The Project Gutenberg eBook of Un cœur virginal

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Title : Un cœur virginal

Author : Remy de Gourmont

Release date : December 19, 2013 [eBook #44467]
Most recently updated: April 3, 2024

Language : French

Credits : Produced by Marc D'Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CŒUR VIRGINAL ***

UN CŒUR VIRGINAL

ROMAN

par

REMY DE GOURMONT

ONZIEME EDITION
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMXX

Table


A

OCTAVE UZANNE


PRÉFACE

L'auteur avait pensé à qualifier ce livre: Roman sans hypocrisie; mais il a réfléchi que ces mots paraîtraient malséants, l'hypocrisie étant de plus en plus à la mode.

Il songea ensuite à: Roman physiologique; c'était encore pire, parce temps de grands convertis, où la grâce d'en haut purifie si à propos les petites passions humaines.

Ces deux sous-titres écartés, il ne restait rien; alors il n'a rien mis.

Roman, c'est un roman. Et ce ne serait que cela, si l'on n'avait tenté, par une analyse sans scrupules, d'y dévoiler, si l'on peut dire, les dessous d'un «cœur virginal», d'y montrer que l'innocence a ses instincts, ses besoins, ses obéissances physiologiques.

Une jeune fille n'est pas seulement un jeune cœur, c'est un jeune corps humain tout entier.

Tel est le sujet de ce roman, qu'il faut bien, tout de même, appeler «physiologique».

10 octobre 1906.


I.

Appuyée au mur de la vieille terrasse en ruine, envahie par les herbes, les acacias elles ronces, la jeune fille mangeait des mûres. Elle montra, en riant, ses mains devenues violettes. M. Hervart releva la tête et dit:

—Vous avez aussi des moustaches. C'est très drôle.

—Mais je ne veux pas être drôle.

Elle alla vers le ruisseau voisin, où elle trempa son mouchoir pour se laver les lèvres.

Les yeux retombés sur sa loupe, M. Hervart continua d'examiner la fleur de marguerite, où deux lygées écarlates, étroitement unis, ne faisaient plus qu'un seul insecte. Endormis dans un amour profond, ils ne semblaient encore vivre que par le frémissement léger de leurs longues antennes. La femelle avait enfoncé sa trompe aiguë dans la fleur et le mâle, avec la sienne, semblait pomper de la volupté dans le col immobile de sa compagne. M. Hervart aurait bien voulu assister à la fin de cet entretien passionné, mais cela pouvait durer des heures encore; il se découragea.

«Je sais d'ailleurs, songeait-il, que le mâle ne meurt pas immédiatement et au aussitôt dégagé il trotte, en quête de nourriture. J'aurais voulu voir le mécanisme de la désunion. Le hasard me donnera cela. Que l'on observe les bêtes ou les hommes, il faut compter sur le hasard. Il y a aussi les longues persévérances....»

Après un mouvement de tète qui voulait dire, sans doute, que les longues persévérances n'étaient pas son fait, il déposa doucement la fleur et ses amoureux sur le rebord de la terrasse. C'est alors qu'il s'aperçut enfin que Rose n'était plus là.

«Je l'aurai fâchée avec ma plaisanterie. C'était faux, d'ailleurs. Mais il y a des moments où cette enfant m'énerve avec son air de désirer des caresses. Et si je mettais seulement la main sur son épaule, elle me giflerait. C'est un être singulier. Toutes les femmes sont des êtres singuliers et, entre toutes, les jeunes filles....»

Essuyant sa loupe avec soin, il enjamba le ruisseau et entra dans le bois.


M. Hervart avait une quarantaine d'années. Assez grand et mince, il restait parfois un peu voûté, quand la curiosité l'avait tenu penché trop longtemps. Quoique un de ses yeux fût comme rétréci par l'usage du microscope, il avait le regard vif et net. Son visage clair, à la barbe blonde taillée en pointe, était agréable, sans attirer l'attention; et, s'il l'avait attirée, il ne la fixait pas.

Conservateur de la sculpture grecque, au musée du Louvre, il s'intéressait fort peu à la froide beauté des marbres et, moins encore, à l'archéologie. Il aimait la vie et partageait ses jours entre les femmes et les bêtes. Les mœurs des insectes le passionnaient. On le voyait souvent au Jardin des Plantes ou, plus souvent qu'à son bureau, sur le quai voisin, chez les marchands de bestioles. Le soir il courait le monde, à travers tous les mondes. Quand le milieu était favorable, il se donnait volontiers pour ancêtre M. d'Hervart, dont la femme aima La Fontaine. Ailleurs il disait que ses fonctions seules l'avaient empêché de se faire un nom comme naturaliste. Mais, selon l'opinion commune, M. Hervart n'était, en toutes choses, qu'un amateur très intelligent, gâté par beaucoup d'indolence.

Il venait tous les deux ou trois ans passer quelques semaines chez M. Desbois, son ami, ancien sculpteur industriel, au manoir de Robinvast, près de Cherbourg. M. Desbois s'était récemment anobli au moyen d'un y et de quelques autres menus changements. Quand M. des Boys parut au monde, Hervart n'eut pas l'air de s'apercevoir de la métamorphose. On l'aima davantage. Très occupée de cuisine et de pâtisserie, M me des Boys s'empressait jusqu'à l'excès, quand M. Hervart était là.

Un peu bête, jadis sentimentale et pleine de romances, M me des Boys avait voulu que l'on appelât sa fille, Rose, et cela aurait formé un nom ridicule si Rose eût été une fille à tolérer deux fois un sot compliment. Quoique rieuse et douce, d'ordinaire, elle était capable de froideurs terribles et d'inattentions cruelles. Ses parents l'adoraient et la redoutaient. On lui laissait faire sa volonté. Elle avait vingt ans.

M. Hervart, cependant, cherchait Rose. Il n'osait l'appeler, ne sachant quel mot choisir. Dans la conversation il disait: Vous; devant des étrangers: Mademoiselle; en lui-même: Rose.

«Elle était bien plus agréable, il y a deux ans. Elle m'écoutait. Elle m'obéissait. Elle me capturait des insectes. Maintenant, c'est le moment de la crise. Si nous étions des lygées....»

Mais il se reprit:

«Qu'elles soient des femmes, qu'elles soient des bestioles, l'amour, pour elles, est toute la vie. Les lygées vont mourir, leur œuvre accomplie, et les femmes commencent à mourir à l'heure de leur premier baiser.... Elles commencent aussi à vivre. C'est beau, le spectacle de ces jeunes filles qui veulent vivre, qui veulent remplir leur destinée, et qui ne savent pas, et qui cherchent, avec des sanglots, leur chemin dans la nuit.... Je vais la trouver pleurant.»

Rose achevait d'essuyer ses yeux. Ils étaient bleus, quand elle était triste, et un peu verts, quand elle était gaie.

—Vous avez pleuré? Vous vous êtes piquée en passant à travers les houx? Moi aussi.

—Je ne pleurerais pas pour cela. Mais qui vous dit que j'aie pleuré? J'ai eu un moucheron dans l'œil. Regardez, je n'en ai qu'un de rouge.

Mais, au lieu de lever la tête, elle la baissa, s'amusant à cueillir des fleurettes.

—Puis-je m'asseoir près de vous?

—En voilà une question!

—C'est parce que votre robe tient toute la place.

-Eh bien, bousculez ma robe.

M. Hervart rejeta sur les genoux de Rose le pan de robe qui s'étalait et il s'assit sur le vieux banc, avec une certaine précaution, car il le savait peu solide. Redevenu romantique, avec la fortune et la noblesse, M. des Boys entretenait son domaine à l'état vétusté et sauvage; sauf les pièces habitées et le potager, il n'y avait guère, en sa maison et aux alentours, que des murs salpêtres, des planchers pourris, des bancs moussus, d'inextricables buissons de ronces. Le lierre mangeait tous les murs, grimpait à tous les arbres. Près du ruisseau, une vieille tour semblait une cascade de verdure, dont les flots de lierre rejaillissaient jusque sur le dôme d'un vieux chêne aux bras morts se dressant comme des fourches. C'était assez beau. Les des Boys ne sortaient jamais que pour montrer à un étranger le spectacle de leur forêt vierge (ou visiter parfois les châteaux et les sites de la Hague). M. des Boys faisait de la peinture.


C'était le matin. Le bois était frais, encore humide. Le soleil, à travers les branches enlacées des hêtres, dessinait des fleurs sur le feuillage rigide des houx. Un petit marronnier, poussé tout de travers, tendait vers la lumière sa tête contournée. Il y avait tout près un cerisier sauvage où les moineaux se jetaient, inquiets, avec des cris. Un geai passa, faisant un éclair bleu. Le vent, se glissant sous les arbres, courba les fougères, qui changeaient de couleur. Une abeille blessée tomba sur la robe de Rose.

—Tiens, pauvre abeille, elle a une aile démanchée. Je vais essayer de la guérir.

—Prenez garde, dit M. Hervart, elle va vous piquer. Les animaux ne soupçonnent jamais qu'on veuille leur faire du bien. Pour eux, il n'y a que des ennemis.

—Vous avez raison, répondit Rose, en secouant l'abeille. Vos lygées la mangeront. Cela finira son malheur. Il n'y a que des ennemis.

Rose avait parlé d'un ton si amer que M. Hervart en fut inquiet. Il approcha son visage de celui de la jeune fille, autant que le permettait un grand chapeau de bergère, lui disant tout bas:

—Vous avez du chagrin?

Comme les femmes savent faire les choses à propos! Le grand chapeau disparut soudain, lancé comme avec dépit, et au même moment une tète blonde, ébouriffée, pâle et charmante, tomba sur l'épaule de M. Hervart.

Ce fut une minute émouvante. L'homme, troublé, passa son bras autour de la taille de la jeune fille. Sa main saisit une petite main qui s'abandonna. Il n'eut qu'à tourner et à pencher un peu la tète pour baiser, tout près des cheveux, un front blanc, moite de fièvre. Il sentit alors un abandon plus volontaire; la main qu'il tenait serra la sienne.

Un mouvement brusque de Rose les sépara. Elle regardait franchement M. Hervart, disant, la figure tendrement épanouie:

—Je n'ai plus de chagrin.

Elle se leva. Ils s'en allèrent à travers le bois, échangeant d'une voix douce d'insignifiantes paroles. Chaque fois que leurs regards se rencontraient, c'était dans un sourire. Ils touchaient des fleurs, des feuilles, de simples morceaux de bois mort, pour avoir l'occasion de se frôler les doigts. Arrivés à une clairière, ils laissèrent, marchant côte à côte, pendre intérieurement leurs bras et bientôt leurs mains se joignirent.

Il y eut un silence très long et très agréable. Mais chacun, cependant, avait des pensées particulières.

«Evidemment, se disait M. Hervart, si j'ai un peu de raison, je vais reprendre le train qui m'amena. D'abord, aller à Cherbourg, expédier un télégramme qui m'en fera recevoir un autre, par lequel je serai rappelé. C'est ennuyeux. Je me plaisais tant ici! A qui m'adresser? A Gratienne? Par une lettre alors, pour inventer une histoire. Cela ne sera pas plus grave dans trois ou quatre jours. Je connais les jeunes filles; le temps n'existe pas pour elles; elles vivent dans l'absolu. Tant qu'il n'y aura pas de jalousie, et comment y en aurait-il? je serai tranquille. Elle est bien charmante, Rose. Dieu! que je suis ému! Mais je dois être raisonnable. Je donnerai rendez-vous à Gratienne à Grandcamp. Elle a envie de Grandcamp, à cause d'un roman qu'elle a lu, qui se passait là. Puis, il y a les roches. Moi, ça m'est égal, pourvu que je m'en aille....»

—A quoi pensez-vous, mon ami?

—Vous le demandez, mon enfant?

Une pression plus forte de la petite main témoigna que la réponse avait été comprise. Le silence recommença.

«Gratienne? Elle est en train de me tromper, en ce moment! Aussi, laisser une femme toute seule à Paris, au mois de juillet! «Je ne m'ennuie pas un instant. Je dîne tous les jours chez M me Fleury, qui est bien contente de m'avoir. Le 25. nous partons pour Honfleur. Il faudra venir nous voir.» Elle croit que Honfleur est tout près de Cherbourg. «Je ne m'ennuie pas un instant....» Allons, quand les femmes sont claires, c'est qu'elles n'ont rien à cacher.... Au contraire, c'est une de leurs ruses....»

—Eh bien, mon enfant, tout à fait fini le gros chagrin?

—Je suis heureuse, répondit Rose.

Un regard de ses grands yeux limpides confirma ces paroles solennelles. M. Hervart fut encore plus troublé qu'au moment de l'abandon. L'idée qu'il faisait le bonheur de cette enfant lui donnait beaucoup d'orgueil.

«Autant ne pas déranger Gratienne. Elle est très soupçonneuse. A qui m'adresser, en ce cas? Mes collègues? Non, je n'ai pas d'intimité. Gauvain, le marchand d'animaux? Cela serait humiliant. Ah! que je m'ennuie. Laissons cela, je verrai plus tard. Qu'y a-t-il, après tout? Un peu d'amitié tendre. Rose vit tellement solitaire! Pourquoi lui ôter cette joie innocente de jouer au sentiment avec moi? Plaisirs d'été....»

—Oh! dit Rose, voilà un bupreste. Qu'il est beau!

Mais la magnifique bête, cuirassée d'or et de saphyr, disparut sous les feuilles mortes. Ils n'y pensèrent plus. Rose avait bien d'autres idées.

Elle se sentait remplie d'une tendresse fière.

«Je ne m'appartiens plus.... C'est très émouvant.... Que va-t-il se passer?... Il m'embrassera sur les yeux, certainement.... Comment résister, puisque je lui appartiens?»

Elle leva la tète, regarda M. Hervart. Ses yeux se donnaient. Elle les ferma, sans changer d'attitude. Un baiser effleura ses paupières douces.

«Il fait tout ce que je crois qu'il va faire. Est-ce lui qui lit dans ma pensée, ou moi dans la sienne?...»

M. Hervart, cependant, cherchait des phrases galantes ou sentimentales, et n'en trouvait pas.

«Je pourrais louer ses cheveux châtains à reflets dorés, dire qu'ils sont fins et soyeux. Mais le sont-ils? Et puis, c'est peut-être prématuré. Louer quoi: sa bouche? Elle est un peu grande. Son nez? Il est un peu busqué. Son teint? Est-ce un compliment de dire qu'il est pâle et mat? Ses yeux? Cela aurait l'air d'une allusion. Ils sont jolis, ses yeux changeants....»

Il avait cueilli au passage un brin d'herbe. Il le regarda. Des petits points noirs y couraient.

—C'est ennuyeux, dit M. Hervart, que j'aie oublié mon microscope.

—J'en ai un, vous savez. Seulement le miroir est cassé. Il faudrait l'envoyer à Cherbourg.

—Ne pourrait-on pas y aller soi-même?

—Si vous voulez.

—Cela ne vous ferait donc pas plaisir, Rose? Elle fut si contente d'être appelée ainsi qu'elle fut un moment sans répondre; puis elle dit, toute rougissante:

—C'est que je ne sors presque jamais; je n'y pense pas. Vous savez bien que cela me plaira beaucoup de sortir avec vous.

Elle ajouta, d'un ton d'enfant gâtée:

—Je vais prévenir mon père. Nous irons après déjeuner.

M. Hervart considéra encore une fois son indéchiffrable brin d'herbe.

—J'ai, dit-il, une bonne adresse: Lepoultel, opticien de la marine. Connaissez-vous? C'est un ami de Gauvain....

—Le marchand de bêtes?

—Comment, vous avez retenu cela?

—Je retiens tout ce que vous me dites, répondit Rose, très sérieuse.

M. Hervart fut flatté. Il songea aussi que cette petite fille sentimentale pouvait fort bien faire une femme très sage et très pratique. Sa vie singulière lui apparut en une vision rapide. Il revit quelques-unes de ses maîtresses fugitives. Il vit Gratienne, qu'il connaissait depuis six mois et qu'il ne retrouverait peut-être pas à son retour. A cette idée, M Hervart fronça le sourcil. En même temps l'étreinte de ses doigts se desserra.

Rose le regarda:

—A quoi pensez-vous?

«Encore! se dit M. Hervart. Oh! Cette éternelle question des femmes! Comme si on y répondait jamais!... Voici ma réponse.»

Ayant inspecté les nuages, il proféra:

—Je crois qu'il pleuvra tantôt.

—Oh! non, dit Rose, je ne crois pas, le vent est de suèt....

Elle ajouta bien vite, consciente de son provincialisme:

—Comme disent les gens du pays.

—Cela signifie?

—Sud-est.

Peu curieux des formes dialectales du langage, M. Hervart reprit, avec un peu de méchanceté et avec cette infatuation propre aux Parisiens.

—C'est un vilain mot. Il faut dire: sud-est. Vous en êtes, du pays!

—Moquez-vous. Cela m'est égal, maintenant, dit Rose. Du pays, mon père en est, ma mère en est. Je n'y suis pas née, mais j'en suis aussi. J'en suis comme les arbres, comme l'herbe, comme toutes les bêtes. Oui, j'en suis!

Et elle relevait la tête, avec fierté.

—Mais j'en suis aussi, dit M. Hervart.

—Oui, et vous ne l'aimez plus.

—Je l'aime, puisqu'il vous a produite et puisque vous l'aimez.

Enchanté d'avoir trouvé cette fadeur, M. Hervart courut, son chapeau à la main, vers un papillon; mais il le manqua.

—C'est plus difficile à prendre que des baisers, dit Rose, avec un peu d'ironie.

M. Hervart se demanda, interloqué:

«Ne serait-elle que sensuelle?»

Mais Rose était bien incapable de séparer son être en deux parties. Sa personne lui donnait un sentiment de parfaite unité. Son mot était un mot de conversation. Elle n'était pas sans esprit.

Cependant M. Hervart médita longtemps sur ce mystère, et il édifiait des théories perverses sur la précocité des jeunes filles.

Bientôt, il eut honte de ses divagations.

«Les femmes sont complexes, pas plus que les hommes, certainement, mais d'une complexité que les hommes ne peuvent comprendre. Elles-mêmes ne se comprennent pas, et d'ailleurs n'en ont nul souci. Elles sentent, et cela leur suffit très bien à se conduire dans la vie, et même à dénouer des embarras où les hommes se montrent incapables. Il faut agir à leur égard comme elles mêmes. C'est par le sentiment seul qu'on peut les rejoindre. Il n'y a qu'une manière de comprendre les femmes, c'est de les aimer.... Pourquoi ne dis-je pas cela tout haut? Elle serait amusée et trouverait peut-être de jolies choses à répondre....»

Mais, sans être timide, M. Hervart se troublait à entendre le son de sa propre voix. Aussi ne proférait il le plus souvent que des phrases courtes. Elle reprit la main de son ami. Ce langage paraissait lui convenir et M. Hervart s'en accommodait, encore qu'il jugeât un peu puérils ces épanchements manuels.

Il songea encore:

«Mais rien n'est puéril en amour....»

Ce mot, qu'il ne prononça pas, même intérieurement, mais qu'il vit, écrit comme de sa main sur une feuille de papier, ce mot l'épouvanta. Il abonda en protestations secrètes:

«Mais il ne s'agit pas d'amour. Elle ne m'aime pas. Je ne l'aime pas. C'est un jeu. L'enfant m'a rendu enfant comme elle....

Il voulait ne plus penser, mais cela continuait:

«Jeu dangereux.... Je n'aurais pas dû baiser ses yeux ... Son front, passe encore, cela est paternel.... La laisser s'appuyer sur mon épaule? Comment faire?....»

Il dut convenir ensuite que c'était lui le coupable. Sans y penser, poussé par son instinct d'homme, depuis son arrivée, depuis quinze jours, tout en continuant, d'apparence, à la traiter comme une enfant, il lui avait fait une cour muette. A chaque instant, il la regardait, lui souriait, cependant que ses paroles étaient graves. Se sentant l'objet d'une attention perpétuelle, Rose avait cru qu'on voulait la conquérir, et elle s'était laissé prendre. M. Hervart croyait trop bien connaître la psychologie féminine pour admettre que la jeune fille eût fait délibérément le premier pas vers lui. Il se sentait tout pareil à un chasseur distrait qui, oublieux de son coup de fusil, trouverait une perdrix dans son carnier.

«Cette surprise est agréable, songeait-il. Elle est même beaucoup trop agréable.»


II

Il faisait déjà chaud. Ils s'assirent à l'ombre, sur un tronc d'arbre. De grosses fourmis innocentes le parcouraient, mais M. Hervart ne s'intéressait plus beaucoup à l'entomologie. Ils regardaient distraitement les petites bêtes affairées, coupant et recoupant leurs voies.

«Savent-elles ce qu'elles font? Et moi, est-ce que je sais ce que je fais? Une sensation les guide. Et moi? Elles vont ici, parce qu'elles ont cru voir ou senti une proie. Et, moi? Oh! moi, je voudrais bien fuir ma proie. Moi, je raisonne, moi je délibère.... Oui, je délibère, ou, du moins, j'essaie.»

Il leva la tête vers la jeune fille. Rose arrachait des clochettes aux hampes des digitales et les faisait claquer dans la paume de sa main. Elle était sérieuse. M. Hervart put la regarder sans la distraire de son rêve.

L'ensemble était joli, à la fois doux et sauvage. Les traits, gardant encore quelque chose de puéril, s'accentuaient. C'était une femme. Quelle bouche ronge et voluptueuse! M. Hervart se surprit à songer qu'elle donnerait d'excellents baisers. Et quel fruit à mordre, ferme et plein de suc! Rose poussa un soupir et une grosse vague gonfla son corsage blanc; tout le jeune buste avait semblé s'épanouir. M. Hervart eut la vision d'une blancheur rosée, tendre et vivante: il la désirait comme un enfant désire la pèche qu'il aperçoit au mur sous ses longues feuilles. Il se complut dans ce désir. C'est ainsi qu'il avait songé parfois devant la Jeune Femme du Titien. L'obstacle était aussi fort. Rose était pour lui une chimère.

«N'importe, se disait-il, je l'ai désirée, et cela n'est pas sage.... Eh! si je l'aimais, je n'aurais pas eu une telle vision, en ce moment. Donc, je ne l'aime pas. Heureusement!»

Rose ne pensait à rien. Elle se laissait regarder. Ayant été vue, elle eut un sourire très doux, nuancé d'un peu de confusion. Par contraste, elle éclata de rire, soudain et, les mains retenues aux nœuds de l'arbre, se pencha en arrière. Son chapeau tomba, ses cheveux se dénouèrent. Elle se dressa, paraissant plus sauvage encore. M. Hervart crut qu'elle allait fuir, comme Galatée; mais il n'y avait pas de saule.

—Tant pis, dit-elle pendant que M. Hervart lui présentait son chapeau, mes cheveux vont rester sur mes épaules. Ils sont bien là. Les épingles ne tiennent pas sur ma tète.

—Les épingles, dit M. Hervart, tiennent rarement sur la tète des femmes.

Elle sourit sans répondre et certainement sans comprendre.

M. Hervart trouva qu'elle souriait beaucoup, depuis ce matin.

«Mais son sourire est si doux que je ne m'en fatiguerais jamais. Tiens, je vais lui dire cela....»

—Que j'aime votre sourire! Il est si doux que je ne m'en fatiguerais jamais.

—Si doux que cela? C'est parce qu'il est tout nouveau. Je n'ai pas l'habitude de sourire Il y avait de quoi émouvoir un homme jusqu'au fond de l'âme. M. Hervart murmura spontanément:

—C'est vous que j'aime, Rose.

Elle répondit franchement, sans marquer nulle surprise:

—Moi aussi, mon ami.

En même temps, elle secouait sa robe, où erraient des fourmis égarées:

—Elles ne piquent pas, celles-là, heureusement. Elles sont douces....

—Comme vous.

«Quel compliment! Quelle fadeur! Que je suis ridicule!»

—Il y en a une sur votre manche, dit Rose.

Elle la fit tomber.

—Maintenant, remerciez-moi.

Et elle présentait sa joue, où M. Hervart mit un baiser des plus fraternels.

Il songeait:

«C'est à n'y rien comprendre. Pourtant, je pense qu'elle n'aime pas. Si elle aimait, elle fuirait. Ce n'est qu'après le pas décisif que l'amour devient familier....»

—Si nous voulons aller à Cherbourg, dit Rose, il faut déjeuner de bonne heure.

Ils partirent, bientôt sortis du bois, entrés dans le jardin, qui n'était guère moins fruste. Il y faisait du soleil; ils le traversèrent vite. Elle marchait devant. M. Hervart, en passant, cueillit une rose et la présenta à la jeune fille. Rose la prit, en cueillit une autre et, la donnant à M. Hervart:

—Celle-ci, c'est moi.

Alors, elle se mit à courir et gravit le perron sans se retourner.

M. Hervart dut recommencer son raisonnement. Il se sentait heureux, mais comprenait de moins en moins.

«Elle agit comme si elle m'aimait——Elle agit aussi comme si elle ne m'aimait pas. Ici, on dirait que je suis tout pour elle. Quelques pas plus loin, elle me traite comme un simple ami de la maison.... Et c'est elle qui me mène.... Je n'ai jamais vu cela que chez les coquettes.... Où aurait-elle appris cela?... Les femmes sent comme les gentilshommes du temps de Molière; elles savent tout sans avoir rien appris....»

M. Hervart, l'esprit alourdi, mais le cœur léger, monta à sa chambre, afin de méditer plus à l'aise. D'abord, il retoucha sa toilette, avec une certaine application. Il arracha de sa barbe un fil qui, sans être d'argent, était d'un or très pâle. Il vaporisa son gilet, mit à son doigt une bague aux ciselures compliquées.

«Cela peut servir, quand les conversations sont difficiles.»

Il allait commencer à méditer, quand on frappa à la porte. Le déjeuner était prêt.

M. des Boys, malgré le dérangement que sa fille lui imposait, paraissait heureux. Il déclara qu'une promenade lui ferait du bien. Il en avait besoin, puis il y avait droit. Il annonça:

—Je viens de terminer le neuvième panneau de ma vie de sainte Clotilde. Elle entre au monastère de Saint-Martin, à Tours.

M. Hervart manifesta beaucoup d'intérêt pour cette composition, qu'il avait admirée la veille, avant les dernières retouches. Il souhaita la voir bientôt en son vrai cadre, à côté des autres, en l'église de Robinvast.

—Il y en aura douze, déclara M. des Boys.

—On viendra les admirer, dit M. Hervart, comme la Vie de saint Bruno, aux Chartreux et maintenant au Louvre.

—Je l'espère.

—Mais on y viendra moins.

—Oui, Robinvast est un peu loin. Mais qui va au Louvre? Quelques artistes, les badauds en voyage. Personne en France ne s'intéresse à l'art.

—Personne au monde, dit M. Hervart, excepté ceux qui en vivent.

—Et ceux qui en meurent? demanda Rose.

M me des Boys regarda sa fille avec surprise.

—Je n'ai jamais entendu dire que la peinture fût une industrie dangereuse.

—Quand on y croit, dit M. Hervart.

---Comment, pas dangereuse, dit M. des Boys, et le blanc de céruse?

—Il faut croire, dit Rose, en regardant M. Hervart.

—Voilà, reprit M. des Boys, où en est le public. Ma femme, par un coq-à-l'âne merveilleux, a traduit son sentiment.

Ou raconta des anecdotes sans aucun sel sur les distractions coutumières à M me des Boys. M. Hervart fut sur le point d'oublier de rire: il pensait à ce que venait de dire Rose.

—Ma fille, dit M. des Boys, demande à Hervart si nous n'étions pas croyants, quand nous nous promenions au Louvre? Nous en avions la fièvre. Hervart est mon élève, c'est moi qui ai formé son goût pour les belles choses. Malheureusement, j'ai quitté Paris, et il a mal tourné. Moi, je suis resté fidèle, malgré tout.

—Mais, dit M. Hervart, la fidélité ne commence que le jour où l'on est entré dans sa vocation véritable.

Rose parut donner à ces paroles un sens que M. Hervart n'y avait pas mis consciemment. De grands veux infiniment doux semblèrent se poser sur les siens comme des baisers.

C'est, songeait-il, comme si j'avais fait une déclaration. Je suis fou. Mais comment éviter telle phrase que l'on va prendre pour une allusion préméditée?...»

Il trouva cependant le jeu très amusant. On pouvait ainsi parler en public et dire ses véritables sentiments sous le couvert des banalités de conversation. Rose lui en avait donné l'exemple; il l'avait suivi sans y penser, mais une telle docilité était un symptôme grave.

«Je suis perdu. Me voici en train de devenir amoureux.»

Mais, pareil aux buveurs qui, sentant venir l'ivresse, voudraient se retenir, et obéissent encore au désir, amollis qu'ils sont par la sensation même qui éveille leur conscience, M. Hervart, ayant jugé qu'il fallait lutter, céda.

Il but un grand verre de vin, et dit:

—On peut se trompera ses débuts dans la vie, et longtemps encore après. J'ai gardé pour l'art un goût vif, mais je n'étais appelé qu'à lui faire des visites. Nous sommes des amis, non des époux. J'ai fondé ma maison sur un autre terrain; elle vaut ce qu'elle vaut, mais j'y demeure fidèlement moi aussi. On ne peut tenir qu'à ce que l'on aime. Pour conserver un trésor, il faut l'avoir trouvé.

Il avait parlé avec feu.

—Quelle éloquence! dit M. des Boys.

Rose, tout à coup, se mit à rire, mais d'un rire si heureux, si reconnaissant, que M. Hervart ne s'y trompa nullement.

—On se moque de toi, mon pauvre ami, reprit M. des Boys.

A cette méprise, le rire de Rose redoubla. Il devenait joyeux, enfantin, fou.

—Voici, dit M me des Boys, quelque chose qui vous consolera, j'espère. Mais quel diable, que ma fille!

Par pitié pour sa mère, Rose voulut se contraindre. Elle y réussit, après quelques soubresauts, et dit, s'adressant à M. Hervart:

—Qu'en pensez-vous? Vous avez peur, hein?

—Plus que vous ne croyez.

—Moi, aussi, j'ai peur de moi même.

—Voilà un mot raisonnable, dit M me de Boys. Allons, sois sage.

Le gâteau, fait à la maison, ayant été trouvé excellent, elle commença d'en donner la recette. Un repas finissait rarement sans que M me des Boys énonçât quelque mystère culinaire.

La voiture passa devant les fenêtres. Le déjeuner s'acheva sans guère plus de paroles. Rose était devenue songeuse. M. Hervart constatait:

«Notre accord a fait, en quelques instants, d'effrayants progrès.»


III

Il continua ses méditations dans le petit break qui les emmenait rapidement à la gare de Couville. Rose était assise en face de lui: leurs pieds, naturellement, se rencontrèrent.

M. des Boys, qui possédait plusieurs fermes, inspectait l'état des récoltes. Plusieurs champs de blé étaient versés. Il voulut monter à côté du domestique pour l'interroger: «En était-il partout de même dans le pays? Il était très inquiet.

M. Hervart avança un peu les genoux. Il tenait entre ses jambes les jambes frissonnantes de la jeune fille. Elle souriait. M. Hervart, un peu oppressé, n'osait parler. Il prit sa main et la baisa.

Mais Rose, tout à coup, s'écria:

—Nous avons oublié le microscope!

—Ah! oui, notre prétexte. Ou'allons-nous devenir?

—Avons-nous besoin de prétexte, maintenant?

M. Hervart resserra la prison de ses jambes. Ce fut sa première réponse.

—Nous voilà complices, Rose, dit-il ensuite. C'est grave.

—Je l'espère bien.

—Nous le sommes depuis plus longtemps.

—Depuis ce matin, oui.

Elle rougit un peu.

—Surtout, reprit M. Hervart, depuis que vous avez dit: Il faut croire.

—J'ai dit ma pensée.

—C'est la mienne aussi.

«Ainsi, songeait-il, je dis ce qu'il faut dire, sans trop m'avancer. Ah! si j'osais!»

Le microscope, cependant, l'inquiétait.

—J'en achèterai un, dit-il, je vous le laisserai. Il me servira quand je viendrai.

—Taisez-vous, dit Rose, à mi-voix, mais sur un ton violent. Parler de venir, c'est parler de partir!

M. Hervart ne sut rien dire. Il se tira d'affaire en redoublant encore une fois l'étreinte de ses jambes. Celles de Rose répondirent doucement.

On arrivait à la petite gare solitaire. Le train s'annonça. Un quart d'heure plus tard il était à Cherbourg.

M. des Boys annonça aussitôt son intention d'aller au musée. Il désirait contempler des chefs-d'œuvre, disait-il, et conférer une fois de plus son art personnel avec celui des maîtres. M. Hervart se récria. Ses vacances, c'était de fuir les musées. Il tenait d'ailleurs cette collection, de noms trop beaux, comme en grande partie apocryphe.

—Les catalogues du Louvre, dit-il, sont déjà trompeurs. Que doit être celui du musée de Cherbourg?

M. des Boys haussa les épaules:

—Tu es perdu dans mon estime.

Et il affirma l'authenticité parfaite des Van Dyck, Van Eyck, Chardin, Poussin, Murillo, Jordaens, Ribera, Fra Angelico, Cranach, Porbus, Léonard de Vinci, qui paraient l'hôtel de ville.

—Il y manque un Raphaël, dit M. Hervart, un Velasquez, un Titien et un Corrège.

M. des Boys répondit, sarcastique:

—Il y a un cabinet d'histoire naturelle.

Et, faisant un geste de la main, il disparut au coin d'une rue.


Tout semble avoir été combiné, en cette triste cité maritime, pour faire croire que la mer n'existe pas. Les maisons lui tournent le dos et l'on a ménagé entre le rivage et la ville un vaste désert de pavés, de poussière et de vent. Pour découvrir que Cherbourg est vraiment un port de nier, il faut gravir le rocher du Roule. M. Hervart souhaita de s'élever sur ce pinacle.

—C'est inutile, dit Rose, nous allons monter sur la tour du jardin Liais.

Ils marchaient côte à côte dans les rues mornes. A chaque pas Rose regardait M. Hervart, inquiète de son silence. Elle prit son bras.

—Je n'osais vous l'offrir, dit-il.

—Aussi, je le prends moi-même.

—Je suis content, Rose, d'être ainsi à me promener avec vous.

Mais, en réalité, il était très gêné. Cette bonne fortune était à la fois trop innocente et trop libre. Il se demandait comment faire pour la maintenir, au moins, dans les bornes présentes.

«Si cela continue!... Et cela ne date que de ce matin!...»

Mais un raisonnement très logique le rassurait:

«Ou j'en veux, ou je n'en veux pas faire ma femme: or, dans un cas comme dans l'autre, je dois la respecter.... C'est évident. N'étant ni un sot, ni un malhonnête homme, je n'ai rien à craindre de moi-même. L'instinct civilisé dominera nécessairement l'instinct naturel: je suis très civilisé....»

Ils étaient vêtus légèrement. Le bras qu'il serrait brûlait sa chair.

«Hélas! en amour, on n'est sûr de rien, sûr de personne, de soi-même, moins que de tout autre. Que suis-je, aux mains du désir? Et il faut qu'en même temps que les miens j'endorme les nerfs surexcités de cette petite! Les nerfs? Non, le sentiment. Mais le sentiment mène à tout.... Que je suis ridicule avec mes dissertations intérieures! Je me gâte de délicieuses minutes....»

Une maison comme toutes les autres, une porte cochère, une voûte: on est dans un grand jardin où se gonflent, parmi les palmiers, l'éclat et le parfum d'une flore exotique. Ils furent plus troublés encore que par les odeurs connues, les couleurs accoutumées du bois sauvage de Robinvast. Dans cette oasis paradoxale, l'air, maintenu immobile par la hauteur des murailles, était lourd et fiévreux. Des effluves presque charnels sortaient des fleurs en amour....

«Quel alcôve pour des soirs de caresses!...» songea M. Hervart.

Il ne pensait pas à Rose; son imagination appelait Gratienne, qui était voluptueuse. Il éteignit le soleil, alluma des globes lointains et doux, puis, ayant jeté des coussins de soie rouge sur ce gazon, où un magnolia venait de laisser tomber une de ses fleurs prodigieuses il y coucha nue sa maîtresse.... Son délire augmenta: il se mit à genoux et, penché sur la beauté impatiente de son amie, il la couvrait de baisers et des plus tendres adorations.

—Ce jardin me rend fou! dit M. Hervart, à haute voix.

Le songe fut dissipé.

—Voici la tour, dit Rose, montons. Il y fera frais.

Elle aussi haletait, mais de malaise, et non d'amour.

Il faisait frais dans la tour.

En quelques instants, Rose, délivrée de son oppression, fut au sommet.

Elle avait bien senti que M. Hervart, absorbé par un songe, avait été loin d'elle, pendant toute la fin de cette promenade; et Rose était fâchée. L'apparition de M. Hervart, un peu rouge, et les veux égarés encore, n'était pas faite pour la rasséréner. Elle se sentait jalouse. Elle aurait voulu détruire l'objet de cette pensée.

M. Hervart perçut le petit mouvement d'impatience que Rose ne sut pas réprimer, et il en fut content. Il aurait voulu être seul.

Il alla s'accouder à la balustrade, sans rien dire, regardant au loin la mer toute bleue. Cela l'apaisa. De le voir absorbé de nouveau par quelque chose qui n'était pas elle-même, Rose eut un second frisson de jalousie; mais, cette fois, elle connaissait sa rivale. Les femmes ne doutent jamais d'elles, et c'est ce qui leur donne la victoire. Rose voulut lutter contre le charme de la mer infinie. Elle alla se poser tout près de M. Hervart, épaule contre épaule, hanche contre hanche.

M. Hervart regarda Rose et ne regarda plus la mer.

Ses yeux étaient tristes d'avoir vu fuir, ironique, le désir. Ceux de Rose étaient pleins du sourire le plus doux.

—Ils ont la couleur de la mer infinie, Rose.

«C'est tout de même agréable, songeait M. Hervart, d'être le premier à dire cela à une jeune fille.... Généralement, les femmes aux yeux bleus entendent ce compliment pour la centième fois, et cela leur fait croire que tous les hommes sont pareils et qu'ils sont bêtes.... Ce sont les hommes qui mettent tant de fadeur dans l'amour.... Ils sont jolis, les yeux de Rose, mais je n'aurais pas dû le dire.... Suis-je le premier?...»

M. Hervart ressentait à son tour les piqûres, assez vagues encore, de la jalousie:

«Ces petites recherches, ces petites complaisances sensuelles, qui les lui a enseignées, puis-qu'elle n'a pas d'amies, sinon quelque cousin, entreprenant et gauche?... Que je suis sot, et méchant pour moi-même! Rose a eu des amies, à Valognes, au couvent; elle en a toujours et leur écrit.... Et puis, que m'importe? Je ne suis pas amoureux, il me semble, et tout cela ne saurait être pour moi qu'une suite de sensations légères, qu'un prétexte à d'amusantes observations....»

L'après-midi s'écoulait. Il fallut penser aux emplettes réclamées par M me des Boys.

Ils redescendirent.

—Comme l'escalier est noir. Donnez-moi la main, dit Rose.

Vers les dernières marches, comme pour le remercier de son aide, elle lui tendit la joue. Le baiser se posa au coin des lèvres. Cette fois, Rose recula, avertie du danger par une sensation trop vive, trop intime. Mais, en s'éloignant, elle faillit tomber. Ses mains se crispèrent sur la main qui la retenait, et elle se trouva ramenée vers M. Hervart. Ils se regardèrent une seconde. Elle ferma les yeux, attendant la nouvelle brûlure.

—Vous ne vous êtes pas fait de mal?

Elle éclata de rire.

«Voilà, se disait M. Hervart, ce qui s'appelle être maître de soi. Aussi elle se moque. Tel est le résultat de la vertu.»


Ils entrèrent dans presque tous les magasins de la rue Fontaine, qui est le centre de ce grand village biscornu. M. Hervart acheta des cartes postales. Les châteaux de la Hague sont presque aussi beaux et aussi pittoresques que ceux des bords de la Loire. Il aurait voulu en envoyer l'image à Gratienne, mais il se sentait prisonnier. Cela le mit de mauvaise humeur, l'espace d'un instant. Comme Rose, cependant, entrait dans une mercerie, il se décida; la porte était à côté.

—J'aurais voulu votre avis, dit Rose; c'est pour réassortir des laines.

Mais il n'était plus là. Alors, elle attendit, patiente.

Les châteaux, enfin, tombèrent dans la boîte. Ils reprirent leur itinéraire. La promenade aboutit chez le pâtissier.

C'était un des plaisirs de M. Hervart de manger des gâteaux dans une pâtisserie, et ce plaisir était complet quand une femme l'accompagnait. On le connaissait bien, à celle de la rue du Louvre, au coin de la place; il y venait tous les jours, et pas toujours seul.

En entrant avec Rose, il se crut à Paris, et en bonne fortune. Cela l'amusa. Rose n'était pas moins contente. Souriante et sérieuse, elle eut aussitôt l'air d'accomplir un rite familier.

«Elle serait très vite Parisienne», songeait M. Hervart, qui la contemplait.

Et il voyait, en une minute, tout un avenir se dérouler: «Ils demeuraient quai Voltaire et souvent, le matin, elle sortait avec lui, allant au Louvre des femmes. Il la conduisait jusque sous les arcades. Elle le reprenait pour aller déjeuner. D'autres jours, elle entrait à quatre heures dans son bureau, on allait, comme maintenant, manger des gâteaux, boire un verre d'eau glacée, et l'on revenait lentement par le Pont-Neuf et les quais; on achetait quelque livre curieux, on regardait les jeux du soleil sur l'eau et dans les arbres; le bateau les tentait quelquefois, ou le chemin de fer, ils gagnaient quelque bois, moins fou que celui de Robinvast, mais agréable encore, et Rose respirait un air presque aussi pur que son air natal....»

Il n'y avait pas beaucoup d'imagination dans ce rêve de M. Hervart, car il l'avait réalisé bien des fois. Mais d'y introduire Rose, cela en faisait une chose toute nouvelle, un plaisir encore inéprouvé.

«A la fin de mon séjour, je l'aimerai follement et je serai très malheureux,» se dit-il enfin. Ils rencontrèrent bientôt M. des Boys, qui les cherchait. On regagna la gare. En atténuant l'heure du train, M. Hervart s'intéressa aux châteaux, qu'il avait pris en double.

—Pourquoi n'irions-nous pas les visiter?

Rose, en disant cela, regardait son père.

Il acquiesça.

—Cela me donnera des idées pour la restauration de Robinvast, que je médite.

Mais il entendait seulement une mise en état; on cimenterait les joints, sans arracher une feuille de lierre; la folie du parc et du bois serait respectée, mais il fallait des allées et des sentiers.

—L'art, dit-il, sentencieusement, ne comporte qu'une certaine qualité de désordre. Et puis, je dois compter avec les préjugés: la mauvaise éducation de mon jardin ferait croire à celle de ma fille....

Il y avait dans ce mot des projets de mariage, Rose le perçut aussitôt.

—Je suis, dit-elle, très bien comme je suis, et Robinvast aussi.

—Voyez-vous, la petite orgueilleuse!

—N'êtes-vous pas de mon avis? dit Rose, en s'adressant à M. Hervart avec un rire, qui palliait sa hardiesse.

—Pour vous, oui.

—Oh! moi, on ne peut plus rien. Le mal est fait; je suis une sauvage. Mais c'est pour quoi me plaît, et me convient, la sauvagerie de Robinvast.

—Pourtant, dit M. Hervart, dont les mains étaient couvertes d'égratignures, il y a beaucoup de ronces, dans le bois. Jamais je n'en vis de si belles, des jets comme des lianes, comme des serpents....

—Jamais je ne m'égratigne, dit Rose.

Mais elle ne regardait pas sans plaisir les mains de M. Hervart, qui s'étaient balafrées pour lui cueillir des mûres. Elle lui dit tout bas:

—Je suis méchante comme les ronces!

—Défendez-vous comme elles! répliqua M. Hervart.

Ce n'était qu'un mot. Sans doute, M. des Boys songeait à marier sa fille, mais le projet, fort légitime, était lointain encore. Nul prétendant ne menaçait. Ces dispositions, d'ailleurs, plaisaient à M. Hervart qui, amoureux depuis dix heures du matin, songeait, vers sept heures du soir, à épouser la jeune fille nerveuse et sentimentale qui avait prêté le coin de sa bouche à un baiser maladroit.

La soirée se passait régulièrement à jouer aux cartes. Dressée dès le plus jeune âge à cet exercice, Rose participait au whist avec conviction. Elle dirigeait, grondait sa mère, disputait des coups avec M. des Boys et tenait sous ses yeux doux M. Hervart fasciné.

En s'asseyant à la table de jeu, il eut aussitôt conscience de cette fascination qui, jusqu'alors, s'était exercée à son insu. Il se souvenait maintenant que, chaque fois que le sort le mettait en face de Rose, un très grand plaisir le grisait. C'était une possession, comme en éprouvent, au théâtre, certains spectateurs enivrés par la comédienne de leurs rêves. Il se rendait compte aussi que son plaisir, à peu près inconscient, devait se traduire par de fervents regards....

«Son cœur, peu à peu, a répondu à la passion mystérieuse de mes yeux.... Ils sont doux aussi, mes yeux, je le sais; ils sont mon attrait.... Quant à mon extase, elle s'explique très bien, car Rose, un peu dure de profil, est, de face, presque divine. Son nez, trop long, rentre, un ovale parfait se dessine, le sourire semble le mouvement naturel de cette bouche un peu large et les yeux, enfin, un peu enfoncés, s'avancent, à la lumière des lampes, comme des fleurs.... Souvent je suis resté en pareille extase devant ma belle image de la Vénus du Titien; il est vrai qu'elle montre aussi d'autres beautés, mais sa figure et ses yeux, surtout, sont d'adorables pièces....»

—Ne vous faites pas de signes!

Cette observation, motivée par un échange de sourires trop accentués, amusa beaucoup Rose, car elle pensait en ce moment fort peu à son jeu.

Elle courba innocemment la tète sous la parole paternelle.

Ils jouèrent très mal et perdirent beaucoup de fiches.

Au retirage des places, ils furent séparés, mais pour être mieux unis, et leurs genoux bientôt se touchèrent sous la table. La partie, dans ces conditions, devenait exquise. Par contraste, Rose s'ingénia à battre son ami, cependant que sa jambe innocente le cajolait tout bas. La vie lui paraissait très agréable.

Elle s'endormit tard, un peu fiévreuse, rêvant à cette journée où elle avait si allègrement gagné le sommet de ses désirs. Elle était aimée: c'était le bonheur. Pas un instant, elle ne se demanda si elle aimait elle-même. Elle n'avait sur l'état de son cœur aucun doute.

Les réflexions de M. Hervart étaient assez différentes, et d'ailleurs d'une confusion extrême. Les femmes sont tout entières au présent; les hommes, moins bien organisés peut être, vivent surtout dans l'avenir. M. Hervart faisait donc des projets. Il s'endormit au milieu de ses desseins, fatigué de ne pouvoir en dresser aucun selon une perspective logique.


IV

Quand il descendit, le matin, d'assez bonne heure, M. des Boys, invisible d'ordinaire jusqu'au déjeuner, se promenait avec sa fille. Il faisait de grands gestes. M. Hervart eut peur.

Mais il ne s'agissait pas de lui. M. des Boys traçait une longue allée serpentine, déterminait les courbes. Ayant consulté M. Hervart, qui s'empressa d'accepter, il décida que l'on commencerait dès aujourd'hui la visite des châteaux.

En même temps, il fît requérir des journaliers pour le lendemain, puis il écrivit à Lanfranc, l'architecte de Martinvast, un ami qu'il avait perdu de vue depuis bien des années. Il demeurait à Saint-Lô, étant le constructeur officiel des bâtiments administratifs. M. Hervart le connaissait également.

M. des Boys, cependant, oubliait sa peinture. Il resta dehors presque toute la matinée.

Rose s'ennuyait. Elle avait compté refaire la promenade de la veille, parmi les houx, les ronces, les fougères et les digitales. Cette promenade, elle se la rêvait pour tous les jours de sa vie, croyant la retrouver éternellement pareille, aussi émouvante, aussi nouvelle.

Quoiqu'il fût content de cette diversion, M. Hervart ne pouvait s'empêcher d'éprouver quelques regrets. La main de Rose manquait à la sienne.

Ils se trouvèrent seuls, un instant, le long de la terrasse abandonnée, à l'endroit même où la crise avait commencé.

Vite, ils se prirent les mains et Rose tendit sa joue. M. Hervart, cette fois, n'essaya pas de conquérir un baiser meilleur. Ce n'était pas le moment. Peut-être n'y pensa-t-il pas. Rose fut déçue. M. Hervart s'en aperçut. Alors il porta à ses lèvres les mains de la jeune fille. Il aimait cette caresse, ayant pour la main un culte particulier. Il exprima tout haut sa pensée secrète disant:

—Comment n'ai-je pas déjà baisé vos mains?

Contente, mais non émue, Rose se borna à sourire. Puis, soudain, à une idée qui lui traversa la tête, le sourire se mua en un rire excessif, mais qui semblait quand même nuancé de confusion. Calmée un peu, elle demanda.

—Je voudrais savoir ... savoir ... eh bien, oui, votre nom, là?

M. Hervart, interloqué, ne comprenait pas.

—Mon nom?... Mais.... Ah! celui qui ... l'autre?...

Il hésitait. Ce nom, qu'il n'avait presque pas entendu prononcer depuis la mort de sa mère, lui était si peu familier qu'il ressentait une gêne à en proférer les syllabes. Il signait Hervart, tout court. Tous ses amis l'appelaient ainsi, aucun ne l'avant connu dans l'intimité de la famille, et ses maîtresses, elles-mêmes, n'en avaient jamais murmuré d'autre, les femmes d'ailleurs se servant plus volontiers d'appellations qui conviennent à toutes les têtes, telles que mon gros loup, mon chat bleu, ou mon lapin blanc. M. Hervart, qui était maigre, avait surtout été appelé mon gros loup.

Il dit enfin:

—Xavier.

Rose parut satisfaite.

Elle recommença à manger des mûres, comme la veille. Comme la veille, M. Hervart ouvrit sa loupe; il comptait les points noirs qui ornaient le dos rouge d'une bête à bon dieu, coccinella septempunctata , et il n'en trouvait que six.

Rose mit dans la paume de sa petite main, déjà toute marbrée de violet, une belle mûre toute noire, et la tendit à M. Hervart. Comme il ne levait pas la tête, un œil clos, l'autre absorbé, elle dit d'une voix douce, mais sans apprêt, d'une voix délicieusement naturelle.

—Xavier?

M. Hervart ressentit une grande émotion. Il regarda Rose avec des yeux surpris et troublés. Elle tendait toujours sa main. Il mangea la mûre dans un baiser, puis il répéta plusieurs fois de suite:

—Rose, Rose....

—Comme vous êtes pâle! dit-elle, également émue.

Elle recula d'un pas, s'appuya au mur. M. Hervart avança d'un pas. Ils se retrouvèrent les yeux dans les yeux. Rose attendait, très sérieuse. M. Hervart dit:

—Rose, je vous aime.

Elle se cacha la figure dans ses mains. M. Hervart n'osait plus ni parler, ni remuer. Il regardait les mains qui cachaient la figure de Rose.

Quand elle se découvrit, ses yeux étaient humides, son visage grave. Elle ne dit rien, alla cueillir une mûre, comme s'il ne s'était rien passé. Mais, au lieu de la manger, elle la jeta, et, au lieu de revenir vers M. Hervart, elle s'éloigna.

M. Hervart se sentait glacé. Il la regarda, immobile et triste, rassembler les plis de sa robe et assurer son chapeau.

Arrivée aux lilas qui allaient la cacher, Rose s'arrêta, se retourna franchement, envoya un baiser, puis, prenant son élan, disparut vers la maison.

La scène avait duré deux ou trois minutes: dans ce bref intervalle, M. Hervart avait beaucoup vécu. C'était l'instant le plus émouvant de sa vie; du moins n'avait-il pas alors le souvenir d'en avoir connu un pareil. En entendant proférer ce nom, Xavier, presque aboli de sa mémoire, un cortège de charmantes heures anciennes était entré dans son cœur, celles des tendresses maternelles, celles des premiers aveux, celles des premières caresses. Il se retrouvait au début de la vie et aussi incapable qu'à vingt ans de réflexions moroses.

Son allure changea tout à coup. Il grimpa sur la terrasse, à la force des poignets, s'assit sur le rebord, parmi les herbes sèches, alluma une cigarette et regarda les choses, en ne pensant à rien.


V

Leur rapide intimité ne laissa pas que de faire quelques progrès pendant les jours suivants. Le matin, M. des Boys ne quittait pas les ouvriers qui traçaient les allées nouvelles et, à chaque instant, il appelait sa fille ou M. Hervart, sollicitant leur approbation.

L'après-midi, on allait regarder quelque château des environs.

Ils virent Martinvast, tours, chapelle, arceaux gothiques, ingénieusement plies à recouvrir, sans dommage pour leurs lignes, le frêle luxe moderne. Tourlaville, moins ancien, avait l'air plus vétuste, sous sa robe de lierre. M. Hervart aima la grande tour octogone, la hardiesse des toits incurvés.

Ils virent Pepinvast, tout ajouré, tout en clochetons, tout fleuri de trèfles et d'épis. Ils virent Chiflevast, janus, gothique d'un côté, et Louis XIV de l'autre.

Nacqueville a des parties vieilles; le principal corps semble contemporain de Richelieu, l'ensemble est grand. C'est, par excellence, le château français, celui que les générations ont maintenu vivant, sans rien cacher de ses origines lointaines.

Le Vast, qui semble tout moderne, plaît par la fraîcheur du site, les cascades où s'amuse la Saire. C'était plus humain que les vastes merveilles qu'ils avaient admirées sans envie. Ici, on laissait se jouer le désir.

—Pourtant, dit M. Hervart, cela a trop l'air d'un grand chalet.

M. des Boys résolut d'établir une cascade à Robinvast. Il regrettait de ne disposer que d'un ruisseau.

Ils revinrent par La Pernelle, d'où l'œil voit se dérouler tout l'est de la Hague, depuis Gatte-ville jusqu'à Saint-Marcouf, vaste manteau d'émeraude que la mer, au loin, borde d'un ruban bleu.

On s'arrêta. Rose cueillit des bruyères dont s'emplirent les bras heureux de M. Hervart. La vivacité de l'air animait ses joues et ses yeux. Ils échangeaient des propos aimables.

—N'est-ce pas qu'il est beau, mon pays?

Un nuage cacha le soleil. Les teintes s'apalirent; on vit une ombre marcher sur la mer, éteignant son éclat, peu à peu; mais au sud, vers les îles Saint-Marcouf, elle brillait encore.

—Une pensée triste vient de passer sur le front de la mer, dit M. Hervart, mais voyez....

Tout, à l'instant, redevenait radieux.

Rose envoya des baisers dans l'espace.

Il fallut reprendre le chemin de Saint-Vast, où l'on avait loué la voiture. De là, par le petit chemin de fer qui longe un instant la mer, avant de courir sous les pommiers, ils arrivèrent à Valognes.

Le dîner, à l'hôtel Saint-Michel, ne fut ennuyeux que pour M. des Boys, qui commençait à déplorer la longueur de cette excursion. Que de belles architectures, pourtant, à visiter encore, Fontenay, Flamanville. Mais cela représentait de petits voyages.

—Nous verrons encore, dit-il, Barnavast, Richemont, l'Ermitage et Pannelier. Cela peut se faire en une après-midi.

Ils ne purent rentrer à Robinvast que fort tard. L'obscurité toléra dans la voiture quelques privautés: la jambe de M. Hervart chercha celle de Rose et la trouva; leurs mains aussi se rencontrèrent un instant, sous prétexte de maintenir en équilibre les bruyères que Rose tenait sur ses genoux.

M me de Boys les attendait, un peu inquiète. Elle embrassa sa fille avec frénésie. Rose se mit à rire, tout à fait énervée, voulut boire, puis, ayant bu, voulut manger.

—C'est cela, dit M. Hervart, nous allons souper.

Il se reprit:

—C'est pour rire, je n'ai nullement faim.

Mais cette idée amusa Rose, qui apporta dans le salon toutes sortes de choses, jusqu'à une bouteille de cidre mousseux, trouvée dans un placard.

—Hervart a vingt-cinq ans, dit M. des Boys, qui voyait son ami aider Rose dans ses préparatifs. Bonsoir, moi je vais me coucher.

—A vingt-cinq ans, dit Hervart, on ne sait que faire de la vie. On a tous les atouts dans son jeu. On jette ses cartes au hasard, et on perd.

—Il parle de jouer, maintenant? dit M. des Boys, qui fermait les yeux. Rose se mit à rire aux éclats.

—Vous montez vraiment? dit M me des Boys, l'air fatigué. Il faut donc que je reste.

Mais bientôt, elle s'ennuya. Il était minuit et demi. Elle essaya d'emmener sa fille.

—Encore dix minutes, maman.

—Eh bien, je vous laisse. Je t'attends dans dix minutes.

M. Hervart se leva.

—Je vous donne dix minutes. Restez. Soyez indulgent pour cette fillette. Le grand air lui a monté à la tête.

M. Hervart était gêné. Huit jours plus tôt, ce tête-à-tête lui eut paru la chose la plus innocente et peut-être la plus ennuyeuse.

«Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer. Il faut que je sois sérieux, froid, que je prenne l'air fatigué, l'air vieux....»

Dès qu'elle entendit sa mère marcher au-dessus du salon, Rose vint s'asseoir près de M. Hervart, mit les mains sur le bras de son fauteuil. Il la regarda. Il y avait quelque chose de fou dans ses yeux. Il se tourna tout à fait, posa ses mains sur les mains de la jeune fille. Les mains remuèrent, prirent les siennes, les serrant très doucement. Sans avoir eu le temps d'y penser, ils se réveillèrent, une seconde plus tard, lèvres contre lèvres. Ce baiser épuisa leur émotion. Ils reculèrent tous les deux du même mouvement, mais sans cesser de se regarder.

Il la trouvait décidément très jolie. Elle le trouvait admirable, songeant:

«Je lui appartiens. Je lui ai donné mes lèvres. Je suis à lui. Que va-t-il faire? Que vas-tu faire?...»

M. Hervart se demandait précisément ce qu'il fallait faire.

«Quelles sont les caresses possibles et dont elle ne se fâchera pas? J'ai envie de reprendre ses lèvres.... Ses yeux? Son cou? Quel est le poète italien qui a dit: «Baisez les bras, baisez le cou, baisez les seins de votre amie, ils ne vous rendront pas vos baisers. Les lèvres seules....» Mais il faut parler. Naturellement, il faut dire: «Je vous aime!» Mais je ne l'aime pas. Si je l'aimais, j'aurais dit: «Je t'aime!» et je l'aurais dit sans y penser, sans le savoir.»

—Rose, je vous aime!

Elle ferma les yeux, posa sa tête sur le bras du fauteuil, car elle était assise sur une chaise basse.

C'est l'oreille qui se présentait. M. Hervart baisa l'oreille, lentement, à petits coups, comme un gourmand qui savoure un coquillage délicat.

«Elle se laisse faire. C'est amusant.»

Il fit le tour de l'oreille, s'arrêta à l'œil, qui était clos.

«Que c'est doux, la paupière!»

Il redescendit le long du nez, atteignit le coin de la bouche, où il goûta un grand plaisir. Un peu chatouillée, elle souriait.

Quand elle fut bien embrassée sur le côté droit, elle présenta le côté gauche, puis elle offrit ses lèvres franchement, reçut un baiser passionné, le rendit de tout son cœur et se leva.

Elle souriait sans embarras. Elle était heureuse et très peu troublée.

«C'est fait, se disait-elle, je suis mariée.»


VI

Les allées se dessinaient. L'une, d'un bel ovale, entourait, devant la maison, une pelouse qui, pour le moment, ressemblait à un coin de mauvais herbage, avec toutes sortes de fleurs dans l'herbe inégale, des renoncules, des pâquerettes, des gentianes roses, des centaurées; il y avait aussi du jonc, des orties, de la ciguë et des angéliques, qui ressemblaient à de grandes filles maigres coiffées d'un chapeau blanc.

Maître Encoignard, le jardinier de Valognes, considérait cette sauvagerie d'un œil triste:

—Il faudra la charrue, monsieur des Boys, tout au moins la houe. Puis nous tamiserons la terre remuée, nous égaliserons en bombant légèrement, et nous sèmerons du ray-grass. En deux ans vous aurez là un tapis de velours vert.

Lorgnant le paysage, il continuait:

—Des tilleuls! Il vous faudra ici un segoya et, là, un araucaria. Que vois-je? Un pommier, Cela n'est pas convenable. Nous ôterons cela pour y mettre un magnolia grandiflora. Un jardin anglais, vous voulez un jardin anglais, n'est-ce pas? ne doit contenir que des plantes exotiques. Des lilas, des rosiers? Pourquoi pas des boules de neige? Ah! voici un houx panaché. Nous pouvons l'utiliser, peut-être.

—Je ne veux pas, dit Rose, qui s'était approchée, que l'on touche à mes arbres.

—Elle a raison, dit M. des Boys.

—Arracher des lilas, reprit Rose, arracher des rosiers!...

—Mais, Mademoiselle, je vous mettrai à la place des fleurs plus belles.

—Les plus belles fleurs sont celles que j'aime le plus.

Elle cueillit une rose rouge et la porta à ses lèvres, la baisant comme une chose sacrée et adorée.

M. des Boys regardait sa fille avec étonnement.

—Eh bien, monsieur Encoignard, il faudra faire ce qu'elle veut. Hervart, qu'en pensez-vous?

—Je pense qu'il faut peigner la nature le moins possible. Je pense aussi qu'il faut aimer les plantes du pays où l'on vit. Elles seules s'harmonisent avec le ciel, avec les cultures, avec la couleur des rivières, des chemins et des toits.

—C'est juste, dit M. des Boys.

—Xavier, je vous aime, murmura Rose, en prenant le bras de M. Hervart.

On continua l'inspection du jardin et il fut décidé que la collaboration de maître Encoignard erait réduite aux soins ordinaires d'un jardinier sage et docile. On admit quelques plantes nouvelles, à condition que les anciennes seraient respectées.

M. Hervart, qui s'était levé de bonne heure, se promenait depuis longtemps déjà. Il avait passé une partie de la nuit à réfléchir. Les femmes qu'il avait aimées, ou connues, s'étaient présentées à lui dans leurs attitudes préférées et leurs gestes habituels. Celle-ci, un corps charmant, se dévêtait sitôt entrée, comme une folle, en excitant son amant à une pareille et prompte nudité. Une autre semblait au contraire n'être venue que pour une visite amicale, et il fallait de réelles diplomaties pour obtenir d'elle ce qu'elle désirait très fort pourtant, au fond de son cœur. Entre ces deux-là, beaucoup de nuances se disposaient. La plupart aimaient à se livrer peu à peu, à jouer longuement avec leur pudeur et avec leur désir, à contempler la lutte des deux bêtes divines. M. Hervart croyait connaître assez bien les femmes; il savait que celle qui se laisse toucher se laissera prendre toute.

«Une femme, songeait-il, qui aurait été aussi familière que Rose, et même beaucoup moins, serait femme donnée. Peut-être me ferait-elle attendre encore quelques jours, en maîtrisant son feu, jusqu'à l'heure propice des abandons complets, mais elle m'appartiendrait, laisserait ses yeux l'avouer, ses lèvres le dire. Il me semble même qu'une telle femme serait disposée à provoquer la venue de l'heure agréable, si je n'avais pas l'adresse de la préparer moi-même. Rose, étant une jeune fille et n'ayant que des pressentiments confus, ne sait comment hâter notre bonheur, sans quoi elle le hâterait, c'est évident. Elle est donc à moi. Je suis le maître de son heure et de la mienne. La question que j'ai à résoudre est donc celle-ci: vais-je continuer de respirer la fleur sur le rosier, ou vais-je la cueillir?»

Cette métaphore lui parut d'une poésie un peu molle.

Alors il employa en lui-même, sans toutefois les formuler, même à mi-voix, des termes plus nets.

«Eh bien, si je la prends, je la garderai. Je n'avais jamais songea me marier, mais il ne faut pas résister à sa vie. C'est peut-être le bonheur. Voudrais-je mettre dans ma vieillesse ce regret: le bonheur a passé à côté de moi en souriant à mon désir, et mes yeux sont restés mornes et ma bouche est restée muette? Le bonheur, le bonheur? Est-ce bien certain? Le bonheur est toujours incertain. Le malheur aussi, d'ailleurs. Et il se forme, par l'amalgame de ces deux éléments, un mélange fade.»

Cette idée banale l'occupa un instant. Toutes les joies sont passagères et ensuite on se retrouve dans l'état neutre.

«Neutre, ou au-dessous du neutre. Une femme de ce tempérament? Eh! je puis encore la dompter! Soit, mais dans dix ans, quand elle en aura trente? Ah! d'ici là!»

M. des Boys emmena Encoignard dans son bureau. Restés seuls, Rose et M. Hervart eurent bientôt disparu derrière les massifs, bientôt franchi le ruisseau. Ils couraient presque.

—Nous voilà chez nous, dit Rose, et, de l'air le plus calme, elle offrit ses lèvres à M. Hervart.

«Elle est déjà conjugale,» se disait-il.

Cependant, ce baiser le troubla, d'autant plus que Rose, pour remercier sans doute M. Hervart d'avoir défendu son vieux jardin, laissa longtemps sa bouche unie à celle de son ami. Comme elle perdait haleine, ses seins remuèrent sous le léger corsage blanc. Il était bien tentant d'y porter la main. M. Hervart osa, et son geste fut accueilli sans indignation. Ils se regardèrent, désirant parler, mais ne trouvèrent pas de paroles. Alors leurs bouches se joignirent encore. M. Hervart pressait doucement le sein de Rose et une petite main serrait son autre main. Le moment était périlleux. M. Hervart le sentit et voulut mettre fin à ce contact. Mais la petite main serra plus étroitement sa main, cependant qu'un genou, s'ouvrant d'un mouvement légèrement convulsif, venait battre sa jambe. L'arc, à ce contact, se détendit. Les mains retombèrent, les lèvres se déjoignirent et, pour la première fois après un baiser, Rose ferma les yeux.

M. Hervart sentit une douleur à la nuque.

Il se souvint alors d'une saison d'amour platonique qu'il avait passée à Versailles avec une femme vertueuse, et il eut peur, car cette passion à baisers légers et à serrements de mains l'avait plus ravagé que les plus violents excès.

«Que vais-je devenir? Car maintenant, c'est du platonisme aigu, avec ses manifestations les plus décisives. Tout ou rien! Autrement, je suis perdu.»

Il regarda Rose, en croyant prendre un air glacé, mais les yeux complices le regardaient si doucement!

Ses pensées se firent confuses. Il avait envie de se coucher dans l'herbe et de dormir. Il le dit.

—Eh bien, couchez-vous et dormez. Je veillerai votre sommeil. J'écarterai les mouches de vos yeux et de vos lèvres. Je vous éventerai avec cette fougère et j'essuierai de mon mouchoir la sueur de votre front.

Elle parlait d'un ton de câlinerie passionnée. C'était une musique. M. Hervart se réveilla et dit des paroles d'amour.

«Je vous aime, Rose. Le contact de vos lèvres a rafraîchi mon sang et réjoui mon cœur. Quand j'ai posé ma main sur votre poitrine, il m'a semblé que j'étreignais un trésor. J'étais riche. Mais, dis, mon enfant aimée, ce trésor, tu me l'as donné et tu ne me le reprendras pas?...»

M. Hervart haletait. Rose, en remuant la tête, disait: «Non, je ne le reprendrai pas», et même, pour prouver sa véracité, elle tendit sa gorge vers M. Hervart, qui effleura d'un baiser léger l'étoffe tendue.

Voyant le peu d'empressement de son amant, Rose, sans en soupçonner le mystère, devina un mystère.

«L'amour, sans doute, veut des repos. Nous allons nous promener et je lui parlerai des fleurs et des insectes. Nous ferons peut-être bien aussi de retourner au jardin, car si on avait l'idée de venir nous chercher, ce serait très ennuyeux.»

Ils se levèrent et firent le tour du bois, pour regagner ensuite la maison.

M. Hervart était distrait.

Il tenait dans sa main la main de son amie, mais il oubliait de la serrer. Pourtant ses pensées étaient des pensées d'amour. Il regardait autour de lui, semblait chercher quelque chose.

—«Que cherchez-vous? Dites-le-moi, je chercherai aussi.»

M. Hervart cherchait un lit. Il inspectait les mousses et les feuilles sèches, examinait les berceaux, les abris, les retraites.

Il avait honte de sa quête.

«Mais, songeait-il, il le faut. Je l'aime, et ces jeux innocents sont trop pernicieux. M'en aller? C'est me condamner à une solitude désolée ou à des consolations amères. L'épouser? Soit, mais ce n'est pas demain, et nous sommes trop frémissants pour être patients. Et puis, retrouverions-nous les moments qu'un désir secret nous ménage? Et si, fiancés, le sentimentalisme traditionnel allait nous soumettre à son protocole? Non, enfants de cette terre qui nous prépare son sein, soyons des paysans. Comme eux, aimons d'abord, au hasard des sentiers et, sûrs du consentement de notre chair, nous prendrons à témoin les hommes.»

Il cherchait toujours, et il trouvait, mais quand il avait trouvé, il cherchait encore, car il avait honte de sa lâcheté.

«Et, se répondait-il, s'il faut être lâche pour être heureux? Quoi, je me soumettrais aux préjugés, au moment que la vie envoie sous mes lèvres une vierge qui les ignore? J'aurai le courage de ma lâcheté.»

Peu à peu, il regarda d'un œil plus distrait les tapis de feuilles. Son imagination revenait avec complaisance aux délices de la minute précédente, et il souhaita appuyer encore une fois sa main tremblante sur le sein gonflé de Rose, cependant qu'il boirait son haleine et sa salive.

«Car tel est l'amour que de nos muqueuses il coule une manne plus douce et plus nourrissante que le lait des mamelles maternelles!»

M. Hervart retrouvait tout son aplomb. Il conclut:

«Bien curieuse aventure et qui augmente le trésor de ma science et celui de mes plaisirs.»

Rose, sentant la pression de ses doigts, osa enfin le regarder. Il souriait. Elle fut contente.

—Vous ne me quitterez pas? dit-elle. Promettez-le-moi. Quand nous serons mariés, nous demeurerons où vous voudrez, mais, d'ici là, je vous veux près de moi, dans ma maison, dans mon jardin, dans mes bois, dans mes champs, sur nos roules. Comprenez-vous?

—Enfant, je vous aime et je comprends que vous m'aimez aussi....

—Pourquoi aussi? C'est moi qui ai aimé la première; je ne veux pas de ce mot; il exprime une sorte d'imitation.

—C'est vrai, dit M. Hervart, notre tendresse réciproque fut simultanée. Mais il est toujours convenu que c'est l'homme qui aime le premier et que la femme ne fait que consentir à ses désirs.

—Que pouvez-vous désirer que je ne désire moi-même?

«Son innocence est délicieuse», pensa M. Hervart.

Il reprit:

—Mais je désire peut-être plus d'intimité encore, un abandon entier, Rose....

—Eh bien, ne suis-je pas tout entière à vous? Mais je vous veux en échange, Xavier, je vous veux aussi tout entier.

M. Hervart ne sut que dire. Il devenait timide. Une si charmante naïveté le troublait plus que les images mêmes de la volupté.

«Elle ne savait pas, pensait-il. Elle n'a même pas rêvé. Quelle chasteté! Quelle grâce!»

Il répondit:

—Je vous appartiens, Rose, de tout mon cœur....

—Vous étiez distrait, il y a un instant?

—Les premiers mouvements de mon bonheur....

—Oh! Vous avez eu bien des bonheurs, depuis que vous existez, Xavier, vous en avez donné, vous en avez reçu....

—J'ai vécu, dit M. Hervart.

—Oui, et moi je suis une jeune fille de vingt ans.

—Avoir vingt ans!

—Si vous aviez vingt ans, je ne vous aimerais pas.

M. Hervart ne répondit que par un sourire qu'il fit le plus jeune possible, le plus délicat. Il savait bien ce qu'il aurait voulu dire, mais il sentait qu'il ne le dirait pas. D'ailleurs, il se demandait si Rose et lui-même parlaient la même langue.

«Cette conversation doit être absurde. Je lui dis que je désire qu'elle m'abandonne son corps, et elle me répond sans doute qu'elle m'a donné son cœur. Evidemment, elle n'a aucune idée de ce qui pourrait se passer entre nous.... Ces menues privautés, qu'est-ce que cela pour elle? Des marques d'affection.... Pourtant, n'y avait-il pas de la volupté dans ses gestes, dans ses baisers, dans ses yeux? Son corps n'a-t-il pas tremblé sous mes lèvres impérieuses? Oui, elle connaît l'amour! Quel enfantillage! Pourtant, avec beaucoup d'adresse....»

—Ne croyez pas, Rose, que j'aie encore jamais eu l'occasion de donner mon cœur. Cela n'arrive pas toujours, au cours d'une vie, cela; et quand cela arrive, cela n'arrive qu'une fois.... Un homme a bien des aventures qui n'engagent pas sa volonté.... L'homme est un animal, en même temps qu'il est un homme....

—Et la femme?

—Il est convenu, dit M. Hervart, que la femme est un ange.

Rose, à ce propos, se mit à rire, avec beaucoup d'innocence, semblait-il, puis elle dit:

—Je n'ai pas la prétention d'être un ange.

Cela ne m'amuserait pas d'ailleurs. Les anges, mon père les met dans ses tableaux. Moi j'aime mieux être une femme. Est-ce que vous aimeriez un ange?

M. Hervart riait aussi. Il expliqua cependant que les jeunes filles avaient droit à ce titre délicieux d'anges, à cause de leur innocence....

—Quand on aime, est-on encore innocent?

—On ne l'est pas longtemps, si on l'est encore.

Ils ne purent en dire davantage. Ils étaient revenus près du ruisseau, et ils apercevaient M. des Boys qui montrait son domaine à deux messieurs inconnus, dont l'un semblait de son âge, dont l'autre était un homme d'une trentaine d'années.


VII

M. Hervart reconnut bientôt dans l'un des visiteurs son ami d'autrefois, l'architecte Lanfranc. Il apprit ensuite que le jeune homme était le neveu, l'élève et le successeur probable de Lanfranc. Enfin, il fut informé que les deux architectes étaient installés au vieux château de Barnavast, dont ils avaient entrepris la restauration pour le compte de M me Suif, veuve du célèbre Suif, l'homme qui avait donné un si bel essor à la statuaire sulpicienne. Lanfranc, qui avait rejointoyé et enluminé toutes les églises de la basse Normandie, se fournissait depuis vingt ans chez Suif, et sa veuve l'avait toujours apprécié. De là cette entreprise de Barnavast, qui allait achever sa fortune et lui permettre de regagner Paris et d'arriver à l'Institut.

Dès qu'on se fut assis à l'ombre des marronniers sur le banc et les chaises rustiques, Lanfranc commença l'histoire de M me Suif, que tout le monde connaissait. Rose y fut attentive. Dès que Lanfranc pouvait réunir un auditoire bienveillant, il racontait l'histoire de M me Suif, qui était un peu la sienne. M me Suif avait été sa maîtresse, puis il s'était marié, puis il avait renoué avec elle, enfin, la tiédeur venue, était resté son ami.

—Ah! si je n'avais pas eu l'enfantillage de faire un mariage d'amour, j'épouserais aujourd'hui les millions de M me Suif, car M me Suif serait reconnaissante au monsieur qui la débarrasserait de son nom. Comment voulez-vous que je divorce, moi, architecte des églises et des châteaux? Enfin, elle consentira peut-être à s'appeler M me Léonor Varin. Elle ne regarde pas mon neveu sans complaisance.

—Moi, je n'en veux pas! dit Léonor, en rougissant.

Rose l'avait regardé, et il s'était soudain senti tout honteux de sa cupidité secrète.

Léonor, qui avait près de trente ans, paraissait de loin plus âgé et de près plus jeune. C'est qu'il était grand et un peu massif, lent en ses mouvements. De près, on était surpris de la douceur sentimentale de ses yeux, de la grâce juvénile d'une barbe qui semblait encore naissante, de la gaucherie de ses gestes, et, s'il parlait, de la timidité brusque de son langage, car il ne pouvait guère ouvrir la bouche sans rougir. Il est vrai que, l'instant d'après, il fronçait les sourcils et prenait, par tout son visage contracté, un air dur. Là dedans, les yeux restaient toujours bleus et doux. Léonor était énigmatique pour tout le monde et aussi pour lui-même. Il aimait à réfléchir et quand il songeait à l'amour, c'était pour constater que son idéal flottait entre le rêve et la débauche, entre le bonheur de baiser à genoux une main gantée et le plaisir de s'alanguir entre les chairs complaisantes de plusieurs odalisques. Il ne se doutait pas un instant qu'il était pareil à presque tous les hommes. Il avait peur de lui-même, et c'était du mépris, quand il se surprenait à songer avec trop de complaisance aux millions de M me Suif, à ces millions qui pourraient satisfaire immédiatement ses vices, et, plus tard, ses aspirations sentimentales.

A son tour il regarda Rose, mais Rose ne baissa pas les yeux.

Pendant cela, M. Hervart s'ennuyait.

—M me Suif, dit Lanfranc, est encore très bien. Ainsi, tenez....

—Rose, mon enfant, interrompit M. des Boys, ta mère a peut-être besoin de toi.

—Oh! je suis bien certaine que non. Ma mère trouverait que je la dérange.

—Votre père a raison, Rose, dit M. Hervart heureux d'essayer de son autorité.

La jeune fille n'osa pas résister au désir de son ami, mais en se levant elle était de mauvaise humeur:

«Déjà mon maître! Déjà! Moi, cela m'amusait d'écouter ce M. Lanfranc....»

Elle n'osait ajouter: «... et de regarder ce M. Léonor, et d'être regardée par lui, et encore plus, peut-être, d'entendre parler de M me Suif.»

«Qu'allait-il dire? Oh! je veux savoir!»

Elle entra dans la maison, ressortit par une autre porte et revint se cacher dans un massif, d'où les voix lui parvenaient assez bien.

—Ce ne sont pas seulement ses épaules, continuait M. Lanfranc, qui sont encore très tentantes. Sa poitrine, à quarante-cinq ans, est encore ferme et d'une bonne ligne, ses hanches ne sont pas excessives.... L'ensemble a un peu d'ampleur, mais, à l'Ecole, on en ferait encore une Junon fort honorable. J'en ai vu de pires sur la table à modèles....

—Souvent, dit M. Hervart, le temps a une clémence évangélique. Il pardonne aux femmes qui ont beaucoup aimé....

—Et qui aiment encore, dit Lanfranc

—Quel meilleur exercice que l'amour? dit Léonor. Quel sport plus apte à conserver, aux membres leur souplesse?

M. Hervart considéra surpris ce jeune homme terne qui venait de montrer de l'esprit. Jaloux de briller aussi, il répliqua:

—Ils n'ont pas osé mettre cela dans leurs manuels d'hygiène. Pourtant, quel joli chapitre à rédiger, dans le goût du premier empire: «L'Amour conservateur de la beauté.»

—Un joli sujet aussi pour les prix de Rome, dit Lanfranc.

—Sérieusement, intervint M. des Boys, je crois que c'est la chasteté qui racornit si promptement les femmes honnêtes....

—Oh! celles-là, dit Lanfranc, ce sont des reproductrices. Quand elles ont fait leurs enfants, et il faut que cela soit de vingt à trente, leur rôle est fini.

—Il leur reste, dit M. des Boys, à façonner les philtres qui entretiennent notre jeunesse.

On lui jeta des regards interrogatifs, cependant qu'il riait d'un rire luxurieux.

—Vous verrez, ou plutôt vous goûterez, et vous comprendrez. Je vous souhaite à tous une magicienne comme M me des Boys.

—C'est vrai, dit M. Hervart, qui comprit enfin, elle a le génie de la cuisine. Les dîners qu'elle a surveillés sont des magistères.

—Tu t'en apercevras, quand tu seras de retour à Paris.

—Oui, car ici je prends mes vacances, dit M. Hervart, heureux de cette marque de confiance.

Il ajouta même, pour prévenir mieux encore les soupçons possibles:

—Les vacances de l'amour ne vont pas sans quelque mélancolie.

Rose s'était amusée beaucoup, mais depuis que son père avait pris la parole, elle n'écoutait plus. Léonor, satisfait d'avoir eu de l'esprit, et daignant de n'en plus retrouver, s'était levé et se promenait dans le jardin. Rose le regardait. La vue de ce jeune animal l'intéressait. Il était sorti de cette tête de si curieuses paroles sur l'amour! Ainsi l'amour était un exercice comme le tennis, la bicyclette ou l'équitation! L'amour était un sport! Quelle révélation! Et les images les plus singulières se formaient dans son esprit, cependant qu'elle suivait des yeux la silhouette maintenant lointaine du jeune homme ingénieux et décisif.

«Comment joue-t-on à l'amour, au vrai amour? Xavier ne m'apprend rien. Il sait tout pourtant, il en sait sans doute bien plus encore que ce Léonor, mais il se garde bien de m'instruire, me traite comme une petite fille, tout en se moquant de mon innocence. Oh! sa moquerie est bien douce, car il m'aime beaucoup, mais il abuse tout de même un peu de sa supériorité. Un sport, un sport....»

Elle sortit du massif d'arbres verts et alla s'asseoir sur un vieux banc de pierre, dans un coin à l'écart, mais d'où elle pouvait surveiller, par des coulées entre les arbres, tout ce qui se passait aux alentours. Elle aimait ce coin où elle avait rêvé d'entières matinées, avant l'arrivée de M. Hervart. Elle riait maintenant de la puérilité de ces rêves.

«Il me semblait, songeait-elle, que les branches allaient s'écarter, laissant paraître un jeune cavalier beau comme le jour.... Sans rien dire il poussait son cheval jusque près de moi, se penchait, m'enlevait, me couchait sur sa selle, et nous partions. C'était un galop fou, interminable, où je finissais par m'endormir, et, en effet, je me réveillais comme d'un sommeil, et pourtant je n'avais pas dormi. Il ne se passait rien qu'une chevauchée muette dans l'air bleu, et pourtant, en revenant à moi, j'étais lasse.... Que de fois j'ai fait ce rêve, que de fois j'ai vu les touffes des lilas se tasser pour faire place à mon beau cavalier et à son cheval noir.... Le cheval était toujours noir. Je me souviens peu de la figure du Persée qui me délivrait, pour quelques heures, de l'esclavage de mon ennui.... Un sport? Mais c'était un sport, cela! Que faisait-il de son Andromède, mon Persée? Je n'ai jamais pu le savoir. Que font les Persées de leurs Andromèdes?»

A cette question, l'infatigable imagination de Rose faisait, pour la centième fois, des réponses nouvelles. Tout le possible se déroulait devant ses yeux ou s'enroulait autour de son corps. Non seulement elle se donnait toute comme la pâte se donne aux mains agiles et violentes du pétrisseur, mais elle devenait aussi la boulangère affolée du pain mâle. L'imagination d'une jeune fille qui sait et ne sait pas ce qu'elle désire est d'une fécondité arétine. Aucun mouvement ne lui semble extraordinaire, ni aucune attitude ne lui semble impudique, ni aucun geste ne lui semble discourtois. Elle est prête à tout et tout lui semblera normal. Son appel au mâle est un appel à la science. Elle veut savoir. Si elle savait, elle n'imaginerait plus. Les femmes ne rêvent qu'à l'acte qui les a satisfaites. Les jeunes filles rêvent à tous les actes possibles et tous la satisferaient également. La perversion d'une jeune fille est la preuve même de son innocence; mais celles qui accepteraient tous les gestes savent pourtant, d'instinct, se révolter contre celui qui féconde: les plus folles sont les plus sages.

En tout ce que Rose s'imaginait depuis quelque temps, elle mettait la complicité de M. Hervart. Et même au moment où elle guettait le retour de Léonor, c'était à M. Hervart qu'elle pensait vraiment. Léonor n'allait sans doute être qu'un excitant pour son cœur et pour ses nerfs, une musique, un accompagnement. Le surcroît de désirs que la venue du jeune homme avait éveillé en elle, M. Hervart en profitait. Elle murmura plusieurs fois:

«Xavier, Xavier....»

Xavier, cependant, se félicitait de l'intervention paternelle qui avait épargné à Rose les propos hardis de M. Lanfranc. L'architecte sans doute eût adouci son langage, mais est-il bien utile qu'une jeune fille apprenne l'usage que les femmes font du mariage? Il se sentait devenir de l'école d'Arnolphe. Il dit:

—Mon cher Lanfranc, surveillez un peu votre langage, à table. Nous avons ici une jeune fille, ne l'oubliez pas.

—Oui, ajouta M. des Boys, je l'ai renvoyée d'ici, mais cela serait difficile pendant le déjeuner.

—Les jeunes filles, dit Lanfranc, cela ne comprend rien.

—Cela devine, dit M. Hervart.

M. des Boys, sans opinion sur la perspicacité virginale, désirait se conformer à l'usage et ne faire entendre à sa fille que des propos choisis.

—Alors, profitons, pendant que nous sommes seuls, reprit Lanfranc, dont les yeux d'un bleu vif égayaient la face tannée. Les jeunes filles comprennent peu et les femmes, guère davantage. Avez-vous rencontré dans votre vie beaucoup de femmes vraiment curieuses des choses de la chair, vous, Hervart? Dites? N'ont-elles pas toujours l'air de remplir une tâche? Maîtresses, elles travaillent à l'heure. Epouses, ce sont des fonctionnaires....

M. des Boys s'égaya. Sa femme était bien un fonctionnaire et même à la retraite, et sa maîtresse, qui d'ailleurs l'excitait peu, répondait assez à la définition de Lanfranc. Il allait la voir huit ou dix fois par an, avec l'astuce d'avoir toujours l'air de se laisser emmener à Cherbourg par complaisance.

Quelques jours plus tôt, M. Hervart eût protesté. Oui, il avait connu plus d'une femme voluptueuse. Celles que l'on connaît sont même généralement des voluptueuses, sans quoi elles seraient restées dans le cercle de la famille; mais encore faut-il savoir faire chanter ces violons de bonne volonté.

«Moi, eût-il répondu, je suis un archet magique. Je n'ai jamais rencontré ni un violon tout à fait insonore ni une femme absolument froide. J'en ai toujours tiré un air, des plaintes, une chanson, et toutes m'ont donné le baiser de paix, le baiser de joie. Une ou deux fois, je crus être amoureux. Cela me rendit timide et mon archet fit quelques fausses notes. Une autre fois, ce fut un amour réciproque, et l'archet et le violon étaient si bien d'accord que l'harmonie jaillissait au seul toucher des cordes. Les phrases voluptueuses n'avaient presque ni commencement ni fin. C'était un jeu continu avec des douceurs et des forces. J'avais autant de bonheur à regarder son épaule nue qu'à m'exalter dans ses bras et souvent la vue de son chapeau, de sa robe et de ses plumes, au tournant de la rue, m'éleva au rang d'un dieu. Un hommage adorable montait de cette créature vers mon cœur L'amour, c'est une religion mutuelle....»

Il dit tout haut, rentrant dans la conversation qui avait dévié encore une fois vers les mérites administratifs de M me des Boys:

—On rencontre des femmes diverses. La meilleure ne vaut pas le rêve que l'on s'en faisait.

«Jolie banalité. Que va-t-il répondre à cela?»

—Je ne rêve pas, moi, dit Lanfranc, je cherche. Mais je ne trouve guère. Les aventures m'ont toujours déçu. Aussi, je ne veux plus aimer qu'à Paris. Là, on trouve d'agréables romans qui n'ont qu'un seul chapitre, le dernier.

—Votre opinion sur les femmes ne m'étonne plus.

—Mais, dit M. des Boys, son opinion est assez raisonnable. Vous parlez comme si vous aviez toujours vingt-cinq ans, Hervart.

Il rougit un peu:

—Moi! Ah! Dieu merci, j'en ai quarante. Et, poussé par l'à-propos, il ajouta en disant:

—Vous êtes jaloux de ma liberté, mais je crains bien de la perdre.

Par ces paroles, il posait sa résolution.

—Vous pensez à vous marier? demanda Lanfranc.

—Peut-être.

—M me Suif vous irait très bien, Léonor fait le difficile....

Agacé par tant de vulgarité, M. Hervart se leva à son tour, entra dans le jardin: Rose et Léonor se promenaient ensemble.


VIII

Rose avait manœuvré de façon à se trouver sur le chemin du jeune homme. Ne pas la voir, c'était la fuir. La voir, c'était la saluer. Ainsi était-il arrivé. Au salut, Rose avait répondu par une parole de bienvenue, puis on avait passé au château de Barnavast, enfin à M me Suif. Mais Léonor était discret et vague, si bien qu'à une question de Rose la conversation tourna vers les banalités sentimentales. Cependant, pour Rose, il n'y avait encore rien de banal au monde.

—Elle semble bien âgée, pour se remarier? demanda-t-elle.

—Oh! M me Suif est de celles dont le cœur est toujours jeune.

—Ah! Il y a donc des cœurs qui vieillissent moins vite que les autres?

—Il y en a qui ne vieillissent jamais, Mademoiselle, comme il y en a qui n'ont jamais été jeunes.

—Pourtant, je vois de grandes différences, autour de moi, dans les sentiments des jeunes et des vieilles personnes.

—Connaissez-vous beaucoup de monde?

—Non, très peu, au contraire, mais j'ai toujours vu un certain accord entre les cœurs et les visages.

—Sans doute, mais la vérité générale, quoique représentant la moyenne des vérités particulières, n'est presque jamais conforme à une vérité particulière, prise au hasard....

Rose regarda Léonor avec un mélange d'admiration et de honte. Elle ne comprenait pas. Léonor s'en aperçut et reprit:

—Je veux dire qu'en toutes choses il y a des exceptions. Je veux dire aussi qu'il y a des règles qui comportent un grand nombre d'exceptions. Il arrive même dans la vie, comme dans la grammaire, que les cas exceptionnels soient plus nombreux que les cas réguliers.... Comprenez-vous?

—Oh! très bien.

—Ce qui n'empêche, acheva-t-il, en scandant ses mots, que la règle, n'aurait-elle que deux cas normaux à opposer à dix exceptions, la règle est la règle.

Ce ton doctoral plaisait à Rose. M. Hervart, depuis quelque temps, était toujours de son avis.

—Mais à quoi, reprit-elle, reconnaît-on la règle?

—La règle, dit Léonor, satisfait la raison. Rose le regarda, inquiète, puis, feignant d'avoir compris, fît un signe d'assentiment.

—Les femmes, reprit Léonor, n'entendent pas cela très bien. Cela ne les contente pas. Elles ne cèdent qu'au sentiment. Les hommes aussi, du reste, mais ils ne l'avouent pas. Aussi les femmes, que l'on accuse d'hypocrisie et de vanité, en ont-elles moins que les hommes, peut-être.... Enfin la règle est la règle. La règle voudrait que Marguerite renonçât....

—Oui ça, Marguerite?

—M me Suif.

—Vous la connaissez beaucoup?

—Ne suis-je pas, répondit Léonor en souriant, le neveu et le lieutenant de son architecte? La règle, donc, voudrait que Marguerite renonçât à l'amour; et la règle veut que vous, Mademoiselle, vous y pensiez.

—La règle est la règle, dit sentencieusement Rose, en réprimant les éclats d'un rire qui s'épanouit en silence dans son cœur.

«Elle n'est pas bête, la règle, songeait-elle. Je ne demande qu'à lui obéir, et je crois que nous serons toujours d'accord....»

A ce moment, M. Hervart se trouva devant eux, au détour d'une allée. Rose l'accueillit par un sourire heureux, un sourire d'une délicieuse franchise.

«Allons, se dit M. Hervart, il n'est pas encore mon rival. Mon rôle, en ce moment, est de faire l'homme sûr de lui-même, l'homme qui possède, qui domine, le seigneur au-dessus de toutes les contingences....»

Et il parla de sou séjour à Robinvast, du plaisir qu'il prenait au milieu de cette nature riche et désordonnée.

—Mais, dit-il, vous venez y mettre de l'ordre. Vous allez blanchir ces murs, gratter ces mousses et ces lierres, éclaircir ces masses sombres, enfin donner à M. des Boys un joli château tout neuf, avec un délicieux parc également tout neuf....

—Touchera mes lierres! s'écria Rose indignée.

—Et pourquoi cela? dit Léonor. Les lierres ne sont-ils pas la gloire des murailles de Tourlaville? Les lierres, mais c'est la seule beauté architecturale qu'on ne puisse acheter. A Barnavast, qui est à l'état de ruine, nous les respectons, chaque fois que le mur peut se consolider par l'intérieur. Restaurer, pour moi, c'est rendre au monument l'aspect que les siècles lui auraient donné si on avait veillé à son entretien. Restaurer, ce n'est pas remettre à neuf; ce n'est pas donner à un vieillard les cheveux, la barbe, le teint et les dents d'un jeune homme; c'est relever un mourant et lui donner la santé et la beauté de son âge.

—Oh! que je suis contente de vous entendre parler ainsi, dit Rose. J'espère que M. Lanfranc a vos idées?

—M. Lanfranc est tout à fait converti à mes idées.

—Mon père ne fera rien sans me consulter, mais je serai plus sûre de vaincre, si vous êtes mon allié.

—Je serai votre allié.

—Votre méthode est sage, dit M. Hervart. Vous savez que je conserve la sculpture grecque au Louvre? Je suis entré dans cette nécropole au moment où le vieux système des restaurations commençait d'être abandonné. Un oscillait entre deux méthodes: refaire ou ne rien faire. La seconde a prévalu. Vous avez donc pu constater que nos marbres peuvent se répartir en deux groupes: ceux qui n'ont d'antique que le nom, et ceux qui n'ont d'antique que la matière. Autrefois, quand on avait trouvé un buste, on lui refaisait une tête, des bras, des jambes et l'on écrivait au-dessous de la chose: Restauré en Artemis, restauré en Minerve, restauré en Nymphe chasseresse, selon le caprice du plâtrier ou les indications d'un archéologue endormi. Je crois surtout que l'on comblait ainsi des lacunes. Si le système avait continué d'être suivi, nous aurions sans doute, à cette heure, un Olympe complet, tandis qu'il y a encore bien des places vides dans l'assemblée de nos dieux. Depuis que l'on a pris le parti de ne rien faire, les galeries se sont enrichies de curieux débris anatomiques, jambes et mains qui ressemblent à ces ex-voto que l'on voyait en effet pendus dans les sanctuaires grecs, têtes qui, toutes pareilles à celle d'Orphée, semblent avoir roulé à l'heure des orages, parmi les galets de la mer indignée, bustes troués comme ayant servi de cible à des soldats ivres. Bref, il n'entre plus chez nous que des morceaux d'un grand intérêt archéologique, mais d'une valeur d'art à peu près nulle. Une méthode intermédiaire n'aurait-elle pas été préférable? Intermédiaire, c'est-à-dire intelligente. L'intelligence, n'est-ce point l'art de concilier les idées et d'obtenir une harmonie? Une tète d'Aphrodite au nez cassé n'est plus une tête d'Aphrodite. Il me faut de la beauté et on me donne une pièce d'archives. Que l'on refasse le nez, si l'on veut que j'admire, et si l'on ne veut pas refaire le nez, que l'on sépare le Louvre en deux musées, le musée esthétique et le musée archéologique.

Ayant fini do parler, il regarda Rose, d'abord, témoignant ainsi qu'il avait besoin, avant tout, de son approbation. La figure de Rose s'éclaira de bonheur. Ses yeux répondirent.

«Mon ami, je vous admire. Vous êtes un dieu.»

Ces mouvements furent compris par Léonor, qui cherchait depuis quelques instants à deviner quels étaient les rapports de Rose et de Hervart.

«Ils s'aiment, se dit-il, et lui il a le génie de l'amour. Moi, j'ai vingt-huit ans. C'est ma seule supériorité sur lui. Encore est-elle fort illusoire, car seules les femmes, mises au courant de la vie par l'expérience ou les confidences, font quelque attention à l'âge des hommes. Une femme a l'âge de sa figure. Un homme a l'âge de ses organes. Or l'état des organes se lit dans les yeux. Un homme a l'âge de ses yeux. Hervart a de beaux yeux bleus, doux et vifs, ardents. Mais que m'importe? Je ne désire point les bonnes grâces de cette innocente.»

En même temps qu'il songeait ainsi, il avait répondu à M. Hervart:

—Je suis bien de votre avis. On tend trop aujourd'hui à confondre ce qui est curieux ou rare ou ancien, avec ce qui est beau. On a remplacé le sens esthétique par le respect.

—Cela était peut-être inévitable, dit M. Hervart. Cela convient, en tout cas, à une démocratie. On n'a pas le temps d'apprendre à admirer, on peut très vite apprendre à respecter. L'intelligence est docile. La sensibilité est rebelle.

—Est-ce qu'il n'y a pas, demanda Rose, des admirations spontanées?

—Oui, dit Léonor, il y a l'amour.

—Alors, admirer, c'est aimer?

—Quand ou admire, si on n'aime pas encore, on est bien près d'aimer.

—Et aimer, c'est admirer?

—Pas toujours.

—L'amour, dit M. Hervart, est compatible avec presque tous les autres sentiments, et même avec la haine.

—Oui, reprit Léonor, en apparence. Car il y a bien des sortes d'amour. Celui qui lutte avec la haine ne sera jamais qu'un amour d'intérêt ou de sensualité.

—On ne sait jamais. Je tiens que l'amour, de même qu'il est prêt à toutes les métamorphoses, peut dévorer tous les autres sentiments et s'installer à leur place. Il vient, il s'en va, sans que l'on puisse comprendre le mécanisme de ses voyages. Il dure deux heures ou toute la vie....

—Vous confondez les genres, dit Léonor. D'ailleurs, pour s'entendre, il faut laisser aux mots leur sens traditionnel, avec toutes ses nuances. L'amour est au fond de tous les sentiments comme négation ou comme affirmation: on peut dire cela, et quand on a dit cela, on n'a rien dit. Croyez-vous que cela soit en vain que l'usage verbal emploie les mots de passion, caprice, inclination, goût, curiosité, sympathie et tant d'autres? Il faudrait plutôt, je crois, créer des nuances nouvelles que de s'ingénier à fondre en une seule teinte toutes les couleurs et toutes les nuances de la sensation et du sentiment.

Pareille à un musicien de village qui entendrait discuter contrepoint ou orchestration, Rose écoutait, un peu inquiète, un peu colère, et pourtant charmée. On parlait de ce qui lui remplissait le cœur, de ce qui tendait ses nerfs; elle ne comprenait pas, elle sentait. Elle aurait voulu comprendre.

«Xavier m'expliquera tout cela. J'ai l'air d'une sotte au milieu de ces discours où je ne puis placer un mot.»

Elle feignit de désirer une rose trop haute pour sa main. M. Hervart se précipita, atteignit la fleur, se mit à dépouiller la branche de ses épines, de son excès de bois et de feuilles.

—Ce n'est pas celle que je voulais, dit Rose.

M. Hervart recommença, cependant que la jeune fille jouissait extrêmement d'avoir, par un caprice, interrompu une conversation sérieuse.

Léonor les considérait avec une certaine ironie. Rose s'en aperçut, se sentit rougir et disparut.

M. Hervart et Léonor continuèrent leur promenade et leur causerie, mais ils ne parlèrent plus de l'amour.


IX

L'heure du déjeuner fut agréable pour Rose. Les regards, les désirs, les propos venaient vers elle. M. Lanfranc galantisait sans indécence. Elle riait, puis, soudain sérieuse, acceptait quelque contact avec les gestes de son voisin, M. Hervart. Léonor ne se permit que des phrases brèves, qui voulaient résumer les discours plus ingénus des convives. L'œil de cette jeune fille, qu'il croyait dédaigner, le surexcitait; mais à force de vouloir paraître un homme supérieur, il parut un homme désagréable. Rose en eut peur.

«Qu'il est sec! songeait-elle. Comment parler, comment jouer avec un homme si sûr de ses mouvements? Il gagnerait toujours.»

Plusieurs fois, avec une inconscience innocente, elle regarda tendrement M. Hervart.

«Comme j'ai bien choisi! Voici un homme plus jeune que mon ami, plus près de moi, et chacun de ses gestes, chacune de ses paroles me rapproche encore de Xavier. Je sens bien qu'il en sera toujours ainsi. Qui pourrait lutter avec lui? Xavier, je l'aime!»

En se penchant pour atteindre une carafe, elle murmura dans la figure de M. Hervart:

—Xavier, je t'aime!

M. Hervart feignit de s'étrangler. Sa rougeur fut mise sur le compte d'un noyau de cerise, et Lanfranc imagina quelques pauvres facéties.

Comme le déjeuner s'achevait, elle dit avec une franchise perverse:

—M. Hervart, voulez-vous venir avec moi, voir s'il ne manque rien là-bas?

—J'ai fait servir le café dans le haut du jardin, dit M me des Boys.

Lanfranc vanta cet usage campagnard.

Sitôt que les massifs les dissimulèrent, Rose, sans mot dire, prit M. Hervart par les épaules et lui offrit ses lèvres. Ce fut un long baiser. Xavier serrait la jeune fille dans ses bras et lentement, avec une tendresse où il y avait beaucoup de science, il aspirait son âme, son haleine et aussi un peu de salive.

Quand il releva la tête, à bout de respiration, il était confus:

«J'ai donné un baiser d'amant et on me demandait un baiser d'amoureux. Que va-t-elle penser de moi?»

Rose inspectait déjà la table rustique. Quand M. Hervart la rejoignit, elle l'accueillit avec un sourire très doux.

«C'est donc cela qu'elle désirait?» se demanda M. Hervart.

—Rose, dit-il tout haut, je vous aime, je vous aime!

—Je l'espère bien, répondit-elle.

—Oh! que je voudrais être seul avec vous, en ce moment!

—Pas moi! J'aurais peur.

Cette réponse fit longuement réfléchir M. Hervart:

«En saurait-elle aussi long que cela? Est-ce une invitation?»

Sa pensée se perdit dans d'inutiles désirs. Mais précisément, comme l'heure n'était pas propice, il se laissa aller aux idées les plus audacieuses. Ses yeux erraient vers le bois obscur, semblaient chercher une favorable retraite. Il eut des mouvements inachevés. Levé à demi de sa chaise, il y retombait, maniait une tasse vide, cherchait en vain une allumette pour sa cigarette absente. L'arrivée de Léonor le rasséréna. Il accepta sa destinée du jour, qui était de se livrer avec ce jeune homme à de frivoles discussions.

Tout le monde étant réuni, on reprit le ton du déjeuner, mais Rose rêvait, M. Hervart avait mal à la tête. Cela fut si languissant, malgré les agaceries de Lanfranc, qui faisait le bon compagnon, que M. des Boys promptement proposa une promenade.

—Si vous voulez, dit Léonor, que nous établissions un plan des transformations de votre propriété, il faut nous la montrer avec quelque détail. Ce bois fait partie du parc que vous projetez? Et au delà? Y a-t-il un domaine, des prés, des champs? Quelles sont les servitudes? Voulez-vous une seule avenue vers Couville? On pourrait également rejoindre la route de Saint-Martin....

—Vous ne prétendez pas, demanda Rose, dévaster ce bois, si beau dans sa sauvagerie?

—Mais, Mademoiselle, dit Léonor, je ne prétends à rien, c'est-à-dire que je ne prétends qu'à vous plaire....

—Faites ce que voudra ma fille, dit M. des Boys. C'est pour elle que vous êtes ici.

—C'est pour elle, reprit M me des Boys.

—Oh! alors, dit Léonor, nous nous entendrons fort bien.

—Je l'espère, dit Rose.

—Je suis à vos ordres, dit Léonor.

—Venez donc, dit Rose.

En disant cela, elle se leva, jetant à M. Hervart un coup d'œil, qui fut compris. Mais comme M. Hervart se levait à son tour, M me des Boys s'approcha de lui:

—J'ai quelque chose de très intéressant à vous dire.

M. Hervart dut laisser Rose et Léonor s'enfoncer seuls dans ce bois, où il avait éprouvé depuis quelques jours de si agréables sensations. M me des Boys l'emmena dans le jardin.

—Mon cher ami, je voudrais vous demander un renseignement. D'abord, est-ce sérieux la profession d'architecte?

—Très sérieux, dit M. Hervart.

—On y gagne vraiment beaucoup d'argent?

—Lanfranc, que j'ai connu gueux, est peut-être aujourd'hui plus riche que vous, et Léonor ira plus loin encore, sans doute, car il semble intelligent et instruit dans son métier.

—Vous ne parlez pas par amitié, par camaraderie?

—Moi, nullement. Au contraire, car, à vous dire vrai, je ne les aime guère, ni l'un ni l'autre.

—Ils sont pourtant fort honorables et de bonne compagnie.

—Sans doute, surtout Lanfranc.

—N'est-ce pas qu'il est amusant? Son neveu est plus sévère, mais j'aime mieux cela.

—Moi aussi.

—Je suis content de vous voir de mon avis.

Elle continua, après avoir rêvé un peu.

—Cela ferait un excellent mari pour Rose.

M. Hervart ne répondit rien. Il avait pâli et son cœur s'était mis à battre très fort. Ses pensées, fort confuses, tourbillonnaient tristement.

—Qu'en pensez vous? insista M me des Boys. Il ne répondit pas encore, car il sentait que sa voix allait paraître toute changée. Il murmura:

—Heum! ou quelque chose de pareil, quelque chose qui signifiait seulement qu'il avait entendu la question.

Mais peu à peu, il se reprenait. L'idée heureuse lui vint de la nullité familiale de M me des Boys et de son peu d'influence sur sa fille.

«Tout ce qu'elle dit n'a aucune importance. Je serai de son avis.»

—Je suis, prononça-t-il, entièrement de votre avis.

—Ma fille est singulière, reprit M me des Boys, mais votre approbation suffirait peut-être à la décider. Vous avez beaucoup d'influence sur elle.

—Moi?

—Elle vous aime beaucoup. Cela est visible.

—Un si vieil ami! dit courageusement M. Hervart.

Sa lâcheté, cependant, le fit rougir.

«Pourquoi ne pas avouer? Pourquoi ne pas dire: oui, elle m'aime, je le sais, et je l'aime aussi, pourquoi?... Est-ce que mon désir n'est pas évident? Puis-je m'en aller, la laisser, me passer d'elle?...»

Mais à toutes ces questions intimes, M. Hervart n'osait répondre d'une façon absolue.

«Ce que je voudrais, c'est que le temps présent durât toujours....»

—Ils n'ont presque pas parlé ensemble, et cependant, reprit M me des Boys, j'ai deviné qu'il y a entre eux un commencement de ... je ne sais ... comment dirai-je....

—D'entente, souffla M. Hervart, avec une charité ironique. Pourquoi pas de l'amour? Il y a des coups de foudre.

—Oh! Rose est trop bien élevée.

La sottise de cette femme, pourtant si raisonnable et si naturelle dans son rôle de mère, exaspéra M. Hervart, plus encore que les insinuations qu'on l'obligeait d'écouter. Cessant, non d'hésiter, mais de réfléchir, il dit tout à coup:

—Cela me ferait beaucoup de chagrin de la voir mariée.

M me des Boys lui serra la main:

—Cher ami! Oui, cela ferait un grand changement dans la maison....

Elle reprit, après quelque hésitation:

—Silence sur tout cela, mon bon Hervart, n'est-ce pas? Et puis, je crois que le tête-à-tête a assez duré, vous seriez bien aimable d'aller les rejoindre.

M. Hervart, quoiqu'il eût assez d'impatience, s'enfonça lentement dans les méandres du petit bois sauvage. Pareil à Panurge, il se répétait mentalement:

«L'épouser? Ne pas l'épouser?»

Sa tête était une horloge dans laquelle un balancier oscillait infatigablement. Il s'assit sur le petit banc où, pour la première fois, il avait senti la tête de la jeune fille se pencher doucement sur son épaule. Il voulut réfléchir. «Je vais, se dit-il, prendre une décision.»

Dés les premiers pas de leur promenade, Léonor avait remarqué que Rose tendait l'oreille au moindre bruit.

«Elle l'attend. Il va arriver. Tant mieux. Je me soucie peu de cette petite fille. Nous sommes seuls. Plus de compliments. Je suis un architecte paysagiste aux ordres de M lle Rose des Boys.... Oh! ce nom....»

Il regarda la jeune fille.

«Ce nom, eh bien, il n'est pas ridicule.... Il est moins ridicule qu'on ne le croirait.... Elle est si fraîche, elle a l'air si pur ... c'est curieux, ces êtres innocents qui passent dans la vie avec la grâce d'une fleur épanouie le long d'un chemin.... Mais faisons un peu notre métier.»

—Le goût du jour, Mademoiselle, incline vers le jardin à la française. Un certain compromis, du moins, est nécessaire, entre le faux naturel des parcs anglais et la rigidité des dessins géométriques....

—Dites votre compromis.

—Mais je ne connais pas encore le terrain.

—Oh! Ce n'est pas grand. En un quart d'heure, vous aurez une idée de l'ensemble.

Léonor disserta encore un peu sur l'art des jardins, mais il sentait parfaitement qu'on ne l'écoutait pas. Enfin il dit:

—La nature doit obéir à l'homme; mais l'homme raisonnable ne lui demande guère qu'une seule chose, se laisser admirer ou se laisser aimer. Ceux qui veulent admirer sont parfois enclins à lui imposer certains sacrifices. Ceux qui aiment sont moins difficiles et ils sont contents, pourvu qu'ils trouvent un accès facile vers les sites qui les charment. Mais je conçois que les femmes soient plus exigeantes. Il leur faut une nature plus douce, toute vaincue, des paysages où l'on voie la marque de leur puissance....

«Quelle singulière conversation, se disait Rose. Voilà un architecte qui m'ennuierait bien, si je devais passer ma vie avec lui....»

Cette idée la fit songer plus particulièrement à M. Hervart. Elle tourna la tète, interrogeant les étroites allées où tombaient quelques gouttes de soleil.

«Elle pense à son cher Xavier, se disait Léonor. Que pourrais-je bien imaginer qui fixât un peu son attention. Evidemment, mon discours l'a jusqu'ici tort peu intéressée.»

Un homme, si froid qu'il se veuille, si maître de soi que l'ait fait la nature, est peu capable de se promener seul à seul avec une jeune femme sans chercher à lui plaire. Il est très incapable également de conserver assez de présence d'esprit pour se regarder agir et ne pas faire de fautes. Mais, plaire? Le peut-on par règles, et surtout à une jeune fille? Les femmes ne sont guère capables que d'impressions totales. Elles ne distinguent pas, par exemple, entre l'esprit et l'intelligence, entre l'aisance et la force, entre la vraie jeunesse et la jeunesse apparente. Leur plaire, c'est leur plaire tout entier, et dès qu'on leur plaît, on devient pour elles l'animal sacré. Léonor eut une inspiration. Au lieu d'exposer ses propres idées sur les jardins, il se mit à répéter, en termes différents, ce que Rose avait dit le matin:

—Ce que je vous expose, dit-il, ne semble guère vous intéresser. Que voulez-vous, je dois faire mon métier, qui est de seconder M. Lanfranc.... Pour moi, je suis de votre avis. S'il y a des parties faibles dans votre maison, le premier maçon y mettra le plâtre, les pierres et la chaux nécessaires. Quant au jardin et au bois, je n'y ferais rien que quelques allées afin de m'y pouvoir promener sans trop craindre la rosée ou les ronces.

—Ah! vous voilà raisonnable. Eh bien, je dirai à mon père que c'est avec vous seul que je désire m'entendre. Vous reviendrez, et nous ne ferons rien, presque rien.

—Je reviendrai avec plaisir, et je ne ferai rien, mais si je ne vous ai pas déplu, je trouve que j'aurai fait beaucoup.

—Mais vous ne me déplaisez pas. Quand on est de mon avis, on ne me déplaît jamais.

—Et comment ferait-on pour ne pas être de votre avis, quand vous dites des choses si raisonnables?

—Oh! c'est très facile et M. Hervart ne s'en prive pas. Il me contredit, il me raille.

«Bon, pensa Léonor, elle aime Hervart: donc elle aime qu'on la contredise et même qu'on se moque un peu d'elle. Ou peut-être qu'elle ment, pour me faire croire qu'Hervart lui est indifférent? Essayons d'une piqûre.»

—A son âge, cela lui est permis.

—Aussi je ne m'en fâche pas.

—Il est très bon, d'ailleurs.

—Oh! très bon, et je l'aime beaucoup.

«Cela ne prend pas, songea Léonor. Hervart est un dieu pour elle et nous parlerions jusqu'à demain sans qu'elle comprît une seule de mes insinuations ou de mes ironies.»

Il continua cependant, cherchant parmi toutes les méchancetés qui peuvent se dire avec bienséance.

—Les vieux garçons ont souvent des manies....

—C'est ce que je lui dis souvent. Ainsi son goût pour les insectes.... Mais cela l'amuse tant!

«Elle est invulnérable», se dit Léonor.

—Il connaît la vie, d'ailleurs, il a tant vécu!

—N'est-ce pas? Quelquefois, quand il me parle, il me semble qu'un monde s'ouvre à moi.

—Il connaît tout ce qu'on peut connaître, les arts et les sciences, l'amitié et l'amour, les hommes, les femmes.... Il en a tant vu et de toutes sortes.

Cette fois, Rose réfléchit un petit instant, puis:

—Aussi j'ai eu lui une immense confiance. C'est un bonheur pour moi qu'il soit venu passer ici ses vacances. J'ai plus appris avec lui en quelques semaines qu'en toutes mes autres années.

Léonor regarda Rose. Il éprouvait une grande émotion. Etre aimé ainsi lui sembla tout à coup l'état de félicité suprême. Il n'avait jamais cru que l'on pût inspirer à une jeune fille une confiance si ingénue. Et quelle franchise! Quelle divine simplicité!

«Comment être aimé ainsi? Quel est son secret? Ah! si j'osais en demander davantage? Mais non, je ne veux point même tenter de violer une intimité si délicieuse à contempler. C'est le bonheur que je vois, spectacle rare!»

Il regarda Rose encore une fois.

«Mais c'est qu'avec cela elle est très jolie. Et quelle grâce sous cet air un peu sauvage! Quelle souplesse de formes! Il n'est point jusqu'à ce teint doré et piqué par le soleil, comme une pomme, qui ne plaise, eu ce milieu campagnard. Ah! qu'une femme comme cela me conviendrait, à moi homme de ce pays et destiné à y vivre. Qu'Hervart n'est-il resté parmi ses Parisiennes!»

—Il doit vous aimer beaucoup, reprit-il, et j'envie son bonheur que cela lui soit permis. Je reviendrai, puisque vous le désirez, mais je préférerais ne pas revenir.

—Et pourquoi donc?

—Parce que je ne voudrais pas vous déplaire.

—Mais cela ne me déplaira pas, au contraire. Expliquez-vous.

—Si je reviens, peut-être n'aurai-je pas la force de ne pas vous aimer, et cela vous fâchera.

—Pourquoi donc? Que vous êtes singulier! Mais devenez un ami de la maison, j'en serai contente.

—Mais je ne pourrai pas vous aimer comme vous aime M. Hervart.

—Oh! cela, je ne crois pas que cela soit possible.

—Et vous ne m'aimerez pas non plus comme vous l'aimez.

Elle se mit à rire si naïvement que Léonor se dit qu'elle n'avait rien compris à ses insinuations. Cependant, il se trompait, et son rire en était la preuve. Elle avait ri précisément parce que l'idée lui était venue brusquement qu'un autre homme aurait pu jouer près d'elle le rôle de son Xavier. L'idée lui paraissait comique, et elle avait ri. Mais l'idée lui était venue, et c'était un grand point.

C'était un si grand point qu'à son tour elle regarda Léonor, et cette fois sans rire; mais aucune comparaison n'eut le temps de se faire dans son esprit, car, au même moment, elle dressa l'oreille et dit:

—Le voilà.

M. Hervart n'arriva qu'un bon moment plus tard, et Léonor se disait:

«Elle sent son amant comme un chien de chasse sent le gibier. L'amour est extraordinaire.»

Il réfléchissait, étonné d'avoir appris tant de choses en une demi-heure de promenade avec une jeune fille au cœur simple.

Rose regardait de tous ses yeux dans la direction d'où lui était venu le bruit de feuilles remuées. Léonor se baissa derrière elle et baisa la traîne de sa robe.


X.

Pendant le temps qu'il avait passé seul, M. Hervart avait fait tout son possible pour prendre une décision, comme il se l'était promis, mais les décisions, capricieuses mouches, avaient joué autour de sa tête et ne s'étaient pas laissé prendre. Il s'en fut, en somme, ni surpris, ni contrarié.

«Rose, se dit-il enfin, fera ce que je voudrai.»

Cette certitude lui suffit. Le jour où il aurait une volonté, Rose acquiescerait.

«Mais pourvu que ma volonté soit conforme à la sienne, cela est évident. Or, la volonté de Rose est de devenir M me Hervart. Elle m'aime, cette petite....»

Il se complut dans cette idée, mais, l'instant d'après, elle l'effrayait. Il se sentait prisonnier. Cent fois, il se répétait.

«Il faut en finir. Ce soir, demain matin au plus tard, je parlerai à des Boys.... Il se moquera de moi.... Eh bien, voilà tout.... Ensuite, il sera bien obligé de céder. Ma volonté, celle de Rose.... Je l'enlèverai, je l'emmènerai à Paris.... Est-ce donc ma première aventure? Si c'est la dernière, au moins, elle sera belle.»

Alors, il entrevit les péripéties de cette entreprise romanesque. Naturellement, il louerait un compartiment afin de s'assurer une solitude propice. Ce ne serait pas la nuit, mais le soir. Après un goûter amusant et d'émouvantes caresses, Rose s'endormirait sur son épaule et, de temps en temps, il presserait son corsage, baiserait ses paupières. Elle serait, en ce moment, à la fois sa femme et sa maîtresse, la femme qui se donne, mais que l'on ne prend pas encore, le beau fruit que l'on regarde longtemps et que l'on manie délicatement dans tous les sens avant d'y porter les dents ou le couteau. Oh! que Rose serait une créature d'amour agréable! Que sa curiosité serait docile! Quelle élève que cette maîtresse! Quelle pâte d'heureuse argile sous les mains du sculpteur! Un enlèvement? Pourquoi pas un voyage de noces? Non, pas d'enlèvement! Pas de sottises romantiques. Des Boys me donnera sa fille quand je voudrai....»

Mais soudain il eut une vision singulière: Il était sur le quai de la gare, à Caen, s'amusant à jeter d'indiscrets regards dans les voitures, et que vit-il? Rose et Léonor, blottis l'un contre l'autre, attachés bouche à bouche. Le train se remettait en marche, et il restait planté sur ses jambes à considérer la lanterne rouge qui fuyait dans la fumée....

Il se leva, plein de jalousie, il courut, puis ralentit le pas, épiant les paroles possibles, interrogeant le silence. Sans qu'il sut pourquoi, le rire de Rose, perçu à travers les feuilles, le rassura. Il vit Léonor se baisser, puis se relever en tenant à la main une fleurette rose.

--- Sherardia Arvensis , dit-il, en prenant la fleur. Elle n'aurait pas dû pousser ici. Sa place est dans le champ, à côtè, Arvensis , comprenez-vous, Arvensis ? Il y a des plantes qui s'égarent.

—Il sait tout, dit Rose, vous voyez.

Léonor, qui avait compris l'allusion, ne répondit rien. Il s'éloigna, feignant de continuer à s'intéresser à la végétation silvestre.

«Il a raison, cet homme. Si l'amour naissait en ce moment dans mon cœur, il prendrait bien mal son temps, il choisirait bien mal son terrain ... Aime-t-il comme il est aimé? Voilà ce que je voudrais savoir. Est-il capable de persévérance? Qui sait? Rose, peut-être qu'un jour tu pleureras dans mes bras?...»

Ils rentraient tous les trois, Léonor un peu en avant. M. Hervart se taisait, car ce qu'il avait à dire exigeait le mystère, et des paroles banales lui étaient impossibles. Rose ne s'apercevait pas du silence; elle-même ne songeait pas à parler. Elle était heureuse de marcher près de son ami. Parfois, d'un geste furtif, elle avançait la main et lui serrait un doigt M. Hervart laissait exprès pendre son bras gauche. Léonor ne se retourna pas une seule fois. Rose lui en sut gré. M. Hervart, qui s'était senti deviné, eût préféré une discrétion moins voulue, moins suspecte.

«Que sont venus faire ces architectes? se demandait-il. Tout cela semble arrangé par les des Boys en vue de caser leur fille. Reviendront-ils? Léonor reviendra. Et moi? Vais-je pouvoir rester?»

Ses perplexités recommençaient. Quand la main de Rose touchait la sienne, il se sentait son prisonnier, son esclave heureux. Dès que le contact s'éloignait, des idées le prenaient, de fuite, de liberté. Il avait envie d'appeler Léonor, de jeter Rose dans ses bras et de s'encourir à travers champs.

«Jamais aucun amour ne m'a troublé ainsi. Ah! c'est le mariage! Quelles complications! Ce Léonor, je le hais. Sans lui.... Sans lui? Est-il seul au monde? Si ce n'est pas moi qui la prends, ce sera un autre....»

Il se rapprocha brusquement de Rose et, d'un ton fou, il lui jeta dans l'oreille des mots rapides, tendres et violents:

—Rose, je vous aime, je vous désire de tout mon cœur, je vous veux!

Rose tressaillit, mais ces paroles répondaient si bien à sa propre pensée qu'elle ne fut surprise que de leur brusquerie. D'abord, elle rougit, puis un sourire d'une douceur heureuse éclaira sa figure où les yeux brillaient de vie et de désir.

Ils rejoignirent bientôt Lanfranc et M. des Boys, qui devisaient en buvant. Quelques instants après, les architectes montaient en voiture.

Léonor; au moment où le domestique lâcha le cheval, se retourna. Rose comprit que ce geste était pour elle: elle haussa très légèrement les épaules.

—Je vais faire un peu de peinture, dit M. des Boys.

—J'ai aperçu dans le haut du jardin un scarabée qui m'intéresse, dit M. Hervart.

—Je monte à ma chambre, dit Rose.

Cinq minutes plus tard, les deux amants se retrouvaient près du banc où M. Hervart avait médité en vain.

Sans dire une parole, Rose se laissa aller dans les bras de son ami. Sa tête penchée découvrait son cou. M. Hervart le baisa avec plus de passion que d'habitude. Sa bouche repoussait le col de la robe, cherchait à pénétrer vers l'épaule.

—Asseyons-nous, dit-elle enfin, quand elle eut bien joui des tièdes caresses de son ami. Et à son tour, lui prenant la tète, elle le couvrit de baisers, mais plutôt sur les yeux et sur les sourcils, sur le front. Désirant un contact plus tendre, il prit l'offensive, saisit la tête charmante qui ne résistait pas, atteignit les lèvres et, après une légère résistance, en fit la conquête. Il y avait toujours une petite lutte pour en venir à ce point si doux, quand ils étaient assis: car souvent, pendant qu'ils se promenaient, elle lui avait tendu ses lèvres, avec franchise.

Sur le banc, c'était plus grave, parce que c'était plus lent, et aussi parce que le baiser irradiait plus à son aise dans toutes les parties de son corps moins défendu.

—Non, Xavier, non!

Mais elle laissait faire. Pour la première fois, M. Hervart, ayant réussi à dégrafer le corsage, passait sa main sous l'étoffe et atteignait la chair douce d'un sein éperdu de peur et de bonheur. Jusqu'alors il n'avait pressé la poitrine de son amie que sur la robe. C'était doux, mais équivoque. La franchise de la chair donnait des sensations bien plus naturelles, si naturelles que Rose, après le premier émoi, se laissa aller sans remords aux émotions de cette nouvelle caresse. La main qui enclavait son jeune sein et en écrasait doucement la pointe raidie se glissa vers l'aisselle, et l'attouchement plus charnel encore, sans doute par similitude, acheva d'attendrir la sensibilité bienveillante de la jeune fille. Sa bouche mouillée se laissait manger comme un fruit très mûr; quand la morsure tardait, elle la provoquait câlinement. Un double sursaut arrêta enfin le double festin, et il n'y eut plus, assis l'un près de l'autre, que deux amants à la fois heureux et mal satisfaits. L'un se demandait si l'amour n'avait pas de plus complètes fêtes, et l'autre se disait: quel dommage d'être un honnête homme!

M. Hervart se croyait en ce moment très réservé. Plus tard, revenu à tout son sang-froid, il éprouverait sans doute quelques scrupules, car il était délicat et sujet à la migraine à la suite des plaisirs indécis. Sur l'heure, il s'enorgueillissait de la domination, au moins partielle, qu'il savait, aux moments scabreux, exercer sur ses centres nerveux inférieurs, par l'intermédiaire d'un cerveau bien construit et en bonne paie.

«Cela vaut encore mieux, après tout, se disait-il, que des rêves digitaux. La langueur qu'elle a ressentie sous mes baisers et mes chastes caresses, ne l'eût-elle pas trouvée, ce soir, dans la solitude d'un demi-sommeil? Le plaisir fut menu, mais il fut partagé. Il n'y avait que quelques petites cerises rouges à la branche que nous avons cueillie, mais nous le savons mangées ensemble, fraternellement. L'amour est de la fraternité spirituelle et corporelle. D'ailleurs, elle est ma femme....»

—Tu aimes ton mari, ma petite Rose?

—Oh! oui!

Elle se réveilla pour lancer un oui énergique.

M. Hervart n'avait plus aucune indécision. Il commença presque aussitôt d'ailleurs à donner à ses pensées un autre cours. Il désira manger et Rose acquiesça. Comme elle tardait à se lever, il voulut la prendre dans ses bras, mais ses bras, amollis, furent inégaux au léger fardeau. M. Hervart sentit, de plus, que ses jambes n'avaient pas une très grande solidité. Il aurait voulu à la fois manger et se coucher dans l'herbe. Il se laissa retomber sur le banc.

—Vous avez l'air fatigué, dit Rose, qui inventait toutes les tendresses. Restez, je vais apporter du vin et des gâteaux.

Mais il refusa, et ils rentrèrent tons les deux.

Quand il fut regaillardi par quelque xérès et quelques brioches, M. Hervart souhaita de la musique. Rose, quoique inexperte, berça son ami d'autant de mélodies qu'il le désira. Elle se prit même à chanter. C'étaient des romances.

«Les joies d'un jeune ménage, se disait-il, en somnolant un peu. Un tableau de Greuze. Il y manque un petit chien griffon et quelque paterne vieillard qui, par la fenêtre, à ce spectacle ravissant, verse quelques douces larmes «que lui inspire le souvenir». Hé! Je me raille, donc je ne suis pas si démoli qu'on le dirait. Pas si prisonnier, non plus....»

—Allez voir mon père, dit Rose, en laissant un couplet à moitié chemin. J'irai vous rejoindre.

Et elle reprit sa musique.

«De plus en plus conjugal, car je vais obéir, après avoir été, naturellement, l'embrasser dans le cou. Chère petite, elle s'attend à la surprise, elle en frissonne déjà.»

Tout se passa comme l'avait prédit M. Hervart, mais il y eut quelque chose de plus. Rose se retourna et dit, après avoir tendu ses lèvres:

—Allez, mon chéri, et surtout admirez beaucoup sa peinture, encore plus aujourd'hui qu'hier.

—Oui, mon amour.

«Que c'est charmant! se disait-il, en frappant à la porte de l'atelier. Délicieuses complicités familiales! Vais-je pouvoir jouer longtemps ce rôle? Si je déclarais mes intentions à mon vénérable ami? Evidemment, il n'y a plus à hésiter. Allons!»

Ils parlèrent de sainte Clotilde. M. Hervart vanta tout à la fois la science historique et la science picturale du maître de Robinvast, et à chaque mot qu'il prononçait il avait envie d'aiguiller la conversation sur les vertus conjugales de cette honorable reine. Puis cette envie lui passa.

L'heure vint du dîner. Ensuite, comme toujours, on joua au whist. M. Hervart ensuite se coucha avec plaisir, et, las de baisers et las de pensées, s'endormit dans le contentement des fatigues heureuses.

«Il faudrait cependant, se dit-il le lendemain matin, sitôt son réveil, qui fut tardif, que j'avertisse Rose des projets de sa mère. On pourrait la faire tomber dans quelque piège.»

Il en trouva bientôt l'occasion. Le matin, leurs baisers étaient plus réservés, encore somnolents. Ils baguenaudaient. Quelquefois M. Hervart étudiait sérieusement une bestiole rare. Rose brodait avec conviction. Ils n'entraient pas toujours dans le bois, à cause de la rosée, restant aux alentours de la maison. C'était l'heure où M. Hervart se trouvait particulièrement lucide. Alors il discourait sur mille choses et Rose l'écoutait sans oser l'interrompre, même quand elle ne comprenait pas. Elle jouissait du son de sa voix bien plus que du sens de ses paroles.

Rose apprit sans étonnement les projets de sa mère. Elle avoua du reste qu'elle avait cru découvrir dans l'attitude de M. Varin des intentions assez précises. Il fut donc convenu que le jour même, pour prévenir les événements, M. Hervart ferait sa demande. Rose parlait sur un ton si résolu et son discours était si lyrique que M. des Boys sentait se fondre toutes ses absurdes hésitations. Elle connaissait la fortune de ses parents, et elle en dit le chiffre, très simplement, en personne pratique. M. des Boys détenait soixante mille livres de rente et n'en dépensait guère que la moitié, pensait-elle. L'autre moitié, il en donnerait volontiers sans doute la plus grande part à sa fille unique. Comme elle avait également, quoique avec moins de certitude, évalué la fortune de M. Hervart et ses émoluments, elle conclut, avec fermeté:

—Nous aurons de trente à quarante mille francs de rente.

M. Hervart refit l'évaluation avec les données qui lui étaient personnellement connues, et la trouva juste. Son admiration pour Rose s'en accrut.

«Elle a toutes les vertus: l'aptitude à l'amour et le sens domestique; de l'intelligence et pas d'instruction; de la santé et pas une beauté éclatante. Enfin elle m'adore et je l'aime.»

Dès les premières insinuations de son ami, M. des Boys sourit et dit:

—Je m'en doutais. Ma fille n'a reçu qu'une éducation vague. Sa mère est incapable. Moi, je n'aime que l'art. Elle a besoin d'un mari sérieux, c'est-à-dire pas de la première jeunesse. Si elle veut de loi, prends-la. Je vais l'interroger.

M. Hervart fut sur le point de dire: c'est inutile. Mais il eut le bonheur de se retenir et M. des Boys interrogea sa fille.

—Je veux bien, dit-elle.

M. des Boys revint.

—Elle a dit: Je veux bien. Elle l'a dit sans enthousiasme, mais elle l'a dit. Maintenant arrangez-vous. Je vais faire un peu de peinture.

M. Hervart admira Rose encore davantage, pour sa réponse astucieuse.

Comme il revenait vers elle, la jeune fille l'attendait debout, sérieuse et à peine souriante, mais la figure très belle d'une profonde émotion contenue à grand'peine. Elle tendit sa main, puis son front, et comme M. Hervart l'altérait dans ses bras, elle pleura.


XI.

Léonor, cependant, avait reçu une blessure qu'il supportait avec impatience. Il pensait à Rose cent fois par jour. Il n'était pas amoureux de la femme, il était amoureux de son amour. Il la revoyait telle qu'elle lui était apparue dans le bois de Robinvast, tout son désir, toute sa volonté, tout son corps innocemment tendus vers M. Hervart, et il n'éprouvait pas de jalousie; il admirait, au contraire, la force ingénue d'une tendresse aussi confiante et aussi puissante. D'avoir pu se faire aimer ainsi, M. Hervart lui inspirait un respect presque superstitieux; il l'aurait volontiers servi dans son amour.

«Je voudrais le connaître, se disait-il naïvement, je lui demanderais des conseils, des leçons. Je le supplierais de me dévoiler son secret.»

Il rêvait pendant des heures sur ce thème: Etre aimé ainsi. Les plus intelligents, en ces matières, deviennent facilement puérils. Le moi est un mur qui borne la vue et qui se dresse d'autant plus haut que l'homme est plus grand. Il y a cependant un certain degré de grandeur, à partir duquel l'homme peut toujours regarder par-dessus le mur de son égoïsme; mais cela est très rare. Léonor n'était pas un homme rare; c'était seulement un homme un peu au delà de l'ordinaire, capable d'originalité à la fois et d'expérience, habile en son métier, apte aux idées générales, tantôt raffiné et tantôt grossier, plutôt paysan qu'homme du monde, solitaire, d'aspect froid, plein de contradictions, ironique ou naïf, selon les moments, tourmenté d'images génésiques et d'idées sentimentales.

Il n'était pas de ceux dont un amour naissant, même un amour de tête, abolit les sens. Plus il rêvait à Rose et plus ses nerfs se tendaient. Son désir n'allait pas vers elle: il se surprit un soir à guetter la femme du garde de Barnavast, qui montrait ses jambes en se penchant sur le puits. Cela lui fit un peu honte, car cette grosse normande, jeune et fraîche, n'avait sans doute qu'une propreté de paysanne, tout extérieure, et il n'admettait la femme qu'à l'état de nymphe qui sort de l'eau, comme les compagnes de Diane.

Il s'aperçut d'ailleurs que Lanfranc, mais très sérieusement, cajolait cette commère. Certain de lui faire plaisir en s'éloignant pendant quelques jours, il se fit conduire à Valognes et prit le train pour Paris.

Léonor, sans prétendre à des conquêtes, aurait voulu des sortes d'aventures. Il souhaitait une de ces femmes qu'un mari imprévoyant, avare ou pauvre, prive des joies delà toilette élégante, ou qui, parées des prodigalités d'un amant, rêvent de donner pour rien ce qu'elles vendent pourtant de bon cœur. Il avait connu ces bonnes grâces équivoques, au temps qu'il habitait Paris. Il avait même enchanté pendant dix-huit mois une petite actrice fort agréable qui rentrait à merveille dans la seconde catégorie, et il se souvenait d'avoir dupé une jeune bourgeoise très jolie et très pauvre qui se donna à lui, parce qu'il s'était fait passer pour un riche gentilhomme. Sa maîtresse du moment était M me de la Mésangerie, une beauté du pays, mais il ne l'avait jamais possédée que sur l'herbe ou en chemin de fer. Quand il souhaitait des amours moins vêtues, il allait à Paris.

Quel Grand Seigneur régna jamais sur un tel harem? Paris, les cafés, les concerts, les théâtres, les gares, les grands magasins, les jardins et les bois! Les femmes appartiennent à qui les prend, aucune ne s'appartient à elle-même. Aucune ne sort libre de chez elle, qui soit sure de n'y point rentrer esclave. Léonor n'avait pas d'illusions sur les résultats de sa quête sensuelle. Il savait fort bien qu'il ne capterait que des esclaves volontaires, esclaves de métier, esclaves de naissance. Mais la chasse, si le gibier venait gracieusement s'offrir au chasseur, aurait encore son attrait, celui du choix: le jeu serait de mettre la main sur la perdrix grasse.

«Non, se disait-il, en descendant l'avenue de l'Opéra, cette petite fille de Robinvast ne m'obsédera pas ainsi, heure par heure. N'importe quelle chair de femme, pourvu qu'elle agrée à mes sens, me délivrera de cette sotte vision. Y a-t-il de l'amour sans désir charnel? Cela serait contraire à la vérité physiologique. Si j'aime Rose, c'est que je la désire.... Si je la désire, c'est que j'ai des besoins physiques. Ces besoins rassasiés, je ne désirerai plus aucune femme, et je ne penserai plus à cette péronnelle. Qu'Hervart en fasse son plaisir, cela me sera parfaitement égal et, après tout, les satisfactions qu'il en tirera seront-elles si différentes de celles qu'une inconnue va me verser, avec tant de bonne volonté? Quelques minauderies: est-ce un piment? La sensation d'une victoire: la grâce vaut mieux. Trouverai-je la grâce? Hélas! non. Mais en y mettant le prix., on a des imitations parfaites. Ah! que ne suis-je à Barnavast, à jauger des cubes de maçonnerie, avec l'entrevision des cuisses maflues de Placide Gérard? Maintenant, je sais ce qui va arriver.... Le sait-on jamais? Il n'est qu'onze heures du matin et j'ai huit jours devant moi.»

Il entra, poursuivant sa flânerie et ses réflexions, aux magasins du Louvre. La province et l'étranger y promenaient leurs exigences et leurs étonnements. On y entendait toutes les manières de mal prononcer la langue française. C'était une exposition de linguistique provinciale. Il s'engagea sur des trottoirs roulants et grimpants, il longea des files de poêles et de lampes, il redescendit, traversa un océan de porcelaines, il remonta, trouva des cuirs, des fouets et des lanternes, tomba dans des ascenseurs, fut happé encore une fois par des toiles sans fin, et après avoir erré assez longtemps parmi des ceintures en cuir blanc, des jarretières et des parapluies, il se trouva face à face avec M me de La Mésangerie, qui rougit.

«Est-ce de bonheur?»

C'était peut-être de bonheur, car elle lui dit très vite:

—Je suis seule. Mon mari vient de repartir.

J'allais vous télégraphier.

Puis plus bas:

—Te voilà! Je ne te demande pas comment, cela se fait.... En profitons-nous?

—Il me semble que je te cherchais, sans le savoir....

—J'ai deux jours, dit-elle, au moins deux jours.

Alors, ils sortirent, en faisant leurs plans. Ils furent simples.

—Allons, dit-elle, nous cloîtrer pendant deux jours à Fontainebleau.

—Non, à Compiègne, c'est un meilleur désert.

Elle voulut partir aussitôt. Sa pruderie provinciale semblait s'être envolée soudain. Ce n'était plus la calme maîtresse qui n'avait jamais cédé qu'à des prières passionnées. La femme au cœur hautain se transformait en amoureuse tendre et un peu folle. Le tutoiement, même aux moments d'abandon extrême, était très rare dans sa bouche.

Léonor, en organisant rapidement une valise, se sentait heureux, quoique toujours très surpris. Il se promit cependant de ne faire aucune question équivoque. La femme qu'il cherchait, et qu'il n'aurait pas trouvée, venait de tomber dans ses bras. Et cette femme, il la connaissait, il l'aimait, quoique sans passion, il avait puisé en elle des voluptés furtives, mais délicieuses; elle lui inspirait, enfin, une vive curiosité: il trembla à l'idée qu'il allait la déshabiller, jouir de son esthétique secrète et naturelle.

«Est-elle aussi belle qu'elle est élégante? Si j'allais trouver une vachère sous la robe de la grande dame? Et puis, l'amour nu engage à des jeux délicats....»

Il se souvint d'avoir respiré sur ses vêtements un parfum de bon augure.

Moins d'une heure après leur rencontre, ils se retrouvaient au buffet de la gare du Nord. Us eurent le temps de déjeuner vite, puis le train les emporta.

—Je suis toute étourdie, fit-elle, en baisant à son tour les mains de Léonor. Quelle histoire! Mais, ma parole, c'est moi qui me suis jetée à votre tête!

—Je me suis si souvent jeté à vos genoux!

—Eh bien, je cède à une ancienne prière, voilà,—et à mon désir, enfant, car je t'aime.... Je n'ai pas fait souvent ce que vous auriez voulu? Eh! crois-tu que je n'avais pas la même volonté que toi? Une femme est si peu libre, surtout en province! Combien y en a-t-il qui oseraient faire ce que j'ai fait, le peu que j'ai fait? S'égarer à la chasse, c'était bon une fois.... Que j'ai eu peur, quand tu es monté à contrevoie dans mon compartiment, un soir, à Condé!... Oui, comptez, une fois, deux fois.... Et dans ma chambre, que je fus obligée de raconter à Germaine que j'avais défait mon lit pour chercher mon chapelet.... N'est-ce pas toi qui es mon chapelet, monstre?... Cela fait trois.... Non, ne comptons pas la voiture, cela fut trop malheureux ... Mais je ne me suis jamais refusée à toi dans le haut du jardin?... Il fallait venir plus souvent.... J'y ai passé bien des après-midi à rêver à toi, méchant.... Tiens, tu me rends sans pudeur! Je suis contente!»

Et elle prit la tête de Léonor qu'elle pétrissait à pleines mains, qu'elle baisait au hasard. Léonor l'avait souvent vue embrasser ainsi son petit garçon ou son petit chien.

Hortense avait trente ans. Elle devait son nom à des sentiments bonapartistes qui avaient survécu quelques années, dans sa famille, aux événements de 1870. On y avait également conservé, jusque vers 1895, des habitudes élégantes d'esprit et de mœurs. Son père, M. d'Urville, avait été l'un des acteurs des comédies d'Octave Feuillet, en ce même Compiègne où ils arrivaient. Elle avait lu, à l'âge où les jeunes filles oublient qu'il y a des poupées, les œuvres complètes de cet homme timide et passionné; sa mère ne lui défendait pas de feuilleter la Vie Parisienne, où son heureuse frivolité n'avait jamais rien vu de dangereux pour une jeune fille bien élevée. Aussi, quand elle se maria, Hortense savait que si le mariage est un jardin entouré d'un mur, il y a des échelles pour passer par-dessus ce mur et elle ne considéra dans son mari que le rang, la fortune, les convenances. Son premier amant avait été un jeune officier, avec qui, comme avec Léonor, elle s'égara à la chasse; seulement, c'était une chasse à courre; Léonor n'avait participé qu'à une chasse ordinaire, M. de La Mésangerie, vu les malheurs présents, ayant rompu sa meute. Ces amours furent des plus fugitives. Elle accueillit ensuite M. de La Cloche, député un instant célèbre; mais M. de La Cloche vota mal, et M. de La Mésangerie lui ferma sa maison, malgré sa femme, qui cacha sous des raisons politiques un désespoir réel, quoique momentané. Enfin, M. Léonor Varin, ayant séjourné à La Mésangerie pour surveiller des réparations assez délicates, car le château était un beau type du Louis XIII campagnard, Hortense avait trouvé dans ce jeune homme froid, et cependant romanesque autant que sensuel, un amour plus durable qui augmentait beaucoup son bonheur. Sous une réserve très sagement calculée, elle adorait Léonor, qui s'était toujours montré obéissant, respectueux, adroit et tendre. Elle sentait bien que les furtives joies qu'elle pouvait lui donner, sans se compromettre, ne satisfaisaient point tout à fait son amant. Elle aussi, en qui s'éveillait la sensualité avide de la trentaine, souhaitait des ébats moins rapides et plus compliqués. Les baisers de Léonor et ses chuchotements avaient peu à peu dessiné dans son imagination des images qu'elle voulait voir en vie. Que de fois n'avait-elle pas pensé à une fugue! Deux jours à Paris! Et ces deux jours, voici que son mari lui-même les lui donnait!

En disant «Je suis contente!», elle s'avouait un bonheur auquel il lui semblait encore impossible de croire tout à fait. Elle se pressa contre Léonor:

«Est-ce vrai? Nous voilà donc tous les deux seuls et libres?»

Plus bas, elle ajouta, cependant que sa gorge se soulevait en vagues précipitées:

—Comme je vais être à toi, bien à toi, enfin!

—Toute, toute? demanda Léonor en touchant sa bouche de sa bouche.

—Je t'appartiens.

Alors, elle eut la sagesse de se reculer, et elle demanda, en s'approchant de la portière:

—Où sommes-nous?

—Nous approchons de notre bonheur, dit Léonor.

Après l'Oise, calme et douce, ce furent les premières maisons de Compiègne, et bientôt l'arrêt. Ils étaient émus.

Elle ne voulut pas aller à l'hôtel de la Cloche. Une voiture les eut vite conduits à la Corne-de-Cerf. Léonor la congédiait, mais Hortense, plus sage encore que son amant, la retenait pour courir la forêt. Elle fut impitoyable et, tout en riant d'un rire passionné, elle ajusta sa toilette et redescendit.

Ils passèrent, sans le voir, devant l'hôtel-de-ville, élégant coffret de pierre, puis, longeant le Grand Parc, arrivèrent, par le carrefour du Renard, aux monts du Tremble, où des chênes et des châtaigniers émergent, tels des voitures de navires, au-dessus du vert océan des fougères. Ils descendirent de voiture et voulurent se perdre un instant dans cette mer aux odeurs amères. La robe blanche de la jeune femme et ses cheveux blonds y laissaient, à mesure qu'elle fuyait, un sillage lumineux, car elle fuyait, faunesse rieuse, devant le rire rauque du faune.

—Il était temps, dit-elle, quand la voiture les reprit pour les mener aux Beaux-Monts.

—Il était temps?

—Oui, reprit-elle, malicieuse, j'étais ivre.... Un peu de plus et je me serais couchée dans la mer des fougères, pour attendre mon destin.... Mais il ne fallait pas.... Non, pas aujourd'hui.... Nous y reviendrons. Veux-tu? Nous y reviendrons tous les ans.... Ah! il faut bien de la vertu pour résister aux conseils de la forêt!

—La vertu, dit Léonor, c'est de savoir différer son plaisir ou son bonheur.... Je voudrais te voir nue dans cette mer odorante, nymphe, dryade ou sirène....

—Le veux-tu?... Tu me rends folle....

Gravir la pente des Beaux-Monts apaisa leurs nerfs. La voiture, venue par la route circulaire, les attendait au sommet. Ils contemplèrent un instant des lointains que cendrait la brume.

Ils se laissèrent ramener par le vivier Frère Robert, la route des Brioleurs et la route de Soissons; ils ne regardaient plus rien et, l'air devenant frais, ils se serraient un peu l'un contre l'autre, les mains unies.

Léonor comptait les singuliers hasards qui, en si peu de jours, l'avaient transporté de Barnavast dans la forêt de Compiègne et du métier d'architecte à celui d'amant. Malgré que cela lui parût absurde et presque indélicat, il se mit, dans la voiture où il serrait la main crispée de sa maîtresse, à songer à sa promenade avec Rose.

«Rose, voilà la cause, mon âme.» C'est elle qui m'a mené ici, et non toi, pauvre amie qui rêves à mon côté. C'est elle qui m'a donné faim des baisers que je te réserve et que toute autre femme eût reçus à ta place.... Oui, presse ma main, tu le peux, car je crois bien que je t'aime, en vérité. Je t'aime plus que le hasard, je t'aime plus que celle que je cherchais, puisque tu es celle que j'ai trouvée. Et puis l'odeur de ton âme parfumera tes caresses, n'est-ce pas? Et puis tu seras égoïste? Tu courras éperdue après ton plaisir et tu ne guetteras pas dans le frémissement de mes muscles la venue de l'onde électrique?

En amour, l'égoïsme est un hommage; c'est aussi une marque de confiance.»

Le moment arriva. Le silence tombait avec la nuit. Léonor, comme il se l'était promis, déshabilla lui-même sa maîtresse, pièce à pièce. Elle essayait de cacher son trouble sous un sourire impudent.

—Faut-il être une statue pour le plaire? Suis-je une statue?

—Ta beauté m'enchanterait, dit-il, même si ce n'était pas toi. Marbre, es-tu marbre?

—Tu sais bien que non, dit-elle.

Elle se remémorait, quoique bien mal à propos, les pudeurs de son mari, ses venues discrètes dans la chambre conjugale, la timidité de ses caresses, la décence de ses propos, et la soudaine attaque succédant à des jeux fraternels. Longtemps, elle avait cru que l'amour ne différait des tendresses familiales que par une conclusion plus vive. M. de La Mésangerie lui avait expliqué que la formalité finale était nécessaire à la procréation des enfants. «Le bon Dieu, ajoutait-il, l'a ainsi établi, et il faut bénir sa divine providence.» Il semblait d'ailleurs regretter l'obligation d'en arriver là et soit bêtise naturelle ou acquise, soit hypocrisie, il entretenait sa femme dans le mépris des plaisirs charnels. «Ils sont, disait-il encore, un moyen et non un but.» Selon ces principes, il l'avait sevrée dès que sa première grossesse fut probable. M. de La Mésangerie était très pieux et se vantait d'une religion très éclairée et très méthodique.

«Voilà donc, se disait-elle, en tordant ses cheveux, comment on dresse une femme pour l'adultère.»

Elle s'admira devant la glace, sous prétexte de planter une épingle dans son chignon, et elle disait en même temps, au risque de froisser son amant, qui n'en devait pas douter:

—Toi seul m'auras vue ainsi, toi et moi.

Commencée de si bonne heure, la nuit leur permit d'épuiser presque tous leurs désirs. Les imaginations d'Hortense furent satisfaites. Elle accueillit tous les caprices de son compagnon de jeu et se laissa instruire avec délices dans tous les mystères. Quand Léonor, vaincu par tant de victoires, s'endormit, elle s'agenouilla près de ce corps adoré, et il lui venait aux lèvres des paroles pieuses: elle avait enfin trouvé le dieu vivant.

Ils avaient deux jours. Ils décidèrent d'achever à Paris les heures dernières et ils revinrent s'enfermer dans un hôtel de la rue de Rivoli. Hortense était inlassable. Elle inventait. Elle étonna Léonor, qui avait pourtant l'imagination luxurieuse.

—Comment ferons-nous pour retrouver cela? demandait-elle.

L'idée leur sourit d'une petite maison louée à Carentan. M me de La Mésangerie aurait toujours le prétexte d'aller voir sa mère à Carquebut; son mari ne l'y accompagnait qu'une fois par an.

—Oui, dit Léonor, entre deux trains, puis un train que l'on manque. Deux heures. On fait bien des choses en deux heures.

—Les amants apprennent l'art d'employer les minutes.

Hortense croyait commencer une nouvelle vie, sa véritable vie. Elle voulut aussitôt consulter les horaires, et elle fit des combinaisons. Puis elle jeta le livret, en disant:

—Bah! Il serait bien plus simple de divorcer!

—La vertu de votre mari s'y oppose, chère amie.

Elle n'insista pas. Pourtant, en ce moment, elle eût abandonné tout, famille, enfants, maison, fortune, honneur, pour suivre Léonor et devenir la femme d'un petit architecte à l'avenir encore incertain. Etre la nièce de Lanfranc, dont la mère vendait des gâteaux aux enfants sur la place Notre-Dame, à Saint-Lô! Elle lui en avait acheté, quand elle avait dix ans. Son instinct aristocratique se révoltait, mais elle regarda Léonor et songea que des demi-dieux étaient nés de paysannes de l'Attique. Elle poursuivait son idée.

—Votre mère devait être très belle?

—Qui vous a dit cela? C'est vrai.

Elle voulut gagner la gare toute seule, partir seule.

—Quand te verrai-je? Tu ne vas pas rester à Paris?

—Non.

Léonor tint parole. Il vit Hortense monter en voiture, les yeux rouges, et, une heure plus tard, il partait à son tour.


XII

Alanguie, repue de cette fatigue qui est un bienfait pour les membres et une joie pour le cerveau allégé, Hortense songeait. Il ne lui déplaisait pas de rentrer chez elle. Le voyage, quel meilleur prétexte aux migraines qui exigent l'ombre et le silence, aux longs repos du matin, aux siestes?

«Il faut peut-être cuver l'amour, comme les ivrognes disent qu'il faut cuver son vin. Mais quel vilain parallèle! Je vais délicieusement rêver. Ami, je n'ai qu'à fermer les yeux pour te revoir, heureux de mon bonheur, et sentir sur mon corps la promenade charmante de tes caresses.... Dis, es-tu content de moi? Me veux-tu encore? Veux-tu quelque chose de plus? Comment faut-il faire pour être encore plus ta maîtresse! Oui, je sais, je n'aurais pas dû partir, j'aurais dû rester près de toi, à tes ordres, oublier tout ce qui n'est pas toi.... Il fallait courir, il fallait me rejoindre, me retenir, m'enfermer! Ecoute, j'irai te voir toutes les semaines. Oh! comme je vais mentir avec volupté! Que je vais avoir de plaisir à regarder en face M. de La Mésangerie, pendant qu'il lira autour de mes yeux l'innocente lassitude de la voyageuse! Mes enfants? Eh bien ne sont-ils pas destinés à vivre ma vie? De quelle Hortense seras-tu le Léonor, Pierre aux grands yeux, toi qui me ressembles? Et toi, ma petite Anne, ta mère t'aimera-t-elle moins, parce qu'elle est heureuse? Que ton mari soit ton amant, voilà ce que je désire....»

Le délire sensuel envahissait toute sa vie. Elle ne se souvenait presque plus des événements qui avaient précédé le voyage à Compiègne. Elle passa plus d'une heure à se demander s'il y avait aux environs de Saint-Lô, ou dans la forêt de Cerisy, des océans de fougères. Elle n'en voyait pas. Elle chercherait....

M. de La Mésangerie, qui l'attendait à la gare, lui trouva l'air fatigué. Elle n'était pas fatiguée, elle était hallucinée. Cependant, elle eut assez de présence d'esprit pour reprocher à son mari de l'avoir laissée. Ainsi, l'ameublement qu'ils avaient presque choisi, elle n'avait osé le retenir, elle avait passé au Louvre deux journées d'indécision, à lasser tout le monde et elle-même.

—Vous y retournerez seul. Ce sera votre punition.

M. de La Mésangerie fut flatté. Mais il y avait un autre malheur: les babioles pour les enfants avaient été oubliées. Hortense eut quelque honte de l'avouer; elle eut aussi du regret d'une telle distraction.

«Je suis amante, mais je suis mère aussi.»

Elle eut, pour la première fois, l'idée d'un conflit possible entre deux tendances de son cœur. Une course dans la ville répara la faute. Elle en profita pour envoyer une carte postale à Barnavast. Ensuite, elle s'adonna avec un certain plaisir à retrouver ses paysages familiers: ils n'étaient pas aussi différents qu'elle aurait cru.

Léonor revenait sans idées lyriques, mais néanmoins très satisfait.

«J'ai une maîtresse et telle que je la voulais. Libertinage et sentiment. Ce mélange donne une odeur aiguë. Mais je ne la croyais pas capable de tant de liberté corporelle. Jamais elle n'aurait osé cela dans son milieu. Les êtres ne deviennent eux-mêmes que hors de leur milieu natal. Alors ils crèvent ou bien ils se développent selon leur logique physiologique. Les Bretonnes, dont Paris fait parfois de si agréables petites guenippes, sont, à l'ombre de leur clocher, de rêveuses prudes. Hortense est, comme on l'a dit de Marion, «naturellement lascive»: elle aurait pu mourir sans connaître l'art d'exercer avec fruit ce tempérament précieux. Elle semblait si gauche et si honteuse, quand elle se laissait aller dans nos premières rencontres!... Elle m'aime. Mais ne va-t-elle pas m'aimer trop? Quitter son mari! Non, qu'elle reste mon secret.»

Il était de fort bonne humeur, s'intéressant aux arbres, aux rivières et aux maisons. La monotonie des champs de pommiers et de bœufs ne l'ennuyait nullement. N'ayant rien à désirer, il jouissait de vivre.

Il s'arrêta à Carentan, pour chercher la maison où cacher un lit, ne la trouva pas, mais découvrit une chambre meublée assez convenable. Le patron d'un caboteur anglais l'habitait parfois, mais on serait heureux d'avoir un locataire plus sobre. Tout sentait le whisky. Il s'en accommoda, fit nettoyer, paya très bien et ne cacha rien de ses intentions. «Oh! répondit-on, l'autre y en amenait aussi. Pourvu qu'on ne fasse pas de bruit!»

« En , songeait-il, voilà donc ce qu'elle sera pour ces gens. Elle en sera....»

Il partit, alla errer le long de la mer à Grandcamp, sans penser à rien qu'aux petites sensations du moment, qu'il voulait agréables. Il n'était pas de ceux qui se plaignent que les plages soient bordées de maisons, qu'il y ait des salles où se réfugier en cas de pluie ou de vent, des boissons pour faire fondre le sel dans la gorge, des nourritures, des lits et le mouvement d'une humanité médiocre, mais parfois curieuse. Ces petits garçons qui vont devenir de grossiers mâles, ces fillettes destinées à faire de prétentieuses demoiselles et de riches bourgeoises, quelle jolie et délicate animalité! C'est bien plus amusant que les petits chiens ou que les chatons. Il avait souvent réfléchi au mystère de l'intelligence chez les enfants. Comment se fait-il que ces subtils êtres se transforment si vite en imbéciles? Pourquoi la fleur de ces plantes gracieuses et fines est-elle la sottise?

«Mais n'en est-il pas de même chez les animaux, et surtout chez les animaux les plus voisins de notre physiologie? Les grands singes, si intelligents dans leur jeunesse, deviennent, dès qu'ils sont pubères, idiots et cruels. Il y a là un cap qu'ils n'ont jamais doublé. Quelques hommes y réussissent; leur intelligence échappe au naufrage et ils voguent libres et souriants sur la mer apaisée. Le sperme est une absinthe dont les forts seuls peuvent supporter la violence; elle empoisonne le sang du commun des hommes. Mais il faudrait un autre mot et un autre principe, car les femmes succombent plus sûrement encore à cette crise. Celles qui ont été intelligentes dans leur jeunesse le redeviennent presque toujours, passé l'âge critique. Chez les deux sexes, il y a deux crises successives: la crise sexuelle et la crise sensuelle. La première vient à dates fixes pour les individus d'une même race, d'un même milieu. La seconde coïncide généralement avec l'achèvement complet de la croissance, avec l'état de perfection physiologique. Parfois, quand commence le déclin, une troisième crise se manifeste, qui ressemble à la première en ce qu'elle comporte presque toujours un état sentimental. Hervart subit en ce moment cette crise, j'en suis presque certain; Hortense et moi-même, nous en sommes à la seconde; Rose éprouve la première.»

Léonor, comme beaucoup de ses contemporains, dédaignait son métier. Architecte, il souhaitait d'écrire des études où montrer que la physiologie est la base de toutes les manifestations dites psychiques. Les actes appelés vertueux ou vicieux, il les voyait nécessités par l'état des organes, par la disposition du système nerveux. Rien ne l'inclinait à rire comme la prétention des femmes frigides à se faire un mérite de leur chasteté, et il s'étonnait, après tant de constats scientifiques, de l'obstination des hommes à considérer comme volontaires ou involontaires les explosions de l'organisme. L'influence de la conscience sur la conduite des hommes lui semblait nulle. Il démontrait cela chez lui à un de ses amis, professeur ecclésiastique, au moyen d'une horloge à poids qui ornait son cabinet. «Ce que vous appelez la conscience, disait-il, c'est le poids qui règle la sonnerie. Mais je puis l'enlever et l'horloge continue de marquer les heures qu'elle ne sonne plus.» Cet ami lui avait avoué que sa chasteté, très réelle, était tout à fait involontaire. Les femmes n'éveillaient en lui aucun désir. Il en avait fait l'expérience et n'avait obtenu, à grand'peine, qu'un résultat décevant. L'exiguïté de ses moyens avait fait rire la femme pourtant blasée qui lui consacrait ses talents. «Je crois, ajoutait-il, que la plupart de mes confrères sont dans le même cas. Quelques-uns, plus favorisés, usent de leurs facultés en secret; tel autre a un vice, et j'en connais un qui est un danger pour les enfants. En général, nous sommes chastes par la volonté même de la nature. Le libertinage serait pour moi un grand Supplice. Je ne m'intéresse qu'aux mathématiques.»

Léonor, cependant, entendait bien ne pas succomber aux étreintes de la crise sensuelle.

«Jouir de cette disposition momentanée, mais en conservant un certain esprit critique. Ne compromettre ni ma fortune physique, ni ma fortune intellectuelle, ni ma fortune sociale. Dans ces limites, se donner tout entier à la folie de la saison. Hortense est un violon admirable, j'en serai l'archet dévoué. Suis-je pas aussi entre ses mains de bonne volonté un instrument assez heureux? Oh! les sots qui passent leur vie à combattre leurs passions! Et après? Quand ils voient que le jardin va défleurir, ils viennent mélancoliques respirer la dernière rose: le vent passe et ils ne trouvent qu'un buisson de feuilles et d'épines! Mais moi, et dès maintenant ne pourrais-je pas dire aussi: et après? Il n'y a peut-être de délicieux dans la vie que la constance d'un amour inconscient? Je sais trop que j'aime Hortense, et je sais trop pourquoi je l'aime. Il est certain que le jour où elle m'apparaîtra moins belle, je me détournerai. Si j'en restais là? Si je cherchais? La variété vaut-elle la qualité? Voyons si sur ces plages.... Il faut utiliser mon état d'esprit, c'est-à-dire l'heureuse irritation de mes nerfs....»

Le hasard n'est guère que notre aptitude à profiter des circonstances. Léonor rencontra au bord de l'eau une jeune femme assez jolie, une jeune femme comme il y en a tant, et dont la toilette et la tournure ne disent que des choses indécises sur leur état. En toute autre circonstance, il eût continué, après un coup d'œil, à considérer à ses pieds la mort mélancolique des vagues, mais il se promenait précisément pour cela, pour rencontrer une femme qui se promenât seule: son désir créait le hasard. Un instant il eut peur qu'on ne lui fit des avances. Maison passa. Il suivit. La jeune femme, longeant toujours le flot, s'éloignait des sables fréquentés. Elle voulut saisir un ruban de varech, qui lui échappa. Léonor l'atteignit. Sorti de l'eau, c'était un long fouet visqueux. Elle remercia, embarrassée du présent.

—Rejetez-le, allez. Il en est de cela comme de la plupart de nos désirs. Dès qu'on les tient, on voudrait bien les rejeter à la mer.

Elle eut un petit rire triste et comme étranglé:

—Oh! Pas toujours, dit-elle.

Ils revinrent vers les dunes et, assis sur le sable, ils causaient déjà comme des amis.

Elle le regardait avec insistance, quoique à la dérobée. Enfin, elle dit:

—Vous n'avez pas l'air méchant.

—Est-ce un compliment?

—Dans ma bouche, oui.

Alors, s'échauffant peu à peu, elle parla sans arrêt. C'était un flot pareil à celui qui montait, mais plus rapide. Elle racontait sa vie. Léonor aimait chez les femmes équivoques ces sortes de discours. Il montra un grand intérêt, proféra tous les petits mots qui inspirent confiance. Léonor crut bien comprendre ceci:

Elle demeurait à Paris et ne se livrait qu'à un petit nombre d'amis, toujours les mêmes. L'honnêteté de sa vie était donc hors de doute. Ses parents, d'ailleurs, n'avaient pas à se plaindre d'avoir une fille comme elle. Ils demeuraient dans le nord, près de Boulogne; aussi, pour ne pas les rencontrer, ni des gens de son pays, elle bornait ses pérégrinations aux plages normandes. Parmi ses amis, deux lui étaient chers. L'un, qui était un jeune étranger, ne passait que six mois par an à Paris, mais il continuait de lui donner des sommes, durant l'été. L'autre, quoique plus âgé, donnait moins; elle l'aimait davantage, il avait de l'esprit, étant Parisien. C'était un fonctionnaire. Elle ne voulut pas dire au juste dans quelle partie, mais cela semblait les Beaux-Arts. Le premier de ces amis la croyait à Grandcamp, où elle venait d'arriver; pour le fonctionnaire, elle était à Honfleur. Cela compliquait un peu sa correspondance, mais c'était mieux. D'ailleurs, elle n'avait pas eu l'occasion depuis longtemps d'écrire au fonctionnaire, qui donnait à peine signe de vie par quelques cartes postales. Cela lui semblait suspect et la rendait triste. La dernière fois, il était à Cherbourg, mais n'avait pas donné son adresse.

—Il a l'air d'un homme qui va se marier. Lui, il n'est pas seulement capable de contenter une femme! Pourtant, je l'aime. Et puis, il me manquerait beaucoup, pour d'autres motifs.

Cette femme à la vie si banale, au cerveau si banal, avait un agréable son de voix, la figure fine, de l'esprit dans les veux, une sorte d'élégance naturelle. Léonor la désira vivement.

—Je passe quelques jours ici, dit-il.

—Et moi aussi.

—Voulez-vous que nous les passions ensemble?

Elle rit d'un joli rire, se fit prier, puis accepta, après avoir encore une fois examiné Léonor d'un œil sagace. La proposition acceptée, elle tendit ses lèvres, regarda l'heure à une montre minuscule et se leva, en disant:

—Eh bien, allons dîner. Dépêchons-nous pour avoir une petite table.

Elle s'appelait Gratienne. C'était une toute petite femme aux cheveux bruns très abondants. Son profil était charmant. Le contraste que faisait cette statuette avec Hortense, opulente Léda, amusa Léonor. Il trouva un corps souple, frais, et délicatement parfumé. Elle inclina le voluptueux Léonor à beaucoup de folies. C'était d'ailleurs une praticienne, et comme elle participait ardemment aux plaisirs qu'elle provoquait, il passa quelques nuits agréables. Les journées l'étaient beaucoup moins, car il devait subir de prolixes confidences. Il y avait parmi ses histoires quelques traits agréables, mais par vertu professionnelle elle se gardait de jamais prononcer aucun nom propre; cela embrouillait un peu les anecdotes.

Un soir, cependant, elle eut un moment de distraction ou d'abandon et elle laissa Léonor feuilleter une petite collection de cartes postales:

—Et puis, ajouta-t-elle, puisque tu n'es pas de Paris, les noms ne te diront rien.

Léonor considéra des bateaux, des montagnes, des casinos, des baigneuses et beaucoup d'autres images. Les unes étaient signées Théobald et venaient d'Autriche; d'autres, Paul, et venaient des Pyrénées.

«Tiens, le château de Tourlaville!»

Sans en avoir l'air, il examina attentivement l'écriture de l'adresse. Il ne la connaissait pas. La carte était signée H. Il passa. Encore un château de La Hague. Cette fois la signature était Herv.

«Ne serait-ce pas Hervart?»

Le nom s'étalait tout entier au bas du château de Martinvast, en même temps que de «tendres baisers».

«Ah! c'est lui, le fonctionnaire des Beaux-Arts? En effet.»

Cela l'ennuya un instant d'être le collaborateur, même occasionnel, de M. Hervart. Il eût préféré un inconnu. Théobald lui agréait davantage. Mais tout à coup, il songea à Rose:

«C'est curieux, se dit-il, que nous aimions les mêmes femmes en tous les genres.»

Comme Gratienne regardait par la fenêtre, il glissa dans sa poche le château de Martinvast.


XIII

Depuis que son mariage était décidé, M. Hervart semblait très heureux. La confiance de Rose s'était accentuée encore, et leur intimité. Il n'avait plus d'hésitations que sur un point: quelle date choisir? Rose, sans oser l'avouer, souhaitait d'être mariée au plus vite, afin de connaître la conclusion de l'histoire. Cependant les femmes sont naturellement pliées aux longues patiences. Elle attendrait, si Xavier décidait qu'il fallait attendre. Obéir à Xavier était une grande volupté pour elle.

Les nouvelles hésitations de M. Hervart ne se comprenaient pas très bien. Sa situation, après l'hiver, n'aurait aucunement changé. Quel obstacle présent? Gratienne? Sans doute, il s'en croyait passionnément adoré, mais l'aimerait-elle moins, souffrirait-elle moins dans un an? Ses idées sur Gratienne étaient variables, d'ailleurs. Tantôt il lui accordait la vertu d'une femme mal mariée qui s'est donnée par amour à l'élu de son cœur; tantôt, allant à l'extrême, il la voyait prostituée à tout venant. L'humble vérité lui échappait. Lui, pourtant homme d'expérience en ces matières, il n'avait jamais pu deviner que Gratienne était une fille adroite à concilier ses intérêts, ses plaisirs et ses besoins sentimentaux, et qui dissociait parfaitement ces trois termes. Elle aimait en M. Hervart l'amant sensuel, mais elle appréciait non moins en lui le fonctionnaire sérieux et riche. Car l'amour libre ressemble en cela aussi à l'amour légal que l'argent y réconforte le sentiment. Ainsi M. Hervart estimait Gratienne tantôt plus, tantôt moins, mais il l'aimait toujours également, n'ayant d'ailleurs à lui reprocher aucun manquement, visible à leur contrat. Abandonner Gratienne le désolait, non point à cause du chagrin qu'il en éprouverait lui-même, mais à cause du chagrin qu'éprouverait certainement la jeune femme. Et puis, même quand il méprisait Gratienne, il tenait à son estime. Tout cela, cependant, s'arrangerait, pensait-il, car la situation était banale et de celles qui se dénouent nécessairement tous les jours.

«Dès que j'aurai possédé Rose, je ne penserai plus à Gratienne, cela est évident. Et puis, pourquoi rompre brutalement avec cette fille charmante? J'entends bien ne pas la froisser.»

Au fond, ce qui continuait d'effrayer M. Hervart, c'était le mariage lui-même. Il sentait sous la douce jeune fille poindre le tyran qu'elles deviennent toutes.

«Elle m'aime, donc elle sera jalouse. Moi aussi, peut-être. Ou peut-être qu'en peu de jours elle me désobligera? Lui plairai-je longtemps? Elle m'aime, parce qu'elle ne connaît que moi. Je puis du moins, pendant les premiers mois, prévoir des exigences qui me seront douces, puis fatales....»

La santé de M. Hervart l'inquiétait parfois. Il se réveillait plus fatigué qu'il ne s'était couché. Le moindre froid l'agrippait à la gorge ou aux articulations. Enfin, il respirait mal et des vertiges le prenaient dès que l'heure d'un repas se trouvait retardée.

«Je suis fou. Me voilà en train de me marier à l'âge où les hommes sages commencent à se démarier. Bah! Je suis malgré tout solide et je puis encore dompter une femme!»

Il se rappela avec fierté son dernier entretien avec Gratienne, qu'il avait vaincue, annihilée, réduite en bouillie, cependant qu'allègrement, faisant le coq, il chantonnait et caressait par de douces paroles son heureuse victime.

«D'ailleurs, avec Rose, je serai le maître. Je serai pour elle l'homme et les hommes.... Tiens, pourquoi donc Gratienne ne m'a-t-elle pas écrit depuis que je suis ici? Ah! Ah! Mais je ne lui ai pas donné mon adresse!»

Il trouva d'abord que c'était bien ainsi, puis il se fit des reproches, eut presque des remords. Alors, il rédigea vite une lettre assez tendre, demandant des nouvelles. Il y avait une boîte aux lettres, non loin, sur la route de Saint-Martin; il descendit rapidement de sa chambre et y courut.

A son retour, il trouva Rose dans le jardin. Depuis leurs fiançailles, elle vivait dans un perpétuel sourire. Elle entrait naïvement dans sa destinée, ne soupçonnant plus aucun obstacle possible à son bonheur. En même temps, sans doute par instinctive coquetterie, elle était devenue, non pas plus réservée, mais moins prompte aux jeux habituels. Elle parlait beaucoup de son futur ménage, voyant déjà le meuble du salon, dont elle jugeait par les catalogues illustrés, la couleur des tapis et celle des rideaux. L'idée de ce mobilier navrait M. Hervart, qui goûtait les meubles anciens, les trouvailles heureuses et les mêlait sans vergogne à des façonnages pratiques établis sous sa direction. Ce matin, il supporta plus malaisément encore ces bavardages ménagers. Il s'ennuyait.

«Est-ce que je n'éprouverais pour elle, se demanda-t-il, qu'un amour tout charnel? Si je ne vois pas en elle, en même temps que l'amante, l'épouse, la mère, la maîtresse de maison, à quoi bon me marier? En ce cas Gratienne me suffît. Le mariage est délicieux quand on sort du collège. Où trouvera-t-on de pins heureux ménages que parmi les étudiants? On vit l'un sur l'autre, l'un dans l'autre. La promiscuité paraît un enchantement. On fait connaissance avec le sexe adverse; on se complète. Plus tard, tant d'intimité n'est déjà plus possible; et plus tard encore, on se contente fort bien de visitations amoureuses, en attendant le moment où la solitude nous apporte les seules minutes de bonheur appréciable.»

M. Hervart ne donna pas de conclusion à sa méditation, et la matinée se passa ainsi, Rose choisissant dans l'idéal des papiers de tenture et Xavier philosophant en secret sur les ennuis du mariage.

Après déjeuner, une idée diabolique lui vint: Pourquoi ne prendrait-il pas une avance décisive sur ses droits conjugaux? Le sang lui monta à la tête. Il haletait un peu en serrant Rose contre lui. Quand ils furent assis, ce fut d'abord, après des rebuffades, l'habituelle cérémonie. Elle laissait la main de son ami presser son sein nu, jouer dans les frisures de son aisselle, presser, à travers la robe, ses hanches. Leurs bouches, cependant, se baisaient, se mordaient, s'écrasaient, se buvaient. Après un moment d'accalmie, M. Hervart, à genoux maintenant, prit clans sa main un des pieds de Rose. Il en caressait la cheville et elle laissait faire. Il osa davantage, atteignit le mollet, puis le genou. Très émue, elle ne protestait pas encore, se bornant à murmurer:

—Xavier! non! non!

La force, pour se défendre mieux, lui manquait. Ce qui lui restait d'énergie se concentrait dans ses genoux qu'elle serrait fermement.

—Rose! Rose! murmurait à son tour M. Hervart.

La voix était si tendrement triste que les genoux se desserrèrent un peu, la main passa.

La main resta là, un bon moment, prise dans le doux étau.

—Rose! Rose!

L'étau s'ouvrit encore une fois, et la main monta.

—Rose! Rose!

Les genoux s'écartèrent tout à fait, et la main, d'un bond, arriva au but. L'étau maintenant s'ouvrait et se fermait à coup précipités. La main eut toute licence.

Il ne se passa rien de plus. M. Hervart n'osait pas. Cependant que, fort mal à l'aise, il déplorait sa vertu, Rose le câlinait et l'appelait vilain.

«C'est curieux, pensait-il, comme elles ont naturellement le même vocabulaire.»

Il avait honte. Rien ne rend honteux comme d'avoir manqué le but, quelle qu'en soit la cause.

Il dit un peu nerveusement:

—Marchons, voulez-vous? Faisons quelque chose.

«Je suis idiot, songeait-il, le long de la route de Couville, où il y a des rochers, des digitales et quelques bruyères, parmi les bouleaux, car enfin, c'est ma femme....»

Les jours suivants, les mêmes jeux se renouvelèrent plusieurs fois, et toujours M. Hervart hésitait au moment décisif.

«D'ailleurs, se demandait-il, me laisserait-elle faire? Je ne puis pourtant pas violer ma fiancée? Je ne lui ai rien appris qu'elle ne connaisse. Si nous arrivions aux leçons inédites, comment prendrait-elle cela?...»

Il continuait:

«Tristes plaisirs pour moi. J'en ai assez. Cela n'a été amusant que la première fois.»

Un soir enfin qu'ils étaient sortis seuls, ce qui n'arrivait jamais, il fut un peu plus hardi.

«Au moins la réciprocité,» se disait-il.

L'obscurité fit que Rose accueillit encore plus volontiers les caresses de son ami. Elle les attendait. Evidemment cette chose, qui avait paru si hardie à M. Hervart, lui semblait déjà toute naturelle....

«Bien plus naturelle peut-être que de me laisser loucher sa gorge ou l'envers de son épaule....»

M. Hervart osa donc demander davantage....

—Rose! Rose!

Mais la main de la jeune fille recula. Rose, en étouffant un cri, se leva et dit:

—Rentrons.

Elle ajouta, l'instant d'après:

—C'est mal, Xavier, c'est mal. Respectez-moi.

«Quelle logique! se disait M. Hervart. «Respectez-moi!» Mais en effet, j'ai eu tort. C'est avec les jeunes filles surtout qu'il faut commencer par la fin.»

Le lendemain, ils se rencontrèrent de très bonne heure, et Rose, ne voulant rien entendre, ni même accorder un baiser amical, prononça l'arrêt qu'elle avait médité:

—Je suis fâchée. Si vous voulez que je vous pardonne, partez immédiatement et écrivez-moi d'ici huit jours que tout est prêt pour notre mariage. Je vous aime. Vous vous en apercevrez quand je serai votre femme, mais pas avant. J'ai bien voulu jouer avec vous, vous avez tenté d'en abuser. C'est mal. Allez.»

Il fallut partir, elle fut inflexible.

Quand M. Hervart monta dans l'express, à Sottevast, Rose pleurait. Elle lui avait pardonné, car elle l'aimait. Elle lui avait pardonné, car il obéissait.


XIV

De 8 h. 57 du matin jusqu'à 6 h. du soir, qu'elle sonna à sa porte, M. Hervart n'avait eu exactement qu'une idée, une seule: coucher avec Gratienne.

Elle était à Paris depuis la veille et elle venait de lui écrire, quand elle avait reçu, de Caen, le télégramme de M. Hervart. Son contentement était extrême. Elle réalisa avec joie le vœu de son ami.

—Je t'aime, gros loup!

M. Hervart fut deux jours sans pensera Rose que comme à une chose lointaine. Il retrouvait le Louvre avec émotion. Il contemplait la colonnade avant d'entrer. Le «Héros combattant» même lui semblait une nouveauté. Il alla méditer devant la Vénus accroupie, qu'il aimait particulièrement. C'est là qu'il donnait parfois rendez-vous à Gratienne. Ah! comme il l'aimait! Avec quel plaisir il avait retrouvé son «éphèbe»!

Le troisième jour, il reçut la lettre de Gratienne, retour de Robinvast. Cela ne laissa pas que de le troubler un peu: l'écriture de Rose superposée à celle de Gratienne!

«Mais quoi! ne sont-elles pas toutes les deux superposées dans la vie? Que dis-je, entre-mêlées? Rose est bien trop ignorante du train des choses pour avoir aucun soupçon. Et puis, des lettres d'écriture féminine, j'en ai reçu dix sans me cacher, pendant mon séjour à Robinvast..... Rose, il est vrai que j'ai été un peu loin avec elle. Mais à qui la faute? Si elle avait résisté aux premières attaques, je n'aurais pas insisté. Quelle égoïste!... Je devrais pourtant lui écrire. Non, pas aujourd'hui encore. C'est à mon tour d'être fâché.»

Dans la journée, il pensa encore plusieurs fois à Rose. Les scènes du jardin et du bois revenaient l'énerver. Puis une question se posait dans son esprit: Est-ce que je l'aime? Mais il refusait de répondre. D'autres se présentèrent plus insistantes encore: Comment reculer? Il ne comprenait pas. Il n'avait pas l'intention de reculer. Alors, à quand le mariage? Cela, il n'en savait rien.

«Qu'on me laisse respirer! J'arrive, j'ai des travaux en retard, des amis à voir. Il faut que tout se fasse. Pour la petite dryade du bois de Robinvast, il n'y a qu'une chose au monde, moi. Pour moi, il y en a dix, il y en a mille.»

Il sonna, donna des ordres inutiles, demanda des renseignements vains. Vers trois heures seulement, il ouvrit la porte à une image qui rôdait depuis le matin autour de sa tête: Gratienne devait venir le prendre à quatre heures et ils devaient aller à Saint-Cloud. C'était un de ses grands plaisirs qu'il retrouvait là.

«Rose comprendrait-elle ces paysages si profondément civilisés, cette nature assagie, ces coteaux aux lignes harmonieuses comme le corps d'une belle femme couchée?»

M. Hervart se sentait fort dispos. Les malaises qui l'avaient inquiété à la campagne avaient disparu depuis son retour. Il trouvait en Gratienne l'accueil favorable à la réalisation de ses désirs. Elle connaissait ses goûts, ses manies et les partageait. Bref, il se promettait, après cette familière promenade, des heures émouvantes. Une surprise, fort désagréable cependant, l'attendait. Après des préludes passionnés, alors que tout son être tendait à la réalisation de l'acte, M. Hervart eut une faiblesse. Sans doute, la tendresse habile de Gratienne en avait triomphé. L'amour-propre, des deux parts, avait été sauf, mais il n'en restait pas moins que, pour la première fois de sa vie, M. Hervart avait manqué de présence d'esprit.

Le matin, il songea à Stendhal, emporta le volume à son bureau, et lut avec une grande attention le chapitre LX de l'Amour . Il n'y trouva aucun éclaircissement. Gratienne, certes, ne lui en imposait point et, d'ailleurs, nulle femme ne lui avait jamais inspiré cette sorte de passion mal équilibrée où le corps recule, effrayé par son audace.

«Stendhal a sans doute trouvé une des causes de l'absence d'à-propos, mais il n'en a trouvé qu'une. Et puis, tout cela, ce n'est pas de la psychologie, c'est de la physique. Il n'y a que de la physique. Bouret me dira cela.»

Bouret, qui connaissait la vie de M. Hervart, s'en fit conter, point par point, la dernière année. Ensuite, il dit:

—Bien. C'est très simple.

Bouret n'usait point de circonlocutions. Il était net et brutal. Ayant réfléchi une minute, il continua:

—L'amour platonique a pour accompagnement fatal l'onanisme solitaire. Le flirt simple mène aux mêmes conséquences. Le flirt double, c'est l'onanisme à deux, hypocrite et discret. Vous voyez, c'est comme l'almanach Liégeois. Le flirt triple, s'il existe, ce serait encore l'onanisme à deux, mais avéré, franc. Il serait peut-être moins dangereux que le flirt double, qui n'est autre chose que la spermatorrhée provoquée. Aucune virilité ne résiste à cela. Les femmes, pour une autre cause, moins facile à expliquer, y crèvent tout comme eux. Les hommes sont fous. Que diable, si vous avez besoin d'une femme, prenez une femme et soyez le bel animal qui remplit sa fonction! Et surtout, méfiez-vous des jeunes filles. Les jeunes filles ont dévirilisé plus d'hommes que les Messalines. Le rêve aux étoiles, les baisers furtifs, les serrements de mains sont presque toujours, chez un homme impressionnable, et surtout s'il y a quelques mois ou même quelques semaines de chasteté derrière lui, accompagnés d'une perte séminale. Or, savez-vous ce qui arrive? On s'y habitue. Je crois que nos organes, malgré leur étroite dépendance réciproque, ont une certaine autonomie. L'organe éjaculateur, se voyant peu à peu dispensé de son effort accoutumé, prend le parti de se reposer. Comprenez-vous? Alors, la fontaine coule tant qu'elle veut. A la première sommation, ne trouvant plus d'obstacle, elle se répand. Il faut boucher la fissure, il faut du ciment. D'abord, bien entendu, chasteté absolue pendant un temps indéfini. Occupations très actives, fatigue: obtenir un sommeil de brute. Ensuite, dans deux ou trois mois, faites quelques tentatives directes, absolument directes. Si cela va, il faudra vous marier et vous appliquer à faire des enfants. Voilà.

—Enfin, vous me condamnez au devoir conjugal?

—C'est cela même. Et encore!

—Il faudrait donc épouser une femme que l'on n'aime pas.

—Cela serait la vraie sagesse.

—Et lui être fidèle.

—Evidemment.

—Ou bien renoncer à tout?

—Je ne vais pas jusque-là. Votre cas n'est pas désespéré. Vous avez fui à temps.

—Je n'ai pas fui. On m'a éloigné.

—Bénissez la cruelle. Dites-moi, alors elle se laissait faire?

—Et même avec une certaine bonne grâce,

—Ce sera une femme bien dangereuse.

—Elle est si innocente!

—Il n'y a pas de femmes innocentes. Elles savent d'instinct tout ce que nous prétendons leur apprendre.

—C'est cela, l'innocence.

—Peut-être. Mais un voluptueux délicat avec une jeune fille innocente et amoureuse est un homme perdu.

—Je commence à le comprendre.

—Il n'y a pas, reprit Bouret, plusieurs sortes d'amours. Il n'y en a qu'un. L'amour est physique. Le plus éthéré retentit dans l'organisme avec autant de certitude que le plus brutal. La nature ne connaît qu'une fin, la procréation, et si le chemin que vous prenez n'y conduit pas, elle vous arrête et vous condamne au moins à quelque simulacre: c'est sa vengeance. Tout sentiment intersexuel tend à l'amour, à moins que son caractère initial ne soit bien défini ou que les partenaires soient dans la phase fie la vie où l'amour est impossible.... Mais je vous traite trop en ami. J'abuse. Vous paraissez songeur. Vous ne vous intéressez pas autant à ces questions que Léonor Varin. C'est mon élève, en physique des mœurs. Comment va Lanfranc? Il ne platonise pas, lui, il ne flirte pas....

—Oh! non.

—Varin m'intéresse. Le connaissez-vous?

—Fort peu.

—Vous perdez. Il deviendra un de ces jours un esprit supérieur, s'il surmonte la crise sensuelle. Je voudrais le marier.

—C'est votre panacée.

—C'en est peut-être une, mon ami, à condition qu'on prenne le mariage au sérieux. La stabilité n'est que là. A propos, vous avez peut-être vu la fille de des Boys? Il m'écrit de temps en temps. Nous sommes restés amis parce que, s'il est bête, il a la bêtise laconique. Et puis, c'est un très brave homme, et à qui je dois ma position. Or il est presque embarrassé de sa fille. Il n'a pas de relations. Comment est-elle? Jolie?

—Oui.

—Intelligente? Autant que femme peut l'être, s'entend?

—Oui.

—Bon caractère?

—Je pense.

—Et le principal? Santé?

—Bonne apparence.

—Hé! hé! Je vais lancer Varin à la poursuite de cette nymphe.

—Inutile, il la connaît.

—Ah! il la connaît?

M. Hervart se leva. Il craignait qu'une question imprévue ne lui fît dire quelque sottise. Si Bouret, l'ami de des Boys, allait deviner quelque chose? Il chercha une phrase ambiguë et la trouva:

—J'ai passé une journée chez des Boys avec Varin. Je ne sais s'il est familier dans la maison.

Et il partit.

«En voilà une histoire! se disait-il, en songeant à sa santé, car le reste était maintenant de second plan, pour lui. Plus de femmes! Plus de Gratienne! Pas de pensées libidineuses! Suis-je maître de mes pensées? Pourquoi pas de pieuses lectures?»

Il passa quelques journées assez noires, puis ordonna dans une des salles de son musée un de ces bouleversements intempestifs qui déroutent les amateurs. M. Hervart avait besoin de se distraire. Après une semaine, Gratienne, inquiète, envoya un petit bleu. Il céda à la suggestion et, le soir même, il fit, selon les rites les plus simples, une tentative que Bouret eût trouvée prématurée. Cependant, elle réussit merveilleusement, et M. Hervart se sentit renaître.

Etant de très bonne humeur, le lendemain à son réveil, il écrivit à Rose, dont le silence prolongé finissait par piquer son amour-propre.


XV

Léonor, en arrivant à Barnavast, avait trouvé deux lettres dont il n'aurait su dire laquelle l'intéressait davantage.

L'une était de M. des Boys, qui le priait de venir achever, avant l'hiver, et immédiatement, s'il pouvait, les travaux de Robinvast. Une chambre l'attendait. Il n'avait qu'à prévenir. Ou l'enverrait chercher.

La seconde venait de La Mésangerie. C'était un journal.

«15 septembre.—Que sont les baisers de mes enfants après les baisers de mon ami? C'est l'odeur de l'humble giroflée après le parfum capiteux des fleurs les plus rares....»

«Sotte, se dit Léonor, pourquoi écrire? Cette femme a de l'esprit, sa conversation est agréable, elle a du goût, et voilà ce qu'elle écrit! Dieu, quelle tristesse!»

«... mais les giroflées ont leur charme, comme elles ont leur saison, et je les retrouve avec bonheur, puisque leur saison est revenue.»

«Cela, pensa Léonor, c'est mieux; c'est presque bien ... Hervart est-il encore à Robinvast? J'espère que non. Son congé n'était pas indéfini, je suppose. Si j'écrivais à Gratienne?»

«... O fleurs que mon Bien-Aimé a fait éclore dans mon cœur, vous embaumez mon âme et vous faites délirer mes sens....»

«... Délirer mes sens.... Est-il bien utile que je me rappelle au souvenir de Gratienne? J'aimerais autant me renseigner d'un autre côté.»

«... délirer mes sens! Mon corps frémit au souvenir de la nuit de Compiègne dont chaque minute est une étoile qui brille dans mes rêves. Je ne savais pas ce que c'était que l'amour....»

«Qui sait ce que c'est que l'amour?... Je ne suis pas forcé de répondre aujourd'hui. Mais, j'y pense, je ne sais pas où est Gratienne. Elle devait partir presque en même temps que moi. Laissons cela....

«... Ce que c'était que l'amour.... Je ne veux pas retrouver Hervart à Robinvast. Il m'ennuie. Est-ce qu'elle va vraiment épouser ce «fonctionnaire»? Si Rose savait? Oui, mais si Rose savait tout, m'estimerait-elle beaucoup plus que M. Hervart? J'ai dix ans moins que lui, voilà tout, et ma maîtresse est une pierre au cou beaucoup plus lourde que la sienne. On éloigne gentiment une Gratienne; avec une Hortense, la manœuvre est bien plus difficile. Elle peut faire un scandale, elle peut s'occire, elle peut se faire jeter à la porte par son mari et venir se réfugier dans mes bras.... Alors? D'ailleurs, je l'aime assez cette belle femme et je souffrirais beaucoup s'il fallait la désespérer. Et puis, Rose est follement amoureuse. Soyons raisonnable. Où en étais-je? toujours à l'amour.»

«... l'amour, avant de te connaître, et j'ignorais la volupté, avant notre nuit de folie....»

«Cela, c'est très possible. Mais pour l'amour, je doute. Est-ce de l'amour, cette frénésie de curiosité sensuelle qui nous pousse à vouloir connaître sous toutes ses faces et selon tous ses mystères le corps que nous désirons? Pourquoi pas? C'est même sans doute le plus bel amour. Mordre, manger, dévorer! Ah! qu'ils ont bien compris cela, ceux qui réduisent l'objet de leur amour à un petit morceau de pain qu'ils avalent. La communion, quel acte d'amour! C'est merveilleux. Bouret trouverait cela fou, peut-être, mais Bouret, qui a raison d'être matérialiste, a tort de ne pas comprendre le mysticisme matérialiste. Peut-on être plus matérialiste à la fois et plus mystique que les chrétiens, ceux qui croient à la présence réelle? La chair et le sang, c'est cela aussi que voudraient les amants, et eux aussi doivent se contenter d'un simulacre.»

«... de folie. Cela m'a révélé un monde nouveau. Je ne mourrai pas, comme Josué, sans avoir vu le paradis terrestre.»

Cette phrase, malgré sa banalité, agréa à Léonor, qui revenait à plus d'indulgence pour sa maîtresse.

«C'est un grand effort pour elle qu'une si longue lettre, et comme c'est pour moi qu'elle l'a fait, ce grand et tendre effort, je serais bien lâche de m'en moquer. Alors, je ferais peut-être aussi bien de n'en pas lire davantage. Je vais lui demander un rendez-vous à Carentan. Cela lui fera plaisir, et à moi aussi. Après, j'irai à Robinvast. Tout s'arrange.»

Le rendez-vous à Carentan fut difficile à organiser. Hortense, d'abord heureuse et toute prête à partir, semblait hésiter. C'était trop près, c'était une trop petite ville. Cependant, son désir était si fort! Comment faire? Elle espérait trouver un prétexte pour aller seule à Paris.

La vérité était que, réintégrée dans son milieu, Hortense ne se sentait pas assez d'audace pour en braver volontairement les règles. Elle était de celles qui sont prêtes à tout, pourvu que les circonstances déterminent leur volonté. Céder vivement à un amant impérieux, n'importe où, dès que la sécurité est assurée; profiter d'un hasard; mais le créer, mais l'organiser? Son escapade à Compiègne lui apparaissait maintenant comme une de ces fortunes que la vie n'accorde pas deux fois. Elle rêvait d'une nouvelle rencontre fortuite avec Léonor; mais un rendez-vous concerté! A cette idée, elle se sentait suivie, guettée, elle se trouvait mal. Etre surprise par son absurde mari, quelle honte!

«Si Léonor venait ici, nous trouverions bien quelque combinaison. Je puis être souffrante, un dimanche, garder la chambre, rester seule à la maison, et puis, il y a le hasard!»

Elle s'en remettait toujours au hasard. Elle n'avait jamais cédé qu'à l'improviste à aucun de ses amants.

«Ne retrouverions-nous pas, continuait-elle, même dans un abandon rapide, quelque chose de la nuit de Compiègne?»

Les femmes sont des ruminants. Elles peuvent vivre des mois, peut-être des années, sur un souvenir voluptueux. C'est ce qui explique la vertu apparente de certaines femmes: uns belle faute, belle fleur au parfum éternel, suffit à bénir toutes les journées de leur vie. Les femmes se souviennent encore du premier baisa que les hommes ont oublié le dernier.

Hortense rêvait. Léonor désirait. Il ne pensait à la maîtresse d'hier, quand il y pensait, que pour en faire la maîtresse de demain. Son sentimentalisme était matériel. Il passait le ruisseau de pierre en pierre, de réalité en réalité. A défaut d'Hortense, il avait pris Gratienne, non par besoin physique, mais par besoin cérébral. Il lui fallait, pour vivre, l'électuaire de deux ou trois sensations, toujours les mêmes, mais toujours fraîches. Etait-il capable d'un sentiment profond et un tel amour eût-il influé sur ses habitudes physiologiques? Il n'en savait rien. Fidèle aux théories de Bouret, il ne le croyait pas.

Il écrivit à Hortense: «Je veux que tu viennes. » Elle fut effrayée, mais heureuse: «Comme il m'aime!»

La volupté d'obéir lutta longtemps en elle avec la peur. La peur, à certains moments, cédait.

«Puisqu'il veut que je vienne, c'est qu'il sait que je puis venir, qu'il n'y a pas de danger. Et puis, il sera là, lui!»

Elle s'appuyait sur Léonor, comme sur un autre mari plus vrai et plus fort, quoique lointain. Lointain? N'était-il pas toujours présent à sa pensée?

La peur, un matin, céda tout à fait. Elle écrivit, elle partit, elle arriva.

Elle tremblait, et elle trembla longtemps encore, après que les verrous étaient tirés.

Cette nouvelle fête fut vaine pour sa sensibilité. Léonor, étonné d'une froideur qu'il croyait avoir vaincue pour toujours, l'attribua à une défaillance de la tendresse. Il savait que les femmes ne palpitent qu'avec ceux qu'elles adorent, mais il croyait qu'elles doivent palpiter toujours. Il ne savait pas combien ces organismes fragiles sont capricieux. Il ne savait pas qu'il y a des femmes qui courent toute leur vie après un délire qu'elles ne retrouveront plus jamais. Alors il imagina qu'il n'était plus aimé, et il fut amer, car les hommes, volontiers, sont amers quand l'exaltation de leur maîtresse est trop modérée.

Hortense pleura.

«O mon rêve, mon beau rêve!»

Sa tendresse pourtant n'était pas diminuée. Léonor dut en convenir, en recevant d'un air contrit les baisers poignants d'Hortense. Il lui demanda pardon, il s'humilia, et elle fut heureuse, un instant, aux câlineries de son amant, mais elle disait encore tout bas:

«O mon rêve, mon beau rêve!»

Après son départ, Léonor informa froidement la dame du logis qu'il ne reviendrait pas, puis, après s'être ennuyé longtemps dans une salle d'auberge, il regagna Barnavast. Une lettre l'attendait, qui le pressait encore. M. des Boys le priait, avec une sorte d'anxiété, de fixer le jour où on devait l'aller quérir.

Il aurait bien voulu, pourtant, donner quelques jours à la méditation. Il avait une question à résoudre: «M'aime-t-elle?»

«Nous ne nous reverrons pas à Carentan, c'est décidé. D'ailleurs, c'était absurde. Quelle localité pour l'amour! Sa défaillance fut de la répugnance pour le milieu. Cela prouve sa délicatesse. Et puis les femmes manquent d'imagination. A moi, tout est palais, la femme que j'adore illuminerait un taudis.... M'aime-t-elle?»

Mais il eut beau se répéter la question, il ne trouvait pas la réponse.

«Que je suis sot! Je le verrai bien la prochaine fois. Moi, je l'aime toujours. Elle est belle, elle est obéissante.... Mais est-ce le but de ma vie? Si on me la donnait en toute propriété?»

A cette question-là, non plus, il ne trouvait pas de réponse.

Hortense, au même moment, dans son ancienne chambre de jeune fille, s'endormait en soupirant:

«O mon rêve, mon beau rêve!»


XVI

Quand Léonor arriva à Robinvast, Rose et son père, assis dans le jardin, lisaient chacun une lettre. Rose, de temps en temps, levait les yeux et regardait les arbres; M. des Boys, entre deux phrases, considérait sa fille. Depuis quinze jours elle était pâle, triste, de mauvaise humeur, et ce père distrait, mais tendre, s'était inquiété. Que se passait-il donc entre ces fiancés de la veille? Mais M. des Boys n'eût jamais osé interroger sa fille. Il attendait une confidence, tout en sachant bien qu'elle ne viendrait jamais, et Rose, de son côté, s'affligeait de garder dans son cœur des peines qui l'étouffaient. Ces deux êtres, timides et secrets l'un pour l'autre, seraient demeurés ainsi pendant des années sans se résoudre aux paroles qui les auraient consolés.

M. des Boys avait donc pressé Léonor de venir achever ses travaux.

«Cela sera une distraction pour elle, avait-il pensé. Et puis, au fond, et malgré ma parole donnée, je suis de l'avis de ma femme, Léonor serait un mari bien plus favorable. Quoi! Hervart la rendrait déjà malheureuse?»

La lettre qu'il lisait en ce moment achevait de le troubler. Elle était de Bouret et Léonor y était beaucoup vanté. Bouret continuait:

«J'ai vu Hervart, que j'ai engagé également au mariage, mais pour des motifs différents. Quoi qu'il soit un peu plus jeune que nous, il est probablement plus près de la fin. Cette fin, mon ami, hélas! nous la verrons l'un comme l'autre se dresser devant nous, si nous vivons encore quinze ans. Me comprends-tu? Avec de la prudence et de la diplomatie, Hervart peut traîner encore longtemps et même retrouver des moments brillants, mais il a trop joué du beau violon que la nature lui a donné. Les cordes vont se casser les unes après les autres. Tant qu'il en reste une seule, un virtuose peut encore étonner des oreilles habituées aux exercices vulgaires, mais une seule corde, pourtant, c'est bien chanceux! Je lui ai donc ordonné de se marier et surtout d'être fidèle à sa femme. La fidélité amènera la satiété, la satiété amènera la continence, et la continence sera peut-être le philtre. Une jeune femme n'est pas si dangereuse que l'on croit pour un homme sur le retour. Elle est un excitant favorable et, en même temps, un élément modérateur. Enfin Hervart peut très bien faire un bon mari. C'est, en tout cas, une expérience qui m'intéresserait. Je serais très capable, si elle donne de bons résultats, c'est-à-dire au moins un bel enfant, de céder, moi aussi, à une vieille tentation. Je liquiderais ma clientèle et j'irais cultiver des roses et des camélias dans un coin de votre paradis terrestre, dans ce val de Saire, où l'on voit des palmiers parmi les saules!

«J'oubliais un point assez important dans notre hypothèse. Il faudrait que la jeune femme fût d'un tempérament honnête, sans froideur, mais sans curiosité sensuelle; une bonne reproductrice, apte à la volupté de concevoir plutôt qu'à la volupté d'aimer; de celles qui, après avoir été de rougissantes épouses, deviennent de tendres mères. S'il tombe sur la femme rebelle, il est perdu. Si l'instrument qu'il doit accorder et sensibiliser ne rend aucun son ou des sons faux, il se découragera et retournera à ses vieux concerts. Mais si sa femme, par hasard, se révélait une créature de volupté, la perte serait encore plus certaine: Hervart flamberait comme un fagot et il n'en resterait qu'une poignée de cendres. Je ne parle pas de l'adultère qui, dans les deux derniers cas, est inévitable. Parfois, cela rétablit l'équilibre dans un ménage disloqué; il y a d'excellentes associations conjugales, où chacun a son idéal en ville, dans un quartier différent. Mais ceci est de la sociologie et ne m'intéresse pas. Je reste dans mon domaine, qui est le corps humain, ses fonctions, ses anomalies. C'est d'ailleurs pour l'ignorer que les sociologues conçoivent tant de sottises. Ils en sont encore, les malheureux! à raisonner sur des moyennes! Ils ne descendent jamais à la réalité, à l'individuel. Dans quel mépris on le tient, ce corps humain, qui est pourtant la seule vérité, la seule beauté, comme il est le seul idéal et la seule poésie....»

Bouret était enclin à philosopher. Ses lettres dépassaient presque toujours la portée de leurs destinataires. Il s'en apercevait en se relisant, et souriait. De toute la dissertation de son ami, M. des Boys ne comprit que ce qui concernait Hervart, mais il le comprit très bien. Les réticences de Bouret firent leur effet ordinaire: Hervart fut considéré comme un incapable et condamné sans retour.

«C'est un fou. S'en aller capter le cœur d'une jeune fille alors que l'on n'est pas certain d'en pouvoir faire une femme! Que diable! les femmes ne sont pas des anges, elles ont une sensibilité corporelle, et puis la maternité, la maternité!»

M. des Boys se confia à lui-même toutes les banalités scabreuses ou morales qu'un tel sujet lui pouvait remémorer. Cependant, il considérait sa fille.

«Comment lui expliquer cela? Ah! j'en chargerai sa mère.»

Il reprit ses méditations, et tantôt il souriait à l'évocation d'images saugrenues, tantôt ses sourcils se fronçaient et il éprouvait un mélange d'anxiété et de colère.

Rose lisait de son côté:

«... mais j'ai été très malade depuis mon arrivée ici. Je ne sais quelle fièvre, due peut-être aux délicieuses excitations de mon cœur. Une grande dépression s'en est suivie et j'éprouve maintenant une inquiétante lassitude. Hélas! la conclusion est triste: il faut retarder notre mariage. Ma douleur est infinie à écrire cela: mais je me demande quand il sera possible? Le sera-t-il jamais? Non, je ne veux pas me demander cela. Cela serait affreux! Je vous aime tant! Avec quel bonheur je refais nos tendres promenades dans le bois de Robinvast! Si je fus trop audacieux, vous me le pardonnez, n'est-ce pas, en faveur de la force de mon amour....»

Il y en avait très long sur ce ton, et une femme moins inexpérimentée que Rose eût senti l'artifice de cette éloquence amoureuse. Pas un mot, certes, ne venait du cœur. M. Hervart, qui n'était pas méchant, avait posé tout d'abord le principe de sa maladie, et il comptait en tirer, en graduant les déceptions, toutes les conséquences logiques. Au besoin, s'était-il dit, Bouret m'aidera. M. Hervart, homme du dernier moment et de la sensation présente, ne pensait plus à Rose que comme on pense à un ami malade, dont on souhaite la guérison, certes, mais sans angoisse. Pourtant, la fatuité nécessaire aux mâles lui affirmait qu'il n'était pas oublié; il se flattait d'avoir laissé au cœur de la jeune fille une blessure qui ne guérirait jamais tout à fait, et il éprouvait presque du remords. Il eût consenti à un sacrifice pour jouir de la paix complète des égoïstes, il eût permis à Rose, non pas l'oubli, mais la résignation mélancolique.

«Pauvre enfant!... Mais cela devait arriver. Enfin, j'espère qu'elle ne sera pas trop malheureuse!

La lecture de la lettre de M. Hervart laissa Rose triste et charmée:

«Oh! comme il m'aime! O mon cher Xavier, tu es donc malade?»

Et elle songeait au destin cruel des fiancées:

«Il souffre, et je ne puis aller le consoler!»

Elle se tournait vers son père, quand il se leva pour aller au devant de Léonor. Ce fut devant le jeune homme, et sans prendre garde à lui, qu'elle donna des nouvelles de M. Hervart:

—Il est malade, il a eu un accès de fièvre....

—De fièvre? s'écria M. des Boys.

—Oui, et ensuite il a éprouvé une grande faiblesse....

—Une grande faiblesse, bien. Et après?

—Après, voilà notre mariage remis....

—En effet.

—Je suis inquiète.

—Je le pense bien.

—Pourquoi n'irions-nous pas le voir?

—Crois-tu que cela soit bien utile?

—Cela lui ferait tant de plaisir!

—Le demande-t-il?

—Non.

—Eh bien, alors?

—Il n'ose pas.

—Est-il donc si timide?

Cette innocente question la fit rougir.

—Je parlerai de cela avec ta mère, reprit M. des Boys. En attendant, occupons-nous un peu d'architecture.

Rose s'ennuyait tellement, depuis le départ de Xavier, elle avait eu tant de tristesse de son long silence et maintenant elle éprouvait une telle inquiétude, qu'elle accueillit sans répugnance la proposition de son père.

Cette fois, on s'occupa de la maison. Il y avait des réparations urgentes et des améliorations utiles. L'architecte, à mesure, indiquait les endroits faibles. Tout un plan de restauration s'érigeait dans sa tête.

Les jours passèrent. On vit bientôt les maçons à l'ouvrage, et Rose ne quittait presque pas Léonor.

On avait eu plusieurs fois des nouvelles de M. Hervart par les journaux, car ses remaniements au Louvre lui attiraient les épigrammes de la presse, mais lui-même gardait le silence. Devant cette attitude M. des Boys avait résolu de se taire, de laisser le temps faire son œuvre. Plus tard, quand il ne resterait plus au cœur de Rose devenue jeune femme aucun dangereux souvenir de ses amours passées, il lui confierait la vérité, en souriant.

Un jour, Léonor, monté sur une échelle, laissa tomber un carnet d'où il s'échappa un flot de papiers, des bouts de croquis, des factures, des lettres, des cartes postales illustrées. Rose les rassemblait, sans y jeter que les regards les plus discrets, lorsque le château de Martinvast attira son œil. Elle trouva au bas du donjon les «tendres baisers» de M. Hervart. Brusquement le sang aux yeux, elle retourna la carte, elle lut: «Mademoiselle Gratienne Lebœuf, rue du Havre, à Honfleur.» Elle leva la tête, Léonor n'avait pas l'air de s'être aperçu de l'incident, et, d'un geste vif, elle plia l'image et la glissa dans son corsage.

—Monsieur Léonor, votre portefeuille est tombé.

Léonor descendit de son échelle, remercia, cependant que Rose s'éloignait. Quand elle eut disparu, il constata avec joie qu'elle avait volé le château de Martinvast, puis, sifflant, remonta vers ses maçons.

Arrivée dans sa chambre, Rose s'assit en tremblant.

«Je me suis trompée, se disait-elle. Ce n'est pas possible. Et comment cela serait-il entre les mains de Léonor?»

Elle tira l'image de sa cachette, la déplia vite et la regarda en tremblant.

«C'est bien son écriture.»

Elle doutait encore.

«Voyons la date.»

Elle la déchiffra avec certitude: «Cherbourg, 31 juillet 1903.»

«C'est le jour même que nous sommes allés au jardin Liais, que nous sommes montés à cette tour où j'ai défailli d'amour.... J'étais si heureuse!»

Elle pleura longtemps. A travers ses larmes, elle regardait ses mains, les faisant tourner, considérant chacun de ses doigts l'un après l'autre. Elle avait l'air de les retrouver, d'en reprendre possession.

A la fin, elle se leva et frappa du pied.

«Eh bien, je ne l'aime plus, voilà! Adieu, monsieur Hervart. Vous m'avez trompée, je ne vous le pardonnerai jamais. Moi qui avais tant de confiance en lui, moi qui me laissais aller sur son cœur si doucement!»

Elle pleura encore.

«Maintenant, j'ai honte....»

Et elle tâtait son corps, des pieds à la tête, comme pour le reprendre aussi. Elle aurait voulu le presser, le tordre pour en faire couler toutes les caresses, tous les baisers qui s'étaient insinués dans sa peau, qui avaient pénétré dans ses veines, qui avaient sensibilisé ses nerfs.

Dans son innocence déjà pervertie, elle se représentait les caresses de Xavier et de cette Gratienne. Elle suivait d'un œil jaloux leurs jeux fervents; elle voyait leurs bouches collées, leurs mains jointes, leurs genoux et leurs pieds rapprochés. Elle se représentait la nudité de cette femme et la comparait à la sienne. Etait-elle plus belle? En quoi le corps d'une femme est-il plus beau que le corps d'une autre femme? Xavier avait aimé à caresser son sein, à l'écraser doucement sous sa main tiède. Et ne disait-il pas: «Comme tu es belle!» N'avait-elle pas permis des frôleries plus secrètes et la main qui s'y égarait n'était-elle pas demeurée là avec plaisir? Une vision contre laquelle elle lutta en vain lui montra Xavier agenouillé près de Gratienne nue et la couvrant de baisers. Gratienne, sérieuse et à demi pâmée, acceptait de faire le geste qu'elle avait refusé et qui l'avait fâchée, et tout finissait par des baisers confus où l'on ne distinguait plus rien que des corps et des membres nus tordus et enchevêtrés les uns dans les autres.

Une chaleur lui montait à la gorge, son cœur se resserrait; elle voulut crier, se leva à demi, battit des mains et tomba évanouie.

Quand elle revint à elle, ce fut pour éprouver une grande lassitude et une grande peur aussi. Elle regarda tout autour d'elle, craignant d'y découvrir la réalité de la vision douloureuse qui l'avait accablée. Rassurée, elle respira. «J'ai rêvé, j'ai rêvé!»

Mais il lui sembla tout d'un coup qu'un ressort se déclanchait dans son cœur. Il y eut dans son être un brusque changement d'état. Sous son sein virginal, naguère la joie d'une main amoureuse, le chagrin venait de s'installer. Elle le sentait comme on sent un gravier dans son soulier. C'était quelque chose de matériel qui s'était insinué dans l'intimité de sa chair et lui causait non pas une douleur, mais une gêne.

En même temps, tout ce qu'elle aimait d'habitude lui parut sans intérêt aucun. Elle regarda d'un œil indifférent cette chambre où elle avait tant rêvé, qu'elle avait ordonnée, parée avec tant de plaisir, tant de soins minutieux, qu'elle avait filée et tissée pour y dormir, chrysalide, en attendant l'éveil de l'amour. Les beaux arbres du bois qu'elle voyait de sa fenêtre, et jamais sans émotion, lui parurent d'insignifiantes verdures: elle remarqua pour la première fois que leurs cimes étaient inégales, et elle en fut choquée. Des coups de marteau retentirent; elle se pencha à la fenêtre et vit des hommes qui brisaient en deux une barre de granit, et un instant elle se demanda pourquoi.

«Ah! oui, ces réparations.... Que m'importe! Ah! où sont mes belles heures solitaires dans la vieille maison prisonnière de ses lierres et de ses rosiers! Et ce Léonor! Ah! qu'il s'en aille! C'est lui la cause, c'est lui. Sans sa maladresse, je n'aurais point su l'existence de cette femme.... Mais comment avait-il cela dans sa poche?»

L'idée d'une indiscrétion volontaire ne lui vint pas. Elle n'avait jamais songé que Léonor pût éprouver pour elle un sentiment tendre. D'ailleurs, aucun homme que Xavier n'avait encore existé dans son imagination. Il y avait Xavier d'une part; et, de l'autre, il y avait les autres.

Cependant, elle continua de réfléchir. L'amour, la jalousie, le chagrin aiguisaient son intelligence naturelle.

«Il y avait dans le carnet plusieurs lettres adressées à M. Varin. C'est tout naturel. Mais pourquoi celle-ci adressée à cette femme? Il faut donc qu'il la connaisse aussi? Elle la lui aura donnée à cause de la vue du château de Martinvast, sans doute?...»

Elle n'arrivait pas à reconstruire l'aventure de cette carte postale. Il y avait là un mystère qu'elle renonça bientôt à pénétrer.

«Mais je n'ai qu'à interroger M. Léonor. Comme c'est simple! Oui, mais il faudra lui dire que j'ai volé cette image, car je l'ai volée! Ce n'est pas très grave, peut-être, mais comment oser lui en parler, comment avouer, d'abord, que j'ai eu l'indélicatesse de regarder sa correspondance? Oh! une carte postale, une image! Et puis, je dirai la vérité, c'est par hasard que cela m'est tombé sous les yeux, et si la carte avait été tournée du côté de l'adresse, certes je ne l'aurais pas retournée....»

Ce qui lui répugnait surtout, c'était la nécessité de parler de Gratienne, car Léonor n'ignorait pas son projet de mariage avec M. Hervart. Elle demeura indécise, et aussitôt recommença à souffrir, car le chagrin, cependant qu'elle délibérait, l'avait un peu épargnée.

Elle était si morne et si lasse que, la cloche du dîner ayant sonné, elle descendit sans songer à sa toilette, sans rafraîchir ses yeux encore rougis, irrités par les larmes.


XVII

Léonor attendait l'effet de sa cure. Il vit, dès le soir, qu'elle avait réussi. Rose avait l'air d'une ombre, mais d'une ombre douloureuse. Elle oubliait de manger, elle demeurait, les yeux dans le vide, la main sur son verre, elle ne répondait pas aux questions, sans les faire répéter. Enfin, il était visible qu'elle avait pleuré.

«Le remède a été amer, se dit Léonor, n'en voudra-t-elle pas au médecin? Peut-être, mais l'important était de rayer de hachures l'image intacte qu'elle portait dans son cœur. C'est fait. Sur le portrait de M. Hervart, il y a écrit partout maintenant, en long, en large, en travers: «Gratienne, Gratienne, Gratienne.» Ah! petite hirondelle des grèves et des alcôves, que tu m'auras été précieuse! Je te donnerai un collier d'or, pour remercier en la personne la souveraine maîtresse des cœurs et des reins. Hervart, toi que j'ai envie, à cette heure, je te plains. Je te méprise aussi. Quoi, tu avais trouvé l'amour ingénu et absolu, tu avais trouvé en une seule créature l'enfant, l'amante et l'épouse, tu possédais le sourire de l'innocence et le désir de la femme,—et tu as laissé tout cela pour Gratienne aux baisers trop adroits! Mais non, pas d'invectives; honnête fonctionnaire, je te remercie. Oui, mais moi, est-ce que je vaux beaucoup mieux? Ma Gratienne est une marquise, mais j'en ai une aussi. Non, je n'en ai plus. Je serai loyal. Je jette à la mer mon ancien fardeau, et je me mets à genoux devant toi, douloureuse jeune fille, les épaules libres et le cœur libre.»

«Il n'arriva rien ce soir-là. Rose garda le silence. Son attitude avec Léonor fut celle des autres moments. Mais, pour conserver son amabilité coutumière, elle était obligée à de pénibles efforts. Léonor délibéra s'il ne prendrait pas la parole lui-même, s'il ne la questionnerait pas distraitement sur ce château de Martinvast qu'il croyait mêlé aux autres papiers et qu'il n'avait pas retrouvé. Le vent l'avait emporté, peut-être»?

«Non, cela serait trop direct. Qu'elle ait des soupçons, soit, je tâcherai de les détruire. Je serais perdu si elle avait des certitudes. Mais je suis bien tranquille. Elle y viendra d'elle-même, elle parlera. Et moi j'aurai l'air de ne pas comprendre, je me ferai arracher une à une des paroles ambiguës.»

Les jours passèrent. Rose, toujours dans la même attitude mélancolique, ruminait ses chagrins. Elle continuait de se taire, et Léonor voyait venir le moment où, sa présence étant inutile, il devrait prendre congé. Les travaux extérieurs s'achevaient, le mauvais temps rendait les terrassements impossibles et Rose avait décidé que les remaniements intérieurs seraient remis au printemps.

Léonor, cependant, commençait de souffrir à son tour. A vivre avec Rose, il avait senti s'accroître et s'affirmer en lui un amour d'abord assez chimérique. Rose, lors de leur première rencontre, avait éveillé en lui quelque chose comme l'amour de l'amour. Il avait d'abord été ému par la générosité de ce cœur innocent qui se donnait avec une violence si noble. Ensuite, il avait éprouvé cette jalousie vague que tous les hommes éprouvent l'un pour l'autre, et il avait détesté M. Hervart, sans pouvoir s'empêcher d'admirer le beau spectacle de son bonheur. Le désir de prendre sa place l'avait naturellement tourmenté, mais c'était un de ces désirs dont on se dit qu'ils ne se réaliseront jamais et devant lesquels, aux heures lucides, on hausse les épaules. Depuis que le hasard et son adresse avaient si bien modifié à son profit la marche logique des choses, Léonor se disait qu'il ne faut jamais douter de rien, que tout arrive, et que l'impossible est peut-être ce qu'il y a de plus raisonnable au monde.

Il était devenu en quelques semaines plus sérieux encore, et surtout plus calme. Son égoïsme commençait à être capable des longs détours. Il savait fort bien que Rose, s'il osait quelque aveu, lui répondrait avec indifférence, peut-être avec colère. Son plan était de hasarder, à l'occasion, quelques discrètes insinuations.

«Je pourrais, se disait-il, prendre, moi aussi, l'attitude mélancolique et désenchantée. Elle est malade, ce serait un malade qui chercherait quelque réconfort dans les yeux de son compagnon d'infortune.... Comédie! Eh! serait-ce tant que cela une comédie? Ai-je donc trouvé dans la vie tout ce que j'y cherchais? Si je l'avais trouvé, serais-je ici à rêver à la capture d'une jeune fille? C'est mon droit, cela, puisque je l'aime, et tous les moyens seront loyaux, qui mettront au service de mon cœur les ressources de mon imagination.»

Mais l'occasion de prendre une attitude mélancolique et désenchantée ne se présentait jamais. Rose le considérait de plus en plus comme un architecte, louait son talent à diriger les ouvriers et ne faisait nulle attention ni à sa jeunesse, ni à son esprit, ni même à ses regards, qui étaient souvent assez vifs.

Par moments, il se décourageait. Le souvenir d'Hortense lui revenait. Us avaient échangé quelques lettres anodines. Elle l'appelait à lui, mais d'une voix faible, et il annonçait sa prochaine visite en termes incertains.

«Des amours qui meurent, c'est toujours triste,» pensait-il. Le poème aurait été beau, si nous nous étions dit adieu après Compiègne. Nous avons voulu y ajouter une strophe, et elle est manquée. Dommage! Mais que va-t-elle devenir? J'ai encore de la curiosité pour elle.»

D'autres fois, il se représentait Gratienne en ses ébats d'une si élégante lascivité, et cela l'excitait un moment. Mais l'image de M. Hervart venait bientôt se mêler à celle de l'agréable jeune femme, et le charme était rompu.

L'arrivée de Rose chassait toutes ces imaginations. Il la regardait marcher avec un grand plaisir, jouissant, sans aucune idée libertine, de la grâce de ses mouvements.

On avait déjà parlé du départ de Léonor. Rose, par un après-midi de pluie, se décida à parler.

Elle le fit très sérieusement, sans chercher à dissimuler son chagrin. Il s'en suivit, entre les deux jeunes gens, une conversation qui prit le ton des confidences amicales.

Après bien des hésitations, elle posa la question que Léonor attendait avec une certaine inquiétude. Il avait forgé plusieurs anecdotes dont Rose, sans doute, se serait contentée; mais au moment même, plutôt que d'hésiter et de risquer d'inévitables contradictions, il se décida brusquement pour une certaine franchise.

Il dit:

—L'image m'est tombée entre les mains parce que, moi aussi, j'ai été reçu chez cette personne. M. Hervart, je dois vous le dire, n'y était pas; il l'ignorait, et certainement il l'ignorera toujours. Je ne savais pas moi-même qu'il fût l'ami intime de la maison. C'est pourquoi son nom me frappa, souscrit comme il était à de tendres compliments.

—De «tendres baisers».

—En effet, je crois me souvenir.

Et il répéta, avec une intonation qui les aggravait, qui les appuyait sur le cœur meurtri de la jeune fille:

—De «tendres baisers». Il y avait beaucoup de cartes illustrées adressées à la même personne; il y en avait beaucoup de signées du même nom ou d'une abréviation: H., Her., Herv. Je me risquai donc à en prendre une comme souvenir de ma visite. Et puis ... et puis.... Faut-il le dire, Mademoiselle?

—Dites toujours. Rien ne peut plus me faire de mal.

—Eh bien, si je m'emparai malhonnêtement, peut-être, de cette image, c'est que je pensais à vous ... je pensais que l'homme auquel vous veniez d'accorder votre main aimait une autre femme et lui avouait publiquement sa tendresse. Cela me parut mal, je souffrais pour vous, dont j'avais deviné les sentiments si délicats et si généreux.... Oui, cela me fit de la peine et je me proposai, en dérobant la preuve d'une mauvaise action, de vous la faire connaître, si les circonstances me le permettaient.

—Mais c'est donc volontairement que vous avez laissé tomber votre portefeuille?

—Je l'avoue. Et si le moyen avait échoué, j'en aurais cherché un autre.

—Vous m'avez fait beaucoup de mal. Pourtant je vous remercie.

Elle lui tendit la main, que Léonor serra avec respect.

—Je vous ai fait moins de mal, en ce moment, que vous n'en auriez éprouvé plus tard. Alors, cela eût été irrémédiable.

—Qui sait? J'aurais peut-être pardonné après. Je ne pardonnerai pas avant.

—Je connais assez peu M. Hervart, dit Léonor, sur un ton légèrement hypocrite, mais je sais que, malgré son âge, il est capricieux. M. Lanfranc est mauvaise langue et je ne répéterai pas tout ce qu'il m'a dit. J'en ai assez, et de source sûre, pour me féliciter d'une intervention peut-être audacieuse.

—Et mon père qui a agréé notre mariage!

—Votre père vit loin de Paris. Il est bon et confiant. Son ami lui a juré sans doute qu'il ferait votre bonheur, et il l'a cru.

—Et moi aussi, je le croyais. Hélas! il le faisait déjà!

—Oh! il n'avait pas de mauvaises intentions. M. Hervart n'est pas méchant. Il est léger, inconstant et irrésolu.

—Je ne m'en aperçois que trop.

—Il est égoïste. Tous les hommes sont égoïstes, d'ailleurs, mais il y a des degrés. Est-il capable d'aimer une femme uniquement, de consacrer sa vie à lui tisser de quotidiennes joies? Quel plus beau rêve, cependant, quand on rencontre sur son chemin une créature qui en est digne et qui appelle à soi non seulement l'amour, mais l'adoration!

—De telles femmes sont rares aussi, sans doute?

—Ceux qui en ont connu une et qui la délaissent sont bien coupables.

—Dites plutôt qu'ils sont bien à plaindre. Mais je ne suis pas de celles-là, et je n'en demandais pas tant.

—Vous ne vous connaissez pas, Mademoiselle. Oh! si je m'étais trouvé, moi, à la place de M. Hervart!

—Que serait-il donc arrivé? demanda Rose sans aucune émotion, sans même de curiosité.

—Comme je vous aurais aimée!

—Mais il m'aimait beaucoup.

—Il ne vous aimait pas comme il faut aimer.

—Je ne sais pas. Comment saurais-je ces choses? Je croyais, voilà tout. Je croyais en lui.

—Il n'était pas digne de vous.

—C'est peut-être moi qui n'étais pas digne de lui, puisqu'il ne m'aime plus.

—Pas digne de lui, vous! Vous ne savez donc pas ce que c'est que cette femme?

—Non, et je ne veux pas le savoir. Oh! je ne suis pas jalouse. Je suis humiliée. Il me semble que j'ai été battue. Jalouse? Non. Je n'aime plus et je n'aimerai plus.

—Ne dites pas cela.

—On n'aime pas deux fois.

—Mais si on a été malheureux la première fois?

—On reste malheureux.

—Il faut toujours chercher le bonheur. Quand on le cherche, on le trouve.

—Le bonheur tombe du ciel, un jour, et puis il y remonte et il ne redescend plus.

—Ne dites pas cela. Vous serez heureuse.

—C'est fini.

—Vous serez heureuse, le jour où vous rencontrerez celui qui vous aimera vraiment, avec toutes les forces d'un cœur ardent et dévoué.

—Ne parlons pas de ces choses-là. Cela me fait mal.

—Je vous obéis. Je me tais, mais pas avant de vous avoir dit que ce cœur, c'est le mien.

Rose le regarda avec des yeux étonnés. Elle semblait ne pas comprendre. Léonor, très ému, se leva, s'avança vers elle et dit, à mi-voix:

—Rose, je vous aime.

Rose, à ce mot, sursauta, et comme Léonor voulait lui prendre la main, elle se leva et s'enfuit, en criant:

—Non, non, non, non!

«Que j'ai été maladroit, se disait Léonor, demeuré seul. Est-ce que l'on déclare son amour? Me voilà au niveau des plus bas héros de romans. Qu'est-ce que l'amour qui ne rapproche pas les mains, sitôt que les yeux se sont rencontrés? Déclarer son amour! Dire: J'ai chaud! à une femme qui a froid. Qu'est-ce que cela peut lui faire? Les paroles ont de l'éloquence, quand les oreilles les attendent. Sinon, elles sonnent faux. Elles n'inclinent que les cœurs qui ont déjà abdiqué leur volonté.»

Léonor aimait Rose très sincèrement. Aussi, fut-il fort malheureux. Il croyait se rendre compte, d'ailleurs, que M. Hervart était déjà tout pardonné. Rose n'attendait pour se redonner à lui qu'un acte d'humilité.

«Elle souffre dans son orgueil. Son cœur est heureux, si le bonheur est d'aimer, bien plus que d'être aimé. C'était pour elle un plaisir douloureux, mais un plaisir de parler de M. Hervart....»

Le soir, Léonor n'eut pas la peine de prendre un air mélancolique et désenchanté. Il éprouvait à merveille ces deux sentiments, et Rose, qui ne put s'empêcher de le regarder, s'en aperçut.

«Est-ce que, vraiment, se demanda-t-elle, il m'aimerait, lui?»

Le lendemain, elle se fit, dès son réveil, la même question dangereuse. Puis, tout à coup, un flot de rouge lui monta à la tête. Elle venait de se souvenir de tous les jeux auxquels l'avaient induite son innocence et la bonhomie perverse de M. Hervart.

«Je suis déshonorée, se disait-elle. Suis-je une jeune fille?»

C'était la première fois qu'elle ressentait de la honte en se représentant les baisers et les caresses où son cœur, plus que sa chair, sciait pâmé. Sans qu'elle eût conscience de ce revirement, la douleur dont elle continuait de souffrir, sans changer de nature, venait de changer de cause.

Quand Léonor la salua, elle se sentit rougir et se détourna aussitôt pour découvrir sur sa jupe un brin de fil imaginaire.

—Alors, c'est demain qu'on vous reconduit? disait M. des Boys.

—Si l'on n'arrange pas le jardin avant l'hiver, dit Rose, il faudra attendre l'automne prochain.

—C'est évident, répondit Léonor, on ne peut transplanter au printemps. Du moins, c'est une opération délicate.

—Eh bien, restez et finissons-en, dit M. des Boys.

Léonor resta.

«Puisque j'ai fait une déclaration, et que cela a réussi, je vais faire ma cour, maintenant. Les vieilles méthodes seraient donc les bonnes?»


XVIII

Ils eurent pendant les derniers jours de l'automne, sous la pluie des feuilles mortes, des heures très douces. Léonor vivait avec attention, prenant garde qu'une seule de ses paroles pût choquer la jeune fille. Rose, les yeux toujours tristes, répondait avec une politesse cordiale. Leurs propos étaient mesurés, insignifiants même, mais ils étaient prononcés d'une voix où il y avait une émotion secrète.

Ils dirigeaient les travaux en commun, ne donnaient aucun ordre sans s'être consultés l'un l'autre; et ils se mettaient facilement d'accord, car leur unique souci était de rester ensemble à considérer les ouvriers. On se bornait à tracer quelques allées utiles, à déplacer quelques arbustes, à ménager des gazons et des corbeilles de fleurs.

Les gestes décisifs sont presque toujours les plus simples, les plus naïfs. Dénicher le long d'un mur quelques brins de violette, les cueillir, les offrir. Cela valut à Léonor le premier sourire de la jeune fille, un sourire encore indécis, un sourire où l'âme sollicitée se montra un instant, comme à une fenêtre enfin visitée par le soleil.

Un jour, en soutenant un lilas que l'on transplantait, leurs mains se rencontrèrent. Rose retira la sienne sans affectation, mais un peu plus tard elle la rapprocha, et cet arbre, que l'on arrachait de la terre, sentit peut-être passer dans son corps endormi un tremblement d'amour.

Léonor ne pensait plus à rien qu'au charme de sa vie présente. Il ne s'analysait plus, il ne faisait ni combinaison, ni projets; il respirait de l'air pur, il s'épanouissait.

Rose, moins dolente, souffrait encore. C'était le soir, au moment qu'elle se dévêtait pour se coucher. A mesure que ses membres nus apparaissaient, elle se remémorait les privautés qu'elle avait permises. Aucun détail ne lui était épargné et son corps avait beau se révolter, elle sentait monter le long de ses nerfs vaincus le frisson, maintenant honteux, de ses anciennes voluptés.

Elle se jetait dans son lit, et bientôt, parmi la chaleur, les contacts imaginaires se multipliaient et se précisaient. Alors, la tête perdue, elle cédait et s'endormait dans une volupté maudite.

Aussi, le matin, était-elle un peu revêche. Léonor semblait perdre, à ce moment-là, ce qu'il gagnait l'après-midi. Il ne s'en troublait pas. Il savait que les caractères changent selon les heures de la journée, comme selon les saisons. Heureux de pouvoir tout espérer, il attendait sans impatience.

Il fallait la présence de Léonor durant toute une matinée pour exorciser Rose. Le son de sa voix, plus que ses paroles, calmait la possédée. Elle finissait par douter de la hantise dont elle sortait et, après déjeuner, c'était un enfant qui souriait à l'amour.

Les crises, certains soirs, étaient très vives. A peine était-elle entrée dans sa chambre qu'il lui semblait recevoir comme une injonction impérieuse de se mettre nue et d'aller se regarder dans la glace. Là, elle écrasait sous ses fébriles mains ses seins et ses hanches, elle flattait de hâtives caresses son ventre, ses membres, ses épaules. Puis, elle se sentait soulevée et portée dans son lit, à la merci du démon luxurieux.

D'autres fois, l'obsession était plus bénigne, et elle pouvait essayer quelque résistance. La chute était lente, graduelle et quelquefois incomplète. Elle s'aperçut qu'elle avait plus de paix et plus de force les soirs où, par ses regards ou son attitude, elle avait encouragé Léonor à quelque discours plus doux, et, cela lui causa une grande joie. Elle aima son exorciste; comme une malade pleine de confiance, elle aima son médecin.

Alors, elle parut plus humble et en même temps presque provocatrice. Elle laissait son regard se poser plus souvent et plus longuement sur le visage du jeune homme. Elle en arriva à le contempler, quand il ne la voyait pas, et, quoiqu'elle baissât vivement les yeux à la moindre alerte, Léonor s'en aperçut.

«Elle m'aime, elle m'aime! Ah! cette fois, elle m'écoutera, et elle parlera peut-être.»

Mais, en aimant avec naïveté, Léonor était devenu timide, et plusieurs jours se passèrent à ces mouvements des yeux et du cœur. Rose y puisait un grand réconfort. Un soir que l'obsession l'avait presque laissée en paix et qu'elle allait s'endormir victorieuse, elle se revit tout à coup dans le salon qu'ils venaient de quitter. Léonor lui offrait une fleur merveilleuse et qu'elle ne reconnut pas. Elle la prenait et sentait en la respirant une douceur inexprimable envahir lentement tout son être: elle dormait.

Elle s'éveilla joyeuse, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de sa grande douleur. Elle souriait déjà à Léonor avant de l'avoir vu. Ils se rencontrèrent dans l'escalier. Léonor entendit une porte se fermer, des pas précipités. Il se rangea pour laisser passer. C'était Rose. Il fit, en jouant, comme elle le lui avait permis déjà, le geste de lui barrer le chemin.

—Vous ne passerez pas, dit-il.

—Eh bien, non, je ne passerai pas.

Et elle tomba dans les bras ouverts qui se refermèrent aussitôt sur le corps de Rose, volontairement prisonnière.

—Tu m'aimes donc? Enfin!

—Oui, je t'aime.

Rose ne se souvint jamais qu'elle était tombée ainsi dans l'escalier de la tour vers les bras de M. Hervart. Elle oublia tout entière la première aventure de son cœur abusé et de ses sens troublés. Quand le nom de M. Hervart était prononcé devant elle, cela lui rappelait de studieuses promenades à Robinvast avec ce vieil ami de son père, qui lui apprenait les anecdotes de l'entomologie.

M. des Boys, comme il se l'était promis, dévoila à sa fille ce qu'il appelait les malheurs de M. Hervart. Aussi, quand elle apprit qu'il épouserait M me Suif, se permit-elle un honnête sourire de commisération.

Cela arriva la troisième année de son mariage; ils passaient la saison à Grandcamp, où elle coudoyait souvent, sans la connaître, une jeune femme qui avait joué un rôle décisif dans sa destinée.

Léonor errait un matin sur cette même plage, où la vision de Gratienne l'avait sollicité, et il ne pensait pas à Gratienne, qui pourtant le considérait, de loin, avec intérêt. Il pensait à Hortense, dont un journal du pays annonçait la mort; à Hortense, qui lui avait écrit, la veille de son mariage, une lettre si émouvante, dans sa fière résignation, qu'il avait failli en pleurer; à Hortense qui l'avait aimé et qui mourait peut-être de son bonheur.

Quand il rentra, Rose l'accueillit comme on accueille un amant. Elle avait trouvé dans le mariage les soins que comportait son état. Elle était heureuse.

FIN


TABLE

PRÉFACE

I. X
II XI
III XII
IV XIII
V XIV
VI XV
VII XVI
VIII XVIII
IX XVIII