chancelier qui s'y renferme, peut-être pour toute la nuit.»
Le lendemain 23, les billets se succèdent tous plus inquiétants les uns que les autres.
«8 h. du matin.
«Il n'y a plus d'espérance de conserver notre bon Roi; il n'a plus qu'un souffle de vie.»
«10 h. du matin.
«Les médecins ne donnent pas quatre heures de vie au malheureux prince.»
«11 h. du matin.
«Je n'ai rien de plus à vous dire sur l'état du Roi, que ce que je vous en ai marqué. Sa Majesté a donné quelques signes de connoissance, mais sa situation est absolument désespérée; je ne vous parle pas de l'accablement de la Cour. Nous sommes tous dans la douleur.»
Le 23, les plaies étaient sèches et noires; le malade vivait dans un assoupissement continuel et on ne parvenait à le réveiller que par de violents cordiaux.
438 Le chancelier, l'intendant et les gens de service ne quittaient plus la chambre du monarque.
Un envoyé du Roi nouvellement élu de Pologne, Stanislas Poniatowski, s'étant présenté de la part de son maître, La Galaizière ordonna de le laisser pénétrer auprès du moribond; le Roi entendit encore ce qu'on lui disait, mais il ne put articuler un mot; il eut seulement la force de tendre la main à l'ambassadeur.
Puis Mme de Boufflers se présenta pour revoir une dernière fois celui dont elle avait embelli la vie, mais le chancelier, agissant en maître, eut la cruauté de lui faire refuser la porte.
L'agonie fut longue et douloureuse. A quatre heures et quelques minutes le Roi, toujours installé dans son fauteuil, rendait le dernier soupir.
La triste nouvelle se répandit bientôt dans la ville; la désolation était générale, on n'entendait que cris, clameurs et gémissements. Si les Lorrains avaient conservé pour leur ancienne dynastie une inaltérable affection, ils avaient su cependant apprécier la bonté de Stanislas et tout le bien qu'il avait cherché à leur faire; ils lui étaient sincèrement attachés. Enfin la pensée d'appartenir à un nouveau maître leur causait une véritable angoisse et redoublait la douleur qu'ils éprouvaient.
Aussitôt que Stanislas eut expiré, on l'exposa sur un lit de parade, la face découverte. L'embaumement eut 439 lieu le lundi suivant. Immédiatement après, le corps fut placé dans un cercueil «fermant à clef, garni de velours cramoisi et bordé d'un galon d'or» et transporté dans une chapelle ardente; sur la bière furent déposés la couronne, le sceptre et le cordon bleu avec l'ordre du Saint-Esprit. Le cœur, qui était d'une taille extraordinaire, fut embaumé, puis enfermé dans une boîte de plomb et déposé sur un grand plat d'argent recouvert d'un crêpe [125] .
Jusqu'au 3 mars ce fut un interminable défilé de toutes les autorités, de tous les corps constitués et d'une grande partie de la population.
Enfin le jour fixé pour les obsèques arriva. Le convoi funèbre partit de Lunéville le lundi à six heures du soir pour se rendre à l'église de Bon-Secours.
Le cortège était somptueux. En tête marchait la maréchaussée de Lunéville. Trois voitures drapées et avec les chevaux caparaçonnés contenaient les huissiers, les gentilhommes de la Chambre, le cardinal. Les ordres religieux, les confréries, cent pauvres habillés en casaque noire, les valets de pied, les palefreniers à cheval, tous portant un flambeau à la main, escortaient les voitures.
Ensuite venait le char funèbre recouvert d'un grand 440 poêle «dont quatre aumôniers à cheval, habillés en surplis et bonnet carré, portaient les quatre coins». Il était accompagné par tous les gardes du corps, leurs officiers et de nombreuses troupes.
Malgré un temps affreux, une foule énorme suivit le convoi; sur la route l'affluence du peuple était si considérable qu'elle retardait la marche des chevaux. La tristesse et la consternation se lisaient sur tous les visages: «C'est que la dernière illusion de la patrie allait descendre dans les caveaux de Bon-Secours avec le cercueil de Stanislas.»
On n'arriva à l'église qu'à une heure avancée de la nuit et le corps y fut déposé en grande pompe [126] .
Le lendemain eut lieu la cérémonie officielle [127] .
Le testament de Stanislas montre bien la bonté de son cœur; il débute par cet aveu charmant et vraiment touchant:
«Au nom de la Très Sainte Trinité.
«Ma plus grande satisfaction pendant ma vie étant de rendre heureuses les personnes attachées à mon service, je souhaiterais, après ma mort, pouvoir leur continuer le même bonheur, mais en me réglant sur la possibilité, j'ai tâché de laisser à celles qui en auront le plus besoin quelques ressources en me perdant, et à toutes en général une marque de mon souvenir» [128] ...
Le Roi, en effet, laissait à tous les fonctionnaires de sa cour, à tous les pensionnés, une année de traitement, à tous ses domestiques une année de gages. Personne n'est oublié depuis le plus élevé jusqu'au plus humble.
Quelques-uns, les amis les plus chers, sont l'objet de legs particuliers: la princesse de Talmont, M. de la Galaizière, le maréchal de Bercheny, le prince et la princesse de Beauvau, Alliot, Rönnow, Solignac, etc. [129] .
Le Roi désigne comme ses exécuteurs testamentaires MM. de la Galaizière et Alliot [130] .
Par un oubli qui serait inexplicable s'il n'était volontaire, ni Mme de Boufflers ni ses enfants n'étaient nommés dans le testament. Cédant à un sentiment de 442 délicatesse, Stanislas n'avait pas voulu que la marquise fût l'objet d'aucun traitement particulier, mais dans les dernières années de sa vie il lui avait donné un grand nombre d'objets mobiliers tirés des châteaux de Lunéville et de Commercy.
Le lendemain de la mort du Roi, M. de la Galaizière, muni de pleins pouvoirs envoyés d'avance de Paris, prenait définitivement possession des deux duchés au nom de Louis XV. Le même jour il mettait les scellés sur tous les châteaux royaux et il envoyait son frère, M. de Lucé, porter à Versailles le testament de Stanislas.
En même temps il abdiquait ses dignités de chancelier et de garde des sceaux de Lorraine et Barrois, et reprenait sa qualité de simple intendant de province.
Si nous n'avons que rarement indiqué nos sources au cours de ce récit, c'est pour ne pas surcharger le texte de renvois et de notes. En dehors des indications que nous avons données, l'immense majorité de nos documents provient des manuscrits de la bibliothèque de Nancy; ils nous ont été communiqués par l'aimable et savant conservateur, M. Favier, qui s'est mis à notre disposition avec la plus extrême obligeance. Nous lui adressons l'expression de notre bien sincère gratitude.
Nous avions l'espoir d'achever dans le volume que nous publions aujourd'hui la vie de Mme de Boufflers; l'abondance de documents intéressants et inédits ne nous l'a pas permis. Nous verrons dans une étude qui paraîtra très prochainement ce que devint la marquise après la mort du Roi de Pologne et nous la conduirons jusqu'à sa mort en 1786. Nous verrons également quel fut le sort de Mme de Boisgelin, du spirituel chevalier, de Tressan, de Panpan et des principaux personnages qui ont joué un rôle à la Cour de Lunéville. 444
Montesquieu avait écrit à Solignac en lui envoyant son Lysimaque:
«Monsieur,
«Je crois ne pouvoir mieux faire mes remerciements à la Société littéraire qu'en payant le tribut que je lui dois, avant même qu'elle me le demande, et en fesant mon devoir d'académicien au moment de ma nomination; et comme je fais parler un monarque que des grandes qualités élevèrent au trône de l'Asie, et à qui ces mêmes qualités firent éprouver de grands revers; que je le peins comme le Père de la Patrie, l'amour et les délices de ses sujets, j'ai cru que cet ouvrage convenoit mieux à votre Société qu'à tout autre. Je vous supplie d'ailleurs de vouloir bien lui marquer mon extrême reconnaissance.
«Vous me dites, Monsieur, des choses bien flatteuses, quand vous me parlez d'un voyage en Lorraine; vos paroles ont réveillé en moi toute l'idée de ce bonheur que l'on trouve dans la présence de Sa Majesté.
«Du reste, Monsieur, je me félicite de ce que votre 446 Société a un secrétaire tel que vous, et aussi capable d'entrer dans les grandes vues du Roi et dans l'exécution des belles choses qu'il a projetées.
«Je vous supplie de vouloir bien me conserver l'honneur de votre amitié; il me semble que la mienne s'augmente pour l'historien de la Pologne.
«J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec un attachement respectueux, votre très humble et très obéissant serviteur,
« Montesquieu .
«A Paris, ce 4 avril 1751.» ( Inédite. )
26 février 1766.
RAPPORT OFFICIEL PAR RÖNNOW, MÉDECIN DU ROI
«Le 5 février à sept heures du matin, le Roi en se levant seul approcha de la cheminée pour se chausser, en robe de chambre d'une étoffe de soie des Indes fort mince et fortement doublée de ouate de coton. Le feu prit au bas de sa robe du côté gauche et s'alluma si promptement que la flamme surpassait la tête avant qu'on vînt à son secours.
«Nous, soussigné, premier médecin et chirurgien du Roi de Pologne, certifions avoir vu, quelques minutes après l'accident, les brûlures de Sa Majesté et avons trouvé toute la main gauche, depuis le poignet jusqu'au bout des ongles en dessus et en dessous, vivement brûlée au point que Sa Majesté ne se plaignit que de sa main et de ses ongles.
«Nous avons en outre trouvé une brûlure sur la partie antérieure de la cuisse gauche d'environ dix à douze pouces de 447 longueur sur deux à trois de largeur dont Sa Majesté ne se plaignit point; une autre sur le bas-ventre qui s'étendait depuis la hanche gauche, jusqu'à trois ou quatre pouces au delà du nombril côté droit, qui avait environ vingt à vingt-trois pouces de largeur sur huit, neuf à dix pouces de hauteur. Comme la flamme avait surpassé la tête et avait mis le feu dans son bonnet de nuit, du même côté, elle avait brûlé la joue, la lèvre inférieure de la bouche, la narine intérieurement et extérieurement, et les cils des paupières et le sourcil de l'œil gauche, de même l'oreille et les cheveux au-dessus. Toutes les brûlures du visage ont été guéries au bout de dix ou douze jours. La main et les doigts après la première exfoliation parurent d'une bonne couleur; mais de jour à autre il se formait de nouvelles escarres gangreneuses, qui firent tomber toute la peau de la main et des doigts; la même chose est arrivée à celle du bas-ventre et de la cuisse, dont la plupart est tombée par elle-même et d'autres qu'il a fallu séparer par les instruments. Malgré tout cela, et l'usage du quinquina intérieurement et extérieurement, dont on avait fait usage dès le commencement des premières taches, conjointement avec d'autres remèdes antiseptiques tant intérieurs qu'extérieurs, les plaies n'ont pas voulu se nettoyer et ont toujours fourni une matière licheneuse et fétide.
«Du quinzième au seizième jour de l'accident, le Roi s'étant couché à huit heures du soir eut un frisson dans son lit à dix heures, au point qu'il a fallu le réchauffer avec des serviettes chaudes; ce frisson fut suivi d'un peu plus de fièvre; néanmoins sans altération. Après ce temps la suppuration des plaies a toujours été en diminuant et l'assoupissement est toujours devenu plus considérable jusqu'au dernier jour que les plaies étaient presque sèches.»
PRINCIPAUX PASSAGES DU TESTAMENT DU ROI
30 JANVIER 1761.
«Au nom de la Très Sainte Trinité.
«Ma plus grande satisfaction pendant ma vie étant de rendre heureuses les personnes attachées à mon service, je souhaiterais, après ma mort, pouvoir leur continuer le même bonheur, mais en me réglant sur la possibilité, j'ai tâché de laisser à celles qui en auront le plus besoin quelques ressources en me perdant, et à toutes en général une marque de mon souvenir...
«Je déclare en conséquence par ces présentes... que ma dernière volonté est qu'il soit payé à chacun de mes officiers et domestiques qui sont compris dans l'état général de ma maison et qui seront à ma mort à mon service une année pleine et entière de leurs gages.»
(En dehors de ces libéralités, beaucoup d'officiers et de serviteurs reçurent encore des legs supplémentaires.)
Le tout se montait à 506,462 l. 6 s. 3 d.
Le Roi faisait ensuite des legs particuliers à un grand nombre de personnes et à tous ceux de ses serviteurs qui l'approchaient le plus fréquemment:
«Au comte de Ligniville, grand veneur, pour marque de mon souvenir, 10,000 l.
«A M. de la Galaizière, mon chancelier, pour marque de mon souvenir, un diamant de la valeur de 60,000 l.
«A Alliot, commissaire général de ma maison, pour reconnaître ses services, 60,000 l.
«Au Père Hubermonovitz, mon confesseur, 12,000 l.
449 «A Rönnov, mon premier médecin, 10,000 l.
«A Solignac, mon secrétaire, 5,000 l.
«Voulant donner à ma chère cousine, la princesse de Talmont, une dernière marque de mon souvenir, je veux qu'il lui soit délivré une somme de 24,000 l.
«Il sera délivré aux Pères Minimes de Bon-Secours, dans l'église desquels je choisis ma sépulture, près du corps de la Reine, ma très chère épouse, une somme de 6,000 l., pour l'exécution de la fondation faite d'un service perpétuel le jour de mon décès, pour le repos de mon âme et de celle de la Reine.
«Je veux qu'incontinent après mon décès il soit célébré deux mille messes pour le repos de mon âme.»
(Suivent encore d'autres legs pieux à des institutions religieuses.
Il lègue à la Reine sa fille une rente de 121,000 livres viagères provenant de ses différentes propriétés.)
«Dans l'espérance où je suis qu'il plaira au Roi d'accorder à la Reine la jouissance du château de Commercy, j'y ai fait à mes frais une dépense considérable pour rendre cette maison commode, utile et agréable et je donne à la Reine tous les meubles et effets mobiliers qui y sont.
«Je laisse à l'absolue disposition du Roi, mon très cher frère et gendre, tous les meubles meublants à moi appartenant dans mon château de Lunéville, de même que ceux de la Malgrange, Einville, Hauviller et Chanteheu.
«Je donne au prince de Beauvau la ménagerie à moi appartenant au bout des bosquets de Lunéville et tout ce qui en dépend.
«Je donne au maréchal comte de Bercheny tous mes chevaux de carrosse, de chaise, de selle, de manège qui sont dans mes écuries, tous mes mulets, tous mes carrosses, berlines, chaises, brancards, chariots, fourgons et tous les harnais et équipages de chevaux...
450 «Je donne au comte de Ligniville mon équipage de chasse.
«Je donne mon grand service de porcelaine de Saxe à colonnes et tout ce qui le compose en glaces, groupes, vases et figures à Mme la princesse de Beauvau pour marque de mon souvenir.
«Tous mes livres de Lunéville seront remis à ma bibliothèque publique de Nancy, lui en faisant don.
«L'argent qui se trouvera dans ma cassette au moment de mon décès doit être remis à la reine, ma fille, pour acquitter les frais d'exécution du testament [131] .»
ÉTAT DES PENSIONS ACCORDÉES PAR LE ROI AU PREMIER
DÉCEMBRE 1765
[132]
.
Savoir: | |
Mlle Carbonnard dite Bereza | 250 |
Mme la princesse de Talmont | 24.000 |
M. de Vauchout | 4.000 |
M. de Béthune | 3.000 |
M. le comte de Cucé | 4.000 |
M. le marquis de la Vergne | 1.000 |
M. l'abbé Mias Kouski | 600 |
M. le comte de Clermont fils | 1.000 |
M. le comte de Croix | 6.000 451 |
M. de Saint-Lambert | 500 |
M. de Lubert | 1.000 |
Les quatre fils de feu M. de la Barollière, 600 livres chacun | 2.400 |
M. Dumont | 500 |
Mme la marquise de Boufflers | 12.000 |
Mme la comtesse de Bercheny | 3.000 |
Mme de Marsanne | 1.000 |
Mme de Polignac | 1.000 |
Mme d'Orlick | 1.000 |
Mme de Mennessaire | 1.000 |
Mme de Villaucourt | 1.000 |
Mlle de Saint-Lambert | 600 |
Multzer, valet de chambre tailleur du Roi | 100 |
La veuve Frantz Ney | 200 |
Le sieur Montigny, fils | 300 |
Le sieur Najac, officier | 200 |
Le sieur Bacusheim | 150 |
Mlle d'Ossay de Rieuse | 100 |
Œme, ancien couvreur de table | 414 |
Le sieur Suster, premier valet de chambre | 300 |
Le sieur Montauban, premier valet de chambre | 300 |
Le fils de feu le sieur Lapierre | 336 |
M. Peterson | 300 |
La veuve Bagnol | 200 |
Le fils de feu Frantz Ney | 100 |
Mlle Carbonnard dite Bereza | 250 |
Le sieur Belpré fils | 100 |
La veuve Osseloks | 300 |
Mme Boyard mère | 700 452 |
Mlle Boyard | 700 |
La veuve Trabouillet | 300 |
Mlle Montauban | 200 |
La veuve George | 700 |
——— | |
74.850 | |
Pensions accordées aux personnes qui étaient au service de feu la Reine: | |
---|---|
Mme la marquise de Boufflers | 2.000 |
Mme la marquise de Choiseul | 2.000 |
Mme la marquise Desarmoises | 2.000 |
Mme la marquise de Bassompierre | 2.000 |
Mme la comtesse de Raigecourt | 2.000 |
Mme la marquise de Montrevel | 2.000 |
Mme la marquise de Mauconseil | 2.000 |
M. le marquis de Choiseul | 3.000 |
M. Hurdvansky | 2.200 |
Mme de Beauregard | 800 |
Mlle de Ligniville | 500 |
Mlle Montigny | 300 |
Mlle Marchant | 300 |
Mlle Tournel | 500 |
——— | |
21.600 |
ÉTAT DES OFFICIERS ET DOMESTIQUES COMPOSANT LA MAISON DE FEU S. M. LE ROI DE POLOGNE AU 1 er MARS 1766 ET DES APPOINTEMENTS ET GAGES DONT ILS JOUISSAIENT ET POUR LESQUELS ILS ÉTAIENT EMPLOYÉS CHAQUE MOIS 453 SUR LES ÉTATS GÉNÉRAUX ET PARTICULIERS DE LA MAISON DE LADITE MAJESTÉ.
Savoir: | |
Grands officiers. | |
---|---|
M. le prince de Beauvau, grand maître de la maison | 24.000 |
M. le comte de Lomont, grand chambellan | 6.000 |
M. le maréchal de Bercheny, grand écuyer | 6.000 |
M. le comte de Ligniville, grand veneur | 4.000 |
M. le comte de Tressan, grand maréchal des logis | 4.000 |
——— | |
44.000 | |
Premiers gentilshommes de la Chambre. | |
M. le comte de Brassac | 6.000 |
M. le comte de Croix | 6.000 |
M. le marquis de Mennessaire | 4.000 |
M. le comte de Thianges | 4.000 |
M. le chevalier de Beauvau | 4.000 |
M. le comte de Bassompierre | 4.000 |
M. le marquis d'Amezaga | 2.000 |
M. le chevalier de Marbeuf | 4.000 |
M. le chevalier de Soupire | 2.000 |
M. le chevalier de Lévy | 4.000 |
M. le comte de Bercheny | 2.000 |
M. le comte de Sommièvre | 2.000 |
M. le comte de Cucé | 4.000 |
M. le comte de Choiseul-la-Baume | 4.000 |
M. le marquis de Boesse | 4.000 |
M. le baron de l'Hôpital | 4.000 |
—-—— | |
60.000 454 | |
Gentilshommes de la Cour. | |
M. de Valanglart | 2.000 |
M. de Plunkett | 2.000 |
M. de Szitt | 2.000 |
M. Alliot de Serdier | 2.000 |
M. de Lamotte | 2.000 |
——— | |
10.000 | |
Intendants, contrôleurs, trésoriers de la maison, secrétaires et notaires. | |
M. Alliot, intendant, commissaire général de la maison | 5.000 |
M. Michel, contrôleur général de la maison | 3.000 |
M. Jankovitz, contrôleur ordinaire | 1.500 |
M. Trager, trésorier de l'hôtel | 2.400 |
M. Latran, conseiller et secrétaire du Roi | 1.200 |
M. Georgel, — — — | 1.200 |
Le sieur Febvé, secrétaire | 600 |
Le sieur Febvrel, notaire | 400 |
Chapelle. | |
Le R. P. Luskina, confesseur du Roi | 1.000 |
M. l'abbé Moreau, aumônier | 800 |
M. l'abbé Porquet, aumônier | 800 |
M. l'abbé George, chanoine régulier, aumônier | 800 |
Diot, sacristain | 400 |
Thirion, sous-sacristain | 288 |
ÉTAT GÉNÉRAL DE MA MAISON ARRÊTÉ ET SIGNÉ DE MOI LE 25 NOVEMBRE DERNIER, DONT JE FAIS RAPPORTER ICI EN GROS CHAQUE ARTICLE DE DÉPARTEMENT [133] .
1 o | ||
---|---|---|
Grands officiers | 46.000 | livres. |
Premiers gentilshommes de la chambre | 50.000 | |
Gentilshommes de la Cour | 12.000 | |
Intendant, contrôleur et trésorier de la maison et secrétaires des archives | 12.700 | |
Chapelle | 4.016 | |
Cabinet | 8.000 | |
Médecins, chirurgiens, apothicaires | 8.740 | |
Valets de chambre et huissiers de la chambre | 9.300 | |
Autres domestiques de la chambre | 3.876 | |
Premier maître d'hôtel et maîtres d'hôtel ordinaires | 7.900 | |
Cuisines | 7.950 | |
Dépenses | 1.600 | |
Office | 3.420 | |
Rôtisserie | 1.710 | |
Pâtisserie | 1.340 | |
Panneterie et la cave | 2.666 | |
Couvreur de table | 2.804 | |
Fourrière | 3.220 456 | |
Valets de pied de grande livrée | 10.568 | |
Valets de pied de petite livrée | 4.680 | |
Coureurs | 1.080 | |
Porteurs de chaise | 1.242 | |
Suisses | 10.500 | |
Hôtel des pages | 2.720 | |
Premier écuyer et écuyers | 5.800 | |
Sous-écuyers, contrôleurs et domestiques d'écurie | 28.683 | |
Heyducs | 2.970 | |
Musique | 54.036 | |
Premier architecte, architecte, concierge, et autres pour bâtiments et fontaines | 8.289 | 4 |
Orangerie et jardins | 5.015 | 12 3 |
Gardes de bosquets | 1.377 | |
Compagnie de cadets | 23.323 | 10 |
Compagnie des gardes du corps | 97.392 | |
Trompettes et timballiers des plaisirs | 6.048 | |
Vénerie, chasses de Lunéville et chasses de Commercy | 13.920 | |
Commercy | 5.912 | |
La Malgrange | 2.820 | |
Einville | 1.100 | |
Jolivet | 700 | |
Chanteheu | 500 |
[1] M. Boyé a encore publié récemment la Querelle des vingtièmes en Lorraine. L'exil et le retour de M. de Châteaufort . Nancy, 1906. Mais nous n'avons pas eu connaissance de ce travail.
[2] Voir la Cour de Lunéville au XVIII e siècle , par G. Maugras .—Paris, Plon-Nourrit et C ie , 1904. 11 e édition.
[3] Comme nous l'avons vu dans notre précédent volume, le prince et la princesse de Craon étaient revenus en Lorraine en 1749, abandonnant leur vice-royauté de Toscane, pour prendre enfin un repos bien gagné.
Bien que les Lorrains fussent détestés en Toscane, M. et Mme de Craon avaient su, par leurs qualités personnelles, s'y créer une haute situation. Ils y tenaient un grand état de maison; la princesse recevait beaucoup, et malgré son âge, elle était encore si belle que le président des Brosses pouvait écrire: «Quoiqu'elle soit grand'mère d'ancienne date, en vérité, je crois qu'en cas de besoin, je ferais bien encore avec elle le petit duc de Lorraine.»
Si les Toscans n'aimaient pas les Lorrains, ils détestaient encore plus les Espagnols. «Un homme de beaucoup d'esprit, raconte encore de Brosses, me disait l'autre jour qu'il préférait les Lorrains aux Espagnols, parce que, dit-il, les premiers m'ôteront bien jusqu'à ma chemise, mais ils me laisseront ma peau (c'est à-dire ma liberté de penser), que m'arracheront les seconds, en ne me laissant pas le reste.»
[4] Comme bien des grands seigneurs de son époque, le prince de Craon était un lettré et ses souvenirs classiques lui revenaient avec à-propos. Se promenant un jour avec Stanislas au bois de Haye, il s'étonna des travaux immenses qu'on y exécutait pour combler les deux fonds, et il cita aussitôt au Roi ce passage d'Horace:
Valet ima summis mutare.
(Liv. 1, Od. 28.)
Stanislas charmé s'écria qu'il fallait élever une colonne sur le chemin et y graver ce passage.
[5] Voir la Cour de Lunéville , ch. XIX .
[6] Né à Paris en 1707, mort en 1780.
[7] M. de Bercheny était propriétaire de la terre de Luzancy, dont il restaura le château. Il était venu en France à la suite de la défaite de Rakoczy et il avait offert son régiment de hussards au Roi, qui le combla d'honneurs. En 1744, il fut nommé lieutenant-général.
[8] Il en avait eu seize.
[9] Souvenirs de Valentin Esterhazy.
[10] Voir la Cour de Lunéville , chap. XIX , p. 363 et suiv.
[11] Il s'occupait beaucoup de mathématiques, de physique, d'anatomie, d'histoire, d'art militaire, etc., etc.; il publia un mémoire important sur le fluide électrique, et en 1749 il fut reçu à l'Académie des sciences.
[12] Nous reproduisons ce quatrain, qui a été cité de façon incorrecte dans la Cour de Lunéville , chap. VII , p. 128.
[13] Toute la correspondance entre Tressan et Panpan, citée au cours de ce volume, est inédite; elle nous a été gracieusement communiquée par Mme Morrison, qui possède les originaux.
[14] Souvenirs du comte de Tressan , par le marquis de Tressan . Versailles, Henry Lebon, 1897.
[15] Il avait été d'abord sous-lieutenant au régiment des gardes lorraines, ensuite capitaine au régiment d'Heudicourt (cavalerie), puis aide de camp du maréchal de Saxe, enfin mestre de camp de cavalerie.
[16] Inédite. Bibliothèque de Nancy.
[17] Les censeurs étaient:
Le Père de Menoux; le Père Leslie; M. Thibault, lieutenant général du bailliage de Nancy; M. de Tervenus; M. l'abbé Gautier, professeur d'histoire et de mathématiques à Lunéville; le chevalier de Solignac, bibliothécaire; l'abbé Montignot, sous-bibliothécaire; l'évêque de Troyes; le comte de Tressan; le Primat de Nancy; M. Déguerty.
[18] Voir appendice n o I.
[19] Voir la Cour de Lunéville , chap. IV , page 73, et chap. VI , page 103.
[20] L'adresse de Mme de Graffigny à Paris était: rue Sainte-Hyacinthe, vis-à-vis le corps de garde des grenadiers des Gardes Françaises.
[21] Turgot écrivait un jour à Mme de Graffigny ces réflexions si sages: «Il y a longtemps que je pense que notre nation a besoin qu'on lui prêche le mariage, et le bon mariage; nous faisons les nôtres avec bassesse, par des vues d'ambition ou d'intérêt, et comme par cette raison il y a beaucoup de malheureux, nous voyons s'établir de jour en jour une façon de penser bien funeste aux États, aux mœurs domestiques.»—Il relève dans la même lettre ce propos qui se tient, dit-il, tous les jours: «Il a fait une sottise, un mariage d'inclination.»
[22] Helvétius s'est montré dans ses écrits tout l'opposé de ce qu'il était dans la réalité. Rien ne ressemble moins à l'ingénuité de son caractère que la singularité préméditée et factice de ses ouvrages. Par une véritable aberration d'esprit, il imagina de calomnier tous les gens de bien et lui-même, pour ne donner aux actions morales d'autre motif que l'intérêt. Or il avait dans l'âme tout le contraire de ce qu'il a écrit; il était libéral, généreux, sans faste, bienfaisant; il n'existait pas un meilleur homme. Il mourut le 26 décembre 1771.
[23] Par son mariage, Helvétius était devenu le neveu du prince de Craon, et le cousin de Mme de Boufflers, du prince de Beauvau, etc. Mais il y avait alors une telle distance entre un grand seigneur et un bourgeois que, lors de la mort du prince de Craon, Mme Helvétius seule prit le deuil; son mari crut de bon goût de ne pas l'imiter et tout le monde applaudit à cette modestie.
[24] Une jeune Péruvienne, Zilia, transportée tout à coup au milieu d'un monde dont les mœurs et les usages lui sont totalement inconnus, raconte ses impressions. Il y a des descriptions charmantes, un composé de sentiments naïfs autant que passionnés, mais plus ordinairement
Une métaphysique où le jargon domine
Souvent imperceptible à force d'être fine.
[25] Entre autres, Le Temple de la vertu et Célidor .
En remerciement, l'empereur accorda à l'auteur une pension de 1,500 livres, mais à la condition que les pièces ne seraient pas imprimées.
La margrave de Bayreuth ne se montra pas moins généreuse que l'empereur. Elle aussi accorda une pension à la femme-auteur; elle chercha même à l'attirer auprès d'elle, mais Mme de Graffigny prit prétexte de son âge pour repousser une offre flatteuse et demeurer auprès de ses amis de Paris.
[26] Mme de Graffigny vendit sa pièce au libraire Duchesne pour la somme de 2,000 livres.
La reprise de Cénie lui valut, pour onze représentations, du 18 novembre au 12 décembre, comme droits d'auteur, 1,613 livres qui lui furent payées ainsi: «2 sacs de 600 livres, 17 louis, et 5 francs de monnaie.»
[27] Quant à Collé, qui s'était d'abord montré enthousiaste, il écrivait après avoir lu la pièce:
«Je fais amende honorable du peu de bien que j'en ai dit.
«Je trouve cette rapsodie au-dessous de celle de La Chaussée. Mal écrite, toutes les pensées sont communes, fausses, louches, jamais le terme propre. Enfin la forme et les détails sont aussi mauvais que le fonds, qui est bien la plus pitoyable création que l'on ait faite depuis cent cinquante ans.»
[28] Elle était la nièce de Mlle de Seine, qui avait épousé Dufresne, le célèbre comédien. Elle était entretenue par M. de Voyer, fils du marquis d'Argenson. Elle mourut en 1758 de la petite vérole, à l'âge de vingt-quatre ans.
[29] Mlle Lamotte (1704-1769), était fille d'un officier; elle fut élevée au couvent des Ursulines de Metz, se fit enlever et entra au théâtre. Elle avait été protégée par le maréchal de Saxe.
[30] Comme Mme de Graffigny s'était occupée de la pièce de Panpan et en avait surveillé les répétitions, on lui en attribua très faussement la paternité. On lit en effet dans les Cinq années littéraires , par Clément, La Haye, 1752:
«On nous a donné ces jours-ci à la Comédie-Françoise une pièce nouvelle en prose et en un acte, de Mme de Graffigny, dit-on, auteur des Lettres péruviennes et de Cénie , qui lui ont fait une réputation difficile à soutenir. Ceci est moins une intrigue qu'un embrouillement sans nœud, d'où il résulte pourtant quelques situations comiques, mais foiblement rendues, et si communes! Des qui pro quo de tabatière, des mal-entendus de portrait, imaginez-vous. Mais ce qui n'est pas commun, c'est que les deux amans, se rencontrant en scène vive, s'enfuient pour ne pas s'expliquer et pour se déclarer leur passion par écrit. Le comique du style n'est qu'un enjouement précieux, un pointillage, une espèce de jeu de mots, ou de travail d'esprit: je vous avois déjà fait remarquer quelque chose d'approchant dans Cénie , si vous vous en souvenez; mais c'est de toutes les maladies du goût la plus dangereuse pour une femme, et celle qui fait les progrès les plus rapides: je ne doute point cependant qu'on ne puisse guérir avec beaucoup d'attention sur soi-même et sur le triste ridicule des modèles qu'on se pique d'imiter. Il serait plaisant et je serais charmé que ce ne fût point Mme de Graffigny qui eût fait cette pièce. Elle est intitulée: Les engagements indiscrets . Parlez-moi d'une bonne comédie bourgeoise. Quand reverrons-nous cela? ou d'un franc galimatias, bien naturel et réjouissant.» ( Lettre CXI , Paris, 15 novembre 1752.)
[31] Mme de la Marre a bien voulu nous communiquer tous les documents que son père, M. Arthur Ballon (1816-1883), l'aimable et savant conservateur de la Bibliothèque de Nancy, avait réunis sur Mme de Graffigny. Ces pièces nous ont été très précieuses et nous exprimons à Mme de la Marre nos plus vifs remerciements.
[32] Inédite. Bibliothèque de Nancy.
[33] Inédite. Bibliothèque de Nancy.
[34] Inédite. Bibliothèque de Nancy.
[35] Il était né le 29 avril 1679.
[36] Voici la copie de l'inscription gravée sur une plaque de marbre dans l'église d'Haroué.
D. O. M.
CI GÎT
TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR
MARC DE BEAUVAU
PRINCE DE CRAON ET DU SAINT-EMPIRE,
GRAND ÉCUYER DE LORRAINE,
GRAND D'ESPAGNE DE PREMIÈRE CLASSE,
CHEVALIER DE LA TOISON D'OR, VICE-ROI DE TOSCANE,
DESCENDANT DES ANCIENS COMTES D'ANJOU
ET ROIS D'ANGLETERRE.
IL NAQUIT EN 1679,
IL ÉPOUSA EN 1704 MARGUERITE,
COMTESSE DE LIGNÉVILLE.
EN 1737 LES TOSCANS FIRENT FRAPPER UNE MÉDAILLE
EN SON HONNEUR.
LE 8 AVRIL 1739 LE ROI LUI DONNA
AINSI QU'A TOUTE SA POSTÉRITÉ,
PAR LETTRES PATENTES ENREGISTRÉES AU PARLEMENT,
LE TITRE DE COUSIN DE SA MAJESTÉ,
COMME RÉCOMPENSE
DE SES LOYAUX ET VALEUREUX SERVICES,
ET EN MÉMOIRE D'ISABEAU DE BAVIÈRE
HUITIÈME AÏEULE DU ROI.
IL MOURUT AU CHATEAU DE CRAON
LE 10 MARS 1754.[37] En 1759, un nouvel incendie éclata. Le feu prit à six heures du soir dans la cuisine du maréchal de Bercheny et on eut encore toutes les peines du monde à éviter un désastre.
[38] «Avec l'aide de Dieu,
«Ma résolution étant prise de dresser la statue le 26 novembre, voici le réglement qui doit être observé ce jour-là:
«Je me rendrois à huit heures du matin pour entendre la grande messe et un sermon. A neuf heures, après le service, je me rendrois à l'hostel de ville, où je dois trouver l'académie, M. Tressan portant la parolle.
«A dix heures un héros à cheval ayant déjà devant lui six trompettes avec le tymballier faira le tour de la place en annonçant le jour destiné à l'élévation de la statue.
«A onze heures, on découvrira la statue au bruit du canon et toute la garnison rangée dans le milieu de la carrière faisant trois salves de la mousqueterie.
«A midy on donnera le repas selon l'arrangement partyculier et bien réglé pour éviter toute confusion.
«A deux heures après midy des fenestres de chacque pavillon de la place, on jettera de l'argent au peuple.
«A quatre heures, on ira à la Comédie et au concert.
«A huyt heures aprez que l'illumination sera allumé on ira à l'intendance pour voir le feu d'artyfice.
«Au retour on commencera le bal qui terminera la feste.»
[39] Cette statue fut renversée et détruite par les Marseillais, à leur passage en 1792.
[40] Palissot de Montenoy, né à Nancy en 1730, donnait dès sa plus tendre enfance les plus belles espérances. Son père, ancien conseiller de Léopold, lui fit donner une brillante éducation. A neuf ans, il composait un poème épique en vers latins; à douze ans il avait terminé son cours de philosophie; à treize ans il soutenait une thèse de théologie. On le fit entrer à l'Oratoire, mais il ne put s'y supporter. A dix-huit ans il était marié, et il avait déjà composé plusieurs tragédies.
Sa précocité et la réputation qu'elle lui attirait avaient décidé Stanislas à comprendre Palissot au nombre des membres correspondants de son académie.
Il mourut à Paris le 15 juin 1814, dans les sentiments de la plus vive piété.
[41] Le Cercle ou les Originaux .—L'auteur mettait en scène des originaux de toutes sortes; on y voyait figurer des poètes, un financier, un médecin, de beaux esprits, une femme auteur avec son entourage, et enfin un philosophe. Les premiers personnages étaient de fantaisie, mais le philosophe représentait à s'y méprendre J.-J. Rousseau. L'auteur signalait ironiquement ses contradictions, ses ridicules, son esprit paradoxal, son amour de la célébrité et de la singularité.
[42] Guibal mourut peu après et Cyfflé fut nommé sculpteur ordinaire du roi de Pologne.
[43] En 1751, J.-J. Rousseau avait publié son fameux discours sur le tort causé par les lettres et les sciences à la pureté des mœurs. Ce discours souleva à Paris et dans toute la France un véritable enthousiasme et il fut couronné par l'Académie de Dijon. Stanislas, qui ne partageait pas l'opinion du philosophe, écrivit une réfutation pour prouver que les lettres et les mœurs pouvaient fort bien s'allier, et il n'en voulait d'autre preuve, disait-il, que l'exemple même donné par Rousseau.—Le philosophe riposta, mais de la façon la plus courtoise. «J'avais le bonheur, dit-il, dans ses Confessions , d'avoir à faire à un adversaire, pour lequel mon cœur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés, croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma réponse, dit: «J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus.»
[44] Voir la Cour de Lunéville , chap. III .
[45] Il rendit un décret qu'il fit approuver par le conseil des finances le 25 août 1756.
«Moi soussigné, j'atteste par cet écrit que je donne la jouissance à Mme la marquise de Boufflers de la ferme de Malgrange avec tout le territoire, maisons, bâtiments et jardins tout comme en jouissait feu M. le duc Ossolinski, en y ajoutant tous les meubles qui se trouvent et dont elle prendra possession suivant l'inventaire qui en a été fait, en assurant sur ma parole que durant toute ma vie elle possédera cette ferme en toute tranquillité, sans qu'elle en soit troublée et sans que jamais de mon vivant je veuille la reprendre, et pour qu'après mon décès elle puisse y avoir tout le droit d'une tranquille jouissance, je m'engage d'obtenir du Roi une assurance par écrit pour que, moyennant une redevance usitée aux domaines, elle en jouisse avec la même sécurité sous le règne du Roi comme elle en jouira toute ma vie sous le mien.
«Le 25 d'août 1756 à Lunéville,
« Stanislas Roi .»
La redevance annuelle fut fixée à 42 l. 16.
Cette pièce nous a été gracieusement communiquée par M. Noël Charavay.
[46] Le marquis de Boufflers n'était âgé que de seize ans et ne devait exercer qu'à vingt-cinq ans.
[47] Arch. Nat., T. 471 11-12} .
[48] Saint-Lambert avait obtenu un brevet de colonel au service de France; il fit les campagnes de Hanovre (1756-1757), comme attaché à l'état-major de l'armée de Contades. Il ne se distingua pas particulièrement et renonça à l'état militaire.
[49] Souvenirs du comte de Tressan , par le marquis de Tressan . Versailles, 1897.
[50] Voir la Cour de Lunéville , chap. XI .
[51] Souvenirs du comte de Tressan.
[52] Souvenirs du comte de Tressan.
[53] Voir la Cour de Lunéville , chap. XX .
[54] Souvenirs du comte de Tressan.
[55] Surnom qu'on avait donné à Mlle de Tressan. Le roi de Pologne, son parrain et Marie Leczinska, sa marraine, l'avaient appelée Maryczka, ce qui veut dire en polonais «chère petite Marie». Maryczka se transforma en Maroutzchou, puis en Marichou, puis par abréviation en Michou. Michou devint plus tard marquise de Maupeou.
[56] Souvenirs du comte de Tressan.
[57] Inédite. Collection d'autographes de M. G. Maugras.
[58] Pièce autographe dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Noël Charavay.
[59] Le salon de Mme Helvétius , par Guillois .
[60] Voir la Cour de Lunéville , chap. VII .
[61] Françoise-Louise de Bassompierre, marquise de Stainville.
[62] Stanislas ne se contentait pas d'écrire le français de façon fort incorrecte, il le parlait plus mal encore. Il avait aussi pour habitude de tutoyer les courtisans qui vivaient dans son intimité.
[63] Il était auparavant intendant de Montauban.
[64] Les émoluments de la charge de grand maréchal des logis s'élevaient à 4,000 l.
[65] Souvenirs du comte de Tressan.
[66] Voici l'acte de baptême du chevalier:
«Stanislas-Jean, fils légitime de haut et puissant seigneur messire Louis-François, marquis de Boufflers, capitaine de dragons pour le service de Sa Majesté très chrétienne, et de haute et puissante dame, madame Marie-Catherine de Beauvau-Craon, son épouse, étant né à Nancy le 31 mai 1738, fut baptisé le lendemain dans la paroisse Saint-Roch. Les cérémonies ayant été différées par ordre de Monseigneur l'Évêque ont été suppléées le 21 juin de la même année dans la chapelle du Roi; il a eu pour parrain et marraine Leurs Majestés le Roi et la Reine, qui ont signé avec moi.
«Stanislas
, Roy,
Catherine
.
«Cl. Verlet C. R.
, curé de Lunéville.»
C'est par erreur que l'acte de baptême porte les prénoms de Stanislas-Jean. Boufflers, en réalité, reçut les prénoms de Stanislas-Catherine, en l'honneur de son parrain et de sa marraine.
[67] Voir la Cour de Lunéville , chap. X .
[68] Voir le charmant volume publié en 1894 chez Calmann Lévy par le comte de Croze : Le chevalier de Boufflers et la comtesse de Sabran , et aussi les articles du même dans le Correspondant .
[69] Voir la Cour de Lunéville , p. 215.
[70] François-Xavier Auguste, né à Dresde, le 25 août 1730. Le Roi le nomma lieutenant-général et le plaça à la tête d'un corps de 10,000 Saxons. En 1771, le prince se fixa en France, où il acheta le château de Pont-sur-Seine. Il prit alors le nom de comte de Lusace. Chassé par la Révolution en 1790, il mourut à Zabelitz, le 21 juin 1806.
[71] M. Borwslaski avait cinq frères et sœurs; deux étaient également nains, mais remarquables par leur intelligence et leur gentillesse. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-dix-huit ans, en 1837. Il s'était marié et avait eu deux enfants.
[72] Bébé avait 33 pouces, c'est-à-dire 89 cent. 5 et Borwslaski 28 pouces, c'est-à-dire 75 cent. 6.
[73] Louise-Élisabeth Dufréne était née le 3 février 1738, à Lunéville. Son père était maître d'hôtel du roi de Pologne et lieutenant des chasses. Louise fut élevée dans une grande intimité avec les enfants du chancelier de la Galaizière. Elle épousa, le 24 mai 1761, «noble» Jean Durival, secrétaire greffier des conseils du Roi. C'est par erreur que dans le premier volume de cet ouvrage nous avons fait figurer Mme Durival à la Cour en 1747; elle n'y fit son entrée qu'en 1757.
[74] Anecdotes touloises, Bib. Nat. Mss. n. acq. franç. 4502.
[75] Bibl. de Nancy.— Inédite.
[76] C'était en décembre 1751 que le titre de Bienfaisant avait été donné à Stanislas.
[77] Voyez le Dictionnaire philosophique au mot Chine.
[78] Voltaire, dans son Essai sur les mœurs , dit qu'Aurengzeb mourut à cent trois ans. Muley-Ismaël, dont il porte la vie à plus de cent années, n'en a vécu que quatre-vingt et une.
[79] La comédie des Philosophes ne fut imprimée qu'en 1762. Le 9 juin, Palissot écrivait au duc de Choiseul en lui envoyant sa comédie: «J'espère qu'on la lira mieux qu'elle n'a été écoutée; j'ai voulu être l'Aristophane de la France et donner une comédie athénienne. Mon but est de corriger le caractère de la nation, altéré par l'habitude des rêveries philosophiques et par une tournure anglaise qui, n'étant pas naturelle à notre sol, ne peut y produire que des monstres.»
Palissot publia quelque temps après la Dunciade : «Dunciade, dit-il, dérive du mot anglais dunce , qui signifie un sot, un stupide, un hébété», et à la tête de la bande des hébétés il plaçait Marmontel, Thomas, Diderot, Raynald. Le même auteur provoqua encore un scandale effroyable en 1775 avec sa pièce des Courtisanes , que tout le parti dévot soutenait avec rage.
[80] Morellet, né à Lyon le 10 mars 1727, mourut à Paris le 12 janvier 1819. Il fut nommé à l'Académie française par l'influence du parti philosophique.
[81] Libertin s'employait autrefois dans le sens de «libre-penseur».
[82] Un des membres de l'Académie.
[83] Il était interdit en séance publique de faire une lecture ou de prononcer un discours qui n'avaient pas été soumis d'avance à la Société.
[84] Confesseur polonais de la Reine.
[85] Louis Bruno de Boisgelin, né en novembre 1734, était entré comme enseigne au régiment des gardes, en novembre 1748; il fut nommé mestre de camp en octobre 1758.
Les titres du fiancé étaient:
«Très haut et très puissant seigneur Louis-Bruno du Boisgelin de Cucé, chevalier seigneur de Lesturgant, de Kerhuluc, de Bothmar, du Perso, du Lié, de Bogar, du Trechef, du Kerisoet, de Taloet, Keridec et autres lieux.»
[86] Le 24 février 1761, un arrêt du Conseil confirmait la concession faite à M. de Boisgelin.
[87] M. de Boisgelin avait acheté sa charge pour la somme de 640,000 l., dont il ne possédait pas le premier sol.
Il avait dû payer en prêtant serment entre les mains du Roi, 6,000 l. et aux notaires, pour les sommes qu'il lui avait fallu emprunter, 10,350 l. Il devait donc 656,350 l.
Les appointements de sa charge étant de 15,785 l., il était obligé d'ajouter de sa poche, tous les ans, 17,015 l. pour payer les intérêts de ses emprunts.
Pour comble de disgrâce, sa charge ne lui rapporta rien pendant les trois premières années, et il dut encore emprunter 90,000 l.
[88] Cela ne l'empêcha pas d'être nommé brigadier en 1769 et maréchal de camp en 1780.
[89] Claude Drouas de Boussey (1712-1773), évêque de Toul en 1754.
[90] Le maréchal de Beauvau.
[91] Arthur Richard Dillon (1721-1806), évêque d'Évreux en 1753, archevêque de Toulouse en 1758 et de Narbonne en 1762.
[92] Étienne-Charles de Loménie de Brienne (1724-1794).
[93] Le duc de Lauzun et la Cour de Louis XV , chap. XXII .
[94] Toutes les lettres de Boufflers citées dans ce chapitre nous ont été gracieusement communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.
[95] Le Mercure voulut reproduire ce conte qui avait tant de succès, mais il crut devoir l'épurer à l'usage de ses lecteurs. Grimm écrit à ce propos: «Si vous voulez voir un chef-d'œuvre de bêtise et d'impertinence, il faut lire ce conte tel qu'il a été inséré dans le dernier Mercure . L'auteur de ce journal a voulu rendre ce conte décent, mais décent à pouvoir être lu pour l'édification des séminaires où il a été composé et des couvents de religieuses. Les changements auquel ce projet l'a obligé à chaque ligne sont, pour la platitude et la bêtise, une chose unique en son genre.»
Aline, reine de Golconde , fut plus tard mise à la scène et jouée comme opéra; Sedaine en composa les vers et Monsigny la musique.
[96] Voir le Duc de Lauzun , chap. IX .
[97] Inédite. Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.
[98] Voir la Cour de Lunéville , chap. XVIII .
[99] Cet hôpital était desservi par les sœurs de la Charité connues en Lorraine sous le nom de sœurs de Saint-Charles.
[100] Plus tard, après 1770, on se servit pour couvrir les maisons de lave ou pierre plate qu'on trouvait sur les hauteurs à 2 ou 3 pieds de profondeur.
[101] Un des gentilshommes de la Chambre.
[102] Apologie de l'Institut des Jésuites , 1762, 3 vol. in-12.
[103] Marie Leczinska avait toujours eu pour confesseur un jésuite polonais. Depuis 1756, c'était le P. Bieganski qui remplissait ces fonctions. Malgré les édits du Parlement, la famille royale conserva au château de Versailles les jésuites qui possédaient sa confiance. Mais après l'édit de 1764, Louis XV n'osa plus les disputer au Parlement. La Reine, cependant, put garder près d'elle deux jésuites polonais, dont la présence, disait-elle, était nécessaire à la paix de sa conscience; mais ils durent prendre le costume des simples ecclésiastiques; ils demeurèrent à la Cour jusqu'à la mort de Marie Leczinska.
[104] La «belle mignonne» était le crâne de Ninon de Lenclos, que la Reine illuminait intérieurement et parait de rubans et de fanfreluches pour mieux se pénétrer de la vanité des choses humaines.
[105] Plombières ancien et moderne , par Jean Parisot . Paris, Champion, 1905.
[106] L'abbesse était la princesse Charlotte. La princesse Christine de Saxe lui succéda en 1773; elle eut elle-même pour coadjutrice la comtesse de Brionne, de la maison de Lorraine.
[107] Vie de la princesse de Poix par la vicomtesse de Noailles . Paris, Lahure, 1855.
[108] Inédite. Collection G. Maugras.
[109] Voir la Cour de Lunéville , chap. I .
[110] François mourut l'année suivante, en 1765; son fils fut nommé empereur sous le nom de Joseph II. Il succéda à Marie-Thérèse en 1780.
[111] Fils de Mme du Châtelet. Il était ambassadeur de France à Vienne.
[112] Diane-Adélaïde de Rochechouart-Faudoas, marquise du Châtelet.
[113] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.
[114] Haller (Albert de), né à Berne en 1708, mort en 1777, fut aussi célèbre comme médecin que comme botaniste et physiologiste. Sollicité de toutes parts par les gouvernements étrangers, il allait peut-être quitter sa patrie, lorsque le Sénat de Berne rendit un décret qui déclarait Haller en réquisition perpétuelle pour le service de la République, et créait une charge spéciale pour lui.
[115] Rönnow (Casten), né en Suède, le 15 février 1700. Il s'attacha à Stanislas en 1735, pendant son séjour à Kœnigsberg, et il ne le quitta plus jusqu'à sa mort.
[116] Le squelette de Bébé existe encore au Muséum.
[117] Toutes les lettres du Roi portent en tête une croix. Tous ses écrits sont précédés des initiales de ces mots: Ad Majorem Dei gloriam beatæque Mariæ semper Virginis honorem .
[118] Stanislas possédait un trictrac en bois de grenadine, avec seize dames noires et seize blanches; le couvercle servait en même temps d échiquier. Le Roi le légua à Panpan.
[119] Lallement , Société d'archéologie lorraine , année 1862.
[120] Le roi appelait toujours ainsi les Conigliano.
[121] Joly , le Château de Lunéville .
[122] On se rappelle que les chevaux de guerre du chevalier s'appelaient l'un le Prince Ferdinand , l'autre le Prince héréditaire .
[123] Inédite , communiquée par le comte de Croze-Lemercier.
[124] Joly , le Château de Lunéville .
[125] Après l'autopsie, les entrailles du Roi furent renfermées dans une caisse de plomb et déposées à l'église paroissiale de Lunéville, dans un monument en forme d'urne. En 1793 le monument fut brisé, la caisse de plomb convertie en balles et les restes qu'elle contenait dispersés. Ce n'est qu'en 1859 que le monument fut restauré.
[126] Le monument de Stanislas est placé dans l'église de Bon-Secours, du côté de l'Épître, vis-à-vis le mausolée de la reine de Pologne. Ce dernier représente un ange conduisant la princesse à l'immortalité. Il est de toute beauté.
Le mausolée du Roi est d'un travail moins délicat. La statue du prince est assise sur une urne, laquelle est appuyée contre une grande pyramide.
[127] En 1793, le caveau de Stanislas fut profané, les cercueils qu'il contenait brisés et les ossements dispersés. Ce n'est qu'en 1803 que l'administration municipale fit ouvrir le caveau et recueillir dans un même cercueil les ossements qui gisaient épars; c'étaient ceux du Roi et de la Reine de Pologne, du duc et de la duchesse Ossolinski; il y avait aussi le cœur de Marie Leczinska qui, suivant son désir, avait été déposé, après sa mort, dans le caveau.
[128] Voir appendice, n o III, le testament du Roi.
[129] Voir appendice, n os IV, V, VI.
[130] Comme cette infinité de legs devait absorber des sommes considérables, il avait eu la précaution de déposer de son vivant 940,000 livres au trésor royal de France pour subvenir aux dispositions de son testament, et le Roi, «son très cher frère et gendre», s'était engagé à les faire payer au moment de son décès à ses exécuteurs testamentaires.
[131] A la mort de Stanislas on trouva dans sa cassette 580,000 livres; dans le tiroir de sa table 1,200 livres.
[132] Archives Nationales, K 1188.
[133] Cet état est tout entier de la main du Roi de Pologne.
CHAPITRE PREMIER
1750 |
|
---|---|
La Cour de Lunéville en 1750.—Le Carnaval.—Fête à la Mission .—La société de Mme de Boufflers.—Le comte de Bercheny et sa famille | 1 |
CHAPITRE II
1750-1751 |
|
Arrivée du comte de Tressan en Lorraine.—Il s'éprend de la marquise de Boufflers.—Panpan devient son confident.—Il reçoit le Roi de Pologne à Toul | 23 |
CHAPITRE III
1750-1751 |
|
Mort de la princesse de la Roche-sur-Yon.—Mort du marquis de Boufflers.—Fondation de l'Académie de Nancy.—Rôle prépondérant joué par Tressan.—Panpan est nommé académicien.—Correspondance de Voltaire et de Panpan | 47 |
CHAPITRE IV
1750-1752 |
|
Passion de Tressan pour Mme de Boufflers.—Correspondance avec Panpan | 68 458 |
CHAPITRE V
1740-1753 |
|
Mme de Graffigny à Paris.— Cénie. — Les engagements indiscrets | 83 |
CHAPITRE VI
1753 |
|
Correspondance de Tressan.—Passion désordonnée pour Mme de Boufflers | 96 |
CHAPITRE VII
1754 |
|
Naissance de Mlle de Tressan.—Mort du prince de Craon.—Voltaire en Alsace et en Suisse | 110 |
CHAPITRE VIII
1755 |
|
Incendie du château de Lunéville.—Inauguration de la Place Royale et de la statue de Louis XV.—Discours de Tressan.—Le Cercle de Palissot | 129 |
CHAPITRE IX
1756-1759 |
|
Correspondance de Voltaire avec Tressan | 153 |
CHAPITRE X
1756-1758 |
|
Séjour de Mme de Boufflers à Versailles.—Mort de Mme de Graffigny | 175 |
CHAPITRE XI 1757-1759 | |
Difficultés politiques en Lorraine | 191 459 |
CHAPITRE XII | |
Les voyages du Roi à Versailles | 203 |
CHAPITRE XIII
1756-1760 |
|
Les enfants de la marquise de Boufflers | 217 |
CHAPITRE XIV
1758-1760 |
|
La vie de la Cour.—Les représentations dramatiques.—Passage du prince Xavier de Saxe.—Arrivée du nain Borwslaski.—Chagrin de Bébé.—Les réunions chez la marquise de Boufflers. Mme Durival.—Galanteries de Panpan.—Fâcheuse aventure de Mlle Alliot | 234 |
CHAPITRE XV
1759-1760 |
|
Tressan est nommé gouverneur de Bitche.—Voltaire envoie au Roi de Pologne l' Histoire de Charles XII .—Le Roi riposte par son ouvrage: L'Incrédulité combattue par le bon sens | 248 |
CHAPITRE XVI
1760-1761 |
|
La Comédie des Philosophes de Palissot.—Querelles à l'Académie de Nancy | 265 |
CHAPITRE XVII
1760 |
|
Mariage de Mlle de Boufflers avec le comte de Boisgelin.—Chagrin de Tressan | 274 |
CHAPITRE XVIII
1760-1762 |
|
Départ de l'abbé de Boufflers pour le séminaire.—Son chagrin.—La langue fourrée.—Mauvaises plaisanteries du jeune abbé.— Aline, reine de Golconde | 286 460 |
CHAPITRE XIX
1760-1762 |
|
L'abbé quitte la soutane et devient capitaine de hussards.—Il fait campagne.—Son retour à la Cour de Lorraine | 305 |
CHAPITRE XX
1761 |
|
Le régiment des gardes françaises passe à Lunéville.—Voyage de Mesdames à Plombières.—Plombières au dix-huitième siècle.—Réjouissances en l'honneur des princesses | 320 |
CHAPITRE XXI
1762 |
|
L'ordre des Jésuites est menacé.—Stanislas appelle Cerutti à Nancy.—Exil des Jésuites.—Chagrin de Marie Leczinska et de son père.—Mesdames viennent encore faire une saison à Plombières.—Arrivée de Christine de Saxe.—Projets de mariage.—Fêtes à Plombières et à Lunéville.—Incendie du kiosque.—Fêtes à Nancy.—Retour à Plombières | 336 |
CHAPITRE XXII
1763-1764 |
|
Mort de la princesse de Beauvau.—Mariage du prince avec madame de Clermont.—Stanislas publie les œuvres du philosophe bienfaisant .—Mort d'Auguste III.—Le chevalier de Boufflers va complimenter la princesse Christine.—Ses vers à cette occasion.—Il va assister au sacre de l'Empereur à Francfort | 353 |
CHAPITRE XXIII
1764 |
|
Voyage du chevalier de Boufflers en Suisse | 369 |
CHAPITRE XXIV
1764-1765 |
|
Séjour du chevalier de Boufflers à Ferney | 382 461 |
CHAPITRE XXV
1763-1765 |
|
Mort de Bébé.—Brouille du Roi avec le père de Menoux.—Installation de Tressan à la cour de Lorraine.—Les dernières années du Roi.—Sa tristesse.—Ses amusements: la chasse, la pêche, le trictrac.—Le jeu à la Cour.—Le faro.—Les plaisanteries du roi.—Visites de Le Kain et de la princesse Christine.—La fête du Roi.—L'Académie de Nancy | 396 |
CHAPITRE XXVI
1766 |
|
Séjour de Marie Leczinska à Commercy.—Mort du Dauphin.—Chagrin de Stanislas.—Cérémonie funèbre à la Primatiale de Nancy.—Accident arrivé à Stanislas.—Ses souffrances.—Sa mort.—M. de la Galaizière s'empare des deux duchés au nom de la France.—Testament du Roi | 420 |
Appendice | 443 |
Table | 455 |
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C
ie
Rue Garancière, 8